Condensé de ma vie Extraits des mémoires rédigées par Henri Carminati en 1992

Mon arrivée dans le Groupe franc « Raymond »

Pendant une dizaine de mois, je vais mener cette vie, souvent pénible, parfois agréable, mais toujours exaltante. D’abord l’hiver rigoureux à traverser avant le printemps et surtout l’été triomphant et libérateur. Je suis confronté en arrivant à ce qu’il n’est pas exagéré de qualifier de misère vestimentaire. Mal protégé contre le froid, la neige, la pluie, trainant des chaussures éculées, décousues, nous ressemblons plus à une bande de mauvais garçons qu’à une troupe animée d’un idéal. J’apprécie le pullover et le béret emmenés de Reims, dans ma pauvre valise. Il faut néanmoins monter la garde par ces nuits glacées et dormir avec une mauvaise couverture dans la paille de nos refuges successifs, démunis de tout chauffage. Les mots : lit, douche, lavabo demeurent ignorés pendant de longs mois. Les conditions sanitaires sont certes précaires, mais l’hygiène toujours respectée. Nous supportons cependant ce dénuement de bonne grâce. Quant à la nourriture, elle est assez mauvaise pendant la première période. La faim est plus d’une fois ma compagne. La fameuse galle du pain devient un fléau auquel j’échappe par bonheur. Des affections plus graves, notamment pulmonaires touchent quelques camarades lesquels sont hébergés et soignés clandestinement dans des familles patriotes […] Le Groupe franc, comme les autres unités de la résistance dans le département, pratique la nomadisation, la fluidité. Chacun dispose en principe d’une zone géographique délimitée hors de laquelle il est risqué de sortir pour éviter les méprises avec les amis. Néanmoins, certaines opérations face à des éléments allemands trop forts nécessiteront la coordination des forces de plusieurs unités de maquisards. En ce qui nous concerne, le rayon d’action d’activités est d’une vingtaine de kilomètres autour d’, Vals-les-Bains, Antraigues, avec des incursions plus profondes pour des actions ponctuelles, spécialement en direction des axes routiers et ferroviaires de la vallée du Rhône. L’armement est encore limité : une douzaine de fusils et mousquetons, plus quelques révolvers avec des munitions douteuses. Les premières mitraillettes anglaises Sten distribuées au début de l'automne, proviennent d'un parachutage effectué dans la Drôme. Heureusement, pour l'efficacité de nos actions, nous 1

pouvons nous procurer des explosifs en quantité importante, camouflés par certains éléments de l'Armée lors de la débâcle de 1940 dans les galeries de grottes désaffectées. Malgré toutes ces lacunes afférentes à l'habillement, l'armement et la dureté des conditions de vie en général, le moral est très solide. C'est un apprentissage remarquable de la vie peut-être moins pénible pour moi que pour d'autres, du fait de l'empreinte rigoureuse acquise dans ma famille durant ma jeunesse et dans la pratique du scoutisme. L'encadrement de l'unité est léger mais de qualité. Notre chef, le lieutenant Raymond Dury est un militaire de carrière. Spécialiste des coups de main durant l'hiver 1939-1940 dans les avant-postes de la ligne Maginot, il possède déjà bien des faits d'armes à son actif qui lui ont d'ailleurs valu plusieurs blessures. Deux sous-officiers solides, compétents et respectés l'épaulent. Hormis ces cadres, tous les autres, dont je fais partie, émanent d'horizons différents tant géographiques que professionnels, et ignorent tout du métier des armes. Depuis mes séances de tir à la carabine et au mousqueton au stand de la Muire à Tinqueux dans la banlieue de Reims, je n'ai jamais tenu un engin de la sorte. Pour mes autres camarades il en est de même. Et cependant, rapidement, nous acquérons l'instruction et la formation de base. Tous volontaires, même pour le pire, nous avons soif d'en découdre au plus tôt. Ceux qui sont arrivés quelques semaines avant moi ont une vague expérience du feu qui, malheureusement, vient d'être sanctionnée par quelques pertes. En cette fin 1943, nous ne sommes, parait-il, qu'environ 300 hommes pour tout le département de l'Ardèche, tapis au fond de la nature. Selon des renseignements fondés, nous immobilisons des forces ennemies près de dix fois supérieures en nombre et dont la supériorité en armement l'est encore davantage. Ce sont des troupes allemandes mais aussi leurs aides français : miliciens et gardes mobiles de réserve (GMR). Au fond de nos forêts, dans les granges vétustes à demi écroulées qui nous servent d'abri, les conversations ont libre cours. Certains font allusion à l'influence de la politique au sein de la Résistance. Sans doute, les clivages du pays dans ce domaine, se retrouvent-ils dans les unités du-maquis. Nous saisissons qu'il existe deux grandes composantes militaires : l'une l'Armée secrète (AS) d'obédience gaulliste, et l'autre les Francs-tireurs et partisans français (FTPF) appartenant à la mouvance communiste. Peut-être les chefs aux différents échelons – groupe franc, compagnie etc. – s’affrontent-ils sur le plan des idées, selon leurs convictions. Ils peuvent diverger sur bien des problèmes, mais jusqu’à la libération du pays, pour l’essentiel ils formeront bloc contre l’ennemi.

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On peut dire que la résistance n’est pas le fait seulement d'une élite. Ni élite, ni classe, le clivage se fait sur un autre plan que celui des conditions sociales. Au Groupe franc, nous les simples exécutants, les sans grade qui avons entre 18 et 22 ans, nous sommes désintéressés et profanes dans le domaine idéologique. Nous estimons avoir la chance de nous battre, les armes à la main, et nous devons nous montrer dignes de ceux qui ont succombé et qui continuent à mourir, sans avoir pu se défendre, dans les prisons et les camps de l'ennemi […] Tout au long de l'hiver, il faut serrer les dents et surmonter bien des difficultés. Jusqu'au printemps, nos déplacements entre différents refuges sont fréquents. Toujours à l'écart des villes, même des villages et hameaux, notre errance s'arrête pendant quelques jours, rarement des semaines dans les granges, vieilles bâtisses, châteaux en perdition qui nous procurent l'abri indispensable. Ainsi, encore insuffisamment prêts à subir de durs accrochages qui nous seraient imposés et préjudiciables, nous évitons d'être localisés et traqués. Nous préférons aller vers l'adversaire par surprise et choisir nos cibles. Non seulement il faut se garder des Allemands et des miliciens mais être d'une grande prudence envers les gendarmes dont certains sont des vichystes à tout crin et de la population rurale qui admet difficilement que sa quiétude soit perturbée. Peut-être par excès de méfiance, nous restons isolés. Les gardes de jour comme de nuit, sur les pistes et layons qui mènent à notre cantonnement sont assurés avec vigilance malgré le froid et surtout la neige et la pluie contre lesquels nos accoutrements ne nous préservent que trop mal. Toujours par souci de sécurité, la venue de tout paysan ou commerçant jusqu'à nous est proscrite. Nous allons nous-mêmes, à tour de rôle, par petites équipes, acheter les denrées qui sont transportées à dos d'hommes pendant des kilomètres sur ces sentiers étroits, difficiles d'accès en cette saison. Il n'existe pour ainsi dire jamais d'éclairage électrique dans nos humbles demeures. Heureusement, les lampes à pétrole permettent de prolonger nos soirées d'hiver. Les jeux de cartes, les conversations et lectures dans une atmosphère de tabagie, permettent de tuer le temps avant que chacun se retire sur sa couche de paille ou de foin. Je suis souvent plongé dans les livres de mathématiques ou d'histoire que je me suis procurés ici. Je dois au hasard de trouver au sein du Groupe franc, un licencié qui a la bonté de m'aider dans mon travail intellectuel. Ce Bordelais, Terrasse, avec lequel je sympathise particulièrement, terminera préfet dans quelques décennies […] Pour les jeunes que nous sommes, l'alimentation revêt une importance primordiale. Popey, ce petit nerveux, possédant des qualités culinaires certaines, tire le meilleur parti des aliments mis à sa disposition. Comme dans une troupe scoute, chacun s'efforce de participer aux diverses tâches humbles mais

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indispensables. L'approvisionnement en eau, bois, l'épluchage, la vaisselle ne sont pas perçus telles des corvées et sont effectués dans la bonne humeur De jour en jour, dans tous les domaines la cohésion devient réalité. La personnalité de Raymond [lieutenant Duruy] contribue largement à créer un état d'esprit remarquable. Déjà en quelques semaines nous nous connaissons bien. Les qualités et défauts de chacun arrivent à s'étaler au grand jour. En vivant en permanence ensemble dans des conditions précaires, il est difficile d'avoir une double personnalité. L'homme est vite à nu. Nous devenons tous amis, avec certes des nuances particulières. Nos chefs, le lieutenant et ses deux adjoints qui ont une certaine habitude de l'être humain, en discernent très bien les points sensibles. Certains petits groupes se forment par affinités. Quelques-uns, un peu tendres sont épaulés par d'autres solides comme le roc. Les enthousiastes et exubérants n'abandonnent pas les taciturnes. Il faut éviter de voir un ami sombrer dans le découragement, face aux adversités du moment. Or, notre raison d'être ne consiste pas à nous replier sur nous-mêmes.

Agent de liaison du lieutenant Dury

Mieux que mes camarades, je vais connaître la nature et le pourquoi de chaque opération. En effet, ma nouvelle fonction d’agent de liaison m’amène à nouer des contacts, selon les directives de mon chef, avec des responsables de la Résistance du secteur dont nous dépendons, avec des maquis voisins, avec certains éléments de la Garde mobile de réserve et quelques services administratifs urbains où les individus déjà recensés semblent bien orientés à notre égard. Ne disposant actuellement d'aucun moyen radio à notre échelon, les ordres, compte-rendus ou autres messages sont transmis codés parfois par le téléphone public mais surtout par liaison physique. C'est à dire par moi-même. Je suis muni de pièces d'identité me couvrant en cas de contrôle imprévu au cours de mes déplacements. J'ignore les raisons qui ont motivé ma désignation à cette fonction d’agent de liaison, mais je suis toutefois comblé, puisque appelé à remplir une tâche très prenante. Je me sens en sécurité dans les zones couvertes, dans les bois environnant notre repaire, mais cette belle assurance disparait parfois lorsque je suis seul dans les agglomérations que je traverse à pied, en bicyclette de fortune ou même dans la camionnette de ramassage du laitier qu'il m'arrive d'emprunter. J'ai toujours en mémoire les arrestations inopinées et brutales de mes amis rémois [Jean Esteva et Pierre Grandremy, tous les deux morts en déportation]. Aussi, malgré ma bonne condition physique et le courage que me confère la détermination dans ma mission, la sensation indicible de malaise et parfois de peur m'envahit. Ce trouble qui n'est heureusement que

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passager, est ressenti spécialement dans les localités d'Aubenas et Vals les Bains, quand isolé et croisant des civils et surtout des Allemands, j'ai l'impression d'être observé, démasqué, suivi, traqué. Ceci est encore plus sensible si d'aventure je suis porteur de messages. Aussi, je change régulièrement d'itinéraire et de points de rendez-vous pour éviter la dangereuse routine. Cela devient instinctif et sans doute salutaire. J'ai plusieurs lieux de rencontres ou boites aux lettres, Une maison close à l'entrée d'Aubenas, le Café Croze au centre de cette ville, ainsi que chez un professeur, un garage à Vals les Bains. Parfois le contact a lieu furtivement à même dans la rue en marchant. Quelle épreuve ! Il faut être sûr de ses nerfs et ne pas céder à la panique. J'imagine souvent la souffrance en cas d'arrestation. Je me sens vulnérable parce que non armé. Aussi, environ un mois après ma prise de fonction d'agent de liaison, Raymond consent à ma demande, à me remettre un pistolet automatique qui ne me quittera jamais. Je préfère tomber en me battant que d'être capturé à mains nues. Suspendu à une cordelette passée autour du cou, il pend sous ma veste et glisse dans ma ceinture. Au cours de mes déplacements, l'arme est toujours chargée et armée. Il suffit pour l'utiliser, d'une seconde pour enlever la sécurité. Je suis à présent rompu au démontage, remontage et utilisation de ce pistolet et des quelques fusils et mitraillettes en service au Groupe franc. Le lieutenant Dury m'initie au tir instinctif sous les épaisses frondaisons. Ces séances demeurent discrètes car les phénomènes sonores provenant de cette arme légère n'ont qu'une faible portée. Jusqu'à la fin 1943, mes liaisons et les interventions de notre équipe de maquisards tendent en premier lieu à l'amélioration de notre potentiel matériel. Il faut que nous parvenions à être vêtus, armés et nourris correctement avant d'avoir la prétention d'entreprendre certaines missions actuellement au-dessus de nos moyens. De plus la situation sanitaire des hommes, pendant ces mois pénibles, mérite d'être prise au sérieux. Dans ce contexte, des contacts utiles sont établis avec le lieutenant Ausseur, patron de l'escadron de GMR de Vals- les-Bains et un de ses adjoints, prêts à épouser notre cause.

Approvisionner le groupe en vêtements, chaussures, couvertures, tickets de rationnement et tabac

Dans l'immédiat, il nous faut trouver de l'habillement qui fait cruellement défaut : chaussures, chaussettes, chemises, caleçons chauds et treillis. Il s'agit de mettre sur pied un scénario simple, un coup de main d'un groupe de maquisards, paraissant plausible aux yeux de tous et n'entraînant aucune effusion de sang. Après un premier contact effectué par Raymond, je suis

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chargé de la mise au point des détails d'exécution. Notre intervention coïncidera avec l'absence de la majorité de l'escadron de la garde en mission de police dans un secteur éloigné du département. Les gradés de connivence avec nous font en sorte que les faibles effectifs assurant la garde à la caserne, soient surpris par la rapidité de notre action et soient rendus inopérants. Leurs armes aux râteliers sont neutralisées. Les quelques gardes sont un peu tabassés, bâillonnés et ligotés. Après quoi, l'accès aux magasins d'habillement n'est plus qu’une simple formalité. Le départ de l'unité Ausseur nous est transmis par message codé chez l'instituteur de la Bastide de Juvinas proche de notre cantonnement qui est un patriote farouche. Avec Raymond et une dizaine d'hommes dans deux camions à gazogène qu'un entrepreneur sûr met volontiers à notre disposition pour la circonstance, nous exécutons, de nuit, cette opération, en souplesse sans le moindre coup de feu. Le père Noël ne pouvait rien nous offrir de mieux. De retour à notre repaire, comme des gamins nous sommes en extase devant ces effets tout neufs. Dans notre dénuement c'est presque du délire. Les chaussures, guêtres, ceinturons et sacs sentent bon le cuir propre, les treillis et les chemises sont agréables à la vue et au toucher. Notre allure de mauvais garçons aux tenues quasi-miséreuses et disparates appartient dès ce jour au passé. Nous affichons déjà un aspect plus cohérent, presque militaire. Pour nous procurer des couvertures chaudes précieuses pour la nuit dans ces granges frigorifiées, des liaisons et tractations ont lieu à Largentière. Les démarches se soldent par une opération très facile menée dans un entrepôt civil non gardé. Pour les cigarettes, tabac et même cigares, si appréciés pour surmonter dans nos refuges l'isolement et les longues attentes par ce rude hiver, il convient de s'introduire auprès des services de la manufacture des tabacs (SEITA). C'est chose relativement aisée. Il suffit de ne pas effaroucher les responsables et de leur montrer notre visage de patriotes enclins à obtenir leur adhésion plutôt que de s'imposer par des hold-up armés qui nous discréditeraient. En cette fin 1943, certains fonctionnaires ont en effet une vision lucide de l'évolution de la situation générale et se hasardent à prendre des dispositions contrariant les instructions émanant de leurs maîtres vichystes. Notre tâche s'en trouve facilitée. Ceci est valable aussi pour l'obtention de tickets d'alimentation dont le Groupe franc a grand besoin pour l'achat de maintes denrées et améliorer nos conditions alimentaires actuelles. Je parviens de ce fait à obtenir des complicités dans les mairies de Vals et d'Aubenas. Je demeure toujours en tenue civile pour effectuer mes liaisons. Toutefois, dès que je rejoins le cantonnement, j'aime revêtir le treillis pour ne pas me singulariser auprès de mes camarades. Oh ! Tout n'est pas parfait. Il faudra patienter encore des semaines avant de recevoir les armes tant attendues. Au

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cours des liaisons que je j’effectue avec les chefs du secteur et le maquis FTPF rival et ami, nomadisant comme nous à quelques verstes de là, je suis vaguement informé par certains indices, de l'imminence de parachutages.

Les premières actions de sabotage

Nous sommes déçus de constater que les maquis ne peuvent pas encore disposer en cette fin d'année 1943, d'armes suffisantes pour les quelques centaines de volontaires au combat éparpillés dans le département. Cette carence limite l'importance de nos actions […] Et cependant cette amertume est atténuée parce que, malgré les rares parachutages durant ces mois d'hiver, nous recevons des mitraillettes Sten supplémentaires et des explosifs nouveaux et puissants. L'instruction au maniement de ceux-ci nous permet de procéder à une douzaine de sabotages de ponts et voies ferrées dans la vallée du Rhône principalement. Ces raids nécessitent rapidité et fluidité. Aussi, sont-ils menés avec un effectif limité à une quinzaine environ avec nos trois cadres. L'approche en camionnettes, par des itinéraires secondaires, s’achève assez loin du but. La dernière étape est toujours exécutée à pied, de nuit, jusqu'à nos objectifs. Ce parcours en terrain souvent inconnu, par tous les temps, chargés et tendus, représente une épreuve sérieuse que certains surmontent avec peine. Le sens du terrain, le flair, l'esprit de décision et le courage de Raymond nous garantissent contre bien des écueils. Chacun accepte le mal nécessaire qu'est la progression nocturne à l'écart des localités, routes, chemins peut-être surveillés et gardés, parmi une végétation faite de taillis et buissons épineux. L'exploitation d'un petit croquis étudié avant le départ, et l'orientation à la boussole, à la lune, nous mènent toujours à bon port, c'est à dire à l'objectif qui nous est assigné. Dès mon passage au scoutisme, j’ai attaché beaucoup d'importance à l'orientation sous tous ses aspects. Cependant je ne mesure pas encore assez combien cette formation que je commence à maitriser me sera utile dans les années à venir lorsque je serai moi-même responsable de la vie de mes hommes et non seulement un exécutant comme à présent. Après le déplacement, la reconnaissance des environs immédiats du lieu de sabotage est de règle. Pour la dernière phase, les uns sont chargés de la mise en œuvre des explosifs pendant que les autres assurent la protection à l'aide de mitraillettes et grenades. Ces missions se traduisent toujours par la destruction de rails, véhicules, piles de pont ou autre ouvrage. Le délai entre la fin de mise à feu des charges et l'explosion nous permet de nous éloigner pour éviter tout accident Pour la suite, la consigne consiste en règle générale à se replier le plus vite possible vers un premier point de regroupement à quelques centaines de

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mètres, avant de reprendre la progression groupée jusqu'au recueil par les véhicules qui nous ramèneront à notre refuge forestier, à quelques dizaines de kilomètres. Ce scénario se déroule ainsi à la lettre, sauf lorsque l'ennemi contrarie nos projets. En principe, dans le cadre de ce type d'opération, l'accrochage survient à l'initiative de l'adversaire. Il nous surprend subitement dans l'obscurité, à proximité, alors que la fatigue physique et nerveuse de l'approche est déjà évidente et nous a éprouvés. C'est dans un cas semblable que je découvre le baptême du feu. Le début de l'engagement est l'instant le plus traumatisant. Comment décrire ce moment mémorable qui me voit cloué au sol le long d’un talus, à proximité d’un pont sous lequel nos artificiers s’affairent. Je suis soudain encadré par les éclairs et le claquement des rafales des armes amies et adverses, ainsi que par l'explosion des grenades, situation inconfortable. J'aurais aimé que cet affrontement tant désiré se déroulât de jour et dans des conditions plus avantageuses pour nous. Sincèrement je suis dans une ambiance confuse : les tirs désordonnés trouant le manteau noir de la nuit, des cris et incantations qui redonnent le courage, le besoin de voir et sentir son ami, l'atmosphère de poudre, de fumée âcre, la gorge nouée et la peur au ventre… certainement. La nuit semble amplifier tous les phénomènes. Dans ce vacarme je crois percevoir les cris gutturaux de l'ennemi situé à quelques dizaines de mètres de notre petit groupe et peut-être sur le point de nous sauter à la gorge. Puis, quelques instants après, comme une délivrance, Raymond lance l'ordre de décrochage, avant que l’adversaire ne nous manœuvre. Comment a-t-il senti ce moment propice pour rompre le combat ? Là réside sûrement l'esprit de décision du chef. C'est l'hiver mais j'ai chaud. Maintenant le groupe au complet court plutôt qu'il ne marche, dans le silence revenu. Il est clair que l'Allemand n'a pas osé nous poursuivre ou bien il a été surpris par notre départ. Comme mes camarades, j'ai essayé de mettre en application les enseignements prodigués par Raymond à chacune de nos sorties à savoir : se confondre au terrain, localiser l'ennemi et tirer dans sa direction par rafales brèves, sans s'affoler, éviter de se faire encercler et toujours rester en liaison avec les voisins. Le bilan de ce court engagement se solde par la blessure au bras droit de Marcel, qui peut cependant poursuivre son décrochage à l'instar du groupe. Ultérieurement, il nous arrivera à plusieurs reprises de compter dans nos rangs des blessés plus sérieux qu'il faut ramener à tout prix, puisqu'il est de règle au Groupe franc de n'abandonner aucun blessé. Malheureusement, nous déplorerons au cours de nos missions, des tués directement au combat ou ce qui est plus navrant, après capture par l'ennemi suite à une manœuvre rapide de celui-ci ayant interdit le décrochage en temps utile de quelques attardés. En

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règle générale, ces victimes sont retrouvées sur les lieux mêmes avec une balle dans la nuque, parfois après avoir subi de sauvages mutilations.

Face à la division SS d’élite Brandebourg

Les actions contre les maquis et les réseaux de renseignements urbains s'intensifient vers la fin 1943 et encore davantage à partir de janvier 1944 avec l’arrivée de la 8e compagnie du 3e régiment de la division SS d’élite Brandebourg, qui vient stationner dans le secteur de Pont-Saint-Esprit sur la rive droite du Rhône. Cette unité regroupe des Français qui combattent sous l’uniforme allemand : miliciens, membres du Parti populaire français (PPF) de Doriot, anciens de la Légion des volontaires français (LVF) qui ont combattu aux côtés des Allemands sur le front de l’Est face à l’Armée soviétique, tous des traîtres français encadrés par des officiers allemands dont certains appartiennent à la Gestapo. Ces unités de la division Brandebourg qui sont positionnés dans le secteur de Viviers-Pont-Saint-Esprit sur la rive droite du Rhône, ont la terrible réputation d’être des tueurs et des tortionnaires qui ont massacré des milliers de civils sur les arrières du front russe dans la région de Kiev. Avec l’appui d'unités de la Wehrmacht, ils vont plonger le Sud-Est et l'Ardèche dans un bain de sang. Les incursions et interventions de ces adversaires coriaces et cruels pénètrent jusque dans notre zone boisée et tourmentée. Elles visent essentiellement l'extermination de nos quelques maquis aux conditions de vie précaires et aux moyens de combat encore limités. Bien que pris par notre lutte clandestine nous avons tous, fréquemment, une pensée pour nos familles laissées dans un coin de […]

Les parachutages d’armes du printemps 1944

Le complément de l'armement devient un impératif qui conditionne notre survie. En février 1944, plusieurs tentatives de parachutage sur le plateau ardéchois se soldent par des échecs dus à la neige et aux intempéries. Encore assez mal protégés du froid, nous sommes à la peine, durant ces attentes parfois de plusieurs jours qui semblent une éternité. C'est à partir de mars, sur des terrains en moyenne altitude, notamment au sud d'Aubenas, qu'il nous est donné de participer avec les équipes du service d'atterrissage et de parachutage (SAP), à plusieurs réceptions de containers lâchés par des appareils volant à basse altitude. Le rituel de ces opérations réalisées de nuit est saisissant : prise de contact radio avec l'avion dès qu'il se trouve à environ 10 kilomètres de distance, localisation de l'aire de largage par

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des moyens d'éclairage, arrivée de l'appareil à notre verticale avec claquement de l'ouverture des parachutes qui surprend toujours en déchirant le silence de la nuit. Au bout de ces longues ombrelles sont suspendus des containers longs d'environ deux mètres et dont le poids atteint 200 kg. Malgré l'attention des gens au sol, la vitesse de chute et parfois la dispersion sont cause d'accidents, quelquefois mortels. Le terrain dit Acier est efficacement utilisé par les avions britanniques pour larguer leurs précieux colis. Pour éviter l'intervention des Allemands et de leurs suppôts, il faut rapidement récupérer les containers et les parachutes. Tout est prestement chargé dans des véhicules. Les armes et munitions réceptionnées sont transportées et entreposées au domicile de résistants, dans les locaux des Ponts et Chaussées et… à la prison de Largentière. La répartition est ensuite faite, généralement avec équité et célérité en fonction des besoins des différents maquis de l'Armée Secrète (AS) et des FTP. C'est ainsi qu’une nuit, en pleine bourrasque de neige, une camionnette nous livre à l’orée de la Forêt d'Antraigue, une mitrailleuse Browning, des fusils mitrailleurs Bren, un mortier Piat, des mitraillettes Sten, des fusils Garant, avec leurs munitions ainsi que des grenades Gammon, des grenades explosives et des grenades incendiaires. Voilà un véritable pactole qui comble tous nos vœux. Ces armes neuves, en sortant de leur container sont enveloppées d'une épaisse couche de graisse qui nécessite un nettoyage prolongé. Les mécanismes de démontage et remontage nous sont inconnus. Mes quelques connaissances livresques en langue anglaise ne me permettent de traduire que partiellement les notices techniques d'accompagnement. Malgré bien des heures de tâtonnement cela s'avère insuffisant pour découvrir certains aspects particuliers de la Browning, des Bren et des grenades Gammon. Très rapidement Raymond, aussi gauche que nous devant ces armes, m'envoie à Vals-les-Bains, à l'hôtel Champel, pour y quérir deux officiers canadiens récemment parachutés et destinés à l'instruction des maquis sur les armements britanniques. Inutile de décrire ma jubilation lors de ce premier contact avec ces êtres tombés du ciel et l’accueil que nous réservons à nos deux amis dans notre retraite forestière. L'un des deux semble maitriser la langue française. Pendant quelques jours, nos instructeurs, avec une pédagogie consommée comblent notre ignorance. Ils nous expliquent avec succès les petits secrets de ces matériels nouveaux. Par discrétion, il n'est évidemment pas question d'effectuer des tirs d'instruction. Cependant nous devons être tous polyvalents dans l'usage de ces différentes armes. Cela se vérifiera effectivement dans l'avenir proche. L'ambiance est à l'euphorie et chacun aspire à participer sans tarder au combat pour tester en grandeur réelle notre nouvelle puissance de feu.

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Notre attention est attirée sur l'efficacité des grenades Gammon dont la charge d'explosif enveloppée dans la robe permet de détruire ou sérieusement endommager, dans le combat rapproché, un véhicule ou même un engin blindé. Aussi, pour ce faire convient-il de pouvoir s'approcher au plus près de ces objectifs. Ceci nécessite indéniablement du courage et beaucoup de sang froid pour lancer à quelques mètres avec précision, ces engins mortels. Parallèlement à cet aspect, l'accent est mis sur les dangers d'accidents graves susceptibles de sanctionner une mauvaise manipulation ou un stockage déficient de ces grenades particulières au système de percussion sensible. La présence bien que limitée de ces deux jeunes Canadiens venus d'outre Atlantique suffit à nous envahir d'espoir. Nous y voyons les prémices d'un prochain débarquement en France, annoncé depuis des mois par Radio-Londres. En attendant nous nous préparons avec fébrilité et une impatience difficilement contenue à cet évènement hors du commun, tant souhaité depuis 1940.

La bastide de Juvinas

Le Groupe franc s'installe quelques kilomètres au nord de la Bastide de Juvinas dans deux granges à proximité d'une barre rocheuse boisée, nous camouflant à la vue des avions d'observation de la Luftwaffe. Cette position va nous conférer la possibilité de déjouer à deux reprises les velléités d'investigation d’éléments allemands et de la Milice. Dans l'attente d'engagements de notre unité dans des missions plus spectaculaires ou du moins plus importantes, mes liaisons vers Aubenas et Vals se poursuivent. Descendu auprès du chef de secteur à Aubenas, transporté par la camionnette du laitier, j'entreprends de remonter à bicyclette jusqu'à la Bastide de Juvinas avant de parcourir comme à l'accoutumée la dernière portion à pied, pour rejoindre mes amis dans ma modeste grange. Avant de parvenir à la Bégude, juste avant Vals, je butte en roulant, sur un barrage. Deux feldgendarmes arrêtés dans un virage effectuent des contrôles. Ma surprise est totale. Je ne puis faire demi-tour. Le fait de porter une arme et des documents compromettants ne me laisse qu'une solution si je veux échapper à la capture, à la prison, à la torture et la déportation ou ... à l'exécution au coin d'un bois. Parvenu à quelques mètres d'eux, sans attendre qu'ils me demandent mes papiers, je descends vivement de vélo, j'anticipe leur interception en utilisant à plusieurs reprises et d'instinct mon pistolet automatique pendant au cou. Tout est confus et fugace en cet instant. Ma vie ne tient qu'à un fil. Je crois voir l'un des deux soldats s'écrouler. Le second blessé ou simplement surpris ne réagit pas immédiatement. Sautant dans le bas-côté de la route, je disparais vite dans les arbustes et les petites baraques de jardins longeant l'Ardèche. Le

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décalage avant la riposte du feldgendarme encore valide m’a permis de prendre le large. Ils ne perdent pas tout puisque je leur laisse ma vieille bécane. Ce n'est qu'après avoir atteint les pentes au-dessus de Vals que je m'accorde un moment de repos et que je réalise combien la chance m'a souri. Bêtement, presque avec émotion, j'embrasse mon arme. À partir de ce jour, j'ai le sentiment simpliste et présomptueux de détenir une certaine invulnérabilité. Le lieutenant Raymond ravi de ce dénouement, me témoigne maintenant une véritable amitié. La vie du Groupe franc est émaillée de quelques visites inattendues et successives dans notre havre de paix apparente noyé dans ces bois épais. Ces promeneurs particuliers accordent de brefs et laconiques propos aux exécutants de mon espèce. Par contre, tous d'un certain rang, ces visiteurs dont quelques têtes me sont connues, s’entretiennent longuement avec notre chef. Certainement est-il question d'opérations futures. Je suis intrigué et séduit par le port altier d'un beau capitaine commandant l'un des maquis tenus par des Républicains espagnols, qui stationne non loin de nous. Ces hommes qui ont fui le régime de Franco sont repliés en France depuis six ans déjà. Tout naturellement, ils ont repris les armes contre les nazis auxquels ils vont mener la vie dure. Plusieurs de ces guérilleros vont demeurer avec nous durant une quinzaine de jours. Leur âge plus élevé que le nôtre et les épreuves de la guerre fratricide sans merci qu'ils ont vécue, leur confère une expérience qui force notre admiration. Ils nous content avec passion et nostalgie les atroces batailles endurées. J'aurai l'occasion de découvrir leur grand courage au feu. Ces passages d'étrangers à l'unité, dans notre domaine, ne nous surprend pas. Nous sommes un peu flattés de l'intérêt que l'on veut bien nous accorder […].

Après le débarquement de Normandie

C'est dans ce contexte que tôt le 6 Juin 1944 au matin, à la Bastide de Juvinas, j'apprends le débarquement allié en Normandie. Ce n'est pas à vrai dire une surprise. Notre équipe venue au ravitaillement exulte de joie. Enfin le grand jour auquel chacun de nous a rêvé bien des fois est arrivé. Les habitants de ce village sont sortis de leurs maisons. Tout le monde est rayonnant. Hier encore, par prudence ou pusillanimité ils daignaient à peine nous connaitre. Ce matin, le visage ouvert et confiant, chacun voudrait nous offrir le pastis traditionnel. Sans nous attarder, il nous faut rejoindre les amis là-haut, lesquels ignorent encore la grande nouvelle. Raymond, sous le sceau du secret, devait certainement savoir que cet évènement était imminent. J'essaie d'imaginer quelle va être notre place, notre rôle dans ces gigantesques combats qui s'annoncent. Jusqu'à ce jour on peut évaluer à environ 250 les actions de sabotage réalisées par nos différents maquis du département. Du jour au lendemain, les volontaires

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rejoignant la Résistance vont gonfler les effectifs qui de quelques petites centaines vont rapidement atteindre plusieurs milliers. Beaucoup viennent par devoir. Qu'ils en soient remerciés. D'autres se découvrent enfin des âmes de héros. Il est temps de voler au secours de la victoire qui se profile à l'horizon. Il est vrai aussi que la majorité ne bougera jamais. Cet afflux ne va pas sans créer certaines difficultés. L'armement pour ces nouveaux arrivants est provisoirement insuffisant. Il faudra des semaines pour que les parachutages pallient cette carence. De plus, la création d'unités nouvelles avec des recrues sans aucune instruction militaire, nécessite un encadrement dont la disponibilité fait parfois défaut. Néanmoins, dans les mois qui viennent, il en sortira une force techniquement hétérogène, mais brave et mordante. Notre Groupe franc, déjà ancien, ne subit aucune inflation d’effectifs. Seuls les vides créés par les pertes au combat sont comblés mais nous demeurons environ trente-cinq. Ce volume demeure une garantie de souplesse dans les coups de main. C'est ainsi que du jour au lendemain, nous allons participer aux opérations les plus diverses dans le cadre général du secteur d'Aubenas. Jusqu'à la libération du département, pendant plus de trois mois, la nomadisation des maquis n'est plus aussi impérative que précédemment. Néanmoins la fluidité demeure […]. Nos granges situées au-dessus de la Bastide de Juvinas sont abandonnées et désormais nous sillonnerons le secteur. Les missions qui nous sont dévolues concernent spécialement des embuscades sur les axes de déplacement des unités ennemies et des sabotages. Le 7 Juin, le Groupe franc perçoit en dotation permanente quelques camionnettes et une traction avant Citroën 11cv qui nous permettront des déplacements en souplesse, par petits éléments. Raymond conduira sa traction me prenant à ses côtés. Pendant les mouvements je disposerai d'un fusil- mitrailleur Bren en batterie, à travers le pare-brise. Les places arrière sont occupées par l'adjudant Stahl et René Dangel. Le reste de L'unité est réparti dans les camionnettes. Dès le 8 Juin au matin, après camouflage de nos véhicules, nous voici en embuscade au col de l'Escrinet fractionnés en trois élément : le premier face à sur la RN 104, le second, face à Aubenas sur le même axe, et le troisième face au col de la Fayolle sur la RN 535. Il est prévu de contrôler les passagers des véhicules civils et de détruire les engins allemands s'il y a lieu. Je suis placé face à Aubenas. Chaque élément a installé une chicane surveillée et battue par le feu. C'est ainsi que sans tarder, lors de l'un de ces contrôles que j'effectue avec Roland, le conducteur d'une voiture me parait affolé. Il déclare être requis de force par son passager. Ce dernier, auquel je demande ses papiers d'identité,

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plonge sa main dans la poche intérieure de son veston et saisit un pistolet. Je ne lui laisse pas le temps de s'en servir. En effet, il m'avoue être milicien et se rendre à un rassemblement à Valence. C'est ainsi qu'il m'échoit de capturer vivant ce Français ayant épousé la cause de l'ennemi. Sans préjuger de son devenir, je doute fort qu'il voit la fin de ce conflit. Mon bonheur ne s'arrête pas là, car quelques instants plus tard, l'autocar qui effectue la liaison régulière entre Aubenas et Privas stoppe à son tour à hauteur de notre chicane. Comme pour le cas précédent, nous fonçons de chaque côté du véhicule et ouvrons les portières sans ménagement. Le chauffeur du car bien que surpris de se trouver en face de maquisards, juge rapidement la situation et nous dit : « Attention il y en a six au fond ». Inutile de préciser que les Allemands auxquels il fait allusion n'ont pas le temps de prendre leurs fusils placés dans les filets. La vue de nos mitraillettes et notre rapidité les en dissuadent. L'affolement initial des passagers civils s'estompe rapidement. Ainsi, sans coup férir les soldats, dont un Italien enrôlé de force par les Allemands, selon ses dires, sont neutralisés. Ils n'auront pas le loisir de se rendre à la consultation médicale à l'hôpital de Privas comme prévu. Nos prisonniers, les premiers depuis que je suis dans la Résistance, semblent atterrés d'être tombés aux mains de « terroristes ». L'Italien nous supplie de ne pas les fusiller. Bien que n'étant qu'un exécutant, il m'est possible de lui préciser, dans sa langue maternelle, ce qui le détend visiblement, que nous ne sommes pas des assassins contrairement à certains éléments de leur armée régulière qui ont déjà exécuté froidement des camarades de notre Groupe franc tombés entre leurs mains en combattant, durant les semaines précédentes. Le lendemain 9 juin, en fin d'après-midi, nous revenons sur la même route à bord de nos véhicules. Selon des renseignements imprécis, il semblerait qu'un convoi ennemi fasse mouvement d'Aubenas vers Privas. Le lieutenant Raymond, n'y tenant plus, décide de se porter en reconnaissance au crépuscule avec sa Citroën, pendant que le gros du Groupe franc demeure au carrefour des RN 104 et 535. Avant de partir, René Dangel estimant gue la veille j'ai eu la chance de capturer un milicien et plusieurs Allemands, me demande avec insistance de lui céder ma place à l'avant avec le fusil mitrailleur. C'est ainsi que je le remplace à l'arrière avec mitraillette et grenades. Quelques instants plus tard, dans la descente du col de L'Escrinet, nous devinons plusieurs véhicules montant vers nous. Raymond range aussitôt la voiture sur le côté et en contre bas de la route. Nous sommes, en un éclair, tous à terre. Alors que l'adjudant Stahl et Dangel demeurent en batterie avec le Bren sur le bord droit de la route, Raymond et moi passons sur le remblai du côté opposé. Sans tarder, l'adversaire est là. Bien que conscients de notre infériorité, nous engageons le combat. Nous tirons sans désemparer et lançons nos grenades

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sur l'automitrailleuse de tête. Tout est très rapide. Malheureusement Dangel est tué d'une rafale dans le ventre, le lieutenant et Stahl sont blessés au bras. Quant à moi, qui viens de faire usage pour la première fois d'une grenade Gammon, je dois au hasard de m’en sortir indemne. Le convoi allemand persuadé d'être tombé au crépuscule dans une embuscade sérieuse, fait demi-tour non sans arroser abondamment de tous ses feux les talus présumés occupés par nos éléments. Quelques jours plus tard, de source sûre, nous saurons que cette colonne forte de sept véhicules de transport de troupes et trois automitrailleuses avait subi des pertes s'élevant à quatre tués et une dizaine de blessés. Une stèle au pied de laquelle je m'arrêterai ultérieurement sur la route de mes vacances, perpétuera le sacrifice de mon ami qui avait quitté son Alsace natale pour mourir ici, à 22 ans.

Le ralliement du 2e régiment de la garde mobile de réserve et le gonflement des effectifs

Au cours des jours suivants, des éléments du 2e Régiment de la Garde mobile de réserve stationné en Ardèche rejoignent la Résistance, en particulier l'escadron du lieutenant Ausseur basé à Vals, avec lequel j'ai eu il y a quelques mois des contacts fructueux pour notre habillement. Ainsi ces GMR, cantonnés à l'usine de La Viscose, rejoignent nos unités AS du secteur d'Aubenas. Gens de métier, représentant une centaine d'hommes dont six officiers, cette unité sera dans les semaines et les mois à venir, un outil de combat très efficient puisque entièrement motorisé et très manœuvrier. Après le ralliement de cet escadron, l'évacuation des stocks de matériels, équipements et approvisionnements contenus dans les magasins de La Viscose est réalisée à partir du 15 Juin. Le Groupe franc apporte son concours pour cette opération qui nécessite des bras et de nombreux transports par camions. En cette fin d'après-midi, alors que les gardes et nous-mêmes procédons à cette tâche, un convoi de miliciens venant de Privas arrive à Vals pour se ravitailler en munitions à ce même cantonnement. Un engagement sérieux s'ensuit. L'attaque de nos adversaires est enfin repoussée, et six miliciens dont un officier sont tués. Mis en déroute, les miliciens abandonnent plusieurs véhicules et emmènent leurs blessés ainsi qu’un de nos maquisards qui est abattu quelques kilomètres plus loin à au moment où il tente de s'échapper en sautant d’un camion. Pendant que les nouvelles unités de résistants se forment et s'instruisent, la mission générale de destruction des communications allemandes spécialement dans le sillon rhodanien suit son cours. Les maquis anciens, déjà aguerris, exécutent en quelques semaines des centaines de sabotages. Ces interventions en séries, ont lieu particulièrement sur la ligne du réseau ferré reliant Lyon à

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Nîmes. La conséquence en est la paralysie presque totale des communications sur cet axe qui, à partir du 20 juin, ne fonctionne plus qu'à 10% de sa capacité normale. Pour être plus rapide dans ses déplacements, le Groupe franc abandonne ses véhicules à gazogène et en perçoit d'autres à essence. Toutefois, le problème du carburant s'avère crucial pour toutes les unités. Le dépôt le plus en vue, aux réserves considérables, est celui du Pouzin, au Nord sur la RN 86. Le 16 Juin nous devrions nous y porter pour procéder à un ravitaillement devenu indispensable. Cette expédition est différée de quelques jours pour permettre à une unité FTPF voisine, totalement démunie de carburant, de se rendre à ce dépôt. Ce concours de circonstances va heureusement nous éviter de sérieux déboires. En effet, ce détachement FTP déjà expérimenté dans les coups de main, s'était au préalable sérieusement renseigné et préparé afin de récupérer sans dommage le maximum de carburant. Mais ils se heurtent à des GMR qui venaient tout juste d’être chargés de garder ce dépôt et qui reçoivent le renfort d’un détachement allemand. Trois maquisards sont tués sur le coup, quatre sont blessés et achevés, sept sont faits prisonniers et immédiatement exécutés par les Allemands. Parmi ceux qui arrivent à décrocher dans un camion criblé de balles allemandes, on sortira six morts et sept blessés. Deux jours plus tard, nous nous rendons à notre tour à cet entrepôt, pour y quérir le carburant absolument nécessaire à nos mouvements. Inutile de préciser combien nous sommes tendus. L'approche par un itinéraire difficile mais discret, à l'aube, avec reconnaissance préalable par une équipe à pied sur les arrières du dispositif, nous permet d’en déduire que les GMR ont quitté les lieux et qu'il ne demeure sur place qu'un modeste groupe de soldats allemands. L’action est menée en silence et avec célérité. La sentinelle débraillée et à peine éveillée est mise hors de combat. Ses camarades qui dorment dans une baraque proche, sont neutralisés sans la moindre difficulté. Se gardant tous azimuts contre toute intervention inopinée, le Groupe franc récupère ainsi en quelques instants un stock impressionnant de carburant que nous chargeons avec l'aide de nos prisonniers, dans des camions vides qui nous ont rejoints à notre signal. En plus du précieux liquide nous emportons ces huit vieux réservistes allemands, postés ici depuis la veille et qui n'ont vraiment aucune apparence belliqueuse.

L’intensification des embuscades et des destructions des voies de communication

Par ce bel été, les journées les plus longues de l'année sont bien remplies. Notre groupe alterne les incursions et embuscades sur les axes fréquentés par

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l'adversaire, avec le repos toujours éphémère mais indispensable en des lieux discrets, à l'abri de toute surprise désagréable. En cette saison, hormis parfois un séjour très court dans un village ou hameau complétement sûr, nous couchons à même dehors, préparons nos repas comme les scouts sur quelques pierres, profitons de l'abreuvoir ou du ruisseau le plus proche pour notre hygiène corporelle et le lavage du linge léger. L'entretien de l'armement et des munitions nous absorbe tout particuliè- rement. Chacun nettoie, astique; bichonne, graisse avec amour ces mécanismes dont le bon fonctionnement est garant d’efficacité lors de l'action. Tout en se consacrant à ces besognes indispensables, notre joyeuse équipe est toujours tenue en haleine. Les liaisons téléphoniques ou physiques sont assurées par Raymond ou moi-même. C'est dans l'impatience parfois mal contenue qu'est vécue l'attente de l'ordre de départ. Il se traduit toujours par l'embarquement enthousiaste de tout ou partie du Groupe franc en fonction de la mission à exécuter. Bien que conscients du sérieux de ces actions de combat, l'émulation est réelle. Il n'y a que des volontaires au sein de notre petite unité d'une trentaine d'hommes, toujours motivés par la hargne de venger ceux du groupe tombés brutalement ou lâchement assassinés au cours d'engagements antérieurs. Il n’y a pas de tire-au-flanc. Seuls les maquisards indisponibles pour blessures restent au camp. Malgré les harcèlements incessants des maquis depuis le débarquement en Normandie, les Allemands tiennent encore garnison dans certaines villes du département et de ce fait assurent des liaisons, selon le cas, soit par quelques véhicules légers ou même avec participation d'engins blindés. Des patrouilles cyclistes rayonnent aussi sur les diverses routes. Ainsi, nos embuscades mettent à mal, à plusieurs reprises des éléments adverses de ces différents types. Sans sous-estimer les résultats obtenus par les armes à tir tendu tels que le fusil- mitrailleur Bren ou la mitraillette Sten, les effets brisants des grenades Gammon lancées à distance rapprochée sur automitrailleuses ou camions s'avèrent d'une efficacité remarquable. Nous sommes plus ou moins polyvalents dans l'usage des armes du groupe. Toutefois certains préfèrent servir celles à longue portée, et assez peu postulent l'utilisation des Gammon. J'ai ainsi la faculté, si le terrain permet un usage judicieux, à proximité immédiate de l'axe, d'appartenir au groupe des lanceurs. Le risque encouru est souvent compensé par l'immense satisfaction des résultats obtenus. Le 5 juillet, Raymond et une dizaine de garçons, nous nous portons entre Saint-Montant et Bourg-Saint-Andéol pour détruire le viaduc enjambant la rivière la Conche. Après avoir neutralisé les deux gardes-voie français, requis civils, et les avoir mis à l'abri, la mise en action d'une charge d'explosif détruit

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la moitié du pont entraînant la chute du tablier dans la rivière. L'explosion s'étant produite quelques instants trop tôt, a permis au train Allemand venant du Sud de stopper juste avant la brèche lui évitant de culbuter dans le vide. Il est loisible d'imaginer le tableau auquel nous aurions assisté si le processus s'était déroulé comme nous le souhaitions. Il va sans dire que l'interruption du trafic sur cette voie aura de sérieuses conséquences. La destruction des voies ferrées devient en quelque sorte de la routine. Elle se solde par des pertes de vies humaines ennemies dans les trains qui déraillent. Les actions dirigées contre les troupes et matériels adverses transportés par train prennent toutes les formes. Le Groupe franc est l'auteur d'un coup de main particulier en gare du Teil le 22 juillet. Deux trains allemands chargés de pièces d'artillerie, de chars et autres armements sont immobilisés par suite de ruptures de voies ferrées réalisées la veille, un peu au Nord de cette gare. Ces trains sont gardés par un détachement armé. La mission qui nous est impartie consiste à détruire les matériels de guerre embarqués. Avec Raymond, je procède à la reconnaissance des lieux. Pour ce faire nous sommes déguisés en cheminots avec des complicités dans le personnel de la gare. Le lendemain, une action de commando est entreprise par une dizaine de membres de notre unité. Raymond, Bouboule, Gaspard et moi-même, nous nous sommes déguisés en cheminots avec un brassard, et nous portons des marteaux et des boites à graisse remplies en la circonstance de plastic détonnant. Nous avons pour mission de poser des charges avec crayons détonateurs à retard. Ces explosifs doivent être placés à l'intérieur ou sous le maximum de chars, canons ou wagons chargés d'obus. Pour parvenir à nous glisser sur les voies entre les deux trains et mettre en place nos engins destructeurs sans nous faire remarquer, il nous faut avoir le comportement d'individus décontractés, à la conscience tranquille, comme de vrais cheminots chargés de vérifier le bon état des essieux, boggies et systèmes de fixation des wagons. Cette tâche est rendue possible par la présence sur le quai d'un autre groupe de cinq camarades en civil : Stehl, Terrasse, Sauphar, la Goupille, Raoul, qui simulent un état d'euphorie proche de l'ébriété. Ils ont mission de se livrer à diverses excentricités comiques, de chanter accompagnés d'un petit accordéon et d’un harmonica, de distraire et de parvenir à attirer les gardes armés allemands situés sur la face opposée des trains. Norbert qui a revêtu une tenue de douanier feint de tempérer l'ardeur de ces pochards tout en demandant aux Teutons attirés et détendus par cette comédie d’être indulgents envers ces braillards. Pendant ce temps notre petit groupe, fractionné, a le temps de mettre une vingtaine de charges. Il nous a fallu près d'une demi-heure qui a paru une éternité. Nous jouons vraiment à cache-cache spécialement avec un garde scrupuleux de sa mission. Quelle tension ! Chacun de nous quatre dispose d'un pistolet pour se dégager le cas échéant. Sur un signal

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de Raymond, nous nous esquivons tous à travers les voies alors que les joyeux lurons filent par les bâtiments du dépôt. Notre regroupement a lieu à la sortie du Teil, comme prévu, dans l'attente du résultat de ce coup de main qui est pour nous une première du genre. En raison de la température, le temps d'action des crayons allumeurs est variable. Ceci explique qu'une partie seulement des charges explose, permettant aux Allemands de neutraliser les autres, nous privant ainsi du spectacle féérique escompté. Tels sont les aléas dus aux caprices de certains matériels. J'avoue que nous sommes très déçus eu égard aux risques encourus.

Des événements regrettables

Par ailleurs, dans le puzzle de nos activités, des évènements regrettables viennent se glisser. Ainsi, au retour à notre refuge près d'Antraigue, je constate que deux jeunes gens inconnus grossissent l'effectif habituel. Il s'agit de deux frères, des individus ayant notre âge, amenés le matin même sous bonne escorte par les responsables du secteur. Ces garçons nous sont confiés en attendant une décision prochaine sur leur sort. En fait, deux jours plus tard, après avoir mené leur enquête, les chefs de la Résistance, reviennent vers nous. La vérité est atroce : ces frères prétendant agir au nom du maquis, se sont présentés chez un vieux couple buraliste pour lui subtiliser leurs économies et dévaliser le local. Devant le refus de ces personnes de céder aux menaces, ces voyous ont tout simplement torturé et frappé à mort leurs victimes. Malheureusement pour les agresseurs, le mari a survécu à ces sévices et a pu fournir les renseignements irréfutables confondant les auteurs de ces exactions. Le tribunal de la Résistance a statué et la sanction suprême a été prononcée. C'est ainsi qu'an peloton d'exécution du Groupe franc fusille ce jour ces deux jeunes bandits, mission qui ne réjouit personne. C'est simplement regrettable de constater qu'en cette période de guerre déjà complexe par l'état d'insurrection où Allemands, Gestapo, miliciens, résistants AS et FTP jouent leur rôle respectif, viennent s'ajouter les actes les plus pervers et criminels auxquels certains citoyens français ou groupes incontrôlés se livrent. Chacun de nous admet que ce banditisme doit être impitoyablement châtié. Durant la même semaine, un fait douloureux accable une unité voisine formée de jeunes recrues. Alors que les garçons s'apprêtent à partir pour la mise en place d'un barrage, contre une colonne ennemie, une malencontreuse manipulation de grenades Gammon provoque une explosion dans leur cantonnement où douze maquisards trouvent la mort. C'est un des aspects de la guerre de partisans. Ce type d'accident hélas assez fréquent, tant avec ces grenades que du fait des mitraillettes Sten démunies de système de sécurité, entraînent bien des pertes

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parmi les utilisateurs inexpérimentés qui, depuis le débarquement rejoignent les rangs des maquis. Ces faits divers sont noyés dans le contexte général de cet été extraordinaire. Ce sont des moments que nous ne pourrons jamais oublier. L'impétuosité de la Résistance dans l'action en même temps que l'esprit de révolte et la volonté de combat gonflent les effectifs de façon inattendue. Ce phénomène surprend et inquiète dans une certaine mesure les hautes instances de la Résistance. La prudence dans l'action nous est conseillée pour se soustraire aux réactions allemandes dont le comportement radical est en contradiction avec les conventions de La Haye. Le commandement ennemi, refuse de nous considérer comme des soldats et se lance dans des opérations de répression sauvage qui généralise la prise d'otages. L'adversaire redoute que des maquis armés venant du Massif Central viennent couper le couloir rhodanien qu’il considère comme un axe primordial d’accès à la côte méditerranéenne. Devant cette menace, le commandement allemand ordonne le 1er Août de « se saisir en Ardèche de tous les hommes de 16 à 55 ans, sauf les médecins et de les déporter en Allemagne ». Cette décision est portée à la connaissance des Français par voie d'affichage public. Pour ne pas effrayer les Ardéchois, il est simplement spécifié que cette réquisition de la main d’œuvre est destinée au travail dans l'Ouest de la France. Comment être dupe de ce grossier subterfuge ? En fait les nazis n'auront ni le temps ni les moyens d'exécuter cette opération. Bien que souvent sur la brèche, parfois accrochés en combats ponctuels mais toujours imprévus et violents, nous vivons des moments exaltants. Interdire le mouvement des personnels et matériels ennemis en détruisant des sections de voies, en provoquant des déraillements de trains, nous procure un plaisir fou. Dans ce domaine, les maquis ardéchois font preuve d'une redoutable efficacité, bien supérieure sans aucun doute à celle des bombardements aériens alliés, qui de surcroit, touchent durement la population civile. Mieux encore, les opérations de la Résistance, sont parfois dirigées par des éléments des Ponts-et-Chaussées techniquement compétents. Ainsi ces destructions se font fréquemment à moindres dégâts, ce qui permettra à la libération du territoire, de remettre rapidement certains ouvrages en service. En août, l'État-Major de la Résistance demande aux populations de quitter, autant que faire se peut, les villes de la vallée du Rhône. Un souci comparable le conduit à intervenir plusieurs fois auprès du Haut commandement allié pour faire cesser les bombardements aériens sur les ouvrages d'art, beaucoup plus meurtriers pour les civils que les sabotages que nous réalisons au sol. On relève 146 morts et 350 blessés civils au terme des bombardements aériens de Bourg- Saint-Andéol. Le pont est endommagé mais non détruit. Peu après, nous parvenons alors que nous ne sommes qu’une dizaine de maquisards, à le rendre

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inutilisable au trafic allemand avec 12 kg d'explosif et sans perte, interdisant le passage d'une rive du Rhône à l'autre. Les Alliés tiendront-ils compte de ces résultats ? Non ou rarement. Leur machine de guerre programmée est en marche. L'État-major allié a décidé au printemps que les actions de partisans dans les territoires occupés ne seront pas prises en compte dans le plan de bombardement. Est-ce la traduction d'un manque de confiance envers les maquisards ?

Les maquis face à l’ennemi qui bat en retraite après le débarquement en Provence

Le 15 août, le débarquement en Provence va nous conduire jusqu'à la libération de l'Ardèche à participer au combat général de façon plus intense qu'auparavant. Jusqu'alors, j'estime avoir été acteur de coups de main et embuscades nombreux, variés, qui nous ont certes coûté des pertes sévères, mais d'un niveau limité. Désormais il va falloir affronter le Corps de bataille ennemi qui, pressé de toutes parts, aura les réactions les plus dures. Plus de 300 000 hommes vont faire retraite par le Massif Central et la vallée du Rhône. Donc, dans tout le couloir Sud-Nord, des groupes de résistants, même les plus tendres, harcèlent sans répit des forces adverses qui n'ont guère de possibilités de manœuvre et de réactions sérieusement coordonnées. Malheur aussi aux colonnes nazies essayant de se frayer un chemin à travers les montagnes du Vivarais. Sur le plan géographique la situation ressemble à l'image de l'entonnoir. La vallée du Rhône, à partir du terrain plat et évasé de la Méditerranée, se rétrécit sans cesse jusqu'au passage étroit au niveau de la Drôme et de l'Ardèche. Les unités de la 19e Armée, sur la rive droite du Rhône , c'est à dire celles devant traverser l'Ardèche sont sous les ordres du Général Von Schwerin. Ces forces allemandes qui vont refluer vers le Nord, dès le débarquement sur les côtes de Provence, constituent un ensemble hétérogène. Aux unités allemandes sont mélangés des unités polonaises, turques, indoues et russes qui se sont engagées dans le Werhmacht. Alors qu'une partie des groupements ennemis remontent par la route RN 86, deux groupements empruntent des itinéraires sensiblement parallèles à la vallée du Rhône à 40 kilomètres à l'Ouest de celle-ci. Ces diverses colonnes proviennent de Toulouse, Tulle, Rodez, Albi, Perpignan, Béziers. Leur équipement en moyens de transport est des plus variés : véhicules blindés, automobiles banalisées ou de combat, carrioles hippomobiles, bicyclettes. Partout ces troupes récupèrent cycles et chevaux, abandonnent ceux épuisés qui les ont menés jusque-là.

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La guérilla entre dans une période d'intenses affrontements avec les éléments ennemis qui se replient par la RN 86, la « route rouge », appelée ainsi car les maquisards et l'aviation alliée font subir aux Allemands des pertes considérables tout au long de ce cordon ombilical. Il en est de même, simultanément, sur l'axe central à l'Ouest, la RN 104 et ses parallèles ainsi que les liaisons transversales entre ces deux routes nationales de repli. Partout la guerre déchaine ses fureurs. Le 19 août après midi, descendant des hauteurs de Saint-Martin qui dominent la vallée du Rhône, le Groupe franc se place en embuscade en bordure de la RN 86 face au pont de . Raymond me charge d'attaquer avec une poignée de camarades le poste de garde allemand installé à l'entrée du pont dont le tablier vient d'être crevé en plusieurs endroits par l'aviation, mais permet encore le passage d'éléments à pied entre les deux rives du Rhône. En nous glissant et en rampant le long du fossé, nous parvenons à surprendre l'adversaire qui, sans avoir le temps de réagir, est anéanti à la mitraillette et à la grenade : 4 tués et 6 prisonniers dont 1 officier et 1 sous-officier. Deux soldats parvenus à s'échapper le long du pont, pris sous notre tir ne trouvent le salut qu'en sautant dans le fleuve. Je pense qu'ils ne peuvent aller loin, même s'ils ne se sont pas blessés en raison de leur équipement et du courant. Parmi les armes récupérées dans cette brève mais fructueuse action, sans perte de notre part, il y a deux pistolets automatiques Herstal appartenant aux gradés, abattus. De retour sur les hauteurs dominant la route nationale, je cède un de ceux-ci à mon ami rémois la Goupille qui le sollicite. Malheureusement, le lendemain, lors d'un combat au même endroit sur cette « route rouge », contre une colonne motorisé, nous devons déplorer la mort de quatre amis dont La Goupille et Bouboule venus de Reims avec moi. Ces camarades n'ont pu rompre l'engagement et manœuvrer à temps, puisque plaqués au sol sous le tir d’enfilade de mitrailleuses allemandes d'engins blindé. Revenant sur les lieux de cette embuscade au crépuscule pour récupérer les corps, nous constatons qu'outre les rafales dans le corps, ils ont tous la calotte crânienne éclatée d'une balle dans la nuque. Le pistolet que j'avais pris la veille et que mon ami voulait offrir à ses parents en souvenir, a été à nouveau repris par l'ennemi. Durant ces quelques jours le Groupe franc demeure en position, en permanence, sur cet axe entre et Rochemaure. Les combats se succèdent et l’adversaire décidé à sauver le maximum de ses moyens pour faire jonction dans l'Est de la France avec ses forces refluant de Normandie, parvient avec bien des pertes à forcer les bouchons et à continuer le retrait vers le Nord. De ce fait, il renonce à nous poursuivre dans ces collines tenues par les Résistants. Le 22 Août, les colonnes durement accrochées depuis des kilomètres au Sud de Rochemaure par d'autres unités du maquis, viennent buter sur nous.

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Vers 17 heures, alors que le Groupe franc est solidement installé à hauteur du pont enjambant le Lavezon, un émissaire envoyé par un général et le chef de la Gestapo de Toulouse arrive de Rochemaure porteur d'un message nous enjoignant de laisser passer la colonne faute de quoi 50 otages seraient fusillés. Cet homme, officier de son état, bien que visiblement épuisé par la fatigue de ces jours de combat, l'insomnie, la tension nerveuse, a l’amour propre de se présenter devant le lieutenant Raymond avec une certaine dignité, dans une tenue propre et soignée. Il est déçu et inquiet d'être reçu par des maquisards. Imperturbable Raymond rédige un message signifiant aux chefs adverses qu'il n'est nullement question de leur laisser le passage libre et qu'il serait préférable pour eux de se rendre afin d'éviter un massacre général. De plus, il est précisé que s'ils touchaient à un seul otage, 135 prisonniers Allemands qui sont effectivement à Saint-Martin-le-Supérieur, seraient immédiatement passés par les armes. Le porteur du message repart sans être inquiété et l'affaire en reste là. Malgré la griserie de nos succès notre condition physique du moment n'est pas plus brillante que celle affichée par cet officier ennemi. En fin d'après-midi, nous prenons à partie des radeaux que l'adversaire a confectionnés et par lesquels il tente de faire traverser le Rhône à une partie de ses troupes. De même les Allemands qui essaient de passer acrobatiquement par les câbles du pont suspendu et éventré de Rochemaure sont des cibles faciles pour nos armes. Malgré les réactions de l'artillerie adverse située de l'autre côté du fleuve, à hauteur de Montélimar, le Groupe franc et d'autres unités FTP placées plus au Sud demeurent intraitables. Les derniers coups de béliers de la colonne ne lui permettront pas de s'échapper par la RN 86. Au cours de la nuit, tout en profitant d'un repos relatif, nous assistons à un véritable feu d'artifice occasionné par les camions qui brûlent, les munitions qui explosent. Devant nous, le lendemain, on recense 28 véhicules calcinés obstruant l'axe routier. Le long de cette « route rouge » la situation est partiellement clarifiée et nous assistons aux derniers soubresauts d'un adversaire brave mais condamné à mourir. Le lieutenant Dury est désormais appelé à intervenir, au même titre que d'autres maquis espagnols et FTP contre les éléments ennemis qui enregistrent un certain retard dans leur repli et qui empruntent les routes à l'intérieur de l'Ardèche. Il s'agit de la RN 104 jalonnée par , Joyeuse, Largentière, Aubenas, Privas ainsi que l'axe Vallon-Aubenas-Chomérac. Le Groupe franc est placé en bouchon au Sud d'Aubenas auprès de l'escadron du lieutenant Ausseur que nous avons grand plaisir à retrouver. Le durcissement de nos actions aux limites Sud du département, freinant ou interdisant l'écoulement des colonnes de repli provoque des réactions sauvages de la part de l'adversaire. Par téléphone ou messages portés, nous sommes tenus au courant des exactions subies par la population civile : incendies, pillages,

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violences. Les viols en série de nombreuses femmes et fillettes ainsi que mutilation de seins entrainent la mort de plusieurs dizaines de personnes, notamment dans le secteur de Vallon à 30 kilomètres de nos positions. Il s'y produit un véritable embouteillage d'éléments ennemis. Ces actes bestiaux s'ajoutant aux massacres systématiques de civils Français à Tulles, à Oradour- sur-Glane, à Nîmes ne font qu'attiser la volonté de vengeance des résistants. Les combats se multiplient revêtant une intensité de plus en plus soutenue jusqu'à la libération du territoire. Tout d'abord, profitant de la coupure que représente la rivière Ardèche, ce sont les unités FTP et les compagnies de Républicains espagnols qui freinent l'ennemi depuis l’axe Vallon-. Dans ce secteur Sud du département, un Corps franc américain parachuté, est la seule unité située en dehors de l'obédience FTP, j'allais dire « communiste ». Sur ces quelques itinéraires, au cœur d'une zone compartimentée, tourmentée, les soldats du « Grand Reich » piétinent. En effet, la destruction des ponts entrave leur marche. De plus, l'action constante d'embuscades et de petits combats conduits par les maquisards très mobiles, usent ces colonnes adverses, privées d'un instant de repos et de sécurité. Et pourtant, il leur faut continuer, passer, alors qu'elles semblent ne plus avoir le moyen de se rassembler pour forcer le passage et atteindre la RN 104 conduisant à Aubenas, Privas puis à la vallée du Rhône.

La défense d’Aubenas

Dans ce contexte, au cours de la dernière décade d'août 1944, notre unité participe à diverses opérations mobiles en liaison avec l'escadron de gendarmerie d'Ausseur. Il convient d'interdire à tout prix à l'ennemi, l'entrée dans Aubenas. L'évacuation des quelques 150 résistants blessés qui sont soignés dans l’hôpital de cette sous-préfecture est envisagée avec acuité. Déjà, une partie de la population se réfugie à la campagne, plus au Nord, sur les hauteurs de Vals-les- Bains, pour éviter de subir le sort connu ces jours derniers par les civils de la ville martyre de Vallon. Luttant pour sa survie, l'Allemand, toujours aussi mordant, parvient jusqu'à Vogüé. Au cours d'un très dur combat, sur la route menant à , où le Groupe franc est installé, le lieutenant Ausseur trouve la mort, à nos côtés, atteint d'un projectile au front. La disparition de cet officier exemplaire que j'admirais depuis notre première rencontre à Vals me touche profondément. Dans cette empoignade à courte distance, nous avons la satisfaction de détruire à la grenade Gammon et au bazooka récemment perçu, plusieurs engins blindés qui s'embrasent et éclairent les alentours une partie de la soirée. Toutefois c'est une journée sombre car nous perdons deux garçons : Julien et Basile qui étaient des copains sûrs dans le combat rapproché.

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Sentant Aubenas à portée de main, l'adversaire multiplie ses actions alors qu'il nous faut à tout prix lui enlever la possibilité de parvenir à ce carrefour essentiel pour sa fuite vers l'Allemagne. Durant ces journées d'été, par un temps splendide, la fréquence et la sévérité des accrochages me permettent néanmoins d'apprécier les senteurs agréables et parfois fortes émanant des plantes méditerranéennes, thym, lavande, romarin etc. qui couvrent le sol de cette région pittoresque et parfument l'atmosphère. Quel contraste avec l'odeur entêtante de la poudre des armes à feu et grenades qui nous ramène à la dure réalité du moment. Tel est le paradoxe qui me fait passer du doux prélassement auquel la nature nous invite au soudain « serrement des tripes » pendant les combats. Ne pouvant faire sauter le verrou d'Aubenas, il semble qu'à partir du 26 août, l'ennemi ne vise qu'un objectif limité, à savoir tenir ses positions afin que les troupes puissent glisser vers Privas par la route départementale 224. Ces éléments représentant plusieurs milliers d'hommes semblent disposer d'environ quelques centaines de véhicules motorisés et de nombreux engins hippomobiles. Cette longue procession est harcelée tout au long de son cheminement par les unités de résistants marchant au « son du canon ». Par la voie des ondes nous apprenons ce jour, la libération de par la 2e DB du général Leclerc et la présence dans la capitale du général de Gaulle. Pour le moment, notre joie ne peut s'extérioriser, mais comment ne pas être comblés de sentir que pour nous aussi, le dénouement heureux est proche. La plupart des unités de maquisards AS, FTP et espagnols se sont resserrées pour tenir à présent autour des monts des Coirons : la Villedieu, Lussac, , , Chomerac, Saint Martin- le-Supérieur. Eu égard aux possibilités réduites des moyens de transmission et à la multiplicité des pions sur le terrain, la coordination de la manœuvre de nos unités laisse à désirer. Alors qu'une colonne allemande est encerclée et décimée vers Choméac, le Groupe franc Raymond participe à la destruction entre et Darbres de la colonne dont la majorité des effectifs appartient à la Légion SS d'Azerbaïdjan. Cette longue chenille humaine qui essaie de remonter vers le Nord est contrainte d'abandonner le long de son calvaire, les matériels détruits et ses personnels tués ou intransportables. L'adversaire s'affaiblit et s'effiloche. S'étirant en terrain difficile, harcelé et attaqué sur les flancs en permanence par les maquisards de plus en plus aguerris, il vient en définitive buter sur la coupure du pont de Darbres détruit dans la soirée. Toute la nuit l'ennemi bloqué, dont quelques groupes seulement parviennent à s'enfuir par les pentes que nous tenons, procède à la destruction systématique de ses matériels, les rendant inutilisables […]

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Alors que des éléments amis nous rejoignent pour veiller sur ces morceaux d'armes et prévenir tout sursaut de désespoir de ces vaincus avachis, nous poursuivons notre parcours au milieu de cette cohorte. Un parterre de grands blessés regroupés dans une grange, attire notre attention. Auprès d'eux s'affairent deux femmes, indéniablement belles et jeunes qui se déclarent infirmières françaises. Leur allure, leur liberté d'action en cet endroit insolite, nous laissent supposer qu'elles font partie intégrante de la colonne anéantie. Alors que le général parait impatient de quitter cette infirmerie de fortune où plane un air pestilentiel, notre curiosité nous fait découvrir, sous un ballot de paille, le drapeau de la Division SS d'Azerbaïdjan. Suprême bonheur pour le Groupe Franc qui conservera jalousement pendant plusieurs jours ce trophée que nous exhiberons bientôt au cours de quelques cérémonies à Vals, Aubenas et au Teil, avant de le remettre aux instances supérieures. J'imagine aisément la tristesse, le déshonneur ressentis par l'adversaire de perdre cet emblème qui est l’emblème de la Division. Ce qui conforte notre fierté réside dans le fait, qu'à notre connaissance, nous sommes parmi les unités du secteur, les seuls à s'être emparés du drapeau d'une grande unité ennemie, à l'issue de combats. Le 30 Août, des troupes Françaises débarquées en Provence avec le général de Lattre de Tassigny entrent en Ardèche. Leurs actions en force aux côtés des Américains, dès le débarquement, ont provoqué le repli des Allemands contre lesquels, des deux côtés du Rhône, les résistants ont été engagés. En voyant leurs matériels blindés, mécanisés, leurs équipements, je mesure le fossé qui nous sépare. Ce sont des seigneurs et nous des parias. Non je n'éprouve pas d'amertume puisque malgré notre paupérisme tout relatif, nous, les maquisards, avons vécu une expérience formidable et inoubliable. Nos contacts avec ces troupes venues d'Afrique du Nord sont d'ailleurs excellents. Et déjà, les voici partis pour de nouvelles épreuves qui les attendent dans l'Est de la France. À présent, hormis certains éléments épars, qui seront vite réduits ou qui mieux se rendent, la présence allemande a disparu de l'Ardèche. Dans quelques jours le Nord du département sera aussi libéré. Dans le secteur d'Aubenas quelques milliers de prisonniers sont enfermés dans les bâtiments de la Viscose à Vals-les-Bains, lieu que je connais particulièrement depuis notre « opération habillement » montée avec les gardes mobiles du lieutenant Ausseur. C'est précisément une partie de la Division SS d'Azerbaïdjan qui séjourne ici. La garde est assurée par de jeunes résistants qui n'ont pas eu l'honneur de participer aux combats de la Libération. Une agression contre l'un de ces garçons de garde et un début de mutinerie nocturne ont vite été jugulés, De plus, des rixes entre prisonniers d'ethnies, nationalités différentes, permettent aux autorités du secteur d'obtenir de précieuses indications quant aux nature, comportement et responsabilités des uns et des autres durant leur repli. Il

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s'avère que ces unités constituées de soldats azéris qui ont peut-être été embrigadés de force dans l'armée allemande, ont perpétré les exactions les plus basses à Nîmes et Vallon. De même le général et quelques officiers ont ordonné et couvert ces crimes et sont impliqués dans les exécutions de Rodez et Tulle. Enfin, les deux jeunes femmes, prétendument infirmières ne sont en réalité que des espionnes françaises au service de la Gestapo de Rodez. Un tribunal d'exception statue avec célérité et prend la décision de faire fusiller le général et deux de ses officiers, 46 hommes de troupe et les deux femmes, tous directement impliqués dans ces crimes. Cette mission spéciale est confiée au Groupe franc. Etant donné les raisons qui motivent ces exécutions aucun d'entre nous ne se pose de cas de conscience. Personnellement, je conserve le souvenir vivace de mes amis qui depuis des années et des mois en particulier, ont été lâchement exécutés par les nazis et leurs suppôts, parfois même après avoir connu d’affreuses tortures, pour le simple fait d'être des résistants, des hors la loi, des patriotes avant tout. Au sein de notre équipe tant éprouvée, mes camarades et moi partageons les mêmes sentiments. Ceci suffit à nous enlever toute forme de sensiblerie envers ces criminels qui, au cours de leur retraite, viennent de tuer, violer, des centaines de civils désarmés et innocents. Dans nos cœurs il n'y a pas place pour la faiblesse ni le pardon. Dès la fin août, notre équipe retrouve la vie civilisée. Nous sommes accueillis à Vals dans une atmosphère d'allégresse à laquelle nous ne nous attendions pas. La joie est unanime, mais se manifeste différemment selon l'âge des citoyens. Les personnes mûres font montre d'une certaine réserve qui laisse percer l'émotion profonde, comme si elles fêtaient le retour de leurs propres fils. Par contre les jeunes sont dévorés par un fol enthousiasme. Quelle flambée de fraternité ! Les jeunes filles se montrent particulièrement amènes et nous ouvrent leurs bras avec une saine gentillesse. Raymond, le Groupe franc, semblent être des enfants du pays alors qu'ils ne nous ont jamais vus ou à peine entrevus ces mois et semaines passés durant la présence de l'ennemi ou de l’administration vichyste. Nous n'avons traversé cette petite ville d'eau, qu'en trombe lors de retour de parachutages ou pour nous porter vers un point chaud du secteur pour un engagement. Bien furtivement quelques patriotes levaient le bras pour nous saluer. Mais pour nous c'était un message de patriotisme. Quant à moi qui ai sillonné les quelques artères de cette localité, en mission, à pied ou en bicyclette, toujours tendu malgré les apparences, j'ai l'impression de rêver. Quelle différence entre l'agent de liaison qui semblait avoir, encore récemment, au- dessus de sa tête l'épée de Damoclès et le jeune homme qui peut goûter aujourd'hui, pleinement, la joie de vivre. Je n'ai plus lieu de détourner le regard dès que je croise quelqu'un. Je ne suis plus tenté de caresser mon pistolet sous

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ma veste pour pallier toute menace inopinée. Au diable cette chape de plomb oui me paralysait inconsciemment. Pendant quelques jours, le Grand hôtel des thermes nous loge et nous nourrit. Est-ce le fait d'une réquisition ou mieux une gentillesse de la part de la direction de cet établissement ? Peu importe. Je redécouvre la douceur d’un bon lit, de l’eau chaude, des repas copieux et variés dans un cadre accueillant. C'est la première fois de ma vie que je vois une jeune femme m’apporter mon petit déjeuner au lit. Cette ambiance artificielle que j’apprécie certes, me gêne un peu. J'aimerais tant que tout ce confort, presque du luxe, soit partagé par mes copains disparus. Je suis insatisfait. Notre équipe n'a plus la même âme que lors des temps difficiles. Beaucoup de mes amis du début sont tombés et nous ne demeurons qu'une poignée d’anciens du Groupe franc. Ces frères d’armes ont été remplacés, au fur et à mesure le leur disparition par d’autres garçons qui ont su se montrer dignes et mériter notre attachement. Mais, comment à vingt ans, oublier les visages, les sourires, le courage de nos compagnons de tous les instants qui se sont un jour écroulés, fauchés au bord de la route. Sont-ils morts en héros ? Ils étaient simplement venus ici, volontairement comme moi, avec l'enthousiasme de leurs vingt ans, quittant leur famille pour lutter contre l'asservissement. En un mot pour ne pas subir passivement. Ce n'était pas de l'inconscience mais le choix délibéré de la juste cause. Et le destin a décidé de les immoler sur l'autel de la Patrie. Regrettés avec une profonde tristesse par nous, leurs amis, pleurés par leurs familles, je prétends qu'ils ne se sont pas sacrifiés en vain. Leur exemple prévaudra toujours sur l'égoïsme, l'indifférence et la lâcheté que beaucoup adoptent malheureusement, qu'elles que soient les circonstances de la vie. Tels sont mes états d'âme alors que dans la douceur de cette fin d'été, Vals, comme les autres villes et bourgs de France, est en liesse. C'est l'instant des cérémonies à la mairie et sur la place publique pour nous « honorer » comme chacun se plait à dire. C'est simplement le retour à la vie normale. Les bals, les attroupements joyeux et débridés se succèdent. Ces défoulements, qui sont autant d'exutoires superficiels après les rigueurs des années passées, ne sauraient s'éterniser. Après ces folles journées de décompression, le cours normal de la vie retrouve ses droits et son sérieux. Pendant quelques jours, je reprends contact, dans un rayon rapproché, avec quelques individus et lieux qui à Aubenas, La Bégude, Vals ont jalonné mon parcours de résistant du Vivarais. Et puis, vers le 10 septembre, le Groupe franc se transporte dans un village à quelques pas de cette cité thermale, retrouvant des conditions de vie simples, plus saines. Le clinquant de la chambre d’hôtel avec femme de ménage appartient au passé. C’est l’heure de vérité pour chacun de nous.

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Raymond nous informe des possibilités qui nous sont offertes. Soit retourner au sein de nos familles et reprendre une vie calme, soit poursuivre la lutte contre l'ennemi jusqu'à la fin des hostilités en souscrivant un engagement dans l'Armée régulière. Pour moi, la réponse est toute trouvée. Il en est de même pour un quart de l'effectif. Par décret, la dissolution des unités de résistants est prononcée. Au moment du bilan, il s'avère que certains maquis, spécialement FTP ont procédé à une généreuse et anarchique distribution de galons et de décorations. En ce qui concerne notre unité, ce n'est pas dans l'esprit de Raymond de galvauder les récompenses. Nous avons vécu une période exaltante au service du pays, c'est l'essentiel. Lui-même, le patron, est arrivé et repart avec son grade de lieutenant, son vrai grade dans l'Armée. Je me vois accéder au grade de caporal. C'est peu mais cela fait tout de même plaisir. En outre, à l'instar de mes camarades, je suis proposé pour un texte de citation pour l'ensemble des actions auxquelles j'ai participé. Cette proposition de récompense ne verra jamais d'aboutissement, perdue qu'elle sera, dans les arcanes de l'administration encore en léthargie. Maintenant que l'ennemi a quitté une bonne partie du territoire national et qu'il s'accroche le long des Alpes et au massif vosgien, les unités de maquisards n’ont plus lieu de subsister. Certains cadres de ces Forces françaises de l'intérieur (FFI) sont désireux de proroger leur activité en intégrant l'Armée ,nouvelle. Cela va conduire indubitablement à des révisions douloureuses pour ceux qui ont bénéficié d'un avancement aussi fulgurant que temporaire. Des Écoles de cadres sont mises sur pied à leur intention, dont la plus proche est à Uriage dans les Préalpes. Dans le village ardéchois qui nous abrite encore en cette fin septembre 1944, au milieu des arbres fruitiers, la liquidation du Groupe franc se précise. Ceux qui décident de retourner auprès de leur mère, fiancée, ou tout bonnement leurs amis de quartier, sont désormais libres de leurs mouvements. En quelques jours c'est l'éclatement de notre belle petite unité rodée et enthousiaste dont le bilan était remarqué sinon cité en exemple. Gauchement, avec des promesses d'au revoir qui seront sans doute rarement tenues, mes amis anciens ou récents se retirent avec une tristesse mal contenue. Il est impossible de rompre impunément, en un clin d'œil, avec une équipe au sein de laquelle on a connu tant de joies et de peines. Ils emportent leurs souvenirs comme nous le ferons bientôt aussi nous les quelques-uns qui décidons de poursuivre la mission dans un autre contexte et sous d'autres horizons. Dans l'immédiat, avant de quitter les lieux, chacun reçoit sa série de vaccins traditionnels : T, A, B, et autres peut-être. Il me sera toujours désagréable de me soumettre à ces formalités médicales pourtant nécessaires. Fin septembre, les garçons appartenant aux unités de Résistance de l'Ardèche quelle que soit

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leur appartenance (AS ou FTP) gui veulent rester sous l'uniforme, sont affectés au 15e BCA, un bataillon de chasseurs alpins qui reprend vie après sa dissolution temporaire durant la période vichyste. Le lieutenant Raymond demeure à Vals encore quelque temps pour liquider administrativement son unité avant d'être envoyé, Dieu seul sait où. Cet officier pourtant déjà rudoyé par la vie voit partir ses fils, comme il nous appelle, avec beaucoup de chagrin. Je n'ose qualifier ma peine de quitter ce chef auquel je m'étais tant lié. Pour moi il représente le genre de meneur d'hommes que je voudrais devenir. Sans plus tarder, nous les jeunes qui avons beaucoup à apprendre encore malgré notre passé au maquis, sommes dirigés sur Saint-Jean-de-Maurienne via Valence. J'ai ainsi l'occasion de repasser par cette route empruntant le col de L'Escrinet et revivre en pensées les évènements qui nous avons vécus ici aux lendemains du débarquement de juin 1944. Tout en roulant, fugitivement, j'aperçois le lieu où Dangel est tombé et puis un kilomètre plus haut, dès le col franchi, l'endroit de la capture de mon milicien et des six premiers Allemands, dans le même autocar qui, ironie du sort, me transporte ce jour. Comme s'il était nécessaire de raviver les plaies récentes, ma voisine de voyage d'un instant, originaire de Vallon, distinguant sur ma manche l'écusson du Groupe franc, me dit se rendre l'hôpital de Valence au chevet de sa fille que les soldats de la Division SS d’Azerbaïdjan ont, lors de leur repli, violée et à laquelle ils ont ensuite coupé en partie un sein. Avant de poursuivre sur Saint-Jean-de-Maurienne, comme pour la réconforter, je me hasarde à confier à cette mère que sa fille est vengée puisque nous avons fusillé les coupables. Elle demeure incrédule à mes propos qui pourtant sont fondés. Je quitte cet être désemparé sur lequel la misère du monde semble s’être abattue. En m'éloignant de cette Ardèche j'ai conscience de tourner une autre page de mon existence.

Sur le front des Alpes

Je rejoins ainsi la base du 15e BCA alors que j'eus préféré auparavant, me rendre à Reims et embrasser ma famille. Arrivé à destination, je suis séparé de mes quelques amis et orienté vers le peloton d'élèves sous­officiers qui doit se dérouler durant quelques semaines. Ce sera ensuite la permission de détente. Me voici reparti vers le Sud, pour me présenter à Modane où siège le PC de mon bataillon. Je suis saisi d'humilité devant l'immensité dominatrice de la montagne qui est une nouveauté pour moi. Tourné vers l'Est, je ne puis que demeurer admiratif face à cette continuité de sommets enneigés qui semblent toucher, tout là-haut, le ciel qui tel un caméléon se plait à varier ses teintes. Cette petite ville qui est à cheval sur la grand-route menant en Italie par le Mont-Cenis abrite des PC et des bases arrière d'unités. Nous sommes à peine

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situés à une dizaine de kilomètres des crêtes qui marquent la ligne des points tenus par les Allemands. De ces balcons, ils observent et contrôlent les positions françaises qui s'égrènent dans la vallée. Le 15e BCA est étiré entre le Fort du Lavoir au Sud de Modane et Lanslebourg au pied des premiers lacets de la route qui après l'ascension du col plonge sur Suze et Turin. Le premier contact en arrivant à Modane, me ramène par le souvenir deux ans en arrière lorsque j'étais jeune engagé à Nîmes. En effet je retrouve des chevaux, mais surtout des mulets. Ils sont parqués attendant leur tour de participer au ravitaillement en alimentation et munitions de toutes ces troupes tenant position le long du chapelet de points sensibles et villages constituant notre front dans la vallée. Heureux de mettre la main sur le petit sergent que je suis, le comptable responsable de la base arrière de la Compagnie tenant le secteur du Fort du Lavoir où je suis précisément affecté, me confie le commandement du convoi de ravitaillement destiné à cette unité. En l'occurrence, cet élément placé sous mes ordres est constitué d'une dizaine de mulets chargés de caisses de munitions diverses et spécialement d'obus de mortiers. Des conducteurs muletiers, issus de je ne sais où, dont certains sont de vieux chevaux de retour imbibés d'alcool, ont une tenue et un comportement relâchés. C’est est avec une certaine appréhension que j'entreprends avec de tels compagnons de route ce parcours de six kilomètres environ à couvrir. L'itinéraire n'est pas particulièrement tourmenté mais les haltes sont fréquentes, motivées par des chargements mal assujettis, des bâts qui tournent et pour parfaire le tableau, des mulets qui s'arrêtent et parfois se couchent sans raison apparemment valable. Le grand calme de cette nature alpestre dont la beauté me séduit est malheureusement troublé par les vociférations et obscénités proférées par ces muletiers à l'adresse des animaux dont certains, caractériels, stoppent ou pire se laissent choir. Je suis révolté par les coups de pied assénés dans le ventre de ces équidés pour les remettre debout. Ces bêtes n'obtempèrent d'ailleurs pas toujours à ces manières brutales. Demeurant en dehors de ces débordements, j'essaie de contenir mon écœurement et ma colère. Par des remarques mesurées mais fermes, je parviens tant bien que mal à mener tout ce mode à destination. Ce court déplacement suffit pour m'instruire des travers de certains individus qui manifestement méritent souvent moins d'intérêt que bien des animaux. Parvenu au terme de ma mission, j’abandonne sans aucun regret ces personnages qui, après déchargement, vont redescendre s'abreuver à Modane dans l'attente d'une nouvelle noria. J'éprouve seulement un peu de commisération pour ces pauvres mulets. Je rejoins ma compagnie où, dès le premier contact je me sens revivre, et j’oublie les quelques heures qui viennent de s’écouler. Le dispositif de l'unité sur le terrain est le suivant : un gros

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élément dans le fort et quelques postes détachés en avant, abrités dans des igloos ou rochers, constituent la partie statique. La section d'éclaireurs, formée de garçons de la région, représente l'élément mobile. Personnellement, n'ayant jamais connu et à fortiori utilisé les skis, je suis versé à la section lourde de la compagnie dont la mission consiste à appuyer les sections de voltigeurs à l'aide des feux de mes mitrailleuses et mortiers. L'ensemble est commandé par le capitaine Soty ayant pour adjoint le lieutenant Mailly. L'activité de ma section, retranchée la plupart du temps dans le fort est réduite. J'ai tout loisir pour me consacrer à mes cours par correspondance que j'ai dû négliger depuis le débarquement. Ces deux officiers me laissent une grande liberté pour ce travail intellectuel et m'apportent d'ailleurs un précieux concours. Parallèlement à ce travail purement personnel je fais mon apprentissage dans le commandement des hommes. Sur le terrain, les quelques incursions de patrouilles ennemies sont interceptées par les éclaireurs skieurs. Ce calme relatif sur le front des Alpes durant cet hiver prive pour le moment ma section de tout engagement digne de ce nom. À titre d'instruction et pour maintenir la condition physique nous effectuons néanmoins des déplacements en raquettes vers des positions appropriées pour des tirs de harcèlement. À défaut de résultats militaires tangibles, il faut éviter de se scléroser par l'inaction. Cette stagnation du front est due à plusieurs facteurs concomitants. D'une part l'hiver très rigoureux interdit toute action d'envergure en montagne. Par ailleurs, le général de Gaulle ne fait revivre la 27e Division alpine qu’en novembre. Dans le secteur de la Maurienne, les 6e, 11e, et 15e Bataillons de chasseurs alpins forment la 7e Demi-Brigade aux ordres du lieutenant-colonel Le Ray. L'outil non encore rodé ne peut avoir de velléités offensives avant le printemps. Aussi, face à nous, les unités allemandes et les fascistes italiens, bien que tenant les sommets, demeurent sur la défensive puisque leur front principal en Italie se situe dans la botte à hauteur de Florence essayant de contenir la poussée Américaine vers le Nord. Fin 1944 notre Compagnie Soty quitte le secteur du Fort du Lavoir et vient prendre position à Sollières le long de l'Arc, au pied du Mont-Cenis. Pendant cet hiver, l'ennemi demeure solidement retranché sur les grands cols de la frontière et tient les observatoires. De notre côté nous menons des activités de patrouilles, tandis que les sections d'éclaireurs skieurs exécutent des coups de main souvent aussi techniquement audacieux que spectaculaires. Par le fait du hasard, je vois arriver dans nos positions Stéphane avec ses skieurs, de retour d'un raid près du Mont-Cenis. Toujours le même, l'exemple personnifié qui commande depuis peu la 1ère Compagnie de notre 15e BCA. Et dire que ces gaillards sont montés là-haut équipés de peaux de chamois. Cette performance semble irréalisable à mes yeux de profane en la matière. Je viens de suivre béat

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leur descente qui tient du prodige. Nous les humbles effectuons nos patrouilles à pied, chaussant les raquettes dès que la neige est épaisse. Les veilles au bord de l'Arc, de nuit, sont éprouvantes. La population du secteur ayant déserté les lieux, la troupe loge dans les granges à même la paille ou le foin. Je partage le sort de mes hommes et bien que couchant à leurs côtés, je garde mes distances sans céder à la familiarité et encore moins à la démagogie. Pour maintenir le moral j'évite de laisser prise à l'oisiveté. Je m'évertue à procurer à mes chasseurs des activités soutenues et variées. Mes repas sont pris à la popote commune où officiers et sous-officiers sommes mêlés dans une ambiance détendue, tout en respectant la hiérarchie. Comme il se doit, de temps à autre, le capitaine s'adresse à tous les cadres pour faire le point sur tous les sujets nous concernant. Il m'arrive ainsi, d'être mis en posture délicate lorsqu'un jour, il reproche aux autres sergents et sergents-chefs de l'unité leurs lacunes en matière de topographie et me désigne d'autorité, sans m'avoir consulté au préalable, pour leur donner des cours théoriques puis pratiques dans cette discipline. Cette initiative du patron me surprend et me gêne. Je suis en porte-à- faux avec mes camarades sous-officiers dont la plupart sont plus anciens que moi et avec lesquels je suis en excellents termes. Sur le champ ils se sentent quelque peu vexés, mais au bout de quelques jours nos relations recouvrent la sérénité antérieure. Au-delà de ces questions de détails, propres à notre unité, sur le plan global, le général doyen commandant toutes les troupes des Alpes, reçoit en mars l'ordre d'intervenir sur la frontière pour fixer le maximum d'unités adverses. Une offensive générale simultanée tout le long de cette frontière étant impensable faute de moyens de feux suffisants, il est décidé d'attaquer successivement en Tarentaise puis en Maurienne et en dernier lieu dans la partie méridionale du front. Dans notre secteur de la Maurienne, la demi-brigade Leray avec nos trois bataillons (6e, 11e, 15e) attaque le plateau du Mont-Cenis. Partant en fin de journée de nos villages respectifs de la vallée de l'Arc, nous avons un dénivelé d'environ 1 500m à gravir, de nuit, dans la neige avec sac, armement et munitions à dos d'hommes. Le train muletier doit suivre ultérieurement. En la circonstance, j'ai la redoutable tâche de commander la section d'appui de la compagnie, dotée de mitrailleuses et de mortiers, alors que jusqu’à ce jour, je n'étais que chef de groupe ce qui correspond à mon grade de sergent. C'est la mise hors de combat pour une récente blessure de mon sous-lieutenant chef de section en titre, qui me vaut cette responsabilité inattendue. La distribution avant le départ, d'un quart de cognac, que certains appellent « monte en ligne », réchauffe les entrailles mais je ne suis pas certain que cette boisson alcoolisée soit salutaire pour notre tonus. L'ascension dans l'obscurité, raquettes aux pieds, dans ces conditions générales est un calvaire pour tous. Que de fois il me

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faut encourager, secouer, pousser, aider mes chasseurs alors que je suis aussi éreinté qu'eux ! Qu’importe, il me faut galvaniser les énergies défaillantes. Je n'ai pas le droit de baisser les bras, C'est la rançon, le rôle du chef, même du petit chef. Cette nuit qui est à marquer d'une pierre blanche est certainement pénible pour mes hommes, simples soldats, qui transpirent, glissent, ahanent le souffle court, les muscles tendus. Bien que davantage chargés que les sections de voltigeurs nous nous consolons en sachant que nous marchons dans leurs traces. Ainsi, à l'aube, nous voici hissés à proximité et en dessous des positions allemandes. L'adversaire camouflé, reposé, est certainement prêt à nous accueillir. Malgré tout, ce 5 avril, les unités de la demi-brigade s'emparent du Mont-Froid, de la pointe de Bellecombe et de la partie Nord du petit Mont-Cenis et s'accrochent à la petite et grande Tura. Les tirs de mes armes lourdes sont précieux pour l'appui des sections d'éclaireurs skieurs. Néanmoins les positions acquises ne peuvent être conservées sous les contre-attaques ennemies trop puissantes menées par des troupes fraîches. Le lieutenant-colonel Leray n'ayant plus de moyens de réserve se voit dans l'obligation d'ordonner notre repli dans la vallée pour éviter d'aggraver nos pertes. Les conditions hivernales effroyables sont en grande partie la cause de ce demi-échec. Vers le 20 avril, le repli germano-italien de la frontière est partout effectif. Les différents bataillons de toute la Division alpine vont alors pénétrer en Italie. La Compagnie Soty remonte la vallée de l'Arc jusqu'au village de Bessan puis emprunte un sentier qui nous permettra de franchir la frontière au col d’Arnès. Évidemment, nous conservons notre chargement habituel mais les munitions sont limitées au strict minimum et de plus nous gravissons les pentes de jour. Il n'y a rien de comparable avec l'opération nocturne du début du mois face au Mont- Froid. Renseignés sur le retrait adverse dans le Piémont, les esprits sont détendus. La victoire est à portée de main. Bientôt la fin de la guerre. Chacun s'interroge sur le rôle que nous allons tenir en Italie. Mailré ce contexte favorable, la fatigue des hommes est évidente. La montagne est une maîtresse exigeante. L'ascension est pénible. Pour l'exemple, il faut venir en aide à des garçons exténués et dont le moral fléchit vite. Il convient d'éviter la contagion de ce phénomène qui risquerait de clouer au sol toute la section. À l'approche du col d’Arnès, lorsque l'effort parait surhumain pour certains, je soulage le chasseur Piquelet qui n'est plus qu'un automate titubant et prêt à rendre l'âme. Je le décharge de son fusil-mitrailleur ce qui représente 9 kg supplémentaires venant s’ajouter à mon propre fardeau. Malgré tout ce que cela me coûte, il le faut car les chasseurs voient le geste. Ce qu'ils ne voient peut-être pas c'est que ce faisant, j'ai posé mes gants dans la neige et qu'avant que j'ai eu le temps de les récupérer, un coup de vent les a emportés dans la pente. En cette fin de

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journée où le froid glacial revient brusquement, ce détail me vaut d'avoir en quelques minutes les doigts littéralement gelés. La descente du versant italien, en ce début de nuit, est pour moi un supplice. Parvenue au premier village, l'unité est aussitôt accueillie par un groupe d'hommes dont le maire. Alors que celui-ci et mon capitaine ne se comprennent pas, Soty fait appel à moi pour servir d'interprète. Très vite des locaux nous sont offerts pour le repos de la troupe et des cadres. L'état de mes mains est l'occasion d'une scène plutôt burlesque. Ainsi, pendant que je m'acquitte au mieux de mon rôle pour ces amabilités d'ordre pratique et considérations diverses sur la situation dans le secteur, un homme me frictionne énergiquement les mains dans une cuvette d'eau glacée. Ce remède m'arrache d'affreuses douleurs au fur et à mesure que mes doigts reprennent vie. Un docteur dépêché le lendemain matin me conseille de porter des moufles pendant une semaine, malgré la température clémente qui règne actuellement au Piémont. Les jours qui suivent voient la promenade victorieuse de l'unité qui, au grand ralenti se rapproche de Turin, située à moins de 50 kilomètres. Tout le long du parcours, nous sommes accompagnés par des officiers et notables Italiens, Tous les villages que nous traversons sont amplement pavoisés et nous voici accueillis par la population, toutes générations confondues, avec la chaleur latine due aux libérateurs. C'est l'allégresse comparable à celle rencontrée en Ardèche l'an dernier. Que de vins d'honneur à base de vermouth, de paroles de bienvenue. Je devrais dire de discours au cours desquels le fascisme est systématiquement fustigé et la fraternité franco-italienne érigée en vérité éternelle. En entendant ces propos, nous ne pouvons-nous empêcher de sourire ironiquement en pensant au coup de poignard de Mussolini en juin 1940 qui avait attaqué la France alors qu’elle était à genoux. Dans le même ordre d'idées, je ne peux oublier le traitement que, durant quelques jours, m'ont réservé mes gardiens à Draguignan. Ces geôliers sont les frères ou cousins de nos hôtes actuels si doucereux et même obséquieux. Quoi qu'il en soit, dans les localités où nous stationnons quelques jours, le scénario est toujours identique. Le maire suggère d'organiser un bal en l'honneur de nos troupes, et requiert à cette fin l'aval des autorités françaises, en l'occurrence, le capitaine Soty pour notre détachement. Il est évident que l'éclatement de tous les bataillons de la Division alpine, pénétrant en Italie tout le long de la frontière, engendre, à n'en pas douter, autant de festivités dans tous les villages piémontais situés sur les axes de déplacement. À propos, la guerre n'est pas terminée. Aussi faut-il demeurer vigilants contre les réactions possibles de la part d'éléments allemands ou fascistes italiens qui sont aux alentours de Turin, lesquels sentant leur fin proche seraient tentés de terminer leur guerre par quelque sursaut spectaculaire avant de mettre bas les armes.

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Dans ce Piémont qui est actuellement un grand verger fleuri, l'adversaire semble se replier vers ses frontières autrichiennes, emmenant les fascistes dans ses fourgons, tout en livrant combat s'il y est contraint. Aussi, nombreux sont les collaborateurs plus ou moins fascisants gui voient maintenant la population qui leur était acquise depuis l'avènement de Mussolini, il y a plus de vingt ans, prendre nettement parti contre eux. Par opportunisme beaucoup d'Italiens se livrent à la délation et même à l'intervention directe, de façon anarchique. Il existe aussi quelques noyaux de résistants actifs, vraiment antifascistes, organisés en maquis, qui se démasquent à notre approche. À défaut d'avoir analysé la situation avec un certain recul, tout ceci nous parait complexe et équivoque. Alors que nous apprécions à sa juste mesure l'accueil qui nous est réservé et que parallèlement à cela nous parvenons à dégager les éléments de la situation confuse dans ce pays, nous avons la surprise de voir venir à nous une jeune femme, belle brune d'environ vingt-cinq ans, se déclarant chef de maquis. Toujours en qualité de traducteur, je relève que ses maquisards sont stationnés près de Turin, au contact des Allemands. Elle nous convie à la suivre pour intervenir contre notre ennemi commun. Elle indique mener aussi une chasse effrénée envers ses congénères fascistes. Soty ayant des ordres précis quant aux limites territoriales à ne pas dépasser, ce qui explique notre piétinement, ne peut donner suite aux doléances de ce chef de maquis en robe. D'ailleurs, il nous est délicat de discerner la part de sincérité dans les déclarations volubiles de cette charmante créature. Comme pour soulager sa conscience, Soty me demande de lui préciser que de toute façon, les Américains qui sont les patrons en Italie nous interdisent formellement d'aller jusqu'à Turin. Ce qui est vrai. Depuis l'Automne dernier, dans notre secteur cisalpin, hormis l'opération du Mont-Cenis, rien de notable ne mérite d'être souligné. Cette relative quiétude nous a permis de suivre par les ondes ou la presse, ce qui est au centre de nos préoccupations à savoir l'évolution de la guerre dans le Monde. Enfin, à la fin du mois d'avril, les Forces allemandes capitulent sur le front Italien avant de devoir craquer partout ailleurs, sous peu. Dans cette flambée d'enthousiasme qui accompagne cet évènement ici au Piémont, nous apprenons t'exécution de Mussolini et de sa maitresse Clara Petacci par des partisans italiens lesquels pendront leurs victimes, à Milan.

Le retour en France et le défilé de la victoire

Cette capitulation met fin à notre présence en Italie gue nous quittons en convoi routier par Suze pour rallier Vallouise près de Briançon. Le retour en France est exécuté en plusieurs étapes. Nous nous attardons le long de la

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frontière afin que nous puissions mettre à profit notre passage sur ces lieux pour visiter quelques ouvrages fortifiés. Ces positions étaient encore récemment tenues par les Allemands. Pour l'essentiel, ces installations ont été aménagées sous l'ère fasciste avant 1939, lorsque l'Italie était notre ennemie potentielle puis déclarée. Carte d'état-major en main nous effectuons avec un réel intérêt le rapprochement entre la représentation du nivellement et de la planimétrie imprimés, et le terrain lui-même. L'étude des emplacements de ces blockhaus, nids de mitrailleuses, champs de mines est d'un intérêt certain sur le plan tactique. Pour moi, tout ceci est enrichissant. Quelques cadavres sont apparents dans un champ de mines. Je suppose qu'ils sont en évidence en raison de la fonte des neiges. L'arrivée à Vallouise n'est pas un évènement en soi. Nous sommes installés dans des granges pour le repos et quelques maisons pour les magasins et bureaux d'unités. Nous avons durant quelques jours un emploi du temps de remise en ordre matérielle. Le programme d'entrainement physique et d’exercices divers retrouve son rythme traditionnel. C'est dans ce village alpestre que j'apprends la prise du nid d'aigle d'Hitler par les troupes de Leclerc à Berchtesgaden, ainsi que la signature de la capitulation de l’Allemagne nazie à Reims le 7 mai et le lendemain à Berlin en présence du général de Lattre. C'est du délire !! Cet évènement auquel la France est associée aux vainqueurs, est ressenti avec beaucoup de fierté par les civils et militaires. Cette euphorie n’est pas étrangère aux idylles qui se nouent ici comme dans toutes les localités où les militaires séjournent quelque temps. Mais bien vite le bataillon est polarisé vers la préparation du grand défilé de la victoire à Paris, le 14 Juillet. Il subsiste néanmoins une inconnue de taille, Quel sera l'effectif des participants ? Pour moi, comme pour les autres, c'est un grand évènement que nous voulons vivre. Cette éventualité me permettrait de découvrir notre capitale. Je la vois personnalisée par la Tour Eiffel, le métro et Notre-Dame. Le reste demeure très nébuleux dans mon esprit. À la vérité, je ne m'en suis jamais approché plus près qu'en mai 1940 lors de l'exode en transitant par la gare de triage de Villeneuve-Saint-Georges. Secrètement chacun se fait une joie, un honneur de pouvoir figurer à ce premier défilé depuis la fin de la guerre, au milieu de cette foule parisienne qui aura à cœur de fêter son Armée, ses petits soldats. Certes, tous les Corps de l'Armée aimeraient être désignés pour cette manifestation qui promet d'être grandiose. Or, jusqu'au dernier moment, nous sommes tenus en haleine et ne savons aucunement comment sera représentée la Division alpine. Dans cette attente, toutes les énergies sont tendues vers l’entraînement à ce défilé par six ou douze de front. Début Juillet, les détails afférents aux effectifs nous sont fournis. En principe, chaque bataillon aura l'honneur d'aller à Paris, mais avec un volume n'excédant pas une

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compagnie, Ceci signifie en clair qu'un cinquième seulement des chasseurs sera de la fête. À mon petit échelon de sergent, j'ignore comment cette sélection est opérée mais suis comblé de joie d'être parmi les partants. Les hommes retenus sont regroupés pour constituer une compagnie de 144 soit un carré de 12 de front sur autant en profondeur. Durant une semaine, avant l'embarquement en train, les exercices avec fanfare sont menés jusqu'à l'obtention de la perfection. J'ai l'honneur d'être l'homme de base de ce bloc, porte fanion du Bataillon. C’est une gageure à laquelle je ne me serais jamais risqué. Nous rallions la ville Lumière par voie ferrée, trois jours avant ce défilé tant attendu et que nous appréhendons tous. Nous sommes logés dans la caserne Clignancourt. Les exercices avec fanfare, à la « cadence chasseur », repré- sentent l'essentiel de nos activités et captent toutes nos énergies. Nous prenons conscience des problèmes créés par notre cadence plus rapide que celle de l'infanterie normale et à fortiori du rythme lent de la Légion étrangère. Ainsi, le 14 juillet il nous faudra parfois stopper lorsque nous arriverons sur les talons des unités plus lentes nous précédant. Les reconnaissances effectuées par les officiers déterminent les points d'arrêts le long du parcours afin d'éviter le système d'accordéon et surtout d'être assurés de nous présenter devant la tribune présidentielle avec une distance suffisante sur les gens nous devançant pour nous permettre de défiler gaillardement, sans frein, à notre cadence enlevée par la fanfare des chasseurs. La veille de cette manifestation patriotique chacun peaufine les plis de sa tenue, astique les boutons argentés du blouson, fait reluire les chaussures, passe chez le coiffeur s'il y a lieu. Chaque gradé à son échelon, veille avec rigueur à la perfection de la tenue de ses hommes. Enfin, le grand jour est arrivé. Nous voici sur la belle avenue, dans le créneau réservé à l'unité et marqué sur le macadam. Évidemment nous sommes en place avec une avance confortable sur l'horaire. Chacun a son petit chiffon en poche pour essuyer le dernier grain de poussière sur les chaussures. Quelques mouvements d'alignement et de maniement d'armes nous tiennent sous pression. Et voilà, le flot des unités se met en mouvement. C'est parti. Tout le long de l'itinéraire emprunté, la foule s'agglutine en une double haie dense et colorée applaudissant, criant, gesticulant. Sur les balcons, dans les arbres; les curieux demeurent ainsi pour mieux voir. Je me demande si tous les défilés à Paris obtiennent toujours le même succès. Je n'ai jamais été aussi tendu, peut-être autant qu'au combat. Je me dois de faire face à mes responsabilités du moment. Je vais pendant des kilomètres devoir conserver le bon pas au son de la fanfare sans emballer ni ralentir le mouvement sinon je fais « boiter » toute la compagnie que je guide. Je n'ai d'yeux que pour les officiers marchant à quelques mètres devant notre premier rang et calque mon pas et le mouvement des bras sur les

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leurs. Je ne vois rien sur les côtés. Comme il est de règle, les chasseurs dans le carré, adressent en criant s'il le faut, les remarques à leurs camarades qui les précèdent, spécialement au sujet de la tenue de l'arme sur l'épaule : croise, décroise, laisse plonger etc. Ainsi avec quelques arrêts, après avoir rattrapé les unités plus lentes, nous repartons de plus belle. Au passage devant la tribune officielle je concentre toute mon énergie pour être parfait, avoir l'allure virile, le pas scandé, assurer le balancement des bras à la bonne hauteur, garder la tête haute sans être tenté de regarder la ligne blanche tracée au sol. Au milieu de ce bloc humain dans la tribune, je discerne, fugitivement, sur le devant, la stature altière du général de Gaulle, chef du Gouvernement provisoire de la République restaurée. Comme beaucoup certainement, je suis à l'instant, traversé par un grand frisson. J’ai enfin vu le guide entendu à la radio et dans le sillage duquel j'ai tout fait pour rejoindre la France combattante. Je dois dire que c'était en grande partie pour voir cet homme que j'étais heureux de venir défiler.

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