FEMMES d'hier et de demain d'ici et d'ailleurs DU MÊME AUTEUR

A Première Vue, (couronné par l'Académie Française), Plon. Le Grand Docteur Blanc (Albert Schweitzer), La Table Ronde. Avec les Rois du Nord, La Table Ronde. Les Jésuites en Extrême-Orient, La Table Ronde. La Caravane Noire, (Prix Gilbert Maroger), Le Sillage. Un Ecrin en Forme de Cœur, Alsatia. La Mystérieuse Compagnie, Pierre Horay. Les Sociétés Secrètes Féminines, Productions de . On peut apporter son Ame, Guy Victor. Victoire sur la Solitude, (en collaboration avec Catherine Valabrègue), La Table Ronde.

A Paraître : La Roumanie, Editions Rencontre. Religieuses de Notre Temps, qui êtes-vous ? Editions de Gigord. Kawanga des Glaces (Préface de Paul-Emile Victor), Editions Ma- gnard. MARIANNE MONESTIER

FEMMES d'hier et de demain, d'ici et d'ailleurs

PLON © Librairie Plon, 1967. Mary Chalin Tchang : — ... Alors, mon Père, il y a trois formes de bonheur ? Le Père Teilhard de Chardin : — Absolument. Un bonheur de Tranquillité, Un bonheur de Plaisir, Un bonheur de Croissance. Pas d'ennui, pas de risques, pas d'effort, l'un. Le but de la vie est de profiter, de s'étaler comme la feuille au soleil, l'autre. Et enfin, le troisième, où, sans chercher le bonheur, l'ardent trouve inévitablement la joie.

Je tiens à remercier ici les services culturels des Ambas sades du Chili, de Grande-Bretagne, de Norvège, de Suède, des U.S.A., de -U.R.S.S. pour l'aide pré- cieuse qu'ils m'ont accordée. M. M.

Première Partie

RENCONTRES ET SOUVENIRS

La vie se révèle souvent comme un extraordinaire auteur de roman-feuilleton. A l'occasion, elle a du talent. Les hasards, les enchaînements de faits, les impul- sions dont elle émaille certaines existences, l'imagina- tion avec laquelle elle en compose les anecdotes en sont autant de preuves. Lorsqu'il s'agit de femmes, il semble qu'elle tienne à se surpasser elle-même et qu'elle marque, à tisser le fil de leurs jours, un regain de sollicitude. Il serait ridicule de prétendre englober au cours d'un seul ouvrage celles qui, à travers le temps et l'espace, ont apporté leur contribution à l'histoire de l'humanité ou simplement à l'histoire de la femme. Fort heureusement, le récit de leurs exploits, de leurs aventures de leur courage, de leur ténacité, de leur tendresse, aussi, peut occuper une bibliothèque entière à elles consacrée, ainsi, d'ailleurs, que l'a démontré, à la fin du siècle dernier, Marguerite Durand, fondatrice de La Fronde, le premier grand quotidien féministe, et créatrice de la bibliothèque qui porte son nom. Située place du Panthéon, elle renferme une véritable mine d'archives, de documents, d'ouvrages sur le féminisme. Or une bibliothèque elle-même peut demeurer incom- plète. Le récit de l'évolution spectaculaire du xxe siècle entre autres, et de tout ce qu'elle a engendré dans les domaines les plus divers, en déborde le cadre. Bouillon- nement dont les femmes peuvent, à juste titre, reven- diquer leur part, puisqu'il leur a permis, à tous les échelons de la société, dans les cinq continents, d'appor- ter la preuve de leur capacité et de leur efficience. Celles dont je vais évoquer le souvenir ou tracer le portrait ont traversé ma route à un moment donné, d'une manière ou d'une autre. Évidemment, je n'ai pas rencontré la Reine de Saba, mais j'ai eu à m'occuper d'elle sur les ondes et, si je n'ai pas connu davantage Christine Coillard ou Maria Deraismes, elles ne s'en sont pas moins trouvées à un croisement de ma vie professionnelle. Par contre, les autres m'ont livré quelque chose d'elles et c'est ce « quelque chose » souvent fugitif, mais toujours précieux, que je me suis efforcée de restituer ici. Si j'ai omis délibérément de parler des femmes face à la guerre, qu'il s'agisse d'une Louise de Bettignies, d'une Danielle Casanova, d'une Marie-Hélène Lefau- cheux, d'une Madeleine Braun, d'une Éliane Brault, d'une Simone Saint-Clair, d'une Valérie André ; des amazones chevauchant dans un passé lointain ou des femmes des camps de la mort et de la Résistance, c'est que je leur ai donné rendez-vous dans un prochain ouvrage. FEMME ÉTERNELLE...

L'idée d'amour et celle de beauté pour chaque femme qui a lu la Bible — et souvent même pour celle qui ne l'a pas fait — demeurent attachées au personnage de la reine de Saba. Le Cantique des Cantiques reste le plus brûlant hom- mage rendu à la féminité. Il dit que l'amour existe, que la ferveur existe, que la fidélité existe. Chacune se sent concernée et revalorisée. Mais la reine Balkis n'est pas uniquement cette créa- ture mystérieuse et fascinante qui va conquérir Salomon et le bouleverser à jamais. Elle est aussi la première femme chef d'entreprise. Elle organisa, en somme, le premier trust et en tint les rênes avec maestria. Pour la façon magistrale dont elle a su mener de front la passion et les affaires, elle est un modèle dont peuvent valablement s'inspirer les femmes du vingtième siècle. En ce temps-là, dans une ville appelée Saba, vivait une reine de race noire. En ce temps-là, dans un lieu nommé Jérusalem, le roi le plus puissant et le plus juste de son époque recevait, des envoyés qu'il avait expédiés vers le Sud, un récit étrange concernant une souveraine dont, jusque-là, on n'avait, du moins en Judée, jamais entendu parler. En revanche, il n'était question, aux quatre coins de l'univers, que du temple magnifique que ce roi venait de faire édifier. La reine noire était Balkis, reine de Saba. Le roi puissant et sage, Salomon, fils de David. Et voici, en substance, ce que racontaient les envoyés qui revenaient du sud. « Le Royaume de Saba est un diamant au front de la Terre. Balkis, qui le gouverne, se fait admirer de tous par la capacité dont elle fait preuve et par l'esprit de justice qui l'anime. Ses ministres la craignent et la respectent. Le peuple l'aime. » Intrigué autant que séduit par ce petit discours, Salomon décida qu'il verrait ce phénomène sans pareil. Il envoya ses ambassadeurs à cette reine surprenante. Ceux-ci étaient chargés de formuler une invitation et d'offrir de nombreux et magnifiques présents. Or Balkis, depuis longtemps déjà, se surprenait à rêver du roi des Hébreux que l'on disait si redoutable en sa tranquille et impavide majesté. C'était une femme longue et souple, chez qui l'intelli- gence parvenait à éclipser une beauté cependant parfaite. Dans ses voiles noirs tissés d'or, elle sentait le jasmin et le musc comme sa personne à la fois odorante et poivrée troublait les sens et retenait l'esprit. Telle était Balkis, en ce temps qui voyait s'épanouir à Jérusalem la plus grande gloire des siècles passés et à venir. Et Balkis, songeuse, prit la route de Judée. La cara- vane de ses serviteurs s'étirait sous le soleil ardent et, dans les nuits criblées d'étoiles, l'image alors imprécise, mais déjà troublante, de Salomon visitait la tente royale, dont la richesse incroyable, presque impudique, scintillait sous la pleine lune. Salomon possédait plus de mille femmes. Les plus belles esclaves du monde, les plus remarquables princesses, les plus lascives et les plus pures, avaient partagé sa couche. Le goût du plaisir s'estompant, elles devenaient pour lui une sorte de bétail sacré, susceptible d'en- gendrer des enfants mâles. Il imaginait mal la femme qui cheminait vers lui précédée d'une renommée dont il ne parvenait pas à assimiler le curieux mélange ; à la fois déesse et chef d'Etat, si peu femme et si pleinement féminine, elle obsédait sa pensée, agaçait son imagination. Enfin, elle possédait le marché des épices et cette suprématie représentait alors tous les terrains pétroli- fères du monde. Il était d'ailleurs indécent que cela soit, que ces mains de femme détiennent une telle richesse si magnifiquement exploitable. D'abord et avant tout, il convenait de mettre bon ordre à cela. Mais lorsque, aussi légère qu'un nuage, Balkis regarda Salomon effrontément, de ses longs yeux calmes et tranquilles, lorsqu'elle le salua en s'inclinant, dans sa gravité souriante, il sut que, de cet instant à jamais, son cœur se refermait sur cette femme. « Je suis noire, mais je suis belle. « C'est le soleil qui m'a bruni le teint. » Et pareillement, lorsque Salomon l'accueillit, au seuil du plus fantastique palais qui eût jamais été bâti, entouré de ses parents, de ses conseillers et de la multitude de ses serviteurs, la reine de Saba tressaillit. Au bout de ses doigts bruns, la fleur qu'elle respirait trembla. C'était une rose d'un rouge violent, presque noir. D'abord, ces amoureux, déjà brûlants, mais qui se reprochaient chacun de s'être laissé amollir par l'autre, passèrent le temps à rivaliser de sagesse et d'intelligence, en un duel exaspéré, d'où ne sortait jamais ni victoire, ni défaite. La reine de Saba posa alors des énigmes d'une difficulté réputée. Il les résolut en se jouant, et elle en conçut un mortel dépit. Puis, de l'Inde, du Tibet, de l'Orient et de l'Occident, les Mages les plus représentatifs des pays qui les envoyaient, les plus érudits, accoururent. Ce furent là, sans doute, les premières rencontres internationales. Seule femme, Balkis était présente et tous furent éblouis par la vivacité de ses reparties, la profondeur de sa pensée, l'étendue de ses connaissances. Irrité de ses sarcasmes, excédé de son ironie, Salomon se jura enfin d'atteindre en elle la femme qui se dérobait. Et ce que l'or, les pierreries, ce que la science, ce que la gloire et la grandeur n'avaient pu réussir, l'amour simple, l'amour bête, l'amour banal, l'amour merveilleux, le réalisa. Cette cavale sauvage dont nul cavalier si habile fût-il n'avait jusque-là eu raison, soudain révélée à elle-même, oublia le Roi pour ne plus considérer que l'amant passionné qui l'entraînait au pied des oliviers, la bouche sur la bouche, dans une senteur d'eucalyptus. Des jours passèrent encore. Comme une flamme dévorante, l'amour les traversait, leur faisant une bles- sure que le temps lui-même, guérisseur incorruptible, ne refermerait pas. L'esprit, la chair et l'âme se trouvaient également engagés. Pépiantes et ravissantes, les femmes de Salomon et ses innombrables concubines remplissaient le harem de leur indignation et de leur jalousie. Inquiets et croassants, les ministres jabotaient, étreints de fâcheux pressentiments. Ceux du roi Salomon et ceux de la reine Balkis, clans ennemis, provisoirement unis par l'inquiétude. « Il ne pense plus aux épices », murmuraient les uns. « Ne se laissera-t-elle pas arracher la suprématie du marché ? » marmonnaient les autres. Car enfin, ces épices, là était la question ! Ni l'un, ni l'autre n'y pensait plus. Ils avaient tant à faire à se regarder dans les yeux... jusqu'au jour où, tout absorbés qu'ils étaient par cette ravissante occupation, ils comprirent soudain que le temps de la séparation était venu. Oppressés et malheureux, tout d'abord ils se refusèrent à l'admettre. Puis, soudain, le maléfice des réalités implacables les atteignit et, brutalement, les réveilla. Et leur bonheur fut sur le point de s'émietter dans l'ombre menaçante des trônes. La cannelle et les clous de girofle redevenaient d'une brûlante actualité. Le pouvoir mit en péril l'amour. L'hiver ensommeille la sève : il ne la tarit pas. Peut- être, Salomon et Balkis durent-ils à la rigueur qui les dressa, conscients de leur mission et de leurs respon- sabilités, l'un contre l'autre un instant, au-delà d'eux- mêmes, de demeurer eux-mêmes ? Peut-être, cet éloi- gnement provisoire devait-il parachever leur indes- tructible unité. Balkis garda les épices, mais Salomon garda Balkis. Elle ne quitta pas la Judée seule, et le fils du roi régna plus tard sur le royaume de Saba. On dit encore que chaque mois, désormais, Salomon rendit visite à la reine qu'il avait secrètement épousée avant de la laisser repartir chez elle ; que lorsque son fils fut d'âge à recevoir ses enseignements, il le fit oindre au temple, et que c'est ainsi que le judaïsme fut introduit en Ethiopie.

LA DAME DU SQUARE

C'est en me rendant chez Suzanne Fournier, à laquelle me lie une ancienne et chère amitié, que j'ai fait connais- sance, il y aura vingt ans bientôt, avec le socle portant l'inscription que voici :

Maria Deraismes, 1828-1894. Philosophe — Orateur éminent — Femme de lettres. Première Présidente de la Société pour l'Amélioration du Sort de la Femme, et la Revendication de ses Droits.

Il fait face à celui de Jean Leclaire, dont les divers mérites furent de substituer, en 1844, le blanc de zinc au blanc de céruse « pour préserver la santé de ses ouvriers » et de s'être montré novateur en matière de Secours Mutuel et de participation du personnel aux bénéfices. Socles l'un et l'autre décapités de leur statue de bronze par les Allemands, mais qui n'en continuent pas moins, en leur fâcheuse mutilation, de rappeler aux pigeons, aux enfants, aux amoureux, et aux vieilles gens occupants majoritaires de ce square du XVII arrondissement deux noms qui, à des titres divers, illustrèrent la philanthropie, celle-ci étant, comme le définit le dictionnaire : l'amour de l'humanité. Socles qui portent témoignage aujourd'hui, en vain, dans la verdure des allées et des pelouses traversées d'ombre et de soleil, transformées en désert d'indiffé- rence. Et pourtant, ce n'est ni par hasard, ni par protection que Maria Deraismes est la seule féministe qui ait sa statue à Paris. La rue qui encadre le square, parallèlement à la rue Jean Leclaire, s'appelle tout naturellement la rue Maria Deraismes, mais ici rien d'inédit, d'autres femmes, à titres divers ont obtenu le même hommage. Hommage, d'ailleurs, tout relatif : qui connaît le visage caché par une plaque indicatrice ? Les générations se succèdent et le souvenir se voile jusqu'à s'évanouir dans le brouillard, comme une crête de montagne qu'effacent les nuages dans les crépuscules d'hiver. On ne connaît guère de Maria Deraismes qu'un portrait officiel. On l'y voit empâtée, guindée dans sa robe de femme qui a mal vieilli, ressemblant d'une manière navrante à toute bourgeoise de son époque ayant dépassé la cinquantaine. Seul, le large cordon maçonnique dont elle est décorée rappelle qu'elle ne fut pas une femme quelconque et l'autorité dont elle jouit, non pas seulement en ce domaine particulier, mais en bien d'autres. Par contre, sur un autre portrait d'elle peu connu, il en va différemment. C'est celui d'une mince jeune femme brune aux cheveux abondants, aux yeux pro- fonds et écartés, à la bouche fine et intelligente. Le cou est dégagé, le visage arrondi ; le méplat des joues lui confère de la grâce. Elle porte une robe foncée, garnie au décolleté et au ras des manches d'une large bande brodée. Et surtout, il y a le chapeau. C'est celui d'une jeune femme triomphante, désireuse de plaire, d'affirmer sa jeunesse. Il est sombre, à bord souple. Sur le devant, s'épanouit une grande fleur de laquelle part, en s'enroulant sur la calotte, une plume claire qui va retomber légèrement sur la nuque. Ce visage est bien celui de la créature étonnante qui envoûta Paris, se battit comme une lionne pour un avenir meilleur de la condition féminine et révolutionna la Franc-Maçonnerie traditionnelle Ce dernier aspect du combat mené par Maria Deraismes fut étroitement lié à son action en faveur d'une égalité des droits de la femme et de l'homme. Mais qui était donc réellement Maria Deraismes, la Dame du Square ? Maria Deraismes, plus exactement Marie-Adélaïde Deraismes, naquit rue Saint-Denis, à Paris. Elle était la seconde fille de François Deraismes et d'Anne Soleil. Une première fille, Anne-Marie, était née de ce mariage sept ans plus tôt. François Deraismes représentait, à cette époque, une lignée de commissionnaires en marchandises qui, de père en fils, par une sage gestion au service d'un travail ininterrompu. avait constitué une solide fortune et crée une firme importante. « La meilleure société pari- sienne fréquentait le salon de Madame François Derais- mes », écrit Éliane Brault. François avait succédé à son père, comme celui-ci avait succédé au sien. Mais le cycle s'arrêterait là : Maria le fermait ; lorsqu'il mourut, en 1852, aucun gar- çon ne lui était né. C'est fort probablement à la déception ressentie par ce père de n'avoir pas de fils que Maria dut une culture hors des usages du temps où elle vivait et du milieu bourgeois auquel elle appartenait. Avide de connaissance, elle adhéra avec enthousiasme à un style d'éducation correspondant aux tendances de plus en plus affirmées de son caractère. De nos jours, elle eût, sans nul doute, accompli une brillante carrière universitaire. Mais, au début du XIX siè- cle, aucune possibilité dans ce sens ne lui était offerte. Par ailleurs, les loisirs de François Deraismes absorbé par la direction d'une affaire très lourde, ne lui permet- taient pas de se pencher avec beaucoup d'efficacité sur la vie intellectuelle de sa fille cadette. Ainsi, Maria se trouva-t-elle livrée à son inspiration. Cette ins- piration où l'ardeur se teintait de fantaisie, la conduisit aux études les plus diverses : outre des études classiques fort ordonnées, parce que considérées par elle comme la base indispensable de toute formation, elle s'atta- qua à la musique, à la littérature, à la peinture tout en manifestant une curiosité poussée pour l'étude des textes bibliques, les langues orientales, le grec et le latin. Toute la famille Deraismes, et plus particu- lièrement Anna, l'aînée, qui la chérissait tendrement, l'encourageait avec admiration dans ses tentatives diverses. Elle n'avait pas douze ans lorsqu'elle révéla, entre autres penchants, des aptitudes pour l'art oratoire. Dans la propriété des Mathurins, près de Pontoise, où les Deraismes passaient l'été, Maria transformait en tribune le kiosque du parc, adressant à une foule ima- ginaire de longs et doctes discours. C'est le temps où, à des milliers de kilomètres, a lieu le premier meeting pour les Droits de la Femme, à Seneca Falls, dans l'Etat de New York. Il est présidé par Élizabeth Cady Stanton, femme d'intérieur accom- plie, mère de sept enfants. La petite fille qui s'essaye à l'éloquence sous les om- brages des Mathurins ignore encore combien elle est concernée par ces femmes lointaines qu'elle va rejoindre un jour pour devenir l'une des plus remarquables d'entre elles. Un peu plus tard, François Deraismes découvre chez sa fille Maria un certain talent pour le dessin ; il lui fait suivre, passant outre aux préjugés de son époque, les cours d'un atelier réputé. Après quoi, il disparaît de ce monde. Sa sœur aînée mariée, Maria reste seule avec sa mère au foyer familial. Elle s'adonne alors avec fougue à la peinture guidée, d'abord, par le peintre belge Cartier, puis sous la direction de Léon Cognet. Une grave et longue maladie dont elle guérira « malgré les soins de vingt-deux médecins » interrompt provisoirement cette activité. Peu après, veuve à son tour, et sans enfants, Anna revient vivre auprès de sa mère et de sa jeune sœur. Le salon des Deraismes n'a pas cessé d'être assidûment fréquenté. Il y règne traditionnellement un esprit répu- blicain que l'éloquence et l'intelligence de Maria servent avec conviction. Le temps passe. Maria a trente-trois ans lorsque survient la mort de sa mère. Après quelques essais décevants comme auteur dramatique, avec des pièces qui ne rencontrent pas de succès, elle choisit définitivement sa véritable voie : défendre les femmes, maintenues socialement en état d'infériorité. Elle se tourne vers le monde des ouvrières, des em- ployées, et elle leur apporte son appui ; vers les prosti- tuées dont, la misère aidant, le nombre grandit chaque jour dans des proportions inquiétantes. Elle rencontre Jenny d'Héricourt qui vient de réfuter avec éclat les attaques de Proudhon contre l'émancipation des femmes dans La Pornocratie ou les Femmes dans les Temps Modernes, qui vient de paraître. Le ton général en est celui des quelques lignes suivantes extraites du chapitre traitant des femmes émancipées : « Vous nous déplai- sez ainsi : nous vous trouvons laides, bêtes, veni- meuses. Qu'avez-vous à répliquer à cela ? A qui vous souciez-vous de plaire ? Au bouc des sorcières ? A Belphégor ? A vos king-charles ? Faites donc. et quand la pudeur sera revenue aux mâles, ils vous noieront avec vos amants dans une mare. « On n'intervertit pas les attributions, on ne change pas son sexe. L'homme qui le fait devient ignoble, misérable, impur. La femme qui le fait devient laide, folle, catin, guenon... » On n'est pas plus gracieux ! A Jenny d'Héricourt sont venues se joindre Léonie Champeix, veuve d'un journaliste libéral, puis , Pauline Kergomard, qui va « inventer » l'École Maternelle et mettre en place les premières d'entre elles ; Jeanne Deroin, restée célèbre par sa candidature aux élections législatives de 1849 (elle ne devait naturel- lement pas aboutir !) et sa querelle avec Proudhon (elle aussi !) Il ne concevait pas plus « une femme législateur qu'un homme nourrice ». Par la voix de la presse elle lui avait répondu : « Quels sont les organes qui per- mettent à un homme d'être législateur ? Si la Nature est aussi positive à cet égard que vous le supposez, vous ne craindrez pas plus notre concurrence à l'Assemblée Législative que nous ne craindrons la vôtre au bureau des nourrices ! » Parmi celles qui collaborent avec Maria et aux côtés de qui elle œuvre, il y a aussi , qui, avec Joséphine André, réussira à fonder le premier syndicat féminin des ouvrières de la couture. Elle sera rapporteur sur le travail des femmes en 1876 et obtien- dra la création immédiate de chambres syndicales ouvrières : il existe bien un syndicat de la couture, mais il est alors fermé aux femmes. A peu près dans le même temps, à Londres, malgré ses efforts, Flora Tristan se voit refuser par le Congrès de la Ligue Ouvrière d'aborder même la question du travail des femmes. Quant à Maria Deraismes, trouvant d'emblée la tona- lité désirable, après avoir écrit quelques articles récla- mant l'amélioration du sort de la femme, elle voit sa collaboration recherchée par plusieurs directeurs de journaux. Elle devient rapidement chroniqueuse attitrée du Grand Journal, de l'Époque, et du Nain Jaune. Elle y fait sensation. Si le style de ses livres n'est pas, littérairement, remarquable, celui de ses articles est excellent. Maria, à défaut d'autre génie, possède celui de la chaleur humaine et sa plume, lorsqu'il s'agit de traduire sa pensée, ne la trahit pas. Elle trouve dans la sincérité de ses convictions la force et le ton qui font accepter ses arguments. Elle possède au plus haut point le sens profond de l'équilibre et de la justice. Elle a l'instinct du rôle qui attend la femme dans un monde en évolution. Elle sait, parce qu'elle est sans orgueil et sans égoïsme, le prix des possibilités qui lui ont été offertes pour s'instruire, s'ouvrir au monde, épanouir sa per- sonnalité. Elle n'admet pas qu'il y ait là, désormais, matière à exception. A ses yeux largement ouverts sur la vie, ce n'est pas sa valeur qui l'a faite ce qu'elle est, mais les circonstances dont elle a bénéficié. Pour toutes les femmes, elle exige les mêmes possibilités. Elle franchit les frontières de son milieu bourgeois et celles, plus verrouillées encore, assignées à la femme qu'elle est ; bientôt toute une démocratie libérale se presse chez elle. Parmi les activités qu'elle a déployées au cours des dernières années, figure une série de conférences sur la condition de la femme, qu'elle a été invitée à faire au Grand Orient de France, rue Cadet. Prendre la parole en public est pour une femme, en ces années-là, proprement impensable. Maria Deraismes, bien décidée à s'imposer, est néanmoins trop intelligente pour prendre son auditoire de front. Elle cite Plaute et Térence avec l'assurance que donne une forte culture générale. Elle est belle, elle est élégante et elle possède une énorme fortune. A une époque où une femme de chambre reçoit des gages de cinq à quinze francs par mois, où une ouvrière dépense de trente à trente-cinq centimes par jour, alors qu'un homme peut prétendre à une cer- taine aisance avec une situation de huit cents francs par an, Maria Deraismes dispose, elle, d'un revenu mensuel de soixante-quinze mille francs, soit environ sept millions d'anciens francs. Elle peut, en toute tranquillité d'esprit, exprimer ce qu'elle pense, sans se soucier de savoir si cela plaira ou non. Cela plaît terriblement. Mêlant l'humour à la férocité, mais attentive à mesu- rer ses expressions, elle fustige une société qui a instauré le règne de l'argent à quelque prix que cela puisse être. « L'honnêteté, dit-elle, est une lourde charge ; aussi l'a-t-on divisée en petites parts accessibles aux richesses morales de chacun... On agit en cela comme pour les charges d'agent de change; on est quart, huitième, seizième d'honnête homme, jusqu'à ce qu'on le soit juste assez pour ne pas être pendu... » Les compte-rendus de presse, au lendemain de sa première conférence, sont enthousiastes. On peut y lire : « Dans son fauteuil de conférencière ou debout à la tribune, elle est parfaitement à son aise et comme dans son élément, sachant ce qu'elle veut, ce qu'elle croit, animée d'un ardent désir de faire partager aux autres ses convic- tions généreuses et réfléchies. « La voix de Maria Deraismes est magnifique. Elle a autant d'autorité que de flexibilité ; les intonations les plus variées sont un jeu pour son larynx puissant et souple. Il y a quelque chose de touchant, de consolant dans cette persistance d'affirmation que rien ne décourage et qui s'en va avec une pieuse opiniâtreté cherchant toute raison d'espérer. » Éliane Brault, qui, sans doute, à l'heure actuelle, connaît le mieux le personnage et la vie de Maria De- raismes, constate que « chaque conférence marque un progrès de style sur la précédente. La prose de Maria s'épure, s'amplifie et, certaines formes mises à part qui sont dues à l'époque, elles pourraient être écrites actuellement. Son talent, sa ferveur, le rayonnement qu'elle dégage lui valent de durables concours. Ses amis les plus fidèles, ses supporters les plus ardents comptent désormais de nombreux francs-maçons. Ceci s'explique par le double fait que Maria Deraismes a des idées avancées qui s'iden- tifient aux leurs, qu'ils sont les partisans farouches de la laïcité et, en majorité, les défenseurs d'une promotion féminine. Le temps est loin où les loges d'adoption recevaient en leur sein la marquise de Fléchin, la comtesse de La Valette, la princesse de Horne, la comtesse Dupetit- Thouars, pour ne citer qu'elles et où, sous l'égide du duc de Chartres, les partisans de la famille d'Orléans entraient en rangs serrés dans l'Obédience. Les duchesses de Chartres, de Bourbon, la princesse de Lamballe y accédaient à la charge de Grande-Maîtresse précédant à ce poste l'impératrice Joséphine de Beauharnais. Les futures maçonnes que Maria Deraismes groupera un jour autour d'elle s'appelleront Louise Michel, Clémence Royer, Anne Becquet de Vienne... Toutes luttent pour l'émancipation féminine et lui ont payé, ou lui payeront, un tribut. Maria croit en une vie spirituelle, en des valeurs spirituelles. Mais le courant ascendant est anticlérical. Elle est entraînée par lui et elle fend les flots sans dévier de la route qu'elle s'est tracée. C'est le temps d'une révolution aussi spectaculaire que celle de 89. Elle en est, d'ailleurs, la suite logique et tumultueuse. Les amis de Maria Deraismes portent des noms qui claquent sur Paris comme autant d'étendards d'une nouvelle Fronde, mais une Fronde qui ne sera pas jugu- lée : Ce sont Emile de Girardin, qui vient d'acheter La Liberté au baron Brisset et dont on dit « Avant minuit, il a soixante ans bien sonnés, mais vers minuit il en a quarante à peine, » Léon Richer et Georges Martin ; ce sont encore José-Maria de Hérédia, Laisant, Alexan- dre Weil, Tony Revillon, Hamel, Naquet, qui fera voter la loi sur le divorce, Francisque Sarcey, Camille Flam- marion, Jules Claretie. Victor Hugo, Germain Case, Henri Deschanel et bien d'autres. Le moment n'est pas encore où la tolérance reprendra possession des Loges, où l'on verra le R. P. Riquet reçu à Laval par un atelier de la Grande Loge, il est vrai, et non du Grand-Orient demeuré fidèle à une plus stricte neutralité en matière religieuse. Dans certains ateliers féminins on trouvera des protestantes, des juives pratiquantes. Des rosicruciennes qui se veulent chré- tiennes arboreront à leur cou, en toute liberté, une croix. En cette fin du dix-neuvième siècle, le vent du socia- lisme souffle en rafale ; les idées à l'ordre du jour sont révolutionnaires ; quelques années plus tard, elles sorti- ront triomphalement de leur gangue et chacun trouvera normal, et souhaitable, que les enfants fréquentent les lycées, que l'instruction des filles s'aligne sur celle des garçons. En Angleterre, par une évolution semblable, les lea- ders de l'émancipation féminine connaissent des doutes, claquent la porte à une religion qui semble se momifier chaque heure davantage par opposition au monde en marche. Ce ne sont pas les valeurs spirituelles qui sont en jeu, mais l'application qui en est faite. Une fois de plus, en ce domaine comme en tant d'autres, ce sont les hommes et non les institutions qui connaissent une faillite partielle. Harriet Martineau, Annie Besant en Angleterre, par exemple, Clémence Royer en France, élevées dans le respect d'une certaine discipline religieuse, vont se sentir ébranlées, souvent douloureusement, par les contradictions où leur conscience est plongée. C'est ainsi, sans doute, que des femmes, à l'avant-garde du féminisme et qui veulent agir efficacement pour le triomphe de la cause qu'elles ont choisi de défendre, vont dériver vers divers groupements mi-philosophiques, mi-ésotérique, où s'il arrive qu'on ne les encourage pas, on respecte du moins leur croisade sans leur jeter aucune sorte d'anathème. Dans la plupart des ouvrages qui mentionnent leur influence, on signale de quelques lignes un intérêt, une appartenance, sans approfondir tout ce qu'ils renferment de mysticisme qui s'attarde. Clémence Royer est née d'une famille légitimiste et très religieuse. Philosophe, économiste, physicienne et naturaliste qui fait autorité, elle partage, en 1862, avec Proudhon (qui ne dut pas en être autrement flatté) un prix pour sa Théorie de l'Impôt ou de la Dime sociale. Elle traduit L'Origine des Espèces, de Darwin qui paraît avec une préface au cours de laquelle, elle s'écrie avec véhémence : « Je ne me laisserai jamais mettre en bouteille, je ferai sauter le bouchon ! » Elle adhérera à la Franc-Maçonnerie, alors bastion du rationalisme, mais dont le passé et les loges anglaises ou allemandes affirment le caractère symbolique et ésotérique. Harriet Martineau, à la même époque, à peu de chose près, traduit en anglais la philosophie d'Auguste Comte en la condensant. Il lui écrira : « L'immense majorité doit préférer la lecture habituelle de votre admirable condensation qui vient pleinement réaliser un vœu que j'avais formé depuis dix ans ». Auguste Comte, le plus aventureux, le plus extra- vagant en matière ésotérique, des théoriciens de son temps ! Annie Besant, à l'extrême pointe du combat pour l'émancipation des femmes, séparée de ses enfants, traînée en justice, va succéder à Hélène Blavatsky à la présidence de la Société de Théosophie. En un mot, ce sont moins le catholicisme et le protes- tantisme qui sont répudiés que leurs apparences. Les féministes se voient acculées à ce marché inaccep- table : avancer et se mettre au ban de la tradition et de la société qui est la leur, ou se soumettre, et tourner le dos à l'avenir. Certes, des catholiques, des protestantes vont se joindre à elles, œuvrer plus d'une fois dans le même sens, défricher à leur côté la même terre, mais elles en sont encore à observer une ligne si rigoureusement doctri- nale qu'elles ne pourront opérer qu'une marche paral- lèle sans effet déterminant pour l'ensemble des femmes, du moins à courte échéance. Cependant, au sein du Grand-Orient, le problème de l'émancipation de la femme est admis comme l'un des principes vitaux de la vie sociale. L'opportunité d'ouvrir les ateliers au sexe féminin continue de s'y discuter, avec toutefois une majorité d'opposants. Outre la tradition, que certains brandissent en même temps que la Constitution d'Anderson, ces opposants affectent de considérer Maria Deraismes, comme une sorte de monstre-féminin, absolument différent, dans son essence même, de l'ensemble des autres femmes. Un journaliste, grand ami de Maria et Vénérable Maître d'une Loge, Léon Richer, promoteur de la lutte pour l'admission des femmes dans la Franc-Maçonnerie, poursuit le combat depuis 1850. Ceci non seulement à l 'intérieur de l'Ordre, mais également à l'extérieur, « afin de faire sortir la femme, par tous les moyens légaux, de la condition d'infériorité où l'ont placée les codes de tous les temps : infériorité contraire au droit, à la justice, au progrès et à l'honneur. » En 1867, Léon Richer, en association avec Maria Deraismes, fonde un journal, Le Droit des Femmes. Mais que les femmes puissent revendiquer des droits est encore infiniment éloigné des conceptions gouvernemen- tales. Contrainte de changer de titre, la publication devient L'Avenir des Femmes, ce qui rend un tout autre son. Puis, la chute de Mac-Mahon permet enfin à Richer et à Maria Deraismes d'intituler leur journal comme bon leur semble. Dès la création du Droit des Femmes, Maria Deraismes en est la principale collaboratrice ; elle y traite des pro- blèmes qui lui sont chers avec le même bonheur que précédemment à travers la presse de ses débuts. On trouve aussi dans les colonnes de l' Avenir des Femmes, puis du Droit des Femmes, la signature des compagnes qui entouraient déjà Maria Deraismes aux premiers jours de son entrée dans la vie publique : Hubertine Auclert, par exemple, qui vient de dévelop- per avec ardeur ses théories féministes au Congrès Socia- liste de Marseille et créera La Citoyenne, hebdoma- daire qui paraîtra pendant dix ans. C'est elle qui, en 1880, refusera de payer ses impôts, déclarant, dans une Lettre ouverte au Préfet de la Seine : « Puisque je n'ai pas le droit de contrôler l'emploi de mon argent, je ne veux plus en donner ». Sous le nom d'André Léo, se cache Léonie Champeix. La jeune Louise Michel y débute dans le journalisme. Enfin, le succès du journal s'affirmant, Léon Richer s'assure d'illustres collaborations masculines et bientôt Camille Flammarion, Jules Claretie, Francisque Sarcey, Victor Hugo répondent à son appel. Actuellement, Le Droit des Femmes poursuit, au 44 rue Blanche, à Paris, une action efficace pour la promotion féminine, édite des brochures du plus grand intérêt et ne cesse de prodiguer une information utile sur l'évolution sociale et politique des femmes à travers le monde ; il est dirigé par M Andrée Lehmann, avocate à la Cour, vice-présidente de l'Alliance Internationale des Femmes, Présidente de la Ligue pour le Droit des Femmes. Il compte dans son Comité d'Honneur des noms aussi divers que ceux de Germaine Poinsot- Chapuis, ancien ministre, Marcelle Devaud, Rachel Lem- pereur, Lucile Tinayre-Grenadier ou Germaine Bédier. En 1868, sur l'autre versant de la terre, le long du chemin de fer transcontinental, une population d'envi- ron cinq mille âmes s'est organisée sous le vocable de « Territoire du Wyoming ». Un événement d'une impor- tance extrême pour le féminisme va s'y dérouler. Dès sa première législature, l'Assemblée élue met à son ordre du jour la question du vote des femmes et celles-ci vont être admises à voter à partir de l'âge de trente ans. Vingt-sept ans plus tard, cent mille âmes peuplent le Wyoming ; on y verra des femmes accéder aux fonctions de Juge de Paix et, dès 1892, le poste de procureur général, fait jusque-là sans équivalence, sera confié à une femme. Cependant, en Europe, couve le conflit germano- français. 1870 ! C'est la guerre. Maria Deraismes, aidée de sa sœur Anna, installe une ambulance dans son immeuble de la rue Saint-Denis. Elle la subventionne de ses propres deniers et, sans répit, paye de sa personne. Une fois de plus, elle affirme cette faculté qu'elle possède au plus haut degré de trou- ver avec son interlocuteur, quel qu'il soit, un contact humain immédiat. Le 4 décembre, elle prend officiellement position pour la démocratie en adhérant au Comité Républicain de Saint-Malo. La conférence qui lui est demandée, le 14 décembre, dans cette ville, présidée par le sous-préfet, remporte un tel succès que le journal Le Phare de la Loire va réclamer à la conférencière une série d'articles. « Ceux qui virent arriver Maria, dit Eliane Brault, toute vêtue de noir, déclarèrent qu'elle leur était apparue comme la statue vivante de la France en deuil. » Elle aura toujours, par un génie qui lui est propre, au moment voulu, l'attitude, la toilette, les mots que l'on espère et que l'on attend. Grâce au talent qu'elle déploie, soit par la parole, soit par l'écriture, Maria Deraismes voit se multiplier les occasions d'exposer ses idées et de les défendre. Bien que les années, en passant, aient empâté sa silhouette et effacé l'image de la jeune femme au chapeau à fleur et à plume d'autruche. bien que sa coiffure et ses vête- ments ressemblent davantage à ceux d'une grande bourgeoise guindée qu'à ceux d'une femme à la pointe de la mode, le pouvoir de son regard gris demeure intact. Son autorité grandissante appuyant ses dons, multiplient les adhésions masculines à la cause qu'elle défend. C'est la force des femmes qui ont du caractère de pouvoir vieillir sans cesser d'être fascinantes. Cependant, lorsqu'on va proposer à Maria Deraismes de se porter candidate aux élections législatives, avec un sens aigu de ce qu'il est opportun de faire ou de ne pas faire, elle déclinera l'offre, motivant son refus par des argu- ments si sages, si lucides, qu'ils renforceront son prestige. « Certes, écrira-t-elle, depuis quinze ans, j'ai pris en main la cause des femmes, ensevelie après la révolution de 1848. J'ai, en toutes circonstances, demandé l'intégrité des droits féminins, aussi bien politiques que civils. Dès lors, le mouvement s'est généralisé. L'idée n'a cessé de marcher, elle est même parvenue jusqu'aux Chambres. Mais comme, malgré les progrès accomplis dans les esprits et dans les consciences, rien n'est encore changé dans la loi ; que le terme — français — employé dans le Code et les constitutions n'implique pas celui de française et qu'il l'exclut même en plus d'un cas ; qu'en conséquence ma candidature ne peut être qu'une candidature de protestation dont le résultat immanquable, même s'il y a succès, est l'invalidation, je refuse. « Cette tentative n'amènerait que des retards. Le temps est une matière trop précieuse et nous n'en disposons que dans une trop faible mesure pour que nous le prodiguions inconsidérément. « Une candidature dans de telles conditions a un carac- tère de réclame personnelle qui ne saurait me convenir. D'autre part, je suis trop républicaine, trop patriote pour ajouter aux difficultés inattendues qui se présentent un embarras nouveau. Je crois servir mieux la cause des femmes en refusant cette honorable proposition qu'en l'acceptant. J'ai promis en province mon concours actif et désintéressé dans le grand travail préparatoire des élections, je tiendrai ma parole. » Le 11 juillet 1870, Maria, sous l'impulsion de Léon Richer, organise et préside avec l'aide de la Ligue pour les Droits des Femmes le premier banquet féministe français. Il connaît une pleine réussite. De nombreuses personnalités parlementaires libérales et radicales y assistent. Victor Hugo, à cette occasion, enverra son adhésion avec cette phrase : « La femme qui ne vote pas ne compte pas ». Ce sera au cours de ce banquet que Maria donnera lecture d'un manifeste par lequel les femmes demandent aux Parlementaires de leur accorder les droits civils et politiques. Elle y inscrit cette phrase demeurée célèbre : « Pourquoi parlons-nous de nos droits et non de nos devoirs ? Parce que nos devoirs, on a pris soin de nous en pourvoir jusqu'à l'excès, personne ne nous les conteste. Ce que nous réclamons, c'est ce que nous n'avons pas... » Cependant, en dehors de l'action civique qu'elle a entreprise, Maria Deraismes poursuit un rêve secret qu'elle n'a cessé de caresser : l'admission des femmes au Grand-Orient de France. Elle s'emploie avec d'autant plus d'acharnement à le réaliser que la lutte s'annonce serrée. Certes, elle est soutenue dans ce combat encore très officieux par des hommes parmi les plus prestigieux de leur époque : hommes politiques, journalistes, écrivains, médecins, avocats. Pour elle, c'est l'une des meilleures façons d'oeuvrer efficacement à la formation féminine d'une élite laïque et républicaine. En Allemagne, en Belgique, en Angleterre, de nom- breuses écoles laïques de filles ont été organisées. En France, on en a créé un certain nombre dans les dernières années de l'Empire, sous le nom d'écoles profes- sionnelles. Mais ce sont des œuvres privées et la masse n'afflue pas. Victor Duruy, en 1867, a essayé en vain d'organiser un enseignement d'Etat dans cette perspective. Il faudra attendre le 15 décembre 1879 pour qu'un projet de loi soit présenté par Camille Sée, professeur à l'Ecole de Médecine de Paris, franc-maçon notoire, rapporteur de la commission constituée à cet effet. Les Chambres votent le projet en première lecture. Il comprend en substance : — La création immédiate dans un certain nom- bre de villes de collèges d'internes et d'externes pour les filles. — Obligation de créer d'autres établissements de même genre dans un délai plus grand. — Faculté d'établir provisoirement de simples externats dans les villes où ces collèges ne pourront pas être établis immédiatement. — Frais d'établissement à la charge de l'Etat; frais de construction et d'aménagement moitié à la charge de l'Etat, moitié à la charge de la Ville. — Entretien des bâtiments à la charge de la Ville ; professeurs payés par l'Etat. — Bourses créées par l'Etat, les Départements et les Communes, au profit des élèves, pensionnaires ou non pensionnaires. — Le programme d'enseignement comprendra : langue française, langues étrangères, littérature, Histoire nationale, aperçus d'Histoire générale, sciences physiques, naturelles et mathématiques, hygiène, économie domestique, travaux à l'aiguille, notions de droit usuel, dessin, musique. — Enseignement religieux, sur la demande des parents, aux internes et en dehors des classes. — Faculté d'annexer un cours de pédagogie pour les élèves-maîtresses. — Faculté, sur la demande des Conseils généraux et municipaux, d'organiser des cours spéciaux pour l'enseignement technique. — Enseignement donné par des hommes et des femmes ; direction confiée à une femme. En dépit de la lutte que mènent pied à pied les femmes parmi les plus vaillantes et les plus éclairées, en dépit des concours qui leur sont acquis, les mœurs de l'époque aggravent d'année en année l'opposition à laquelle elles se heurtent. Hors du mariage, aucune possibilité pour elles. A l'intérieur du mariage, elles sont légalement dépen- dantes. Le Code de la Famille se révèle en bien des cas comme un merveilleux instrument de chantage. Un père, par exemple, par sa seule volonté, peut envoyer un enfant en maison de correction, celui-ci fût-il innocent des maux dont on l'accuse. Quelle mère ne consentirait à tout pour éviter cela ? La femme n'a jamais été à ce point reléguée dans les tâches domestiques et les plaisirs interdits. Ignorante, frivole, subjuguée par son mari, traitée avec légèreté par son amant, elle porte son esprit dans ses appas et son cœur en bandoulière, cantinière prévoyante qui étanchera sur son passage les soifs inapaisées. Elle est aussi cette vierge que l'épouvante d'un soir de noces fait grimper sur le haut d'une armoire, la femme dont les amours conjugales respecteront la longue et épaisse chemise de nuit, ouverte, comme il convient, à l'endroit propice. — S'il vous plaît, mon amie, éteignez la lumière. Un quart d'heure plus tard : — Redonnez la lumière, mon amie, s'il vous plaît. Certes, la procréation détient une grandeur qui se suffit à elle-même. Mais quelle tiédeur funeste dans ces accouplements glacés, dont le mari se vengera le plus souvent en lutinant la femme de chambre ! Faut-il voir là, malgré une conscience faussée des choses, les signes d'une tendance vers une ascèse qui justifierait une telle position ? Même pas. D'ailleurs, il convient d'accomplir ardemment les actes de la vie et Augustin d'Hippone aurait été moins apte à conquérir l'immortalité s'il n'avait su aimer et souffrir et ne jamais renier l'amour humain qui l'avait lié à une femme, même lorsqu'il l'abandonnera pour rechercher uniquement Dieu. Et voilà qu'il était question d'envoyer ces femelles domptées sur les bancs des écoles et des universités. Certes, on leur avait laissé Dieu. Elles battaient leur coulpe devant lui et priaient furtivement des vierges saint-sulpiciennes de protéger le partenaire de leurs errements. A Pâques, elles inauguraient à la Grand-Messe leur tenue de printemps, le dimanche, elles achetaient, vêtues de leurs plus frais atours, le dessert crémeux de la famille chez le pâtissier à la mode. Comment ne pas échapper à ces extrêmes par d'autres extrêmes, seuls assez violents pour les anéantir ? Pourtant, cette indigence qui devait susciter une levée en masse des femmes lucides et courageuses donna aussi des foyers où s'élevèrent des femmes également exceptionnelles. Ainsi en fut-il pour celle qui deviendra la femme de Louis Pasteur ; de cette petite fille blonde élevée aux Buissonnets qui sera un jour la plus grande sainte des temps modernes ; de la Mère Javouhey qui, au mois de juin 1848, se trouvait à Brie-Comte-Robert où elle ne tenait plus en place : depuis plusieurs jours, le peuple de Paris luttait pour obtenir la dignité de vivre. « Elle devait y aller ». Aux portes de Paris, on la reconnaît. D'une barricade à l'autre, on se jette sponta- nément la consigne : « Laissez passer, c'est la Mère Javouhey ! » A l'Ile de la Réunion, au Sénégal, à Cayenne, elle s'est battue pour que triomphe la justice, elle a soigné les malades, instruit les enfants. Surtout, elle a innové en matière raciale. Elle a su prendre des initiatives, combattre les préjugés, convaincre les gouvernements. « Je vous assure, écrivait-elle, que mes cinq cents esclaves noirs me donnent moins de mal que douze colons blancs. » Lorsque, à la Chambre de la Nouvelle République l'abolition de l'esclavage sera votée dans un triomphe, ce sera après cette phrase de Lamartine : « L'expérience de la mère Javouhey prouve que les esclaves méritent leur liberté et sont capables d'en profiter en paix.» Pour Maria Deraismes, la route passe par la Franc- Maçonnerie, où elle compte tant d'amis qu'elle admire, au sein de laquelle elle a conscience de pouvoir colla- borer à une œuvre, à ses yeux universelle. L'espoir, pourtant, de voir réaliser ses vœux en ce domaine ne se précise pas. La question de l'admission des femmes, revient sans cesse dans les travaux des loges, semble être passée à l'état de tradition stagnante ; la discussion n'aboutit pas à une solution concrète. Cependant, la crise née au sein du Grand-Orient du fait de sa soumission au gouvernement impérial, s'aggrave. Les controverses, les débats prennent une tournure inquiétante. Douze loges, se désolidarisant du Grand-Orient, fon- dent La Grande Loge Symbolique. Les amis de Maria Deraismes comptent parmi les transfuges. Bientôt, la nouvelle obédience inscrit à son rôle, la 36e loge ralliée à son mouvement. Contre toute attente, le Grand-Orient et le Suprême Conseil reconnaissent officiellement et sans difficulté la nouvelle obédience. La Maçonnerie étrangère agit de même. Ce geste de sympathie inattendue n'a pour résultat immédiat que de freiner l'élan novateur de La Grande Loge Symbolique qui, partie en franc-tireur, se retrouve, avec surprise, enrôlée dans un groupe où les encourage- ments qui lui sont prodigués entravent les ruades auxquelles, peut-être, elle se préparait. Entrant dans la routine, doctrinale et administrative, des obédiences aînées, La Grande Loge Symbolique abandonne, entre autres projets révolutionnaires, celui d'admettre les femmes aux travaux maçonniques. Nouvelle déception pour Maria Deraismes et ses amis, au moment même où ils espéraient atteindre leur but. Pourtant, réfractaires à une abdication qu'ils désap- prouvent parce qu'ils la trouvent sclérosante, les Libres Penseurs du Pecq inscrivent dans les règlements parti- culiers de leur loge le droit d'initier les femmes. La Grande Loge Symbolique, à laquelle se rattache la Loge Les Libres Penseurs, est perplexe : elle invoque la tra- dition et demande un nouvel ajournement de la décision avant son option définitive. La loge du Pecq décide de passer outre. Désireuse de réaliser au plus tôt son vœu, elle se déclare indépen- dante en ce qui concerne les règlements intérieurs, en vertu de l'article 67 de la constitution, et se déso- lidarise de La Grande Loge Symbolique. L'émotion soulevée par l'acte d'insubordination de la loge du Pecq est considérable. Une polémique s'engage, dépassant les frontières du Pecq. Alors que le journal La République Maçonnique approuve la position de la Grande Loge quant à l'admis- sion des femmes, « l'homme et la femme n'étant pas égaux, mais seulement parallèles », la presse maçonnique se déchaîne, discute, ergote, sans modifier d'un iota la position des détracteurs, ni celle des supporters. Indifférente à ces remous, la loge Les Libres Penseurs du Pecq adresse aux principales loges et aux francs- maçons de toutes obédiences une convocation en règle, exposant l'ordre du jour de sa réunion du 14 janvier 1882. Celui-ci comporte, en son cinquième paragraphe : « Initiation au premier grade maçonnique de Mademoi- selle Maria Deraismes. » Un banquet doit suivre la cérémonie et, sur la liste déjà ouverte des participants, se trouvent les noms de nombreuses personnalités politiques. Le 14 janvier 1882, Maria Deraismes est rituellement initiée au grade d'apprentie maçonne au sein de la loge Les Libres Penseurs, au Pecq. Cette initiation dont le secret a été divulgué fait couler beaucoup d'encre. La presse de Paris et celle de la province s'emparent de l'événement. Une polémique éclate. « Y a-t-il des femmes dans la Franc-Maçonnerie ? » On ne conçoit pas, à première vue, l'intérêt passionné que soulève la question. Il y a eu des maçonnes ; elles ne se sont pas cachées de l'être. Si leurs loges sont détruites ou en sommeil, rien d'extraordinaire à ce qu'elles essayent de renaître de leurs cendres. D'autant plus qu'à l'étranger, des sociétés mixtes continuent de fonctionner. Si des loges mixtes issues de la Franc-Maçonnerie ont existé, il n'en demeure pas moins exact que la maçon- nerie, en niant la présence de femmes initiées chez elle, n'exprime que la vérité. Maria fait paraître plusieurs mises au point, puis l'attention de la presse est accaparée par d'autres sujets. Les rumeurs s'apaisent. Mais non les conflits. Quelques mois à peine après son initiation, la porte ouverte devant Maria Deraismes se referme. « Les Libres Penseurs » du Pecq font leur soumission et rentrent dans le giron de la Grande Loge Symbolique. Seule initiée féminine de son époque, Maria Deraismes se voit désormais refuser l'accès du temple. Un temple où elle avait espéré militer pour ses principes laïques et le bien commun aux côtés des hommes, ses frères. On la voit alors abandonner toute activité à tendance maçonnique au profit d'une vie sociale et littéraire de plus en plus active. Ses amis suppossent qu'elle renon- ce au projet qui lui était le plus cher. En 1876, elle avait fondé la Ligue pour l'Amélioration du sort de la Femme. Elle semble y consacrer désormais ses efforts, en même temps qu'elle se remet à écrire et publiait plusieurs ouvrages. Par ailleurs, elle milite au sein de la Ligue Internationale pour la Paix, de celle des Femmes Commerçantes, de celle pour la Protection de la Mère et de l'Enfant, de la Société Protectrice des Animaux. Elle a travaillé à la fondation de la plupart d'entre elles et s'y consacre d'autant plus que, courtisée par Imp. F. BOISSEAU, TOULOUSE (FRANCE) Dépôt légal : 1 trimestre 1967 N° éditeur : 9345 Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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