Études finno-ougriennes

48 | 2017 Varia

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/efo/5964 DOI : 10.4000/efo.5964 ISSN : 2275-1947

Éditeur INALCO

Édition imprimée ISBN : 978-2-343-12463-6 ISSN : 0071-2051

Référence électronique Études fnno-ougriennes, 48 | 2017 [En ligne], mis en ligne le 21 juillet 2017, consulté le 14 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/efo/5964 ; DOI : https://doi.org/10.4000/efo.5964

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Études fnno-ougriennes est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International. 1

Le numéro 48 de la revue Études finno-ougriennes est particulièrement riche et diversifié. Il couvre en effet pratiquement toutes les aires concernées par la revue : les questions générales de linguistique finno-ougristique et d’autres concernant les peuples finno- ougriens (histoire et droit), les peuples finno-ougriens du Nord avec leurs langues et leurs littératures, Sames d’Umeå, Khantys orientaux, Mansis, les peuples de la Volga (Oudmourtes) ainsi que les relations de ceux-ci avec les Tchouvaches. Il faut noter que pour la première fois nous donnons une place aux Tchouvaches, peuples parlant une langue turcique certes, mais qui partage de très nombreux traits d’histoire et de culture avec les peuples finno-ougriens environnants. La linguistique fennique – estonien et finnois – est bien représentée ainsi que la culture orale carélienne, et finalement le domaine hongrois est présent avec des réflexions sur la mode. Du point de vue disciplinaire également la diversité est assurée : six articles linguistiques, un sur l’histoire, un sur le droit, un sur la littérature, trois sur les traditions populaires (ethnographie et oralités) et un sur la mode. Notons les rubriques terrains – alimentée par des expériences chez les Oudmourtes d’outre-Kama –, chroniques – malheureusement caractérisée par un nombre important de décès dans l’année écoulée – et les traditionnels comptes rendus d’ouvrages intéressants pour la discipline.

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SOMMAIRE

Articles

Modèles d’évolution et d’échanges entre langues : notes sur quelques débats récents concernant la famille ouralienne Thierry Poibeau

Les voyageurs européens chez les peuples finno‑ougriens au Moyen Âge et au début de l’âge moderne László Klima

Les statuts constitutionnels des peuples finno‑ougriens dans la Fédération de Russie Vladimir Krjažkov

Ume Saami – The Forgotten Language Florian Siegl

Le poème « Jangal‑maa » et l’épopée mansie Aado Lintrop

La graphie du dialecte de Surgut du khanty hier et aujourd’hui Agrafena Pesikova

Note sur l’article d’Agrafena Pesikova, « La graphie du dialecte de Surgut du khanty hier et aujourd’hui » Jean‑Léo Léonard

Les Tchouvaches et les peuples finno‑ougriens : une expérience de contacts interculturels dans la région Volga‑Oural Ekaterina Jagafova

Face à la mort : la communication avec l’au‑delà chez les Oudmourtes dans le contexte des représentations d’avant‑mort Nikolaj Anisimov

L’adessif dans l’expression de la possession en estonien Suzanne Lesage

Des mots et des corps Parole divine et orthodoxie populaire dans la Carélie du XIXe siècle Aleksi Moine

Prédication seconde, translatif et construction de la subjectivité en finnois Gaïdig Dubois

Pour une histoire sociale de la mode hongroise Anna Keszeg

Terrains

La cérémonie appelée « keremet » (ou « lud ») chez les Oudmourtes du Bachkortostan Eva Toulouze et Liivo Niglas

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Chroniques

Nécrologie : Anna‑Leena Siikala (1943‑2016) Karina Lukin

Nécrologie : Valerij Alikov (1960‑2016) Julia Kuprina

Nécrologie : Evdokija Ivanovna Rombandeeva (1928‑2017) Eva Toulouze

Nécrologie : Michel A. Prigent (1948‑2017) Eva Toulouze et Yves Sansonnens

XIIIe Congrès des écrivains finno‑ougriens, Badacsony (Hongrie), 3‑7 septembre 2015 Anne‑Victoire Charrin et Eva Toulouze

Semaine seto, 18‑25 novembre 2015 à Paris Lauren Hamon

Comptes rendus

Simo Parpola : Etymological Dictionary of the Sumerian Language (Part 1: Lexical Evidence; part 2: Semantic Analysis and Indices)Publications of the Foundation for Finnish Assyriological Research, Helsinki, 2016. Thierry Poibeau

Tatjana Minnijahmetova : Az ismeretlen ismerős, tanulmányok a baskortosztáni udmurtok vallására [L’inconnu familier. Études sur la religion des Oudmourtes du Bachkortostan], L’Harmattan kiadó, 2015, 194 p. Eva Toulouze

Antoine Chalvin : Les Setos d'Estonie Éditions Armeline, 2015 András Kányádi

Kaisa Häkkinen : Spreading the Written Word SKS, 2015 Lea Lagerblom

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Articles

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Modèles d’évolution et d’échanges entre langues : notes sur quelques débats récents concernant la famille ouralienne Models of Language Evolution and Exchanges Between Languages: Remarks on Some Recent Debates Concerning the Uralic Family Kielen evoluution mallit ja kieltenvalinen vaihto: viimeaikainen debatti liittyen uralilaiseen kielikuntaan

Thierry Poibeau

L’auteur tient à remercier les premiers lecteurs de cet article pour leurs remarques pertinentes. L’auteur remercie en particulier le relecteur anonyme de la revue Études finno-ougriennes pour ses nombreuses et très précieuses remarques, ainsi que pour les références fournies.

Quelques remarques sur deux modèles d’évolution des langues

Modèle arborescent « versus » théorie des ondes

1 La recherche sur la généalogie des langues remonte à plusieurs siècles, mais c’est surtout au XIXe siècle qu’ont pris forme les modèles les plus connus. Ceux-ci ont initialement été conçus essentiellement pour rendre compte des liens de parenté entre langues indo-européennes, dans la mesure où il s’agissait de la famille de langues la plus étudiée alors (ce qui reste d’ailleurs encore le cas aujourd’hui).

2 Le modèle le plus répandu est celui de l’arbre généalogique. Par exemple, on suppose que le proto-indo-européen donne naissance à différentes branches linguistiques comme l’indo-iranien, le grec, l’italo-celtique, le germanique, etc. Ces branches peuvent elles-mêmes se subdiviser à plusieurs reprises : l’italo‑celtique donne naissance aux

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langues italiques d’un côté et aux langues celtiques de l’autre puis, parmi les langues italiques, le latin va donner naissance à l’ensemble des langues romanes (Sergent, 1995). Au-delà de la famille indo‑européenne, ce modèle a été appliqué à quasiment tous les groupes de langues au monde, et notamment à la famille ouralienne. Le schéma de la figure 1 présente le modèle arborescent pour les langues ouraliennes tel que fourni par la base de données Languages of the World de l’université de Graz (voir ci‑après).

Figure 1

Arbre généalogique des langues ouraliennes avec information sur le nombre de locuteurs de chaque langue (Source : LLOW Languages of the World, http://languageserver.uni-graz.at/ls/mat?id=1054&type=m, ©Tommi Ojanperä)

3 Le modèle arborescent appliqué au domaine ouralien se retrouve chez nombre d’auteurs, avec des variantes concernant certaines branches au statut moins bien établi (Mahieu, 2006). On remarquera en particulier sur le schéma de la figure 1 que les branches se séparent systématiquement de manière binaire, chaque protolangue donnant systématiquement naissance à deux langues distinctes. Ce schéma a été discuté à de nombreuses reprises : il est assez communément admis aujourd’hui qu’une même langue peut donner naissance simultanément à plusieurs dialectes ou à plusieurs langues. Cela est d’autant plus évident qu’aucune langue n’est complètement homogène, et que la distinction entre protolangue, langue et dialecte est en fait artificielle et répond aussi à des considérations culturelles et politiques.

4 Dans un article important pour le domaine, Tapani Salminen (2002) a discuté du bien- fondé de certaines branches, reprenant des études antérieures comme celle de Raimo Anttila (1989) qui propose un schéma « en peigne », c’est-à-dire en évitant les bifurcations systématiquement binaires et en « aplatissant » l’arbre quand les données manquent pour établir des niveaux linguistiques intermédiaires entre deux états de langue différents. Le problème essentiel vient du fait que l’on ne dispose de données que sur quelques siècles, au mieux, et pour quelques langues seulement dans le cas du finno-ougrien, là où on dispose de données relativement massives jusqu’à des époques

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parfois fort anciennes dans le cas de l’indo-européen (les premiers textes hittites datent du XXe siècle av. J.‑C., le grec est attesté à travers le mycénien depuis le XIIIe siècle av. J.‑C., etc.).

5 Si ce modèle arborescent est largement répandu, des chercheurs observent rapidement qu’il ne semble pas parfaitement convenir pour d’autres aires linguistiques, où certaines innovations linguistiques se retrouvent dans des langues très éloignées géographiquement. Il ne permet pas de rendre compte non plus des échanges linguistiques très nombreux pouvant avoir eu lieu à un échelon plus local. Le XIXe siècle promeut donc, outre le modèle de l’arbre généalogique, la « théorie des ondes », en allemand Wellentheorie, où certains traits se répandent localement comme des ondes, qui peuvent correspondre par exemple à des mouvements de population (le modèle est initialement proposé par un linguiste allemand, Johannes Schmidt, 1843‑1901). Ensuite, régulièrement, la notion de langue commune originelle sera remise en cause ou au moins discutée. Ainsi, Nikolaï Sergueevitch Troubetzkoy propose en 1928 la notion de Sprachbund pour décrire un ensemble de langues partageant certains traits (morphologique, syntaxique ou simplement un grand nombre de mots commun) sans correspondance phonétique systématique ou régulière. S’il y a correspondance au niveau phonétique, on peut alors parler de « famille de langues », sans que cela implique obligatoirement une origine commune (Troubetzkoy, 1930, p. 18 ; voir aussi Demoule, 2014, p. 164). On pourrait aussi citer les théories de Nikolaj Marr en URSS qui, pour être fort différentes, entretiennent aussi une base similaire (Brandist, 2015). Les théories de Nikolaj Marr reposent toutefois sur des bases peu sérieuses, tandis que la proposition de Nikolaï Sergueevitch Troubetzkoy a été largement reprise depuis.

6 Les deux modèles que nous avons évoqués sont discutés dans un article d’Andrée Tabouret‑Keller de 1988 appelé « Contacts de langues : deux modèles du XIXe siècle et leurs rejetons aujourd’hui ». L’auteur affirme que : […] en linguistique, le schéma de l’arbre, en tout cas dans sa première version, n’a pas survécu aux critiques bien que la question de la parenté généalogique puisse encore valablement être posée.

7 Cette affirmation fait allusion au modèle généalogique tel qu’il fut conçu au XIXe siècle, où l’on considérait parfois qu’une langue originelle parfaite avait donné naissance à des rejetons de plus en plus imparfaits. Si la notion de langue parfaite n’est plus de mise, le modèle de l’arbre généalogique est quant à lui encore très répandu, y compris pour les langues non indo‑européennes. Jean-Paul Demoule a publié récemment un ouvrage de synthèse critique à l’égard de l’hypothèse indo‑européenne (Demoule, 2014) : il montre le peu d’éléments probants en dehors du domaine linguistique pour soutenir cette hypothèse. Mais justement : force est de constater que le modèle de l’arbre généalogique reste le plus convaincant sur le plan linguistique, au moins pour l’indo‑européen.

8 Il faut aussi rappeler que le principal résultat des études indo‑européennes est une méthode d’analyse. Le rapprochement de mots en apparence proches entre deux langues n’est pas suffisant : il faut que le rapport entre ces mots puisse être expliqué par des règles d’évolution linguistique régulières ; il faut en outre que le sens des mots résultants soit proche et que plusieurs langues soient concernées afin d’éviter les simples phénomènes d’emprunt. Si de tels schémas existent à large échelle entre plusieurs langues, alors on peut imaginer une protolangue commune ou au moins une

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origine commune des différentes langues considérées (sans que cela implique obligatoirement l’existence d’une protolangue commune homogène).

9 Un long article de Xavier Tremblay intitulé « Grammaire comparée et grammaire historique : quelle réalité est reconstruite par la grammaire comparée ? » nous semble particulièrement intéressant de ce point de vue (par grammaire comparée, il faut entendre reconstruction d’une protolangue par comparaison historique). L’article est consacré à l’indo‑européen, mais les problèmes abordés vont bien au-delà. La grammaire comparée a produit, au moins sur le plan méthodologique comme on l’a précisé dans le paragraphe précédent, des résultats qui ont acquis une valeur quasi universelle, mais il semble douteux, d’après Xavier Tremblay, que la protolangue ainsi reconstituée ait jamais été parlée. Le protoeuropéen est un objet théorique permettant d’expliquer les langues dérivées : il n’y a pas de doute sur la parenté de ces langues et leur origine commune mais cela n’implique pas l’existence d’une protolangue homogène parlée sur un territoire unique et limité dans l’espace comme le veut la théorie courante. La méthode de la grammaire comparée ne permet en tout cas pas de prouver ce genre d’affirmation, qui reste au mieux une hypothèse parmi d’autres.

10 Il nous semble (pour aller au-delà du propos de Xavier Tremblay) qu’on est là dans un problème typique de modélisation : la grammaire comparée ne prétend pas donner une image exacte d’une (proto)langue dont on ne pourra jamais connaître les détails mais vise à donner une image plausible de l’évolution de groupes de langues, à partir de caractéristiques générales et universelles, par exemple certains schémas possibles d’évolution phonétique (à l’inverse, certains rapprochements tentants sont refusés car ils violent des règles d’évolution phonétique universelles). Dans ce cadre, les phénomènes d’emprunt, de variation dialectale voire de contact entre langues sont ignorés (et, en pratique, impossibles à reconstituer au niveau des protolangues), même s’ils ont bien sûr une importance réelle sur l’évolution de chaque langue particulière. Ce niveau de détail appartient davantage à la grammaire historique, même s’il est évidemment assez artificiel de faire ainsi une distinction nette entre grammaire comparée et grammaire historique.

11 Il n’est donc pas question d’abandonner ici la notion d’arbre généalogique qui reste éclairante à plus d’un titre pour étudier l’évolution des langues, surtout quand il s’agit de langues réparties sur une vaste aire géographique comme c’est le cas pour l’indo‑européen, voire le finno‑ougrien (ou plus généralement les langues ouraliennes). Il n’empêche, quand on s’intéresse à des langues proches, sur une aire géographique limitée, avec des échanges socio-économiques réguliers, des modèles d’évolution plus précis, tenant compte des variétés dialectales, des contacts entre langues et des mouvements de population connus semblent préférables.

Discussion sur les modèles d’évolution des langues dans le monde des études finno‑ougriennes

12 Le modèle arborescent a été appliqué aussi bien à la famille des langues indo‑européennes qu’à la famille ouralienne. Ce modèle a été contesté à de nombreuses reprises, comme on l’a vu avec les propositions alternatives de Johannes Schmidt, puis de Nikolaï Sergueevitch Troubetzkoy. Cette critique du modèle arborescent a aussi eu des échos au sein des linguistes finno‑ougriens comme Ants‑Michael Uesson ou János Pusztay à partir des années 1970. Ants‑Michael Uesson, dans son ouvrage de 1970

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On Linguistic Affinity. Indo‑Uralic Problem en particulier, remet au premier plan les notions d’affinité et d’emprunts linguistiques, au-delà d’une simple langue originelle commune. Il s’intéresse de plus aux mouvements de populations, étudiés à travers la génétique des populations, ce qui est tout à fait original pour l’époque : One can suggest in conclusion that the concept of linguistic affinity at least as far as old linguistic stages are concerned, should include both genetic affinity and contact relationship, because basically it is a question of the same phenomenon, but viewed from different angles. (p. 117)

13 Plusieurs autres chercheurs, sans remettre en cause le modèle arborescent, discuteront de branches particulières de l’arbre ouralien, montrant que le schéma binaire habituel ne se justifie guère dans bien des cas. On peut ainsi citer la thèse de Kaisa Häkkinen qui montre en 1983 l’absence d’éléments communs entre plusieurs branches de l’arbre généalogique ouralien (Häkkinen, 2003). Cette recherche sera poursuivie par Terho Itkonen dans son article « Reflections on Pre‑Uralic and the Saami‑Finnic Protolanguage » (1997), et par Tapani Salminen dans l’article de 2002 déjà cité.

14 Dans ce contexte, il semble intéressant de revenir sur deux épisodes récents qui ont eu de nombreux échos au-delà du simple monde de la recherche en linguistique.

15 Angela Marcantonio a produit plusieurs articles et surtout un livre The Uralic Language Family: Facts, Myths and Statistics (2002) où est remise en cause l’idée même d’une origine commune à l’ensemble des langues ouraliennes. Pour elle, la question de la parenté des langues ouraliennes est une question mal posée, voire un mythe reposant sur des bases erronées. Les langues ouraliennes seraient en fait à rapprocher des langues altaïques et d’autres langues parlées en Sibérie : les langues ouraliennes ne se seraient pas développées par des phénomènes de divergences progressives à partir d’une protolangue commune mais l’étude de l’ensemble des langues considérées (ouraliennes, altaïques, etc.) devrait au contraire reposer sur l’observation de traits partagés. L’ensemble des commentaires sur ces travaux a été très négatif : les affirmations d’Angela Marcantonio sont péremptoires mais reposent le plus souvent sur des erreurs d’interprétation des données. Janne Saarikivi a par exemple fait une recension très complète de cet ouvrage dans le Journal of Linguistics (Saarikivi, 2004) en montrant toutes les imprécisions, inexactitudes et erreurs factuelles du livre d’Angela Marcantonio.

16 Un peu auparavant, c’est-à-dire à partir de la fin des années 1990, un groupe de chercheurs emmené par le Finlandais Kalevi Wiik a aussi contesté l’idée d’une protolangue commune. Ce groupe, appelé « The Roots Group » (dans la mesure où il s’intéressait à l’origine, aux « racines » des peuples finno‑ougriens) rassemblait en fait des chercheurs de plusieurs pays : il avait été initialement lancé par le Hongrois János Pusztay, et l’Estonien Ago Künnap (plus connu pour ses travaux sur le kamasse) y a aussi joué un rôle important (Künnap, 1998, 2002). Pour ces chercheurs, les langues dites « ouraliennes » aujourd’hui attestées seraient le résultat d’une poignée de protolangues en expansion, qui auraient emprunté des traits linguistiques les unes aux autres jusqu’à obtenir la situation actuelle. Leur approche consiste à s’appuyer, outre sur la comparaison de formes lexicales, sur différents types d’indices, notamment archéologiques et génétiques, et reprend en partie des théories popularisées auparavant par Colin Renfrew pour l’indo‑européen (voir Renfrew, 1987). Les arguments mis en avant par ce groupe de chercheurs sont cependant relativement

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faibles : ni l’archéologie ni la génétique n’offrent des données très claires indiquant des mouvements de population dans un sens ou dans un autre pouvant éclairer les données linguistiques. De plus, il est bien connu que des objets voire des langues peuvent être adoptés par différentes populations. Les données génétiques sont elles aussi très problématiques pour la linguistique.

17 Sur le plan purement linguistique, les éléments soutenant l’existence de plusieurs protolangues et le développement des langues modernes par emprunts entre protolangues résistent difficilement à l’examen des faits, de même que l’idée d’une protolangue ayant le statut d’une lingua franca. D’autres éléments ont contribué à discréditer les théories de Kalevi Wiik, notamment le postulat d’une influence des langues ouraliennes sur les langues germaniques, qui ne semble reposer sur aucun indice sérieux.

18 Il faut cependant citer ces travaux car ils ont eu un certain écho au sein de la communauté scientifique. Bien qu’il ait été reproché à Kalevi Wiik et à son groupe de ne pas se référer aux critères scientifiques standard (ce groupe de chercheurs ayant eu tendance à travailler en vase clos, sur invitation, et à ne pas publier dans des revues ayant un mode d’évaluation standard), il est intéressant de voir leur succès relatif (voir “Wiik’s controversial ideas are rejected by the majority in the scientific community but they have attracted the enormous interest of a wider audience”, Immonen et Taavitsainen, 2011, p. 156). Comme le relèvent les auteurs de la citation précédente, le succès de ces théories a été patent auprès d’un public non spécialiste. La question de l’origine des peuples intéresse le grand public car, comme le montre le nom du groupe choisi par Kalevi Wiik (The Roots Group), il s’agit de la question des racines, de ce qui est au cœur de leur identité. L’intérêt a été d’autant plus vif qu’il concerne des peuples minoritaires aux marges du monde indo‑européen. Les discussions sur la place à accorder à ces recherches dans une encyclopédie en ligne comme Wikipédia est aussi un révélateur de l’influence de ces théories auprès du grand public.

19 On peut relever à ce sujet le propos quelque peu désabusé de Juha Janhunen (2009) : A […] relevant question is how much effort should be devoted to arguing against paradigms that are based on an insufficient understanding of the discipline. The situation is analogous to that in the natural sciences, where the theory of evolution is being challenged by religious fundamentalists propagating unscientific “alternative” “models”, such as “creationism” and “intelligent design”.

20 On peut comprendre le caractère radical du propos de Juha Janhunen, pour qui Angela Marcantonio, Kalevi Wiik et consorts développent des théories qui n’ont rien de scientifique ; s’y opposer est une pure perte de temps dans la mesure où ces théories s’apparentent à des croyances et ne reposent sur aucun fait avéré, voire contiennent de nombreuses fautes et révèlent des incompréhensions méthodologiques de base. De plus, le ton employé dans la plupart de ces publications ne laissera pas d’étonner : Kalevi Wiik ou Ago Künnap décrivent leur mouvement comme une révolution en marche (Künnap, 2002), le propos frôle souvent l’invective face à leurs détracteurs, ce qui peut apparaître soit plaisant, soit agaçant suivant le point de vue que l’on adopte (et probablement aussi suivant son degré d’implication dans cette discussion). En tout cas, les débats étaient assurément moins policés avec ces chercheurs qu’il est de coutume au sein de la communauté scientifique !

21 Mais, sur le plan scientifique justement, que faut-il retenir de tout cela ? Certes, ces théories ne sont pas recevables : la plupart des publications reposent sur des éléments

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imprécis voire franchement erronés et ne résistent pas à un examen de détail. À l’inverse, les revues critiques, par exemple celles du livre d’Angela Marcantonio, sont longues, précises et argumentées et ne laissent pas de place au doute. Quant aux débats entre le groupe The Roots et leurs opposants, au-delà des invectives, on voit d’un côté des objections solides, de l’autre des propositions imprécises ou parfois franchement erronées.

22 Cependant, ces publications conservent un intérêt qui explique sans doute en partie leur relatif succès : elles mettent le doigt sur le fait que la famille ouralienne, dont la réalité nous semble incontestable, est moins homogène et repose sur moins d’évidences et de « preuves linguistiques » que la famille indo‑européenne. L’introduction du compte rendu du livre d’Angela Marcantonio par Edward J. Vajda dans la Revue canadienne de linguistique (2003, p. 117) nous semble à cet égard mesurée et intéressante. L’auteur dit clairement que la méthode et les conclusions d’Angela Marcantonio ne sont pas valides : My review will argue that in making her arguments, M[arcantonio] tends to minimize the best evidence – primarily lexical – that supports Uralic as a valid genetic node, though one whose constituent branches have undergone extensive areal contact mutually as well as with non-Uralic languages.

23 On peut aussi être d’accord avec ce qui suit : Still, even if one accepts Uralic as a family on the basis of shared basic vocabulary, then M[arcantonio] is undoubtedly correct in emphasizing that it is a family quite unlike Indo-European, for which much of the morphosyntax as well as core vocabulary can be systematically reconstructed with some confidence. This fact starkly contradicts the received opinion commonly held even by non-Uralicists, who cite Uralic as one of the few language families for which the family tree model is clearly applicable (cf., for instance, Dixon 1997, p. 28). M[arcantonio] is also correct in urging Uralicists to work at untangling Eurasia’s many contact-based relationships instead of attempting to reconstruct an elaborate Uralic protolanguage, a task that appears to be impossible whether one accepts Uralic or not.

24 Le propos émane d’Edward J. Vajda, qui a lui‑même émis des hypothèses osées de rapprochements entre langues sur lesquelles on ne se prononcera pas, mais il est vrai qu’une modélisation sous forme d’un arbre binaire est sans doute très éloignée de la réalité des choses. L’article de Tapani Salminen (2002) déjà évoqué montre bien les problèmes de classification quand on s’intéresse à certaines branches précises de la famille ouralienne et il y a peu de chances pour que des éléments décisifs apparaissent pour éclaircir la situation globale.

Un certain renouveau lié aux méthodes informatiques récentes

25 Cette partie ne serait pas complète si on ne rappelait pas les tentatives récentes visant à importer en linguistique des modèles d’évolution développés initialement pour d’autres domaines comme la biologie. On citera en particulier les recherches menées ces dernières années par le groupe Bedlan (“Biologial Evolution and the Diversification of Languages”, Syrjänen et al., 2013 et Lehtinen et al., 2014). Ces chercheurs des universités de Tampere, Turku et Helsinki ont patiemment élaboré une base de données regroupant un ensemble d’informations comparées sur les langues ouraliennes (mots d’origine commune, mais aussi traits morphologiques ou phonologiques partagés, par exemple). Cette base de données peut ensuite servir de point de départ pour des

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modélisations inspirées de modèles issus de la biologie comme on l’a déjà vu. Le résultat est visible sur la figure 2.

Figure 2

Modélisation en réseau des liens de proximité entre langues au sein de la famille ouralienne (tiré de Lehtinen et al., 2014, p. 206). Les langues les plus proches sur la périphérie de la figure sont les plus apparentées (par exemple l’erza est plus proche du mari que de l’oudmourte d’après la figure ci‑dessus) et plus les branches se séparent tôt (par rapport au centre de la figure), plus les langues sont supposées s’être séparées tôt.

26 Ces recherches sont intéressantes à plusieurs titres. Tout d’abord, l’existence d’une base de données publique et facilement accessible permet de discuter des résultats obtenus plus objectivement que d’autres modélisations issues de travaux empiriques ayant souvent une large part d’implicite (dans la mesure où l’on ne sait pas exactement sur quelles variables se fondent les auteurs pour obtenir tel ou tel résultat). Ici, l’ensemble des traits pris en compte peut être consulté et discuté (voir aussi d’autres initiatives allant dans la même direction, comme Yangarber et al., 2008). Mais c’est évidemment le résultat obtenu qui est intéressant en lui-même. La modélisation fait clairement apparaître deux branches qui se séparent tardivement (c’est‑à‑dire qui partagent une partie commune assez longue depuis le centre de la figure), à savoir les branches correspondant aux langues fenniques d’un côté et sames de l’autre. De plus, les extrémités de ces deux branches sont constituées d’un ensemble de ramures qui s’enchevêtrent, révélant que ces langues ont connu de multiples influences croisées et ne répondent pas vraiment à un schéma arborescent d’évolution classique. Autrement dit, ces deux familles sont composées de langues qui ne sont pas aussi éloignées les unes des autres que les autres langues de la famille ouralienne.

27 Le groupe Bedlan a aussi montré que les expériences fondées sur le vocabulaire le plus courant (« basic vocabulary ») confirment les liens traditionnellement esquissés entre

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langues mais que le vocabulaire plus rare (« less basic vocabulary ») révèle d’autres connexions, emprunts et influences croisées par exemple. Ils observent ainsi que : When comparing less basic with basic vocabulary, we can detect the effect of borrowing between different branches (horizontal transfer) mostly between and within the Finnic and Saami subgroups. We argue that the trees obtained with basic vocabulary provide the primary pattern of the divergence of a language family, whereas networks, especially those constructed with less basic vocabulary, add reality to the picture by showing the effect of more complicated developments affecting the connections between the languages. (Lehtinen et al., 2014, p. 190)

28 Ces modèles reposent sur la comparaison d’un ensemble limité de formes lexicales mais leurs résultats sont intéressants et donnent des pistes pour aller plus loin.

29 Une limite majeure des modèles numériques est de se contenter d’observer le plus souvent des correspondances au niveau du lexique. Il est vrai que c’est aussi une des bases de la grammaire comparée mais il serait intéressant de partir de règles plus fondamentales, comme des correspondances phonétiques ou morphologiques bien établies. C’est ce que nous nous proposons d’esquisser dans la section qui suit.

Mieux prendre en compte les contacts entre langues : le cas des langues sames

30 Cette section examine le cas particulier des langues sames. Nous montrons que le modèle généalogique classique n’a pas beaucoup de sens dans ce cadre et qu’à l’inverse, un modèle fondé sur le contact entre langues est beaucoup plus éclairant face à la réalité complexe du terrain.

Les modèles de la variation dialectale

31 Le modèle arborescent de la généalogie des langues a été remis en question dès le XIXe siècle (voir supra), puis à plusieurs reprises depuis, comme chez Leonard Bloomfield (1933). Par la force des choses, de nouveaux modèles ont dû être mis au point pour expliquer le développement des créoles, des pidgins et autres langues nées justement de situations de contact linguistique particulières.

32 C’est la dialectologie qui a poussé le plus loin ce genre de modèles, raffinant de manière intensive la théorie des ondes (Goebl, 1982). Il est parfois possible d’observer la diffusion d’une multitude de traits linguistiques divers à un échelon très local. Ce type d’études n’est pas nouveau et le début du XXe siècle a vu la naissance de multiples atlas linguistiques, en Europe puis dans le reste du monde. Ces observations peuvent en outre être quantifiées et donner lieu à des modèles très précis d’échanges linguistiques.

33 Un concept important est la notion d’isoglosse (Chambers & Trudgill, 1998, p. 89) : une isoglosse est une ligne délimitant une région (un groupe de communes, par exemple) partageant un trait linguistique. N’importe quel trait linguistique peut en théorie donner lieu à ce type de partage, du moment qu’il s’agit d’un trait avéré pouvant délimiter deux zones : une où le trait est actif et une autre où le trait est absent. La notion d’isoglosse permet de représenter des échanges linguistiques dans différentes directions et donc d’obtenir des modèles plus complexes que les arborescences classiquement présentées en linguistique.

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34 On peut partir du schéma de la figure 3, repris de Siva Kalyan et Alexandre François (2014) :

Figure 3

Liens entre langues, sur la base d’isoglosses communes

35 Chaque ligne représente un lien entre langues, sur la base d’isoglosses communes. Plus il y a d’isoglosses entre deux langues (de propriétés linguistiques partagées), plus la ligne entourant les deux parlers en question est épaisse. Dans le schéma donné en exemple, il y a donc un lien plus fort entre A et B (un nombre de propriétés linguistiques plus important) qu’entre A et C ou B et C. Le modèle arborescent sera tenté de ne garder que le lien entre A et B et de reléguer les autres propriétés linguistiques partagées au second plan. Le modèle proposé par la dialectologie historique permet de garder trace de ces différentes innovations et échanges entre langues. Il faut ensuite mesurer la force des liens entre langues, en tenant compte des traits partagés et des traits distinctifs. Ce problème est difficile à résoudre car la notion de mesure en matière d’innovation linguistique est largement ouverte. Comment mesurer les différentes innovations qui sont de nature très hétérogène (lexicales, phonologiques, morphologiques, etc.) ? Faut-il mesurer la propriété ou le nombre de mots auxquels elle s’applique ? Faut‑il compter en termes de formes dictionnairiques ou d’occurrences en corpus ? Notons en outre que ce type de mesure peut nécessiter de disposer d’un corpus représentatif suffisamment volumineux, ce qui peut aussi poser problème pour les langues rares ou les langues orales.

36 Il faut enfin noter que ces modèles sont autant synchroniques que diachroniques : les liens entre langues sont mesurés dans une dimension synchronique, même si les innovations linguistiques sont intervenues à différentes périodes de l’histoire. En d’autres termes, c’est par la synchronie que l’on accède à la diachronie mais on peut aussi choisir de s’en tenir à une dimension synchronique, ce que nous ferons ici.

Esquisse d’application aux langues sames

37 Les langues sames désignent des langues finno‑ougriennes parlées dans le nord de la péninsule scandinave (en Suède, Norvège, Finlande et Russie) par 25 000 à 35 000 locuteurs suivant les décomptes les plus fréquents. On considère actuellement dix parlers différents, généralement assimilés à des langues (plutôt qu’à des dialectes) dans la mesure où l’intercompréhension n’est pas possible entre la plupart des différentes variétés de sames (à l’inverse, Rydving, 2013, parle du same comme d’une langue, dans la mesure où les Sames ont conscience de partager la même langue ou, au

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moins, des variantes d’une même langue). Les spécialistes parlent souvent de « continuum », dans la mesure où les locuteurs comprennent généralement leurs voisins plus ou moins proches mais ont plus de mal à comprendre des locuteurs de contrées plus éloignées.

38 La plupart de ces langues sont en grand danger (voir Kulonen et al., 2005). Les dix variétés sont les suivantes (d’après Wikipédia) : • groupe de l’ouest : ◦ sous‑groupe du nord : ▪ same de Lule (julevsábme, 2 000 locuteurs), ▪ same du Nord (davvisámegiella, ou plus couramment davvisápmi, la variété la plus parlée : 30 000 locuteurs, essentiellement en Norvège, mais aussi en Suède et en Finlande), ▪ same de Pite (bihtánsápmi ou biđonsámegiella, une vingtaine de locuteurs) ; ◦ sous‑groupe du sud : ▪ same d’Ume (ubmisámegiella, une vingtaine de locuteurs), ▪ same du Sud (åarjelsaemien gïele, 500 locuteurs, en Suède et en Norvège) ; • groupe de l’est : ◦ same d’Akkala (áhkkilsámegiella, en fait éteint depuis le 23 décembre 2003 avec le décès de Marja Sergina, à Babinsk, dans la presqu’île de Kola), ◦ same d’Inari (anarâškielâ, 400 locuteurs, Finlande, autour du lac Inari), ◦ same de Kildin (самь кӣлл sam’ kīll, 600 locuteurs, Russie, partie médiane de la péninsule de Kola), ◦ same skolt (nuortalašgiella, 300 locuteurs, nord de la Finlande et Russie), ◦ same de Ter (saa´mekiill, deux locuteurs, Russie, partie orientale de la péninsule de Kola).

39 La figure 4 montre la distribution géographique de ces différentes langues, à cheval sur le nord de la Norvège, de la Suède, de la Finlande et de la Russie.

Figure 4

Distribution géographique des langues sames (Source : Wikipédia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Langues_sames)

40 La description de ces différentes langues est accessible avec un assez bon niveau de détail, grâce notamment aux études de Pekka Sammallahti (voir surtout son ouvrage de 1998, en particulier le chapitre « Areal Variation » ; voir aussi le chapitre consacré au

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same dans Abondolo, 1998). À partir de cet ouvrage, on peut ainsi dresser le schéma de la figure 5, qui correspond à un arbre généalogique classique, jusque dans ses embranchements systématiquement binaires.

Figure 5

Classement des langues sames en fonction des principales propriétés linguistiques partagées. Ce classement correspond en fait à un arbre binaire classique © Thierry Poibeau

41 Le schéma de la figure 5 ne tient cependant pas compte des nombreux traits partagés entre langues, qui ne figurent pas en lien direct les unes avec les autres dans ce schéma arborescent. Nous donnons, figures 6, 7 et 8, quelques exemples montrant des traits partagés entre langues et contredisant partiellement le schéma bien ordonné de la figure 5. Toutes ces figures ont été réalisées à partir des données issues du livre de Pekka Sammallahti de 1998.

Figure 6

Perte du morphème –a des noms pluriels (voir Sammallahti, 1998, p. 7) © Thierry Poibeau

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Figure 7

Forme du duel et de la 3e personne du pluriel des verbes au prétérit (voir Sammallahti, 1998, p. 24) © Thierry Poibeau

Figure 8

Passage de ô à a quand la voyelle est en position seconde dans le mot (voir Sammallahti, 1998, p. 29) © Thierry Poibeau

42 On pourrait multiplier les schémas du type de ceux présentés ci‑dessus.

Discussion : vers une modélisation inspirée des systèmes complexes

43 Que montrent les différents schémas de la section précédente ? D’une part, comme on l’a déjà dit, que des propriétés linguistiques sont partagées, même entre des branches linguistiques supposées éloignées d’un point de vue purement généalogique. En théorie, des innovations similaires peuvent apparaître de façon indépendante dans différentes langues, mais cela est peu probable dans le cas du same où les langues sont en contact étroit, surtout en fonction de leur localisation géographique. C’est particulièrement vrai du same d’Inari qui a mis en contact différents peuples sames1, ce qui explique en partie les innovations partagées entre le same d’Inari et d’autres branches linguistiques, même éloignées, que l’on peut observer dans les schémas ci- dessus. À l’inverse, on sait aussi que des parlers périphériques peuvent avoir gardé des

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traits linguistiques particuliers, ce qui explique parfois des traits linguistiques partagés entre langues géographiquement éloignées. Il existe de nombreux exemples de ce type en same. Ainsi, même sans étude quantitative, certains faits intéressants peuvent être mis en avant.

44 Il faut toutefois relativiser les résultats obtenus : nous avons dit ci-dessus la difficulté et la relative subjectivité d’une analyse quantifiée de l’innovation linguistique. Cette analyse reste toutefois nécessaire pour s’assurer de la validité des résultats obtenus : un simple emprunt entre deux langues éloignées n’est pas obligatoirement significatif. Même si une innovation similaire mais indépendante entre deux parlers sames est assez peu probable comme nous l’avons déjà souligné, une analyse quantitative renforcerait les résultats obtenus. Il serait possible de quantifier les données de différentes manières (en tenant compte des seules innovations répertoriées dans des bases de données, de leur productivité en corpus, etc.) pour s’assurer de la robustesse des résultats.

45 Une telle étude a été effectuée très récemment par Gábor Tillinger, qui a présenté ses résultats lors de la conférence CIFU 12 (XIIe International Congress for Finno-Ugric Studies) à Oulu en août 2015. Gábor Tillinger remarque d’abord la grande variabilité des classements proposés par différents auteurs pour les langues sames (notamment Bergsland, 1968 ; Korhonen, 1981 ; Fernandez‑Vest, 1997 ; Sammallahti, 1998). Cependant, presque tous opposent clairement same du Nord et same d’Inari, le premier faisant généralement partie d’un groupe de langues sames de l’Ouest (ou pour certains auteurs, d’un groupe de « langues centrales ») tandis que le same d’Inari est assez généralement rattaché au groupe des langues sames de l’Est. C’est ce qu’on voit dans le classement proposé par Wikipédia rappelé ci-dessus (section 2.2.) ou, pour prendre une source a priori plus fiable, ce que l’on voit sur la figure 4 (dérivée de Sammallahti, 1998). À l’inverse, ce que montre Gábor Tillinger dans l’exposé présenté lors de la CIFU 12, sur la base de calculs effectués à partir de « cognats » (mots ayant une racine commune avérée) référant à 448 concepts, c’est que le same d’Inari est en fait très proche du same du Nord ! La modélisation proposée semble solide et robuste, Gábor Tillinger faisant varier les paramètres de son étude (notamment les types d’éléments lexicaux pris en compte pour la comparaison) sans incidence sur les résultats. La méthode est également appliquée avec succès à d’autres familles de langues, ce qui renforce encore la plausibilité des résultats obtenus. L’avantage de ce type de méthode est d’être reproductible : les éléments servant de base au modèle sont connus, publics et disponibles alors que les classifications classiques reposent assez généralement sur des intuitions de chercheurs étayées par des observations forcément parcellaires. L’ordinateur offre là une aide précieuse.

46 Ce qui est en cause, c’est l’idée d’une classification unique, de trouver des parlers, des langues ou des dialectes ayant des frontières fixes et étanches que l’on pourrait dessiner sur une carte. Il y a actuellement un certain consensus pour dire que ces représentations sont trop simples et décrivent finalement assez mal la réalité. Il faut d’abord considérer la structure interne des langues : chaque langue a ses spécificités et sa logique propre, ce qui a des conséquences sur son évolution. Par exemple, Riho Grünthal montre bien dans un ouvrage de 2003, comment quatre langues fenniques (finnois, estonien, vepse et live) ont divergé, chacune suivant une logique propre permettant de préserver la logique du système :

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The language system is not anarchic, but the “invisible hand” affects both the structure and functionality of language. This view is supported by the fact that while individual functors are commonly lost, the wholesale loss of a set of function words does not occur in practice. (Grunthal, 2003, p. 40)

47 Cependant, l’étude des évolutions de détail est souvent difficile : Individual changes may depend on one another, although the change does not always affect one single form and category. They often generate subsequent changes, although their mutual dependence may not be very transparent at first sight. (Grunthal, 2003, p. 33)

48 Le même type de remarques pourrait être fait pour le système de cas, pour la déclinaison ou la conjugaison du same, par exemple.

49 Les langues évoluent aussi pour une multitude de raisons « externes » : politiques, historiques, géographiques, sociales, etc. Cela est particulièrement important pour le cas des langues sames, comme souligné à juste titre par Håkan Rydving ou Lars‑Gunnar Larsson (1985, p. 168) : un dialecte doit être clairement défini dans l’espace, mais aussi dans le temps. Les politiques agressives d’assimilation des populations autochtones, ainsi que les guerres et le redécoupage des frontières au cours de la première moitié du XXe siècle, ont entraîné des mouvements de population massifs et ont par conséquent eu des conséquences majeures sur le plan linguistique. Comme le dit Håkan Rydving (2013, p. 81) : One of the most extensive of these internal migrations was the forced waves of North Saami migration towards the south during the first half of the twentieth century, which resulted in a spread of North Saami to, for example, Jåhkåmåhkke in the traditional Lule Saami area and Vualtjere in the traditional South Saami area.

50 Håkan Rydving souligne à juste titre qu’il s’agit là d’un point absolument essentiel, qui est de façon surprenante souvent ignoré dans les différentes études sur le sujet.

51 Afin de dépasser les limites des études traditionnelles dans le domaine, il faut donc s’attacher à identifier les multiples causes de l’évolution linguistique, et diversifier « les angles d’attaque ». Håkan Rydving, dans l’étude déjà citée, montre que la prise en compte du matériel lexical donne une image radicalement différente de la géographie des langues sames, par rapport aux études traditionnellement fondées sur la morphophonologie. Plusieurs autres études vont dans le même sens, comme celle de Gábor Tillinger (2015) déjà citée, mais aussi celles de Janne Saarikivi (2011) et Lars‑Gunnar Larsson, à partir d’examens sur le same d’Ume (Larsson, 2009, 2012). On court toutefois là un risque majeur, celui de multiplier les observations et les exceptions, sans vue d’ensemble. L’aspect quantitatif demeure donc essentiel, au moins pour éviter cet écueil, mais le tout est de savoir « quoi » compter : comme on l’a vu, de multiples phénomènes contribuent à expliquer l’évolution des langues et il faut pouvoir les classer et les structurer pour obtenir des résultats pertinents. Il faut sans doute garder une certaine prudence face à des éléments de nature différente et ne pas faire des calculs globaux de manière indifférenciée : Lexical material can be taken under consideration in dialect geography, but it should be treated on its own and not mixed up with phonological or morphological arguments. Mixing arguments will inevitably lead to a discussion about the weight of different arguments. (Larsson, 2009, p. 295)

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52 Sur le plan morphosyntaxique, s’attacher à montrer comment chaque langue same fait système et quels sont, sur cette base, les éléments communs et différenciateurs entre les différentes langues sames, reste un projet à mener. Il ne s’agit pas de trouver une métagrammaire qui ferait la somme de toutes les différences à l’œuvre, mais de montrer, à un niveau plus abstrait, comment chaque langue encode linguistiquement des oppositions fonctionnelles. On retrouve là par exemple l’idée de « diasystème » récemment remise au goût du jour (par Jean-Léo Léonard, par exemple, à partir de l’étude de plusieurs langues méso-américaines ; voir Léonard, 2005) et appliquée de manière intéressante au système verbal du same (Picard, 2016). La notion de diasystème initialement proposée par Uriel Weinreich (1954) avait abouti à une impasse car les langues n’évoluent pas juste en multipliant les variantes au sein d’un système structuralement stable. À l’inverse, on dispose aujourd’hui d’outils formels permettant de décrire à la fois la variation et la cohérence globale d’un système, sans se limiter au repérage d’isophones ou d’isoglosses. L’étude de Flore Picard déjà citée repose ainsi sur le modèle appelé « Paradigm Function Morphology de Stump » (2001). Une étude plus globale du système flexionnel du same reste à élaborer sur cette base : encore une fois, nous citons Lars‑Gunnar Larsson (2009, p. 295) : In new models of description the relative importance of isophones will decrease, since other arguments are also considered, and this will probably yield a more complicated picture of Saami language variation. All efforts to select the arguments that reveal the position of every variety in the Saami dialect chain only end up in a simplification.

53 La réalité du terrain est plus complexe que les traditionnelles frontières dialectales figurant habituellement dans les descriptions du same : la description doit donc reposer sur des données fiables et riches, ainsi que sur des modèles tenant compte de cette complexité.

Conclusion : quel avenir pour les langues sames ?

54 L’examen des évolutions passées ne doit pas faire oublier l’état actuel et surtout l’avenir de ces langues. Toutes les sources indiquent que ces langues sont actuellement en grand danger. Un examen de la situation présente ne laisse guère de doutes sur le schéma d’évolution suivant.

55 Le same d’Akkala a déjà disparu. Les sames de Ter, de Pite et d’Ume semblent voués au même sort à court terme. Il ne reste plus qu’une poignée de locuteurs âgés de ces différentes variantes du same.

56 Les sames d’Inari, de kildin, le same skolt et le same du Sud voire le same de Lule sont aussi en grand danger, pour les mêmes raisons, même s’ils sont tous encore parlés par quelques dizaines de locuteurs (moins de 500 sauf le same de Lule, avec 2 000 locuteurs).

57 Le same du Nord, de par le nombre de locuteurs, a tendance à prendre l’ascendant, d’autant qu’il s’agit de la principale langue utilisée dans les médias en langue same, et qu’elle bénéficie aussi de davantage de mesures de soutien (langue des textes officiels, des supports d’enseignement, etc.) : À l’heure actuelle l’enseignement, les textes officiels, les médias existants sont presqu[e] exclusivement en same du Nord. Cette langue fait office, de facto, de « langue officielle same » et bénéficie de la plus grande concentration des efforts

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institutionnels de valorisation linguistique, un peu au détriment des autres langues sames. (http://www.sorosoro.org/les-langues-sames).

58 Cela dit, même cette variété de same est en danger, la population same est systématiquement au moins bilingue et les jeunes générations peuvent avoir tendance à utiliser la langue majoritaire de leur pays de résidence (norvégien, suédois, finnois, russe).

59 Des initiatives existent pour documenter au mieux les langues sames aussi rapidement que possible, avant la disparition de celles pour lesquelles il existe hélas ! peu d’espoir de revitalisation (sames d’Akkala, de Ter, de Pite et d’Ume).

60 Les Sames sont aussi soucieux de préserver leur langue, ce qui permet de garder un certain espoir en ce qui concerne l’avenir du same du Nord mais aussi d’autres variétés avec moins de locuteurs. De multiples initiatives existent pour créer de nouveaux outils (dictionnaires, grammaires, méthodes de langue traditionnelles ou en ligne) et pour promouvoir la langue (médias, signalisation routière).

61 Plus fondamental encore, il existe de nombreuses initiatives locales depuis une vingtaine d’années pour maintenir ces langues. Un élément essentiel est le développement de « nids linguistiques » (« language nest »). Il s’agit en premier lieu de faire prendre conscience que les langues ont toutes la même valeur, que la langue est un vecteur de culture et qu’il est donc important de transmettre celle-ci. Ce type de programme a eu du succès initialement en Amérique du Sud et a été appliqué avec une certaine réussite au same, notamment à Inari. Des adultes de différentes origines sociales ont été formés à l’université d’Oulu et des crèches fonctionnent actuellement en utilisant uniquement le same d’Inari. Celui-ci n’est pas sauvé pour autant, mais cette initiative permet de voir un certain renouveau et l’apparition de jeunes locuteurs, ce qui est évidemment un point crucial (Pasanen, 2010). Il faut toutefois pour ce faire que le terrain soit favorable, et Annika Pasanen souligne la difficulté à développer ce type d’initiative pour les variétés de same parlées en Russie.

62 Les langues sames restent donc fortement menacées mais on peut voir avec un certain optimisme le développement d’initiatives permettant de maintenir leur transmission et leur usage dans la vie courante des Sames.

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NOTES

1. La commune d’Inari est immense (sa superficie correspond à peu près à trois départements français) et abrite plusieurs communautés parlant différents types de same (au moins, le same d’Inari, skolt et le same du Nord) mais le village d’Inari lui‑même (de dimension tout à fait modeste) est un lieu de contact important.

RÉSUMÉS

Cet article concerne les modèles d’évolution des langues et leur application au cadre ouralien. Nous présentons dans un premier temps le modèle le plus connu, à savoir le modèle arborescent, si populaire aujourd’hui encore. Nous rappelons certaines limites de ce modèle et examinons plusieurs propositions alternatives, visant à promouvoir la notion d’échanges « horizontaux » entre langues, c’est-à-dire des échanges multidirectionnels, faits d’emprunts et d’influences croisées entre langues en contact. Dans la seconde partie, nous nous intéressons plus particulièrement aux langues sames, pour lesquelles le modèle généalogique classique sous forme d’arbre ne semble pas pertinent. Nous montrons que la prise en compte de différents types d’informations (lexicales, phonétiques, morphologiques) est nécessaire et permet d’obtenir une modélisation à la fois plus complexe et plus exacte de la réalité.

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This article discusses the notion of model of language evolution and its application to the Uralic language family. We first describe the most famous model, namely the tree model that is still widely used today. We underline some limitations of this model and examine different alternative proposals aiming at promoting the concept of “horizontal exchange” between languages, that is to say loans and cross-influences between languages in contact. In the second part of the paper, we focus on Sami languages that cannot be modelled by the traditional genealogical model. We show that the inclusion of different types of information (lexical, phonetic, morphological) is required so as to give a more complex but also more accurate description of these languages.

Tässä artikkelissa tarkastellaan kielen evoluution mallintamista ja olemassa olevien mallien soveltamista uralilaiseen kielikuntaan. Ensin kuvataan tunnetuin malli eli puumalli, joka on edelleen laajassa käytössä. Tarkastelemme tämän mallin rajoituksia ja vaihtoehtoisia malleja, jotka korostavat horisontaalistsa vaihtoa kielten välillä, eli lainoja ja muita yhteyksiä kielten välillä. Toisessa osassa artikkelia keskitymme saamelaiskieliin, joita ei voida mallintaa perinteisen genealogisen mallin avulla. Osoitamme, että tarkempi lingvistinen tieto (mm. leksikaalinen, foneettinen ja morfologinen) on tarpeen, jotta taattaisiin monitahoisempi ja myös tarkempi kuvaus näistä kielistä.

INDEX nomsmotscles Sames motscleset diasüsteem, keelte areng, modeliseerimine, Sprachbund, saami keeled Index géographique : Amérique du Sud, Helsinki, Inari, Russie, Tampere, Turku Mots-clés : diasystème, évolution des langues, langues sames, modélisation, Sprachbund Keywords : diasystem, language evolution, model, Sami languages, Sprachbund Thèmes : linguistique finno‑ougrienne motsclesfi diasysteemi, kielten evoluutio, malli, saamelaiskielet, Sprachbund Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle disciplines estonien, finnois, grec, hittite, langues finno-ougriennes, langues indo européennes, langues ouraliennes, langues sames, live, norvégien, russe, suédois, vepse

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Les voyageurs européens chez les peuples finno‑ougriens au Moyen Âge et au début de l’âge moderne Medieval and Modern Times Travellers by the Finno‑Ugric Peoples Középkori és kora újkori európai utazók a finnugor népekről

László Klima Traduction : Eva Toulouze

1 Les sources historiques antiques et du haut Moyen Âge ne présentent que peu de données concernant les peuples finno‑ougriens. Les groupes auxquels renvoient les noms de peuples finno‑ougriens qui sont arrivés jusqu’à nous – screrefenni, aestii, fenni, sithoni, mordens, merens, vasinabronca (Iordanes, 1882, cap. 3.21, 3.23, 5.36, 23.116) – sont incertains et restent discutables. Les descriptions de certains peuples – par exemple celle des Finnois par Tacite (Tacitus, 1964, cap. 46) – ne contiennent pas de données sur la base desquelles nous pourrions affirmer avec certitude que le peuple en question était finno‑ougrien.

2 Dans les siècles suivant le Moyen Âge, les descriptions de peuples finno‑ougriens n’abondent pas mais leur identification est beaucoup plus sûre en raison de l’environnement géographique et du mode de vie.

Les rapports des voyages d’Othtere et de Wulfstan

3 Othtere, un noble norvégien provenant de l’Helgoland, rendit compte au roi anglais Alfred le Grand de son voyage autour de la péninsule scandinave. Par ailleurs, à cette même cour d’Angleterre, Wulfstan (qui venait de l’Hededy dans le Jylland danois) a laissé un rapport sur son voyage dans la ville marchande de Truso qui se trouvait à

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l’embouchure de la Vistule. Ces histoires ont été gardées par le souverain pour la postérité.

4 Alfred le Grand (871‑899) a régné d’abord sur le Wessex, puis, à partir de 878, sur l’ensemble de l’Angleterre. Non seulement il organisa efficacement le fonctionnement de l’État, mais il trouva également le temps d’encourager l’épanouissement de la culture : il invita en Angleterre des artistes et fit traduire en anglais par ses savants de nombreuses œuvres importantes en latin, dont celle d’Orose, Historia adversus Paganos. Traduite et complétée, cette œuvre prend le nom de l’Orose du roi Alfred (King Alfred’s Orosius, 1859) dans la littérature spécialisée.

5 Cette œuvre comprend deux parties : l’une n’ajoute rien à l’original, alors que la seconde est une partie nouvelle, qui contient une description de l’Europe de l’Est et du Nord rédigée dans le style d’Orose, à savoir : • une description de l’Europe centrale, avec une présentation des territoires et des tribus germaniques, baltes et slaves ; • le rapport d’Othtere sur ses navigations en Norvège septentrionale et dans la mer Blanche ; • le rapport de Wulfstan sur ses navigations dans la mer Baltique, ainsi que sa visite au port du roi danois de Hedeby.

6 Othtere avait raconté au roi Alfred qu’il avait vogué le long de la côte norvégienne vers le nord, puis vers l’est et puis qu’il avait tourné vers le sud et qu’il s’était arrêté à l’embouchure d’un fleuve (King Alfred’s Orosius, 1859, Book I, Chap. I, § 13). Ce voyage fait l’objet de deux interprétations dans la littérature spécialisée. Les uns estiment qu’il a jeté l’ancre sur la côte nord de la péninsule de Kola, alors que pour d’autres il a contourné la péninsule de Kola et a peut-être jeté l’ancre à l’embouchure de la Dvina septentrionale ou de l’Onega. Dans son rapport il mentionne les Finnois et les Bjarmjas, termes qui désignent l’un et l’autre des peuples finno‑ougriens.

7 Othtere établit que la langue des Finnois et des Bjarmjas était la même (King Alfred’s Orosius, 1859, Book I, Chap. I, § 14). L’ethnonyme « finnois » avait déjà émergé dans les sources historiques, à commencer par Tacite. Plusieurs interprétations identifient les Finnois des sources avec les Sames. D’après les chercheurs finnois, l’ethnonyme « finnois » chez Tacite renvoie aux Sames parce que ses descriptions reflètent un mode de vie plus avancé que celui des ancêtres des Finnois à l’époque. On peut également établir que les Finnois Suomi ont repoussé progressivement les Sames vers le Nord, et on peut donc imaginer que l’ethnonyme « finnois » a pu rester après les Sames pour renvoyer à la population qui vivait sur ce même territoire. On a connaissance de ces transferts de nom dans l’histoire du bassin des Carpates : certains chroniqueurs mentionnent les Hongrois comme ceux qu’on appelait auparavant les « Avares ». D’après le rapport d’Othtere, les Normands habitaient les zones côtières de la Norvège actuelle, alors qu’à l’intérieur des terres vivaient les Finnois éleveurs de rennes. La description renvoie sans l’ombre d’un doute aux Sames, et si nous tenons compte du fait que les Norvégiens continuent à appeler les Sames les « Finnois », nous sommes confortés dans l’interprétation d’après laquelle les Finnois mentionnés par Othtere étaient en fait des Sames. Dans le cas des Bjarmjas, les chercheurs n’ont pas été capables de les identifier de manière aussi claire. On rencontre deux interprétations : d’après la première, les Bjarmjas parlaient un dialecte same. Cette interprétation repose sur le fait que l’on trouve des Sames encore aujourd’hui dans la péninsule de Kola. La seconde théorie met en rapport l’ethnonyme Bjarmja et le nom géographique Bjarmia avec l’ethnonyme « perm » que l’on rencontre dans les chroniques russes et

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que l’on retrouve dans le nom de la ville de Perm et dans celui du groupe ethnique des Komis permiaks. Il existe aussi des informations historiques et archéologiques incertaines d’après lesquelles les Finno‑Ougriens permiens ont pu avoir été en contact avec des territoires plus occidentaux. Cette question peut être résolue par une lecture attentive du rapport d’Othtere. En effet le texte dit : The Biarmians told him many stories both about their own country and about the countries which were around them […]. The Finns and the Biarmians, as it seemed to him, spoke nearly the same language. (King Alfred’s Orosius, 1859, Book I, Chap. I, § 14)

8 Ces lignes signifient qu’Othtere non seulement pouvait connaître les Bjarmjas, mais aussi qu’il pouvait personnellement parler jusqu’à un certain point avec eux et surtout qu’il comprenait la langue des Sames de Norvège et que, sur la base de cette connaissance, il comprenait ce que disaient les Bjarmjas. La lecture du texte suggère que ce sont des Sames, et non pas d’autres Finno‑Ougriens, qu’Othtere avait rencontrés dans la péninsule de Kola.

9 Le paragraphe de l’Orose du roi Alfred précédant le rapport d’Othtere mentionne les Kvènes (Cwénland) de même que les Scrides (Scride‑Finns ; King Alfred’s Orosius, 1859, Book I, Chap. I, § 12). Sur les Finnois scrides tout ce que nous savons est qu’ils vivent au nord‑ouest des Kvènes. Leur nom se retrouve dès les textes de Procope, sous la forme de skrithiphinoi (Dewing, 1919, Book VI, xv, p. 16‑23), chez Jordanès, screrefenni (Iordanes, 1882, 3.21) et chez Paul Diacre scritobini (Diaconus, 1978, Liber I, 5), forme traditionnellement interprétée comme signifiant « Finnois à skis » et censée renvoyer aux Sames (Hajdú & Domokos, 1978, p. 338‑339). Le nom des Kvènes apparaît aussi à la fin du rapport d’Othtere. À l’époque, il pouvait désigner les Finnois suomi vivant au Nord, dans le Kainuu, alors que quelques siècles plus tard il désignera les Finnois qui auront migré de ce territoire vers les zones septentrionales de la Norvège et de la Suède.

10 Wulfstan a beaucoup parlé des Estes au roi Alfred (King Alfred’s Orosius, 1859, Book I, Chap. I, § 20‑23). À l’époque de Tacite, cet ethnonyme ne désignait probablement pas des Finno‑Ougriens. L’orientation des voyages de Wulfstan nous permet de déduire que son histoire se rapporte plutôt à des groupes baltes vivant sur le territoire de l’actuelle Pologne. À la fin du IXe siècle cependant, l’ethnonyme « este » avait déjà pu concerner les ancêtres des Estoniens d’aujourd’hui. En fait il est difficile de trouver dans le rapport des éléments qui permettent d’être sûr que les Estes sont bien des Finno‑Ougriens. On rencontre aussi chez les Finno‑Ougriens le rite funéraire de la crémation, notamment à l’est jusqu’aux Mordves et aux Maris, mais cette pratique n’est pas caractéristique. La production de miel et de boissons dérivées est caractéristique des Finno‑Ougriens, mais moins comme particularité ethnique que comme élément lié à l’environnement géographique. C’est plutôt une petite histoire qui permet d’identifier les Estes de Wulfstan comme des Finno‑Ougriens : le narrateur a appris que les Estes ont une tribu capable de produire le froid (King Alfred’s Orosius, 1859, Book I, Chap. I, § 23). C’est là un motif qui apparaît également dans l’œuvre d’AbÙ Íāmid al‑ÇarnāÔī intitulée al‑MuÝrib Ýan baÝÃ ÝaÊāÞib al‑MaÈrib un siècle et demi plus tard : les peuples de Wīsū et d’Arū ne peuvent pas se rendre en été à la ville de Bulgar, parce que autour d’eux l’air gèle et les semences sont détruites (Dubler, 1953, p. 20, 60). Cette tribu des Estes devait vivre fort au nord, pour que circule à son sujet une légende de ce type ; nous pouvons donc déduire de leur habitat que, par rapport aux autres groupes « estes » parlant une langue balte, ils pouvaient être, eux, des Finno‑Ougriens. Notre

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supposition peut être confirmée par le fait que le paragraphe qui parle de cette tribu septentrionale se trouve à la fin du rapport de Wulfstan, ce qui veut dire qu’il s’agit peut-être d’un complément fondé sur des ouï‑dire.

Le voyage de Julien dans la « Magna Hungaria »

11 Pour les spécialistes de la préhistoire hongroise, les deux voyages orientaux du moine dominicain Julien sont d’une importance majeure (Dörrie, 1956). Ainsi, Julien, dans les années 1230, rencontra quelque part « au bord du grand fleuve Etil » les Hongrois qui, à la fin du IXe siècle, ne s’étaient pas installés dans le bassin des Carpates, mais étaient restés dans leurs lieux d’habitation orientaux. Dans le rapport de Julien sur ses voyages, on trouve mention de deux autres peuples finno‑ougriens en plus des Hongrois. Bien sûr il ne pouvait pas soupçonner qu’en allant chez les Mordves il se trouvait dans une terre habitée par des parents des Hongrois et il ignorait tout de ce que les terres appelées « Merovia » et « Vedin », dont il avait entendu parler, étaient également habitées par des Finno‑Ougriens.

12 C’est sur le chemin du retour après son premier voyage que Julien traversa les terres habitées par les Mordves. Son itinéraire peut être reconstruit de deux manières différentes. György Györffy a estimé que Julien a traversé le territoire habité par des Mokchas : il avait voyagé sur la Mokcha, puis il était passé sur l’Oka, avait dépassé Smolensk, Minsk et Grodno pour entrer en territoire hongrois par la région de Szepes (Györffy, 1986, p. 39). En fait, le voyage sur la Mokcha est peu vraisemblable, car Julien n’utilise pas le terme « mokcha », mais le terme « mordve ». Peut-être l’un des groupes de Mordves a pu migrer vers l’ouest au tournant des Ier et IIe millénaires. La population installée aux abords de la Mokcha a commencé à prendre ce nom au tournant des XIIe‑XIIIe siècles. Ce nom n’était pas en usage depuis longtemps, comme le montre le fait que le premier à le mentionner est Rubrouck en 1255 (Wyngaert, 1929, vol. I, p. 181, 198‑199). Si Julien était entré en Hongrie dans les années 1230 en naviguant sur la Mokcha, il aurait sans doute entendu l’ethnonyme « mokcha » et non pas l’ethnonyme « mordve ». Ce sont en général les sources mentionnant les Erzas qui utilisent le terme « mordve », ce qui permet de supposer que les voyageurs, d’après les données archéologiques, ont traversé les zones frontalières des territoires erzas (Klima, 1996, p. 21‑33). Au nord, leur territoire est bordé par la Volga, mais à l’ouest par l’Oka. Ces deux rivières étaient en même temps une voie de communication commerciale importante, qui faisait partie de la route allant de la Bulgarie de la Volga jusqu’à Kiev. Les marchands entretenaient des rapports entre les deux régions en naviguant sur la Volga, l’Oka et la Djesna. Il est donc vraisemblable que Julien ait touché au territoire mordve en naviguant sur la Volga et sur l’Oka.

13 Julien dit des Mordves qu’ils sont exceptionnellement belliqueux. Cela coïncide avec les informations antérieures et postérieures (Fest, 1934 ; Fletcher, 1591, p. 73‑74 ; Frähn, 1823, p. 169). D’après une autre de ses informations, les Mordves avaient deux princes. Cette information renvoie à la différenciation entre Erzas et Mokchas.

14 Lors de son second voyage, Julien rapporte une information d’après laquelle les Mordves ont été occupés par les Tatars. D’après sa description, l’un des deux princes s’était soumis aux Tatars alors que l’autre essayait de résister (Dörrie, 1956, p. 173). La mention répétée des deux princes vient renforcer l’opinion d’après laquelle les Erzas et les Mokchas vivaient dès cette époque-là en deux groupes distincts.

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15 En plus des deux principautés mordves, Julien mentionne aussi la Mérovie et la Védie parmi les pays non chrétiens détruits par les Mongols (Dörrie, 1956, p. 173). Nous pouvons reconnaître dans les noms de ces pays les ethnonymes « meria » et « votiak ». Les Mérias étaient à cette époque-là dans la toute dernière phase de leur russification, ainsi la mention par Julien est-elle la toute dernière de ce peuple. Quant aux Votiaks – les Oudmourtes – il n’étaient parvenus dans l’horizon d’influence russe que de manière minime. Julien fournit l’une des premières informations à leur sujet.

Les diplomates européens en route pour la capitale de la Horde d’or

16 Au printemps 1245 le pape Innocent IV envoya plusieurs délégations de franciscains et de dominicains auprès de la cour mongole. Le but réel du voyage de ces moines était de suivre les Mongols et de deviner leurs intentions : ils devaient collecter des informations sur leurs coutumes, leur religion, leurs forces, leur nombre et leur mode de vie. Parmi ces ambassadeurs, seuls Johannes Plano Carpini et ses compagnons arrivèrent jusqu’au cœur de l’Empire mongol.

17 C’est en avril 1245 que Johannes Plano Carpini partit de Lyon, de la cour papale. À Vratislavie (Breslau, Wroclaw) il fut rejoint par Benedictus Polonus, qui était, d’après son nom, d’origine polonaise, par C. de Bridia et par Ceslaus, un Tchèque. Ils traversèrent le Dniepr en avril 1246, arrivant ainsi à la résidence du khan Batu, près de la Volga. Seuls Johannes Plano Carpini et Benedictus Polonus continuèrent leur voyage et, au mois de juillet, ils arrivèrent à la horde Shira près de Karakorum. C’est le khan Gujuk qui répondit à la lettre envoyée par le pape. En novembre 1246, les ambassadeurs repartirent avec leur lettre et, sur le chemin du retour, ils s’arrêtèrent en Hongrie, où ils rendirent compte de leurs expériences au roi Béla IV (Wyngaert, 1929, p. 27‑130).

18 Les observations personnelles de Johannes Plano Carpini sont précises. En même temps, il note aussi des informations reçues par ouï-dire, sans en traiter les détails fabuleux avec l’esprit critique nécessaire.

19 Il nous reste aussi de cette ambassade les rapports de Benedictus Polonus (Wyngaert, 1929, p. 135‑143) et de C. de Bridia (Skelton, Marston & Painter, 1995, p. 54‑101).

20 Johannes Plano Carpini et ses compagnons ne sont pas allés en territoire finno‑ougrien, ils sont passés plus au sud en direction du cœur de l’Asie. Johannes Plano Carpini évoque les Mordves et les Samoyèdes quand il présente la campagne du khan Batu et quand il parle de son voyage de retour de la cour mongole (Wyngaert, 1929, p. 72‑73, 111). Ce n’est que dans cette dernière partie du rapport de Benedictus Polonus que nous pouvons lire que, dans leur voyage en Russie vers l’Orient, les Mordves se trouvaient à leur gauche (Wyngaert, 1929, p. 138). C. de Bridia lui aussi écrit sur les Mordves au sujet de l’expédition militaire de Batu, c’est‑à‑dire qu’il transmet ce dont il a entendu parler avec le reste de la délégation de Johannes Plano Carpini. Mais ce sont ses propres informations qui ont pu servir à comprendre que les Tatares avaient intégré dans leur armée les peuples écrasés, Bulgares et Mordves (Skelton, Marston & Painter, 1995, p. 80‑81). Johannes Plano Carpini ne mentionne le recrutement des vaincus dans les troupes tatares que de manière très générale, sans évoquer d’ethnonymes.

21 C’est en avril 1253 que le moine franciscain Willelmus, né à Rubrouck dans le nord de la France (Guillaume de Rubrouck) partit de Constantinople pour rendre visite au chef

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mongol Sartaq. Un autre ambassadeur de Louis IX, André de Longjumeau, avait rapporté que dans la ville mongole appelée Talas vivaient des chercheurs d’or et des fabricants d’armes, et que Sartaq, fils du khan Batu, avait embrassé le christianisme. C’est ce qui amena Rubrouck à se mettre en route. D’une part, il entendait convertir les Mongols et, d’autre part, il aurait voulu rencontrer les forgerons et les chercheurs d’or allemands. Il arriva au campement de Sartaq en juillet. Naturellement, Sartaq n’était pas chrétien et il n’avait aucun pouvoir en la matière qui intéressait Rubrouck. Il l’envoya chez son père, Batu, qui l’accompagna auprès du grand khan Möngke (Mengü). Rubrouck arriva en avril 1254 à Karakorum, à la cour de Möngke. Il en repartit en juillet avec la réponse du grand khan et, à l’été 1255, après avoir voyagé un an, il était à Chypre. Le rapport de voyage de Rubrouck fut établi car le supérieur de son ordre ne lui permit pas d’aller à Paris rendre compte à Louis IX ; c’est ainsi qu’il lui adressa un courrier décrivant les expériences de son voyage.

22 De toutes les descriptions de moines voyageurs du XIIIe siècle, le courrier de Rubrouck est bien le plus informatif (Wyngaert, 1929, p. 164‑339). Son œuvre reflète un intérêt très large, une grande curiosité et un grand désir de découvrir. Rubrouck passa au sud des zones habitées par les Finno‑Ougriens en direction de l’Asie centrale, mais il collecta des informations précises sur les régions forestières situées au nord des steppes, qui rendent compte de manière synthétique, mais précise, du mode de vie des peuples qui y étaient établis. Sur les Mordves mokchas (moxel), le rapport traite du commerce des fourrures, de l’apiculture et des cérémonies rituelles. Les Mokchas vivent au sud des territoires mordves, ce qui explique l’existence d’informations sur eux dans les régions plus méridionales. On trouve également chez Rubrouck mention d’un peuple merdas (Wyngaert, 1929, p. 198‑199). D’après le rapport, ils vivaient au nord et au nord‑est des Mokchas. Aucun autre auteur ne mentionne un peuple appelé « merdas ». C’est sans doute Rubrouck lui-même qui a créé cet ethnonyme, soit par suite d’un malentendu, ou bien par incompréhension. Cet ethnonyme a pu être la conséquence d’une confusion entre Mordves et Burtas. Dans son œuvre appelée ÓabāÞīÝ al‑Îayawān (Les propriétés naturelles des êtres vivants) al‑Marwazī dit des Burtas qu’ils élèvent des cochons et qu’ils ont beaucoup de miel (Minorsky, 1942, p. 33).

23 La classification des Burtas pose problème. Il pouvait sans doute s’agir d’une population, surtout turcique, parlant plusieurs langues. Ils vivaient sur le cours inférieur de la Volga, mais les groupes les plus septentrionaux habitaient la zone forestière. L’attaque mongole les avait dispersés, et une partie d’entre eux avait fui dans les territoires habités par les Mordves. Si ce groupe au départ n’était pas un groupe mordve, il a été assimilé et est devenu mordve. Ils suivaient les principes de l’islam, de même que peut-être les Oudmourtes méridionaux vivant sous les Bulgares de la Volga. En fait les informations transmises par Rubrouck ne permettent pas de classifier les Merdas de manière assurée.

Les deux voyages à Moscou de Siegmund Herberstein

24 Les informations sur les peuples finno‑ougriens commencent à se répandre en Europe à partir de la seconde moitié du XVIe siècle. La première édition de l’ouvrage en latin Rerum Moscoviticarum commentarii de Siegmund Herberstein, un diplomate habsbourgeois, parue en 1549, devint aussitôt un best‑seller (Herberstein, 1549). Cette

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parution fut suivie de plusieurs nouvelles éditions en latin et en allemand, puis en anglais et en italien, et certaines parties devinrent aussi accessibles en tchèque.

25 Siegmund Herberstein se rendit à Moscou à deux reprises : la première fois en 1517, la seconde en 1526 pour une longue mission périlleuse. La première fois, il servait l’empereur Maximilien Ier, la seconde, l’empereur autrichien Ferdinand.

26 En 1517 parut l’œuvre de Mathias de Miechów sur les contrées éloignées d’Europe orientale et d’Asie (Miechów, 1517). Cet auteur polonais n’était pas allé dans la grande principauté moscovite, il a dû collecter ses données lors d’un voyage à Vilnius ainsi qu’auprès de prisonniers de guerre russes rencontrés à Cracovie. L’œuvre de Mathias de Miechów venait préciser et compléter le rapport de voyage de Siegmund Herberstein de nouvelles informations. Ces ouvrages apportèrent en Europe de nouvelles données sur les peuples orientaux. Siegmund Herberstein confrontait les informations d’historiens et de géographes antiques recopiées sans esprit critique dans les siècles médiévaux avec ses expériences personnelles et les informations collectées à la cour moscovite. Il s’efforçait d’en savoir le plus possible sur la situation géographique et économique de la Moscovie qu’il visitait ainsi que sur les différents peuples vivant dans le pays. L’ouvrage Rerum Moscoviticarum commentarii est la description classique d’un pays.

27 Les peuples finno‑ougriens et samoyèdes figurant dans l’œuvre de Siegmund Herberstein sont les suivants : Mordves, Tchérémisses1, Samoyèdes, Vogoules2, Ougriens, Kaïans, Lopars. Sont ensuite énumérées les régions et les villes où, en plus du russe, on parle une autre langue. Il s’agit : de Beloozero et sa région, des territoires d’Ust’Yug, de Papin et de Perm’. Les habitants originels de ces villes et de ces territoires ne pouvaient être que des Finno‑Ougriens : à Beloozero des Vepses, à Ust’Yug et dans sa région ainsi que dans la ville de Papin et dans le territoire de Perm’ des Komis, Zyriènes et Permiaks.

28 Parmi les territoires fenniques, Siegmund Herberstein décrit la Carélie et la Livonie. En lisant les parties consacrées à la région de la Volga, nous rencontrons les Mordves et les Tchérémisses, et parmi ceux-ci nous pouvons deviner des Oudmourtes. À Moscou, Siegmund Herberstein a trouvé des informations sur la voie commerciale reliant les terres permiennes à l’Ougrie. Cette voie longeait les marges méridionales de la toundra, et sa présentation donne l’occasion à Siegmund Herberstein de parler aussi des Samoyèdes. À la cour, Siegmund Herberstein obtint des détails sur la campagne de 1523 contre Kazan et sur des actions militaires des Tchérémisses ; le diplomate russe Grigorij Istoma lui donna des informations sur les aléas des voyages en Laponie et sur la vie des Sames.

29 C’est dans la partie décrivant la principauté de Moscovie et l’Empire russe qu’il est question pour la première fois des Tchérémisses (Herberstein, 15713, p. 64). Dans ce chapitre Siegmund Herberstein n’entreprend de décrire que les principales villes, rivières, montagnes et régions. Après la description géographique, il rend compte de la voie conduisant jusqu’à la Pečora, à l’Ougrie et aux rives de l’Ob’ (Herberstein, 1571, p. 80‑84), puis il en revient à la présentation de l’empire. C’est dans cette courte partie que nous rencontrons de nouveau les Tchérémisses. Nous apprenons rapidement qu’à l’époque les informateurs de Siegmund Herberstein n’étaient pas capables de faire la différence entre les Maris et les Oudmourtes : Nombre d’entre eux ont été déportés par le souverain en Moscovie parce qu’il les soupçonnait de trahison criminelle, c’est là que nous les avons vus – lisons-nous

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dans l’œuvre. (Herberstein, 1571, p. 86)

30 Clairement, cette phrase fait référence aux événements qui ont eu lieu dans les années 1480. En 1486‑1487, les troupes de la terre de Vjatka firent campagne contre les territoires d’Ust’Yug, qui étaient soumis à Moscou (Svod, 1950, V leto 6994). En représailles, en 1489, Ivan III s’engagea contre Vjatka par voies terrestre et fluviale. On trouve des comptes rendus de ce même événement dans d’autres annuaires, qui nomment les princes d’Arsk comme les leaders de la résistance (Letopisi, 1982, p. 50, 97). Or on peut considérer que la population autochtone des bourgs d’Hlynov4, d’Arsk et de leurs environs était constituée principalement d’Oudmourtes. Siegmund Herberstein, au même endroit, écrit que l’habitat des Tchérémisses va de la Vjatka à la Kama. Or aujourd’hui, sur ce territoire, on trouve aussi bien les Maris que les Oudmourtes. Le nom des Maris, « Tchérémisses », était ainsi à l’époque une appellation englobante, comme nous le constatons aussi dans les pages de l’Histoire de Kazan. Siegmund Herberstein apporte également quelques informations sur la vie des Tchérémisses et sur leurs coutumes. D’après ses descriptions, les Tchérémisses étaient des archers expérimentés, et transmettaient très soigneusement cet art à leurs enfants (Herberstein, 1571, p. 86).

31 Par rapport aux autres sources, les annuaires de l’empire ne contiennent que peu d’informations nouvelles sur les Mordves. Siegmund Herberstein caractérise les ressortissants de ce peuple comme des gens vivant dans la forêt mais pratiquant l’agriculture. Cette description correspond précisément à l’habitat boisé des Mordves, transition entre la zone forestière et la steppe. On trouve aussi chez d’autres auteurs (géographes musulmans, Julien) des références à l’apiculture, à la chasse aux bêtes à fourrure ainsi qu’à l’héroïsme des Mordves. Mais Siegmund Herberstein sait aussi que la plupart des Mordves sont des fantassins et d’excellents archers (Herberstein, 1571, p. 65).

32 Deux chapitres plus loin, Siegmund Herberstein revient aux Mordves mais en deux phrases seulement : ils ressemblent aux Tchérémisses et vivent plutôt dans des maisons (Herberstein, 1571, p. 86).

33 Des deux chapitres traitant de la Moscovie, c’est le premier qui fournit la description la plus longue du pays Vote et de la Carélie. Siegmund Herberstein s’efforce de préciser la portion de côte ingermanland qui va de la frontière de la Livonie jusqu’à la forteresse d’Oresek, et qui se trouve sous autorité russe. Il appelle ce territoire « pays Vote » (Vuotzka regio), mais il ne sait rien d’une origine finno‑ougrienne de sa population autochtone. Il est surtout intéressé par le positionnement des forteresses. Sa description contient bien des imprécisions : Jam n’était pas située en bord de mer, mais à l’intérieur des terres, ce n’est pas la Pljusa, mais la Luga qui se jette dans la mer au nord d’Ivangorod. En même temps, il se contredit : ici il identifie la Finlande avec le territoire appelé « Kajani » par les Russes, plus tard il appelle « terre de Kajani » uniquement les terres à l’ouest de la péninsule de Kola – Norbotten en suédois. Il continue par décrire les terres allant jusqu’à la Polna, c’est‑à‑dire à la frontière finno‑russe. Cette mention de la Polna montre que Siegmund Herberstein s’est fondé sur des informations recueillies dans les annuaires russes. Les philologues n’ont toujours pas réussi à trouver la localisation et le nom actuel de la Polna.

34 D’après Siegmund Herberstein, la distance depuis la forteresse d’Oresek jusqu’à la rivière Korela et la ville du même nom est de sept lieues. Il évoque par la suite une

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seconde Korela (la Carélie), territoire à part qui a sa langue, qui collecte l’impôt auprès de ses voisins, mais qui paye tribut aussi bien aux Suédois qu’au souverain russe (Herberstein, 1571, p. 76‑77). Si ses descriptions de la Polna reposent sans doute presque intégralement sur ses lectures, ses contradictions sur la Korela proviennent d’un mélange d’informations lues et entendues. À l’époque, la Carélie n’était plus considérée comme une unité politique autonome, comme le montre le fait que ses informateurs utilisent ce nom pour une ville et pour une rivière. En même temps, dans ses lectures, il avait découvert l’ancienne grandeur de Korela – en fait, il était question surtout de son indépendance – et il en avait déduit qu’il devait y avoir une autre Korela.

35 Après le passage consacré à la Carélie, trois paragraphes plus bas, il est question de la ville de Beloozero et du lac Blanc qui lui donne son nom (Beloje Ozero). Les habitants de la région « ont leur propre langue, bien qu’aujourd’hui ils parlent tous russe », écrit Siegmund Herberstein (Herberstein, 1571, p. 77). C’est la première information de ce type dans son œuvre, mais elle sera suivie de bien d’autres : à propos des villes d’Ust’Yug (Herberstein, 1571, p. 80) et de Papin (Herberstein, 1571, p. 83), ainsi que du territoire de Perm’ (Herberstein, 1571, p. 85) et de la Livonie (Herberstein, 1571, p. 115), il note en effet que les habitants ont leur propre langue.

36 C’est sur la base d’un document écrit que Siegmund Herberstein a établi sa description de la route conduisant jusqu’à l’Ougrie (Jugra) et à l’Ob’ : Le pouvoir dominant à Moscou a étendu ses terres loin à l’est et dans une certaine mesure au nord jusqu’aux endroits évoqués. On m’a trouvé une description en russe de ces territoires, qui contient des informations sur l’itinéraire. Je l’ai traduite et je l’ai inscrite ici, après avoir contrôlé les informations. (Herberstein, 1571, p. 80)

37 L’œuvre utilisée par Siegmund Herberstein représente la première horographie de la partie nord-est de la Russie connue sous le nom de Description d’un voyage en Ougrie. Les chercheurs la datent des années 1490 (Herberstein, 1571, p. 332‑333). Siegmund Herberstein sans doute vérifia les informations au cours de conversations avec les auteurs et avec le prince Kurbskij, comme il en fait mention dans le texte.

38 Après le détail de l’itinéraire par voies fluviale et terrestre, on trouve la première information qui attire notre attention : Les habitants de Pustozërsk […] sont des gens simples, qui ont embrassé le christianisme pour la première fois en 1518 après la naissance du Christ. (Herberstein, 1571, p. 81)

39 C’est là un ajout de Siegmund Herberstein au voyage en Ougrie, résultat sans doute de son second voyage à Moscou. En disant cela, Siegmund Herberstein semble suggérer que les habitants de la ville avaient leur propre langue. C’est ce que suggère le qualificatif « des gens simples ». Pustozërsk était l’un des bastions avancés de l’occupation russe, mais aux XVIe‑XVIIe siècles, il n’y avait plus de population russe non baptisée. La forteresse avait été construite à l’occasion de l’expédition de 1499 par Pëtr Ušatij et par le prince Semën Kurbskij. Y habitaient sans doute des Komis, connus dans la chronique comme Pečers, qui vivaient du commerce avec les Samoyèdes nomadisant dans les toundras environnantes, mais on ne peut pas non plus exclure que des Nénetses y aient également vécu.

40 Le Voyage en Ougrie rendait compte de la route utilisée par les marchands jusqu’au haut cours de la Pečora. Ensuite, c’est vraisemblablement sur la base d’informations données par le prince Kurbskij que Siegmund Herberstein explique comment on peut arriver en

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Ougrie. Pour l’autre côté de l’Oural, le texte de Siegmund Herberstein comporte d’innombrables erreurs géographiques et d’éléments fabuleux. Par exemple, d’après lui, l’Ob’ naît dans le « lac chinois » Kitajskoje ozero, d’où des hommes noirs partent vers le nord pour faire du commerce avec les Grustintzi et les Šerponowtsi, ces derniers vivant à un endroit appelé Lucomorja (Herberstein, 1571, p. 82). Tous ces noms sont impossibles à identifier, ou du moins toutes les identifications proposées jusqu’à nos jours sont incertaines. On peut jusqu’à un certain point faire confiance à la description de la région de l’Ob’, où les troupes russes étaient arrivées à plusieurs reprises au cours de leurs razzias. Siegmund Herberstein écrit que près de l’Ob’ vivent les peuples vogoul et ougrien (jugra), que les princes des Ougriens vivent dans la forêt, et payent tribut au souverain. Ces informations coïncident avec celles des chroniques russes. On connaît également par d’autres sources l’idole Zolotaja Baba – la Femme d’Or Arany, ou encore la Vieille d’Or. D’après Siegmund Herberstein, la Zolotaja Baba se trouve à proximité de l’embouchure de l’Ob’ et les instruments qu’elle tient à la main donnent un son proche de celui du cor – mais Siegmund Herberstein n’y croit pas (Herberstein, 1571, p. 82‑83).

41 La première fois que le nom de Perm’ apparaît dans l’œuvre de Siegmund Herberstein, c’est à propos du commerce des bêtes à fourrure : c’est l’un des endroits, avec Vjatka, Ust’ Yug et Vologda, qu’il mentionne, où les marchands sélectionnaient les plus belles fourrures pour les exporter à l’étranger (Herberstein, 1571, p. 60). Sur ce même territoire, Siegmund Herberstein écrit plus en détail qu’il a découvert la route conduisant à l’Ougrie et au territoire de l’Ob’ : il a entendu parler de l’activité missionnaire de saint Étienne de Permie, il sait que les Permiens ont leur langue et leur écriture, créée par l’évêque Stéphane (saint Étienne de Permie) et octroyée à ce peuple. L’œuvre de conversion n’était pas achevée, ils étaient encore nombreux dans les forêts à adorer les idoles, et les païens avaient même écorché un évêque. Les chroniques russes nous indiquent que la victime avait été l’évêque Pitirim.

42 Herberstein savait également que, l’hiver, les Permiens se déplacent à skis et qu’ils ont des chiens attelés à leurs traîneaux (Herberstein, 1571, p. 85). Cette coutume avait été évoquée deux ou trois siècles auparavant par les géographes et explorateurs musulmans (Togan, 1936, p. 50 ; al‑Bīrūnī, 1967, p. 136 ; Göckenjan & Zimonyi, 2001, p. 261‑262 ; The Travels of Ibn BaÔÔūÔa 1829, p. 78), ce qui ajoute du crédit à l’information transmise par Siegmund Herberstein.

43 Pour en revenir à la description que Siegmund Herberstein fait de la Moscovie, après avoir caractérisé les Permiens, il s’intéresse aux relations entre l’Ougrie et la Hongrie. Le trésorier et garde des Sceaux grec Georgios Tarchaneiotes5, qui était son interlocuteur à Moscou, lui avait dit, lors de leur première rencontre, que le prince avait des droits sur la Pannonie, la Moravie et la Polsa (la Pologne), car ces territoires avaient été occupés jadis par des groupes d’Ougriens, c’est-à-dire des vassaux de Moscou, partis vers l’ouest (à savoir des Hongrois). Les Hongrois qui s’étaient installés dans le bassin des Carpates étaient nommés Ougriens dans les chroniques russes. D’après István Vásáry, l’idée d’assimiler les Jugras (donc les Hongrois) et les Ougriens (un groupe ougrien de l’Ob’, sans doute les Mansis) est née en Russie, fondée sur la similitude des deux ethnonymes, et non pas sur une reconnaissance de la parenté linguistique entre les Hongrois et les Ougriens de l’Ob’ (Vásáry, 2008).

44 Siegmund Herberstein aurait voulu s’assurer de la parenté entre Jugras et Ougriens, et de leur intercompréhension. L’un de ses serviteurs était d’origine hongroise et il s’était dit que si jamais un invité d’origine ougrienne se présentait à la cour du prince

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moscovite, la rencontre entre les deux hommes et une éventuelle conversation dans leur langue maternelle respective serait à ce sujet une preuve décisive. Mais une telle rencontre n’eut jamais lieu (Herberstein, 1571, p. 85‑86).

45 Siegmund Herberstein présente des données intéressantes aussi sur les peuples fenniques. Dans son chapitre intitulé « Les bêtes sauvages », il émet la remarque suivante concernant la Livonie : « Les gens simples parlent trois langues et de ce fait ils se divisent en trois ordres ou trois tribus » (Herberstein, 1571, p. 115).

46 La Livonie historique (d’après la terminologie de l’histoire allemande, l’ancienne Livonie) se trouvait sur le territoire de la Lettonie et de l’Estonie actuelles. Les trois « tribus » sont assurément les Estoniens, les Lives et la tribu lettone des Latgals qui vivaient sur le territoire de l’ancienne Livonie.

47 Les marchands et les diplomates russes à l’époque de Siegmund Herberstein utilisaient depuis des siècles la voie du nord pour arriver en Norvège et de là au Danemark ou en Allemagne. La route baltique vers l’Europe occidentale, plus courte, était souvent plus dangereuse que la route éreintante qui contournait les zones délicates par le nord, en raison des relations tendues entre la Russie et la Suède. Siegmund Herberstein avait rencontré l’ambassadeur de Vasilij III et de son père Ivan III, Grigorij Istoma, qui lui avait raconté son voyage de 1496 au Danemark et lui avait rendu compte aussi des territoires habités par les Finnois et les Sames.

48 Istoma et son compagnon, le magister David, étaient partis de Novgorod en bateau. Ils étaient arrivés jusqu’à la mer ouverte par la Dvina septentrionale, puis « avaient laissé la grande mer sur la droite » et « ils étaient arrivés jusqu’aux peuples de la Finlaponie » (Herberstein 1571, p. 117). Nous comprenons par la description que ce qu’il appelle « Finlaponie » est en fait assimilable à la péninsule de Kola que les voyageurs contournèrent. Ils sont probablement entrés en rapport avec les habitants lorsqu’ils sont descendus à terre. Ils ont ainsi pu constater que, sur ce territoire, les Lopars vivaient dans de pauvres huttes au bord de la mer. D’après ses remarques, ils étaient pêcheurs.

49 À partir de la Finlaponie, les voyageurs se dirigèrent vers l’ouest et arrivèrent à Norbotten, que les Russes appellent « terre de Kajan ». Ses habitants sont les Kajanis. Aujourd’hui, la Norbotten est l’une des régions suédoises, alors que Kajaani est une ville en Finlande, le chef-lieu du Kainuu. Donc manifestement les Norbotten et Kajani que nous trouvons dans le texte ne correspondent pas aux régions portant aujourd’hui ce nom. Toutes les deux sont plus au sud des régions côtières que les diplomates russes sur leur bateau ont pu découvrir. D’après les textes, nous pouvons estimer que ceux que les voyageurs ont rencontrés sont les Kvènes, des Finnois ayant migré vers le nord depuis le Häme et la Finlande du Sud‑Ouest, et que ce sont eux qu’ils nomment Kajanis.

50 Le bateau de la mission russe, contournant la côte nord de la péninsule, jeta l’ancre au bourg de Dront, ensuite, les voyageurs poursuivirent leur route par voie de terre. Grigorij Istoma appelle cette région « Dikilopp », autrement dit « terre des Lopars sauvages » (Herberstein, 1571, p. 117‑118). De toute évidence, on peut identifier, dans Dront, le Tromsø de la Norvège septentrionale. Se déplaçant en traîneau, les voyageurs ont pu avoir un aperçu de la vie quotidienne des Sames. Grigorij Istoma la raconte ainsi : […] leurs cervidés, ils les gardent en troupeaux, comme chez nous les bovins, ils les appellent « rennes » en norvégien, et ils sont un peu plus grands que nos cerfs. Les Lopars les utilisent comme bêtes de trait de la manière suivante. Ils mettent une

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personne dans un traîneau semblable à un canot de pêche [pour que les rennes en courant ne la fassent pas tomber du traîneau], et l’attachent au renne par une patte. La personne tient les rênes qui permettent de guider les rennes en course de la main gauche, alors qu’elle tient dans la main droite un bâton pour retenir le traîneau si jamais celui-ci penche trop d’un côté ou de l’autre. D’après Istoma, il a parcouru de cette manière vingt lieues en un jour, et à la fin il a libéré le renne, qui est rentré chez son maître au campement habituel. […] Les Moscovites se vantent de prélever l’impôt de ces Lopars sauvages. […] L’impôt est payé en fourrures et en poisson, car ils n’ont rien d’autre. Mais une fois qu’ils ont payé l’impôt annuel ils se vantent de ne devoir rien de plus à personne et prétendent vivre d’après leurs propres lois. Bien qu’ils ne connaissent même pas le pain, pas plus que le sel, et qu’ils n’utilisent pas les autres épices, qu’ils ne mangent que du poisson et de la viande, ils sont, d’après le récit, très attirés par la débauche. De plus, ils sont tous d’excellents archers, de sorte que si pendant la chasse une proie intéressante se présente, alors ils tirent au museau, pour avoir une peau intacte. Quand ils partent pour la chasse, ils laissent à la maison avec leurs épouses des marchands et d’autres étrangers. […] Ils accueillent volontiers les marchands, qui leur apportent des vêtements tout prêts en grosse toile, ainsi que des haches, des aiguilles, des cuillères, des couteaux, des coupes, de la farine, des récipients et d’autres choses semblables, ce qui fait que désormais ils mangent de la nourriture cuite et adoptent des coutumes plus humaines. Ils portent des vêtements qu’ils fabriquent eux-mêmes avec la peau de divers animaux, et de temps en temps c’est sous cette forme qu’ils se présentent en Moscovie, autrement ils portent assez peu de bonnets et de souliers en peau de rennes. Ils n’utilisent aucunement des monnaies d’or et d’argent […]. Leurs huttes sont couvertes d’écorce d’arbres ; ils n’ont pas de domicile déterminé, et si à un endroit ils ont épuisé les animaux et les poissons, ils s’installent ailleurs. (Herberstein, 1571, p. 118‑119)

Les premiers explorateurs anglais dans le Nord

51 À la lecture du livre de Siegmund Herberstein, les Anglais prirent aussitôt la mer, pour arriver, en contournant la Scandinavie, à l’océan glacial Arctique, naviguer jusqu’à l’estuaire de l’Ob’, puis remonter le fleuve pour arriver en Chine, cet empire d’une richesse fabuleuse. Ce n’était pas si simple. L’information de Siegmund Herberstein était en fait erronée : les sources de l’Ob’ n’étaient pas en Chine et, en remontant l’Ob’, on ne peut pas y arriver. Après Siegmund Herberstein, les Anglais durent, eux aussi, faire face à toute la rigueur de l’hiver : le commandant de la première expédition, celle de 1553, Hugh Willoughby, fut retrouvé par un pêcheur russe l’année suivante, avec l’équipage de ses deux bateaux, gelé sur le golfe. Les bateaux étaient intacts (Hakluyt, 1886, p. 39‑40 ; Hamel, 1854, p. 86‑88). Les chercheurs continuent à essayer de reconstituer avec précision le déroulement de cette mystérieuse catastrophe.

52 Si les Anglais ne parvinrent finalement pas à trouver la route pour la Chine, les relations commerciales qu’ils mirent en place avec les Russes étaient en elles-mêmes extraordinairement fructueuses et prometteuses – le sacrifice n’avait pas été vain. Les agents anglais et les diplomates de la couronne parcoururent la Russie en long et en large, et leurs rapports font ici et là référence à des Finno‑Ougriens. Stephen Burrough rentra bien en Grande‑Bretagne avec le troisième bateau de son expédition, puis il participa aussi en 1556 à la troisième expédition avec le Searchthrift. Il nous reste deux rapports de ce voyage. Stephen Burrough raconte dans le détail comment les

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téméraires marins anglais allèrent jusqu’à l’embouchure de l’Ob’ (Hakluyt, 1886, p. 116‑137). Chemin faisant, ils rencontrèrent d’innombrables groupes de Samoyèdes (Nénetses). Sur une petite île à proximité de l’île Vajgač, ils remarquèrent un sanctuaire avec plusieurs centaines d’idoles en bois (Hakluyt, 1886, p. 130‑131). Les notes de voyage de Stephen Burrough furent suivies du rapport de Richard Johnson, son timonier, qui contient, entre autres, le récit extrêmement détaillé d’une cérémonie chamanique (Hakluyt, 1886, p. 139‑141).

53 Instruits par l’expérience, les Anglais passèrent l’hiver au village de Holmogor, sur les berges de la Dvina septentrionale, puis ils repartirent chez eux le 23 mai 1557. Stephen Burrough rend également compte dans le détail de son voyage de retour (Hakluyt, 1886, p. 152‑162). Le 22 juin, ils mouillèrent à proximité du cap Svjatoj Nos (Saint‑Nez), près de l’île Saint‑Jean. En soirée, 16 Sames leur rendirent visite en canot. Ils avaient faim : […] ils dirent qu’ils étaient partis chercher à manger sur les rochers, tout en ajoutant que, s’ils ne trouvaient rien, ils n’allaient rien manger. J’ai remarqué qu’ils mangeaient toutes les mauvaises plantes qui poussaient sur les rochers comme des vaches affamées. J’ai vu aussi comment ils mangeaient les œufs crus contenant des poussins non nés. (Hakluyt, 1886, p. 156)

54 Certains des visiteurs parlaient russe. Cela a permis à Stephen Burrough d’établir un glossaire du same, qui contient 67 mots ou expressions, ainsi que les racines des numéraux de 1 à 20 avec les dizaines jusqu’à 100 (Hakluyt, 1886, p. 156‑159). Cela faisait en tout près de 100 mots. Ce glossaire oublié fut découvert par les chercheurs des langues finno‑ougriennes grâce à une étude de l’Écossais John Abercromby parue en 1895 (Abercromby, 1895).

55 Les Anglais furent suivis par les Hollandais, mais il se trouvait aussi à Moscou des marchands venus d’Allemagne et d’Italie. Certains marchands et diplomates, après Moscou, poursuivirent en direction de la Perse. En redescendant la Volga ils transmirent des informations sur les Finno‑Ougriens vivant sur les berges de ce grand fleuve.

56 Le rapport du Hongrois István Kakas, qui était au service des Habsbourg, contient également des informations concernant les Maris (Tectander, 1889, p. 59‑64). Mais ces voyages et les informations des rapports sur les peuples finno‑ougriens ne relèvent plus du thème de cet article.

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NOTES

1. Appelés aujourd’hui Maris. 2. Appelés aujourd’hui Mansis. 3. On trouve sur Internet de nombreuses éditions de l’œuvre d’Herberstein. Nous partons de l’édition de Bâle de 1571 : https://books.google.hu/books? id=n7hLAAAAcAAJ&pg=PA181&lpg=PA181&dq=rerum+moscoviticarum+commentarii&source=bl&ots=vBuEtOMFN2&sig=I9zgdWMwXVfbOSo3SXXESKpW6lc&hl= ou encore : http://reader.digitale-sammlungen.de/de/fs1/object/display/ bsb10150107_00005.html [consultée le 17 mai 2016]. 4. Ancien nom de Vjatka (N.d.T.). 5. En russe : Траханиот, Юрий Дмитриевич ; il est arrivé à Moscou en compagnie de la seconde épouse du grand‑duc de Moscou Ivan III, la princesse Sophie Paléologue, membre de la première famille de Byzance.

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RÉSUMÉS

Les sources historiques antiques et du haut Moyen Âge ne présentent que peu de données concernant les peuples finno‑ougriens. C’est à partir du IXe siècle que les informations se multiplient. C’est Othtere, un noble norvégien provenant de l’Helgoland, qui rendit compte au roi anglais Alfred le Grand de l’existence d’un peuple appelé « bjarmja » vivant au nord de la péninsule scandinave et parlant sans doute un dialecte du same. Dans les années 1230, le moine Julien, un dominicain, partit vers l’Est en quête des parents des Hongrois. Sur le chemin du retour il traversa le pays mordve. Quelques années plus tard, les franciscains en route pour la cour royale mongole (Plano Carpini et ses compagnons, Rubrouck) rapportèrent eux aussi l’existence des Mordves. Siegmund Herberstein, un diplomate habsbourgeois, dans l’ouvrage intitulé Rerum moscoviticarum commentarii, parle de certains peuples ouraliens. Dans la seconde moitié du XVIe siècle les navigateurs anglais contournèrent la Scandinavie jusqu’à l’océan glacial Arctique et entrèrent en contact avec les Sames et avec les Nénetses. Les Anglais ouvrirent la voie à d’autres voyageurs : des commerçants affluèrent depuis les territoires hollandais, allemands et italiens.

There are few data about the Finno‑Ugric peoples in the antique sources and sources from early Middle‑Ages. Information starts to be abundant from the 9th century on. Othtere, a Norwegian nobleman from Helgoland reported to the English kind Alfred the Great about a people called the “Byarmya” who lived in the north of the Scandinavian Peninsula and probably spoke a Saami dialect. Around 1230, a Dominican monk called Julian travelled east looking for the people who were language relatives to the Hungarians. On the journey home he went through Mordvinian lands. Some years later, Franciscan friars, Plano Carpini and his companions, as well as Rubrouck, travelling towards the Mongol royal court, mentioned the Mordvinian. Siegmund Herberstein, a diplomat from the Habsburg court, mentions some Uralic peoples in his Rerum moscoviticarum commentarii. In the second half of the 16th century, English navigators bypassed Scandinavia, and in the Arctic Ocean had contacts with the Saami and the Nenets. They opened the way to other travellers: merchants converged from Dutch, German and Italian territories.

Az ókori és kora középkori történeti források kevés adatot tartalmaznak a finnugor népekről. A Tacitus és Jordanes műveiben fennmaradt népnevek (aestii, sithoni, merens, vasinabronca stb.) és a hozzájuk kapcsolódó adatok alapján az sem dönthető el bizonyosan, hogy az adott szövegrészlet vajon finnugor népekre vonatkozik‑e. Az információk a 9. századtól kezdenek gyarapodni. A Helgolandból származó Othtere, norvégiai nemesúr Nagy Alfréd angol királynak számolt be a Skandináv‑félsziget északi részén élő bjarma nevű népről. A bjarmák valószínűleg a számi nyelv egyik nyelvjárását beszélték. Az 1230‑as években a domonkos rendi Julianus járt keleten, a magyarok rokonait keresvén. Hazafelé vezető útján átutazott a mordvinok földjén, és erről úti jelentésében is beszámolt. Pár évvel később a mongol fejedelmi udvarba utazó ferences rendi szerzetesek (Plano Carpini és társai, Rubrouck) szintén hoztak híreket a mordvinokról. A Habsburg‑diplomata Siegmund Herberstein 1517‑ben és 1526‑ban járt Moszkvában. Vendéglátóit kifaggatva részletes leírást készített Oroszországról. A Rerum moscoviticarum commentarii címen kiadott könyvében előforduló finnugor és szamojéd népek a következők: mordvin, cseremisz, szamojéd, vogul, jugra, kajaniak, lopari. Herberstein megemlíti azokat a vidékeket és városokat is, ahol az oroszon kívül egy másik nyelvet is beszélnek. A Beloozeróban és környékén, az Usztyugi területen, Papin városában és a Permi területen a Herberstein által meg nem nevezett nyelvek is csak valamilyen finnugor nyelvek lehettek.

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Herberstein híradása nyomán felélénkült az érdeklődés Oroszország iránt. A 16. század 2. felében a Skandináv félszigetet körbehajózva az angol hajósok kijutottak az Északi Jeges‑tengerre, és kapcsolatba kerültek a számikkal, valamint a szamojéd nyelvű nyenyecekkel is. Stephen Burrough úti jelentésében közölt egy rövid számi szójegyzéket, Richard Johnson pedig részletesen beszámolt egy nyenyec sámánszertartásról. Az angolok nyomában jöttek a hollandok, de német és olasz területekről is érkeztek kereskedők Moszkvába. Egyes kereskedők és diplomaták Moszkva érintésével tovább indultak Perzsia felé. A Volgán lefelé haladva értesüléseket szereztek a nagy folyó két partján élő különböző finnugor népekről is. Mások művei mellett a Habsburg‑szolgálatban állt magyar Kakas István beszámolója is tartalmaz a cseremiszekre vonatkozó információkat.

INDEX disciplines anglais, italien, latin, russe, same, tchèque Index géographique : Allemagne, Angleterre, Arsk, Belozersk, Carélie, Carpates, Chine, Chypre, Cracovie, Danemark, Dniepr, Dvina septentrionale, Estonie, Grodno, Häme, Hededy, Helgoland, Hongrie, île Vajgač, Ivangorod, Jutland, Kainuu, Kajaani, Karakorum, Kazan, Kiev, lac Onega, Laponie, Lettonie, Luga, Lyon, mer Baltique, mer blanche, mer du Nord, Minsk, Mokcha, Moravie, Moscou, Norvège, Novgorod, Ob’, océan glacial Arctique, Oka, Pečora, péninsule de Kola, Perm’, Pologne, Pustozërsk, Smolensk, Suède, Szepes, Tromsø, Ust’Yug, Vilnius, Vjatka, Volga, Volodga, Wessex, Wroclaw motsclesru средивековые путешественники, саамский словарь, камлание Keywords : Medieval travellers, Sami dictionary, shamanic ceremony motscleset keskaja reisijad, saami sõnaraamat, šamaani tseremoonia Index chronologique : IXe siècle, XIIIe siècle, XVe siècle, XVIe siècle nomsmotscles Allemands, Avares, Baltes, Erzas, Estoniens, Finnois, Hollandais, Hongrois, Italiens, Komis, Komis permiaks, Kvènes, Latgals, Lives, Mansis, Maris, Mérias, Mokchas, Mongols, Mordves, Nénetses, Normands, Oudmourtes, Ougriens de l’Ob’, Russes, Sames, Samoyèdes, Suédois, Tatars, Vepses Thèmes : histoire Mots-clés : cérémonie chamanique, glossaire same, voyageurs médiévaux motscleshu középkori utazók, lapp szójegyzék, sámánszertartás

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Les statuts constitutionnels des peuples finno‑ougriens dans la Fédération de Russie The Constitutional Status of the Finno‑Ugric Peoples in the Russian Federation Конституционно‑правовые статусы финно‑угорских народов в Российской Федерации

Vladimir Krjažkov Traduction : Franck Léonard

NOTE DE L’AUTEUR

La base « Consultant Plus » a été utilisée pour la préparation de cet article.

Types et fondements des statuts constitutionnels des peuples finno‑ougriens

1 Les peuples finno‑ougriens constituent un groupe particulier de peuples issus d’une même famille linguistique, qui se singularisent à l’intérieur de la population multinationale de la Fédération de Russie par la langue1. Tout en partageant quelques caractéristiques culturelles et linguistiques communes, ils se différencient par leurs statuts constitutionnels. En particulier, on peut distinguer : • les peuples qui ont donné leurs noms aux Républiques éponymes au sein de la Fédération de Russie (art. 65 de la Constitution de la Fédération de Russie). C’est le cas des Mordves, des Oudmourtes, des Maris, des Komis et des Caréliens. Ils forment, en quelque sorte, les peuples constituants des sujets de la Fédération de Russie2. Les problèmes qui les concernent sont réglés directement par les organes du pouvoir des Républiques ;

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• les peuples qui sont qualifiés de « petits3 » peuples autochtones. La Fédération de Russie garantit leurs droits conformément aux principes universellement reconnus, aux règles du droit international et aux conventions internationales de la Fédération de Russie (art. 69 de la Constitution de la Fédération de Russie). Une liste de ces peuples a été approuvée par le gouvernement de la Fédération de Russie (décret du 24 mars 2000, no 2554). Parmi ces peuples, les Finno‑Ougriens sont : les Besermans, les Ingriens, les Votes, les Setos ainsi que les Khantys, les Mansis, les Vepses et les Sames, qui sont également inclus dans la liste des « petits » peuples autochtones du Nord, de Sibérie et d’Extrême‑Orient (approuvée par une ordonnance du gouvernement de la Fédération de Russie du 17 avril 2006, no 536‑r5). Les droits et les garanties spécifiques de ces peuples sont déterminés par la loi fédérale du 30 avril 1999, « Sur les garanties des droits des peuples autochtones minoritaires de la Fédération de Russie »6 ; • les peuples qui constituent une minorité nationale (Finnois, Estoniens7, etc.). La Constitution de la Fédération de Russie garantit les droits de ces minorités (art. 71, par. 1, c ; art. 72, par. 1, b).

2 Ainsi, la Constitution de la Fédération de Russie admet la diversité des statuts ou l’utilisation de structures étatiques différentes pour la résolution des problèmes des peuples finno‑ougriens. Cette situation se trouve parfaitement justifiée sur le plan historique et correspond aux situations réelles de ces peuples ainsi qu’à leurs besoins.

3 Par ailleurs, la Constitution de la Fédération de Russie, en se fondant sur l’égalité juridique et sur l’autodétermination des peuples au sein de la Fédération de Russie (art. 5, par. 3), reconnaît que la terre et les autres ressources naturelles sont exploitées et protégées comme fondement de la vie et de l’activité des peuples qui vivent sur les territoires concernés (art. 9, par. 1). Tous les peuples se voient garantir le droit à la conservation de leur langue maternelle et à la création des conditions pour son enseignement et son développement (art. 68, par. 3). Conformément à la Constitution, le gouvernement garantit l’égalité des droits et des libertés individuelles indépendamment de la nationalité et de la langue (art. 19, par. 2), le droit pour chacun de déterminer et d’indiquer ou de ne pas déterminer et de ne pas indiquer son appartenance nationale (art. 26, par. 1), d’utiliser sa langue maternelle, de choisir librement une langue de communication, d’éducation, d’enseignement et de création artistique (art. 26, par. 2).

4 Il est également important de noter que la Constitution de la Fédération de Russie (art. 72) accorde à la Fédération de Russie et à ses sujets (les républiques, les ’, les , les autonomes) une compétence partagée pour la protection des droits et des libertés individuelles, des droits des minorités nationales, de l’habitat séculaire et du mode de vie traditionnel des communautés ethniques minoritaires, leur protection sociale, les questions d’exploitation des ressources naturelles, de protection de l’environnement, des monuments historiques et culturels, d’éducation, les questions scientifiques et culturelles. Cela signifie que : • le règlement de ces questions relève à la fois de la compétence de la Fédération de Russie et des sujets de celle-ci, qui sont solidairement responsables de l’état du droit dans ces domaines ; • la législation fédérale laisse aux sujets de la Fédération de Russie une compétence pour la réglementation de situations juridiques particulières (décision de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie du 15 novembre 2012, no 26‑p8) ;

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• pour les matières mentionnées, et en vertu des principes généraux, d’abord la Fédération adopte les lois fédérales ; puis sont adoptés les lois et les autres actes juridiques des sujets de la Fédération de Russie, conformément aux lois fédérales. Les actes juridiques régionaux ne peuvent pas contredire les lois fédérales et, en présence d’une telle contradiction, c’est la loi fédérale qui s’applique (art. 76, par. 2, 5 de la Constitution). La loi fédérale du 6 octobre 1999 « Sur les principes généraux d’organisation des organes législatifs (représentatifs) et exécutifs du pouvoir d’État des sujets de la Fédération de Russie »9, qui met en œuvre les dispositions ci‑dessus, admet que les sujets de la Fédération de Russie ont le droit d’élaborer une réglementation juridique particulière pour les matières relevant de la compétence partagée jusqu’à l’adoption de lois fédérales (art. 3, par. 2). Ils ont le droit d’élaborer non seulement des lois et d’autres actes juridiques réglementaires, mais également des programmes régionaux (art. 26.3, par. 3.1.).

5 La Fédération de Russie a adopté de nombreuses lois fédérales qui garantissent les droits des peuples de Russie (y compris des peuples finno‑ougriens) et des personnes qui en font partie, dans les domaines culturels, linguistiques et scolaires.

6 Il s’agit de : • la loi de la Fédération de Russie du 25 octobre 1991, « Sur les langues des peuples de la Fédération de Russie »10 ; • la loi de la Fédération de Russie du 9 octobre 1992, « Fondements de la législation de la Fédération de Russie en matière culturelle »11 ; • la loi fédérale du 6 janvier 1999, « À propos de l’artisanat populaire »12 ; • la loi fédérale du 25 juin 2002, « Sur les objets du patrimoine culturel (monuments historiques et culturels) des peuples de la Fédération de Russie »13 ; • la loi fédérale du 29 décembre 2012, « À propos de l’enseignement dans la Fédération de Russie »14.

7 La Constitution de la Fédération de Russie et les autres lois fédérales disposent d’une primauté et d’un effet direct sur tout le territoire de la Fédération (art. 4, par. 2 ; art. 15, par. 1 ; art. 76, par. 1 de la Constitution de la Fédération de Russie).

Le statut constitutionnel des peuples finno‑ougriens qui ont donné leurs noms aux Républiques éponymes

8 Conformément à la Constitution de la Fédération de Russie, les Républiques sont juridiquement égales entre elles et vis-à-vis des autres sujets de la Fédération, notamment dans leurs relations avec les organes fédéraux du pouvoir d’État (art. 5, par. 1, 4). Elles disposent de leur Constitution et de leur législation (art. 5, par. 2), ont le droit de déterminer leurs propres langues officielles (art. 68, par. 2), disposent de deux représentants au Conseil de la Fédération, qui est une Chambre du Parlement de la Fédération de Russie (art. 85, par. 2), disposent, par le biais de l’organe législatif de la République, du droit d’initiative législative à la Douma d’État, qui est une Chambre de l’Assemblée fédérale (art. 104). Elles peuvent, par l’intermédiaire de leurs organes du pouvoir d’État, saisir la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie en vue de vérifier la conformité des lois fédérales, et des autres actes juridiques, à la Constitution de la Fédération de Russie (art. 125).

9 La protection légale des droits des peuples finno‑ougriens est assurée directement dans les Républiques.

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10 La République de Carélie. La population totale est de 643 000 habitants, dont 507 000 Russes (78,8 %) et 45 570 Caréliens (7 %). Par ailleurs, 70 % des Caréliens de toute la Fédération de Russie vivent dans la République15.

11 La Constitution de la République reconnaît que le nom « Karjala » est équivalent de celui de « République de Carélie » ou de « Carélie », que les particularités historiques et nationales de la République sont déterminées par l’habitation des Caréliens sur son territoire (art. 1er). Les peuples de Carélie se voient garantir le droit à la préservation de leur langue natale ainsi que la création des conditions propices à son étude et à son développement. La langue officielle de la République est le russe, mais l’établissement d’une autre langue officielle est possible sur la base d’une volonté populaire exprimée directement dans le cadre d’un référendum (art. 11). La République de Carélie met en œuvre des mesures pour le renouveau, la perpétuation et le libre développement des Caréliens, des Vepses et des Finnois (art. 21), établit les composantes régionales et nationales des normes éducatives d’État (art. 29). Le droit d’initiative législative est attribué aux organisations non gouvernementales de la République (art. 42). Le gouvernement de la République est mandaté pour assurer la conservation et le développement de la diversité ethnique et culturelle des peuples habitant la Carélie, leur langue et leur culture, pour protéger les droits des minorités nationales, assurer l’entente entre les nationalités et entre les confessions (art. 57). Des municipalités sur des bases nationales peuvent être constituées dans la République (art. 10).

12 Sur la base des dispositions constitutionnelles ci-dessus mentionnées, la République de Carélie : • a adopté la loi du 19 avril 2004, « Sur le soutien des pouvoirs publics à la langue carélienne, au vepse et au finnois en République de Carélie » ; • a formé un ministère chargé des Questions de politique nationale, des Relations avec les organisations sociales, religieuses et avec les médias ; • a créé le Conseil des représentants des Caréliens, des Vepses et des Finnois auprès du président de la République de Carélie ; • a élaboré des dispositions gouvernementales pour la mise en œuvre des décisions du Conseil des Caréliens de la République (voir, par exemple, les ordonnances du gouvernement de la République de Carélie du 5 août 2014, no 476 r‑P et du 27 février 2010, n° 57 r‑P) ; • a intégré les questions du développement ethnosocial et ethnoculturel des Caréliens, des Finnois et des Vepses dans le programme de développement social et économique de la République de Carélie jusqu’à l’année 2015 (approuvé par une loi de la République du 17 octobre 2010) et comme sous-programme « Conservation de l’unité des peuples et des communautés ethniques de Carélie » pour les années 2014‑2020 (« Karjala est notre maison » ; décret du gouvernement de la République de Carélie du 19 décembre 2013, no 365‑P) ; • a proclamé l’année 2013 comme année de la langue carélienne et de la culture nationale (ordonnance du président de la République de Carélie du 27 juin 2013, n° 191‑r).

13 La République des Komis. La population totale est de 901 000 habitants, dont 556 000 Russes (61,7 %) et 202 000 Komis (22,5 %). Par ailleurs, 87 % de l’ensemble des Komis de la Fédération de Russie vivent dans la République.

14 La Constitution de la République dispose que la formation de la République des Komis et que sa dénomination sont liées à l’habitation ancestrale sur son territoire du peuple komi. Celui-ci se voit garantir la conservation et le développement de sa langue, de sa culture traditionnelle et de son mode de vie (art. 3). Le komi, au même titre que le

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russe, est reconnu comme langue officielle de la République (art. 67). Le mouvement social interrégional « Komi Vojtyr » se voit accorder le droit d’initiative législative (art. 75).

15 Ces dispositions sont complétées et développées par : • la loi de la République du 28 mai 1992, « Sur les langues officielles de la République des Komis » ; • la loi de la République du 18 novembre 2009, « Sur certaines questions relatives aux arts populaires sur le territoire de la République des Komis » ; • la loi de la République du 1er mars 2011, « Sur l’élevage du renne dans la République des Komis ».

16 Pendant dix ans, la loi du 26 mai 1992 « Sur le statut du Congrès du peuple komi » a été appliquée dans la République. Sur saisine du procureur (ce dernier soutenait que l’adoption d’une telle loi relève de la compétence de la Fédération de Russie et qu’elle établit une préférence sans fondement en faveur du peuple komi), la Cour suprême de la République l’a déclarée contraire à la législation fédérale et l’invalide, de sorte qu’elle ne peut pas être mise en œuvre (décision du 17 juillet 2002, no 3‑30‑2002)16. Le législateur de la République l’a ultérieurement abrogée (loi du 12 mai 2003). Néanmoins, l’institution du Congrès des peuples komis continue à exister en fait17 et dispose actuellement du soutien des pouvoirs publics (voir, par exemple, ordonnance du gouvernement de la République des Komis du 17 juin 2014, no 256‑r).

17 Un ministère chargé de la Politique nationale existe dans la République.

18 La République du Mari El. La population totale est de 696 000 habitants, dont 314 000 Russes (46 %) et 291 000 Maris (41,8 %). Par ailleurs, 52 % de l’ensemble des Maris de la Fédération de Russie vivent dans la République.

19 La Constitution de la République reconnaît que les appellations « République du Mari El » et « Mari El » sont synonymes (art. 1er) ; le mari (des collines et des plaines) et le russe sont les langues officielles de la République (art. 15).

20 La République a adopté la loi du 26 octobre 1996, « Sur les langues dans la République du Mari El », met en œuvre un programme d’État « Politique nationale d’État de la République du Mari El pour les années 2013‑2020 » (approuvée par le décret du gouvernement de la République du 8 octobre 2012, no 387), a créé un ministère de la Culture, de la Presse et des Questions des nationalités, dispose d’un centre républicain de la culture marie, encourage la tenue des congrès du peuple mari (voir, par exemple, l’ordonnance du président de la République du 29 décembre 2007, no 329‑rp).

21 La République de Mordovie. La population totale est de 835 000 habitants, dont 444 000 Russes (53,4 %) et 333 000 Mordves (40 %). Par ailleurs, 34 % de l’ensemble des Mordves de la Fédération de Russie vivent dans la République.

22 Conformément à la Constitution de la République, les appellations République de Mordovie et Mordovie sont synonymes (art. 1er) ; les langues officielles de la République sont le russe et le mordve (mokcha, erza ; art. 12) ; le Congrès du peuple mordve dispose du droit d’initiative législative (art. 85).

23 La République a adopté la loi du 6 mai 1998 « À propos des langues officielles de la République de Mordovie » et a créé les conditions pour l’étude et l’enseignement du russe et du mordve dans les établissements d’enseignement (voir art. 3 de la loi du 8 août 2013, « Sur l’éducation dans la République de Mordovie ») ; elle garantit la possibilité de s’exprimer en langue mordve au sein du Parlement de la République

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(art. 16 du règlement de l’Assemblée nationale de la République de Mordovie) ; elle soutient les autonomies culturelles et nationales des Mordves situés dans d’autres sujets de la Fédération de Russie (loi du 1er décembre 2004, « Sur le soutien de l’État aux autonomies nationales et culturelles ») ; elle encourage le développement des métiers d’art et d’artisanat populaires (loi du 14 juin 2000, « Sur les métiers d’art et d’artisanat populaires dans la République de Mordovie ») ; elle protège les objets du patrimoine culturel du peuple de la République (loi du 12 novembre 2001, « Sur le soutien de l’État dans le domaine culturel ») ; elle encourage la tenue des congrès du peuple mordve (voir décret du président de la République de Mordovie du 7 avril 2014, no 83‑UG) ; elle a entériné le programme « Harmonisation des relations entre les nationalités et entre les religions dans la République de Mordovie » pour les années 2014‑2020 (décret du gouvernement de la République du 18 novembre 2013, no 507) ; elle a créé un ministère chargé de la Politique nationale.

24 La République d’Oudmourtie. La population totale est de 1 517 000 habitants, dont 913 000 Russes (60 %) et 411 000 Oudmourtes (27 %). Par ailleurs, 72 % de l’ensemble des Oudmourtes de la Fédération de Russie vivent dans la République.

25 La Constitution de la République contient des dispositions sur la nation et le peuple oudmourtes, garantit à ce peuple le maintien de sa langue et de sa culture, manifeste une attention à la diaspora oudmourte qui réside massivement sur le territoire d’autres sujets de la Fédération de Russie, reconnaît les appellations « République d’Oudmourtie » et « Oudmourtie » comme équivalentes (art. 1er). Les langues officielles de la République sont le russe et l’oudmourte (art. 8). Les biens oudmourtes qui présentent une grande importance pour la conservation de la culture matérielle et spirituelle ne peuvent être aliénés qu’avec l’accord du Conseil d’État de la République (le Parlement ; art. 26). Le droit d’initiative législative est reconnu aux organisations sociales par le biais de leurs organes républicains ainsi qu’à un groupe de citoyens comprenant au moins 10 000 personnes (art. 37).

26 La République a adopté, le 6 décembre 2001, une loi « Sur les langues officielles de la République d’Oudmourtie et les autres langues des peuples de la République d’Oudmourtie » ; elle prévoit l’enseignement et l’étude de la langue oudmourte dans le système éducatif, une coopération dans l’étude de la langue oudmourte pour les personnes résidant en dehors de la République (art. 5 et 6 de la loi du 21 mars 2014, « Sur la réalisation des compétences en matière d’éducation ») ; elle garantit la protection des objets du patrimoine culturel (loi du 6 mai 2009, « Sur la réglementation des relations en matière de conservation, d’utilisation, de promotion et de protection par l’État des biens du patrimoine culturel [les monuments historiques et culturels] dans la République d’Oudmourtie ») ; elle a créé les conditions du développement de l’artisanat (décret du gouvernement de la République du 10 novembre 2003, no 269) ; elle met en œuvre l’aide de l’État pour les congrès organisés par l’association interrégionale « Association de tous les Oudmourtes Udmurt keneš » (voir, par exemple, l’ordonnance du gouvernement de la République du 19 novembre 2012, no 944‑r) ; elle a approuvé le programme d’État « Développement ethnosocial et harmonisation des relations interethniques pour les années 2013‑2015 » (décret du gouvernement de la République du 19 août 2013, no 372) ; elle a créé un ministère chargé de la Politique nationale.

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27 Ainsi, cette analyse permet de tirer plusieurs conclusions concernant le statut constitutionnel des peuples finno‑ougriens qui ont donné leurs noms à une République éponyme, sujet de la Fédération de Russie : • la république apparaît comme la forme politique et juridique de l’autodétermination d’un peuple. Au fil des décennies, la structure d’État ainsi établie constitue un facteur essentiel et efficace pour le développement des groupes ethniques (Konjuhov, 2009, p. 72). En conséquence, la quête de nouvelles formes de coopération entre le pouvoir et la population ne doit pas aller dans le sens d’un affaiblissement ou d’un rejet de cette organisation politique18, mais au contraire tendre à son perfectionnement ; • un peuple finno‑ougrien dans une République donnée ne se distingue pas toujours dans le cadre plurinational des peuples du sujet de la Fédération de Russie. Mais, indépendamment de son effectif, ce peuple, en raison de telles ou telles caractéristiques, se voit reconnaître la qualité de peuple titulaire, ce qui détermine l’organisation politique et l’appellation du sujet de la Fédération de Russie ; • les peuples finno‑ougriens ne sont pas désignés comme des peuples autochtones. Au sens de la Constitution de la Fédération de Russie (art. 69) et de la loi fédérale « Sur les garanties des droits des peuples autochtones minoritaires de la Fédération de Russie », les actes du droit international sur les peuples autochtones ne leur sont pas applicables ; • les Républiques, dans les limites de leurs compétences, protègent les droits linguistiques et culturels des peuples titulaires en adoptant des lois spéciales et des programmes d’État, en créant des ministères chargés des Questions nationales. À cet égard, on peut constater des approches stéréotypées en raison du cadre de la législation fédérale, ainsi que le manque de décisions originales et indépendantes, du fait de la centralisation du pouvoir politique ; • les Républiques ne garantissent pas juridiquement la représentation du peuple titulaire au sein des organes législatifs et des autres instances du pouvoir d’État. Mais, sous forme de compensation, elles attribuent aux groupements de ces peuples le droit d’initiative législative au parlement régional et soutiennent leur activité. Pour autant, la situation juridique des organes et des associations qui agissent au nom du peuple est incomplète. Ainsi, les conditions dans lesquelles ils sont compétents pour assurer une représentation ethnique ne sont pas claires. Il en est de même pour la procédure visant à leur reconnaissance officielle comme groupements autorisés, ainsi que pour le cadre juridique et les formes de la coopération des associations ethniques avec les organes des pouvoirs publics.

Le statut constitutionnel des peuples finno‑ougriens qui font partie des « petits » peuples autochtones

28 1. Aux termes de la loi fédérale « Sur les garanties des “petits” peuples autochtones de la Fédération de Russie », les peuples autochtones minoritaires sont les peuples qui vivent sur les territoires du peuplement traditionnel de leurs ancêtres, qui conservent un mode de vie, des activités économiques traditionnels et de subsistance, qui sont moins de 50 000 personnes dans la Fédération de Russie, et qui se considèrent comme des communautés ethniques autonomes. C’est bien à ces peuples que s’appliquent la Convention no 169 de l’Organisation mondiale du travail « Sur les peuples autochtones et les peuples tribaux dans les États indépendants » (adoptée le 7 juin 1989, et qui n’a pas été ratifiée par la Fédération de Russie) et la Déclaration de l’ONU sur les droits des peuples autochtones (adoptée le 13 septembre 2007).

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29 La Fédération de Russie, en reconnaissant l’originalité de ces communautés ethniques et la nécessaire protection de leur habitat et de leur mode de vie (art. 69, 72, part. 1. m de la Constitution de la Fédération de Russie), leur garantit, par cette loi fédérale, le droit à l’usage de la terre, à l’exploitation traditionnelle des ressources naturelles, à la cogestion, à l’autoorganisation par le biais d’institutions coutumières, à une indemnisation, à la préservation et au développement d’une culture originale, à la protection judiciaire en tenant compte des habitudes et des traditions populaires. Ces dispositions sont précisées dans une série de lois fédérales sur les langues, la culture, l’éducation, l’artisanat (voir ci-dessus), sur la terre19, les territoires d’exploitation traditionnelle des ressources naturelles20, sur les communautés21, sur la faune22, sur la pêche23 et la chasse24.

30 2. Des dispositions complémentaires de protection juridique des peuples autochtones minoritaires, parmi lesquels se trouvent des peuples finno‑ougriens, sont adoptées par les sujets de la Fédération de Russie.

31 L’okrug autonome des Khantys‑Mansis‑Ougrie . Il est défini comme le lieu de peuplement originel des « petits » peuples autochtones Khantys et Mansis (art. 1er du statut de l’okrug). Sur son territoire, on dénombre 19 000 Khantys (soit 1,2 % de la population de l’okrug) et 11 000 Mansis (soit 0,7 % de la population de l’okrug). Par ailleurs, 92 % de l’ensemble des Mansis de la Fédération de Russie, et environ 60 % de l’ensemble des Khantys de la Fédération de Russie vivent dans l’okrug autonome des Khantys‑Mansis‑Ougrie.

32 Le statut de l’okrug autonome garantit à ces peuples la protection par l’État de leurs droits (art. 62), la prise en compte de leurs intérêts dans le cadre de l’utilisation des terres et des autres ressources naturelles (art. 64), ainsi que la possibilité de participer aux affaires publiques grâce à l’Assemblée des représentants des « petits » peuples autochtones du Nord au sein de la Douma (Parlement) de l’okrug autonome (art. 23, 27). La législation de l’okrug, en développant ces dispositions, prévoit des mesures destinées à la préservation et au développement des langues des peuples Khantys et Mansis, au soutien de leur folklore et de leurs médias, de leur artisanat, des communautés, des activités économiques traditionnelles ainsi que des mesures destinées à l’amélioration des rapports de ces peuples avec ceux qui exploitent les ressources du sous-sol.

33 L’oblast’ de Murmansk. Le statut de l’oblast’ qualifie les Sames vivant sur son territoire de peuple autochtone de la péninsule de Kola (art. 21, par. 2). Ils sont plus de 1 600 personnes (soit 0,2 % de la population de l’oblast’) ; près de 90 % des Sames de Russie vivent dans l’oblast’ de Murmansk.

34 D’après le statut de l’oblast’, les organes du pouvoir sont compétents pour assister la population same dans la mise en œuvre de ses droits au maintien et au développement de sa langue maternelle, de sa culture nationale, de ses traditions et de ses coutumes. Dans leurs zones de peuplement traditionnel, les Sames ont le droit d’utiliser les formes traditionnelles d’exploitation des ressources naturelles et de la pêche (art. 21). L’oblast’ a adopté des lois relatives à l’élevage du renne (du 14 janvier 2003) et à l’aide de l’État en faveur des « petits »peuples autochtones du Nord qui exercent des formes d’activité économique traditionnelle (du 30 juin 2008). La création des conditions destinées à répondre aux besoins des peuples du Nord pour l’étude de leur langue et de leur littérature relève de la compétence du gouvernement en vertu de la loi du 28 novembre 2013. Un Conseil des représentants des peuples autochtones minoritaires du Nord a été créé auprès du gouvernement de l’oblast’ pour protéger les droits et les

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intérêts juridiques des Sames (décret du gouvernement de l’oblast’ de Murmansk du 11 février 2009, no 57‑PP).

35 La République de Carélie. La Constitution de la République mentionne les Vepses, sans les qualifier de « petit » peuple autochtone du Nord, au même titre que les Caréliens et les Finnois (art. 21). Dans la République, les Vepses sont près de 3 500 (soit 0,53 % de la population de la République) ; cela représente près de 60 % de leur effectif en Fédération de Russie.

36 La Constitution de la Carélie garantit la mise en œuvre de dispositions pour le renouveau, la préservation et le libre développement des Vepses (art. 21). La loi garantit le soutien de l’État à la langue vepse. Les Vepses disposent d’une représentation au sein du Conseil des représentants des Caréliens, des Vepses et des Finnois de la République de Carélie auprès du président de la République (ordonnance du président de la République de Carélie du 6 mars 2014, no 75‑r).

37 L’oblast’ de Pskov . Les Setus (Setos25) vivent sur le territoire de l’oblast’. Ils sont 123 personnes (soit 0,02 % de la population de l’oblast’). Ce peuple fait partie des « petits » peuples autochtones. Dans le statut de l’oblast’, il est identifié comme l’ethnie seto, à laquelle sont conférés des droits sur l’habitat ancestral, pour la préservation de sa spécificité, de sa langue, de ses coutumes et de ses traditions, ainsi qu’un droit à l’autoadministration (art. 21). Les dispositions destinées à protéger les Setus (Setos) consistent principalement dans l’allocation de ressources budgétaires de l’oblast’ pour le soutien aux associations de ce peuple, pour la participation de ses représentants aux conférences, séminaires et forums consacrés aux problèmes de préservation des peuples minoritaires, pour l’aide sociale aux familles setus qui ont des enfants, etc.

38 C’est en République d’Oudmourtie que vivent les Besermans. Ils sont plus de 2 000 (soit 0,14 % de la population de la République) ; 96 % des Besermans vivent en Oudmourtie.

39 Les Besermans, qui ont le statut de « petit » peuple autochtone minoritaire, ne sont pas mentionnés dans la Constitution de la République et ne disposent pas spécifiquement de droits (ce qui, évidemment, ne remet pas en cause les droits reconnus par la législation fédérale en faveur des peuples de ce groupe). Par deux décisions du présidium du Soviet suprême de la République d’Oudmourtie du 2 juillet 1992, no 735‑XII, « Sur le rétablissement du nom historique du peuple beserman » et du Conseil des ministres de la République d’Oudmourtie du 29 juillet 1992, no 293, ce peuple a été reconnu avec cette dénomination comme nationalité autonome. Des dispositions ont également été adoptées pour l’auto-identification ethnique des Besermans, la publication d’un dictionnaire de la langue besermane, de manuels scolaires et d’un recueil de musique et de chants. En tant que groupe ethnique particulier, les Besermans sont mentionnés dans la Conception de la politique nationale d’État de la République d’Oudmourtie (approuvée par un décret du Conseil d’État de la République du 6 février 1998, no 584‑I) et dans le programme d’État de la République d’Oudmourtie « Développement ethnosocial et harmonisation des relations interethniques pour la période 2013‑2015 » (approuvé par un décret du gouvernement de la République d’Oudmourtie du 19 août 2013, no 372).

40 Dans l’oblast’ de Leningrad vivent les peuples votes (33 personnes) et ingriens (169 personnes). Ils ont le statut de « petits » peuples autochtones, mais leur situation n’apparaît pas dans le statut de l’oblast’. Cependant, la Conception du développement social et économique de l’oblast’ de Leningrad jusqu’en 2025 (approuvée par la loi de

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l’oblast’ du 28 juin 2013) reconnaît que les Votes et les Ingriens constituent une population autochtone ancienne du nord-ouest de la Russie. Ils sont concernés par le « Sous-programme de soutien à la spécificité ethnoculturelle des peuples autochtones minoritaires vivant sur le territoire de l’oblast’ de Leningrad pour les années 2013‑2016 », qui constitue une partie du programme d’État « Développement social durable dans l’oblast’ de Leningrad » (approuvé par une décision du gouvernement de l’oblast’ le 14 novembre 2013, no 399), s’applique à ces peuples.

41 3. Cette étude montre que la législation russe sur les « petits » peuples autochtones vise dans une large mesure à protéger les droits des peuples autochtones minoritaires du Nord, de Sibérie et d’Extrême‑Orient. Cela est attesté par le contenu et la thématique des lois fédérales et régionales adoptées dans ce domaine. Les dispositions de cette législation s’appliquent difficilement aux autres peuples qui font partie des « petits » peuples autochtones. Dès lors, ils demeurent des peuples « non septentrionaux » qui ne revendiquent pas et il n’y a pas d’activité législative qui se développe à leur égard.

42 Si on veut décrire la législation contemporaine applicable aux « petits » peuples autochtones minoritaires, notamment aux peuples du Nord, de Sibérie et d’Extrême‑Orient, on peut constater, dans l’ensemble, un état de stagnation et observer une négation des situations juridiques anciennes26. Pour la période postérieure à l’année 2000, de nombreux actes juridiques officiellement prévus et attendus par les communautés des peuples autochtones minoritaires27 (par exemple, sur la procédure d’attribution de la qualité de citoyen de la Fédération de Russie aux peuples autochtones minoritaires du Nord, de Sibérie et d’Extrême‑Orient ; sur la procédure d’implantation des zones d’élevage du renne sur la base d’une utilisation permanente – perpétuelle – ainsi que sur la procédure de localisation de territoires destinés à l’usage de la chasse par les membres des « petits » peuples autochtones du Nord, de Sibérie et d’Extrême‑Orient ; sur le mécanisme de conciliation et de prise de décision dans les relations réciproques des peuples autochtones minoritaires du Nord avec les acteurs économiques ; sur le projet expérimental de création de territoires d’exploitation traditionnelle des ressources naturelles des peuples autochtones minoritaires ; sur l’accès prioritaire des peuples autochtones minoritaires du Nord aux zones de chasse et au gibier et, d’une manière générale, aux ressources naturelles renouvelables) ne sont pas devenus une réalité. Cela veut dire que l’on peut constater une parodie des intentions juridiques en ce qui concerne la gestion des rapports avec les peuples « autochtones ».

43 Lors de la dernière décennie, les modifications de la législation « autochtone » se sont principalement manifestées par la suppression de dispositions garantissant les droits des peuples autochtones minoritaires28. En particulier, actuellement, à la différence du passé, ne sont pas prévus : • la possibilité, pour les membres de ces peuples, d’obtenir une propriété héréditaire viagère sur les terres ainsi que leur usage gratuit ; • le classement des territoires d’exploitation traditionnelle des ressources naturelles des « petits » peuples autochtones du Nord, de Sibérie et d’Extrême‑Orient comme territoires naturels bénéficiant d’une protection particulière ; actuellement, ils sont seulement qualifiés de « territoires particulièrement protégés » et, en conséquence, les limitations à la commercialisation des terres ne leur sont pas applicables, et les projets d’exploitation économique sur ces territoires ne relèvent pas de l’expertise écologique du gouvernement ; • l’octroi de gré à gré de terres pour la pêche et la chasse traditionnelles ;

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• l’obligation d’évaluer la possibilité d’un impact négatif des projets sur le mode de vie traditionnel et l’exploitation des ressources naturelles des peuples autochtones minoritaires ; • l’utilisation par les sujets de la Fédération de Russie d’une partie des redevances liées à l’utilisation des ressources du sous-sol en faveur du développement social et économique des peuples autochtones minoritaires ; • l’organisation d’une autoadministration locale, en raison d’un peuplement important des peuples autochtones minoritaires sur un territoire communal, et la possibilité de transférer certaines compétences des pouvoirs locaux aux communautés de ces peuples ; • la faculté pour les sujets de la Fédération de Russie d’établir des quotas de représentation des peuples autochtones minoritaires dans leurs organes législatifs et représentatifs d’autoadministration locale.

44 L’étude de la législation et des activités de défense des droits de l’homme laisse apparaître, parmi d’autres éléments, que la Fédération de Russie ne dispose pas d’un système stable de gestion publique des affaires concernant les « petits » peuples autochtones. Par exemple, la question de ces peuples a été transférée à la compétence du ministère de la Culture de la Fédération de Russie par le décret du président de la Fédération de Russie du 8 septembre 2014, no 612, « Sur la suppression du ministère du Développement régional de la Fédération de Russie29 ». Depuis 1993, et l’entrée en vigueur de l’actuelle Constitution, c’est le onzième changement dans leur « rattachement » administratif. Cela, de mon point de vue, démontre les difficultés à appréhender le statut des peuples autochtones minoritaires en Russie et complique la résolution de leurs problèmes.

Le statut constitutionnel des peuples finno‑ougriens qui constituent des minorités nationales

45 La législation russe ne définit pas les minorités nationales et n’indique pas les communautés qui en font partie. Toutefois, elle reconnaît leur existence en Fédération de Russie par : • l’attribution à la Fédération de Russie d’une compétence en matière de réglementation et de protection des droits des minorités nationales, ainsi que l’attribution d’une compétence partagée entre la Fédération de Russie et ses sujets pour la protection des droits des minorités nationales (art. 71, c ; art 72, par. 1, b, de la Constitution de la Fédération de Russie) ; • la ratification par une loi fédérale du 18 juin 1998 de la Convention-cadre sur la protection des minorités nationales30.

46 En règle générale, les minorités nationales comportent les représentants de groupes ethniques qui vivent sur le territoire d’un État donné et qui en ont la citoyenneté, mais qui n’appartiennent pas à la nation originaire et qui se perçoivent eux-mêmes comme une communauté nationale. Des critères de l’appartenance à un tel groupe peuvent être l’auto-identification en tant que telle, l’origine, des caractéristiques culturelles clairement prononcées (une culture originale, la langue, la religion, les coutumes), l’existence d’une organisation sociale qui permet une coopération à l’intérieur de la minorité ethnique ainsi qu’avec les autres groupes de la population31. Selon cette approche peut être considéré comme une minorité nationale au sens large dans la

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Fédération de Russie n’importe quel groupe ethnique différent de la communauté majoritaire que constitue le peuple russe32.

47 Cependant, les peuples qui ont, en Russie, leurs propres structures gouvernementales dans le cadre des Républiques, et les peuples autochtones minoritaires dotés d’un statut particulier, ne se reconnaissent pas comme des minorités nationales. C’est pourquoi, en tenant compte de la spécificité de la situation en Russie, il est exact de classer comme minorités nationales seulement ceux qui ne font pas partie desdits groupes ethniques33.

48 Ainsi sont considérés comme des minorités nationales de facto, au sein des peuples finno‑ougriens de la Fédération de Russie : • les Finnois qui vivent dans la République de Carélie (plus de 8 000 personnes), dans l’oblast’ de Leningrad (plus de 4 000 personnes) et à Saint‑Pétersbourg (plus de 2 500 personnes) ; • les Estoniens qui vivent dans le kraj de Krasnojarsk (plus de 2 300 personnes), dans l’oblast’ d’Omsk (plus de 2 000 personnes), à Saint‑Pétersbourg (plus de 1 500 personnes), dans l’oblast’ de Leningrad (environ 800 personnes), dans l’oblast’ de Pskov (plus de 600 personnes) et dans plusieurs autres régions de Russie ; • les Komis permiaks qui vivent dans le kraj de Perm’ (plus de 81 000 personnes) ; • les Caréliens, les Komis, les Maris, les Mordves et les Oudmourtes qui vivent en dehors des frontières de la République dans laquelle ils constituent fondamentalement le peuple autochtone (titulaire).

49 En application de la loi du 17 juin 1996 « Sur l’autonomie nationale et culturelle »34, ces communautés ethniques, qui forment une minorité nationale, ont le droit de créer des autonomies (locales, régionales et fédérales) sur une base nationale et culturelle comme forme d’organisation sociale, en vue du règlement autonome des questions de sauvegarde de leur identité, du développement de la langue, de l’éducation et de la culture nationale. De telles organisations sont dotées de certains droits et peuvent recevoir une aide matérielle et financière des organes du pouvoir d’État35.

50 Le droit de former une autonomie nationale et culturelle est particulièrement demandé par les peuples finno‑ougriens qui constituent une minorité nationale. Actuellement, de telles organisations ont été créées par les Finnois (ville de Saint‑Pétersbourg, oblast’ de Leningrad)36, les Estoniens (ville de Krasnojarsk), les Komis permiaks (République des Komis), les Oudmourtes (République du Tatarstan), les Maris (Républiques d’Oudmourtie, du Bachkortostan, du Tatarstan, oblast’ de Leningrad), les Mordves (oblast’ de Samara, de Penza et d’Uljanovsk, Républiques de Tchouvachie, du Bachkortostan et du Tatarstan), les Caréliens (oblast’ de Tver’).

51 Le statut de certaines minorités nationales comporte des spécificités. En particulier, en ce qui concerne les Finnois de Russie, il faut tenir compte de la décision du Soviet suprême de la Fédération de la Russie du 29 juin 1993, no 5291‑1, « Sur la réhabilitation des Finnois de Russie »37, par laquelle ces derniers ont été rétablis dans leurs droits et une aide d’État leur est garantie pour leur réinstallation culturelle et économique sur le territoire de la Fédération de Russie. En outre, la situation constitutionnelle des Finnois dans la République de Carélie (pour mémoire, elle fut la République socialiste soviétique carélo‑finnoise au sein l’Union des républiques socialistes soviétiques entre le 31 mars 1940 et le 16 juillet 1956) ne se distingue pratiquement pas de la situation des Caréliens dans cette République. En conséquence, les représentants du peuple finnois, lorsqu’ils réfléchissent d’une façon conceptuelle sur le statut de leur groupe ethnique, utilisent les notions de « diaspora » et de « peuple autochtone »38.

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52 Il existe une incertitude statutaire concernant les Komis permiaks. Pendant une longue période, leur développement comme groupe ethnique eut lieu dans le cadre d’une formation territoriale (étatique) nationale propre, à savoir un okrug national (autonome ; 1925‑2005). L’ancien statut de l’okrug autonome des Komis permiaks, en date du 14 décembre 1994, définissait l’okrug autonome comme le lieu du peuplement compact de la population autochtone des Komis permiaks, qui a donné son nom à l’okrug. Les organes du pouvoir d’État de l’okrug autonome devaient contribuer au développement de la culture et de la langue, mais également créer les conditions pour satisfaire les besoins culturels et nationaux du peuple komi permiak ainsi que des minorités nationales qui vivent sur le territoire de l’okrug (art. 5, par. 4). Ce qui signifie que, d’un point de vue juridique, le peuple komi permiak ne constituait pas une minorité nationale, ce qui correspondait aussi à une situation réelle : lors du recensement de 2002, les Komis permiaks représentaient 59 % de la population de l’okrug autonome.

53 La situation changea après la fusion de l’okrug autonome des Komis permiaks avec l’oblast’ de Perm’39, qui aboutit à la formation d’un nouveau sujet de la Fédération de Russie, le kraj de Perm’. L’okrug autonome des Komis permiaks devint alors l’okrug des Komis permiaks, qui constitue une unité administrative et territoriale du kraj de Perm’ avec un territoire unique et un statut particulier, déterminé par le statut du kraj conformément à la législation de la Fédération de Russie40. Le statut du kraj de Perm’ du 27 avril 2007 stipule que le kraj de Perm’ est le successeur de l’oblast’ de Perm’ et de l’okrug autonome des Komis permiaks (art. 1 er, par. 2) ; l’okrug autonome des Komis permiaks devient, au sein du kraj de Perm’, l’okrug des Komis permiaks et obtient le statut d’unité administrative et territoriale dans les limites géographiques de l’ancien okrug autonome (art. 6, par. 4 ; art. 35, par. 1) ; l’okrug des Komis permiaks n’a pas d’organe représentatif, et le pouvoir exécutif sur son territoire est assuré par le ministère du kraj chargé des affaires de l’okrug des Komis permiaks, dont le ministre est simultanément le responsable de l’administration dudit okrug (art. 37, 40) ; les organes du pouvoir d’État du kraj de Perm’ créent les conditions pour la sauvegarde et le développement de la langue, de la culture spirituelle et des autres composantes de l’identité ethnique du peuple komi permiak. Dans le statut du kraj, les Komis permiaks ne sont pas dénommés comme peuple ou population autochtone ; ils ne sont même pas qualifiés de minorité nationale. Cependant, ils représentent actuellement 3 % de l’ensemble de la population du kraj de Perm’, c’est-à-dire qu’ils constituent en réalité dans ce sujet de la Fédération de Russie une minorité nationale.

Conclusion

54 La présente étude permet de tirer quelques conclusions générales. Premièrement : les peuples finno‑ougriens de Russie, qui possèdent plusieurs caractéristiques culturelles et linguistiques communes, connaissent des situations réelles, des évolutions comme ethnie, des besoins sociaux et culturels, des effectifs, etc., différents. D’une manière objective, cela détermine la diversité des statuts de ces peuples, en tenant compte des normes juridiques internationales et en conformité avec la Constitution de la Fédération de Russie et la législation en vigueur.

55 Deuxièmement : la Constitution de la Fédération de Russie garantit l’égalité juridique des peuples et leur droit à l’autodétermination dans la Fédération de Russie, l’égalité

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des droits et des libertés individuelles indépendamment de la nationalité et de la langue. Cependant, un statut constitutionnel approprié (en cas de manifestation de volonté positive d’une ethnie et d’une reconnaissance par l’État) permet aux communautés ethniques d’obtenir des moyens supplémentaires pour la protection juridique par l’État de leurs droits, notamment politiques, sociaux et culturels.

56 Troisièmement : les deux dernières décennies ont été marquées par l’aspiration des peuples finno‑ougriens à une consolidation. Cela est encouragé, notamment, par les congrès mondiaux et panrusses de ces peuples organisés périodiquement, par l’activité de leurs organisations telles que le Comité consultatif des peuples finno‑ougriens et l’Association des peuples finno‑ougriens de Russie41. Il est manifeste qu’une telle coopération directe des peuples, en vue du règlement de problèmes communs, sera d’autant plus efficace qu’il sera davantage tenu compte de leurs spécificités et de leurs statuts (qui conditionnent le choix de mesures appropriées pour le développement et la protection des ethnies), ainsi que leurs relations avec les organes du pouvoir d’État.

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NOTES

1. Sur les caractéristiques historiques, démographiques… de ces peuples, voir : Le monde, 1996 ; Les peuples, 2006 ; Atlas, 2009. 2. À ce propos, la Constitution de la République Sahaa (Yakoutie) utilise la notion de « peuple autochtone de la République Sahaa (Yakoutie) » (art. 42). Selon la Constitution de la République de l’Altaj, le territoire de la République constitue la terre ancestrale de l’habitat traditionnel du peuple autochtone (d’après la Constitution, les Altaïens) et des autres peuples (art. 10). 3. En russe : коренные малочисленные народы. C’est là une notion difficile à traduire, car l’adjectif qui qualifie ces peuples autochtones se réfère exclusivement au nombre de leurs ressortissants, qui doit être faible. Mot à mot, ce serait des « peuples numériquement peu nombreux ». Nous choisissons pour la clarté de l’expression l’adjectif « petit », en précisant qu’il ne contient aucune connotation méprisante. En effet, il est important de mentionner la taille de ces peuples car ce statut ne concerne que les peuples de moins de 50 000 personnes (N.d.É.). 4. Voir Recueil de la législation de la Fédération de Russie (ci‑après Rec. lég. Féd. Rus.), 2000, n° 14, p. 1493. 5. Voir Rec. lég. Féd. Rus., 2006, no 17, p. 1905. 6. Voir Rec. lég. Féd. Rus., 1999, no 18, p. 2208. 7. Attention aux malentendus induits par les pratiques langagières différentes dans les deux pays : il s’agit ici de nationalités au sens ethnique et non politique. Les Finnois et les Estoniens dont il est question sont citoyens de la Fédération de Russie, mais se reconnaissent une ethnicité finnoise ou estonienne, ce qui s’appelle en Russie « nationalité » (N.d.É.). 8. Voir Rec. lég. Féd. Rus., 2012, no 48, p. 6744. 9. Voir Rec. lég. Féd. Rus., 1999, no 42, p. 5005. 10. Voir Registre du Congrès des députés du peuple et du Soviet suprême de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, 1991, no 50, p. 1740.

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11. Voir Registre du Congrès des députés du peuple et du Soviet suprême de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, 1991, no 46, p. 2615. 12. Voir Rec. lég. Féd. Rus., 1999, no 2, p. 234. 13. Voir Rec. lég. Féd. Rus., 2002, no 26, p. 2519. 14. Voir Rec. lég. Féd. Rus., 2012, no 53, p. 7598. 15. Pour ces données, ainsi que pour les suivantes, on utilise les chiffres de la population totale qui résultent du recensement de 2010 tel que présentés sur Wikipédia (https://ru.wikipedia.org/) [consulté le 28.03.2017]. 16. La cour, approuvant la position du procureur, a rendu une décision qui, selon nous, est contestable. En effet, d’une part, lorsqu’un sujet de la Fédération de Russie protège les droits et les libertés des individus et des citoyens ainsi que ceux des minorités nationales, il est juridiquement compétent pour adopter les lois appropriées (art. 72 et 76 de la Constitution de la Fédération de Russie). D’autre part, la Constitution de la Fédération de Russie, en reconnaissant la République des Komis comme sujet de la Fédération de Russie (art. 65), reconnaît par là même le rôle spécifique des Komis comme peuple constitutif de ce sujet. En conséquence, la réglementation du fonctionnement des institutions relatives à l’autoorganisation du peuple komi est parfaitement conforme avec son statut au sein de la République, dont la spécificité, rappelons-le encore une fois, est affirmée par la Constitution même de la République des Komis (art. 3). 17. Sur la tenue des congrès du peuple komi et ses décisions, voir Markov, 2011. 18. Cela apparaît, par exemple, dans les discours dans lesquels, sans raisons suffisantes, il est proposé de supprimer en Fédération de Russie les structures étatiques nationales en estimant qu’elles constituent une menace potentielle comme source de séparatisme et de destruction de l’unité de l’État russe (voir Simonov, 2015). 19. Voir le code foncier de la Fédération de Russie du 25 octobre 2001, Rec. lég. Féd. Rus., 2001, no 44, p. 4347. 20. Voir la loi fédérale du 7 mai 2001, « Sur les territoires d’exploitation traditionnelle des ressources naturelles des peuples autochtones minoritaires du Nord, de Sibérie et d’Extrême- Orient de la Fédération de Russie », Rec. lég. Féd. Rus., 2001, no 20, p. 1972. 21. Voir la loi fédérale du 20 juillet 2000, « Sur les principes généraux d’organisation des communautés des peuples autochtones minoritaires du Nord, de Sibérie et d’Extrême‑Orient de la Fédération de Russie, Rec. lég. Féd. Rus., 2000, no 30, p. 3122. 22. Voir la loi fédérale du 24 avril 1995, « Sur la faune », Rec. lég. Féd. Rus., 1995, no 17, p. 1462. 23. Voir la loi fédérale du 20 décembre 2004, « Sur la pêche et la conservation des ressources biologiques aquatiques », Rec. lég. Féd. Rus., 2004, no 52 (partie 1), p. 5270. 24. Voir la loi fédérale du 24 juillet 2009, « Sur la chasse, la conservation des ressources de chasse et l’introduction d’amendements à certains actes législatifs de la Fédération de Russie », Rec. lég. Féd. Rus., 2009, no 30, p. 3735. 25. Le terme « setu » provient de la langue littéraire estonienne. « Seto » est leur autoethnonyme (N.d.R.). 26. Pour une analyse détaillée de la situation, voir Krjažkov, 2012. 27. Voir, par exemple, les ordonnances du gouvernement de la Fédération de Russie du 21 février 2005, no 185‑r et du 28 août 2009, no 1245‑r, Rec. lég. Féd. Rus., 2005, no 9, p 736 ; 2009, no 36, p. 4364. 28. Une exception à cette tendance se trouve dans la réglementation de la question de l’enregistrement des membres des peuples autochtones minoritaires ayant un mode de vie nomade et (ou) semi-nomade (voir la loi fédérale du 6 décembre 2011, no 399‑LF, Rec. lég. Féd. Rus., 2011, no 50, p. 7341), et la modernisation du code foncier de la Fédération de Russie pour les droits des peuples autochtones minoritaires à l’utilisation des terres (voir la loi fédérale du

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23 juin 2014, no 171-LF et la loi fédérale du 21 juillet 2014, no 217‑LF, Rec. lég. Féd. Rus., 2014, no 26 [partie 1], p. 3377 ; no 30 [partie 1], p. 4218). 29. Voir Rec. lég. Féd. Rus., 2014, no 37, p. 4934. 30. Voir Rec. lég. Féd. Rus., 1998, no 25, p. 2833. 31. Voir article « Minorité nationale », Wikipédia ( https://ru.wikipedia.org/) [consulté le 28.03.2017]. 32. Voir, par exemple, le comité consultatif pour l’application de la Convention de Rome sur la protection des minorités nationales. Avis sur la Fédération de Russie, Strasbourg, 13 septembre 2012. 33. On peut noter qu’il a été proposé d’inclure cela dans un des projets de loi fédérale sur les minorités nationales en Fédération de Russie (voir Droit constitutionnel, 2000, p. 376). 34. Voir Rec. leg. Féd. Rus., 1996, no 25, p. 2965. 35. Voir Habrieva, 2003 et Osipov, 2004. 36. En complément, on peut noter que, dans la République de Carélie, il existe une organisation sociale régionale, « l’Union ingrienne des Finnois de Carélie ». 37. Voir Registre du Congrès des députés du peuple et du Soviet suprême de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, 1993, no 22, p. 1119. 38. Voir Kolomajnen, 2010, p. 10. 39. D’un point de vue formel, elle s’effectua à la suite de référendums qui ont eu lieu au sein des sujets de la Fédération de Russie qui allaient fusionner, mais l’opinion des Komis permiaks sur cette question ne s’est pas spécialement manifestée (à propos d’unifications semblables, voir Kriazhkov, 2010, p. 319‑326). 40. Voir la loi constitutionnelle fédérale du 25 mars 2004, « Sur la formation à l’intérieur de la Fédération de Russie d’un nouveau sujet de la Fédération de Russie suite à l’unification de l’oblast’ de Perm’ et de l’okrug autonome des Komis permiaks » (art. 4, par. 2), Rec. lég. Féd. Rus. 2004, no 13, p. 1110. 41. Voir Les peuples…, 2006, p. 85.

RÉSUMÉS

L’article analyse les statuts constitutionnels des peuples finno‑ougriens en Russie. Il expose les particularités de la situation de ces peuples dans les Républiques, ainsi que celles des peuples autochtones minoritaires et enfin celles des peuples formant une minorité nationale. Il propose également des mesures pour améliorer leur protection juridique.

This article analyses the constitutional statuses of Finno‑Ugric peoples in Russia. It exposes the particular features of these peoples in the republics, of the minority native peoples as well as those who form an ethnic minority. It also proposes ways to strengthen their legal protection.

В статье анализируются конституционно-правовые статусы финно-угорских народов в России. Выявляются особенности положения данных народов республик, коренных малочисленных народов и народов, находящихся в ситуации национальногоменьшинства, а также предлагаются меры по совершенствованию их правовой защиты.

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INDEX

Mots-clés : minorités nationales, minorités nationales, peuples finno‑ougriens, peuples finno‑ougriens, peuples autochtones minoritaires, peuples autochtones minoritaires, statut constitutionnel, statut constitutionnel Keywords : constitutional status, Finno‑Ugric peoples, indigenous minorities, national minority Thèmes : droit, droit constitutionnel nomsmotscles Altaïens, Bessermans, Caréliens, Estoniens, Finnois, Ingriens, Khantys, Komis, Komis permiaks, Mansis, Maris, Mordves, Oudmourtes, peuples finno‑ougriens, Sames, Setos, Vepses, Votes motscleset rahvusvähemused, soome‑ugri rahvad, põlisrahvastest vähemused, põhiseaduslik staatus motsclesru конституционно‑правовой статус, коренные малочисленные народы, национальные меньшинства, финно‑угорские народы Index géographique : Bachkortostan, Carélie, Khantys‑Mansis ( autonome), Komi, Krasnojarsk, Leningrad (oblast’), Marij El, Mordovie, Murmansk (oblast’), Oudmourtie, Penza (oblast’), Perm’ (kraj) Pskov, Russie, Saint‑Pétersbourg, Samara (oblast’), Sibérie, Tatarstan, Tchouvachie, Tver’, Uljanovsk (oblast’) disciplines carélien, erza, komi, mari, mari des collines, mari des plaines, mokcha, mordve, oudmourte, russe Index chronologique : XXIe siècle (début)

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Ume Saami – The Forgotten Language Le same d’Ume, une langue oubliée Kuidas Ume saami keelest sai unustatud keel

Florian Siegl

1. – Ume Saami – The forgotten language

1 One of the central metaphors of Saami linguistics is the chain; the Saami languages are seen as a chain of dialects eventually turning into independent languages (e.g. Sammallahti, 1998, p. 1). Whereas this metaphor is widely accepted, the English metaphor “a chain is only as strong as its weakest link” would equally fit Saami dialectology and linguistics, but to the best of my knowledge, this metaphor has not been used in print. Ume Saami is without doubts a weak link and in the following, the emergence of this situation will be reconstructed.1 What makes the Ume Saami case particularly intriguing is the fact that although Ume Saamis were seriously marginalized in the 20th century, they had played a central role in the colonizing of northern . Further, the first written Saami language of Sweden was crafted within the heart of the Ume Saami speech territory and its central features were heavily influenced by the grammar and the lexicon of Ume Saami.

1.1. – “A chain is only as strong as its weakest link”

2 South, Lule, North, Inari, Skolt and Kildin Saami belong to the strong links of the chain. These languages have been standardized, they have textual, grammaticographic, lexicographic and educational materials at their disposal. They are used, to varying degrees, in the media and have even attracted research beyond state borders. Even as the degree of research and documentation among the aforementioned languages differs, these languages as a whole stand in sharp contrast to Ume, Pite, Akkala and Ter Saami which are clearly the weak links in the language chain.2 Any specialist in Saami

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linguistics will probably subscribe to the claim that concerning the availability of primary materials, Ume, Akkala, and Ter Saami cannot compete with the languages I have tentatively labeled strong links. Still, although Ume, Akkala and Ter Saami are among the weakest links in the chain, it is surprisingly problematic to find a coherent pattern which would explain why these languages have attracted less research. On the other hand, there is a clear correlation between the state of documentation and the degree of endangerment: Ume, Pite, Akkala and Ter Saami are heavily if not critically endangered and except for Pite Saami, the number of specialized studies (including primary resources such as grammars, text collections, dictionaries) is low. How can this be explained? Akkala and Ter Saami have been spoken behind the Iron Curtain which prevented non‑Soviet researchers from conducting primary fieldwork for most of the 20th century, but this alone does not explain why the languages have remained in the shadow of Kildin Saami.3 This argument, however, does not apply to Ume and Pite Saami which have been spoken in an area with neither restrictions on traveling nor obvious transportation obstacles.4 Furthermore, even though Ume and Pite Saami have attracted little research in the 20th century, they were actually not in an unfavorable starting position, at least symbolically. Lexically and to some degree even grammatically, Ume Saami was the cornerstone of the so called Lappish Book Language (Swedish: sydlapskt bokspråk) and was used in print; this language variety was already an object of standardization and linguistic research in the 18th century (Sköld, 1984; Wilson, 2008). Pite Saami was the native language of Israel Ruong, the first Swedish Saami with an academic degree (Ruong, 1943), the initiator of the pan‑Saami Bergsland & Ruong orthography and the first Saami professor of Sweden. However, despite this favorable starting position, neither languages could compete with South Saami and Lule Saami, their respective neighboring languages with significantly larger speech communities, both of which attracted more research.

1.2. – When language borders, state borders and academic borders coincide

3 Since the introduction of national borders, the Saamis have been constantly dealing with their consequences. At least until the emergence of the USSR, borders could be crossed, even though certain restrictions applied. The need for the crossing of borders is evident due to the distribution of the Saami languages across the territories of several nation‑states. Families have been crossing borders and so have reindeer ever since. Nevertheless, Ume and Pite Saami occupy a different position than South, Lule and North Saami concerning borders. South Saami and Lule Saami are spoken in Sweden and Norway; North Saami is spoken in Sweden, Norway and Finland. This fact has triggered research on South, Lule and North Saami in more than just one country. In contrast, Ume Saami and Pite Saami are known only from Sweden.5 Consequently, Ume and Pite Saami fell under the responsibility of Swedish research and in this concern, Ume and Pite Saami differ sharply from South, Lule and North Saami. For Ume and Pite Saami, language borders, state borders and academic borders did indeed coincide to a very large degree.

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1.3. – Ume Saami as a weak link

4 Why, then, did Ume Saami become a weak link in the chain? As I will show below, a plausible explanation would run short when focusing on research history only; instead, research history and history of thought need to be approached simultaneously. In order to highlight their relation – which will occupy us more in section 5 – a short look at Israel Ruong’s oeuvre is sufficient. A classic problem in Saami linguistics, then and now, is the lack of manpower. As research could not focus on all languages to the same degree, languages with larger speech communities were singled out for research, and this decision was at least partly conscious. Although Ruong’s dissertation focused on his native language Pite Saami (Ruong, 1943), this was as far as I know the only linguistic study he published dedicated to his own native language.6 Other linguistic work, mainly with a dedicated educational component, concentrated on the creation of literacy and teaching materials for North Saami (e.g., Ruong, 1965, 1970).

2. – From colonization to “lapp‑skall‑vara‑lapp politics”

5 Ume Saami used to be the dominant Saami language of the historical Åsele‑ and Lycksele lappmark (also known as Ume lappmark) as well as the southern parts of Pite lappmark. In comparison to other lappmark territories such as Torne‑ and Lule lappmark, the aforementioned territories were colonized comparatively late and contrary to general belief, not exclusively by Swedish settlers (Siegl, 2015). Whereas the first, mainly Finnish speaking colonialists arrived in the early 17th century, the main bulk of Swedish colonialists arrived almost a century later. Usually, Swedish colonialism started with the arrival of Lutheran pastors who erected churches and opened schools. Whereas the first settlers were often employees of the local church (and in Arjeplog miners), the second wave of colonialists was made up by ethnic Swedes who went inland from cities like Umeå, Skellefteå, Piteå and Luleå looking for suitable farmsteads (see Siegl, 2014, for a condensed historical overview). Simultaneously with the arrival of Swedish colonialists, speakers of Ume and especially of Pite Saami shifted from a semi‑nomadic way of life to permanent settlement. This was possible because the traditional Forest Saami culture relied on small-scale reindeer herding which did not require a fully nomadic way of life. Initially, the transition did not imply drastic changes. In a later phase, economic patterns of non‑Saami colonialists were copied, and Saami settlers started to herd goats, sheep and occasionally even cows. This cultural shift was followed by language shift. Already in the early 19th century, the pastor Petrus Læstadius reported that in Åsele, Frederika, Dorotea, Vilhelmina and Lycksele one could hear Saami only sporadically. In Arjeplog, Arvidsjaur, Sorsele and Stensele, Swedish started to dominate, but occasionally one could still find Saamis who hardly spoke any Swedish (Læstadius, 1928, pp. 63‑65).

6 Although the on‑going colonization of Ume Saami territories led to the numeric decline of Ume Saami speakers, a change in Saami politics affected the status of Ume Saamis even more profoundly. This new era in Swedish Saami politics started in the late 19th century and is known as a Lapp shall remain a Lapp (Swedish: lapp‑skall‑vara‑lapp) politics (see Lundmark, 2002). Based on then contemporary Darwinist tendencies, the Swedish state intended to stop the increasing assimilation of Saamis by their separation

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from Swedish society and education. The continuation of a semi‑nomadic life style based on reindeer husbandry was seen as the decisive means to accomplish this goal. The type of reindeer husbandry which the Swedish state had in mind was mountain reindeer husbandry (Swedish: fjällrenskötsel) which was characteristic for South Saamis and especially North Saamis who were therefore subsumed as fjällsamer ‘mountain Saamis’. However, the majority of Ume, Pite, and Lule Saamis practiced a different kind of reindeer husbandry called forest reindeer husbandry (Swedish: skogsrenskötsel).7 As the lapp‑skall‑vara‑lapp politics defined Saamis solely on economic principles, the Forest Saamis (Swedish skogssamer)8 became an anomaly as the prototypical Saami was supposed to have a large herd of reindeer. However, many Forest Saamis had reduced reindeer herding or already given it up altogether by that time.9 From the perspective of lapp‑skall‑vara‑lapp politics, skogssamer could neither be characterized as Saami nor Swedes and the direct outcome of this politics was the further marginalization of Forest Saamis (including Ume Saamis), who then became a minority inside a minority. This kept them from receiving subsequent attention as Saami politics focused entirely on fjällsamer and fjällrenskötsel.

3. – The lappish book language and its relation to Ume Saami

7 With the advent of the reformation, language issues became important because the bible was supposed to be available in the languages of subjects of the Swedish Kingdom. Whereas Swedish and Finnish bible translations were already available in the 16th century, the first known attempts for Saami in Sweden started in the early 17th century. The earliest publications of Saami language materials for church and education demonstrate that it was not understood that more than one Saami language was spoken within the borders of the Kingdom of Sweden. The first book “En lijten Sångebook, huruledes Messan skal hållas, läsas, eller siungas på Lappesko, Stält och sammansatt aff Nicolao Andreæ” (A little church manual how the service should be held, read and sung in Lappish, compiled by Nicolaus Andreæ) was published in Stockholm in 1619. The potential compiler and translator Nicolaus Andreæ (Rhen) was pastor in Piteå, but the obscure mixture of South Saami, Swedish and Finnish was apparently unsuitable for practical use.10 In 1638, another book “Swenske och Lappeske ABC Book” (A Swedish and Saami primer) was published anonymously in Uppsala. The language of this book is considered to be Lule Saami.11 The two “Manuale Lapponicum” which were published several years later, are of further relevance.12 The first “Manuale Lapponicum” from 1648 was compiled by Johannes Tornæus who had spent several years in the Torne lappmark as a pastor. His “Manuale” contains several episodes from both the Old and the New Testament, Luther’s Catechism, church ordinances, several prayers and hymns. Although the language follows the variety spoken in the Torne area, it contains some unusual elements from more southern Saami languages, and these have never been explained satisfactorily. The other “Manuale Lapponicum” by Olaus Stephani Graan from 1669 was published in a variety of Ume Saami. This “Manuale” also contained parts from different gospels, prayers, hymns and a church ordinance. In contrast to both Nicolaus Andreæ (Rhen) and Johannes Tornæus who were not native speakers of Saami, Olaus Stephani Graan was probably a native speaker of Ume Saami.

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8 From the perspective of the church, both “Manuale” were incomplete as they did not contain a complete translation of the bible. This translation task was assigned to the pastor Lars Rangius, himself a native speaker of Ume Saami, who eventually compiled a translation in the beginning of the 18th century. This translation, again into a variety of Ume Saami, was never published for unknown reasons.13 Although the translation by Rangius remained unpublished, it marked a change concerning the status of Saami. As early literacy efforts demonstrate, both South and Ume Saami started to become visible next to the Saami languages of the more northern Lule‑ and Torne lappmark which had been integrated into the Kingdom of Sweden much earlier. This development does not come as a surprise since the colonization of the Åsele‑, Lycksele‑ and Pite lappmark, the area inhabited by Ume Saami speakers, had started in the meantime, which resulted in the establishment of Lycksele. For at least two centuries Lycksele, located in the heart of the Ume Saami territory, became a center of religion, jurisprudence, administration and education. As a result, it is also not surprising that the creation of the Lappish Book Language took place in Lycksele.

9 Due to the failure of the first attempts at religious literacy creation and the ongoing protestant conversion among the Saamis, research into Saami and the creation of a written language started to go hand‑in‑hand as non‑Saami clergy needed materials for acquiring practical language skills for their work.14 In the 1720s, Pehr Fjellström, first a teacher and later a pastor in Lycksele, started the compilation of a dictionary and grammar and translated Svebelius’ comments to Luther’s Little Catechism, all of which were printed in Stockholm in 1738.15 Although the lexical base of this language was Ume Saami, its grammar was not. The fact that both umlaut and gradation were omitted have been presented as conscious choices of the author in order to make this kind of language that was easier to understand for all Saamis from South to North; furthermore, this would also have helped the Swedish speaking clergy to learn the language much more quickly.16 However, the fact that this artificial language remained incomprehensible for the Saamis themselves was not considered problematic at all.

10 Some years later, the Swedish parliament formally approached Fjellström to produce a translation of the entire New Testament. After consultations with other lappmark pastors in Arjeplog in 1743 and Umeå in 1744, Fjellström’s Lappish literary language (Swedish: sydlapskt bokspråk) was approved.17 Fjellström continued to translate religious literature into this language form, and in 1755 the entire New Testament appeared in print in Stockholm.18 Nonetheless, it still took several decades before the whole bible appeared in print in 1811.19 This form of language was used in print until the end of the 19th century before it started to fade and individual language specific orthographies for Lule and North Saami began to appear. Although the Lappish Book Language was an artificial language which was neither spoken nor acquired, and functioned in a very narrow niche dominated by religion, it was used in quite a number of printings.20 Even though the Lappish Book Language cannot be called Ume Saami in the strict sense, its Ume Saami foundation is worth mentioning at least from a cultural‑historical perspective, as this Ume Saami inspired language played a decisive role in the early days of Saami literacy in Sweden. The fact that Ume Saami was spoken around the old administrative center Lycksele certainly contributed to this choice. Further, given the fact that Ume Saami was spoken in three lappmark areas, the language must have been spoken by a significant population. Otherwise one would have expected a different language to have been chosen for this purpose. Although the Lappish book language was

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indeed an artificial language, the language itself appeared to be a rather stable written language; indeed, the language originally invented by Pehr Fjellström was used for almost 160 years in print. Whereas translations were adjusted, the orthography itself remained stable. However, with the later emergence of specialized and more accurate orthographies, the Lappish Book Language died. Astonishingly, even though a sizeable body of texts exists, philological work on this language form has never caught on in Saami research.

4. – Ume Saami and South Saami – Dialects of one language or two independent languages?

11 Starting around the end of the 19th century, research on Saami languages began to focus on individual languages, dialectology, mutual relations and language history. During that period, questions concerning internal classification started to become important.21 As many languages were still only fragmentarily known, this period saw an increase in fieldwork, especially concerning languages other than North Saami.

4.1. – Ume Saami and South Saami – A note on research history

12 Early research on Ume Saami was rather international and started far away from Lapland. By chance, the Hungarian Finno‑Ugrist Jozséf Budenz meet four Circus‑Saamis22 from Malå in Vienna in 1873. The materials which he was able to collect were published two years later (Budenz, 1875) and this publication contained materials on a language variety which for the first time unanimously qualifies as Ume Saami. Subsequent research, still rather international, continued in Lapland in the field and quite often among speakers of more than just one language. The first collectors of South and Ume Saami materials include the Norwegian Just Qvigstad, the Hungarian Ignácz Halász, the Finn Kaarlo A. Jaakkola and the later professor of Finno‑Ugric linguistics in Uppsala, the Swede Karl Bernhard Wiklund. Whereas all four collectors gathered data on South Saami, only Halász and Wiklund collected data on both Ume and South Saami. While Wiklund focused on wordlists and some grammatical materials (which have remained almost entirely unpublished)23, Halász collected grammatical and lexical materials and a sizeable body of texts (Halász, 1885, pp. 120‑126; 1887, pp. 7‑168).

13 Although the initial stages of South and Ume Saami research were quite international, the situation changed after Wiklund’s malevolent review of Halász’s research (Wiklund 1893) which led to it being completely ignored in Scandinavia (Rydving, 2013, pp. 48‑49).24 Furthermore, this review caused Ume Saami research to seemingly became a monopoly of Swedish academia. On Wiklund’s initiative, his students Axel Calleberg and Nils Moosberg continued to collect data on Ume Saami up until the 1930s.25 Curiously, neither the critic Wiklund nor his students Calleberg and Moosberg published any of their Ume Saami data in support of Wiklund’s criticism. While new data did not become available, the only extant sizeable data collection by Halász, despite its deficiencies, started to fall into oblivion. For the sake of completeness, the only Ume Saami materials gathered in that period which eventually were published should be mentioned. These derive from Eliel Lagercrantz’s fieldwork with an Ume

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Saami from Sorsele (gathered in 1921) who had settled in Norway (published in Lagercrantz 1926a, pp. 101ff; 1939).26

14 Whereas the first decades of research on South and Ume Saami enjoyed a rather promising start, the situation began to change, and this resulted in additional South Saami research and a neglect of Ume Saami. Ultimately, K. B. Wiklund was responsible for this. In several writings, Wiklund predicted that the Forest Saamis would not have a future and were doomed to become extinct soon. Therefore, he claimed, the type of reindeer husbandry practiced by Forest Saamis should be given up in order to free agricultural space for Swedish farmers. Following lapp‑skall‑vara‑lapp politics, Wiklund claimed that only those Saamis who practiced reindeer husbandry in the mountains would eventually avoid assimilation (see Karlsson, 2000: 50‑51). Although Wiklund’s statement was not intended to be linguistic, it affected, perhaps even unconsciously, linguistic research by causing the latter’s focus to shift away from the Forest Saami languages in Sweden.

15 This becomes clearly visible in the work of Wiklund’s successor, Björn Collinder.27 Early in his career, Collinder engaged in fieldwork and conducted research on a number of Saami languages of Sweden, among them South Saami and Ume Saami. Whereas Collinder’s South Saami materials were eventually published (Collinder, 1942; 1943), Collinder’s linguistic Ume Saami materials collected in Arvidsjaur in 1943 remained unpublished.28

16 This pattern continued after Collinder. Knut Bergsland and Gustav Hasselbrink, both known for their South Saami research29 and their dedication which led to the introduction of the first written standard for South Saami, also conducted research on Ume Saami. Their contribution, which was only published in the Swedish version, but not the Norwegian version of Sámien lukkeme‑gärjá, included a short section on Ume Saami. This contains some grammatical notes, four texts, and a note on lexical differences (Bergsland & Hasselbrink, 1957, pp. 65‑74). This little section marks the only publication of primary Ume Saami materials in Sweden throughout the 20th century. Still, even though this section is as such rather uninformative, it is perhaps best known for a categorical statement concerning the relation of Ume Saami to South Saami. According to Bergsland and Hasselbrink, Ume Saami should be considered a variety of South Saami and not an independent language (Bergsland & Hasselbrink, 1957, p. 65).

17 Within Scandinavia, research on Ume Saami was continued by e.g., Tryggve Sköld, Israel Ruong, Gustav Hasselbrink and Olavi Korhonen, all of whom collected data either with pen and paper or by recording spontaneous speech.30 Unfortunately , these collections have remained on archive shelves ever since.

18 The only other sizeable data on Ume Saami published after Halász again derives from the work of a non‑Scandinavian scholar. Wolfgang Schlachter’s material from Malå, collected in the spring of 1940 in Setsele and published as Schlachter (1958) is a text collection with some rudimentary inflectional paradigms and a dictionary. The data gathered by Schlachter reflects the idiolect of Lars Sjulsson but due to the absence of other published materials except for the short section in Sámien lukkeme‑gärjá (Bergsland & Hasselbrink, 1957, pp. 65‑74), the idiolect of Lars Sjulsson from Malå became synonymous with Ume Saami (see e.g., Larsson, 2010, 2012).

19 This covers all primary materials for modern Ume Saami published in the 20th century and shows that despite Wiklund’s critique the majority of published primary materials on Ume Saami have been compiled by non‑Swedish researchers. Most certainly, Ume

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Saami does not qualify as an undocumented language as dedicated research started in the 1870s and primary materials were able to be collected until the beginning of the 21st century. What this condensed overview shows is why Ume Saami, paradoxically, is a weak link in the Saami language chain. Despite the existence of data, there is still hardly any data.

4.2. – On idiolects, dialects, performance, competence and representativity

20 Ideally, in order to facilitate linguistic research whose aims are to investigate the relationship between two closely related varieties such as South Saami and Ume Saami, a comprehensive corpus is required. Furthermore, such a corpus should be both balanced and representative, and include different varieties, idiolects, registers, dialects and the like.31 Concerning our current knowledge of Ume Saami, what is known about this language is diffuse and the available corpus is a collection of bits and pieces. Regarding phonetics, phonology, morphology and the lexicon, some data (archival and published) exists for Tärna, Ammarnäs, Malå and Arvidsjaur. For other areas with an earlier Ume Saami population such as Lycksele, hardly anything relevant has been collected. Concerning published textual materials, the aforementioned publications with data for Malå and Arvidsjaur can be mentioned. Regarding archival materials, the collections of Tryggve Sköld and Israel Ruong contain additional data for Malå and Arvidsjaur; for other areas, similar collections are absent and one has to hope that transliteration of spontaneous speech recordings could close some gaps, although some will remain for sure, as the number of living fluent, first‑langue native speakers has practically dropped to zero.32 As a result, this means that research focusing on questions concerning the relationship between two closely related languages such as South and Ume Saami has been operating, and will be forced to continue operating with idiolectal data which is perceived to be representative for a given dialect. Larsson (2012) provides an important step, and some of the discussion below will focus on three observations whose implications are perhaps not particularly obvious at first glance.

4.3. – Impression from the Ume Saami borders

21 Given the fact that the Saami languages are seen as a chain of languages, where can one draw the border between a language and a dialect, especially when existing data is fragmentary? The following sections briefly present two instances which demonstrate problems older research had to face due to the lack of published materials but whose decisions have had some impact on research even up to today.

4.3.1. – Ume Saami in Norway?

22 A large portion of Halász’s materials from the former Ume lappmark were actually collected in Hattfjelldal in Norway (Halász, 1885, pp. 7‑67; 70‑139; 148‑168). The remaining materials derive from Sweden and are said to exemplify the variety spoken in Stensele (Halász, 1885, pp. 67‑70; 139‑148). In a later dialectological publication, Halász (1891, pp. 227ff) classified both Hattfjelldal and Stensele as belonging to his southern Lappish speech area (Hungarian: a déli‑lapp nyelvterület), together with other varieties which today would be classified as proper South Saami. In contrast, Arvidsjaur

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and Malå belong to his middle Swedish Lappish group (Hungarian: közép svéd‑lapp nyelvterület) which makes up an independent sub‑group of its own (Halász, 1891, pp. 210ff).33 Halász’s interpretation goes against my proposition in the introduction that no Ume Saami data was ever collected among Norwegian Saamis – this seeming contradiction will be discussed below. In addition to Halász, Qvigstad also collected narratives in Hattfjelldal (in 1884 and 1887). In Qvigstad’s original publication (Qvigstad, 1924), this language variety was not characterized any further beyond the general label ‘Lappish from Norway’. However, in a reprint, this language variety from Hattfjelldal was considered to be an example for a very northern sub‑dialect of South Saami (Qvigstad, 1996). This old unsettled problem is a perfect example for the difficulties in drawing boundaries between Ume Saami and South Saami; I avoid siding with any one interpretation for the time being as a dialectological interpretation is pending. If Hattfjelldal Saami is indeed South Saami, then Halász’s contribution to Ume Saami would decrease significantly and only his materials from Stensele and Arvidsjaur would classify as Ume Saami. In this instance, the initial statement that Ume Saami was not encountered in Norway would remain correct. If Halász’s assumption that Hattfjelldal Saami was Ume Saami is correct, then Qvigstad’s name would end up in the list of Ume Saami documenters and Ume Saami was indeed documented in Norway.34

23 In order to investigate the South and Ume Saami border within a chain of dialects in which borders are by definition fuzzy, any answer requires a mix of phonological, morphological, lexical and even syntactic arguments. Larsson (2012) has rightfully emphasized this problem and has convincingly proven that there is not a single linguistic trait that would help to unequivocally identify a variety as either South or Ume Saami. Based on available evidence as contained in Qvigstad (1996), the current classification of Hattfjelldal as South Saami appears justified, although the shape of personal pronouns and the frequent use of the copula in the present tense are slightly untypical for South Saami. Nonetheless, despite the existence of published materials, the border is still unsettled as additional data on this area has never been published.

4.3.2. – The northern border of Ume Saami

24 As shown above, the southern border between South and Ume Saami, despite the existence of some linguistic data, has resisted any dialectological interpretation so far. When turning to the border between Ume Saami and Pite Sami, one finds an even more intriguing example of how a border was assumed in spite of evidence to the contrary. The map in M. Korhonen (1981) shows that the border between Ume Saami and Pite Saami was assumed to run through the town of Arvidsjaur. Given the fact that Korhonen could not have relied on any other material than the published materials mentioned in 4.1, how could he have been motivated to draw the border as he did? The only explanation is that Korhonen simply concluded that the village Arvidsjaur comprised the northernmost area because Sámien lukkeme‑gärjá contained four texts purportedly from Arvidsjaur.35 However, not a single Ume Saami who contributed to Sámien lukkeme‑gärjá was from Arvidsjaur at all. The three siblings Sara Maria Norsa (born Stenberg), Karin Stenberg and Nils Petter Stenberg were born in Araksuolo, almost 40km northwest of Arvidsjaur at the northern end of Västre Kikkejaur. Johan Persson Ragnefjäll, the fourth consultant, was from Radnejaur, a small village 20km east of Arjeplog.36 With this in mind, the northern border should run significantly farther to the north and west of the town of Arvidsjaur, as indicated by the map in

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Korhonen (1981). Whereas in the south a border has not been confirmed despite the existence of some data, in the north a border was drawn in spite of available linguistic data.

4.3.3. – How to identify meaningful differences between South Saami and Ume Saami

25 With the publication of Larsson’s monograph, a profound analysis of variation within Ume Saami has become available (Larsson, 2012). Variation is often contrasted with South Saami in order to single out differences between both languages. As the monograph is based on Wiklund’s, Calleberg’s and Moosberg’s unpublished materials, Larsson avoided the pitfalls of earlier research on Ume Saami, which assumed that Lars Sjulsson’s idiolect was representative of Ume Saami. As Larsson’s analysis shows, the variety of Ume Saami as spoken by Lars Sjulsson was representative for a more northern variety within Ume Saami. Varieties in the south‑west around Sorsele, Ammarnäs and Tärna differed from this variety in either having no consonant gradation or only limited consonant gradation, and should be classified as the second principle dialect within Ume Saami. Larsson also provides further inner‑dialectal variation in morphology and the lexicon. Although the amount of structural variation is instructive, their function had to remain unexplored due to the lack of clausal examples in the underlying data base, a topic to be discussed in more detail in section 5 below. Therefore, syntactic arguments occupy only three pages in Larsson’s analysis (Larsson, 2012, p. 137‑140). However, if one takes syntax seriously, a number of meaningful differences between Ume Saami and South Saami become visible and I will repeat several findings of my own (Siegl 2012), to which I will add a new observation absent from both Larsson (2012) and Siegl (2012).37

4.3.3.1. – Copula

26 According to Bergsland (1994, pp. 34‑38; pp. 46‑47; pp. 50‑53) South Saami allows the copula in the present tense to be dropped. If the copula is overtly expressed, a certain emphatic stress is intended.38 In contrast, in Ume Saami the copula is obligatory, as in the other Western Saami languages:

27 1) saU

a. månna leäb Märjje

1SG be.1SG Maria.

‘I am Maria.’ [Heärggie 5]

b. muv bååtsuj leä tjappie

1SG.GEN reindeer be.3SG beautiful

‘My reindeer is beautiful.’ [NL, IL]

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c. njibbie leä burtesne

knife be.3SG table.INESS

‘Is the knife on the table?’ [NL, IL]

d. dahte leä bijluv gullema

dem be.3sg car.acc hear.ptcp.perf

He heard a car.’ [NL, IL]

4.3.3.2. – Differential object marking

28 South Saami shows differential object marking in the plural, a feature which is restricted to South Saami only. The following examples demonstrate its basic properties. In singular, the accusative case takes overt object marking:

29 2) saS

a. Aehtjie ledtiem vöötji

father bird.ACC shoot.PRT.3SG

‘Father shot a/the bird.’ [Bergsland 1994, p. 59]

30 In plural, nominative encodes indefinite objects (3a) and accusative definite objects (3b):

31 3) saS

a. Laara treavkah dorjeme

Lars ski.pl.nom make.ptcp.perf

Lars has made skis.’ [Bergsland 1994, p. 60 ]

b. Dejtie treavkide vööjnim

dem.pl.acc ski.pl.acc see.prt.1sg

‘I saw those skis.’ [Bergsland 1994, p. 60]

32 This syntactic peculiarity is absent from Ume Saami where plural objects only appear in the accusative case:

33 4) saU

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a. voinad ditte johkide jo

see.2SG DEM.PL.ACC river.PL.ACC already

‘Do you see these rivers already?’ [NL, IL]

b. voinad dåtne muv tjahppis buutside

see.2SG 2SG 1SG.GEN beautiful reindeer.PL.ACC

‘Do you see my beautiful reindeer?’ [NL, IL]

c. månne Arrviehaureje vuolgav biebmoide oasstiet

1SG Arvidsjaur.ILL drive.1SG food.PL.ACC buy.INF

‘I am driving to Arvidsjaur to buy food.’ [NL, IL]

d. De nuvt ådtjuojmen meärkuot dajddie

part manner can.prt.1pl mark.inf dem.pl.acc

miesiijde juhk eäh ian uvddale mierkktuvvame

calf.pl.acc rel.pl neg.aux.3pl part before mark.pass.ptcp.perf.cn

‘So could we mark the calves which were not marked earlier.’ [IL Renskötsel]

4.3.3.3. – Expression of possession

34 To express possession, South Saami uses a genitive copula construction or a transitive possessive verb utnedh ‘keep, have’:

35 5) saS

a. Laaran (lea) bïenje

Lars.GEN be.3SG dog

Lars has a dog.’ [Bergsland 1994, p. 53]

b. Stoerre krieviem utnin

large flock.ACC have.PRT.3PL

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‘They had a large flock.’ [Bergsland 1994, p. 59]

36 In contrast, the genitive construction is absent in Ume Saami and instead the same possessive‑transitive verb is used:39

37 6) saU

a. mån adnav adnav

1SG have.1SG car.ACC

‘I have a car.’ [NL, IL]

b. dahte daalhkes itni samma vuossin sisne

DEM spirit have.PRT.3SG same bag.GEN in.INESS

‘He had the spirit in the same bag.’ [1064A1]

4.3.3.4. – Predicative agreement

38 Predicative adjectives do not show number agreement in South Saami:

39 7) saS

a. Noere dïhte.

young dem

‘He is young.’ [Bergsland 1994, p. 52]

b. Dijjieh noere

dem.pl young

‘They are young.’ [Bergsland 1994, p. 52]

40 In Ume Saami, number agreement is required (8) similar to North Saami (9) and other Saami languages:

41 8) saU

a. muv bååtsuj leä tjappie

1SG.GEN reindeer be.3SG beautiful

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‘My reindeer is beautiful.’ [NL]

b. muv buuts leäh tjappie‑h

1SG.GEN reindeer.PL be.3PL beautiful-PL

‘My reindeer are beautiful.’ [NL]

42 9) saN

a. son lea nuorra.

3SG be.3SG young

‘He is young.’

b. sii leat nuora-t

3PL be.3PL young‑PL

‘They are young.’

4.4. – The relationship between saU and saS – a final remark

43 Ever since the relationship between Ume Saami and South Saami has been studied, the fact that its status is quite unclear has dominated the discussion. Although the original statement in (Bergsland & Hasselbrink, 1957, pp. 65ff) that classified Ume Saami as dialect was based on a shallow data base, it was hardly questioned.40 Still, as Larsson has observed (2010, p. 199): It is symptomatic that Ume Saami is treated separately in the book (Bergsland & Hasselbrink, F.S.), in spite of the fact that the authors themselves regard Ume Saami as a dialect within South Saami.

44 After the publications of Larsson (2012) and Siegl (2012), it should have become obvious that there are distinctive phonological, morphological, lexical and morphosyntactic arguments for why South Saami and Ume Saami should indeed be considered two distinct languages. Despite these meaningful linguistic differences, it remains questionable whether these differences could have imposed problems in communication between South Saami and Ume Saami speakers, which due to the absence of better means would still count as a good impressionistic test concerning the dichotomy language vs. dialect.41 However, although there are meaningful differences outside traditional Saami dialectological phonology/morphology/lexicon which will be touched upon in the next section, one has to admit that in morphology both languages are indeed very close. When comparing the basic case inventory of South Saami and Ume Saami with the inventory of their closest neighbor Pite Saami, it becomes obvious

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why the traditional approach had problems in assigning Ume Saami the status of an independent language in the Saami chain of languages.42 Based on a traditional perspective, the only meaningful difference is the existence of limited consonant gradation in the majority of Ume Saami dialects. But it is unlikely that the existence of gradation saU maannaa ‘child’ maanaah ‘children’ versus saS maana vs. maanah would have made communication problematic.

Table 1 – Case suffix inventory for saS, saU and saP.

saS (Bergsland 1994) saU (Korhonen & Barruk, n.d.) saP (Lehtiranta 1992)

SG PL SG PL SG PL

NOM -h NOM -h NOM

GEN -n -j, -i GEN -n -ij GEN - (-j)

ACC -m -ide/-idie ACC -v/-b -ijde ACC -v -jt

ILL -(a)n, -se/-asse -ide, idie ILL -je -ijde ILL -j -ta

INESS -sne/-isnie -ine/-inie INESS -sne -ijsne INESS -n -n

ELAT -ste/-istie -jste/-ijstie ELAT -ste -ijste ELAT -st -st

COM -ine/-inie -j, -i + gu(e)jmie COM -ne -jguime COM -jn(a) -j

ESS -ine/inie ESS ESS ESS -n

5. – Why do we know so little about Ume Saami?

45 As mentioned in the introduction, an account focusing entirely on research history is not sufficient to explain why Ume Saami has become a weak link in the chain of Saami languages. Neither geographical nor historical reasons seem to have hindered research on Ume Saami. However, when one takes the history of thought into consideration, further distinctive arguments become available and as a matter of fact, several have already been introduced in disguise in the previous section and will be re‑approached below. As structural properties have turned out not to be decisive, a closer look at the concept of language prevailing at the height of early investigations is instructive and offers further hints.

5.1. – Earlier concepts of language

46 A general problem in earlier Saami research was the rather weak differentiation between language and dialect and quite often, both labels were seemingly used interchangeably. For reasons of simplicity, some examples from the writings of K. B. Wiklund are sufficient to demonstrate this point. Wiklund’s first major publication, his dissertation, was based on his fieldwork and focused on “Lule Lappish

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dialects” (Wiklund, 1891). Three years later, Wiklund published a short Lappische Chrestomathia in Helsinki which predominantly covered North Saami (Wiklund, 1894). Several years later, Wiklund published his famous textbook Lärobok i lapska språket (Textbook for the Lappish language) and although Lule Saami is the dominating language of this book, it contains further examples of written North Saami and some pages in the already obsolete Lappish Book Language (Wiklund, 1901/1915). In roughly 25 years, the same author referred to Lule Saami as a Lappish dialect, a Lappish language or simply as Lappish. This terminological inconsistency ‘language’ vs. ‘dialect’, which was by no means restricted to Wiklund, makes it hard if not impossible to clarify the status of neighboring Saami languages and its conceptualization in his and other research.43

47 Apart from the seemingly free variation between ‘language’ and ‘dialect’ at that time, there is at least one other problem connected to the concept ‘language’. For Wiklund and his contemporaries, the decisive theoretical framework was historical‑comparative (see Hovdhaugen et al., 2000, pp. 370‑386; especially p. 385). Language had to be investigated from a dialectological/historical perspective and this perspective singled out phonetics, inflectional and derivational morphology and the lexicon as the central tasks of investigation. Consequently, the resulting picture of language was structural and by definition incomplete. The collection of clausal examples and texts was not prioritized in those days, unless materials had a clear educational purpose. Following these preliminaries, Wiklund, Calleberg and Moosberg collected paradigms and words among Ume Saamis, but hardly any clausal examples and apparently no texts. Surprisingly, a dedicated follower of the historical‑comparative tradition such as Björn Collinder did indeed collect textual material, at least for South Saami, but even then, texts have played a minor role in his work.44 A certain change in perspective can be identified in later work. Bergsland and Hasselbrink as well as Wolfgang Schlachter focused on the collection of narratives; the same is true for Tryggve Sköld, whose sizeable collection contains a wealth of narratives.

48 Finally, given that two varieties such as South Saami and Ume Saami appear structurally close, earlier research would have been required to assemble sufficient material on all levels of grammar for comparative work in order to approve or disprove proximity. As we know today, this has not happened. Whereas prior Saami research assumed that Ume Saami was simply a variety of South Saami with limited consonant gradation and some additional differences in the lexicon, this perspective could only be uphold by relying on a structural‑historical concept of language focusing only on phonetics/phonology, morphology and the lexicon. As the syntacto‑centric perspective in section 4 has shown, there are indeed morphosyntactic differences between South Saami and Ume Saami, but this perspective was excluded by the dominant view of language during the first half of the 20th century, and to some degree even later.

5.2. – Collecting materials for the sake of collecting?

49 Despite the lack of published materials, Ume Saami is certainly not unknown and sizeable written collections exist at the Institute for Language and Folklore in Uppsala. However, the size of this collection only becomes understandable when one has a chance to browse through archive shelves and the database of digitized sound recordings. After two intensive weeks in those archives searching and inventorying

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Ume Saami materials, I have come to the conclusion that in earlier days, data collection must have been understood as a goal of its own that did not necessarily presuppose later publication. Whereas several manuscripts of Calleberg were re‑written for potential publication, the vast amount of written data gathered by e.g., Valter Jansson, Björn Collinder, Israel Ruong or Tryggve Sköld were deposited unaltered and apparently were never intended to be published. As Saami studies continues to suffer from a constant lack of manpower, just the amount of written data accumulated on Ume Saami alone would require the life‑times of several researchers just to turn primary materials into a publishable format. Unfortunately, it remains unclear how this is to be achieved in an academic world without permanent positions and with an increasing focus on short‑term projects which by definition stand in opposition to the creation of primary materials.

6. – Conclusions

50 The task of this article was to reconstruct the major steps due to which Ume Saami has ended up as a weak link in the chain of Saami languages. By approaching this question from the perspective of research history and history of thought, it could be shown that this development was triggered by the prevailing intellectual situation in Saami linguistics in the early 20th century. Consequently, Ume Saami was doomed to become a victim of traditional historical‑comparative Lappology. As the phonetics/ morphology/lexicon approach produced few significant or meaningful differences in the initial comparison between Ume and South Saami, there was apparently little motivation for more detailed investigation. Furthermore, due to the lack of a published body of Ume Saami material, this could not even be attempted.45 As a result, the proposition that Ume Saami should be considered a dialect of South Saami was able to be upheld for a long period.

51 As I have shown, this development is surprising for a number of reasons. First, Ume Saami has been spoken in an area which was relatively easy to access. Second, many Ume Saamis appeared in the publications of the ethnologist Ernst Manker and could have easily been consulted.46 Third, the endangered status of both Forest Saami culture and Forest Saami languages was recognized; this even resulted in initial documentation attempts by Wiklund and later documentation by his students Calleberg and Moosberg, and yet did not result in any publications. Fourth, Ume Saami was hardly unknown thanks to its role in early Swedish Saami literacy ventures as well as to initial Hungarian research. Despite Wiklund’s malevolent review of Halász’s research and the idea that the Saami languages of Sweden should be investigated predominantly by Swedish linguists, Swedish linguistic research has produced little relevant primary material on the Saami languages of Sweden.47 Although the archives in Uppsala hold a myriad of materials, for as long as they remain unpublished, their neglect will certainly continue. Ironically, a significant amount of primary data has been compiled by non‑Swedish researchers on Ume and Pite Saami, e.g. Eliel Lagercrantz (1926b, 1957, 1963), Wolfgang Schlachter (1958), Juhani Lehtiranta (1992), Joshua Wilbur (2014, 2016) and in my current project. In theory, Ume Saami is hardly undocumented as any visit to Uppsala quickly demonstrates. In practice however, the language has remained underdocumented as archival data has not been investigated until recently (Larson, 2010, 2012, 2014). Concerning the current language, the only published study remains

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(Siegl, 2012) which is based on material collected during two visits to Arvidsjaur in 2011. As the situation concerning access to native speakers and rememberers has deteriorated significantly, it appears that new data cannot be collected anymore. Ultimately, this means that any Ume Saami research is now entirely dependent on archival materials.

Gloses

e.g., 1SG VERBAL SUFFIX

e.g., 1SG NOMINATIVE PRONOUN (here first person singular)

e.g., 1SG.GEN PRONOUN GENITIVE CASE (here first person singular)

ACC ACCUSATIVE CASE

CN CONEGATIVE

DEM DEMONSTRATIVE

ILL ILLATIVE CASE

INESS INESSIVE CASE

INF INFINITIVE

NEG.AUX NEGATIVE AUXILIARY

NOM NOMINATIVE CASE

PART PARTICLE

PASS PASSIVE

PL PLURAL

PRT PRETERIT

PTCP.PERF PERFECT PARTICIPLE

REL RELATIVE PRONOUN

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NOTES

1. Background information on the language, the sociolinguistic status‑quo and research history have been discussed elsewhere (Siegl, 2012, under review; Larsson, 2012). 2. After the publication of Wilbur (2014, 2016), Pite Sami is now the strongest link in this group. 3. Of course, from the perspective of Soviet planning policies, the fact that Kildin Saami, as the largest Saami language of the area, became instrumentalized for standardization and resulting pedagogical activities is understandable (see Siegl & Rießler, 2015). Nevertheless, this is only a partial explanation. 4. The inlandsbana railway connected these areas from the late 1920s. 5. Ume and Pite Saami were apparently once spoken in the Nordland county in Norway and these areas appear on the standard dialectological Saami maps (Korhonen, 1981; Sammallahti, 1998). However, when inspecting existing language materials, one has to conclude that this assumption is indeed programmatic, but not verified. The only materials gathered in Norway derive from Eliel Lagercrantz’s fieldwork who gathered Pite and Ume Saami materials in Nordland county in 1921. However, Lagercrantz mentioned several times that all his consultants were originally from Sweden and tended to reside in Norway temporarily. Given that Lagercrantz spent two months in the area but worked exclusively with Pite and Ume Saamis from Sweden and did not mention any Norwegian Saamis speaking these languages, one wonders whether there still were any speakers left even in 1921. This interpretation would find further support by an observation by Wilbur who writes: “Ethnic Pite Saami individuals from Norway have indicated to me that the last Pite Saami speakers on the Norwegian side died several generations ago” (2014, p. 4). 6. Ruong collected materials on several Saami languages. However, the vast majority were never published and perhaps, were never intended for publication. 7. Speakers of Ume Saami in Tärna and Ammarnäs practiced fjällrenskötsel, but the majority of Ume Saami speakers resided in areas where only skogrenskötsel was possible (Fjellström, 1985, p. 149ff). 8. Ume Saamis (excluding those from Tärna and Ammarnäs), Pite and Lule Saamis and the assimilated Saami minority in the former Kemi lappmark have been subsumed under this label. 9. Manker (1968) mentioned that reindeer of Forest Saamis who had chosen to settle permanently were often integrated into herds of relatives. A similar system was known among South Saami and Lule Saami (Johansson, 1967; Nordin, 2002). 10. See the comments by Hasselbrink (1958, p. 25) and Sköld (1984, p. 15). 11. Sköld (1984, p. 16). 12. See Hasselbrink (1958, pp. 25‑27); Sköld (1984, p. 16); Forsgren (1988, pp. 13ff). 13. See Wilson (2008, pp. 11‑13). 14. See Forsgren (1988, pp. 33ff). Whether the existence of more than one Saami language within the Kingdom of Sweden was understood at that point also remains doubtful.

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15. Whether Fjellström was a native speaker of Ume Saami, remains unclear. 16. See Sköld (1984, p. 19). 17. The main work was done by Fjellström, though apparently he was assisted by other lappmark pastors (Forsgren 1988, pp. 37‑38). The fact that the northernmost Saamis of the Kingdom of Sweden would not understand this language was apparently understood, but did not result in any obvious adaptations (Forsgren 1988, pp. 40‑41). 18. Hasselbrink (1958, pp. 28‑30); Forsgren (1988, p. 41ff). 19. Fjellström taught Saami to Swedish pastors in Lycksele and most of these pastors assisted him later in translation tasks. Eric Lindahl and Johan Öhrling who published the monumental dictionary Lexicon lapponicum (1780) were among Fjellström’s pupils. For further background information see Hasselbrink (1958, pp. 20‑30, 34) and Larsson (1997, p. 107). 20. A comprehensive bibliography of translated literature can be found in Qvigstad & Wiklund (1899), Hasselbrink (1958) and Forsgren (1988). 21. A recent useful overview is Rydving (2013). 22. For more on Circus‑Saamis, see Baglo (2012). 23. Wiklund’s only publication with some Ume Saami language data is Wiklund (1914). 24. It appears that Wolfgang Schlachter (1991) was the only researcher who took Halász’s research into consideration at all. 25. See the detailed discussion of their materials in Larsson (2012). 26. Otherwise, Lagercrantz is better known as a researcher of South Saami (e.g., Lagercrantz, 1923, 1926a, 1957, 1963). The fact that, in addition to his own South Saami materials, Lagercrantz also published the materials collected by K.A. Jaakkola, which are among the oldest South Saami materials available, is often overlooked. 27. Another reason why prior Forest Saami research was neglected was the problematic relationship between Collinder and Wiklund. Legend has it that Wiklund did not want to see Collinder appointed his successor and their relation was characterized as cordial disliking. It appears that Collinder initialized a neglect of Wiklund’s and his students’ prior Ume Saami research. Whereas Wiklund’s review of Halaśz research led to the marginalization of early Hungarian research, Collinder’s neglect of Wiklund’s, Calleberg’s and Moosberg’s work resulted in a different neglect of a massive body of archival materials. 28. Collinder’s Ume Saami research, its meager results and its implication for Tryggve Sköld’s later research on Ume Saami is discussed in Siegl (under review). 29. Bergsland (1943, 1946, 1994); Bergsland & Hasselbrink (1957); Bergsland & Magga Mattson (1993); Hasselbrink (1944, 1965, 1981‑1985). 30. This list is by no means final and is continued in Siegl (under review). 31. Schlachter (1991, pp. 111ff) has discussed this topic in great detail and the interested reader should consult this passage. Similar thoughts can be found in Larsson (2012, pp. 47‑52). 32. See Siegl (under review) for more on the current sociolinguistic situation. 33. In contemporary Saami dialectology, Stensele, Malå, and Arvidsjaur would all be considered Ume Saami. 34. This unsettled matter as such is not unproblematic as this would affect the status of Hattfjelldal, which currently is considered a core South Saami language area in Norway. 35. A trip to Uppsala and any familiarity with Calleberg’s materials would have shown that Calleberg collected Ume Saami data around Moskosel, 40 km north of Arvidsjaur. 36. These four individuals, their families and the history of their kin were mentioned numerous times in Ernst Manker’s publications (e.g., Manker, 1968) where such data could have been retrieved easily. 37. Additional work with Ume Saami legacy data has shown that all previous propositions are essentially still correct. All examples are taken directly from Siegl (2012).

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38. In principle, this should better be understood as a trend since the copula is realized quite often in Qvigstad’s Hattfjelldal texts (gathered in the 1880s) and Andersson (gathered 1942, published 1992). Hedlund (2012) offers a detailed analysis of this based on Collinder’s collected materials from Härjedalen (collected 1941, published 1942, 1943). 39. This is shared with Pite Saami (see Siegl, 2012; Wilbur, 2014, p. 237). 40. Notable exceptions are Sammallahti (1998, pp. 22‑24) and Svonni (2005). 41. Presumably, lexical differences should have had more negative effects, but this assumption can no longer be tested. 42. Rydving’s statement that he “...regards the Ume Saami language area as a transition area” is representative (Rydving, 2013, pp. 62‑65, especially p. 63). 43. Even the title of Korhonen’s textbook is a belated representative of this terminological ambiguity (Korhonen, 1981). 44. Collinder can at least be credited for having made the first gramophone recordings of Ume Saami narratives in Arvidsjaur in 1943, although these remain unpublished (see Siegl under review). 45. Larsson (2012) has certainly closed an important gap by analyzing archival materials and discussing them in print. However, no primary materials beyond the examples he discusses are included in his monograph. 46. In Siegl (2012) I have tried to show that Schlachter chose Lars Sjulsson due to his role as a major consultant for Ernst Manker. Tryggve Sköld also relied on the contacts of prior investigators. 47. The monumental dictionaries by Hasselbrink (1981‑1985) and Grundström (1946‑1945) are not counter arguments; both compilers were pastors and acquired the languages of the communities they served to benifit their practical, everyday work. While Hasselbrink did earn a degree in linguistics (Hasselbrink, 1944), he used to published in other fields. Grundström also published extensively, but usually from a folkloristic perspective and, as far as I know, never on linguistics. As a matter of fact, even Calleberg was a pastor in Sorsele, which explains how he was able to amass sizeable data for several Ume Saami varieties.

RÉSUMÉS

Avec le same de Pite, d’Akkala et de Ter, le same d’Ume fait partie des langues sames faiblement étudiées. Cela tient manifestement au fait que l’étude des langues sames s’est concentrée sur les langues les plus parlées, laissant dans l’ombre les autres. En même temps, il faut reconnaître que cette évolution ne manque pas d’étonner, car le same d’Ume présentait quelques avantages qui auraient pu lui garantir une place parmi les langues bien étudiées sur le long terme. En effet, il était parlé au cœur de la Laponie historique, autour de Lycksele, centre ecclésiastique et culturel : c’est ainsi qu’il a joué un rôle important dans l’histoire du développement de la langue littéraire dite « same » de Suède. Sans doute cependant c’est sa similitude structurelle avec le same du Sud qui lui a été fatale. Comme la samologie historico-comparative des débuts n’était pas en mesure de tirer au clair les différences entre les deux langues, le same d’Ume a été longtemps classifié comme un dialecte du same du Sud. C’est ainsi que la recherche s’est de plus en plus concentrée sur le same du Sud, ce qui a conduit au fait que le same d’Ume a été presque entièrement ignoré. Certes, cette langue a été largement collectée, notamment au début du

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XXe siècle, mais nos connaissances sur cette langue restent aujourd’hui élémentaires et lacunaires, car les matériaux existants n’ont jamais été publiés. Cet article reconstruit aussi bien, du point de vue de l’histoire des idées que de l’historiographie, la manière dont le same d’Ume est devenu une langue oubliée : il ne faut pas négliger le rôle de relations personnelles compliquées (Wiklund avec Halász et Collinder avec Wiklund) ainsi que les théories linguistiques de l’époque.

Ume saami keel kuulub koos Pite, Akkala ja turjasaami keeltega nende saami keelte hulka, mis on siiamaani puudulikult uuritud. Nende puuduliku kirjelduse tingib ilmselt tõsiasi, et saami keelte uurimine keskendus suurematele saami keeltele ja jättis väiksemad unarusse. Samas Ume saami keele vaatevinklist tuleb tunnistada, et selline areng toimus mõnevõrra üllatuslikult, sest Ume saami keelel oli tegelikult mitmeid eeldusi, mis oleks võinud tagada selle pikaajalise uurimise. Ume saami keelt räägiti keset ajaloolist Lapimaad, selle koolitus- ja kirikukeskuse Lycksele ümbruses ja seetõttu oli tal ka tähtis roll esimese nn rootsilapi raamatukeele arenguloos. Ilmselt aga sai Ume saami keelele saatuslikuks selle strukturaalne sarnasus lõunasaami keelega. Kuna varajane ajaloolis-võrdlev lapoloogia ei suutnud olemasolevaid erinevusi nende kahe keele vahel välja selgitada, klassifitseeriti Ume saami keelt pikalt lõunasaami murdena. Niisiis keskendus uurimine üha rohkem lõunasaami keelele, mis viis selleni, et Ume saami keelt ignoreeriti peaaegu täielikult. Ume saami keelt on küll kogutud palju, eriti just 20. sajandi alguses, kuid praegused teadmised selle keele kohta on jätkuvalt algelised ja lünklikud, sest olemasolevat materjali pole kunagi avaldatud. Käesolevas artiklis rekonstrueeritakse nii uurimus- kui ka ideelooliselt, kuidas Ume saami keelest sai unustatud keel. Oma rolli mängisid selles ka keerulised inimsuhted (Wiklund versus Halász ja Collinder versus Wiklund) ja varasemad keeleteooriad.

Das Umesaami gehört neben dem Pite-, Akkala- und Tersaami zu denjenigen Sprachen, die in der Erforschung der saamischen Sprachen nur eine untergeordnete Rolle gespielt haben. Dies ist teilweise dadurch erklärbar, dass sich die Erforschung der saamischen Sprachen u. a. auch aus praktischen Gründen zuerst auf die Sprachen der zahlenmäßig größeren Sprachgemeinschaften konzentrierte und Sprachen mit geringerer Sprecheranzahl überging. Aus der Perspektive des Umesaami ist diese Entwicklung eingermassen überraschend, da das Umesaami relativ zentral in und um Lycksele, dem frühen Zentrum der Konfessionalisierung und Kolonialisierung der nördlichen Gebiete Schwedens gesprochen wurde und das Umesaami in den frühen Verschriftungsversuchen des Saami in Schweden eine zentrale Rolle spielte. Obwohl dadurch eigentlich eine gute Ausgangsstellung für die weitere Erforschung zu erwarten gewesen wäre, nahm die Entwicklung einen anderen Lauf. Aufgrund der territorialen und sprachgeschichtlichen Nähe des Umesaami zum Südsaami und dem dominierenden neogrammatischen Sprachkonzept der frühen Lappologie, wurden bestehende strukturelle Unterschiede übersehen was dazu führte, dass das Umesaami zu einem Dialekt des Südsaami degradiert wurde, in der weiteren Forschung zum Südsaami nur mehr eine untergeordnete Rolle einnahm und dann beinahe vollständig ignoriert wurde. Diese Entwicklung ist verwunderlich, da besonders in der ersten Hälfte des 20. Jahrhunderts umfangreiche Materialien zum Umesaami gesammelt wurden, welche aber aufgrund persönlicher Konflikte innerhalb der Disziplin übergangen oder unveröffentlicht blieben. Dies führte dazu, dass das Umesaami zu der am schlechtesten bekannten saamischen Sprache Skandinaviens wurde. Die Aufgabe dieses Beitrages ist es jene Entwicklung sowohl forschungs- als auch ideengeschichtlich darzustellen und im Hinblick auf die Rolle der persönlichen Konflikte und dem Einfluss neogrammatischer Sprachtheorie genauer zu beleuchten.

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INDEX

Thèmes : linguistique nomsmotscles Finnois, Hongrois, Norvégiens, Sames, Suédois Index géographique : Ammarnäs, Araksuolo, Arjeplog, Arvidsjaur, Åsele, Dorotea, Frederika, Hattfjelldal, Luleå, Lycksele, Malå, Norvège, Piteå, Radnejaur, Skellefteå, Sorsele, Stensele, Stockholm, Suède, Tärna, Umeå, Uppsala, Västre Kikkejaur, Vienne, Vilhelmina motscleset ohustatud keeled, saami keeled disciplines same d’Akkala, same d’Inari, same de Kildin, Same de Lule, Same du Nord, Same de Pite, same sklot, same du Sud, same de Ter, same d’Ume, suédois Languages: Akkala Saami, Inari Saami, Kildin Saami, Lule Saami, North Saami, Pite Saami, Skolt Saami, South Saami, Swedish Ter Saami, Ume Saami Keywords : endangered languages, Saami languages Mots-clés : langues en danger, langues sames, historiographie du same, dialectologie same Index chronologique : XVIIe siècle, XVIIIe siècle, XIXe siècle, XXe siècle motsclesru языки, под угрозой исчесновения, саамские языки

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Le poème « Jangal‑maa » et l’épopée mansie The Poem “Yangal‑maa” and Mansi Epics Poeem „Jangal‑maa” ja mansi eepika

Aado Lintrop Traduction : Eva Toulouze

1 Mon intérêt pour les épopées (littéraires) des peuples finno‑ougriens est dû au nombre de traductions – en cours, déjà parues, ou en attente de publication – de longs poèmes attribués à des peuples finno‑ougriens et ayant en commun d’avoir été écrites en russe par des auteurs russes. En 2014, les lecteurs estoniens ont pu découvrir l’œuvre de Mihail Hudjakov l’Ère de Kyldysin, histoire en vers des héros oudmourtes1 ; l’année suivante, ce fut le tour de l’épopée marie d’Anatolij Spiridonov, Jugorno ; l’œuvre de Kallistrat Žakov Bjarmja vient de paraître, et le travail sur Jangal‑maa¸ le poème de Mihail Plotnikov, est en cours. Cette liste pose toutes sortes de questions.

2 Tout d’abord, en tant que folkloriste, je me pose la question de savoir jusqu’à quel point ces œuvres reflètent les oralités oudmourte, marie, komie et mansie. Ensuite il est important de s’interroger sur le regard des peuples en question sur ces œuvres. Troisièmement on peut se demander pourquoi des ressortissants d’un autre peuple écrivent des poèmes aussi volumineux sur la base de la tradition de peuples autochtones. Enfin, ces textes ont-ils quelque chose de fondamentalement commun ?

3 Quelques mots sur leurs auteurs. Mihail Hudjakov naquit en 1894 dans la ville de Malmyž du gouvernement de Vjatka dans la famille d’un marchand russe. Il fit ses études à l’université de Kazan, puis se spécialisa en histoire et archéologie des peuples de la Volga ; accusé d’avoir été membre d’une organisation terroriste zinoviévo‑trotskyste, il fut exécuté le 19 décembre 1936. C’est dans les années 1920 qu’il travailla à l’épopée oudmourte ; cette œuvre, qui reposait sur des études diverses, resta inachevée et fut redécouverte seulement à la fin du XXe siècle. Elle fut publiée en russe en 1986. Sa traduction oudmourte ne parut qu’en 2000.

4 Kallistrat Žakov naquit en 1866 dans la banlieue d’Ust’‑Sysol’sk (aujourd’hui Syktyvkar) dans une famille komie russifiée ; il fit ses études à l’université de Kiev, travailla

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jusqu’au tournant d’octobre 1917 à l’Institut de psycho‑neurologie de Saint‑Pétersbourg (il y fut professeur à partir de 1911) ; il vécut ensuite à Tartu et, après 1921, à Riga, où il mourut en 1926. Il écrivit le poème Bjarmja en 1916 ; celui-ci parut pour la première fois en traduction lettonne (par Janis Rainis) à Riga en 1924 ; il ne fut publié en russe qu’en 1991 et fut traduit aussitôt et publié en komi (1992).

5 Anatolij Spiridonov naquit en 1950 en pays mari dans le bourg de Krasnooktjabr’skij. Il est russe. Il a fait des études à l’institut littéraire Gor’kij. C’est un écrivain, un traducteur, un relecteur. C’est dans les années 1990 qu’il travailla à Jugorno, épopée qui parut en 2002 en russe avec une traduction marie.

6 De tous, Mihail Plotnikov est le plus énigmatique. Encore tout récemment, sa biographie mentionnait uniquement qu’il était russe, qu’il était né en 18922, qu’il avait vécu à l’étranger et qu’il avait ensuite travaillé à la rédaction de divers journaux et revues sibériennes. Il avait aussi raconté à ses collègues que son père possédait les meilleurs bateaux à vapeur de Sibérie (Papkova, 2011). Il a écrit lui-même qu’il avait collecté les matériaux pour son poème dans les villages mansis et qu’il lui avait fallu douze ans (entre 1915 et 1927) pour réunir les fragments en un ensemble cohérent (Plotnikov, 1933, p. 47). Le poème parut en 1933, accompagné d’une longue introduction de l’auteur ; la maison d’édition Academia lui avait joint une œuvre du poète russe Sergej Klyčkov, Madur Vaza le puissant3. L’éditeur accrut encore la confusion autour de la personnalité de l’auteur, en notant dans la préface qu’il était très difficile d’entrer en contact avec lui : Les erreurs dans le manuscrit envoyé à l’éditeur (erreurs de versification, le caractère d’ébauche et les incohérences de l’article joint) ont contraint l’éditeur à entrer en contact avec l’auteur. Malheureusement, ces tentatives ont été longtemps infructueuses. Dans ces conditions l’éditeur a décidé de publier le manuscrit sous la forme sous laquelle il l’avait reçu, n’introduisant dans le texte que des rectifications liées aux règles de la versification […]. Ce n’est qu’à la fin de 1932 que M. Plotnikov prit contact avec l’éditeur, alors que le manuscrit en était déjà à la mise en page ; c’est pourquoi nous n’avons pas pu permettre à l’auteur de changer quoi que ce soit à son texte. (Plotnikov, 1933, p. 7‑8.)

7 Je pensais encore récemment que le poème Jangal‑maa n’était paru qu’une fois, car aucune recherche sur les bases de données accessibles par Internet n’avait donné de résultat. Puis j’ai découvert par hasard que le poème avait été publié une autre fois dans le recueil contenant les dernières œuvres du poète révolutionnaire russe Sergej Klyčkov, né à Tjumen’ (Knjazev & Plotnikov, 1998, p. 357‑539). Il était en effet difficile de deviner que le livre paru sous le titre Russ : œuvres complètes pouvait contenir aussi « Jangal‑maa », mais effectivement Mihail Plotnikov y apparaît en tant que deuxième auteur. J’ai trouvé de manière encore plus fortuite qu’une nouvelle version de « Jangal‑maa » était parue dans la revue littéraire Lukič publiée à Tjumen’ en 2000, version censée refléter la dernière volonté de l’auteur (Plotnikov, 2000). En plus du poème, on y trouve une préface revue par l’auteur en 1946, qui pour l’essentiel reprend mot à mot la précédente en y ajoutant une tonalité idéologique : […] en partant sur la voie de ses ancêtres, Kutonja ne savait pas que quelques années plus tard des journées lumineuses arriveraient non seulement pour les Mansis, mais pour tous les peuples de Sibérie. Les Mansis ont attendu leur héros- libérateur, mais il n’est pas venu des berges de la Ksenta sous forme d’un musicien, mais sous la forme de millions de prolétaires russes suivant le drapeau invincible du

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parti de Lénine et de Staline. (Perepletkin, 2000, p. 17)

8 C’est ainsi qu’ont été coupés dans le poème tous les paragraphes parlant de l’asservissement des Mansis sous le joug russe et de la mission de Vaza pour libérer le peuple mansi. Tout ce qui reste, c’est de l’action relativement absurde, des exploits pour les exploits. Et, bien que le poème ait été allongé d’un chant – l’argiš de Lénine4, il a été réduit de 20 chants à 14. Le poème de Mihail Plotnikov n’a été traduit en mansi5 sous aucune forme.

9 Nous reviendrons sur la biographie de Mihail Plotnikov. Quand nous réfléchissons aux épopées mentionnées en introduction, plusieurs questions se posent. Tout d’abord pourquoi considérer des textes relevant de la littérature russe comme des épopées de peuples finno‑ougriens ? Si les Maris, les Oudmourtes et les Komis eux-mêmes les voient ainsi, nous, observateurs extérieurs, n’avons rien à y redire. Toutes les cultures ont leurs textes fondamentaux et les épopées populaires en font, en général, partie. Peu importe comment cela s’est produit au juste. Si le avait été écrit par un écrivain allemand en allemand mais que, peu de temps après sa parution, il soit devenu un texte fondateur de l’éveil national, créateur d’identité nationale, peut-être que les Estoniens l’auraient traduit en estonien et l’auraient fait leur6. Il aurait été nettement plus facile pour eux de faire leur une épopée écrite en estonien, malgré ses débordements de pseudo-mythologie. Aussi ne suis‑je pas étonné de voir les œuvres d’écrivains russes devenir des épopées nationales. Sur les épopées finno‑ougriennes évoquées, trois ont paru à la fin du XXe siècle ou dans les premières années du nouveau siècle, à un moment où plusieurs cultures nationales essayaient de se trouver un terrain de développement sur les ruines de l’Empire soviétique. Les œuvres de Mihail Hudjakov, de Kallistrat Žakov et de Mihail Plotnikov, bien qu’elles eussent été créées au début du XXe siècle, étaient tout à fait inconnues dans leurs régions d’origine ; il en va autrement pour le poème d’Anatolij Spiridonov car il ne s’est écoulé que quelques années entre son écriture et sa publication. De plus, l’auteur de Jugorno a pu s’appuyer sur des modèles littéraires et sur des études scientifiques de manière tout autre que les auteurs du début du XXe siècle.

10 Quant au contexte des oralités maries et oudmourtes, il faut savoir que les chants épiques voire lyrico‑épiques n’existent pas dans ces cultures ; les chants épiques komis ressemblent beaucoup aux chants épiques russes, aussi bien du point de vue des personnages que des thèmes. Cela veut dire que qui veut composer un long poème lié aux mythologies de ces peuples doit aller chercher les modèles formels ailleurs, alors que pour le contenu il existe des légendes ou des contes sur lesquels s’appuyer. C’est ce qu’a fait Mihail Hudjakov, qui a composé son œuvre Chant sur les héros oudmourtes sur la base des études et des recueils de textes en prose de la fin du XIXe siècle, utilisant une versification (octosyllabe trochaïque) dont l’équivalent n’existe pas dans l’oralité oudmourte. Mais dans le folklore des Ougriens de l’Ob’ (Mansis et Khantys) ainsi que des Mordves (Erzas et Mokchas) il se trouve beaucoup de chants épiques, y compris à contenu mythologique. Si l’envie me prenait d’écrire une œuvre en vers sur l’histoire de ces peuples, sur leurs coutumes et sur leur mythologie, j’irais sans doute chercher un modèle dans leur oralité. Il est regrettable que l’auteur du poème mansi Mihail Plotnikov n’ait pas eu accès aux matériaux antérieurement collectés et publiés. Les publications des chercheurs hongrois Antal Reguly et Bernát Munkácsi n’étaient sans doute pas accessibles en Sibérie et, de plus, leur utilisation nécessitait la

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connaissance des langues mansie et/ou hongroise. Artturi Kannisto venait tout juste d’effectuer ses expéditions, ses matériaux n’allaient être publiés qu’au bout d’un long cheminement. Ainsi, Mihail Plotnikov ne pouvait que s’appuyer sur ses propres ressources.

11 Certes, il serait intéressant de connaître la motivation de ces hommes de lettres russes. S’agissait-il d’un intérêt pour l’histoire et la culture de ces peuples, d’un sentiment de culpabilité au contact de peuples écrasés par le nationalisme grand-russe ou du désir d’utiliser un matériau accessible et exotique pour réaliser leurs ambitions littéraires ? Pour ce qui est de la motivation de Kallistrat Žakov, son origine komie a pu jouer un rôle central ; pour celle de Mihail Hudjakov, c’est le fait qu’il avait travaillé sur l’histoire et l’ethnographie des Oudmourtes plus que sur celles des autres peuples de la Volga ; jusqu’à récemment nous avions si peu de renseignements sur Mihail Plotnikov qu’il était difficile d’affirmer quoi que ce soit avec la moindre certitude, mais de nouvelles données permettent, d’une part, de trouver certaines réponses et, d’autre part de poser de nouvelles questions.

12 Dans ma recherche d’informations sur Mihail Plotnikov, je me suis tourné tout d’abord vers les témoignages de ses collègues ou de ses connaissances. Le jeune Vsevolod Ivanov écrit à l’automne 1917 à un ami d’Omsk : J’ai fait ici la connaissance premièrement de Pavel Olenič‑Gnenenko […] et deuxièmement de Mihail Plotnikov. La lèvre supérieure plus courte que celle du bas. Un pince-nez. Coiffure à l’anglaise. Veste et pantalon bleus, de la poche latérale de la veste ressort le bout rouge d’un mouchoir. Il a été en Amérique, en Angleterre et en Allemagne, fait des études universitaires. Il est intelligent et, en plus, c’est un voyou. (Papkova, 2011)

13 Une autre description provient de la plume du poète Sergej Markov, avec lequel Mihail Plotnikov a travaillé à la rédaction du journal Sovetskaja Sibir’ de Novossibirsk (dans les années 1925‑1929) : J’ai vu tout d’abord un chapeau en pointe avec des trous, très à la mode à l’époque, puis des lunettes avec une monture dorée, un visage large, tout à fait violet, et une pipe noire et droite […]. Il portait une vareuse militaire de qualité, un pantalon de cavalier et des bottes à semelle épaisse. (Papkova, 2011)

14 D’après Sergej Markov, Mihail Plotnikov avait une biographie colorée, il aimait raconter des histoires du pays mansi, de la Femme d’Or et du trésor caché de Jermak (Papkova, 2011). Sergej Markov évoquait les propos de Mihail Plotnikov sur les persécutions dont il avait été l’objet : « […] Moi, pécheur que je suis, je dois écrire des aveux et des lettres de justification, me confronter à toutes sortes de voyous […] » et encore : « […] dès qu’une purge s’annonce, je m’enfuis chez les Mansis, sous l’aile protectrice de la Femme d’Or » (Papkova, 2011).

15 Il a vécu non seulement à Omsk et à Novossibirsk, mais également à Čita, à Ščeglovsk (aujourd’hui Kemerovo), à Tobol’sk et à Krasnojarsk, où il travaillait surtout dans les rédactions de journaux et de revues (Papkova, 2011). Dans beaucoup d’études la date de sa mort est 1938, année où paraît son dernier récit dans la revue Sibirskie ogni7.

16 Ces indications et ces quelques éléments biographiques donnent l’impression que Mihail Plotnikov provenait d’une famille très aisée, qu’il était instruit et avait vu du pays, qu’il aimait s’habiller élégamment et à la mode ; c’était un aventurier au caractère agité (il changeait fréquemment de lieu de vie et de travail), qui aimait à se vanter

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auprès de ses collègues de ses connaissances sur les peuples autochtones et sur des trésors mystérieux. Le poème et l’article qui l’accompagne laissent penser que Mihail Plotnikov avait aussi voyagé dans la région située entre Berjozovo et Obdorsk (Salehard) où il avait rencontré les Nénetses et découvert la vie dans la toundra. Les allusions à son père comme propriétaire de bateaux à vapeur contribue à créer l’image d’un fils d’armateur ayant fait des études, à la mode, disposant d’assez d’argent pour voyager à l’étranger et qui pouvait en outre circuler sans soucis le long des fleuves sibériens sur les bateaux à vapeur de son père. Comme en 1917 il travaillait déjà à Omsk et que, d’après ses propres propos, l’écriture du poème avait duré de 1915 jusqu’à 1927, on peut supposer qu’il avait visité les villages mansis avant cette date. Il ne faut pas non plus oublier qu’en 1912 il n’avait pas plus de 20 ans. Et dans cette fresque il faut trouver une période pour insérer les voyages à l’étranger et pour les études universitaires. Dans la préface de son texte, Mihail Plotnikov décrit son travail de collecte : […] pendant des mois et des mois j’ai dû collecter miette par miette, auprès de narrateurs laconiques et méfiants, dans les yourtes enfumées, dans les huttes de terre et dans les tentes en écorce de bouleau au bord de rivières sans nom, dans la taïga, à la limite des forêts d’arbres nains où commencent les espaces infinis des toundras, les histoires du héros Vaza, de la belle Aj‑Jučo, de la méchante divinité Meiki, de l’effrayant ancêtre Penege, de l’oiseau de feu Tauksi, de Num et de bien d’autres héros, divinités et esprits méchants de Jangal maa. (Plotnikov, 1933, p. 47)

17 Dans l’article « L’épopée mansie », Mihail Plotnikov mentionne qu’en 1920 il s’était rendu chez les Nénetses de la zone de l’estuaire du Jenissej (Plotnikov, 1933, p. 24). Le secrétaire de l’Union des écrivains de la région de Hanty‑Mansijsk, Nikolaj Konjajev, écrivait en 2004 sur l’histoire de la vie littéraire du pays ougrien : « L’homme de lettres Mihail Plotnikov avait parlé dès 1915‑1927 de l’oralité mansie dans les points habités des régions de Berjozovo, de Saranpaul, de Vanzevat, de Tegi, de Šerkaly, de Kondinskoje, de Samarovo, etc. » (Konjajev, 2004). Je n’ai pas rencontré de sources présentant des informations plus précises. Une simple remarque en guise de commentaire : Saranpaul était – et est toujours – un village habité surtout par des Komis (mais entouré par plusieurs villages mansis), Vanzevat, de même que toute la région du Kazym, est habitée majoritairement par des Khantys (sur le territoire de toute cette région, en 1897, vivaient 1 331 Khantys, 15 Mansis, 467 Nénetses ; Sokolova, 1983, p. 25) ; en 1897, on trouvait à Šerkaly 147 Khantys et 13 Mansis (Sokolova, 1983, p. 38) ; je n’ai pas trouvé de données sur le village de Tegi, mais dans toute la région de Podgorodnaja, en 1897, vivaient 394 Khantys, 68 Mansis, 35 Komis zyriènes et 8 Nénetses (Sokolova, 1983, p. 33). Samarovo est aujourd’hui Khanty‑Mansijsk, et quelques Mansis y vivaient sans doute au début du XXe siècle. Kondinskoje, pour sa part, relève de l’aire où se parle le dialecte mansi de la Konda.

18 Les cartes se brouillent tout particulièrement avec la publication en 2000 à Tjumen’ de l’almanach littéraire Lukič, où, en plus d’une nouvelle version du poème, on trouve une longue lettre de Juri, le fils de Mihail Plotnikov, sur son père avec des indications biographiques. Le fils affirme que son père est né en novembre 1892 dans la petite ville de Kolyvan au bord de l’Ob’8 dans la famille d’un ébéniste. Quand Mihail eut 20 ans, la famille alla s’installer à Novonikolajevskij, où elle acheta une maison et ouvrit un atelier de réparation de meubles. C’est là que Mihail termina en 1910 ses études secondaires dans un lycée scientifique et fit ses premiers pas dans le journalisme. Il suivit des études d’aide-vétérinaire qu’il termina en 1912, s’étant spécialisé dans

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l’élevage du renne. Dans les années 1912‑1925 il vécut à Čita et travailla à la direction du Nord9 et du fait de son métier passa beaucoup de temps en expédition depuis la Mongolie jusqu’à Dikson. Il travailla ensuite à Novossibirsk à la rédaction du journal Sovetskaja Sibir’ et à celle de la revue Sibirskije ogni. Dans les années 1927‑1929, il était à Kemerovo à la rédaction du journal Kuzbass et il publia dans ses colonnes le roman le Trésor de Kučumi10. En 1929 il envoya le manuscrit de Jangal‑maa pour évaluation à Maksim Gor’kij, dont, paraît-il, l’opinion fut positive. Après Kemerovo, Mihail Plotnikov vécut à Tjumen’ gagnant sa vie à la rédaction du journal Tjumenskaja pravda, puis il obtint un travail correspondant à sa qualification dans le raïon de Turuhansk à la station expérimentale d’élevage de rennes et, en 1931, il alla s’installer avec toute sa famille à Krasnojarskij, puis à Habarovskij, d’où il se rendit en mission à Sahalin, au Kamčatka, en pays tchouktche. Il fut arrêté en 1937 puis, d’après son fils, réhabilité dès la guerre ; en 1943, il retourna auprès de sa femme, qui vivait alors à Krasnojarsk. Après sa libération il fit de nouveau des expéditions jusqu’à sa retraite en 1947, puis alla s’installer au bourg d’Irša dans le raïon de Rybinskij, jusqu’à sa mort en 1953 (Perepletkin, 2000, p. 18‑20).

19 Il faut reconnaître qu’une biographie aussi originale n’éclaire pas beaucoup notre histoire. Est-ce que toutes les références aux nombreux mois « […] dans les yourtes enfumées, dans les huttes de terre et dans les tentes en écorce de bouleau au bord de rivières sans nom, dans la taïga, à la limite des forêts d’arbres nains […] » renvoient aux voyages professionnels de Mihail Plotnikov ? S’il n’était pas le fils d’un riche armateur, il ne devait pas disposer de l’argent nécessaire pour se promener pour son plaisir. C’est bien dans les années 1912‑1927, c’est-à-dire d’après son fils quand il était à Čita, qu’il écrivit la plus grande partie du poème et l’aperçu qui l’accompagne sur la poésie épique mansie11. Si son travail le mettait surtout en rapport avec les éleveurs de rennes, dans la toundra et sur les pentes de l’Oural polaire, c’est-à-dire plutôt dans les tentes des éleveurs de rennes nénetses et khantys que dans les maisons mansies, je peux comprendre pourquoi son poème a pour titre un mot qui, d’après l’auteur, signifie « toundra »12. Dans ce cas, il me paraît logique que les connaissances de Mihail Plotnikov en matière de langue et d’oralité mansies soient plutôt superficielles et qu’on trouve dans le poème des mots provenant de différentes langues « autochtones » de Sibérie septentrionale. La réhabilitation en 1943 semble aussi peu vraisemblable. En échange de sa libération avait-il fait quelque promesse ? Et, surtout, si Juri Plotnikov envoie les matériaux biographiques sur son père et la nouvelle version du poème à Khanty‑Mansijsk, au secrétaire régional du parti, Leonid Tailašev, dès 1974, pourquoi sont-ils restés cachés si longtemps, qu’à la fin du XXe siècle on pouvait parler de Mihail Plotnikov comme de l’acteur le plus énigmatique de la vie littéraire sibérienne ? Il a fallu attendre le moment de neutraliser les mouvements nationaux qui relevaient la tête pour qu’apparaisse une nouvelle version de l’épopée mansie vantant le rôle libérateur du prolétariat russe… Comment interpréter à la lumière des nouvelles informations biographiques les descriptions présentant Mihail Plotnikov comme un dandy qui avait vécu à l’étranger et qui avait fait des études universitaires ? S’il s’agit d’un homme qui voulait faire de sa vie une légende, pourquoi devrions-nous croire ce qu’il affirme sur son poème ?

20 Le fait est que Mihail Plotnikov, dans sa préface de l’édition de 1933, qui est datée de 1927, affirme à plusieurs reprises qu’il a été guidé dans l’épopée mansie par le chamane Kutonja :

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Beaucoup d’années sont passées, mais je suis à ce jour incapable d’oublier cette silhouette mansie centenaire, courbée, le conteur Kutonja, dont la tente était érigée sur le haut cours de la rivière de l’Hermine (en mansi Soss ja ; Plotnikov, 1933).

21 Un peu plus tard il ajoute : J’évoquerai toujours avec reconnaissance et affection Kutonja, qui m’a enseigné le mansi, ce vieillard de la rivière de l’Hermine, qui m’a aidé à découvrir l’épopée la plus mystérieuse, l’épopée mansie Jangal‑maa, née à l’époque où les Russes soumettaient la Sibérie. (Plotnikov, 1933, p. 48)

22 À ce propos il faut mentionner que, dans un long article daté de 1924 et intitulé « L’épopée mansie »13 (Plotnikov, 1933, p. 9‑48), ce personnage est totalement absent. Au contraire, l’auteur laisse présenter les premiers chants du poème par un chamane appelé Kuksa. Kutonja n’est nommé que dans les dernières lignes du poème :

Если путник здесь пристанет Quand le voyageur atterrit ici,

Лодку вытащит на берег Il tire sa barque sur la rive et

И пойдет на огонечек Se dirige vers une petite lumière,

То придет в избушке деда Il arrive alors à la petite maison

Ойки, старого вогула Du vieillard vogoul,

Поп зовет его Петрушка Que le prêtre appelle Petruška,

Так крестил его он в речке Comme il l’a baptisé dans la rivière.

Под таким же он названьем C’est sous ce nom qu’il paie

Платит в царскую казенку À la couronne

Ясак подать и поминки Tribut et impôt

Много много всяких сборов Et beaucoup beaucoup de taxes.

Все он старый не упомнит I Et tout ce qu’il ne garde pas dans sa vieille tête

Эти знает только писарь. Et que seul sait le scribe.

А вогулы рыболова Mais ce vieillard, les Mansis,

Старика на устье Сосьвы Ce pêcheur de l’embouchure de la Sosva,

Называют не «Петрушка» Le connaissent non pas comme Petruška

А «Налимим барабаном» Mais comme Tambour de lotte ou comme

И Кутонею шаманом Le vieux Kutonja, un chamane.

Тёмной ночью он расскажет Par une nuit noire, il racontera

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Если путник пожелает Si le voyageur le désire,

Что написано здесь в книге Ce qui est écrit dans ce livre

Названа она мной «Тундрой» Que j’ai appelé « Toundra »

Янгал‑маа то же значит C’est ce que veut dire Jangal‑maa

23 Avant de passer à d’autres questions, essayons de tirer au clair celles concernant Kutonja, dont la résidence se trouve tantôt sur le haut cours de la rivière de l’Hermine, tantôt à l’embouchure de la Sosva. Il faut commencer par dire que la forme Soss ja, proposée par Mihail Plotnikov comme un toponyme local ne signifie aucunement en traduction « hermine ». So, dans les dialectes mansis, signifie simplement « ruisseau », alors que hermine se dit \alš, \olš, \olši, šälšE14. Comme Mihail Plotnikov affirme qu’il a appris le mansi avec Kutonja mais que, dans le poème et dans son article, le lexique utilisé provient non seulement des dialectes mansis mais aussi du nénetse, du khanty, du selkoupe et sans doute aussi du komi, on peut considérer cette affirmation comme fantaisiste. La seule description plus ou moins adéquate d’un rituel chamanique se trouve dans le quatorzième chant, où le personnage principal Vaza arrive à la péninsule du Jamal pour affronter le monstre marin Jur. Il s’agit d’un chamane nénetse et le vocabulaire utilisé dans le poème en relation avec le chamanisme est d’origine nénetse. Cela correspond bien à ce qui est dit dans l’article « L’épopée mansie » : J’ai réussi en 1920 auprès des Nénetses du Enissej près de Goločika à entendre deux chants chamaniques, qui tous deux outre les thèmes religieux abordaient aussi la question de l’avenir du peuple nénetse […]. (Plotnikov, 1933, p. 29)

24 Pas un seul mot sur Kutonja et sur ses chants ! Je pense que Kutonja est totalement inventé pour donner au poème un cadre convaincant, après même l’achèvement du manuscrit. L’auteur l’a fait de manière si concluante que même la célèbre linguiste mansie Evdokija Rombandeeva est persuadée de son existence15. Evdokija Rombandeeva présente le nom de ce chamane sous sa forme mansie – Katunja – et note qu’en traduction cela veut dire « ayant une main », c’est-à-dire sachant guérir de la main (Mify, skazki, p. 14). Effectivement en mansi la main se dit kat, mais alors pourquoi Mihail Plotnikov appelle-t-il son chamane Kutonja ?

25 Il n’est pas impossible que Kutonja représente une influence de l’épopée de Henry Longfellow. Le folkloriste oudmourte Vladimir Napolskih a supposé que le poème de Mihail Hudjakov Chant narratif sur les héros oudmourtes a pour modèle non point tant le que The Song of . Il faut noter que, même si les épopées paraissent avec un décalage d’une décennie – le Kalevala dans la traduction de Leonid Bel’skij en 1888, The Song of Hiawatha dans la traduction d’ en 1898 –, les deux ont obtenu le prix Puškin et ont été publiées à un an d’écart (en 1915 et en 1916) par une maison d’édition moscovite célèbre, M. et S. Sabašnikov. Vladimir Napolskih commente : […] regardons pour commencer la position générale de l’auteur du poème : dans le K[alevala], l’auteur parle au nom de son peuple et dans la langue de celui-ci, dans H[iawatha] dans le C[hant narratif] l’auteur raconte dans sa langue (anglais, russe) les légendes d’un autre peuple (Ojibwés, Oudmourtes), appelant ces peuples par leur nom et n’utilisant que quelques mots en langue autochtone (ethnonymes, noms des

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héros, etc.). L’idée d’écrire une épopée pour un autre peuple pouvait difficilement être inspirée par le Kalevala – surtout d’ailleurs parce que Hudjakov connaissait bien le « Lönnrot oudmourte » potentiel, Kuzebaj Gerd – alors qu’il était un représentant typique de l’intelligentsia russe et pouvait être inspiré par l’exemple de Longfellow. L’origine de l’histoire et la source présentée dans le chant introductif renvoient à l’expérience de l’auteur : dans le K[alevala] l’auteur dit qu’il a entendu ces chants de ses parents et qu’il les a « collectés » toute sa vie dans la nature de son pays ; dans H[iawatha] et dans le C[hant narratif], il dit avoir entendu ces chants (ou tout le poème) chantés par un barde autochtone qu’il connaît de nom. (Nawadaha, Ožmeg ; Napolskih, 2003, p. 281‑282)

26 Comparons les versions de ces trois auteurs :

27 Henry Longfellow: I repeat them as I heard them From the lips of Nawadaha, The musician, singer.

28 Mihail Hudjakov : Nous avons entendu ces chants D’Ožmeg, barde centenaire, Originaire du village de la grande Dokja, Du clan de l’ours gris.

29 Mihail Plotnikov:

А вогулы рыболова Mais ce vieillard, les Mansis,

Старика на устье Сосьвы Ce pêcheur de l’embouchure de la Sosva,

Называют не «Петрушка» Le connaissent non pas comme Petruška

А «Налимим барабаном» Mais comme Tambour de lotte ou comme

И Кутонею шаманом Le vieux Kutonja, un chamane.

Тёмной ночью он расскажет Par une nuit noire, il racontera

Если путник пожелает Si le voyageur le désire,

Что написано здесь в книге Ce qui est écrit dans ce livre

Названа она мной «Тундрой» Que j’ai appelé « Toundra »

Янгал‑маа то же значит C’est ce que veut dire Jangal‑maa

30 Ainsi, aussi bien l’Ožmeg de Mihail Hudjakov que le Kutonja de Mihail Plotnikov sont centenaires. Et le barde Nawadaha de Henry Longfellow ainsi que le musicien Vaza de Mihail Plotnikov sont de toute beauté.

31 Au début du poème, le chamane Kuksa chante trois chants dont le premier présente le triste destin du peuple mansi :

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Мы уйдем, покинем Маа, Nous partirons, nous quitterons la Maa,

Чтоб больше не родиться, Pour ne plus renaître,

И на бычстрых конях – таут Et nos taut16, rapides chevaux,

Не скользить по снежной тундре Ne glisseront plus sur la toundra enneigée

За охцыром и за нюкса. Chassant l’oksar17 et le njuks18

Мы уйдем, покинем тудруы, Nous partirons, nous quitterons la toundra,

Наших рек мы не увидим Nous ne reverrons plus nos rivières,

Наши хабы, как могилы, Nos pirogues, comme des tombes,

На песках сгниют толскливо. Pourriront tristement sur le sable,

Наши нарты без оленей Nos traîneaux sans rennes

Зарастут травой зеленой, Disparaîtront dans les herbes vertes,

И на аулах опустелых Et dans les villages désertés

Будут жить одни лишь танкыр… Ne vivront plus que les tankyr19

(Plotnikov, 1933, p. 53).

32 Après quoi Kuksa chante qu’il y a tout de même de l’espoir – il faut que quelqu’un vole l’attelage du méchant dieu Meik avec son traîneau en os, s’en serve pour se rendre en toute hâte auprès de l’ours du vieillard Kasuk, y prenne la tamga20 qui ouvre la voie jusqu’au royaume de Torym et, sur le chemin, arrache une plume à la queue de l’oiseau de feu Tauksi qui surveille l’entrée. Le héros qui sera capable de faire tout cela saura libérer les Mansis du joug russe. Le jeune musicien Vaza hésite, mais incité par un vieillard inconnu, il se met en route. Au royaume de Meik, il rencontre Jučo, une jolie fille que Meik avait ravie, tombe amoureux d’elle et jure qu’il reviendra après avoir rempli sa mission ; la jeune fille, à son tour, jure sur le nom de la patte de l’ours de l’attendre. Vaza arrive enfin au royaume de Torym, il y tue le géant Penegeze, échappe à la belle sorcière Logar et finit par recevoir du dieu l’armure en écailles du héros mais il doit encore remplir deux missions : détruire le monstre marin Jur qui tourmente les Samoyèdes et tuer Mammut qui vit dans le royaume souterrain. Il réussit ces deux tâches, revient enfin chez Meik, le tue en duel, mais dès que l’enchantement du dieu prend fin, Jučo vieillit en quelques instants et meurt. Dès lors Vaza ne remplit pas sa mission et suit sa bien-aimée dans le monde souterrain pour trouver un moyen de la ramener à la vie. Et les Mansis restent en attente du héros promis, qui viendra les libérer du pouvoir étranger.

33 Dans son article « L’épopée mansie », Mihail Plotnikov décrit un nouveau type de poésie épique mansie, en prenant des éléments dans son poème qui à l’époque n’était pas terminé. Comparant la nouvelle poésie épique à l’ancienne, il prétend qu’à la différence

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de l’ancienne, qui avait une forme rigide et relatait surtout les guerres des princes mansis entre eux ou leurs razzias contre les Khantys et les Samoyèdes, la nouvelle poésie épique fait appel à la langue orale, ne présente pas de signes formels distinctifs et parle de la lutte contre les Russes pour la libération du peuple mansi (Plotnikov, 1933, p. 10‑14). D’après l’auteur, l’ancienne épopée parle : […] en général de guerre contre les Khantys ou les Samoyèdes, de la manière dont un prince va faire la guerre contre le prince voisin et réclame sa fille. C’est sans doute pour cette raison que les guerriers des anciennes légendes sont appelés « les marieurs à la tête rasée ». Il est plus rare dans les histoires épiques que la motivation soit la vengeance après une trahison ou l’occupation d’une principauté pour renverser le souverain. (Plotnikov, 1933, p. 10)

34 Pour Mihail Plotnikov, le motif de l’émergence de la nouvelle épopée est la soumission des Mansis par les Russes : Après la venue des Russes, les « héros qui ont visité les sept continents et ont trouvé femme dans chacun » ont cessé d’être pour le peuple de toute première importance. La volonté et l’objectif des Mansis soumis aux Russes se sont concentrés sur la lutte à mener pour la libération nationale. Mais les années passent, la puissance des occupants grandit, l’espoir de la libération recule et dans l’âme du peuple émerge un nouveau personnage – le héros simple, qui parfois peut aussi être issu d’une famille célèbre mais non régnante, le héros qui par ses exploits libérera les Mansis du joug russe. (Plotnikov, 1933, p. 10‑11)

35 Il caractérise ainsi la nouvelle poésie épique : La nouvelle épopée ne connaît pas d’images colorées, d’abondantes épithètes et métaphores, on utilise largement la langue parlée, on ne recherche pas la perfection dans les alternances d’accents et de voyelles ni dans le rythme poétique. Ces nouvelles bylines n’ont pas de forme rigoureusement déterminée, le lien entre les épisodes est souvent très approximatif. La même histoire épique, présentée à des époques ou à des endroits différents, est difficilement reconnaissable, c’est pourquoi il est souvent impossible d’établir une histoire cohérente à partir de ses différents épisodes. (Plotnikov, 1933, p. 14)

36 Il semble que l’idée de Mihail Plotnikov sur la nouvelle poésie épique repose surtout sur deux sources : la monographie de Serafim Patkanov publiée en 1891 le Type du héros ostiak d’après les bylines et légendes héroïques ostiakes21 et un article publié en 1913 par Kai Donner « A Samoyed Epic », dont la traduction en russe parut en 1915. Sur l’ouvrage de Serafim Patkanov, Mihail Plotnikov écrit : À propos de la nouvelle épopée khantye, S. Patkanov observe que les histoires remontant à l’époque de la domination tatare en terrotoire russe sont présentées en prose et donc dans une langue nouvelle, avec des emprunts aux anciennes bylines. La domination russe a résolu les anciens conflits entre tribus, les mariages entre peuples différents ont aussi contribué à ce rapprochement et l’oralité – chants, bylines, chants rituels, incantations chamaniques et ainsi de suite – ont fait l’objet d’emprunts : des Khantys aux Mansis, des Samoyèdes aux Khantys et inversement. La même chose s’est produite avec la poésie épique originale, c’est pourquoi la poésie épique mansie (et pas seulement la nouvelle) ressemble largement, de par son caractère et les traits typiques des héros, à la poésie khantye et même samoyède. (Plotnikov, 1933, p. 14)

37 Certes les histoires selkoupes analysées par Kai Donner et portant sur Itša ~ Ija ~ Itja sont assez semblables aux histoires mansies ekva p+Qri\ (le fils de la vieille). Au lieu de

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l’ogre géant Penegeze ~ Pönegesse ~ Pönege ~ Pjunekse ~ Pineveldju, on trouve la plupart du temps dans les contes mansis les géants meqkv. Mais ces histoires de , de diable peu intelligent existent dans le monde entier, et leur similitude n’est peut-être pas due à l’emprunt. Et pour ce qui est des combats décrits dans les histoires ougriennes de l’Ob’ sur les héros, il ne faut pas oublier que la plupart du temps ils ne reflètent pas des événements historiques : en effet, les guerres ont lieu non pas dans le monde des hommes mais dans celui des êtres surnaturels où ils sont provoqués par les esprits protecteurs de régions différentes. Tel est le cas par exemple pour le chant de héros du Petit Ob’ – consigné par Bernát Munkácsi sous l’appellation ai ás tórEm térniq érQa –, où il est question des combats du héros qui donne son nom à l’histoire entre náres nái ékva (l’héroïne Njares, c’est‑à‑dire un esprit protecteur de sexe féminin) qui l’avait attaqué et ték ótEr’ (l’esprit protecteur du village de Tegi) vahel (Vogul Folklore, p. 1‑16).

38 La manière dont Mihail Plotnikov analyse le folklore mansi à l’aide de son poème mérite d’être notée. Dans son article « L’épopée mansie », il écrit par exemple sur l’ours :

Comme le montrent toutes les légendes khantyes et mansies, le premier ours est apparu :

На горах больших , на запад, Sur un grand massif, à l’ouest

На утесе, в тёмных кедрах Sur les rochers, dans les sombres bois de cèdre

Чум поставил Шубный Старец Le Vieillard à fourrure a monté sa tente.

И туда к нему ходили C’est là que venaient ceux qui n’étaient

Недовольные судьбою Pas satisfaits de leur sort,

Иль обиженные сильным. Les victimes des injustices

Он судил дела по чести Il délivrait un jugement équitable,

Предавал виновных смерти, Envoyait à la mort tous les coupables,

Ободрял невинных лаской. Était bon avec les innocents.

(Plotnikov, 1933, p. 22‑23).

39 Je ne connais aucun texte ougrien qui ait un contenu comparable. Il est vrai que l’on croyait que si on prêtait serment au nom de l’ours, celui-ci punirait le parjure.

40 Les notions de Mihail Plotnikov sur le folklore ougrien de l’Ob’ apparaissent clairement aussi dans l’article sur les chants d’improvisation : Dans l’histoire sur le vol de la tamga, deux endroits requièrent une explication : le chant improvisé par Vaza sur la forêt, qui ressemble partiellement à une prière ou à un chant religieux de glorification et les paroles de l’ours, celles qu’il adresse à Vaza. Vaza, en route pour la yourte de l’ours, chante :

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Темный лес, о лес великий! Forêt noire, oh grande forêt !

......

Лес великий, полный тайны, Profonde forêt pleine de mystères,

Лес – спаситель и хранитель, Forêt, qui nous protège et nous sauve,

Помоги похитить тамгу, Aide‑moi à voler la tamga,

Скрой меня от гнева ойки Protège‑moi des éclats de rage

Шубного Отца Медведя… De notre père l’Ours à fourrure…

......

Лес, хранитель наших чумов Forêt, protectrice de nos tentes,

Наших лаек и оленей… De nos rennes et de nos chiens…

......

Ces extraits de l’improvisation de Vaza, mais qui pourraient être des modèles d’improvisation poétique, sont en général caractéristiques chez les peuples du Nord. Par exemple un Mansi va dans la forêt, il voit la neige, les cèdres couverts de rosée gelée, un écureuil qui bondit agilement de branche en branche et des traces profondes de sabots de rennes. S’il est de l’humeur convenable, et s’il sait chanter, il commencera un long chant sur ce qu’il voit. (Plotnikov, 1933, p. 33‑34).

41 Incontestablement, à côté des longs chants épiques, il existe dans l’oralité mansie des chants lyrico‑épiques et des improvisations. Ces derniers sont en général appelés « chants personnels », mais à la différence des improvisations du poème de Mihail Plotnikov, il n’y est pas question de décrire la nature environnante : ils parlent de ce que la personne fait, ressent, pense et sont souvent des formes d’autobiographie. Il faut souligner qu’une grande partie de l’oralité mansie mais aussi khantye, qu’elle ait été notée à la fin du XIXe siècle, au début ou au milieu du XXe siècle, tourne autour des formules. Cela veut dire qu’un personnage est caractérisé dans des textes différents par les mêmes formules, par exemple « souverain aux griffes de bête des marais », ou « aux griffes de bête sauvage » (le Vieillard de la Forteresse sacrée), ou encore la forteresse jalp ús (mansi) ou jem voš (khanty) est toujours dite « en forme de cheval au pas », « en forme de cheval au galop » (khanty) ou « en forme de cheval marchant au pas, en forme de cheval courant au galop » (khanty, mansi). On peut multiplier les exemples. Les formules fonctionnaient au-delà des frontières des genres, se trouvant aussi bien dans les chants que dans les récits en prose. En même temps il arrivait, surtout dans le cas du répertoire de la fête de l’ours, que les formules khantyes se retrouvent dans les textes mansis ou vice versa. Cela permet de fonder la théorie selon laquelle la fête de l’ours était une tradition commune à ces peuples et que, notamment dans les villages proches de l’Ob’, des bardes khantys pouvaient participer aux fêtes de l’ours mansies. Plusieurs lieux sacrés étaient également communs et il n’est pas étonnant que les formules les concernant aient franchi les frontières. En même temps, les chants ougriens sont

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caractérisés par le parallélisme, qui est souvent si absolu qu’il change le sens réel des vers parallèles : par exemple, les vers parallèles une bouche à dix dents / une bouche à vingt dents d’un chant khanty ne doivent pas être pris au pied de la lettre ; ce parallélisme signifie seulement, si on prend les deux vers ensemble, « une bouche à beaucoup de dents ». Souvent, dans les vers parallèles, seul un mot change : « un pied à cinq orteils / un pied à six orteils ». Les chiffres alternent – cinq avec six, six avec sept, dix avec cent. D’autres alternances fréquentes sont bête et poisson, noir et rouge, soie et feutre, cuivre et argent, gauche et droit, forêt et eau, etc. On trouve aussi des parallélismes plus compliqués où l’alternance porte sur plusieurs mots. Ce qui compte ici, c’est que le parallélisme (et dans une moindre mesure l’allitération) est, aussi bien dans l’oralité mansie que dans l’oralité khantye, les principes fondamentaux de création textuelle, qui, avec les formules figées, aident le chanteur à retenir et à recréer des textes très longs (durant souvent plusieurs heures). Il semble bien que l’auteur de Jangal‑maa n’ait pas ces connaissances. Bien qu’il affirme que la poésie épique la plus récente utilise abondamment la langue parlée et ne se pare ni de métaphores ni d’épithètes, son poème abonde en descriptions de la nature. Prenons un seul exemple :

Туча черная зловеще Alors un sinistre nuage noir

Солнце светлое закрыла Couvrit la lumière du soleil,

Зашумели гнвно кедры Et les cèdres grondèrent méchamment,

Пробежала рябь по речке Une onde courut sur le ruisseau

Чешуею серебристой. Comme une écaille d’argent.

А потом поднялся ветер Puis le vent se leva

И валы, как струни гуса, Et comme une cithare, les murs des vagues

Зазвенели на припелске Sonnèrent sur la rivière,

Кулики с тревожным свистом Et les bécasses, avec des sifflements agités,

Промелкнули над водою Brillaient par-dessus les eaux.

Змейкой огненной метнулась Serpent de feu

В небе темном, в небе грозном, Depuis le ciel noir et sinistre

Как неведомая тамга Comme une tamga inconnue

На стволе громадной ели, Sur le tronc d’un immense sapin

Лента молнии проворной. La foudre resplendit un instant.

Вслед за ней удар громовый Sur ses traces un coup de tonnerre

Стукнул грозно в темной туче Explosa menaçant dans les nuages noirs,

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А потом он, рассыпаясь, Puis, élargi, courut

Побежал в небесных кручах… Le long des pentes raides du ciel…

(Plotnikov, 1933, p. 83‑84).

42 Regardons rapidement aussi les personnages du poème. On peut les subdiviser en deux groupes : les humains et les êtres surnaturels. Le protagoniste du poème Vaza et sa bien-aimée Jučo relèvent du monde des hommes. Dès ma première lecture j’ai mis le premier de ces noms en rapport avec le mot qui signifie « canard » (en mansi, vas) le deuxième, Jučo, avec le mot qui signifie « aigle » (jus ou jusvoi). Ma première supposition a trouvé confirmation dans le texte du poème, là où Vaza se présente aux Nénetses ainsi :

Я иду войной на Иура Je pars en guerre contre Jur,

Я – вогул с далекой Ксенты Je suis un Mansi des bords de la lointaine Ksenta,

Музыкант забытых песен. Chanteur de chants oubliés.

При рождении шаманом À ma naissance le chamane

Был я назван Вязой‑уткой… M’a nommé Vaza le canard…

(Plotnikov, 1933, p. 207).

43 Le nom de Jučo n’est nulle part explicité de la sorte, mais à son sujet il faut certainement mentionner Latš, l’homme qui a tenté de lui faire violence pour la posséder mais qui s’est fait tuer par elle. Dans le poème, le chamane Kuksa occupe une place importante, puisque c’est par ses chants que l’action commence. J’ai déjà parlé de la figure de Kutonja. On trouve encore un troisième chamane, un chamane nénetse qu’on appelle juste le « Vieillard ». Dans ce type d’œuvres, il n’est guère fréquent de trouver des gens appelés, à la différence de tous les autres, avec deux noms comme s’il s’agissait de personnes réelles – les Nénetses Jarny Okatetto et Hamybi Hudi (le dernier est, précise-t-on, éleveur de rennes) et les pêcheurs khantys Peč Salinder et Tamburi Jampik du village d’Ilbigort.

Люди молча покурили Silencieusement les gens fumaient

Они были рыболовы Ils étaient pêcheurs,

Безоленные остяки, – Des Khantys sans rennes,

Первый звался Печь Салиндер L’un s’appelait Peč’ Salinder,

А второй Тамбури Ямпик – Et l’autre Tamburi Jampik,

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Оба родом с Ильби‑Горта. Les deux d’Il’bi‑Gort.

(Plotnikov, 1933, p. 222).

44 De plus, on voit apparaître dans le poème le prince khanty Samar Matuga (personnalité historique ?), l’esprit du grand guerrier Janyi Kelb’i (en mansi janõg, « grand » et kelp, « sang »), ainsi que, en rapport avec les combats, des nobles et des généraux russes. Le chamane Guzy, qui trahit les siens, est aussi en rapport avec la colonisation russe.

45 Parmi les personnages surnaturels, il faut commencer par nommer le dieu Torym, que l’auteur appelle aussi Num et Mirrasusnahum. Il s’agit d’un reflet du dieu mansi du ciel numi‑tórEm (numi, « supérieur », tórEm, « dieu, ciel, temps »). Num est seulement une divinité plutôt nénetse. Pour une raison ou pour une autre, Plotnikov a rattaché au dieu du ciel aussi Mirrasunsahum – L’Homme qui regarde le monde (en mansi, mir susne xum), le fils du dieu du ciel et de Kaltaš‑ekva, qui, sur son cheval ailé, chevauche parmi les nuages et regarde tout ce qui se passe sur terre. Dans le poème, la demeure de Torym est représentée comme une propriété lointaine encerclée d’une haute palissade, à laquelle on ne peut accéder qu’en traversant la terre des morts. Qu’il s’agisse du ciel, on l’apprend seulement quand Vaza s’étonne d’être rentré si rapidement du pays des dieux :

Я не мог вернуться скоро Je n’ai pas pu rentrer rapidement

Миновав ворота Царства En traversant le portail du royaume,

И великую равнину Et la grande plaine

Где живут умерших души, Où vivent les âmes des morts,

Узкий путь, что в Царстве Теней L’étroit chemin qui va au royaume des ombres

Мимо Таукси проходит. En longeant Tauksi (l’oiseau de feu).

Нет, не мог в мгновениье ока Non, en un instant je n’ai pas pu

Упасть в ведьмого неба. Tomber du septième ciel.

(idem, p. 195‑196).

46 D’après les croyances ougriennes de l’Ob’, le dieu du ciel vit effectivement au septième étage du ciel. Des formules répandues dans l’oralité khantye montrent que le dieu du ciel avait été jadis une personnification du ciel, non pas un être qui y vivait – tápEt wé\pa xúnEq now E á\em – « mon père (blanc) lumineux aux sept poutres avec ouverture » (Steinitz, 1939, p. 309, 320) ou encore táptijen wé\pa xúnEq túrEm á\em – « mon père, ciel à sept poutres avec ouverture » (Steinitz, 1939, p. 355). Le poème montre Torym gouvernant le panthéon, entouré des autres divinités. C’est là une image que nous ne trouvons pas dans l’oralité mansie, toutes les divinités y vivent séparées. Il

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est vrai que dans les chants de la fête de l’ours il est question des enfants de Torym et des gardiens de la maison.

47 Dans le poème, à l’opposé de Torym, on trouve Meik, le dieu méchant. On peut être pratiquement sûr qu’en créant la figure de Meik, Mihail Plotnikov s’est appuyé sur un personnage très populaire dans les croyances et dans l’oralité mansies (en mansi, meqkv). En fait, il ne s’agit pas, comme le représente Mihail Plotnikov, d’un être mais d’une catégorie d’êtres surnaturels. Il y en a deux types : les géants des montagnes (úrmeqkv) et ceux de la forêt (vórmeqkv). Ce sont des êtres à la force immense dotés d’une certaine intelligence, ressemblant au diable peu astucieux des légendes estoniennes, qui interviennent souvent dans les histoires du Fils de la Vieille. On a mentionné leur parenté avec le selkoupe Penegeze.

48 L’ours joue un rôle très important dans le poème. Il se produit ici la même chose que pour les géants : même si les Ougriens de l’Ob’ voyaient l’ours comme le fils du dieu du ciel descendu sur terre, que l’on honorait plusieurs jours de suite lors de la fête de l’ours et sur le nom duquel on prêtait serment, il ne s’agissait pas d’un ours mythique individualisé ou de l’ancêtre des ours, mais de chaque animal, digne d’hommage. Dans le poème, l’ours a pour compagne Mjusne, dans qui on peut reconnaître le mansi misne – être surnaturel lié à la forêt, qui induisait les chasseurs en erreur. Il faut une fois de plus souligner qu’il s’agit non pas d’un être individuel, mais d’un certain type d’êtres.

49 L’oiseau de feu Tauksi, personnage mystérieux, occupe une place centrale dans le poème. Je n’ai pas trouvé jusqu’ici son équivalent mansi. Dans la mythologie des Ougriens de l’Ob’, une grande importance est accordée au mammouth, que Mihail Plotnikov appelle tantôt de son nom khanty ves, tantôt de son nom komi de l’Ižma muhor (renne de terre). Le mot mansi máxar est assez proche de ce dernier. D’après une croyance répandue, le mammouth vivait sous terre, où il creusait, avec ses défenses, des passages arrivant parfois à la surface, notamment sur les hautes berges des rivières. Sans doute les os de mammouth trouvés aux endroits où ces hautes berges se sont écroulées ont-ils contribué à l’émergence de cette idée.

50 Au début, j’ai pensé que le monstre marin Jur était le fruit de l’imagination de Mihail Plotnikov car je n’avais jamais rencontré ce personnage dans les textes ougriens de l’Ob’. J’en ai néanmoins trouvé une mention dans le dictionnaire mansi d’Artturi Kannisto : júr – (Konda, Sosva, Losva, gewisse Wassertiere, die in den Strudeln der Strömung leben) mytisches Tier, Wasserungeheuer, Mammut (Kannisto et al., p. 233).

51 Il s’agit donc d’un monstre vivant dans l’eau ou d’un mammouth qui dans le poème est devenu une baleine griffue.

52 Il a déjà été question de l’ogre géant Penegese ; pour imaginer la sorcière Logari, qui relève également de la sphère du surnaturel car elle vit sur le territoire de Torym auquel les mortels n’ont pas accès, Mihail Plotnikov a pu puiser des idées dans un nombre de sources tellement étendu qu’il est inutile de toutes les citer. Mais le nom peut provenir de la langue des Khantys des rives de l’Ob’, où il signifie « couverture ».

53 En outre, le poème évoque plusieurs lieux sacrés et plusieurs idoles des Mansis : il faut tout d’abord mentionner la Femme d’Or, que Mihail Plotnikov appelle Ratša et dont il situe le sanctuaire près de Berjozovo :

Вы скажите, кто здесь помнит Dites‑moi, qui ici se souvient

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Про березовскую Рачу De Ratša de Berjozovo, qui depuis la montagne

Что с горы упала в воду A sauté dans l’eau

И не далась в руки русским. Pour ne pas être la proie des Russes.

(Plotnikov, 1933, p. 52).

54 Pour avoir étudié la question, je peux affirmer que les premières informations sur la Femme d’Or ougrienne de l’Ob’ remontent au XIVe siècle : dans la chronique de Novgorod on trouve une référence à Stéphane de Permie. Les mentions postérieures de cette idole en or remontent au XVIe siècle et leurs auteurs sont des vassaux du prince de Moscou, chargés de décrire les voies commerciales et militaires de la Russie, en train de s’étendre. Le premier Européen à mentionner la Femme d’Or est le professeur de l’université de Varsovie Mathias Miechoviets. La Chronique de Sibérie en parle en relation avec l’expédition d’Ermak : L’ataman Ermak, appelé Ivan Brjazga, arriva en 1582 dans la région de Belogorje où il se battit contre les Ougriens de l’Ob’, qui, paraît-il, protégeaient leur principal sanctuaire – où se trouvait la Femme d’Or (voir Karjalainen, 1918, p. 243‑245 ; Šestalov, 1987, p. 347). Cette idole est représentée sur la carte de Russie d’Anthony Jenkinson parue à Londres en 1562. On a aussi considéré que c’est à la Femme d’Or que renvoie l’affirmation de Grigorij Novickij, selon laquelle se trouvait à Belogorje dans un sanctuaire avec une oie en cuivre « leur plus grande véritable idole », de sorte que le peuple, superstitieux, « […] de nos jours, alors que l’idolâtrie est en train d’être éradiquée, a préservé cette idole et l’a emmenée dans la Konda » (Novickij, 1941, p. 61).

55 En fait, on n’a aucune preuve solide de l’existence de la Femme d’Or.

56 Mihail Plotnikov mentionne plus loin une oie d’or, Lont (mansi lunt, « oie ») : Torym promet à Vaza en échange de ses exploits la récompense tant attendue – la liberté pour les peuples et le rétablissement de l’ancien mode de vie :

И настанет снова время, Et le temps reviendra où

Внова великие шаманы De nouveau de puissants chamanes

Будут жить в народе вашем. Vivront parmi vos gens.

По ярам, по пупы‑яя, Sur les berges et dans les vallées,

В пасмурных глухих урманах, Dans les sombres forêts ancestrales,

На солечных полянях Sur les plaines ensoleillées,

Да протоках, в чащах тала, Dans les bosquets de saules au bord des eaux,

На горох и на увалах, Sur les monts et les collines

На реках, озерах, в тундре, Auprès des ruisseaux, des lacs, dans la toundra

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Всюду, где укажут духи Partout où les esprits le montreront,

Встанут идолы – шайтаны, Les images sacrées se redresseront, les idoles

Повелю, – и по велению Je l’ordonnerai, et sur mon ordre

К вам вернется баба‑Рача, Reviendront à vous Ratša,

Старичок Обской и Ортик, Le vieux des eaux de l’Ob’, Ortik,

Лонты‑гусь, златая птица. Ainsi que Lont, l’oiseau d’or.

Нут и шар! Клянусь Медведем, – — Je le jure au nom de l’ours,

Речь свою закончил Торым. Ainsi Torym termina‑t‑il son discours.

(Plotnikov, 1933, p. 194‑195).

57 Sans doute la description de Gregorij Novickij, au début du XVIIIe siècle, est-elle arrivée jusqu’à l’auteur : L’oie, idole très importante pour eux, est une oie fondue en cuivre dont l’abominable demeure se trouve au village de Belogorje au bord du grand Ob’. D’après leur superstition ils [y] vénèrent le dieu des oiseaux aquatiques – cygnes, oies et d’autres oiseaux qui flottent sur l’eau […]. Dans son temple elle repose à la place d’honneur dans un nid tressé de feutre, de toile et de peaux ; c’est là qu’est posée cette horreur, vénérée de tous temps mais surtout au moment où commence la chasse aux oiseaux sauvages… cette idole est si célèbre que les gens viennent de villages lointains lui apporter leurs abominables offrandes, parfois des animaux de leur troupeau, mais principalement des chevaux car ils sont fermement convaincus que cette [idole] peut dispenser abondance de biens, et qu’elle donne surtout aux chasseurs beaucoup d’oiseaux aquatiques […]. (Novickij, 1941, p. 61)

58 On peut ajouter que l’oie était une des manifestations de l’une des divinités les plus populaires chez les Ougriens de l’Ob’ – l’Homme qui regarde le monde – et il est certains endroits où l’on considère, encore aujourd’hui, que Belogorje est sa demeure. Orik, que nous trouvons dans le même extrait, provient d’un personnage de la mythologie khantye ort iki (aussi urt iki ou urt), qui est, chez les Khantys, l’un des nombreux noms de l’Homme qui regarde le monde.

59 Mihail Plotnikov ajoute à son poème (et à son article) un glossaire de 339 mots ou expressions dans différentes langues (mansi, khanty, nénetse, selkoupe, komi, russe, tatare). Beaucoup de mots présentés comme mansis sont en fait d’origine khantye ou nénetse, comme : • ai (petit, jeune, jeune fille = khanty aj – petit, voir mansi man – petit, aQi – jeune fille) ; • arin vah vuž (khanty ariq vax vuž – forteresse en cuivre et en argent) ; • imi (vieille femme = khanty imi – mère) ; • jaran pelek (terre nénetse, sans doute khanty, voir khanty päläk, pElek – partie, région, mansi jorn – nénetse pal – côté) ; • lonh (idole = khanty luqx – esprit, en rapport avec des objets, idole) ;

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• mõga hat (hutte en terre manifestement khanty handi m+Qa xat ou mEx xat, voir mansi ma kol) ; • penzer (tambour, nénetse penzer) ; • sarjata hu (khanty ? chamane, voir mansi nait, koipEnait – chamane à tambour) ; • ves (mammouth = khanty du Kazym ves, mansi máxar) ; • voi (oiseau = khanty voj – animal, entre autres oiseau) ; • vujančh (ours = mansi du Sud vuj ansix).

60 Tout ce qui se rapporte au poème Jangal‑maa semble aller dans le sens des indications qu’a données le fils de Mihail Plotnikov sur la vie et sur les activités de son père. Le fait que le vocabulaire et les personnages aient été originaires de plusieurs langues du Nord suggère que l’auteur du poème a collecté des matériaux non seulement dans les « yourtes enfumées, dans les cabanes de terre et dans les tentes d’écorce de bouleau mansies », mais au cours de ses voyages dans différentes régions de la Sibérie. On trouve dans le poème beaucoup de termes spécialisés en élevage de rennes, ce qui va dans le sens des informations concernant sa spécialité. Il est probable que l’intérêt envers l’oralité des peuples du Nord ait été éveillé par les histoires de trésors cachés par Ermak ou par Kučum ou d’idoles ob‑ougriennes. Les allusions de ses collègues de la presse ainsi que les autres œuvres de Mihail Plotnikov confortent cette supposition, puisqu’elles traduisent son intérêt pour les mystères, comme on le voit dans son roman publié le Trésor de Kučum ou encore dans son récit inédit Belovodje, où il utilise des motifs répandus dans le folklore russe à propos d’une terre (promise) mythique pour les justes et les croyants.

61 L’analyse des dimensions formelles et conceptuelles du poème, le vocabulaire « vernaculaire » utilisé et ses liens avec la mythologie mansie permettent de conclure que Jangal‑maa contient certains détails issus de l’oralité mansie, que dans son ensemble c’est bien une œuvre d’auteur, l’œuvre de Mihail Plotnikov, suscitée par le désir de créer une œuvre littéraire susceptible de rivaliser, dans l’espace culturel russe, avec la traduction de Chant de Hiawatha de Henry Wadsworth Longfellow. Il n’est donc pas fondé de considérer Jangal‑maa comme une œuvre issue de l’oralité ni de considérer son auteur comme un folkloriste. L’ambition de Mihail Plotnikov était clairement littéraire et c’est de cette réalité qu’il faut partir pour analyser son œuvre.

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NOTES

1. Voir, dans cette revue, Toulouze, 2009, compte rendu : Mihail Hudjakov: Dorvyžy, EFO 41, Paris : L’Harmattan/Adefo, p. 247‑251 (N.d.T.). 2. Bien qu’Elena Papkova affirme que dans les encyclopédies l’année de naissance de Plotnikov est 1892, nous trouvons dans la préface de l’édition scientifique de contes et légendes mansies réalisée par les chercheurs de Novossibirsk le chiffre de 1856 (Mify, skazki, 2005, p. 14). 3. Le poème de Klyčkov fut réédité en 2001 à Moscou chez Naš sovremennik. 4. Argiš : terme utilisé dans différentes régions de Sibérie pour désigner la caravane d’attelages de rennes. 5. Margarita Anisimkova a publié en 1990 une élaboration en prose à partir du poème (Anisimkova, 1990), à propos de laquelle N. Gorbatševa a écrit : « En 1990, M. Anisimkova a fait découvrir aux lecteurs russes sa traduction de l’épopée mansie Jangal‑maa » (Gorbatševa, 2000, p. 138), ce qui montre combien le poème de Plotnikov est peu connu, même en Sibérie. 6. C’est ce que pense aussi Arvo Valton, le traducteur en estonien des toutes ces épopées (Valton, 2015). 7. Arvo Valton écrit le 11 décembre 2015 dans la revue littéraire estonienne Sirp que Plotnikov a été condamné à mort en 1939, mais qu’il avait échappé à l’exécution de la sentence grâce à l’arrestation d’Ežov (Valton, 2015). Mais Ežov était depuis le 8 avril 1938 commissaire du peuple au transport fluvial, de sorte que la condamnation de Plotnikov en 1939 ne devrait avoir aucun rapport avec lui. Dans la base de données électronique МБУ « Библиотечно‑информационная система » les dates de Mihail Pavlovič Plotnikov, folkloriste, écrivain et critique sont 1892‑1953 (http://ek.mubis.ru/cgi-bin/irbis64r_01/cgiirbis_64.exe?C21COM=F&I21DBN=EKK&P21DBN=EKK) [consulté le 28.03.2017]. 8. Aujourd’hui Kolyvan, une agglomération dans l’oblast’ de Novossibirsk. 9. En russe : управление Севера. 10. Sous le pseudonyme de M. Sibirjakov. En même temps on rencontre l’affirmation selon laquelle le roman parut dans le journal de Tobol’sk Sovetskaja Sibir’ dans les numéros du 1er juillet au 5 septembre 1928 (Beloborodov, 2000, p. 9).

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11. Paru pour la première fois sous le titre Épopée mansie postrusse dans le deuxième numéro de Sibirskije ogni en 1924. 12. Jangal renvoie au mot mansi jaqk, « gel, blanc », ainsi que jaqk+lma « marais », peut-être même « toundra ». 13. Il répète plus ou moins le texte de l’Épopée mansie postrusse. L’article est complètement passé sous silence dans la version de 2000. 14. Dans la nouvelle version du poème, celle de 2000, Mihail Plotnikov apporte l’explication suivante : « rivière des hermines blanches – Sosva septentrionale (sos’ “herpine”, va “rivière”) » (Plotnikov, 2000, p. 24). Il faudrait donc considérer que le lieu d’habitation de Kutonja était la Sosva. 15. Il est arrivé à Rombandeeva de faire, en matière d’oralité, d’autres erreurs de ce type. 16. Taut = tovt, « skis ». 17. Oksar = ohsar, « renard ». 18. Njuks = n’ohs ou n’ohes, « zibeline ». 19. Tankyr, « souris, taupe ». 20. Signe graphique représentant un concept. La plupart du temps c’est une marque clanique ou familiale, équivalant à une signature, mais cela peut aussi avoir d’autres significations (N.d.T.). 21. En russe : Тип остяцкого богатыря по остяцким былинам и героическим сказаниям.

RÉSUMÉS

J’étudie dans cet article le poème Jangal‑maa de Mihail Plotnikov, tout en essayant de montrer ses rapports avec les autres poèmes épiques écrits en russe et qui sont devenus plus tard des épopées nationales. Je m’interroge sur les motivations de son auteur. Pour ce faire, je m’arrête sur les détails que j’ai pu trouver sur sa biographie, je présente des informations contradictoires que j’ai pu recueillir et j’essaye de comprendre, sur la base de cet écrit et des autres du même auteur, quels sont les intérêts de Mihail Plotnikov. Une grande partie de l’analyse se concentre sur la question de savoir à quel point l’œuvre rend compte de l’oralité et des croyances mansies et s’il est justifié de la considérer comme une épopée mansie ou comme une œuvre du folklore mansi.

In this article, I study Mikhail Plotnikov’s long poem “Yangal-maa”, and attempt to show its relations with other epic poems written in Russian that became later national epics. I reflect on the author’s motivations. Therefore I concentrate on details I found in his biography, present contradictory information and try to unravel it, in order to understand, taking into account his writings, where his interests lie. The analysis concentrates of the relationship of this work with Mansi folklore and beliefs, and whether we are justified in calling these Mansi epics or Mansi folklore.

Artiklis vaatlen Mihhail Plotnikovi poeemi „Jangal‑maa”, püüdes näidata, kuidas see suhestub teiste vene keeles kirjutatud poeemidega, millest on hiljem saanud rahvuseeposed ja arutlen selle üle, mis motiveeris autorit sellist teost kirjutama. Selle selgitamiseks peatun pikemalt neil detailidel, mida olen leidnud autori elu kohta, esitan vastuolulisi kirjeldusi ja püüan vaatlusaluse poeemi ja Mihhail Plotnikovi muu loomingu põhjal selgusele jõuda autori erialases töös ja huvides. Suur osa analüüsist keskendub sellele, kuivõrd peegeldab teos mansi folkloori ja usundit ja kas selle mansi eeposeks või rahvaluule alaseks tööks pidamine on õigustatud.

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INDEX motscleset soomeugri kirjandus, eepika, mansi eepos, mansi folkloor, mansi mütoloogia Thèmes : études littéraires, oralités motsclesru мансийская мифология, мансийский фольклор, мансийский эпос, финно‑угорская литература, эпос nomsmotscles Allemands, Estoniens, Erzas, Khantys, Komis, Mansis, Maris, Mokchas, Mordves, Nénetses, Ojibwés, Oudmourtes, Ougriens de l’Ob’, Russes disciplines allemand, anglais, hongrois, komi, mansi, mari, nénetse, oudmourte, russe, selkoupe, tatare Mots-clés : épopée, épopée mansie, littérature finno‑ougrienne, mythologie mansie, oralité mansie Keywords : epics, Finno‑Ugric literature, Mansi epics, Mansi folklore, Mansi mythology Index chronologique : XXe siècle, années 1920‑1930 Index géographique : Allemagne, Angleterre, Belogorje, Berjozovo, Cracovie, Čita, Dikson, Enisej, Habarovsk, Irša, Kamčatka, Kazan, Kazym, Kemerovo, Khanty‑Mansijsk, Kiev, Kolyvan’, Kondiskoe, Krasnojarsk, Krasnooktjabr’skij, Malmyž, Mari El, Mongolie, Moscou, Novossibirsk, Ob’, Omsk, Oural polaire, Riga, Rybinskij, Sahalin, Saint‑Pétersbourg, Salehard, Saranpaul, Šerkaly, Sibérie, Sosva, Syktyvkar, Tartu, Tegi, Tjumen’, Tobol’sk, Turuhansk, Vanzevat, Vjatka, Volga

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La graphie du dialecte de Surgut du khanty hier et aujourd’hui The Surgut Khanty Alphabet Yesterday and Today Surguti handi tähestik eile ja täna

Agrafena Pesikova Traduction : Eva Toulouze et Jean‑Léo Léonard

1 Depuis le début des années 1990, on a assisté à un débat sur la représentation graphique des sons des dialectes septentrionaux du khanty. Or pour le dialecte de Surgut du khanty, ce débat n’a pas eu lieu, les chercheurs travaillant sur la phonologie des dialectes orientaux se comptant sur les doigts d’une main. Il existe cependant une graphie pour les dialectes de Surgut, du Vah et du Vasjugan, élaborée en son temps par N.I. Tereškin, docteur en philologie, sur la base de l’alphabet cyrillique. Mis à part quelques avancées dans le domaine de la phonétique et de la graphie du dialecte de Surgut, cette graphie est toujours reconnue par les chercheurs étrangers qui ont travaillé sur les dialectes orientaux du khanty.

2 Dans ses travaux établissant la graphie des dialectes orientaux, N.I. Tereškin est parti des principes de la graphie du russe tout en tenant compte des particularités des langues ougriennes de l’Ob’. Mais il devait tenir également compte des possibilités typographiques de l’Union soviétique. C’est pourquoi son système repose sur deux principes : le principe phonémique et le principe syllabique.

3 D’après le principe phonémique, à tout phonème doit correspondre un graphème. Le principe syllabique part d’un ensemble de phonèmes au sein d’une syllabe, qui est écrit avec les graphèmes correspondants.

4 De plus, en raison du caractère limité des lettres possibles dans les typographies soviétiques, plusieurs graphèmes représentaient des phonèmes différents, ce dont il sera question plus bas.

5 À l’époque de N.I. Tereškin, le dialecte de Surgut connaissait 42 graphèmes, dont, entre autres, des caractères russes qui ne correspondaient pas à la langue khantye. C’était une contrainte de l’époque, liée à la situation politique du pays.

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L’alphabet du dialecte de Surgut d’après N.I. Tereškin

Аа Äӓ Бб Вв Гг Дд Ее Ёё Жж Зз Ии Йй Әә Кк Ққ Лл Ӆӆ Мм Нн ң Оо Өө ӧ Пп Рр Сс Тт Уу Ӱӱ Фф х Цц Чч Ҷҷ Шш Щщ ъ Ыы ь Ээ Юю Яя

6 Selon N.I. Tereškin, l’alphabet du dialecte de Surgut était composé des graphèmes vocaliques, tels que Аа Äӓ Ее Ёё Ии Әә Оо Өө ӧ Уу Ӱӱ Ыы Ээ Юю Яя, donc 14 paires de voyelles et ӧ hors corrélation, donc, en tout, 29 graphèmes ; des graphèmes consonantiques : Вв Йй Кк Ққ Лл Ӆӆ Мм Нн ң Пп Рр Сс Тт х Ҷҷ Шш, donc 14 paires de consonnes, ainsi que les graphèmes ӊ et х hors corrélation. En tout, 30 graphèmes. • Graphèmes de signes de ligature, 2 lettres : ъ, ь. • Graphèmes correspondant aux sons du russe : Бб Гг Дд Жж Зз Фф Цц Чч Щщ, donc 9 paires de consonnes.

7 D’après N.I. Tereškin, les phonèmes <а> et <ө> correspondaient à <а>, <ӑ> soit <а>, <Ç>

F5 et <ө>, < 1D >, soit <ë>, <ê> dans la mesure où la typographie du département de Leningrad des éditions scolaires (Učpedgiz) ne possédait pas de caractère F5 correspondant aux phonèmes /ӑ/, / 1D /, /ў/. Les sons vocaliques précédés de yod <а>, F5 <ӑ>, <о>, <ө>, < 1D >, <у>, <ў> étaient représentés par les voyelles я, е, ё, ю.

8 La lettre в représentait aussi bien un son bilabial que la labiodentale . La lettre х également renvoyait à quatre sons, notamment <х> et <¢>.

Аа Өө Уу Вв х

voyelle brève (ou voyelle brève consonne

F5 voyelle longue <ў> consonne <х> relâchée) <ӑ> <1D > labiodentale <в>

Нн Тт Ее Ёё Ёё

consonne <н>, consonne <т>, voyelle <ө> après voyelle <ө> après l’apex de la l’apex de la voyelle <э> après consonnes consonne langue touchant langue touchant consonnes coronales <нь>, médiopalatale les alvéoles les alvéoles <ть> <й>

F5 F5 consonne <н> du consonne <т> du voyelle <1D > après voyelle <1D > après voyelle <э> après russe, l’apex russe, l’apex consonnes consonne consonne touchant les touchant les palatales <нь>, médiopalatale médiopalatale <й> dents dents <ть> <й>

Юю Юю Ии Яя Яя

<и> après consonnes voyelle <у> après aussi <ў> après <ӑ> après sauf prépalatales consonne consonne consonne <н>, <т>, après voyelle <а> médiopalatale médiopalatale médiopalatale lesquelles on notait <й> <й> <й> ы

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voyelle <у> après <ў> après <и> après toutes voyelle <а> après voyelle <ӑ> après consonnes consonne consonnes dans les consonnes consonnes médiopalatales médiopalatale mots empruntés au médiopalatales médiopalatales <нь>, <ть> <й> russe <нь>, <ть> <нь>, <ть>

9 Comme nous le voyons dans ce tableau, les graphèmes а, ө, и renvoient chacun à deux sons. C’est le cas également du е. Quant aux lettres ё, ю, я, on les trouve dans quatre valeurs différentes.

10 Aujourd’hui, la notation cyrillique des sons du dialecte de Surgut du khanty a quelque peu changé. D’après la théorie de Márta Csepregi (que je partage), les graphèmes devraient être : • les graphèmes proprement khantys : Аа Ӑӑ Äӓ Вв Ее Ёё Ии Йй Әә Кк Ққ Лл Ӆӆ Мм Нн Ңң Оо Өө Ӧӧ Пп Рр Сс Тт Ҳҳ Уу Ўў Ӱӱ Цц Чч Ҷҷ Шш Щщ Ъъ Ыы Ьь Ээ Юю Яя (38 paires de signes) ; • les lettres : Бб Гг Дд Жж Зз Фф Хх Цц empruntées au russe (8 paires de signes).

Correspondances actuelles entre les sons et les lettres

11 Le phonème /а/ correspond à un son long ou tendu, il s’écrit а en début de mot, ainsi qu’à l’intérieur ou à la fin du mot après toutes consonnes, sauf les consonnes palatalisées médiopalatales <нь>, <ть>, <ӆь>. Dans ce cas, il s’écrira я. Exemples : нянь « pain », тяс « montre », ӆяӆь « guerre ».

12 La lettre я correspond au phonème <а> en début et fin de mot et après le phonème <й>. Exemples : яңк « broche », ясәң « récit », ястәта « vers le renne ».

13 Le phonème <ӑ> est un son court, qui s’écrit ӑ au début, à l’intérieur et à la fin du mot, après le phonème <й> et les consonnes médiopalatales, palatalisées. Exemples : ӑвәӆ « traîneau », йӑвән « rivière », ньӑста « glisser », кӧтам « ma main », киӆа « lève-toi ! ». 14 Le phonème <и> est un son long qui s’écrit и, il est situé à l’avant, à l’intérieur et à la fin du mot et s’associe avec toutes les consonnes : il figure après les labiales <м>, <п>, <в>, les prépalatales <т>, <ш>, <с>, <л>, <ӆ>, <н>, <р>, les médiopalatales <й>, <ҷ>, <ӆь>, <нь>, <нь>, <ть>, les postlinguales <к>, <қ>, <ң>, <ҳ>. Exemples : иңәл « ébréchure », ими « femme », мис « traîneau de charge », кирип « bateau », соҳит « le long de », қури « cuve », йимәӆта « se couvrir le visage ». 15 La notation du phonème <и> répond à certaines règles orthographiques avec les consonnes prépalatales <л>, <ӆ>, <н>, <т>, et médiopalatales <ӆь>, нь>, <ть>. Le problème est que le phonème <и> diffère du phonème russe <и> : en prononçant le son khanty correspondant, la partie centrale de la langue remonte davantage vers le palais que dans la prononciation du son russe <и>. C’est pourquoi dans la graphie du khanty, la signification de la lettre и diffère de celle de l’équivalent russe. D’après les principes orthographiques de N.I. Tereškin, la lettre и dans le khanty de Surgut peut figurer après les consonnes médiopalatales palatalisées <нь>, <ть>, alors qu’après les

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prépalatales dures <н>, <т> il est prévu d’utiliser, au lieu du и, la lettre ы, ce choix se justifiant par le petit nombre de mots dans lesquels cette combinaison figure. Exemples : тиминт « tel, telle », нир « prix ». 16 Mais il faut écrire non pas т<и>н, mais тын « prix, valeur », non pas н<и>пек mais ныпек « papier », non pas н<и>н mais нын « vous deux ».

17 Il y a d’autres combinaisons de phonèmes compliquées à écrire, comme celle de <ӆь> et de <и>. Exemples : ӆь<и>ӆьтьәҳтәта « réciter une incantation, dire une prière » ; ӆь<и>кәм, ӆь<и>кән, ӆь<и>к « j’ai tiré, tu as tiré, il a tiré » (au fusil). 18 Ma pratique d’enseignement me montre que les élèves assimilent facilement la combinaison <ӆ> et <и> : Exemples : ӆирәҳ « ouvert », Ӆимәң « Ljamin », ӆис « nœud », лин « eux deux », пӓӆи « île surélevée dans un marais ».

19 La situation est bien meilleure avec la combinaison du phonème prélingual dur <л> et du son <и>, dans la mesure où le dialecte de Surgut ne connaît pas de paire mouillée pour le phonème <л>. Exemples : липәк « renard arctique », лиңкәм « j’ai couvert », пыли « pelle », лимас « nénuphar ».

20 Le phonème <ы>, une voyelle longue, est noté en toutes positions par la lettre ы. Il peut figurer au début et à l’intérieur d’un mot. Exemples : ырап « méchant », ытәң « fort », ымӆа (pour les boissons), мыҷ « faute, accusation », қытьтя « rester », қырәҳ « sac », тьыңқитәта « taquiner, vexer », ӆьыньте « enfonce », пыҳәр, ҷымәӆ « peu ». 21 Ce qui s’écrit ы en fin de mot, après les phonèmes <н> et <т>, se prononce <и>. Exemples : қот<и> – қоты « depuis la maison », рыт<и> – рыты « de la barque », пын<и> – пыны « depuis la verrue », т<и>н<и> – тыны « de la valeur ». 22 Le phonème <э> est une voyelle longue ; en début de mot ainsi qu’après les consonnes prépalatales <н>, <т>, <с>, <л>, <ӆ> il est marqué par э. Exemples : эвәт « mont sacré », нэ « femme », тэми « ceci », Нэлиңки « Nelinki » (nom de femme), тэрәмня « village », нэви « blanc », сэл « poisson séché », лэк « route », ӆэв « tourbillon ». 23 Après les consonnes labiales <п>, <м>, <в>, la bilabiale <р> et les dorsales et postdorsales <к>, <қ>, <ҳ>, <ң>, ce même phonème n’est pas noté э mais е. Exemples : пев « bosse », мевныта « bâiller », веӆи « renne », рев « cendre », кер F5 F5 « poêle », пӑқем « ma poupée », с1D ҳе « ton vêtement », с1D ңе « ton coin ». 24 Après les consonnes médiopalatales <нь>, <ть>, <ӆь>, <ҷ>, le phonème э est noté par la lettre е. Exemples : ңеврем « enfant », невәр « écume », Немақө « Nemako » (nom d’homme), тенә « ainsi », ӆек « fourré près d’une rivière », ҷек « malheur ». 25 En combinaison avec le son médiopalatal <й>, le phonème <э> se note е. Exemples : eк « danse », ең « dix », енәк « banlieue », вуем « j’ai vu » (conjugaison non objective), вәем « j’ai pris » (conjugaison non objective), сӱем « mon bruit ».

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26 Le phonème <у> est une voyelle longue ; en début de mot et après les consonnes prépalatales dures <н>, <т>, <с>, <л>, <ӆ>, <ҷ>, ainsi qu’après les labiales <п>, <м>, <в>, la prélinguale <р> et les (post)dorsales <қ>, <ҳ>, <ң>, il est noté par у. Exemples : yӆңәӆ « son début », ур « possibilité », нур « responsabilité », тур « gorge », сурты « animal âgé de deux ans », лумп « ski de chasseur », ӆуп « rame », пун « pelage », мунт « récemment », вутә « en haut », рупшәң « ébouriffé », қуйқө « homme », мәҳув « notre terre », пиңув « notre doigt », ҷуҳтәм « ma chute de neige ». 27 Après les consonnes médiopalatales <нь>, <ть>, <ӆь>, le phonème у est noté ю. Exemples : нюр « peau », тюрсэм « intérêt », ӆюӆьәм « je me suis levé », тюмәм « ma possibilité », тюнь « chance abondante », тюти « sein pendant l’allaitement ». 28 Le phonème <у> combiné avec la médiopalatale <й> s’écrit aussi ю. Exemples : юмпәң « aérien », юпӆипта « faire preuve de mauvais goût », вәйҳиюв « nous avons essayé de prendre », мәнҳиюв « nous avons essayé de partir », юңқрәм « j’ai rongé ».

29 Le phonème <о> est une voyelle longue, notée о en début de mot et après toutes les consonnes. Exemples : oӆәң « début », омәста « être (assis) », ноҳәр « pigne de cèdre », сос « hermine », мой « demande en mariage », қор « taureau », поңқ « amanite tue- mouches », торәҳ « cigogne », лот « endroit », ӆор « lac », йоҳ « gens », тьом « possibilité », ньоҳәӆ « bas », ҷопәңқа « vérité », ӆьоньть « neige ». 30 Pour les mots empruntés au russe, N.I. Tereškin, dans les manuels du dialecte de Surgut du khanty, utilise la lettre о, bien que le son ainsi désigné présente des caractéristiques différentes. Rappelons que le phonème <о> du dialecte de Surgut se prononce à la racine de la langue, et occupe une position intermédiaire entre <а> et <ө> sans que les lèvres s’arrondissent, alors qu’en russe elles s’arrondissent.

31 Le mot « kolkhoze » est prononcé : кӑлкөс par les Khantys de Surgut. Mais dans les manuels il s’écrit колхоз.

32 Le phonème <ө> est une voyelle longue et figure en début de mot et après toutes les consonnes à l’exception des consonnes médiopalatales <й>, <нь>, <ть> ; il est noté par ө. Il se prononce <ө>, les lèvres sont arrondies. Exemples : өң « embouchure », өңқ « résine », қөр « trouée (corridor) », нөмән « en haut », мөқ « petit », ӆөтта « acheter », төппә « seulement », Төли « Teli » (nom d’homme), ӆөнт « oie ». 33 Après les consonnes médiopalatales <нь>, <ть>, <й> le son <ө> est noté par la lettre ё. Exemples : й<ө>м – ём « merisier », нь<ө>рәм – нёрәм « toundra boisée », ть<ө>ри – тёри « seau ». F5 34 Le phonème <1D > est une consonne brève, qui en début de mot et après toutes les

F5 consonnes est notée par la lettre 1D .

F5 F5 F5 F5 F5 Exemples : 1D вәр « haut », 1D рақ « vantard », п1D р « forêt », в1D нт « taïga », қ1D н F5 F5 F5 « ventre », ӆ1D в « os », ӆь1D витәта « se débarbouiller », ть1D расқө « marchand », F5 F5 F5 нь1D ӆ « nez », ӆ1D ң « été », п1D ньть « bandeau ».

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35 Les phonèmes <ӓ> et <ӱ> sont des voyelles ultrabrèves, qui sont notées respectivement ӓ, ӱ en début de mot et après toutes les consonnes. Exemples : äпәӆ « odeur », ӓви « petite fille », ӱӆта « chauffer (le poêle), ӱлак « bretelle », тӓвӆәксәта « se promener dans le noir », пӓңк « dent », тӱӆәҳ « hiver », пӱки « confident », ӆӱй « pus », рӱт « fils qui tombent quand on coupe un tissu », ӆьӓв « neveu », тьӱкнәң « courbe », йӓв « perche (poisson) », йӱта « arriver (à pied) ».

36 Le phonème <ӧ> est une voyelle ultrabrève qui ne se rencontre qu’à l’intérieur d’un mot et qui est notée par la lettre ӧ. Exemples : кӧт « main », вӧң « gendre », вӧв « force », ҷӓңкәӆта « devenir adulte », кӧпәӆ « revêche ». 37 Les phonèmes extra-courts prélinguaux <ӓ>, <ӧ>, <ӱ> ne peuvent, en raison de la spécificité de leur prononciation, figurer après les consonnes (post)dorsales <қ>, <ң>, <ҳ>.

38 Les descendants des Khantys du Kazym qui se sont installés définitivement dans le bassin du Tromjogan et qui se considèrent comme appartenant au groupe de cette rivière ne prononcent pas le son <ӱ> et le remplacent par <ә>.

39 Au lieu de тӱӆәҳ ils prononcent тәӆәҳ, au lieu de йӱва – йәва, au lieu de кӱрәк – кәрәк.

40 Le phonème <ә> est une voyelle ultrabrève qui peut figurer en début, à l’intérieur et en fin de mot, et peut s’associer avec n’importe quelle consonne. Il est noté par la lettre ә. Dans le dialecte de Surgut, c’est le son le plus fréquent. Exemples : әнтәп « ceinture, taille », ньәӆә « quatre », тьәри « nœud », пәтә « fond », ӆьәки « état d’esprit malveillant», пәҳтә « noir », рәкәнта « s’envoler », сәй « langue de sable », ӆәҳ « queue ». 41 Les phonèmes <в>, <м>, <п> sont des consonnes labiales auxquelles correspondent les lettres в, м, п. Dans le dialecte de Surgut, la lettre в correspond à deux sons différents : в – bilabial et в – labiodental.

F5 Exemples : в1D ңқ « terrier », вопита « suivre (une trace de bête », мӱвәӆи « que », пувӆәм « joue », пӑвӆәмта « se bousculer ». 42 Mais dans les mots d’emprunt, elle correspond au son <в> labiodental. Exemples : ванна « bain », революция « révolution », варнак « prisonnier », звонитӆәта « résonner ». 43 Les phonèmes <л>, <ӆ>, <н>, <р>, <с>, <т>, <ш> sont des consonnes prépalatales et sont respectivement notés par les lettres л, ӆ, н, р, с, т, ш.

44 Le phonème <н> diffère du son russe н. Si, en russe, ce son est prononcé de telle sorte que le bout de la langue touche les dents, dans le dialecte khanty de Surgut, il touche les alvéoles.

45 Les phonèmes <л>, <с>, <ш> ne connaissent pas de paire mouillée aux phonèmes <ӆ>, <н>, <т>. Les phonèmes <ӆь>, <нь>, <ть>, <й>, <ҷ> sont des consonnes médio-linguales respectivement notées par ӆь, нь, ть, й, ҷ.

46 Le phonème <ть> est utilisé dans les parlers du Jugan, du Pim et de l’Agan. Dans le parler du Tromjogan ce phonème se transforme en un son mouillé <ч>.

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Exemples : пәтя – пәча « bonjour », тенә – ченә « ainsi », тьыңқитәта – чиңқитәта F5 F5 « taquiner », тьорәс – чорәс « mer », ть1D рас – ч1D рас « mille ». 47 Dans le parler de l’Agan, dans les clans Ajpin et Sardakov, le phonème <ть> devient ц. Les membres des autres clans (Tyrlyn, Sopočin, Pokačev, Tylčyn) prononcent ce son <ть>.

48 Le son russe <ц> est dur, alors que le <ц> des Ajpins est mouillé et, de même que <ть>, il est soumis aux règles d’association avec les autres sons.

49 Les phonèmes consonantiques antérieurs (prélinguaux) et médiolinguaux (palataux) peuvent figurer en début, à l’intérieur et en fin de mot. Il en va autrement pour les phonèmes consonantiques d’articulation dorsale et postdorsale (postlinguaux).

50 C’est ainsi que les phonèmes <к>, <қ>, <ң>, <ҳ> sont des consonnes postlinguales, notées respectivement par к, қ, ң, ҳ. De par les caractéristiques de leur prononciation, ce sont soit des consonnes superficielles <к>, <ң> soit des consonnes profondes <қ>, <ҳ>. Si les sons <к> et <қ> peuvent figurer en début, à l’intérieur et à la fin d’un mot, les phonèmes <ң> et <ҳ> ne peuvent pas figurer en début de mot. Exemples : поңқ « amanite tue-mouches », паң « doigt », қӑйәм « pâturage », кӓккәң F5 « avec des pierres », қӑҳӆи « généreux », қ1D ққә « loin », ньӑққәң « amusant ». 51 Les consonnes postlinguales superficielles et profondes se comportent différemment quand elles sont associées à des voyelles extra-brèves. Les voyelles ultrabrèves ne se rencontrent ni avant ni après les consonnes postlinguales profondes <қ> et <ҳ>, à l’exception de <ә>. Exemples : кәҳән « bouton », пӑққән « deux garçons » мальчики, сӑқәт « fourrures », сиҳәт « golfe », пӑңқәт « mailles de filet ». 52 Avant la consonne postlinguale superficielle <ӊ> on peut trouver les voyelles ultrabrèves <ӓ>, <ә>, <ӧ>. Exemples : пӓңкләк « colonne vertébrale », сәӊке « bats ! », вӧӊән « ton gendre ». 53 Après la consonne postlinguale superficielle <к> on peut aussi trouver les voyelles ultrabrèves <ӓ>, <ә>, <ӧ>. Exemples : кӓви « coucou », кӧт « main », кӧӆ « mot », кӓккәӊ « pierreux ». 54 Le phonème <ӑ> est un son court, qui s’écrit ӑ au début, à l’intérieur et à la fin du mot, après le phonème <й> et les consonnes médiopalatales, palatalisées. Exemples : ӑвәӆ « traîneau », йӑвән « rivière », ньӑста « glisser ».

Conclusion

55 J’ai fondé mes travaux concernant la phonétique et la graphie du dialecte de Surgut du khanty sur les œuvres de N.I. Tereškin. Tout au long des années, j’ai moi-même identifié quelques sons prononcés par mes conationaux. Dans les années 1990, j’ai donné des cours aux enseignants de khanty et je suis intervenue également sur ces questions devant des étudiants hongrois. Mais des atermoiements bureaucratiques ne me permettent pas de publier mes recherches dans le domaine de la phonétique et de la morphologie du dialecte de Surgut de la langue khantye. Jusqu’ici, ces travaux sont à l’état de manuscrits.

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Tableau de la graphie contemporaine du dialecte de Surgut du khanty

Аа Ӑӑ Ӓӓ Вв Ее

Son bilabial <э> après consonnes Voyelle longue Voyelle <в> Voyelle brève <ӑ> <а> ultrabrève <ӓ> Son labiodental <йэ> <в>

Ёё Ии Йй Әә Кк

Voyelle longue <и> Son <ө> après après toutes consonnes Consonne dorsale médio-linguale sauf les prépalatales superficielle <к> <й> <н>, <т>, après Voyelle <й>, Voyelle lesquelles on écrit ы avant <ӑ>, <ӓ>, ultrabrève <ә>, F5 <ә>, <о>, < 1D >, avant et après Marque la voyelle <и> <ў>, <ӱ>, toute consonne voyelle <ө> après du russe, le bout de la médio-linguales langue touchant les <нь>, <ть> dents

Ққ Лл Ӆл Мм Нн

consonne <л> Consonne <н> consonne consonne latérale sourde consonne <м> consonne <н> uvulaire <қ> Consonne <л> dans les <ӆ> dans les emprunts emprunts au russe au russe

F5 F5 Ӊӊ Оо Өө 1C 1D Ӧӧ

sonante dorsale voyelle longue voyelle brève voyelle ultrabrève

voyelle longue <о> F5 <ӊ> <ө> < 1D > <ӧ>

Пп Рр Сс Тт Уу

voyelle longue consonne <т> <у>

consonne <п> consonne <р> consonne <с> consonne <т> dans les

emprunts au russe

Ўў Ӱӱ Ҳх Чч Ҷҷ

Consonne Consonne Consonne Voyelle brève <ў> Voyelle ultrabrève <ӱ> postlinguale mouillée <ч> dure<ҷ> profonde <ҳ>

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Шш ъ Ыы ь Ээ

Consonne Voyelle longue Signe mou Consonne longue Signe dur séparateur chuintante <ш> <ы> séparateur <э>

Voyelle <и> Mouillure des après consonnes médio-

prépalatales linguales <нь>, <н>, <т> <ть>

Юю Яя Бб Гг Дд

Association de Consonne sonore Association de <йа> <йу> <д>

Consonne Consonne <у> après <а> après consonnes sonore <б> sonore <г> consonnes médiopalatales <нь>, médiopalatales <ть> <нь>, <ть>

Жж Зз Фф Хх Цц

Consonne sonore Consonne sonore <з> consonne <ф> consonne <х> consonne <ц> <ж>

Щщ

consonne <щ>

56 On voit dans ce tableau que les lettres в, л, н, т ont deux valeurs : en tant que sons à proprement parler khantys et en tant que sons du russe dans les mots d’emprunt.

57 Toutes les voyelles palatales е, ё, ю, я jouent un double rôle : d’une part elles marquent la mouillure de la consonne, d’autre part elles marquent l’association de la consonne médio-linguale й avec les voyelles а, э, ө, у. Par exemple : on prononce пев, et non пэв « pomme de pin » ; веӆи, et non вэӆи « renne » ; кеняр,et non кэняр « pauvre » ; меми, et non мэми « ours » ; рев, et non рэв, « cendre » ; кер, et non кэр « poêle, four ». Пәтяр « sorbier », тёӊқәӆтәта « goûter », неврем « enfant », нюки « emplacement d’une tente », моньтят « avec un conte », тюты « et ainsi ».

58 Ainsi, nous aboutissons à cet alphabet à proprement parler khanty de Surgut :

F5 F5 Аа Ӑӑ Äӓ Вв Ее Ёё Ии Йй Әә Кк Ққ Лл Ӆӆ Мм Нн Ңң Оо Өө 1C 1D Ӧӧ Пп Рр Сс Тт Уу Ўў Ӱӱ Ҳҳ Чч Ҷҷ Шш Ъъ Ыы Ьь Ээ Юю Яя

59 Lettres empruntées au russe : Бб Гг Дд Жж Зз Фф Хх Цц Щщ.

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60 Ainsi, 37 paires de signes représentent les sons originels du dialecte de Surgut, alors que 9 paires de signes représentent les lettres empruntées au russe, ce qui fait en tout 46 paires de signes.

61 Tous les manuels de l’époque soviétique sont écrits dans la graphie proposée en son temps par N.I. Tereškin.

Problèmes de la diffusion du dialecte de Surgut dans les établissements d’enseignement des « raïon » de Surgut, Nižnevartovsk et Neftejugansk

62 Depuis 1996, tous les matériaux d’enseignement, la littérature, les pages spéciales du journal Hanty jasan1 sont écrits dans la langue des Khantys de Surgut avec les lettres F5 F5 proposées par N.I. Tereškin et l’ajout de Ӑӑ, 1C 1D , Ўў, Ққ, Ӆӆ, Ҳҳ, Ҷҷ.

63 C’est en 2001 seulement qu’avec l’aide de l’informaticien de « Barsova gora » (Surgut, directeur N.V. Šatunov) Maksim Popadkin, a été installé un programme de polices pour le dialecte de Surgut du khanty dans l’ordinateur de la filiale de Surgut de l’Institut ob‑ougrien de recherches appliquées, puis dans l’ordinateur de « Hanty jasan ».

64 Depuis 2010, la police PT Serif figure parmi les polices informatiques. Elle a facilité considérablement la transcription des textes de tradition orale, et a permis de composer des manuels et des œuvres littéraires dans la langue des Khantys de Surgut.

65 Mais elle n’a pas permis de résoudre les sempiternels problèmes que pose la diffusion du dialecte de Surgut dans les établissements des raïon de Surgut, Nižnevartovsk et Neftejugansk, où habitent traditionnellement les Khantys de Surgut. Ceux-ci utilisent leur langue maternelle non seulement dans la vie de tous les jours, mais dans les institutions officielles, telles que les administrations des raïon et des zones rurales, les tribunaux, les organes de la justice, de la culture (musées, bibliothèques, centres de loisirs, centres artistiques), les écoles-internats. Sur la base d’une enquête menée par l’Institut ob‑ougrien auprès des autochtones sur la connaissance de leur langue maternelle, plus de 90 % des Khantys de Surgut déclarent parler leur dialecte. Nous mentionnerons ici quelques-uns des problèmes rencontrés : 1. L’absence de nouveaux manuels et dictionnaires dans le dialecte de Surgut du khanty. Il existe bien des ouvrages vieillis sur cette langue (jusqu’à la cinquième classe), des éditions des années 1980‑1990. Dans la première décennie du XXIe siècle, à l’initiative du Département d’éducation et de politique de jeunesse du gouvernement de HMAO‑Jugra, ont été encore publiés des manuels standard (pour les classes 1‑4) dans la langue des Khantys de Surgut analogues à ceux publiés dans le dialecte de Kazym pour les enfants ne maîtrisant pas leur langue maternelle. Dans une situation où 90 % de la population utilise quotidiennement la langue maternelle, je considère que la publication de ces manuels pour débutants n’était pas pertinente. Il est scientifiquement prouvé de nos jours que chaque groupe de dialectes du khanty est une langue à part, avec sa composition phonétique particulière, ses formes grammaticales, sa sémantique propre. Il est pratiquement impossible de parvenir à une unification. Les manuels disponibles dans les différents dialectes illustrent bien cette absence de correspondances. Les dialectes de l’Est sortent des limites du système des dialectes du Nord. Par exemple, les abécédaires des dialectes de Surgut et du Vah ne peuvent guère être construits sur le modèle des manuels pour le dialecte de Šuryškar. La grammaire de la langue des Khantys de l’Est ne peut être formatée dans le système de la langue des Khantys

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du Nord. C’est pourquoi les auteurs des manuels standard ne sont pas satisfaits de cet ensemble d’ouvrages pour les quatre premières classes en dialecte de Surgut, construits sur le modèle des manuels de V. N. Solovar en khanty de Kazym. Nous considérons que les manuels de Valentina Nikolaevna sont excellents pour la langue concernée, mais que son modèle ne convient pas au dialecte de Surgut. 2. L’Institut ob‑ougrien de recherches appliquées travaille sous l’égide du Département d’éducation et de politique de la jeunesse et, qu’il le veuille ou non, joue le rôle d’un institut de développement de l’éducation à part entière. Cette situation a des aspects à la fois positifs et négatifs. 1. Elle est positive, dans la mesure où les personnes qui maîtrisent la linguistique khantye et les auteurs des manuels et des dictionnaires en khanty travaillent pour l’essentiel dans l’institut susnommé et non pas dans l’Institut pour le développement de l’éducation. 2. Elle est négative, dans la mesure où l’Institut ob‑ougrien a ses objectifs et ses missions : étudier la langue, l’économie, la culture, l’ethnographie des peuples autochtones, alors que l’Institut pour le développement de l’éducation a d’autres objectifs, qui sont de résoudre les problèmes qui se posent dans l’éducation et dans les établissements d’éducation. De plus, ce dernier institut ne dispose pas suffisamment de cadres qualifiés, capables d’éditer des manuels et des dictionnaires dans les dialectes khantys orientaux ; il ne dispose pas non plus de résultats relatifs aux études sur les dialectes du Vah et de Surgut. 3. Par ailleurs, un autre facteur a des effets négatifs sur la diffusion des dialectes de l’Est dans la pratique : dans son activité, le Département de l’éducation et de la politique de jeunesse préfère miser sur les dialectes du Nord du khanty, négligeant les dialectes de l’Est dans les écoles et les établissements d’enseignement supérieur. 3. L’absence de cadres compétents concernant les dialectes orientaux. Sur la base des cours de phonétique et de morphologie du dialecte de Surgut que j’ai donnés à Budapest au début des années 1990, Márta Csepregi, docteur en linguistique, a édité en hongrois toute une série de travaux sur le dialecte de Surgut, et a formé 14 spécialistes qui, non seulement connaissent ce dialecte en théorie, mais qui, en outre, parlent fort bien cette langue. Si le Département, l’université d’Iougrie et l’Institut de développement de l’éducation ne parviennent pas à faire face à leur mission, je propose de travailler avec les Hongrois spécialistes de la langue des Khantys orientaux. Ces trois établissements n’ont pas pour mission (nous le savons) de former des cadres compétents sur ces dialectes. De plus, l’université de Iougrie a réduit de manière générale ses travaux sur les langues ougriennes de l’Ob’. 4. L’Institut ob‑ougrien n’est pas en mesure de travailler à implanter les dialectes orientaux dans la pratique des autochtones pour toute une série de raisons : 1. La première est la spécialisation étroite non seulement de chaque section de l’institut, mais également des personnes qui y travaillent. Par exemple, un spécialiste en langue n’a pas le droit de collecter des matériaux ethnographiques ; une personne qui maîtrise bien l’écrit dans son dialecte mais qui n’est officiellement diplômée que de l’enseignement secondaire n’est pas autorisée à transcrire les textes de tradition orale de ses proches. 2. L’absence de moyens techniques modernes. Si tant est qu’il y en ait dans les filiales de l’Institut ob‑ougrien, ce sont des anciens modèles, incapables de faire face aux tâches que s’est fixées l’institut, par exemple, la numérisation des enregistrements audio et vidéo ou le transfert de matériaux d’un informateur à un autre. À la filiale de Surgut, il n’existe qu’un seul ordinateur, un modèle de 1998. Il va de soi que cet équipement ne permet pas de composer un manuel de qualité pour le dialecte de Surgut. 5. L’absence de budget pour former des cadres spécialistes des dialectes orientaux du khanty. Sans la participation des institutions de l’État, il n’est guère possible de diffuser les dialectes orientaux dans les établissements d’enseignements des raïon de Surgut, Nižnevartovsk et

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Neftejugansk. Nous avons besoin d’un plan national sur la recherche et l’élaboration de manuels, de livres de lecture, de dictionnaires et d’ouvrages didactiques. 6. Faute de moyens budgétaires, il est pratiquement impossible d’élaborer et d’éditer de nouveaux ouvrages qui n’ont pas vieilli du point de vue des valeurs véhiculées.

BIBLIOGRAPHIE

PESIKOVA, 1999 = ПЕСИКОВА Аграфёна Семёновна, «История создания шрифта для сургутского диалекта хантыйского языка», Ханты ясанг, http://www.khanty‑yasang.ru/ article/65 (consulté le 2 février 2017).

TEREŠKIN, 1958 = ТЕРЁШКИН Николай Иванович, О некоторых особенностях ваховского, сургутского и казымского диалектов хантыйского языка, Ленинград.

TEREŠKIN, 1959 = ТЕРЁШКИН Николай Иванович, Букварь для подготовительного класса хантыйской начальной школы (на языке сургутских ханты), Ленинград.

TEREŠKIN, 1959 = ТЕРЁШКИН Николай Иванович, Перевод букваря на языке сургутских ханты для подготовительного класса хантыйской (сургутской) начальной школы, Ленинград.

TEREŠKIN, 1966 = ТЕРЁШКИН Николай Иванович, Хантыйский язык, Москва.

TEREŠKIN, 1975 = ТЕРЁШКИН Николай Иванович, Учебник для подготовительного класса (на языке сургутских ханты), Ленинград.

TEREŠKIN, 1975 = ТЕРЁШКИН Николай Иванович, Букварь для подготовительного класса (на языке сургутских ханты), Издание 2‑е, исправленное и дополненное, Ленинград.

TEREŠKIN, 1981 = ТЕРЁШКИН Николай Иванович, Словарь восточнохантыйских диалектов, Ленинград.

NOTES

1. En khanty : Хӑнты ясӑӊ.

RÉSUMÉS

Le khanty de Surgut, l’un des dialectes du khanty oriental, s’écrit depuis que N.I. Tereškin, en 1959, lui a donné un alphabet. Celui-ci est discuté dans le détail dans cet article, qui intervient dans le débat actuel sur l’écriture du khanty oriental et commente quelques traits caractéristiques de l’usage de cet alphabet aujourd’hui.

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Surgut Khanty is one of the Eastern Khanty dialects. It has been written since N.I. Terješkin, in 1959, invented an alphabet for it. This article discusses this alphabet in detail and takes stance in the debate about it. Moreover it comments upon some features of nowadays use of written language.

Surguti handi keel, mis on üks idahandi murretest, sai kirjakeeleks 1959. aastal, kui Terjoškin lõi sellele keelele tähestiku. Käesolevas artiklis vaadeldakse Surguti handi kirjakeele kasutust tänapäeval ning võetakse seisukoht selle üle toimuvates aruteludes.

INDEX

Thèmes : linguistique, phonologie Index géographique : Agan, Jugan, Kazym, Neftejugansk, Nižnevartovsk, Pim, Surgut, Tromjogan, Vah, Vasjugan Mots-clés : système graphique, système graphique, alphabet, alphabet, orthographe, orthographe, khanty de Surgut, khanty de Surgut motsclesru письменность, алфавит, орфография, сургутский хантыйский язык motscleset kirjasüsteem, tähestik, õigekiri, Surguti handi Index chronologique : XXe siècle, XXIe siècle Keywords : graphic system, alphabet, orthography, Surgut Khanty nomsmotscles Khantys orientaux disciplines khanty du Kazym, khanty du Nord, khanty de Surgut, khanty de Šuryškar, russe

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Note sur l’article d’Agrafena Pesikova, « La graphie du dialecte de Surgut du khanty hier et aujourd’hui »

Jean‑Léo Léonard

1 L’article d’Agrafena Pesikova est intéressant à plus d’un titre : sur le plan de la description phonologique, c’est une excellente contribution à la description d’une langue ob‑ougrienne du continuum dialectal khanty (ou hanty) ; sur le plan sociolinguistique, l’introduction et la conclusion nous donnent des informations précieuses et très sincères sur les problèmes rencontrés aujourd’hui dans la praxis de l’aménagement de la langue, notamment dans le domaine éducatif.

2 Cependant, l’édition de ce texte a posé quelques problèmes de forme : le modèle descriptif utilisé par l’auteure utilise une terminologie qui n’est plus guère en vigueur chez les spécialistes francophones en phonologie (prélingual, médiolingual et postlingual). Sans totalement oblitérer ce choix, nous avons opté pour donner des équivalents mieux connus aujourd’hui : prélingual s’applique aussi bien à des articulations périphériques de type labial qu’à des articulations coronales (couronne alvéolaire) antérieures, donc prépalatales, tandis que médiolingual correspond à (médio)palatal, et postlingual, dans la terminologie utilisée par l’auteure, couvre la zone articulatoire vélaire (donc dorsale : dos de la langue) mais aussi uvulaire (appelée, en géométrie des traits, notamment, « gutturales »), mais que nous choisissons ici d’appeler postdorsales afin d’éviter des malentendus possibles, pour les lecteurs qui ne connaîtraient pas les débats contemporains sur les systèmes de traits.

3 Le cadre général du consonantisme donné par János Gyula (1966) pour le dialecte oriental est le suivant :

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Tableau 1 : Vocalisme du khanty Vakh (dialecte oriental), d’après Gyula, 1966, p. 23.

Prélinguales Médiolinguales Postlinguales

Coronales Palatales Dorsales Labiales Alvéo-dentales Dorsales Cacuminales Vibrantes

Explosives p t tj k

Fricatives w j X

Sifflantes s [S]

Affriquées tÏ

Liquides lj z r

Nasales m n nj n5 ŋ

4 Mais, à en juger par l’article d’Agrafena Pesikova, le dialecte de Surgut semble enrichir cet inventaire, notamment par des segments postdorsaux (uvulaires).

5 Le dialecte de Surgut étant un dialecte oriental, son vocalisme rappelle en partie celui du dialecte Vakh, décrit par János Gyula dans sa Chrestomathie (Gyula, 1966, p. 23) :

Tableau 2 : Vocalisme du khanty Vakh (dialecte oriental), d’après Gyula, 1966, p. 23.

Palatales Vélaires

Étirées Labiales Étirées

Hautes i y ì u

Tendues Moyennes e ë o

Basses æ a

Relâchées ə ê Ç /U/ ɤ

6 En général, les dialectes khantys opposent des voyelles tendues (réalisées longues au Nord) à des voyelles relâchées, ou brèves, mais certains dialectes peuvent opposer trois classes de voyelles : longues, tendues et relâchées, notamment en fonction de la place dans le mot et en relation à l’accent.

7 Le dialecte oriental est réputé pour avoir maintenu les voyelles labiopalatales (y, ë), et Björn Collinder signale pour les dialectes extrême-orientaux dans la série des voyelles moyennes mi-fermées (ou mi‑hautes), outre o et ë, une voyelle postérieure moyenne mi‑ouverte (ou mi-basse) ainsi qu’une voyelle antérieure moyenne mi‑ouverte (ê), qui doivent être considérées comme des phonèmes à part entière, et pas seulement comme des allophones (Collinder, 1957, p. 347). Selon lui, les voyelles longues étymologiques

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sont réalisées comme des longues dans les syllabes ouvertes (non entravées) en syllabe initiale de mots polysyllabiques, et sont ailleurs réalisées soit comme des mi‑longues, soit comme des brèves. La voyelle centrale moyenne de type schwa (ə) ressortit à une brève étymologique (Collinder, 1957, p. 347). En outre, le même auteur signale que les voyelles étymologiquement longues a, o, u tendent à être réalisées comme plus ouvertes, et donc davantage abaissées, du point de vue du timbre, que leurs équivalents étymologiques brefs. L’harmonie vocalique est bien préservée dans la partie orientale du domaine, mais a également été maintenue dans une large mesure au Sud et dans les variétés septentrionales les plus périphériques (Obdorsk).

8 Nous avons donné ailleurs un échantillon de changements phonétiques de type « chaînes de propulsion et de traction » dans Jean‑Léo Léonard (2011), à partir de l’intéressante recherche exploratoire réalisée en 2007 par Jaakko Häkkinen. Dans une telle modélisation, les voyelles considérées comme « relâchées » par les auteurs « classiques » (Steinitz, Collinder) sont réinterprétées comme pharyngalisées. La figure 1 donne une idée des changements survenus dans le diasystème khanty depuis le proto‑ouralien, et contribue à illustrer la complexité des phénomènes.

Figure 1

De l’ouralien oriental au protomansi (D’après les données de Jaakko Häkkinen 2007, p. 85‑86)

9 Outre les travaux incontournables de Wolfgang Steinitz (1980, p. 151‑157, 273‑280), on se référera à János Gulya (1984) pour le khanty septentrional, Gert Sauer (1984) et Edith Vértes (1984) pour le khanty méridional. Il est impossible d’entrer davantage dans les discussions relatives aux propriétés structurales des dialectes (ou langues) khantys, étant donné la complexité des faits et la richesse des débats.

10 Dans sa version initiale, l’article d’Agrafena Pesikova indiquait indistinctement les phonèmes, les allophones et les graphèmes entre crochets. Nous avons préféré unifier en utilisant des crochets pointus, qui ont ici pour fonction de ne pas préjuger de la valeur du segment, qui se déduit des explications de l’auteure. Il aurait été fastidieux de translittérer les données, et nous avons donc maintenu les formes en cyrillique. Afin de clarifier certaines notations, nous avons eu recours à l’API quand cela nous a semblé nécessaire.

11 Nous espérons que ces quelques lignes et orientations contribueront à rendre plus accessible la très dense contribution d’Agrafena Pesikova, fondée à la fois sur une

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profonde connaissance du système du dialecte khanty en question, mais aussi sur une praxis de linguistique appliquée pour cette langue qu’on peut pratiquement considérer comme une sous-famille de la branche ob‑ougrienne, par l’intensité de sa diversité interne.

BIBLIOGRAPHIE

COLLINDER Björn, 1957, Survey of the Uralic Languages, Uppsala: Almqvist & Wiksells.

GULYA János, 1966, Eastern Ostyak Chrestomathy, The Hague/Bloomington: Mouton & Co./Indiana University.

GULYA János, 1984, „Zur Phonologie des Šuryškar‑Ostjakischen“, in HAJDÚ Péter & LÁSZLÓ Honti (eds.), Studien zur phonologischen Beschreibung uralischer Sprachen, Budapest: Akadémiai Kiadó, pp. 103‑110.

HÄKKINEN Jaakko, 2007, Kantauralin murteutuminen vokaalivastavuuksien valossa, mémoire de master, dir. Tapani Salminen, Université d’Helsinki. URL : https://www.academia.edu/3493833/ Kantauralin_murteutuminen_vokaalivastaavuuksien_valossa_2007a_[consulté le 28.03.2017].

LÉONARD Jean‑Léo, 2011, « Chaînes de traction ouraliennes et typologie phonologique », 4e Journée d’études en linguistique finno‑ougrienne, Paris III CIEH&CIEFi, 2 avril 2010, Cahiers d’études hongroises, 2012, no 18, p. 139‑156.

SAUER Gert, 1984, „Der Vokalismus des süd ostjakischen Irtysch‑Dialekts“, in HAJDÚ Péter & LÁSZLÓ Honti (eds.), Studien zur phonologischen Beschreibung uralischer Sprachen, Budapest: Akadémiai Kiadó, p. 129‑150.

STEINITZ Wolfgang, 1980, Ostjakologische Arbeiten, IV, Budapest: Akadémiai Kiadó.

VÉRTES Edith, 1984, „Vokalphoneme im Nizjam‑Ostjakischen“, in HAJDÚ Péter & LÁSZLÓ Honti (eds.), Studien zur phonologischen Beschreibung uralischer Sprachen, Budapest: Akadémiai Kiadó , p. 129‑150.

INDEX

Thèmes : linguistique, phonologie motscleset kirjasüsteem, tähestik, Surguti handi Index géographique : Obdorsk Keywords : graphic system, alphabet, Surgut Khanty motsclesru письменность, алфавит, сургутский хантыйский язык Mots-clés : système graphique, alphabet, khanty de Surgut disciplines khanty du Nord, khanty de Surgut, khanty du Sud Index chronologique : XXe siècle, XXIe siècle

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Les Tchouvaches et les peuples finno‑ougriens : une expérience de contacts interculturels dans la région Volga‑Oural The Chuvash and the Finno‑Ugric Peoples: An Experience of Intercultural Contacts in the Urals and Volga Region Чуваши и финно‑угорские народы: Опыт межкультурных контактов в Урало‑поволжье

Ekaterina Jagafova Traduction : Eva Toulouze

NOTE DE L’AUTEUR

Cette recherche a été menée dans le cadre du projet RNGF 14‑01‑00360 « La culture de la fête chez les Tchouvaches au tournant des XXe‑XXIe siècles ».

Introduction

1 Dans la recherche portant sur les peuples de la région Oural‑Volga, une grande attention a été portée ces dernières décennies au problème de l’interaction interethnique (Korostelev, 2007, 2009, 2010 ; Iagafova, 2010 ; Popova, 2010 ; Sadikov, 2010 ; Danilko et al., 2010) : c’est dans ce cadre que l’on étudie le caractère de l’interaction et de l’adaptation de groupes avoisinants, les facteurs et les situations des contacts interethniques, et que l’on identifie empiriquement les frontières ethniques qui passent entre eux. Cette approche repose sur une interprétation de l’ethnicité en tant que forme d’organisation sociale de la différence culturelle (Barth, 2006, p. 16).

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2 Les frontières ethniques passent par des marques de distinction, des dichotomies ethniques (langue, type d’habitation, habillement, mode de vie, etc.), qui, en cas d’interaction, tendent à varier, aboutissant à la formation de codes et de valeurs semblables entre les groupes en contact. Le niveau de ressemblance ou de différence entre les valeurs des différents groupes détermine aussi le caractère de l’interaction interethnique, par exemple par l’intermédiaire d’interdits de groupes mixtes, de solidarité interne aux groupes (Barth, 2006, p. 16‑18, 21). Il est cependant important pour une bonne coexistence de l’ensemble social en tant que système polyethnique que les différences se complètent et ne soient pas entre elles en opposition.

3 Le caractère de l’adaptation mutuelle des groupes ethniques est influencé par toute une série de facteurs : écologiques, démographiques, et par conséquent des paramètres économiques (liés à la production), sociaux et politiques (Barth, 2006, p. 22‑41). L’importance de chacun d’entre eux est corrélée à la situation concrète d’interaction dont dépendent les effets des contacts interethniques, dans les sphères les plus diverses : habitat, production, mariages, pratiques rituelles et festives, etc.

4 Ces régularités sont importantes d’un point de vue méthodologique pour l’étude des contacts des Tchouvaches avec leurs voisins finno‑ougriens : Maris, Oudmourtes, Mordves.

1. – L’interaction ethnique des Tchouvaches avec les Finno‑Ougriens : aires, formes et résultats

1.1. – Les Tchouvaches et les Maris

5 Les zones de contact des Tchouvaches avec leurs voisins finno‑ougriens se sont mises en place au fil de l’occupation par ces groupes ethniques de l’espace Oural‑Volga aux XVIe‑XIXe siècles. C’est ainsi que se sont formés des villages ou des communautés mixtes et que, dans les régions de plus intense interaction, on a pu constater l’existence de mariages mixtes. Au cours de ces processus, les différences culturelles se sont estompées et on a vu émerger des situations de bilinguisme et de participation commune à la vie sociale, aux fêtes et aux rituels.

6 Historiquement, les contacts avec les Maris ont eu lieu dans le nord de la Tchouvachie actuelle, mais ils ont été limités, surtout, aux régions du nord‑ouest de la République et au raïon mari des collines du Mari El qui les jouxte : ce sont les zones habitées par les hauts Tchouvaches et par les Maris des collines (Kozlova, 1958, p. 153‑157). Avec les Maris des plaines, les Tchouvaches sont en contact surtout dans le raïon de Zvenigorsk du Mari El (dans les villages de Čuvaš‑tary, de Trojary, de Semenovka, etc. ; Ivanov, 1999, p. 75).

7 Les Tchouvaches et les Maris étaient voisins dans les communautés, ils se mariaient entre eux, ils étaient en relations amicales (тус кил), ce qui se manifestait par des visites des uns aux autres, par des cadeaux, par l’aide réciproque dans les affaires économiques, par la tenue de fêtes communes. Dans la zone de contact, le bilinguisme tchouvacho‑mari était fréquent. Ces relations aussi bien proches qu’intenses ont abouti à la formation d’une couche de traditions ethnoculturelles communes, ce qui apparaît très clairement dans les rituels calendaires et familiaux ou dans le costume féminin. Ce dernier est identique chez les femmes tchouvaches viljars et chez les Maries des

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collines. Dans les mariages mixtes, les femmes changeaient souvent, avec le temps, d’identité : les femmes tchouvaches finissaient par se considérer comme maries (Molotova, 2013, p. 141‑143).

8 En dehors de leur territoire principal, les Tchouvaches entrent en contact avec les Maris dans le nord‑ouest du Bachkortostan, à savoir dans les raïon de Bakaly (conseil rural de Dijaševo), de Čekmaguš (conseil rural de Jumaševo) et de Šaran (conseils ruraux de Mičurinsk, de Pisarevo et de Sakty).

9 On peut analyser un exemple des relations tchouvacho‑maries sur le modèle du village de Jumaševo de la République du Bachkortostan du raïon Čekmaguš. En réalité, le village se compose d’un village tchouvache, Jumaševo, fondé par des Tchouvaches en 1812, et d’un village mari (teptjar) qui avait émergé, d’après les documents d’archives, dès 1635 (GARB, p. 1). À l’heure actuelle, la plus grande partie de la population est constituée de Tchouvaches (78,2 %) ; les Maris représentent 17,2 %. L’histoire des relations entre Maris et Tchouvaches date de plus de 200 ans, au cours desquels s’est formée une position dominante de la langue et de la culture tchouvaches, alors que les particularités territoriales et religieuses de la minorité marie se maintenaient. Les Maris vivent dans « leur » partie de Jumaševo – Mari kassi1, qui a gardé pour la conscience de ses habitants l’appellation historique Pajkil’t2 (en russe Bajgil’dino3) –, ils ont leur cimetière et pratiquent la religion ethnique.

10 Une des formes d’interaction entre les groupes est le mariage interethnique, considéré de part et d’autre comme la norme. Plus de la moitié des mariages mixtes dans le village (52,7 %) ont lieu entre Tchouvaches et Maris. Les autres sont des mariages avec des Bachkirs, des Russes et des Tatars. Mais la part des mariages mixtes est faible si on la compare à celle des mariages monoethniques (28 %). La nationalité des enfants des familles mixtes est déterminée la plupart du temps par celle du père, même si dans certaines jeunes familles, d’après les registres, elle a été établie sur la base de celle de leur mère tchouvache4.

11 La « tchouvachisation » des Maris tient tout d’abord à la prédominance numérique des Tchouvaches. Elle commence dès l’enfance : à l’école, les enfants maris, mais aussi les enfants tatars des villages voisins, assimilent le tchouvache. Les élèves de l’école locale, y compris les Maris et les Tatares des villages voisins, passent obligatoirement l’examen de tchouvache. Les particularités des interconnexions des Tchouvaches et des Maris avec la population d’autres ethnies ont conduit à la formation au village de Jumaševo d’une stratification sui generis (en ordre croissant de prestige) qui se présente de la sorte : le mari – le tchouvache – le tatare / le bachkir / le russe (TTA, 2006 a, Ivanova, Sokolov).

1.2. – Les Tchouvaches et les Oudmourtes

12 Les contacts entre Tchouvaches et Oudmourtes sont particulièrement intenses au sud‑est du Tatarstan et dans les raïon du nord‑ouest du Bachkortostan. Dans le raïon de Bavli en République du Tatarstan, ils ont vécu ensemble dans deux villages (Potapovo‑Tumbarla et Udmurtskie Tašly) et ont été voisins dans les conseils ruraux dont ces deux villages composent les centres (ATD, p. 46).

13 Le village Udmurtskie Tašly est un exemple illustrant bien les relations tchouvacho‑oudmourtes. Les contacts, anciens et intenses, ont permis une

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« oudmourtisation » partielle des Tchouvaches de ce village qui y représentent une minorité ethnique (8,7 % de la population) : Nous ne nous considérons plus comme tchouvaches. Avant, les Tchouvaches étaient tchouvaches. Ils gardaient leur religion. Ils parlaient tchouvache… Ils n’étaient pas nombreux… Maintenant – il y a dix maisons. Il y a des Tchouvaches qui ne parlent pas tchouvache. Nous vivons avec des Oudmourtes. Soit le mari soit la femme sont oudmourtes. C’est pourquoi nous parlons oudmourte. Nous nous sommes mélangés… Qu’on soit ar ou tchouvache, on vit comme des ars. (TTA, 2006 b, Ivanova, Maksimova)

14 Les Tchouvaches maîtrisent l’oudmourte mieux que le tchouvache, parce que, aussi bien dans les familles mixtes que, souvent, dans les familles tchouvaches, l’oudmourte était la principale langue de communication : Nous parlons oudmourte depuis notre enfance. C’est même plus facile de parler oudmourte. Nous traduisons les mots oudmourtes en tchouvache. Nous pensons en oudmourte. Même en discutant avec toi (avec moi – Е.Ja5). En tchouvache, nous ne parlons pas correctement. Les Tchouvaches parlent une belle langue ! (TTA, 2006 b, Ivanova, Maksimova)

15 La famille de V.А. Ivanova nous permet de suivre le mécanisme de l’« oudmourtisation » des Tchouvaches du village. Valentina Alekseevna connaît les deux langues depuis qu’elle est enfant, puisque dans sa famille on ne parlait que tchouvache (« Grand‑père ne permettait pas qu’on parle oudmourte la maison »), mais dans le village tous, y compris les Tchouvaches, parlaient oudmourte. Elle a épousé un Oudmourte, et à la maison n’a plus parlé qu’oudmourte. Son fils maîtrise l’oudmourte et le russe, et ne connaît que très peu le tchouvache ; il a épousé une Oudmourte, et les petits-enfants de Valentina ne connaissent que l’oudmourte et le russe. Dans la famille, on parle au quotidien oudmourte. Il est à noter que cette famille vit dans la zone tchouvache du village. Le passage à l’oudmourte y est ainsi lié aux mariages interethniques, qui ont conduit à une assimilation non seulement linguistique, mais aussi ethnique des Tchouvaches (TTA, 2006 b, Ivanova, Maksimova).

16 L’exemple de la famille de K.I. Afanas’eva (née en 1921) présente un autre modèle de pénétration de l’oudmourte dans une famille tchouvache. Le fils de Klavdija Ivanovna comprend, mais ne parle pas, le tchouvache ; il a épousé une Tchouvache du raïon d’Aksubaevo (Tatarstan). Au début, le couple parlait russe, jusqu’à ce que l’épouse assimile l’oudmourte. On trouve maintenant dans cette famille trois langues de communication : Klavdija Ivanovna parle tchouvache avec sa belle‑fille, oudmourte avec son fils, celui‑ci parle russe avec sa femme, mais parfois aussi oudmourte, et ils parlent oudmourte avec les enfants. Et cette famille, d’après les documents officiels, est considérée comme tchouvache. L’une des petites‑filles a épousé un Oudmourte, mais ses enfants parlent russe (TTA, 2006 b, Afanas’eva). Dans ce cas, nous assistons à une assimilation linguistique des Tchouvaches mais accompagnée du maintien de leur conscience ethnique.

17 Le principal canal de l’interaction des groupes ethniques est les contacts matrimoniaux et les innombrables liens de parenté directe des habitants des villages. Il est à noter que les Tchouvaches se marient aussi bien avec des Oudmourtes baptisés qu’avec des Oudmourtes non baptisés, obstacle à la communication, même si en cas de mariage la règle veut que la mariée adopte la religion de son mari. Ainsi, la population tchouvache est intégrée dans les deux groupes confessionnels, au cœur desquels les Oudmourtes dominent numériquement. Au village d’Udmurtskij Tašly, les différences

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confessionnelles comptent davantage que les différences ethniques. C’est sans doute la raison pour laquelle le cimetière rural – un seul pour tout le village – est divisé en deux (partie chrétienne et partie païenne) sur la base du principe religieux et non ethnique. La plupart des Tchouvaches, tradition oblige, sont enterrés dans la partie chrétienne. C’est d’ailleurs ce même critère qui détermine l’organisation territoriale du village – les baptisés et les non-baptisés vivent à des extrémités différentes du village (TTA, 2006 b, Ivanova, Maksimova).

18 Les choses se présentent autrement dans le village voisin de Potapovo‑Tumbarla où la suprématie numérique revient aux Tchouvaches (60,2 % de Tchouvaches pour 13,4 % d’Oudmourtes). Les mariages interethniques, la domination de la composante tchouvache dans le profil socioculturel du village (l’école a été reconnue comme une école nationale tchouvache ; dans les activités de la population, c’est le folklore tchouvache qui est prédominant, le fonds de la bibliothèque est enrichi de littérature tchouvache) ont conduit à une assimilation progressive, linguistique et ethnique, des Oudmourtes. Les spécificités de la répartition territoriale de la population (les Tchouvaches et les Oudmourtes occupent des parties différentes du village) n’empêchent pas d’avoir des relations amicales – de voisinage, d’amitié et de famille. Souvent les relations se nouent dans l’enfance et permettent une perception positive de la spécificité ethnoculturelle de chaque groupe. Le caractère pacifique et amical des relations apparaît bien dans le fait que tout le monde est enterré dans le même cimetière (TTA, 2006 b).

19 Si les différences au quotidien n’ont pas conduit à de sérieuses contradictions sur le terrain ethnique, les dissensions religieuses entre les Tchouvaches orthodoxes et les Oudmourtes – officiellement baptisés, mais qui ont gardé des éléments de leur religion dans leur culture – ont émergé dans la vie sociale, notamment à l’occasion du rétablissement d’une église dans le village au début des années 2000. Alors que les Tchouvaches étaient les initiateurs du projet et ses partisans les plus passionnés, les Oudmourtes chrétiens n’y ont guère été associés (TTA, 2006 b, Odnodvorceva).

20 Les contacts des Tchouvaches avec les Oudmourtes et les Maris dans l’Oural occidental ont été limités aux rares cas de coexistence dans des villages voisins (par exemple, dans le conseil rural de Sukkulovo, raïon d’Ermekeevo, Bachkortostan), de quelques mariages mixtes, de relations d’amitié ou entre collègues, et n’ont pas eu d’effet particulier sur le profil ethnoculturel des groupes en question (TTA, 2006 c).

1.3. – Les Tchouvaches et les Mordves

21 Dans la zone Oural‑Volga, les interactions entre Tchouvaches et Mordves ont une tout autre ampleur. Au cœur du territoire tchouvache, elles étaient limitées à quelques villages dans la partie orientale des Tchouvaches anatris (sud‑est de la République de Tchouvachie, raïon du nord de l’oblast’ d’Uljanov et raïon de la rive droite du Tatarstan). Sur le territoire de la République de Tchouvachie, les Tchouvaches sont voisins des Mordves dans les raïon de Batyrevo (conseil rural de Bahtigildino), d’Ibresi (conseil rural de Malye Karmaly), de Poreckoe (conseil rural de Nikulino) et de Semurša (conseil rural de Trehbaltaevo ; Ivanov, 1997, p. 162‑164).

22 Les relations avec les Mordves ont été historiquement particulièrement significatives pour les groupes territoriaux des Tchouvaches proches de la Volga (raïon de la rive droite des oblast’ d’Uljanovsk et de Saratov), de la Kama (raïon du sud du Tatarstan et du

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nord de l’oblast’ de Samara), d’outre‑Volga (nord-est et est de l’oblast’ de Samara) et de l’Oural (oblast’ d’Orenburg et de Bachkortostan). Dans ces régions, Tchouvaches et Mordves ont vécu ensemble dans 22 villages.

23 Les interactions entre Tchouvaches et Mordves se manifestaient historiquement sur la base de mariages mixtes, de villages mixtes et de communautés foncières, de contacts quotidiens, auxquels, à l’époque soviétique, est venue s’ajouter la proximité sur les lieux de travail ainsi que dans les espaces socioculturels communs tels que le jardin d’enfants, l’école, l’hôpital, le conseil rural, etc. : de manière générale, elles ont eu des effets considérables sur l’évolution ethnoculturelle des deux groupes. Le comportement des membres des deux groupes ethniques était guidé par les circonstances, par les stéréotypes ainsi que par toute une série de facteurs (linguistiques, religieux, sociaux) caractérisant la distance entre les deux groupes. En raison de leur christianisation précoce et de leur russification massive, les Mordves, dans la perception des Tchouvaches, étaient souvent rapprochés des Russes (Ivanov, 2005, p. 276). Examinons les traits caractéristiques de l’interaction entre Tchouvaches et Mordves en passant en revue les zones de contact.

24 Au début, les contacts des Tchouvaches avec les Mordves dans les zones à proximité de la Volga étaient des relations de voisinage. Depuis le milieu du XVIIIe siècle, il se trouvait dans cette région huit villages communs avec des Mordves, où avaient lieu des mariages interethniques, qui représentaient en moyenne 8‑9 % de la totalité (RGADA). Mais, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, ils se sont également développés sur une base religieuse et ont été à l’origine de la diffusion des pratiques vieilles-croyantes parmi les Tchouvaches. C’est ainsi que la communauté de vieux-croyants du groupe de Tuarma de l’uezd de Karsin dans le gouvernement de Simbirsk comprenait les villages tchouvaches de Kargino, Verhnjaja Tuarma, Čuvašskaja Rešetka, Homuter’, dont les habitants étaient inscrits dans un cercle de mariages commun avec le village voisin mordve de Konečnjaevka. On trouvait aussi des vieux-croyants par petits groupes dans les villages proches de Muhino : Nižnjaja Tuarma et Sadovyj. Les « Kalagurs », comme la population appelait les vieux-croyants, ne se mariaient qu’à l’intérieur de leur communauté religieuse, étendant et émoussant par là même les frontières ethniques. Ainsi s’est formée ici une communauté confessionnelle superethnique des vieux- croyants spasovcy (TTA, 2006 d). Des processus analogues ont pu être notés dans la paroisse de Kalamantaevo de l’uezd de Hvalinsk du gouvernement de Saratov : dans les villages d’Eremkino et de Staraja Lebežajka près de 550 Tchouvaches vieux-croyants vivaient avec les Mordves (ISH, p. 781 ; Nikolsky, 2008, p. 472‑473). L’adoption du rite vieux-croyant a conduit à la transformation du profil ethnoculturel des peuples, elle a changé la sphère rituelle et quotidienne de leur existence, replaçant des éléments traditionnels par de nouveaux, empruntés à la culture russe et aux pratiques des vieux‑croyants (Iagafova et al., 2010, p. 194). Ainsi le signe de croix à deux doigts, les icônes en cuivre, la lestovka, la littérature des vieux‑croyants et leur anthroponymie se sont répandus et enracinés chez les Tchouvaches vieux-croyants (Iagafova et al., 2010, p. 190).

25 Les contacts dans la zone d’outre‑Volga, dans les uezd de Buguruslan et de Buzuluk du gouvernement de Samara, sont attestés depuis l’occupation de cette aire dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et le premier tiers du XIXe siècle. Les Tchouvaches cohabitaient avec les Mordves dans 6 villages et étaient leurs voisins dans 27 (RGIA, STSG). Au XIXe siècle, les Mordves étaient, avec les Russes, les voisins les plus

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proches des Tchouvaches (Kappeler, 1982, p. 492). Au XXe siècle, les Tchouvaches étaient voisins des Mordves dans sept villages de cette région (Ivanov, 1999, p. 94‑101, 160‑161).

26 Le voisinage et l’intensité des contacts ont permis la formation d’éléments semblables dans la culture des deux peuples. Les femmes tchouvaches de Buzuluk, comme les Mordves, portaient de larges colliers de perles multicolores et des parures bariolées (REM). On trouve des éléments semblables dans le rite nuptial ; par exemple, la pratique de « regarder dans le petit poêle6 », celle de décorer « la beauté de la jeune fille7 », celle d’aller chercher de l’eau, de transporter la mariée dans un chariot couvert, et aussi celle du « prix du lait de la mère de la mariée » et celle des jeux érotiques du deuxième jour de la noce. Dans les rites funéraires et commémoratifs, on trouve des pratiques analogues comme l’ouverture d’une « fenêtre » sur le couvercle ou la paroi du cercueil, l’utilisation d’un brancard et d’objets métalliques pour la purification après contact avec le défunt, la pratique de faire des présents aux participants au rituel, les dates de commémoration, etc. On note aussi une analogie structurelle dans les rites calendaires (TTA 2000 ; Zorin, 2001, p. 69, 117 ; MZ, 1984, p. 106‑117 ; Iagafova, 2007, p. 301‑306).

27 Dans la région de l’Oural, dans les uezd occidentaux et centraux du gouvernement d’Ufa et dans ceux du nord du gouvernement d’Orenbourg, les Mordves vivaient au XVIIIe siècle à proximité des Tchouvaches dans deux villages en tout et pour tout. Au milieu du XIXe siècle ce nombre était monté à cinq (Naumkino, Zirgan, Bižbuljak, Kurmazi, Bazlyk) et, à la fin du XXe siècle, à huit (NPB ; Ivanov, 1999, p. 140‑151). Malgré une communication plutôt intense dans les relations entre Tchouvaches et Mordves dans cette région, on ne note pas d’influence réciproque sensible. Au contraire, même dans les villages mixtes, les groupes ethniques ont continué au fil des siècles à vivre dans un isolement absolu.

28 On peut prendre pour exemple d’un voisinage datant de plus de 200 ans le village de Naumkino du raïon d’Aurgazy, au Bachkortostan. Malgré une ancienne cohabitation (depuis le XVIIIe siècle) dans le même village et la communauté confessionnelle (les deux groupes sont orthodoxes) il n’y a pas eu de mariages mixtes jusqu’aux années 1960. On n’a pas observé non plus de sérieux conflits dans les rapports de voisinage mais on constate une hostilité mutuelle latente jusqu’à aujourd’hui dans les stéréotypes et dans la mise en place des mariages. Ainsi, les Mordves considèrent les Tchouvaches comme « malins, dissimulés » et ils se voient, corrélativement, comme « un peuple ouvert », plus pragmatique, ce qui se manifeste par exemple dans la tendance à quitter le village pour aller s’installer en ville (« Les Mordves sont plus intelligents, plus civilisés, c’est pourquoi ils partent en ville »). Les Tchouvaches, pour leur part, expliquent ce fait par la paresse des Mordves, leur refus de travailler la terre (« Les Mordves aiment mieux la ville […], faire des journées de travail cela ne rapporte pas, alors que les Tchouvaches ont toujours été travailleurs et modestes […], il y a peu de Mordves qui ont des décorations, les tractoristes primés sont surtout tchouvaches »). Parmi les traits positifs de leurs voisins, les Tchouvaches estiment que les Mordves sont autonomes et capables de se défendre (« Les Mordves ont la langue bien pendue »), ils reconnaissent leur musicalité. Les Mordves préfèrent choisir un partenaire parmi les gens de leur nationalité et, si un Mordve épouse une Tchouvache, on va dire qu’il n’a même pas pu trouver une Mordve. Pourtant, malgré tout, les mariages entre Mordves et Tchouvaches sont préférés dans les deux groupes aux mariages avec des Tatares (TTA, 2007 a, Afanas’eva, Afanas’ev).

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29 Il convient de prêter attention à la situation linguistique dont la particularité tient au bilinguisme tchouvacho‑mordve. Mais le niveau de connaissances diffère : si une partie considérable des Mordves parlent tchouvache de manière grammaticalement correcte et presque sans accent, les Tchouvaches reconnaissent et comprennent le mordve. C’est probablement une manifestation de la prédominance numérique des Tchouvaches dans le village. Dans la communication entre eux, les deux groupes utilisent le plus souvent le russe, que traditionnellement les Mordves maîtrisent mieux que les Tchouvaches, lesquels historiquement parlaient parfaitement le tatar (TTA, 2007 a).

30 La reconnaissance de Naumkino comme centre de la culture mordve dans le raïon a permis de renforcer la position de la langue et de la culture mordves : depuis, la maison de la culture met l’accent sur les pratiques folkloriques mordves. Mais il y a toujours des Tchouvaches qui participent à toutes les manifestations au sein des groupes folkloriques.

31 En situation de minorité ethnique, par exemple au village de Timjaševo dans le raïon de Šentala, oblast’ de Samara, les Tchouvaches ont été assimilés par les Mordves. C’est bien le facteur linguistique qui l’a permis – la priorité donnée au mordve (à l’erza) en conséquence de la prédominance numérique (à l’heure actuelle, les Mordves sont plus de 70 %). D’après les habitants, « les Tchouvaches de Timjaševo parlent bien mordve, ils parlent moins bien le tchouvache ; ils parlent davantage en mordve ». Même dans les familles tchouvaches, les jeunes époux parlent tchouvache à leurs parents, mais entre eux ils se parlent soit en mordve soit en russe. En même temps, les Mordves ne parlent pas tchouvache. Mais même dans cette situation, les deux groupes conservent leur animosité réciproque, qui se reflète dans les auto‑ et hétérostéréotypes. Ainsi les Mordves considèrent les Tchouvaches comme mesquins et se voient comme simples, mais préférant les beuveries et les bagarres au travail. Ce dernier trait, les Mordves doivent le reconnaître, s’est diffusé aussi chez les Tchouvaches de Timjaševo, à la différence desquels les Tchouvaches du village voisin de Salejkino sont considérés comme plus travailleurs. Les Tchouvaches aussi se considèrent comme travailleurs et simples, mais de plus, à la différence des Mordves, ils ont de l’initiative : Мăкшăсене « зарядит» тумалла, а чăваш шутлат каçхине, ирхине мĕн тумаллине (Les Mordves doivent être « rechargés », mais les Tchouvaches pensent dès le soir à ce qu’ils vont faire le lendemain matin ; TTA, 2008).

32 Dans ce cas comme dans le cas précédent, le choix de stéréotypes reflète aussi bien le comportement réel des membres des groupes ethniques que l’attitude subjective de la part des voisins. En même temps ils confirment l’existence de frontières ethniques entre les groupes et leur portée dans la communication interethnique aujourd’hui.

2. – La culture des rituels et des fêtes comme un espace d’interaction entre les Tchouvaches et les Finno‑Ougriens

33 Un des indicateurs significatifs du niveau d’interaction des Tchouvaches avec leurs voisins finno‑ougriens est le fonctionnement du système des fêtes et des rituels dans les groupes ethniques – avec la participation et le caractère de celle-ci aux rituels, le passage d’éléments d’un groupe à l’autre, l’existence de traditions cérémonielles communes, etc.

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34 La communauté confessionnelle des Tchouvaches orthodoxes avec les Mordves permet la tenue commune aux deux groupes des ensembles de fêtes du nouvel an, de mardi gras, de Pâques, de la Trinité, ainsi que les journées commémoratives des parents morts. Cette tendance apparaît fort clairement dans la culture des Tchouvaches à proximité de la Volga et elle se développe dans le contexte d’une grande proximité avec les Mordves et avec les Russes8. Le point culminant des fêtes du printemps/été весна ăсатни (littéralement : « accompagnement du printemps ») et la mise en place des « maisons de Noël » sont analogues dans l’appellation, dans le mode d’organisation et dans le contenu avec les rituels correspondants chez les Mordves (NA CHGIGN ; TTA, 1993, 1994 ; Matveyev, 2001, p. 161). Jusqu’au milieu du XXe siècle, dans certains villages, on organisait des cérémonies et des fêtes communes des jeunes Mordves et des jeunes Tchouvaches (SSCH, 2004, p. 45).

35 Dans d’autres localités de contact entre Tchouvaches et Finno‑Ougriens étudiées précédemment, les caractéristiques des corrélations entre les groupes sont aussi visiblement projetées sur la culture rituelle et festive. Je prendrai un exemple d’une cohabitation longue et intense entre Tchouvaches et Mordves à Timjaševo : cela, du point de vue des habitants, leur a permis de niveler les rites nuptiaux, funéraires et de commémoration. Certains rituels avaient lieu avec la participation des deux groupes. Ainsi, les Tchouvaches participaient à l’« accompagnement du printemps » à la Trinité, et les Mordves, aux cérémonies tchouvaches učuk et ujav ; ils pratiquaient ensemble la divination de Noël et faisaient de la luge à mardi gras (TTA, 2008).

36 La participation mutuelle aux rituels fait partie aussi des pratiques communes à Udmurtskie Tašly ; plus précisément, les Oudmourtes invitaient les Tchouvaches au banquet suivant les sacrifices (sans jamais leur permettre d’assister à la cérémonie sacrificielle elle‑même) lors des fêtes d’automne. On peut relever des cas significatifs de visites réciproques lors du cycle pascal et du cycle des commémorations de la Trinité. Les Oudmourtes non baptisés commencent à fêter bydžynal9 dès le vendredi de la semaine sainte et invitent les Tchouvaches, qui les accueilleront le dimanche à leur tour. Les Tchouvaches se rendent deux fois au cimetière à la Trinité : le samedi, comme tous les Tchouvaches, et aussi le mercredi avec les Oudmourtes. Ils s’expliquent de la sorte : Nous y allons aussi le mercredi parce que les parents sont là les bols vides. Nous faisons comme les Ars et comme les Tchouvaches. Nous sommes un peuple mélangé. (TTA, 2006 b, Maksimova, Ivanova)

37 L’une des conséquences de ce « mélange », c’est l’entraide active des Oudmourtes et des Tchouvaches dans les rituels de commémoration, ce que relèvent surtout les habitants des villages : Ici on va tous s’aider mutuellement aux enterrements et aux commémorations. On ne fait pas attention, tous, Oudmourtes, Tchouvaches, Tatares, on apporte de la nourriture et de la boisson. (TTA, 2006 b, Afanas’eva)

38 Le rapprochement des Tchouvaches et des Oudmourtes a commencé au milieu des années 1920. Avant, les deux groupes existaient de manière relativement isolée, et les Tchouvaches, malgré le fait qu’ils étaient peu nombreux, préféraient effectuer leurs rituels dans leur propre cercle : Les Tchouvaches vivaient de leur côté, ils ne se mélangeaient pas aux Ars, ils faisaient leurs fêtes séparément.

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39 À partir des années 1930, la fermeture des groupes ethniques a commencé à s’effriter, mais elle s’est maintenue jusqu’à la fin des années 1980 ; maintenant, d’après l’expression de K.I. Afanas’eva, les Tchouvaches « se sont dispersés, ils se sont mélangés avec les Ars » (TTA, 2006 b, Afanas’eva).

40 L’importance du facteur confessionnel ne se remarque pas seulement dans le cas de la tradition orthodoxe. Dans ce même village de Timjaševo, les rituels animistes des Tchouvaches ont stimulé les Mordves à organiser leurs ozk10 avant la fin du XIXe siècle. La préservation de toute une série de rituels animistes (restent en fonctionnement tous les principaux rituels de l’ensemble animiste : le nartukan, le çavarni, le munkun, le çiměk, l’avtan sări) des Tchouvaches du village Staroe Jumaševo a été stimulée par le maintien des traditions animistes de la part d’une partie de la population marie. À Udmurtskie Tašly, sur l’exemple des Oudmourtes animistes11, les Tchouvaches orthodoxes commémorent leurs ancêtres le lundi de Pâques, bien que dans les villages tchouvaches voisins ce rituel ait lieu le mardi de la semaine de Pâques (TTA, 2007 b).

41 Nous avons un bon exemple de syncrétisme religieux et en même temps d’assimilation linguistique des Tchouvaches avec le rituel d’accompagnement des âmes des morts à la fin de la commémoration annuelle des ancêtres à Pokrov (le 14 octobre) et le troisième jour de la « Pâque » à Udmurtskie Tašly. La maîtresse de maison rassemble des petits morceaux de nourriture de la table de la commémoration dans un bol commun (analogie avec le rituel hvyny chez les animistes), l’apporte dans un « endroit propre », et s’adresse aux esprits des ancêtres en oudmourte, prenant congé et les envoyant « en visite ». Elle laisse le bol dehors pour la nuit et ne le rentre que le lendemain. Un autre bon exemple d’assimilation linguistique est la tradition du chant, notamment des chants rituels (nuptiaux, du nouvel an) chantés sur des mélodies tchouvaches avec un texte qui est un calque de l’original tchouvache. En même temps, les Tchouvaches ont activement assimilé le répertoire des chants oudmourtes (TTA, 2007 b).

42 L’interaction a souvent lieu également dans le cadre de cérémonies de groupes ethniques et religieux divers : par exemple la fête akatuj / sabantuj rassemble les Tchouvaches et les Tatars, les Bachkirs et parfois aussi les Mordves, par exemple au village de Salejkino : le sabantuj du village accueille les habitants de trois villages, les Tchouvaches orthodoxes de Salejkino, les Tchouvaches chrétiens ou non chrétiens du village voisin de Staryj Afon’kino et les Mordves du village de Podlesnaja Andreevka, qui travaillent tous dans la même coopérative agricole (TTA, 2001). Dans les villages polyethniques, les enterrements et les commémorations, les noces et les autres festivités familiales rassemblent les habitants du village hors appartenance ethnique.

43 De cette manière, la culture des rituels et des fêtes a joué et joue encore un rôle surtout de consolidation dans la vie des habitants des villages mixtes. En même temps, c’est bien à ces occasions que les fêtes et rituels à coloration ethnique servent de définition ethnoculturelle des groupes en contact et délimitent l’espace culturel entre « le nôtre » et l’« autre », permettant la formation et le maintien de l’identité ethnique de leurs membres. Par exemple, au village de Naumkino, les Tchouvaches et les Mordves fêtent ensemble les fêtes du nouvel an avec des divinations, mardi gras, Pâques, les rituels de la Trinité ; ils partagent aussi certains éléments des rites funéraires et de commémoration (la distribution des cadeaux, des fils, les jours obligatoires de commémoration). Mais en même temps on note aussi des différences dans la culture ethnique de la population. Ainsi, les Tchouvaches reconnaissent comme « leurs » les divinations du nouvel an nartukan, le rituel d’exorcisation des esprits malveillants et de

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purification sĕren, le repas à la famille lors du cycle pascal et la commémoration des ancêtres à l’automne, les rituels de « nourriture » hyvni et la communication avec les ancêtres hutǎštarsa accompagnée d’un sacrifice. En même temps ils connaissent bien les traits caractéristiques des rituels funéraires et de commémoration des Mordves (« On ne va aux commémorations des Mordves que s’ils nous invitent ») et voient les Mordves comme plus proches de l’orthodoxie. Les lieux des rituels sont, eux aussi, différents, par exemple celui du rituel pour appeler la pluie : en cas de sécheresse, les Tchouvaches arrosent d’eau une pierre, la čul laša (« cheval de pierre »), qui se trouve à proximité du village sur une colline, alors que les Mordves accomplissent la cérémonie baban’ kaša auprès d’une source à l’autre bout du village. Ainsi, les deux groupes ethniques maintiennent des marqueurs significatifs qui les distinguent (TTA, 2007 a).

44 Les frontières ethnoculturelles entre Tchouvaches et Mordves sont encore davantage préservées au village d’Il’terjakovo, raïon de Karmaskaly au Bachkortostan. Les différences religieuses se manifestent dans l’intégration active et importante des Mordves dans l’orthodoxie sur un fond de maintien, chez les Mordves d’Il’terjakovo, de leur « animisme » : officiellement chez les non-baptisés, et non officiellement mais effectivement chez les orthodoxes. Dans l’ensemble des rituels funéraires et des commémorations des Tchouvaches, il existe jusqu’à aujourd’hui le rituel d’invitation des morts à manger, appelé hyvni, et le repas offert à la famille, où l’on trouve certains éléments des pratiques animistes (par exemple, on met sur la tête du mort d’abord un poteau et seulement après une croix). Un autre élément assez stable est aussi le rituel munkun (la Pâque tchouvache), avec le nesĕl, un repas offert à la famille de la lignée du mari, le gruau obligatoire parmi les plats, etc. (TTA, 2007 b).

45 Parmi les facteurs d’intégration ethnique des différents groupes, il faut mentionner la similitude des modes de vie, des activités économiques et des traditions religieuses, la compétence culturelle et linguistique partagée, l’acceptation des différences ethniques et culturelles. De plus, diverses institutions sociales (groupements, écoles, kolkhozes, etc.) servent de plates-formes d’interaction socioculturelle.

46 Et pourtant les Tchouvaches ont préservé une distance culturelle par rapport à leurs voisins finno‑ougriens : ils sont allés s’installer à des « bouts » différents des villages, ont des cimetières à eux ou une partie réservée dans les cimetières communs, ils ont gardé leurs habitudes, organisé leurs fêtes et rituels tchouvaches, et ils ont donné la préférence aux mariages à l’intérieur de leur communauté ethnique, etc. Les raisons de l’isolement des Tchouvaches par rapport à leurs voisins doivent être cherchées dans les chiffres de la population, qui était suffisante pour sa reproduction en tant que communauté ethnoculturelle : celle-ci était motivée pour maintenir son identité ethnique et culturelle, soutenant une vision positive de la langue et de la culture tchouvaches, et, à l’inverse, développant des stéréotypes négatifs par rapport aux voisins.

Conclusion

47 Dans les trois domaines les plus importants (domaines linguistique, ethnoculturel et social), on note dans les relations des Tchouvaches avec les Finno‑Ougriens les constantes suivantes : 1) dans la sphère linguistique – existence de bilinguisme (connaissance de la langue du voisin) dans une certaine mesure, avec une tendance au multilinguisme ;

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2) dans la sphère de la culture ethnique – développement de deux tendances contradictoires : • d’une part, on observe dans la culture religieuse et rituelle, des manifestations de syncrétisme caractérisées par а) la pénétration mutuelle dans la tradition d’éléments de la culture du voisin qui, avec le temps, finissent par être perçus comme « siens » ; b) un haut niveau de compétence interculturelle ; c) le dépassement de l’isolement religieux des groupes et la tradition de la tenue par les groupes ethniques et ethno-confessionnels de rituels communs, • mais, d’autre part, on note la tendance à l’individuation des groupes ethniques du point de vue religieux et linguistico‑culturel, qui se manifeste dans la structure spatiale des villages mixtes (rues, parties, extrémités différentes), dans l’organisation de l’espace culturel (lieux de culte, cimetières), dans les préférences ethniques dans le choix des amis, des époux et des partenaires ainsi que dans les stéréotypes de l’autre (le voisin) ; 3) dans la sphère sociale, on note une adaptation réciproque des groupes ethniques et confessionnels à différents niveaux de l’interaction sociale (voisinage, équipes professionnelles, famille, etc.), un haut niveau de mariages mixtes, l’existence de nombreuses familles mixtes, et différentes configurations de rapports de parenté, directs et indirects, variant beaucoup selon les villages.

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SSCH, 2004 = КОНДРАТЬЕВ Михаил Григорьевич (ed.), Симбирско‑саратовские чуваши. Чебоксары (Les Tchouvaches de la région de Simbirsk et de Saratov. Tchéboksary), Чувашский государственный институт гуманитарных наук.

ZORIN, 2001 = ЗОРИН Николай Владимирович, Русский свадебный ритуал (Le rituel nuptial russe), Москва: Наука.

NOTES

1. En mari : Мари касси. 2. En mari : Пайкильт. 3. En russe : Байгильдино. 4. Observations de l’auteur sur la base des registres du village de Jumaševo : FM, 2006 a. 5. L’auteure de cet article est elle-même tchouvache et elle mène ses entretiens en tchouvache (N.d.R.). 6. Rite d’origine mordve qui consiste pour la mariée à inspecter les biens du marié (N.d.T.). 7. Les tresses (N.d.T.). 8. Au XXe siècle, les Mordves ont vécu avec les Tchouvaches dans neuf villages de la Volga de Simbirsk et Saratov (Čuvašskaja Kulatka, Staraj Lebežajka, Kalmantaj, Mordovskij Šmalak, Sosnovka, Živajkino, etc.), et avec les Russes dans trois d’entre eux (SSCH, p. 44 ; Ivanov, 1999, p. 107, 113‑116). 9. En oudmourte : быдзынал, litt. « le grand jour », la fête correspondant à la Pâque orthodoxe (N.d.T.). 10. Fête traditionnelle erza. 11. En oudmourte : арла (arla).

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RÉSUMÉS

Cet article examine une expérience de contacts interculturels des Tchouvaches, peuple parlant une langue turcique, avec les peuples finno‑ougriens (Maris, Oudmourtes, Mordves) dans différentes régions de l’aire Oural‑Volga. Cette étude repose sur les travaux de terrain de l’auteur. L’analyse part de la vision de l’ethnicité comme forme d’organisation sociale de la différence culturelle, qui définit le caractère de l’interaction interethnique, ses formes, ses mécanismes et ses effets. On constate certaines régularités dans les rapports de Tchouvaches avec les Finno‑Ougriens. Dans la sphère linguistique, il existe un bilinguisme tendant à se transformer en multilinguisme. Dans la sphère de la culture ethnique, on note un syncrétisme dans la culture des rituels religieux, reconnaissable à la pénétration, dans les ensembles traditionnels, d’éléments provenant de la culture des voisins qui, avec le temps, sont appropriés, un haut niveau de compétences interculturelles, le dépassement de l’éloignement religieux des groupes et la tradition de tenue de rituels communs à des groupes ethniques et ethno- confessionnels. On constate en même temps une tendance à l’isolement religieux et linguistico- culturel des groupes ethniques qui se manifeste dans la structure territoriale des villages mixtes, dans l’organisation de l’espace culturel, dans les préférences ethniques dans les contacts interethniques et dans les stéréotypes de perception des voisins. La sphère sociale est caractérisée par l’adaptation socioculturelle mutuelle des groupes ethniques et confessionnels à différents niveaux de l’interaction sociale, un haut niveau de mariages interethniques, l’existence d’une part considérable de familles mixtes, les différentes formes possibles de relations de parenté (de sang ou par alliance) avec un haut niveau de variation suivant les localités.

This article presents an experience of intercultural contact between the Chuvash, who speak a Turkic language, and Finno‑Ugric peoples (Mari, Udmurt and Mordvinian) in different regions of the Ural‑Volga area. It is based on the author’s fieldwork. Its starting point is the understanding of ethnicity as a form of social organisation of cultural difference, an understanding that defines the features of interethnic interaction, its forms, mechanisms and consequences. In the relations between the Chuvash and Finno‑Ugrians, there are some general features. From the point of view of language, there is an increasing bilingualism that is becoming multilingualism. As far as ethnic culture is concerned, there is syncretism in the culture of the religious rituals: the traditional sets integrate elements from the neighbour’s culture, which over time becomes their own; we can also notice a high level of intercultural competence and the ability to overcome religious distance and organise common rituals. At the same time, there is a tendency towards the religious, cultural and linguistic isolation of ethnic groups, visible in the territorial structure of mixed villages, in the organisation of cultural space, in the ethnic preferences in contacts and in stereotypes in the perception of neighbours. The social sphere is characterised by mutual socio‑cultural adaptation at different levels, by the high percentage of mixed marriages, by the existence of many mixed families and the different forms of kinship relations (by blood or marriage) with a high level of local variation.

В статье рассмотрен опыт межкультурного взаимодействия тюркоязычных чувашей с финно‑угорскими народами (марийцами, удмуртами, мордвой) в различных районах Урало‑Поволжья. Исследование проведено на основе полевых материалов автора. Анализ материала основан на понимании этничности как формы социальной организации культурных различий, определяющих характер межэтнического взаимодействия, его формы, механизмы и результаты. В отношениях чувашей с финно‑угорскими народами наблюдаются следующие закономерности. В языковой

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сфере существует билингвизм с тенденцией и примерами превращения его в полиязычие. В сфере этнической культуры – синкретизм в религиозно‑обрядовой культуре, признаками которого выступают взаимопроникновение в традиционные комплексы групп элементов культуры соседа – которые начинают восприниматься со временем в качестве «своих» –, высокий уровень межкультурной компетентности, преодоление религиозной отчужденности групп и традиция совместного проведения обрядов этническими и этноконфессиональными группами. В то же время наблюдается тенденция религиозного и культурно‑языкового обособления этнических групп, проявляющаяся в территориально‑поселенческой структуре смешанных селений, организации культурного пространства, этнические предпочтения в межэтнических контатках, в стереотипах восприятия соседей. Для социальной сферы характерна взаимная социокультурная адаптация этнических и конфессиональных групп на разных уровнях социального взаимодействия, высокий уровень межэтнической брачности, наличие значительной доли этнически смешанных семей, различных вариантов родственных и свойственных отношений с высокой степенью вариативности по селениям.

INDEX nomsmotscles Bachkirs, Maris, Maris des collines, Maris des plaines, Mordves, Oudmourtes, Russes, Tatars, Tchouvaches Keywords : assimilation, bilingualism, ethnic identity, ethnicity, intercultural contacts, mixed marriages, religions, ritual culture, syncretism Thèmes : ethnologie, oralités Mots-clés : assimilation, bilinguisme, contacts interculturels, culture rituelle, ethnicité, identité ethnique, mariages mixtes, religions, syncrétisme Index chronologique : XXIe siècle (début) Index géographique : Aurgazy, Bachkortostan, Bahtigildino, Bakaj, Batyrevo, Bavli, Bazlyk, Bižbuljak, Buguruslan, Buzuluk, Čekmaguš, Čuvašskaja Kulatka, Čuvašskaja Rešetka, Čuvaš‑tary, Dijaševo, Eremkino, Ermekeevo, Gornomari, Homuter’, Hvalynsk, Ibresi, Il’terjakovo, Jumaševo, Kalamantaevo, Kalmantaj, Kargino, Karmaskaly Malye Karmaly, Mari El, Mičurinsk, Mordovskij Šmalak, Muhino, Naumkino, Nikulino, Nižnjaja Tuarma, Orenbourg, Pisarevo, Podlesnaja Andreevka, Poreckoe, Potapovo‑Tumbarla, Sakty, Salejkino, Samara, Šaran, Saratov, Semenovka, Semurša, Šentala, Staraja Lebežajka, Staryj Afon’kino, Sukkulovo, Tatarstan, Tchouvachie, Timjaševo, Trehbaltaevo, Trojary, Udmurtskie Tašly, Uljanovsk, Verhnjaja Tuarma, Zirgan, Živajkino, Zvenigorsk disciplines bachkir, mari, mordve, tchouvache, oudmourte, russe, tatar motsclesru ассимиляция, билингвиз, межкультурные контакты, обрядческая культура, религия, синкретизм, смешенные браки, этничество, этническая идентичность motscleset assimileerimine, kakskeelsus, etniline identiteet, etnilisus, kultuurivahelised kontaktid, religioon, rituaalne kultuur, segaabielud, sünkretism

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Face à la mort : la communication avec l’au‑delà chez les Oudmourtes dans le contexte des représentations d’avant‑mort In Face of Death: Communicational Behaviour of the Udmurt in the Context of Pre‑Death Representations Silmitsi surmaga: udmurtide suhtluskäitumine surmaeelsete kujutluste kontekstis Пред ликом смерти: коммуникативное поведение удмуртов в контексте околосмертных представлений

Nikolaj Anisimov Traduction : Aleksi Moine

Dans la religion de nombreux peuples du monde, la mort ne se comprend pas comme la fin de l’existence d’un individu, mais plutôt comme le début de son voyage vers une autre vie. Ainsi, selon les conceptions religieuses des Oudmourtes, la mort est une des étapes de la transition vers le monde des morts, vers la foule des ancêtres. Dans les chants populaires oudmourtes, l’être humain « ne paraît que comme invité temporaire » dans ce monde. Lorsqu’ils atteignent un âge avancé, les Oudmourtes décident de leur vêtement funéraire et se préparent moralement à leur propre mort. À propos de la transition vers le monde des morts, on utilise l’expression : Сопал дуннее кошкиз, таре кулэмъёслэн гуртазы улэ (littéralement : Il est parti dans « le monde de l’autre côté1 » il vit maintenant dans le village des morts2). La période qui précède la mort est, pour l’individu, une période critique : c’est un moment où il entre en participation particulièrement étroite avec le monde des morts. Les expériences d’avant-mort vécues à cette période comportent habituellement une multiplicité de dimensions – physiques, psychologiques et surnaturelles. Une analyse

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des matériaux obtenus de manière empirique et des informations tirées de publications scientifiques permet de distinguer les phénomènes suivants, caractéristiques de cette période : • les signes symboliques d’un décès proche ; • les souffrances physiques et les changements externes du mourant ; • la rencontre et le dialogue avec des défunts membres de la famille ; • la rencontre avec un être du monde des morts ; • la conscience ou l’inconscience de sa propre mort ; • les cas de syncope et de renaissance.

Les signes de la mort

D’après nos informateurs, une personne ressent, avant sa mort, une forme d’inquiétude intérieure ; parfois, lorsqu’elle prend conscience de sa propre mort, c’est de l’effroi, de la panique. Avant son départ vers l’autre monde, l’individu est confronté à des phénomènes surnaturels, populairement interprétés comme des signes de l’approche du décès. Ces signes peuvent être : • un comportement non naturel des animaux et des oiseaux (par exemple, un oiseau qui s’envole dans la maison ou se cogne contre la fenêtre) : Укно пиялае лобась тылобурдо могӟе. Кышнопала ке – кышномуртлы луэ. Могӟе ке, ивор кылӥське ни, выжы-кумылэн. Тӧр шоры ке могӟе – пиосмуртлэн кылӥське кулэм иворез. (TTA : district Dubrovskij, raïon de Kijasovo, RO, 2010) Un oiseau se cogne contre la vitre d’une fenêtre. Si c’est du côté de la cuisine, [la mort] va arriver à une femme. Si [l’oiseau] se cogne [contre la fenêtre], on va bientôt entendre la nouvelle [d’une mort] dans la famille. Si cela arrive du côté du coin rouge3, ce sera la nouvelle du décès d’un homme4 ; • de « mauvais » rêves ; • une rencontre avec des êtres du monde de l’autre côté (par exemple, les âmes des morts, des esprits de la forêt ou de l’eau) ; • le flétrissement et la mort d’arbres qui ont été plantés, de plantes, etc. : Уйвӧття ке, лысо писпу ке – пиосмуртлы луэ. Уйвӧтын пограм лысо писпуэз аӟӟиськод ке, пиосмуртлы луэ. Куаро писпу ке луэ – кышномуртлы луэ. Нюлэс погыръяса ке аӟӟид, матысь выжы-кумылы луэ. […] Паллян пыдпыдэс ке лыдэ, кулэм кылӥськоз. […] Тодэмлы луэ со. (TTA : district Dubrovskij, raïon de Kijasovo, RO, 2010) Si l’on voit en rêve un conifère, [la mort] va arriver à un homme. Si tu vois en rêve un conifère qui a été coupé, [la mort] va arriver à un homme. Si tu vois un arbre avec des feuilles caduques, c’est à une femme que [la mort] va arriver. Si dans un rêve tu abats une forêt, [la mort] va survenir à un membre proche de ta famille. […] Si le pied gauche te démange, tu vas recevoir des nouvelles d’un décès. […] Cela va arriver à [quelqu’un] que tu connais. Voir en rêve du bois abattu/endommagé est considéré comme un mauvais présage dans d’autres cultures également. Chez les Khakasses, par exemple, « voir en rêve un mélèze, […] annonce une mort, surtout la mort d’un homme » (Kustova, 2009, p. 50). Pour prévenir une mort non désirée, les Oudmourtes accomplissent une série d’actions qui comportent aussi des éléments verbaux. Ainsi, lorsqu’une poule se met à chanter comme un coq, on lui coupe la tête en lui adressant ces mots : Эн мыдланьяськы! Аслыд мед луоз! (TTA : district Dubrovskij, raïon de Kijasovo, RO, 2014)

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Ne t’entête pas (littéralement : n’agis pas à l’envers) ! Que ce soit sur toi que vienne [la mort] ! Lorsqu’un chat défèque devant quelqu’un, ou s’attaque à un chien qui a la tête baissée, on crache en réponse, et on dit : Аслад йырад мед луоз! (TTA : district Dubrovskij, raïon de Kijasovo, RO, 2010) Que ce soit sur ta tête que vienne [la mort] ! Dans d’autres situations non standard/non naturelles, on prononce une formule verbale universelle : Пересь муртлы/пересьёслы мед луоз. Que [la mort] advienne à une personne âgée/aux vieillards. Les Oudmourtes accordent une signification particulière aux rêves dans lesquels on voit la mort d’un individu, son enterrement et/ou sa tombe. Selon les représentations populaires des Oudmourtes, ces rêves sont un bon signe : la personne a encore une longue vie à vivre. Dans la culture des Khakasses, des songes similaires ne sont pas non plus considérés comme dangereux pour les vivants (Kustova, 2009, p. 53). C’est en revanche un mauvais signe de se voir soi-même en rêve, ou de voir l’un de ses parents, pieds nus et errant à travers la terre. Dans ce contexte précis, la sémantique négative provient, probablement, de ce que le pied dénudé, dans les rituels populaires, sert d’indicateur du monde inférieur (de l’autre monde), dans lequel on ne peut pénétrer que pieds nus (Mazalova, 2001, p. 42 ; Semenov, 1992, p. 113). De même, on juge que la mort est proche lorsqu’on voit fréquemment des rêves dans lesquels des parents ou des connaissances décédées « appellent » à venir les accompagner dans l’autre monde. D’après les récits des informateurs, les vivants sont le plus souvent dérangés par les âmes de ceux qui sont morts d’une mort non naturelle. Selon les représentations populaires, ces derniers peuvent agir sur le terme de la vie des vivants : envoyer des maladies, des malheurs, une mort prématurée. Dans ce genre de situations, les Oudmourtes, afin de se débarrasser du défunt importun et de se soustraire à la mort, accomplissent un rituel mémoriel spécial, сьӧрлань/берлань куяськон (littéralement : le lancement derrière la limite/en arrière) : au cimetière même ou bien le dos tourné vers l’ouest ou vers le cimetière, ils jettent un morceau de nourriture par-dessus leur épaule gauche et ils adressent des reproches à voix haute au défunt. Nous présentons ci‑dessous quelques récits de cette cérémonie, que nous avons réussi à noter lors de nos expéditions : Одноклассниксэ калыз быриз вӧтаса. Пичи дыръяз кышно но басьто шуэ вал. И весь-весь вӧтамисьтыз озьы, туклячи, пе, «Паллян пельпумтӥд куяськы ай, кен», пе, шуэ. «Собере дугдӥ, мама», – шуэ. […] Конешно, шай улын бере, уллань куяськиз ни. (TTA : district Staraja Sal’ja, raïon de Kijasovo, RO, 2014) [La fille de notre informatrice] était fatiguée de toujours voir en rêve un élève de la première classe. Dans son enfance, il disait même, il la prendrait pour épouse. Et parce qu’elle rêvait sans cesse de lui, sa belle-mère lui a dit : « Accomplis le rituel [littéralement : le lancement/le don] par-dessus ton épaule gauche, ma belle-fille/ ma bru ». « Après, maman a arrêté [de le voir en rêve] », elle dit. […] Bien sûr, comme le cimetière est dans le bas de la rivière, c’est vers le bas de la rivière qu’elle l’a accompli [littéralement : le lancement/le don en arrière]. Куликов А.Н.: «Тани мынам эше вал туж умой. Со ассэ ачиз быдтӥз. Тае но сьӧраз ӧте вал. И вот тыкак кариз, „Ойдо” шуса. Сыре сьӧрлань куяськи – больше ӧй вӧта.»

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Куликова З.Ф.: « Тышкаськыса, пе, куяськоно: „Кулӥд ке, кылльы!” Материтьтыса, тышкаськыса, сьӧрлань куяськиськод. „Мон тонэ нусал но, Аркашед вань ай”, – шуиз. […] Просто шайвылын, тазьы сьӧрам куяй: „Эш шедьты отын! Мынам та дуннеын уже трос али!” шуса». (TTA : district Staraja Sal’ja, raïon de Kijasovo, RO, 2014) Kulikov A. N. : « Eh bien, j’avais un très bon ami. Il s’est donné la mort. Elle [la femme de l’informateur] aussi, il l’a appelée avec lui. Et voilà qu’il la tourmentait complètement, qu’il l’appelait, « On y va ». Après, j’ai accompli le rituel [littéralement : le lancement/le don en arrière] ; on ne l’a plus vu en rêve. » Kulikova Z.F. : « Il faut jurer, on dit, quand on accomplit le rituel de “don en arrière” : “Si tu es mort, couche-toi !” Tu accomplis le rituel de “don en arrière” en disant des gros mots, en jurant. “Je te prendrais bien avec moi, Arkadij [son mari], mais tu as encore du temps”, disait [le mort]. […] J’ai tout simplement jeté derrière mon dos, au cimetière, comme ça, en disant : “Trouve-toi une amie là-bas ! J’ai encore beaucoup de choses sur cette terre !” » L’utilisation dans ce contexte précis d’un lexique expressif, qui prend la forme de jurons, est expliquée par B.A. Uspenskij par le fait que « les jurons expulsent la force impure du monde humain, visible, dans son espace “impur”, c’est-à-dire “chez elle” » (cité par Steingold, 2006, p. 49‑50). De surcroît, Aleksandra Steingold remarque : En outre, des documents attestent que dans le milieu paysan de la Russie d’avant la révolution, on attribuait aux jurons une plus grande efficacité qu’à la prière protectrice chrétienne. (Steingold, 2006, p. 137) Il convient de remarquer que l’utilisation du lexique vulgaire russe (comme moyen apotropaïque) est un phénomène récent dans la culture oudmourte5. Les actions rituelles propitiatoires doivent être vues, d’une part, comme le moyen le plus archaïque d’établir le contact avec le monde de l’autre côté et, d’autre part, comme un outil apotropaïque. En sont témoins aussi bien les études de sources bibliophiliques (par exemple, Ostrovskij, 1873, p. 39 ; Smirnov, 1890, p. 189 ; Elabužskij, 1895, p. 800), que les recherches contemporaines (Šutova, 2001, p. 132‑139 ; Petruhin, 2003, p. 250‑251). Dans la culture traditionnelle des Oudmourtes, on entreprenait des manipulations de ce genre pour échapper à diverses maladies : Amadouer les responsables de la maladie est l’un des moyens les plus archaïques de la lutte prophylactique dans la médecine populaire des Oudmourtes. […] Dans la période contemporaine, cette tactique de communication ou d’adresse à l’esprit de la maladie a presque entièrement été supplantée par des méthodes qui en sont l’antithèse absolue : l’expulsion ou la destruction, clairement exprimées dans la tradition vivante des incantations verbales des Oudmourtes. (Panina, 2014, p. 55) Les paramètres spatiaux et les directions comme сьӧрлань/берлань, « vers la limite, vers l’arrière » et паллян/паллян пельпум сьӧр « le côté gauche/la partie postérieure de l’épaule gauche » dans les exemples cités plus haut sont associés au monde des morts et c’est précisément pour cette raison qu’ils sont utilisés lorsque la communication avec le monde de l’autre côté devient nécessaire. Dans la culture des Oudmourtes, il existe un autre présage curieux de l’approche de la mort : l’apparition inexpliquée de bleus sur le corps d’un individu. D’après les remarques des informateurs, ces signes d’une mort prochaine apparaissent principalement chez les personnes âgées, déjà proches du passage vers l’autre monde. Dans la culture traditionnelle des Oudmourtes, ce phénomène a reçu les noms suivants :

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шӧй/шэй чепыльтэм/курччем, « pincement/piqûre de cadavre » кулэм мурт чепыльтэм, « pincement de défunt » кулэм курччем, « piqûre de défunt » убыр/убир чепыльтэм, « pincement de vampire » ведӥнь чепыллям, « pincement de sorcières » шайтан чепыллям, « pincements de Šaitan », et également, d’après l’étude de G.E. Vereščagina, кулэм мурт родня чепыльтӥз, c’est‑à‑dire qu’un parent défunt a pincé. (Vereščagina, 1995, p. 80) D’après les renseignements d’une informatrice du district Starye Kaksi, raïon de Možga, RO, de telles taches apparaissent surtout la nuit, lorsque la personne s’est couchée sans avoir prié au préalable (TTA : district Starye Kaksi, raïon de Možga, RO, 2014). Une autre informatrice a expliqué que cela se produit, si la personne «Ӧ˚стэтэк изьыны выдэ», « si elle se couche [littéralement] sans Dieu », c’est-à-dire sans avoir prié Dieu (TTA : Iževsk, RO, 2014]). De nos jours, les Oudmourtes accordent une grande importance aux signes qui touchent au pied ou au talon d’un individu : Паллян пыдпыдэс лыдэ ке, кулэм иворлы (TTA : district Dubrovskij, raïon de Kiasovo, RO, 2014). Si le pied gauche démange, alors cela annonce une mort. Паллян пыдтыш лыдэ ке, кулэмлы луэ (TTA : district Dubrovskij, raïon de Kiasovo, RO, 2010) Si le pied gauche démange, cela annonce un décès. Le pied, le talon, la partie inférieure de la jambe, c’est-à-dire les limites inférieures du corps humain, à travers lesquelles se réalise le contact avec le monde extérieur (« l’autre » monde), sont liés aux représentations de la mort (Mazalova, 2001, p. 42‑46). En outre, selon la remarque de S.M. Tolstaja : Les caractéristiques spatiales, où la gauche s’oppose à la droite, et est le signe de la sphère de l’autre côté, sont considérées comme appartenant au démoniaque, associées au malheur et au meurtre, et se trouvent en opposition avec la vie. (Cité par Popova, 2011, p. 158) En règle générale, les phénomènes cités plus haut sont interprétés par les Oudmourtes comme des avertissements et annoncent, pour un avenir proche, soit des changements essentiels dans la vie, soit la mort de quelqu’un. Parfois, lorsqu’ils désirent savoir si une personne est attendue par la mort dans un futur proche, les Oudmourtes font de la divination. Ainsi, les Oudmourtes du raïon de Krasnogorsk de la République d’Oudmourtie accomplissent une divination particulière lors de la semaine sainte. Ils nouent à une souche un morceau de fil ou un bout de tissu qu’ils ont attaché à leur poignet la veille du jeudi saint, et ils jettent la souche dans la rivière. Ils observent ensuite ce qui se passe ; si la souche coule, on doit s’attendre à la mort, si elle se fait emporter par le courant, on va vivre (NII et GGPI, 1987).

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Sur le lit de mort

Quand ils sont témoins de l’agonie d’un mourant, ses proches allègent ses souffrances, juste avant la mort, en accomplissant une suite de procédures qui permettent à l’âme de se libérer rapidement du corps : • on dépose le mourant sur le sol, après avoir, au préalable, étalé de la paille, ou une matière inutile, une flanelle ou bien les bannye veniki, les rameaux que l’on utilise dans l’étuve. On considérait que la personne ne pouvait pas laisser partir son âme sur un matelas ; • on ouvre le clapet du poêle ou on entrouvre la fenêtre, la porte ; • on défait tous les nœuds des vêtements du mourant, on les déboutonne ; • on place, sur l’appui d’une fenêtre ou sur une chaise à côté du mourant, une tasse avec de l’eau, en supposant que l’âme s’y baignera après sa sortie du corps ; • on suspend une serviette propre, pour que l’âme s’essuie après son bain ; • dans certaines traditions locales, lors de souffrances difficiles, on place un couteau à côté du mourant pour que l’âme soit rapidement libérée ; • on allume une chandelle. Toutes ces actions portent une profonde charge sémantique et symbolique. Le sol est lié « à la représentation de la terre comme utérus/matrice, où se sont reposés les morts, où ils sont nés à nouveau, pour revenir à la vie, grâce à la sainteté de la Terre‑Mère » (Éliade, 1999, p. 248‑249). (Pour comparaison : en Inde, dans la cérémonie funéraire, « on dépose tout de suite après la mort le cadavre sur le sol, “pour que l’âme puisse trouver plus facilement le lieu de séjour des morts”, qui est situé sous la terre » [Gennep, 1999, p. 138]). Le système d’actions utilisées pour l’apaisement du décès d’un individu comprend encore des gestes tels que le dévoilement, l’ouverture, le dénouement, le déboutonnage, et autres. Nous pouvons remarquer que des actions analogues sont utilisées pendant les accouchements difficiles. Ces analogies s’expliquent par les principes de la magie homéopathique : le fait d’ouvrir, de dénouer, de déboutonner, permet un écoulement libre de l’énergie, sa libération. Ainsi, le poêle, étant le centre de l’espace d’habitation, sert de point d’appui, « à travers lequel la mort arrive et l’âme s’en va dans l’autre monde » (Galdanova, 1980, p. 95‑96). L’eau utilisée dans ce contexte symbolise le voyage dans le monde des ancêtres. Elle sert aussi de médiateur, permettant l’ouverture ou la fermeture de la frontière symbolique. En outre, l’eau est une substance sacrée, qui a une fonction purificatrice. Par correspondance, c’est de là que vient l’habitude de couvrir ou de vider toute l’eau qui se trouve dans la maison, lorsqu’il y a un défunt. L’utilisation d’une serviette montre la signification symbolique du chemin vers la foule des ancêtres dans le lointain, qui attend l’âme. On utilise un couteau en métal comme protecteur de l’influence des êtres mauvais (à comparer avec le fait que, dans la culture de nombreux peuples, on dépose à côté du nouveau‑né un couteau/des petits poignards, en tant que protecteurs). Dans notre cas, la propriété tranchante du couteau remplit la fonction d’objet symbolique qui sépare l’âme du corps. L’élément feu, représenté ici par la flamme de la chandelle, reçoit une signification apotropaïque. A.K. Bajburin relie l’allumage de la chandelle « aux représentations des ténèbres du royaume des morts, vers lequel se rend le mourant » (Bajburin, 1993, p. 104‑105).

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Après avoir accompli ces actions, on laisse le mourant seul pendant un moment puis on instaure un silence complet. Il est interdit de pleurer ou de se lamenter. On considère qu’une expression bruyante de chagrin incommode l’exhalaison de l’âme et la rend difficile. À travers cette interdiction, on observe également une communion du mourant avec le monde des morts ; ainsi le silence est l’indice du monde de l’autre côté, silencieux. La tradition de laisser seul le mourant se rencontre également chez d’autres peuples finno‑ougriens. Par exemple, chez les Maris, on laisse seul avec lui-même (avec la mort), sur son lit de mort, celui qui est en train d’exhaler son âme, dans la mesure où on croit que son regard est dangereux. On considère que la personne qu’il regardera juste avant de mourir mourra à sa suite6. Si la mort atteint un individu de façon soudaine et sans grandes souffrances, on parle populairement de «капчи/каньыл эзель», « une mort facile ». Règne l’idée que sont dignes de la mort facile les gens ayant eu une conduite exemplaire dans leur vie. La mort des personnages marginaux suscite des représentations allant dans le sens inverse. On considère que ceux qui subissent, plus que d’autres, des souffrances physiques lors de l’exhalaison de l’âme sont des personnes ayant commis de mauvaises actions (sorciers ou sorcières, meurtriers, etc.), « lors de la mort desquels même le temps se gâte (урод адями кулыку, куазь но уродъяське) » (Hristoljubova, 1984, p. 85). Dans ce cas, on dit : эзелез уг вуы. « Sa mort n’arrive pas. » Лÿл басьтӥсь уг лыкты (TTA : Urazgil’dy, raïon de Tatyšly, RB, 2015) « Le preneur d’âme n’arrive pas. » лулыз потын турттыса кураӟӟе (TTA : district Staraïa Sal’ja, raïon de Kijasovo, 2014) « Son âme souffre, elle essaye (littéralement : de sortir [du corps]). » On croit que l’âme de celui qui a possédé des capacités magiques (qui est entré en communion avec le monde des morts) ne peut pas quitter son corps avant que la force surnaturelle soit transmise aux descendants (ou à n’importe quel autre individu). Pour libérer l’âme d’un sorcier ou d’une sorcière, les Oudmourtes connaissent un certain nombre de moyens gestuels. J’ai pu en noter quelques-uns chez les Oudmourtes du Sud : Мынам картэлэн анаез ведӥнь вау. Соуэн сузэрез курадӟиз шуэ но. Татсы ик, сюлмаз, марымен бышкалтӥзы шуиз, венен. Ну кулыны курадӟись мареке, нокызьы но кулэмез уг лу, пе, но. И тазьы «пырс!», пе, бышкалтӥзы. Сэре кулэм. А кудӥзлэн вал сиес поно, лэся, чыртӥяз. Сиес поно, пе, чыртӥяз, мед кулоз шуса. (TTA : Starye Kaksi, raïon de Možga, RO, 2014) « La mère de mon mari était sorcière. Sa sœur [quand la mère sorcière était mourante] a souffert, elle dit. D’abord ici, dans le cœur, on l’a piquée avec cette même aiguille, elle dit. Eh bien, celle qui souffre de mourir, [elle] ne peut mourir d’aucune façon. Et puis, “tyrs !”, on l’a piquée. Puis elle est morte. Et certains, on leur accroche à la joue un collier d’épaule, il paraît. On accroche un collier d’épaule, oui, sur la joue, pour qu’elle meure. » Cet exemple montre que, pour les personnages marginaux, on utilise des objets non standard (l’aiguille et le collier d’épaule) pour faciliter la libération de l’âme. L’aiguille, comme les autres objets en métal, est un objet apotropaïque qui protège des esprits impurs et possède également un effet neutralisant et apaisant. (Pour comparaison : dans la culture des Oudmourtes, pour se convaincre s’il se trouve dans l’isba un sorcier

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ou une sorcière, on enfonce dans le seuil de la porte une aiguille sans chas.) Un autre attribut magique est le collier d’épaule : « On utilise le collier d’épaule avec différents objectifs, mais dans tous les cas il est un symbole de la frontière, de la limite » (Goleva, 2011, p. 136). De là vient, assurément, l’utilisation du collier d’épaule pour le transfert de l’âme d’un état à un autre, d’un monde à l’autre. Par exemple, les Komis permiaks l’ont utilisé dans diverses pratiques magiques : pour neutraliser l’influence d’êtres mythologiques, pour guérir, pour recevoir des connaissances magiques, et pour dominer des personnages démoniaques (Goleva, 2011, p. 135‑136).

Un fait curieux a été noté par le savant finlandais Uno Holmberg au début du XXe siècle, pendant ses expéditions de terrain chez les Oudmourtes en 1911 : « Ce n’est que des grands sorciers qu’ils [les Oudmourtes] disent que, lorsqu’ils meurent, s’élève un tourbillon ou une tempête » (Putešestvija, 2014, p. 106). Lorsqu’ils font face à un tourbillon, les Oudmourtes prononcent la plupart du temps une formule verbale universelle, тӥре-пуртэ киям !, « mon couteau‑hache dans mes mains ! » ou тӥре-пуртэ бордам, « mon couteau avec moi ! » (Gataullina, 2008, p. 128) Cette formule, selon la conception populaire, doit protéger de la force mauvaise qui s’échappe du corps du sorcier ou de la sorcière sous l’aspect d’un être non personnifié. Selon les informations collectées auprès d’informateurs oudmourtes (raïon de Tatyšly, RB, raïon de Kiasovo et de Možga, RO) et maris 7, pour faciliter la séparation de l’âme d’une sorcière, il est indispensable d’enlever/d’ôter le konëk8 du toit de la maison. Ce fait est noté également par D.K. Zelenin, chez les Slaves de l’Est. Le savant suggère que : « Probablement, cette habitude prend ses racines dans les temps où les maisons avaient des toits, mais n’avaient pas de plafonds » (Zelenin, 1991, p. 346). D’après les récits d’une informatrice du raïon de Malopurga de la RU, une sorcière a, sous la peau au niveau du plexus solaire, quelque chose qui a l’aspect d’une toile (дэра кадь). Elle ne peut mourir que lorsque ce tissu même est réduit en poudre (TTA : Malaja Purga, UR, 2014). Il semble donc que le terme de la vie de tels personnages est déterminé, nominal, et dépend d’une matière magique, reçue (possiblement, de la sphère de l’autre monde), pendant l’apprentissage de l’art de la magie.

La « rencontre » avec la mort

D’après les matériaux de terrain de l’auteur, l’individu se transforme physiquement et psychologiquement avant la mort : ses yeux se voilent, ses mains deviennent froides, son visage pâlit, parfois il cesse de reconnaître ses proches, de distinguer le jour de la nuit, il devient agressif, nerveux, etc. Un individu proche de la mort acquiert les propriétés et les qualités d’un personnage liminal, c’est‑à‑dire qu’il se trouve à la limite entre le monde des vivants et le monde des morts. Il peut voir les êtres de l’autre monde et entrer en rapport avec eux, et son âme est capable de s’envoler du corps et de voyager. On considère qu’il arrive que les membres de la famille puissent voir l’âme d’un individu qui est gravement malade ou mourant. Dans une telle situation, les Oudmourtes disent : ишанзэ возьматӥз/адӟытӥз. « Il a montré son fantôme/son ombre. »

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Dans la conscience traditionnelle, « l’apparition de personnages mythologiques se comprend comme un signe du rapprochement de l’individu avec le monde des ancêtres » (Goleva, 2011, p. 119). C’est pourquoi les Oudmourtes supposent que si un individu malade voit des morts, ou s’ils apparaissent devant lui, et qu’il entre en dialogue avec eux, c’est qu’il n’a plus longtemps à vivre. Pratiquement tous les informateurs rapportent que les membres de la famille qui sont décédés « viennent » lui rendre visite, pour rencontrer l’âme du défunt et la conduire ou l’emporter dans l’autre monde. On peut trouver de semblables représentations chez de nombreux peuples. Ainsi, on considère chez les Tchouvaches que « les parents de l’autre monde, la veille de la mort d’une personne qui leur est proche, viennent la nuit, depuis le cimetière jusqu’au village, sous l’aspect d’un train nuptial » (Salmin, 2007, p. 235). Chez les Besermans, « les parents et les membres de la famille qui sont morts “rencontrent” et “proposent leur aide” à leur parent au moment du transfert vers le monde sous terre » (Popova, 2011, p. 158‑159). C’est précisément ainsi que s’expliquent les hallucinations visuelles et la conversation avec les parents décédés en face de la mort : Мемей уйсырмиз ке, чисто вераське вал. Петен но вераське вал и дяден но вераське. Марым, шуэ: «Я, мыно инь, мыно. Мон дасяськемын инь, скоро вуо. Тӥ доры мыно инь». Озьы инь со вераське. «Кыччы-о мынод, мемей?» – шуко но. «Ма, Петыр ӧтиз но, оччы мыно», – шуэ. Собере нош ик шуэ, ӝамдэ уыса: «Ойдо ини чаляк!» «Ма, али ик, даськи ке, мыно инь», – шуэ со нош. Со аӟӟе инь, кулэм муртъёсыз аӟӟе инь. Ӧтё инь сэ». (TTA : Gurez’‑Pudga, Vavož raïon de Vavož, RO, 2013) « Quand maman a commencé à délirer [à cause de sa maladie douloureuse], elle conversait [avec tous les morts]. Et elle discutait avec Petia [le défunt frère de la mourante], et avec papa. Elle dit ça : “D’accord, je viens tout de suite, je viens. Je suis déjà prête, j’arrive bientôt. J’arrive auprès de vous.” Voilà ce qu’elle raconte. “Où est-ce que tu vas, maman ?” je lui demande. “Eh bien, Petia m’a appelée, je vais là-bas”, elle dit. Puis elle dit à nouveau, un peu plus tard : “Allez, plus vite !” “Eh bien, maintenant, je me prépare, j’arrive”, dit-elle à nouveau. Elle voit déjà, elle voit déjà les morts. Ils l’appellent déjà. » D’après les récits des informateurs, les parents morts « qui sont arrivés » ne peuvent être vus que par un individu gravement malade ou sur son lit de mort. Dans la tradition des Oudmourtes, on rencontre assez fréquemment d’autres croyances prédisant une mort prochaine. Nous avons pu noter, chez nos informateurs d’outre‑Kama, des idées semblables, selon lesquelles il est parfois possible d’observer visuellement les âmes mortes, par exemple sous la forme de petits oiseaux : Бакчайын гу вань. Со гу дорын пуксёнтӥез вань Гарифалэн, оччы мынэм. Вӧзаз лемпÿ вай сэзъяськыса кылле тазьы. Ӟольгыри тусъем пужиез, тылобурдоез баӟӟынгес, ӟольгыри кадь но вылӥйыз. […] Со тылобурдоёс мыныса пуксиллям но оччы, вӧзаз ик кыллё. «Бон, таосыз нень сётъяса дышетӥды-а? Мар та таше?» – шусько. «Оло, кулэ ке, Лÿл басьтӥсьёс лыктӥллям, оло, анайёсыд лыктӥллям», – шко. Чирдо, тэччало, со лемпÿын кыллё. Уг но кышкало. […] Казыр бертыкы, со тылобурдоёс сере лыктӥзы. […] «Мар тылобурдо меда та? Оло, анайёс лыктӥллям-а монэ нуыны?» – шуэ Гарифа. «Чирк! Чирк! Чирк!» шуса тэччало котыраз. (TTA : Novye Tatyšly, raïon de Tatyšly, RB) « Dans le potager il y a une fosse. À côté de cette fosse il y a le banc de Garifa, [elle] est allée là-bas. À côté, se balance la branche d’un merisier à grappes. Il a la même couleur que les moineaux, [mais] cet oiseau est plus grand, son dos est comme celui

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du moineau. […] Ces oiseaux ont volé directement jusque-là et se sont posés à côté. “Alors, c’est au pain qu’ils se sont habitués, [ces oiseaux] ? Qu’est-ce que c’est que ça ?” je dis. “Ou alors, si je dois mourir, les [esprits] Preneurs d’âme sont venus, ou mes parents [défunts] ‘sont arrivés’”, je dis. Ils gazouillent, ils bondissent, ils se posent sur ce merisier. Et ils n’ont pas peur. […] Quand nous sommes rentrés à la maison, ces oiseaux nous ont suivis. […] “Qu’est-ce que c’est que ces oiseaux ? Ou est-ce que mes parents [défunts] sont venus pour moi ?” demande Garifa. “Tchip ! Tchip ! Tchip !” ils gazouillent, bondissent autour d’elle. » Représenter l’âme par une figure ailée est caractéristique de nombreux peuples du monde, ce qui revêt un profond sens cosmologique, mythologique et cultuel, et reflète l’univers mental du peuple. Selon les conceptions religieuses et mythologiques des peuples finno‑ougriens, les forces divines et les ancêtres défunts sont personnifiés sous des traits ornithomorphes ; il s’agit de l’une des variantes de leurs apparitions physiques dans le monde des humains. En outre, selon les représentations populaires, les personnages marginaux, qui possèdent des connaissances magiques, peuvent se transformer en oiseaux. Ainsi, chez les Slaves : Les âmes des gens justes ou des ancêtres vénérés sont symbolisées par la figure d’oiseaux « purs » (la colombe, l’hirondelle, la cigogne, l’alouette, et d’autres), tandis que les oiseaux « impurs » (le hibou, le grand duc, le corbeau) endossent le rôle de défunts, de pécheurs, de sorciers. (Cité par Usačeva, 2008, p. 173) De là, sans doute, vient la représentation des Oudmourtes selon laquelle, si une pie vient à la maison, il y aura des invités ou une autre nouvelle ; si c’est un corbeau, c’est un mauvais présage, un décès ; si c’est un coucou, c’est un incendie ou un malheur, tandis qu’une colombe blanche qui s’envole dans le cadre de la porte symbolise le bonheur et la grâce divine. Dans la tradition oudmourte, la figure ornithomorphe se rencontre également dans la poésie nuptiale ou celle du départ à l’armée, où elle s’associe respectivement avec la fiancée ou le fiancé, et avec le conscrit (voir Vladykina, 2006, p. 50‑57). Dans le groupe des Oudmourtes d’outre‑Kama, qui ont été en contact étroit avec des peuples turcs et ont été exposés à l’influence musulmane, il existe un personnage particulier, l’ange de la mort, Azrali9. On rencontre également un autre nom, «Лыл/Ӟан басьтӥсь», « le Preneur d’âme » (Sadikov, 2008, p. 154). Les Maris de la même région ont également des représentations d’un être de l’autre monde, Azyren10. Chez les Tchouvaches, l’esprit qui emporte l’âme s’appelle Čun illi11, (littéralement : « l’Enleveur d’âme », traduction de Salmin) ou Esrel12 (de l’Azraïl musulman, commentaire de Salmin ; Salmin, 2007, p. 238). Dans les représentations populaires, l’ange de la mort a une figure anthropomorphe. Selon les Oudmourtes, il arrive auprès d’un individu mourant sur un cheval gris et, selon les Maris, sur des chevaux noirs dans un tarantass13. Ses attributs essentiels sont des couteaux tranchants14, à l’aide desquels il sépare l’âme de l’individu de son corps physique. Comme le remarquent les témoins maris, l’ange de la mort peut être vu par « les gens pécheurs ou méchants ; il se présente rarement aux gens justes », parfois il apparaît à un individu pendant l’exhalation de l’âme, ou on peut le rencontrer en rêve (Toidybekova, 1997, p. 302 ; Jamurzina, 2011, p. 136). Selon la vision d’une informatrice du village de Novye Tatyšly, raïon de Tatyšly, RB, l’agent de la mort, Лÿл басьтӥсь, peut avoir une figure ornithomorphe, prendre la forme d’un petit oiseau, qui ressemble au moineau, et il se montre à l’individu devant la mort (TTA, village de Novye Tatyšly, raïon de Tatyšly, RB, 2014). Un personnage ornithomorphe analogue a été noté en Oudmourtie du Nord, à Ujvaj, raïon de Debëssy, RO, («лул

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басьтӥсь тылобурдо», « un oiseau qui prend l’âme »), qui est d’une couleur jaune et vient auprès du mourant avant sa mort (Kel’makov, 2006, p. 191). D’après les récits de nos informateurs, il y a une différence entre les défunts morts d’une mort naturelle (atteints d’une maladie grave, des personnes âgées), et ceux qui sont morts d’une mort non naturelle (des conséquences d’un accident, tués ou autres). Au second groupe appartiennent aussi les malades mentaux. D’après la définition de D.K. Zelenin, ceux qui sont morts de leur belle mort atteignent le rang des ancêtres, tandis que « les gens qui sont morts avant le terme de leur mort naturelle, qui meurent souvent dans leur jeune âge, d’une mort brutale, malheureuse ou violente » (Zelenin, 1995, p. 39) comptent parmi les morts impurs. Dans le premier cas, le mourant, sentant l’approche de la mort, appelle ses parents et les bénit, leur dit des mots d’adieu. Dans de rares cas, il exécute une chanson qu’il a lui-même composée, pour qu’après sa mort ses parents la chantent et se souviennent de lui. Dans le cas où c’est un membre âgé de la famille qui meurt, on s’adresse à lui avec cette prière : Шуддэ сёт (TTA : district Dubrovskij, raïon de Kijasovo, RO, 2008) « Donne ton bonheur. » On pense qu’un individu qui a reçu le bonheur d’un défunt reçoit en même temps son patronage et son aide dans les situations difficiles de la vie15. Les âmes des gens morts de mort rapide, sans en avoir conscience, sont considérées comme dangereuses. Elles ne se rendent pas dans le monde des morts, mais « elles errent à travers la terre, […] effraient et terrifient les proches, leur causent des dommages, envoient des maladies, servent les démons, se mêlent à une force impure » (Zelenin, 1995, p. 23).

Figure 1

Les adieux de la famille au défunt sur son lit de mort (village de Vjazovka, raïon de Tatyšly, RB, 1992) © Archives familiales de la famille Timerhanov

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La « visite » dans l’autre monde

Dans les sources publiées et dans mes matériaux de terrain, on rencontre l’idée d’une « visite » temporaire de l’autre monde. On considère que cela arrive aux gens qui se trouvent dans une syncope profonde, dans le coma, ou qui sont dans un sommeil léthargique : кулэм кадь кылльыны, « séjourner comme un défunt », кулыса кылльыны, « séjourner après être mort ». Les Oudmourtes d’outre‑Kama disent de telles personnes qu’elles sont « allées dans le nert » (du tatare мэрт, mert, « le monde souterrain, d’outre-tombe »), нэртэ мынэм. De telles personnes gardent sur le corps, le visage ou les mains des marques particulières qui ont l’aspect de brûlures. (Sadikov, 2008, p. 156) Dans la tradition oudmourte, on appelle les phénomènes de ce genre кулыса улӟон/ кулэмысь улӟыса султон, « la renaissance après la mort ». Conformément aux perceptions des informateurs, il n’est pas rare que ceux qui sont allés dans le monde souterrain reçoivent des capacités magiques et deviennent des magiciens. Comme le remarque S.M. Tolstaia, « la relation à ces gens, que ce soit pendant leur vie ou après leur mort, demande toujours d’être sur ses gardes » (Tolstaia, 2010, p. 235). Un chercheur écrit que, dans la tradition slave, on accordait dans la plupart des cas une connotation négative à cette fausse mort, liée à la sémantique péjorative de la répétition : Pendant leur vie ils sont vus comme dangereux, dans la mesure où ils sont venus deux fois dans « ce » monde, qu’ils ont franchi deux fois la frontière entre la vie et la mort (à leur naissance et à leur fausse mort), et après la mort ils sont encore dangereux, parce qu’ils sont morts deux fois. (Sadikov, 2008, p. 156) En lien avec cette allégation, un des faits notés dans le district Bol’šie Siby, raïon de Možga, RO, d’après les souvenirs des anciens habitants : Пильмон Педягайлэн анэз куыса… […] Педягайлэн анэз инь со. Педягайлэн таре ку куэмез инь, ми пичиесь дыръя со пересь вау туж. […] Пильмон Педягайлэн анэз кулэм но, нуналаз ватны… малы ватӥллямтэ, черкын кӧлтӥллям. Уыӟылэм, пе, шуса вераськылӥзы. Дӥськутэз, марым, ошиськем, пе, вылэм шайпул вӧзтӥ. Вииллям-а мар-а? Баӵка вие-а сэ, кызьы? Тӥнь озьы вераськон вау. Кулэм муртэ, пе, улӟе ке, улӟын, пе, уг лэзё ни, берен, пе, виё. (TTA : district Bol’šie Siby, raïon de Možga, RO, 2014) « La mère de tonton Fedia Pil’mon16 est morte… […]. Elle est déjà la mère de tonton Fedia. Combien de temps s’est passé depuis la mort de tonton Fedia, quand on était jeunes, il était [alors] déjà très vieux. […] La mère de tonton Fedia Pil’mon est morte, oui, ce jour-là on devait l’enterrer… Pourquoi on l’a pas enterrée, on [l’]a déposée dans l’église la nuit. Elle était vivante, elle parlait. Ses vêtements pendaient, oui, le long de la tombe. On l’a tuée, quoi ? Est-ce que le prêtre la tue, quoi ? Voilà ce qu’on racontait. Quelqu’un qui est mort, s’il revit, s’il vit, eh ben, on ne le laisse pas, on le tue une seconde fois. » La coutume décrite ci-dessus, de tuer un « mort » revenu à la vie, a été accomplie par un prêtre, c’est-à-dire par un étranger venant d’une autre culture (orthodoxe), où le phénomène se comprenait comme une anomalie, dangereuse pour les vivants. Les Oudmourtes, malgré leur appartenance extérieure à l’Église orthodoxe, ont gardé

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jusqu’à aujourd’hui encore des conceptions traditionnelles, principalement autour du culte des ancêtres – sans parler de la situation au XIXe siècle. Les mentions du meurtre d’un mort revenu à la vie sont pratiquement absentes de la tradition orale des Oudmourtes, bien que mes informateurs affirment que, dans le passé, ces situations n’étaient pas rares. Certains, pendant leur vie, avertissent même leurs proches de bien s’assurer qu’ils sont morts : Кыӵе ке но ныл-а мара зундэссэ ымаз поныса ньылыны шедьтэм но, гуньдэм, пе, но, сое, пе, ватӥллям но… Сыре малы бон сое поттано луиллям медак, уг тоськы. Кыминь, пе, луэм, пе, со. […] Соин ик азьло кунь уй кӧлтытэк уг вато вылэм адямиез. Кунь уй кӧлэм бераз… Яке улӟоз шуса. Мон но, монэ кунь уйтэк эн ватэ шуса, серекъясько. Мон тани кампет али но чупчисько вал ижжогалэсь. […] Изьын выдыкым но, ымам понӥсько но, серекъясько: «Куньмойтэк эн ватэ монэ, мынам яке кампетэ шунаса быроз.» (TTA : district Dubrovskij, raïon de Kijasovo, RO, 2013) « Une fille avait pris dans sa bouche un anneau et l’avait avalé soudain, et, ben, on l’a enterrée… Ensuite, pourquoi on n’a pas creusé, je ne sais pas. Elle est tombée la tête en avant, on aurait dit. […] C’est pourquoi autrefois on enterrait le défunt seulement après la troisième nuit. Après qu’il a dormi trois nuits, [qu’on l’enterrait] … En pensant qu’il peut se réveiller soudain. Et je rigole, ne m’enterrez pas, [avant que] n’arrive la troisième nuit. J’ai tout juste sucé un bonbon à cause de mes brûlures d’estomac. […] Quand je vais me coucher, je le mettrai aussi dans la bouche et je dirai : « Ne m’enterrez pas avant trois fois vingt-quatre heures, soudain le bonbon va fondre [et je revivrai]. »

Conclusion

Ainsi, dans la culture traditionnelle des Oudmourtes, la période qui précède la mort et les expériences d’avant‑mort d’un individu sont l’étape initiale du voyage vers l’autre existence. L’individu lui-même reçoit les qualités et les propriétés d’un personnage liminal, c’est-à-dire que « le mourant devient déjà un mort » (Baiburin, 1993, p. 105). Au travers de la destruction de l’état biologique, l’individu, qui se trouve à la limite des mondes, communique avec ses ancêtres morts et avec l’agent de la mort. Dans certains cas, il est possible de visiter l’autre monde et d’en revenir. Cependant, « dans toutes ces actions, jusqu’à la fin, le mourant agit dans le rôle d’un sujet, accomplissant un rituel, mais avec l’arrivée du décès, il devient l’objet du rituel » (Baiburin, 1993, p. 104). Cela détermine la relation que son entourage noue avec lui, de même que le comportement communicatif que celui-ci tient à son égard, tandis que le mourant lui- même acquiert un nouveau statut social et rituel. Dans la culture populaire, la période d’avant‑mort, qui se trouve être un moment critique, liminaire, définit les particularités du comportement verbal et non verbal tant de l’individu que de tout l’environnement social (l’entourage familial, la communauté villageoise). La mort, moment crucial du mélange des mondes, exige une stratégie déterminée, une tactique comportementale qui se fonde sur des formes travaillées depuis des siècles et des moyens servant à réguler le comportement d’un individu dans ce moment difficile de forte émotion. Il convient de remarquer que, généralement, l’individu n’a pas conscience des mécanismes qu’il met en œuvre dans la communication : il reçoit des « clichés » culturels prêts à l’emploi, et n’improvise, ou ne crée, que rarement des ajouts individuels sous forme de modèles verbaux et gestuels.

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C’est pourquoi il est si important de faire des recherches sur ce thème, en particulier maintenant, alors que la génération ancienne recourt encore à ces procédés pour permettre le rapport avec le monde de l’autre côté, et que chez les plus jeunes ces procédés revêtent assez souvent un caractère mécanique, ne manifestant aucune conscience des actions accomplies, qui sont, le plus souvent, inconscientes et souvent non reproduites. Pour conclure, ajoutons que le processus même de passage d’un individu vers l’autre existence, qui s’exprime à travers ses expériences d’avant‑mort, est un élément essentiel de la transformation du système rituel d’enterrement et de commémoration, qui exige des recherches plus poussées dans la mesure où les processus globaux contemporains peuvent influencer (ou influencent déjà) la thématique étudiée.

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Travaux de terrain de l’auteur (=TTA)

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Raïon де Kijasovо, République d’Oudmourtie Dubrovskij 1. Anisimova Galina Anatol’evna (1970) 2. Bespalova Antonida Petrovna (1950) 3. Nikonova Marija Pavlovna (1926) Staraja Sal’ja 1. Kulikova Zinaida Francova (1954) 2. Kulikov Arkadij Nikolaevič (1948) 3. Pavlova Galina Nikolaevna (1957) 4. Petuhova Raisa Ivanovna (1956)

Raïon de Malopurga, République d’Oudmourtie Malaja Purga 1. Karabaeva Marija Ivanovna (1961)

Raïon de Možga, République d’Oudmourtie Bol’blique 1. Aleksandrova Elizaveta Sergeevna (1931) 2. Rekalova Nina Nikolaevna (1938) Starye Kaksi 1. Širšina Evdokija Ivanovna (1931)

Iževsk, République d’Oudmourtie 1. Čybyševa Fljura Ahmethanovna (1962)

Raïon de Tatyšly, République du Baškortostan Novye Tatyšly 1. Gil’manova Gašira Šajmardanovna (1933) Urazgul’dy 1. Mentdijarova Fljura Menkairovna (1951) 2. Nurtdinova Madina Šajhutdinovna (1955) 3. Rijanova Zoja Menkairovna (1964)

Raïon де Vavož, République d’Oudmourtie Gurez’‑Pudga 1. Ščetkina Antonida Petrovna (1939‑)

Matériaux d’archives

NII et GGPI, 1987 = записи фольклорной экспедиции НИИ и ГГПИ, 15 декабря 1987 г., д. Удмурт Караул Красногорского района УАССР. Записали Ходырева М.Г., Карпова Л.Л.

NOTES

1. Cette variante de la traduction littérale est proposée par T. G. Vladykina et G. A. Gluhova (2011, p. 121). 2. « Le village des morts » désigne le cimetière. On trouve des désignations analogues du cimetière, par exemple, chez les Russes (селение мертвых, « le village des morts », погост, le cimetière du village), les Mordves (тоначинь веле, « le village qui se trouve de l’autre côté »), et les Ougriens de l’Ob’ (халас пуг’ор, « le bourg des morts ») (Petruhin, 1995, p. 314 ; Zen’ko, 1997, p. 109 ; Karabel’nikov, ressource électronique). 3. Le coin de l’isba dans lequel se trouvent les icônes (N.d.T.).

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4. Les traductions sont de l’auteur. (N.d.T. : les traductions sont faites à partir de la traduction en russe de l’auteur). 5. Dans la culture populaire oudmourte, le lexique vulgaire russe est un des moyens de parler d’une manière détournée du contact avec l’autre monde, de même que la prière païenne pendant les prières, les commémorations et autres. 6. Cette information a été reçue pendant la rédaction de l’article. La correspondante a souhaité garder l’anonymat. 7. Pendant la présentation orale de V. Semenova, doctorante à l’université de Tartu, née en 1987, district de Kušmar, raïon de Zvenigovskij, République du Mari El. Cette information a été obtenue pendant la rédaction de l’article. 8. Un élément de construction des toits, la partie la plus haute, ayant souvent la forme d’un cheval (N.d.T.). 9. En confirmant l’appellation de ce personnage démonologique, R.R. Sadikov remarque que « chez les musulmans l’ange de la mort s’appelle Azraïl » (Sadikov, 2008, p. 154). Il est possible qu’à ce personnage soit lié un autre mot oudmourte, эзель (du tatare әҗәл, « moment de la mort, mort, décès »), qui signifie la mort, le décès, le sort, le destin. L’aire de distribution de ce terme est plus large que celui d’Azrali, et sans doute a-t-il été bien plus anciennement assimilé chez les Oudmourtes. 10. En mari : Азырене. 11. En tchouvache : Чун илли. 12. En tchouvache : Эсрел. 13. Voir en détail Sadikov, 2008, p. 154 ; Sitnikov, 2006, p. 17. 14. D’autres attributs du meurtre en faisaient partie : la corde, la faux, la hache, l’alêne, le marteau en bois, la pelle, la serpe (voir les détails chez Sitnikov, 2006, p. 17). 15. Des représentations semblables sont caractéristiques, par exemple, des Komis. Selon leurs croyances, les ancêtres morts leur apportent leur protection, « apparaissant devant ceux qu’ils protègent dans les situations difficiles » (Mifologija komi, 1999, p. 96). 16. Pil’mon (russe Filimon) désigne dans ce contexte le nom de la famille à laquelle appartient Fedor, le protagoniste du récit oral.

RÉSUMÉS

En se fondant sur des matériaux publiés et sur ses travaux de terrain, l’auteur étudie les récits oraux et les croyances des Oudmourtes qui concernent les représentations de l’état précédant la mort d’un individu, de sa mort, et de sa « visite » temporaire dans l’autre monde. Il examine les variantes locales de termes oudmourtes liés aux phénomènes d’avant-mort. L’accent est mis principalement sur les stéréotypes comportementaux de la communication, dont la sémantique est analysée à travers le prisme de figures symboliques, d’actions et d’unités verbales.

On the basis of published materials and of the author’s fieldwork, this article studies oral narratives and beliefs of the Udmurt about the one’s pre-death state, one’s death and the provisional stay in the world. It presents also the local forms of Udmurt terms about these states. The article insists on behavioural communication stereotypes, whose semantics is studied through the prism of symbolic metaphors, actions and verbal units.

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Tuginedes publitseeritud materjalidele ja välitöödele uurib autor udmurtide suulisi jutustusi ning uskumusi, mis puudutavad isiku surmale eelnevat seisu, tema surma ja tema ajutist „külastust” teispoolsusse. Artiklis uuritakse kohalikke variante udmurdi sõnavarast, mis on seotud surmaeelsete nähtustega. Põhirõhk on asetatud kommunikatsiooni käitumisstereotüüpidele, mille semantikat analüüsitakse sümboolsete kujundite, tegevuste ja sõnaliste üksuste vaatevinklist.

На основе опубликованных материалов и полевых сведений автора изучаются устные рассказы и поверья удмуртов о представлениях предсмертного состоянии человека, смерти и временно «побывавшего» в ином мире. Приводятся локальные варианты удмуртских терминов, связанных с околосмертными явлениями. Основной акцент сделан на поведенческих стереотипах коммуникации, семантика которой рассматривается сквозь призму символических образов, действий и вербальных единиц.

INDEX

Mots-clés : agent/esprit de la mort, agent/esprit de la mort, ancêtres défunts, ancêtres défunts, communication, communication, décès, décès, liminalité, liminalité, monde des morts, monde des morts, monde des vivants, monde des vivants, Oudmourtes, Oudmourtes, représentations d’avant‑mort, représentations d’avant‑mort, signes de la mort, signes de la mort, « visite » de l’autre monde, « visite » de l’autre monde nomsmotscles Besermans Khakasses, Komis permiaks, Maris, Mordves, Oudmourtes, Ougriens de l’Ob, Tchouvaches motscleset elavate maailm, kommunikatsioon, liminaalsus, representatsioonid enne surma, surmavaim, surm, surma märgid, surnud esivanemad, surnute maailm, teise ilma külastus, udmurdid Index chronologique : XXIe siècle (début) Index géographique : Bol’šie Siby, Debëssy Dubrovskij, Gurez’‑Pudga, Inde, Iževsk, Kiasovo, Kušmar, Malaja Purga, Možga, Novye Tatyšly, République du Mari El, République d’Oudmourtie, République du Baškortostan, Staraja Sal’ja, Starye Kaksi, Tatyšly, Udmurt Karaul, Ujvaj, Urazgil’dy, Zvenigovskij (raïon) motsclesru агент/дух смерти, знаки смерти, коммуникативное поведение, кончина, лиминальность, мир живых, мир мертвых, околосмертные представления, покойные предки, «посещение» иного мира, удмурты Keywords : agent of death, communication, dead ancestors, death, death signs, liminality, pre- death representations, Udmurt, “visit” in the other world, world of the dead, world of the living disciplines oudmourte, russe, tatare Thèmes : études de folklore, ethnologie

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L’adessif dans l’expression de la possession en estonien The Adessive for Expressing Possession in Estonian Adessiiv omamise väljendamiseks eesti keeles

Suzanne Lesage

1. – Introduction

1 Parmi les 14 cas de l’estonien, on en distingue 11 – dits « sémantiques » ou « concrets »1 – qui sont sélectionnés pour des raisons sémantiques. Les syntagmes aux cas sémantiques sont le plus souvent des compléments circonstanciels (optionnels ou sous‑catégorisés par le verbe) et on peut souvent les gloser par des groupes adpositionnels. Parmi ces 11 cas sémantiques, on compte 6 cas dits « locaux » dont l’une des fonctions principales est l’expression des relations spatiales (localisation, destination, provenance). Ces cas s’organisent en deux séries, l’une référant à des lieux ouverts (cas dits « externes »), l’autre à des lieux fermés (cas dits « internes »).

Statique Directionnel Séparatif

Externe Adessif Allatif Ablatif

Interne Inessif Illatif Élatif

2 Ces cas ont d’autres emplois, comme la localisation dans le temps (adessif, inessif), la cause (élatif), la matière dans laquelle est fait un objet (élatif), la rection de certains verbes, etc. L’adessif est très certainement celui qui a le plus d’emplois non locatifs. Par ailleurs, ces emplois s’éloignent très largement de son sens locatif et il est souvent impossible d’établir un lien entre le sens locatif et ces divers emplois (comme il peut

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être aisé de concevoir le lien entre l’expression locative et l’expression temporelle, ou entre l’expression de la provenance et celle de la matière dont un objet est fait).

3 Dans cet article, nous nous intéresserons aux adessifs référant à des possesseurs. En effet, l’adessif permet d’exprimer le possesseur aussi bien dans des relations de possession assertée (où la prédication consiste à exprimer la relation de possession ou d’expérience2) :

(1)

Mu‑l on raamat

moi‑ADESS.SG être.PRS.3SG livre.NOM.SG

J’ai un livre.

4 que dans les relations de possessions présupposées (où la relation de possession ne relève pas de la prédication) :

(2)

Mu‑l raamat on laua‑l.3

moi.ADESS.SG livre.NOM être.PRS.3SG table.ADESS.SG

Mon livre est sur la table/J’ai un livre sur la table.

5 Dans ces deux types de construction, le statut sémantico-syntaxique des différents éléments est problématique. Par ailleurs, la relation de possession présupposée exprimée à l’adessif est en concurrence avec une construction dans laquelle le possesseur est exprimé au génitif. Quelle est la répartition de ces deux constructions ?

6 Après avoir défini la notion de possession et de possesseur, nous analyserons les deux constructions permettant d’exprimer la possession qui mettent en jeu un argument à l’adessif. Nous nous intéresserons particulièrement à la construction exprimant la possession présupposée dans laquelle le possesseur et le possédé constituent deux syntagmes indépendants sans relation d’inclusion (contrairement à la construction concurrente où le possesseur est au génitif). Enfin nous tenterons d’expliquer les différences d’usage entre la construction dans laquelle le possesseur est au génitif et celle où il est à l’adessif.

7 L’étude de ces constructions nécessite que nous portions notre attention aussi bien sur la langue parlée que sur la langue écrite car certaines constructions se sont très largement généralisées à l’oral ou dans les écrits informels que l’on trouve sur Internet, tandis qu’à l’écrit leur usage reste relativement contraint. Nous avons donc procédé de manière assez différente pour le traitement de ces deux registres. Pour le traitement de l’écrit, nous nous sommes principalement appuyées sur le corpus bilingue estonien- français4 qui réunit des textes littéraires et de sciences humaines ainsi que les traductions des débats du Parlement européen et de la législation européenne. Pour les

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constructions plus répandues dans la langue orale et les écrits relâchés, nous avons procédé à des recherches sur le corpus de langue estonienne parlée5 et sur un moteur de recherche. La très grande majorité des occurrences provenait de forums. Le petit corpus que nous avons constitué à partir des exemples ainsi trouvés nous a permis ensuite de formuler des hypothèses que nous avons vérifiées qualitativement (entretiens individuels effectués avec une dizaine de locuteurs).

2. – « Possession au sens strict » et « possession au sens large »

8 Il existe, dans les langues, différents types de relations s’apparentant à la possession (terme pris dans une acception très large) et qui ont des manifestations linguistiques communes (l’expression avec le verbe avoir en français) ou des constructions propres (comme la possibilité de gloser par posséder ou faire partie de, etc.). Nous reprendrons, pour analyser les usages possibles de l’adessif, la typologie proposée par Martin Riegel (1984), que nous compléterons en nous inspirant notamment de celle réalisée par Inga Vendelin (1999), qui procédait à une étude comparée des pronoms possessifs en français et en estonien.

9 La notion de possession au sens large peut renvoyer à :

2.1. – La relation de possession ou de jouissance

10 La relation de possession (qui unit un possesseur et un objet) ou de jouissance (un détenteur et l’objet dont il a la jouissance ou l’usage, le locataire d’un appartement et son appartement, par exemple) : le possesseur/détenteur ne peut alors être qu’un être animé.

(3)

Ema‑l on raamat.

mère‑ADESS.SG être.PRS.3SG livre.NOM.SG

Ma mère a/possède un livre.

(4)

Mis kell Ann su‑l buss lähe‑b=ä?

quel.NOM heure.NOM Ann.NOM.SG toi‑ADESS.SG bus.NOM.SG aller‑PRS.3SG

À quelle heure part ton bus, Ann ?

(5)

Su‑l kampsun on must.

toi‑ADESS.SG gilet.NOM.SG être.PRS.3SG sale.NOM.SG

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Ton gilet (celui que tu portes) est sale.

2.2. – La relation d’appartenance de la partie au tout

11 Appartenance dite parfois « partitive » ou « ensembliste » qui relie un objet et l’une de ses parties6.

(6)

Se‑l auto‑l on ainult kolm ratas‑t.

ce‑ADESS.SG voiture‑ADESS.SG être.PRS.3SG seulement trois.NOM.SG roue‑PART.SG

Cette voiture n’a que trois roues.

2.3. – La relation entre des individus animés7

12 Comme les relations de parenté.

(7)

Mu‑l on õde.

moi‑ADESS.SG être.PRS.3SG sœur.NOM.SG

J’ai une sœur.

2.4 – La relation entre un individu et ses productions, ses activités, ses sentiments ou ses pensées

(8)

Se‑l aasta‑l ilmu‑s ta‑l esime‑ne romaan.

ceDEM- année- paraître-PST. lui- premier- roman.NOM.SG ADESS.SG ADESS.SG 3SG ADESS.SG NOM.SG

Son premier roman est paru cette année.

2.5. – La relation entre un objet ou un être et ses caractéristiques

(9)

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Ta‑l on hea iseloom.

lui‑ADESS.SG être.PRS.3SG bon.NOM.SG caractère.NOM.SG

Il a bon caractère.

13 Nous considérerons par la suite toutes les relations précédemment mentionnées comme des relations de possession au sens large. Nous ne dissocierons les différents aspects que lorsqu’ils sont traités différemment par la langue.

3. – Analyse syntaxique des constructions exprimant la possession

3.1. – Construction

14 L’estonien ne connaît pas de verbe générique permettant d’exprimer la possession au sens large8. Pour exprimer cette notion, on a recours, comme nous avons pu le voir dans les exemples précédents, au verbe olema « être » à la troisième personne ayant pour arguments l’objet possédé au nominatif (son sujet grammatical, avec lequel il s’accorde), le plus souvent en position de rhème, en fin de proposition, et le possesseur à l’adessif, en position de thème, en début de proposition :

(10)

Mu‑l on korter.

moi‑ADESS.SG être.PRS.3SG appartement.NOM.SG

Thème Rhème

J’ai un appartement.

3.2. – Analyse syntaxique et sémantique

15 L’objet possédé, le sujet grammatical de la phrase, peut être soit au nominatif soit au partitif. Un sujet singulier est au nominatif quand il réfère à une entité dénombrable (voir exemple [9]) et au partitif quand il réfère à un indénombrable.

(11)

Mu‑l on pappi.

moi‑ADESS.SG être.PRS.3SG fric.PART.SG

J’ai du fric.

Études finno-ougriennes, 48 | 2017 169

16 Au pluriel, le sujet est au nominatif quand il réfère à toutes les entités de cette nature que possède le possesseur (quantité inclusive pour Metslang, 2012) comme l’illustre l’exemple suivant :

(12)

Selle‑l kase‑l on juba lehe‑d9.

ce‑ADESS.SG bouleau‑ADESS.SG être.PRS.3SG déjà feuille.NOM.PL

Ce bouleau a déjà (toutes) ses feuilles.

17 Le sujet est au partitif quand il réfère à une partie de ce que possède le possesseur (quantité non inclusive pour Metslang, 2012), comme nous pouvons le voir dans l’exemple suivant :

(13)

Selle‑l kase‑l on juba leht‑i.10

ce‑ADESS.SG bouleau‑ADESS.SG être.PRS.3SG déjà feuille.PART.PL

Ce bouleau a déjà quelques/des feuilles./Ce bouleau a déjà ses premières feuilles.

18 Ainsi les phrases dites « attributives », dans lesquelles le possédé est un objet inaliénable, observent le schéma suivant :

19 argument à l’adessif + copule (on/oli/olid) + partie du corps NOM.PL + adjectif NOM.PL

(14)

Mu‑l on käe‑d puhta‑d.

moi‑ADESS.SG être.PRS.3PL main‑NOM.PL propre‑NOM.PL

J’ai les mains propres.

20 Cependant, même si la partie du corps et l’adjectif sont homocasuels, ils constituent deux syntagmes distincts (on peut d’ailleurs noter qu’en estonien, au sein d’un même syntagme nominal, l’adjectif, quand il n’est pas apposé, précède toujours le nom). Il s’agit en réalité d’une phrase de type sujet + copule + attribut du sujet à laquelle s’est ajoutée la référence au possesseur à l’adessif11. Il est d’ailleurs possible de pronominaliser le syntagme référant à la partie du corps sans pronominaliser l’attribut, comme nous pouvons le voir ci-dessous :

Mu‑l on käe‑d puhta‑d.

Études finno-ougriennes, 48 | 2017 170

moi‑ADESS.SG être.PRS.3PL main‑NOM.PL propre‑NOM.PL

(15)

Su‑l on nad mustad.

toi‑ADESS.SG être.PRS.3PL eux‑NOM.PL sale‑NOM.PL

J’ai les mains propres. Les tiennes sont sales.

21 Nous détaillerons par la suite cette notion de possession non assertée.

22 Cette expression de la possession par une construction où l’objet possédé est sujet d’un verbe être sélectionnant comme argument un cas oblique pour exprimer le possesseur est très fréquente dans les langues indo-européennes. On peut notamment citer, en latin, la construction être + datif en variante libre avec le verbe habeo « avoir ».

(16)

Dom‑us es‑t patr‑i12.

maison‑NOM.MASC.SG être‑PRS.3SG père‑DAT.SG

Mon père a une maison.

23 On peut également penser à la construction être + à SN en français.

Ce livre est à moi.

24 Dans ce dernier exemple, le choix de cette construction, au détriment du verbe avoir, dénote une volonté d’insister sur le possesseur13 et non sur l’objet possédé qui est alors thème. A contrario, en estonien, la construction possesseur à l’adessif + copule + possédé au nominatif n’est pas marquée sémantiquement, c’est l’expression la plus neutre.

25 Les langues finno‑ougriennes, qui pour la plupart ne possèdent pas de verbe « avoir » ancien et réellement ancré dans la langue, ont recours à des cas locatifs pour exprimer la possession. On peut citer l’exemple suivant en finnois, qui met également en jeu un argument à l’adessif :

Riina‑lla on auto14.

Riina‑ADESS.SG être.PRS.3SG voiture.NOM.SG

Riina a une voiture.

Études finno-ougriennes, 48 | 2017 171

26 Ou bien celui-ci en same du Nord, qui, disposant d’un système casuel plus restreint que l’estonien, fait appel au locatif pour exprimer la possession :

Mu‑s lea beana.

moi‑LOC.SG être.PRS.3SG chien.NOM.SG

J’ai un chien.

27 Ce lien sémantique entre l’emploi de l’adessif pour référer à un possesseur et son sens locatif est en adéquation avec la théorie de Gruber (1965), qui adopte une approche localiste des rôles thématiques, et assimile ainsi le possesseur à un lieu dans lequel se trouve un objet (qu’il décrit comme le « thème »). Cette analyse est extrêmement proche de l’un des sens (sens locatif) du cas, mais elle n’est pas très satisfaisante car cette catégorie thème est très large et elle ne permet pas de faire de lien pertinent entre la sémantique et la syntaxe.

4. – La « dislocation » du syntagme possesseur‑possédé

4.1. – Présentation

28 L’estonien n’a pas de pronom possessif (à l’exception du possessif réfléchi oma). Le possesseur15 est donc exprimé par le pronom personnel au génitif placé devant le substantif, comme dans l’exemple qui suit :

(17)

minu/mu kass

moi.GEN.SG chat.NOM.SG

Mon chat.

29 Il est possible en estonien de thématiser le possesseur en disloquant16 le syntagme et en faisant apparaître le possesseur à l’adessif, le plus souvent en première position, en le séparant éventuellement17 du substantif auquel il se rattache. Dans ce cas, le possesseur constitue à lui seul un syntagme (à l’adessif) qui est un argument du verbe, et le possédé constitue un autre syntagme (au cas requis par la syntaxe). Dans un syntagme où le possesseur est exprimé au génitif, comme dans l’exemple (17), le syntagme nominal exprimant le possesseur est inclus dans le syntagme nominal, contrairement aux exemples suivants où le possesseur constitue un syntagme à part entière.

(18)

Études finno-ougriennes, 48 | 2017 172

Kas su‑l ela‑b sõber Läti‑s?

PARTC.INTER toi‑ADESS.SG vivre‑PRS.3SG ami.NOM.SG Lettonie‑INESS.SG

Est-ce que ton ami habite en Lettonie ?

(19)

Mu‑l Pea valuta‑b18.

moi‑ADESS.SG tête.NOM.SG faire.mal‑PRS.3SG

J’ai mal à la tête.

30 Cette tournure est la manière la plus simple et la plus usitée pour exprimer la douleur ressentie par une partie du corps comme l’illustre l’exemple (19). L’usage de l’adessif en tête de proposition permet de thématiser uniquement le « possesseur » de la partie du corps, contrairement à la construction mettant en jeu un syntagme ayant pour tête un substantif au nominatif et contenant un syntagme nominal19 au génitif exprimant le possesseur qui thématise quant à lui le groupe possesseur/possédé. On comprend alors aisément pourquoi les locuteurs favorisent la construction mettant en avant le possesseur : quand on souhaite exprimer une douleur ressentie, on souhaite fixer comme cadre (en position de thème) la personne qui ressent la douleur, plus que la partie du corps douloureuse qui est l’information nouvelle (en position de rhème). Mais, comme le montre le premier exemple, cette construction a un emploi plus large qui ne se limite pas aux parties du corps. Remarquons tout d’abord que son usage est plus courant à l’oral et dans des écrits relâchés (notre étude de cet aspect a beaucoup reposé au début sur des occurrences trouvées sur des forums Internet).

31 Notons par ailleurs que ce phénomène de dislocation s’étend à d’autres arguments au génitif qui ne sont des possesseurs ni au sens large ni au sens strict. En estonien, il est possible de créer des substantifs déverbaux dénotant des événements (action, états, processus) en ajoutant le suffixe ‑mine à la base verbale. L’agent, le patient, l’expérient, etc., du processus exprimé par le verbe (transitif ou intransitif) peut alors être exprimé au génitif antéposé.

(20)

minu lahku‑mine

moi.GEN.SG partir‑DV‑NOM.SG

mon départ

(21)

tema joo‑mine20

lui.GEN.SG boire‑DV.NOM.SG

Études finno-ougriennes, 48 | 2017 173

le fait qu’il boive/son rapport à l’alcool

(22)

sinu ole‑mine

toi.GEN.SG être‑DV.NOM.SG

ton existence

32 Dans ces exemples, on peut considérer que l’argument au génitif conserve le rôle sémantique qu’a un argument externe du verbe à une forme conjuguée. Ces arguments présentent cependant un comportement syntaxique proche de ceux des possesseurs (au sens large ou au sens strict)21. De même que pour les substantifs non déverbaux, il est possible de former deux syntagmes à partir de ces constructions, en créant un syntagme indépendant à l’adessif référant au sujet syntaxique du verbe quand il est à une forme finie.

(23)

Mu‑l tule‑mine võta‑b aega.

moi‑ADESS.SG venir‑DV.NOM.SG prendre‑PRS.3SG temps.PART.SG

Le fait que je vienne prend du temps/Je mets du temps à venir./Cela me prend du temps de venir.

33 Dans cet exemple, le pronom mul réfère autant à l’agent dénoté par le verbe à une forme nominale tulemine qu’au bénéficiaire du processus exprimé par la locution aega võtma.

4.2. – La construction à possesseur externe

34 On distingue deux types de possessives : la construction dite « prédicative » dont nous venons de parler en 1.2 (voir exemple [24]) et la construction à possesseur externe22 évoquée notamment dans l’exemple (12) (voir exemple [25]), qui est caractérisée par une dislocation du syntagme possesseur‑possédé.

(24)

Mu‑l on raamat.

moi‑ADESS.SG être.PRS.3SG livre.NOM.SG

J’ai un livre.

(25)

Ta‑l on juukse‑d halli‑d.

Études finno-ougriennes, 48 | 2017 174

lui‑ADESS.SG être.PRS.3PL cheveux‑NOM.PL gris‑NOM.PL

Il a les cheveux gris.

35 Dans la première phrase, la prédication consiste à expliciter la relation de possession (le possesseur est donc considéré comme interne à la relation sujet‑prédicat). Inversement, dans la seconde phrase, cette relation est secondaire et externe au prédicat : le prédicat se résume à une relation de type sujet‑attribut où le sujet est le possédé et l’attribut est l’adjectif postposé. Ainsi dans la première phrase, le rhème est le possédé (le thème est alors le possesseur à l’adessif), tandis que, dans la seconde phrase, ce n’est pas le possédé en lui-même qui est le rhème, mais le possédé dans l’état dans lequel il est. Dans la seconde phrase, la possession n’est pas le contenu asserté. Si l’on met la phrase à la forme négative ou à la forme interrogative, la négation ou l’interrogation ne porte pas sur la relation de possession.

(26)

Ta‑l ei ole juukse‑d halli‑d.

lui‑ADESS.SG PART.NEG être.BV cheveux‑NOM.PL gris‑NOM.PL

Il n’a pas les cheveux blancs.

(27)

Kas ta‑l on juukse‑d halli‑d?

PARTC.INTER lui‑ADESS.SG être.PRS.3PL cheveux‑NOM.PL gris‑NOM.PL

Est‑ce qu’il a les cheveux blancs ?

36 La possession est donc supposée23 (en arrière‑plan) dans l’exemple (26), tandis qu’elle est posée ou assertée dans l’exemple (25). Notons par ailleurs que ces constructions à possesseur externe sont très courantes dans l’expression d’une qualité d’un possédé inaliénable, comme dans l’exemple (26). Comme le possédé est défini (on suppose que chaque individu est doté par essence de cheveux, de bras, de dents, etc.), le sujet est au nominatif pluriel et déclenche l’accord du verbe, ce que nous ne pouvons voir qu’au passé.

(28)

Ta‑l ol‑i‑d juukse‑d halli‑d.

lui‑ADESS.SG être‑PST‑3PL cheveux‑NOM.PL gris‑NOM.PL

Il avait les cheveux gris.

Études finno-ougriennes, 48 | 2017 175

4.3. – La construction possessive perfective

37 Liina Lindström et Ilona Tragel (2012) analysent la construction dite « possessive perfective », mettant en jeu un argument à l’adessif, pour rapprocher l’estonien des langues SAE (Standard Average European24). En effet, l’estonien, comme de nombreuses langues indo‑européennes, présente une construction possessive perfective comparable à la construction anglaise du type have + participe passé passif (PPP).

I have done my exercises.

38 Cette construction est grammaticalisée, mais l’estonien contemporain laisse voir les différentes strates de cette grammaticalisation (Hopper, 1991, p. 22).

39 L’étape préliminaire à cette grammaticalisation, illustrée par l’exemple (35), présente une structure à possesseur externe de type : argument à l’adessif (référant à un possesseur animé) + olema (au présent ou au passé) + sujet au nominatif (référant au possédé) + le participe passé passif d’un verbe transitif.

(29)

Ta‑l on harjutus teh‑tud.

lui‑ADESS.SG être.PRS.3SG exercice.NOM.SG faire‑PPP

Il a fait son exercice.

40 À ce préstade de la grammaticalisation, le rôle sémantique de l’argument à l’adessif n’est que possesseur. Il peut être également interprété comme l’agent de l’action exprimé par le participe passé passif, mais ce rôle n’est pas systématique. La phrase décrit alors à la fois l’état de possession et l’action. Notons par ailleurs que, dans certaines phrases, comme dans l’exemple suivant, l’argument à l’adessif ne peut être interprété comme un agent.

(30)

Ei, tema oli ni25 nagu orb.

Ta‑l ikka vanema‑d ol‑i‑d vist tape‑tud.

lui‑ADESS.SG tout.de.même parents‑NOM.PL être‑PST‑3PL certainement tuer‑PPP

Non, il était orphelin en quelque sorte, ses parents avaient probablement été tués.

41 Dans ce deuxième cas, les deux faits décrits sont, d’une part, la possession et, d’autre part, une action à laquelle l’argument à l’adessif est étranger. Cette phrase ne laisse en aucun cas penser que le référent de l’argument à l’adessif a tué ses parents.

Études finno-ougriennes, 48 | 2017 176

42 Nous pourrions donc résumer la construction de la manière suivante :

Exemple Ta‑l on harjutus teh‑tud

SN au Morphologie SN à l’adessif copule PPP nominatif

verbe attribut du Syntaxe argument oblique sujet principal sujet

possesseur (possesseur externe) + autre Sémantique « possédé » (prédicat) rôle possible (agent, patient, etc.)

43 Dans une première étape de la grammaticalisation, le verbe olema est considéré comme l’auxiliaire du participe et l’argument à l’adessif est systématiquement agent du verbe exprimé par le participe passé passif. La construction ne désigne plus deux événements mais simplement l’action exprimée par le participe.

(31)

Leena‑l ol‑i‑d looma‑d toimeta‑tud.

Leena‑ADESS.SG être‑PST‑3PL animaux‑NOM.PL occuper‑PPP

Leena s’était occupée des animaux.

44 Dans de tels exemples, seuls des éléments extralinguistiques26, tels que la connaissance d’un contexte plus large, permettent de déterminer si l’argument à l’adessif est simplement un agent ou s’il est également possesseur, et donc de déterminer quel stade de la grammaticalisation est illustré.

Exemple Leena‑l ol‑i‑d looma‑d toimeta‑tud.

Morphologie SN à l’adessif verbe olema SN au nominatif PPP

Syntaxe argument oblique auxiliaire sujet verbe principal

Sémantique agent (autres rôles possibles ?) patient (autres rôles possibles ?)

45 La deuxième étape de la grammaticalisation consiste à utiliser cette construction avec des verbes transitifs sans objet ou même intransitifs.

(32)

Mu‑l on (õhtusöök) söö‑dud.

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moi‑ADESS.SG être.PRS.3SG dîner.NOM.SG manger‑PPP

J’ai mangé (mon dîner).

(33)

Mu‑l On poe‑s käi‑dud.

moi‑ADESS.SG être.PRS.3SG magasin‑INESS.SG aller‑PPP

J’ai fait les courses.

46 Dans cette construction, l’argument à l’adessif est toujours un agent. Il ne peut être considéré comme un possesseur, car le possédé n’est pas exprimé27.

47 Une troisième étape de la grammaticalisation consisterait, selon Tragel et Lindström, en ce que l’argument à l’adessif réfère à un non‑animé, tout comme dans les langues SAE un inanimé peut être sujet de cette construction. Cependant, cet emploi n’est actuellement pas accepté par les locuteurs.

(34)

*Kohvri‑l on nurga‑s seis‑tud.

valise‑ADESS.SG être.PRS.3SG coin‑INESS.SG rester‑PPP

La valise a fini de rester dans le coin.

4.4. – Les fonctions syntaxiques et les cas possibles du possédé dans les syntagmes « disloqués »

48 Dans cette construction disloquée, le possédé peut occuper toutes les fonctions syntaxiques de la phrase : sujet (au nominatif), objet total (au nominatif pluriel ou au génitif singulier), objet partiel (au partitif), rection d’une postposition (au génitif), complément du nom (au génitif), complément de lieu (aux cas locaux), etc. Nous proposons ci-dessous une liste illustrée d’exemples, qui ne prétend pas être exhaustive.

4.4.1. – Le sujet (au nominatif)

(35)

Mu‑l ema tööta‑b muuseumi‑s.

moi‑ADESS.SG mère.NOM.SG travailler‑PRS.3SG musée‑INESS.SG

Ma mère travaille dans un musée.

(36)

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Ta sõ‑i mu‑l enne ilusti kõik.

lui.NOM.SG manger‑PST.3SG moi‑ADESS.SG avant bien tout.NOM.SG

Le mien mangeait de tout avant.

49 Dans ce dernier exemple, le possédé est un pronom.

4.4.2. – L’objet total (au génitif ou nominatif)

(37)

Keegi pan‑i mu‑l auto pihta.

quelqu’un.NOM.SG mettre‑PST.3SG moi‑ADESS.SG voiture.GEN.SG volé.ADV

Quelqu’un (m’)a volé ma voiture.

4.4.3. – L’objet partiel (au partitif)

(38)

Mu kass sõ‑i mu‑l toalill‑i.

moi.GEN.SG chat.NOM.SG manger‑PST.3SG moi‑ADESS.SG plante.d’intérieur‑PART.PL

Mon chat a mangé mes plantes d’intérieur.

4.4.4. – La rection d’une postposition (au génitif)

(39)

Põder passi‑s sõbra‑l auto ees.

élan.NOM.SG regarder.fixement‑PAST.3SG ami‑ADESS.SG voiture.GEN.SG avantADV

Un élan était planté devant la voiture de mon ami.

4.4.5. – Le complément du nom (au génitif)

(40)

Mu‑l sõbra isa on ainult

moi‑ADESS.SG ami.GEN.SG père.NOM.SG être.PRS.3SG seulement

Études finno-ougriennes, 48 | 2017 179

4.4.6. – Le complément de lieu (à un cas local)

(41)

Kass ol‑i kogemata mu‑l auto‑sse jää‑nud.

chat.NOM.SG être‑PST.3SG par.mégarde. moi‑ADESS.SG voiture‑ILL.SG rester‑PPA

Le chat était resté par mégarde dans ma voiture.

50 Remarquons par ailleurs, que cette construction n’exclut pas toujours la présence du possesseur au génitif. En effet, nous avons trouvé sur Internet quelques exemples où la référence au possesseur se fait de manière redondante : une fois à l’adessif et une fois au génitif.

(42)

Mu‑l tööta‑b seal firma‑s mu lemmik‑taksojuht.

moi- travailler-PRS. entreprise- préféré- ici moi.GEN.SG ADESS.SG 3SG INESS.SG chauffeur.de.taxi.NOM.SG

Mon chauffeur de taxi préféré travaille dans cette entreprise.

51 Ce phénomène de dislocation d’un syntagme nominal réunissant un possédé et un possesseur en un syntagme au même cas que le syntagme d’origine et un autre à l’adessif n’est pas propre à l’estonien. En roumain, par exemple, il est très fréquent (il s’agit de l’usage le plus répandu, aussi bien à l’écrit qu’à l’oral28) de substituer un pronom au datif à l’adjectif possessif. On obtient alors deux syntagmes nominaux : le possédé qui conserve sa fonction d’origine et le « possesseur » qui est alors un argument du verbe au datif.

(43)

Îmi iau caiet‑u29.

moi.DAT.SG prendre.PRS.1SG cahier.ACC.NEU‑DET.DEF

J’ai pris mon cahier.

52 Tout comme en estonien, la grande majorité des verbes accepte ce type d’argument. En revanche, le roumain ne peut substituer que des pronoms possessifs, tandis que l’estonien a la possibilité de remplacer n’importe quel syntagme au génitif qui exprime la possession. En estonien, ce phénomène s’étend également aux substantifs (voir exemple [40]), mais la dislocation des pronoms reste beaucoup plus fréquente. Selon Egor Tsedryk (2009), on retrouve un phénomène encore plus similaire en finnois,

Études finno-ougriennes, 48 | 2017 180

où il est également possible d’exprimer le possesseur au moyen d’un adessif comme l’illustre l’exemple suivant :

(44)

Jussi istu‑i Riina‑lla auto‑ssa.

Jussi.NOM. s’asseoir‑PST.3 Riina‑ADESS. voiture‑ILL.

SG SG SG SG

Jussi s’est assis dans la voiture de Riina.

53 Cependant certains locuteurs finnois ne partagent pas l’interprétation d’Egor Tsedryk, du moins hors contexte, nous ne nous prononcerons donc pas sur la réalité du sens qu’il lui prête.

4.5. – Usages et valeurs sémantico‑aspectuelles

54 Les trois sous‑parties suivantes s’appuient sur une étude que nous avons réalisée auprès de locuteurs natifs et qui est disponible en annexe.

4.5.1. – Usages

55 Précisons tout d’abord que l’usage de ces structures est très variable selon les locuteurs. Certains emplois sont quasi systématiques quel que soit le locuteur ou le registre de langue utilisé. Ainsi on utilise presque toujours la construction adessif + valutab + partie du corps pour exprimer la douleur, même dans un registre soutenu ou courant.

56 Pour d’autres usages, lorsque le possesseur est exprimé au génitif, la forme à l’adessif est souvent associée à un registre plus informel (certains locuteurs reconnaissent utiliser l’adessif à l’oral mais jamais à l’écrit, ou l’utiliser à l’oral avec leur supérieur hiérarchique mais avoir au recours au génitif à l’écrit pour s’adresser à la même personne).

57 Une personne interrogée signale que cette manière de parler est propre aux jeunes, aux personnes peu cultivées et le plus souvent russophones30. Nous ne soutiendrons pas ce point de vue ici, car il nous semble qu’au contraire les russophones utilisent très peu l’estonien dans un contexte informel, que cette langue est leur langue d’étude ou de travail et que par conséquent ils ont une langue plus normée que celle des Estoniens natifs s’exprimant de manière relâchée. Leur usage est donc plus respectueux des normes établies et enseignées et ils ne s’aventurent pas à utiliser ce genre de construction. De même, les étrangers apprenant l’estonien, en Estonie ou ailleurs, ne semblent pas saisir et ni utiliser les nuances qu’offre l’emploi des syntagmes disloqués (en dehors des constructions canoniques comme celle utilisée dans l’exemple [19]).

4.5.2. – Valeurs sémantiques

58 Cet usage de l’adessif n’est pas seulement une question de registre. Il semble que son emploi soit également motivé par la structure de l’information31 de la phrase. La

Études finno-ougriennes, 48 | 2017 181

dislocation du syntagme permet de thématiser l’élément à l’adessif. L’élément mis en avant est alors le possesseur et non plus le groupe possesseur‑possédé. On peut penser que cette promotion au statut de syntagme à part entière rapproche le possesseur du noyau de la phrase, le verbe, ce qui explique qu’il soit plus saillant. Il peut ainsi être un cadre pour la phrase. Les locuteurs ont donc plus souvent tendance à utiliser l’adessif pour parler du possesseur et non du possédé. Autrement dit, on utilise l’adessif au détriment du génitif lorsque le possesseur est le thème et que le possédé appartient au rhème. Cela explique donc que ce soit la construction utilisée pour exprimer la douleur : lorsque quelqu’un indique qu’il a mal quelque part, il souhaite avant tout mettre en avant qu’il est en train de souffrir, et non dire quelque chose sur la partie du corps douloureuse. De même, la majorité des locuteurs préfèrent la phrase :

(45)

Keegi pan‑i mu‑l auto pihta.

quelqu’un.NOM.SG mettre‑PST.3SG moi‑ADESS.SG voiture.GEN.SG volé.ADV

Quelqu’un (m’)a volé ma voiture.

59 à la phrase suivante :

(46)

Keegi pan‑i mu auto pihta.

quelqu’un.NOM.SG mettre‑PST.3SG moi‑GEN voiture.GEN.SG volé.ADV

Quelqu’un (m’)a volé ma voiture.

60 On peut supposer que cette préférence est, là encore, liée à structure de l’information : le locuteur ne souhaite pas indiquer qu’une voiture (qui est la sienne) a été volée, mais plutôt que, lui, se retrouve sans voiture. Ici le rôle sémantique de l’argument à l’adessif est autant possesseur qu’expérient. On assiste donc à une certaine mise en scène du possesseur. Il est également possible de relier cet aspect à l’usage sociolinguistique de l’adessif. Comme nous l’avons déjà évoqué, même si le possesseur peut être thématisé quelle que soit sa nature, en pratique, on constate que la majorité des possesseurs thématisés sont des premières personnes, principalement du singulier (dans ce cas il y a identité du locuteur et du possesseur). On peut donc supposer que la langue écrite et standardisée a tendance à préconiser un effacement relatif du locuteur, ce qui explique que l’on préfère dans un registre plus soutenu que le possesseur soit au génitif, sauf dans les cas où, même dans l’usage normé, il est manifeste que l’on parle du possesseur et non du possédé comme dans les constructions exprimant la douleur.

Études finno-ougriennes, 48 | 2017 182

4.5.3. – Valeurs aspectuelles

61 Les résultats de l’enquête menée auprès de neuf locuteurs natifs (voir en annexe) laisseraient penser qu’à l’oral et dans les écrits relâchés, l’adessif puisse avoir une valeur aspectuelle ou, devrait-on dire, une connotation aspectuelle dans un certain nombre de cas32. En effet, pour près des deux tiers des personnes interrogées, l’emploi de certains possesseurs à l’adessif associé au passé permettrait d’exprimer l’habitude dans le passé, tandis que les phrases équivalentes dans lesquelles le possesseur est au génitif exprimeraient des actions ponctuelles, souvent plus récentes. Considérons les exemples suivants :

(47)

Mu ema triiki‑s pesu.

moi.GEN.SG mère.NOM.SG repasser‑PST.3SG linge.PART.SG

Ma mère a repassé le linge.

(48)

Mu‑l ema triiki‑s pesu.

moi‑ADESS.SG mère.NOM.SG repasser‑PST.3SG linge.PART.SG

Ma mère repassait le linge.

62 Les locuteurs interrogés ont tendance à répondre que la première phrase décrit une action récente (quand on leur demandait de donner un contexte possible d’utilisation de la phrase, ils ajoutaient souvent l’adverbe eile « hier » ou le syntagme täna hommikul « ce matin »), les locuteurs parlant français traduisaient pour la plupart par un verbe au passé composé. La seconde phrase semblait plutôt renvoyer à une habitude dans le passé (quand on leur demandait de donner un contexte possible d’utilisation de la phrase, ils ajoutaient souvent la proposition kui olin laps « quand j’étais enfant ») et les locuteurs parlant français traduisaient pour la plupart par un verbe à l’imparfait. Par ailleurs, avec d’autres phrases au passé, les locuteurs avaient tendance à choisir la phrase comportant un argument à l’adessif lorsque celle-ci comportait un adverbe itératif (comme ikka « toujours ») et à choisir celle où le possesseur était au génitif quand cette dernière comportait un élément indiquant que l’action était ponctuelle, comme l’illustrent les exemples suivants :

(49)

Mu (génitif) isa ütles eile, et tal on auto katki.

?Mul (adessif) isa ütles eile, et tal on auto katki.

Mon père a dit hier que sa voiture était cassée.

Études finno-ougriennes, 48 | 2017 183

(50)

(?)Mu (génitif) isa ikka ütles, et pääsuke toob päevasooja.

Mul (adessif) isa ikka ütles, et pääsuke toob päevasooja.

Mon père disait toujours que l’hirondelle apporte le printemps.

63 Cette valeur aspectuelle que certains locuteurs attribuent à l’adessif pourrait être due à une contamination du sens du pronom personnel de première personne du pluriel à l’adessif meil, comme dans l’exemple suivant :

(51)

Mei‑l protokolli‑b tavaliselt koosolek‑uid. sekretär

faire.le.procès.verbal‑PRS. nous‑ADESS.PL habituellement réunions‑PART.PL secrétaire.NOM.SG 3SG

Chez nous, c’est la secrétaire qui fait le compte rendu des réunions.

64 En effet, dans les phrases où il est employé avec un présent gnomique ou au passé exprimant une habitude, meil33 signifie souvent « chez nous », « dans notre famille », « en Estonie », etc. Si cette hypothèse est valide, il est intéressant de constater que l’attribution aspectuelle se fait dans des sens contraires : pour meil, l’interprétation du pronom à l’adessif va dépendre de la valeur du verbe, inversement, dans une phrase comportant un pronom ou syntagme à l’adessif, c’est le pronom qui peut34 attribuer la valeur aspectuelle au verbe.

65 L’idée que l’aspect puisse être exprimé par le cas de l’un des arguments du verbe peut paraître étrange, un tel phénomène a pourtant déjà été bien décrit en estonien comme dans d’autres langues fenniques à propos des cas de l’objet. En effet, en estonien comme en finnois, l’aspect perfectif/non perfectif peut être exprimé, non par le verbe, mais par le cas de l’objet.

(52)

Ma kudu‑si‑n kampsuni‑t.

moi.NOM.SG tricoter‑PST‑1SG pull‑PART.SG

OBJET PARTIEL

Je tricotais un pull.

Ma kudu‑si‑n kampsuni.

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moi.NOM.SG tricoter‑PST‑1SG pull.GEN.SG

OBJET TOTAL

J’ai tricoté un pull.

66 De même, l’estonien ne connaissant pas de futur, la différence entre le présent et le futur peut reposer sur le choix du complément d’objet.

(53)

Ma koo‑n kampsuni‑t.

moi.NOM.SG tricoter‑PRS.1SG pull‑PART.SG

OBJET PARTIEL

Je suis en train de tricoter un pull.

Ma koo‑n kampsuni.

moi.NOM.SG tricoter‑PRS.1SG pull.GEN.SG

OBJET TOTAL

Je tricoterai un pull.

Conclusion

67 D’un point de vue sémantique, il est souvent peu aisé de déterminer le rôle des arguments à l’adessif. Dans des phrases référant à une relation de possession comme dans l’exemple (54), les rôles des arguments sont clairs : celui qui est à l’adessif est un possesseur et celui qui est au nominatif est le possédé.

(54)

Mu‑l on raamat.

moi‑ADESS.SG être.PRS.3SG livre.NOM.SG

J’ai un livre.

68 Cependant, on ne peut pas considérer que les rôles sémantiques que peuvent prendre les arguments à l’adessif sont uniques (comme nous l’avons vu dans les constructions possessives perfectives). Il s’agit plutôt d’un continuum partant du possesseur, au

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centre, pour aller à l’expérient, à l’agent, au patient, etc., où chaque étape de grammaticalisation éloigne du centre. Considérons par exemple les phrases suivantes :

(55)

a) Mu käed on külmad.

b) Mul käed on külmad.

c) Mul on käed külmad.

Mes mains sont froides./J’ai les mains froides.

69 Dans la phrase (a), le possesseur est exprimé au génitif. L’accent porte donc sur les mains, ou plus exactement, sur le couple possédé‑possesseur. Cette phrase renvoie simplement à l’état dans lequel sont les mains et est par conséquent assez peu utilisée à la première personne (on peut tout à fait imaginer un contexte où il serait possible de l’utiliser à la troisième personne : une infirmière qui parle au médecin d’un patient). Dans la phrase (c), où l’on peut voir illustrée la construction à possesseur externe, l’argument à l’adessif réfère au possesseur et on peut donc considérer qu’il s’agit de son rôle sémantique. Cependant, on ne peut pas considérer que cet élément n’est qu’un possesseur et que son emploi est strictement équivalent à celui du génitif. En effet, comme nous l’avons vu, l’usage de l’adessif permet de mettre en avant le possesseur et d’en faire l’élément central de la phrase. Ainsi le possesseur n’est plus présenté seulement comme un possesseur, mais également comme un expérient, qui fait l’expérience du froid par ses mains. La phrase (b) est grammaticalement possible35, elle suit strictement le schéma de la phrase de l’exemple (36). Cependant cette phrase est rejetée par la plupart des locuteurs natifs et on n’en trouve presque aucune occurrence sur Internet, y compris dans des écrits relâchés. On peut penser que pour certaines expressions extrêmement courantes exprimées par une construction figée, comme illustrée dans l’exemple (55c), seule cette dernière s’est répandue dans l’usage et a de fait rendu impossible l’usage d’une construction à possesseur disloqué comme dans l’exemple (b).

70 Cette diversité des rôles sémantiques de l’adessif se retrouve dans d’autres constructions mettant en jeu des adessifs qui pourtant ne réfèrent pas à des possesseurs mais plutôt à des expérients.

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EKSS = Eesti keele seletav sõnaraamat (Dictionnaire explicatif de l’estonien), http://www.eki.ee/ dict/ekss/ [consulté le 28.03.2017].

ANNEXES

Annexes

Liste des abréviations (dans les gloses)

1 1re personne

2 2e personne

3 3e personne

ACC accusatif

ADESS adessif

ADV adverbe

ALL allatif

BV base verbale

COM comitatif

COMP comparatif

CONJ conjonction

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DAT datif

DEM adjectif ou pronom démonstratif

DET.DEF déterminant défini

DV suffixe de dérivation pour former des substantifs déverbaux

ELAT élatif

FACT suffixe factitif

GEN génitif

ILL illatif

INESS inessif

INFI premier infinitif (infinitif dit en « ‑ma »)

INFII deuxième infinitif (infinitif dit en « ‑da »)

INTER interrogatif/interrogative

LOC locatif MASC masculin

NEG négatif/négative

NEU neutre

NOM nominatif

P.REFL pronom réfléchi

P.REL pronom relatif

PART partitif

PARTC particule

PDEM pronom démonstratif

PL pluriel

POSS possessif

POSTPO postposition

PPA participe passé actif

PPP participe passé passif

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PRS présent

PST passé

REFL réfléchi

SG singulier

Questionnaire Questionnaire36 utilisé au cours d’entretiens individuels menés auprès de neuf locuteurs natifs afin de déterminer les valeurs aspectuelles supposées de l’adessif et de déterminer de manière plus précise les contextes sociolinguistiques d’utilisation. Öösel oli sadanud värsket lund ja hommikul avastasite, et keegi oli teie auto peale lume sisse nalja pärast kirjutanud suurte tähtedega „müüa. 100 eurot”. kumba lauset te kasutaksite rääkides sellest loost oma headele sõpradele? Keegi pani täna hommikul ühika ees mul auto müüki. Keegi pani täna hommikul ühika ees minu auto müüki. Olete oma sõbraga ja näete kohviku aknast veidralt riietatud vanaprouat. Mida ütlete sõbrale? Aga nagu mul vanaema ütleb „mida vanem eit, seda roosam kleit”. Aga nagu mu vanaema ütleb „mida vanem eit, seda roosam kleit”. Mida ütlete sõbrale? Mu isa ütles eile, et tal on auto katki. Mul isa ütles eile, et tal on auto katki. Mida ütlete sõbrale? Mu isa ikka ütles, et pääsuke toob päevasooja. Mul isa ikka ütles, et pääsuke toob päevasooja. Mida ütlete sõbrale? Peeter ei saa tulla, tal viidi ema haiglasse. Peeter ei saa tulla, ta ema viidi haiglasse. Mida ütlete sõbrale? Peeter ei saa tulla, tal on ema haiglas. Peeter ei saa tulla, ta ema on haiglas. Mida ütlete sõbrale? Mul ema käis poes. Mu ema käis poes. Mida ütlete sõbrale? Mul ema läks poodi. Mu ema läks poodi. Mida ütlete sõbrale? Mul ema triikis pesu. Mu ema triikis pesu.

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NOTES

1. Konkreetsed käänded in EKG I, p. 54‑60. 2. Voir l’exemple (56)c. 3. L’ordre des mots est plutôt celui que l’on rencontre à l’oral. Dans les écrits et la langue normée, le verbe est préférentiellement en deuxième position. 4. Corpus parallèle estonien‑français de l’Association franco‑estonienne de lexicographie, http://corpus.estfra.ee [consulté le 28.03.2017]. 5. Suuline kõne korpus : http://www.cl.ut.ee/suuline/Korpus.php?lang=et [consulté le 28.03.2017, lien devenu inaccessible aujourd’hui]. 6. Riegel distingue les deux relations ensembliste et partitive, cependant, cette distinction ne nous a pas paru pertinente dans notre recherche. 7. Cette catégorie n’est pas proposée par Riegel, mais il nous semble légitime de l’ajouter, car, au vu des tests qu’il propose (gloser l’expression de la possession par le verbe « posséder »), il ne nous semble pas pertinent de rattacher cette catégorie à aucune autre. 8. Il existe deux verbes exprimant la possession : omama, que l’on pourrait gloser par posséder, être détenteur de, mais qui peut également être utilisé pour référer à une relation de possession au sens large (Erelt & Metslang, 2006, p. 259‑260). Par ailleurs, Johannes Aavik, 1924, p. 167), grand réformateur de la langue estonienne, a proposé le verbe evima, mais celui-ci n’a jamais été réellement adopté par les locuteurs. 9. Metslang, 2012, p. 86. 10. Ibid. 11. Nous avons développé ce point en 2.3. 12. À l’époque classique, cette construction signifiant avoir la jouissance de est en distribution complémentaire avec la construction être + génitif qui signifie être le propriétaire de (Sausy). 13. À entendre au sens strict ici. Cette construction ne permet pas de référer aux expressions exprimant la possession au sens large. – Les trois côtés sont au triangle. – Deux frères sont à moi. – Un bon caractère est à lui. 14. Exemple cité par Tsedryk (2009), p. 119. 15. Qui, comme dans de nombreuses langues telles que le latin, est le plus souvent omis quand le contexte n’est pas ambigu. 16. Nous entendons par dislocation un couple de syntagmes indépendants exprimant le possesseur à l’adessif et le possédé au cas requis par la syntaxe, équivalant à un syntagme au cas requis par la syntaxe ayant pour tête le possédé et comprenant un syntagme au génitif exprimant le possesseur. Cette construction n’a pas de rapport avec la dislocation syntaxique (clivée). 17. Obligatoirement à l’écrit. 18. Qui a la même valeur de vérité que : Mu pea valuta‑b moi.GEN tête.NOM.SG faire.mal‑PRS.3SG J’ai mal à la tête. 19. Nous considérons ici les syntagmes ayant pour tête un pronom personnel comme des syntagmes nominaux, car leur comportement syntaxique est très semblable. 20. Pour les verbes transitifs, il est également possible d’exprimer l’objet, en le mettant au génitif et en l’antéposant. Dans ce cas, ce qui correspond à l’argument externe n’est pas exprimé. 21. Remarquons également que certains possesseurs au sens large, comme ceux exprimant la relation entre un individu et sa production, s’inscrivent en réalité, non pas dans une relation de possession, mais dans une relation d’agent à patient. 22. Payne & Barshi, 1999.

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23. Stalnaker, 1978. 24. Whorf, 1941. 25. Nous reprenons ici l’exemple de Lindström et Tragel (2012), reposant sur l’estonien parlé, d’où la graphie qui s’écarte de la norme orthographique. 26. Dépend de la situation d’énonciation, qui n’est pas forcément linguistique, comme la situation de production, la connaissance du monde (savoir si ces animaux appartiennent à Leena ou non), et non des données que nous exposons hors contexte. 27. Dans l’exemple (33), nous ne considérons pas que l’argument à l’adessif soit le possesseur de poes « le magasin » (même dans le cadre d’une relation de possession au sens large reliant une personne et le lieu qu’elle fréquente). Cette phrase ne signifie pas qu’il s’est rendu dans « son magasin » mais simplement qu’il a fait les courses. 28. Le syntagme formé du pronom possessif est une forme expressive. 29. Exemple cité par Timoc‑Bardy, 1996, p. 242. Reglosé avec l’aide d’Anca Boca. 30. Il est cependant possible que cet usage de leur part s’explique par l’existence d’une construction similaire en russe (la préposition u). 31. Nous nous appuyons sur la définition proposée par Claire Beyssade : « La structure de l’information concerne la relation entre ce qui est dit et la manière dont cela est dit, entre ce qui est dit et les moyens syntaxiques ou prosodiques utilisés pour le dire » (Beyssade, 2007, p. 174). 32. Nous avions bien conscience que notre panel de locuteurs natifs était très faible et qu’il faudrait, dans le cadre d’un travail centré sur cette dimension, poursuivre les recherches, développer nos questionnaires et augmenter le nombre de participants à l’enquête. 33. On observe un fonctionnement similaire avec le pronom de deuxième personne du pluriel teil, et dans une moindre mesure pour neil (pronom de troisième personne du pluriel). 34. Cette valeur n’est pas systématique. Notons, par exemple, que dans l’exemple le sens de la phrase exclut absolument l’idée de répétition et que cette interprétation n’est donc pas possible. Nous dégageons ici des nuances fines que nous tentons d’expliquer. Nous ne prétendons pas donner des règles grammaticales partagées par tous les locuteurs. 35. Cet ordre des mots est possible à l’oral. Dans les écrits et la langue normée, le verbe est préférentiellement en deuxième position. 36. Élaboré avec l’aide de Viivian Jõemets.

RÉSUMÉS

Après une brève définition de la notion de possession et de possesseur, cet article présente les deux constructions permettant d’exprimer la possession en estonien qui mettent en jeu un argument à l’adessif. Nous nous intéressons particulièrement à la construction exprimant la possession présupposée dans laquelle le possesseur et le possédé constituent deux syntagmes indépendants sans relation d’inclusion (contrairement à la construction concurrente où le possesseur est au génitif). Enfin nous tenterons d’expliquer les différences d’usages entre la construction dans laquelle le possesseur est au génitif et celle où il est à l’adessif. Nous portons également notre attention sur les glissements de rôles sémantiques possibles du rôle de possesseur.

After giving a short definition of the notions of ‘possessed’ and ‘possessor’, this paper presents the two main structures expressing possession in Estonian that involve an adessive argument.

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Special attention is paid to the construction in which the possessor and the possessed do not belong to the same NP, as opposed to the construction in which the genitive NP is included in the NP expressing the possessed. The difference between the usage of genitive and adessive possessors is also explained. Finally, the paper considers a possible shift in the semantic role of the possessor.

Pärast põgusat ülevaadet omamise ja omaja mõistetest tutvustab artikkel kahte eesti keele adessiivargumendi abil moodustatavat omajakonstruktsiooni. Tähelepanu keskmes on „eeldatud omajat” väljendav konstruktsioon, milles omajat ja omatavat väljendatakse eraldi fraasidega nii, et kumbki fraas ei ole teise fraasi osa, vastupidiselt alternatiivkonstruktsioonile, kus omaja on genitiivtäiendiks omatavat väljendavas fraasis. Artikli lõpus selgitatakse nende kahe eeldatud omajat väljendava konstruktsiooni kasutuserinevusi ning uuritakse ka omaja semantilise rolli võimalikke muutusi.

INDEX

Thèmes : linguistique motsclesru адессив, посессивные конструкции, родитеный падеж motscleset adessiiv, omaja väljendav konstruktsioon, omastav Keywords : adessive, possessive constructions, genitive Mots-clés : adessif, constructions possessives, génitif Index chronologique : XXIe siècle nomsmotscles Estoniens, Russes disciplines estonien, finnois, français, latin, roumain, same du Nord

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Des mots et des corps Parole divine et orthodoxie populaire dans la Carélie du XIXe siècle Of Words and Bodies. Divine Speech and Popular Orthodoxy in 19th century Karelia Sanoista ja kehoista. Jumalan sanat ja kansanomainen kristinusko 1800‑luvun Karjalassa

Aleksi Moine

Introduction : Qu’est-ce qu’une incantation ?

1 La poésie populaire orale a joué en Finlande un rôle d’une grande importance dans la constitution et la définition d’une identité culturelle commune à la nation. Le terme même employé pour désigner la poésie populaire, kansanrunous, renvoie à la notion de kansa, qui possède à la fois le sens de « peuple » et celui de « nation1 ». C’est en rapport avec le terme finnois que j’emploie dans cet article le terme de poésie populaire, qui renvoie aux poèmes transmis par la tradition orale dans les diverses régions de Finlande.

2 C’est à partir du XVIIIe siècle, alors que la Finlande faisait encore partie du royaume de Suède, que l’intérêt pour les chants populaires de langue finnoise s’est éveillé2, mais il s’est développé en particulier tout au long du XIXe. Nourris des idées du romantisme et des théories politiques du philosophe allemand Johann Herder, selon lequel une nation se construit autour d’une langue et d’une culture communes, des étudiants de l’université de Turku ont entrepris des collectes de poèmes oraux à travers le territoire. Ces collectes se sont peu à peu institutionnalisées, avec la fondation en 1831 de la Société de littérature finlandaise, Suomalaisen Kirjallisuuden Seura (ci-après SKS), et elles se sont véritablement multipliées à partir de la publication par Elias Lönnrot du Kalevala, poème épique national composé par ses soins à partir des chants qu’il avait lui-même collectés et dont la première version est parue en 1835. Étudiants et chercheurs financés par des bourses de la SKS ont sillonné le pays, surtout l’Est, c’est-à- dire la région de Carélie, où les traditions de poésie orale étaient encore très riches et

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vivantes, jusqu’aux premières décennies du XXe siècle. Les textes retranscrits par les collecteurs se sont accumulés dans les archives de la SKS et ont été classés puis publiés dans les 34 volumes des Suomen Kansan Vanhat Runot, « Anciens poèmes du peuple finnois » (ci-après SKVR), entre 1908 et 1948, puis en 1995, ils sont aujourd’hui disponibles à travers une base de données en ligne3.

3 C’est sans doute le genre épique qui a attiré le plus l’intérêt des collecteurs et des chercheurs, notamment en raison de l’importance du Kalevala considéré comme l’équivalent finnois de l’Iliade ou de l’Odyssée. Toutefois, parmi les poèmes collectés, les chants lyriques et les incantations ne sont pas en reste et des milliers de textes ont été préservés : les SKVR contiennent plus de 30 000 incantations. Pour désigner ce genre particulier de la tradition orale, les chercheurs finnois utilisent principalement le terme de loitsu qui, toutefois, comme le remarque Henni Ilomäki (2014, p. 7), n’est que très rarement employé par les informateurs eux-mêmes. Ceux-ci lui préfèrent les expressions de sanat, « les mots », luvut, « les choses lues, comptées », virsi, « parole, mot », ou « cantique », voire celui de synty, « naissance », pour désigner les incantations étiologiques qui racontent l’origine d’un phénomène ou d’un être. L’acte lui-même d’incanter est souvent caractérisé par les verbes sanata – formé sur sana, le « mot » – « enchanter », laulaa, « chanter », ou plutôt « enchanter, incanter » dans ce contexte. Quel que soit le terme utilisé, il semble que l’accent soit mis sur la parole, en tant qu’elle est voix et que les mots sont prononcés.

4 La définition de l’incantation que j’adopte dans cet article4 est toutefois avant tout textuelle, puisque c’est sur des textes collectés au cours du XIXe siècle et jusqu’aux premières décennies du XXe que se fonde mon étude. Nous sommes, de cette manière, tributaires des recherches de nos collègues passés et de leur manière d’aborder la culture populaire. Formellement, les incantations ne se distinguent pas des autres genres poétiques publiés dans les SKVR. Ce sont des poèmes en vers kalévaléens, c’est-à- dire en tétramètres trochaïques, dans lesquels les assonances et les allitérations jouent un rôle très important, de même que les parallélismes sémantiques entre des vers qui se suivent. Le contenu même des incantations peut se retrouver également dans d’autres types de poèmes : certains motifs, certains vers qui se trouvent dans des incantations sont utilisés dans des poèmes épiques, voire lyriques.

5 C’est en effet dans leur fonction que réside la différence principale. Comme le note Hautala (1954, p. 15), « la performance des incantations se fait toujours avec un objectif précis ; on les utilise précisément et uniquement lorsque l’exigent des besoins pratiques ».

6 Dans les années 1950 et 1960, les recherches ont commencé à se développer autour de la fonction performative de la parole qui peut agir sur le monde, notamment autour des travaux de John Austin. Du contenu verbal, textuel, les chercheurs en sont venus à s’intéresser davantage à la notion de performance : les incantations étaient utilisées pour agir sur l’environnement et le transformer, en utilisant les divers êtres et forces qui y existent. Divers types d’incantations cohabitaient ; on pouvait les utiliser pour l’amour et la fertilité, pour protéger le bétail, ou bien dans le cadre d’accouchements ou de maladies.

7 Si Elias Lönnrot a permis un développement considérable de l’intérêt pour les chants populaires, il a également été à l’origine d’un tournant dans la manière d’aborder les incantations. Les incantations ont très tôt attiré l’attention de savants comme Henrik Porthan, qui les considère comme le genre le plus finnois dans son ouvrage

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Dissertatio de Poësi Fennica, composé entre 1766 et 1778. Mais c’était principalement dans leur rapport au christianisme, à la religion et à la mythologie « païennes » finnoises, c’est-à-dire aux croyances populaires, qu’elles étaient examinées. Elias Lönnrot, à travers sa thèse de doctorat, Om finnarnes magiska medicin, « De la médecine magique des Finnois », en 1832, a été le premier à introduire l’étude des incantations dans le cadre de la médecine populaire5 (Piela, 2010, p. 8). La pratique médicale d’Elias Lönnrot lui-même, partagée par d’autres collecteurs de chants populaires, n’a probablement pas été sans effet sur son intérêt pour les pratiques de médecine populaire, comprise comme la médecine qui se fonde sur des traditions locales et dont le praticien n’est pas reconnu par une institution officielle (université, école de médecine). Ainsi, outre les incantations, des informations ont été recueillies sur les pratiques employées pour guérir des malades. La plupart des incantations collectées sont comprises comme des incantations de guérison, utilisées dans le cadre d’un « rituel de guérison » qui est accompli par un spécialiste, le tietäjä (littéralement : « celui qui sait »), dont les connaissances permettent d’entrer en rapport avec les forces non humaines et d’agir de cette façon sur l’environnement, pour guérir le patient.

8 Ce rituel de guérison comprend toute une série d’éléments verbaux et non verbaux : une gestuelle, des actions particulières, un matériel spécifique comme des onguents, un cadre spatio-temporel déterminé, et la façon même de proférer l’incantation a son importance. C’est la combinaison de ces différents éléments qui permet de donner son efficacité au rituel de guérison. Malheureusement pour nous, une reconstruction détaillée des pratiques se révèle extrêmement difficile, voire impossible, dans la mesure où peu d’informations extérieures sur le contexte de performance ont été notées par les collecteurs (bien souvent, même les informations sur le contexte de collecte ne sont pas d’une grande précision). C’est donc principalement sur la sphère verbale et le contenu sémantique des incantations, considérées comme textes mais au sein d’une performance, que je me concentre.

9 Il convient cependant de remarquer que les textes contiennent en eux-mêmes des informations essentielles sur la pratique du tietäjä. S’ils ne permettent certainement pas une reconstruction précise des actions accomplies dans le cadre de la guérison d’un patient, il n’en reste pas moins que l’incantateur tient un discours sur ses propres pratiques. En effet, un grand nombre d’incantations contiennent des motifs métapoétiques, voire métapragmatiques, à travers lesquels le locuteur décrit ce qu’il dit et ce qu’il fait. L’un de ces motifs est particulièrement intéressant : En puhu omalla suulla, puhun suulla puhtalla, « Je ne parle pas avec ma propre bouche, je parle avec une bouche pure ». Il se trouve, avec diverses variantes, dans 160 textes collectés à travers la Finlande, dont 87 dans deux régions de Carélie, la Carélie du Nord (Pohjois‑Karjala, 52 textes), et la Carélie du Ladoga (Laatokan Karjala6, 35 textes), sur lesquels je me concentrerai. Le choix de cette délimitation géographique s’explique d’une part par le fait que la plupart des textes ont été collectés dans ces régions et, d’autre part, parce que cela permet d’avoir une plus grande homogénéité sociale et culturelle. En effet, l’est de la Finlande était plus influencé par l’orthodoxie que par le catholicisme et le luthéranisme, et on y pratiquait davantage l’agriculture sur brûlis, ce qui a conduit à un réseau de villages moins dense, dans lequel la famille jouait un rôle primordial, devant garantir, dans la mesure du possible, une autosuffisance (Stark, 2006, p. 50). Chronologiquement, les textes remontant pour la plupart au XIXe siècle ont été recueillis entre 1828 et 1923, la plupart l’ayant été dans les décennies 1880‑1910.

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10 Mon objectif, dans cet article, est d’examiner la manière dont le pouvoir de la parole est représenté verbalement dans les incantations, en analysant le discours même que le tietäjä tient sur sa propre pratique pour la légitimer. À travers ce motif, c’est principalement la place du christianisme dans le rituel de guérison que je souhaite évaluer. Il ne s’agit pas de faire une liste exhaustive des thèmes et motifs chrétiens, mais plutôt d’observer comment ceux-ci participent à la définition de la communauté villageoise et du rituel incantatoire. En un mot, comment la pratique des incantations s’insère d’abord dans le cadre d’un christianisme populaire, qui peut ne pas correspondre aux vues de l’Église (orthodoxe) mais qui n’en utilise pas moins le vocabulaire et les concepts chrétiens, adaptés à la culture vernaculaire.

Le christianisme populaire en Carélie

11 La christianisation de la Carélie s’est faite de manière très lente et progressive, le christianisme venant se mêler aux croyances et aux pratiques vernaculaires. Les premiers témoignages archéologiques d’une présence d’objets chrétiens remontent aux Xe et XIe siècles, et c’est à partir du XIIIe siècle que les sources écrites, principalement les chroniques de Novgorod, évoquent la christianisation de la région : la Carélie, disputée par la Suède et Novgorod, a ainsi été soumise à la double influence du catholicisme et de l’orthodoxie. La formation du christianisme populaire en Carélie date du XVe siècle : les nouvelles doctrines se sont adaptées aux coutumes locales et ont commencé à être interprétées à travers le prisme des pratiques vernaculaires préexistantes (Laitila, 2000, p. 51‑52). Il ne s’agit pas d’un simple remplacement des figures ou concepts préchrétiens par un système de croyances chrétien, mais plutôt de l’utilisation du vocabulaire chrétien pour décrire un environnement qui a gardé les caractéristiques qu’il avait auparavant dans la mesure où les structures sociales n’ont pas changé, mais qui a commencé à être perçu comme chrétien.

12 L’orthodoxie populaire s’exprimait d’abord à travers les festivités, les pratiques de vénération des saints patrons du bétail ou de la pêche, mais aussi à travers le grand nombre de légendes. La confrontation avec le christianisme officiel de l’Église n’a pas été sans heurts : il est arrivé régulièrement que l’Église s’inquiète du « paganisme » des habitants de Carélie. En témoignent par exemple les missions des moines Ilia et Nikifor au XVIe siècle7 ; encore en 1907, un prêtre de la paroisse de Salmi décrit dans le journal Aamun koitto les habitants de sa paroisse comme les plus ignorants et superstitieux de tout le pays (Stark, 1996, p. 143).

13 La manière d’aborder les incantations n’est pas sans lien avec l’orthodoxie populaire : la poésie kalévaléenne a longtemps été considérée en opposition avec le christianisme, dans un contexte de recherche d’indépendance nationale vis-à-vis de la Russie. Les poèmes collectés intéressaient en partie dans la mesure où ils représentaient les restes d’un paganisme préchrétien, une forme de culture carélienne « authentique », qui se distinguait de la culture russe orthodoxe (Laitila, 2000, p. 66‑71). Ne pas reconnaître l’aspect chrétien des incantations est un phénomène qui dépasse le cadre de la Finlande et de la Carélie, et se retrouve dans la recherche sur d’autres cultures également : David Elton Gay suggère que la différence entre paganisme et christianisme est une distinction qui a du sens pour le chercheur qui reconstruit l’histoire, étape par étape, de la christianisation, mais ne correspond pas nécessairement aux conceptions vernaculaires des populations qui utilisaient ces pratiques (Gay, 2009).

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14 Les chercheurs finlandais ont, bien sûr, pris en compte l’existence de figures et motifs chrétiens dans les textes qu’ils analysaient, et ces figures faisaient partie à part entière de typologies comme la Suomalainen mytologia, « Mythologie finnoise » de Martti Haavio (1967). Néanmoins, c’était toujours en contraste avec les figures païennes qu’elles apparaissaient ; et si le syncrétisme était reconnu, les incantations, comme le reste de la poésie orale, ont souvent servi à la reconstruction d’une mythologie spécifique.

15 C’est donc dans une tentative de prendre en compte le point de vue émique que je souhaite aborder les incantations à travers le concept de christianisme populaire. Cette approche s’insère dans le cadre des études de folklore contemporaines, qui insistent sur l’importance primordiale de la contextualisation, sans laquelle le texte perd son sens. Le texte, et cela est valable à la fois pour les incantations et pour les autres genres de la poésie populaire, ne peut se comprendre, en effet, que comme performance, dans un contexte historique, culturel, social, donné, avec lequel il entre en dialogue constant, pour créer du sens (Tarkka, 2005, p. 12, 54‑56). La région étudiée dans le présent article est globalement chrétienne, influencée par l’orthodoxie, mais il existe des différences importantes entre les pratiques locales, que cet article n’a pas la prétention d’examiner en détail. Le motif étudié a une vaste distribution géographique et peut, par conséquent, servir de dénominateur commun à différents territoires, qui partagent des éléments culturels communs. L’objectif est donc d’évaluer, à travers un motif métapoétique, la manière dont le tietäjä représente l’efficacité de la parole divine dans le rituel de guérison.

La délimitation chrétienne du cadre spatio-temporel

L’Ici chrétien, le Là-bas non chrétien

16 Une incantation fonctionne comme un moyen de communication entre le guérisseur et les êtres non humains qu’il doit manipuler pour obtenir un effet sur l’environnement, c’est-à-dire sur la maladie du patient. Chaque incantation entre donc dans un cadre spatio-temporel déterminé et construit une situation d’énonciation particulière. Plusieurs éléments entrent dans la définition de ce cadre. Le guérisseur ne s’adresse en général pas au patient, qui est cependant présent, mais uniquement aux forces non humaines, soit pour obtenir leur aide, soit au contraire pour les conjurer, selon leur nature respective ; dans chacun des cas, les stratégies discursives de l’incantateur ne sont pas les mêmes. Parmi les forces adjuvantes, on compte bon nombre de figures proprement chrétiennes, comme Dieu, Jésus, la Vierge Marie, divers saints, dont les caractéristiques et les dénominations se mêlent souvent à des figures qui ont précédé le christianisme, à l’instar d’ ou de Väinämöinen. Il semble toutefois que le vocabulaire chrétien soit au fondement des délimitations du cadre spatio-temporel.

17 Le rituel a en effet toujours lieu dans une situation bien précise et définie, un hic et nunc, qu’il convient de désigner. Lorsqu’il s’adresse aux forces adjuvantes, l’incantateur met la plupart du temps l’accent sur sa propre faiblesse, et sur celle du patient, pour indiquer l’urgence qu’il y a à trouver de l’aide. C’est ainsi le cas dans l’incantation suivante :

Neitsut Maaria maine(!), La Vierge Marie, femme,

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Puhas muori on muovollinen. Vieille femme pure, est belle.

Tules tänne tarvitaan Viens ici, où l’on a besoin de toi,

Tuskahisen tupaan, Dans la chambre où l’on souffre,

I hätähisen huonehes, Et la pièce où l’on a mal,

Päästämään, pellastamaan Pour libérer, pour sauver

Oikie ristitty henkie8. L’esprit qui a bien été baptisé.

18 Le tietäjä s’adresse à la Vierge Marie en l’appelant par son nom : cette adresse est un élément nécessaire qui permet d’attirer l’attention de l’être dont on demande l’aide (c’est la même stratégie qui est utilisée dans les cas de conjuration également). L’impératif est utilisé pour la faire venir dans la pièce où a lieu le rituel, pour la rendre présente. Cette pièce est caractérisée dans l’incantation non par des caractéristiques physiques mais par l’état de souffrance du patient, à travers les adjectifs tuskahinen, « où l’on souffre » et hätähinen, « où l’on a mal ». Ce qui est particulièrement intéressant est cependant la façon dont le guérisseur définit le patient qui doit être guéri par la Vierge Marie : il s’agit d’oikie ristitty henkie, un « esprit qui a été bien baptisé, de façon juste, droite ». Cette définition se rapproche d’une tendance des langues fenniques à désigner l’être humain selon le rapport au christianisme : ainsi, en vepse, c’est le terme de ristitu, littéralement « baptisé », « chrétien », qui est utilisé de façon générale pour l’être humain.

19 Une désignation analogue du patient se retrouve dans une autre incantation, longue de 129 vers, collectée dans la paroisse de Salmi, destinée à être prononcée lorsque l’on va au bain ; le sauna est en effet le lieu privilégié des pratiques de guérison9. En voici le début, qui consiste en une invocation de différents êtres adjuvants :

Avoa, Luoja, taivas, Ouvre, Créateur, le ciel,

Astu alah taivahas; Viens, descends du ciel ;

Tule miulle avukse, armokse, Viens-moi en aide, en miséricorde,

Väikse, voimakse, En force, en puissance,

Tätä risti‑kansoa päästämään, pelvastamaan! Pour libérer, pour sauver ce peuple de la croix !

Taivahaset anhelit, Anges célestes,

Tulkoa avukse, armokse, Venez en aide, en miséricorde,

Väikse, voimakse. En force, en puissance.

Sorok svätei, muuzenih, Quarante saints, quarante hommes,

Zem deźat anhel, Soixante‑dix anges,

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12 apostolaa, Douze apôtres,

Tulkoa avukse armokse, Venez en aide en miséricorde,

Väikse, voimakse, En force, en puissance,

Tätä risti‑kansoa päästämään, pelvastamaan! Pour libérer, pour sauver ce peuple de la croix !

Se kutsuupi Il appelle

Solomani boabuska Kristos vooditša, Salomon l’ancêtre, le Christ conducteur,

Pyhän Spaasan paapoi, Il prie le Saint Sauveur,

Pyhän Rastavan paapoi; Il prie la Sainte Naissance,

Neitsut Maari[a] emonen, La Vierge Marie, petite mère,

Puhas [muori, muoto kaunis], Pure [femme, belle forme],

Tules tänne, tarvitaan, Viens ici, on a besoin,

Rauhutta rakentamaan, Pour construire la paix,

Tervehyttä tälle ristikansalle, La santé à ce peuple de la croix

Päästä ja pelvasta, Libère et sauve,

Puhu i puhtasta, Parle et purifie,

Vein [isändät] j.n.e. Avec l’eau [les pères] etc.

Keskellä kivuttomaksi, Au milieu contre les douleurs,

Alla aivan terveeksi, En dessous pour la santé,

Päällä nuurumattomaksi, Au‑dessus pour enlever les souffrances,

Kuin omas poikas päästit ja pelvastit, Comme tu as libéré et sauvé ton propre fils,

Muga tämä risti‑kansa päästä ja pelvasta]. Libère et sauve ce peuple de la croix.

Oi sie katehellinen Kabeli, Oh toi, envieux Kabeli,

Riekka reiän juurellinen, Riekka des racines, du trou,

Paku kun leppänen paalikku, Paku comme un bout de bois d’aulne

Risti‑kansoa rikkomas, Qui est en train de briser le peuple de la croix,

Kastettuu kaatamas; De faire tomber le baptisé ;

Ei ole ristikansas rikottavaa, Il n’y a pas à briser le peuple de la croix,

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Ei kastetus kaattavaa. à faire tomber le baptisé.

Saa tila, muuta maja, Prends ta place, change de maison,

Ennen päivän nousemista, Avant le lever du jour,

Auringon ylenemistä; Le réveil du soleil ;

Mene itseh isäntään, Va chez ton propre père,

Omahas emäntään10. Chez ta propre mère.

20 L’incantateur appelle les figures adjuvantes et les invite à « venir » sur place, à se rendre présentes, en s’adressant directement à elles, qu’il s’agisse de Dieu, Jésus, Marie, des anges, des apôtres ou de divers saints. L’importance de nommer les figures adjuvantes pour les faire venir a été remarquée par Jouko Hautala, selon lequel les mots ont la caractéristique de non seulement renvoyer à une chose, de la désigner, mais aussi d’être la chose même : prononcer le nom permet de rendre la force ou la figure présente (Hautala, 1960, p. 15‑16). Si l’on peut ne pas suivre toute l’argumentation de Jouko Hautala, qui considère différents stades de l’évolution de la pensée en partant d’un stade « primitif », il n’en reste pas moins que nommer les figures qui doivent aider ou qu’il faut chasser est une des stratégies discursives utilisées le plus fréquemment dans les incantations. Il s’agit en effet d’attirer l’attention vers l’endroit où a lieu le rituel, ce qui se combine avec l’emploi de nombreux déictiques : le lieu est désigné par l’adverbe tänne, « ici » (avec mouvement), de même que la personne à guérir, tämä risti‑kansa, « ce peuple de la croix ». La croix, symbole chrétien par excellence, sert ainsi de fondement à l’identité du patient qui doit être guéri : le malade apparaît ici comme le représentant de la communauté villageoise, qui est caractérisée par la foi chrétienne. En lui s’incarne l’ensemble de la communauté chrétienne, et c’est de son côté que se place l’incantateur. Plus tard dans le texte, le patient est en effet nommé à plusieurs reprises ristitty, « le baptisé (qui est sous le signe de la croix) », ou kastettu, « le baptisé (en tant qu’il a été touché par l’eau bénite) ». Il est intéressant de noter que c’est au moment de la lutte contre la maladie, de la conjuration du kabeli, ici, qu’intervient cette définition du patient comme baptisé. Le tietäjä nie les conséquences négatives de la maladie qui est en train de briser le baptisé : le mal n’a rien à faire à cet endroit et on lui intime de repartir chez lui, auprès de ses parents. Anna‑Leena Siikala rapproche cette idée du chamanisme des peuples de Sibérie : le chaman se devait de faire un voyage vers l’au-delà, vers l’autre monde, pour obtenir une connaissance des origines du mal. Communiquer avec les parents, les ancêtres du mal, permettait d’obtenir le pouvoir sur lui dans la mesure où ceux-ci avaient le pouvoir dans leur famille (Siikala, 1999, p. 78‑81). Si l’origine de ce motif est sans doute à ramener à une culture commune aux peuples de chasseurs de l’Arctique et du Nord, il n’est pas impossible d’y voir également une référence aux structures sociales contemporaines en Carélie. Dans la société rurale agricole du XIXe siècle, la famille joue un rôle primordial pour la subsistance et la survie de ses membres, elle est le fondement même de la société. Ainsi, le maître de maison, l’isäntä, est responsable de la survie de tous les membres de la famille. La maladie appartient à un monde analogue, à un « contre‑monde », un vastamaailma (le concept étant développé par Ulla Piela [2010, p. 44] en opposition à

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l’idée de « ce monde », tämä maailma, qui est le monde dans lequel vivent le guérisseur et le patient), dans lequel existent des structures sociales similaires ; l’être responsable du mal est donc soumis à l’autorité de ses parents.

Le baptême comme élément clé

21 Un élément essentiel dans cette distinction entre les deux mondes est la place du baptême. L’incantateur se place du côté des baptisés, oikie ristitty henki, « l’esprit baptisé comme il faut », par exemple, ou ristikansa, « le peuple de la croix », comme nous l’avons déjà vu. Il semble donc que le baptême vaut comme définition de la communauté, dans le cadre du rituel de guérison. Il est possible d’interpréter de cette manière un élément qu’on retrouve dans un certain nombre d’incantations, lorsque l’incantateur fait le récit du mythe étiologique des maladies. C’est un mythe très répandu, selon lequel une femme, qui peut porter plusieurs noms, comme , Lohetar, Äkäätär11, donne naissance à neuf garçons. Après leur naissance, elle cherche à les faire baptiser, mais ne trouve personne et doit donc le faire elle-même :

Ehtipä hiän ristijee, Elle se mit à la recherche d’un baptiste,

Vuan ei suanunnaak. Mais n’en trouva pas.

Ihe risti poikijaan: Elle baptisa elle-même ses fils :

Minkä ruaniks rapas, L’un fut frappé du nom de raani,

[Minkä] riijeks ritusti12… Un autre, du nom de koista…

22 L’origine des maladies se comprend ainsi par analogie à la naissance des enfants ; elles apparaissent lorsque, mises au monde, elles reçoivent leur nom, leur identité. C’est le terme chrétien de ristiä, « baptiser », qui est utilisé dans l’incantation, mais il s’agit d’un baptême inversé : les fils de Loviatar reçoivent un nom qui n’est pas chrétien. C’est pour cette raison qu’ils peuvent présenter un danger pour les humains et qu’il convient de les conjurer chez eux, dans le monde qui est le leur. La suite de l’incantation citée plus haut montre également que l’église, lieu sacré du christianisme, joue un rôle important dans cette conjuration :

Van tuone mie siun manoon: Mais c’est là-bas que je te conjure :

Kirkon kirjatun tyköhön, Vers l’église aux écritures,

Portin mualatun povehen; Vers la porte aux peintures ;

Siel on muutkin murhamiehet, Là sont aussi les autres méchants,

Ikuiset pahan tekiit. Les éternels faiseurs de maux.

Tuone vielä siun mano⌈a⌉n: Là‑bas aussi je te conjure :

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Pohjan lietohon merehen, Dans la mer du nord/du fond,

Johon puut tyvin putoovi, Où les arbres tombent,

Hongat latvon lankeili. Les troncs de la cime chutent.

23 Parmi les différents endroits où la maladie est renvoyée, qui sont la plupart du temps définis par leur étrangeté, leur distance par rapport au malade, au-delà des mers et des montagnes, se trouve l’église, ce qui est un phénomène relativement rare. Cela montre toutefois que l’église permet d’aider dans la bataille contre la maladie ; elle peut jouer le rôle de charnière entre le tänne, l’ici où viennent les figures adjuvantes, et le tuonne, le là-bas où il faut conjurer les forces responsables du mal.

24 Ainsi, lorsqu’une maladie survient à un être humain, ce n’est pas parce qu’il existe un mal par nature, mais plutôt qu’il s’est produit un déséquilibre : l’être – ou la force responsable de la maladie – s’est introduit dans un corps humain, chrétien, et ne se trouve pas à la bonne place. Les deux mondes coexistent en parallèle et se ressemblent. Un des objectifs du rituel de guérison est de rétablir l’équilibre perdu et de renvoyer à sa place l’être responsable du mal, dans la société à laquelle il appartient, là où son père et sa mère l’attendent, et de ne pas le laisser dans le corps du malade.

25 Pendant la performance du rituel de guérison, l’incantateur qui prononce le charme destiné à guérir le patient crée ainsi une situation d’énonciation particulière, dans laquelle les personnages adjuvants, bien souvent des figures chrétiennes, apparaissent sous ses yeux et réalisent les actions. L’incantateur va même plus loin dans la description de la situation de la performance : il prend de la distance vis-à-vis de lui- même et décrit ses propres actions.

Incantation et présence divine : la description du rituel

Dieu comme incantateur

26 Comme évoqué plus haut, l’incantateur tient un discours métapoétique et métapragmatique dans ses incantations, et invoque la force divine pour parler de ses propres actions. C’est ce que Lotte Tarkka appelle le « processus d’autorisation », autorisaatioprosessi (Tarkka, 2005, p. 92‑95). Ce processus, qui donne de l’autorité à l’incantation et à l’incantateur, entre en rapport avec la problématique de la croyance ou non en l’efficacité des incantations. C’est un problème qui intéressait probablement davantage les chercheurs que ceux qui étaient concernés par les pratiques, puisque ces derniers n’explicitaient pas nécessairement leur « croyance » en l’efficacité des pratiques de guérison. Cependant, les textes eux-mêmes fonctionnent comme des garanties de ce pouvoir : outre l’autorité de la tradition, celle de Dieu est prévalente13.

27 Le tietäjä, de façon paradoxale, se place en position de faiblesse pour garantir sa propre force et l’efficacité du rituel qu’il performe : non seulement ses propos, mais aussi ses actes viennent de Dieu lui-même. Il s’agit presque d’une identification, le guérisseur endosse « un rôle rituel » (Tarkka, 2005, p. 94) :

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En puhu omalla suulla, Je ne parle pas avec ma propre bouche,

Puhun suulla Luojan suulla; Je parle avec la bouche, la bouche du Créateur ;

Itše Luoja on loitšemass, C’est le Créateur lui-même qui incante,

Pyhä mies pelastamass14. Le saint homme qui sauve.

28 Dans ces vers, l’emploi du présent progressif rend le Créateur présent : il fait partie de la scène et prend la place du guérisseur qui ne parle plus avec sa bouche. Les mots qui sortent d’entre ses lèvres sont des mots divins et l’efficacité de la guérison dépend de la force divine qui est en présence.

29 Cette façon de devenir autre pendant le rituel de guérison est à comprendre dans les termes de l’état d’extase que devait atteindre le tietäjä, en finnois, haltioituminen. C’est ainsi qu’Elias Lönnrot déjà décrit l’extase physique : Il existe de nombreuses variantes des paroles préparatoires (alkusanat, « paroles d’introduction ») qu’on prononçait au début. On considérait qu’elles conduisaient l’incantateur à l’état d’extase qu’il recherchait. Dans ces mots, l’incantateur parle de la force qu’il a reçue de Dieu, il flatte sa force, son art, etc. Et il se retrouve même véritablement dans un état d’extase, un état qu’on appelle en finnois olla innoissaan ou haltioissaan. Il se comporte comme un enragé, la profération des paroles devient plus violente et emportée, sa bouche s’emplit d’écume, ses dents se serrent, ses cheveux se dressent, ses yeux roulent, ses sourcils se froncent, il crache, son corps se tord, il agite les jambes, saute sur le sol et fait beaucoup d’autres gestes. (Lönnrot, 1832, p. 10‑11)

30 Le motif « Je ne parle pas avec ma bouche » peut ainsi être compris comme l’une des paroles d’introduction qui enclenchent l’état d’extase ; cependant, il ne fonctionne pas uniquement comme introduction puisque sa place dans les textes collectés est variable. Il reste une garantie de l’extériorité et de la supériorité du pouvoir du tietäjä, qui s’étend de la sphère verbale au reste de son corps.

31 Le guérisseur crée ainsi une représentation particulière du « je » agissant. Dans la poésie orale lyrique, le « moi » est souvent fluctuant et peut endosser divers rôles au sein d’un même texte, selon les stratégies adoptées par le chanteur (Timonen, 2004, p. 396‑399). Le même phénomène se produit dans le cas des incantations, qui ont la même forme mais dont la fonction diffère : l’état d’extase est ainsi représenté par cette absence, momentanée, du « je », remplacé par Dieu, qui prend possession de son corps :

Ej minussa lienekähän Mais il n’y a rien en moi,

omin voiminni mitänä, Rien dans mes propres forces,

tehtä Luojan tuttaville, Pour agir pour les proches du Créateur,

jalon lapsille Jumalan. Pour les enfants du noble Dieu.

En koske omin käsin, Je ne touche pas avec mes propres mains,

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kosken Jiesuksen kätösin; Je touche avec les petites mains de Jésus ;

soveljammat Luojan sormet, Les mains du Créateur appliquent,

Jeesuksen käet käviämmät. Les mains de Jésus passent.

En puhu omalla suulla, etc.15 Je ne parle pas avec ma propre bouche, etc.

32 Dans cet exemple, le « je » de l’incantateur n’existe que par la négative, à travers sa faiblesse, ou son absence de forces. Le guérisseur tient un discours à la troisième personne, comme s’il observait ses mains et ses doigts agir sans en être consciemment à l’origine. Les mains deviennent sujet, et c’est le corps physique qui remplace le « je » conscient dans les actes accomplis au cours du rituel. Du plan verbal, on passe au plan physique : les doigts ont un rôle essentiel dans la mesure où ils sont l’intermédiaire entre les deux corps, celui du guérisseur et celui du patient, et que c’est à travers le toucher que peut se réaliser la guérison du malade.

Deux corps en présence : la réalité physique et symbolique

33 Ulla Piela estime que le toucher du guérisseur est une des parties essentielles du rituel de guérison. Il permet d’établir un contact physique avec le malade, un dialogue corporel et une proximité rituelle, lorsque par ses mots un « espace rituel » a été créé. Le toucher est vécu comme un geste de guérison et permet de rattacher le malade au monde physique, à ce monde, en renvoyant la maladie dans le contre-monde ; il s’agit d’un « toucher rituel » (Piela, 2005, p. 26‑27).

34 Pendant le rituel, la barrière entre les mondes physique et symbolique s’efface au gré du guérisseur (Ilomäki, 2014, p. 42). Celui-ci devient Dieu, ou Jésus en tant que Dieu, tandis que le patient devient Jésus en tant qu’il renaît après sa mort, oint par les soins de Marie. En effet, l’utilisation d’onguents comme intermédiaires entre les deux corps est très fréquente. Souvent, ce qui importe est moins la composition physique des onguents, qui peuvent être faits à partir d’ingrédients tout à fait quotidiens trouvés dans la maison, que la charge verbale qu’ils contiennent, parce qu’on les a incantés, qu’on a prononcé un charme en eux. Ainsi, les onguents jouent le rôle de transfert de pouvoir depuis le tietäjä jusqu’au patient. Ils sont souvent décrits comme des fluides corporels divins : le lait de Marie, le sang de Jésus, la sueur et les larmes du Créateur16. Et c’est bien souvent Marie qui oint le malade, comme dans l’exemple suivant :

Neitsyt Maaria emonen, Vierge Marie, petite mère,

Rakas äiti armollinen, Chère mère miséricordieuse,

Pistä suluka sulaan voihen, Trempe la plume dans le doux onguent,

Voija alta, voija piältä, Oins par‑dessous, oins par‑dessus,

Kerta keskii sipase, Enduis aussi au milieu,

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Alta nuurumattomaksi, En dessous pour enlever les douleurs,

Piältä tuntumattomaksi, Par‑dessus pour qu’il ne sente plus,

Jotta saisi sairas muata, Pour que puisse se reposer le malade,

Vois voihkava levätä Que puisse être tranquille le souffrant,

Minun silimin nähtyveni, Alors que mes yeux regardent,

Suin sulin puheltueni; Alors que ma bouche parle ;

Enkä puhu omalla suulla, Et je ne parle pas avec ma propre bouche,

Puhun suulla puhtahalla, Je parle avec la bouche pure,

Läiköttelen lämpösellä, Je répands la chaleur,

Herran hengellä hyvällä17. Avec le bon esprit du Seigneur.

35 Deux vers sont particulièrement intéressants dans ce texte : la présence et l’action de Marie sont attestées par le témoignage du guérisseur qui observe la Vierge agir, de ses propres yeux. Le corpus ne contient pas d’identification du guérisseur avec Marie au travers de la première personne, comme cela arrive avec Dieu et Jésus ; toutefois, c’est bien elle qui agit ici et prend la place du tietäjä qui enduit le corps du malade à l’aide d’une plume.

36 Cette confusion des identités, cette superposition de différents rôles sont à rapprocher d’instances où le guérisseur parle à travers la voix même de Jésus :

Toipa noita voiteita. Et [Mehiläinen] apporta ces onguents.

”Opi Jeesus kielelläsi, « Apprends, Jésus, avec ta langue,

Onko nämä niitä voiteita, Si ce sont bien ces onguents,

Millä on itsees voijettiin?” Avec lesquels on t’a oint toi‑même ? »

Toipa (noita voiteita), Et il apporta ces onguents,

Oppi (kielelläsi(?)): Jésus apprit avec sa langue :

”Nämä (on niitä voiteita), « Ce sont bien ces onguents,

Millä on minua (voijettiin).” Avec lesquels on m’a oint moi‑même. »

Voia oalla, voia päällä, Oins par‑dessous, oins par‑dessus,

Études finno-ougriennes, 48 | 2017 206

Voia kerta keskieh Oins également au milieu,

Siivellä simasella, Avec ton aile d’hydromel,

Sullalla hopeisella!18 Avec ta plume d’argent !

37 Dans ces quelques vers sont caractérisés les onguents utilisés dans le rituel de guérison ; le guérisseur cherche à affirmer l’origine divine, de l’autre monde, des onguents (Piela, 2007), et, pour ce faire, après avoir décrit le voyage de Mehiläinen vers le monde au-delà des sept mers pour trouver les substances dont il aurait besoin, il utilise la voix de Jésus. Le dialogue entre le guérisseur et Jésus permet une identification complète : les mêmes vers sont répétés, d’abord sous forme de question, puis sous forme de réponse, et, par l’emploi du discours direct, l’incantateur adopte le « je » de Jésus pour un instant.

38 Ainsi, dans l’espace du rituel, séparé de la vie quotidienne, les relations entre le guérisseur et le patient acquièrent un nouveau sens ; leur statut se transforme. Le toucher qui unit leurs corps est une répétition du toucher qui unit les doigts de Marie au corps blessé de Jésus, et cette superposition des rôles, cette identification avec des figures divines, est une condition de l’efficacité de l’incantation comme pratique de guérison.

Conclusion

39 L’analyse des motifs métapoétiques contenus dans les incantations finnoises de Carélie permet de mettre en lumière la conception particulière du pouvoir de la parole telle qu’elle est représentée dans les textes. Les mots n’ont pas un pouvoir en eux-mêmes : l’efficacité de la parole réside principalement dans le fait qu’elle permet de constituer un cadre spécifique, distinct de la vie quotidienne, dans lequel divers niveaux de réalité, physique et symbolique, se mêlent et se confondent. Dans cet espace rituel spécifique, les acteurs du rituel et les figures divines appelées à l’aide se superposent : le tietäjä devient Dieu, Jésus, ou agit comme Marie, et le patient devient Jésus qui se fait oindre. Le Christ occupe ainsi deux positions différentes mais non contradictoires, en tant que Dieu, d’une part, en tant qu’homme, de l’autre.

40 Il s’agit donc d’une pratique éminemment chrétienne bien que ses origines ne soient pas à chercher dans l’Église. Les figures chrétiennes se sont adaptées aux pratiques vernaculaires pour former un christianisme populaire, qui ne correspond pas nécessairement aux vues de l’Église officielle mais qui n’en est pas moins chrétien pour autant. Le vocabulaire chrétien, les conceptions chrétiennes occupent une place importante dans les textes collectés et dans la définition du rituel.

41 Si l’origine du pouvoir du tietäjä semble être divine, le guérisseur n’est toutefois pas

omnipotent, comme le montre clairement une remarque qui suit l’incantation VII4 loitsut 1740 : Kun ei tulla kuolendaksi, niin se pääsöö, kun lienöö kovin kironnu, niin äsken se ei pääse. « Lorsqu’on ne meurt pas, alors elle fonctionne, mais si on a juré fort contre Dieu, alors elle ne libère pas. » Le pouvoir de guérison est donc limité au caractère de bon chrétien du patient et à la volonté de Dieu, ce qui permet de mettre hors de cause le guérisseur en cas d’échec.

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NOTES

1. Le mot nation est pris ici au sens herdérien (N.d.R.).

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2. Pour une histoire détaillée des débuts des études de folklore en Finlande, en particulier de la poésie orale de langue finnoise, jusqu’aux années 1950, consulter l’étude de Hautala (1954). 3. Cette base de données, qui a été utilisée pour rassembler les matériaux de l’article, est accessible à l’adresse suivante : www.skvr.fi [consulté le 28.03.2017]. 4. Cet article se fonde sur les recherches faites pour un mémoire de master 2 recherche soutenu en juin 2015 à l’Inalco sous la direction d’Eva Toulouze, « “Je ne parle pas avec ma propre bouche” : la représentation du pouvoir de la parole dans les incantations finnoises de Carélie ». 5. Pour une synthèse de l’histoire de la recherche sur la médecine populaire en Finlande, voir Laaksonen, 1983, et Piela, 2010. 6. Aussi appelée Raja‑Karjala, Carélie frontalière. 7. Pour une interprétation détaillée des sources sur ces missions dans le cadre du christianisme populaire, voir Västrik, 2010.

8. SKVR VII3 loitsut 1479. 9. Voir par exemple Hakamies, 1983.

10. SKVR VII4 loitsut 1740. 11. En général caractérisée comme la fille de , le maître du monde des morts (), ou bien rapprochée de , la maîtresse de , elle est dans tous les cas associée au froid, à l’obscurité, au nord ou au monde des morts.

12. SKVR VII4 loitsut 2828. 13. Il est cependant tout à fait possible qu’il ait existé une forme d’incantations « noires » faisant appel aux forces démoniaques, au diable, mais que les informateurs n’aient pas désiré les communiquer aux collecteurs (Tarkka, 2005, p. 93).

14. SKVR VII3 loitsut 1035.

15. SKVR VII4 loitsut 3031.

16. Voir par exemple SKVR VII3 loitsut 790 ou VII4 loitsut 2551.

17. SKVR VII4 loitsut 2828.

18. SKVR VII3 loitsut 1347.

RÉSUMÉS

La pratique des incantations, dans le cadre de la médecine populaire, était encore bien vivante et répandue en Carélie au XIXe siècle. Dans cet article, j’examine cette pratique dans son contexte chrétien. L’analyse d’un motif métapoétique et métapragmatique particulier – En puhu omalla suulla, « Je ne parle pas avec ma propre bouche » – permet de montrer la manière dont l’incantateur perçoit ses propres activités, en l’absence d’informations plus détaillées sur le contexte de performance. J’examine donc comment l’incantation construit un espace rituel particulier, dans lequel la relation entre le corps du guérisseur et celui du patient change de niveau, passe du niveau physique au niveau symbolique. Les deux différents niveaux de réalité se mêlent, et permettent ainsi de construire le cadre dans lequel la guérison devient possible. Les mots ont ainsi un pouvoir en tant qu’ils sont la condition de possibilité du rituel de guérison, et non parce qu’ils contiennent une force en eux-mêmes.

In this article I aim to examine the incantation tradition in Karelia through the prism of popular Orthodoxy. I look at a specific metapoetic motif, En puhu omalla suulla, “I do not speak with my own mouth”, in which the charmer uses the divine authority to make his incantations effective. I

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aim to elucidate how the incantations construct a special ritualistic space in which the relationship between the bodies of the healer and the patient are transformed and go onto another level of reality. Additionally, I examine how the Christian vocabulary and conceptions are prevalent in this process.

Tämä artikkeli pyrkii tutkimaan Pohjois‑Karjalan ja Laatokka‑Karjalan loitsuperintöä kristillisenä perinteenä. Tarkastelen erityisesti yhtä motiivia jolla on tärkeä metapoeettinen ja jopa metapragmaattinen funktio, ”En puhu omalla suulla”. Tietäjä kertoo loitsuissa hänen teoistaan, hän kommentoi samalla kun hän toimii ja koskee potilaan vartaloa. Tavoitteena on ymmärtää kuinka tietäjä esittää verbaalisesti puheen ja sanojen voimaa. Sanojen tehokkuus johtunee siitä, että tietäjä konstruoi niiden avulla erikoisen rituaalisen tilan, jossa maailman eri ulottuvuudet sekoittuvat yhteen. Sanat luovat uuden kontekstin, missä parantajan ja potilaan kehojen välisellä suhteella on toinen merkitys: siten parantaminen on mahdollista.

INDEX

Index géographique : Carélie, Carélie du Nord, Carélie du Ladoga, Finlande, Novgorod, Russie, Salmi, Sibérie, Suède, Turku Mots-clés : christianisme populaire, incantations, médecine populaire, poésie orale, pouvoir performatif de la parole, rituel de guérison Thèmes : études de folklore, ethnologie, littératures orales motsclesru народная медицина, народное христианство, причитания, сила слова, целительные обряды motscleset loitsud, rahvakristlus, rahvameditsiin, ravimisrituaal, sõnavägi Keywords : charms, folk Christianity, folk medicine, incantations, healing ritual, word power disciplines finnois, vepse

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Prédication seconde, translatif et construction de la subjectivité en finnois Secondary Predicate, Translative and the Construction of Subjectivity in Finnish Predikatiiviadverbiaali, translatiivi ja subjektiivisuuden rakentaminen suomen kielessä

Gaïdig Dubois

1. – Introduction

1 Le1 finnois possède la particularité d’avoir la capacité d’appliquer à des situations en apparence statiques un certain dynamisme morphosémantique : en matière de marquage de compléments, il pourra ainsi faire appel à des cas dynamiques2, là où l’emploi de marques à valeur statique (ou une absence de marquage) semblerait de rigueur dans la plupart des langues indo-européennes. Le phénomène est illustré en (1) et (2), où le cas allatif marquant sohva, « canapé », et la postposition luokse, historiquement issue d’un translatif, évoquent le « mouvement vers » :

(1)

Mies nukaht‑i sohva‑lle.3

homme s’endormir‑PRÉT.3SG canapé‑ALL

« L’homme s’est endormi sur le canapé. »

(2)

Ottelu‑n jälkeen Timo jä‑i Peka‑n luo‑kse.

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match‑GÉN après Timo rester‑PRÉT.3SG Pekka‑GÉN chez‑TRA

« Après le match, Timo est resté chez Pekka. »

2 Cette singularité de la langue a fait l’objet de plusieurs études (voir par exemple Tunkelo, 1931 ; Alhoniemi, 1975 ; Huumo, 2005 et 2007). Celles-ci formulent l’hypothèse que l’emploi de cas dynamiques dans des contextes inattendus serait dû au fait que le finnois, contrairement aux langues indo-européennes, exprimerait explicitement dans sa morphosyntaxe la dimension transitionnelle d’événements comparables à ceux décrits en (1) et (2). D’une manière générale, il semblerait qu’un bon nombre de relations mentales (lukea lehdestä, « lire dans un journal [avec une idée d’extraction, de provenance] », katsoa televisiosta, « regarder à la télévision [extraction, provenance] ») et d’expressions d’existentialité (ilmestyä kadun päähän, « apparaître au bout de la rue [avec une idée de prise de position, de “mouvement vers”] », kasvaa pellolle, « pousser dans le champ [prise de position, “mouvement vers”] ») soient exprimées en finnois comme étant associées au mouvement et à la directionnalité (Huumo, 2005, p. 511).

3 L’objectif de cet article est d’attirer l’attention sur une structure phrastique du finnois qui illustre cette idiosyncrasie de la langue, à savoir un cas de phrase à attribut de l’objet que nous avons appelé dans notre travail de 2014 sur le sujet moule4 de changement mental ( mentaalimuutosmuotti) – nous l’appellerons dorénavant moule de classification (luokittelumuotti) – et dont la particularité est d’avoir un attribut de l’objet dans un cas dynamique, le translatif, alors que la relation prédiquée est en apparence statique5 :

(3)

Luuli‑n itse‑ä‑ni onnellise‑ksi.

croire‑PRÉS.1SG (soi).même‑PAR‑POSS.1SG heureux‑TRA

« Je me croyais heureux. » (Holappa, 1998.)

4 Le finnois est une langue à riche morphologie flexionnelle, avec trois différentes séries de cas locaux, chacune divisée en cas dynamiques (séparatifs d’une part et directionnels d’autre part) et cas statiques. Deux de ces séries, les cas internes et les cas externes, partagent la caractéristique de base de pouvoir indiquer des relations spatiales concrètes. La troisième série est constituée des cas généraux, qui expriment typiquement des relations abstraites (non spatiales), comme la condition, l’état, le rôle ou la fonction : le cas directionnel de cette série, le translatif, exprimera ainsi un mouvement vers la « localisation abstraite » que représente l’état ou la fonction en question ; son équivalent statique, l’essif, désignera la présence dans cette localisation abstraite. Dans cet article, nous nous intéresserons exclusivement aux cas généraux, car ce sont ceux qui entrent dans la composition des constructions à attribut de l’objet en finnois.

5 Il est intéressant de noter que le moule de classification, dont un exemple est donné en (4a), peut parfois entrer en concurrence avec une phrase à attribut de l’objet faisant

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intervenir l’essif, comme en (4b), et que le contenu propositionnel, dénoté par l’objet et son attribut au translatif, peut souvent être exprimé par une subordonnée conjonctive complétive dénotant un état6, comme en (4c).

(4a)

Näe‑n asia‑n tarpeellise‑ksi.

voir‑PRÉS.1SG chose‑ACC nécessaire‑TRA

« Je considère la chose (comme) nécessaire. »

(4b)

Näe‑n asia‑n tarpeellise‑na.

voir‑PRÉS.1SG chose‑ACC nécessaire‑ESS

« Je vois la chose comme nécessaire. »

(4c)

Näe‑n, että asia on tarpeellinen.

voir‑PRÉS.1SG que.CONJ chose être.PRÉS.3SG nécessaire

« Je vois que la chose est nécessaire. »

6 La question que nous nous posons et à laquelle nous nous proposons d’apporter une réponse est donc la suivante : qu’est-ce qui motive l’emploi du translatif dans une relation prédicative apparemment statique ? Nous voulons également examiner les éléments qui composent le moule de classification (sujet, verbe mental, objet, attribut de l’objet) et les différents emplois que le moule peut avoir.

7 Les données de corpus sur lesquelles s’appuie cet article sont en partie tirées de deux œuvres disponibles dans le corpus « Käännössuomen korpus7 » : d’une part, Ystävän muotokuva8 (1998) de Pentti Holappa ; d’autre part, Sikatotta (1997) publié à l’origine en français par Marie Darrieussecq sous le nom de Truismes (1996) 9. Le reste des exemples ont été recueillis lors de lectures d’articles et d’ouvrages scientifiques ou via le moteur de recherche Google, ou bien ont été construits pour les besoins de l’article.

8 Nous commencerons notre étude par une clarification de l’emploi du terme moule dans la description du moule de classification et par la détermination de son statut constructionnel (partie 2). Ensuite, nous examinerons la composition du moule en détaillant les différents éléments qui le constituent (partie 3) et, enfin, nous donnerons un aperçu des facteurs qui interviennent dans le choix du moule de classification (partie 4).

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2. – Point de vue constructionnel sur l’existence du moule de classification

9 La notion de moule (muotti) a été introduite dans la grammaire finnoise par la Grande Grammaire du finnois (Iso suomen kielioppi, désormais ISK) d’Auli Hakulinen et al., parue en 2004. Selon ISK, les moules sont des schémas constructionnels dotés d’un sens indépendant du lexique qui les réalise (définition adaptée au français par Duvallon, 2007, p. 119). Le moule est donc très proche de la construction, traditionnellement définie comme un couple forme‑sens dont le sens n’est pas strictement prédictible à partir de ses composants (voir, par exemple, Goldberg, 1995). La notion de moule est, selon nous, appropriée à la description des phrases à attribut de l’objet qui nous intéressent. En effet, plusieurs indices montrent que le sens du moule de classification n’est pas tout à fait compositionnel.

10 D’abord, le rapport valenciel du verbe à son objet est parfois particulier. C’est le cas des phrases dans lesquelles un verbe transitif se voit associé à un objet qui ne fait normalement pas partie de son champ sémantique :

(5)

Lapse‑n äiti väitt‑i hän‑tä isä‑ksi,

enfant‑GÉN mère prétendre‑PRÉT.3SG le.HUM‑PAR père‑TRA

« La mère de l’enfant prétendait qu’il était le père,

mutta asia oli kai kaikin puolin hyvin sekava.

mais la situation semblait bien confuse à tous les égards.

Isyyttä ei koskaan vahvistettu.

La paternité ne put jamais être confirmée. » (INT13)10

11 Nous avons affaire ici à un verbe transitif associé à un objet atypique. Le verbe väittää (« prétendre, affirmer ») a traditionnellement dans sa valence un complément d’objet désignant la substance d’un discours. Il est pourtant accompagné en (5) d’un pronom objet à référent humain. Sans l’attribut de l’objet au translatif, le complément d’objet häntä, « le (référent humain) » serait fort peu probable, voire impossible. C’est le fait qu’il apparaisse dans ce contexte spécifique qui permet son emploi. Ainsi le moule de classification répond ici à la description du moule de complémentation (täydennysmuotti), défini comme un cadre syntaxique permettant d’utiliser divers types de verbes en modifiant leurs propriétés valencielles inhérentes (adapté de Duvallon, 2007, p. 119).

12 Le deuxième élément appuyant l’hypothèse de la non-compositionnalité concerne le sémantisme de l’attribut de l’objet au translatif. En effet, il est légitime de se demander quelle est la signification du cas directionnel dans une phrase qui n’exprime pas le changement. Comparons les exemples suivants :

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(6a)

Äiti maala‑si talo‑n punaise‑ksi.

phrase résultative

mère peindre‑PRÉT.3SG maison‑ACC rouge‑TRA

« La mère peignit la maison en rouge. » (EC)11

(6b)

Äiti moitt‑i mies‑tä huono‑ksi isä‑ksi.

moule de classification

mère critiquer‑PRÉT.3SG homme‑ACC mauvais-TRA père‑TRA

« La mère reprocha à l’homme d’être un mauvais père. » (EC)

13 L’énoncé (6 a) est un exemple typique de phrase transitive à complément résultatif au translatif, dans laquelle la correspondance sens‑forme est parfaite : la mère accomplit l’action de peindre la maison et le résultat de cette action est exprimé, comme il se doit, par un attribut de l’objet au translatif – le changement d’état est clair. Il l’est en revanche moins dans les énoncés (5) et (6b), où les attributs au translatif isäksi, « le père [de l’enfant] » et huonoksi säksi, « un mauvais père » désignent plutôt une opinion ou une prise de position. En effet, ni en (5) ni en (6b), le référent du complément d’objet ne devient père ou mauvais père sous l’influence de l’affirmation ou de la critique ; il est simplement l’objet de l’affirmation ou de la critique.

14 En lien avec ce qui vient d’être dit, on pourra voir dans l’utilisation du moule de classification la volonté de souligner une certaine subjectivité, d’exprimer un point de vue, de classer le référent de l’objet dans une catégorie. Cette subjectivité serait précisément liée à la dynamicité du translatif qui, en directe interaction avec le sujet, imprimerait sur l’ensemble du moule ce sens supplémentaire, indépendant de son lexique. Nous développerons cette idée en 3.4 et 4.

3. – Structure du moule de classification

15 Le moule de classification se compose traditionnellement de quatre éléments de base : 1) un sujet ; 2) un verbe mental ; 3) un objet et ; 4) un attribut de l’objet au translatif. Nous détaillons dans cette section les quatre composants du moule un à un.

3.1. – Sujet agent

16 Le premier composant fondamental du moule est le sujet, qui, quand bien même il ne serait pas physiquement présent dans la phrase (par exemple en cas d’énoncé à la

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forme passive ou à sujet zéro12), l’est du moins toujours sémantiquement. Dans le moule de classification, le sujet est un agent humain doté d’une volonté propre :

(7)

Martta sattui seisomaan ikkunan vieressä ja

« Martta se trouvait être près de la fenêtre

näkemään vieraan hevosen ja vieraan miehen,

lorsqu’elle vit un cheval inconnu, et un homme inconnu,

joka [hän] tunnist‑i melkein heti papi‑ksi.

que.REL [elle] reconnaître‑PRÉT.3SG presque immédiatement pasteur‑TRA

qu’elle reconnut presque tout de suite comme étant un pasteur. » (PH)13

17 En (7), le sujet Martta, que l’auteur évite de répéter en début de proposition relative probablement pour des raisons stylistiques, a le rôle d’un agent mentalement actif. Martta fait en effet acte volontaire de cognition en ce qu’elle exerce une action – mentale – sur la manière dont elle conçoit le référent de l’objet : elle opère ainsi une classification de l’homme inconnu dans la catégorie des pasteurs. Si donc traditionnellement le principe de volition causative concerne un agent et une entité physique, nous l’adaptons ici à la dimension mentale et affirmons qu’il chemine entre un agent et une entité mentale : ici en (7) par exemple, entre le référent du sujet (Martta ; [hän], « elle ») et sa prise de position (papiksi, « un pasteur » > « c’est un pasteur ») par rapport au référent de l’objet (jonka ; miehen, « que ; l’homme »).

18 Bien qu’il soit, avec les verbes cognitifs en général, difficile d’évaluer le niveau de contrôle agentif que le sujet a sur l’action (voir par exemple Bouchard, 1995 ; Ruwet, 1995) – l’acte de penser, de reconnaître ou de se rappeler pouvant être tout aussi bien volontaire qu’involontaire –, la situation semble différente quand le verbe est intégré à un moule de classification. De ce point de vue, les énoncés (4a) et (4c), que nous rappelons ci-dessous, sont intéressants à considérer :

(4a)

Näe‑n asia‑n tarpeellise‑ksi.

voir‑PRÉS.1SG chose‑ACC nécessaire‑TRA

« Je considère la chose (comme) nécessaire. »

(4c)

Näe‑n, että asia on tarpeellinen

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voir‑PRÉS.1SG que.CONJ chose être.PRÉS.3SG nécessaire

« Je vois que la chose est nécessaire. »

19 En effet, le verbe nähdä, « voir », semble prendre un sens plus actif en (4a) qu’en (4c) : il peut dans le premier cas être paraphrasé à l’aide du verbe considérer et dans le second grâce au verbe constater. Considérer fait intervenir un jugement que constater n’implique pas. Cette observation peut être rattachée à la remarque que nous avons faite en fin de partie 2 à propos de la subjectivité inscrite dans le sémantisme du moule de classification.

3.2. – Verbe mental

20 Le deuxième élément de base du moule est son verbe. Il s’agit sémantiquement d’un verbe mental, c’est-à-dire qui « exprime la manière dont les individus ressentent ou interprètent différentes situations elles-mêmes exprimées par des verbes à sens concret » (Pajunen, 2001).

21 Anneli Pajunen (2001, p. 296–358) distingue trois catégories de verbes mentaux, à savoir les verbes psychologiques (parmi lesquels les verbes cognitifs et les verbes d’émotion), les verbes de perception et les verbes de communication. Dans cet article, c’est la classification que nous adoptons.

22 Dans le moule de classification, les trois catégories sont représentées mais à différents degrés. Nous donnons ci-dessous un exemple pour chaque catégorie. Dans notre corpus, nous avons trouvé en tout :

23 – 16 verbes psychologiques, dont : • 14 verbes cognitifs : analysoid « analyser », arvioida « évaluer », epäillä « (se) douter », huomata « remarquer, s’apercevoir », hyväksyä « accepter » , luokitella « classer », luulla « croire, supposer », mieltää « percevoir », muistaa « se rappeler », tietää « savoir », todeta « constater, établir », tunnistaa « reconnaître », uskoa « croire » et ymmärtää « comprendre » :

(8)

Niin kirjoitin hetki sitten, siitä ei ole

« C’est ce que j’écrivais il y a un instant, il n’y a

minuuttiakaan, mutta

même pas une minute, mais

jo nyt huomaa‑n se‑n valhee‑ksi.

Déjà maintenant remarquer‑PRÉS.1SG cela‑ACC mensonge‑TRA

je m’aperçois déjà qu’il s’agit d’un mensonge. » (PH)

• 2 verbes d’émotion : tuntea « (res)sentir, éprouver » et kokea « (res)sentir, éprouver, vivre » :

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(9)

Hän oli todella tyylikäs nainen,

« C’était une femme très élégante,

ja minä tun‑sin itse‑ni surkea‑ksi häne‑n edessä‑än.

et je sentir‑PRÉT.1SG (soi).même‑ACC.POSS minable‑TRA elle.hum‑gén devant‑poss.3sg

et je me sentais minable devant elle. » (MD)14

24 – 3 verbes de perception : katsoa « regarder », nähdä « voir » et tuntea « sentir » :

(10)

Minä annan hyväntekeväisyyteen

« Je fais des dons aux œuvres caritatives

silloin kun katso‑n se‑n perustellu‑ksi.

quand regarder‑PRÉS.1SG cela‑ACC justifié‑TRA

quand je considère que c’est justifié. » (INT13)

25 – 13 verbes de communication : haukkua « blâmer, critiquer » , kuvailla « décrire » , luonnehtia « caractériser, décrire », leimata « étiqueter, qualifier », moittia « critiquer », määritellä « définir », nimittää « nommer », sanoa « dire », selittää « expliquer », todeta « remarquer, constater », tunnustaa, « reconnaître, admettre », tuomita « juger, condamner » et väittää « prétendre, affirmer » :

(11)

Honoré moitt‑i minu‑a liian tunteellise‑ksi.

Honoré critiquer‑PRÉT.3SG me‑PAR trop sensible‑TRA

« Honoré me reprocha d’être trop sentimentale. » (MD)

26 Parmi les verbes mentionnés, deux se trouvent à cheval entre deux catégories : il s’agit des verbes tuntea, « sentir, ressentir » et todeta, « remarquer, constater ». Le premier partage des caractéristiques de verbe d’émotion et de verbe de perception ; le second est tantôt verbe cognitif, tantôt verbe de communication. Dans tous les cas, le critère psychologique est présent – nous pouvons même affirmer qu’il est prééminent dans la lecture des verbes du moule de classification. Cette idée est en accord avec le fait qu’on peut rattacher aux verbes de communication des caractéristiques physiques comme mentales. On constate ainsi que le critère psychologique est présent chez tous les

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verbes et semble même l’emporter sur les critères perceptif et communicatif, le verbe mental recevant de toute façon une lecture cognitive dans le cadre du moule.

27 Si l’aspect psychologique est fédérateur ici, ce n’est cependant pas un critère suffisant pour garantir un moule de classification. En effet, un verbe mental qui exprimera une certaine finalité ou résultativité (énoncés 12 et 13) ne pourra entrer dans la composition d’un moule de classification car il se placera dans le champ du moule d’intention (tarkoittamismuotti, voir ISK, § 481).

(12)

Uskonto‑jen avulla ihmise‑t komenne‑taan tunteellise‑ksi. laumo‑i‑ksi.

religion‑GÉN.PL grâce personne‑PL commander‑PASS. PRÉS sensible‑TRA troupeau‑PL‑TRA

« Par le biais des religions, on ordonne aux gens de se rassembler en troupeaux. » (PH)

(13)

Pekka tarkoitt‑i se‑n vain vitsi‑ksi.

Pekka vouloir dire‑PRÉT.3SG cela‑ACC seulement blague‑TRA

« Pekka voulait seulement faire une blague. » (EC)

28 Dans l’énoncé (12), l’attribut au translatif laumoiksi, « en troupeaux », dénote un résultat théoriquement observable (la formation des troupeaux) bien que le verbe du moule komentaa, « commander, ordonner », appartienne au champ des verbes mentaux (de communication). Cela est très certainement dû au sens factitif du verbe, qui a pour objectif et, avec de la chance, effet de « faire faire par parole ». En (13), l’idée de résultativité n’est pas aussi manifeste mais l’intention du sujet, elle, en revanche, l’est. L’existence même de la phrase se justifie par la très probable survenue d’une réaction (ou non-réaction) inattendue à la blague de Pekka, que le locuteur voudrait, en prononçant cette phrase, défendre. Le résultat de l’action de Pekka n’est donc pas celui souhaité (faire rire) mais il y a bien un résultat dans la réaction ou l’absence de réaction à la blague. L’interprétation par l’agent, implicite, de l’intention de Pekka dans l’action que celui-ci engage (raconter une blague) ne mène simplement pas au résultat attendu. Il est intéressant de noter qu’en (12), comme en (13), ne sont concernés que des verbes mentaux qui font intervenir un autre agent que celui exprimé par le sujet pour l’obtention du résultat15.

29 La différence fondamentale entre le moule d’intention et le moule de classification réside en ce que : pour le premier, le sujet s’attend à un résultat et l’obtient éventuellement (par le biais d’un agent externe ou non) ; pour le second, l’objet se trouve déjà potentiellement dans l’état vers lequel le mouvement mental engagé par le sujet se dirige – de plus, le changement engagé ne concerne pas l’objet mais la manière dont le sujet perçoit la nature de l’objet (est donc exclue l’intervention d’un autre agent que celui exprimé par le sujet). Autrement dit, ce qui est énoncé dans la relation

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prédiquée par l’objet et son attribut n’est pas nécessairement vrai – la modalité épistémique dépendra du verbe utilisé et du contexte de la phrase (voir 3.3.).

3.3. – Objet total ou partiel ?

30 L’objet constitue le troisième élément de base du moule de classification. Il faut noter à son propos deux choses : d’une part, son statut flottant entre objet valenciel et objet sémantiquement peu ordinaire (voir partie 2) ; d’autre part, son marquage casuel. Comme nous avons déjà abordé plus haut la question du statut de l’objet, nous nous concentrerons ici sur celle du cas.

31 L’objet en finnois peut être total ou partiel, selon différents critères sémantiques et syntaxiques. Nous utilisons ici le terme objet total pour faire référence à un objet au cas « accusatif16 » et objet partiel pour renvoyer à un objet au cas « partitif ». Traditionnellement, trois facteurs peuvent jouer dans le marquage de l’objet et entraîner un partitif (voir, par exemple, Heinämäki, 1983, p. 153 ; Leino, 1991) : 1) un verbe à la forme négative ou un contexte sémantique globalement négatif ; 2) un objet désignant une entité indénombrable ou une quantité indéfinie ; 3) un procès envisagé comme graduel ou progressif, autrement dit un aspect non borné (que la lecture aspectuelle soit attribuable à l’aspect lexical du verbe en lui-même ou à l’aspect grammatical de la phrase en général).

32 Il existe un certain nombre de constructions structurellement très similaires au moule de classification (avec sujet, verbe, objet et attribut de l’objet au translatif) au sein desquelles l’objet est sans variation à l’accusatif. Ces constructions sont qualifiées de résultatives, c’est-à-dire que le procès y est envisagé comme conduisant à un point final après lequel il ne peut plus continuer :

(14)

Opiskelija miett‑i pää‑nsä l kipeä‑ksi.

étudiant réfléchir‑PRÉT.3SG tête‑POSS.3SG tête‑POSS.3SG

« L’étudiant réfléchit tant qu’il en eut mal au crâne. » (EC)

33 Là où l’objet d’une construction résultative sera invariablement à l’accusatif, et ce même si l’aspect lexical du verbe exigerait de marquer l’objet du partitif (voir ISK, § 482 ; Pälsi, 2001 ; Duvallon, 2007), celui du moule de classification pourra apparaître tantôt à l’accusatif, tantôt au partitif. Ainsi, en (14), le verbe mental mietti, « réfléchir », qui, dans une phrase sans attribut de l’objet, entraînerait un objet au partitif, est ici accompagné d’un objet total, en raison du complément de résultat kipeäksi, « vers un état douloureux ».

34 Cette particularité des constructions résultatives ne concerne cependant pas le moule de classification, dans lequel l’objet ne se comporte jamais de façon tout à fait contraire à son verbe. Le marquage casuel suit en effet en grande partie17 les règles de sélection du partitif indiquées précédemment. Son accord est en définitive sensible aux critères énumérés ci-dessous. • D’abord, la négation :

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(15a)

Hyväksy‑i‑n ilman muu‑ta tode‑ksi se‑n,

accepter‑PRÊT‑1SG sans autre‑PAR vrai‑TRA ce‑ACC

« Sans plus de questions, j’acceptai pour vrai ce

mitä hän sanoi, ja totta se olikin.

qu’il disait, et ce qu’il disait était d’ailleurs vrai. » (PH)

(15b)

Minä tosin tajusin syyllistyneeni siihen, että olin

« Je voyais bien m’être rendu coupable d’avoir été

minä, mutta

moi, mais

e‑n miele‑ssä‑ni hyväksy‑nyt

nég‑1sg esprit‑ine‑poss.1sg accepter‑ppa.sg

au fond de moi, je n’acceptais pas de

si‑tä rikokse‑ksi.

ce‑par crime‑tra

considérer cela comme un crime. » (PH)

35 Les énoncés (15) illustrent la conversion accusatif > partitif du cas de l’objet due à la forme négative. Le verbe hyväksyä, « accepter », est un verbe télique, c’est-à-dire qui présente le procès comme aboutissant à un terme. Il sélectionne donc un objet à l’accusatif, ce qui nous permet de rendre la transformation de l’objet dans le passage de la forme affirmative à la forme négative visible. • Ensuite, la nature aspectuelle du verbe (télique vs atélique) :

(16a)

Kirsti luokittele‑e minu‑t rattopoja‑ksi

Kirsti classer‑PRÉS.3SG me‑ACC gigolo‑TRA

« Kirsti me range dans la catégorie des gigolos,

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Asser totesi olkapäitään kohauttaen.

affirma Asser en haussant les épaules. » (PH)

(16b)

Eräs johtava suomalainen

un certain important finlandais

intellektuelli syytt‑i minu‑a,

intellectuel accuser‑PRÉT.3SG me‑PART

« Un important intellectuel finlandais m’accusait

arroganti‑ksi koulumestari‑ksi,

arrogant‑TRA maître d’école‑TRA

de jouer le maître d’école arrogant

joka yrittää tahallisesti tuhota toisen luovan työn tuloksia.

qui essaie délibérément de détruire les fruits du travail créatif de l’autre. » (INT13)

36 Certains verbes qui apparaissent dans le moule de classification ont un aspect lexical inhérent. Dans cette catégorie, les verbes téliques sélectionnent naturellement l’accusatif pour marquer l’objet – c’est le cas de hyväksyä, « accepter », en (15a) et de luokitella, « classer », en (16a). Les verbes atéliques (par exemple kuvailla « décrire », luulla « penser, supposer, imaginer », moittia « critiquer » et syyttää « accuser »), quant à eux, entraînent un objet au partitif, comme illustré en (16b). • Enfin, le degré d’incertitude du locuteur vis-à-vis du contenu propositionnel de son énoncé :

(17a)

Se on niitä valheita, joille olen tottunut Opiskelija

« C’est un de ces mensonges, auxquels j’ai l’habitude

Hymyilemään – äänettömästi, koska

de sourire – en silence, parce qu’

rehevä nauru18 leima‑isi

exubérant rire étiqueter‑COND.3SG

un rire exubérant ferait passer

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kene‑t hyvänsä seurapiiri‑kelvottoma‑ksi.

n’importe qui.ACC société‑inconvenant‑TRA

quiconque pour un rustre. » (PH)

(17b)

Oli muitakin, mutta se ei vähennä minun syyllisyyttäni,

« Il y en avait d’autres, mais cela n’amoindrit pas ma culpabilité,

sikäli kuin syyllisi‑ksi voi leimata

si tant est que coupable.PL‑TRA pouvoir.3SG étiqueter

si tant est que l’on puisse qualifier de coupables

ihmis‑i‑ä,

personne‑PL‑PAR

les personnes

jotka eivät ole oman kohtalonsa herroja

qui ne sont pas maîtres

vaan pikemminkin uhreja.

mais plutôt victimes de leur destin. » (PH)

37 Tous les verbes ne possèdent pas un aspect lexical de nature ; certains peuvent tout aussi bien être téliques qu’atéliques (par exemple leimata « qualifier », muistaa « se rappeler »), auquel cas c’est la modalité épistémique de la phrase qui détermine le cas de l’objet, une fois la question de la négation mise de côté. C’est sans doute le facteur le plus intéressant agissant dans le choix du cas de l’objet du moule de classification car il permet d’expliquer des cas d’alternance objet total/objet partiel pour un même verbe utilisé. Il semblerait alors que plus on présente la chose énoncée comme certaine, plus l’accusatif soit naturel, et inversement19. Les exemples (17) sont une bonne illustration de ce phénomène : le même verbe, leimata, « étiqueter », est employé tantôt avec un objet total (17a), tantôt avec un objet partiel (17b). Dans ce dernier exemple, nous considérons que c’est la conjonction de subordination sikäli kuin, « si tant est que, dans la mesure où », renforcée par le verbe modal voi, « peut, puisse », qui imprime sa marque de scepticisme sur le cas de l’objet et entraîne un partitif. À l’inverse, la situation décrite en (17a) est formulée à la manière d’une affirmation bien arrêtée, d’où l’objet total.

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3.4. – Attribut de l’objet au translatif : pourquoi pas l’essif ?

38 Nous considérons dans cette section le dernier élément du moule de classification, à savoir l’attribut de l’objet au translatif. Plus précisément, nous nous intéressons au choix du cas translatif, par rapport à son équivalent statique, l’essif. La question qui se pose est alors la suivante : quelle est la valeur du translatif dans des phrases exprimant en apparence un état (voir introduction) ? Elle n’est pas anodine car il existe des verbes – bien qu’au nombre restreint de trois – qui acceptent un cas comme l’autre. Il s’agit des verbes kokea « (res)sentir, éprouver », katsoa « regarder, considérer » et nähdä « voir, considérer ». Voici un exemple de variation avec le verbe kokea :

(18a)

Koen asia‑n tärkeä‑ksi,

éprouver‑PRÉS.1SG chose‑ACC important‑TRA

« C’est pour moi une question importante,

vaikka se ei olekaan vaaliteemoistani kaikkein keskeisimpiä.

même si elle ne fait pas partie de mes thèmes de campagne les plus centraux. » (INT16)

(18b)

Olen työskennellyt jo yli 20 vuotta

« Cela fait déjà 20 ans que je travaille

muistisairaiden ihmisten parissa ja

avec des personnes atteintes de troubles de la mémoire et

koe‑n asia‑n tärkeä‑nä.

éprouver‑PRÉS.1SG chose‑ACC important‑ESS

c’est pour moi une cause importante. » (INT16)

39 En (18), la nuance introduite par le choix du translatif ou de l’essif est très fine ; les phrases auraient un sens très similaire si l’on intervertissait les cas translatif et essif dans l’une et dans l’autre.

40 La grammaire cognitive peut toutefois offrir quelques outils pour tenter de décrire cette différence. Cette approche a d’ailleurs déjà été utilisée par Pentti Leino (1989 et 1999, p. 172‑206) pour examiner les cas locaux du finnois. Le translatif, en tant que cas dynamique, peut être considéré comme décrivant une trajectoire mobile d’une source (qui n’est pas toujours spécifiée) vers une cible, c’est-à-dire comme exprimant un processus menant à un résultat. À l’inverse, l’essif, en tant que cas statique, n’inclut pas

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l’idée de trajectoire. Suivant cette pensée, l’acte de classification peut être considéré sous deux angles, celui du processus et celui du résultat auquel le processus conduit. Ainsi, dans l’énoncé (18a), le translatif permet au sujet de « transporter » l’objet de la catégorie source « non important » vers la catégorie cible « important ». Inversement, en (18b), l’essif souligne l’absence de mouvement mental et fait donc ressortir le résultat (auquel le processus porté par le translatif mène), à savoir la présence de l’objet dans une catégorie spécifique.

41 L’hypothèse que nous défendons – et bien que la nuance reste très fine et théorique – est que l’alternance translatif/essif dépend en substance de ce que l’on décide d’accentuer : le processus ou le résultat, autrement dit le sujet agent (déclencheur du mouvement mental) ou l’objet patient (présenté comme rangé dans une catégorie mentale spécifique)20. Ainsi, en accord avec ce qui avait été énoncé en partie 2, l’emploi du moule de classification permet, en ce que le moule exprime un processus de classification du référent de l’objet dans une catégorie, de souligner une certaine subjectivité et d’exprimer un point de vue ou une évaluation. Cette idée est complétée dans la partie qui suit.

4. – Emploi du moule de classification

42 Au cours de l’analyse des différents composants du moule, plusieurs questions sur son emploi ont émergé. Il existe deux catégories principales de facteurs agissant sur la sélection d’un moule de classification par rapport à un prédicat verbal avec subordonnée relative21. D’une part, la forme de prédicat non verbal (c’est-à-dire l’idée que le lien prédicatif est établi par le cas translatif et non par un verbe) impose des limites morphosyntaxiques (et donc sémantiques) à l’utilisation d’un moule de classification. D’autre part, comme nous avons cherché à le démontrer tout au long de l’article, il existe des facteurs sémantiques qui favorisent dans certains contextes le choix d’un moule de classification plutôt que celui d’une phrase à subordonnée complétive.

4.1. – Limites morphosyntaxiques : un prédicat au degré faible de phrasticité

43 Le moule de classification présente un prédicat non verbal dans lequel il est structurellement impossible d’incorporer certaines informations morphosyntaxiques. On ne pourra pas par exemple y formuler de négation ou y faire de distinctions de temps ou de mode. Il s’agit pour Anneli Pajunen (2001, p. 378) d’une variation dans le degré de phrasticité, avec un continuum allant de la proposition exprimée par une subordonnée complétive aux phrases à attribut de l’objet (en passant par la construction participiale).

44 La première limitation syntaxique concerne la négation. Le prédicat non verbal du moule de classification ne comportant pas de verbe, il est impossible ou difficile d’y appliquer une négation, comme les énoncés (19) et (20) le montrent :

(19a)

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Mikään ei ollut kuitenkaan hyvin, sillä

« Mais rien n’allait vraiment bien parce que

ties‑in ett‑ei hän ollut täti‑ni.

savoir‑prét.1sg que.rel‑nég.3sg elle.hum être‑ppa.sg tante-poss.1sg

je savais qu’elle n’était pas ma tante. » (INT13)

(19b)

*Ties‑in häne‑t ei‑tädi‑kse‑ni.

savoir‑prét.1sg la.hum‑acc nég‑tante‑tra‑poss.1sg

« Je savais qu’elle n’était pas ma tante (= qu’elle était ma non-tante). »

(20a)

Hymyil‑in silti, sillä

« Je souriais malgré tout parce que »

ties‑in ett‑ei hän ollut uhka.

ollut que.rel‑nég.3sg il.hum être‑ppa.sg menace

je savais qu’il n’était pas une menace. » (INT13)

(20b)

?Ties‑in häne‑t ei‑uhaksi.

savoir‑prét.1sg le.hum‑acc nég‑menace‑tra

« Je savais qu’il était une non-menace. »

45 On peut toutefois noter deux choses. Dans certains contextes, l’utilisation de l’auxiliaire de négation ei en tant que préfixe négatif combiné à l’attribut (énoncé 20b) peut fonctionner comme pseudo-négation dans le moule de classification, mais cette possibilité reste très marginale. Ensuite, avec certains verbes, nier le verbe mental du moule reviendra à nier le verbe d’une subordonnée complétive équivalente au prédicat non verbal :

(21a)

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Vähemmistöjen edustajat […] tulevatkin usein juttelemaan,

« Les représentants des minorités […] viennent d’ailleurs souvent lui parler

eivät‑kä koe hän‑tä uha‑ksi.

nég.3pl‑add ressentir le.hum‑par menace‑tra

et ne le perçoivent pas comme une menace. » (INT13)

(21b)

He koke‑vat, että hän ei ole uhka.

ils.HUM ressentir‑PRÉS.3PL que.REL il.HUM NÉG.3SG être menace

« Ils considèrent qu’il n’est pas une menace. »

46 Ce principe fonctionne bien avec le verbe kokea, « ressentir, éprouver » (énoncés 21), mais ce n’est pas le cas, par exemple, du verbe tietää, « savoir », avec lequel le transfert de négation entraîne un changement de sens. La phrase tiesin, ettei hän ollut uhka « je savais qu’il n’était pas une menace » dans l’exemple (20a) a un sens opposé à un énoncé tel que en tiennyt, että hän oli uhka « je ne savais pas qu’il était une menace ».

47 Une autre limitation syntaxique concerne les distinctions de temps qu’il n’est pas possible de faire dans un moule de classification. Ainsi, le sens temporel que l’on donnera à un énoncé sera bien souvent sujet à interprétation :

(22a)

Olin aiemminkin ollut Tuulian kanssa tekemisissä,

« J’avais déjà travaillé avec Tuulia auparavant, donc

joten ties‑in häne‑t luotettava‑ksi.

savoir‑PRÉT.1SG la.HUM‑ACC fiable‑TRA

je savais que c’était une personne fiable. » (INT13)

(22b)

Tiesin, että hän oli luotettava.

savoir‑PRÉT.1SG que.REL la.HUM être.PRÉT.3SG fiable

« Je savais que c’était une personne fiable. »

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(22c)

Tiesin, että hän on luotettava.

savoir‑PRÉT.1SG que.REL la.HUM être. PRÉS.3SG fiable

« Je savais que c’était (= c’est) une personne fiable. »

48 Si l’on voulait paraphraser en (22) la proposition dénotée par l’objet et son attribut grâce à une subordonnée complétive, le choix du temps à utiliser pour le verbe de la subordonnée resterait ouvert : entre un prétérit (imperfekti) en (22b) indiquant qu’on ne se prononcerait pas sur la question de savoir si le référent humain de l’objet hänet, « la », est encore fiable aujourd’hui et un présent en (22c) pouvant signifier que cette fiabilité est encore valable aujourd’hui ou que la subordonnée adopte le point de vue du sujet au moment de l’événement (voir, par exemple, Pallaskallio, 2016, p. 92).

49 Enfin, on ne pourra pas non plus effectuer de distinctions de mode dans un moule de classification. La seule manière d’exprimer un conditionnel ou un potentiel22 sera d’utiliser une subordonnée complétive :

(23)

Siitä hetkestä asti, kun hän saapui,

« Dès le moment où il arriva,

tiesin, että hän ol‑isi elämä‑ni mies

savoir‑prét.1sg que.rel il.hum être‑cond.prés.3sg vie‑poss.1sg homme

je sus qu’il serait l’homme de ma vie. » (INT13)

4.2. – Facteurs sémantiques : expression d’une certaine subjectivité

50 Le critère sémantique a été développé tout au long de l’article. Nous avons affirmé dans la partie 2 que l’on peut voir dans l’utilisation du moule de classification la volonté de souligner une certaine subjectivité, d’exprimer un point de vue, en classant le référent de l’objet dans une catégorie. Nous avons avancé en 3.4. l’hypothèse que cette subjectivité serait précisément liée à la dynamicité du translatif qui agirait en directe interaction avec le sujet (par opposition avec l’essif qui soulignerait la situation de l’objet déjà classé dans une catégorie mentale). Après avoir considéré la perspective du moule (partie 2) et celle du cas marquant l’attribut (3.4.), nous examinons enfin dans cette sous-section le sémantisme de l’attribut lui-même.

51 S’il est incontestable que le verbe mental – traduisant la manière dont un individu ressent ou interprète différentes situations – imprime sur l’ensemble de la phrase sa propre modalité, il semble cependant ne pas être le seul facteur expliquant la subjectivité exacerbée que l’on peut observer dans un moule de classification. Un

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examen des attributs de l’objet rencontrés montre que l’attribut – un syntagme adjectival ou nominal – exprime des propriétés subjectives, évaluatives. Cela est en accord avec le constat que Francisco Gonzálvez‑García (2006) fait à propos des structures équivalentes de l’espagnol et de l’anglais (par exemple : He found the chair confortable, La audiencia consideró la propuesta interesante)23.

(24a)

Taideopiskelija oli Erkille hieno tuttavuus,

« L’étudiant en art était pour Erkki une excellente fréquentation,

mutta ei hän uskalta‑nut Asseri‑a

NÉG.3SG il.HUM oser‑PPA.SG Asser‑ PART

mais il n’osait pas suspecter Asser

valehtelija‑ksi epäillä.

menteur‑TRA suspecter

de mensonge. » (PH)

(24b)

Epäilen, tarvitseeko taiteilija sydämen lämpöä […].

« J’ai des doutes quant à savoir si l’artiste a besoin de faire montre d’une certaine bonté de cœur […].

Minä ole‑n koke‑nut se‑n taakaksi

je AUX‑PRÉS.1SG ressentir‑PPA.SG cela‑ACC poids‑TRA

En ce qui me concerne, je ressens cela comme un poids. » (PH)

(24c)

[…], vaikka hän ymmärs‑i

bien que il.HUM comprendre‑PRÉT.3SG

« […], bien qu’il comprît

sen epätavallise‑ksi kokemukse‑ksi

cela‑ACC inhabituel‑TRA expérience‑TRA

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qu’il s’agissait d’une expérience peu ordinaire. » (PH)

(24d)

Me kaikki kuolemme joskus, ainakin vielä

« Nous mourrons tous un jour, du moins encore

tällä hetkellä, mutta

à notre époque, mais

itsemurha silti katso‑taan huono‑ksi asia‑ksi.

suicide pourtant regarder‑PAS.PRÉS mauvais‑TRA chose‑TRA

on considère encore le suicide comme une mauvaise chose. » (INT13)

52 Les substantifs valehtelija « menteur » (24a) et taakka « poids » (24b) sont négativement chargés et expriment une prise de position vis-à-vis de quelque chose. Il en va de même des énoncés (24c) et (24d) où les substantifs kokemus, « expérience » et asia, « chose », ne présentent pas de propriétés subjectives à proprement parler, ce sont les adjectifs qui les qualifient, epätavallinen, « peu ordinaire », et huono, « mauvais ».

53 Il est particulièrement intéressant d’examiner les nuances de sens générées lorsque l’attribut choisi est plus neutre et plutôt objectif, tel que le substantif runoilija, « poète » en (25) :

(25a)

Olinhan minä sentään kohtalaisen

« J’étais tout de même

hyvännäköinen nuori mies […].

un jeune homme plutôt beau […].

Minu‑t tiedet‑tiin runoilija‑ksi.

me‑ACC savoir‑PRÉT.PAS poète‑TRA

On me savait poète. » (PH)

(25b)

Tiedet‑tiin, että minä ole‑n runoilija.

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savoir‑PRÉT.PAS que.REL je être‑prés.1sg poète

« On savait que j’étais poète. »

54 L’attribut en (25a) peut être interprété comme décrivant une qualité subjective attribuée à l’homme, une certaine part de sa personnalité (« on me savait poète » > par exemple « on savait que j’avais une personnalité artistique »), alors que la subordonnée complétive en (25b) tend à présenter la chose comme un fait, une caractéristique objective du narrateur (« on s’avait que j’étais poète » > par exemple « on savait que j’étais poète de mon métier »). Si, dans le cas de la complétive, il est toutefois difficile d’exclure la possibilité d’une interprétation subjective, l’interprétation factuelle en revanche semble plutôt exclue dans le cas du moule de classification. Nous voyons cela comme la confirmation de notre hypothèse.

5. – Conclusion

55 L’objectif de cet article a été d’examiner un type de phrase à attribut de l’objet en finnois, que nous appelons moule de classification. La particularité de ce moule est de présenter un attribut de l’objet au translatif, cas typique du changement et de la transformation en quelque chose, et pourtant de dénoter une relation prédicative statique dans l’expression d’une évaluation ou d’une prise de position.

56 Après avoir établi le statut constructionnel de ce type particulier de phrase, nous avons commencé par détailler les différents composants du moule : un sujet explicitement ou implicitement agent ; un verbe appartenant à la catégorie des verbes mentaux ; un complément d’objet dont le marquage casuel, en plus de suivre en grande partie les règles traditionnelles du cas de l’objet, peut se faire le reflet d’une certaine modalité épistémique ; enfin, un attribut de l’objet au translatif qui se doit d’avoir des propriétés subjectives, évaluatives ou qui reçoit une lecture telle dans le cadre du moule de classification. Nous avons ensuite examiné les facteurs – structurels et sémantiques – qui interviennent dans l’alternance entre moule de classification et énoncé à subordonnée complétive. Nous avons d’abord indiqué qu’il existe des limitations syntaxiques à l’emploi du moule de classification, qui ne peut exprimer des informations qui relèvent de la négation, du temps ou du mode. Nous avons ensuite établi la force subjective portée par le moule.

57 Sur la base des éléments précédemment énumérés, nous considérons que le moule de classification est une structure grammaticale à part entière, dont le sens est distinctif et qui exprime une certaine subjectivité (une prise de position, un point de vue) due à l’interaction directe du sujet avec l’attribut de l’objet au translatif dans l’acte de classification qu’il réalise.

58 Une question pourtant persiste, celle du registre du moule de classification : relève-t-il en tant que construction intégrant un prédicat non verbal de la langue écrite, à l’instar des quasi-propositions (lauseenvastike, pour la traduction française voir Sauvageot, 1949, p. 139) du finnois (voir, par exemple, Lehikoinen, 1971, p. 246) ou peut-il être utilisé également à l’oral ? Nous avons à ce sujet observé que le moule n’apparaît pas uniquement à l’écrit ou en registre formel. Il est bien utilisé à l’oral ou en registre plus relâché mais de manière récurrente avec un nombre limité de verbes. Par exemple, les

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locuteurs n’auront pas de difficulté à employer dans un moule de classification les verbes sanoa « dire », väittää « prétendre », luulla « croire » et kutsua (jotakuta joksikin) « appeler, donner un nom », mais ils percevront l’emploi du verbe tietää, « savoir », comme vieilli. Ainsi, le locuteur paraît plus enclin à utiliser sous la forme d’un moule de classification des verbes qui expriment une information incertaine ou relative et à rejeter des formules incluant des verbes épistémiquement trop certains, trop catégoriques. En bref, plus le verbe ou ce qui est affirmé est subjectif, plus il semble que le locuteur aura tendance à se laisser tenter par un moule de classification. Cette observation confirme de manière préliminaire notre propos mais exigerait d’être examinée plus en détail dans une recherche ultérieure sur les dimensions (inter)subjectives de l’emploi du moule en contexte oral.

BIBLIOGRAPHIE

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ANNEXES

Abréviations

ACC = accusatif ALL = allatif AUX = auxiliaire COND = conditionnel

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CONJ = conjonction de subordination ESS = essif GÉN = génitif HUM = référent humain INE = inessif NÉG = auxiliaire de négation PAR = partitif PAS = passif PL = pluriel POSS = suffixe possessif PPA = participe passé PRÉS = présent PRÉT = prétérit Q = suffixe interrogatif REL = pronom relatif SG = singulier TRA = translatif 1 = première personne 2 = deuxième personne 3 = troisième personne

Système des cas locaux (tableau emprunté à Duvallon, 2007, p. 120)

NOTES

1. Ce texte s’appuie essentiellement sur les résultats du mémoire de master que nous avons publié en janvier 2014 sur le même sujet (voir Dubois, 2014). Nous tenons à remercier Jaakko Leino ainsi que les relecteurs de la revue (Outi Duvallon et anonyme) pour leurs précieux commentaires et suggestions sur une version antérieure de cet article. 2. Pour le système des cas locaux en finnois, voir l’explication ci-dessous et le tableau en fin d’article. 3. Pour les abréviations, voir en fin d’article. 4. La question terminologique concernant la notion de moule est abordée dans le point 2. 5. Cette construction a jusqu’à récemment été assez peu considérée dans la littérature mais il est à noter que la Grande Grammaire du finnois (ISK) lui a consacré un paragraphe (§ 485) sous le nom

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de moule d’évaluation (arviointimuotti) et qu’Eero Voutilainen a examiné dans son mémoire de master (2011, p. 35‑47) ce type de constructions qu’il intègre à un chapitre sur le « translatif mental ». 6. Il est à noter que le contenu propositionnel dénoté par l’objet et son attribut peut également souvent être paraphrasé par une construction participiale caractéristique du finnois (partisiippirakenne, voir Pajunen, 2001, p. 375‑378, ou referatiivirakenne, voir ISK, § 538). Aucune distinction sémantique significative n’étant associée à l’alternance subordonnée complétive/ construction participiale, nous avons simplifié cette distinction à trois niveaux en une distinction à deux niveaux, avec d’une part le moule de classification et d’autre part la possibilité de le paraphraser à l’aide d’une subordonnée complétive. 7. Corpus comparable mis en place par l’université de Finlande de l’Est dans le cadre d’un large projet sur le finnois traduit (« Käännössuomi ja kääntämisen universaalit – tutkimus korpusaineistolla »). Le corpus contient des textes en finnois authentique ainsi que des traductions en finnois de textes étrangers. 8. Traduit en français par Léa de Chalvron et Gabriel Rebourcet sous le titre Portrait d’un ami et publié en 2001 chez les éditions Sand & Tchou. La traduction des exemples que nous citons ici est libre et ne se fonde pas toujours sur la traduction publiée. 9. Traduit en finnois par Annikki Suni et publié par la maison d’édition WSOY. La traduction des exemples que nous citons ici est libre et ne se fonde pas toujours sur la version originale. 10. INT13 = occurrence relevée sur Internet via le moteur de recherche Google à l’automne 2013. 11. EC = exemple construit. 12. La forme passive en finnois est une forme verbale impliquant un agent humain non spécifié (voir ISK, § 1313). Le sujet zéro (ou personne zéro) est employé pour créer un effet généralisant et déplacer l’attention vers un agent plus vague (voir ISK, § 1347). Dans un cas comme dans l’autre, un agent est toutefois présent à l’arrière-plan. 13. PH = Pentti Holappa, Ystävän muotokuva, 1998. 14. MD = Marie Darrieussecq, Sikatotta (1998). 15. Pour cette intéressante observation, nous remercions Outi Duvallon. 16. Duvallon (2007, p. 112) note que le terme accusatif est quelque peu controversé dans la littérature linguistique du finnois. En effet, il n’existe de forme accusative morphologique (‑t) que pour les pronoms personnels (par exemple minut, « me ») et pour le pronom interrogatif désignant un référent humain (kenet, « qui »), les autres éléments se mettant soit au génitif soit au nominatif selon des critères formels. Toutefois, cette variation n’engageant pas de distinction sémantique, nous utilisons ici, à l’image de Duvallon, le terme accusatif pour désigner la forme de l’objet total qui s’oppose sémantiquement au cas partitif. 17. Le critère de quantité indéfinie n’est pas applicable dans le cas du moule de classification car il semblerait que son objet désigne presque toujours une entité spécifiée et thématique (phénomène visible dans la fréquence des pronoms anaphoriques, pronoms personnels et noms propres dans cette position). Une observation similaire a été faite par Gonzálvez‑García (2006), qui a examiné des constructions équivalentes au moule de classification en anglais et en espagnol, ainsi que par Tobback et Defrancq (2008, p. 106), qui, eux, se sont intéressés au français. 18. Si le sujet rehevä nauru, « rire exubérant », ne peut pas ici être considéré comme agent, nous estimons qu’un agent se dissimule derrière l’énoncé et que cet agent, alors qu’il interprète le rire comme inconvenant, est le sujet réel de l’acte d’étiqueter. 19. Une observation de ce type a été faite par Leino (1991, p. 173-174), qui a examiné l’alternance objet total/objet partiel avec les verbes tietää « savoir », uskoa « croire », kuvitella « imaginer », luulla « penser, supposer, imaginer » et epäillä « douter », et noté que l’accusatif présentait la situation dénotée comme certaine et le partitif comme incertaine. Je considère que ce principe est ici fondamental dans la question du choix de l’objet dans un moule de classification.

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20. Voutilainen (2011, p. 43) aboutit à des conclusions similaires : le translatif permettrait selon lui de concevoir la relation prédiquée comme étant le résultat d’un événement dynamique, tandis que l’essif soulignerait une certaine forme de staticité. Ainsi, dans les expressions d’évaluation et de ressenti, le translatif orienterait l’attention sur le procès évaluatif qui conduit au résultat ; l’essif, au contraire, mettrait l’accent sur les propriétés de l’attribut de l’objet. 21. Concernant la mise de côté des constructions participiales dans l’examen de l’emploi du moule de classification, voir la note 6. 22. Le potentiel est un mode grammatical indiquant que le locuteur considère que le procès dénoté par le verbe est susceptible de se réaliser (voir ISK, § 1597). Le finnois possède une forme verbale spécifique pour l’exprimer (voir ISK, § 117). 23. Gonzálvez-García (2006) nomme d’ailleurs ce type de phrases subjective-transitive construction.

RÉSUMÉS

Cet article examine un cas particulier de phrase à attribut de l’objet en finnois, que nous appelons moule de classification (luokittelumuotti). Le moule de classification, qui correspond en français à des phrases du type : Je considère cet homme comme mon meilleur ami, fait intervenir un verbe mental et a la spécificité de présenter un attribut de l’objet au translatif (cas dynamique typique du changement et de la transformation en quelque chose), alors que la relation prédiquée est en apparence statique. Les objectifs de l’article sont les suivants : 1) exposer les raisons qui motivent la présence du translatif dans l’expression d’une relation prédicative statique ; 2) passer en revue les éléments qui composent le moule et ; 3) se pencher sur ses conditions d’emploi. Le moule de classification est composé d’un sujet, d’un verbe, d’un complément d’objet et d’un attribut de l’objet au translatif, qui interagissent : l’agent sujet exerce une action mentale, dénotée par le verbe, sur la manière dont il conçoit le référent de l’objet et opère, ce faisant, une classification de l’objet dans la catégorie exprimée par son attribut. L’étude montre que le moule de classification est une structure grammaticale à part entière, qui exprime une certaine subjectivité (un jugement/une prise de position) découlant de l’interaction directe du sujet avec l’attribut de l’objet au translatif dans l’acte de classification – le mouvement mental – qu’il réalise.

This paper deals with a specific sentence type in Finnish that contains an object complement, which we call classification mould (luokittelumuotti). The classification mould is equivalent to English sentences such as I consider him my best friend. It includes a mental verb and has the particularity of taking an object complement in the translative case (a dynamic case typically used to express change and transformation into something), although the predicated relation is apparently static. The objectives of this paper are the following: 1) to analyse the reasons for using the translative case in expressing a static predicative relation, 2) to examine the components of the mould, and 3) to look at the properties of its use. The classification mould is composed of a subject, a verb, an object, and an object complement in the translative, which all interact together: the agentive subject exercises a mental activity, expressed by the verb, and being doing so performs an act of classification of the object into the category expressed by the object complement. The study shows that the classification mould is a full-fledged grammatical structure, that conveys a certain subjectivity (a judgment/stance) stemming from the direct

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interaction of the subject with the object attribute in the translative as part of the classification act – the mental movement – that it performs.

Tämä artikkeli käsittelee erästä suomen kielen predikatiiviadverbiaalista lausetyyppiä, jota kutsun luokittelumuotiksi (aiemmin mentaalimuutosmuotti, ks. Dubois 2014). Muotinmukainen lause on esim. Luulin itseäni onnelliseksi. Luokittelumuotin ydin muodostuu mentaaliverbistä ja translatiivisijaisesta predikatiiviadverbiaalista, joka ei ilmaise varsinaista muutosta vaan kuvaa pysyvää tilaa. Artikkelin tavoitteet ovat seuraavat: 1) valottaa translatiivin käyttöä lauseissa, jotka eivät esitä varsinaista muutosta, 2) tarkastella luokittelumuotin rakennetta sen eri komponenttien kautta ja 3) kuvata muotin käyttöä. Luokittelumuotti rakentuu subjektista, verbistä, objektista ja translatiivisijaisesta predikatiiviadverbiaalista, jotka kaikki ovat vuorovaikutuksessa keskenään: subjektitarkoite on verbin kuvaaman mentaalisen toiminnan agenttina, ja se samalla luokittelee objektitarkoitteen translatiivisijaisen adverbiaalin ilmaisemaan kategoriaan. Tutkimus osoittaa, että luokittelumuotti on vakiintunut kieliopillinen rakenne, joka ilmaisee jonkinlaista subjektiivista asennetta. Subjektin ja translatiiviadverbiaalin yhteistyö muotissa korostaa koko rakenteen dynaamisuutta ja sitä kautta subjektihenkilön läsnäoloa ja subjektiivisuutta.

INDEX

Thèmes : linguistique motsclesru местные падежа, сказуемый, транслатив motscleset kohakääned, klassifitseerimisvorm, öeldis, transitiiv Keywords : local cases, classification mould, predicative relation, transitive disciplines finnois Index chronologique : XXIe siècle Mots-clés : cas locaux, moule de classification, relation prédicative, translatif

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Pour une histoire sociale de la mode hongroise For a Social History of Hungarian Fashion Megjegyzések a magyar divat társadalomtörténetéhez

Anna Keszeg

1 Le rapport au vêtement, de même que la place occupée par l’habillement dans l’imaginaire social de telle ou telle culture semblent aller de soi. Pourtant, ces phénomènes sont difficiles à saisir, puisque même une définition universelle de la mode ne peut être qu’approximative. Dans les pages suivantes, nous allons essayer d’appréhender les problèmes auxquels se heurte un projet d’histoire sociale de la mode et du vêtement hongrois. Le principal enjeu de notre entreprise est d’indiquer les dimensions de cette problématique qui doivent être prises en compte pour éviter une chronologie qui se limite à l’identification des commencements tardifs, aux époques de crise et à des périodisations formelles. Il nous semble que les questions se posent au moins à trois niveaux : tout d’abord, au niveau d’une approche discursive relative à la place que les mots et les expressions liés à la mode occupent en Hongrie ; ensuite, nous devons prêter attention aux moments majeurs de l’histoire du phénomène vestimentaire et de l’apparition tardive de la mode dans l’histoire de l’habillement ; enfin, il faut relever des difficultés plus pointues présentes sur le plan de l’analyse des faits et des processus de l’industrie de la mode et de sa professionnalisation dans la culture nationale hongroise.

2 Avant de commencer notre investigation, faisons un petit détour par la littérature académique concernant l’étude scientifique de la mode. En 1987, dans son livre devenu incontournable et intitulé l’Empire de l’éphémère. La mode et son destin dans les sociétés modernes, Gilles Lipovetsky remarque amèrement que la mode n’est toujours pas un sujet de recherche académiquement reconnu (1987, p. 11). Durant les trois décennies qui se sont écoulées depuis la parution de ce livre, nous avons assisté à une vraie autonomisation du champ de recherche de la théorie de la mode et à la naissance des fashion studies (sciences de la mode). Une importante production de littérature scientifique a lieu régulièrement et les chercheurs sont plus rarement obligés

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d’apporter des arguments pour soutenir le caractère sérieux de leur sujet de recherche. La Berg Fashion Library, éditeur de la monumentale Berg Encyclopedia of World Dress and Fashion1, tout comme sa revue académique, Fashion Theory, ne laissent aucun doute sur la scientificité des recherches concernant la mode. Cependant, la remarque de Gilles Lipovetsky continue à être valable pour le champ académique hongrois. En France, en Belgique, en Angleterre et aux États‑Unis, le discours scientifique sur la mode s’est accompagné d’une sérieuse patrimonialisation de la mode. En Hongrie, les traités ayant une ambition scientifique se limitent pour la plupart à des analyses historiques positivistes, à un ouvrage dédié à la sociologie de la mode (Zsolt, 2007), ainsi qu’à deux volumes d’Antal Csipes (2011) qui se trouvent à la charnière d’un discours scientifique et d’un discours à la portée plus générale. Citons le plus récent de ses travaux, intitulé Une approche sérieuse de la mode : Au troisième millénaire, la mode est devenue un phénomène culturel de première importance. La société s’est restructurée à cause de la consommation en masse et des médias : la mode ne se ramène plus aux vêtements, elle influence de plus en plus de domaines. Le design, la publicité, le sport, la santé, les coutumes et l’apparence ont de l’emprise sur toute la société et contribuent à sa restructuration. (Csipes, 2011, p. 7)2

3 Malgré cette introduction prometteuse, le livre se contente de faire un état des lieux sans l’accompagner d’analyses plus systématiques et centrées sur des exemples concrets. Loin de nier l’importance de ces ouvrages, nous attirons l’attention sur la nécessité de dépasser ce stade de l’enthousiasme devant la nouveauté du champ de recherche. L’approche généraliste reste aussi le trait majeur du livre de Katalin F. Dózsa (2014), qui réunit des études historiques, propose une chronologie globale de la mode ainsi qu’une cartographie des analyses académiques sur la mode. Cet ouvrage a tout d’un manuel universitaire.

4 Nous pouvons assister également à l’émergence d’une nouvelle génération de chercheurs (pour la plupart, des historiens) qui se consacrent à des recherches plus spécifiques. Mais la tendance à l’anglicisation qui se manifeste dans tous les domaines scientifiques, et en particulier dans ces domaines récents, augmente le risque que l’autonomisation du champ de recherche ne se produise pas et que les chercheurs attirés par le sujet s’attachent directement aux discours scientifiques globaux.

Histoires de mots : mode et « divat »

5 Après ce bref état des lieux, tournons-nous vers le premier aspect de notre investigation pour analyser le sens des mots désignant le phénomène contemporain du comportement vestimentaire. Un parcours des ouvrages de référence sur la mode démontre qu’il y a trois dimensions importantes exposées dans les définitions : (1) les approches qui considèrent la mode dans son rapport à la temporalité, au changement, à la vitesse et à l’éphémère – cette façon particulière de s’habiller est spécifiquement occidentale et moderniste ; (2) la mode désigne un rapport spécifique à la société, aux autres, une manière d’imiter les autres et se faire imiter par les autres – c’est ce que Gilles Lipovetsky définit comme « schéma de la distinction sociale » (Lipovetsky, 1987, p. 13) ; (3) la mode est un savoir-faire, un art et une industrie créative dont l’enjeu majeur est de produire des symboles, des identités. Comme notre analyse apportera des arguments pour cette troisième dimension, en voici une définition concise :

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La mode est une activité économique parce qu’elle produit des symboles. Elle ne se contente donc pas de transformer du tissu en vêtements, elle crée des objets porteurs de sens. La mode est donc une industrie culturelle ou de la création. (Godart, 2010, p. 7)

6 La première dimension surgit dans la seconde moitié du XXe siècle, la troisième ne s’est affirmée que récemment. En revanche, la deuxième, qui est la plus ancienne et remonte aux conceptualisations sociologiques de Georg Simmel et René König, reste dans la littérature académique hongroise d’une importance majeure. Pour Gilles Lipovetsky, elle est largement douteuse et nécessite d’être dépassée : Un lifting théorique s’impose, il est temps de sortir les analyses de la mode de l’artillerie lourde des classes sociales, de la dialectique de la distinction et de la prétention des classes. À contre-pied de l’impérialisme des schémas de la lutte symbolique des classes, nous avons montré que, dans l’histoire de la mode, ce sont les valeurs et les significations culturelles modernes signifiant en particulier le Nouveau et l’expression de l’individualité humaine qui ont exercé un rôle prépondérant. (Lipovetsky, 1987, p. 14)

7 Nous sommes tout à fait d’accord avec l’affirmation de Gilles Lipovetsky selon laquelle cette approche est la seule à donner des résultats pour les cultures où les rapports aux vêtements entrent complètement dans ce paradigme. Mais, à la suite des mouvements migratoires, il n’y a plus de pays occidental qui se caractérise par un seul modèle vestimentaire, la situation étant encore plus compliquée pour les pays, comme la Hongrie, qui n’ont pas complètement adhéré au modèle de l’éphémère et à celui de l’individualisme. Cela se manifeste très clairement dans les réactions des médias hongrois face aux vêtements et aux modes de vie des célébrités hongroises : il s’agit sans cesse de critiquer leur choix sous un angle financier et de ne jamais prêter attention à la signification symbolique ou esthétique de ces « arts de faire3 ». Notre argumentation peut paraître contradictoire : nous avons affirmé que le schéma de la distinction sociale n’était plus valable mais avons soutenu qu’il pouvait avoir une certaine importance pour la culture hongroise, et même pour certains aspects du phénomène contemporain de la mode globale. Affirmer que la mode a dépassé le moment où elle était liée à la conscience de classe est une sérieuse colonisation du phénomène mais, en même temps, toute réduction complète du comportement vestimentaire à cette approche ne peut aboutir à des résultats crédibles, même pour une culture où le paradigme de l’individualisme est encore en cours d’affirmation.

8 Mettons brièvement en regard la mode hongroise et la mode française, et soulignons le fait que nous avons affaire à deux cultures radicalement différentes. En ce qui concerne le rapport des Français à la mode, nous pouvons énumérer beaucoup de travaux analysant le prétendu french chic, le rôle de Paris comme capitale de la mode4. Il en ressort que pour les Français la mode est depuis longtemps un phénomène culturel majeur. Avec deux semaines de la mode par an, beaucoup d’expositions importantes destinées aux divers aspects du phénomène, plusieurs musées consacrés à la mode et une culture vestimentaire urbaine remarquable, la France reste encore parmi les leaders de la mode globale. En ce qui concerne la Hongrie, cette problématique est beaucoup plus délicate. Malgré l’ambition visible des créateurs contemporains magyars de trouver leur place sur la carte de la mode internationale, il est évident que, dans l’imaginaire social, la mode et la préoccupation vestimentaire restent un domaine négligé, jugé superficiel et sans intérêt.

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9 Pour appuyer ces affirmations, faisons référence à quelques définitions conceptuelles désignant le phénomène de la culture vestimentaire chez les Hongrois, en nous arrêtant sur l’étymologie du mot mode et sur celle de divat. Livrons d’abord l’état des lieux donné par l’article « Mode » de l’Encyclopædia universalis : Le français, et diverses autres langues avec lui, désigne par le terme de mode à la fois les canons périodiquement changeants de l’élégance vestimentaire et, plus généralement, les phénomènes d’engouement qui règnent sur le vêtement, mais également sur tout ce qui touche aux « apparences » (la parure, la décoration, les manières, l’intonation, etc.) en tant qu’elles sont dotées d’un pouvoir d’expression. La langue anglaise distingue au contraire fashion, la mode semi-institutionnalisée, socialement approuvée, dont le type est la mode vestimentaire, et fad, l’engouement futile et quelque peu subversif, lui-même distingué de l’engouement en général (craze). Il est remarquable de constater que le terme de mode semble manquer à certains auteurs anglo‑saxons, qui parlent de « fad and fashion », tandis qu’au contraire certains auteurs français s’appuient sur la langue anglaise pour distinguer la mode au sens de fashion et la mode au sens de fad5.

10 Il faut aussi souligner que le mot mode dans les langues européennes est intimement lié au mot moderne, et à sa racine se trouve le latin modernus. Or, Ádám Nádasdy affirme que ce dernier adjectif n’existait pas dans le latin ancien, il n’a fait son apparition qu’au VIe siècle. À sa base se trouve l’adverbe latin modo dont le sens est en gros « récemment » d’où modernus qui signifie « frais, récent ». En allant plus loin, modo provenait du latin modus « mesure » d’où le mot français et allemand mode, et les mots hongrois mód, módi (manière, mode – archaïque ; Nádasdy, 1998, p. 36‑38). De notre point de vue, il est extrêmement important que le projet Idixia, né d’une ambition de continuer la méthode derridienne, apporte une nouvelle dimension à cette analyse en affirmant que « la modernité commence quand le mot masculin “un mode” devient féminin, “la mode” ».

11 L’analyse s’efforce de prouver que la mode est la castration du mot mode, et que son rapport à la modernité passe par les processus sociaux de l’émancipation des femmes. Cette perspective féministe fait son apparition chez d’autres théoriciens de la mode, mais nous nous contentons d’attirer l’attention sur cette problématique sans la développer6.

12 En revenant au destin du mot divat, au cours du XIXe siècle, les Hongrois commencent à employer de plus en plus rarement le mot módi pour désigner la mode et le remplacent par divat, lié étymologiquement au substantif ‘díj’ (valeur, prix) qui a donné plus tard le verbe dívik (s’engouer, se passionner). Le premier poème hongrois dédié au phénomène de la mode, le texte de Lőrinc Orczy (« A módi », 1787), emploie encore le mot módi dans son titre. Lőrinc Orczy soutient l’idée que la mode est un comportement imitatif dont le centre se trouve à Paris. Il faut remarquer qu’il y a de nombreux constats dans ce poème qui ont leurs correspondants dans les fameuses critiques religieuses du luxe citées par Daniel Roche (1989, p. 36‑39). Une recherche dans les dictionnaires hongrois prouve qu’en sortant du groupe des cultures qui utilisaient un mot lié au moderne et à la modernité pour parler de l’habillement contemporain, les Hongrois ont commencé à ne voir que la nature pécuniaire et dangereuse de la mode. Citons à présent le Magyar Nagylexikon : Mode : 1. courant temporel dans les goûts, systèmes de coutumes ; phénomène sociologique et de psychologie sociale qui dans les sociétés hiérarchiques permet aux groupes sociaux de se rapporter les uns aux autres en s’imitant par des moyens symboliques (habillement, coiffure, manières de comportement, biens de

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consommation, etc.) ; 2. dans un sens plus restreint, changement des formes de l’habillement dirigé par le centre spirituel et économique d’une époque. La mode comprise dans ce sens fait son apparition au moment de la diffusion des habits taillés et de l’apparition des guildes à partir de la seconde moitié du XIIe siècle7.

13 Il est facile de remarquer que toute la dimension identitaire et temporelle du système de la mode manque dans cette définition qui réduit le phénomène à son aspect social et historique. Si les dictionnaires ne sont pas les meilleures sources pour l’analyse des usages des mots, ce passage de módi à divat est symptomatique par rapport à la perte de valeur que la culture vestimentaire subit dans une culture hongroise engoncée dans le schéma de la distinction sociale. Nous allons voir quelle est l’explication historique de cette transformation regrettable. Mais pour regrettable qu’elle soit, la perte de valeur s’accompagne d’une forte émancipation d’une certaine dimension de la culture vestimentaire, celle de l’habillement aristocratique.

Histoires de mode

14 Le tournant des XVIIIe‑XIXe siècles dans la culture hongroise est la période décisive pour l’arrivée de « la culture des apparences ». Inventé par Daniel Roche, ce terme désigne « une manière d’être fugace où l’extravagance, la folie, la valeur marchande et symbolique des choses narguent les façons ordinaires, les plébéiennes et vulgaires habitudes » (Roche, 1989, p. 11).

15 Dans cette période de transition, le vêtement se trouve au cœur des débats publics sur « la richesse et la pauvreté, l’excès et le nécessaire, le superflu et le suffisant, le luxe et la médiocrité » (Roche, 1989, p. 13).

16 Au moment où les gens commencent à utiliser le vêtement pour désigner des identités encore très mal définies, l’économie statutaire reste encore très forte sur ses positions et affirme que la consommation doit être liée au statut. Mais en même temps, la rhétorique des civilités fait son apparition et commence à laisser la place à l’opposition de l’être et du paraître dans le système de la société. C’est Gilles Lipovetsky qui conclut sur la nature paradoxale de ce changement : « Paradoxe de la mode : la démonstration affichée des emblèmes de la hiérarchie a participé au mouvement d’égalisation du paraître » (Lipovetsky, 1987, p. 47).

17 Nous insistons sur ce changement parce que, dans la culture hongroise, cette démocratisation des vêtements bourgeois se déroule en parallèle avec le renforcement des codes de l’habit aristocratique. C’est au cours du XIXe siècle qu’un mouvement de nationalisation du vêtement aboutit à la naissance des costumes de la cour hongroise qui s’inspirent des habits aristocratiques du XVIe siècle tout en gardant – surtout les tenues de femme – des similarités avec les costumes populaires. L’habit de cour des femmes aristocrates hongroises comporte les mêmes éléments que les habits des paysannes, les différences se manifestant moins sur le plan structural qu’en matière de textiles, de broderies et d’ornements. Archaïques et splendides à la fois, ces tenues de cour contrarient et surprennent les autres pays européens habitués à des changements plus rapides en matière de mode et à une simplification et rationalisation des vêtements. Dans un article antérieur (Keszeg 2009), nous avons montré comment la réforme de la langue hongroise (nyelvújítás) s’est accompagnée, chez une de ses figures de proue, d’une ambition unificatrice des costumes nobiliaires du royaume de Hongrie. Nourrissant aussi un grand intérêt pour les arts, Ferenc Kazinczy (1759‑1831) essayait

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de se documenter sur les différents types d’habits hongrois ; il a jugé nécessaire d’engager un sérieux débat public, avec la participation des intellectuels, sur le choix parmi les éléments de ces tenues. Bien que sa tentative ait été infructueuse, dans les processus d’unification des habits de cour qui ont eu lieu quelques années plus tard, une veste d’homme, le « kazinczy », porte de nos jours son nom (Keszeg, 2009, p. 15). Ce débat, qui a eu lieu à la fin du XVIIIe siècle, proposait deux attitudes majeures : les conservateurs (ortológusok) soutenaient la nécessité du développement naturel de la langue et critiquaient le groupe des réformateurs (neológusok) qui insistaient sur le renouveau du lexique et sur l’invention de nouveaux mots. Pour Ferenc Kazinczy, les étapes de cette dispute se déroulaient en parallèle avec le débat sur la nécessité d’unifier l’habit national. Tantôt il optait pour un costume national créé à partir des éléments des habits nobiliaires, tantôt il prônait l’existence des pièces vestimentaires hongroises dignes de cet habit. Dans les dernières années du XVIIIe siècle, Ferenc Kazinczy prêtait une attention particulière à l’emploi des habits nobiliaires hongrois dans ses propres choix vestimentaires, et ce après avoir suivi de près les changements des modes européennes par le biais de la cour de Vienne.

18 Le sociologue Péter Zsolt remarque le paradoxe de ce phénomène : les nobles hongrois, poussés par un désir éducatif, étaient en même temps tragiquement rejetés par les couches plus modestes. À vrai dire, les élites de notre société essayaient de créer une mode et de diffuser leur attitude prosociale. C’est dans cette ambition que les élites des sociétés se trouvant à l’est de l’Elbe se distinguent de celles à l’ouest ; l’éducation prosociale des Occidentaux ne s’accompagne pas d’un désir d’éducation de la nation, d’un sens d’exemplarité affirmée et d’un comportement ostentatoire, mais d’un intérêt personnel utilitariste et d’une volonté manipulatrice dans le bon sens du terme. Le pathos manquait ou avait disparu plus tôt de leur style de vie. (Zsolt, 2007, p. 52‑53)

19 L’affirmation de Péter Zsolt s’applique bien à Ferenc Kazinczy dont les choix vestimentaires, malgré son ambition de s’intégrer dans plusieurs groupes sociaux, étaient souvent considérés comme snobs et inadaptés8.

20 L’argumentation fondée sur le manque de spontanéité paraît un peu simpliste, mais le diagnostic concernant les différences dans le pouvoir d’influencer des élites de l’Ouest et de l’Est semble juste. Au niveau de l’évolution de la mode, ce constat se manifeste dans le développement, au XXe siècle, d’une mode d’inspiration nationale (tant des habits de cour que des costumes populaires) récurrente à l’époque du communisme et même après la chute du régime, de manière plus ou moins ironique. Malgré quelques maisons de couture ayant une identité bourgeoise, comme le salon de Klára Rotschild (1953‑1976), l’inspiration populaire et les vêtements de cour restent la tradition la plus autochtone de l’habillement hongrois. Il faut retenir que toute cette tradition se maintient encore hors de la culture des apparences, hors de l’histoire de la mode et reste coincée dans l’histoire du costume. Il a fallu attendre la chute du communisme pour voir débuter une vraie et nouvelle histoire de la mode en Hongrie.

Histoires de professionnels de la mode

21 Nous arrivons au troisième moment de notre étude, celui des différences entre les histoires de vie des professionnels et leurs possibilités de faire carrière dans deux industries complètement différentes. Nous allons nous arrêter sur deux cas typiques de

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carrière : celui de Klára Zsindelyné Tüdős (1895‑1980), contemporaine d’Elsa Schiaparelli, et celui de Tamás Király (1952‑2013), créateur contemporain de la génération de Jean‑Paul Gaultier.

22 Klára Tüdős ouvre son salon en 1936 à Budapest et doit le fermer au début de la Seconde Guerre mondiale. Si l’occupation allemande fut un choc pour la couture française, les Allemands manifestaient néanmoins un très grand intérêt pour la mode. Du coup, l’enjeu pour les maisons françaises de couture variait entre sécurité et intégrité face à une forte volonté d’assimilation : À l’image de la société française, toutes les attitudes ont donc coexisté dans la haute couture. Certains couturiers oscillent entre le refus pur et simple comme Elsa Schiaparelli. Madame Grès résiste à sa façon sans tenir compte des directives allemandes concernant les métrages imposés. Jacques Heim poursuit ses activités tout en se cachant. Jeanne Lanvin tolère la présence d’Allemands lors de ses collections mais ne va pas au-devant. Lucien Lelong pour sauvegarder la couture et préserver la main-d’œuvre s’est engagé sur la voie d’une collaboration minimale mais n’en a tiré aucun profit personnel. D’autres maisons (Fath, Rochas, Maggy Rouff) ont misé sur une victoire allemande, et se sont enrichies, profitant de toutes les occasions. Entre les deux, ceux que l’on peut qualifier de modérés ont attendu des jours meilleurs se contentant de subir un minimum de coopération. (Veillon, 2014, p. 201)

23 Quant à Klára Tüdős, elle n’a pas la possibilité de pouvoir garder son salon. Malgré le statut de son mari, ministre du Commerce de 1943 à 1944, le couple déploie une activité antinazie et cache dans sa villa 72 réfugiés, des enfants comme des Juifs. Pendant la période du communisme, ils sont condamnés à cause de leur passé politique et trouvent refuge dans la modeste maison de service de leur villa, à Balatonlelle. Faute de pouvoir créer un nouveau salon, Klára Tüdős devient une des fondatrices du mouvement des femmes protestantes. Tout au long de sa carrière exemplaire et inhabituelle, Klára Tüdős surprend par sa capacité de toujours recommencer et trouver de nouveaux défis dans les situations difficiles.

24 Le début de sa carrière de couturière prend sa source dans le monde du théâtre, son intérêt pour la mode étant lié à sa profession de costumière de théâtre. Le fait que Klára Tüdős, dont les collections jouissaient de très bons commentaires dans la presse contemporaine, avait un certain succès grâce aux critiques de théâtre qui – connaissant son œuvre théâtrale – lui restaient fidèles, témoigne de la très pauvre autonomisation du champ de la mode hongroise des années 1930. Ainsi, la plus importante carrière de la mode de l’entre-deux-guerres est une carrière théâtrale bifurquant vers la mode bourgeoise. Au milieu du nationalisme des années 1930, la couturière a découvert que les motifs des costumes populaires et des costumes nobiliaires pouvaient s’adapter facilement aux tendances européennes. Bénéficiant d’une bonne connaissance des régions de la Hongrie et ayant également fait des études d’ethnographie, Klára Tüdős a bâti une importante collection de vêtements populaires en s’inspirant des tenues originales qu’elle étudiait très méticuleusement. Cet intérêt pour la culture matérielle paysanne trouve son origine dans une éducation à l’étranger qui lui avait donné la possibilité de porter un regard extérieur sur la culture de son pays. La villa où elle a développé son activité antinazie était meublée de mobilier paysan, de tissus qui provenaient de tous les coins de la Hongrie. La carrière de Klára Tüdős prouve de façon éclatante que l’effervescence des années 1930 s’est arrêtée non seulement à cause de la guerre, mais davantage encore en raison de l’installation du régime communiste qui ne laissait qu’une place très restreinte au développement de la mode. Dans une

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perspective historique, ce cas est très significatif parce qu’il montre que les principaux succès internationaux de la couture hongroise reposaient sur l’héritage de la mode aristocratique et populaire, et non pas sur une activité créative autonome et soutenue.

25 Notre second exemple porte sur le récit de vie d’un créateur isolé et au destin tragique : Tamás Király, figure très importante du mouvement underground hongrois de l’époque du communisme. Ses créations, s’inspirant des vêtements de la rue et marquées par l’esprit de la déconstruction, étaient portées par les représentants des cercles d’artistes underground des années 1970‑1980. Avec un sens du spectacle et une ironie tournée souvent contre les institutions conservatrices de la Hongrie, Tamás Király aimait choquer et déstabiliser. En lisant les témoignages recueillis par un de ses anciens mannequins (Fazekas, 2014), nous sommes interpellées aussi bien par l’absence d’une industrie professionnelle hongroise que par la nature arbitraire des relations entre créateurs, clients, photographes, journalistes et couturières. Toute la beauté des milieux de l’underground s’y dévoile : une absence complète de soucis financiers ; de grandes amitiés et de grands conflits érigés en principe de fonctionnement d’un cercle de personnes ayant le même intérêt ; une volonté de choquer et de se heurter à un régime dont on ignore volontairement la nature imposée ; une place centrale et incontournable accordée à la créativité et une dénégation de toute autre ressource nécessaire pour un travail de création. Le plus important moment de la carrière de Tamás Király a eu lieu en 1988 quand il a été invité à Berlin pour présenter sa collection dans le programme Dressater, aux côtés de figures iconiques de la mode 9. Dans ce groupe de créateurs avant-gardistes, Tamás Király est le plus oriental et le seul dont la carrière s’arrête brusquement après la chute du communisme. Dans le volume mentionné plus haut, de nombreux amis et collaborateurs de Tamás Király expriment leur hébétude devant le retard de son succès après la chute du régime. Plusieurs étaient convaincus qu’avec le changement de régime, la carrière de Tamás Király allait s’envoler et que la reconnaissance internationale ne tarderait pas à arriver. Mais il en fut autrement : en avril 2013, Tamás Király a été assassiné par un partenaire sexuel occasionnel. Sans revenus considérables, sans marque propre, sans reconnaissance internationale, il faisait figure de créateur bizarre, respecté mais ignoré, l’ombre de celui qui avait représenté quelques décennies plus tôt l’art underground de Budapest.

26 Quelles sont les raisons de cette chute ? D’un côté, il faut attirer l’attention sur l’importance croissante du marketing dans l’univers européen de la mode dès les années 1980, changement auquel de nombreux créateurs avant-gardistes européens n’ont pas réussi à faire face. D’un autre côté, le grand désavantage de Tamás Király résidait dans son indifférence envers l’industrialisation de la création, d’où son incapacité à s’intégrer dans un marché de plus en plus demandeur et laissant de moins en moins de place à la créativité spontanée. Pour Tamás Király, la chute du régime a été à la fois tardive et prématurée : il n’a pas eu la possibilité d’apprendre les manières de s’affirmer dans le milieu de la mode européenne et, en même temps, il a dû assister à son propre échec.

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NOTES

1. Cet ouvrage, publié en 2010, comporte dix volumes. 2. En hongrois : Az ezredforduló után a divat első számú kulturális tényezővé vált. A társadalom a tömegfogyasztásnak és a tömegkommunikációnak köszönhetően átrendeződött: a divat nemcsak az öltözködéshez kapcsolódott, hanem egyre több területre volt hatással. A design, a reklám, a sportok, az egészség, a szokások, a megjelenés a társadalom egészét befolyásolta és újrastrukturálta (traduction de l’auteure). 3. Nous utilisons le concept tiré de la célèbre définition donnée par Michel de Certeau dont le livre a eu un grand écho dans les sciences des médias : « Par ce biais “la culture populaire” se présente différemment, ainsi que toute une littérature dite “populaire” : elle se formule essentiellement en “arts de faire” ceci et cela, c’est-à-dire en consommations combinatoires et utilisatrices. Ces pratiques mettent en jeu un ratio “populaire”, une manière de penser investie dans une manière d’agir, un art de combiner indissociable d’un art d’utiliser » (De Certeau, 1990, p. XLI). 4. Voir STEELE, 1998. Le livre présente un survol bibliographique très convaincant, p. 3‑13. 5. BESNARD Philippe & BURGELIN Olivier, « Mode, sociologie », Encyclopædia universalis (en ligne), http://www.universalis.fr/encyclopedie/mode-sociologie/ [consulté le 8 mai 2016]. 6. « L’étymologie du mot moderne est transsexuelle. À partir du mode, modi, concept sérieux s’il en est (inventé par Aristote), tout d’un coup, on ne sait pourquoi, des mauvais plaisants ont procédé à une opération inattendue et d’un goût douteux, ils ont inventé la mode, cette transsexuelle. La mode n’est pas sérieuse, elle est vicissitude, elle est illusion, elle est l’inconstance du temps qui passe. Elle est encore pire qu’un accident : elle est un caprice imprévisible et tyrannique », VALKAMA Jim, 2007, le Moderne et son autre, Paris : Galgal, reprise sur Idixia, page créée le 31 juillet 2000 (en ligne), http://www.idixa.net/Pixa/ pagixa-0501201303.html [consulté le 8 mai 2016]. 7. BERÉNYI Gábor, 1998, „Divat”, in BERÉNYI Gábor (ed.), Magyar Nagylexikon. VI. Budapest: Magyar Nagylexikon, pp. 662‑663. „Divat: 1. átmenetileg uralkodó ízlésirány, szokásrendszer; olyan szociológiai és tömeglélektani jelenség, amely a hierarchikusan tagolt társadalmakban a csoportok tagjai számára lehetővé teszi, hogy az utánzás révén szimbolikus eszközök (ruházat, hajviselet, modor, fogasztási cikkek stb.) segítségével egymáshoz viszonyítsák magukat. 2. szűkebb értelemben az öltözködési formák változása, amit egy-egy korszak szellemi és gazdasági központja irányít. A szónak ebben az értelmében vett divat a szabott ruha elterjedésével, a céhek kialakulásával párhuzamosan a 12. sz. második felétől követhető nyomon” (traduction de l’auteure). 8. Les constats de cette partie s’appuient sur les écrits autobiographiques et les lettres de Ferenc Kazinczy, cités en bibliographie. 9. La liste est longue : l’Irlandais Tom Adams, l’Espagnol Francis Montesinos, l’Anglaise Vivienne Westwood, le Japonais Yoshiki Hishinuma, le Français Marc Audibet, l’Autrichien Rudi Gernreich et l’Allemande Claudia Skoda. C’est à la suite de cet événement que la presse allemande avait qualifié Király de « Jean‑Paul Gaultier de l’Europe de l’Est ».

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RÉSUMÉS

Le présent article saisit les problèmes auxquels un projet d’histoire sociale de la mode hongroise se heurte. L’analyse propose une démarche à trois niveaux : premièrement, elle présente une recherche discursive relative à la place que les mots et les expressions liées à la mode occupent dans la culture hongroise ; deuxièmement, elle s’intéresse à l’histoire du phénomène vestimentaire et à l’apparition plus ou moins tardive de la mode dans l’histoire de l’habillement ; enfin, elle présente de courtes études de cas des faits et des processus de l’industrie de la mode et de sa professionnalisation en Hongrie.

The main goal of the article is to summarize the problems of a social history of Hungarian fashion. As a result it presents three aspects of the question. On the one hand an overview of fashion related words and expressions points out the place that fashion holds in Hungarian cultural imaginary. On the other hand a historical inquiry traces the process by which fashion makes his apparition in the longer history of costume and dress. Finally a couple of case studies demonstrate how difficult was and still is the professionalization of the designer and the birth of fashion industry in Hungary.

Jelen írás a magyar divat egy lehetséges társadalomtörténeti összefoglalójának problémáit tekinti át. Megközelítése háromszintű: mindenekelőtt a beszédmódok és fogalomhasználatok kérdéskörét elemzi azt vizsgálva, hogy a divattal kapcsolatos szavak és kifejezések milyen helyet foglalnak el a magyar kultúrában; másodsorban történeti összefüggésben arra kérdez rá, hogy a divat sajátos jelensége mikor, milyen feltételek mellett, mekkora megkésettséggel jelenik meg az öltözködéskultúra hosszabb időtartamú történetében; végül pedig néhány esettanulnányom keresztül a magyar divatipar és a divat professzionalizációjának folyamatára és csomópontjaira kérdez rá.

INDEX

Index géographique : Angleterre, Belgique, Budapest, France, Hongrie, États‑Unis, Vienne motscleset mood motsclesru мода Keywords : fashion Mots-clés : mode, mode nomsmotscles Allemands, Français, Hongrois Thèmes : sociologie Index chronologique : XXe siècle disciplines anglais, français, hongrois

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Terrains

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La cérémonie appelée « keremet » (ou « lud ») chez les Oudmourtes du Bachkortostan The Ceremony Called keremet (or lud) by the Udmurt in Bashkortostan Palvus keremet (või Lud) Baškortostani udmurtide juures

Eva Toulouze et Liivo Niglas

1 Parmi les cérémonies religieuses oudmourtes les plus connues, il faut compter celle qui est appelée, suivant les régions, lud ou keremet. Ce nom est présent dans l’ensemble de la région Volga‑Oural, il est d’origine turque et désigne en même temps la cérémonie, l’endroit et la divinité. Il s’agit d’un type de cérémonie clairement distinct de toutes les autres de par le lieu où il se déroule, la personne qui l’anime, les participants, et, à l’origine, le destinataire des prières. Cette cérémonie apparaît même dans l’histoire de la littérature oudmourte comme l’incarnation des pratiques religieuses oudmourtes : en effet, dans un célèbre poème, écrit dans une période fortement antireligieuse, Kuzebaj Gerd (1898‑1937) évoque l’atmosphère mystérieuse du bosquet sacré :

Синэз ворекъятӥсь Faisant scintiller les yeux

Йырез учкыса поромытӥсь Faisant tourner la tête quand on le regarde

Туж паськыт лудын– Sur un très large champ –

Бусыын, Sur une prairie,

Огназ куашетыса, Seul bruissant,

Оло кулректыса, оли бöрдыса, Sans doute souffrant, sans doute pleurant,

Оло мöзмыса, Sans doute se morfondant,

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Оло вашкала даурез тодаз вайыса, Sans doute évoquant les temps passés,

Оло ас понназ, Sans doute dans son coin,

Кырӟаса, Chantant,

Чылкак огназ, Entièrement seul,

Керемет сылмэ лулӟылэ. Le bosquet se dresse et soupire.

Пересь пужымъёслэн Des vieux pins

Пöронлы улвайзы куасьмыллям, Les branches ont séché et bruni.

Кызъёслэн Des sapins

Моторесь, ӝыжытэсь, Hautes et superbes,

Йыръёссы, Les têtes,

Бабылэс йырсиоссы Leur chevelure bouclée

Пурысь таллям. Grisonne.

Кудӥз эшъёсы Certains amis

Арлыдлы чидатэк Cédant à leur grand âge

Пограллям, Sont tombés,

Музъеме выдаса Ils se sont couchés par terre

Кудӥллям, сисьмиллям. Ils sont morts, ils pourrissent.

Сыло пересьёс, каллен ӵашето – Les vieux résistent, discutant tout bas –

Валантэм выжыкылъёс вераса Se racontant indistinctement des contes

Куашето… Ils bruissent…

II II

Ортчем, Dans le passé,

Вунэм аръёсы, Leurs années oubliées,

Вашкала дыръёсы, Aux temps jadis,

Удмуртъёс Les Oudmourtes

Кыӵе татчы лыктыса Quand ils venaient ici

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Люкаськозы. Se rassemblaient.

Курадӟонзэс вераса Ils se racontaient leurs soucis,

Бöрдозы вал … Ils pleuraient…

Соку вöсьлэн Alors de la prière

Бадӟымэсь, пиштӥсь Les grandes

Тылъёсыз, brillantes flammes,

Курадӟись калыклэн Du peuple souffrant

Тыл кадь сюлэмез сутӥсь Comme une flamme embrasant le cœur,

Кылъёсыз, Les paroles,

Востэм нылъёслэн кырдӟанъёссы Des jeunes filles les chants modestes,

Шур жингыртэм кадь, Comme la voix du fleuve

Жингырес куараоссы, Résonnant

Туж кыдёке вöлдӥськыса, Se répandent très loin,

Шуккыськыса, À grands coups,

Ӵукна шунды ӝужатозь Le matin jusqu’au lever du soleil

Кылӥськозы вал… On pouvait encore les entendre…

III III

Табере Кереметэз Maintenant le bosquet

Вунэтӥзы, A été oublié,

Огназэ куштӥзы. Tout seul on l’a abandonné.

Уноез, Beaucoup,

Солэсь кышкаса, Ont peur de lui

Татын периос, убиръёс Ici nichent, dit-on,

Каръясько шуыса, Des esprits méchants,

Кöшкеманы кутскызы. Les gens commencent à avoir peur.

Огназ Seul

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Уй но нунал Керемет сылэ Nuit et jour le bosquet se dresse

Куашетыса. Il gronde,

Неноку но быронтэм, Infinis,

Туж чебересь вашкала De très beaux contes de jadis выжыкылъёс

Ас понназ Tout seul dans son coin

Дугдылытэк вераса. Il se raconte sans s’arrêter.

2 Si, d’après Foma Ermakov, ce poème a été écrit par Kuzebaj Gerd en 1916 et traduit par lui en russe en 1919, Aleksandr Škljaev estime, lui, que sa rédaction a couvert toute la période indiquée (Škljaev, 1982, p. 121). Ce débat avait son importance dans le contexte soviétique : y a-t-il, ou non, une référence à la révolution d’Octobre ? Pour nous, l’enjeu a sans doute perdu de son importance… Il n’en reste pas moins que ce poème a accompagné le poète pendant toute sa vie : c’est l’un des textes qu’il a envoyés à Maksim Gor’kij et qui ont été retrouvés dans les archives de ce dernier. Il me semble que nous pouvons lire entre ses lignes une approche de la vie qui, chez Kuzebaj Gerd, est plus fondamentale et plus structurelle que toutes les justifications idéologiques qu’on peut lui trouver.

3 Selon les époques, chaque commentateur a présenté sa propre vision de l’auteur de Keremet. Ses critiques soviétiques, comme Arkadij Klabukov, dès les années 1930 et au- delà, ont souligné « le regret du poète pour le passé » (cité par Ermakov, 1987, p. 31). Foma Ermakov voit une allégorie de l’histoire des Oudmourtes et de leur prise de conscience (Ermakov, 1987, p. 30‑31). Pour Zoja Bogomolova, il reflète la difficile quête de l’auteur et exprime une « certaine mélancolie à la pensée du passé révolu » (Bogomolova, 1981, p. 47‑48). C’est la même idée qu’exprime Anatolij Uvarov, lorsqu’il parle de « douleur pour un passé héroïque entièrement révolu » (Uvarov, 1982, p. 29). Pour Péter Domokos, ce poème résume ses réflexions et son approche du passé et de la question linguistique : « Gerd n’essaye pas de sauver [ces phénomènes du passé], il en préserve le souvenir pour les générations à venir »(Domokos, 1975, p. 270).

4 Il faut tout d’abord noter l’atmosphère élégiaque, mélancolique qui domine cette œuvre. C’est sans doute ce qui explique l’impression de regret que la plupart des commentateurs ont relevée. Pour nous, ce qui caractérise Keremet, c’est la dualité de sentiments à l’égard de la tradition oudmourte incarnée ici par les croyances : la satisfaction de voir son peuple avancer sur la voie du progrès se mêle de la nostalgie pour un passé qui appartient à son patrimoine. Idéologiquement, Kuzebaj Gerd est sans conteste, comme le veut son temps, un positiviste. Il est épris de progrès – tous ses écrits sur l’école, sur le savoir, sur la technique, sur l’industrie le prouvent. Mais d’instinct, manifestement sans se le formuler clairement, il s’interroge et reconnaît l’existence d’autres valeurs. Il est en cela dangereusement moderne. Et on comprend qu’il ait inquiété ses contemporains.

5 La fin du poème fait référence à l’abandon de ces lieux sacrés. Et pourtant, encore aujourd’hui, à certains endroits, les cérémonies des keremet sont tout à fait vivantes,

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elles sont tenues régulièrement, voire ont été tenues sans interruption depuis la période présoviétique.

6 Sur la base des terrains que nous avons faits au Bachkortostan en 2015, nous donnerons ici deux exemples de ces cérémonies dans des cadres fort différents. Le premier exemple sera celui d’une cérémonie ayant bénéficié d’une continuité totale entre la période présoviétique et aujourd’hui. Nous avons assisté à l’édition de novembre 2015 dont nous rendrons compte ici. Le second exemple est plus complexe : nous sommes dans un cadre de revitalisation où les habitants d’un village, voulant procéder à leur cérémonie printanière annuelle, ont choisi de le faire sur le lieu sacré Keremet avec toutes les caractéristiques de cette cérémonie, même si les autres villages procèdent à cette cérémonie à un endroit différent et ont perdu toute trace de l’ancienne pratique des keremet.

1. – Le 7 novembre 2015, Votskaja Oš’ja

7 Au printemps 2015, j’ai visité avec mon collègue d’Ufa Ranus Sadikov le village de Votskaja Oš’ja, dans le raïon de Janaul au Bachkortostan, pour savoir ce qui s’y fait aujourd’hui en matière de cérémonies religieuses. Nous avons rencontré le vös’as, Arkadij, qui nous a accueillis de manière extrêmement hospitalière. Il nous a montré trois endroits : le premier, qu’il a appelé Lud, est un bosquet de hauts sapins entouré d’une palissade en bois. Il nous a dit qu’ils y faisaient tous les ans deux cérémonies, dont une cette année aurait lieu le 7 novembre, et nous y a instamment invités. Le 7 novembre tombait un samedi : si les autres cérémonies ont lieu en général le vendredi et éventuellement le dimanche, mais jamais le samedi, celle-ci prenait le contre-pied et justement avait lieu un samedi.

8 Ensuite, il nous a montré l’endroit où ils procèdent à leurs cérémonies de printemps, busy vös’, la prière sur le champ. Il s’agissait d’un endroit ouvert, sans palissade, où le vös’as’ a planté des bouleaux de manière à ne pas avoir à y apporter des branchages tous les ans. Enfin, il nous a montré le cimetière, où ont lieu encore aujourd’hui des cérémonies qui ne se pratiquent plus beaucoup ailleurs : la commémoration de la mort de la mère et du père au bout de cinq ans par le sacrifice respectivement d’une vache et d’un cheval. En fait, aujourd’hui, le sacrifice du cheval a été remplacé par le sacrifice de deux oies. Mais on voit bien dans le cimetière des crânes de cheval et de vache suspendus aux arbres ainsi que des sachets contenant les os des oies. On peut trouver la description d’une cérémonie analogue dans le sud de l’Oudmourtie dans un article de Nikolaj Anisimov (2012).

9 Nous avons décidé d’accepter l’invitation qui nous avait été faite. Sachant que la cérémonie du keremet était une cérémonie exclusivement masculine, Eva a demandé si cela valait la peine pour elle de faire le déplacement. Mais il lui a été répondu qu’elle serait la bienvenue et qu’« on l’emmènerait sur place en tracteur ».

10 C’est ainsi que nous1 avons assisté le 7 novembre 2015 à la cérémonie du keremet du village de Votskaja Oš’ja et que nous l’avons filmée en vidéo de manière à en garder le souvenir détaillé.

11 Tout d’abord, il faut préciser que l’officiant lors des cérémonies du keremet n’est pas le même que celui qui officie aux autres cérémonies. Ainsi, même si Arkadij a été extrêmement actif dans la préparation du keremet, ce n’est pas lui qui a officié, mais son

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collègue Rafik Mihailovič Kisametov, né en 1973, vös’as’ depuis 1995, sur les traces de son grand-père maternel Sadreddin Ibraev.

12 L’animal sacrificiel était ici une oie. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres cérémonies, l’animal sacrificiel n’a pas été acheté à un villageois. Il se trouve toujours quelqu’un pour l’offrir. Ce sera en général une famille qui tient tout particulièrement à assurer son bien-être et sa bonne fortune pour l’année à venir. Si jamais personne ne se présentait, et que l’on se retrouvait sans animal sacrificiel, la cérémonie aurait quand même lieu sans sacrifice de sang.

13 C’est Arkadij qui avait l’oie en sa possession. Vers 10 heures du matin, un tracteur est parti de chez Arkadij, avec lui-même, sa femme, Rafik et la femme de celui-ci ainsi que tout le matériel qui leur serait nécessaire dans la journée. Le temps était beau, mais avec une température de – 7 oC. C’est-à-dire que les routes et les champs étaient gelés et qu’il n’était pas difficile, même pour des voitures ordinaires, d’approcher le lieu de la cérémonie.

14 Entre le moment où nous l’avions visité et le mois de novembre, des travaux avaient été accomplis. Les parties les plus dégradées de la palissade avaient été remplacées par une clôture en métal peinte en vert.

15 Dans la première partie de la cérémonie, les deux femmes se sont occupées de l’intendance. Elles ont préparé le chaudron et ont aidé à faire le feu. Le tracteur avait apporté quelques bidons d’eau, mais les hommes présents, un peu moins d’une dizaine, allaient de temps à autre chercher de l’eau à la rivière. De l’autre côté du bosquet il y avait également une source mais la rivière était plus proche et donc elle avait été préférée à la source. Une théière et un petit récipient d’eau étaient posés sur les côtés du foyer, de manière à avoir en permanence de l’eau bouillante ainsi que du thé pour les participants.

16 Très vite, il fut procédé au sacrifice de l’oie. Celle-ci fut égorgée par un des hommes alors qu’un autre la tenait. Le sang fut recueilli dans une tasse.

17 C’est là que les femmes eurent leur tâche à accomplir : nettoyer l’oie. Il fallut d’abord en retirer les plumes – qui furent brûlées dans le feu sous le chaudron – puis le duvet. L’oie avait été laissée quelque temps dans l’eau brûlante, il faut croire que cela facilitait l’arrachage des plumes. Le duvet, pour sa part, fut mis dans un sac, qui serait plus tard brûlé dans un autre feu dressé un peu plus loin et destiné à réchauffer les participants. Une fois l’oie préparée, elle fut jetée dans l’eau bouillante ainsi qu’une partie des entrailles dûment nettoyées. D’autres victuailles s’accumulaient sur la table fixée le long de la palissade : le sang de l’oie, mais aussi une pile de kuar‑njanj, une sorte de galette plate qui caractérise la cérémonie du keremet. De même Arkadij avait versé dans une cuvette du riz qu’il avait laissé tremper dans de l’eau. La cuvette était également posée sur la table.

18 Une fois l’oie nettoyée et vidée, le rôle des femmes était terminé. Elles n’avaient plus rien à faire sur place et sont rentrées chez elles. Il faut préciser que toutes deux étaient âgées, elles avaient clairement dépassé l’âge de la fertilité.

19 Cette cérémonie est clairement et explicitement une cérémonie d’hommes. Quatre femmes seulement y étaient présentes, les deux épouses des vös’as’, qui y jouaient un rôle d’assistantes, une jeune femme journaliste à la télévision oudmourte et Eva. Il faut préciser que les deux femmes extérieures, qui ont été présentes jusqu’au bout, sont

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restées discrètes mais n’ont fait l’objet d’aucune attitude réticente de la part des hommes participants, bien au contraire.

20 Une autre différence de cette cérémonie avec les autres auxquelles nous avons participé était que l’accès à l’enclos était restreint. Avant la cérémonie, alors que la table dans l’enclos était recouverte de nappes en tissu plastifié, l’une des épouses y a pénétré pour ajuster ladite nappe. Mais elle en est ressortie aussitôt et plus aucune femme n’a mis les pieds à l’intérieur de l’enclos. Le seul à y pénétrer a été Rafik – à l’exception des cameramen présents, Liivo Niglas et un journaliste de la télévision oudmourte. Là aussi personne n’a réagi négativement. Mais même les hommes participant à la cérémonie ont veillé à ne pas pénétrer dans cet espace sacré.

21 Dans celui-ci, il y avait une table et, devant la table, un feu a été allumé à l’aide de tisons pris au foyer principal, situé à l’extérieur de l’enclos, puis entretenu par l’officiant principal.

22 Comme dans l’ensemble des cérémonies sacrificielles, les temps d’inaction sont longs : il fallait attendre que l’oie soit plumée et vidée puis qu’elle cuise. Arkadij a fait remarquer en plaisantant que les conduits de gaz ne passaient pas très loin et qu’utiliser ce gaz accélérerait le processus… Pendant les temps morts, certains des hommes coupaient du bois, en permanence nécessaire, d’autres allaient chercher de l’eau. Surtout, c’était des moments de dialogue entre eux. Ils étaient rassemblés autour du deuxième feu, assez fourni (au point que la couche extérieure du pantalon de la journaliste oudmourte a brûlé) pour dispenser réellement de la chaleur, et discutaient entre eux, confirmant la fonction de cette activité pour renforcer la sociabilité masculine.

23 Une fois l’oie cuite, elle fut retirée du bouillon, déposée dans une cuvette posée sur la table et recouverte d’une serviette. L’eau dans laquelle le riz avait trempé fut jetée et le riz lui-même versé dans le bouillon. Là, il a fallu encore attendre qu’il cuise. Ce processus diffère également de celui des autres cérémonies auxquelles nous avons assisté. La quantité d’eau nécessaire à cuire l’oie est bien moindre que celle dans laquelle cuisent les moutons, et la quantité de riz, elle aussi, est inférieure à celle des céréales utilisées dans les autres occasions par sacs entiers. Du coup, la cuisson du riz requiert moins d’engagement physique de la part des assistants : si une baguette pour mélanger a bien été écorcée et affûtée, elle servira relativement peu, et juste occasionnellement, pour remuer le riz. Le fait est que les participants au keremet étaient aussi nettement moins nombreux que ceux des cérémonies annuelles du village : une trentaine d’hommes tout au plus.

24 Tout au long de ces moments d’attente, des voitures arrivaient avec des hommes qui rejoignaient ceux qui étaient déjà là et qui continuaient à interagir avec eux. Pendant la cuisson du riz, Arkadij découvrit l’oie et la découpa : il mit de côté les os les plus gros, qu’il brûla sous le chaudron, et coupa la viande en morceaux.

25 Enfin le riz a été déclaré cuit.

26 C’est le moment où Rafik a revêtu son šort‑derem, la blouse rayée traditionnelle du vös’as’, et où il prépara le bol avec lequel il allait prier : il prit une louche de riz et sélectionna dans la bassine contenant la viande les morceaux dont il avait besoin, la tête et les pattes. Il posa la bassine sur une serviette. En même temps, les participants préparaient l’endroit où ils allaient s’agenouiller. Ils prirent sur le tracteur une banquette d’automobile qui, posée par terre, permettrait à trois personnes de

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s’agenouiller confortablement. Les autres formèrent un large demi-cercle en face de l’enclos avec des branches d’épicéa et s’agenouillèrent dessus. Rafik, à l’extérieur de l’enclos, avait tourné le dos aux participants et priait. Il priait en silence ou plutôt en chuchotant, de sorte que personne n’entende le texte de sa prière : c’est ce qui est requis dans le cas des cérémonies du keremet, le texte doit rester secret. La prière fut fort courte : il s’inclina vers l’avant trois fois, ce qui était le signe pour les hommes agenouillés d’incliner la tête vers le sol. Pendant cette prière, Arkadij avait pris la tasse contenant le sang de l’oie et l’avait versée par petites cuillerées dans le feu.

27 Une fois la prière terminée, Rafik fit signe aux hommes de s’approcher du chaudron et versa à chacun une louchée de riz. Les hommes retournèrent à leur place. Nous, les invités, nous ne nous mêlerons pas à eux mais Arkadij veillera à faire passer une assiette de riz à chacun de nous. Puis Rafik prit la bassine avec la viande et passa devant tous les hommes en offrant à chacun de prendre de la viande. À la fin, il passera également devant les invités, qui se tenaient un peu à l’écart. Arkadij mit un peu de viande dans nos assiettes de riz en veillant à ce qu’il n’y ait pas d’os (tous ceux qui ont des os doivent aller les jeter dans le feu sous le chaudron).

28 Ce ne sont pas les seules victuailles qui circulaient. Un homme d’un certain âge est arrivé en voiture avant la prière avec un paquet de taban’ (des blinis) et des šangi (des petits pains couverts de purée de pommes de terre), qu’il a distribués à la ronde. Cette personne se faisait remarquer dans l’assemblée des hommes. Il était d’abord habillé autrement que la plupart des participants, avec un manteau et un costume de ville. De plus, toute son attitude et sa manière de parler avec les vös’as’ et avec les participants révélaient l’habitude de commander. Sans autres informations à son sujet, il était clair à première vue qu’il s’agissait d’un « chef ». Nous avons appris plus tard que, tout en étant à la retraite, il avait été longtemps directeur de la « brigade mobile » de réparation des routes et de gestion des transports dans la ville voisine, le chef-lieu Janaul, où il vivait toujours, tout en étant originaire de ce village. C’est à son initiative qu’avaient été trouvés les financements pour faire réparer l’enclos, voire pour en faire construire un autour de l’autre lieu sacré du village, entre notre visite du mois de juin et cette cérémonie. Ce père de cinq enfants nous a dit qu’il priait lui-même lors de la cérémonie familiale du badžynal¸ le grand dimanche, célébrée au même moment que la Pâque orthodoxe et qu’il revenait systématiquement au village à l’occasion de ces cérémonies.

29 Une fois le riz et la viande consommés, tout le monde s’est dirigé vers le bord de la table où avait été posée une bassine avec de l’eau tiède et une serviette. Chacun a déposé dans un bol des pièces de monnaie, de préférence « blanches » ou des billets de banque, non sans les avoir auparavant lavés à l’eau et placés sur la serviette : il est en effet interdit de déposer son offrande de sorte que les pièces ou les billets soient en contact avec la peau, il faut toujours un tissu pour les isoler. Nous avons également participé à cette cérémonie, mais seulement une fois que tous les hommes furent passés.

30 La cérémonie touchait à sa fin. Rafik, une fois de plus, a pris un bol et une serviette, mais cette fois le bol contenait les kuar‑njanj, et s’est rendu à l’intérieur de l’enclos. Il a prié devant la table – là aussi tout bas, mais de sorte que tous pouvaient voir quand il s’inclinait et pouvaient l’imiter. Ensuite, toujours dans l’enclos, il s’est tourné vers l’entrée et a de nouveau prié. Puis il est ressorti et est passé devant tous les présents, chacun prenant un bout de kuar‑njanj. Nous ne fûmes pas oubliés.

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31 Ne pouvant pas entendre les prières, nous n’avons pas pu noter à qui elles étaient adressées. Nous avons cependant appris que le destinataire en est le dieu Inmar, auquel sont dédiées les autres cérémonies. À la première bouchée, tous ceux qui participaient à la cérémonie et qui avaient la tête couverte firent intérieurement une prière à Inmar.

32 Les hommes se relevèrent, finirent leurs assiettes, et se dispersèrent, certains partant à pied, d’autres en voiture. Arkadij chargea le tracteur et ils repartirent, lui et Rafik, vers le village. Pour cette fois encore, la cérémonie était achevée.

2. – La cérémonie à Aribaš

33 Comme les précédents comptes rendus de terrain (Toulouze & Niglas, 2014) l’ont montré, nous avons été engagés depuis 2013 dans le but de documenter les cérémonies animistes des Oudmourtes du Bachkortostan, et depuis le début nous nous sommes concentrés sur les Oudmourtes du raïon de Tatyšly, qui ont préservé leur cycle de cérémonies printanières. Celui-ci commence, début juin, par les cérémonies de village, qui ont lieu toutes le même jour, un vendredi. Nous nous sommes fixé l’objectif de toutes les documenter. Outre l’intérêt scientifique d’une approche systématique, nous sommes aussi guidés par un souci éthique : en effet, nos terrains montrent que la standardisation des rituels n’a pas eu lieu dans la région où nous travaillons. Nous ne désirons pas que notre travail ait pour conséquence indirecte de renforcer la tendance à l’uniformisation. Or le fait que nous documentions les cérémonies de village et que nous laissions aux vos’as’ sur place les matériaux filmés peut déboucher sur l’enracinement des cérémonies réellement filmées, sur la base desquelles par exemple, les futurs vös’as’ pourront se familiariser avec le rituel, découvrir les prières, etc. Nous ne voudrions pas que ceux d’autres villages s’en inspirent pour changer leurs traditions locales. Nous allons donc devoir les filmer toutes de manière à préserver la spécificité de chaque village. Ce qui peut se révéler un processus fort long puisque les villages sont au nombre de 19 et que les cérémonies ont toutes lieu le même jour…

34 Nous avons pu, depuis 2013, en documenter trois, toutes trois dans des villages (Bal’zjuga, Uraz‑Gil’de et Aribaš) relevant du même groupe religieux, celui de Vil’gurt, qui comprend une dizaine de villages. En 2015, nous avons décidé de nous concentrer sur le village d’Aribaš. Nous2 avions rencontré en 2014 Lilija Gareeva, une femme très active, épouse du vös’as’ du village, Aleksej, et elle nous avait montré les lieux sacrés. Il y en avait deux : un au bord d’une rivière, qui n’était plus utilisé, et un dans une position superbe, en haut d’une colline. Nous savions que les cérémonies qu’ils célébraient dans le village avaient été interrompues et étaient réapparues quelques années auparavant, manifestement à l’initiative de Lilija. Celle-ci était originaire d’un autre village (Bigineevo) de la même région et d’une famille très engagée dans la pratique de la religion traditionnelle. Manifestement Lilija n’avait pas été particulièrement instruite dans sa jeunesse mais avait participé à des cérémonies. Elle avait désiré les reproduire dans le village où elle vivait. Ainsi, il nous a paru intéressant de documenter la manière dont on s’y prenait dans ce village pour faire revivre des traditions interrompues. Il faut noter par ailleurs qu’originellement, les habitants oudmourtes d’Aribaš font partie non pas du groupe des Oudmourtes de Tatyšly mais du groupe ethnographique des Oudmourtes du Tanyp. Cela doit sans doute être pris en compte quand nous examinons les différences dans les pratiques rituelles.

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35 Cette fois, nous3 sommes arrivés le matin chez Lilija et nous avons d’emblée été frappés par le fait qu’elle avait préparé une grande quantité de kuar‑njanj, ce que nous n’avions pas vu dans les cérémonies des autres villages : or les kuar‑njanj font partie intégrante de la cérémonie du keremet. Lilija et son mari Aleksej ont chargé sur leur voiture un chaudron et un trépied, et sont partis, suivis par notre petit groupe d’invités (Ranus Sadikov et moi, ainsi qu’une équipe de la télévision oudmourte – Vasilij Hohrjakov, cameraman chargé de filmer la cérémonie, et un chauffeur) jusque devant une maison du village, un peu plus loin. Là, nous avons déchargé et nous avons attendu le tracteur. Un petit groupe de personnes s’est rassemblé : les assistants des vös’as’ et un autre vös’as’ avec sa femme. Parmi les assistants, il y avait deux adolescents. Une fois le tracteur arrivé, tout le monde prit place dessus et l’on partit, il y a eu deux arrêts pour prendre, dans deux maisons du village, des moutons, l’un noir et l’autre blanc. Nous avons été confortés dans la compréhension que la cérémonie à laquelle nous allions assister était bien un keremet par le fait que les deux animaux sacrificiels étaient des mâles.

36 Il avait récemment plu et les routes étaient embourbées, ce qui n’a permis aux voitures et au tracteur que d’arriver jusqu’à un certain point. La fin du parcours a dû être effectuée à pied, de sorte que les béliers, l’eau et le bois ont été transportés par le petit groupe de participants jusqu’à l’enclos au sommet de la colline.

37 À l’entrée de l’enclos, les femmes ont aussitôt fixé à la palissade une bouteille d’eau renversée, afin que tous les participants puissent se laver les mains et laver, par la suite, les pièces de monnaie laissées en offrande. Puis a débuté un moment de travail intense. D’une part, il a fallu dégager toute une partie de l’enclos envahie par les broussailles4 : les hommes et les adolescents se sont attelés à ce travail, appelant à la rescousse deux autres adolescents du village qui se trouvaient à proximité avec le troupeau du village et qui n’avaient pas grand-chose à faire5. En même temps, les premiers feux étaient allumés et les chaudrons étaient disposés au-dessus. Un chaudron plus petit était placé sur le côté, manifestement destiné à chauffer l’eau pour le thé et pour le repas des personnes sur place. Les femmes sont parties avec des seaux au bout d’une perche posée sur les épaules pour puiser de l’eau à la rivière, à quelque distance en bas de la colline. Il faut mesurer les efforts physiques que représente pour chaque cérémonie, sur ce site au sommet d’une colline, le transport du bois et de l’eau nécessaires à alimenter le feu et les chaudrons. Ceux dont la seule tâche était d’observer ont pu pendant ce temps déguster des tartines de pain tout juste sorti du four avec du beurre qui venait d’être baratté, accompagné de kvas maison fait par Lilija.

38 Il y avait, en plus d’Eva, trois femmes sur place : Lilija, Rima et Taslima, toutes ayant dépassé l’âge de la fertilité, épouses des vös’as’ ou des assistants. Elles avaient manifestement l’habitude de travailler ensemble à ces cérémonies.

39 Pendant que ces activités se déroulaient, le fils d’Aleksej et de Lilija, Roman, qui avait remplacé son père l’année précédente alors que ce dernier était à l’hôpital, aiguisait son couteau.

40 Ce qui a frappé, de manière générale, dans la préparation de cette cérémonie, c’est le rôle actif, bien plus actif qu’ailleurs, joué par les femmes. Quand elles étaient dans l’enclos, elles ne cessaient de laver de la vaisselle utilisée avec l’eau d’un chaudron réservé à cet effet. Cet engagement des femmes est certainement dû à la personnalité de Lilija, qui a été à l’initiative de la revitalisation dans le village. En même temps, Aleksej veillait clairement à ce que l’activité de sa femme ne dépasse pas les limites

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acceptables. Nous l’avons entendu dire à sa femme qui lui rappelait telle ou telle action : « Ne me donne pas d’ordres ! »

41 Les assistants entreprirent d’égorger les béliers. C’est Roman qui dans les deux cas s’est chargé de remplir de sang une cuillère et d’aller jeter ce sang dans le feu. Il a gardé bien séparées la cuillère avec le sang du bélier noir et celle avec le sang du bélier blanc, puis les a versées sous des chaudrons différents. En même temps, Aleksej prononçait la première prière. Sa femme l’avait revêtu de la blouse blanche qui fait office de šort derem. Mais seules deux femmes étaient agenouillées, derrière lui, aucun des hommes n’a pris part à la première prière. Aleksej a dit sa prière tout doucement, de sorte que personne ne l’a entendue. Si, au mois de juin, cela nous avait semblé être un trait personnel d’Aleksej, nous pouvons comprendre, après avoir suivi le keremet de Votskaja Oš’ja (voir ci-dessus), que c’est l’une des particularités de la cérémonie du keremet.

42 Après cela, les hommes furent occupés à écorcher et dépecer les moutons, ce qu’ils firent assez rapidement, alors que les femmes se chargèrent des entrailles. Elles descendirent toutes à la rivière pour les nettoyer à l’eau courante, processus qui dura assez longtemps. Entre-temps les jeunes gens, qui ramenaient de temps à autre de l’eau de la rivière, prirent aussi du temps pour aller y nager dans un espace qu’ils avaient eux-mêmes nettoyé de sorte qu’aucune branche ne puisse déranger leurs amusements.

43 La viande, complétée des entrailles, fut mise à cuire, puis fut retirée du bouillon, et les céréales, qui avaient été mises à tremper dans l’eau et bien nettoyées, furent versées dans ce bouillon afin de préparer le gruau sacrificiel. La cuisson prit du temps, car il y avait de l’orge perlé, plus long à cuire que les autres céréales. Entre-temps il plut quelque peu et le temps passa en conversations. Une fois la viande cuite, Aleksej et les femmes séparèrent la viande des os : ils jetèrent les os au feu, ainsi que les testicules et la partie supérieure de la tête, alors que la partie inférieure avait été mise à cuire en ayant été attachée de sorte que les os restent ensemble. Les deux têtes furent mises de côté pour qu’Aleksej et son collègue puissent les tenir pendant leur prière. En même temps, les femmes préparèrent dans le chaudron à part une soupe avec des pâtes et de la viande pour nourrir la les assistants rassemblés dans l’enclos.

44 Une fois que le gruau fut cuit, la compagnie se sépara. Les adolescents rejoignirent le village en voiture, et s’y livrèrent à une activité originale, quoique très traditionnelle : ils marchèrent le long de la grande rue du village en criant : « Vös’e mynele! », c’est-à- dire « Allez à la cérémonie ! ». Ils annonçaient ainsi au village que le gruau était prêt et appelaient les gens à se préparer. Ce qui est intéressant dans cette pratique, qu’Aleksej se remémore de son enfance, c’est qu’elle est mentionnée à la fin du XIXe siècle par Yrjö Wichmann, et encore par ouï-dire, exactement sous la même forme que celle à laquelle nous avons assisté en 2015 à Aribaš. Manifestement, elle s’est perdue et elle a juste été reprise dans ce village sur la base des souvenirs personnels du vös’as’ (et non des notations d’Yrjö Wichmann que celui-ci ignorait).

45 Dans l’enclos, l’attente se poursuivait. La pratique veut que les hommes arrivent en voiture, se garent à une cinquantaine de mètres de l’enclos et s’y rassemblent. Ils y devisent, jouent aux cartes, socialisent. Les hommes sont seuls à participer à cette cérémonie, ce qui est encore un trait propre au keremet. Aucune femme n’est attendue ; les hommes ramèneront du gruau à la maison où ils le partageront avec leurs familles. Ainsi, en attendant que le gruau soit prêt, les hommes restaient à distance, guettant Aleksej : celui-ci leur fera signe quand il estimera venu le moment de monter. En

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attendant, les femmes disposèrent une table près de l’entrée, avec les pains et les blinis, ainsi qu’une assiette pour les pièces de monnaie (là aussi de préférence « blanches »).

46 Quand Aleksej fit signe aux hommes rassemblés, ceux-ci montèrent à la queue leu leu vers l’enclos. Ils avaient la tête et les bras couverts : il semblerait, d’après Liljia, qu’il est important que les bras soient couverts au moment où ils entrent. Ils déposèrent des pièces (après les avoir lavées) dans l’assiette, ils posèrent le pain qu’ils avaient apporté avec les autres pains sur la table et allèrent s’agenouiller le long de la palissade arrière de l’enclos. Une fois de plus, il était impossible d’entendre la prière d’Aleksej, qui, cependant, ne s’inclina qu’une fois. Il devait avoir à la main un bol avec les têtes des moutons (il va de soi que dans ces moments clés Eva essayait de se faire la plus discrète possible et ne s’approchait pas des endroits où se déroulaient les activités sacrales, surtout quand il s’agit d’une cérémonie masculine – elle laissait ce soin à ceux qui filmaient et qui étaient eux-mêmes des hommes).

47 Puis le gruau fut distribué par les femmes, et quand tout le monde l’eut mangé, Aleksej et son compagnon vös’as’ firent une dernière prière, en s’inclinant une seule et unique fois. Après quoi chacun prit du gruau à emporter et tout le monde partit.

48 Pour terminer, tous, hommes et femmes, nettoyèrent et rangèrent. Puis ils chargèrent tout le matériel sur le tracteur et s’en retournèrent à leurs voitures. Lilija et Aleksej mirent dans leur coffre celui des chaudrons qui contenait ce qui restait du gruau : en effet certaines personnes allaient passer chez eux chercher le gruau à rapporter dans leurs familles. Nous avons été témoins de la visite de deux voisines : l’une d’entre elles n’était pas oudmourte elle-même mais elle avait soutenu financièrement la cérémonie en expliquant qu’il n’y a qu’un seul Dieu et que c’est bon pour tout le village que les Oudmourtes prient le leur à leur manière.

49 Ainsi, cette cérémonie de village présente des caractéristiques particulières : au cours du processus de revitalisation des activités religieuses, le couple Lilija‑Aleksej a intégré dans le cycle de printemps une cérémonie qui n’en fait pas partie ailleurs : elle répond aux caractéristiques générales de celle appelée keremet, elle a lieu dans un espace traditionnellement réservé au keremet, mais elle est inscrite dans une série de cérémonies de nature différente dans les autres villages.

50 D’après Lilija, ils ont l’intention de faire revivre aussi les cérémonies célébrées dans l’autre espace, celui près de la rivière. Mais ils ont été empêchés jusqu’ici par une circonstance de la vie de tous les jours : ils n’ont jamais anticipé suffisamment l’événement. En effet, l’élevage des oies en continu n’est plus pratiqué. On achète les oisons peu de temps après leur naissance à une entreprise spécialisée, on les élève et à l’automne on les abat et on met la viande au congélateur. Donc, quand vient le moment de sacrifier une oie au printemps, il n’y a pas d’adultes vivants disponibles. Ils ont promis d’essayer de garder une famille d’oies dont les adultes seront sacrifiés au printemps.

51 Ainsi, l’année 2015 a apporté à nos recherches des éléments nouveaux sur une cérémonie tout à fait importante dans le cycle religieux oudmourte, le keremet.

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BIBLIOGRAPHIE

ANISIMOV, 2012 = АНИСИМОВ Николай Владимирович, «Обряд поминовения йыр‑пыд сётон киясовских удмуртов» (Le rituel de commémoration des morts jyr-pyd s’oton des Oudmourtes de Kiasovo), Филологические исследования на рубеже XX‑XXI веков: традиции, новации, итоги, перспективы (Recherches philologiques au tournant des XXe et XXIe siècles : tradition, innovation, résultats, perspectives), Сыктывкар: ИЯЛИ Коми научного ценра УрО РАН, cc. 23‑26.

BOGOMOLOVA, 1981 = БОГОМОЛОВА Зоя Алексеевна, Песня над Чепцой и Камой (Chant sur la Čepca et sur la Kama), (2. изд), Москва.

DOMOKOS Péter, 1975, A votják irodalom története (Histoire de la littérature votiake), Budapest.

ERMAKOV, 1987 = ЕРМАКОВ Фома Кузьмич, Удмуртская поэма: историко‑литературный очерк (Le long poème dans la littérature oudmourte : essai historico-littéraire), Устинов.

ŠKLJAEV, 1982 = ШКЛЯЕВ Александр Григорьевич, «К вопросу о датировке ранных произведений Кузебая Герда» (Sur la datation des œuvres de jeunesse de Kuzebaj Gerd), Об истоках удмуртской литературы (Sur les sources de la littérature oudmourte), Ижевск, cc. 118‑123.

TOULOUZE Eva & NIGLAS Liivo, 2014, « Quelques cérémonies chez les Oudmourtes du Bachkortostan », Études finno‑ougriennes, 46 (en ligne), 4 juin 2014, mis en ligne le 15 octobre 2015, http://efo.revues.org/4570 [consulté le 19 janvier 2017] ; DOI : 10.4000/efo.4570.

UVAROV, 1982 = УВАРОВ Анатолий Николаевич, «К вопросу о становлении жанров удмуртской литературы дооктябрьского периода» (Sur la question de la mise en place des genres dans la littérature oudmourte avant octobre 1917), Об истоках удмуртской литературы (Sur les sources de la littérature oudmourte), Ижевск, cc. 5‑51.

NOTES

1. Ranus Sadikov, Liivo Niglas et Eva Toulouze. 2. Anna Bajdullina, Liivo Niglas, Laur Vallikivi et Eva Toulouze. 3. Ranus Sadikov et Eva Toulouze. 4. Là, il faut noter une infraction à la pratique coutumière des sanctuaires keremet, où, en principe, rien de ce qui est vivant ne doit être affecté : il est interdit de toucher à la végétation. Mais dans ce cas cette tradition n’a pas été prise en compte. 5. En effet, la pratique dans les villages de la région est que la communauté du village établit un calendrier où chaque habitant garde à tour de rôle le troupeau, constitué des animaux (vaches, moutons) de tous les habitants ; ces animaux sont rassemblés le matin et conduits sur un pâturage, puis raccompagnés à leurs abris le soir. Les deux adolescents étaient en bas de la colline avec le troupeau du village.

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RÉSUMÉS

Ce texte est une ethnographie rendant compte de deux cérémonies chez les Oudmourtes du Bachkortostan. Les deux peuvent être rattachées au type de cérémonie appelé keremet, l’une dans un village du raïon de Janaul et l’autre dans un village du raïon de Tatyšly, les deux dans le nord du Bachkortostan, auxquelles les auteurs ont participé en 2015.

This text is an ethnography about two ceremonies of the Udmurt in Bachkortostan, which can be related to the Keremet type. One took place in the rayon of Yanaul, the other in the rayon of Tatyshly, both in the North of Bachkortstan and they were attended by the authors in 2015.

See tekst on etnograafiline kirjeldus kahe Baškortostani udmurtide palvuse kohta, mida võib seostada keremeti tüübiga. Üks toimus Janauli, teine aga Tatõšlõ rajoonis, mis mõlemad asuvad Põhja‑Baškortostanis, autorid osalesid nendel palvustel 2015. a.

INDEX motsclesru вöсясь, деревенское моление, жертвоприношение, керемет, моление, молитва, усмуртская религия Keywords : keremet, prayer, religious ceremony, sacrifice, udmurt religion, village ceremony, vös’as’ motscleset keremet, külapalvus, ohverdus, palve, palvus, udmurdi usund, vösas Thèmes : anthropologie, étude des religions Index chronologique : XXIe siècle (début) Index géographique : Alga, Aribaš, Balzjuga, Bachkortostan, Janaul (raïon), Janaul, Novye Tatyšly, Tanyp, Tatyšly (raïon), Uraz‑Gil’de, Votskaja Oš’ja nomsmotscles Oudmourtes Mots-clés : cérémonie de village, cérémonie religieuse, keremet, prière, religion oudmourte, sacrifice, vös’as’

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Chroniques

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Nécrologie : Anna‑Leena Siikala (1943‑2016)

Karina Lukin Traduction : Eva Toulouze et Aleksi Moine

Anna‑Leena Siikala en décembre 2008 à Helsinki, lors de la réunion du groupe international de recherche Newrel © Photo Eva Toulouze

1 Née le 1er janvier 1943, Anna‑Leena Siikala est décédée le 27 février 2016. Au cours de sa carrière, l’académicienne, qui a soutenu sa thèse en 1978 à l’université d’Helsinki, a été professeur à l’université de Turku, ainsi qu’à celle de Joensuu et à celle d’Helsinki, où

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elle a été professeur de l’académie entre 1999 et 2004. En 2009, elle a été nommée à l’Académie des sciences.

2 Les recherches d’Anna‑Leena se concentraient avant tout sur la tradition orale et la religion populaire. Dès le début de sa carrière de chercheuse, elle s’est intéressée au chamanisme, tout particulièrement à celui des peuples autochtones de Sibérie : sa thèse proposait une étude comparée de leurs représentations. La thématique centrale de sa thèse – l’influence réciproque des textes des rites chamaniques et de la technique de l’extase ainsi que leurs variations – l’aura fascinée tout au long de sa carrière : elle est revenue en effet sur ces questions entre autres dans sa cartographie de l’institution du tietäjä finno‑carélien, ainsi que dans ses cours qui, dans les années 1990, faisaient salle comble.

3 Par le truchement de ses professeurs, Anna‑Leena s’est inscrite dans la lignée des chercheurs spécialistes de la mythologie des peuples finno‑ougriens et de la religion des peuples autochtones. Ayant fait très tôt, avec Jukka Siikala, des travaux de terrain dans l’île Cook, Anna‑Leena a dû longtemps se contenter de matériaux d’archives sur les peuples finno‑ougriens, jusqu’à ce que, dans les années 1990, la désagrégation de l’Union soviétique permette le travail de terrain en Russie. Sur le terrain, chez les Finno‑Ougriens orientaux, Anna‑Leena a trouvé une nouvelle inspiration. Bientôt, les bosquets sacrés et les festivals des peuples de la Volga, les traits caractéristiques de la culture orale, en soi et dans ses rapports avec la culture écrite chez les Komis, les rituels individuels et publics chez les Khantys ont reçu une interprétation dans ses textes. Les terrains en Russie lui ont fait découvrir un mode de vie qui a marqué ses dernières années à l’université mais lui ont permis aussi de faire de nombreuses rencontres significatives et de développer un désir conscient de défendre les minorités de Russie, de même que d’importantes initiatives scientifiques, comme l’Encyclopédie des mythologies ouraliennes (Encyclopaedia of Uralic Mythologies).

4 C’est ainsi que la mythologie, les mythes et les incantations y afférents représentent l’un des centres d’intérêt caractéristiques de l’œuvre d’Anna‑Leena. Ses interprétations des poèmes kalévaléens introduisent dans le champ scientifique, non seulement finlandais mais aussi international, de nouveaux points de vue, de nouveaux concepts et de nouvelles approches, qui font éclater les anciennes représentations sur l’univers du poème, sur les pratiques de son utilisation et sur la vie de la pensée autochtone. Plus tard, Anna‑Leena s’est révélée capable d’associer une approche comparative aux points de vue soulignant la pratique poétique et sa performance. Cette approche a inspiré de nouvelles interprétations, qui, à leur tour, ont ouvert de nouvelles portes.

5 L’ouverture aux idées nouvelles et le courage d’explorer des théories non utilisées auparavant, comme les approches cognitives dans l’étude de la narration, se sont développés dans l’œuvre d’Anna‑Leena. Dans son enseignement et dans sa pratique, elle insistait sur l’importance des débats scientifiques globaux et des continuités sur le long terme. Les anciens matériaux d’archives et la longue histoire des débats académiques s’accompagnent toujours de nouvelles données et de nouveaux regards nés sur le terrain, et le chercheur se doit de se rattacher consciemment aux lignées textuelles et sociales de la recherche. Chez Anna‑Leena, ce rattachement était loin d’être purement académique : il s’agissait aussi d’un choix éthique ainsi que d’une aspiration à un savoir et à des interprétations inspirés par la compréhension.

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INDEX

Index chronologique : XXe siècle, XXIe siècle (début) motscleset nekrolog, rahvausund, soome ugri mütoloogiad, šamanism, vähemused Mots-clés : chamanisme, chamanisme, nécrologie, nécrologie, minorités, minorités, mythologies finno‑ougriennes, mythologies finno‑ougriennes, religion populaire, religion populaire Index géographique : îles Cook, Russie, Volga Keywords : Finno‑ugric mythologies, folk religion, minorities, obituary notice, shamanism Thèmes : études de folklore, oralités motsclesru меньшинства, народная религия, некролог, финно угорские мифологии, шаманизм nomsmotscles Khantys, Komis

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Nécrologie : Valerij Alikov (1960‑2016)

Julia Kuprina Traduction : Aleksi Moine

Valerij Alikov à Paris lors des Journées maries en novembre 2010 © Photo Eva Toulouze

1 Valerij Alikov, figure marquante de la culture et de la littérature maries des collines, est décédé d’un cancer du poumon le 11 septembre 2016 à Helsinki. Il était né le 1er janvier 1960, au pays mari des collines, dans le village d’Äväsir, dans la République du Mari El en Russie.

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2 Valerij Alikov a fait ses études en Russie et en Estonie et a par la suite vécu plus de vingt ans à Helsinki.

3 Son départ prématuré est une grande perte pour le peuple peu nombreux des Maris des collines. Des 600 000 Maris, à peine un dixième sont des Maris des collines, habitants des méandres de la Volga.

4 Valerij Alikov a œuvré comme traducteur, comme rédacteur en chef de la revue culturelle et littéraire Tsikmä (Цикмӓ1), comme poète postmoderniste, comme critique littéraire et militant de la communauté finno‑ougrienne, ainsi que comme participant actif à la société civile.

Son travail de traducteur et de rédacteur de la revue « Tsikmä »

5 Valerij Alikov a publié un total d’environ une vingtaine de traductions d’œuvres littéraires finnoises et estoniennes. De l’estonien, il a notamment traduit en mari des collines des œuvres d’Anton‑Hansen Tammsaare, Kuningas ja ööbik: Miniatuurid, jutustused, novellid, de Viivi Luik, Seitsmes rahukevad, ainsi que le manuel de littérature estonienne Eesti kirjandus. Traducteur prolifique, il a traduit en mari des œuvres finnoises fondamentales, comme les Sept Frères d’Aleksis Kivi, Sinouhé l’Égyptien de Mika Waltari, ou encore le Soldat inconnu de Väinö Linna ; mais aussi de la littérature pour enfants, comme Fifi Brindacier et Emil i Lönneberga d’Astrid Lindgren, ainsi que les Moomins de Tove Jansson. Bien que ses activités de traducteur et de rédacteur en chef de la revue Tsikmä n’aient été qu’un passe-temps secondaire (pour gagner sa vie, il enseignait le russe aux Finlandais), il s’est pleinement consacré à la traduction, et son rythme de travail était impressionnant. Je me rappelle l’avoir entendu dire : même lors des journées ordinaires, « si je me suis installé pour faire de la traduction littéraire, je ne me lève pas de ma chaise avant d’avoir traduit au moins cinq pages ».

6 La revue marie des collines Tsikmä a été publiée de façon annuelle à partir de 1995, pour un total de cinq numéros. Son utilité a été parfois mise en question, et le rédacteur en chef avait coutume d’expliquer aux détracteurs la nécessité d’une revue pour un lectorat si peu nombreux : Ce genre de discussions, on les tenait aussi il y a cent ou cent cinquante ans en Finlande et en Estonie, mais on a développé, malgré leur sous-estimation, les petites langues littéraires en publiant des journaux, des recueils, des livres, en diffusant des écrits de toutes les façons possibles. C’est pourquoi nous aussi, en particulier aujourd’hui, à l’époque de la mondialisation, où les langues minoritaires restent marginales, nous nous devons de faire tout notre possible pour tenter de conserver notre langue maternelle et essayer d’en développer la diversité.

7 Pour élargir les sujets littéraires et pour donner un caractère contemporain à la langue marie (la moderniser), Valerij Alikov a traduit, outre des classiques de la littérature finnoise et estonienne, John Steinbeck, William Somerset‑Maugham, Günter Grass et Valentin Rasputin, parmi d’autres. À partir de 2010 il a transformé la revue Tsikmä en une version en ligne (tsikma.wordpress.com), où il a également publié des œuvres, notamment poétiques, d’auteurs contemporains maris des collines, à l’instar de la poétesse Evgenia Saveljeva‑Ita et des auteurs de prose Vitali Petuhov, Ondrin Vajka et Elizaveta Egorkina.

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8 Le Wikipédia en mari des collines (mrj.wikipedia.org) est parmi les derniers grands projets de Valerij Alikov. Il a lui-même composé la plus grande part des matériaux de l’encyclopédie libre (aujourd’hui il y a plus de 10 000 articles en mari des collines). Grâce à Valerij Alikov, la version bêta a été acceptée en octobre 2010, et le contenu a été déplacé de l’incubateur au serveur, pour rejoindre les 290 autres langues du monde. Valerij Alikov a précisé sur la page d’accueil de la ressource que chaque Mari des collines peut, selon ses intérêts et ses envies, écrire de nouveaux articles ou, si nécessaire, modifier les matériaux déjà existants.

9 La création de relations entre les peuples finno‑ougriens était une activité importante pour Valerij Alikov. Il a participé à des séminaires à propos des langues et cultures minoritaires, à des événements culturels finno‑ougriens, et nous exhortait, nous aussi, les étudiants plus jeunes (студентвлӓм), à parler des Maris et à organiser des interventions, par exemple lors des fêtes des héros maris, que l’on célèbre en Estonie fin avril.

10 Le club mari des collines était le nom que nous donnions à nos réunions à Helsinki, qui avaient lieu en moyenne une fois par mois, et pendant lesquelles nous échangions des nouvelles du pays mari et participions à divers événements ; et parfois nous invitions au club des gens intéressés par nos activités.

11 En tant que Maris des collines de Finlande, nous avons participé entre autres au séminaire organisé à Paris en 2010 autour des langues et cultures maries, événement unique dans la mesure où nos exposés en mari ont été traduits directement en français (ce qui a été rendu possible par l’organisation, grâce à Eva Toulouze, de l’Inalco).

12 Un événement intéressant s’est produit il y a environ cinq ans au festival de théâtre de Mikkeli en Finlande, auquel a participé un théâtre mari, avec la pièce de Florid Buljakov, Comment les bonnes femmes se sont mariées, que Valerij Alikov a traduite en finnois pour le surtitrage. Arrivés sur place avec le club mari, nous avons aidé l’équipe technique à reproduire les textes dans l’appareil de surtitrage. Pour la représentation du soir, nous étions déjà plus familiarisés avec l’appareil, et la synchronisation de la pièce a donc fonctionné sans problème. Après la représentation, la présidente de la république de Finlande de l’époque, Tarja Halonen, a remercié avec un bouquet de fleurs les comédiens maris des collines, qui en ont été très surpris : « Vraiment, la présidente elle-même a vu notre spectacle ? » Ils n’avaient pas été au courant de la visite de cette personnalité politique.

Des principes et des attentions de Valerij Alikov

13 Valerij était d’un naturel joyeux, c’était une personne lumineuse, dont l’enthousiasme et l’optimisme rayonnaient autour de lui et étaient contagieux. C’était un ami attentionné, un soutien psychologique dans les moments difficiles, qui toujours attirait vers l’humour. Il était parfois provocateur et défiait ses compagnons dans des discussions à propos des principes et des valeurs de la vie, mais lorsque la situation devenait conflictuelle, il essayait d’éviter les tensions par des blagues, pour terminer la discussion sur une note positive. L’été, Valerij avait coutume d’organiser des séminaires dans lesquels il parlait de la situation de notre langue maternelle, des possibilités et des visées de développement de notre littérature, il faisait des interventions entre autres à propos de l’ethnofuturisme, ou des directions théoriques dans la littérature et l’art.

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Mais à l’égard du gouvernement local ou régional mari des collines, il exprimait souvent des opinions tranchées et des critiques, c’est pourquoi il était en proie, lors de ses voyages en pays mari, à la sévérité des officiels. Mais il tenait bon sur ses principes : « Si nous sommes polis au point d’être sophistiqués, nous resterons sur place et notre langue disparaîtra ; sans critique constructive il n’y a pas de développement possible. » Valerij ne pensait jamais à mal avec ses commentaires, mais voulait nous remuer, et tout d’abord les décideurs maris des collines, nous exhorter à réfléchir à l’avenir de notre peuple et à créer des programmes de développement de notre langue. Il considérait son peuple et son pays comme un enfant chéri. Il a écrit à ce propos un poème philosophique (publié en 1999 dans son recueil poétique, Salutations au pays du tigre) : Toi, on peut t’aimer, et te gronder, Sur toi, on peut écrire des poèmes et des chants, Toi, on peut t’oublier ou te garder dans le cœur, Patrie chérie. Тӹньӹм яраташ лиэш Дӓ вырсаш лиэш, Тӹнь гишӓнет Лыдышвлӓм сирӓш Дӓ мырывлӓм мыраш лиэш, Тӹньӹм мондаш лиэш Дӓ шӱмӹштӹ урдаш лиэш, Туан шачмы вел. (1995)

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie des traductions :

Леэна Лаулаяйнен ”Алвар дон ӹмӹл” шайыштмаш (julkaistu U sem‑aikakausikirjassa)

Вейо Мерин пьеса ”Салтак Йокинен” (рукопись/käsikirja);

1999 : Эндель Нирк ”Эстон сӹлнӹшая” (Eesti kirjandus)

2003 : Астрид Линдгрен ”Ваштарсир Эмиль”, “Ваштарсир Эмильӹн у масаквлӓжӹ”

2003‑2004 : Мика Валтари ”Синухе” (I‑II)

2004 : Астрид Линдгрен “Ваштарсир Эмиль тек соок ӹлӓ”

2005 : А.Х.Таммсааре ”Кугижӓ дон шӹжвӹк: миниатюрывлӓ, новеллывлӓ дон пьесывлӓ” (тӹнг эстон классикӹн пӓшӓвлӓжӹ) 321 lk

2005 : Алексис Киви ”Шӹм шӱмбел” (тӹнг финн классика роман)

2006 : Астрид Линдгрен ”Кужы Цылкаан Пеппи”

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2006 : Туве Янссон ”Комета толеш” лӹмӓн тетя книгӓ, кышкы Мууми‑мӧмӧвлӓ гишӓн икӓнӓштӹ 3 книгӓм пыртымы (Kometjakten, Mumintrollet på kometjakt, Kometen kommer).

2006 : Минна Кант ”Анна Лиза” (финн роман)

2008 : Вӓйнӧ Линна ”Пӓлӹдӹмӹ салтак” (финн классика роман)

NOTES

1. Titre en mari des collines : Цикмӓ – сӹлнӹшая дӓ культура журнал.

INDEX motscleset kirjandusajakiri, kultuurielu, nekroloog Mots-clés : nécrologie, revue littéraire, vie culturelle motsclesru культурная жизнь, литературный журнал, некролог Index chronologique : XXe siècle, XXIe siècle (début) disciplines estonien, finnois, mari des collines, russe Index géographique : Äväsir, Estonie, Finlande, Helsinki, Mari El, Mikkeli, Russie, Volga Thèmes : littérature, poésie, traduction Keywords : cultural life, literary journal, obituary notice nomsmotscles Finlandais, Maris des collines

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Nécrologie : Evdokija Ivanovna Rombandeeva (1928‑2017)

Eva Toulouze

Evdokija Rombandeeva avec Eremej Ajpin en septembre 2005 © Photo Eva Toulouze

1 Evdokija Ivanovna Rombandeeva, qui nous a quittés le 3 janvier 2017, a été une personnalité centrale de l’intelligentsia mansie. Si Juvan Šestalov en représentait la facette artistique, Evdokija Rombandeeva était la grande dame de la recherche.

2 Fille d’un pêcheur‑chasseur de la région, elle a découvert l’école, comme tant d’enfants mansis, à la base culturelle de la Sos’va, puis elle a poursuivi ses études sur la langue

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mansie à Leningrad, à l’Institut des peuples du Nord, où elle a passé son doctorat de troisième cycle en 1964 avec une thèse sur les verbes causatifs en mansi. Elle est ainsi la première femme mansie à soutenir un doctorat en linguistique. Elle deviendra docteur d’État en 1998. Elle travaillera longuement à Leningrad puis à Novossibirsk avant de rentrer au pays, en 1990, à l’invitation de l’administration de l’okrug, pour prendre à Khanty‑Manskijsk la direction de l’Institut de recherche sur les peuples ougriens de l’Ob’. Elle dirigeait depuis 1991 la section linguistique de l’Institut pour la renaissance des peuples ougriens de l’Ob’ (qui a changé de nom depuis).

3 Elle a beaucoup publié sur sa langue, depuis des dictionnaires (russe-mansi en 1957, mansi-russe en 1981) à des œuvres de recherche sur la langue en général (la Langue mansie – (vogoule), en 1973 ; Syntaxe du mansi en 1979) ou sur la dialectologie (1995) ; mais elle a écrit aussi des œuvres plus générales sur la culture de son peuple : l’Âme et les Étoiles : légendes et rituels du peuple mansi en 1991, l’Histoire du peuple mansi et sa culture spirituelle en 1993.

4 J’ai rencontré Evdokija Ivanovna pour la première fois en 1985 au congrès des Finno‑Ougristes de Syktyvkar. Je garde deux souvenirs marquants de cette grande dame. Le premier est la rencontre avec Jean Perrot, qui avait publié un compte rendu sur sa Syntaxe dans les Études finno-ougriennes (avec Lucia Popova). Ils ont discuté un peu, par mon intermédiaire (puisque Jean Perrot ne parlait pas russe) de linguistique mansie, et quand le professeur français s’est excusé pour son accent, Evdokija Ivanovna lui avait répondu en souriant qu’elle avait compris qu’il n’était pas de langue maternelle mansie. Le second souvenir est celui de son intervention à ce même congrès, qui portait sur la voyelle non accentuée de la deuxième syllabe dans les dialectes mansis. Théoriquement, un sujet aride s’il en est… Et pourtant : Evdokija Ivanovna avait inscrit au tableau une figure très complexe, montrant toutes les possibilités de réalisation de cette fameuse voyelle, et elle avait dédié son intervention aux problèmes que cette complexité réelle dans les dialectes – parlés à l’époque par 7 500 personnes – posaient dans l’enseignement du mansi dans les écoles. J’ai pris alors conscience de la réalité de la création d’une langue littéraire, et de la difficulté d’implantation d’une forme standard dans des langues dialectalement très atomisées. C’est en fait tout un monde que son intervention m’a ouvert, et c’est ainsi que son intervention, malgré son titre, m’est restée en mémoire plus de trente ans.

5 Je ne l’ai pas revue depuis 2005, où, au congrès des écrivains finno‑ougriens, elle a été diligemment présente. Je garde en mémoire sa fine silhouette apportant un verre d’eau à la poétesse estonienne Kristiina Ehin. Ce contraste entre la jeune Estonienne et la vieille Mansie restera mon dernier souvenir d’elle.

6 Pour toutes ces raisons, je ne pouvais laisser passer son décès sans un hommage dans notre revue.

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Evdokija Rombandeeva en 1985 © Photo Eva Toulouze

INDEX motscleset mansi keeleteadus, nekroloog Keywords : Mansi linguistics, obituary Index chronologique : XXe siècle, XXIe siècle (début) Mots-clés : linguistique mansie, nécrologie motsclesru мансийское языкознание, некролог Index géographique : Khanty‑Mansijsk, Leningrad, Novossibirsk, Sos’va, Syktyvkar Thèmes : linguistique disciplines mansi nomsmotscles Estoniens, Mansis

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Nécrologie : Michel A. Prigent (1948‑2017)

Eva Toulouze et Yves Sansonnens

1 Fin janvier, alors que nous étions en train de boucler ce numéro, nous avons appris le décès, le 16 janvier, de Michel A. Prigent.

2 Recruté par Jean‑Luc Moreau en 1979, Michel Prigent a initié des générations d’étudiants des Langues’O aux complexités de l’histoire hongroise. Il fut un enseignant à la fois atypique et passionné. Délaissant le parcours canonique de l’agrégation et du doctorat, il enseigna aussi parallèlement l’histoire contemporaine dans des cours préparatoires au concours de Sciences‑Po à Ipesup‑Prepasup Paris. Il y a deux ans la maladie l’avait contraint à abandonner l’enseignement ; il avait tenu néanmoins à faire passer ses examens. Nous sommes plusieurs à qui il a confié son désarroi d’avoir été contraint de cesser ses activités. « Abandonner mes cours est un véritable crève- cœur », nous écrivait‑il alors.

3 Michel Prigent fut aussi un homme d’engagement. Au cours de ses séjours répétés dans la Hongrie kadarienne des années 1970, il eut l’occasion d’entrer en rapport avec la dissidence et d’y prendre une part active, ce qui lui valut certains désagréments de la part des autorités de l’époque.

4 Il est l’auteur, en collaboration avec Marc Naigeon, de plusieurs manuels sur l’histoire contemporaine et sur les relations internationales éditées par les Presses universitaires de France. Concernant la Hongrie, outre de nombreux articles, il a aussi dirigé dans les Cahiers du Centre d’études de l’Europe médiane, publié par les Langues’O, un volume sur Culture et pouvoir en Hongrie depuis 1945.

5 Avec sa silhouette élégante, il fut une figure des Langues’O et ses étudiants garderont le souvenir d’un enseignant toujours attentif et généreux.

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INDEX

Index géographique : Hongrie, Paris Mots-clés : enseignement, enseignement, histoire hongroise, histoire hongroise, nécrologie, nécrologie motsclesru венгерская история, некролог, преподавание Keywords : Hungarian history, obituary notice, teaching Index chronologique : XXe siècle, XXIe siècle (début) motscleset nekrolog, ungari ajalugu, õpetamine Thèmes : histoire

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XIIIe Congrès des écrivains finno‑ougriens, Badacsony (Hongrie), 3‑7 septembre 2015

Anne‑Victoire Charrin et Eva Toulouze

1 Le XIIIe Congrès des écrivains finno‑ougriens, organisé par l’Association des littératures finno‑ougriennes avec le soutien de l’Organisation internationale des Hongrois sous l’égide du secrétaire d’État László L. Simon et sous la direction scientifique de János Pusztay, s’est tenu du 3 au 7 septembre 2015, à Badacsony en Hongrie. Il a été inauguré par Eva Rubovszky, présidente de l’Organisation nationale hongroise du Congrès international des peuples finno‑ougriens, ouvert et clôturé par János Pusztay, en sa qualité de président de l’Association des littératures finno‑ougriennes.

2 Ces très riches journées ont rassemblé, comme les précédents congrès, des représentants de l’intelligentsia finno‑ougrienne, en majeure partie des écrivains, ainsi que des linguistes et des chercheurs spécialistes des littératures finno‑ougriennes, venus d’Europe et de Russie, y compris d’outre‑Oural, afin de faire le point sur les évolutions et nouveautés dans le domaine des langues et littératures et plus particulièrement sur le genre dramatique. La participation a été cependant plus fournie que les années précédentes : que ce soit au congrès d’Oulu (Finlande) en 2010 ou à celui de Salehard (Russie) en 2013, les délégations étaient beaucoup plus modestes ; le fait est que les deux congrès coûtaient cher en voyage ou en hébergement, et, de plus, pour les délégations venues de Russie, qui représentaient la plupart des participants, il y avait besoin de visas pour se rendre en Finlande. Cette fois-ci, indubitablement en raison du travail fait par János Pusztay entre les deux congrès avec les différentes régions, beaucoup plus d’écrivains et d’intellectuels ont fait le déplacement.

3 Ainsi la Hongrie, pays « invitant », eut le plaisir d’accueillir des délégations de Russie : du district autonome iamalo‑nénètse (6), du district autonome des Khantys‑Mansis (5 Khantys et 3 Mansis), des Républiques d’Oudmourtie (3), des Komis (6), de Marij El (11), de Mordovie (3), de Carélie (7), de l’ancien district autonome des Komis permiaks (5), de Saint‑Pétersbourg (2 Vepses), et, hors de Russie, de Finlande (11), d’Estonie (7), d’Ukraine (1), de Tchéquie (1), de Roumanie (Transylvanie ;

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3), de Slovaquie (1), d’Allemagne (1), de France (2), de Suisse (1) et bien sûr de la Hongrie même (14, dont une Marie et une Vepse), au total presque une centaine de personnes réparties en 19 délégations.

4 Ainsi, 49 interventions furent présentées à un public assidu, dans les différentes langues finno‑ougriennes ainsi qu’en russe et en anglais, et traduites simultanément par des interprètes chevronnés (en anglais, russe et hongrois), ce qui a permis à tout un chacun de suivre sans difficulté exposés et débats : • le 4 septembre, le public a pu écouter huit interventions en session plénière ; • le 5 septembre : huit en session plénière pendant la matinée, avec le choix, l’après-midi, entre huit en section « Drame/Dramaturgie » et huit en « Miscellanea » ; • le 6 septembre : avec la même possibilité de choix entre sept interventions en section « Drame/Dramaturgie » et dix en « Miscellanea ».

5 Au-delà de la variété des représentants finno‑ougriens en présence, les problématiques mêmes des interventions ont abordé un large éventail de thèmes : • présentation d’approches théoriques sur des problèmes de langue, bilinguisme, multilinguisme et de leur interaction dans la création littéraire (problèmes dépendant largement de l’environnement social et en résonance avec celui-ci) ; • interventions sur la vie littéraire finno‑ougrienne dans telle ou telle République ou dans telle ou telle région finno‑ougrienne, sur l’état actuel de la littérature de tel ou tel peuple de l’espace finno‑ougrien et les grandes étapes de ses développements ; • interventions plus « pointues » concernant un auteur en particulier ou un ensemble d’auteurs dramatiques, mais aussi de poètes et de romanciers ; • thématiques propres à telle ou telle littérature finno‑ougrienne en particulier ; • littératures pour enfants et adolescents ; • présentation de projets précis émanant de centres finno‑ougriens dans le domaine des littératures, voire des cultures en général.

6 On se doit de préciser que la moitié des interventions ont traité, comme cela était prévu au départ par les organisateurs, de sujets touchant le domaine du drame et de la dramaturgie.

7 Chaque exposé a duré en moyenne 20 minutes et la plupart d’entre eux ont débouché sur une série d’échanges avec le public.

8 L’ordre des intervenants, proposé par les organisateurs, a été en lui-même, et cela à plusieurs occasions, porteur de sens. Il a ainsi dévoilé, sans pourtant que cela soit ouvertement explicité, le dynamisme de ces littératures. Nous n’en donnerons ici qu’un exemple. Dans la matinée du 4 septembre, l’écrivain estonien Arvo Valton, qui s’est vu remettre au cours du congrès la croix de chevalier de l’Ordre hongrois du mérite, offrait à l’assistance un large tableau de la dramaturgie des peuples finno‑ougriens, aussitôt suivi par l’exposé d’un jeune dramaturge finlandais (Ari‑Pekka Lahti) sur sa manière de travailler les thèmes finno‑ougriens avec les acteurs de l’ensemble Ruska. Cette opposition-rencontre entre générations a éclairé à merveille les possibilités nouvelles du théâtre entre classicisme, rupture et inventivité.

9 À sa suite, l’écrivain khanty Érémeï Aïpine a semblé fournir un contrepoint à cette dynamique lorsqu’il a présenté la jeune génération des écrivains khantys et mansis et le foisonnement de leurs écrits au XXIe siècle, attestant par là même de la vitalité de ces littératures de la Russie asiatique.

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10 Durant un après-midi bien chargé, la Hongrie « invitante » a eu tout le loisir de présenter, par le biais de cinq importantes interventions, les tendances des œuvres dramatiques hongroises contemporaines et d’exposer le très intéressant programme éditorial « Les plus beaux poèmes de la littérature hongroise », consistant à traduire ces derniers dans chacune des langues finno‑ougriennes.

11 La présentation de ces traductions parallèles est apparue rapidement comme une véritable introduction aux panels des jours suivants, au cours desquels écrivains et spécialistes de littérature finno‑ougrienne ont développé, à tour de rôle, les spécificités et les enjeux de leurs littératures, rappelant les parcours des créateurs et les particularités de leurs œuvres.

12 Aux interventions proprement dites s’est ajoutée la présentation d’ouvrages d’écrivains finno‑ougriens, qui a permis à tous les participants, d’une part, de prendre connaissance des grandes tendances des dernières œuvres publiées et, d’autre part, de se procurer les livres eux-mêmes mis à la disposition des congressistes.

13 Enfin, l’aspect proprement scientifique du congrès a laissé place à des moments plus artistiques : en premier lieu, on a pu assister à une présentation de poésie durant laquelle des poèmes ont été déclamés dans différentes langues finno‑ougriennes ; puis une exposition de dessins a été présentée dans la grande salle où se tenaient les sessions plénières du congrès ; enfin, une visite du musée du peintre hongrois Egry Jószef, avec un petit air de jazz en accompagnement.

14 Il faut ajouter pour finir que, si les participants ont su apprécier la remarquable organisation – aussi bien matérielle que scientifique – de ce XIIIe Congrès, tous ont également été sensibles au côté final festif que les organisateurs ont su ajouter au travail productif de ces journées. C’est ainsi qu’ils ont eu le plaisir de déguster les vins hongrois, de faire connaissance avec la musique et les danses traditionnelles hongroises, et d’effectuer une croisière sur le lac Balaton au bord duquel se déroulait l’événement.

15 Les organisateurs ont annoncé qu’en 2017 l’Estonie organiserait le XIVe Congrès des écrivains finno‑ougriens dans la ville de Tartu.

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INDEX

Index géographique : Allemagne, Badacsony, Balaton (lac), Carélie, Estonie, Finlande, France, Hongrie, Jamalo‑Nénetse (district autonome), Khanty‑Mansijsk (district autonome), Komi (république), Komis permiaks (district), Marij‑El, Mоrdovie, Oudmourtie, Oulu, Roumanie, Russie, Saint‑Pétersbourg, Salehard, Sibérie, Slovaquie, Suisse, Tartu, Tchéquie, Transylvanie, Ukraine Mots-clés : congrès, littérature, théâtre, vie littéraire Keywords : congress, literary life, literature, theatre motsclesru конгресс, литература, литературная жизнь, театр Index chronologique : XXIe siècle (début) disciplines anglais, hongrois, russe nomsmotscles Hongrois, Maris, Vepses Thèmes : littérature motscleset kirjandus, kirjanduselu, kongress, teater

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Semaine seto, 18‑25 novembre 2015 à Paris

Lauren Hamon

1 Du 18 au 25 novembre 2015 s’est tenue à Paris la Semaine seto. Malgré les tristes événements intervenus quelques jours plus tôt dans la capitale française, toutes les manifestations de cette semaine culturelle seto ont eu lieu : concerts, ateliers artisanaux, colloque, exposition photographique, projections de films, lectures de poésie et de contes. Organisée par l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), l’ambassade d’Estonie à Paris, l’association France‑Estonie et l’Adefo (Association pour le développement des études finno-ougriennes), cette Semaine, inscrite dans la série des « journées finno‑ougriennes1 », était l’occasion de s’intéresser à un petit peuple fort méconnu, à cheval entre Estonie et Russie, dont la culture singulière mérite qu’on s’y attarde.

2 Cette Semaine seto a été ouverte par le concert du chœur Verska naase’ (Les femmes de Värska). Cet événement permettait de se familiariser avec la tradition chorale caractéristique de cette région estonienne, le leelo, chant traditionnel polyphonique, classé depuis 2009 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture). Ce concert a été le seul événement affecté par les attentats de la semaine précédente : cinq sur les neuf femmes de ce groupe ont préféré renoncer au voyage. Les quatre restantes ont bénéficié du soutien d’autres femmes setos présentes, Kauksi Ülle et Helju Majak, et des hommes setos. En effet, la conférence avait permis de rassembler une dizaine d’hommes setos qui tous chantaient dans des groupes différents. Ils se sont réunis pour enrichir le programme de ce concert de nombreux chants masculins.

3 Le lendemain, le 19 novembre, c’est l’artisanat et la culture setos qui étaient à l’honneur. À l’ambassade d’Estonie étaient organisés simultanément deux ateliers : l’un d’artisanat et l’autre de cuisine. Dans le premier, les femmes setos ont présenté aux participants leurs costumes traditionnels avant de leur enseigner les techniques de tissage de plusieurs modèles de ceintures traditionnelles setos. Munis de crochets et d’aiguilles à tricoter, les participants ont pu constater que la pratique était loin d’être aisée. Les participants des deux ateliers ont pu se réunir à la fin de l’après-midi afin de

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déguster les spécialités réalisées en cuisine par l’atelier cuisine : soupes froides, fromage aux œufs et dessert.

4 Le Setomaa a également été visible dans les locaux de l’Inalco pendant près d’un mois. En effet, l’exposition de photos de Jérémie Jung, Setomaa, un royaume sur le fil, a fait halte à Paris après un passage à Tartu. L’exposition a été également accompagnée d’une visite guidée animée par l’auteur des photographies, qui a permis notamment de découvrir le contexte et l’histoire de chaque photo.

5 Le colloque, qui s’étalait sur deux jours, a permis d’aborder de nombreux sujets tels que l’histoire, la langue, la tradition orale, l’architecture, l’artisanat, les croyances, la cuisine, la littérature, la revitalisation de la culture seto.

6 La première intervention, celle d’Antoine Chalvin, était destinée à présenter le peuple seto sous un aspect historique, depuis sa première mention écrite en 1831 jusqu’à sa situation à l’heure actuelle – territoire partagé entre deux pays, entre deux administrations différentes, tout en passant par l’estonisation des Setos au cours du XXe siècle et le développement de leur vie associative et culturelle.

7 En second lieu ont été présentées par Andreas Kalkun les mères du chant, caractérisées par leurs qualités d’improvisation entre autres autobiographiques.

8 La présentation suivante, des linguistes Karl et Renate Pajusalu, avait pour objet la langue seto. Y étaient notamment abordés les thèmes de l’appartenance finno‑ougrienne de la langue, sa place au sein des différents dialectes estoniens du Sud, la conservation de l’harmonie vocalique ainsi que de nombreux traits archaïques qui se sont perdus en estonien standard, les emprunts baltes, germaniques et slaves du seto, ainsi que ses spécificités phonétiques et morphologiques. Il a été également rappelé qu’il existe plusieurs variantes dialectales au sein même de la communauté seto : le seto du Nord, le seto du Sud et le seto de l’Est. Des exemples concrets illustraient l’emploi des trois pronoms démonstratifs ainsi que l’évolution de leur usage.

9 Ensuite ont été présentés les résultats de l’enquête Eldia (European Language Diversity for All) sur l’emploi du seto dans les différents domaines de la vie quotidienne, administrative, etc., ainsi que sur la perception par les locuteurs de leurs compétences en langue seto.

10 L’intervention suivante, celle de Nele Reimann, mettait l’accent sur l’enseignement de la culture et des traditions setos à l’école. Traditionnellement, celui-ci se faisait dans le cadre familial pour la langue, comme pour les coutumes, les croyances, les chants, l’histoire et les instruments de musique. Cela n’est plus vrai aujourd’hui et la transmission n’étant plus assurée à travers les générations, un enseignement dans les écoles se développe. On essaie d’impliquer les enfants dans leur culture et leur langue maternelle, notamment à travers les chorales. Dans les jardins d’enfants, il n’est pas rare de consacrer une journée par semaine à la langue seto. Plus tard, il est proposé aux élèves une heure de culture ou de langue seto : mais ce temps très restreint n’est pas suffisant pour développer vraiment la pratique de la langue. Les supports d’enseignement en langue seto existent mais sont peu fournis. L’intervenante souligne le paradoxe entre un intérêt croissant des gens pour leurs origines et leurs valeurs traditionnelles et une désertification massive des campagnes au profit de la vie urbaine où la diversité des cultures est niée.

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11 Ensuite ont été présentés les traits majeurs de la tradition orale locale seto avec les principaux lieux sacrés du territoire seto, qu’ils soient situés dans les milieux naturels ou liés aux événements historiques du pays.

12 Les dernières interventions clôturant la journée visaient à décrire les habitations traditionnelles setos (Ahto Raudoja), les bijoux caractéristiques en argent (Evar Riitsar) et les missions ethnographiques réalisées par le musée de l’Homme en territoire seto dans les années 1930 (Tatiana Fougal).

13 La seconde journée du colloque s’est ouverte avec une présentation, par Paul Hagu, de Peko – à la fois divinité, héros de l’épopée nationale et roi du royaume seto. Y ont été décrits les rites en lien avec le dieu de la fertilité et ses liens avec Pellonpekko, divinité d’autres peuples fenniques, la création du héros de l’épopée seto par Anne Varbana, la chanteuse seto la plus productive avec plus de 150 000 vers à son actif, grâce à Paulopriit Voolaine et la création du vice-roi du royaume seto, l’Ülemsootška, inspiré des Finnskogar en Norvège.

14 Ensuite, une intervention d’Heiki Valk a présenté la pierre sacrée de saint Jean, aujourd’hui située sur la frontière russo‑estonienne. S’il n’en reste aujourd’hui plus que la pierre de Miikse, elle était autrefois entourée d’un cimetière médiéval, d’un chêne sacré et d’une source. C’est un endroit sacré où l’on vient toujours faire des offrandes et demander de l’aide.

15 La troisième intervention de la journée a montré le rôle de l’orthodoxie dans l’identité des Setos, leur christianisation pacifique et l’importance de l’orthodoxie dans les grands événements. Elle a été présentée par Zacharias (Jaan Lepik, lui-même prêtre orthodoxe).

16 Venait ensuite une présentation de la nourriture seto traditionnelle (hélas sans dégustation !)

17 Les présentations suivantes retraçaient l’histoire du mouvement seto et le rôle du vice- roi des Setos (Aare Hõrn). Grâce à l’intervention de l’Ülemsootška du moment, Jane Vabarna, on a appris notamment quelles promesses elle avait faites lors de sa désignation et comment les anciens vice-rois lui apportent leur aide dans sa mission de représentation.

18 L’intervention suivante, faite par Kauksi Ülle, présentait la littérature seto, de ses débuts jusqu’à aujourd’hui.

19 Le colloque fut clôturé par une intervention sur les émissions de radio en langue seto avec la description des évolutions des programmes ces dernières années (Mirjam Nutov).

20 Toutes les interventions durant ce colloque ont fait l’objet d’une traduction simultanée en français ou en estonien.

21 Chacune des deux journées de colloque a été suivie de la projection d’un film : le premier soir Taarka, qui retrace la vie de la chanteuse Hilana Taarka (film d’Ain Mäeots) et le second soir Seto saaja’ 2009 (« Une noce seto », d’Aado Lintrop), documentaire retraçant un mariage traditionnel seto.

22 Un après-midi de lecture de poèmes setos a été également organisé dans le cadre de cette semaine. Kauksi Ülle et Andreas Kalkun ont ainsi lu plusieurs de leurs poèmes, traduits en français par Antoine Chalvin et présentés au siège du PEN‑club. Cette journée s’est terminée par un concert du groupe Kiiora.

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23 La Semaine seto s’est terminée par une séance bilingue de contes setos, racontés par Terje Lillmaa et Marie Chiff’mine.

NOTES

1. Organisées par l’Adefo depuis 2009.

INDEX

Index géographique : Estonie, Miikse, Norvège, pays seto, Tartu, Värska motsclesru сету култура, финно‑угроские дни motscleset setu kultuur, soome‑ugri päevad Keywords : Finno‑Ugric days, Seto culture Mots-clés : culture seto, journées finno‑ougriennes Index chronologique : XXIe siècle (début) disciplines seto nomsmotscles Estoniens, Setos

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Comptes rendus

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Simo Parpola : Etymological Dictionary of the Sumerian Language (Part 1: Lexical Evidence; part 2: Semantic Analysis and Indices) Publications of the Foundation for Finnish Assyriological Research, Helsinki, 2016.

Thierry Poibeau

1 L’ouvrage récent de Simo Parpola « Etymological Dictionary of the Sumerian Language » se compose de deux forts volumes (850 pages environ au total). Le premier est sous-titré « Lexical Evidence » et le second « Semantic Analysis and Indices ». Bien que cela n’apparaisse pas immédiatement à la lecture du titre, il s’agit en fait essentiellement d’un ouvrage consacré aux liens entre le sumérien et les langues ouraliennes.

2 On sait que le sumérien est généralement considéré comme un isolat, c’est-à-dire une langue dont on ne peut déterminer ni la famille, ni les ancêtres (c’est aussi le cas du basque ou de l’étrusque, pour prendre des exemples plus proches de nous). Les isolats ont évidemment toujours intrigué les linguistes, voire le grand public1, et suscité des tentatives de rapprochements divers et variés. De ce point de vue, Simo Parpola n’est pas le premier à essayer de rattacher le sumérien aux langues ouraliennes : différentes propositions avaient déjà été faites par le passé pour rattacher le sumérien au hongrois en particulier. On rappellera en outre les innombrables propositions faites pour rattacher le sumérien à d’autres langues comme le basque, les langues dravidiennes, voire le sino‑tibétain. Le prestige du sumérien, du fait notamment qu’il s’agit d’une des plus anciennes langues écrites connues, a favorisé la multiplicité des propositions de rattachement plus ou moins informées.

3 La proposition actuelle de Simo Parpola retient malgré tout l’attention dans la mesure où elle vient d’un spécialiste reconnu du sumérien qui défend cette idée depuis de nombreuses années déjà (Simo Parpola avait notamment présenté une communication appelée « Sumerian: A Uralic Language » lors des 53e Rencontres assyriologiques internationales à Moscou, en juillet 2007). L’ouvrage dont nous parlons ici fait donc le bilan de nombreuses années de recherches sur le sujet et présente une masse d’informations qui va bien au-delà des tentatives de ce genre habituellement.

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4 Le premier volume est en effet constitué pour l’essentiel d’un dictionnaire de plus de 400 pages de propositions de rapprochements au niveau des mots (d’où le titre « Lexical Evidence ») entre les langues considérées. Ce dictionnaire est précédé d’une introduction où, hélas !, la méthode utilisée pour élaborer les rapprochements proposés est à peine esquissée. On sait qu’un élément clé pour la comparaison des langues est d’établir des points de correspondance au niveau des évolutions phonétiques, permettant d’expliquer comment les langues ont divergé ou plutôt comment, à partir de formes attestées, un étymon commun peut être posé. L’attente du lecteur en la matière est hélas ! douchée dès le début de l’introduction (p. xi) : « A detailed analysis of the phonological data falls out of the scope of this dictionary. »

5 Vu l’importance de ce point (et la taille de l’ouvrage), on ne peut que regretter que Simo Parpola ait préféré publier un dictionnaire sans donner les éléments qui pourraient permettre de valider ou critiquer les rapprochements proposés. La suite de l’introduction explique pour l’essentiel la structure des entrées du dictionnaire, ce qui est utile mais n’apporte finalement pas grand-chose sur le plan méthodologique.

6 Plusieurs points attirent toutefois le regard. Simo Parpola indique les correspondances entre notation écrite et réalisations phonétiques possibles pour le sumérien. Il n’y a évidemment pas de correspondance stricte entre écriture et réalisation phonétique, d’autant plus que le sumérien est écrit en cunéiforme. L’auteur indique d’ailleurs (p. xviii et xix) toute la difficulté pour restituer le sumérien de façon précise, par exemple : […] the current system of transliterating Sumerian is based on pronunciation indications in Sumero‑Akkadian lexical texts made with the help of syllabograms used for writing Old Babylonian and later Akkadian, and is thus incapable of expressing phonemes and phonological features not found in Akkadian […] ou […] the sound system of Sumerian and the phonological shapes of Sumerian words can to some extent – but only partially – be reconstructed by studying early (3rd millennium BC) Akkadian loanwords from Sumerian, phonetic values of Old Akkadian syllabograms, syllabic spellings in ‘unorthographically’ written Sumerian texts, and the spelling of foreign names in Sumerian scripts […].

7 Il est presque étonnant que l’auteur ne s’étende pas davantage sur ces différents points : cette grande incertitude phonétique rend toute reconstruction très hasardeuse dès le départ.

8 L’auteur indique ensuite des changements phonologiques survenus en sumérien, qui compliquent encore la tâche ou qui, à l’inverse, permettent de proposer une multitude de formes reconstituées possibles à partir d’une forme attestée et donc ultérieurement de multiplier les rapprochements avec des langues diverses, ouraliennes ou autres2. On relèvera ainsi (p. xix) : Sumerian was subject to many types of long-term phonological changes known from other languages, such as voicing of consonants in voiced environments; fricativization of stops; lenition of consonants before vowels, rhotacism and consonant graduation at junctures […].

9 Toutes ces évolutions phonétiques et phonologiques sont effectivement bien attestées en linguistique générale et sont donc aussi possibles, voire probables, dans le cas du sumérien, mais cela implique au minimum de savoir à chaque fois de quoi l’on parle : quand ont eu lieu ces différents changements, comment s’enchaînent-ils, etc. ? Dès lors, il est aussi important de savoir, pour une forme donnée, à quelle époque elle est

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attestée et comment elle peut être reliée à un étymon possible en respectant les différentes règles posées. Ce type d’indication manque cruellement dans le dictionnaire de Simo Parpola.

10 L’introduction (p. xxi) se poursuit en élaborant un tableau de correspondances entre langues, qui permettrait ainsi de jeter les bases d’une histoire du proto-ouralien qui intégrerait le protosumérien, voire le protonostratique (le nostratique désignant une hypothétique macrofamille regroupant toutes les langues d’Eurasie). Tout cela ne reposant sur aucune base concrète (le nostratique étant lui-même une conjoncture linguistique), on s’abstiendra de le commenter.

11 Ces éléments permettent de mieux apprécier la suite du dictionnaire, à savoir les 400 pages de rapprochements entre sumérien, langues ouraliennes et souvent d’autres langues encore. Vu de loin, le projet semble solide : pour près de 3 000 formes du sumérien, l’auteur propose des rapprochements avec des langues ouraliennes, ce qui peut sembler massif et tenir lieu de preuve. Mais tous les rapprochements reposent sur une base phonétique des plus incertaines (un grand nombre d’autres possibilités d’évolution seraient imaginables), pour des racines très réduites (la plupart des mots considérés sont composés de trois lettres ou moins).

12 Comme déjà indiqué, les rapprochements reposent sur une base phonétique dont l’histoire n’est pas expliquée. Il est donc possible d’appliquer telle ou telle règle en fonction des rapprochements visés, alors que la méthode exigerait de faire l’inverse. Enfin, l’auteur compare directement le sumérien avec l’ensemble des langues ouraliennes, voire avec d’autres langues (indo‑européennes, dravidiennes, etc.), ce qui montre à notre avis indirectement la faiblesse de l’entreprise. Si on est optimiste et favorable au projet de Simo Parpola, on peut imaginer qu’on tient là l’image imparfaite mais prometteuse d’une protolangue commune, proto‑ouralien voire nostratique. Mais le lecteur plus critique remarquera plus simplement que la combinatoire des évolutions possibles et des règles appliquées à des racines courtes permet de rapprocher un peu tout et n’importe quoi de manière indistincte. La méthode comparative est donc loin d’être appliquée avec rigueur, ce qui explique en partie les critiques très directes des spécialistes de la question.

13 Le second volume reprend le matériel exposé précédemment sur une base sémantique. L’auteur s’attache en effet à montrer les rapprochements possibles entre langues sur une base sémantique, ce qui permet en creux d’obtenir une image imparfaite de la culture suméro‑ouralienne. Le vocabulaire décrivant la faune ou la végétation peut par exemple donner une idée de l’endroit où aurait vécu un hypothétique peuple suméro‑ouralien. L’entreprise rappelle par certains aspects celle d’Émile Benveniste qui, dans le Vocabulaire des institutions indo‑européennes, cherchait à donner une image du monde indo‑européen en partant uniquement du vocabulaire attesté dans ces langues, sans recours à l’archéologie ou à quelque autre science que ce soit. L’entreprise de Simo Parpola est donc intéressante mais repose sur une base discutable, comme on l’a vu, alors que l’ouvrage d’Émile Benveniste reposait sur une base ferme et toujours valable aujourd’hui pour l’essentiel.

14 On pourra donc s’abstenir d’acquérir le dictionnaire de Simo Parpola qui vise de toute manière un lectorat extrêmement spécialisé. Il n’en reste pas moins un instrument d’étude intéressant de par sa taille et sa systématicité : on doit au moins reconnaître à l’auteur le mérite de fournir un maximum de données permettant de vérifier, critiquer ou appuyer son hypothèse d’un rapprochement entre sumérien et langues ouraliennes.

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Un travail nécessaire, si l’auteur souhaite que son ouvrage soit davantage pris en considération par la communauté, serait de fournir plus de détails (règles appliquées, datation précise) quant à l’évolution linguistique des formes étudiées. Cela dit, même avec ce genre de détails, il restera toujours une grande part d’incertitude quant à la prononciation réelle du sumérien, ce qui a pour conséquence que ce type de proposition tient à notre avis plus de la conjecture que de la réalité scientifique. Il faut donc considérer qu’en dépit de sa taille et de la masse de données amassées, ce dictionnaire n’apporte guère de nouveauté quant aux liens possibles entre le sumérien et les langues ouraliennes.

BIBLIOGRAPHIE

BOË Louis‑Jean, BESSIÈRE Pierre & VALLÉE Nathalie, 2003, “When Ruhlen ‘Mother Tongue’ Theory Meets the Null Hypothesis”, Proceedings of the XVth International Congress of Phonetic Sciences, Barcelona.

NOTES

1. L’ouvrage de Parpola, bien qu’il s’agisse d’un dictionnaire d’une extrême technicité concernant une langue ancienne peu connue du grand public, a eu droit à un article au titre ambitieux dans le Helsingin Sanomat : ”Uusi teoria suomen kielisukulaisuudesta voi mullistaa koko kielitieteen” (Une nouvelle théorie sur la parenté linguistique du finnois peut révolutionner toute la linguistique), http://www.hs.fi/kulttuuri/a1468554065084 [consulté le 28.03.2017]. Dans cet article, les spécialistes interrogés (Johanna Laakso, Ulla‑Maija Forsberg et Juha Janhunen) disent tout le mal qu’ils pensent de la théorie de Parpola, tandis que le grand public, à travers les commentaires, montre son intérêt pour ce qui est présenté comme une nouvelle théorie. Cela est anecdotique mais typique de ce type de propositions. 2. On rappellera ici Boë, Bessière et Vallée, 2003, à propos du projet de M. Ruhlen visant à établir une langue originelle unique sur une base de données attestées. Dans cet article, les auteurs montraient que Ruhlen utilisait des règles si lâches pour rapprocher les langues entre elles que cela revenait à procéder à des rapprochements « au hasard » (la fameuse « hypothèse nulle », dite aussi « random chance » par les auteurs). Il est à craindre que la proposition de Parpola ne souffre dans une certaine mesure du même défaut, même si on ne peut le démontrer ici scientifiquement, contrairement à ce qu’avaient fait Boë et ses collègues dans l’article cité plus haut.

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INDEX

Thèmes : linguistique Mots-clés : évolutions phonétiques, méthode historico-comparative, parenté linguistique motscleset foneetilised arengud, keelte sugulus, võrdlev meetod Keywords : comparative method, language kinship, phonetic evolutions disciplines basque, finnois, hongrois, indo européen, langues dravidiennes, langues ouraliennes, langues sino tibétaines, sumérien motsclesru Сравнительно-историческое языкознание, фонетические развития, языковое родство

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Tatjana Minnijahmetova : Az ismeretlen ismerős, tanulmányok a baskortosztáni udmurtok vallására [L’inconnu familier. Études sur la religion des Oudmourtes du Bachkortostan], L’Harmattan kiadó, 2015, 194 p.

Eva Toulouze

1 Ce recueil paru en Hongrie, avec la collaboration des anthropologues de Pécs, rassemble des articles que Tatjana Minnijahmetova, une folkloriste oudmourte issue elle-même du Bachkortostan, a publiés au cours des dernières décennies dans des langues différentes – en russe, en anglais, en estonien. Les articles ont été revus et corrigés, adaptés pour éviter l’abondance des répétitions dans la conception de cet ouvrage qui est l’un des rares sur la religion oudmourte de la diaspora orientale dans une langue autre que le russe.

2 Il convient tout d’abord de s’en féliciter. En presque 200 pages, cet ouvrage nous propose un aperçu extensif du champ de la vie spirituelle de la population oudmourte d’outre‑Kama. Le fait qu’il existe en hongrois permettra au moins aux finno‑ougristes d’avoir accès à ces informations jusqu’ici fort confidentielles hors de Russie. L’énumération des têtes de chapitre permet de juger de la richesse du matériau abordé : • Des dieux et des esprits ; • De la culture des sacrifices ; • De la situation des lieux sacrés sur la base de l’exemple du village de Bajdašy ; • Du caractère cyclique du temps et de l’espace ; • De l’orientation : que la maison regarde le soleil ! ; • De l’étuve ; • Du puits ; • Du cas du chien et du chat jetés dans le puits ; • Des rituels liés à la naissance ; • De l’influence des paramètres temporels sur la guérison des maladies ; • De la mort et des défunts.

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3 Un dernier chapitre aborde un sujet qui intrigue : De la méthode des travaux de terrain, alias code éthique à l’intention de ceux qui étudient leur propre culture.

4 Il s’agit en fait de l’énumération des tabous et des interdits à respecter si on veut faire des travaux de terrain efficaces chez les Oudmourtes du Bachkortostan.

5 Même si le titre fait référence à la religion des Oudmourtes du Bachkortostan, nous voyons à la découverte de la table des matières que c’est une conception large de la religion : c’est en fait l’ensemble de la vision du monde des Oudmourtes qui est décortiquée ici, telle qu’elle se manifeste par les pratiques de la population. Nous avons là quelque chose comme une encyclopédie de la vie spirituelle des Oudmourtes d’outre‑Kama, car la plupart des observations que fait Tatjana Minnijahmetova valent également pour les Oudmourtes du kraj’ de Perm’…

6 Cela valait la peine effectivement de présenter cet univers sous forme de livre. En effet il faut être conscient que nous avons là une culture d’une extraordinaire richesse et en même temps qui peut parler à un lecteur des temps présents. En effet, dans ces régions à dominante musulmane – ce qui a permis aux populations oudmourtes de garder leur culture face à l’intolérance des missionnaires chrétiens dans leurs terres d’origine – les Oudmourtes ont préservé leur religion propre. Celle-ci repose sur un postulat que les grandes religions à dogme et à vérité révélée ont toujours combattu, mais qui nous donne un bel exemple de tolérance religieuse : « Dieu est un, les religions sont différentes. » Autrement dit : les voies qui mènent à lui diffèrent, mais toutes, elles ont droit de cité. Certes, Tatjana Minnijahmetova n’insiste pas sur ce trait fondamental de la religion oudmourte, mais je le rencontre tous les jours au cours de mes travaux de terrain dans cette même région et je trouve que cette religion, présentée comme primitive par les tenants de l’orthodoxie et de l’islam, est porteuse d’un véritable message d’actualité en 2017.

7 Non seulement cette culture mérite d’être connue, mais l’auteure est particulièrement compétente pour nous la faire connaître. Folkloriste reconnue, elle est elle-même porteuse de la culture qu’elle étudie, de sorte que ses textes sont intéressants à deux titres : par le sérieux scientifique dont ils sont porteurs mais également par leur valeur de témoignage.

8 Il n’en reste pas moins que ce livre suscite quelques questions que je voudrais poser dans cette recension, sur la base entre autres de mes propres recherches et de mon expérience de terrain de quelques années au Bachkortostan. Je pense que ce type de dialogue est absolument indispensable dans une saine vie scientifique.

9 Ma première question n’est pas personnelle, elle reflète une perplexité que j’éprouve en permanence face à l’ensemble de la littérature existant en Russie sur les cultures traditionnelles. En fait l’ethnographie russe part d’un postulat : c’est une discipline auxiliaire de l’histoire. Donc son approche est principalement historique et l’œuvre de Tatjana Minnijahmetova ne fait pas exception : ses principales sources sont des sources du XIXe siècle et du début du XXe siècle, ce qui explique que c’est surtout cette époque qui est étudiée dans ses travaux. Cette orientation fait que l’objectif des ethnographes russes – et Tatjana Minniahmetova, comme le prouve cette œuvre, s’inscrit pleinement dans leur tradition – est de reconstruire l’état des sociétés étudiées au début du XXe siècle, c’est-à-dire « avant l’arrivée de la modernité », avant l’intervention de changements brutaux et destructeurs pour les sociétés rurales. Le résultat que Tatjana Minnijahmetova nous montre ici est une accumulation de pratiques dont la

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chronologie est incertaine : certaines sont attestées dans les années 1870, d’autres dans la deuxième décennie du XXe siècle, d’autres encore par les terrains de l’auteur. Il nous est souvent dit que tel ou tel rituel se pratique encore aujourd’hui. Comme page 116 : « Sur les actes présentés ici, certains sont accomplis par les Oudmourtes jusqu’à aujourd’hui. »

10 Lesquels ? Dans quelles conditions, sous quelles formes ? Tout cela reste trop flou à mon goût.

11 Je vais prendre uniquement deux exemples pour illustrer mon propos. Il est question page 18 de gidmurt ou gidkuz’o, l’esprit protecteur de l’étable qui veille sur les animaux et s’occupe des chevaux. Cette information provient d’une source de 1915. On nous dit que si les animaux meurent, c’est que ce même esprit ne veille plus sur eux et qu’il faut lui faire une offrande et la laisser sur un poteau de l’étable. Là, c’est une information provenant d’une source de 1995. Puis on nous dit que si les gens tombent malades, les Oudmourtes lui faisaient offrande d’un tétras ; si les animaux tombaient malades, ils lui offraient deux brochets. Cette information remonte à 1921. Puis nous apprenons que si les bêtes présentent des plaies et ont l’air malade, on fait offrande d’un emballage contenant de la farine, du gruau et du sel, avec une formule magique. Cette information remonte à 2001. Du coup, on a du mal à comprendre le statut de ces différentes informations les unes par rapport aux autres. Est-ce que ces pratiques ont été, à une certaine date, simultanées ? Est-ce que certaines d’entre elles ont cessé d’être pratiquées à un moment donné ? Si nous nous faisons effectivement une idée de ce qui entoure et a entouré le gidmurt, cette énumération pose autant de questions qu’elle en résout. Encore : il nous est dit (p. 20) au présent de l’indicatif, que « quelques années après la mort des parents, on fait un sacrifice en leur honneur : un cheval pour le père, une vache pour la mère ».

12 Or je sais que depuis des décennies les Oudmourtes ne sacrifient plus de chevaux. J’ai même visité (en 2015 et 2016) un cimetière, celui de Votskaja Ošja (voir supra), le dernier où les Oudmourtes procèdent à la cérémonie en question, appelée ici ullon c’öton, mais où le sacrifice offert pour le père comporte désormais deux oies au lieu d’un cheval. La formulation de Tatjana Minnijahmetova se révèle donc inexacte si on prend le présent au pied de la lettre ; mais les choses sont plus compliquées : cette formulation reflète un état de choses passé, c’est-à-dire qu’elle devient acceptable si on analyse ce présent comme un présent de narration… C’est évidemment ce qu’il est, car la perspective de notre chercheuse, nous l’avons compris, n’est pas une perspective présente, mais une perspective passée, et donc, forcément, son présent, par défaut, ne peut être qu’une projection dans le passé. Je ne vais pas multiplier les exemples.

13 Pour conclure sur ce point, je dois avouer que je suis gênée par le principe qui consiste à présenter la société oudmourte actuelle comme un état dégradé d’une culture qui avait atteint ses sommets avant 1917. Je préfère considérer chaque état de cette société comme un tout à part entière, en son plein droit, et l’étudier aussi bien dans sa synchronie que dans la continuité historique. Donc, ce qui me manque dans ce livre, c’est la vie des Oudmourtes du Bachkortostan aujourd’hui. C’est d’autant plus dommage qu’une chercheuse issue de ce milieu ne peut qu’être bien outillée pour rendre compte des réalités du début du XXIe siècle. Elle pourrait valoriser cette culture présente mieux qu’elle ne le fait. Par exemple à propos de son propre village où sans doute les cérémonies se poursuivent-elles, elle nous dit :

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Il n’y a plus aujourd’hui dans le village de responsable des cérémonies ayant une formation adéquate. Le dernier sacrificateur bien informé sur les questions religieuses et connaissant bien les rites était Garejšin Nadyrsa babaj, qui dans son âge avancé, à la fin des années 1970, est parti s’installer chez ses enfants à Iževsk (p. 45).

14 Or la vie continue. Depuis des siècles sinon depuis la nuit des temps, les personnes les plus informées meurent et sont remplacées par d’autres moins informées, qui finissent par devenir les plus informées de leur génération… Je suis sûre que ceux qui aujourd’hui font revivre ces cérémonies méritent mieux : ils sont sans doute moins compétents que Garejšin Nadyrsa babaj, mais ils sont là, ils officient et ils préparent l’avenir…

15 Une deuxième question me laisse perplexe – elle n’est sans doute pas totalement indépendante de la première. Il s’agit d’une contradiction que je ressens entre les observations de l’auteur de ce livre et mes propres constatations de terrain. En effet, Tatjana Minnijahmetova ne cesse de mettre l’accent sur la sévérité de cette culture construite sur les interdits : énormément de choses sont « rigoureusement interdites ». On a des exemples pages 38, 43, 67, 70, 71, 72, 73, 75, 81, etc. Or cela est en contradiction avec ce que je constate dans mes terrains, c’est-à-dire depuis quatre ans. Je n’ai pas noté de sévérité particulière. Bien sûr on peut objecter d’emblée que mon statut d’observatrice extérieure oriente peut-être mes interlocuteurs dans leur manière de s’adresser à moi. Mais mes observations portent également sur l’atmosphère générale qui nous entoure et je n’y note pas de sévérité particulière. Je ne veux pas dire bien sûr qu’il n’y a pas d’interdits dans cette culture. On les rencontre tous les jours : par exemple sur le plan vestimentaire, on ne va pas à une cérémonie habillé n’importe comment – hommes et femmes ont la tête, les bras et les jambes couverts ; les femmes n’ont pas toujours accès à tous les emplacements. En même temps j’ai constaté qu’il y a des infractions à ces règles. Ces infractions ne sont pas accueillies avec indifférence, mais elles ne suscitent pas l’indignation : la réaction n’est pas ce que je qualifierais de sévère. On va dire aux enfants venus en short de rentrer mettre un pantalon à la maison. Par deux fois, notre compagnon ethnographe oudmourte, Ranus Sadikov, a rencontré un problème de cet ordre : en juin 2013, il n’avait pas de couvre-chef, il s’en est excusé et les choses en sont restées là ; de même, en juin 2015, alors qu’il portait une chemise à manches courtes, l’organisatrice de la cérémonie lui a donné une veste pour qu’il ait les bras couverts en entrant dans l’espace sacré et lui a dit que, plus tard, ce ne serait pas trop grave. Ce n’est pas ce que j’appelle une réaction sévère. Dans l’un des groupes religieux du raïon de Tatyšly, l’un des espaces délimités par une palissade n’est pas, en principe, ouvert aux femmes. Mais j’ai vu comment des femmes de ces localités sont entrées dans l’enceinte sans complexes. Certes on leur a dit de sortir, mais sans emphase particulière.

16 Alors comment expliquer ces contradictions ? Je pense qu’il faut revenir à la perspective chronologique et à ses conséquences. Les constatations que je viens d’exposer reflètent mon expérience entre 2013 et maintenant. Nous l’avons déjà vu, la perspective de Tatjana Minnijahmetova est tournée vers le passé. Sans doute sur ce point aussi y a-t-il eu des modifications dans les attentes et dans les comportements. Il est possible également que l’auteur se souvienne des mises en garde parentales au cours de son éducation, qui ont pu être particulièrement sévères. Aujourd’hui tous sont conscients que le lavage de cerveau antireligieux auquel personne n’a échappé a conduit, d’une part, à une ignorance considérable d’éléments de la culture qui allaient

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de soi auparavant et, d’autre part, à une profonde absence de sensibilité envers les interdits d’origine religieuse.

17 Un passage en même temps intéressant et amusant est le chapitre sur l’histoire du chien et du chat jetés dans le puits1. Là, nous avons un cas sorti de la vie même du village au début du XXIe siècle avec sa dimension de mystère, de malveillance et de solidarité. Je suis surprise cependant de la manière dont Tatjana Minnijahmetova introduit cet excellent chapitre : La méthode que j’ai utilisée dans cette recherche, avec tout le respect et le dévouement que j’éprouve pour les porteurs de la culture, peut sans doute être qualifiée de « méthode non scientifique » ou encore d’« approche non scientifique » puisque j’ai fondé ma recherche avant tout sur leurs commentaires, explications et interprétations (p. 108).

18 C’est-à-dire que pour Tatjana Minnijahmetova la seule approche scientifique est forcément une approche « étique », distancée, effectuée du point de vue de catégories universelles. Je me permets de polémiquer avec elle et de prétendre que l’approche émique que son étude représente est, pour ce type de domaines, l’approche scientifique par excellence et qu’elle n’a pas à s’en excuser.

19 Sur certains points, j’aurais préféré que l’auteure utilise des notions plus neutres, moins porteuses de connotations négatives. Ainsi, quand elle écrit page 132 : « on utilise non seulement des méthodes de soins rationnelles, mais aussi irrationnelles », cela semble porter un jugement de valeur sur lesdites méthodes qui, à mon sens, n’a pas sa place dans ce type d’étude.

20 Ces deux derniers commentaires renvoient à une attitude mentale implicite qui m’attriste plus qu’elle ne me scandalise : la chercheuse, issue en l’occurrence de la communauté qu’elle étudie, semble devoir donner des gages aux porteurs d’une vision positiviste de la recherche, incontestablement dominante en Russie (et en France), et s’excuser de rendre compte d’un univers mental différent, qui laisse une place à des phénomènes et à des pratiques inexplicables dans une approche purement positiviste. Quand on étudie une vision du monde qui diffère de celle – urbaine, scientiste – dominant les milieux académiques, il est de notre devoir de la pénétrer et de la présenter de l’intérieur. Nous n’avons pas à nous en excuser, pour peu que nous respections la culture que nous étudions. La condescendance n’y a pas sa place. Je pense toucher ici à un point d’autant plus sensible pour un chercheur autochtone que cette personne, quand elle est dans son milieu d’origine, ne manque pas de partager la vision de son entourage. Elle se sent donc tiraillée entre une vision qui relève organiquement de sa personne et les attentes présumées du milieu dans lequel elle est intégrée. Or ces attentes ne sont que présumées, façonnées par les attitudes souvent envahissantes de certains chercheurs ; dans les milieux internationaux des anthropologues, des folkloristes et des ethnologues, ces « attentes » ne sont pas partagées et l’on attend du chercheur un respect fondamental pour les approches émiques. Je sais pertinemment que Tatjana Minniahmetova vit profondément ce respect. Et je suis triste de voir qu’elle se sent obligée parfois (heureusement pas tout le temps) de montrer patte blanche.

21 Une dernière observation avant de conclure. J’ai été un peu troublée par le dernier chapitre dont j’attendais quelque chose de plus méthodologique sur les travaux de terrain que ce que le livre nous propose, une collection d’interdits. Notamment dans la note introductive, Tatjana Minniahmetova rend hommage à ses « maîtres » en matière de travaux de terrain – Valej Kel’makov, Vladimir Vladykin, Ülo Valk – c’est-à-dire aux

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professeurs avec qui elle a fait du terrain. N’ayant pas eu de maîtres en cette matière – j’ai commencé toute seule et j’ai continué avec des collègues – j’aurais été intéressée non seulement par l’expression de la gratitude, mais aussi par les causes précises de cette gratitude. Je connais suffisamment les trois professeurs mentionnés pour savoir qu’ils font certainement du terrain de manières très différentes. Ce que chacun a su apporter à Tatjana Minniahmetova aurait pu être édifiant aussi pour son lecteur (et aurait beaucoup fait pour que la reconnaissance qu’elle exprime apparaisse moins formelle).

22 En tout cas, le livre est là, et nous n’avons pas tant de matériaux à nous mettre sous la dent pour nous permettre de trop faire la fine bouche. J’ai fait les commentaires ci- dessus car sa lecture m’a incitée à entrer en dialogue avec son auteur. Je suis bien consciente qu’une partie des aspects de ce travail que je critique sont le résultat d’une tradition dans laquelle, justement, je ne m’inscris pas. Mais la diversité des approches en tant que telle ne peut être que souhaitable dans la découverte, aussi riche que possible, des diverses cultures étudiées. Donc réjouissons-nous que ce livre existe et espérons qu’une traduction en sera bientôt accessible dans une langue de plus grande diffusion que le hongrois.

NOTES

1. On pourra trouver une version anglaise de ce texte avec le lien suivant : https:// www.academia.edu/27371408/ Tatiana_Minniiakhmetova_Tartu_The_Case_of_A_Cat_and_A_Dog_in_a_Well_Motifs_Folk_Inquiry_and_Metafolkloristic_Interpretation_on_Udmurtian_Folk_B campaign=upload_email [consulté le 28.03.2017].

INDEX

Index géographique : Bajdašy, Bachkortostan, France, Hongrie, Pécs, Russie, Perm’ (kraj’), Votskaja Ošja, Tatyšly (raïon) Thèmes : ethnographie, études religieuses nomsmotscles Oudmourtes d’outre‑Kama motscleset kultuuritraditsioonid, maailmavaade, usupraktilka Keywords : cultural traditions, religious practice, worldview motsclesru религиозная практика, культурные традиции, мировоззрение disciplines anglais, estonien, hongrois, russe Mots-clés : pratiques religieuses, traditions culturelles, vision du monde Index chronologique : XXe siècle

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Antoine Chalvin : Les Setos d'Estonie Éditions Armeline, 2015

András Kányádi

1 Hansa, en lisant ce mot, on pense inévitablement à la forme latine de la Ligue hanséatique, cette association des villes marchandes de l’Europe du Nord, évincée à peu près autour de la guerre de Trente Ans. Et pourtant, chez Antoine Chalvin, c’est de la gnôle, et pas n’importe laquelle : distillée à partir de farine d’orge, il s’agit d’une trouvaille bien nordique mais datant d’une autre époque belliqueuse, la Grande Guerre, née sous l’impulsion de la pénurie de vodka au Setomaa, c’est-à-dire le pays des Setos. On s’interroge alors sur cette ingénieuse communauté, habitant une contrée à résonance pour le moins enchanteresse.

2 Publié aux éditions Armeline, le livre d’Antoine Chalvin, les Setos d’Estonie, examine sous toutes les coutures ce petit « peuple » septentrional « en péril ». On ne peut que (re)saluer l’initiative de l’éditeur breton de faire connaître différentes minorités européennes menacées par la disparition, et se réjouir de l’importance que la maison accorde aux études finno‑ougriennes : sur les six livres parus dans cette même collection, quatre leur sont désormais consacrés, et ce grâce aussi (ou surtout) à la « trilogie » de Bernard Le Calloc’h portant sur les communautés hungarophones des Csángós, des Sicules et celle des Sabbataires.

3 Dans la perspective d’un travail optimal de vulgarisation, les auteurs de la série reçoivent carte blanche pour élaborer eux-mêmes la structure de leur ouvrage, en marge d’un triple volet « histoire-langue-culture ». Antoine Chalvin, linguiste aguerri et professeur d’estonien à l’Inalco, a un faible pour la langue, critère souvent décisif dans l’autoreprésentation d’une communauté dont la reconnaissance ne fait pas l’unanimité. Dès lors, il analyse de manière convaincante les différences entre l’estonien et le seto. On observe cette démarche heuristique tout au long du livre.

4 L’ouvrage se compose de onze chapitres dont quatre sont consacrés à l’histoire des Setos, présentée selon une périodisation arrimée à l’histoire de l’Estonie : la période d’avant 1917, la période estonienne de l’entre-deux-guerres, le demi-siècle de l’époque soviétique et, une nouvelle fois, l’ère de l’Estonie indépendante. L’auteur retrace l’évolution de la conscience identitaire et montre les enjeux de l’instrumentalisation

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des Setos opérée tantôt par les Estoniens, tantôt par les Russes. Des cartes contribuent à comprendre la situation particulière de cette petite ethnie à cheval sur deux pays, vivant au sud du lac Pskov et considérée le plus souvent comme formant la branche orthodoxe des Estoniens. Le lecteur a l’occasion de se familiariser avec les diverses théories sur leur ethnogenèse et leur ethnonyme mais peut aussi suivre, grâce aux documents visuels, les différents découpages administratifs de ce territoire qui change assez souvent de maître. De nombreuses données statistiques viennent illustrer la fluctuation démographique, d’autres témoignent de la revitalisation culturelle déclenchée après la chute du totalitarisme.

5 Le chapitre linguistique (chap. 5) situe la langue seto parmi les dialectes de l’estonien du Sud, appelés võro‑seto. Selon de nombreux linguistes, il s’agirait néanmoins d’une langue à part entière, avec trois variantes régionales, parlée aujourd’hui par environ 12 000 personnes. La reconnaissance officielle du seto reste assez limitée car il est considéré non pas comme une langue régionale mais comme une forme régionale de l’estonien. Pourtant, sur un plan linguistique, la demande de changement de statut semble légitime : le seto possède une voyelle vélaire et des consonnes affriquées absentes de l’estonien standard, il conserve, à l’instar des grandes langues finno‑ougriennes, l’harmonie vocalique et présente plusieurs particularités dans la déclinaison et la conjugaison, sans parler du lexique où un bon nombre de mots sont incompréhensibles pour les Estoniens. Un signe distinctif très important concerne la position de la particule de négation, placée après le verbe, contrairement à l’estonien qui la place toujours avant. Faudrait-il y voir, au-delà de l’évolution historique, la marque symbolique d’une protestation identitaire ?

6 Le chapitre sur la culture matérielle (chap. 6.) nous réserve aussi quelques surprises ; les Setos vivent beaucoup plus regroupés dans leur village que les Estoniens et possèdent un formidable bijou – des broches d’une taille énorme, en forme de cône incurvé – qui reflète l’âge des femmes, tout en étant la principale marque du statut d’épouse. Quelques photos en couleur, dont celle de la couverture, donnent envie au lecteur de les découvrir in situ. La tradition alimentaire (chap. 7) fait en revanche beaucoup moins rêver : flocons d’avoine fermentés pendant deux jours, soupe à l’orge et aux pommes, crêpes à la bière et à la crème aigre ne font venir l’eau à la bouche qu’aux amateurs de défis culinaires. L’idée de présenter une sélection de recettes traditionnelles rassemblées par une parlementaire reste certainement très originale, et le sõir (une sorte de fromage blanc), comme le karask (à mi-chemin entre pain et gâteau) semblent tout à fait abordables.

7 Le code culturel par excellence seto est sans doute le chant polyphonique (leelo), inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, qui fait l’objet du chapitre 8 de l’ouvrage. Pratiqué surtout par les femmes, il est aujourd’hui institutionnalisé et mobilise un grand nombre de chorales (plus d’une vingtaine en Estonie et deux en Russie), dont les plus connues enchaînent concerts à l’étranger et enregistrements de disques. Conçu sur l’alternance contrastée d’une voix haute et d’un chœur des voix basses, le leelo tire son nom des refrains onomatopéiques. Si les paroles du chant favorisent l’allitération et le parallélisme, elles peuvent aussi faire allusion au contexte politique, mais dans une grande liberté d’improvisation. En 1986, en l’honneur des meilleures chanteuses du pays Seto, une statue a été édifiée dans le village d’Obinitsa, appelée « la mère du chant », suscitant, à n’en pas douter, plus d’enthousiasme que l’infortuné soldat de bronze de Tallinn.

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8 Le chapitre 9 porte sur le folklore narratif et sur l’épopée. Là encore, l’intérêt de l’auteur est particulièrement vif et particulièrement justifié, puisque Antoine Chalvin est le traducteur français de Kalevipoeg. Les contes setos se distinguent, entre autres, des contes estoniens par la présence d’allitérations, de passages en prose rythmée mais aussi par le nombre élevé de motifs empruntés aux Russes. Il existe même des contes inclassables dans le répertoire pourtant exhaustif d’Aarne‑Thompson, dont un, très original, qui détaille les fâcheuses conséquences de la préparation de la bouillie avec du charbon. En revanche Peko, l’épopée paysanne composée de 8 000 vers et créée sur commande par la plus célèbre chanteuse illettrée, Anne Vabarna, dans le but d’éveiller la conscience nationale de son peuple, n’a pu être publiée que 70 ans après sa création. De quoi ralentir la renaissance identitaire.

9 L’avant-dernier chapitre de l’ouvrage constitue une esquisse d’anthropologie religieuse. Le culte de Peko, cette divinité païenne de la fertilité et inspiratrice d’épopée, creuse une nouvelle fois l’écart entre Setos et Estoniens. L’auteur nous donne une description circonstanciée de la seule statue de ce dieu (conservée au Musée national estonien à Tartu) ainsi que des rites printaniers et automnaux organisés en son honneur qui ont perduré jusque dans la première moitié du XXe siècle. Les fêtes calendaires font preuve de syncrétisme, témoignant d’une synthèse originale entre religion orthodoxe et paganisme ; une longue liste, allant de la « Fête des oiseaux » jusqu’au jour de « Marie du chou », illustre la richesse des diverses pratiques religieuses setos. Des coutumes matrimoniales on retiendra la première nuit des jeunes mariés : dans la grange, et dans un lit sous lequel on plaçait des haches censées favoriser la fertilité. Quant aux coutumes funéraires, mentionnons la plus courante, d’origine préchrétienne, qui a disparu dans les autres régions estoniennes : après l’enterrement, on s’installe pour manger et boire autour de la tombe du défunt. Et l’on y revient, en bon orthodoxe, 40 jours plus tard.

10 Le dernier chapitre s’intéresse à la construction ludique d’une identité nationale. Depuis une vingtaine d’années, les Setos se sont inventé une république indépendante, un royaume seto, qui ne tient que trois jours par an et qui a pour chef, pour des raisons légendaires, un vice-roi. Le sérieux de l’entreprise est honoré parfois par la visite à titre privé du président de la République ou du Premier ministre estonien, qui assistent, émus, à la levée du drapeau et à l’hymne seto. Dans une ambiance d’allégresse, le premier samedi d’août, se déroulent au Setomaa des concours de force, de nourriture et même de hansa ; la journée s’achève sur une soirée dansante ou sur un concert, précédés par l’élection du nouveau vice-roi. Le texte de l’hymne et l’analyse de la symbolique du drapeau setos ne sauraient manquer au livre d’Antoine Chalvin qui, dans sa conclusion, souligne avec justesse la fragilité de l’identité seto à notre époque : malgré les signes indéniables de sa revitalisation, elle est de plus en plus exposée à l’assimilation estonienne.

11 Varié, coloré, richement documenté et parfaitement clair dans son propos, les Setos d’Estonie constituent une belle découverte de cette minorité méconnue. Le livre, utile, agréable et ciblant avec succès à la fois le large public et les chercheurs, gagnerait à avoir une meilleure diffusion dans l’espace francophone. Après sa lecture, on ne peut que souhaiter longue vie à la hansa et à ses joyeux inventeurs.

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INDEX

Index géographique : Estonie, Obinitsa, Pskov, Setomaa motscleset setod, vähemus nomsmotscles Csángós, Estoniens, Russes, Setos, Sicules Thèmes : popularisation Keywords : minority, Seto Mots-clés : minorité, Setos, Hansa, Hanse Index chronologique : XXe siècle, XXIe siècle (début) disciplines estonien, seto, võro

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Kaisa Häkkinen : Spreading the Written Word SKS, 2015

Lea Lagerblom Traduction : Aleksi Moine

1 Mikael Agricola (vers 1510‑1557), de son vrai nom Mikael Olavinpoika, fils d’un paysan de Pernaja, est devenu, grâce à son talent, son savoir et ses relations, la figure de proue de la Réforme en Finlande, le directeur de la célèbre école de la cathédrale de Turku, et enfin l’évêque de Turku. Ses neuf ouvrages, parmi lesquels la traduction finnoise du Nouveau Testament, sont les premiers livres imprimés en finnois, et constituent le fondement de la langue finnoise écrite. Mikael Agricola a composé ses ouvrages pour que le peuple puisse, conformément aux principes de la Réforme, entendre et lire la parole de Dieu dans sa propre langue.

2 Spreading the Written Word (SKS, 2015), de Kaisa Häkkinen, professeur émérite de langue finnoise à l’université de Turku, spécialiste de Mikael Agricola, est la première présentation générale de Mikael Agricola et de son œuvre destinée à un public international. L’ouvrage contextualise précisément son sujet, de sorte que l’importance de l’œuvre de Mikael Agricola et les particularités de sa langue sont compréhensibles à un large lectorat. Sa vaste bibliographie en fait également un manuel utile pour les chercheurs, puisqu’il présente de façon détaillée les recherches effectuées sur Mikael Agricola jusqu’à aujourd’hui, ainsi que les ressources disponibles. Le livre est divisé en six chapitres, dont le premier présente le contexte religieux et historico- culturel de l’activité de Mikael Agricola. Dans le deuxième, l’auteure étudie les étapes de sa vie dans l’ordre chronologique et, dans les chapitres 3 et 4, ses œuvres et leur langue. Le cinquième chapitre de l’ouvrage approfondit les éléments biographiques du deuxième chapitre en présentant notamment les personnes qui ont influencé la vie de Mikael Agricola. Dans le sixième chapitre, l’auteure évalue l’importance de son œuvre et présente l’histoire de la recherche sur Mikael Agricola et la situation contemporaine.

3 Le premier chapitre de l’ouvrage commence par aborder l’époque précédant la Réforme qui a eu lieu au XVIe siècle, contemporaine de Mikael Agricola et de la mise à l’écrit du

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finnois : l’auteure y décrit le changement de la culture spirituelle à l’époque viking, alors que le christianisme commençait à se diffuser vers le Nord, ainsi que l’arrivée de la culture écrite dans la Finlande médiévale. Le récit historique est rendu vivant par la présence de détails intéressants. Kaisa Häkkinen parle ainsi de la première bibliothèque connue en Finlande, qui appartenait à l’évêque de Finlande Tuomas, et comprenait 58 livres. Elle parle également des lettres sur écorce de bouleau trouvées lors de fouilles archéologiques, qui témoignent de l’activité de la culture écrite au Moyen Âge. Kaisa Häkkinen souligne le rôle central des livres dans l’activité de l’Église dès avant la Réforme, ainsi que l’importance des monastères comme centres de l’activité littéraire. Dans la Finlande médiévale, on importait des livres de l’étranger et on les écrivait et copiait à la main, d’abord sur parchemin, puis également sur papier à partir du XIIIe siècle. Ce n’est qu’à partir de la moitié du XVe siècle que sont apparus les premiers ouvrages imprimés, et le premier livre imprimé pour la Finlande est un missel imprimé à Lübeck en 1488, Missale Aboense.

4 Les langues de l’écriture dans la Finlande médiévale étaient le latin ou le suédois, et le finnois n’était utilisé que pour les noms de personnes et de lieux. D’après Kaisa Häkkinen, toutefois, il est probable que le finnois ait été utilisé dans une certaine mesure pour les besoins de l’Église dès cette époque, mais aucun témoignage n’en a été conservé. Les premiers manuscrits en finnois arrivés jusqu’à nous, comme le Kangasla Missal et la compilation de manuscrits connue sous le nom de Westhin koodeksi, n’ont été rédigés qu’à l’époque de Mikael Agricola ou un peu avant. Kaisa Häkkinen guide le lecteur auprès des manuscrits conservés jusqu’à nos jours : on peut les consulter à la Bibliothèque nationale de Finlande à Helsinki et quelques-uns d’entre eux sont consultables sur Internet, où ils sont disponibles en version électronique. L’ouvrage mentionne également les compilations dans lesquelles les manuscrits ont été publiés.

5 Kaisa Häkkinen esquisse la situation non seulement de la langue écrite mais aussi de la langue parlée dans la Finlande médiévale. Selon elle, on ne peut parler de langue finnoise médiévale dans la mesure où il n’existait pas en Finlande une langue unique et commune, mais de nombreux dialectes. D’un autre côté, Kaisa Häkkinen émet l’hypothèse que, à la suite des contacts linguistiques et à l’assimilation de différentes langues, une nouvelle langue commune générale aurait pu naître dans les villes, en particulier pour les besoins de la religion et de l’Église. D’autres langues étaient également parlées en Finlande : dans le Häme, et légèrement plus au nord, il y avait des communautés de langue same, et au tournant du XIIIe siècle les côtes de l’ouest et du sud-ouest de la Finlande ont accueilli des populations suédophones. La bourgeoisie de Turku et de Vyborg par ailleurs comprenait en particulier au XIVe siècle un grand nombre de marchands hanséatiques parlant le bas‑allemand.

6 La Réforme protestante a eu une influence non négligeable sur les débuts du finnois écrit. Kaisa Häkkinen décrit dans le premier chapitre de son ouvrage le contexte de la Réforme, ses figures prépondérantes, le rôle central de Wittenberg, ainsi que la diffusion de la Réforme au Danemark, en Suède et en Finlande. Elle rappelle que, même si la Réforme a conduit, dans tous ces pays, à un développement important d’une langue écrite, les conditions y étaient plus propices au Danemark et en Suède qu’en Finlande. En effet, le danois et le suédois étaient déjà des langues écrites, contrairement au finnois que l’on commençait tout juste à développer à l’écrit. L’ouvrage décrit la Réforme en Finlande de façon détaillée et esquisse l’état de la littérature de langue

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finnoise, rédigée à la main ou publiée dans les ouvrages de Mikael Agricola. Outre les textes religieux, on écrivait des textes de lois et, dans une certaine mesure, de la poésie profane et du folklore.

7 Le deuxième chapitre du livre présente les événements de la vie de Mikael Agricola et les éléments centraux de son œuvre. L’auteure y analyse également pourquoi et comment Mikael Agricola est devenu un réformateur protestant et le fondateur de la langue finnoise écrite imprimée. Kaisa Häkkinen souligne que nous n’avons que peu d’informations sur Mikael Agricola en tant qu’individu. L’ouvrage présente cependant de manière hypothétique, à partir des informations existantes, le contexte historique et les endroits et institutions où Mikael Agricola a grandi et où il a plus tard exercé son influence. Mikael Agricola n’a pas lui-même décrit ses études et son séjour à Wittenberg, mais quelques informations peuvent être recueillies dans les lettres qu’il a envoyées en 1537 et 1538 à Gustave Vasa. En revanche, nous en savons davantage sur ses activités en Finlande, décrites avec précision dans l’ouvrage. La description de la culture et des conditions d’enseignement dans l’école de la cathédrale de Turku donne un bon aperçu des conditions dans lesquelles Mikael Agricola a rempli son rôle de directeur et montre comment il le considérait. Elle présente également les épreuves qu’il a dû affronter, comme l’incendie de Turku, la mort de ses compagnons de travail et son éviction de la position de directeur. De la même façon, elle propose une bonne description des activités de Mikael Agricola autres que son travail de directeur.

8 Kaisa Häkkinen mentionne de nombreux contemporains finlandais de Mikael Agricola, qui, comme lui, ont étudié à Wittenberg, et elle présente des individus qui ont probablement influencé Mikael Agricola et son œuvre. Les éléments biographiques du deuxième chapitre de l’ouvrage sont complétés et approfondis par le chapitre 5, où Kaisa Häkkinen présente de manière plus précise les soutiens et les modèles de Mikael Agricola, de Viktor Bertili de Pernaja à Martin Luther, Philipp Melanchthon ou Érasme de Rotterdam. Ce dernier, bien que Mikael Agricola ne l’ait jamais rencontré personnellement, a été pour lui un modèle important. Kaisa Häkkinen souligne l’importance des relations de Mikael Agricola : sa montée aux positions de décision dans l’Église a été possible non seulement grâce à son talent et à son érudition mais aussi grâce à ses soutiens importants et à ses compagnons de travail.

9 La Réforme a conduit à un affaiblissement du pouvoir de l’Église dont une grande partie des propriétés ont été transférées à la couronne. L’ouvrage présente ce changement et l’influence du roi Gustave Vasa dans la vie et la carrière de Mikael Agricola dans les chapitres 2 et 5. La déception de Mikael Agricola à l’égard de la nouvelle séparation du pouvoir religieux et du pouvoir temporel lui a causé des tensions avec le roi, ce qui n’a pas été sans influence sur sa carrière. Le soutien financier n’a pas été constant et son opposition aux commandements du roi a pu être l’une des raisons de son éviction de la fonction de directeur de l’école de la cathédrale. Même en tant qu’évêque, Mikael Agricola n’a pu profiter de la position de pouvoir que les évêques de la Finlande médiévale avaient eue, puisque, avec l’affaiblissement du pouvoir de l’Église, les droits de l’évêque ont également été réduits. Avant que Mikael Agricola ne devienne évêque, le roi avait divisé la Finlande en deux évêchés, ayant chacun leur évêque. En devenant évêque, Mikael Agricola a eu à s’occuper du plus grand des deux évêchés, celui de Turku. L’évêché de Vyborg a été confié à Paulus Juusten.

10 Gustave Vasa a également envoyé Mikael Agricola dans ce qui s’est révélé être son dernier voyage, pour les pourparlers de paix à Moscou. L’ambassade envoyée par le roi

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a réussi dans sa mission et la paix a été conclue, mais pendant le voyage de retour, Mikael Agricola est tombé malade et est mort rapidement. Le chapitre 5 décrit les phases de ce voyage et évalue le rôle de Mikael Agricola comme messager de paix et diplomate. Il n’y a pas d’information certaine sur son rôle dans les pourparlers à Moscou, mais Kaisa Häkkinen estime qu’il ne faut pas exagérer ses mérites dans la sphère de la diplomatie politique. Mikael Agricola n’avait en effet pas d’expérience des pourparlers politiques avant son voyage. Kaisa Häkkinen remarque également qu’il n’était certainement pas très diplomate par nature : il agissait souvent contre les désirs de Gustave Vasa. En outre, dans les préfaces de ses ouvrages, il lui arrivait de répondre à ses opposants et de défendre ses traductions d’une manière tout à fait agressive. D’un autre côté, Kaisa Häkkinen souligne que Mikael Agricola a exercé avec patience sa fonction religieuse de figure de proue de la Réforme et qu’il y a réussi. Les effusions de sang ont été évitées, contrairement à ce qui s’est passé en Allemagne, pays d’origine de la Réforme. Kaisa Häkkinen met également au crédit de Mikael Agricola de ne pas avoir détruit tout l’ancien héritage chrétien datant de l’ère catholique, mais d’avoir uni le nouveau et l’ancien en conservant les dogmes importants et les prières dans la forme qui avait toujours été la leur.

11 Le chapitre 5 présente, outre les relations de Mikael Agricola, sa bibliothèque personnelle qui a été bien conservée. Sur la base de ses livres, on peut affirmer que Mikael Agricola était intéressé par la médecine, l’histoire et la géographie. Kaisa Häkkinen souligne son vaste savoir dans de nombreux domaines. Elle trouve regrettable que, bien qu’il ait dirigé pendant dix ans l’établissement d’enseignement le plus important de Finlande et en ait été le principal enseignant, aucun de ses élèves n’ait laissé de notes sur l’enseignant. Les générations suivantes n’ont ainsi pas de témoignage de la vision qu’avaient de Mikael Agricola ses élèves. Kaisa Häkkinen suppose qu’il a dû dans tous les cas avoir une grande influence également sur les générations futures d’étudiants ; son œuvre imprimée faisait de lui une autorité et un modèle dans le domaine de l’utilisation écrite du finnois.

12 Les chapitres 3 et 4 sont consacrés à une présentation des ouvrages de Mikael Agricola et de leur langue. Dans le chapitre 3, Kaisa Häkkinen présente les neuf ouvrages de Mikael Agricola dans leur ordre de parution ainsi que les principaux textes sources en langue étrangère. Kaisa Häkkinen montre la grande importance des ouvrages de Mikael Agricola en leur temps : plus de 20 ans se sont écoulés avant la publication d’autres livres en finnois. Au début du chapitre, Kaisa Häkkinen souligne également l’importance de la littérature imprimée pour la création d’une langue écrite commune. Il a fallu que des ouvrages soient disponibles en des centaines de copies pour que commence à se former une idée générale de la manière de traiter des sujets à l’écrit. Les textes imprimés étaient également des modèles pour les traducteurs et auteurs postérieurs. Kaisa Häkkinen présente l’histoire de l’impression des ouvrages de Mikael Agricola telle qu’on la connaît et décrit de façon très détaillée le contenu et la structure des ouvrages. Les titres en sont mentionnés à la fois dans leur orthographe originale et dans l’orthographe contemporaine, et les différences linguistiques sont interprétées. Kaisa Häkkinen mentionne également les chercheurs contemporains spécialistes de Mikael Agricola et donne des informations sur la transmission des textes jusqu’à nos jours. Par exemple, il n’est resté aucun exemplaire complet du premier ouvrage de Mikael Agricola, Abckiria, qui a été ultérieurement reconstitué à partir de fragments conservés dans différentes publications. En revanche, la traduction du Nouveau Testament a été conservée dans sa version originale et 59 exemplaires en sont

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conservés dans les bibliothèques publiques de Finlande, sans compter les exemplaires des collections privées.

13 Bien que le contenu des ouvrages de Mikael Agricola soit principalement religieux, cette liste comprend également des sujets plus profanes. Dans la présentation du deuxième ouvrage de Mikael Agricola, Rucouskiria Bibliasta, Kaisa Häkkinen décrit en l’interprétant la partie calendrier du livre, nommée « première encyclopédie » en finnois parce qu’elle contient des connaissances significatives dans différents domaines. L’auteure présente également la métrique des poèmes de la préface du Rucouskiria. Kaisa Häkkinen ne considère pas Mikael Agricola comme un poète de talent, mais estime que ses poèmes sont « contextuellement colorés et intéressants » et qu’ils dévoilent les rouages de sa pensée lorsqu’il se livrait au travail littéraire. Dans ses poèmes, Mikael Agricola critique par exemple les prêtres paresseux qui ne font pas l’effort d’éduquer le peuple. Il se défend également face à ceux qui se moquent de ses livres et les rabaissent. Le long poème de présentation du dernier ouvrage de Mikael Agricola, Ne Prophetat Haggai SacharJa Maleachi, dévoile ses pensées personnelles sur l’avenir de la lecture en finnois. Mikael Agricola y prédit que bientôt arrivera une époque où l’on voudra lire de plus en plus des livres en finnois mais qu’il sera difficile de s’en procurer. Visiblement déçu par le faible accueil fait à ses œuvres, Mikael Agricola exhorte à lire des livres en finnois tant que c’est encore possible.

14 Dans le quatrième chapitre de l’ouvrage, le plus long, Kaisa Häkkinen présente la langue des ouvrages de Mikael Agricola sous différents angles : différentes parties du chapitre sont consacrées respectivement à la phonologie, la morphologie, la syntaxe et au lexique. Elle présente également les particularités du finnois aux lecteurs qui ne connaîtraient pas la langue, comme l’importance de la longueur des sons et la correspondance de l’orthographe et de l’articulation dans le finnois contemporain. Kaisa Häkkinen souligne que le développement de la langue vers sa forme contemporaine est un processus de longue durée et qu’on ne peut pas lire les textes de Mikael Agricola comme du finnois contemporain. À ses débuts, Mikael Agricola ne respectait pas la correspondance entre les lettres et les sons propres au finnois contemporain. L’instabilité de l’orthographe de Mikael Agricola est également un signe de ce que, à son époque, la variation était considérée comme un élément naturel non seulement de la langue parlée mais aussi de la langue écrite. Kaisa Häkkinen explique également l’arrière-plan des particularités syntaxiques de la langue de Mikael Agricola. À son époque, la fidélité au texte d’origine était un principe important. Contrairement à aujourd’hui, ce principe concernait également la structure du texte, que l’on modifiait aussi peu que possible. La langue de Mikael Agricola, avec son ordre des mots et sa structure de phrases étranges, diffère donc beaucoup du finnois contemporain, qui ne connaît plus ces étrangetés.

15 Les caractéristiques de l’orthographe, de la morphologie et de la syntaxe de Mikael Agricola sont étudiées dans une comparaison directe avec le finnois contemporain, ce qui aide les lecteurs, même les lecteurs finnophones, à se figurer le développement du finnois, ainsi que la structure de la langue de Mikael Agricola, comme celle du finnois contemporain. Kaisa Häkkinen présente d’abord les caractéristiques linguistiques en finnois contemporain, avant de les comparer aux caractéristiques correspondantes chez Mikael Agricola. Le lecteur non spécialiste du finnois est pris en compte de nombreuses façons. Les exemples sont traduits en anglais et la compréhension de la structure des mots est facilitée par la séparation des

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morphèmes qui composent les formes déclinées. Les abréviations et symboles utilisés sont listés au début du livre. À la fin de l’ouvrage se trouvent des tableaux de déclinaison et conjugaison du finnois contemporain. Dans la présentation de la syntaxe, les phrases ou parties de phrase utilisées comme exemples sont indiquées par un alinéa, avec leur traduction anglaise, pour être séparées du reste du texte. En outre, le point qui doit attirer l’attention est en gras. Les traductions des phrases se fondent sur une comparaison soigneuse : les exemples provenant de la Bible ont été traduits par des phrases tirées de traductions anglaises de la Bible qui correspondaient le mieux au texte de Mikael Agricola.

16 En présentant le lexique, Kaisa Häkkinen rend compte qu’on ne peut pas évaluer l’importance du lexique de Mikael Agricola uniquement en se fondant sur le nombre de mots, parce qu’une partie considérable du lexique qui s’est fixé dans la langue écrite par le truchement des ouvrages de Mikael Agricola est un lexique atemporel, dont on ne peut se passer même en finnois contemporain. Des cent mots les plus utilisés dans la langue contemporaine, seuls trois ne se trouvent pas chez Mikael Agricola : eräs (un, un certain), eri (divers) et esittää (présenter). Une estimation du nombre de mots dans les ouvrages de Mikael Agricola les porte à 8 500, auxquels s’ajoutent encore 500 noms propres. Kaisa Häkkinen écrit que ce nombre peut paraître petit en comparaison des 207 000 mots du dictionnaire de finnois contemporain, mais en prenant en compte la limitation des sujets de ses textes, ce nombre est considérable. Kaisa Häkkinen donne également un élément de comparaison internationalement connu : il y a dans les ouvrages de Mikael Agricola environ autant de mots que dans le Kalevala, qui est considéré comme un texte riche et coloré linguistiquement. Kaisa Häkkinen souligne également qu’on ne peut pas prendre les textes de Mikael Agricola comme représentatifs de la langue du XVIe siècle, puisqu’ils comprennent de nombreux mots d’origine étrangère ainsi que des expressions créées au moment de la traduction, qui ne se sont jamais fixées ni dans la langue écrite ni dans la langue parlée. En outre, il manque dans les ouvrages de Mikael Agricola le lexique de la vie quotidienne en Finlande, qui n’était pas nécessaire dans des textes religieux. Le lexique de Mikael Agricola donne toutefois au lecteur contemporain des connaissances précieuses sur la réalité de la vie au XVIe siècle : par exemple, le lexique du calendrier du Rucouskiria montre que la lecture et l’écriture d’horoscopes étaient des activités importantes même du temps de Mikael Agricola.

17 Dans le sixième et dernier chapitre de son ouvrage, Kaisa Häkkinen évalue, du point de vue contemporain, l’héritage laissé par Mikael Agricola aux générations suivantes. Elle commence par rappeler qu’en son temps, Mikael Agricola a rencontré dans son travail des difficultés et des oppositions, et que la réception de ses ouvrages n’avait pas été aussi enthousiaste qu’il l’aurait souhaitée. À son époque, et encore longtemps après lui, jusqu’au XIXe siècle, la position du finnois comme langue de culture complète est restée incertaine. Même en tant qu’individu, Mikael Agricola a été oublié après sa mort, en particulier après la parution de la traduction de la Bible en entier en 1642. Dans la préface de cette traduction, la première traduction du Nouveau Testament était certes mentionnée, mais pas le nom de son auteur.

18 Mikael Agricola n’a été retrouvé qu’à la fin du XVIIIe siècle, lorsque s’est amorcée la recherche critique sur l’histoire de la Finlande et que les débuts du finnois écrit ont commencé à intéresser les chercheurs. Le chapitre 6 comprend une présentation historique de la recherche sur Mikael Agricola et sur son œuvre. Les premiers

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chercheurs à s’intéresser à son travail, et qui l’ont aussi rendu célèbre, au XVIIIe siècle, sont Carl Fredrik Mennander et son élève Henrik Gabriel Porthan. Le rôle de Mikael Agricola comme fondateur de la langue écrite finnoise était connu et reconnu déjà à l’époque, mais la recherche proprement dite sur lui n’a toutefois commencé qu’à la fin du XIXe siècle. Kaisa Häkkinen mentionne Gustav Erik Eurén, premier auteur finlandais qui a fait connaître le nom de Mikael Agricola auprès du grand public. August Ahlqvist, quant à lui, professeur de finnois à l’université d’Helsinki, a été le premier à se pencher en détail, à la fin du XIXe siècle, sur la langue de Mikael Agricola. Arvid Genetz et Emil Nestor Setälä comptent parmi ses successeurs les plus célèbres. À la même époque que les recherches d’Ahlqvist, Vicar J. A. Cederberg a écrit une recherche en histoire religieuse sur l’histoire de la Bible finlandaise, qui traitait également de Mikael Agricola. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le nombre de chercheurs travaillant sur Mikael Agricola a augmenté, et Kaisa Häkkinen nomme et présente rapidement les noms de ceux-ci dans les domaines de la linguistique, de la littérature, de la théologie et de l’archéologie. Elle décrit en outre la grande diversification de la recherche linguistique sur Mikael Agricola à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, ainsi que la numérisation de la recherche et des matériaux de recherche au début du XXIe siècle. La recherche linguistique la plus récente compare de façon systématique les ouvrages de Mikael Agricola aux manuscrits finnois de son époque. Au XXIe siècle ont été également réalisés de nombreux travaux interdisciplinaires dans lesquels se sont joints aux linguistes, aux théologiens et aux historiens de la religion des archéologues, des chercheurs en histoire culturelle, en étude des religions, en littérature, en médecine et botanique.

19 Dans le dernier chapitre, Kaisa Häkkinen évalue aussi l’importance de Mikael Agricola pour la littérature spirituelle ultérieure. La production de Mikael Agricola satisfaisait presque tous les besoins de l’Église, mais il n’avait pas publié de livre de versets. Cependant, dans les livres de culte évangélico-luthériens finnois contemporains, se trouvent huit versets qui sont d’une façon ou d’une autre liés aux textes traduits par Mikael Agricola, même si aucun d’entre eux n’est tout à fait dans la forme qu’il avait dans les textes originaux. Les psaumes traduits par Mikael Agricola ont été chantés sous leur forme originale ou comme parties d’autres textes de livres de culte. La pierre de touche du travail du comité de traduction de la Bible de 1642 a été la traduction du Nouveau Testament de Mikael Agricola, bien que son orthographe et des bizarreries phonétiques aient été corrigées. Kaisa Häkkinen souligne que, sans compter les nouvelles traductions, l’influence de Mikael Agricola a été considérable dans toute la littérature spirituelle ultérieure, puisque son lexique religieux fondamental, beaucoup de ses traits essentiels et de ses formes lexicales sont originaires de ses ouvrages. La langue religieuse est conservatrice et garde des traits qui disparaissent du reste de la langue écrite.

20 De nos jours, tous les Finlandais connaissent le nom de Mikael Agricola et savent qu’il est le fondateur de la langue écrite. À la fin du dernier chapitre, Kaisa Häkkinen éclaire la visibilité de Mikael Agricola et son rôle dans la culture contemporaine. Elle mentionne une fiction écrite sur lui, divers projets de statues, et sa présence jusque dans les pages du journal Aku Ankka (Donald Duck). Lorsque, en 2004, les Finlandais ont voté pour le Finlandais le plus important de tous les temps, Mikael Agricola est arrivé à la huitième place. Kaisa Häkkinen estime que Mikael Agricola est devenu un label finlandais, que l’on utilise pour servir l’éducation, la culture, et même le business.

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INDEX

Keywords : language history, reformation, written culture, written language Index chronologique : XVe siècle, XVIe siècle, XVIIe siècle, XVIIIe siècle, XIXe siècle, XXe siècle Thèmes : histoire de la langue nomsmotscles Finnois motscleset keele ajalugu, kirjakeel, kirjakultuur, reformatsioon motsclesru письменность, история языка, письменная культура, Реформация Mots-clés : langue écrite, histoire de la langue, réforme protestante, culture écrite disciplines bas-allemand, finnois, latin, same, suédois Index géographique : Allemagne, Danemark, Finlande, Häme, Helsinki, Lübeck, Pernaja, Suède, Turku, Vyborg, Wittenberg

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