214 L'ART DANS LA CITE v^eux des amateurs d'art qui visitent l'ancienne église Saint- Laurent de , où est installé le musée de fer forgé Le Secq des Tournelles, font-ils tous le lien entre le photographe et le collectionneur? Né parisien en 1818, d'une famille bourgeoise et aisée d'origine normande, Henri Le Secq Destournelles croyait être un bon peintre avant de se convertir, pour dix ans seule­ ment, à la photographie, où il allait exceller. Ce fut le destin de beaucoup de photographes « primitifs ». Henri Le Secq et Charles Nègre ne furent-ils pas élèves de Paul Delaroche ? Tout allait basculer en 1848. La photographie sur papier, qui succédait au daguerréotype (plaque métallique non reproduc­ tible, sinon par le moyen de la gravure), inaugurait son règne. , peintre, lui aussi, initia son confrère à la nouvelle technique du « papier-ciré sec » qu'il avait réussi à mettre au point. Avec le calotype, l'ère de la photographie, telle que nous la connaissons, commençait. Notre gratitude est immense à l'égard de ceux qui, à partir des recherches de l'Anglais Talbot et du Français Blanquart-Evrard, ont réussi à perfectionner l'un des instruments capitaux du monde moderne, un des attributs essentiels de notre « civilisation de l'image ». Peintre sans génie, Henri Le Secq était cependant doué d'une vive sensibilité plastique qu'il sut beaucoup mieux expri­ mer dans l'art de la photographie que dans celui de la peinture. Ainsi en fut-il pour Charles Nègre. En cette fin du romantisme, la ferveur « antiquaire » restait prépondérante. La « manie du gothique » l'emportait, comme le goût du « pittoresque ». Qui plus est, c'était, à la fois, le temps des grandes restaurations de monuments médiévaux et des grandes destructions urbaines, à commencer par . De ces deux points de vue, Viollet-le-Duc est à mettre en parallèle avec Haussmann. Toutes les formes de vandalisme étaient dans l'air. Dès le début des années 1850, Le Secq photographiait les monuments en danger de la capitale, « mû par un sentiment peut-être futile, prétend Eugenia Parry Janis, mais généreux, de sauvegarde histo­ rique ». Futile ? Certainement pas. Grâce à lui, nous avons les irremplaçables témoins photographiques d'un certain Paris dis­ paru — je pense aux délicates tourelles gothiques qu'aux abords de l'Hôtel de Ville et de la colonnade du Louvre, on renversait L'ART DANS LA CITE 215 sans remords, ou à l'hôtel du grand-prieur de la commanderie du Temple, œuvre de Jules Hardouin-Mansart, qui connut le même sort funeste. Le vandalisme pris la main dans le sac par un photographe-archéologue consciencieux et passionné... Il répondait d'avance au vœu de Baudelaire qui, pour des raisons bonnes ou mauvaises, maudissait la photographie et qui souhai­ tait toutefois qu'elle sauvât de l'oubli « les ruines pendantes [...], tes choses précieuses dont la forme va disparaître et qui deman­ dent une place dans les archives de notre mémoire (2) ».

En 1851, la commission des Monuments historiques décida d'envoyer dans une grande partie de la cinq praticiens de la photographie, chargés de constituer une sorte d'inventaire — à la vérité, assez flou — des monuments les plus menacés. Ce fut la « Mission héliographique ». Aux côtés de Le Secq, en firent partie Bayard, Mestral, Baldus et Le Gray. De , notamment, qu'il connaissait déjà pour en avoir photographié la cathédrale, Le Secq rapporta une nouvelle moisson d'images qui comptent parmi ses chefs-d'œuvre. Le critique d'art Henri de Lacretelle, dans la Lumière, en 1852, sut, mieux que d'autres, en célébrer les mérites : « Ce que nous n'aurions jamais décou­ vert avec nos yeux, il l'a vu pour nous [...]. On dirait que les saints artistes du Moyen Age avaient prévu la photographie [...1 . La cathédrale entière est reconstruite, assise par assise, avec des effets merveilleux de soleil, d'ombre et de pluie. M. Le Secq a fait aussi son monument. »

Réflexions pertinentes, malgré le sourire pointu d'Eugenia Parry Janis, laquelle ne les cite que partiellement et pour qui elles ne sont « qu'un charmant "cliché" d'un esprit bien inten­ tionné ». Certes, le «retour » au Moyen Age n'est pas dû à la photographie, mais il n'a pris toute son immense portée popu­ laire qu'au fur et à mesure de la propagation universelle et de la vulgarisation de cette découverte. Il en est allé de même pour tous les autres arts sacrés des plus lointaines civilisations, en Egypte, en Asie et dans l'Amérique précolombienne. N'est-ce pas surtout vers eux que l'objectif s'est tourné afin d'en percer les mystères ?

(2) Le Public moderne et la photographie, Salon de 1859. 216 L'ART DANS LA CITE

Dans l'ordre documentaire, la photographie est l'une des bienfaitrices de l'archéologie. Dans l'ordre esthétique, elle se superpose inévitablement aux créations qu'elle se flatte de repro­ duire avec fidélité et abnégation, alors que, menée par son génie recréateur, elle leur fait souvent subir une espèce de transmu­ tation de valeur et de sentiment et, par conséquent, suivant Bau­ delaire, qu'elle empiète « sur le domaine de l'impalpable et de l'imaginaire ». La « métamorphose des dieux », c'est aussi à la photographie que, pour le pire et pour le meilleur, notre temps la doit... L'auteur du livre-catalogue le souligne à juste titre : « Dans chaque fragment [à Reims comme à ], Le Secq donne une nouvelle topographie. Sa façon de voir les choses en les fragmentant marque un des premiers bons en avant de l'imagi­ nation au service d'une technique nouvelle encore dans l'en­ fance. » Les praticiens ne cédaient qu'avec discrétion à la mode du « gros plan », qui est, de nos jours, portée à son point extrême. La tendance apparaît déjà chez Le Secq comme chez Pec et Baldus, ses contemporains, tentés d'isoler, de désincarner, de métamorphoser l'objet de leurs convoitises plastiques.

Engrangés dans ses archives par la commission des Monuments historiques, les clichés et les épreuves des cinq « missionnaires » héliographiques ne furent ni publiés ni, pour l'heure, du moins, utilisés par l'administration qui en avait pourtant passé com­ mande — étrange impéritie qui s'explique mal. Toujours est-il qu'ils furent conservés. A titre privé, l'éditeur Blanquart-Evrard, entre 1851 et 1853, reproduisit deux des images de Le Secq dans son Paris photographique : la façade du bras sud du transept de Notre-Dame, vierge de toute restauration intempestive, le pont Notre-Dame, lors des travaux de reconstruction de la Conciergerie. En 1854, l'imprimerie Lemercier publia pour sa part, sous forme de lithographies, six de ses clichés. Vers 1870, Le Secq lui-même chargea l'éditeur Thiel aîné, de faire paraître, en pantotypie, nombre de ses vues de Chartres et de Reims. Il n'avait donc pas tout à fait répudié les amours de sa jeunesse. Parallèlement à ses enquêtes officielles, il composait de subtiles natures mortes, très « picturales » et proches d'un Bonvin : il les tira en bleu, suivant la technique du cyanotype, L'ART DANS LA CITE 217 créée par l'astronome anglais William Herschel. S'ajoutent de nombreux paysages de la forêt de Montmirail, traductions photo­ graphiques de l'école de Barbizon, sur lesquelles glose lyrique- ment Eugenia Parry Janis. Le fait est là : le peintre ne cessait d'inspirer le photographe.

Notre-Dame de Paris (1852)

Au début des années soixante, Henri Le Secq abandonne pra­ tiquement la photographie, qui n'avait été pour lui qu'un passe- temps d'amateur fortuné. « Passéiste » dans l'âme — son œuvre photographique le démontre — il se vouerait désormais à sa collection de fer forgé, qu'il avait dû commencer non seulement dans le « vieux Paris », martyrisé par les urbanistes, mais au fil 218 L'ART DANS LA CITE de ses courses studieuses à travers la France, où, en dépit des lois nouvelles, le vandalisme sévissait encore avec fureur. Incomparable collection ! A sa mort, en 1882, il la légua à son fils Henry (3), qui compléta les séries réunies par son père. Révélée par sa présentation à l'Exposition universelle de 1900, elle fut ensuite reléguée dans les sous-sols du pavillon de Marsan, à la veille de la création du musée des Arts décoratifs, mais, en 1905, ses pièces les plus précieuses furent enfin expo­ sées au public. A la bibliothèque du musée échut le fonds d'ate­ lier du photographe. En 1921, Henry Le Secq des Tournelles, fidèle à sa patrie normande, résolut de transporter à Rouen l'en­ semble des pièces de ferronnerie, qui furent et sont toujours présentées dans l'ancienne église Saint-Laurent, les photographies restant dans la bibliothèque parisienne. Geneviève Bonté, conservateur en chef de la bibliothèque des Arts décoratifs, préfacière du livre-catalogue, le précise : elle a le privilège de veiller sur 447 négatifs et sur 683 positifs de l'œuvre de Le Secq — une mine qui n'avait été que partielle­ ment explorée et qui a fait l'objet d'un solide catalogue raisonné dû à Josiane Sartre, conservateur à ladite bibliothèque (4). Heureux Américains, favorisés par les dons généreux des fondations savantes et par les « bourses de recherche » que leur accordent les libres universités de leur pays ! En France, le mécé­ nat culturel vient de naître. Le nouveau libéralisme s'applique à le faire grandir. Voilà qui est l'un des devoirs du temps présent.

YVAN CHRIST

(3) C'est lui qui scinda son second patronyme afin de l'adorner d'une particule de fantaisie... (4) Quelques précisions complémentaires. Parmi les photographies non • identifiées, je reconnais (nos 334 et 420) le quai parisien du Marché-Neuf et le petit bâtiment de la Morgue ; une fenêtre trilobée (n" 442), saisie par Le Secq rue des Mathurins-Saint-Jacques (aujourd'hui rue du Sommerard, à proximité de l'hôtel de Cluny), appartiendrait plutôt au couvent des Mathu- rins qu'à l'ancien collège de Sorbonne, complètement détruit, puis reconstruit au xvir siècle ; le n° 622 représente le bas-relief de 1' « Amende honorable », qui provient du couvent des Grands-Augustins et qui fut exposé, jusqu'à nos jours, dans une des cours de l'Ecole des beaux-arts ; le n° 625 n'est autre que la belle statue de Saint-Laumer, au portail du bras méridional du tran­ sept de Notre-Dame de Chartres ; avec le n° 631, nous sommes encore à l'Ecole des beaux-arts, puisqu'il s'agit de fragments décoratifs du château de Gaillon, lesquels ont enfin regagné la Normandie ; quant aux saints mar­ tyrs du n° 716, ils font partie de la frise de l'église Saint-Vincent-de-Paul, peinte par Hippolyte Flandrin, etc. La chasse reste ouverte. Elle est loin d'être facile. Et l'on en revient souvent bredouille. Josiane Sartre a déjà savamment dépisté un gibier très précieux .