le MAG CULTURE LE COURRIER 22 WEEK-END VENDREDI 8 DÉCEMBRE 2017

Dans une grande exposition au Locle, le néo-expressionniste allemand Georg Baselitz présente la face gravée de son art sens dessus dessous

SAMUEL SCHELLENBERG ESTAMPES À LA RENVERSE Art X A chaque fois, il nous fait tourner la tête. Histoire de pouvoir jauger au mieux les contours de saisit deux de ses toiles. On y voit Et ailleurs, plusieurs aigles en à la Vaudoise Camille Scherrer: ses figures, car Georg Baselitz, un garçon aux traits d’Hitler en mauvaise posture dialoguent avec ludisme, elle se sert de la c’est sa signature, représente ses pleine masturbation – une igure avec une igure en uniforme. Côté technologie pour remettre en formes à l’envers. Et ceci depuis qu’on retrouve au Locle dans la objets, la représentation de six question notre rapport aux 1969 – année tête-à-queue s’il en série des Remixes. «La gravure chaussures à talon, autre clas- images. Quant à la Sud-Co- est –, dans les grandes toiles colo- est pour Baselitz un moyen de sique de l’iconographie baselit- réenne Jungjin Lee, troisième rées qui ont fait sa réputation; retravailler des formes inventées zienne, frôle l’abstraction. artiste au programme, un mais aussi dans ses gravures, mé- dans ses peintures ou sculp- temps assistante du célèbre dium au centre de l’exposition que tures, de toucher à l’essence de Sexes oblitérés photographe américano-suisse propose le Musée des beaux-arts son concept initial», explique L’une des plus belles salles de Robert Frank, elle pratique la du Locle (MBAL). Charlotte Hillion, conservatrice l’exposition est celle des œuvres photo en brouillant les pistes. Avec 185 estampes réparties assistante au MBAL. en noir et blanc, pour la plupart sur trois étages, la proposition Egalement au menu d’une de grand format, dans laquelle est généreuse: dans un accro- grande expo à la Fondation Beye- fait exception un petit autopor- «La gravure est chage souvent impeccable, elle ler dès le 21 janvier, l’art de l’Al- trait en rouge. On y voit notam- couvre les vingt-deux dernières lemand s’inscrit pleinement dans ment les pièces les plus an- un moyen de années de production et raconte le courant néo-expressionniste ciennes de l’accrochage, avec ses retravailler des de larges pans du travail de l’ar- des Kiefer, Schnabel, Basquiat, igures féminines esquissées à la tiste, octogénaire en janvier. Né Clemente ou Cucchi: c’est, en pointe sèche (1996). Elles cô- formes déjà Hans-Georg Kern, originaire de gros, la contre-attaque igurative toient les belles interactions hu- ce qui deviendra l’Allemagne de et souvent apolitique du minima- maines d’un couple nu, aux par- inventées» l’Est – son village de Deutschba- lisme et de l’art conceptuel. Par ties génitales oblitérées par un Charlotte Hillion selitz lui à inspiré son pseudo –, rapport à la peinture, sa gravure trou blanc – c’est la série de lino- il a hésité entre le métier de privilégie des tons moins vifs et gravures Belle Haleine (2002). garde-forestier et les beaux-arts. pratique souvent l’épure. Les i- En face, des montagnes tout en Qu’ils immortalisent le désert Le jeune homme choisit la gures produites sont principale- hachures arborent elles aussi de l’Arizona ou des pagodes, les seconde option, tout en rendant ment humaines, avec une forte des cercles vides, comme autant clichés sont développés sur de hommage à la première lors- représentation de l’artiste en au- d’étoiles dans le ciel. grandes feuilles de papier de qu’il sculpte: son outil de prédi- toportrait, de son épouse Elke En fond d’espace, l’ensemble mûrier, produites à la main. Une lection est la tronçonneuse. Il Kretzschmar, voire des deux Farewell Bill (2013-14), un hom- surface irrégulière que l’artiste effectue ses études à Char- ensemble – on peut mentionner mage à Willem de Kooning, brosse avec une émulsion pho- lottenburg, après avoir été refu- la belle composition Gartenbank, aligne neuf têtes de l’artiste ar- tosensible, ce qui leur donne sé à Dresde et renvoyé de l’école produite cette année. borant une casquette marquées une matérialité hors du com- de Berlin-Est – la légende dit Quelques animaux ont aussi des lettres ZERO doublement mun. Au Locle, les plus belles qu’on y déplorait son «immaturité les faveurs de l’artiste, comme le renversées. On retrouve le œuvres sont probablement socio-politique». chien, à l’honneur de l’une des couvre-chef dans un autre auto- celles qui flirtent le plus avec plus belles séries de l’exposition. portrait noir et blanc, un étage l’abstraction, à l’image d’une Tons moins vifs On croise également l’autre meil- plus bas, cette fois de grand grande tasse ou d’une chaise au Sa carrière débute en 1963, avec leur ami de l’homme: monté par format. rez-de-chaussée. I fracas, à l’occasion d’une exposi- un cow-boy à éperons, un cheval L’exposition Baselitz est ac- Musée des beaux-arts du Locle, jusqu’au tion durant laquelle la justice conclut par exemple le parcours. Georg Baselitz, Meine Neue Mütze (2002). GEORG BASELITZ compagnée d’une carte blanche 28 janvier, me-di 11h-17h, www.mbal.ch

L’axe Londres-Tanzanie Le regard en-dedans L’enfer posthumain

Afro-electro X Lais- Chanson X Cin- Metal industriel X Une sons de côté l’afro-futu- quième album guitare qui zèbre le ciel risme, notion à la mode pour Haley Fohr d’aigus perçants, des- et qui fait débat, à la fois sous le plus obs- cend fouiller les en- terme marketing sédui- cur pseudonyme trailles de la terre pour sant pour le public occi- du... circuit. Cir- provoquer des secousses dental et vraie décon- cuit des Yeux, telluriques, tissant au struction artistique des donc. Un nom passage une trame d’ac- mythes et représenta- approprié en l’oc- cords aux contours in- tions liés à l’Afrique. currence, car les certains. Pas de doute, Uhamiaji de Msafiri chansons de ce on est dans l’univers de Zawose et une pure Reaching for Indi- , et cette gui- merveille, un tour de go introspectif et tare plongée dans le force qui réussit la ren- lumineux ont été metal en fusion et givrée contre de la culture wa- inspirée à Haley au post-punk de Killing gogo tanzanienne, des Fohr, musicienne Joke est aux mains de cuivres et de la transe electro. Tout cela sans sonner comme un de Chicago native de Lafayette dans l’Indiana, par une expé- . Le natif de Birmingham a réactivé en 2014 son fourre-tout sans âme, au contraire. rience liée à sa perception des couleurs, devenue un beau tandem créé en 1988 (et interrompu en 2002) avec G.C. Green, Msairi Zawose est le ils de feu Hukwe Zawose, poly-instrumen- jour plus vive, sans raison apparente. bassiste aux cordes aussi rêches que des câbles rouillés. tiste et chanteur tanzanien dont les albums ont été publiés par le Le changement et ses conséquences sont au cœur de Entre-temps, Broadrick a pu laisser libre cours à ses passions plus label Real World de Peter Gabriel. L’ultime création de Hukwe Circuit des Yeux depuis le début. Haley Fohr est passée par électroniques, dub ou expérimentales, voire pop, sous diverses iden- Zawose, Assembly (2002), était une tentative plus ou moins heu- des phases de composition expérimentales pour se tités (l’une de ses dernières sorties fut une collaboration entre son reuse de mélanger sa voix d’exception à des beats electro et à la rapprocher progressivement de la pop en la déconstruisant, projet Jesu et le groupe Sun Kil Moon du songwriter Mark Kozelek). guitare de Michael Brook, collaborateur de Brian Eno, U2 et David en l’étirant en drones magnétiques, en complaintes vibrantes, Après un EP et un album publiés il y a trois ans pour huiler les Sylvian. C’est un chemin similaire que suit aujourd’hui Msairi tournant autour de ses mélodies pour en extraire toute la rouages, renoue pour de bon avec l’esthétique radicale du Zawose mais avec beaucoup plus de réussite, dessinant des perspec- substance, sans artiices. Son premier atout est sa voix de Godlesh originel. Celle d’une fusion homme-machine apocalyp- tives palpitantes pour l’avenir des hybridations entre traditions ténor que d’aucuns comparent à celle du chanteur andro- tique, excroissante aberrante d’un progrès désincarné, en réso- africaines et musique électronique. gyne Antony, mais qui fait aussi songer parfois à Annie nance avec l’aliénation et la sidération produites par la mécanique Sur Uhamiaji – «immigration» en swahili –, on entend du lamel- Lennox (Eurythmics). implacable des sociétés modernes. lophone (piano à pouce), du marimba, des percussions, du luth tra- Sans doute parce qu’au piano répétitif et aux psalmo- Perte de sens, prédation généralisée, prophéties auto-réalisa- ditionnel ndogo, des sons électroniques, des chœurs (féminins ou dies de «Philo» répondent les plus extravertis et sédui- trices dont Godlesh, au conluent du rock bruitiste et de la musique mixtes, parfois séquencés en boucles répétitives) et des cuivres qui sants «Brainshift» et «Black Fly», teintés de soul et de électronique post-industrielle (boîte à rythme fracassante, sirènes, interviennent avec parcimonie – souvent une trompette solo. blues. Le timbre souple et profond de Haley Fohr y fait boucles obsédantes), incarne le hideux pendant musical. Hideux? Jamais étouffant, optant pour une épure chatoyante, le disque courir le frisson. «Geyser» distille un climat onirique – la Fascinant, honnête dans sa transcription des craintes et angoisses nous entraîne irrémédiablement en terre inconnue. Enregistré narratrice y évoque une nuit d’étrangeté qui l’a vue tenir que son discours, en réalité, transcende.Si Post Self souffre d’une entre Londres et Bagamoyo sur la côte tanzanienne, il résulte de la la main d’un fantôme tandis que «les mots coulaient entame trop prévisible, comme s’il fallait poser des repères, passés collaboration entre Msairi Zawose et Sam Jones, directeur de la comme du vin espagnol», l’aube riche de nouvelles pers- les trois premiers titres, Godlesh ne fait pas de quartier. Planquée plateforme collaborative Sound Thread. A leur manière, trépidante pectives. «Falling Blonde», duo pour voix et nappes syn- sous le vacarme, en in de parcours, une mélodie éthérée («The In- («Chibitenyi») ou méditative («Malugaro»), ces treize titres com- thétiques, clôt magnifiquement ce disque singulier, beau inite End») suggère le bout du tunnel, trace une perspective. Mais posent un disque éclectique et hypnotique, qui tranche tant avec la et généreux. RMR pour y arriver, il faut traverser un champ de ruines. Les vestiges y world music calibrée qu’avec les rythmes urbains plus pulsants sont parfois déigurés («Be God», «Pre Self»), parfois sublimes («The destinés au clubbing. RODERIC MOUNIR Cyclic End»). RMR Circuit des Yeux, Reaching for Indigo, City Slang Msairi Zawose, Uhamiaji, Soundwave Records En concert le 6 février à Antigel (Genève) Godlesh, Post Self, Avalanche Recordings