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VENDREDI 8 JUILLET 2005 La lumière noire de Manchette Les écrits romanesques de Jean-Patrick Manchette (1942-1995) sont rassemblés en un volume dans la collection « Quarto ». L’occasion de plonger au cœur de l’œuvre de celui qui fit entrer la critique sociale dans l’univers du roman noir a Christian Oster

ean-Patrick Manchette est tant, poignant et, je tiens à le répé- il en parle très bien. Manchette né en 1942, il est mort scan- ter, drôle. Le tueur est amoureux, peintre de la nature, je n’en ai pas daleusement tôt, en 1995. il est éconduit, il tue avec effica- beaucoup entendu parler sous cet Dans les années 1970, il a cité et froideur. « Je dois tra- angle. Pourtant, dans plusieurs J fait entrer dans le roman vailler ! », proteste-t-il dans le livres, c’est évident, il sait se servir noir français de frappants début du livre, et on le comprend, des arbres, des plantes, il évoque éléments de critique sociale. Mais, il s’exprime avec sincérité, il a des combes, des vallées en auge, surtout, il est entré, lui, en litté- besoin de tuer pour vivre, si on des surplombs vertigineux. « Plas- rature. Aujourd’hui, notamment avait les moyens, on l’embauche- tiquement, c’était fort romantique. pour quelques uns d’entre nous rait. On l’aime. Pourtant, à propos Du point de vue de Gerfaut c’était qui lui devons d’avoir, en le lisant, d’autres tueurs, parfaitement san- la merde totale » (Le Petit Bleu). beaucoup appris à écrire, c’est un J’aurais aussi bien pu citer une des- classique, à savoir un auteur tou- cription. Il y en a de superbes. Et jours extrêmement moderne. Et C’est le contraire du d’économes, toujours. jubilatoire. Et vivant. La nature, chez Manchette, est Sur la quatrième de couverture suspense hitchcokien. évidemment le cadre d’une entre- du « Quarto » qui rassemble ses prise de survie. La Julie de Ô din- dix romans noirs, on apprend que La violence gos, ô châteaux comme le Gerfaut des extraits d’un journal inédit du Petit Bleu y fuient des tueurs. introduisent chaque roman. En n’est pas précédée Parfois l’on s’y installe. On y est tout cas, moi, j’apprends que Man- éventuellement recueilli. Et l’on chette écrivait un journal. Où trou- par ses signes. Quoi vit en dehors du monde, comme vait-il le temps ? Manchette était dans une robinsonnade, et pour- submergé de commandes, de pro- de plus inoffensif tant le monde vous rattrape. On jets de scénarios, de travaux de retourne en ville, on tue pour ne traduction, de programmes de lec- qu’une virgule ? pas être tué. Les vacances n’ont tures, et, de temps en temps, il qu’un temps. écrivait un roman de Jean-Patrick On ne se méfie pas. Magnifique retrait hors du Manchette. Il travaillait de plus en monde, aussi, mais pas en France, plus, et ses romans, excellents dès guinaires et cruels, il déclare : «Je ni même en Europe, dans La Prin- le départ, rares vers la fin, deve- suis comme eux. Pas seulement. cesse du sang. Ivory Pearl veut naient des joyaux. Et il écrivait Mais je suis comme eux. » Ben oui. s’isoler pour un an, faire des pho- toujours son journal. Plutôt un C’est aussi un roman très noir. tos. Des pages entières vont ainsi, journal littéraire, si j’en crois les Désespérant même. Et où l’on dans un cadre sauvage, Man- extraits. Enfin, voilà encore un apprend que le désespoir peut ren- chette a dû se documenter, c’est texte de Manchette qui, sem- dre heureux. très impressionnant parce que ça ble-t-il, est à paraître. Tant mieux. C’est à cause de la beauté. C’est ne se voit pas et qu’autrement, évi-

Dans les extraits de ce journal, tardi/les humanoïdes associés la beauté qui rend heureux. Il y en demment, c’est impossible. C’est on apprend comment écrire un Vignettes extraites du « Petit Bleu de la côte Ouest » de Manchette, illustré par Tardi, à paraître en septembre 2005 a partout dans l’œuvre de Man- tout ce début de roman, et tout le roman de Jean-Patrick Man- (éd. Les Humanoïdes associés) chette. Ses tueuses aussi sont projet, du reste, qui impressionne. chette. Ça n’a pas l’air simple. magnifiques. Il y en a même une, D’une grande complexité. Avec Parfois, tout de même, on a l’im- dans Ô dingos, ô châteaux, qui toujours ces ruptures de ton, cette pression que ça marche bien. On Manchette n’est jamais lent, quand la violence surgit, on ne l’a Des gens sympathiques nous tom- n’est pas belle. Manchette s’offre rythmique impeccable, cette est content pour nous. On est même s’il est parfois persuadé du pas vue venir : « Nénesse les bent dans les bras, morts. On ne tous les luxes. La tueuse de Fatale, volonté d’invention qui n’oublie content pour la littérature, aussi, contraire. « Il ne faut pas rester accueillit dans l’entrée du pavillon. sait pas quoi en faire. Heureuse- elle, est belle. Elle est folle, com- jamais la nécessité de la justesse. parce qu’avec Manchette c’est la trop longtemps sans tuer quel- Depuis la veille, il ne s’était manifes- ment, Manchette est là, il ne nous me l’autre. Elle tue des bourgeois, Avec une ouverture de champ sur littérature qui avance. Une littéra- qu’un », mentionne-t-il dans son tement ni rasé, ni lavé. (…) Il sentait laisse pas seuls avec notre peine. comme il convient dans une la politique internationale, sur ture efficace, élégante, économe, journal. Certes. Nous voulons des mauvais, il sentait le saucisson, il Bien sûr, il ne nous console pas. Il œuvre consacrée explicitement à l’art, sur la photographie, sur le noire, drôle, sensible. Sensible ? meurtres. Nous aimons ceci : tenait pointé devant lui un fusil Tar- écrit. Il continue son livre. Il nous la critique sociale – critique dont cinéma hollywoodien et des préci- « Je me demande comment je vais « … un petit sphéroïde d’os écrasé, zan à canon scié » (Ô dingos, ô châ- reprend en main. Il ne faut pas Nada est l’illustration frontale, si sions sur les mouvements révolu- me tirer d’une histoire d’amour », de chair en bouillie, de morceaux teaux). C’est le contraire du sus- traîner, de toute façon. Les tueurs l’on préfère un accès direct. Mais tionnaires depuis la Libération qui écrit Manchette à propos du Petit de bronches, de sang en aérosol et pense hitchcokien. La violence sont partout. Fuyons. Là, pendant la subtilité de la chose, c’est donnent le vertige. Ce roman, Bleu de la côte Ouest. Il s’en tire d’air comprimé, ainsi que la balle n’est pas précédée par ses signes. quelques lignes, c’est sa langue qu’elle tue pour l’argent. Et sur- Manchette n’a pas eu le loisir de bien, même s’il y a « vraiment dum-dum qui poussait le tout Quoi de plus inoffensif qu’une vir- qui nous tient. Et la suite de l’his- tout qu’elle se trompe de cible, l’achever. La dernière phrase est trente pages durant lesquelles on devant soi, sortirent brusquement gule ? On ne se méfie pas. toire. On oublie. Dans le même parce qu’elle tue un homme sym- celle-ci : « Et il commença d’y met- ne sait plus si c’est un roman noir ». de son dos » (Le Petit Bleu de la En revanche, je me souviens livre, d’ailleurs, un peu plus tard, pathique, qui n’est même pas un tre plus de temps que nécessaire. » Pour moi, en tout cas, c’est un côte Ouest). Ou ceci : « Attendez, d’un passage de suspense typique, il nous fait rire. Sur deux, trois bourgeois. C’est un hobereau Il écrivait aussi, dans Le Petit Bleu : roman noir. Mais c’est aussi un dit le baron en s’élançant à sa suite. dans La Position du tireur couché. pages, moi, en tout cas, je le jure désargenté et excentrique, et à un « La lumière du matin était assez roman. C’est ma façon de phago- Vous êtes une personne terrible- Un type est ligoté debout, le pied devant Dieu, j’ai ri comme rare- moment, il a une balle dans le belle, pour ceux qui aiment ça. » cyter l’œuvre de Jean-Patrick Man- ment négative et belle » (Fatale). appuyé sur le détonateur enclen- ment face à un livre ouvert. Bref, crâne, qu’elle lui a tirée, et il n’est J’aurais voulu savoir ce qu’il en chette. Il n’aurait peut-être pas De toutes façons, quand il n’y a ché d’une mine. S’il lève le pied, c’est sublime. pas mort, alors ils discutent. C’est pensait vraiment. aimé. pas d’action, au sens où le genre ça explose. Sa jambe tremble. Son La Position du tireur couché est ce qui est beau. Ce qui est triste, C’est comme Fatale. La « Série le réclame, Manchette compense sauveur survient, libère le type, peut-être le roman le plus abouti c’est qu’il meurt. Là aussi, c’est ROMANS NOIRS noire » le lui a refusé, Fatale est par la concision et l’économie. Il arrive à bloquer le détonateur. On de Manchette. Et peut-être aussi assez désespérant. de Jean-Patrick Manchette paru dans la collection « Blan- le sait, il écrit qu’il doit le faire respire. On a tort. Ça finit quand le meilleur. C’est l’histoire pathéti- Heureusement que Manchette Gallimard, « Quarto », che ». Pourtant, c’est un roman dans son journal, il le fait. Et ça même mal. C’est le côté très noir que d’un tueur rangé qui doit nous fait voyager. En France, sur- 1 344 pages, 119 ill., 26,90 ¤. noir. Très noir. Et pas lent du tout. marche. On ne s’ennuie jamais. Et de Manchette. C’est attristant. reprendre du service. C’est hale- tout. Il déteste la montagne, mais

APARTÉ mystique à ce périple moderne, ils n’oublient époux illustre au dessin, au pastel comme à Les commentaires sur la table, les spectacles, DOMINIQUE pas d’être de leur temps puisqu’ils choisis- l’aquarelle, de commenter : « Il est mer- les jardins et l’architecture traduisent un sent, comme pour leur « Chaucer Tour », d’en- veilleux de voir la sollicitude des amis pour pré- même plaisir de la découverte, que pimen- fourcher l’un de ces tricycles qui révolution- voir les désagréments à votre place et leur tent les remarques – suscitées par la drôle de SYLVAIN nent alors le transport individuel. Emanci- empressement à vous les énumérer ! » Ne machine – d’une abbesse inquiète, finale- Un cycle pant la femme, libérée de l’embarras des comptons pas sur elle pour relever les tracas ment amadouée par le but du pèlerinage et robes longues et du soupçon d’immoralité du voyage. par une aumône aux orphelins de Florence, à que lui faisaient jusque-là encourir les postu- Une côte raide et longue, une chaussée ce moine croisé aux portes d’Assise dont la res acrobatiques de la draisienne ou du malaisée, un engin peu maniable quand on grimace de désapprobation aurait fait souri- LA FILLE épique grand bi, le vélocipède s’affiche tout juste est lourdement chargé ? « Nous n’étions pas re saint François, selon notre témoin. comme un moyen de locomotion à part entiè- là pour battre des records de temps ou de A l’heure où la France vit au rythme de la DU SAMOURAÏ re dont les industriels pressentent l’avenir vitesse, ni pour faire de la réclame ambu- Grande Boucle et de l’exploit annoncé de POUR LEUR VOYAGE DE NOCES, en 1884, radieux. Quand les Pennell quittent Londres lante. » Un arrêt chez le forgeron, qui en hom- Lance Armstrong, il est savoureux de rappe- « Les personnages sont les époux Pennell choisirent de refaire le pèle- « à bord » du Cripper de Humbert, l’un des mage à ce « cheval moderne » répare gracieu- ler que deux de ses compatriotes – partagés vivants et sensuels (…), rinage décrit par Chaucer, cinq siècles plus modèles les plus populaires d’un marché qui sement un porte-bagages qui ballotte à entre le goût de la performance, qu’ils mini- le ton reste toujours plus tôt, dans ses Contes de Canterbury. Tous explose, il n’est pas jusqu’à la reine Victoria l’arrière, est prétexte à libations ; même misent, et la révérence culturelle, d’une fer- proche des comédies deux citoyens américains – Elizabeth est criti- qui ne possède le sien ! quand le vélocipède, lancé à 30 km/h, verse veur quasi mystique, dont ils font le plus britanniques qui, comme que d’art, Joseph illustrateur, et c’est pour les Il faut pourtant, à en croire leurs amis, une dans le fossé, par la faute d’un berger qui ne grand cas – conjuguaient il y a cent vingt ans The Full Monty, traitent avec besoins du Century Magazine qu’ils se sont bonne dose d’inconscience, sinon de folie, au tient pas ses moutons, l’incident s’éteint vite sport et culture avec une sobre témérité dont humour de sujets graves. » rencontrés –, les jeunes mariés vouent à la couple d’excentriques américains, qui fré- en imprécation, « passible même de prison les lithographies de Joseph, au charme déli- culture du Vieux Continent, de l’Antiquité à quentent Stevenson et Bernard Shaw, pour dans certaines villes », s’alarme la narratrice… cieusement suranné, taisent la modernité. Gérard Meudal la Renaissance, une telle passion qu’ils déci- affronter les routes de Toscane et d’Ombrie, Cependant, si la bonhomie ne perd jamais Inventant là un nouvel art de voyager. Le Monde dent, deux ans plus tard, de partir en Italie réputées pour leur rusticité, leur entretien ses droits, c’est que les Pennell ont une curio- Philippe-Jean Catinchi sur les traces de Trollope et Hawthorne, pour douteux, la frugalité des gîtes d’étape, l’insa- sité égale pour les cités qu’ils visitent (eux rallier Florence à Rome. Mais si la lecture du lubrité des contrées traversées (la crainte de s’extasient, en esthètes, devant des remparts (1) L’Italie à vélocipède, d’Elizabeth Robbins- ÉDITIONS Pilgrim’s Progress, populaire parabole puritai- la malaria, le spectre du choléra !), la menace ruinés de Buonconvento, quand le padrone Pennell, illustré par Joseph Pennell, traduit de ne de John Bunyan, les inspire, la promesse insistante des brigands enfin… de la trattoria s’emporte : « Ils ne seraient l’anglais (Etats-Unis) par Matthieu Mas, éd. du salut au terme d’un parcours initiatique Mais rien ne les arrête. Et Elizabeth, qui d’aucune utilité en cas de guerre ») et pour les Desjonquères/La Fosse aux ours, « Via fillun- semé d’embûches donnant une résonance tient la chronique (1) d’une épopée que son V iviane H amy gens qu’ils croisent, indigènes ou touristes. go », 160 p., 17 ¤. II/LE MONDE/VENDREDI 8 JUILLET 2005 LITTÉRATURES Petites et grandes histoires de femmes Cette année, de nombreuses héroïnes, venues de plus ou moins loin dans l’espace et le temps, font concurrence aux héros masculins, réels ou imaginaires, qui peuplent les romans d’été

haque été, à la floraison des Agnès Sorel livres destinés au farniente (1422-1460), C sur la plage – une définition maîtresse EXTRAIT d’ailleurs assez péjorative qu’ils ne du roi méritent pas tous –, il nous est don- Charles VII - Et tu ne nous disais rien ! Petite cachottière ! né de découvrir des héros tirés de - Vous voulez la voir ? la réalité ou imaginés. Cette - Je pense bien ! année, de nombreuses héroïnes Tout en suivant son hôtesse, la marquise poursuivit avec exubé- leur font concurrence. Sans aller rance : « Enfin ! Je me demandais quand tu referais ta véranda ! Est- jusqu’à un calcul précis quant à la ce que tu réalises que toute la Martinique avait les yeux fixés sur toi, parité, ces dames l’emportent, se demandant si tu allais continuer ? Tu sais comment sont les gens. venues de plus ou moins loin dans Ils faisaient des ! Je peux bien te le dire, maintenant : la plupart l’espace et le temps. pensaient que tu n'aurais pas ce courage. C'est fini, disaient-ils. Après Ainsi peut-on aller de Néfertiti à avoir tout perdu, elle ne recommencera pas. “Vous ne connaissez pas Elisabeth II en découvrant la reine Iris comme je la connais”, leur disais-je. Ah ! c'est Mme de Bègue qui va antique du roman miraculeuse- être mortifiée ! Cette mijaurée s'est crue capable de prendre ta sui- ment retrouvé de Pierre Boule te ! Elle voulait créer sa propre véranda, tu imagines un peu ! Nous (L’Archéologue et le mystère de allons faire un grand bankoulélé pour pendre la crémaillère ; j'espère Néfertiti, Le Cherche Midi, 212 p., qu'elle est aussi belle qu'avant ? Tout le pays en sera baba » (La 13 ¤), où, sur fond d’égyptologie, Véranda créole, de Marie-Reine de Jaham, p. 325). se développe une intrigue policiè- re, avant d’écouter une reine de nos jours que Jacqueline Monsi- tröm, Lalie, venue de Bretagne, la viole. Il déserte l’armée gny et Frank Bertrand (Moi, Elisa- tente de refaire sa vie. Une gageu- qu’Odion lance contre les Iro- beth II, reine d’Angleterre, éd. re quand on a 25 ans, qu’on lutte quois, et disparaît – plus tard, il se Michel Lafon, 370 p., 19 ¤) font contre l’esclavage et que, malgré demandera si, à cause de lui, Anne parler de savoureuse façon avec, un viol subi dans l’adolescence, on n’a pas « un enfant conçu dans le sur des sujets délicats, des repar- découvre la passion amoureuse. péché ». Ce ne pourrait être qu’un ties qui ne manquent pas d’hu- De ce défi, l’auteur construit un roman d’amour, et il y a sa place, mour. récit dont le constant intérêt tient mais c’est surtout une fresque qui, Entre ces deux majestés, se glis- à son style de narration et à sa sans abuser du folklore, fait revi- sent les reines de Patrick de Carolis connaissance de l’histoire et des vre une noblesse et un petit peuple (Les Demoiselles de Provence, Plon, lieux décrits, qui donnent à ses per- pris dans les joies et peines d’un 434 p., 21 ¤) : à partir de leur vie sonnages une présence un peu pays en gestation. Un dépayse- publique et de leur intimité, l’auteur plus que romanesque, et au décor ment pour un bonheur de lecture. a bâti un tumultueux roman-fleuve, une sensualité qui leur fait écho. Iris, Lalie, Petite Plume… que de où l’érudition ne coupe jamais les Lalie, création de l’imagination, détresses ! Qu’on ne s’y trompe ailes à la vivacité de la narration. De devient l’image des Lalie réelles de pas. Les drames n’empêchent pas son côté, Régine Deforges (La Hire cette page de l’histoire de la Loui- l’ironie, une verve critique, voire ou la colère de Jehanne, Fayard, siane française où elles espéraient un peu d’humour. Livia et la Han- 466 p., 22 ¤) donne le plus luxuriant le bonheur d’une paisible vie de nah de Theresa Révay (Livia Gran- et le plus exubérant de son imagina- famille. di ou le Souffle du destin, Belfond, tion pour des aventures où passion 348 p., 19 ¤) opposent passion et des armes et passion des cœurs « filles du roy » espoir aux calamités qui leur vien- agressent une irritable Pucelle. On Avec Françoise Lepeltier (Mar- nent des hommes et des événe- aurait garde d’oublier vingt-cinq guerite et la Nouvelle France, Plon, ments sur fond de secret du « verre dames dont Pascal Arnoux (Favori- 320 p., 20 ¤), on ne quitte pas chiaroscùro » de Murano. tes et « dames de cœur », éd. du l’Amérique. Celle du Nord quand En faisant se rencontrer deux Rocher, 326 p., 18,90 ¤) rappelle une partie du Canada s’appelait familles, les Grandi en conflit d’hé- qu’elles ont influencé l’Histoire en Nouvelle-France. Colbert y ritage et les Wolf chassés de leur brossant d’excellents portraits, envoyait des « Filles du Roy », maison – en 1945, les Allemands d’Agnès Sorel, dite « la Dame de c’est-à-dire des jeunes femmes des- des Sudètes sont d’abord placés Beauté », à Marguerite Steinheil, tinées à ce qu’on peut appeler des dans des camps –, Theresa Révay collection g. dagli orti dite « la Pompe funèbre » pour mariages de repeuplement. Petite maîtrise deux sagas qui se relient avoir eu un président de la Républi- Plume, « c’te sauvagesse, c’te grai- quand Livia et le frère d’Hannah que mort dans ses bras. te des esprits et aux cataclysmes Lalie Cormier est contemporai- émigrés, Indiens, soldatesque espa- ne d’ivraie », pour moitié de sang forment une seule famille. C’est là de la nature, entre la cruauté et la ne et un peu sœur en destinée gnole s’affrontent, cependant que iroquois, et baptisée du prénom l’œuvre passionnante d’une révoltée pacifique misère, le destin d’Iris, qui a créé d’Iris. En évoquant la Louisiane, des descendants de Français en chrétien Anne, est adoptée et éle- romancière qui ne manque pas de Ces grandes dames et demoi- une « véranda », c’est-à-dire un Alain Dubos (La Plantation de Bois- veulent à la France, qui « s’est vée par Marie-Angélique de Thal souffle pour nous initier à l’art de selles ont des vies que marque l’ex- lieu pour réunir l’élite créole, bas- Joli, Presses de la Cité, 552 p., débarrassée de son empire d’Améri- des Saugeaies. Elle en épouse le Murano et faire revivre une page ception. Toutefois, pour une belle cule. Il serait dommage de dire ici 20,50 ¤) met lui aussi en scène un que comme une fille-à-la-cassette fils, Odion, bien qu’elle aime d’histoire assez méconnue. histoire, point n’est besoin d’une de quel côté. monde disparate. Autochtones, de son pucelage ». Dans ce maels- Réjean. Fou de ce mariage, celui-ci Pierre-Robert Leclercq princesse ou de la maîtresse d’un prince. Celle, par exemple d’Iris, surnommée « Moitié d’femm ». En lui choisissant pour époux un planteur de la Martinique – il faut assurer la descendance des pion- La légende de Zorro niers –, Mme de Maintenon lui avait dit : « Où que vous irez, ma fille, votre croix vous suivra », et la voici, ZORRO compagnie de Bernardo, son frère de lait, aima Juliana de Romeu, laquelle épousa le chaque genre, tel est le roman d’Isabel Allen- sur l’île lointaine, dans un monde d’Isabel Allende. sourd depuis qu’il a vu sa mère violée et corsaire qui les fit prisonniers quand ils fui- de, sans oublier l’art du portrait quand «le qui « se fige ». La situation, au Traduit de l’espagnol (Chili) assassinée. Ensemble, ils passent le rite ini- rent l’Espagne, Diego ayant défendu les fai- renard » sort « de l’ombre dans son superbe XVIIIe, est banale, mais Marie- par Alex et Nelly Lhermillier, tiatique de l’adolescence et Diego reçoit bles en participant à La Justice, une société costume, tout en noir, avec le chapeau, le mas- Reine de Jaham (La Véranda créo- Grasset, 460 p., 21,50 ¤. pour totem « el Zorro », le renard. Envoyé à secrète. Cette défense de l’opprimé, il la pour- que et la moustache, la cape jetée sur l’épaule le, éd. Anne Carrière, 480 p., 20 ¤), Barcelone pour y parfaire son éducation, il y suit en Californie où son père est accusé de (…) le fouet enroulé à la ceinture ». Traité com- en faisant de son héroïne une uand Regina, de son nom guerrier arrive quand Napoléon donne le trône d’Es- trahir la cause espagnole et où se peaufine sa me une biographie, le récit est fait par la sœur révoltée pacifique, peint un uni- Tête-de-Loup-Gris, accouche de pagne à son frère Joseph. double personnalité, Diego, « élégant, manié- de Juliana, Isabel. Elle raconte son héros vers où « békés, nègres et mulâ- Diego, fils d’Alejandro de La Vega, ré, hypocondriaque », et Zorro l’audacieux, le entouré de personnages qui dépendent à la Q défense des opprimés tres » côtoient les fonctionnaires, elle ne peut imaginer la vie qui héros célébré dans soixante-huit films, soit fois de leur caractère propre et des soubre- les riches planteurs, les flibustiers, attend ce nouveau venu à La Reina de Los « L’amour charnel est un aspect de la légen- treize de plus que Robin des bois, avec qui il a sauts de l’histoire qui, de 1790 à 1840, boule- tous désireux de « passer la barriè- Angeles. Pour avoir bien servi la couronne de de Zorro que lui-même ne m’a pas autorisée une certaine parenté. versèrent la France, l’Espagne et la Californie re », c’est-à-dire d’accéder à la pro- d’Espagne, Alejandro est devenu propriétai- à divulguer. » L’indiscrète qui fait cette révéla- D’aventures, d’amour, historique, tous ces de Diego, « un enfant des deux mondes ». motion sociale. Exposée à la révol- re terrien en Californie. Diego grandit en tion, nous apprend tout de même que Diego aspects marqués des qualités spécifiques à P.-R. L.

ZOOM

a LE CERCLE Ces règles composent une espèce part à la conquête de l’Algérie, y est me à son rêve de jeunesse. Yous- a LES AMANTS DE JUDÉE, accepte de se dire père de l’enfant. DE LA VIE. de livre de sagesse dont les échos « flamboyant » dans les batailles, sef, qui vit d’une ferme que lui ont de Danielle Pinault Danielle Pinault, en un récit des HISTOIRES ET se lisent ici sans ennui. D’un s’oppose à Abd El-Kader, le frère laissée de sympathiques paysans, A 15 ans, Sara est veuve de Dan, plus sobres, reconstitue une épo- SAGESSE DU intérêt toujours soutenu, entraî- ennemi. Promu général, ami de Fer- recueille l’enfant non sans s’expo- 18 ans, qui n’a pu lui donner d’en- que et renouvelle, au pays de PEUPLE SIOUX, nant comme un bon roman, ins- dinand de Lesseps, il vit à Paris où ser aux ragots de certaines gens du fant. Suivant la tradition, c’est Judée, l’éternelle histoire de de Joseph tructif comme un essai au style il se fait baptiser. Amours dans l’es- village, et une amitié se crée entre Uriel, le frère de Dan, qui devra Roméo et Juliette, en y ajoutant la Marshal III clair, on se passionne à suivre les prit des Mille et Une Nuits, conquê- le vieil homme qui a connu le rejet assurer la descendance. Mais il n’a note de la xénophobie et de la Quel livre éton- aventures et les existences de Nua- te militaire, drame de famille – de paysans au « racisme imbéci- que 15 ans. En attendant de pou- haine née de l’occupation d’une nant ! A la fois ge Rouge, Femme Maïs, Jambe sous le Second Empire, la femme le » et le gamin qui découvre la vie voir être unie à Uriel, Sara retour- troupe étrangère. P.-R. L. autobiographie, Torse, Qui-Est-Pressé et autres de Yousouf régente trop les de la campagne comme s’il arrivait ne chez ses parents, à Jéricho. Sur Plon, 290 p., 17 ¤. Marshal III ra- Yeux de Loup. P.-R. L. « dames patronnesses d’Alger » –, sur une autre planète. Ce que l’on la route, elle rencontre un blessé, contant sa vie depuis qu’à l’école Traduit de l’anglais (Etats-Unis) l’histoire de Yousouf est aussi celle peut qualifier de « roman rural » et s’en occupe bien qu’il soit inter- primaire il devait supporter « les par Renaud Morin, Albin Michel, de la naissance de l’Algérie. Geor- est un genre aux sujets générale- dit de toucher « un circoncis, un insultes anti-indiennes », et biogra- 250 p., 20 ¤. ges Fleury traduit les complexités ment peu variés. Avec le personna- fils de ce peuple détesté ». Il s’agit, phie, son récit rapportant égale- des événements à travers son étin- ge de Julien, Didier Cornaille réus- en effet de Licinius, un légionnaire ment la vie d’un peuple que nous a YOUSOUF LE FLAMBOYANT, celant personnage, qui, arabe et sit une composition d’une com- romain, attaqué alors qu’il était limitons souvent à nos souvenirs de Georges Fleury général français, a « l’âme entre plexité qu’il sait rendre claire en porteur d’un message. de western. Les deux histoires La princesse Pauline, sœur de deux mondes ». Un bien beau mêlant parfaitement la situation Malgré son entourage, Sara le soi- ainsi confondues réservent bien Napoléon, a veillé sur l’enfance de roman historique. P.-R. L. d’un harki pour qui la France n’a gne. Sous le règne du roi Hérode, des surprises tant par les anecdo- Yousouf qu’elle prénomme Giusep- Flammarion, 420 p., 21 ¤. été longtemps qu’une « grande c’est quelque chose comme une tes, tantôt graves, tantôt pleines pe. Yousouf est vendu au bey de carte pleine de couleurs suspendue trahison, qui prend une autre d’humour, que par l’approche de Tunis. D’esclave, il accède au poste a LES GENS DU PAYS, au mur de l’école », les désarrois ampleur quand, entre les deux jeu- la culture des Sioux, dont « la vie a d’adjoint du trésorier et vit un fol de Didier Cornaille d’un enfant et la condition sociale nes gens, la compassion, la recon- été à jamais bouleversée par l’arri- amour avec Kabira. Mais, petite- Julien, qui a 10 ans et une mère du retour à la terre moins facile naissance et l’amitié font naître vée des Européens », ce qui ne les a fille du bey, elle est mariée à un peu attentive, part à l’aventure que ne le pensait un citadin des l’amour. Quand Sara est enceinte pas empêchés de garder, et jus- autre, et Yousouf s’enfuit. En Fran- pour retrouver son père qui, dans années 1970. P.-R. L. de Lucinius, celui-ci est exécuté. qu’à nos jours, une ligne de vie. ce, il s’engage dans l’armée, prend le Morvan, continue à donner for- Albin Michel, 330 p., 19,50 ¤. Uriel qui fit un séjour près de Sara LE MONDE/VENDREDI 8 JUILLET 2005/III LITTÉRATURES Dans la peau d’un juge Tim Parks s’introduit dans la tête d’un homme de loi. Et évoque subtilement l’imperfection de la justice des hommes

DOUBLE VIE de sentiers tortueux – l’esprit ment ? « Pourquoi est-ce que je me (Judge Savage), humain et son inépuisable fabri- sens obligé de rire systématiquement De Tim Parks. que de complications. quand je rencontre quelqu’un ? », Traduit de l’anglais Les romanciers sont les cartogra- se demande incidemment Savage, par Jean-Yves Le Disez, phes de ces trajectoires secrètes, en plein milieu d’une conversation Actes Sud, 362 p., 23,80 ¤. embrouillées, que la loi ne prend professionnelle avec un avocat. pas toujours en compte. Et Tim ’est fou ce qui peut passer Parks encore plus qu’un autre, qui caisse de résonance par la tête d’un juge, pen- s’infiltre jusque dans les plus petits Rien de tout cela n’est appuyé, C dant une audience. Des cho- replis de la tête du juge Daniel démontré, explicité. Simplement, ses profondes et des sornettes, des Savage. Un véritable labyrinthe, Tim Parks emmène son lecteur à idées abracadabrantes et des passa- cette tête, dont le propriétaire est, l’endroit exact où la pratique ges du code civil, des considéra- si l’on peut dire, à la fois juge et s’écarte de la norme, où ce qui est tions pratiques et des météorites partie : homme de droit, fraîche- simplement humain (et souvent de désespoir : tout un fatras de ment nommé au poste enviable de incorrect) se démarque de ce qui pensées plus ou moins nobles, plus juge à la Crown Court, Savage est est permis, légal. Et où l’individuel ou moins cohérentes, qui ne sont embarqué dans les retombées fait la pièce aux règles admises par pas seulement les sécrétions natu- d’une ancienne histoire d’adultère la collectivité – autrement dit, à l’in- relles du cerveau, mais sa matière qui lui vaut quelques mauvaises térieur de l’homme : un endroit leonard cendamo/grazia neri première et celle de la vie même. fractures, des semaines d’hôpital tumultueux, où l’ordre ne parvient Tim Parks, en 2005 Cette vie que Tim Parks, écrivain et des fréquentations dangereuses. jamais à régner tout à fait. Bien britannique en vue, tout juste quin- Et ce n’est pas tout : il y a aussi la que le roman ne soit pas écrit à la quagénaire et finaliste du Booker gestion difficile d’une fille adoles- première personne, Daniel Savage des Savage, qui sort de terre en croisent ou se télescopent dans un être humain, peuplé d’une quanti- Prize pour ce livre, cherche à cap- cente en rupture de ban, des rela- est la caisse de résonance du mon- même temps que le récit. Aussi le brouhaha infernal : les amis, les té de désirs, de passions et de ten- ter par l’intermédiaire de son per- tions conjugales pas aussi sereines de extérieur : c’est par le filtre de livre ne comprend-il aucun dialo- accusés, la famille, les souvenirs, sions contradictoires. « Qui vous sonnage. En s’introduisant dans qu’il le souhaiterait et une grande ses sentiments, de ses appréhen- gue matérialisé comme tel par des les remords, les avocats, les soucis êtes ? », demande à Daniel Savage l’existence d’un homme de loi, le amitié pourrie par la jalousie. Sans sions, de ses rêveries que le lecteur tirets ou des passages à la ligne. domestiques, tout se mêle d’une une voix anonyme au téléphone. juge Savage, Tim Parks montre parler de son propre tempéra- accède à la réalité (ou à ce qu’il en Contrairement à ce qui se pro- manière pourtant très structurée, Angoissante question à laquelle le avec subtilité que la justice des ment, qui le tracasse par intermit- reste, une fois passé ce tamis). Or duit dans un tribunal, où les diffé- même si l’ensemble comporte des roman de Tim Parks montre que hommes est pleine de trous. Com- tences : serait-il influençable ? Son cet intérieur est tourmenté, cour- rentes parties interviennent à tour longueurs. « Le chaos » menace, et toute réponse définitive serait une me la plupart des conventions statut d’enfant adoptif, noir dans be, absolument pas structuré com- de rôle, des voix s’entrechoquent pas seulement les individus simple approximation, exactement sociales, la loi plaque des itinérai- un monde de Blancs, ne le pousse- me les paragraphes d’un livre de dans la tête de Daniel Savage. Et confrontés à la violence, ou ceux comme le sont les jugements por- res parfaitement tracés, rectili- rait-il pas à se montrer plus conci- droit, ou comme les pièces bien là, plus de juge pour arbitrer entre qui se sont mis hors-la-loi : Daniel tés dans les tribunaux. gnes, sur un fouillis d’impasses ou liant qu’il n’a envie de l’être vrai- agencées de la nouvelle maison ces paroles et ces pensées qui se Savage aussi et comme lui chaque Raphaëlle Rérolle Boulgakov, satiriste décapant Merveilleux et désillusions Une brève anthologie de saynètes de l’auteur du « Maître et Marguerite » Un recueil de nouvelles de Francis Scott Fitzgerald

LA LOCOMOTIVE IVRE re avant la remise au pas stali- porosité entre les comportements UN DIAMANT GROS dans un classeur intitulé « Nouvel- « vivre là où de grandes choses se de Mikhaïl Boulgakov. nienne –, cette fresque fortement privés et publics qui s’ensuit… Le COMME LE RITZ les rejetées et démantibulées ». font », en épousant un Yankee. Elle Traduit du russe imbibée d’alcool transforme en far- moindre écart – un coq qui chante à (Short Stories) Prenez Gatsby le magnifique :le quitte la Georgie et ses lumières par Renata Lesnik, ce le quotidien le plus sordide. dix heures du soir –, et Boulgakov de Francis Scott Fitzgerald. roman est clairement en germe chaudes et humides, pour s’engouf- Ginkgo éd. [47, villa des Princes Qu’on en juge ! Un immeuble «à opte pour le bouffon ou le fantasti- Traduit de l’anglais (Etats-Unis) dans la nouvelle qui donne son frer dans l’hiver du Nord. Elle croit 92100 Boulogne], 192 p., 15 ¤. but lucratif », que Boulgakov habi- que, la satire tendre ou ironique. par Marie-Pierre Castelnau titre au recueil. Dans cette histoi- être amoureuse, mais ne peut ta, « colosse gris souris » qui s’allu- Eloge du mari qui bat sa femme ou et Bernard Willerval, re, le personnage principal, John empêcher la neige de former son es amateurs de Boulgakov mait le soir de ses cent soixante-dix du soûlard tenu pour un malade éd. Robert Laffont, T. Unger, est envoyé par ses linceul : « Elle aimait la chaleur, connaissent déjà nombre des fenêtres et flambe par la faute social, rien n’échappe à la griffe « Bibliothèque Pavillons », parents près de Boston, pour y l’été, le Sud. Ici, tout lui était étran- L récits composés par l’écrivain d’une vieille, consumée de chagrin ; d’un écrivain dont la survie dépend 840 p., 11,90 ¤. poursuivre ses études. Malgré ses ger, étranger… » Comme John, Sal- dans cette veine satirique qui lui un nepman qui, fatigué de s’acquit- de l’inspiration (« si je n’arrive plus à origines provinciales, il se lie d’ami- ly Carrol frôle la mort, et la réalité, assura très vite aussi sûrement un ter de taxes toujours plus lourdes, écrire, alors, inévitablement, ce sera es meilleures nouvelles de tié avec Percy Washington, fils de très vite, prend le pas sur le rêve. revenu minimum, d’autant plus finit par apporter au fisc la presse à le krach financier ») et qui redoute Fitzgerald (1896-1940) et cel- « l’homme le plus riche du mon- Difficultés amoureuses, pau- nécessaire qu’il renonçait alors à billets qui lui permet de faire face à la panne (lui qui court les rédac- L les qui, diffusées régulière- de ». Ils passeront les vacances vreté, alcool, jazz, dépression, l’exercice de la médecine, qu’une ce racket d’Etat ; une pièce désas- tions pour placer ses récits s’affole ment dans le Saturday Evening Post, d’été ensemble, dans le château splendeur de la fête et imminence défiance des pouvoirs publics. Près treuse (« la plus effrontée, la plus stu- d’obtenir une commande quand sa lui rapportèrent bien plus d’argent paternel, une demeure adossée à de l’échec… : c’est toute la vie de de deux cents de ces textes, donnés pide, la plus nulle », donc capable de cervelle est « toute petite, recroque- que toute autre production littérai- un diamant gigantesque. Flirtant Fitzgerald, mort précocement en à la presse, figuraient sous le titre remporter le prix qui permettra à villée, avec, en guise de circonvolu- re : ainsi sont présentés ces vingt- avec le merveilleux, Fitzgerald y 1940, qui se devine en filigrane Articles de variétés et récits son auteur de quitter l’ossète Vladi- tions, des fentes noires, coagulées. huit textes, rassemblés pour la pre- joue de ces va-et-vient qu’il affec- dans ces récits. Comme dans 1919-1927 dans l’un des volumes kavkaz (où Boulgakov composa jus- Morte »). mière fois, en 1951, par le critique tionne, entre rêve et désillusion : « C’est plus raisonnable », où les que la « Bibliothèque de la Pléia- tement en 1920 ses premières piè- Qu’on se rassure, jamais l’inspira- américain Malcolm Cowley et John s’envole vers la richesse et fiançailles rompues d’O’Kelly rap- de » consacra à l’auteur du Maître ces pour le théâtre local) pour la tion ne l’abandonne ni la nécessité aujourd’hui réédités en un seul volu- l’amour, pensant accomplir son pellent celles, retardées, de Fitzge- et Marguerite (1). géorgienne Tiflis ; une chasse subite ne dénature la palette d’un satiriste me sous ce titre d’Un diamant gros rêve d’ascension sociale, à moins rald avec la fantasque Zelda Sayre. La brève anthologie qu’en propo- aux malfaiteurs du service de sécuri- aussi drôle que mordant. comme le Ritz. que ce ne soit celui de ses parents. Le sentiment d’un « printemps sent les éditions Ginkgo offre une té d’une gare oubliée pour faire du Ph.-J. C. Tirées de plusieurs recueils des Mais les murs du château s’épais- enfui » habite cette histoire com- nouvelle chance à ces saynètes déca- chiffre et apaiser les doutes de la hié- années 1930, autobiographiques sissent jusqu’à priver peu à peu les me d’ailleurs presque toutes les pantes. Vision féroce de la société rarchie sur le zèle de l’équipe ; un (1) Signalons la singulière adaptation pour la plupart, elles « gardent intac- personnages de toute liberté… autres. Et ces nouvelles magnifi- russe, du communisme de guerre à aiguillage manœuvré par un noceur qu’en livrent Misha Zaslavsky et te la fraîcheur de l’émotion », remar- ques, échos de la ruine personnel- la NEP – Nouvelle Politique écono- embrumé et une locomotive, char- Askold Akishine, sélection des « gran- que Cowley dans son introduction. « printemps enfui » le et du malheur américain, ont la mique, parenthèse capitaliste éphé- gée par jeu de pochetron à la vodka, des scènes incontournables » du roman Elles sont aussi la matière vive de Même schéma dans « Le palais forme d’un éternel et douloureux mère, comme une transition idéolo- qui siffle et bloque la voie ferrée… (préface de Michel Parfenov, « Actes l’écrivain, une matière qu’il décou- de glace », où Sally Carrol Happer, adieu à la jeunesse. giquement fâcheuse mais nécessai- Une promiscuité éprouvante, la Sud BD », 144 p., 16 ¤). pe et dont il rassemble les chutes une jeune fille du Sud, espère Cécile de Corbière

Petits guides pour voyager, ou rêver, en littérature

PARTI PRIS

QUELLE QUE SOIT votre destination les montagnes et la mer. » Impossible ouverts au public. Soucieuse que les visi- balade, mais aussi Aragon, Céline, Marina dans le « Cuba littéraire : le paradis des estivale, soyez certains de trouver un écri- d’oublier Haïfa, pour séjourner dans le tes ne dispensent pas de lire, Evelyne Tsvetaeva, et tous ceux qui passaient par là menteurs », sixième chapitre du livre de vain au détour du chemin, au coin de la Hilton fictif du Portnoy de Philip Roth, Bloch-Dano, judicieusement, a ajouté un entre 1900 et 1945. Gérard de Cortanze, vous constatez que rue, dans une chambre d’hôtel. « L’hôtel avant de terminer le périple sur l’ultime abondant index où figurent les œuvres Enfin, si vous voulez voyager seulement vous n’avez jamais lu le « magique » Para- est une boîte de Pandore, dit Nathalie de phrase de Nathalie de Saint Phalle : « Cet- principales de chacun des écrivains cités. en chaise longue, de Cuba à Biarritz, de diso de José Lezama Lima, dites-vous bien Saint Phalle. C’est un endroit romanesque te fin, je la dédie à Francis Ponge, pension- Si vous avez un peu le tournis à l’idée New York à Bahia, de Budapest à Trouville, qu’il serait vraiment dommage de passer où le cheminement de l’imaginaire traverse naire du “Grand Hôtel de la Rage de l’Ex- de courir de Londres à Baltimore (Chez Madrid, Venise, Rome ou Paris, avec cet été 2005 sans un séjour au Paradis (5), des décors pour la plupart réels » (1). Son pression et des Velléités réunies”. » Edgar Allan Poe), de Ferney (chez Voltai- Roland Barthes, Ernest Hemingway, Mar- en attendant une rentrée littéraire qui gros livre est moins un guide qu’un « voya- Evelyne Bloch-Dano préfère, elle, réin- re) à la Nouvelle-Angleterre (chez Edith guerite Duras, Paul Auster, Arthur Koestler s’annonce variée et passionnante. ge autour de la terre ». Certains hôtels venter les écrivains dans leurs proprié- Wharton), un petit ouvrage, très et bien d’autres, il vous en coûtera d’abord sont fermés, d’autres ont disparu, empor- tés (2). Marguerite Yourcenar pétris- détaillé, vous propose de rester à 18,90 ¤, avec lesquels vous achèterez Long- Josyane Savigneau tés par les destructions des guerres ou la sant son pain dans la cuisine de Petite Paris, pour une vingtaine de « bala- courrier, de Gérard de Cortanze (4). rénovation urbaine. Mais plusieurs centai- Plaisance, sa maison en bois de l’île des littéraires » (3). Cortanze ne se promène pas avec des (1) Hôtels littéraires. Voyage autour de la nes d’artistes – comme en témoignent les des Monts-Déserts (Etats-Unis, On vous explique d’où partir, où plans de ville et des guides de tourisme. terre, de Nathalie H. de Saint Phalle, 9 pages d’index des noms – les font revi- Maine) ; André Gide en son jardin arriver et combien de temps envi- Plutôt avec des souvenirs de lecture. Mais Denoël, 490 p., 25 ¤. vre, avec Nathalie de Saint Phalle, dans de Cuverville-en-Caux ; plus loin ron dure la promenade. Ainsi, si après avoir retrouvé dans chaque ville ses (2) Mes maisons d’écrivains, d’Evelyne près d’une soixantaine de pays. dans le temps, Jean-Jacques vous choisissez « Autour du cime- familiers – les artistes qui l’ont habitée ou Bloch-Dano, éd. Tallandier/Le Magazine Où aller ? Partout. Où s’arrêter ? A Rousseau aux Charmettes, à tière du Montparnasse avec beaucoup fréquentée – et avoir découvert littéraire, 360 p., 21 ¤. Dublin, bien sûr, au Finn’s Hotel, où Joy- Chambéry, ou Pierre de Ron- Hemingway, Nin et Miller », des passants inattendus, vous aurez (3) Balades littéraires dans Paris ce rencontra une femme de chambre, sard au prieuré de Saint-Cos- vous partirez de Denfert- envie, plus encore que de quitter votre (1900-1945), sous la direction de Jean- Nora, qu’il épousa. A Cabourg, certaine- me, en Touraine. Ainsi, Rochereau pour arriver chaise longue pour les suivre, de les lire. Christophe Sarrot, éd. Nouveau Monde, ment, pour ne jamais quitter Proust. A une centaine de lieux, trois heures plus tard du Pas de difficulté, beaucoup sont disponi- « Terres d’écrivains » (www.nouveau- Beyrouth pour rêver à la reconstruction dont Evelyne Bloch- côté du métro Plaisance. bles en édition de poche. monde.net), 224 p., 23 ¤. du mythique Saint-Georges et écouter Dano donne les adres- Vous verrez une trentai- Ainsi Tennessee Williams rencontré par (4) Long-courrier, de Gérard de Cortanze, Maxime du Camp : « Beyrouth est incom- ses, et tous les rensei- ne de lieux de mémoi- hasard à Rome, le Prix Nobel Naguib Ed. du Rocher, 240 p., 18,90 ¤. parable : c’est une retraite faite pour les gnements permet- re, et ne croiserez pas Mahfouz croisé au Caire, Paul Morand tra- (5) Paradiso, Seuil, « Points » nº604, contemplatifs, pour les désenchantés, pour tant de visiter ceux seulement les trois versant, à Venise, le Grand Canal, Cha- 672 p., 9,45 ¤. les blessés de l’existence ; il me semble que – les plus nom- écrivains désignés teaubriand entrant dans Jérusalem… Et si l’on peut y vivre heureux rien qu’à regarder breux – qui sont dans le titre de la par hasard – ou par chance –, en arrivant Cette chronique reprendra le 26 août. illustration : emmanuel pierre IV/LE MONDE/VENDREDI 8 JUILLET 2005 LITTÉRATURES La suite au prochain épisode... Aventures rocambolesques, personnages simplistes : le feuilleton littéraire conserve un charme désuet et une saveur particulière « Les Mémoires LE NOUVEAU MAÎTRE D’ÉCOLE teurs avec des histoires simples et te ! » C’est le nom de sa sœur, la d’un de Ponson du Terrail, entretenir leur curiosité pour qu’ils seule personne de la famille que gendarme », Les Belles Lettres, « Encrage », n’oublient pas l’achat du journal, Martin aime. Il a voulu tuer son de Ponson 190 p., 15 ¤. mais le feuilletoniste sait faire leur fils parce que « les bons chiens chas- du Terrail. part à des sujets plus graves que sent de race », ce qui n’est pas le Illustration de MÉMOIRES D’UN GENDARME les aventures rocambolesques cas de Nicolas. Etant braconnier, Godefroy Durand de Ponson du Terrail. d’improbables héros, et évoquer Martin ne peut accepter que son pour Les Belles Lettres, « Encrage », des problèmes de mœurs, de socio- fils veuille être gendarme. Lequel, « Le Voleur » 302 p., 17 ¤. logie et de politique en gardant tout au long des 59 épisodes de (1867) cette saveur particulière qu’impo- ses Mémoires, développe une intri- DÉCAPITÉE ! se le « suite au prochain épisode ». gue à double face ; historique – la de Fortuné du Boisgobey. En 1863, Napoléon III demande vie militaire en Afrique et l’impor- Les Belles Lettres, « Encrage », à Victor Duruy, ministre de l’ins- tance, en France, du représentant 302 p., 17 ¤. truction, de lutter contre l’influen- de l’ordre – et sociale – la vie dans ce des congrégations religieuses la campagne solognote et la psy- ans les années 1860, les frè- enseignantes. Libre-penseur et laï- chologie d’une paysannerie quasi- res Goncourt se lamentent que militant, Duruy s’y applique, ment moyenâgeuse. D parce que, « dans le et ce n’est pas par hasard qu’en Soirée dansante chez Vitrac, «le ci-devant pays de Balzac, d’Hugo et 1865 Ponson du Terrail aban- peintre de toutes les élégances ». de Michelet », Timothée Trimm est donne Rocambole pour Simonin Des hommes masqués apportent l’auteur le plus lu. De son vrai nom qui, « un paquet au bout d’un « la tête fraîchement coupée d’une Napoléon Lespèce, ses feuilletons bâton sur son épaule », arrive à jeune femme ». Qui est cette déca- peuvent porter de 200 000 à Saint-Donat, « un des villages les pitée ? Etait-ce une maîtresse de 300 000 le tirage du Petit Journal plus abrutis du centre de la Fran- Vitrac, un mari jaloux lui envoyant où règne une autre célèbre signa- ce ». Pas trop bien accueilli, il va y la tête de l’infidèle ? La ressem- ture, Ponson du Terrail. démontrer que, dans une commu- blance de la morte avec Hélène, C’est sous le Consulat, dans le ne, l’instituteur est « l’homme le une jeune fille russe, est-elle une Journal des débats, que Julien Geof- plus utile ». En inculquant aux pay- piste ? Dans le journal La France, froy invente le feuilleton qui sera sans l’avantage qu’il y a à savoir voilà pour Du Boisgobey de quoi un « rez-de-chaussée » de critique lire et écrire, en créant la solidarité tenir ses lecteurs d’octobre 1888 à littéraire jusqu’en 1842. Cette où n’était que l’égoïsme, le maître janvier 1889 en multipliant les année-là, la direction du journal a d’école transforme les mentalités. rebondissements de l’enquête. l’idée de passer de la critique au Ponson du Terrail est un auteur roman et propose à Eugène Sue de prolixe. Le 1er septembre 1865, ses bas-fonds publier « en feuilleton », ce qu’il fidèles du Moniteur reçoivent le Ces trois romans sont caractéris- fait avec Les Mystères de Paris,ce dernier épisode de l’histoire de tiques de la séduction du feuille- qui suscite une nouvelle technique Simonin ; le 7 septembre, ils décou- ton qui allie l’aventure imaginée et collection kharbine-tapabor d’écriture, Dumas s’y montrant un vrent Martin l’Anguille qui emmè- le réalisme du quotidien. La mysté- des maîtres du genre. ne son fils Nicolas au-dessus du rieuse décapitée, prétexte à sus- L’habituelle définition du roman- Trou-de-Satan, un abîme « d’une pens, permet à l’auteur d’évoquer Nicolas, qui a toutes les composan- bas-fonds parisiens chers à Eugè- tandis que Saint-Donat résonne feuilleton – psychologie sommaire profondeur qu’on n’a jamais son- la police, la justice, voire le triste tes du roman populaire – crime, ne Sue, une plongée dans la misè- de propos qui ont, aujourd’hui avec des actions rebondissant dée ». Il a prévu de l’y jeter. « procédé dont on use à Paris enquête, rivalités amoureuses –, re des campagnes, moins connue encore, une certaine actualité. Et, d’épisode en épisode – n’est pas Devant le gouffre, il préfère l’abat- envers un étranger » quand on est aussi une passionnante évoca- parce que moins exploitée ; Simo- une fois de plus, on se laisse pren- fausse mais incomplète. Certes, le tre d’un coup de fusil et y renonce vient interroger le comte Boro- tion de la gendarmerie sous le nin préfigure les luttes de 1905 dre au charme du feuilleton. feuilleton doit accrocher les lec- quand Nicolas s’écrie : « Mariet- dino, oncle d’Hélène ; la vie de Second Empire et, en opposé aux quand l’Etat se sépare des Eglises, P.-R. L. ZOOM La pensée-paysage d’Edouard Glissant a THE BLACK SUNDAY 26 DÉCEMBRE 2OO4, de Jacqueline Merville Tsunami. « La respiration mortelle des mondes souter- Le Martiniquais poursuit ses analyses sur la défiguration du monde et la résistance de quelques artistes rains et liquides. » Pour Jacqueline Merville, cette définition poétique est comme un sceau sur le LA COHÉE DU LAMENTIN quais use d’un nom propre, rare ou avoir été coupé, conserve un cœur Tous ces choix sont affirmés dans souvenir. Ses qualités d’écriture savent décrire l’hor- (Poétique V) même totalement inventé, pour ses « aussi sain, humide et plein de sève des textes qui prennent appui sur reur de la catastrophe et avec une telle retenue, une d’Edouard Glissant. titres. Mais jusque-là il s’agissait de que si on le venait de mettre par ter- des admirations et des hommages. telle façon d’en soustraire tout pathos, toute sensi- Gallimard, 272 p., 17,50 ¤. romans (La Lézarde, Malemort, re », J.B. du Tertre, Histoire naturelle Les peintres (Matta, Lam, Adami), blerie, qu’elle transmet en peu de mots l’immensité Mahagony, Ormerod, Sartorius). En des Antilles), des poèmes, du théâ- les poètes (Saint-John Perse, bien physique du désastre en même temps que les multi- ans le cinquième volume de choisissant cette désignation topo- tre, des entretiens, des analyses poli- sûr, et « le poète » qui n’a même ples sensations qu’ont pu connaître les victimes. Faire parler les morts, sa Poétique – inaugurée par graphique pour un essai, Edouard tiques, historiques ou littéraires, des pas besoin d’être nommé, Aimé inventer du dialogue en imaginant les pensées dernières, c’est là un D le désormais classique Soleil Glissant installe son discours théori- programmes militants, qui tissaient Césaire, mais aussi Senghor, Wal- exercice douteux. Sauf à avoir vu arriver « la Vague », sans compren- de la conscience (1) – Edouard Glis- que dans un paysage, une nature des liens profonds avec Haïti, le cott, Kateb Yacine, Claudel, Rim- dre, à se retrouver sur un toit en envisageant « silencieusement et avec sant met en regard les différents toujours revendiquée non pas com- Chili et avec le combat des Black baud, Darwich), les philosophes écœurement [s] a mort » et en redoutant « la sienne », celle de aspects de sa sensibilité, avec une me décor pittoresque, mais comme Panthers, mais soulignaient l’extrê- (Deleuze et Guattari) et les roman- l’homme aimé, car il a suffi d’aller acheter deux croissants pour mourir liberté de ton et une conception de véritable fondement de la pensée. me singularité des Antilles. ciers (Faulkner le maître, Alain seule. Ils se retrouvent, épargnés, survivants dans un univers d’apoca- la réflexion littéraire et artistique, On retrouve trente ans plus tard Borer, Antonio Tabucchi) se parta- lypse où la solidarité côtoie le pillage des cadavres, où plus rien n’est qui n’appartiennent qu’à lui. La élan politico-poétique dans La Cohée du Lamentin le même gent cette grande célébration. de ce qui fut. Il y aura des livres et des films sur ce drame, Mais ce bref cohérence des approches, la grande Que la langue poétique puisse élan politico-poétique de l’auteur Pour définir son « tout-monde », récit, concis, émouvant, restera l’un des plus forts sur « l’attentat de tenue stylistique et la précision poé- être utilisée dans sa réflexion sur de Tout-Monde. Il y rappelle réguliè- Glissant propose : « un monde où les l’océan Indien. » P.-R. L. tique des descriptions et des évoca- elle-même, qu’elle soit souvent rement ses grands thèmes, dans ce êtres humains, et les cultures et les spi- Ed. des femmes, 92 p., 9,50 ¤. tions l’emportent sur la variété un empruntée à un langage populaire qu’il nomme des « excipit », symétri- ritualités, se contaminent mutuelle- peu fortuite de ces brefs essais. transfiguré et qu’elle ne se contente que de l’incipit d’un livre : « la fin ou ment. Mais la contamination n’est a L’HOMME JETABLE, de Daniel Rocher Le titre, évidemment incompré- pas d’être une contribution natura- le résumé ou l’écume tremblante pas la dilution ». Dans un texte très Quand commença le troisième millénaire, « le monde essayait de chan- hensible à qui n’est pas familier de liste ou au contraire « poétisante » d’une parole ou d’une pensée, ou brillant, « Contestation du Morne, ger, comme d’habitude. La frénésie sexuelle se poursuivait paisible- la Martinique, désigne un lieu en à la pensée littéraire et politique, d’une intuition qui a coulé dans des des Fonds et du Delta », Glissant ment », l’espèce humaine « cherchait à s’attiser par tous les moyens bord de mer, dont l’étymologie est c’est un des principes de l’œuvre espaces ». Il reprend, à cette occa- passe du paysage originel – mer- comme si [elle] sentait confusément qu’elle n’avait plus rien à perdre », incertaine. « Ne se rencontre que d’Edouard Glissant, qui par ailleurs sion, des définitions fondamentales veilleuse évocation de souvenirs rap- et cela parce qu’elle arrivait au bout de son histoire. Il y a bien des dans cette baie des Flamands, au a souvent analysé le « délire ver- de ses concepts : le tout-monde, portés par sa mère Adrienne qui le moyens de faire le procès de son temps. Encore fallait-il, pour être long de la mangrove : la cohée du bal » en Martinique, comme en mais aussi la relation, le tremble- tenait, à un mois, dans ses bras –, convaincant, ce style clair et l’art de mettre en scène un personnage Lamentin. Le mot vient-il de la lan- témoignent des articles republiés ment, la pensée archipélique, le aux ravages de la modernité citadi- comme Stan Tesson. Son voyage de « mobile homme », la balle per- gue créole ou de la langue françai- dans le fac-similé des quatre pre- divers. La totalité plutôt que l’unité, ne et du mépris écologique. due d’un attentat qui se plante dans son portable, ses rapports avec se ? D’accorer peut-être ? “Accorer miers numéros de sa revue Acoma, la diversité plutôt que l’unicité, le « Aujourd’hui, écrit tristement Glis- un Monsieur Zhu, « sévices compris », autant d’instantanés de sa vie, un navire pour le réparer”. (Non loin aux Presses universitaires de Perpi- rhizome plutôt que la racine, le sant, les cités trop étincelantes s’élè- pas si éloignée de la nôtre, pour un bonheur de lecture à s’offrir pour de là, il existe un port-cohé.) Un cohé gnan (656 p., 30 ¤). futur plutôt que le retour, les terri- vent à l’abrupt des marais où une sourire et… méditer avec un soupçon d’inquiétude. P.-R. L. donc, ou, s’il se trouve, une corée ? Cette revue, fondée en 1971 et toires plutôt que la terre, les Améri- sous-humanité pourrit dans l’égout. » Ed. Jean-Paul Rocher, 132 p., 14,90 ¤. Nul n’a pu dire, à ce que je sais. » alors éditée par François Maspero, ques plutôt que l’Amérique, l’archi- René de Ceccatty Ce n’est pas la première fois que réunissait, sous un titre symbolique pel plutôt que l’Empire, la démesu- a LA NAISSANCE D’UNE NATION, THÉRÈSE, de Pierre Caron le romancier et essayiste martini- (un arbre qui, longtemps après re plutôt que la mesure. (1) Gallimard, 1956. Un fils tué devant elle à coups de tomahawk, son mari mort au cours d’une bataille contre les Iroquois, Thérèse Cardinal est, à 26 ans, une « jeune veuve, très belle, très désirable, mais fort maîtresse d’elle- même » et gardant, malgré l’épreuve, « sa nature déjà indomptable et son indépendance de caractère ». Cet attachant personnage romanes- que est au centre d’une histoire située environ un siècle après l’arri- Une inquiétante familiarité vée au Canada de Jacques Cartier, alors que les conflits avec les indi- gènes se poursuivent. En même temps que les aléas de la vie que ren- contre Thérèse – joies, peines et drames du quotidien –, c’est tout l’es- EXÉCUTION D’UN SOLDAT être, pendant qu’une femme char- nous croyons connaître, il faut bien. Gilles Taurand est écrivain, il tire prit d’un pays, avec son décor, sa faune, sa flore, que l’auteur fait revi- EN GARE DE METZ mante, son épouse, trouve sous sa Inquiétante étrangeté, inquiétante d’une langue exacte les mots néces- vre avec un beau talent de narrateur. Avec la vie de la tribu des Pou- de Gilles Taurand. propre peau le signe croissant d’un familiarité, nous y sommes. Gilles saires pour que son livre touche au téouitamis défendant son territoire et ses mœurs face aux pionniers Seuil, 262 p., 18 ¤. cancer possible. Chacun écrit ou ten- Taurand fut clinicien, est-il indiqué vrai, le vrai des livres qui attendent de « la naissance d’une nation », Pierre Caron, nous instruit en nous te d’écrire ce qui l’affecte ou l’infec- au dos du volume, avec le sens du au tournant et attrapent une fois passionnant. P.-R. L. ’ai lu ce livre et je l’ai relu. Je te, sans que s’ensuive l’effet d’une cas et l’ironie courtoise qui caractéri- pour toutes. Les deux voix de cet Ed. Anne Carrière, 634 p., 23 ¤. m’étais dit que j’écrirais quelque symétrie, puisque si elle lit ce qu’il sent vite ceux dont le diagnostic est homme et de cette femme, Hélène chose. Gilles Taurand est un lui donne à lire, qui est une sorte de l’art et l’arme. Gilles Taurand est scé- et Maou, si étrangères l’une à a J CENSURE, AUTOCENSURE ET ART D’ÉCRIRE, ami. Ecrire quelque chose de ce récit, il ne lit ni ne sait rien de ce nariste, il invente des scénarios de l’autre et si fortement liées dans cet- sous la direction de Jacques Domenach livre, je n’y parviens pas. J’essaie, et qu’elle écrit sous forme de journal. films, avec moi par exemple ces te étrangeté même, font entendre la La Bible, Erasme, La Fontaine, Spinoza, Saint-Simon, Voltaire, Rous- non, rien ; ces bribes. Gilles Tau- temps-ci, et je sais d’avance voix unique et toujours déjà divisée, seau, Sartre, Lolita, Sade, Salman Rushdie : les actes d’un Séminaire rand est psy, plus ou moins, et en a Benoît Jacquot en lisant son livre qu’il m’en- la vôtre, la mienne, celle de Gilles européen étudiant des cas de censures (politiques, religieuses) de l’Anti- avant l’ordinaire cuistrerie, « Unhei- traînera, par l’agencement Taurand, celle qui dit l’amour et la quité à nos jours. « La censure, comme le diable, prouve son existence mliche » de Freud, « femme symptô- Ils ont des enfants, un garçon et des séquences successives, là où il solitude, l’angoisse et la beauté, et dans son acharnement à nous faire croire qu’elle n’existe pas », écrivait me de l’homme » de Lacan – et rien une fille, des jeunes gens précur- veut jusqu’à sa dernière page, les que la fin viendra, précédée d’un cré- Jean-Jacques Brochier. Ce panorama savant se clôt sur une invitation à n’est vrai de ce fatras même si rien seurs, surtout le jeune homme, du yeux ouverts sur mes paupières clo- puscule qu’il faudra vivre et savoir savoir transcender les interdits, et surmonter les perversions du « politi- n’est faux : la nuit de ses 60 ans, un trouble qui va s’insinuer sans repos ses, comme au cinéma. Et pourtant vivre. Certains livres, comme d’un quement correct ». J.-L. D. homme charmeur se réveille d’un dans cette intimité familière que pas de scènes ou de dialogues, nul geste, alarment et secourent, Complexe, 376 p., 39,90 ¤. cauchemar qui va s’emparer de son nous connaissons, vous et moi, que personnage à interpréter. effraient et apaisent. En voilà un. LE MONDE/VENDREDI 8 JUILLET 2005/V LIVRES DE POCHE LITTÉRATURES

Une histoire d’amour et d’obsession Nouvelles d’oubliés Tereska Torres raconte dans un livre étonnant la folie obsessionnelle de son deuxième mari, Deux recueils de Didier Daeninckx, écrivain l’écrivain américain Meyer Levin des marges et des périphéries douloureuses

LES MAISONS HANTÉES Tereska Torres MAIN COURANTE contre-écriture militante, posée DE MEYER LEVIN et Meyer Levin et AUTRES LIEUX en parapet. Qui dénonce. Qui de Tereska Torrès. de Didier Daeninckx. accuse. Qui met devant les faits. Phébus, « Le vif du sujet », Gallimard, « Folio » no 4222, « Mai 1981. Marc entama une 208 p., 16,50 ¤. 320 p., 5,30 ¤. grève de la faim quand il fut clair ka et Meyer sont mariés depuis qu’on ne voulait rien sauver de FRANKIE & JOHNNIE trois ans. Ont deux enfants. Ils ont es terrains vagues l’usine où il avait passé sa vie. Il de Meyer Levin. loué une villa à Antibes, pour l’été. aujourd’hui sont d’approxi- s’enchaîna au pied de sa machine, Traduit de l’anglais (Etats-Unis) Tout va bien. Et pourtant. Un jour, L matifs quadrilatères dégagés trois semaines sans bouger, dans le par Muriel Goldrajch, alors qu’ils font leur marché, Teres- à coups de pelleteuse entre deux bruit du travail qui l’isolait. Sa Phébus, « Libretto », ka entre dans une librairie et lui immeubles. Des endroits oubliés conscience solitaire s’est balancée 192 p., 7,50 ¤. offre un livre. Ce livre, c’est le Jour- juste un temps. Des buddleias, bien des mois plus tard, au bout nal d’Anne Frank, qui deviendra des valérianes mauves s’y grainent d’une corde. » ’est une folle histoire bientôt le pire cauchemar de Teres- avec le vent en fausse parenthèse. Avec Daeninckx, le fait divers d’amour. Une histoire terri- ka : « Elle s’installera dans notre Dans l’attente du béton. touche à la grande Histoire, celle C ble et magnifique à la fois, salon, dans notre vie, elle ne nous Ces lieux sont les accrocs d’un des peuples. Le tragique témoigne qu’a couchée sur le papier, non quittera plus. » Car Meyer lit et tissu fatigué qu’on rapièce de neuf de l’oppression. Les entreprises sans mal mais avec quel talent, adore ce texte. Décide d’en faire au petit bonheur l’argent. Patch- sordides se mêlent d’abus de pou- Tereska Torrès. Née à Paris dans une pièce de théâtre. Rencontre le work des banlieues. Pavillons et voir, et les assassinats renvoient un milieu d’artistes, la « petite oie père d’Anne Frank, Otto, qui lui cités. Algéco, foyers d’héberge- aux crimes d’Etat. L’étrangeté bar- blanche » qui s’en fut rejoindre à donne carte blanche. ment et logements de transit. Le bote dans le réel absolu. Celui des Londres le général de Gaulle a tou- provisoire est si longtemps resté brèves des journaux populaires. jours écrit. Tenu son journal une cause et une mission définitif. On veut faire place nette. Des flashes d’information. Une d’abord : besoin de fille unique de Et puis le verdict tombe. La pro- C’est oublier les gens et leur passé vingtaine de récits où le grotes- se confier, acte de mémoire aussi ductrice trouve la pièce injouable. fragile. « Le lino dans les chambres, que barbouille l’incontestable, le (voir Française libre, Phébus, 2000, Meyer, alors, commence à perdre le soleil au travers des volets, la sérieux, l’avéré. Révérence à Poe. « Le Monde des livres » du pied. Ne dort plus, écrit des lettres buanderie pleine d’outils, les amon- Mystère des bas-fonds. Simples 28 juillet 2000). Et signé de nom- et profère des menaces, consulte cellements de bois… Une baraque rappels aussi. C’est l’affaire Isabel- breux romans – dont Les Poupées mille et un avocats, tempête, va sans importance, rue du Globe, à le Fisch, cette jeune fille de 19 ans de cendre (Denoël, 2003), dans même jusqu’à supplier Ben Gou- Stains, que Ferdinand construisit de dont le père, responsable CGT est lequel elle donnait à entendre, de rion et Golda Meir. Peu à peu, il ses mains, au cœur d’un lotissement le premier adjoint au maire de manière sensée et sensible, ce que s’enferme. Ne vit plus que pour ça, ouvrier, à la fin des années vingt. Je Staffelfelden, la seule l’on a coutume aujourd’hui d’appe- que pour elle, pour que sa pièce n’ai pas d’autre maison. » municipalité communiste en Alsa- ler le conflit israélo-palestinien. soit jouée – elle le sera d’ailleurs, ce. Elle disparaît le 19 novembre un temps, en Israël. Il en fait une témoigner de l’oppression 1977. Son corps est retrouvé le roman vrai cause et une mission. Consacre Didier Daeninckx plante le dé- 1er janvier 1978 en forêt de Rei- Et puis il y a ce livre que les édi- même un livre d’indignation à l’af- cor sensible et peut se laisser aller ningue. Elle a été violée et tuée. tions Phébus rééditent faire (The Obsession, 1973). Teres- à la noirceur. A la chronique d’évé- L’enquête vite bâclée, la suite des aujourd’hui. Ce livre étonnant, ce ka le croit sauvé. Mais il replonge : nements meurtriers. Aux vengean- non-lieux laissent pour le moins collection particulière roman vrai, celui de l’obsession de « Cela ne finira donc jamais, ces folles. Aux chausse-trapes du perplexe… La frontière est ténue. son deuxième mari, l’écrivain jamais », écrit-elle, rongée par la destin. Tout finit mal ou presque. De texte en texte, Didier Dae- Meyer Levin. Ami de ses parents, cents. Une histoire d’amour « avec D’ailleurs les hommes me font peur culpabilité : « Je suis son âme sœur, Comment pourrait-il en être au- ninckx nous la fait franchir sans d’une quinzaine d’années plus âgé un grand A ». avec leur passion. Je ne suis pas mais aussi Eve qui lui a donné la trement ? Avec Main courante et cesse. On est troublés. Dérangés. qu’elle, Meyer Levin est le fils d’un Quand Meyer Levin fait sa prête. Je voudrais un amour léger. pomme empoisonnée. » Elle essaie Autres lieux, « Folio » continue Révoltés. Des mots qui nous modeste tailleur de Chicago. Un demande en mariage à Tereska, il Me sentir libre, pas dévorée. » Mais de le comprendre, rêve, parfois, de l’édition en poche des textes de réveillent. « Ce que vous avez de- démarrage douloureux et difficile, est déjà reconnu – Hemingway, Meyer s’obstine, et, en 1948, Teres- guérison, avant de se rendre cet écrivain des périphéries dou- vant vous s’appelle une glace. Ceci qu’il racontera dans Crime (Phé- qu’il a croisé en Espagne, l’admire. ka l’épouse : « Ils furent très heu- compte que celle-ci précipiterait la loureuses et des marges. est votre reflet… » bus, « Libretto », 1999), l’un des Tereska, elle, vient de perdre son reux et eurent de nombreux enfants. chute de son mari puisqu’il devrait Et ces deux recueils de nou- Xavier Houssin best-sellers de l’année 1956, et mari à la guerre. Pour elle, Meyer C’est ainsi qu’aurait pu se terminer alors « se rendre compte qu’il a per- velles, parus au milieu des années dont Orson Welles tirera un film est avant tout l’ami de ses parents, cette histoire. Peut-être. Si je n’étais du trente année de sa vie à se battre 1990 chez Verdier, sont au centre e Signalons le tout dernier recueil (Compulsion, 1959). Chicago est un correspondant de guerre qui lui pas entrée dans cette librairie à contre des moulins ». Elle le préfère de son travail littéraire. De sa de nouvelles de Didier Daeninckx, également le cadre de Frankie paraît « très vieux puisqu’il avait Antibes. » donc malade, follement obsédé, et volonté d’inscrire le roman noir Cités perdues (Verdier, 124 p., & Johnnie, l’un de ses premiers trente-huit ans (…). Comment lui Elle a du mal à la raconter cette c’est cette obsession et cet amour dans la réalité sociale et politique. 12,50 ¤), ainsi que La Route du Rom romans : une histoire simple, pure, expliquer que c’était impossible. Les histoire, la leur, celle de Meyer sur- qu’elle raconte dans ce livre. De mettre de la pulpe vive dans (Gallimard, « Folio policier » no 375, celle de l’amour de deux adoles- coups de foudre m’inquiètent (…). tout. Nous sommes en 1951. Teres- Emilie Grangeray le bourbier de l’exclusion. Une 208 p., 5,30 ¤). Chronique du petit peuple de Montparnasse ZOOM a CINQ HEURES AVEC MARIO, de Miguel Delibes Le roman qui valut sa célébrité posthume à Charles-Louis Philippe Carmen, une femme de la bourgeoisie pro- vinciale dans l’Espagne des années 1960, BUBU DE MONTPARNASSE théorise. Une fille qui fait le trottoir est une pau- fait le héros-titre parce qu’il était « actif et veille le corps de son mari, professeur et jour- de Charles-Louis Philippe. vre femme mais n’oublions pas que c’est aussi fort ». Berthe tombe amoureuse de Pierre, jeu- naliste, qui vient de mourir subitement, à Grasset, « Les Cahiers rouges », 126 p., 7,10 ¤. une grue. » ne provincial, puis l’accuse de lui avoir refilé la 49 ans. En dehors du premier et du dernier, Bubu de Montparnasse est inspiré par un épi- syphilis. Egalement contaminé, Pierre réussira chaque chapitre commence par une citation n 1903, le quotidien Gil Blas organisa une sode malheureux de la vie de ce fils de sabotier à la retrouver, tentera de l’aider à gagner sa vie de la Bible, soulignée par le mari, Mario, qui consultation d’écrivains pour savoir qui monté à Paris, modeste employé municipal au honnêtement, jusqu’au jour où Bubu, sorti de va entraîner sa veuve, Carmen, à donner E méritait le : Le Père Perdrix visage barré d’une cicatrice à la suite d’une prison, vient récupérer la jeune fille chez lui. cours à ce monologue intérieur, ou si l’on de Charles-Louis Philippe obtint le plus grand ostéite du maxillaire contractée durant son Lâchement, Pierre ne réagit pas. Il donne cent préfère ce soliloque, l’un des romans les plus nombre de suffrages, mais c’est Force ennemie enfance. Charles-Louis Philippe avait commen- sous à Berthe pour la nuit passée, laisse partir connus, les plus analysés, les plus discutés, les plus adaptés aussi au de John-Antoine Nau qui fut couronné. cé à publier à compte d’auteur avant de se ral- cette « bête passive » au nom de la fatalité. cinéma et au théâtre de Miguel Delibes. Publié en 1966, ce texte reste L’année suivante, Charles-Louis Philippe (pour lier au groupe d’André Gide. Considéré comme Très documenté (Charles-Louis Philippe d’une force et d’une modernité exemplaires. Carmen a enfin l’attention Marie Donnadieu) se fit encore coiffer sur le le précurseur du mouvement populiste (cet avait étudié la syphilis, l’alcoolisme, la crapule- de Mario, tant pis s’il ne lui répond pas. Après plus de vingt ans de poteau (par Léon Frapié), et en 1906, Dingley, anarcho-socialiste faisait entendre la voix du rie, « phénomènes quotidiens de l’existence de mariage, elle a beaucoup à dire à ce mari qui ne faisait pas attention à l’illustre écrivain de Jérôme et fut peuple, la souffrance des humbles), il devait plus de cinquante mille femmes de Paris »), le elle. Au fur et à mesure qu’elle ressasse ses griefs, elle se révèle, empê- préféré à son Croquignole. Le recalé publia alors mourir à 35 ans d’une méningite. roman annonce la poésie des textes de Carco et trée dans une éducation sans joie, sans générosité, dont elle n’est un article démontrant que « la faveur et l’intri- Mac Orlan, se penche non sans ingénuité sur jamais sortie. Et en contrepoint apparaît un homme, Mario, pris au gue » n’étaient pas tout à fait étrangères à société gouvernée par l’argent les victimes d’une société gouvernée par l’ar- piège de ce mariage, de cette société rigide et de ses idées. M. Si. ces votes. Corroborée par sa Correspondance, sa liaison gent, et évite tous jugements de valeurs. Ni Traduit de l’espagnol par Anne Robert-Monier, éd. La Découverte, C’est pourtant à un autre roman qu’il doit sa avec une certaine Maria Texier, fille des rues, pathos ni compassion dans cette chronique à 276 p., 13 ¤. célébrité posthume. Publié par La Revue blan- est donc à l’origine de ce texte qui décrit le laquelle sa sobriété octroie une certaine moder- che en 1901, Bubu de Montparnasse fut jugé « milieu », prostituées et souteneurs. Bubu est nité, et dont Léon Bloy salua le « génie dans l’ex- sévèrement par Jules Renard : « Les misérables y le nom de l’homme qui met Berthe sur le trot- pression ». raisonnent un peu trop. Ils se vantent. Tel marlou toir. Le romancier devait avouer qu’il en avait Jean-Luc Douin Les Années folles de Maurice Sachs

AU TEMPS DU BŒUF SUR LE TOIT, que partout la qualité et dont la devi- gne. Pour échapper à ce qu’on lui – « On va établir (c’est inouï !) une de Maurice Sachs. se absurde est finalement ce mot célè- propose, il se fait agent de la Gesta- ligne de voyages réguliers par avions Grasset, « Les Cahiers Rouges », bre après la guerre : C’EST MAL po où, assez vite, on doute de ses transaériens. ». 260 p., 8,80 ¤. PARCE QUE C’EST BIEN, C’EST convictions. Incarcéré, les SS l’en D’une page à l’autre, c’est un BIEN PARCE QUE C’EST MAL. » sortiront en 1945 pour l’abattre. Il a autre Sachs que celui d’une facile u traité de Versailles de 1919 Etrange personnage que Maurice 39 ans et une œuvre d’une douzai- légende que nous découvrons au krach de Wall Street en Ettinghausen, qui renie un père ne de titres dont dix posthumes. quand, relevant qu’aux Etats-Unis D 1929 fut le temps qu’on inconnu et prend le nom de sa « on a vu, selon l’orientation des appela les Années folles. De tous mère, qui le place dans un établisse- léger et éphémère sujets de films, croître ou décroître la les « fous » du monde des arts, des ment religieux. A 16 ans, renvoyé La mollesse et la brillance des criminalité », il note, en 1928 : «On lettres, du théâtre, qui se retrou- pour homosexualité, il rencontre Années folles se retrouvent dans parle déjà de fabuleuses possibilités vaient au Bœuf sur le toit, un bar Cocteau, son idole, qui le convertit son journal avec tout ce que cela a de télévision. » Qui plus est, il a le qui devait son nom à une farce au catholicisme. Il entre au séminai- de léger et d’éphémère, mais il est don de restituer en peu de mots un signée Cocteau et Milhaud, Mau- re, en est chassé pour s’être exhibé aussi un témoignage qui porte à la événement, une ambiance, de bros- rice Sachs est l’un des plus éton- avec un jeune Américain, est fois sur une époque et l’univers. ser de savoureux portraits, Cocteau, nants. Son journal, qu’il tient de recueilli par Max Jacob. Devenu Sachs parle de Sachs, mais aussi des Rubinstein, Chanel, Jouhandeau, façon sporadique, a pour limites protestant, il épouse la fille d’un modes – « La TSF : On porte les écou- Yvonne Printemps, Lifar, Satie, ces deux dates, commencement et pasteur, l’abandonne en peu de teurs sur la tête » ; « on ne voit plus Picasso, Poulenc, Marie Laurencin, fin d’un temps qu’il définit comme temps, vit difficilement jusqu’à ce que des autos (…) mais l’auto, hélas, Tzara… et autres fous et folles des étant une « époque molle et brillante que Gide lui trouve un emploi à la succombe sous l’impôt » ; « le nom années que son talent a fixés en plai- faite d’embrouilles et de vulgarisa- NRF. Vient la guerre. En 1942, il est de Radiguet est devenu fétiche » – sant et précis observateur. tions, où la quantité a remplacé pres- volontaire pour le travail en Allema- des nouveautés qui changent la vie P.-R. L. VI/LE MONDE/VENDREDI 8 JUILLET 2005 ESSAIS Penseurs en Renaissance Deux biographies intellectuelles, consacrées à Pic de la Mirandole et à Machiavel, évoquent l’effervescence des années 1500 en Italie

PIC DE LA MIRANDOLE philosophie. Il apprend l’hébreu et d’être assassiné en 1533 sur ordre Portrait Un itinéraire philosophique l’araméen, fait traduire des textes de son neveu Galeotto. On peut de Jean Pic de Louis Valcke. de la Kabbale, s’intéresse à la Perse, découvrir sa pensée en lisant la pre- de la Mirandole Les Belles Lettres, « Le miroir à l’orphisme, aux pythagoriciens, et mière traduction française de son (1463-1494) des humanistes », 496 p., 30 ¤. bien sûr au néoplatonisme. traité De l’imagination, dont la prin- Quand il meurt, à 31 ans, il laisse cipale originalité est de proposer DE L’IMAGINATION un chantier inabouti (son « grand de combattre les méfaits de nos fan- (De imaginatione) dessein » était de réconcilier Platon tasmes par la puissance même de de Jean-François Pic et Aristote) et le souvenir éblouis- l’imaginaire. de la Mirandole. sant d’une intelligence fiévreuse et Edité et traduit du latin par flamboyante. Car Jean Pic était péninsule émiettée Christophe Bouriau, préface demeuré fidèle à cette promesse C’est dans cette Italie émiettée, de Pierre-François Moreau, formulée dans sa jeunesse par le traversée de conflits aigus et de éd. Comp’Act, 160 p., 19 ¤. Discours de la dignité de l’homme : guerres, qu’a grandi Machiavel, « Je me suis donné pour méthode de (1469-1527). L’étude que lui consa- MACHIAVEL ne jurer par personne, mais de fré- cre Marie Gaille-Nikodimov éclaire de Marie Gaille-Nikodimov. quenter tous les maîtres de la philoso- de manière convaincante le lien Taillandier, 288 p., 23 ¤. phie, d’en scruter toutes les pages, de entre ses expériences historiques et connaître toutes les familles. » la formation de sa pensée. Parmi les e pourrait être le commence- Le beau travail de Louis Valcke a événements qui le marquent, l’en- ment d’un conte de fées : le le grand mérite de rendre Pic à son trée des troupes de Charles VIII à C jeune prince était d’une temps et à sa diversité complexe. Il Florence, en 1494. Le jeune homme beauté saisissante, il avait l’aisance expose avec érudition et clarté les voit son pays affaibli, l’expédition déconcertante du génie et le sens composantes du paysage philoso- française bien préparée, les merce- de la provocation. Il bénéficiait en phique dans lequel Pic a grandi. On naires peu fiables. Le succès des pré- outre de l’influence politique et de saisit mieux quel héritage il prolon- dications de Savonarole, voulant la fortune de sa famille. Jean Pic de ge. On cède moins aisément au faire de Florence une « nouvelle Jéru- la Mirandole (1463-1494) a pour- mythe du météore inventeur de salem », le frappe et l’inquiète. Sur tant existé réellement. Son mythe toute la Renaissance, voire de la fond de guerres et de prêches, autant que son histoire en ont fait modernité dans son ensemble. Et Machiavel forge sa pensée en l’une des figures marquantes de l’on regrette que Jean-François, le conduisant des missions diplomati- l’histoire de la pensée européenne. neveu, ait sans doute laissé – ou ques. Les premiers textes que nous A 16 ans, il converse déjà avec les fait ? – disparaître, après la mort de avons de lui sont des rapports. meilleurs humanistes comme avec Jean, son œuvre principale. La fine investigation conduite par l’austère Savonarole, le moine qui Ce neveu est une figure à décou- Marie Gaille-Nikodimov fait com- voudra bientôt faire revenir vrir. Il a édité les papiers de son prendre comment les principaux Florence à la vertu. A 23, il rédige oncle et en a publié la première bio- piliers de la pensée de Machiavel collection privée milan/leemage 900 conclusions ou thèses et convie graphie, que Thomas More tradui- sont issus des méandres de la réa- à en débattre la terre entière ou peu sit en anglais. Jean-François Pic de lité. Quand le penseur privilégie les s’en faut. Car l’ardent héros n’est la Mirandole a également rédigé effets d’un acte et choisit de négli- favorise telle action et non telle Borgia le lui a montré. On n’en qu’elle doit au contexte concret de pas agité uniquement par des aven- une vie de Savonarole, homme qui ger les intentions, quand il insiste autre, cela provient de ce qu’il a su conclura pas que cette œuvre la Florence des années 1500 – rude, tures amoureuses et des rivalités exerça sur lui une forte influence. sur la saisie de l’occasion, sur le observer. Qu’un prince doive ondoyante et diverse se borne à colorée, savante, déchirée, retorse… d’aristocrate. Il est habité par une Ce grand seigneur a mené bon nom- moment propice, quand il explique « apprendre à pouvoir n’être pas décalquer l’actualité de son temps. irrésistiblement plaisante. extraordinaire volonté d’ouvrir la bre d’intrigues politiques, avant comment la nature d’une époque bon », la fréquentation de César Mais on prend mesure de tout ce Roger-Pol Droit ZOOM Les tribulations d’un éphémère roi de Corse a PAUL REYNAUD. Un indépendant en politique 1878-1966, de Thibault Tellier e De Paul Reynaud reste l’image peu glorieuse d’un Portrait d’une figure haute en couleur du XVIII siècle : Théodore de Neuhoff président du Conseil emporté dans le flot de l’exode de juin 1940 et appelant, dans un gouverne- LE ROI THÉODORE mort/ le destin répandit ses leçons sur rigueur, nuisent à la leçon générale, toutes les « informations » reprises ment qu’il ne contrôle bientôt plus, un Philippe d’Antoine-Marie Graziani. sa tête vivante, il lui accorda un au point de manquer cette « exhaus- par ses devanciers, malheureuse- Pétain désormais aux portes du pouvoir. Rien, Tallandier, 372 p., 23 ¤. royaume et lui refusa du pain. » tivité » vantée par l’éditeur (celui-ci ment moins scrupuleux, Graziani pourtant, ne prédisposait celui qui rêvait de deve- Théodore et Paoli : deux person- pourrait du reste prêter plus d’atten- parvient à camper la figure haute en nir un nouveau Clemenceau à être l’homme de la Londres, où les souvenirs nages longtemps occultés dans l’his- tion à l’établissement de son index, couleur d’un personnage reconnu débâcle. Partisan précoce de la fermeté face à napoléoniens martèlent les toire nationale – ce qui libérait le ainsi Neuhoff, largement présent par tous comme « scandaleux mais Hitler et Mussolini, c’est lui qui, en 1935, avait A défaites infligées par Albion champ au légendaire – et dont l’his- dans le corps du livre, n’apparaîtrait- intelligent », qui fut page de la Pala- vanté à la Chambre le projet d’une armée de métier que lui avait souf- au général corse devenu empereur toriographie, largement fantasmati- il qu’à la page 432 !) ; mais on s’atta- tine – elle le tint cependant dans ses flée un certain Charles de Gaulle. Bien qu’ayant nommé celui-ci sous- des Français, il est des plaques com- que, a brouillé l’image. Ce qui expli- chera surtout à saluer la poursuite lettres pour un « escrocq » –, connut secrétaire d’Etat à la défense nationale et à la guerre le 5 juin 1940, Rey- mémoratives plus discrètes qui que que les chercheurs peinent de la formidable entreprise édito- Law et Alberoni, intrigua pour le naud refusa de le suivre après l’appel du 18 juin. « Là où il eût fallu un racontent d’autres liens, moins aujourd’hui encore à imposer une riale d’Alain Piazzola et de l’Istituto compte d’un ministre du Suédois homme de rupture, il ne sut être en réalité qu’un homme de compromis attendus, avec l’histoire insulaire. vision moins déformée par des storico italiano per l’Età moderna, Charles XII, avant qu’il ne découvre comme la IIIe République en avait déjà tant produits », observe Tellier Une plaque de marbre, dans l’ab- décennies de caricatures. proposant l’édition bilingue de la l’opportunité des « révolutions de dans cette biographie issue de sa thèse de doctorat. Un portrait baye de Westminster, à la mémoire Correspondance générale de Paoli. Corse ». Les tribulations du person- nuancé de celui dont Emmanuel Berl disait que « la pensée [avait] été de « Pascal Paoli, un des plus émi- champion des libertés Deux ans après le premier volume, nage, débarqué en mars 1736, sacré beaucoup plus ferme que [la] conduite, parce que son tempérament nents et plus illustres hommes de son Depuis la magistrale biographie La Prise du pouvoir 1749-1756, voici un mois plus tard au couvent d’Ale- s’accordait mal à sa doctrine ». Th. W. temps », dont le corps, inhumé là en d’Antoine-Marie Graziani (Pascal le temps de La Construction de l’Etat sani et reparti de Solenzara en Fayard, « Pour une histoire du XXe siècle », 888 p., 30 ¤. février 1807, a depuis regagné la mai- Paoli, père de la patrie corse, Tallan- 1756-1758 (328 p., 23 ¤), avec ses pis- novembre, les intrigues, fuites et son natale de Morosaglia, l’année dier, 2002), bien des fables sont dissi- tes capitales sur le laboratoire politi- autres déconvenues du roi d’un été a CLEMENCEAU. Portrait d’un homme libre, de Jean-Noël Jeanneney du centenaire de la Révolution fran- pées sur celui qui fut un champion que du nouveau « général de la alimentent cette biographie enlevée Autant que de l’animal politique, c’est d’un Clemenceau intime qu’il est çaise, et une autre, moins presti- des libertés modernes avant même nation corse ». Avec son compère qui est surtout l’occasion de com- ici question. Sans prétendre remplacer la biographie de référence de gieuse, sur un mur de l’église Sainte- d’être une figure insulaire. Et l’été Carlo Bitossi, coresponsable de l’édi- prendre les tenants d’une efferves- Jean-Baptiste Duroselle, Jean-Noël Jeanneney nous invite à redécouvrir, Anne, près de Soho Square, dont la 2005 confirme le sérieux des recher- tion critique, Antoine-Marie Gra- cence insulaire moins classique derrière le bretteur redouté, un individu sensible aux souffrances des leçon est plus cruelle, puisqu’elle ches en cours. On pourra mention- ziani est encore aux avant-postes. qu’on ne l’a dit et qui préfigure à humbles, un amoureux des arts fasciné par la Grèce antique. « Contre rappelle que l’éphémère roi de ner l’étonnant Paoli, un Corse des C’est encore lui qui remet les pen- plus d’un titre celle des colonies l’abdication devant les passions populaires, les obscurantismes religieux, les Corse, l’aventurier Théodore de Lumières, de Michel Vergé-Fran- dules à l’heure avec la belle biogra- anglaises d’outre-Atlantique quel- capacités de destruction de masse, l’usage abêtissant des médias, il nous Neuhoff (c. 1694-1756), connut la ceschi (Fayard, 648 p., 27 ¤), dont la phie du roi Théodore qu’il signe ques décennies plus tard. Lever de propose une leçon de civisme faite pour nous inspirer. » Petit-fils d’un colla- prison et la misère en fait de postéri- lente mise en perspective, marquée parallèlement. Infatigable défri- rideau donc sur un « roi de théâ- borateur du Tigre, lui-même élevé dans le culte du grand homme, l’histo- té : « Le tombeau, ce grand maître, par l’obsession du complot, et le sur- cheur d’archives, il livre le fruit d’un tre » dont l’aventure picaresque rien en brosse ici un portrait vivant et empathique. Th. W. met au même niveau/ héros et men- prenant usage des travaux anté- travail de bénédictin mené avec la frappe à sa façon les trois coups Ed. Mengès, « Destins », 192 p., 25 ¤. diants, galériens et rois,/ mais Théodo- rieurs, mis sur un même plan mal- fièvre d’un émule de Sherlock Hol- d’un monde en révolution. re apprit sa moralité avant que d’être gré la différence sensible de leur mes. Passant au crible le plus serré Ph.-J. C. a MORNY. Le Vice-Empereur, de Michel Carmona Rien de moins banal que la vie d’Auguste de Morny (1811-1865). Petit- fils de Talleyrand et demi-frère de Louis-Napoléon qu’on fera Napo- léon III, il écrivit des livrets pour Offenbach, imagina un « nouvel ordre européen », mena des politiques de « conservateur réformiste » en léga- lisant les syndicats, épousa à Moscou Sophie Troubetzkoï, peut-être Prendre la rumeur au sérieux fille du tsar, et fut à la fois « bourreau de travail et de plaisirs ». Pas banal encore de dominer les complexités d’une vie placée sous le SOCIOLOGIE POLITIQUE sactionnelle » du sujet. Contre les le « contournement » des « bonnes 1981, et, dans l’affaire de Carpen- signe de trois amours : femmes, argent, pouvoir. Pour découvrir cette DES RUMEURS visions trop globalisantes, et en se mœurs » et des contraintes qui tras, « la rumeur va vite jouer vie des plus romanesques, le récit de Michel Carmona sait mettre dans de Philippe Aldrin. démarquant des approches qui pèsent sur la parole publique. Par comme un registre alternatif de la l’érudition ce qu’il faut d’humour. Avec, en prime, des images de ces PUF, « Sociologie assimilent les rumeurs à une patho- la rumeur, arme qu’il convient de vérité que la justice tarde à livrer ». années du Second Empire qui ont un goût d’actualité. P.-R. L. d'aujourd'hui », 290 p., 24 ¤. logie du corps social, il propose de savoir manier lorsque l’on fait de L’auteur dégage ainsi un modèle Fayard, 544 p., 25 ¤. les analyser comme un mécanisme la politique, on peut évoquer ce d’ensemble pour étudier et com- oin de la simple expression d’échange et de communication qui ne peut se dire ouvertement prendre les rumeurs, qui servira à a PORTRAITS ET RENCONTRES, de Michel Contat d’un « irrationnel collectif », propre à chacun des groupes et dans le milieu, dénoncer ainsi la mieux cerner les rapports entre Sartrien émérite et fidèle, spécialiste de la genèse des textes littéraires, L les rumeurs sont bel et bien des individus qui les colportent. Le présence des femmes à des postes pouvoir et informations dans le Michel Contat développe également une intense activité journalis- un objet d’étude pour la science genre imaginaire que constituent d’importance. Pour les citoyens monde contemporain et même à tique, notamment au « Monde des livres ». Il a rassemblé dans ce politique. Philippe Aldrin, maître ces nouvelles non vérifiées ordinaires, la diffusion des interroger la circulation des volume une trentaine de portraits ou entretiens publiés de 1967 à nos de conférences à l’université emprunte souvent à des schémas rumeurs apparaît comme un rumeurs dans les sociétés plus jours. Dans cette société d’hommes (où une seule femme, Carla Bley, Robert-Schuman de Strasbourg, mythiques, pleins de complots et moyen d’émettre un jugement sur anciennes. La perspective choisie, a été admise) on retrouve des jazzmen et des écrivains. Du beau entend les « prendre au sérieux ».Il de secrets, rencontrant parfois les la politique sans trop s’impliquer, qui prête attention aux comméra- linge : Thelonious Monk, Dizzy Gillespie et Miles Davis d’un côté ; a étudié, écouté – dans les trans- vieux récits antimaçonniques ou une manière d’apprivoiser un mon- ges et aux moments anodins Dürrenmatt, Robbe-Grillet, Kundera ou Barthes de l’autre. Il y a aussi ports en commun par exemple – et antisémites. de jugé lointain ou supérieur. d’échange de nouvelles, permet Rimbaud et Wilde, que Contat n’a rencontrés qu’en rêve. Dans un observé la diffusion de rumeurs Lorsque l’information vient à encore une stimulante réflexion court avant-propos, l’auteur soutient l’idée selon laquelle, mis ensem- d’une grande variété, celles qui ont arme politique manquer ou qu’une situation sem- sur le lien social. Comme le dit ble, ces textes constituent « une sorte d’autobiographie par les autres » entouré la mort de Gaston Deffer- « Les rumeurs sont ce que les ble incertaine, les rumeurs se déve- Aldrin en conclusion, la rumeur et que « la vie vécue et la vie lue » sont « les deux faces d’une même réa- re, de Lady Di, ou fait suite à la acteurs sociaux en font », souligne loppent et pallient alors l’insuffi- participe de tous ces procédés qui lité ». Dans les deux, l’amour et l’admiration demeurent le moteur profanation du cimetière juif de Aldrin, et leurs usages varient sance de nouvelles ou l’absence de aident à échapper aux contraintes essentiel. En y ajoutant l’amitié et une certaine forme de détachement Carpentras. Dans un ouvrage ambi- selon les espaces sociaux et les vérités d’évidence. Aldrin rappelle de la vie sociale : « le mensonge, la attentif, on obtient ce livre hautement recommandable. P. K. tieux tiré de son doctorat, le poli- contextes. Dans le monde politi- les bruits d’invasion soviétique fraude ou l’ironie ». Ed. Zoé, 286 p., 19 ¤. tiste défend une approche « tran- que en particulier, elles permettent après la victoire de la gauche en Nicolas Offenstadt LE MONDE/VENDREDI 8 JUILLET 2005/VII SÉRIES D’ÉTÉ

UN LIVRE, UN FILM Chaque semaine, « Le Monde des livres » raconte l’histoire d’un ouvrage porté à l’écran « LE GUÉPARD » Le prince romancier et le comte cinéaste Claudia Cardinale, Burt Lancaster, Alain Delon… Qu’on ouvre les pages de l’unique roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, et les images de Visconti reviennent, se superposent aux mots. Et pourtant, si le film paraît très fidèle au texte, il l’est plus par l’esprit que par la lettre

e prince Salina, c’était lui. partie de campagne (1936), Visconti leur abondance dans le film. Viscon- Lui, le romancier : Giu- EXTRAIT est habité par une passion politique ti le confie pendant le tournage à seppe Tomasi, duc de Pal- qui anime toute son œuvre, et Le Antonello Trombadori : il est fasci- ma, prince de Lampedu- Guépard en particulier. Dès les pre- né par ce qui, dans Le Guépard, tou- sa, aristocrate sicilien éle- « Il chercha un endroit où s’asseoir tranquille- mières pages du roman, le narra- che à l’unification italienne. Parmi Lvé sous les ors du palais familial, teur signale au contraire la passivité les grands auteurs siciliens, « ni Ver- avec un léopard pour blason et les ment, loin des hommes, ses frères tant aimés, du prince, qui contemple « la ruine ga, ni Pirandello, ni De Roberto dieux de l’Olympe sur les fresques de sa race et de son patrimoine sans n’avaient tout dit sur le drame du du plafond (« Jupiter fulgurant, c’est entendu, mais toujours aussi ennuyeux. Il faire preuve de la moindre activité ». Risorgimento italien sous cet angle Mars sourcilleux, Vénus langoureu- Visconti repousse du reste la confu- déterminant qu’est la réalité sici- se »). Mais aussi lui, le cinéaste : le trouva rapidement ce qu’il lui fallait : la bibliothè- sion trop commode entre le héros lienne, ample, complexe, fascinante. comte Luchino Visconti di Modro- de Lampedusa et lui : « Je ne suis ni Tomasi di Lampedusa a, en un sens, ne, héritier d’une famille de haute que. (…) Don Fabrice se mit à contempler un sicilien ni prince. Je ne pleure pas sur complété leurs points de vue. (…) Cet noblesse, qui tint longtemps la sei- un monde passé qui s’écroule. Je vou- apport complémentaire, qui se place gneurie de Milan, avec la guivre tableau accroché en face de lui. C’était une bonne drais que le monde se transforme sur le terrain de l’art, ne contredit en

pour emblème. En 1958, Le Gué- d.r. plus vite. » Le film est né d’une com- rien les travaux de l’historiographie pard, fresque historique où revit la Giuseppe Tomasi di Lampedusa copie de La Mort du juste de Greuze. Le vieillard mande. Goffredo Lombardo, prési- démocratique et marxiste. » Sicile du Risorgimento, paraît chez dent de Titanus Films, avait La principale dilatation, qualifiée l’éditeur Feltrinelli. Le manuscrit a était en train d’expirer dans son lit, parmi les d’abord confié l’adaptation du par le cinéaste d’« hyperbolique », auparavant été refusé par deux roman à un talentueux homme de est celle du fameux bal : ce n’est grandes maisons – Einaudi et Mon- bouillonnements d’un linge immaculé, entouré de théâtre, Ettore Giannini. « Il avait guère que le sixième chapitre du dadori. Eploré, son auteur est mort fait une adaptation libre, une sorte roman, mais il occupe tout le der- en 1957, à l’âge de 61 ans, ignorant petits-fils affligés et de petites-filles qui levaient de fantaisie sicilienne, raconte dans nier tiers du film. Depuis des tout de la gloire à venir. ses Mémoires Suso Cecchi années, Visconti rêve d’une adapta- Son unique roman, fruit des les bras au ciel. Elles étaient gracieuses, lascives, d’Amico, la scénariste de Visconti, tion d’A la recherche du temps per- réflexions de toute une vie, est un alors que Lombardo voulait un film du, dont il concevra tout – du scéna- best-seller immédiat. La phrase-clé le désordre de leurs vêtements suggérait le liberti- qui respectât le livre. (…) Giannini se rio aux décors – sans pouvoir la du livre – « Si nous voulons que rien retira alors, et le film fut proposé à tourner. Et déjà – comme plus tard ne change, il faut d’abord que tout nage plus que la douleur ; on comprenait tout de Visconti, qui l’accepta. » Ainsi Vis- dans Mort à Venise (1971) ou L’Inno- change » – propose une lecture amè- conti se retrouve à la tête de ce pro- cent (1976) –, il pétrit dans ses films re de l’élan garibaldien, de cette suite qu’elles étaient le véritable sujet du tableau. jet faramineux et s’attelle à l’adapta- une matière proustienne, quel que « révolution manquée ». Elle entre tion avec sa complice habituelle, et soit l’auteur qu’il adapte. aussi en résonance avec l’immobilis- Don Fabrice fut d’abord surpris que Diego aimât les coscénaristes de Rocco et ses frè- En étirant ainsi le bal du Gué- me politique qui paralyse l’Italie, à res (1960). pard, Visconti s’inspire du Temps l’orée des années 1960. Lorsque le Si le film paraît d’une incroyable retrouvé, qui s’achève par une d.r. avoir sous les yeux cette scène mélancolique ; film sort, en 1963, il ne fait aucun Luchino Visconti fidélité au livre, c’est par l’esprit longue réception chez les Guerman- photos coll. cahiers du cinéma

Trois scènes du film avec Claudia Cardinale, film n’est pas pour rien dans la tenta- plus que par la lettre. Certes, le tes, le « Bal de têtes ». Le Narrateur Paolo Stoppa, Alain Delon tion courante de le confondre avec puis il se rassura en pensant que son ami ne moindre détail a son origine sur le y a la révélation de sa vocation artis- et Burt Lancaster le héros du Guépard. Le cinéaste papier, même cette fanfare qui tique dans la bibliothèque, là même n’envisage même pas une vulgaire devait guère entrer dans cette pièce plus de deux joue, pour l’arrivée du prince à Don- où le prince Salina comprend que reconstitution à Cinecittà : il veut le nafugata, des extraits de La Travia- sa mort est proche. doute, pour la critique comme pour cœur battant de la Sicile, ou rien. fois par an. Il se demanda ensuite si sa propre ta. Clin d’œil du cinéaste à sa mise A lire ces lignes de Proust, sur le public, que la fusion entre Viscon- Gioacchino Tomasi, fils adoptif de en scène la plus célèbre de la Scala, Mlle de Saint-Loup, on songe à l’ima- ti et Lampedusa est totale. Lampedusa, conseiller technique mort ressemblerait à celle-là. Oui, probablement, avec Maria Callas dans le rôle- ge inoubliable de la radieuse Angeli- Qu’on ouvre le livre, et les ima- sur le tournage, commente ainsi les titre ? Point du tout, Visconti res- ca, « pleine encore d’espérances, ges du film jaillissent, se super- extravagances de Visconti : «Ce mais le linge ne serait pas impeccable (il savait pecte simplement une indication riante, formée des années mêmes posent aux mots imprimés sur la n’était pas par caprice qu’il voulait de du romancier. Mais, alors que le que j’avais perdues, elle ressemblait page, – de la prière inaugurale au la vraie nourriture, ou de vraies fleurs, bien, lui, que les draps des agonisants sont tou- roman couvre la période à ma jeunesse ». « C’est mon vœu le « grand deuil de l’été sicilien »,en ou de vrais meubles d’époque… 1860-1910, le film s’arrête en 1862. plus cher que Tancrède et Angelica passant par le bal au palais Ponte- C’était avec l’idée que, si un environ- jours sales : la bave, les déjections, les taches de « Pour être fidèles au roman, nous au bal Ponteleone rappellent au spec- leone, qui couronne un contrat de nement est le produit des hommes qui coupâmes toute la fin », résume tateur Odette et Swann », confiait mariage, plus qu’une romance : l’habitent, seule la reconstitution méti- potion…). Il fallait aussi espérer que Concetta, Cecchi d’Amico. A chaque fois que volontiers le cinéaste. La jalousie « La beauté d’Angelica jetée en pâtu- culeuse de cet environnement peut Visconti se détache du roman, c’est sourde de Tancrède, lorsque sa fian- re à la voracité de Tancrède », dit nous ramener ces hommes tels qu’ils Caroline et les autres seraient plus décemment pour dilater ce qui est contenu dans cée invite son bel oncle à danser, Visconti. Dominant tout cela, il y a étaient » (cité dans Burt Lancaster, l’écriture. Il y a cet instant où Angeli- évoque en effet celle qui ronge un personnage inoubliable, de Kate Buford, Knopf, 2000). Le vêtues. Mais dans l’ensemble, ce serait le même ca, dont l’apparition a fait l’effet, Swann. Quant à la robe blanche de « immense et vigoureux », « le teint tournage débute en mars 1962 et la jeune femme, elle ressemble à rose et le poil couleur de miel » :le dure sept mois. Les chemises de la tableau. » certaine toilette d’Odette, «unde prince Salina, alias Burt Lancaster. Légion italienne de Garibaldi doi- A chaque fois ces longs tuyautages de mousseline Et puis Alain Delon, qui, comme le vent être d’un rouge un peu fané : de soie, qui ne semblent qu’une jon- Tancrède du roman, marche « com- elles sont trempées dans du thé, Le Guépard, traduit de l’italien par Fanette Pézard, que Visconti chée de pétales roses ou blancs » et me un chat », ou encore Claudia séchées au soleil, et enterrées avant Seuil, « Points », nº604 suggèrent « l’incarnat de [la] nudi- Cardinale, prêtant à Angelica son d’être portées. Un maître d’armes se détache du roman, té ». Visconti – c’est là sans doute la « calme invincible de (…) femme apprend aux figurants les techni- plus grande, et la plus belle de ses sûre de sa beauté ». Alors oui, ce ques militaires de l’époque ; des maî- nuits palermitaines, dans le splendi- les deux hommes se lient d’amitié. c’est pour dilater audaces – a emmené Lampedusa sont sans doute les affinités électi- tres de danse enseignent la valse, la de palais Gangi. Les invités du bal L’acteur s’inspire ouvertement de du côté de , et donné ves du prince romancier et du com- mazurka et le galop pour la scène sont joués par de véritables nobles son metteur en scène pour interpré- ce qui est contenu à son Guépard une exquise saveur te cinéaste qui expliquent la réussi- du bal. siciliens qui « tombent comme des ter le Prince. Guermantes. te éblouissante du film. Les images Ah, la scène du bal… Une légende mouches ». Claudia Cardinale tente Pourtant, il y a loin d’un Sicilien à dans l’écriture Florence Colombani sont d’une beauté voluptueuse, bai- à elle seule, racontée minutieuse- avec peine de respirer dans son cor- un Milanais, d’un contemplatif com- gnées de ce soleil qui est, selon Lam- ment par Laurence Schifano dans set d’époque. Impitoyable avec Lan- me Lampedusa ou son héros, à l’hy- dans la maison Salina, d’un coup de e Le Guépard, de Giuseppe Tomasi di pedusa, « l’authentique souverain sa belle biographie de Visconti (Les caster – il aurait voulu Marlon Bran- peractif Visconti. La sœur du cinéas- tonnerre, s’esclaffe à un sous-enten- Lampedusa, traduit de l’italien par de la Sicile », « fort comme un narco- Feux de la passion, Perrin, 1987). do ou Laurence Olivier –, Visconti te, Uberta, le décrit en boulimique du graveleux de Tancrède. « Son Fanette Pézard, Seuil, 1959. tique ». Le Guépard fait aussi le Des quintaux de fleurs fraîches arri- dresse le « cow-boy » au raffine- de travail, fumant 80 cigarettes par rire monta d’un ton et se fit stri- Le Guépard, de Luchino Visconti, portrait magistral du Prince, un per- vent tous les deux jours de San ment. « J’avais la chance d’avoir un jour : « Et si, par malheur, il lui arri- dent », écrit seulement Lampedusa. 1963, DVD Pathé. sonnage inspiré par l’arrière-grand- Remo. Sur les lustres, il y a de vérita- corps obéissant, dira la star, acroba- vait d’avoir mal à la gorge, il avalait Dans le film, cela donne une longue père astronome de l’auteur, qui est, bles chandelles, fabriquées avec te dans sa jeunesse, je lui disais : une bouteille entière de sirop. Il minute où le rire rauque de la jeune LA SEMAINE PROCHAINE avant tout, un autoportrait. une cire spéciale pour résister à la marche comme un prince, et il mar- n’était pas l’homme des demi-mesu- femme fige toute la tablée. Plus Eyes Wide Shut, Le faste véritablement princier lumière des projecteurs. Tout cela chait comme un prince. » Après une res. » Converti au socialisme par frappante encore, l’absence de scè- de Stanley Kubrick, que déploie Visconti pour réaliser le dure plus de quarante chaudes mémorable dispute sur le plateau, Jean Renoir sur le tournage d’Une nes de bataille dans le roman, et d’après Arthur Schnitzler. VIII/LE MONDE/VENDREDI 8 JUILLET 2005 SÉRIES D’ÉTÉ

SOUVENIR Chaque semaine, un écrivain revient sur un événement ou un phénomène historique qui l’a marqué. Premier récit : Marie Desplechin et la chute de Phnom Penh, le 17 avril 1975 « Quand j’avais l’âge d’être garde rouge »

Il y avait toutes même avant – à n’avoir connu ni la monde sera juste un jour, et que hurle, et même avec les loups. ces fois où ça guerre ni la faim. Les « trente glo- nous y serons tous heureux. Quand D’une certaine façon, nous étions n’avait pas mar- rieuses » viennent de prendre fin, je pense à tout ce bonheur et à tou- bien pareils, lui et moi. Nous pen- ché. D’abord, Ken- mais nous n’en sommes pas encore te cette justice à venir, je me sens sions que les mots agissent sur le nedy était mort. avertis. Mon père n’a encore jamais l’âme pleine d’allégresse. Je suis gor- monde. Mais j’étais, moi, véhémen- J’avais pourtant connu le chômage, les parents for- gée de calcium, d’hormones et d’en- te, mimétique et déterminée com- afp fait requête, et à ment encore des projets pour leurs dorphines. Et je fais confiance aux me une petite enrôlée des Hitlerju- qui de droit, pour qu’on lui sauve la enfants. Je suis une adolescente camarades internationalistes pour gend, et lui n’avait rien d’autre à mise. A l’annonce des coups de feu enthousiaste et presque grasse. Mes que nous accomplissions ensemble m’opposer que son effarement et sa (sur RTL), j’avais filé de la maison, je résultats scolaires sont encoura- le destin sublime de l’humanité. question. « Comment pouvez-vous m’étais précipitée à l’église, et age- geants, mais j’aurais du mal à situer Le 17 avril 1975, les Khmers rou- dire que je suis un nazi ? » nouillée dans la fraîcheur, j’avais avec précision le Cambodge sur une ges entrent dans Phnom Penh. Les Le régime rédempteur du Kampu- intercédé. Comme l’avait remarqué carte. Nous n’avons jamais étudié le Khmers rouges sont des camarades chéa démocratique va durer quatre ma mère, ahurie par tant de ferveur, Sud-Est asiatique en géographie. Et comme nous les aimons, des amis ans. Je passe mon bac, j’entre à l’uni- « c’est très gentil ». C’était très gen- je ne parle pas de l’Histoire. Nous du peuple chinois, des victimes de versité, je quitte Roubaix pour Paris, til, et ça ne servait à rien. Je n’avais l’impérialisme. Et puis, ce sont des je vis avec un jeune homme qui est pas l’oreille de Dieu, et l’Amérique, cousins, ils ont fait leurs études à militant trotskiste. Des Khmers rou-

c’est loin. Quelques années plus Paris. En 1959, Khieu Samphan y a ap photo/christoph froehder ges et de leur entreprise de refonte tard, il s’est avéré que je n’avais pas MARIE présenté sa thèse sur l’agriculture. Un soldat de l’armée des Khmers rouges brandit une arme de l’espèce, plus de nouvelles. Les non plus l’oreille des dirigeants fas- Qui refuserait son crédit fraternel à dans les rues de Phnom Penh Khmers n’intéressent plus. Encagés cistes. Dans une indifférence abso- DESPLECHIN un universitaire français ? Les chez eux, ils ont perdu beaucoup de lue à mes protestations, les bour- Khmers rouges entrent dans Phnom leur pouvoir de séduction. Les reaux du général Franco garrot- Née en 1959, Marie Desple- Penh, les Américains en sortent, et me des requins, comme des varans. loir par le surveillant général qui appels au secours arrivent, pour- taient Puig Antich. Ce n’était pas chin est révélée en 1995 par c’est comme une prière exaucée. Nous qui dormions chaque soir nous enjoint de cesser les dégrada- tant, témoignages misérables, faute d’avoir peint des affiches à lon- un recueil de nouvelles, Trop Enfin. L’intérêt militant que j’ai dans nos lits, nous rêvions douillet- tions. La riposte est immédiate. Aux dépouillés d’attirail idéologique. Il gueur de journée, ni de les avoir col- sensibles (éd. de L’Olivier). En pour le monde n’est pas trahi. Il arri- tement de Robespierre, parce qu’il menaces, nous répondons par l’as- ne se trouve plus personne sur terre lées sur les portes des salles de clas- 1998, chez le même éditeur, ve que le monde y réponde. était inflexible. saut : sur les dernières portes qui pour les entendre. Ni l’ONU, ni la se, au lycée. Rien n’y avait fait. Puig paraît son premier roman, Le 17 avril, avec quelques amis du Nous achevons donc notre nous restent, nous le dénonçons Ligue des droits de l’homme, ni les était mort, atrocement mort, et tout Sans moi. La même année, comité d’action lycéen, nous nous œuvre internationaliste sur les por- pour ce qu’il est. Un nazi. journalistes, ni, bien sûr, les camara- ce que j’avais gagné là-dedans, elle obtient le prix Tam-Tam armons courageusement de pein- tes du lycée aux heures où l’Angkar Avons-nous été sanctionnés ? Il des. Et puis, le monde a changé. c’était de faire pleurer ma copine pour Verte (L’Ecole des loi- ture et nous nous attaquons aux por- rassemble les habitants de Phnom est probable que non. Je suppose Nous sommes désormais libéraux Laurence Lefèvre qui aimait les Beat- sirs), un de ses nombreux tes des salles de classe. Tout au long Penh en longues colonnes qu’elle que nous nous en sommes tirés et égotistes. Nous avons, de notre les et se moquait bien de la politi- romans pour enfants. Dernier des couloirs, nous barbouillons des chasse vers les campagnes. Khieu avec un sermon, que nous avons côté, pas mal de soucis avec l’OMC que. « Ils ont tué Puig », elle essuyait ouvrage paru : La Vie sauve, slogans qui disent assez notre sou- Samphan n’a pas étudié en vain écouté en ricanant. Mais je me rap- et l’autofiction. ses larmes de droite devant la porte écrit avec Lydie Violet (Le tien à la révolution khmère. Nous l’agriculture à Paris : revenus à la ter- pelle le visage de cet homme dont En quatre ans, le Cambodge a per- du lycée. A force, elle s’était atta- Seuil, 130 p., 12 ¤). sommes pleins d’audace, nous ris- re, les citadins feront pousser l’hom- j’ai oublié le nom et qui nous sem- du un quart de sa population. Plus chée. Elle n’était pas la seule. Il fal- quons gros. Un avertissement. Un me nouveau. Tandis que s’éloignent blait très vieux (peut-être 40 ans). Il de deux millions de personnes tortu- lut des jours aux agents de service blâme. Un conseil de discipline peut- les cohortes de condamnés, comme répétait sans fin : « Comment pouvez- rées, assassinées, affamées, exté- pour décoller la Perfax qui s’était étudions l’Histoire de France exclusi- être. Je n’ai gardé aucun souvenir des Indiens, comme des Arméniens, vous dire que je suis un nazi ? Com- nuées. On parlait, ce printemps, de incrustée dans les rainures du bois. vement, l’Histoire de France en des slogans. J’espère qu’ils n’étaient comme des Juifs, nos jeunes camara- ment pouvez-vous dire que je suis un l’ouverture d’un procès. Trente ans Mon implication dans les affaires de France, et si la décolonisation vient pas : « Qui proteste est un ennemi, des khmers, en émules de la révolu- nazi ? » Il avait peut-être perdu un après. Quand même, il faudrait se ce monde, commencée de longue de faire son entrée dans les qui s’oppose est un cadavre », tion culturelle, organisent le saccage père dans la Résistance, ou une dépêcher, avant que les justiciables date et jamais découragée, n’abou- manuels, c’est avec une immense « Notre cœur ne nourrit ni sentiments de la ville. Du monde ancien, il ne famille dans la déportation. Peut- ne soient tous emportés par l’âge. tissait à rien de bon, elle n’aboutis- discrétion, et pas avant la terminale. ni esprit de tolérance », « L’Angkar doit rien rester. Tout est systémati- être avait-il vu sa famille souillée Pour ce qui me concerne, je fais sait à rien. Jusqu’au 17 avril 1975. Je suis ignare. Mais ce que je sais me voit tout, l’Angkar a les yeux de l’ana- quement détruit, jusqu’aux pièces par la collaboration. Et peut-être toujours partie des Heureux du Le 17 avril 1975, j’ai très exacte- suffit : les Américains couvrent le nas »… Je l’espère sans trop y croire, de tissu – dont on sait le degré de n’avait-il rien perdu du tout, lui, rien monde. Personne ne m’a jamais ment 16 ans, 3 mois et 10 jours et je Vietnam de napalm et d’agent je me souviens trop bien de l’excita- corruption – qui sont lacérées dans de tout cela. Mais il croyait que les demandé de rendre compte de mes fais partie des Heureux du monde. orange. Les Américains sont de tion que suscitaient ces petites phra- les magasins. Là-bas, le cauchemar mots avaient un sens, tous les mots, actes le 17 avril 1975, quand j’étais J’habite l’Europe du plan Marshall, beaux salauds, à la différence des ses effroyables. Nous étions comme a commencé. Ici, c’est la fête. Vive la les nôtres aussi, il croyait que les enthousiaste et presque grasse, et je suis née dans une famille petite- Russes et des Chinois qui sont des des animaux grisés. Nous qui Mort. mots sont comme des actes dont on que j’avais l’âge d’être garde rouge. bourgeoise, j’appartiens à la pre- peuples rêveurs et justes, dirigés par vivions comme des castors, nous en Sur le front du lycée Baudelaire, est responsable. Il croyait que l’on mière génération – aussi loin que des héros, avec fermeté mais avec appelions à la fureur et au sang les choses se compliquent. Nous ne parle pas impunément, pas plus LA SEMAINE PROCHAINE : remonte la mémoire familiale, et clairvoyance. Je crois, moi, que le répandu, comme des hyènes, com- sommes coincés au bout d’un cou- que l’on n’écrit, pas plus que l’on ne Boualem Sansal

BIBLIOTHÈQUE Un écrivain nous ouvre sa bibliothèque. Cette semaine : Jean Echenoz « Mon ordre est vaguement, confusément alphabétique »

st-ce que la bibliothèque d’un trueuse, impraticable ? Et en ce cas, Prenez par exemple l’alphabet, revient sur le mur perpendiculaire. écrivain lui ressemble tou- toute cette clarté et cet ordre ne cette loi absolue, incontestable et Un peu plus haute, la bibliothèque E jours ? En observant celle de seraient que la figure présentable, (normalement) incontestée. A son n’envahit pas tout le mur. Une édi- Jean Echenoz, en constatant son d’un sombre et inavouable chaos… ombre, solidement appuyées sur tion du Journal de Paul Léautaud caractère sage et ordonné, presque De fait, certains ordonnance- elle, toutes nos bibliothèques pour- (celle compacte en trois volumes du impersonnel, nullement envahis- ments cachent un désordre sans raient se ranger, s’étaler. Elles Mercure de France) est à portée de sant – « l’accumulation frénétique nom ni solution. Il ne se voit pas, on auraient l’ordre, un ordre immua- main. « On me les a donnés, mais je me gêne », dit-il –, on se prend à l’a escamoté, mais il est bien là, tel ble, pour principe et pour demeure. n’aime pas du tout Léautaud. » On le rêver à quelque secret. Ce clair un orage enfermé dans une bou- Mais justement, cela ne va pas, ne sent prêt à les retirer aussitôt, ou à appartement parisien, non loin des teille. Il suffit de parler quelques ins- tient pas. « Mon ordre est vague- les reléguer dans l’enfer du désordre Buttes-Chaumont, avec des rayon- tant avec Jean Echenoz, d’échanger ment, confusément alphabétique », alphabétique. nages (pas trop) le long des murs avec lui des propos de bon aloi, de constate Echenoz, presque gêné de Après cela, passé les rayons près (pas tous) ne cache-t-il pas, dans se maintenir en souriant au niveau cet aveu. Et surtout de ce qu’il intro- du bureau de travail qui compren- une cave ou un grenier, derrière une de la simple raison pour soupçonner duit d’irrémédiable désordre. Mais il nent classiquement les dictionnaires cloison qui pivote, une autre biblio- combien l’anarchie, le cyclone, par- insiste et, avec une candeur qui frôle et les grammaires, l’aléatoire, le thèque, la vraie, débordante, mons- tout, toujours, menacent. l’épouvante, envoie valdinguer ce « boiteux » montrent le bout de qui pouvait encore rester de raison : leurs dos. On sent l’anarchie qui « Mon idéal serait un rangement gronde. Oh, l’apparence et la bien- aléatoire, non figé et pétrifié par l’al- séance sont toujours respectées : phabet. » Un alphabet « vague », pas (ou peu) de piles branlantes, « confus », « aléatoire »… Là, à la d’ouvrages renvoyés au second surprise succède l’interrogation. rayon – tout est sagement rangé sur Cependant, notre terroriste a intro- un seul rang. Mais déjà, ici et là, des duit le poison du doute, la levure de lubies esthétiques viennent troubler la révolution ; il persiste et signe : l’ordre, l’ordre saint et sacré : par « Je prends soin de saboter l’ordre exemple, si les « Pléiade » ont été alphabétique, d’y introduire un petit normalement mis à leur place, selon désordre. » A la fin, devant notre stu- le nom des auteurs (« A une époque, peur, il précise, presque en s’excu- ils étaient ensemble ; et puis j’en ai eu sant : « Il peut m’arriver de ne pas assez… Ça avait trop un côté emblème retrouver un livre » ! Mais il se culturel »), la Série noire et les pre- reprend, fait presque la théorie miers livres du Dilettante sont morale de ses errements : « Les voisi- regroupés, au mépris le plus absolu nages incongrus et plaisants sont de la règle commune… des « petites ensuite nivelés par l’ordre alphabéti- masses », dit-il. Et puis, surtout, on que. » A cet instant, on est vaincu, sent que le maître des lieux s’est lui- on rend les armes. Et on demande à même lassé d’un principe de range- vérifier directement les dégâts. ment trop lourd et contraignant. Les en langue étrangère – cette partie l’auteur de Cherokee. Approximati- livres ont pris leur autonomie. Un ferment du désordre ? fait toujours tache dans la bibliothè- vement un petit mètre linéaire, avec silencieux orage a éclaté. On commence par la chambre, et que d’un écrivain : les couleurs, les des éditions multiples, les études, Patrick Kéchichian par les « A » donc. Rien à redire en typographies sont différentes – et correspondances, éditions savantes principe. Le « B » suit aussitôt, et ain- les études universitaires que son des carnets de l’écrivain, etc. Un peu (1) Dernière en date : Jean Echenoz : si de suite. Mais près de la fenêtre, œuvre a suscitées (1). plus loin, les livres de Christian géographies du vide, de Christine Jéru- avant la première lettre, un rayonna- Puis on revient dans le salon. A Gailly, auteur des éditions de salem (Publications de l’université de ge hors classement – le ferment du gauche, dans un meuble bas, l’alpha- Minuit. « Je garde les auteurs de la Saint-Etienne, 236 p., 23 ¤.) désordre ? – contient les ouvrages bet continue son lent déroulement. maison. Il n’y a pas de hiérarchie de théorie littéraire et de rhétorique. Au « F », on s’arrête sur Flaubert, pour moi entre les auteurs d’aujour- La SEMAINE PROCHAINE : Avec aussi les traductions d’Echenoz référence presque absolue pour d’hui et les classiques. » Puis on Alberto Manguel