GÉRARD STEPHANESCO

S.S. le Catholicos Vasken I<*, les Arméniens et la France

ers le milieu du mois de juin 1975, Sa Sainteté Vasken I", Catho• V licos, patriarche suprême de tous les Arméniens, faisait un bref séjour dans la région parisienne avant de se rendre à Amman et à Jérusalem, où il était accueilli officiellement par les plus hautes auto• rités avec des égards particuliers dus à son haut rang et au rôle de guide qu'il assume parmi les fidèles arméniens vivant de par . Le Catholicos s'était rendu en mai et au début de juin en Rou• manie, dont il est originaire, et en Angleterre. Au cours de son séjour à , il a présidé une réunion des évêques arméniens d'Europe. Puis, le dimanche 16 juin, il consacra la nouvelle église arménienne d'Issy-les-Moulineaux avec ses dépen• dances et le soir même les nouveaux locaux de l'Union générale de bienfaisance arménienne de la rue de Courcelles. C'était pour le Catholicos l'occasion de remercier deux million• naires, l'un vivant en France, le châtelain de Boursault, M. Nourhan Frenghian, producteur et négociant en champagne, président du Comité des Eglises arméniennes apostoliques de la région parisienne, qui avait largement contribué à l'érection de l'église arménienne d'Issy-les-Moulineaux, l'autre, Américain, M. Alee Manoughian, pré• sident de l'Union générale arménienne de bienfaisance, qui a fait construire de ses deniers les églises arméniennes de New York, de Detroit, de nombreux clubs et centres culturels arméniens aux Etats- Unis, le musée du Patriarcat arménien d'Etchmiadzine (Arménie soviétique) et a fait restaurer le couvent de Keghard en Arménie. A Paris, on lui doit le Centre culturel de l'Union générale armé• nienne de bienfaisance dont la maison mère est située aux Etats-Unis.

a Sainteté Vasken I" est le patriarche suprême de l'Eglise armé• S nienne apostolique, dont le siège se trouve à Etchmiadzine, en Arménie soviétique (1). C'est une des plus anciennes Eglises chré-

(1) Voir l'article de Gérard Stephanesco : « l'Eglise arménienne vivante », paru dans la Revue des deux mondes du mois de mars 1972.

106 tiennes, le christianisme fut proclamé religion d'Etat en Arménie par le roi Tiridad, en 298, bien avant l'édit de Milan de l'empereur Constantin, en 313, qui tolérait la pratique du christianisme. En 390, le Catholicos Sahag le Grand rompt les liens de dépen• dance avec l'Eglise mère de Césarée de Cappadoce et confie à une équipe dirigée par le moine Mesrop, inventeur de l'alphabet armé• nien, le soin de traduire les Saintes Ecritures et les ouvrages des Pères de l'Eglise. Après avoir lutté tout au long du v* siècle pour reconquérir son indépendance sur les Perses, l'Eglise arménienne devient autocéphale, d'où le nom d'Eglise non chalcédonienne donné parfois à l'Eglise apostolique arménienne, qui ne participa pas au concile de Calcé• doine de 451, étant persécutée par les Perses. Quinze siècles plus tard, cela n'empêche pas le Catholicossat d'Etchmiadzine d'entretenir les meilleures relations avec les autres Eglises orientales, ainsi qu'avec l'Eglise catholique. Il en a donné une preuve évidente en envoyant des observateurs au concile de Vatican II. Le Catholicossat d'Etchmiadzine, en République socialiste sovié• tique d'Arménie, peut revendiquer une tradition remontant au tout premier siècle du christianisme puisque la région fut évangélisée par les apôtres Tadeï et Barthélémy, puis par les missionnaires venus soit d'Orient et parlant syriaque, soit d'Asie hellénisée avec saint Grégoire rilluminateur.

e siège du Patriarcat est sis en l'église de la Vierge-Mère d'Etch• L miadzine, ville sainte par excellence de l'Arménie. En arménien « Etchmiadzine » signifie « Le Fils Unique est descendu ». Le seul nom de la ville est donc comme une marque, une confirmation de l'importance du rôle de la Trinité dans la foi arménienne. A Etchmiadzine se trouvent, d'autre part, d'inestimables reliques, dont celle de saint Grégoire l'Uluminateur. Parmi les plus précieuses : une parcelle de la Sainte Croix et le fer de lance qui, selon la tra• dition, a transpercé le flanc de Jésus. Le Catholicos est né le 20 septembre 1908 à Bucarest d'une mère institutrice et d'un père artisan bottier. Fils unique, le jeune Levon Balgian fréquenta l'Ecole arménienne puis l'Ecole évangélique de langue allemande de Bucarest jusqu'au baccalauréat. Plus tard, le futur patriarche poursuivit ses études à l'université de Bucarest, obtenant en 1936 une licence de philosophie. Dans sa jeunesse, il fit partie des scouts arméniens de Bucarest. De 1929 à 1943, il eut une vie extrêmement active dans la communauté arménienne de Bucarest en tant que professeur de langues et secrétaire de l'Ecole arménienne du boulevard Paché Protopopesco (devenu depuis bou• levard de la République), notamment en prenant en charge la for• mation et l'instruction de la jeunesse arménienne.

107 Aujourd'hui, nombreux sont encore ceux qui ont bénéficié de sa solide formation et de ses hautes qualités morales, comme peut en témoigner le jeune savant français Zadig Mouradian, astrophysi- cien, docteur ès sciences de la Sorbonne, chercheur à l'observatoire de Meudon. En 1942, le décès de l'évêque des Arméniens de Bucarest lais• sait vacant le siège de l'évêché. Plusieurs membres influents de la communauté arménienne, dont le professeur Agob Sirouni, de l'uni• versité de Bucarest, secrétaire de l'évêché arménien apostolique de Roumanie, qui, dès l'arrivée des Russes en Roumanie, après la guerre, fut déporté en Sibérie (2), incitèrent le jeune Levon Balgian à entrer dans les ordres. En 1943, après des études théologiques fort brillantes au sémi• naire du Patriarcat orthodoxe roumain de Bucarest, cédant à la voix de sa vocation, il est ordonné prêtre avec le titre de Var- tabed (archimandrite) par l'archevêque d'Athènes, Mgr Garabed Maz- loumian. Tout de suite après son ordination, il se retire dans le couvent arménien d'Hagigadar, près de Suceava en Bucovine, où il se recueille pendant quarante jours (3). Le 1" décembre 1943, il est nommé prélat des Arméniens de Roumanie en remplacement de feu l'archevêque Zohrabian. A ce titre, il a joué un rôle éminemment apprécié en réorganisant la vie nationale et religieuse de la communauté arménienne, en encoura• geant et généralisant l'étude de la langue arménienne et en restau• rant les traditions. En 1951, S.S. Kevork V, Catholicos de l'époque, lui confère le titre d'archevêque pour les diocèses de Roumanie et de Bulgarie, pour ses hautes qualités intellectuelles et les éminents services rendus à l'Eglise et à la Nation. En 1954, après la mort du patriarche Kevork V, il est nommé membre du Conseil supérieur d'Etchmiadzine. Le 30 septembre 1955, le Grand Conseil national se réunit. Il est constitué, comme le veut la tradition, par dès religieux et des laïcs. Les religieux représentent un quart des présents, ce sont des évêques ou des prêtres appartenant aussi bien aux différentes paroisses d'Ar• ménie qu'à celles de la diaspora. Il en va de même pour les trois autres quarts, les laïcs délégués à raison d'un par 25 000 fidèles. Le Grand Conseil national a pour tâche d'élire le nouveau Catholi-

(2) Le professeur Agob Sirouni fut déporté en 1944 en Sibérie pendant dix ans pour ses idées anticommunistes. (3) Le monastère de Hagigadar fut fondé en 1512 par Dragan Nano- vachian à environ 3 km et demi au sud-ouest de Suceava. A la même époque fut construite l'église de la Sainte-Croix en 1522 par l'Arménien Cristea Han- coian. Au début du xvii" siècle, la communauté arménienne de Suceava, redou• blant de zèle religieux, ajouta aux anciennes églises réparées ou même rebâties, l'église Saint-Siméon (1606) et le monastère de Zamca, un monastère fortifié qui l'emporte sur tous les autres construits par les Arméniens par ses dimensions et sa valeur artistique.

108 cos. Puisque l'ensemble du peuple arménien y est représenté, il permet au Catholicos d'Etchmiadzine de s'identifier à la communauté tout entière. Le Conseil élit à l'unanimité S.S. Vasken Ier, qui est officielle• ment consacré, le 2 octobre 1955, dans la cathédrale d'Etchmiadzine, en présence de dizaines de milliers de fidèles venus pour la cir• constance. « Serviteur de Jésus-Christ par la volonté insondable de Dieu, archevêque et Catholicos de tous les Arméniens, patriarche suprême du Très Eminent Siège de l'Eglise mère apostolique de l'Ararat en la Sainte Cathédrale d'Etchmiadzine. » Ce titre, que portent les patriarches qui ont succédé depuis le iv" siècle à saint Grégoire l'Illuminateur, donne une idée des responsabilités qui incombent au chef de l'Eglise arménienne.

es responsabilités, Vasken Ier entend les assumer pleinement C en facilitant l'union de tous les Arméniens où qu'ils se trouvent, qu'il s'agisse des Arméniens d'U.R.S.S. (près de 4.000.000) ou de ceux de la diaspora (1.800.000). Parmi les 4.000.000 d'Arméniens d'Union soviétique, 2.400.000 résident en Arménie, 1.600.000 dans les autres républiques d'U.R.S.S. 4.000.000 sur une population de 240.000.000 d'habitants... C'est peu. Et pourtant nombre d'Arméniens ont pu se tailler une place dans la vie politique, économique, scientifique, voire artistique, de l'U.R.S.S. Arménien, M. Anastase Mikoyan, dont un frère fut l'un des créa• teurs des avions Mig. Arméniens, le maréchal Bagramian, qui visita à plusieurs reprises la France, le général Safarian, qui fut désigné pour pénétrer le premier à Berlin à la tête de ses troupes. Armé• niens, M. Tevossian, un des maîtres de l'industrie lourde d'U.R.S.S., et l'astrophysicien de renommée mondiale Victor Hamparzoumian. N'oublions pas que l'Arménie fabrique un matériel électronique important pour les besoins de l'Union soviétique et que nombreux sont les Arméniens qui collaborent aux programmes spatiaux et nucléaires. Arméniens encore, le compositeur Aram Katchatourian et le champion d'échecs Tigran Petrossian. Dans le domaine de l'action comme dans celui de la pensée, les Arméniens ont réussi à s'imposer. Aussi, de tous les peuples formant l'U.R.S.S., le peuple arménien est-il celui qui jouit de la situation la plus privilégiée. Il a su s'intégrer, en dépit de son farouche amour de l'indépendance. S'intégrer sans perdre sa personnalité faite d'es• prit d'initiative et d'une multiplicité de dons, soutenu par une grande ténacité et aussi beaucoup de sagesse. l| es patriarches peuvent s'identifier à la communauté tout en- *-* tière. » C'est bien ainsi que Vasken I" exerce ses hautes fonc• tions : avec les fidèles et pour les fidèles. Sa connaissance, en plus

109 de l'arménien, du français, de l'anglais, de l'allemand et du roumain lui permet de pouvoir mieux dialoguer avec les communautés disper• sées. Ainsi en est-il en France, avec quelque 250.000 à 300.000 fidèles dont 100.000 dans la région parisienne. A Paris, le Catholicos a un délégué apostolique pour l'Europe occidentale, l'archevêque Serobe Manoukian. Mgr Serobe est né dans la ville arménienne de Van dont il s'échappa pendant les mas• sacres de 1915 perpétrés par les Turcs (4). Ses parents furent mas• sacrés, et c'est ainsi qu'il fut recueilli, orphelin, par des organisations américaines de bienfaisance et par l'Union générale arménienne de bienfaisance. Il a étudié à Jérusalem, au séminaire du Patriarcat arménien. Ensuite il poursuivit ses études supérieures à l'université de Londres. Il est entré dans les ordres en 1925 et a été ordonné archimandrite en 1930. Chargé de cours puis directeur du séminaire du Patriarcat de Jérusalem, Mgr Manoukian est envoyé comme délégué de cette institution aux Etats-Unis, puis en Amérique du Sud. En 1953, il est nommé délégué pour l'Europe du Saint-Siège d'Et- chmiadzine et responsable pour tout le diocèse de France. Enfin, c'est en 1955 qu'il a été sacré archevêque à Etchmiadzine. Fin diplomate, avec une lueur d'ironie dans le regard, plein de compréhension et de bonté, il a su établir un juste équilibre entre les différentes tendances de la communauté arménienne de France. Pour le seconder, Mgr Serobe demanda au Catholicos d'être aidé par deux évêques auxiliaires. L'un, Mgr Agob Vartanian, originaire de Konia en Asie Mineure — il échappa aux massacres —, lui aussi du couvent de Jérusalem, comme Mgr Manoukian, où il fit ses études. Il fut ordonné Vartabed en 1945 pour devenir vicaire patriarcal pour Haïfa et le nord de la Palestine. En 1960, il devient directeur du séminaire patriarcal de Jérusalem. En 1964, il est affecté en Amé• rique du Sud et en 1965 à pour le midi de la France. Il est consacré évêque à Etchmiadzine en novembre 1965. Les tempes grisonnant avec distinction, le sourire juvénile et radieux, c'est un homme de contact, en relations amicales avec les autorités locales, avec les élus, quelle que soit leur couleur politique, et avec l'arche• vêque de Marseille. L'autre, Mgr Kude Nacachian, originaire de Syrie, fit ses études théologiques au séminaire du Catholicossat de Beyrouth et fut consacré évêque à Etchmiadzine en novembre 1973. C'est un homme dynamique au visage énergique et franc, doté d'une barbe rousse, ayant le sens de l'efficacité et de l'organisation, d'un comportement direct et qui, en dehors de ses activités pastorales, enseigne au collège arménien de jeunes filles (Tebrotzasser) au Raincy. On doit aussi à Mgr Kude l'organisation minutieuse des séjours et des visites du Catholicos Vasken Ier en France.

(4) Voir l'article de Gérard Stéphanesco : « le Massacre des Arméniens », paru dans la Revue des deux mondes du mois de juin 1975.

110 es relations entre les Arméniens et la France remontent loin dans, L l'histoire. Aux Ve et vi* siècles on voit déjà apparaître dans notre pays des religieux arméniens, en raison du commerce entre la Gaule et l'Asie Mineure et des pèlerinages fréquents, dès cette épo• que, en Terre sainte. On cite un évêque arménien à Gap, au Ve siè• cle, saint Grégoire, dont le souvenir est commémoré par les gens du pays au mois de septembre de chaque année. Un autre Arménien notoire qui se fixe en France est saint Gré• goire de Nicopolis. Né en Arménie au x" siècle, il quitte sa patrie et, après avoir erré en Gaule, s'établit à Pithiviers dans le Loiret. La légende veut qu'on lui doive le pain d'épice, spécialité de cette région. Une fête foraine le commémore chaque année, à la Saint-Georges, le 23 avril. Sous le règne de Charte V le Sage, des quêteurs arméniens par• courent la France afin d'aider l'évêque d'Adana, en Arménie, « Povre et déshérite par les mecreanz », comme l'explique un mandement du roi. A dater de la conquête de la Grande Arménie par les Turcs, c'est-à-dire au xi* siècle, les Arméniens commencent à connaître le sort des peuples obligés de fuir leur propre pays pour rester libres. Beaucoup d'entre eux émigrent dans le midi de la France, à Marseille, à Narbonne, à Montpellier. Des relations cordiales s'établissent au xiv* siècle entre cette dernière ville et la Petite Arménie gouvernée par le roi Oschin. Pendant les croisades, Francs et Arméniens avaient combattu ensemble contre les infidèles. Pour sceller cette alliance un Lusignan avait épousé une princesse arménienne. A la fin des croisades, en 1384, le dernier roi d'Arménie, Léon de Lusignan, d'ascendance française, vient se réfugier en France où il est cordialement accueilli par Charles VI, qui lui offre une pension et un château. A deux reprises, le roi d'Arménie déchu passera la Manche pour tenter de réconcilier la France et l'Angleterre et mettre fin à la guerre de Cent Ans. Il ne réussira pas dans son entreprise. Mort en 1393 à l'hôtel des Tournelles à Paris, il fut enterré à la basilique Saint-Denis le 29 novembre 1393. Lorsque sous le règne de Louis XIV, à la faveur des ambassades orientales qui se succédaient à Versailles, le café fut mis à l'honneur, un Arménien nommé Harouthloum (Pascal) ouvrit à la foire de Saint- Germain-des-Prés un « salon de café », le premier de la capitale. Ce fondateur, aujourd'hui oublié, du premier café de Paris fut bientôt imité par un de ses compatriotes, Stéphane. Colbert fait appel à des artisans arméniens pour animer les manu• factures et ateliers royaux ou pour recréer la prospérité de Marseille, qui était à l'époque en concurrence avec les villes italiennes, notam• ment Livourne. Il autorise aussi la création d'une imprimerie armé• nienne à Marseille qui subsiste jusqu'en 1710. En 1733, un Arménien natif de Perse, Joannès Althen, débarque à Marseille et propose au contrôleur du commerce Orry d'acclimater

111 la culture du coton dans le royaume. Des essais sont entrepris dans la région de Castres, mais, malgré les soins apportés aux plantations, ses efforts et les subventions du roi, il ne réussit guère qu'à présenter quelques fruits de cotonnier à l'Académie des sciences. Qu'à cela ne tienne, le principal titre de gloire d'Althen est d'avoir introduit et développé en France la culture de la garance. En considération de ses services, les Avignonnais lui élèvent une statue dans leur ville en 1846. Durant l'occupation, les Allemands enlèvent la statue d'Avignon. A ces différentes activités, les Arméniens ajoutèrent bientôt le commerce des pierres précieuses et, de nos jours encore, nombre de « diamantaires » sont d'origine arménienne. Des diamantaires certes, mais aussi des écrivains et des artistes : peintres, comédiens, chanteurs. Au début de ce siècle, plusieurs dizaines de milliers d'Arméniens fuyant l'empire ottoman, où un mil• lion cinq cent mille des leurs avaient été massacrés, trouvèrent refuge en France. Les problèmes qui ont pu se poser pour rintégration de ces réfugiés dans la vie nationale française sont maintenant oubliés. Les Français d'origine arménienne, tout en restant fidèles à leur foi et à leurs traditions, savent qu'ils sont considérés — et se consi• dèrent — comme des Français à part entière. « Oui, nous sommes Français à 100 % et Arméniens à 100 % ; il n'y a pour nous aucune incompatibilité », déclarent volontiers le peintre Carzou et le chan• teur Aznavour.

ls ont tout à fait raison de se considérer 100 % Français, étant I donné qu'en 1914 de nombreux Arméniens s'engagèrent volon• taires en France et versèrent leur sang dans la bataille de la Marne ou à Verdun (5). En témoignent non seulement les tombes parse• mées dans les cimetières de Champagne, de la Marne et de la région de Verdun qui attestent la bravoure des Arméniens, mais aussi le monument de l'Ossuaire de Douaumont, avec deux plaques apposées sur son frontispice, rappelant les localités dont sont originaires les héros arméniens morts dans les tranchées : les villes de Sis et de Van. En 1940 encore, les Arméniens surent après la débâcle prouver tout aussi parfaitement leur attachement à la France.

(5) Sur 2.000 conscrits ou volontaires arméniens de France partis au front, à peine 70 survécurent à ce terrible holocauste. « C'est une lourde contribution du sang que 1.930 morts sur 2.000 hommes* devait dire M. Alain Poher, président du Sénat, à l'occasion d'un pèlerinage arménien du souvenir qu'il présidait, pèlerinage dont j'avais pris l'initiative et au cours duquel l'armée française défila. La même année à Marseille, lors de l'inauguration à l'église du Prado du monument des Arméniens morts pour la France, le ministre Joseph Comiti devait à son tour rappeler le sacrifice de ces 1.930 Arméniens de l'armée française, ainsi que celui d'un millier et demi de leurs coreligion• naires de Turquie massacrés lâchement à cause de leur attitude favorable aux Alliés.

112 De nombreux Arméniens s'étaient installés dans les anciennes colonies et les protectorats français. Ils furent parmi les premiers à répondre à l'appel du général de Gaulle et plusieurs d'entre eux s'illustrèrent à Bir-Hakeim et au Mont Cassin. Dans la France occupée, au fur et à mesure que s'amplifiait la résistance, se constituaient de véritables noyaux arméniens. Leur habileté dans tous les travaux d'artisanat, la confiance qu'engendrait leur indéfectible solidarité, rendaient les Arméniens particulièrement aptes à participer à la vie de la résistance : impression de tracts, fabrication d'explosifs, transmission de messages, etc.. Là aussi les Arméniens payèrent leur tribut à la France comme vient le rappeler le nom d'un résistant héroïque, Missak Manouchian, fusillé le 21 février 1944 par les Allemands au Mont Valérien (6). Mais il y a un fait peu connu qui, mieux qu'aucun autre, suffi• rait à prouver le patriotisme profond et sincère des Français d'origine arménienne. Il concerne les prisonniers arméniens que les Allemands avaient faits pendant leur offensive foudroyante du printemps 1940. Les autorités allemandes, fin 1941, ont rassemblé tous ces pri• sonniers arméniens dans un vaste camp de Silésie. Elles ont aussitôt entrepris de les convaincre de se détacher de la patrie française, d'accepter de constituer une cinquième colonne, en échange de leur libération immédiate. A l'unanimité, les prisonniers français d'origine arménienne ont refusé : « Nous sommes Français, ont-ils répondu, et nous demandons à subir le même sort et le même régime que nos compatriotes. » C'est ainsi que, plutôt que de trahir, ces héroïques Arméniens passèrent près de cinq ans dans les camps de prisonniers, quand ils ne succombèrent pas avant leur libération. Le Père domi• nicain Dubarle, professeur à l'Institut catholique, lui aussi prisonnier avec les Arméniens, qui avait été désigné comme administrateur du camp, en a témoigné au cours d'une émission télévisée en 1972. Ce geste unanime, comme les hauts faits de résistance, comme la lutte dans les rangs des Forces françaises libres, cimentent à jamais les liens qui unissent les Arméniens à la France. Liens tissés de géné• rosité d'une part et, de l'autre, de reconnaisance et de sacrifice. C'est ce que je rappelais à S. S. Vasken Ier au cours d'un des nombreux entretiens qu'il a bien voulu m'accorder. Pour toute réponse, accompagnant son geste d'un de ses regards si pénétrants, le Catholicos me tendit une photographie, un portrait de lui qu'il m'avait dédicacé à l'avance en ces termes 2 « A Gérard Stephanesco, avec notre vive sympathie pour l'œuvre qu'il réalise inlassablement en faveur de notre Eglise arménienne. »

GÉRARD STEPHANESCO

(6) A Bucarest, une rue porte le nom d'un agent de liaison du réseau de Missak Manouchian, à savoir , d'origine roumaine, arrêtée à Paris, en même temps que le groupe Manouchian et qui fut décapitée à Stuttgart le 10 mai 1944.

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