Haute-Normandie Archéologique, n° 12, 2007 1 HAUTE-NORMANDIE ARCHÉOLOGIQUE

BULLETIN N° 12

2007

Centre de Recherches Archéologiques de Haute-Normandie, Hôtel des Sociétés Savantes, 190 rue Beauvoisine, 76000 Haute-Normandie Archéologique, n° 12, 2007 4

SOMMAIRE

Jean-Pierre WATTE et Michel JULLIEN Un biface employé comme « céraunie » ou « pierre de foudre » à Livet-sur-Authou (), p. 5

Monique REMY-WATTE et Pierre ROUSSEL Le « Camp du Vigneron » et les origines de Brionne (Eure), p. 9

David FARCY Brionne à travers les âges, p. 19

David FARCY L’enceinte circulaire du Bois du Vigneron à Brionne (Eure), p. 21

Laurent RIDEL Histoire d’un paysage : le Roumois du Moyen Age à nos jours, p. 29

Véronique LE BORGNE, Jean-Noël LE BORGNE et Gilles DUMONDELLE L’archéologie aérienne dans le canton de Brionne, p. 37

Annie ETIENNE-EUDIER et Pascal EUDIER Nouveaux fana repérés en prospection aérienne sur l’Est de l’Eure, p. 45

Caroline RICHE et Elisabeth RAVON Le site d’Aubevoye « la Chartreuse » (Eure). Campagne 2003-2007, p. 47

Jean-Pierre WATTE Objets en silex tertiaire importés en Haute-Normandie, p. 53

Caroline RENARD Nouvelles données sur les armatures de la fin du Néolithique dans le Bassin de la Seine, p. 69

Laurent GUYARD et Sandrine BERTAUDIERE Le grand sanctuaire central du Vieil-Evreux. Résultats de la campagne 2007, p. 71

Nicolas WASYLYSZYN Inventaire et observations sur les églises romanes précoces de Haute-Normandie (Xe-XIe siècles), p. 75

Gilles DESHAYES Sondages dans le réfectoire et les salles basses de deux maisons civiles de l’abbaye de Jumièges (2007), p. 79

Bruno LEPEUPLE Les fouilles du château de Lyons-la-Forêt. Premier bilan des fouilles menées du 18 au 30 juin 2007, p. 81

Christophe COLLIOU Fouilles programmées d’un site de production métallurgique du bas Moyen Age en Pays de Bray, p. 83

Danielle ARRIBET-DEROIN L’usine à fer de Glinet, commune de Compainville (Seine-Maritime) : un témoin archéologique du procédé indirect en Pays de Bray (fin XVe-fin XVIe siècle), p. 89

Bruno DUVERNOIS Harfleur médiéval (Seine-Maritime). La porte de Rouen, p. 91

Jens MOESGAARD A propos d’un écu d’or de Charles VI – Charles VII découvert à Brionne, p. 95

Dominique LEOST A table avec le Comte de Warwick. L’alimentation au château de Rouen au XVe siècle, p. 97

Haute-Normandie Archéologique, n° 12, 2007 29

HISTOIRE D'UN PAYSAGE : LE ROUMOIS DU MOYEN ÂGE À NOS JOURS.

Laurent RIDEL

Comme les personnages, les États ou les châteaux, les paysages ont aussi une histoire. Ils sont rarement restés immuables au cours des siècles. En France, les géographes ont été les premiers à le comprendre. Roger Dion publie dès 1934 un Essai sur la formation du paysage français. Étrangement, c'est très récemment qu'archéologues et historiens se sont emparés du paysage comme sujet d'étude à part entière. Depuis la fin du XXe siècle, se multiplient les thèses universitaires et les livres sur ce thème1. Quel est l'intérêt de ce nouveau champ de recherche ? L'objectif principal est de savoir à quand remonte l'aspect de nos campagnes. Sommes- nous en face de paysages fossilisés depuis des siècles et que le modernisme actuel serait en train de détruire ? L'autre intérêt réside dans la mise en lumière des interactions entre l'homme et son milieu géographique. Comment une société, à travers son économie, sa culture, son organisation et même ses institutions, façonne son territoire ? Pour comprendre ces relations, intéressons-nous à cette petite région normande appelée Roumois.

1. UNE RÉGION RURALE : LE ROUMOIS

1.1 Situation et origine

Le Roumois n’a pas une aussi grande réputation que le ou le pays d’Auge. Beaucoup de Normands ne connaissent pas du tout cette région. Région de Haute-Normandie, elle s'étend principalement sur le département de l'Eure, sur la rive gauche de la Seine. Même si sa délimitation précise diverge selon les sources, le Roumois est généralement compris comme un secteur vaguement triangulaire dont les sommets pointeraient vers Brionne au sud, vers Pont-Audemer au nord-ouest et vers au nord-est. La vallée de la sert de borne occidentale, la vallée de la Seine de limite septentrionale et les confins sud-orientaux se confondent avec la Campagne du Neubourg voisine.

Fig.1. Localisation du Roumois.

Traditionnellement, les auteurs expliquent que le Roumois est l'héritier d'une circonscription mérovingienne, le pagus Rothomagensis, qui avait pour centre Rouen (l'ancienne Rotomagus des Romains). C'est de ce nom latin que proviendrait le nom de Roumois. A notre avis, c'est un raccourci un peu abusif car ce pagus Rothomagensis s'étendait de part et d'autre de la Seine et comprenait Rouen, ce qui n'est pas le cas du Roumois actuel. Nous préférons voir dans l'origine du Roumois une circonscription de second rang, la « sergenterie de Romois »2, qui naît au XIIIe siècle. En effet, son ressort se calque assez bien sur l'étendue de la région actuelle.

1.2 Le Roumois aujourd'hui : un paysage de transition

L'automobiliste aborde le Roumois toujours de la même façon : la route quitte la vallée, grimpe un coteau, s'élève au milieu d'une forêt puis l'ombre des arbres laisse soudainement place à une étendue plane et dégagée. Vous êtes arrivés sur le plateau du Roumois.

1. Citons Gérard Chouquet (dir.), les formes du paysage, Actes du colloque d'Orléans (mars 1996), Paris, Errance, 1996, Aline Durand, Les paysages médiévaux du Languedoc (Xe-XIIe siècles), Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1998, Christophe Maneuvrier, Paysage et sociétés dans le Pays d'Auge jusqu'au XIIIe siècle, thèse de doctorat sous la direction d'André Debord puis de Claude Lorren, Université de Caen, 2000, 3 vol., dact. 2. Joseph R. Strayer (éd.), The royal domain in the bailliage of Rouen, Londres, Princeton, 1936, réimpression 1975, fol.57v p.91. Haute-Normandie Archéologique, n° 12, 2007 30

Les paysages ruraux du nord de la France se ramènent principalement à deux types : l'openfield et le bocage. Le premier offre de vastes horizons cultivés. Les parcelles sont majoritairement des champs dépourvus d'enclos. L'habitat se regroupe essentiellement en gros villages même si quelques grandes fermes s'isolent au milieu de la campagne. C'est l'image qu'offre par exemple la Beauce ou, plus près d'ici, la Campagne du Neubourg. A l'inverse, le bocage offre un paysage fermé à cause des haies qui entourent les parcelles. Les prairies permanentes dominent le finage tandis que l'habitat est très diffus. Ici, les références sont le Pays d'Auge et dans une moindre mesure le Lieuvin.

Le paysage roumoisand appartient à un type intermédiaire. Il affiche d'assez grands espaces, parce que le relief est plutôt plat (entre 110 m et 145 m d'altitude) et parce que les haies délimitent rarement le parcellaire. Les cultures (blé, lin, colza et betteraves industriels) l'emportent. Ces premiers traits laissent entendre que nous sommes en face d'un pays d'openfield. Pourtant, plusieurs caractères entrent en contradiction avec ce modèle paysager. Certes minoritaires, les herbages occupent une place notable (entre 25 et 30 % de la Surface Agricole Utile). Surtout, à la différence de la plupart des pays d'openfield, le Roumois s’organise en une nébuleuse de villages, de hameaux et de fermes. Ces lieux d'habitat dispersés donnent au pays une allure bocagère avec leurs fermes plantées de pommiers et entourées de haies. Un architecte du paysage préfère donc qualifier la région de « semi-bocage »1 pendant que la Direction Régionale de l'Environnement de Haute-Normandie utilise l'expression voisine « bocage incomplet ou dégradé »2.

Fig. 2. Le Roumois aujourd’hui.

La ferme traditionnelle du Roumois emprunte ses traits à la ferme bocagère Les bâtiments, à pans de bois et torchis, se dispersent dans une cour herbue plantée de pommiers. Des arbres de haut-jet (peupliers, hêtres, chênes) ou des têtards (ormes, frênes) doublés éventuellement de fossés et talus ceinturent la propriété. La maison d’habitation se présente sous la forme d’une chaumière ou d'une maison en brique. Le Roumois est une région essentiellement rurale. Il n'y a pas de villes, en dehors des très modestes centres urbains de Bourg- Achard, Bourgtheroulde et Bosc-Roger en Roumois.

En résumé, le paysage roumoisand fait doucement transition entre les pays bocagers tel le Pays d'Auge à l'ouest et les plateaux de grande culture à l'est. Dans une certaine mesure, il est comparable au pays de Caux, de

Fig. 3.Vestiges de chemin creux et de haie.

1.Alain Mignard, Schéma directeur du Roumois, volet paysager : contribution pour un paysage de qualité du Roumois rural au Roumois périurbain, Val de Reuil, Atelier du Paysage, 1997, p. 2. 2. DIREN (Direction Régionale de l'Environnement de Haute-Normandie) et AREHN (Agence Régionale de l'Environnement de Haute-Normandie), « Typologie des paysages », Tableau de bord de l'environnement en Haute-Normandie, 1999 Haute-Normandie Archéologique, n° 12, 2007 31 l'autre côté de la Seine. Cependant, tous ces traits paysagers propres au Roumois tendent à devenir de moins en moins vrai. La description plus haute correspond plutôt à l’image traditionnelle de la région. Or, cette image se trouble. Comme dans de nombreuses autres campagnes françaises, le paysage se banalise. L’extension des cultures aux dépens des surfaces en herbe remet en cause le paysage bocager et en particulier l’existence du pommier. Les parcelles s'agrandissent et en conséquence nombre de haies tombent. Le fil de fer ou la clôture électrique remplacent le talus planté.

Enfin, la proximité des agglomérations d'Elbeuf et de Rouen a entraîné un fort mouvement de périurbanisation. Peu de villages, en particulier dans le canton de Bourgtheroulde, échappent au pavillonnage et aux lotissements. La chaumière et la modeste maison roumoisine reculent devant l’uniforme pavillon crépi de blanc dont le toit de tuiles mécaniques émerge au-dessus de jeunes thuyas.

2. À LA RECHERCHE DU PAYSAGE PERDU

2.1 Sources

L'étude historique des paysages est facilitée à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle par la multiplication des cartes (atlas Trudaine, plans terriers) et par les livres de voyages. Au XIXe siècle, les plans cadastraux et les premières statistiques agricoles puis les travaux de géographes viennent compléter ce corpus.

Avant 1750, restituer l'apparence du paysage s'avère plus délicat. Non pas que les sources manquent (en fait tous les documents classiques de l'histoire rurale tels que les baux de fermage, les terriers, les pièces de procédure ou les chartes de donation fournissent des informations si on sait bien les interpréter) mais les résultats obtenus sont souvent fragmentaires et incomplets. Nous avons surtout utilisé dans cette étude un document méconnu et pourtant facile à exploiter : l'état du domaine royal dans le bailliage de Rouen1. Écrit vers 1261/1266, il recense toutes les terres et les droits possédés par le roi dans une circonscription s'étendant de l'Andelle jusqu'au Pays d'Auge en passant par le Pays de Caux, la vallée de la Seine, la Campagne du Neubourg, le Lieuvin, une partie du Pays d'Ouche et bien sûr le Roumois. Ce document facilitera la comparaison entre ces différentes régions normandes.

Enfin, nous attendons beaucoup des résultats de l'archéologie qui, depuis une vingtaine d'années, s'est engagée dans la problématique du paysage. Certaines fouilles se déploient sur de grandes aires et permettent de comprendre l'insertion du site dans son environnement.

2.2 Un ancien bocage ?

Nous avons vu que quelques auteurs considéraient le Roumois comme un semi-bocage ou un bocage incomplet. D'où cette question : le paysage roumoisand d'aujourd'hui est-il issu de la dégradation d'une structure bocagère ? Analysons ses éléments constitutifs à travers une étude régressive.

2.2.1 La place des herbages

En 1908, le géographe Gallois expliquait que les fermes roumoisines occupaient en moyenne 5 ou 6 ha dont 2 étaient en herbage2. Autrement dit, au moins un tiers des superficies agricoles était dévolu à l'herbe. Un siècle auparavant, la situation n'est plus la même.

A la fin du XVIIIe siècle, sur les matrices de terriers (inventaire des terres d'un fief) à Boscherville3 ou à Sainte- Croix-sur-Aizier4, les parcelles sont presque toutes qualifiées de « labour » si on excepte les mentions de cour- masure. Les paysans possèdent de rares herbages, prés ou bois. L’infatigable voyageur que fut Thomas Corneille, le frère de Pierre, remarque au début du XVIIIe siècle que Routot se situe « au milieu d’une belle campagne très fertile en bons blés » et Bourg-Achard « au milieu de belles campagnes de labour, qui produisent de bons grains ». L’auteur fait la même remarque pour les alentours de Bourgtheroulde5. Bref, le Roumois apparaît comme un pays de terres labourables.

Que s'est-il donc passé entre le XVIIIe et le début du XXe siècle ? Le Roumois a été touché par la « révolution verte ». A partir des années 1880 surtout, de nombreux exploitants agricoles ont décidé de coucher en herbe une partie de leurs terres cultivables. Ce mouvement se vérifie un peu partout en Normandie, plus ou moins précocement. Grâce à la forte demande urbaine, notamment rouennaise et parisienne, les prix du lait ou de la viande diminuaient beaucoup moins que les prix du blé. Pour les propriétaires fonciers, il devenait plus rentable de se consacrer à l'élevage bovin plutôt qu'à la culture. La raréfaction de la main-d’oeuvre, causée par l'exode rural, encouragea cette conversion car l'élevage requérait moins d'ouvriers agricoles. Ceinturés de haies, les

1. Publié par Joseph R. Strayer dans The royal domain in the bailliage of Rouen, Londres, Princeton, 1936, réimpression 1975 2. L. Gallois, Régions naturelles et noms de pays, étude sur la région parisienne, Paris, A. Colin, 1908, p. 246 3. Archives départementales de la Seine-Maritime, G 3323 (disparu) mais commenté dans Charles Leroy, Boscherville en Roumois, Lestringant, Rouen, 1933, pp. 8-19. 4. Archives départementales de Seine Maritime, T 297, matrice du plan terrier de Sainte-Croix-sur-Aizier 5. Thomas Corneille, Dictionnaire universel, Tome III, p. 303, Tome I, p. 401 et 403. Haute-Normandie Archéologique, n° 12, 2007 32 pâturages furent établis dans les parcelles proches de la ferme afin de faciliter la surveillance et la traite des bêtes. La mutation économique s’accompagna donc d’une transformation paysagère : l’extension d’un bocage à proximité des habitations.

Remontons encore plus loin dans le passé. Au XIIIe siècle, la vocation culturale du Roumois semble se vérifier. D'après l'état du domaine royal dans le bailliage de Rouen, les micro-toponymes « camp » (champ) ou « couture » abondent dans la région tout comme les redevances en froment, avoine et orge. Ces indicateurs ne sont pas totalement fiables puisque d'une part un toponyme n'a pas systématiquement un lien avec l'utilisation agricole effective des terres, et d'autre part, les redevances seigneuriales n'affectent pas toutes les productions du sol. Néanmoins, les chartes de donations ou les accords de partage de dîme confirment la primauté des céréales. En outre, nous relevons d'autres types de cultures tels que des plantes textiles (lin et chanvre), des légumineuses (pois, vesces) et des plantes tinctoriales (guède, garance)1. Au final, l'agriculture roumoisine apparaît assez diversifiée au temps de Saint Louis.

Quant à la source que constituent les micro-toponymes, elle a indéniablement une certaine pertinence au vu des résultats comparatifs entre régions.

Les types de parcelles dans le bailliage de Rouen (d'après les micro-toponymes inclus dans l'état du domaine royal dans le bailliage de Rouen) :

Types de parcelles Campagne du Lieuvin Pays d'Auge Roumois Neubourg (nord) Coutures et 47,5 % 28 % 21 % 30,5 % champs Vergers, jardins, 7,5 % 33 % 25 % 16 % clos, prés, herbages Autres types 5% 8% 9 % 12,5 % (masure, bois...) Indéterminés 40 % 31 % 45% 41% Total 100% 100% 100% 100%

Le tableau dévoile une certaine spécialisation régionale dans l'utilisation du sol : d'un côté, la Campagne du Neubourg où les micro-toponymes qui évoquent des parcelles cultivées sont les plus nombreux, à l'autre extrême, le Lieuvin et le Pays d'Auge, où les surfaces en herbe et les jardins sont plus fréquents que les micro- toponymes de terres labourables. Le Roumois se place dans une situation intermédiaire. En dehors des micro- toponymes indéterminés, les champs et coutures dominent mais pas aussi largement que sur la Campagne du Neubourg. Considérons avec prudence ces statistiques car d'une part elles ne portent que sur les terres du roi, d'autre part, les micro-toponymes renvoient à une situation ancienne qui n'est peut-être plus en adéquation avec la situation au moment de la rédaction de l'enquête.

2.2.2 Le pommier

Arbre symbole de la Normandie, le pommier est souvent associé au paysage bocager puisqu'il occupe les surfaces en herbe tels que les cours des fermes et les pâturages.

L'importance du pommier se confirme au XVIIIe siècle. Les descriptions de cette époque notent que le Roumois produit de bons blés mais aussi beaucoup de fruits2. Les fruits correspondent à coup sûr à des pommes. Charles Leroy nous informe que « depuis longtemps, les cidres et les poirés du Roumois jouissent d’une réputation méritée ». Des barriques de cidre partaient même du plateau pour être exportés par les petits ports de la Seine (la Bouille par exemple). Le pommier et le poirier figuraient donc dans le paysage roumoisand il y a plus de 200 ans.

1. Par exemple, à Bourgtheroulde, l’abbaye du Bec et le curé de la paroisse s’arrangent en 1276 sur un partage des revenus ; le couvent obtient dans tout le village « la dîme entière des blés, de l’orge, de l’avoine, des vesces, des pois, de la garance, du lin et du chanvre… ». D'après Auguste Le Prévost, Mémoires et notes pour servir à l'histoire du département de l'Eure, recueillis et publiés par L. Delisle et L. Passy, Evreux, vol.1, 1862, p. 404. 2. « Le pays abonde aussi en fruits ». Dumoulin, La géographie descriptive générale du Royaume de France divisé en généralités, Paris, Leclerc, 1754, Tome II, la généralité de Rouen, p.27. « Cette contrée est abondante en bleds et en fruits ». Thomas Corneille, op. cit., p. 302. Haute-Normandie Archéologique, n° 12, 2007 33

Toutefois, nous savons que ces arbres fruitiers n'ont pas toujours fait partie du paysage normand. L'historien Lucien Musset prévenait que la Haute-Normandie fut touchée tardivement par cette arboriculture. Selon lui, le développement du cidre, donc du pommier, en Roumois n'intervenait qu’à partir du XIVe siècle1. Pour notre part, nous avons trouvé des traces un peu plus anciennes. L'enquête sur l'état du domaine royal dans le bailliage de Rouen, réalisée en 1261/1266, révèle, outre un toponyme éloquent, « la fosse de la Pomeroie », l'existence d'une corvée de pilage dans la ferme de la Mare (commune de Sainte-Opportune-la-Mare), donc à la limite du Roumois et du Marais-Vernier 2. Notons que le même document signale quatre corvées liées à la production de pommes dans le nord du pays d'Auge, deux dans le Lieuvin et aucune dans la Campagne du Neubourg. Il semble donc que les terres augeronnes affichaient dès le milieu du XIIIe siècle une vocation arboricole. Vers la même époque, l'archevêque de Rouen, Eudes Rigaud notait dans une de ses tournées à travers son diocèse que les moines du prieuré de Bourg-Achard, dans le Roumois, buvaient du cidre. Nous pouvons supposer que leur boisson provenait d'une production locale de pommes.

Ces quelques indices sur la diffusion du pommier dès le XIIIe siècle mérite une certaine relativisation. D'abord, à cette époque, la consommation de cidre n'est totalement entrée dans les mœurs. Elle reste en concurrence avec la cervoise. Pour preuve, l'existence à Bourneville d'une redevance en brais, c'est-à-dire en orge broyée et séchée au feu dans le but de produire de la bière3. Surtout, une charte de Philippe Auguste qui reprend un texte de 1202 rappelle que les moines de l’abbaye de Jumièges avaient le droit d’aller cueillir des pommes dans la forêt de Brotonne pour leur boisson et celle de leurs serviteurs4. L'existence de ces pommiers sauvages au nord du Roumois suggère que les vergers n'étaient pas encore suffisamment nombreux dans cette région.

2.2.3 Un paysage fermé ?

Nous avons vu que c'est le développement de l'élevage bovin à la fin du XIXe et au début du XXe siècle qui a entraîné la multiplication des parcelles encloses de haies dans le Roumois. Il est donc a priori raisonnable d'imaginer que pour l'époque antérieure le plateau offrait des étendues dégagées. En fait, la réalité apparaît plus complexe au vu des quelques sources à notre disposition.

Tout d'abord, la haie reste sous l'Ancien Régime le mode de clôture habituelle des parcelles d'habitat, les masures ou cours-masures. Les plans terriers du XVIIIe siècle figurent en effet leurs limites sous la forme de lignes gribouillées afin de donner l'image d'une végétation arborescente. Le mur de bauge est rare, en tout cas

Fig. 4. Plan terrier de la paroisse de Sainte-Croix-sur-Aizier (XVIIIe siècle). Arch. Dép. de Seine-Maritime.

1. Lucien Musset, « le normand, le cidre et la pomme à travers le temps », Normandie Actualités, n°72 p.13. 2. Joseph R. Strayer (éd.), op. cit., fol.51 p. 85 et fol.72v p.106 3. Joseph R. Strayer (éd.), op. cit., fol.63v p.98 4. « Dedit etiam predictis monachi pasnagium propriorum porcorum per totam forestam suam, et poma colligenda ad proprium potum corum et servientium ipsorum per totam forestam suam ». Léopold Delisle, Cartulaire normand de Philippe Auguste, Louis VIII, saint Louis et Philippe le Hardi, Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, tome XVI, 2e partie, Caen 1852, n° 103 pp.293-294. Haute-Normandie Archéologique, n° 12, 2007 34

Et ailleurs ? Le finage des paroisses roumoisines est-il parcouru de rideaux arbustifs ? L'étude des plans terriers d'Hauville1 et de Sainte-Croix-sur-Aizier2 révèlent des parcelles qui sont en grande majorité non encloses. Toutefois, les lignes de haies sont loin d'être absentes. Nous en distinguons deux types : ● Celles qui entourent les parcelles ● Celles qui longent les chemins

Les premières entourent généralement de grandes parcelles, d'où leur nom de clos. Ces pièces de labour appartiennent à de grands propriétaires qui, par la haie, entendent fermer l'accès de leur terre, à la vaine-pâture. La vaine-pâture est ce droit pour les paysans d'envoyer paître leur troupeau (des moutons surtout) sur les terres en jachères ou qui ont été moissonnées. La Coutume de Normandie rappelle qu'aucun propriétaire ne peut interdire l'accès de sa terre aux bêtes sauf si elle est « close d'ancienneté ». Quel est l'intérêt de clore ? Nous pensons que ces (grands) propriétaires veulent par la clôture pratiquer leur propre rythme cultural en se soustrayant à la vaine-pâture et à son corollaire l'assolement triennal.

L'origine du deuxième type est plus difficile à cerner. Les haies en bordure de chemin ne bordent qu'une partie des chemins. A Hauville, seules sont concernés les voies qui coupent en diagonale des blocs de champs. A Sainte-Croix-sur-Aizier, plusieurs chemins sont dépourvus de haies tandis que d'autres n'ont qu'un côté abrité. Dans cette dernière paroisse, les clôtures englobent en fait de vastes secteurs appelés « traits ». Les traits servent habituellement comme cadre de perception de la dîme. D'après le plan, ils pourraient jouer un rôle supplémentaire. Par exemple de sole dans le cadre de l'assolement mais cela reste une hypothèse.

En plus de ces haies, le cloisonnement du paysage est accentué par les avenues. Il s'agit de doubles rangées d'arbres qui jalonnent les routes ou qui traversent les champs. Ce ne sont pas des haies puisqu'elles ne forment pas une cloison étanche. Souvent longues de plusieurs centaines de mètres, certaines avenues ont avant tout un but esthétique et symbolique, celui de diriger le regard vers le château ou le manoir voisin. Nous retrouvons la présence de ces alignements dans le Pays de Caux3.

Fig. 5. Plan terrier de la paroisse de Sainte-Croix-sur-Aizier (XVIIIe siècle). Arch. Dép. de Seine-Maritime. Détail. Notez la zone des cours-masures en vert, l'avenue à en bas à droite et les haies en bordure de chemins

Au final, le paysage roumoisand du XVIIIe siècle était certainement moins ouvert qu'aujourd'hui. Le maillage de haies était cependant trop large pour être qualifié de bocage. Qu'en était-il pour les périodes antérieures ? Répondre à cette question demande une recherche exhaustive que nous n'avons pas encore entreprise. Remarquons tout de même que l'enquête sur les biens royaux au XIIIe siècle mentionne des toponymes évocateurs : « la granche de la campaigne » (grange de la campagne) et le « plain de Torville »4 (plaine de Tourville) dans le nord-ouest du Roumois. Ce sont des indices d'un paysage ouvert.

1. Archives départementales de l'Eure, plan terrier de Hauville (1748) 2. Archives départementales de Seine Maritime, T 296, plan terrier de Sainte-Croix-sur-Aizier (XVIIIe siècle) 3. Laurent Ridel, « Évolution paysagère d'une commune cauchoise : Avremesnil (XIVe-XVIIIe siècles) », Les paysages ruraux en Normandie, Actes du congrès des sociétés historiques et archéologiques de Normandie, Caen, Annales de Normandie, 2003, p. 292 4. Joseph R. Strayer (éd.), op. cit., fol.55v p.89 et fol.70 p. 106 Haute-Normandie Archéologique, n° 12, 2007 35

CONCLUSION

Les paysages évoluent et le l'histoire du Roumois en apporte la preuve. Aujourd'hui, le pays est un semi-bocage en voie de dégradation. Au XVIIIe siècle, c'est un pays de grande culture, que les haies parcourent d'un réseau lâche. Au XIIIe siècle, les quelques indices obtenus nous offrent l'image d'une région intermédiaire entre les grands plateaux cultivés de l'est (campagne du Neubourg) et les régions plus contrastées de l'ouest (Lieuvin, Pays d'Auge). Finalement, une constante apparaît : quelque soit la période, le Roumois se dessine comme un pays de transition. Or, les paysages normands sont souvent rangés en deux catégories : le bocage d'un côté et l'openfield de l'autre. Le Moyen Âge n'échappe pas à cette partition et ce en écho à deux célèbres vers du Roman de Rou écrit au XIIe siècle : « cil del plain, cil del boscage ». Outre qu'il faille se garder d'appliquer les définitions actuelles du bocage et de la plaine à l'époque médiévale, il serait pertinent d'envisager un troisième modèle, un paysage mixte, auquel le Roumois pourrait appartenir.

Laurent Ridel [email protected]