THÈSE DE DOCTORAT de l’Université de recherche Paris Sciences et Lettres PSL Research University

Préparée à l’Ecole des hautes études en sciences sociales

Résistance et religion au . Le cas des Maya Ixil, 1930-1990

Ecole doctorale n°286

ECOLE DOCTORALE DE L’EHESS COMPOSITION DU JURY :

Spécialité : Sociologie en Sciences Sociales M. Dianteill Erwan Université Paris Descartes, Rapporteur

M. Sofiati Munhoz Flávio, Université Fédérale de Goiás (Brésil) Rapporteur

Mme. Rigal Bernadette Soutenue par Université Michel de Montaigne- Bordeaux 3, Membre du jury Miguel de León Ceto M. Breton Alain Université de Paris X Nanterre, Le 6 novembre 2018 Membre du jury h Mme. Hervieu-Leger EHESS, Membre du jury

Dirigée par Michael Löwy M. Löwy Michael EHESS, Membre du jury

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Remerciements

Ma gratitude va à toutes les personnes qui ont rendu possible ce travail. Au professeur Michael Löwy pour m’avoir accompagné pendant le doctorat, aux familles Galiotti et Fox-Valls pour m'avoir, respectivement, introduit et conduit dans le monde francophone, aux chercheurs Javier Gurriaran, Jean Piel, Arturo Taracena, Aaron Pollack et Ricardo Falla qui m'ont conseillé sur ce nouveau chemin. Ma reconnaissance aux innombrables amies et amis qui ont participé à la discussion, la lecture, la révision et la traduction de plusieurs parties de ce travail, et spécialement aux compagnons Catherine Huwart, Maria Paola Montisci, Magy Paul, Daniele Inda, Anna Moccia-Field, Luis Martinez-Andrade, Émilie Cremin, Loïc Baron, Giovani Batz, Éliane Hauri, Marta Gutierrez, Julie Morales, Ilaria Verrati et Leonel Morales. Je remercie profondément les personnes qui ont partagé leurs savoirs sur l’histoire des peuples maya et les mouvements contestataires du pays, spécialement Pap Xhas, Otto Cuellar, Ana Lainez, Pap Mek kup, Lalo Tzul. Enfin, merci à la bourse du programme Erasmus Mundus, l’Université Bordeux Montaigne et la professeure Bernadette-Rigal, à la bourse LLILAS-Benson de l’Université du Texas à Austin et à l’Université Ixil.

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Dédicace

Notre étude est une manière d’être reconnaissant envers les personnes qui ont essayé de changer l’état de choses au Guatemala, souvent au péril de leur vie.

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TABLE DE MATIÈRES

I. Présentation ...... 9 I. L’état de la question : bilan bibliographique ...... 15 a. La rébellion de 1936 ...... 16 b. La révolution nationaliste et la contrerévolution ...... 19 c. Les guérillas en terres mayas ...... 25 d. Le conflit armé ...... 28 e. Les études sur les Communautés de Population en Résistance (C.P.R.) ... 40 II. La méthode et les instruments conceptuels ...... 51 a. L’approche méthodologique ...... 51 b. Les instruments conceptuels ...... 55 1. L’ethno-résistance ou la résistance ...... 55 2. Le maya-ixil (indien) et le Ladino ...... 58 3. Religiosité maya ...... 60 4. Mémoire collective et communauté ...... 60 c. Le point de vu de l’auteur ...... 62 d. Glossaire et nomenclature ...... 66 e. Chronologie générale ...... 67 PARTIE I UNE HISTOIRE DE RÉSISTANCE

CHAPITRE I : Brève histoire des Ixil ...... 74 1. Les terres mayas et les Ixil ...... 74 2. Le « traumatisme » de la conquête ...... 81 3. La chute des Ixil en 1530 ...... 84 4. La colonisation ...... 86 5. Aux origines de la résistance ...... 91 6. L’indépendance fictive de 1821 ...... 95 7. Le développement du capitalisme au Guatemala ...... 98 CHAPITRE II : La rébellion ixil de 1936 ...... 104 1. La genèse de la rébellion ...... 105 1.1. Les archives de l’époque ...... 108 1.2. Les évènements ...... 110

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1.3. Les capturés de la rébellion ...... 112 2. La configuration sociale de l’époque ...... 113 2.1. Communautés ixils ...... 114 2.2. La spiritualité maya et ses spécialistes ...... 115 2.3. Les B’oq’ol Q’esal tenam ...... 117 2.4. Les caciques et les ladinos ...... 118 2.5. Les caciques ixils ...... 120 2.6. Le pouvoir militaire ...... 121 2.7. L'Église catholique ...... 122 3. Les effets de la rébellion ...... 122 CHAPITRE III : La révolution nationaliste et la région ixil ...... 124 1. Le gouvernement d’Arévalo Bermejo (1945-1951) ...... 125 2. Le gouvernement de Jacobo Arbenz (1951-1954) ...... 128 3. La région ixil et la révolution nationaliste ...... 131 3.1. Un Ixil à la mairie ...... 131 3.2. Un ladino progressiste à la mairie ...... 132 3.3. L’élite ladina ...... 134 3.4. La réforme agraire en terre ixil ...... 136 CHAPITRE IV : L’armé et les régimes militaires ...... 138 1. L’armée et la révolution nationaliste ...... 141 2. Les militaires dans les zones rurales ...... 142 3. L’invasion et la chute d’Arbenz ...... 143 4. Le « problème indien » selon les militaires ...... 145 5. La Doctrine de Sécurité Nationale (DSN) ...... 147 6. Une Eglise réactionnaire...... 148 PARTIE II COMMUNAUTE ET RELIGION

CHAPITRE I : Communauté et tradition ...... 151 1. Les communautés ixils ...... 151 1.1. Quelques repères historiques ...... 151 1.2. Morphologie de la communauté ixil ...... 156 1.2.1. La population ...... 157 1.2.2. L’espace chez les Ixil ...... 158

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1.2.3. Famille et identité ...... 160 1.3. L’« esprit » de la communauté ixil ...... 162 1.3.1. Le Koomon ...... 163 1.3.2. Les B’oq’ol Q’esal Teman ...... 164 1.3.3. Chala yol ...... 165 CHAPITRE II : La production culturelle et spirituelle maya ixil ...... 167 1. Quelques données historiques ...... 168 2. Les recherches sur la vie spirituelle ixil ...... 172 2.1. La « vision du monde » ixil ...... 173 2.1.1. Le monde et « Dieu » ...... 175 2.1.2. Les spécialistes ...... 177 2.1.3. Le calendrier maya ixil ...... 180 2.1.3.1. Les 20 jours du Cholq’ii, calendrier ixil ...... 181 2.1.3.2. Une perspective thérapeutique du calendrier ...... 187 2.1.3.3. Le Yaab’, année solaire maya ixil ...... 188 2.1.3.4. Les « chargeurs » des années ...... 192 2.1.4. Les nachb’al, les lieux sacrés ...... 193 2.1.5. Le sens communautaire ...... 196 1. Les Églises évangéliques ...... 197 1.1. Le cas guatémaltèque et ixil ...... 198 1.2. La rencontre avec les mayas ...... 201 1.3. Les différents niveaux de rupture ...... 203 1.3.1. Un héritage colonial et occidental ...... 203 1.3.2. Du dénigrement à la diabolisation ...... 204 1.3.3. L’ignorance de la spiritualité maya ...... 205 2. Le catholicisme ...... 206 2.1. Consœurs et confréries ixils ...... 206 2.2. La genèse et les précurseurs de l’AC ...... 210 2.3. L’AC dans le territoire ixil ...... 213 2.4. La croissance de l’AC ...... 216 3. Catholicisme et évangélisation ...... 219

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PARTIE III LES CHEMINS DE LA RÉVOLTE CHAPITRE I Révolte indienne, paysanne et chrétienne ...... 223 1. Transformation dans l’Église catholique ...... 224 1.1. Découverte des problèmes sociaux ...... 224 1.1.1. Entre l'usure et l'exploitation ...... 225 1.1.2. « Traités comme des animaux » ...... 225 1.1.3. Les visages de la domination et l’exploitation ...... 226 1.2. Émergence des coopératives et des dirigeants ...... 230 1.3. Configuration sociale de l’AC ...... 233 1.4. Révolte dans l’Église catholique ...... 235 2. L’émergence du mouvement maya ...... 238 3. Le Comité d’Unité Paysanne ...... 240 4. Confluence des révoltés dans les années 1970 ...... 243 5. L’aversion des élites et la violence de l’État ...... 245 CHAPITRE II : Les Maya et les guérillas ...... 247 1. La genèse des guérillas ...... 247 1.1 Les Achi’ des Verapaces...... 248 1.2 Les militaires des premières guérillas ...... 253 1.3 Perspectives sur les indiens ...... 256 2. Les Ixil et la guérilla ...... 260 2.1. La rencontre avec les Ixil ...... 263 2.2. La première génération ...... 264 2.3. Raisons pour rejoindre la guérilla ...... 267 3. Les apports des Ixil ...... 276 3.1. La connaissance du territoire ...... 277 3.2. Support matériel ...... 278 3.3. Aguerris au combat ...... 279 3.4. L’organisation familiale et communautaire ...... 281 4. Conflits et insubordinations au sein de la guérilla ...... 284 4.1 Quelques conflits ...... 284 4.2 Révoltes au sein de la guérilla ...... 287 4.2.1 Le soulèvement de Francisco Morazán ...... 287

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4.2.2 L’insubordination des femmes ...... 293

CHAPITRE III Les Communautés de Population en Résistance (C.P.R) ...... 296 1. La genèse des C.P.R ...... 296 2. Les C.P.R ixils ...... 298 2.1. Zone amaq’txe’l ...... 299 2.2. Zone xe’putul ...... 301 3. Actes génocides contre les mayas (1980-1982)...... 303 3.1. Types et formes de violence ...... 304 3.1.1. Massacres et terre rasée ...... 305

3.1.2. « Villages modèles » et « pôles de développement » ...... 309

3.1.3. Les Patrouilles d’Autodéfense Civile (PAC) ...... 311 3.1.4. Plan Sofia ...... 313 3.1.5. D’autres actes de cruauté ...... 314 4. Face à la destruction, la survie ...... 316 4.1. Les Églises évangéliques ...... 317 4.2. La résistance des CPR ...... 321 4.2.1. Entre 1984 et 1986, la résistance se consolida ...... 322

5. Mais les massacres et les persécutions ne cessent pas ...... 327 6. Les rapports entre la CPR et la guérilla ...... 329 7. L’exposition au grand jour en 1990 ...... 331 Conclusion ...... 335 Bibliographie ...... 342

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INTRODUCTION GÉNÉRALE Concepts, méthodes et bilan bibliographique

I. Présentation

Cette étude s’inscrit dans la continuité du travail de recherche que nous avons réalisé en terres mayas ; d’une part, une enquête dans l’Altiplano (Haut Plateau) du nord-ouest guatémaltèque, intitulée « Les origines du pouvoir du mouvement évangélique dans la région ixil1 », d’autre part, une étude comparative dans les hautes terres mayas, du côté mexicain et guatémaltèque, intitulée « Les logiques de pouvoir des Églises évangéliques en terres mayas2 ». Notre intérêt a été éveillé par la dialectique à l’œuvre dans la relation entre les aspects théoriques et le travail de terrain, principalement chez les Ixil3.

Nous envisageons les Ixil en tant que peuple parce qu’ils partagent plusieurs caractéristiques : ils se reconnaissent comme tels, ils ont une origine commune, ils se distinguent des autres mayas, ils sont capables de se reproduire socialement et biologiquement, ils partagent un territoire commun (trois municipalités situées sur la cordillère des Cuchumatanes : , Cotzal et ), ainsi que plusieurs traits culturels comme la langue et l’habillement. Selon la tradition orale et les recherches archéologiques, les premiers Ixil se sont installés à Ilom et Sotzil, près de la région de l’Ixcán, qui faisait partie des terres ixils et kiches avant de devenir une municipalité durant le conflit armé.

Au cours de nos recherches menées en terres mayas, sur les hauts plateaux guatémaltèques et dans le sud-est mexicain, un phénomène social nous est apparu comme récurrent : la capacité des communautés mayas à résister, à contester les pouvoirs dominants et à survivre aux agressions dont elles ont été victimes. Elles démontraient un

1 Sous la direction du Dr. Ricardo Falla qui a été tuteur de ce travail de recherche sur le terrain et pour la rédaction du document final. 2 Une étude sur la logique et les contradictions de la croissance des Églises évangéliques. Mémoire dirigé par Jesús Garcia-Ruiz. 3 La plupart des concepts qui apparaissent en italique sont définis dans le glossaire. Nous écrivons Ixil avec l’initiale majuscule, s’il s’agit du substantif. Nous l’écrivons avec l’initiale minuscule s’il s’agit d’un adjectif. Nous ne faisons pas l’accord du genre, seulement la distinction entre les pluriels et les singuliers (les Ixil, la pensée ixil ; les traditions ixils). 9

« désir de durer4 » et une aspiration à un ordre social différent. Elles faisaient preuve d’une grande capacité d’adaptation à des conditions nouvelles et savaient tirer profit de toute opportunité permettant de maintenir ou d’améliorer leurs conditions de vie matérielles et spirituelles. Contrairement à d’autres peuples autochtones de Méso- Amérique, depuis plus de cinq siècles, les peuples mayas sont parvenus à perdurer dans l’espace et dans le temps ; autrement dit, à survivre aux menaces qui pesaient sur leur existence en tant que peuples autochtones, menaces incluant les massacres à caractère génocidaires.

Certains auteurs évoquent « les mécanismes d’ethno-résistance et de reproduction sociale5 » au sein de familles refugiées guatémaltèques au Mexique, d’autres chercheurs analysant le fait religieux notent que « la conversion massive des Indiens cachait un phénomène d’ethno-résistance qui fit cohabiter les deux visions du monde, alliance du polythéisme millénaire des vaincus et du monothéisme omnipotent6 ». Cependant, ces études ne développent pas la notion d’ethno-résistance en tant que telle.

Dans le cas guatémaltèque, certains auteurs, comme R. Falla, considèrent que « la vision du temps maya incarnée dans la vie des hommes et de la société est en correspondance avec les jours du calendrier maya et qu’elle constitue l'élaboration conceptuelle et unitaire de la foi des zahorines. C’est là que « se trouve la raison de sa merveilleuse résistance à l'invasion des nouvelles croyances7 ». J-L Herbert et C. Bockler mentionnent plusieurs rébellions mayas et soulignent que « l'histoire de la résistance "indigène" n'a pas été écrite mais plutôt gardée sous silence ». Cependant, « si du point du vue militaire toutes ces rebellions furent écrasées du fait du déséquilibre des forces, du point de vue culturel, social et religieux, nous pouvons dire que, jusqu'aujourd'hui, "l’indigène" a opposé une résistance, silencieuse mais compacte8 ». Des auteurs, notamment María Valverde-Valdés, soulignent que les soulèvements contre les autorités

4 Alain Breton, Mayas, la passion des ancêtres, le désir de durer, Autrement, Paris, 2002. 5 Vincent Coudert, Refuge, réfugiés : des Guatémaltèques sur terre mexicaine, Paris, France, l’Harmattan, coll. « Connaissance des hommes » (Paris), ISSN 0763-7993, 1986, 141 p. 127. 6 Pascal Dibie, La passion du regard : essai contre les sciences froides, Éditions Métailié, 1998, p.36. 7 Ricardo Falla, Quichérebelde: estudio de un movimiento de conversión religiosa, rebelde a las creencias tradicionales, en , Quiché (1948-1970), Ciudad Universitaria, Guatemala, Editorial Universitaria de Guatemala, 1978, p. 89. 8 Jean-Loup Herbert et Carlos Guzman Bockler, Indianité et lutte de classes, Union générale d'édition, Paris, 1972, p. 217. 10 civiles et ecclésiastiques, tels ceux de 1798, incarnent « un exemple de résistance et de réponse aux attentats contre les pratiques quotidiennes du peuple ixil9 ».

Néanmoins, la plupart de ces travaux n’approfondissent pas le phénomène d’ethno- résistance et négligent plusieurs sources historiques de la résistance des Maya, notamment les témoignages des protagonistes des rebellions, alors même qu’un certain nombre d’entre eux sont encore vivants aujourd’hui et continuent à résister. Dans ces travaux, les Maya (individus ou communautés) ne sont pas considérés en tant que tels, ou alors comme simples sujets passifs de l’histoire. Il est courant de désigner le « peuple maya » comme une abstraction, sans prendre en compte la spécificité géographique, sociale et culturelle des parties qui le constituent. Habituellement, on néglige aussi sa capacité d’organisation et de mobilisation politique. Le peuple ixil ne fait pas exception.

Il semblait essentiel de fournir une étude détaillée sur cette résistance à l’œuvre à différentes périodes. Comme nous le verrons, nombre des analyses présentent des interprétations réductionnistes et générales, alors que la réalité se révèle plus riche et plus complexe. Cette carence est l’une des raisons qui ont motivé notre intérêt pour l’histoire et la mémoire des Ixil et des peuples mayas, notamment pour les périodes marquées par la contestation des pouvoirs dominants et par des tentatives d’édifier un autre ordre social. Dans cette optique, nous avons étudié les différents moments de résistance, de révolte et de lutte armée des peuples mayas. Cf. Région ixil.

9 María Valverde, Un alzamiento de indios en Nebaj, Guatemala, en 1789, Estudios de Cultura Maya, Vol. XXVI, Instituto de Investigaciones Filológicas/Centro de Estudios Mayas, UNAM, México, 2005, p. 121. 11

Depuis plusieurs siècles, les Ixil occupent une région d’une étendue d’environ 4 000 km2, où l’on trouve des hameaux situés entre 700 et 3 300 mètres au-dessus du niveau de la mer10.

Nous avons choisi de limiter notre étude à la période 1936 -1990. La première date correspond à la rébellion ixil de Nebaj et la seconde à l’apparition publique des Communautés de Population en Résistance (CPR) durant le conflit armé interne (CAI) au Guatemala. Pendant un peu plus d’un demi-siècle (54 ans), le Guatemala a connu une série de soulèvements et de mouvements révolutionnaires où la participation des mayas a été déterminante, et le demeure dans une certaine mesure jusqu’à aujourd’hui. Cette étude entend dépasser l'essentialisation de la culture maya et l'ethnocentrisme. Au-delà des catégorisations ethniques, nous analyserons d’autres phénomènes de société et de relation au pouvoir. Ainsi, la perspective religieuse – comme le kacholpom, la spiritualité maya ixil11 – et l’ethno-résistance nous ont servi à la fois de prisme et de point de vue critique

10 Pierre Becquelin, Alain Breton et Véronique Gervais, Arqueología de la región de Nebaj, Guatemala (México, D.F.; [Guatemala, Guatemala]; París, Francia: Centro Francés de Estudios Mexicanos y Centroamericanos ; Escuela de Historia, Universidad de San Carlos de Guatemala; Ministerio de Asuntos Exteriores de Francia (CCCAC), 2001). 11 Et ses spécialistes, les porteurs de cette spiritualité.

12 sur les catégorisations en vigueur pour des notions aussi controversées que l’ethnicité, le pouvoir, la spiritualité, la religion et la religiosité.

Le fait religieux est un phénomène universel, il existe dans pratiquement toutes les sociétés. Cependant, comment aborder la production spirituelle maya ? A-t-elle les caractéristiques des religions monothéistes ou d’autres grandes religions (hindouisme, bouddhisme, etc.). Comment et pourquoi a-t-elle résisté aux attaques systématiques des religions chrétiennes ? Quel rôle a joué le phénomène religieux dans le processus de résistance ? Ces questions constituent l’un des fils conducteurs de notre étude. M. Löwy souligne que dans l’Idéologie Allemande, Marx envisage la religion comme « la production spirituelle d’un peuple, sa production d’idées, de représentations et donc d’une conscience nécessairement conditionnée par la production matérielle et les relations sociales correspondantes12 » :

« La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence dépend d’abord de la nature, des moyens d’existence déjà donnés et qu’il leur faut reproduire13. »

Dans cette perspective, la religion est une production sociale et culturelle, et elle est profondément liée aux productions matérielles et aux relations sociales d’une époque donnée. Ainsi, selon Marx, la religion fait partie de l’idéologie d’un peuple :

« De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d’autonomie14. »

Néanmoins, chez les mayas, la production spirituelle n’est pas nécessairement une idéologie. Comme le signale R. Sharer, « dans notre vision occidentale, la religion est une espèce d’idéologie basée sur la foi et sur le surnaturel. Cependant, ces catégories ne sont pas claires lorsque nous prenons en considération l’idéologie des mayas. Les mayas d’aujourd’hui maintiennent les vestiges d’une pensée étrangère à l’Occident, où

12 Michael Löwy, La guerre des dieux. Religion et politique en Amérique latine, Édition du Félin, Paris, 1998, p. 15. 13 Karl Marx et Friedrich Engels, Feuerbach. L’opposition de la conception matérialiste et idéaliste, chapitre premier de L’idéologie allemande, Œuvres choisies, Tomme I, Éditions du progrès, Moscou, 1976, p.15 14 Karl Marx et Friedrich Engels, Feuerbach. L’opposition… op cit., p.20. 13 l'opposition entre le monde naturel et surnaturel n'est pas si tranchée15 ». En effet, il n’y a pas, dans le quotidien, de distinction entre la vie matérielle et la vie spirituelle, et pour les pratiquants de la spiritualité, les jours du calendrier maya guident certaines pratiques comme l’agriculture, les fêtes, les cérémonies ou les guérisons.

En prenant en considération que l’un des objectifs de notre enquête est l’analyse des mécanismes de résistance, y compris à travers la religion, nous sommes partis d’une proposition de Marx souvent tronquée : « La misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle et, d'autre part, la protestation contre la misère réelle…16 ». Dans cette perspective, la protestation religieuse n’est pas totalement impuissante (à moins que l’on supprime sa dialectique propre), ce qui implique d’attribuer à la religion sa propre spécificité sociale et historique. Pour R. Mate et H. Assman, la critique marxiste échappe au simplisme et permet de visualiser la possibilité de processus de libération ou de transformation sociale qui naissent dans la religion. On ne peut pas parler d’une position simplement mécaniciste de l’origine de la religion, pas plus que d’un simple reflet des structures économiques17.

Nous aborderons donc le fait religieux à travers le devenir de la spiritualité maya et l’implantation de la religion chrétienne (catholique et évangélique) au cours des périodes étudiées, ainsi que ses rapports avec les processus de résistance, de révolte et de lutte révolutionnaire. Autrement dit, il s’agit d’analyser, dans une perspective sociologique, les convergences et les divergences entre les différents acteurs religieux et les communautés mayas ixils qui se sont engagés dans les mouvements de transformation sociale.

Notre étude s’ouvre sur un panorama des travaux portant sur la résistance ixil, accompagné d’un glossaire et d’une chronologie générale. La première des trois parties de notre thèse fait référence à l’histoire des Ixil et à des périodes emblématiques de la résistance de ce peuple, la deuxième aborde la nature des communautés ixils et les enjeux

15 Robert J Sharer, SylvanusGriswoldMorley, et María Antonia Neira Bigorra, La civilizacion maya (México: Fondo de Cultura Económica, 1998), p. 491. 16 Marx, Karl. Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. 1843. Traduction de Jules Molitor, Éditions Allia 1998. L'Archive Internet des Marxistes. www.marxists.org. p. 1. 17 Hugo Assman y Reyes Mate. Sobre la Religión. Karl Marx- Friedrich Engels. Ediciones Sígueme, Salamanca, España, 1974, pp 11-37. 14 religieux, enfin la dernière partie traite de la révolte paysanne et indienne des années 1970, des guérillas et Communautés de Population en Résistance (CPR).

I. L’état de la question : bilan bibliographique

Dans cette partie, nous analyserons et résumerons les principales recherches sur la résistance et la religion des Ixil, particulièrement durant la période 1930 -1990. En premier lieu, les ouvrages directement liés à notre terrain d’investigation, sachant que les informations sur les Ixil pour cette période sont le plus souvent dispersées dans des ouvrages généraux. Nous analyserons ensuite les travaux qui ont traité du même phénomène de résistance des populations dans d’autres parties du pays. Enfin, dans un but comparatif et analytique, nous mentionnerons quelques travaux de caractère plus général, concernant l’Amérique centrale et d’autres aires géographiques18.

Il n’existe pas d’étude spécifique sur la résistance des Ixil. C’est ce qui nous a amené à identifier les principales périodes de résistance des Ixil, qui coïncident quelquefois avec les processus nationaux de transformation et d’émancipation sociale mais qui ont, d’autres fois, ont une logique propre. L’ambition et la nouveauté de notre travail est de fournir une étude sur la résistance des Ixil à différentes périodes de leur histoire, en mettant en avant les rapports sociaux, religieux, historiques et culturels à l’œuvre, ainsi que les ruptures et les continuités, notamment au cours du XXe siècle avec l’Action catholique, le mouvement paysan et maya, les guérillas et les CPR. En ce qui concerne la révolte de 1936, notre objectif est de palier son omission dans la plupart des recherches, de questionner des sources écrites moins connues (un manuscrit anonyme, un article, un livre et un écrit inédit relativement récent19), et d’analyser le lien entre le passé et le présent de la résistance ixil.

Nous nous attacherons aussi à présenter la résistance ixil à partir de la mémoire collective et de sources écrites moins connues : commémorations des rebellions20, dépouillement des actes de décès de la Mairie de Nebaj, Archives générales de l'Amérique

18 La littérature générale est aussi analysée dans plusieurs chapitres de notre thèse. 19 Les livres ont été écrits par deux guatémaltèques, le premier de la capitale et le second de Nebaj, tous les deux sont métis. L’article a été rédigé par un étatsunien et le texte inédit a été écrit par un ixil. 20 Il faut prendre en considération que plusieurs faits contestataires sont rappelés et commémorés jusqu’à ce jour par certains acteurs et communautés ixil. 15 centrale (AGCA)21, et des manuscrits anonymes et inédits. Enfin, nous souhaitons montrer que la participation des Ixil fut déterminante dans le processus de résistance.

Il apparait que l’étude de la résistance des peuples mayas du Guatemala est encore embryonnaire, les recherches se limitant généralement à une période spécifique, souvent sans rapport avec le présent de ces peuples. C’est notamment le cas de l’ouvrage de María del Carmen Valverde, La resistencia en el mundo maya, qui aborde uniquement le XVIe siècle22 ou de l’enquête de l’historien Severo Martínez, Motines de Indios, qui analyse les traits communs entre de nombreux soulèvements mayas de l’époque coloniale et l’indépendance au début du XXIe siècle. Il nous semble qu’il y aurait un bénéfice certain à y intégrer une étude sur l’histoire et la permanence de cette résistance à travers la succession de rébellions ou de luttes armées des peuples mayas.

a. La rébellion de 1936

Les recherches contemporaines sur les Ixil remontent à la fin des années 1930 - 1940. En 1945, dans son étude ethnographique, Jackson S. Lincoln est le premier à mentionner la rébellion de 1936, dont il présente plusieurs aspects23. Cependant, il n’y consacre que deux pages, qui ne suffisent pas pour la comprendre dans toute sa complexité. En 1969, l’anthropologue Benjamin Colby et le sociologue Pierre Van den Berghe24, deux auteurs reconnus sur les Ixil, publient Ixil country; a plural society in highland Guatemala mais ils n’approfondissent pas la question des causes, du développement et des effets de cette révolte. Dans Ixiles et Ladinos, Benjamin et Lore Colby évoquent succinctement la révolte :

21 Les archives de l’AGCA constituent une source historique où se trouvent plusieurs documents de l’époque. 22 María del Carmen Valverde, La resistencia en el mundo maya, Centro de Estudios Mayas, UNAM, México, 2007. 23 Jackson Steward Lincoln, An ethnological study on the Ixil Indians of the Guatemala highlands., Chicago, University of Chicago Library, 1945, pp- 67-69. 24 Benjamin N. Colby et Van den Berghe, Ixil country; a plural society in highland Guatemala, Berkeley, University of California Press, 1969. 16

« La manifestation la plus sérieuse de violence dans ce qu'il est connu de l'histoire de Nebaj s'est produite en 1936, comme une conséquence indirecte des réformes du travail introduites par le président Ubico25. »

En 1981, apparut un manuscrit anonyme, Guatemala : ascension, acculturation et mort de Sébastian Guzman, principal ixil de Nebaj. Ce document apporte des informations sur le contexte historique de l’époque de la rébellion jusqu’aux années quatre-vingt, et sur le parcours des différents groupes sociaux liés à la rébellion. En 1985, Severo Martínez publie Motines de Indios26, qui identifie deux rébellions dans la région ixil au XVIIIe siècle, aucune au XIXe et une au XXe, celle de 1936. Cette dernière est présentée d'une manière synthétique, l’essentiel apparaît dans une note en bas de page et avec certaines imprécisions :

« 1936, Rébellion à Nebaj contre le travail forcé. Six indiens fusillés et plusieurs ont été envoyés à Santa Cruz du Quiché. AGCA, B.1., dossier 33780 et 33781, section du ministère de l’Intérieur27 ».

L’ouvrage de , Entre deux feux, censé être une œuvre innovatrice dans l’analyse du conflit armé en terres ixil, présente plusieurs imprécisions historiques et méthodologiques. Seul un paragraphe du livre est consacré à révolte de 1936 :

« En 1935, une protestation pacifique contre les abus au travail, qui a eu lieu dans le parc de Nebaj, s'est transformée en "soulèvement indien" lorsqu’un commandant ladino (métis) s'est retrouvé submergé par la peur. Les seuls morts – sept au total – ont été des Ixil. En 1969, comme nous le verrons, les politiciens de Cotzal ont conspiré avec la guérilla pour voler et assassiner un propriétaire foncier. Ce genre d’incidents, très rares, n’annoncent pas de soulèvement imminent dans la région ixil28. »

25 Benjamin N Colby et Lore M Colby, The daykeeper: the life and discourse of an Ixil diviner, Cambridge, Mass. [u.a.], Harvard University Press, 1981, p, 91. Souligné par nous. 26 Severo Martínez Peláez, Motines de indios: (la violencia colonial en Centroamérica y Chiapas) (Puebla, México: Centro de Investigaciones Históricas y Sociales, Instituto de Ciencias, Universidad Autónoma de Puebla, 1985). 27 Severo Martínez Peláez, Motines de indios… op. cit. p 45. 28 David Stoll, Between two armies in the Ixil towns of Guatemala, New York, Columbia University Press, 1993. p.59. Souligné par nous, la date correcte est 1936. 17

L’article de David McCreery, « Main d'œuvre salariée, le travail libre et les lois contre la fainéantise : la transition au capitalisme au Guatemala, 1920-194529 », présente la rébellion de 1936 comme un « cas exceptionnel » pour deux raisons. D’une part, les « indigènes » de l’époque étaient moins agressifs, d’autre part, ils respectaient un délai de deux ans que le gouvernement avait établi pour remettre les dettes des paysans et des indiens. Les recherches postérieures qui ont abordé le passé récent du peuple ixil, notamment le conflit armé, ne se sont pas non plus intéressées aux événements de 1936. C’est le cas de La guerre en terre maya, d’Yvon Le Bot30 ; de Une guerre sans batailles, de Roderick Brett31 ; ou de Ixil : lieu du jaguar32 , de van Akkeren. De la même manière, l’ouvrage collectif Le chemin des mots des peuples33 ne fait que signaler de façon générale certains faits de 1936.

Il semble que seul deux hommes de Nebaj, un Ladino34 et un Ixil, se soient intéressés à cette rébellion. Le premier est l’instituteur Noé Palacios, maire de Nebaj en 1946 et témoin de la révolte, à laquelle il consacre une place importante dans son livre, très peu connu, Le peuple ixil dans la vie du Guatemala35. Il est le seul auteur présentant une description précise des événements. Le second est Jacinto Brito-Bernal – plus connu sous son nom et prénom ixil : Pap Xhas Kup36 –, dont le manuscrit, l'Histoire des martyrs Ixil, est une reconstruction des faits de 1936 à partir de ses échanges avec des familles des leaders de la révolte. C’est par le truchement de sa femme qu’il engagea, dans les années 2000, un travail de réappropriation et de commémoration de la rébellion37.

29 David McCreer, Wage Labor, Free Labor, and Vagrancy Laws: The Transition to Capitalism in Guatemala, pp. 206-229. Voir Michael F. JIMÉNEZ et al. Coffee, Society, and Power in Latin America. Johns Hopkins University Press, États-Unis, 1995. 30 Yvon Le Bot, La guerre en terre maya : communauté, violence et modernité au Guatemala, 1970-1992, Paris, Karthala, 1992. 31 Roderick Leslie Brett et Edelberto Torres-Rivas, Una guerra sin batallas: del odio, la violencia y el miedo en el Ixcán y el Ixil, 1972-1983, Guatemala, F & G Editores, 2007. 32 Ruud van Akkeren, Ixil: lugar del jaguar: historia y cosmovisión Ixil, Guatemala, Cooperación Alemana para el Desarrollo, 2005. 33 Colectivo memoria histórica, El camino de las palabras de los pueblos, Magna Terra Editores, Guatemala, 2013. 34 Expression en espagnol pour désigner les métis. 35 Amado Noé Palacios Tello, El pueblo ixil en la vida de Guatemala, Ediciones LOLDEL, Guatemala, 2000. 36 En ixil, Pap signifie monsieur, il s’agit d’un terme formel et de respect. Le terme Nan fait référence à madame. 37 Jacinto Brito-Bernal, La Historia de los martires ixiles, Nebaj, 2013. 18

Il semble que l’Église catholique a joué un rôle marginal pendant la rébellion ixil. Prêtre de Nebaj entre 1969 et 1970, José Diaz Ruiz rapporte qu’au début du XXe siècle un seul prêtre était en charge des églises ixils et que, pendant de longues périodes, celui- ci ne résidait pas dans la région. Il signale aussi des cas de missionnaires envoyés dans cette région en punition de leur conduite. La manière dont les ecclésiastiques signaient leurs écrits est aussi très révélatrice : « le solitaire », « le moribond », « l’agonisant »38.

Par ailleurs, les confréries catholiques étaient sous l’influence des Principales et, en conséquence, de la spiritualité maya39, laquelle n’était pas acceptée par les finqueros40, les ladinos et les militaires. Ainsi, selon J. Lilcoln, durant la rébellion de 1936, le jour où eut lieu l’affrontement contre le commandant et les autorités municipales, un officier s’adressa à un des dirigeants de la révolte en lui déclarant « qu’il détestait les sorciers ixil41 ». L’anthropologue signale aussi que l’officier Arturo Guzmán menaçait de mort les Ixil qui faisaient des cérémonies dans les montagnes et qu’il souhaitait une « loi contre la sorcellerie ». Selon lui, tous les pratiquants de la spiritualité ixil étaient des sorciers42.

Ces ouvrages, et surtout la tradition orale des Ixil, nous ont permis de reconstruire la rébellion de 1936, d’identifier les structures sociales et culturelles de l’époque, d’établir les rapports avec les processus ultérieurs d’émancipation dans la région ixil, et de suivre les effets et la réappropriation de la rébellion jusqu’aujourd’hui.

b. La révolution nationaliste et la contrerévolution

Au Guatemala, les forces révolutionnaires nationalistes conquirent le pouvoir le 20 octobre 1944, amenant à la présidence du pays le colonel Jacobo Arbenz. Les premiers soutiens de la révolution nationaliste furent surtout des ladinos, principalement des étudiants, des professeurs issus de la classe moyenne de la capitale et, pour certains, membres de l’oligarchie. La participation de la paysannerie et des peuples mayas a été

38 José Díaz Ruiz, Los alabados de Santa María Nebaj, avril, 2014, http://www.academia.edu 39 En ixil, les principales sont appelés B’oq’ol Q’esal Teman. Le B’oq’ol est celui qui est à la tête de la communauté, Q’esal, c’est la personne âgée du Teman, la communauté ou le peuple. Ainsi, B’oq’olQ’esalTenam est un collectif de personnes âgées qui est à la tête de la communauté ou du peuple. 40 La plupart des concepts qui apparaissent en italique sont définis dans le glossaire. Finqueros : les grands propriétaires terriens. 41 Lincoln, pp. 68-69. Souligné par nous. 42 Jackson Steward Lincoln, An ethnological study on the Ixil Indians of the Guatemala highlands., Chicago, University of Chicago Library, 1945, p, 69. 19 marginale mais, au cours des années, elle a pris une place plus importante. Cependant, des épisodes comme le massacre de Patzicía43 et les politiques publiques envers la population indienne ont obscurci les relations entre les communautés mayas et l’État nationaliste.

En ce qui concerne les années 1944-1954 dans la région ixil, les sources écrites sont peu nombreuses. Il apparait cependant que quatre phénomènes importants résultent de la révolution nationaliste :

1. L’élection du premier maire ixil à Nebaj, pap Mek Kup, alias Miguelon, qui avait été l’un des dirigeants de 1936 et qui s’était échappé le jour de l'exécution des huit dirigeants de la rébellion. Cette élection est aussi une conséquence de 1936 car les Principales ixils ont empêché le triomphe du candidat rival, qui était l’un des responsables de l’exécution des dirigeants de la rébellion. 2. La participation de trois grands propriétaires terriens de la région ixil au gouvernement d’Arévalo et Arbenz44. Il s’agit du député Gerardo Gordillo Barrios45, puis de Nicolas Brol, propriétaire foncier de Cotzal, d’ascendance italienne et, enfin, de José Luis Arenas, membre de l’oligarchie guatémaltèque et riche propriétaire foncier de Chajul, élu député en 1946.46 3. L’arrivée d’un ladino progressiste à la mairie de Nebaj et la participation d’un groupe d’instituteurs aux nouvelles transformations sociales, notamment éducatives. Aux élections municipales de 1950, la proximité de Noé Palacios (candidat du Front Populaire Libérateur) avec les communautés ixil et avec la minorité ladina défavorisée lui a permis de gagner l'élection. 4. Les effets de la réforme agraire dans la région ixil ont été mineurs, la présence de syndicats est restée marginale47. Cependant, l’organisation politique des Ixil a favorisé l’élection du maire Noé Palacios et a rendu possible le développement de

43 Richard Newbold Adams, Ethnic Images and Strategies in 1944 (Institute of Latin American Studies, University ofTexas at Austin, 1988). 44 Trois groupes ont soutenu la candidature d’Arbenz : le Partie d’Intégration National (PIN), la Confédération des Travailleurs du Guatemala (CTG) ; les instituteurs, la classe moyenne, et les étudiants. 45 Gerardo Gordillo Barrios, Guatemala, historia gráfica, por Gerardo Gordillo Barrios. [Tomo 1. 2a. edición.]. (Guatemala: Ediciones Colegio Guatemala). 46 Selon Gleijeses, Luis Arenas est devenu un réactionnaire. Gleijeses, La esperanza rota.op. cit. p. 345. 47 À cette époque, le chemin de terre qui allait de la capitale départementale à la région ixil était impraticable. Le trajet se faisait à cheval ou en marchant. 20

ligues paysannes et de coopératives dans la région. Dans les années 1950, la moitié des membres de la coopérative kubankanal – « Nous ferons le triomphe » – était des ixils et des ladinos pauvres48.

Par ailleurs, bien que les luttes contre la dictature d’Ubico (1931-1944) aient été initiées par les étudiants et les instituteurs des zones urbaines, le triomphe des forces révolutionnaires est dû aux militaires rebelles. Comme nous le verrons ultérieurement, la plupart des auteurs signalent qu’avec la Constitution de 1945, l’armée est passée du statut de groupe subordonné à celui de groupe de pouvoir49.

En 1954, la CIA organisa, finança et dirigea la contrerévolution à travers l’opération secrète PBSUCCES destinée à renverser le gouvernement d’Arbenz. Les principaux responsables de l’opération furent Allen Dulles, le premier directeur civil de la CIA ; son frère, John Foster Dulles, le secrétaire d’État du gouvernement Eisenhower ; et l’ambassadeur John Peurifoy. La famille Dulles était la principale actionnaire de l’United Fruit Company50. Au Guatemala, le militaire élu pour commander l’opération fut Castillo Armas. Dans le cadre de cette intervention, les « libérationnistes » dirigés par le colonel Castillo Armas ont accusé, persécuté et assassiné les supposés communistes et les partisans de la révolution. Dans le cas ixil, les ladinos progressistes ont été exclus de la vie politique et les dirigeants ixil ont dû fuir et abandonner leurs communautés. Tomás Cobo, membre de la coopérative de Chajul, témoigne :

« Notre père nous a raconté que tous les membres des coopératives ou des organisations paysannes ont été accusés d’être communistes, mais ils ne savaient pas ce que c’était. Ils ont simplement appuyé les changements de la révolution51. »

H. Handy signale plus de 5 000 dirigeants ruraux emprisonnés et des centaines de paysans mayas assassinés durant les premiers mois de la « libération ». Dans la capitale et les chefs-lieux départementaux, les militaires ont été obligés d’exercer un pouvoir sur

48 Cette coopérative a fait un bon travail dans la création des projets de développement local. 49 Figueroa Ibarra, El recurso del miedo, Editorial EDUCA, Costa Rica, 1991; Comisión para el Esclarecimiento Histórico, Guatemala memoria del silencio, Causas y orígenes del enfrentamiento armado, Tomo I, Guatemala, 1999; Gleijeses, La esperanza rota. 50 Stephen Schlesinger y Stephen Kinzer, Fruta Amarga… op. cit. pp. 50-60. 51 Domingo Caba, Chajul, octubre 2013.

21 la population52. Ce fut le début des régimes militaires, lesquels se sont maintenus jusqu’en 1984.

Qu’en est-il du fait religieux pendant cette période ? Dans les années 1940 et 1950, la religiosité maya exerçait une forte influence sociale et dominait les confréries catholiques. Ce fut une des raisons pour laquelle, comme le signale J. Murga, lorsqu’arrivèrent de nouveaux missionnaires et l'Action Catholique (AC), la plupart des églises catholiques avaient été réquisitionnées pour la « coutume » et étaient gérées par les confréries. À Santiago Atitlán, l’auteur identifie près de onze confréries avant 194053. Dans le cas des Ixil, selon Diaz Ruiz, l’absence de prêtres a rendu possible leur croissance, tandis que le manque de contrôle a permis de conserver les coutumes que les indiens n’avaient pas abandonnées. Il cite « l’emploi simultané des calendriers lunaire et solaire » mais, comme nous le verrons ultérieurement, il ne s’agit pas de la seule production culturelle et religieuse maintenue par les Ixil.

Il apparait que le récit de l’Église catholique sur l’apparition et la croissance de l'Action Catholique laisse de côté l’apport des communautés mayas et paysannes. Autrement dit, l’Église occulte et dévalorise le travail d’organisation des dirigeants, qui permirent le développement de l’AC au sein des communautés rurales et mayas de l’altiplano. Ce sont des dirigeants kiche’ qui ont rendu possible l’installation de l’Action Catholique, d’abord dans le département de Totonicapán, puis dans le reste de l’altiplano.

Les thèses les plus répandues sur le poids croissant de l’AC sont celles du prêtre jésuite Ricardo Falla. Dans son étude sur la conversion des indiens, Quiché Rebelde, il considère l’AC comme « un mouvement rebelle vis-à-vis des croyances traditionnelles », qui incarne un rejet des « costumbristas » et de la loyauté au zahorin. D’autre part, la croissance de l’AC serait également le reflet de l’acceptation des croyances catholiques et du prêtre54. Nous avons essayé d’éviter certains écueils de cette analyse, en nous attachant à distinguer entre les causes, les structures ou les groupes sociaux qui produisent

52 Jim Handy, Revolución en el área rural… op. cit. pp. 270-275. 53 Murga Armas, Jorge, Iglesia Católica, movimiento indígena y lucha revolucionaria (Santiago Atitlánm Guatemala), Segunda edición, Guatemala, 2006. 54 Falla, Ricardo, Quiché Rebelde. Estudio de un movimiento de conversión religiosa, rebelde a las creencias tradicionales, en San Antonio Ilotenango Quiché (1948-1970). Editorial Universitaria de Guatemala. pp. 19-21. 22 l’exploitation et l’oppression. Certes, il y eut, de tout temps, des caciques indiens mais il ne faut pas majorer leur rôle de reproducteur de ce système. L’arrivée de l’Action Catholique dans la région ixil remonte aux années 1950. Selon le diocèse du Quiche, dans cette région, « le travail pastoral était le plus difficile de tout le diocèse ». Sont évoquées les raisons suivantes :

a) Les migrations vers les fincas « empêchaient n'importe quel projet d'évangélisation » dans la région ixil. b) Les communautés ixils ne parlaient pas espagnol et la présence des étrangers n’était pas très bien perçue, surtout parce que les ladinos avaient volé une partie importante de leurs terres. c) L’isolement du territoire – privé de communication jusqu'à la moitié du XXe siècle – a permis à la population de « maintenir ses traditions et ses coutumes presque intactes. Il leur était difficile d'accepter la nouveauté, telle que l'Action Catholique55 ».

Selon l’Église catholique, l’arrivée de l’AC dans la région ixil fut une nouveauté et fut moins violente que dans le reste du département du Quiche’. Cependant, plusieurs entretiens et deux ouvrages ont constitué, pour nous, une source d’informations sur la violente rencontre entre la religiosité maya et l’AC. Ils nous apprennent également que l’AC n’était pas un phénomène inédit, qu’elle était une nouvelle tentative pour récupérer les confréries, les églises et poursuivre la « mission » d’évangélisation dans les territoires ixils. Pour la reconstruction de cette période historique, deux livres ont été importants. Les témoins du sac sacré 56 présent l’histoire de quatre catéchistes qui « ont grandi dans la poussée de l'action catholique dans le haut plateau guatémaltèque », et plus précisément sur le territoire ixil pour deux d’entre eux. Le second ouvrage, Le témoignage de nos martyrs57, expose la biographie des principaux martyrs de Chajul pendant le conflit armé, cinq dirigeants ixils et un prêtre espagnol. En l’espace d’une décennie (1955-1965), l’Action catholique est passée d’un projet évangélisateur et assimilationniste à un projet de transformation sociale. Il semble que le passé dictatorial du franquisme et la

55 Diócesis del Quiché, El Quiché: el pueblo y su iglesia, 1960-1980, Guatemala, 1994, pp.120-123. 56 Marcelino López et all, Testigos del morral sagrado, Edición ODHAG, Guatemala, 2011. 57 Parroquia San Gaspar Chajul, El testimonio de nuestros mártires, Diócesis de Santa Cruz del Quiché, Guatemala, 1999. 23 découverte des problèmes sociaux ont été des facteurs déterminants du processus de prise de conscience des missionnaires et des agents pastoraux arrivés au milieu des années 1950. Les peuples mayas connaissaient le poids de l’oppression et de l’exploitation et ils essayèrent, de diverses manières, de s’y soustraire. Les rebellions furent une de ces voies. Le livre Le silence du coq offre une analyse intéressante de ce phénomène. C. Santos y établit que la pensée et la pratique des membres de l’AC s’ancraient dans les valeurs communautaires et la capacité organisatrice des mayas, et non pas selon une ligne institutionnelle ou spirituelle de l’Église :

« L’Action catholique a assumé ces valeurs et les mayas ont assumé le catholicisme comme un outil pour diriger leur propre destin, la religion comme un instrument de changement. » Ainsi, « les mayas furent les protagonistes de ce processus parce qu’ils comprenaient la religion comme un moteur pour l’organisation communautaire, pour la défense de la dignité humaine et pour surmonter la détresse58 ».

Il a fallu attendre les années 1960 et 1970 pour assister de nouveau à la mobilisation des peuples mayas, Ixil compris. Cela se fit au travers de l’Action Catholique et sous l’influence de la Théologie de la libération59. La théologie de la libération est un mouvement socioreligieux de l’Église catholique latino-américaine, de revendication en faveur des défavorisés et des exclus. Néanmoins, son développement n’a pas été facile au sein même de l’Église, pas plus que sous les différents gouvernements, qu’ils soient conservateurs ou démocratiques et progressistes. Dans les années 1970, on assiste à une forte participation des mayas aux guérillas, principalement des Ixil, engagés au sein de l’Ejército Guerrillero de los Pobres, l’EGP(Armée de Guérilla des pauvres). La présence de certains d’entre eux est aussi notable dans la formation du Comité d’Unidad Campesina, CUC (Comité d’Unité Paysanne), le principal mouvement paysan guatémaltèque comprenant une forte participation des communautés mayas et des paysans de l’altiplano guatémaltèque.

58 Santos, Carlos, Guatemala, El silencio del gallo. Un misionero español en la guerra más cruenta de América, Editorial Debate, Barcelona, 2007, pp. 36-37 59 Une partie importante des prêtres jésuites investis dans un travail pastoral auprès des communautés mayas jouèrent aussi un rôle important au sein de ces mouvements contestataires. 24

c. Les guérillas en terres mayas

Avant d’aborder l’apparition des guérillas et leurs rapports avec les peuples mayas, nous exposons brièvement les premières analyses révolutionnaires sur les peuples indiens et les paysans en Amérique latine et en Amérique centrale. Nous datons leur apparition en 1928, notamment avec les Sept thèses sur la réalité péruvienne, de J.C Mariatégui. Les thèses de Mariatégui soulignent l’importance de considérer les causes économiques et sociales des problèmes des indiens, comme le régime de propriété de la terre (notamment le gamonal et le latifundium), l’histoire et la réalité sociale des indiens (pauvreté et exploitation), l’ancrage des indiens dans des rapports communautaires proches de la perspective communiste (solidarité et travail collectif), et l’exigence de briser les structures économiques qui empêchent la libération des indiens 60.

En Amérique centrale, le Nicaragua vit l’incorporation des paysans dans la lutte sandiniste des années 1930. Deux ans plus tard, au Salvador, a éclaté la rébellion indienne et paysanne grâce à la convergence des milliers de Pipil, des agriculteurs et membres du Parti communiste salvadorien (PCS), contre le gouvernement du général Maximilian Hernández. Enfin, 1934 fut l’année de grandes grèves bananières au Costa Rica et au Honduras. Au Guatemala, ces événements ne semblent pas avoir influencé les réflexions sur les peuples indiens au sein du parti communiste et d’autres organisations, pas plus que parmi les intellectuels de gauche de l’époque. A. Taracena signale trois causes à cela : les préjugés des militants communistes ladino et urbains envers l’importance politique des peuples indiens, le manque de cadres politiques dans la campagne, et l’idée que les mobilisations des indiens et paysans n’avaient pas une ampleur majeure dans le pays61.

Pendant la révolution nationaliste (1944-1954) ont émergé les réflexions, les débats et les institutions sur « le problème indien », notamment autour de la pensée indigéniste. Par exemple, la création de l’Institut Indigéniste National en 1945. Un an après, la Centrale des Travailleurs du Guatemala (CTG) a demandé la mise en place d’une réforme

60 José Carlos Mariatégui, 7 ensayos de la realidad peruana, Fundación Biblioteca Ayacucho, Perú, 2007. Certaines problématiques de cet ouvrage important ont été reprises, un an plus tard, dans un document intitulé Les problèmes des races en Amérique latine, présenté à la Conférence communiste latino- américaine, Buenos Aires, Argentine. 61 Arturo Taracena, El partido Comunista de Guatemala y el Partido Comunista de Centroamérica (1922- 1932), Pacarina del Sur, Segunda época, N.5. 25 agraire et une politique spécifique envers les peuples indiens, respectueuse de leur origine, de leur unité communale, de leur coutume et de leur langue.

En 1949, au beau milieu de la refondation du parti communiste et des mobilisations indiennes et paysannes, Manuel Gutierrez publie l’essai Quelques considérations sur le problème indien au Guatemala. Selon Gabriela Urrutia, trois aspects ressortent de la pensée de l’intellectuel communiste : le besoin de transformer la structure économique du pays à partir de la redistribution de la terre, la lutte contre l’oppression culturelle des indiens et la reconnaissance des droits spécifiques des nationalités indiennes. Bien que les références à Mariatégui ne soient pas explicites, elles reviennent à plusieurs reprises à partir de cette époque62. Il s’agissait de la première réflexion approfondie sur les peuples indiens. Par exemple, la conception de nationalités indiennes dépassait les notions de groupes indiens ou ethniques. Si l’auteur n’a alors pas développé cette conception plus avant, il l’a reprise et approfondie en 1961 dans son livre Les bases historiques du peuple guatémaltèque. Selon l’analyse qu’en fait Gabriela Urrutia, les nouveaux éléments qui nourrissaient sa pensée étaient les suivants : 1) la revendication de l’histoire de la résistance indienne, 2) la demande de la reconnaissance de la culture indienne comme un des piliers de la nationalité guatémaltèque, « 3) la lutte contre le racisme et la critique de la négation, par les ladinos, de leur héritage indien. Malgré l’intérêt de la pensée de Manuel Gutierrez, ses réflexions n’ont pas fait débat dans les partis et dans les organisations révolutionnaires de l’époque mais ces idées ont resurgi dans les années 1970 et 1990.

Luis Cardoza y Aragón est l’auteur de deux ouvrages importants sur les peuples indiens et la révolution nationaliste. En 1955, il publie Guatemala : les lignes de sa main et, un an après, La révolution guatémaltèque. L’auteur met en valeur la réforme agraire et les politiques de redistribution de la terre de la révolution d’octobre, lesquelles étaient destinées à améliorer la vie des indiens, même si ces objectifs n’ont jamais été explicites. Il aborde aussi les réussites éducatives et culturelles de la révolution malgré la survivance féodale et la prédominance impérialiste63. Guatemala : les lignes de sa main décrit de

62 Gabriela Escobar, Izquierda revolucionaria y población indígena en Guatemala (1946-1972), p. 222. Voir Virgilio Alvarez et all, Guatemala: historia reciente (1954-1996), Tomo III, Pueblos Indigenas, Actores políticos, Flacso, Guatemala, 2013, pp. 220-225. 63 Luis Cardoza y Aragón, La révolution guatémaltèque, Editions Del Pensativo, Guatemala, 2004, p. 82. 26 manière subtile la configuration historique, sociale, culturelle et géographique du pays. En ce qui concerne les indiens, le livre est ambivalent. D’une part, l’auteur signale assez succinctement le caractère insoumis des indiens et la vitalité de leur culture. D’autre part, il expose les caractéristiques de passivité, d’aliénation et d’inertie des indiens du fait de la domination de l’Église, des militaires, des finqueros et de l’alcoolisme64. Bien que Cardoza y Aragon soit favorable au métissage (ladinisation) de la population indienne, ses propositions s’éloignaient des postures conservatrices et réactionnaires de certains intellectuels. Cardoza y Aragon proposait des politiques de redistribution de la terre et d’améliorer la vie des indiens dans un processus de métissage avec les ladinos65. Ses propositions s’éloignaient des postures conservatrices et réactionnaires de certains intellectuels, dont Skinner-Klée qui était l’idéologue principal du régime contrerévolutionnaire de 1954 et du Séminaire d’Intégration Social Guatémaltèque (SISG), l’institution qui remplaça l’Institut Indigéniste Guatémaltèque.

Signalons également le travail de J. Diaz Rozzotto qui soutient une thèse en 1957 (La révolution au Guatemala 1944-1954) et publie, en 1958, El carácter de la révolución guatemalteca. L’ouvrage aborde la question des ouvriers paysans et entend démontrer que le métissage (ladinisation) est profondément lié aux progrès de l’industrie dans la capitale et de l’agriculture dans la campagne66. Enfin, Joaquin Noval est un intellectuel qui écrivit plusieurs ouvrages sur la situation des peuples indiens et des paysans. Il a accompagné les processus de réforme agraire et fut le directeur de l’Institut Indigéniste National pendant la révolution nationaliste. Dans son ouvrage de 1959, Las ciencias sociales ante el problema indígena, il fait dépendre la démocratisation des rapports sociaux entre les indiens et les ladinos de la nécessaire mise en place d’une politique indigéniste basée sur la distribution de la terre67. Comme la plupart des intellectuels de l’époque, il proposait l’intégration comme alternative à la ségrégation des indiens68. Ses derniers écrits mettent en avant une irrémédiabilité de l’unité des indiens et des ladinos du fait qu’ils partagent plusieurs traits culturels mais, pour l’auteur, cela implique de

64 Luis Cardoza y Aragón, Guatemala las líneas de su mano, Fondo de Cultura Económica, México 2000, pp, 55-75. 65 Cardoza y Aragon a été un collaborateur de la guérilla de l’EGP. 66 Jaime Diaz Rozzotto, El carácter de la révolución guatemalteca, Editorial Oscar de Leon Palacios; Guatemala, 2011, pp. 211-230. 67 Joaquín Noval: Las ciencias sociales ante el problema indígena, José de Pineda Ibarra, 1962. 68 Joaquín Noval, Resumen etnográfico de Guatemala, El concepto de integración social, Estudios Universitarios No.8, Editorial Universitaria, Guatemala, 1961. 27 surmonter l’idéologie dominante qui les séparait. Joaquín Noval fut membre du PGT et participa à la formation de la première guérilla guatémaltèque. Selon César Macias, lors de la création des trois fronts guérilleros dans les années 1960, Noval considérait pertinent d’établir un autre front sur les flancs du volcan Tacaná dans le département de San Marcos, région ayant une population majoritairement d'origine indienne et une géographie favorable à la lutte armée.

Les ouvrages mentionnés ci-dessus ont été écrits avant l’apparition des premières guérillas et il semble que leurs analyses et les projets politiques qu’elles portaient n’étaient pas très connus à cette époque, comme c’est encore le cas aujourd’hui.

d. Le conflit armé

Au Guatemala, le conflit armé interne (CAI) commence en 1960 et s’achève en 1996. Le 13 novembre 1960 eut lieu un soulèvement des jeunes officiers, sous-officiers et soldats contre le président, le général Miguel Ydigoras Fuentes. Le soulèvement fut réprimé en recourant aux avions utilisés par les mercenaires et les anticommunistes pour envahir Cuba, lesquels s’étaient entrainés dans la finca Helvetia, dans département de Retalhuleu69. En 1996, l’Unité Révolutionnaire National Guatémaltèque (URNG) et le gouvernement signèrent des accords de paix, accompagnés de « l’Accord sur l’identité et droits des peuples indigènes » (AIDPI), lequel reconnaît, pour la première fois, la société guatémaltèque comme pluriculturelle, multilingue et multiethnique et étant composée principalement de quatre peuples : maya, garifuna, xinca et ladino (métis). Comme nous le verrons ultérieurement, la littérature sur cette période est abondante au niveau national et moins vaste en ce qui concerne les Ixil. Si la participation des mayas et des paysans dans les guérillas et dans le mouvement révolutionnaire guatémaltèque est présentée comme un fait indiscutable, il apparait, cependant, que l’analyse approfondie des causes, des apports et de la nature de leur participation reste à faire. Autrement dit, les études sur la manière dont les communautés indiennes se sont reconnues dans les groupes insurgés de l’altiplano guatémaltèque demeurent approximatives. Comme nous essayons de le montrer à travers notre thèse, les peuples mayas ont traversé plusieurs périodes de

69 Comisión de Esclarecimiento Histórico (CEH), Tome I, Causas y orígenes del conflicto armado interno, Guatemala, 1999, pp. 50-60. 28 contestation au cours de leur histoire et l’apparition des guérillas ne fut qu’une nouvelle tentative d’améliorer leurs conditions de vie.

Lorsqu’on aborde leur participation à la première guérilla des années 1960 et qu’on analyse les écrits de cette dernière sur les peuples indiens, on observe que leur rédaction semble avoir été influencée par la participation directe des dirigeants mayas et des intellectuels promoteurs de cette guérilla, la plupart d’entre eux ayant des origines diverses (indiens, ladinos et étrangers). On trouve l’essentiel de leurs positions sur la question dans Revolución Socialista, le journal publié par la guérilla entre 1964 et 196570. Selon R. Sáez, la réflexion des guérillas et du mouvement révolutionnaire sur les peuples indiens s’est éteinte à cause de l’offensive contre-insurrectionnelle de l’État dans les années 196071. En effet, les analyses ultérieures seront plutôt des projets individuels et les guérillas mettront plusieurs années avant de développer des pensées collectives et fécondes.

La défaite de la guérilla des années 1960 a obligé à reconsidérer plusieurs problèmes tactiques, militaires, politiques et sociaux du mouvement révolutionnaire. En 1967, à Cuba, Ricardo Ramírez, avec l’aide d’Aura Marina, écrit les Documentos de Marzo, lesquels marqueront les guérillas ultérieures, notamment l’EGP. Ils contiennent trois positions intéressantes sur les peuples indiens :

1) au Guatemala, « l’histoire mettait de côté la rébellion indienne dont la ténacité s’est vue niée » et cette histoire de rébellions a « été étouffée chaque fois à feux et sang ». 2) face à la domination étrangère, l’indien a défendu son identité communautaire et linguistique. Leurs congrégations et leurs institutions se trouvent souvent séparés de celles des Ladino. 3) ces documents reconnaissent l’ascendance maya des peuples autochtones du pays.

70 Il y est écrit que « la lutte n’est pas une panacée » ; que la guérilla est « la continuation de la politique par d’autres moyens ». 71 Sáenz de Tejada, Ricardo, Revolucionarios en tiempos de paz rompimientos y recomposición en las izquierdas de Guatemala y El Salvador, FLACSO Guatemala Editorial de Ciencias Sociales, Guatemala, 2007, p. 70. 29

Cependant, il semble que dans ces textes demeurent quelques imprécisions et méconnaissances, comme le fait de considérer que les soulèvements indiens ont été « désespérés, locaux et isolés les uns des autres », et que la défense de l’identité a été un « acte grégaire, indubitablement conservateur »72. Deux cas démontrent la faiblesse de ces arguments : la rébellion des Tzendales de 1712 et celle des Kiches en 1821. La première a mis en péril le Royaume du Guatemala et la seconde a accéléré le processus d’indépendance. Toute les deux ont eu une ampleur nationale et régionale. Comme le signale Jammes C. Scott, « la plus grande partie de la vie politique active des groupes dominés a été ignorée parce qu’elle a lieu à un niveau qui est rarement reconnu comme politique ». Cependant, « les obstacles à la résistance, qui sont nombreux, ne peuvent être attribués à l’incapacité des groupes subalternes à imaginer un ordre social alternatif »73. Selon l’auteur, il semble que, dans une large mesure, certaines formes de l’action collective populaire, considérées comme des émeutes par les autorités (et dans ce cas, par les intellectuels ladinos), ont presque toujours également recours à l’anonymat (clandestinité) à des fins stratégiques 74.

On lit dans les Documentos de Marzo que « la population indienne aura un rôle décisif dans la croissance et le développement des casernes guérilleros. Sans elle, la guerre ne peut être ni populaire ni garantir un équilibre des forces favorables à la guérilla75 ». Il y est aussi rapporté trois caractéristiques des indiens :

a) les indiens sont « plus aptes pour la lutte et plus dans le besoin vital de se libérer, avec une grande volonté de lutte et une haine accumulée pendant plusieurs siècles », b) ils « occupent des territoires avec une topographie que seulement eux dominent », un obstacle pour l’armée et un avantage pour les opérations de la guérilla, c) les indiens sont « le secteur de notre population le moins contaminé par l’idéologie bourgeoise et yanqui », et dont l’activité économique est en grande

72 Ramírez, Ricardo, Construyendo caminos, Tres documentos históricos de la guerrilla guatemalteca, Centro Rolando Morán, Guatemala, 2008. 73 Jammes C. Scott, La domination et les arts de la résistance, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 96 74 Jammes C. Scott, La domination… op. cit, p.167.

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partie autosuffisante et destinée au marché interne76.

En 1972, J-L Herbert et C. Böckler publient Indianité et lutte de classes. L’ouvrage commence par une analyse des sociétés maya précolombiennes et continue avec la période coloniale, laquelle nourrit l’antagonisme entre l’indien et le ladino et « constitue la détermination première de la structure sociale guatémaltèque ». Cela, signalent les auteurs, se produit dans un contexte d’intégration au marché capitaliste international, de formation du système latifundio-minifundio d’antagonisme social-racial et d’économie sous-développée. La résistance des peuples mayas occupe aussi une place importante dans l’ouvrage. Nous insistons sur les aspects suivants :

a) l’indien a résisté à sa destruction en conservant son identité. En ce sens, la langue, la coutume et d’autres éléments culturels « ne peuvent êtres des critères superficiels ou partiels, mais plutôt la situation objective et la conscience historique que le groupe est le résultat d'un processus aussi profondément conflictuel77 ». L’auteur relève aussi « l’attachement presque religieux à la terre et la sacralisation des titres de propriété collectifs des indiens ». b) « L'existence de couches sociales différentes à l'intérieur de la classe "indienne" n’élimine pas un fait fondamental : elle constitue la classe la plus exploitée qui a résisté à quatre siècles et demie d'impérialisme, cela la qualifie pour approfondir le mouvement de libération de révolution agraire déjà en marche78. » c) le métissage, l’acculturation, l’intégration et la ladinisation (métissage de style occidental) justifient les positions et les pratiques du groupe dominant. Ainsi, la résolution du racisme et de l’antagonisme sociale sera l’« affirmation absolue de l'être historiquement dominé : l'indien ». d) les auteurs signalent succinctement le rôle qu’ont joué les femmes indiennes. « En défendant sa propre intégrité, elle défend celle du groupe ; son corps de femme et de mère est comme le centre ultime et indestructible de la résistance. Son vêtement

76 Ramírez, Ricardo, Construyendo caminos… op.cit. p. 54. 76 Ibid., pp. 55-60. 77 Les indiens ont opposé une résistance silencieuse mais compacte, notamment sur les plans culturel, social et religieux, et « les mécanismes de préservation des territoires leur permettront [aux indiens] une reconquête ou sauvegarde de l'identité et une certaine solidarité sociale ». Herbert, Jean-Loup, Essais d’explication théorique de la réalité sociale guatémaltèque, Chapitre III, Jean-Loup Herbert et Carlos Guzman Böckler, Indianité et lutte de classes…, op. cit. p.74. 78 Ibid., p. 125. 31

de reine qui, tissée pendant des jours et des jours, symbolise la dignité (malgré la misère), lie les générations aux générations79. »

En 1975, C. Guzman-Böckler publie Colonialisme et révolution. L’auteur observe que chaque fois que le système d’héritage colonial s’affaiblit, il se produit une avancée pour l’indien, une avancée discrète mais effective, notamment sur les plans culturel, social et religieux. Il souligne aussi que le lien avec le passé et la conviction d’un (éveil) lendemain meilleur ont été le noyau défensif sur lequel a été maintenu « le temps de la résistance », un temps ancré dans la vie en communauté et les jours du calendrier maya. Enfin, d’un point de vue politique, Guzman-Böckler établit que le maintien de la résistance a été l’objectif central des indiens et que « les idéologies occidentales deviennent insuffisantes pour accorder un lendemain meilleur aux indiens »80.

Jean-Loup Herbert et Carlos Guzman Böckler ont été influencés par Georges Balandier. Pourtant, malgré la parution, en 1951, de La situation coloniale : approche théorique81, la perspective postcoloniale de Georges Balandier reste une provocation en France. « L’action coloniale, au cours du XIXe siècle, est la forme la plus importante, la plus lourde de conséquences prise par cette expansion européenne ; elle a bouleversé brutalement l’histoire des peuples qu’elle soumettait, elle a, en s’établissant, imposé à ceux-ci une situation d’un type bien particulier. Il y a seulement quelques années, une estimation grossière, mais significative, rappelait que les territoires coloniaux couvraient, alors, le tiers de la surface du globe et que sept cent millions d’individus, sur les deux milliards de population totale, constituaient des peuples sujets. » Comme le signalent M.- C. Smouts et E. Macé, la colonisation heurte un point sensible de la conscience française (la nation républicaine, l’héritage des Lumières et la notion de cohésion sociale), ainsi que de la tradition sociologique française82. Selon M.-C. Smouts, le terme « postcolonial » traduit la situation d’enchevêtrement des temps (où le présent et le passé, l’interne et l’externe s’interpénètrent) et des territoires (parce qu’aujourd’hui le pluralisme social et culturel existe dans les colonies mais aussi à l’intérieur des métropoles). « Le post ne renvoie pas à une notion de séquence avec un avant et un après. Il englobe toutes les

79 Ibid., p 219. 80 Guzman-Böckler, Carlos, Colonialismo y revolución, siglo XXI editores, México, 1975, pp. 239-262. 81 Georges Balandier, La situation coloniale : approche théorique, Cahiers internationaux de sociologie, 11, Paris, 1951, pp, 44-45. 82 Éric Macé et Éric Maigret, Stuart Hall, Édition Amsterdam, Paris, 2007, pp. 10-15.

32 phases de la colonisation : le temps des empires, les temps des indépendances, la période qui a suivi ces indépendances, le temps présent. Il exprime également un au-delà qui est à la fois une résistance, une visée et une espérance83. » Il est difficile de définir les Cultural Studies, les Postcolonial studies ou Subaltern Studies car les méthodes et les théories, ainsi que les projets politiques et les positions épistémologiques, sont diverses84. Cependant, à partir de l’histoire, de la littérature, de la psychanalyse, du marxisme, du féminisme, ils invitent à repenser des problématiques actuelles. En ce sens, nous nous référons à certains travaux d’H. Bhabha, E. Saïd, F. Fanon, A. Memmi et à la tradition latino-américaine de J.C. Mariategui, W. Mignolo, parmi d’autres.

Documents de mars et Indianité et lutte de classes ont donné lieu à un débat chez les militants et les intellectuels et militants de l’époque. Entre 1980 et 1982, la revue Alero au Guatemala85 et la revue Polémica au Costa Rica86 ont consacré des dizaines d’essais de notables intellectuels sur les peuples indiens. Dans notre étude, nous présentons les plus représentatifs : ceux qui dénoncent une incapacité intellectuelle des indiens, ceux qui affichent une sorte de paternalisme révolutionnaire, et ceux n’idéalisent pas les peuples indiens mais étudient leur stratification sociale. Ces écrits ont marqué la pensée sur les peuples indiens. Des dirigeants du mouvement maya naissant, appelés indianistes ou culturalistes, ont repris certains éléments des études de J-L Herbert et C. Bockler, en mettant en avant que le cœur du problème guatémaltèque était strictement ethnique et que le problème lui-même était le ladino (le métis guatémaltèque). Cependant, les aspects de classe seront négligés et le livre est resté en marge du débat académique, politique et au sein du mouvement révolutionnaire. On peut dire que les Documents de mars marquèrent une nouvelle étape de la guérilla : 1) ils tirent les leçons de la lutte armée des années 1960 et déplacent le centre des opérations de la guérilla vers le haut plateau ; 2) ils proposent une guerre généralisée dans le pays ; 3) ils reconnaissent l’importance de l’apport des paysans et des indiens dans la transformation du pays à travers la lutte armée parce qu’ils

83 Smouts, Marie-Claude, La situation postcoloniale. Les postcolonial studies dans le débat français, Presses de Sciences Po, Paris, 2007, pp 32. 84 Ces études ne s’inscrivent pas dans un courant spécifique, elles ont toujours reposé sur des positions théoriques différentes et concurrentes. Ces courants sont nés en réaction aux insuffisances théoriques et politiques du marxisme et à sa manière de penser la relation entre société, économie et culture. Puis ces études ont une immense influence des idées d’A. Gramsci sur la nature de la culture elle-même, l’importance de la spécificité historique, la discipline du conjoncturel, la notion d’hégémonie et les relations de classes à partir de la notion de « bloc historique ». 85 Revista Alero, Universidad de San Carlos, Guatemala, 980. 86 Revue Polémica, No. 3, Costa Rica, janvier-février, 1982. 33 deviennent les bases sociales des guérillas ; 4) ils développent également une analyse des classes et groupes sociaux du pays ; 4) ces textes furent les documents stratégiques de la nouvelle guérilla, notamment l’EGP, qui fut la principale organisation armée présente dans la région ixil, dans forêt de l’Ixcán et dans le nord-est du pays.

La direction générale de l’EGP s’est, à plusieurs reprises, installée dans les montagnes ixil, notamment sur le Cerro Sumal Grande, et l’un de ses six fronts armés – le Frente Guerrillero Ho Chi Minh (FGHCM) – a occupé le territoire ixil et les alentours. Les six (6) fronts armés de l’EPG sont :

a) Frente Guerrillero Ho Chi Minh -FGHCM- b) Frente Guerrillero Comandante Ernesto Guevara -FGCEG- c) Frente Guerrillero Augusto Cesar Sandino -FGACS- d) Frente Guerrillero Marco Antonio Yon Sosa -FGMAYS- e) Frente Guerrillero Otto René Castillo -FGORC- f) Frente Guerrillero Luis Augusto Turcios Lima -FGLATL-.

Quant à la participation des femmes au mouvement révolutionnaire, elle est connue à travers les figures des premières combattantes. Les autobiographies de Mirna Cárcamo- Paiz, Aura Marina Arriola, Yolanda Colom87 et l’enquête de Valentina Bonifacio88 nous ont considérablement aidé à comprendre ce phénomène. Certaines périodes de notre étude nous amènerons à aborder le rôle qu’elles ont joué. Cependant, l’analyse de leur participation reste à faire.

Entre 1982 et 1984, sont édités Les peuples indiens et la révolution guatémaltèque. Il s’agit d’un texte rédigé par M. Payeras et discuté par la direction de l’EGP. La perspective de l’auteur, qui est aussi celle de la guérilla de l’époque, intègre pour la première fois les peuples indiens. Cependant, l’un et l’autre considèrent que « les indiens ne font pas partie des forces motrices de la révolution, ils sont considérés en tant que prolétaires agricoles et industriels, comme un apport aux ouvriers et aux paysans, les forces motrices de la

87 Cependant, toutes n’ont pas enquêté sur l’origine de certaines pratiques « retardées » des indiens. 88 Valentina Bonifacio, Le Donne Indigene Ixil e la Guerriglia Guatemalteca: Partecipazione nel Conflitto e Vissuto della Malattia. La Ricerca Folclorica, No 46, Université de Venice, 2002. 34 révolution89 ». Malgré une nette inclinaison pour une alliance ouvrière et paysanne comme moteur de la lutte armée, au détriment de l’articulation indienne et ladina, ce document a introduit des éléments inédits sur les peuples mayas : la spécificité culturelle, l’identité, la vision du monde et les relations de production90 :

a) la langue, les coutumes, les valeurs, les traditions, les formes d’organisation familiale, communale et sociale font partie de « la spécificité de la culture indienne ». b) les indiens ont historiquement démontré une capacité de résistance pour survivre, se reproduire localement et régionalement, et s’adapter aux changements et aux agressions pendant plusieurs siècles marqués par le capitalisme et l’impérialisme. La base de cette capacité se trouve dans « le phénomène profond et difficile à définir de l’identité ethnico-culturelle, cette forme particulière d’être et de sentir des collectivités liées par les définitifs et singuliers aspects de la conscience » et de la spécificité de la culture. c) la plupart des « expressions culturelles des indiens de portée historique sont le résultat d’influences d’origine coloniale », mais « elles sont imprégnées de la vision du monde et de la vie héritée de la culture maya », laquelle ne peut se quantifier mais est partout et afflue de toutes parts. « Le Guatemala est profondément indien et continuera de l’être. » d) la pénétration du système capitaliste a détruit une grande partie des relations de production précapitalistes et, avec le vol des terres, « les indiens ont perdu la base sur laquelle repose leur culture ». Cependant, « les formes précapitalistes n’ont pas disparu complètement, et les communautés indiennes et leur culture ont, dans une certaine mesure, une marge de survie ».

Selon H. Díaz-Polanco, le principal attrait de l’ouvrage est « l’hétérodoxe audace qui traverse ses pages et l’engagement de trouver la connexion entre l’ethnique et le national », lesquels, selon M. Payeras, « sont indissolublement entrelacés dans la mesure où ils ont surgi historiquement comme des parties essentielles d’un même système de domination-exploitation ». L’auteur souligne que les « marxistes doivent proposer,

89 Mario Payeras, Les peuples indiens et la révolution guatémaltèque, essais ethniques 1982-1992, Magna Terra, Guatemala, 2010, p. 69 90 Mario Payeras, Les peuples indiens…op.cit., pp 70-75. 35 comme chemin alternatif, l’autonomie maya au sein d’une nouvelle nation dont l’une des caractéristiques sera d’être multiethnique, pluriculturelle et multilingue91 ». Malgré les faiblesses de cet ouvrage, il contient les idées les plus lucides et les perspicaces produites par l’EGP sur les peuples indiens. On peut lire, par exemple, qu’il « n’est pas possible de parler du Guatemala comme d’une nationalité intégrée », et c’est précisément l’une de tâches de la révolution que de résoudre cette contradiction. En ce sens, selon l’ouvrage, « ce n’est qu’à travers le socialisme, qui élimine les frontières, l’exploitation et la division de classes, que les indiens pourront faire partie de la communauté nationale et culturelle sans perdre leur identité92.

Certains ouvrages apportent des informations sur la rencontre entre la guérilla et les Ixils. Mario Payeras identifie les premiers combattants indiens de l’EGP dans la région ixil93 et J. Gurriaran reconstruit plusieurs aspects politiques et sociaux de cette période. David Stoll évoque la rencontre des premiers Ixil de Cotzal avec la guérilla mais n’apporte pas beaucoup d’informations : « Les premiers Ixil qui ont répondu favorablement à l’EGP étaient des notables de , des commerçants et des contratistas relativement bien placés. Les raisons de la rencontre ne sont pas claires mais il pourrait s’agir d’une question d’argent, de la vengeance de la mort du compatriote Domingo Sajic ou de gagner les élections municipales94. » Yvon Le Bot évoque une attitude passive des indiens dans l’attente de l'arrivé de la guérilla. Selon le sociologue, le caractère déterminant de cette période était la lutte de classes, mais les anthropologues ont montré que la population indienne a été confrontée à la violence politique et la violence ne fait pas partie de la nature des peuples indiens.95

L’ouvrage de J. Carillo, La rébellion devant le miroir, nous a aidé à identifier les enjeux des rapports entre les dirigeants indiens et le mouvement révolutionnaire. Il nous

91 Ces pensées ont profondément marqué l’Accord sur l’identité et les droits des peuples indiens. 92 L’EGP a produit postérieurement des manifestes, documents, interviews et lettres. Certains ont récemment été réunis dans une publication intitulée Les peuples indiens du Guatemala dans les écrits de l’EGP. 93 Payeras, Mario, Los dias de la selva, op. cit pp 28-35. 94 David Stoll, Between two armies in the Ixil towns of Guatemala, New York, Columbia University Press, 1993, pp. 66-67. 95 Ainsi, selon l’auteur, la guérilla fut le point de rupture, parce que les communautés indiennes, notamment celles de l’Ixcán, cherchaient à se soustraire à l'exploitation et à la domination, tandis que la guérilla cherchait une libération du pays, un sens dans l'histoire, l'articulation d'un projet révolutionnaire, un pari sur l'avenir. Yvon Le Bot, La guerre en terre maya. Communauté, violence et modernité au Guatemala, Éditions Karthala, 1992, pp. 120-125. 36 a permis de saisir l’une des clés du phénomène : les guérillas des années 1960 n’ont pas eu la même puissance que celles des décennies 1970-1980, en partie parce que pour celles des années 70-80, la vision ladina de la révolution avait changé et qu’on avait tenu compte de certaines revendications indiennes. Cependant, l’élite ladina de la direction générale de la guérilla n’a pas changé. Ce qu’illustre le fait qu’aucune des quatre organisations de la guérilla guatémaltèque (EGP, FAR, ORP et PGT), contrairement aux années soixante, n’a eu un commandant maya, ils étaient dans les deuxièmes rangs96. Cela explique, jusqu’à un certain point, les cas d’insurrection armé des indiens au sein des guérillas, y compris de l’EGP. La plupart des discours et des écrits des guérillas parlent de tentatives de division et de dissensions (fraccionalismo) des indiens. Les chercheurs n’apportent pas d’éléments significatifs sur cette question. Stoll et Le Bot évoquent succinctement des soulèvements contre la direction de l’EGP dans la région ixil, mais ils n’approfondissent pas le sujet. Nous avons identifié et reconstruit l’insurrection armée dirigé par Francisco Morazán contre la direction de l’EGP.

Religion et guérilla

En ce qui concerne le fait religieux au sein de la guérilla, nous souhaitons faire quelques remarques préliminaires :

1. la religiosité maya n’est pas évoquée dans les écrits de la guérilla et peu d’études ont abordé ce phénomène, la plupart de l’information que nous présentons a été recueillie lors du travail de terrain97. 2. des religieux ont joué un rôle capital sur le plan politique, social et théologique. En 1973, Ricardo Falla, César Jerez, Juan Hernandez Pico, Ricardo Bendaña, Napoleón Alvarado, Alonso Tocino et Jon Sobrino ont créé, au Guatemala, la Communauté de la zone 5, un groupe de discussion réunissant intellectuels et politiques. Ces religieux ont été aussi centraux dans les processus d’organisation et de mobilisation des communautés mayas et paysannes de l’altiplano

96 Carrillo Padilla, La rebelión frente al espejo, desigualdad social, diversidad étnica y subordinación de género en la guerrilla de Guatemala, Universidad Autónoma de Aguascalientes, México, 2008, pp.57- 71. 97 Le livre de Sergio Palencia aborde la rencontre de l’exjésuite Fernando Hoyos et de Chepito, un enfant ixil de Cotzal, dans la guérilla de l’EGP. 37

guatémaltèque, et certains d’entre eux ont été les fondateurs du Comité d’Unité Paysanne (CUC), le principal syndicat paysan du pays, créé en 1978. 3. dans le contexte de la Théologie de la libération, l’un des apports les plus importants et peu connu de Fernando Hoyos fut d’insister sur le visage concret du pauvre, sa réalité98. Dans la première partie du document Vision Pastorale de la Réalité Latino-Américaine99, issue de la IIIème Conférence générale de l’épiscopat latino-américain, les évêques déclarent : « La situation d’extrême pauvreté généralisée prend, dans la vie réelle, des visages très concrets à travers lesquels nous devrions reconnaître les traits douloureux du Christ-Seigneur qui nous interroge et nous interpelle100 » .

- Visages des enfants, marqués par la pauvreté avant même de naître, qui se voient contrariés dans leurs possibilités de réalisation en raison de déficiences mentales et physiques irréparables ; enfants abandonnés et très souvent exploités de nos villes, fruits de la pauvreté et de la désorganisation morale de la famille ; - Visages des jeunes, désorientés parce qu’ils ne trouvent pas leur place dans la société ; frustrés, surtout en milieu rural et dans les zones urbaines périphériques, parce qu’ils manquent de formation et d’emploi ; - Visages d’Indiens, et d’Afro-américains, qui sont marginalisés et vivent dans des situations inhumaines ; ils peuvent être considérés comme les pauvres parmi les pauvres ; - Visages de paysans qui, en tant que groupe social, sont rejetés dans la quasi- totalité du continent, manquant parfois de terres, vivant en état de dépendance intérieure et extérieure, et soumis à des systèmes de commercialisation qui les exploitent ; - Visages d’ouvriers, souvent mal rétribués et aux prises avec de nombreuses difficultés pour s’organiser et défendre leurs droits ; - Visages de sous-employés et de chômeurs, victimes de l’implacabilité de crises économiques et, trop souvent, de modèles de développement qui assujettissent les travailleurs et leurs familles à de froids calculs économiques ;

98 Ricardo Falla, Fernando Hoyos, amor, revolución y eso que dice dios. Voir Pilar Hoyos, Antonio Blanco et Enrrique Corral, En memoria del pueblo, Homenaje a Fernando Hoyos, Fundación 10 de marzo, Galicia, 2008, p. 224. 99 IIIème Conférence générale de l’épiscopat latino-américain, Puebla, Mexique, du 27 janvier au 12 février 979. 100 Luis Martínez, Vème Conférence générale de l’épiscopat latino-américain. Un événement ecclésial dans la tradition de la réception du Vatican II, Paris, 2007. 38

- Visages de marginalisés en secteur urbain et de gens entassés dans les faubourgs, sous le double impact du manque de biens matériels et de l’ostentation de la richesse des autres : - Visages, enfin, de personnes âgées, chaque jour plus nombreuses, souvent exclues de la société de progrès qui ne tient pas compte des personnes improductives » (Puebla, 32-39).

Par ailleurs, dans la mesure où le mouvement maya et paysan se radicalisait, quelques membres de l’Église catholique allaient au-delà des postulats pastoraux et entretenaient des relations avec le mouvement révolutionnaire. En ce sens, l’un des moments décisifs pour les religieux fut de définir la nature de leurs rapports avec la lutte armée, quelques- uns ont renoncé à l’Église et ont intégré l’EGP :

« C’est une exigence dure, qui arrache des larmes et du sang, mais nous savons aussi que c'est l'exigence qui donne vie et pour cela remplit de joie, et c'est une décision qui se produit avec des compagnons qui sont aussi disposés à donner leur vie pour le peuple. Cela n'enlève pas la difficulté, mais elle se fait pleine de lumière et de clarté101. »

« Pour moi ça a été une période de crise. Il s’agissait de deux loyautés différentes [Dieux et les gens]. Nous cherchons la réalité sociale, des expériences concrètes et une formation intellectuelle propre. Cependant, les indiens et les paysans nous disaient quand nous devions prendre les armes. J’ai demandé ma démission de l’Église formellement102 ».

Pour paraphraser E. Bloch, nous pouvons dire qu’il s’agissait d’un courant « chaud » au sein de l’Église catholique, lequel contrastait avec les idées des religieuses et des prêtres neutres, conservateurs et anticommunistes. Il apparait que les religieux engagés cherchaient l’émancipation des faibles en trouvant une alliance entre la révolution et le christianisme103. Dans le cas de la région ixil, des religieux eurent une forte influence politique, sociale et religieuse sur l’émancipation des opprimés. Il s’agit de Javier Gurriaran, Fernando Hoyos, Enrique Corral et Ricardo Falla. En 1970, Javier Gurriaran fut assigné dans la région ixil avec les agents pastoraux José Diaz Ruiz et Axel Mencos.

101 Fernando Hoyos explique, dans ces écrits, que son « amour pour le peuple » a été la principale exigence qui l’a amené à entrer dans la Compagnie de Jésus, puis l’a amené en Amérique latine et qui, finalement lui a fait rejoindre la guérilla. 102 Enrique Corral, Guatemala, Septembre, 2015. 103 Ernst Bloch, L'athéisme dans le christianisme, Édition Gallimard, Paris, 1978, pp.329-335

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Au début de la même décennie il écrivit un texte intitulé Deux rivières qui se joignent. Quelques années plus tard, il abandonna l’Église et rejoignit la guérilla. Résidant au Salvador, le religieux Enrique Corral s’est rendu au Guatemala en 1960. Son action sur place l’a amené à penser qu’en éduquant les fils de l’élite, il changerait le pays : « nous sommes allés pour soulager la conscience mais nous l’avons secouée104 ». Quant à Ricardo Falla, il présentera, en 1981, un plan pastoral d’accompagnement des Communauté de Population en Résistance (CPR), qu’il justifie ainsi : « le droit de la population civile dans son choix révolutionnaire à être accompagnée par le service pastoral de l’Église à laquelle elle appartient. » Il soutînt pastoralement les CPR de l’Ixcán durant différentes périodes entre 1983 et 1992. L’accompagnement proposé par le jésuite était d’ordre religieux, mais concernait également l’autodéfense, l’enquête des crimes perpétrés par l’armée contre les peuples indiens. Pour cela, il était nécessaire d’avoir l’approbation de l’évêque et d’établir une coordination avec la guérilla. Les hauts plateaux avaient été désignés comme zone possible de travail105 ». L’offensive de l’armée et les massacres perpétrés contre la population provoqueront des marées humaines, tant vers l’extérieur qu’à l’intérieur du pays. R. Falla dût quitter le Guatemala mais, en 1982, il visita les campements de réfugiés installés dans le Chiapas, au Mexique. Là, il eut les témoignages de survivants de centaines de massacres et apprit que beaucoup avaient pris la fuite dans les montagnes et organisaient la résistance.

e. Les études sur les Communautés de Population en Résistance (C.P.R.)

Les Communautés de Population en Résistance (C.P.R.), formées pour échapper aux attaques et aux massacres lors du conflit armé (qualifiés d’actes génocidaires par les Nations unies), constituent un autre exemple de la résistance des communautés mayas et paysannes. Nous étudions notamment les C.P.R. de la Sierra (région ixil) et de l’Ixcán. À partir d’un document émanant des Communautés de Population en Résistance (CPR), intitulé Qui sommes-nous et pourquoi nous résistons, nous distinguons trois caractéristiques des dîtes communautés :

104 Entretien avec Enrique Corral, Guatemala, septembre, 2015. 105 Ricardo Falla, Historia de un gran amor, recuperación autobiográfica de las CPR del Ixcán, Editorial de la iglesia católica, Guatemala, 1993, pp.15-16. 40

1) dans les CPR, sont intégrées des milliers de personnes (indiens, ladinos, femmes, hommes, adultes, anciens et enfants) qui se sont enfuies dans la forêt et dans la Sierra à cause de la répression brutale de l’armée au début des années 1980. 2) ils et elles se sont rassemblées et ont créé des communautés en résistance dans les montagnes. 3) ils et elles se sont réfugiées mais sont restés au Guatemala parce qu’il fallait « survivre, maintenir notre culture et défendre nos droits en tant que guatémaltèques » ; c’est leur connaissance du terrain qui leur a permis de développer des mécanismes, des techniques et des stratégies de défense106.

Les CPR de la Sierra se sont installés dans cinq zones de la région Ixil : 1) Santa Clara, 2) Amaqchel, 3) Caba’, 4) Xeputul, 5) Cerro Sumal.

106 Comunidades de Población en Resistencia, Quiénes somos y porque resistimos, marzo, 1987. Voir : Javier Guarriaran, La resistencia en Guatemala, Editorial Nuestro Tiempo, México 1989, pp. 11-12. 41

Source : élaboration personnelle

Les études sur les Communautés de Population en Résistance peuvent être catégorisées de la manière suivante : 1) les documents officiels des communautés ; 2) les rapports des organisations de droits humains et de l’Église guatémaltèque en exil (IGE) ; 3) les livres écrits par des personnes qui ont accompagné et ont fait partie des CPR ; 4) les recherches sur ces communautés. L’histoire de ces communautés est très peu connue et les études ne sont pas nombreuses. Nous les présentons ici de manière chronologique. Il apparait que les premiers écrits des CPR datent de 1984. L’Église guatémaltèque en exil (IGE) a publié plusieurs lettres des communautés en résistance107. En 1987, au

107 Il faut rappeler que deux religieux (J. Gurriaran et R. Falla) ont accompagné, respectivement, les CPR de la Sierra et de l’Ixcán. 42

Mexique, Javier Gurriaran publie La résistance au Guatemala108. Selon l’auteur, les CPR ont permis à des milliers de personnes de pénétrer dans les lieux qu’avaient foulés leurs ancêtres et de vivre de nouvelles formes de résistance109. L’ouvrage contient treize récits qui racontent les CPR. Ils montrent la construction de la résistance dans les montagnes face aux agressions de l’armée et mettent en évidence le complexe processus d’apprentissage des CPR : utiliser la nature (le vent, la pluie, les montagnes, les plantes, etc.) ; travailler et lutter en collectivité ; déchiffrer les logiques des opérations de l’armée (incursions, attaques, armement, surveillance, etc.) ; tirer profit de la médecine par les plantes et découvrir ses bienfaits ; apprendre de ses propres erreurs et ne jamais se relâcher ; se nourrir de plantes et d’animaux jamais vus auparavant. Ce furent certainement des apprentissages qui ont contribué à la formation et au développement de la survie et de la résistance.

En 1990, huit ans après leur création, les CPR de la Sierra révélèrent leur existence au public national et international, décision prise lors de leur première assemblée générale. Par leurs déclarations et leurs communiqués de presse, les CPR brisèrent l’encerclement militaire, politique et médiatique qui leur avait été imposé par l’État et par l’armée guatémaltèque110. Simultanément, ils sollicitèrent l’appui des Églises, des organisations pour les droits de l’Homme et de la communauté internationale111.Lors de la première assemblée générale de la CPR de la Sierra, en mars 1990 (134 délégués et représentants des communautés ainsi que 26 témoins, y participaient), trois documents furent approuvés, dont voici un aperçu :

a) Déclaration de la Première assemblée générale des CPR de la Sierra, destinée au gouvernement du Guatemala et à la communauté internationale. La déclaration précise que les membres des CPR font partie de la population civile, paysanne et indienne provenant de différents villages : des Ixil, des Uspantèques, des

108 Javier Gurriaran, La resistencia en Guatemala, Editorial Nuestro Tiempo, México, 1989. 109 Ibíd. p.18. 110 Cette démarche débuta durant le mois de septembre et s’acheva trois mois plus tard. 111 Communautés de Population en Résistance, Documents officiels des Communautés de population en résistance dans les montagnes, Guatemala, 1990. Bibliothèque Llilas-Benson de l’Université du Texas à Austin. 43

Sacapultèques, des Kiches, des Kanjobales, des Aguatèques, des Keqchis et des Ladinos112.

b) Document de dénonciation émis par les CPR, destiné aux organisations nationales, régionales et internationales de défense des droits de l’Homme, comme l’ONU et la Commission interaméricaine des droits de l'Homme (CIDH). La principale critique faite à l’État (et à l’histoire officielle) est fondée sur la mise en évidence de la présence militaire et des agressions à l’encontre des CPR113. Ce document dénonça également le siège militaire exercé par les détachements de l’armée, celui-ci empêchant toute possibilité de sortie ou d’entrée de personnes ou de vivres ainsi que toute communication sociale et politique entre les communautés, le pays et le reste du monde.

c) Déclaration des CPR destinée aux Églises. Ce texte décrit la résistance des communautés dans leurs villages d’origine, puis dans les montagnes. Le coût en fut élevé : des milliers de morts, de disparus et des centaines de villages rayés de la carte.

d) Lettre adressée à la Commission Nationale de Réconciliation (CNR). Elle est un document de première importance à l’époque. Elle défendait la nécessité de former une commission afin de rendre visite aux communautés, de vérifier qu’il s’agissait effectivement de population civile et de constater les attaques permanentes de l’armée114.

En ce qui concerne les questions traitant de la résistance, les documents des CPR mettent en avant les faits suivants :

112 Lesquels, pour avoir exigé l’application de leurs droits entre 1981 et 1982, ont été réprimés, massacrés et bombardés par l’armée, et ont ainsi dû quitter leurs lieux d’origine. Le document signale qu’il s’agit de milliers de personnes. 113 Au Guatemala, il est habituel de déclarer que la transition vers la démocratie a débuté en 1984. C’est oublier qu’en 1987, eut lieu l’« Offensive de fin d’année» et en 1988 celle de « Fortaleza 88 », qui dura jusqu’au début de l’année 1990. Communautés de Population en Résistance, Documentos oficiales… op. cit. pp. 13-17. 114 La CNR était une institution chargée de promouvoir le processus de paix au Guatemala.

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1) les CPR luttent pour défendre leurs vies, leurs droits et pour s’opposer à l’invasion et l’occupation de leurs terres, hameaux et villages : « Nous résistons pour pouvoir vivre et jamais nous ne nous rendrons115. »

2) ils ne voulaient pas être sous le joug de l’organisation paramilitaire des patrouilles civiles et des « villages modèles » imposés par l’armée mais voulaient juste retourner dans leurs lieux d’origine. Autrement dit, ils demandaient la fin de la répression exercée par l’armée contre la population ainsi que la protection de leurs droits face à l’État.

Les « villages modèles » faisaient partie des Polos de Desarrollo (pôles de développement). Il s’agissait de camps de détention et de concentration de la population déplacée par les massacres ; ils participaient de la stratégie d’État pour contrôler les populations et les territoires indiens pendant la guerre.

115 Communautés de Population en Résistance, Documents officiels des Communautés de population en résistance dans les montagnes, Guatemala, 1990. Bibliothèque Llilas-Benson de l’Université du Texas à Austin. 45

3) les CPR associaient la Constitution à leur acte de résistance : « Il est légitime que le peuple résiste afin de protéger et de défendre les droits qui sont consignés dans la Constitution116. » Ils signalaient le fait que leur résistance a été occultée par l’action conjuguée de l’armée, des médias, de la classe politique et économique traditionnelle.

Ainsi, la formation des Communautés en résistance remonte à l’année 1981-1982117. Deux ans plus tard, eut lieu le premier contact entre des membres des CPR et des représentants du mouvement syndical et populaire du pays. En 1990, une unique commission de coordination politique fut créée. C’est cette même année qu’eut lieu leur première apparition publique, celle-ci permettant la visibilité de la résistance des CPR. L’apparition publique des CPR se produit dans le contexte de la « IIe Rencontre continentale de la campagne pour les 500 années de résistance indigène, noire et populaire », qui a eu lieu à Quetzaltenango en 1991. Le mouvement maya du pays a joué un rôle important dans l’organisation de cette rencontre, laquelle a été conçue comme « une marche vers la récupération complète de l’identité, vers la récupération de l’histoire e118 ».

En 1991, la Commission Multipartite rendit visite aux CPR de la Sierra et de l’Ixcán. Elle était composée de représentants catholiques, syndicaux et d’organisations nationales et internationales de défense des droits de l’Homme119 qui, en janvier, s’envolèrent pour rejoindre les CPR de la Sierra et de l’Ixcán120. En 1993, la Commission pour la Défense de droits de l’Homme en Amérique centrale (CODEHUCA) traduisit un rapport intitulé L’aurore des ombres, dans lequel sont exposés plusieurs aspects concernant les CPR121 :

116 Congrès de la République, Constitution Polítique du Guatemala, artícle 45, Guatemala, 1984. 117 Au bout de trois ans, elles commencèrent à se nommer CPR. 118 IIe Rencontre continentale de la campagne pour les 500 années de résistance indigène, noire et populaire, Guatemala, 1991, p. 3. 119 Comisión Multipartita, Informe de la Comisión Multipartita sobre la visita realizada a las Comunidades de Población en Resistencia, Guatemala, 1991.pp. 4-5. 120 Comme prévu par la Commission Multipartite, un an avant leur visite, une délégation de la CPR de la Sierra se rendit à la capitale pour créer un choc politique et pour préparer une éventuelle visite des organisations de défense des droits de l’Homme. 121 Center for Human Rights Legal Action, La aurora de las Sombras, Edición y traducción CODEHUCA, Costa Rica, 1994. 46

a) si un des effets de la répression fut l’apparition des CPR, il ne faut pas oublier l’appui populaire et l’incorporation croissante de personnes au sein de la guérilla. b) les CPR se trouvaient dans les zones où se déplaçait la guérilla, l’armée harcelait les communautés civiles à chaque attaque militaire. c) les accusations constantes de l’armée présentant les CPR comme faisant partie intégrante de la guérilla ou le fait de les appeler péjorativement « Communautés de Population en Rétention » visaient à faire supposer que ces communautés étaient retenues par la guérilla, les soldats ayant alors pour mission de les libérer. d) comme l’armée n’arrivait pas à contrôler ni à éliminer les CPR, elle se mit à détruire leurs cultures, à empoisonner leurs sources d’eau et à tenter de les affamer.

En 1999, Andrés Cabanas publie Les rêves pourchassés. Mémoire des Communautés de la Population en Résistance dans la Sierra, où il expose les difficultés et les souffrances endurées par les communautés. L’auteur signale qu’environ cent d’entre elles ont formé les CPR, provenant de neuf municipalités de différents départements du pays122. En 2009, Jonathan Moller et Derril Bazzy publièrent un recueil de photographies intitulé Sauvegardons notre mémoire. Il est accompagné d’articles, d’extraits du rapport de la CEH et d’une suite de poèmes de Julia Esquivel, Humberto Ak’abal et Heather Dean123. Une partie du livre est consacrée aux populations déracinées, les réfugiés, et aux conséquences de l’exil pour les communautés de la CPR :

a) face à la terreur, de nombreux survivants de l’Ixcán virent trois possibilités : 1) se réfugier au Mexique, 2) retourner dans leur village d’origine124, 3) résister dans les montagnes. b) le livre donne le nombre de soixante-six communautés retournées ou déplacées dans le pays, provenant de toutes les régions et départements du Guatemala.

122 Andrés Cabanas, Los sueños perseguidos. Memoria de las Comunidades de la Población en Resistencia de la Sierra, Terra Editores, Guatemala, 1999, pp. 79-80. 123 Jonathan Moller et Derrill Bazzy, Rescatando nuestra memoria, F&G Editores, Guatemala, 2009. 124 Ces communautés sont arrivées dans l’Ixcán entre 1960 et 1970.

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c) les difficultés que les survivants et les déplacés internes et externes (réfugiés) rencontraient étaient, entre autres, des problèmes de santé mentale, des problèmes juridiques, identitaires, culturels, politiques et sociaux125. Il semble qu’une minorité ait trouvé des opportunités de travail et d’éducation. d) au sein même du groupe des réfugiés, deux tendances apparurent : rester au Mexique ou retourner au Guatemala selon deux modalités, soit par initiative personnelle, soit de manière collective et organisée. e) les campements de réfugiés guatémaltèques au Chiapas représentaient « un pôle d’attraction et une forte tentation pour la Résistance126 ».

En 2013, Le chemin des paroles des peuples inscrit l’histoire des CPR sur une période d’environ 150 ans, qui fut précédée par quatre phases de déplacements et de mobilisations sociales127 :

a) le déplacement de population opéré selon le modèle des fermes d’exploitation à partir du XIXe siècle. b) la marche vers l’Ixcán à la recherche de nouvelles terres durant la seconde moitié du XX e siècle. c) le déplacement de population provoqué par la guerre (1980-1990). d) les vagues migratoires produites à partir des nouvelles logiques du capital.

Dans les deux premiers cas, les mobilisations et les déplacements sont un mécanisme de résistance face au travail forcé. Les déplacements se produisirent également au nord de Chajul, la région la moins peuplée de la zone ixil. Ainsi, ce sont principalement les CPR qui ont occupé les terres et les montagnes du nord. Par la suite, sont arrivés les patrouilleurs d’autodéfense civile et des personnes originaires de municipalités proches.

L’ouvrage signale que, dans la majeure partie des cas, la population s’est organisée en fonction de ses lieux d’origine ou de son dernier lieu de résidence. On y apprend

125 Helen Mack, Situación actual de las comunidades que fueron afectadas por el desplazamiento interno. VoirJonathan Moller y DerrillBazzy, Rescatando nuestra memoria, F&G Editores, Guatemala, 2009, p. 24. 126 Ricardo Falla, Las Comunidades de Población en Resistencia, op. cit. p.29. 127 Colectivo memoria histórica, El camino de las palabras de los pueblos, Editorial Magna Terra Editores, Guatemala, 2013, p. 100. 48

également comment les Ixils nommaient les CRP : Itial unq’atename, « la manière la plus dure de résister du peuple128 », et que les premières formes de résistance furent essentiellement personnelles ou familiales et qu’elles consistaient à cacher des membres de la famille ou des dirigeants poursuivis, la résistance collective n’ayant débuté qu’entre 1981 et 1982, de manière locale, dans les villages, en réaction à l’agression de l’armée. L’ouvrage traite aussi des structures d’organisation des CPR et indique que la sécurité et les plans d’urgence furent des priorités. Il s’agissait de mesures de sécurité diverses, de procédures d’évacuation, de lieux de repli et de points de rencontre. A titre d’exemple, les membres des CPR quittaient les lieux où ils se trouvaient séparément et allaient dans des directions différentes afin de dérouter les éventuels agresseurs. Plus tard, ils se retrouvaient dans un lieu préalablement défini.

L’armée occupant les villages, la population fut contrainte de les abandonner ; elle se mit en quête de lieux plus difficiles d’accès, offrant plus de protection. C’est alors qu’apparut une nouvelle structure fondamentale des CPR : la production et le commerce de produits agricoles. Une des premières décisions fut de trouver des endroits cachés et distants des communautés pour cultiver des légumes et élever des animaux. En juillet 1990, quatre mois après l’apparition publique des CPR, l’Église guatémaltèque en exil (IGE) publia une étude portant sur les agressions contre les communautés129. Le document de l’IGE fut l’un des premiers à mentionner l’existence des CPR dans un cadre de production, d’éducation, de santé et d’autogouvernement. Nous supposons que, pour des raisons de sécurité, il ne signalait pas l’organisation de la surveillance mise en place par les communautés. En conclusion du texte, sont abordées des actions militaires qui eurent lieu en 1990 et une description détaillée du type d’armes utilisées pour attaquer et bombarder les communautés, mais aussi le nombre de disparus.

En 2014, le Centre d’analyse médico-légal et des sciences appliquées (CAFCA) publia La musique de la résistance. L’ouvrage présente la résistance comme une stimulation essentielle pour établir des liens d’amitié, de solidarité et de convivialité, liens développés par les communautés. Le livre présente la Commission d’animation, qui avait pour responsabilité principale le développement de l’action ludique et l’accès à la

128 Colectivo memoria histórica, El camino de las palabras de los pueblos … op.cit, p, 247. 129 Église Guatémaltèque en Exil (IGE), Dix ans de pacification contre insurrectionnelle, Guatemala, 1990, pp. 2-4. 49 musique, laquelle est profondément liée à la résistance, ainsi que la communication au sein des CPR130. Ce travail était particulièrement délicat, compte-tenu du fait que la mort, les pertes, la persécution, les bombardements et la guerre étaient omniprésents. Certains jouaient déjà du violon, de la guitare ou du marimba avant la guerre, puis la priorité fut de survivre. Avec le temps, quelques-uns se mirent à fabriquer à nouveau leurs instruments de musique, plus particulièrement pour les enfants131. Puis, face à la joie que cela procura, d’autres instruments furent fabriqués et les jeunes finirent par se retrouver tous les soirs pour apprendre à en jouer. Ils en créèrent même de nouveaux, tels que des caisses de résonnance faites avec des jarres destinées à transporter l’eau ou des basses faites de planches.

Enfin, la participation des femmes dans la résistance sont mis en valeur dans certaines de ces études. Celles-ci, pour avoir perdu leurs compagnons lors de la guerre, sont devenus chefs de famille et ont travaillé la terre ; elles ont garantie de la continuité de la culture et la reproduction biologique des communautés en résistance ; plusieurs femmes des CPR sont devenues de dirigeants sociaux et du mouvement de femmes du pays. Les études font également état des connaissances et des techniques qu’elles conservaient pour tisser étoffes et vêtements132.

La religion dans les CPR

En ce qui concerne le fait religieux au sein des Communautés de Population en Résistance, on observe certaines constantes :

1) la Déclaration des CPR destinée aux Églises ne fait mention que des Églises catholique et évangélique et du « désir de célébrer l’Évangile133 » ; 2) la religiosité maya n’y est abordée à aucun moment, bien qu’occupant un rôle important dans l’histoire de la résistance des CPR. Deux exemples illustrent cette mise à distance de la religion maya. Lors de la visite officielle de la

130 Marvin Ramírez, La música de la resistencia, CAFCA, Guatemala 2014, pp.99-127. 131 Ils obtenaient le matériel nécessaire dans la forêt et les montagnes. Par exemple, le bois de l’hormigo s’utilisait pour le marimba. 132 Communautés de Population en Résistance, Documents officiels des Communautés…op. cit. p. 13. 133 Il y est également ajouté que les personnes continuèrent à appliquer les enseignements reçus dans les églises et n’abandonnèrent pas leur foi, ni leur vie religieuse. 50

Commission multipartite dans les CPR, l’agenda des organisateurs ne comprenait qu’un culte évangélique et une eucharistie catholique. Il n’y avait donc pas de cérémonie maya prévue, mais une activité religieuse maya est signalée par un anciano de la costumbre, une personne âgée pratiquant la coutume ancienne.

« Nous venons des coutumes de nos ancêtres, donc nous pratiquons la nôtre (nos cérémonies) pour nos récoltes, pour nos labeurs, chaque jour où nous allons travailler, mais nous n’avons pas de bougies, nous n’avons pas de pom ni d’encens (...) C’est la culture que nous avons, c’est l’exemple de nos ancêtres134. »

Le second exemple concerne le succès de la Commission d’animation, qui fut tel que ses membres finirent par participer aux cérémonies mayas des CPR.

« Nous étions au service de la communauté pour accompagner leurs activités, ils commencèrent aussi à célébrer les « coutumes », comme le Sajbichil (une nouvelle aube), pour demander de (et remercier pour) l’eau et de bonnes récoltes135. »

3) le développement du travail pastoral catholique dans les CPR de la Sierra fut mineur en comparaison des CPR de l’Ixcán. A titre d’exemple, des catéchistes y ont réalisé près de mille baptêmes en trois mois. Ils avaient été envoyés sur place « pour exercer, auprès de ces gens qui n’avaient pas de prêtre, la fonction de missionnaire afin de leur apporter l’eucharistie136 ».

II. La méthode et les instruments conceptuels

a. L’approche méthodologique

Notre objectif étant de réaliser une étude de la résistance et de la lutte du peuple ixil, nous avons procédé en suivant trois démarches méthodologiques. La première est empirique dans l’approche et la délimitation du phénomène. Nous avons examiné le cas des Ixil, parce qu’aborder la résistance des mayas en général exigerait de prendre en

134 Comisión Multipartita, Informe…, op.cit. p 15. 135 Marvin Ramírez, La música…, op.cit. p.112. 136 Ricardo Falla, Las Comunidades de Población en Resistencia…, op. cit. 72. 51 considération chacun des vingt-et-un peuple présent au Guatemala. L’étude de cas nous a permis de nous concentrer sur le phénomène de la résistance d’un peuple maya, sur sa délimitation spatiale et surtout un accès direct aux communautés ixils. Lors du travail de terrain, les témoignages nous ont progressivement conduits à remonter plus loin dans l’histoire, à envisager les origines de ce peuple, la période coloniale et indépendante, jusqu’à arriver à la rébellion de 1936. La deuxième démarche, qui constitue un des axes de notre étude, consiste à traiter de la place du religieux dans les processus de résistance. Le rôle de la religion est analysé dans les périodes marquées par les actions contestataire des Ixil.

Troisième démarche méthodologique, d’un point de vue théorique, plusieurs courants de recherche nous ont aidé à aborder la révolte ixil. Tout d’abord, le travail réalisé par l’historien Jan De Vos, notamment dans son ouvrage posthume La guerre des deux vierges, la révolte des Zendales documentée, rappelée et récréée137. À partir d’une analyse d’archives, il reconstruit les événements et donne voix aux opprimés. Puis, il étudie comment la révolte est racontée par la communauté et la mémoire collective transmise aux descendants. Enfin, il analyse la manière dont elle a été recréée par la communauté138. Nous faisons parfois référence aux travaux de Jean Piel, C. Guzmán- Bockler, Alain Breton, Nathan Wachtel, Jérôme Baschet, Raul Fornet, Max Weber, Walter Benjamin, Lucien Goldmann, Michael Löwy, Jammes C. Scott, Bonfil Batalla, entre autres. Ces auteurs n’écrivent pas l’histoire officielle mais celle des « vaincus de l’histoire » et à partir de « l’histoire d’en bas » et de « l’autre visage de l’histoire », ce qui permet « de scruter l’histoire à l’envers », d’envisager le « désir de durer » des peuples mayas et d’analyser « les ressemblances et le prolongement de certaines pensées et pratiques139» de résistance. Les travaux de Lucien Goldmann, notamment Le dieu caché et Marxisme et sciences humaines, nous ont aidé à mieux situer la résistance ixil dans l’ensemble des relations sociales ; ils nous ont aussi aidé à mieux saisir et décrire les éléments de ce qui constitue la vision du monde des Ixil, laquelle apparait fortement liée à la résistance et à la religiosité maya ixil. Les travaux de Max Weber et de Michael

137 Jan De Vos, La guerra de las dos Vírgenes. La rebelión de Los Zendales documentada, recordada, recreada, CIESAS-CONECULTA, México, 2011. 138 Dans le cas des Ixil, notamment pour la rébellion de 1936, il s’agit plutôt d’une récupération et d’une réappropriation de cet évènement historique. 139 Ce que Goldmann désigne comme « des positions analogues dans la structure d’ensemble ». Lucien Goldmann, Le dieu caché, Edition Gallimard, Paris, 1959. Marxisme et sciences humaines, Edition, Gallimard, Paris, 1970. pp. 24-25. 52

Löwy nous ont permis d’aborder la question des points communs entre la révolte maya et les autres mouvements contestataires, tels que les coopératives, la Théologie de la libération140 ou les guérillas, ce qu’ils désignent par affinité élective141; ils nous ont aidé à comprendre pourquoi les Ixil se sont reconnus dans les communautés chrétiennes de base, dans le mouvement paysan et dans les groupes insurgés de l’altiplano guatémaltèque. Il importe également de savoir comment s’est produit la rencontre de ces différentes visions du monde.

Au cours des quatre dernières années, notre travail s’est articulé autour de plusieurs niveaux et domaines de recherche : nous avons travaillé sur des documents aux Archives générales de l’Amérique centrale (AGCA), spécialement sur la rébellion de 1936, les recensements de la population et ses rapports avec le contexte nationale ; nous avons analysé les aspects locaux et nationaux de la révolution nationaliste (1944- 1954), et leurs rapports avec les peuples mayas ; nous avons analysé les antécédents et les conséquences du conflit armé interne; enfin, nous avons élaboré une caractérisation des mouvements contestataires et rebelles pendant le conflit armé, notamment dans la région ixil.

En 2013, dans le but de recueillir la mémoire historique des CPR de la Sierra, l’Association de développement intégral (ADIM) nous a demandé une enquête (en tant que consultant) sur leur devenir historique142. À partir de ce moment, nous avons commencé la compilation de l’information disponible et de notre travail de terrain, laquelle a abouti à une publication remise aux communautés. L'information obtenue durant six mois d’enquête de terrain nous a permis de mieux situer certaines caractéristiques de cette résistance. Pendant cette période nous avons fait cinq visites aux communautés des CPR, quinze entretiens et trois groupes de discussion. Au Guatemala, on sait peu de choses sur ce qu’ont vécu les CPR. C’est pourquoi nous nous félicitons de la communication de cette étude aux communautés en 2014. Nous espérons qu’elles prendront connaissance des principales étapes de leur histoire et que les enfants et les

140 Michael Löwy, La Guerre des Dieux. Religion et politique en Amérique latine, Éditions du Félin, Paris, 1999. 141 Max Weber, Sociologie de religions, Éditons Gallimard et, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Trad. Jean-Pierre Grossein. Edition Gallimard. Michael LÖWY, Rédemption et utopie : le judaïsme libertaire en Europe centrale : une étude d'affinité élective, Éditions du Sandre, Paris 2009 et, La cage d’acier, Max Weber et le marxisme wébérien, Éditions Stock, Paris, 2013. 142 L’Association nous a transmis les documents (communiqués de presses) et plusieurs témoignages des CPR. 53 jeunes, filles et garçons d’aujourd’hui, connaitront ainsi leurs racines. Nous sommes optimistes sur ce point puisque, dès le début de l’enquête, les dirigeants des CPR avaient indiqué qu’elle était destinée à être lue par les jeunes enfants et adolescents. Ils avaient besoin de ce vecteur car en 1981-82, date à laquelle les CPR virent le jour, la plupart des jeunes d’aujourd’hui n’étaient pas encore nés. En 2016, dans la bibliothèque Llilas- Benson de l’Université du Texas à Austin, nous avons trouvé d’autres documents sur le CPR et la région ixil, lesquels ont renforcé notre travail initial. Quant au travail de terrain, notre principale stratégie d’enquête suit quatre modalités :

a) nous avons réalisé 20 entretiens auprès des leaders, principales, ex-guérilleros, guides spirituels, sages-femmes, activistes, personnes âgées, paysans, artistes, étudiants, instituteurs qui ont eu un rapport avec la résistance des Ixil. Il s’agissait d’entretiens approfondis et d’entretiens généraux, avec un caractère semi-directif, du fait qu’ils étaient structurés mais aussi menés sur la base d’une forme libre en fonction du contexte et de la situation. b) nous avons réalisé 15 entretiens approfondis auprès de leaders et militants ixils, 10 entretiens avec des interlocuteurs qui n'appartiennent pas nécessairement aux organisations étudiées, mais qui représentent néanmoins des références dans la vie politique et sociale des Ixil. Les entretiens ont eu un caractère semi-directif. c) participation aux activités des communautés ixils. Étude et analyse de différentes cérémonies, de fêtes, de meetings publics, du comportement des pratiquants et des leaders. d) observation constante. L'observation directe ou participative : recueillir l'information directe sans intermédiaires.

Grâce aux relations que nous avons construites avec plusieurs organisations de la région ixil, nous disposons aussi d’un enregistrement digital d’une rencontre avec des b’alvatztixh, guides spirituels ; de trois enregistrement digitaux de rencontres avec d’ex- combattants ; d’une étude inédite sur la participation de femmes ixils au sein des Communautés de Population en Résistance (CPR) ; et de plusieurs photographies de professionnels en relation avec notre travail, parmi lesquels Jean Marie Simon, Simone Dalmaso, Rodrigo Abd, James Rodriguez et Daniele Volpe. Enfin, le glossaire, la nomenclature, la chronologie générale, les cartes et les tableaux analytiques aident à étendre et contextualiser les phénomènes abordés.

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b. Les instruments conceptuels

Comme le signale Lucien Goldmann dans son ouvrage Le dieu caché, une notion comme Weltanschauung (conception du monde) est « un instrument conceptuel et de travail qui permet de comprendre les expressions de la pensée des individus et non pas un instrument empirique immédiat143 ». C’est à travers cette perspective que nous abordons la résistance ou l’ethno-résistance ixil, laquelle est transmise principalement à travers la mémoire collective dans les communautés ixil, un processus qui semble produire une vision du monde propre144.

1. L’ethno-résistance ou la résistance

Bien que certains auteurs utilisent le concept de résilience145, nous avons choisi de recourir à deux autres concepts : ethnos (gens de même origine ou de condition commune) et résistance (qualité de ce qui résiste, action de s'opposer ou de se défendre d’une personne ou d’un groupe qui emploie la force ou la contrainte physique). Il nous est apparu qu’ils nous offraient plus de possibilités pour saisir le phénomène que cherche à décrire notre thèse 146.

En 1978, G. Berthoud présenta une communication intitulée : État-nation et ethno- résistance147, qu’il intégra, révisée et augmentée, à son livre de 1982 : Plaidoyer pour l’Autre. Essais d’anthropologie critique. L’ouvrage décrit le processus d’uniformisation politique et économique du monde : la consommation de masse, l’universalité d’un social utilitaire et l’industrie des loisirs148. Selon l’auteur, « la recherche d’une identité

143 Lucien Goldmann, Le dieu caché, étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine. Gallimard, Paris, 1956, p, 58. 144 Nous proposons cette approche sans avoir la prétention de clore le débat sur ces notions et sur celles de religiosité, d’ethnicité, sur la culture maya, sur les révoltes indiennes, etc. 145 Par exemple, Claudia Anleu, Resilencia, la fuerza de la vida, Edition Ecap, Guatemala 2010. 146 Lors de l’analyse initiale de la littérature existante sur notre sujet, nous n’avons trouvé aucune référence au concept d’ethno-résistance. Nous pensions que nous étions devant une construction nouvelle. Cependant, nos recherches ultérieures nous ont montré que certains auteurs avaient abordé ce phénomène. Nous utilisions la plupart du temps la notion de résistance, qui est une notion universelle, il n’en demeure pas moins qu’il convient de s’attacher aux origines et aux spécificités des peuples indiens. 147 Gérald Berthoud, « Plaidoyer pour l’Autre : Essais d’anthropologie critique », Revue européenne des sciences sociales, vol. 20, no 60, 1982, pp. 5‑28. 148 Selon l’auteur, tandis que les sociétés capitalistes substituent les marchandises et les services de l'État aux relations sociales directes, dans les sociétés périphériques, la violence des États-nations agit sans détour et la sociabilité non instrumentale et non fonctionnelle est pourchassée. 55 collective, la prise de conscience de son appartenance ethnique, les revendications culturelles, la renaissance des langues minoritaires, les mouvements régionaux devraient porter sur une critique radicale de l’idéologie du progrès, et ouvrir la voie à des pratiques de lutte, c’est-à-dire à des formes multiples d’ethno-résistance149 ». L’anthropologue Bonfil Batalla aborde le système global des rapports sociaux à partir des éléments culturels des dominés et des dominateurs. Les dominateurs imposent les processus d’expropriation, d’élimination et de contrainte et la réponse des dominés est la résistance, l’appropriation et l’innovation. En ce sens, il y a des éléments culturels « propres et étrangers » sur lesquels il est possible d’agir150. L’auteur propose un cadre analytique de quatre sphères culturelles :

Éléments culturels Prise de décisions Propres Étrangers Propres Culture autonome Culture étrangère

Étrangers Culture appropriée Culture imposée

Les catégories analytiques de Bonfil Batalla ne sont pas statiques. L’élimination des éléments religieux préhispaniques ou l’imposition de confréries catholiques n’empêchent pas le processus de réappropriation. Il est possible d’agir sur l’usage, la production et la reproduction de ces éléments151. Selon Bonfil Batalla, la résistance peut être explicite ou implicite, consciente ou inconsciente. Le développement de la « coutume » serait alors une résistance implicite et inconsciente. Pour Batalla, « l’exercice des actions culturelles autonomes, de manière ouverte ou clandestine, est une pratique de résistance culturelle152 ».

Jamme Scott, professeur de sciences politiques à l'Université Yale, avance que les groupes dominés produisent un texte caché aux yeux des dominants, qui présente une

149 Gérald Berthoud, Plaidoyer pour l’Autre …, op. cit. p. 78. Souligné par nous. 150 Bonfil Batalla, La teoría del control cutlural en el estudio de procesos étnicos, Estudios sobre las Culturas Contemporáneas, vol. IV, núm. 12, México; 1991, pp. 165-204 151 Walburga Rupflin-Alvardo, Tzolkin es más que un calendario, CEDIM, Guatemala 1997, p.7. 152 Bonfil Batalla, La teoría del control cutlural en el estudio de procesos étnicos. pp. 34-35.

56 critique du pouvoir. Les dominants élaborent également un texte caché, qui ne peut être révélé publiquement, car il expose les dessous de leur pouvoir. Le texte public fait référence aux actions ouvertement perceptibles par les dominants et les dominés dans les relations de pouvoir. L’auteur propose « une distinction entre les formes de résistance ouvertes et déclarées, qui attirent le plus l’attention, et la résistance déguisée et non déclarée qui garde un profil bas153. » Cf. Domination et résistance.

Domination et résistance Domination Domination Domination matérielle statutaire idéologique

Pratiques de Appropriation de Humiliations, Justification des domination récoltes, impôts, insultes, atteintes à la groupes dirigeants de travail dignité la servitude, des privilèges Formes de Pétitions, Affirmation Contre- résistance publique manifestation, publique de sa valeur idéologies publiques, et déclarée boycotts, grèves, par des paroles et prônant la révolution, révoltes gestes, profanation l’égalité des symboles du statut du dominant Forme de Braconnage, Texte caché, de Développement résistance évasion, désertion, colère et d’agression. de subcultures déguisée, cachée appropriation Discours parés de dissidentes, religions masquées, menaces dignité, ragots, millénaristes, mythes anonymes rumeurs,

Dans le cadre de notre étude, nous nous attachons à montrer certaines caractéristiques de la notion d’ethno-résistance dans le cas des mayas. En premier lieu, la dimension ethnique de la résistance ne renvoie pas à une question biologique ou raciale, elle fait plutôt référence aux aspects culturels, identitaires, communautaires, spirituels et traditionnels de ces peuples. Ensuite, l’ethno-résistance rend compte des processus sociaux qui ont rendu possible la survie et la continuité des peuples mayas jusqu’à aujourd’hui et sous diverses formes (traditions, révoltes, désobéissance civile, chansons, mythes, théâtre, pratiques publiques et clandestines, luttes armées, etc.). Troisièmement, l’ethno-résistance désigne un degré d’autonomie relative et d’adaptation dans l’ensemble des relations sociales. Elle se construit à partir d’éléments pris dans la religion, la langue,

153 Jammes C. Scott, La domination…, op. cit. pp. 214-215.

57 la culture, l’organisation communautaire mais aussi à partir d’emprunts à la culture du colonisateur. Ainsi, les peuples mayas peuvent se mobiliser pour des revendications sociales et identitaires qui leur sont propres, sans disposer de direction clairement identifiée ni de modèles d’organisation définie. Autrement dit, cette résistance exprime à la fois des intérêts liés à la condition sociale et des intérêts liés à la survie et à l’identité des peuples maya154.Enfin, il semble que cette résistance se soit souvent développée en construisant des alternatives (concrètes) pour se protéger ou s’émanciper des mécanismes de domination et d’exploitation. Dans ce processus, la mémoire collective, ou tradition orale, joue un rôle cardinal. Ainsi, il apparait que l'ethno-résistance est une capacité consciente ou inconsciente que chaque peuple développe pour maintenir et conserver sa culture, ses traditions et représentations dans un contexte d'exploitation, de domination et de racisme. Ce phénomène social, qui doit être analysé de façon globale, se manifeste dans différentes sphères, comme la langue, la religion, la politique ou l'art, en acquérant des caractéristiques spécifiques à chaque période historique, parfois de manière contradictoire. Comme le signale George Lukacs, nous devons analyser la réalité sociale « pas comme un complexe de choses plutôt comme un complexe de processus155 ».

2. Le maya-ixil (indien) et le Ladino

Il convient de préciser ce que nous entendrons par le maya-ixil ou indien et le Ladino. Bien qu’il soit courant d’utiliser dans le jargon juridique le terme indígena (indien)156, nous préférons utiliser le terme maya, parce qu’il fait référence à deux réalités beaucoup plus complexes. L’utilisation du terme maya ne se limite pas à une manœuvre d'unification politique et identitaire du mouvement maya et de ses intellectuels. Elle exprime aussi une revendication des peuples indiens vis-à-vis de leur passé millénaire et de leur résistance comme peuples. Comme l’a établi S. Martinez, le concept d’indio est une construction historique de l'époque coloniale, qui implique des relations de

154 Elle n’a ni direction unique ni modèle à suivre et peut mobiliser des revendications sociales et identitaires, qui lui donnent un contenu propre et la distinguent de la résistance sociale en général. 155 Georg Lukacs, Histoire et conscience de classe, Essais de la dialectique marxiste, Traduction Kotas Axelos et Jacqueline Bois, Les édition de minuit, 1960, Paris, France, p. 246. 156 Par exemple, le projet de « loi sur les lieux sacrés » établit que « les peuples indiens constituent les peuples originaires du territoire national descendants des populations qui l’habitaient avant 1524 et l'établissement des actuelles frontières étatiques, et qui, malgré leur situation juridique, conservent leurs institutions sociales, économiques, culturelles, politiques ou une part d'elles ». Congrès de la République. Initiative de Loi 3835. Loi de lieux sacrés des peuples indiens, Chapitre III définitions, Le Guatemala, juin 2008. 58 domination et d'exploitation157, mais comme l’ont signalé J.C Mariategui, F. Fanon et certains mouvements indiens en Amérique latine, il s’agit aussi d’un concept qui peut porter une promesse d'émancipation158. C’est ce qu’illustre la devise du mouvement indien bolivien : « Si comme indios nous avons été exploités, comme indios nous nous libérerons159. »

Bien que nous utilisions les termes indien et maya indistinctement160, notre préférence va au second. Le terme ixil fait référence aux personnes qui composent l’un des vingt- deux peuples mayas du Guatemala. Le peuple ixil occupe trois municipalités situées sur la cordillère des Cuchumatanes : Chajul, Cotzal et Nebaj. Il s’agit d’un territoire largement rural avec une vie traditionnelle, encore marqué par un esprit communautaire, cela dans un environnement qui connait un processus de changement radical, notamment avec l’ouverture de la route Quiche-Nebaj dans les années 2 000. Le maya-indien prend en considération son Autre : le Ladino (métis), qui est aussi une construction historique. Selon C. Guzmán-Bockler, le ladino entretient une relation complexe et contradictoire avec le maya-indien, avec l'étranger et face à l’oligarchie guatémaltèque (l'élite créole)161. Reprenant A. Memmi, nous pouvons dire que généralement le ladino partage une situation économique et sociale avec le maya-indien mais que, paradoxalement, il s’identifie à la vision de l’oligarchie et de l’Occident162. Cependant, contrairement à la pensée populaire, qui établit que le ladino n'est « ni chicha, ni limonada » (ni figue, ni raisin), nous pensons qu’il est justement les deux en même temps, du fait de sa condition sociale et de son lieu de vie163. Au moment d’analyser l’histoire des Ixil, nous avons eu recours aux diverses formes d’expression de leur résistance (mythes, traditions, révoltes, désobéissance civile, organisations et pratiques publiques et clandestines, luttes armées, etc.). Nous avons également questionné les éléments à partir desquels elle se construit (la

157 Martínez Peláez, La patria del Criollo, Editions en Marcha, México, 1994, pp. 197-252. 21. 158 « Le Pérou sera indien ou gamonal » Voir. Mariátegui, José Carlos, Sept essais d'interprétation de la réalité péruvienne, Empresa Editora Amauta S.A., Lima, 1996, pp. 5-25. « La décolonisation ne passe jamais inaperçue car elle porte sur l’être, elle modifie fondamentalement l’être, elle transforme des spectateurs écrasés d’inessentialité en acteurs privilégiés saisis de façon quasi grandiose par le faisceau de l’histoire. ». Voir Fanon, Frantz, Les damnés de la terre, La Découvert, Paris, 2002, p. 40. 159 Et en même temps, ils s'identifient comme peuples originaires d'Abya Yala : Aymaras, Quechuas, Uros, Guaranis, parmi d’autres, pour faire référence à leur ascendance ou à une assignation ethnique. 160 Le maya-indien se réfère au même sujet historique en montrant ses deux réalités. 161 Carlos Guzmán Bockler y Jean-Loup Herbert, Guatemala: una interpretación histórico-social, Editorial Cholsamaj, Guatemala, 1995, pp. 170-200. 162 Memmi, Albert, Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur, Gallimard, Paris, 1985. 163 Nous avons pu constater qu'il existe peu de travaux sur les Garifuna et les Ladino du pays.

59 religiosité, la langue, la culture, l’organisation communautaire traditionnelle mais aussi les emprunts à la culture du colonisateur). Comme nous le verrons dans l’étude, ce phénomène produit une manière particulière de voir le monde où la culture et la religiosité jouent un rôle important.

3. Religiosité maya

En langue ixil, le concept de « spiritualité » n’existe pas. Kacholpom est le terme utilisé pour faire référence aux personnes qui font des cérémonies, Kachol est la personne qui brûle le pom, bois qui accompagne le brûlage de l'encens dans les nachb’al, les « lieux sacrés ». Actuellement, la notion de spiritualité maya est plus répandue dans les études et les discours pour deux raisons : d’une part, pour se mettre à distance des dogmes, des hiérarchies, des rapports de pouvoir et de l’oppression des religions dominantes (catholique et évangélique), d’autre part, parce que cette notion met en valeur la dimension spirituelle, mystique, symbolique et les rapports avec la nature, généralement idéalisée. Nous utilisons les termes spiritualité et religiosité indistinctement pour faire référence aux traditions, connaissances et représentations d’ascendance maya, ainsi qu’aux éléments matériels qui l’accompagnent, tels que les lieux sacrés et les objets cérémoniels. Nous parlons de spécialistes pour désigner les porteurs de l’ancien système de traditions et de connaissances de la spiritualité maya, le B’alvatztixh, l’Aaq’ii ou Q’inal, le Tz’akanal, l’Ixojkuyintxa et le Oksanba’aj-K’iunal. Comme le signale M. Weber : « A l’instar des sorciers ayant une qualification magique, les virtuoses religieux qui élaboraient méthodiquement leurs salut-délivrance ont donc partout formé un corps (Stand) religieux particulier à l’intérieur de la communauté des croyants ; et, parmi cette communauté, ce corps a souvent bénéficié, comme tout corps, d’un honneur social particulier164 ».

4. Mémoire collective et communauté

Dans le processus de reconstruction historique et sociologique de la résistance ixil, nous avons eu recours à la mémoire collective, ou tradition orale, pour trois raisons. D’abord, pour les communautés mayas et paysannes, la tradition orale et la langue

164 Max Weber, Sociologie des religions, Éditons Gallimard, Paris, 1996, p. 191.

60 maternelle comptent parmi les principales manières de transmettre des pratiques, des représentations et des connaissances. Ensuite, les textes sur les Ixil sont très peu nombreux et ne rendent pas toujours compte des événements survenus. Enfin, il ne s’agit pas d’une population habituée à la lecture et à l’écriture. C’est la tradition orale qui demeure vecteur de la mémoire et garante de l’avenir des communautés.

La mémoire collective, à la différence de l’histoire (comme succession d’événements et discipline), est une façon de restituer le passé à partir des souvenirs des groupes sociaux. Cependant, comme le signale Jérôme Baschet, dans les communautés mayas zapatistes, la mémoire « paraît comme un mélange de plusieurs dimensions. Elle inclut l’histoire, la mémoire de faits historiques transmise oralement et des traditions relatives à l’origine du monde, un temps sans temps d’où la parole vient à nous ». D’une certaine manière, il semble que les Ixil contestataires partagent avec les zapatistes étudiés par Jérôme Baschet une « mémoire active et combattante, qui influence l’action et permet la lutte, car cette mémoire “immémoriale", liée au temps d’avant le temps, est invoquée, tout comme le passé historique, comme légitimation de la parole et de l’action rebelles. À travers elles, ce sont les ancêtres, présents dans la mémoire de vivants, qui réclament respect et justice en appelant à la résistance165 ». Selon le sociologue M. Halbwachs, la mémoire est une construction collective plus traditionnelle qu’historique166. La mémoire collective occupant une place centrale dans la résistance ixil, notre démarche est également proche de ce travail. Ainsi, nous ne pouvons pas voir le calendrier maya historique parce que le lien originel est rompu, mais il se maintient parce qu’il existe une union pratique et symbolique entre le calendrier du passé et le calendrier d’aujourd’hui. Dans Les cadres sociaux de la mémoire, Halbwachs signale que dans les sociétés « dites primitives », les anciens sont généralement les gardiens de la tradition et de la mémoire167. En ce sens, il considère que les souvenirs ne servent pas à contempler le temps écoulé, mais qu’ils guident notre action. Cependant, comme le signale E. Hobsbawm, « nous ne pouvons négliger la rupture dans la continuité qui peut parfois être visible même dans les

165 Jérôme Baschet, La révolte de la mémoire, la rébellion zapatiste, Éditions Flammarion, Paris, 2005, p. 178. 166 Maurice Halbwachs, Topographie légendaire des Évangiles en Terre sainte, Éditions Puf, Paris 2008. 167 « Non seulement les vieillards, mais l’ensemble des hommes (inégalement, bien entendu, suivant l’âge, le tempérament, etc.) adoptent instinctivement, vis-à-vis du temps écoulé, l’attitude de grands philosophes grecs qui mettaient l’âge d’or non pas à la fin du monde, mais au commencement. » Halbwachs, Maurice. Les cadres sociaux de la mémoire. Albin Michel, p. 106. 61 topoi traditionnels d’une antiquité authentique168 ». Il ne faut pas non plus confondre la force et l’adaptabilité des traditions authentiques avec l’invention de la tradition. Selon l’historien, « là où les vieilles méthodes sont vivantes, les traditions n’ont besoin d’être ni renouvelées ni inventées ». Dans le cas qui nous intéresse, il apparait qu’il s’agit d’une tradition authentique de résistance indienne. Pourtant, comme le signale E. Hobsbawm, « la frontière entre micro et macro-politique au sein des communautés paysannes n’est pas facile à établir en pratique, car les deux se chevauchent considérablement169». Enfin, il semble que la communauté constitue le principal véhicule à partir duquel la mémoire, la culture et la résistance est transmise aux descendants. Comme nous le verrons postérieurement, les communautés ixils maintiennent leurs propres formes d’organisation, d’autorité et de prise de décisions. Il s’agit principalement de communautés paysannes.

c. Le point de vu de l’auteur

Au fur et à mesure que nous discutions, plusieurs aspects de l’étude avec nos collègues et nos professeurs, certaines questions sur ma personne émergeaient : Qui écrit ? D’où lui-parle-t-on ? Quelle relation a-t-il avec les phénomènes qu'il étudie ? De quelle manière est-il positionné ? Dans cette partie, nous abordons ces questions, lesquelles sont liées à une histoire familiale.

L’écriture « Presque aucun humain n’a pour sujet un individu isolé. Le sujet de l’action est un groupe, un « Nous », même si la structure actuelle de la société tend, par le phénomène de la réification, à voiler ce « Nous » et à le transformer en une somme de plusieurs individualités distinctes et fermées les unes aux autres ». Lucien Goldmann

168 Eric J. Hobsbawm et Terence Ranger, L’invention de la tradition, Editorial Amsterdam, Paris, 2006, p. 18. 169 Éric Hobsbawm, Rébellions, la résistance de gens ordinaires, Édition Aden, Bruxelles, 2010, p, 260. 62

Une première difficulté était de choisir entre le « nous » et le « je » dans la rédaction de cette étude. Nous avons opté pour la première option pour trois raisons. D’abord, dans le développement de l’enquête sont intervenus, à différents degrés, collègues, chercheurs, professeurs, étudiants et dirigeants locaux. Plusieurs de leurs observations et leurs conseils sont présents dans le corpus de notre étude. Deuxièmement, pendant le travail de terrain, des dirigeants et des organisations ixils m’ont demandé de les aider à soutenir leurs luttes, de rédiger des articles ou de discuter leurs projets. Dans certaines occasions, j’ai eu un rôle de représentant et de porte-parole. Enfin, l’une des caractéristiques des communautés mayas et paysannes est l’abord collectif des conflits sociaux, avec la participation des jeunes, des femmes, des hommes et des personnes âgés. Tout cela m’a aidé à distinguer entre le travail d’un chercheur et celui d’un militant et à m’apercevoir que le « nous » était plus pertinent.

Notre parcours

Je suis né à Nebaj en 1981. À cause de la guerre, une grande partie de ma famille maternelle s’est réfugiée au Tepoztlán Moleros, Mexique, avec l'aide d'amis et de certains prêtres jésuites170. Le reste de la famille est resté au Guatemala, notamment au sein du mouvement rebelle. La moitié des membres de la famille, en incluant la partie paternelle, sont morts pendant la guerre. En 1995, le peuple de Tepoztlán a expulsé le maire qui voulait vendre les terres ejidales (communales) et construire un club de golf. Pendant deux ans, la mairie s’est en quelque sorte autogérée et le village a vécu sans police et sans payer d’impôts. Le 10 septembre 1996, l'armée zapatiste de libération nationale (EZLN) a envoyé un message de solidarité au peuple de Tepoztlán, dont l’une des phrases clés était : « Votre lutte est notre lutte. » Le soir du 15 septembre, mille cent onze zapatistes arrivaient au village. Cela fût mon premier et dernier événement politique à Tepoztlán. Je suis retourné au Guatemala après la signature de la paix, je suis resté à Nebaj un an et demi, puis j’ai rejoint la capitale et son université.

170 Tepoztlán Morelos est un village d’ascendance nahuatl, profondément marqué par Emiliano Zapata. Les familles réfugiées n’ont jamais caché leurs origines, chaque famille a maintenu certaines pratiques de son peuple, de cette manière nous avons connu les effets du racisme et des rapports de classe. 63

Si quitter le Guatemala a eu des répercussions « négatives », comme le déracinement culturel, le constant aller-retour entre plusieurs pays nous a permis de rencontrer différentes cultures, mouvements et temporalités politiques, parfois contradictoires. Ce passage entre des aires géographiques, culturelles, matérielles et temporelles nous a aussi permis de prendre une certaine distance avec notre objet d’étude et d’apercevoir que l'opposition simple de binaires demeurait insuffisante. Le retour au peuple ixil est à la fois une découverte et une confrontation culturelle, sociale, familiale et personnelle. J’ai découvert que pour les familles du centre-ville, j'étais aussi un « guérillero », qui n'est pas un éloge mais plutôt une forme de mépris et de haine. En revanche, le fait d'être un évangélique est considéré comme une vertu, même s'il s'agit d'une personne néfaste. Le fait d’étudier la résistance ixil mettait en évidence certains liens directs avec ma famille et mon peuple d’origine. Les spécialistes de la culture maya-ixil ont une place importante dans notre famille. Par exemple, les femmes ont eu recours à une ixojkuyintxa, une sage- femme, pour nos naissances. D’autre part, nos deux grands-pères étaient b’alvatztixh, guide spirituel. Notons qu’il y a très peu de femmes b’alvatztixh, il s’agit d’un héritage préempté par les hommes, notre famille ne fait pas exception.

En 2000, j’ai obtenu une bourse pour étudier à l'Université Rafael Landívar171. Pendant cette période, j’ai mené une vie militante dans la capitale, ce qui m’a permis de connaître plusieurs mouvements de jeunesse de la gauche de l’époque et d’observer le processus de récupération de la mémoire, la revendication de justice pour les crimes commis par l’État et une perspective internationale et anti-impérialiste. J’ai également été en relation avec l’Amérique centrale, notamment avec des jeunes des gauches salvadorienne, hondurienne et nicaraguayenne. Les éditions du Forum Social San Paulo étaient le carrefour des rencontres, des échanges172. Nos années de master nous ont permis de retourner au Mexique, d’y étudier la croissance des Églises évangéliques dans les communautés mayas du sud-est mexicain173 et de rencontrer les zapatistes. En 2007, je suis parti en France pour mon master, tout en retournant plusieurs fois dans le sud-est

171 J'étais le seul qui venait d'un établissement public, la majorité des étudiants appartenaient à la classe moyenne et à une partie de l'élite du pays, la plupart étaient ladinos. L'écart matériel et culturel était flagrant. 172 Cette vie militante s’est déroulée notamment avec la Jeunesse de URNG, avec Les fils et filles pour l’identité, la justice et contre l’oubli (HIJOS) et avec le Bloc anti-impérialiste. Le militantisme m’a toujours attiré mais, pour la majeure partie de ces jeunes, c'était le moteur de leur vie, au point qu’ils considéraient la formation universitaire comme secondaire, il y avait toujours quelqu’un pour penser que les études étaient une déformation bourgeoise, surtout s’il s’agissait d’une université privée. 173 Les professeur Carolina Rivera et García-Ruiz m’ont encadré pendant cette étude.

64 mexicain et au Guatemala. Entre-temps, s’est éveillé en moi une conscience politique, ethnique et militante, certainement du fait de l’influence familiale, des lieux de résidence « ambulants », de l’immersion dans plusieurs mouvement politiques, des études et des échanges avec plusieurs figures intellectuels et politiques que j’ai eu la chance de connaître174. Chacun des évènements mentionnés antérieurement ont marqué notre histoire personnelle, familiale et, indubitablement, ont eu une influence sur nos préférences académiques, intellectuelles et politiques. Nous sommes persuadés qu’une existence militante ne garantit pas un bon travail de recherche mais aussi que chacun garde sa propre autonomie et sa spécificité. Il est possible de combiner ces deux réalités. Le défi consiste à le faire de manière honnête et originale. Ainsi, l’étude a été traversée (même de manière inconsciente) par une histoire familiale et collective, celle des ixil.

174 Jusqu'à aujourd'hui, il est difficile d'établir une date précise ou un événement qui ait marqué cette prise de conscience car ce fut un processus « pluri circonstanciel » : une petite communauté maya refugiée au cœur du Mexique, un grand-père b'alvatztixh qui écoutait les nouvelles des journaux que lisait son petit-fils, un « enfant » qui participait aux activités du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (ACNUR), et un village où se retrouvait une partie des dirigeants guatémaltèques, etc. 65

d. Glossaire et nomenclature

AC : Action Catholique Aaq’i, B’alvatz'tixh : Notion qui fait référence aux spécialistes de la religiosité ixil, communément désigné comme guide spirituel. B’oq’olq’esaltenam : Notion qui fait référence au collectif des personnes qui sont à la tête de la communauté ou du peuple. B’oq’ol est celui qui est à la tête de la communauté. Q’esal est la personne âgée de la communauté. Teman est un concept qui désigne aussi la communauté ou le peuple. Contratista : C’est la personne qui recrute les paysans et les amène aux grandes propriétés foncières. Il reçoit un salaire du propriétaire foncier mais perçoit aussi des intérêts de l’argent qu’il prête aux travailleurs. CPR : Communautés de Population en Résistance. Finca : Grande propriété foncière liée au système de latifundia. IIN : I’Institut indigéniste national. Ixil : Peuple d’ascendance maya, il occupe principalement trois municipalités situées sur la cordillère des Cuchumatanes, au nord du département de Quiché : Chajul, Cotzal et Nebaj. Leur langue a le même nom. Kacholpom : Terme utilisé pour faire référence aux personnes qui célèbrent les cérémonies, Kachol est celui qui brûle le pom, le bois pour le brûlage de l'encens. Kumol : Terme en ixil pour se nommer ixil. Ladino : Expression en espagnol pour désigner le métis. MLN : Mouvement de Libération Nationaliste. MSC : Missionnaires du Sacré Cœur. Nachb’al : Notion utilisée pour nommer les lieux sacrés. Nan : Madame en ixil et signe de respect pour les femmes adultes. Pap : Monsieur en ixil et signe de respect pour les hommes adultes. Principal : Voir la notion de B’oq’olq’esaltenam.

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Quauhtemallan : Terme nahualt pour désigner le Guatemala : la région d’arbres abondants.

e. Chronologie générale

Période libérale

1871 : Début de la période libérale sous la présidence de Justo Rufino Barrios. Afin de développer l’agriculture d’exportation, les terres communales mayas sont confisquées et des propriétaires terriens et l’oligarchie se les approprient. 1874 : Arrivée du premier missionnaire protestant au Guatemala, le presbytérien John C. Hill. 1890 : Arrivée des premiers ladinos dans la zone ixil. 1933-1934 : Arrivée de Thomas Pullin, missionnaire méthodiste étasunien. Il fut invité par le gouvernement et commença son travail autour de la musique des Andes et des chants ixils.

1936 : Rébellion ixil à Nebaj. Rébellion contre les travaux forcés et serviles des indiens dans les exploitations agricoles et travaux publics. Afin de soumettre le peuple en soulèvement, l’armée applique la répression et occupe la localité. Selon les informations officielles, 138 prisonniers ixils sont envoyés au Petén et y meurent dans des conditions inhumaines. Huit autorités ixils sont emprisonnées, considérées comme les leaders de la rébellion, l’un d’entre eux parvient à s’échapper. Le 22 juin, sept autorités ixils sont fusillées.

La révolution nationaliste d’octobre

1944 : La période des dictatures libérales s’achève et la Révolution d’octobre a lieu, le « printemps démocratique » du Guatemala. Création de I’Institut indigéniste national. 1945 : Fondation de la première Église méthodiste à Nebaj. La seconde est l’Église de Dieu Évangile Complète (IDEC), fondée en 1951. 1946 : Mek Kup, alias Miguelon, l’un de ceux qui ont réussi à s'échapper lors de l'exécution des dirigeants de la rébellion de 1936, gagne les élections à Nebaj et devient le premier maire ixil.

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1952 : Loi de réforme agraire. La confiscation des terres non exploitées débute avec leur répartition entre 100 000 familles.

La contre-révolution et les régimes militaires

1954 : Coup d’État et début de la contre-révolution menée par Castillo Armas, appuyée et financée par la C.I.A. et le Département d’État des États-Unis, l’oligarchie et la hiérarchie catholique guatémaltèque. Arrivée de l’Institut Catholique d’Été (ILV) dans la région ixil. Objectif principal : traduire la Bible en maya ixil. 1955 : Arrivée au pays de missionnaires catholiques du Sacré Cœur, principalement des Espagnols. Leur mission : en finir avec le « paganisme » maya et récupérer les territoires que l’Église avait perdus. C’est également lors des années cinquante qu’arrivent dans la zone ixil les missionnaires guatémaltèques Alberto Delgado, de la ville d’Uspantán, Alberto Dubón, Manuel Cifuentes et Juan Ixcoy. Les époux Raymond et Elena Elliott furent les premiers missionnaires chargés de gérer l’ILV dans la région ixil. Le missionnaire Philippe Morris leur succéda durant les années 60.

Le début du conflit armé interne

1960 : Apparition du Movimiento 13 de noviembre (Mouvement 13 novembre, MR13).

1962 : Émergence de la première guérilla organisée, les Fuerzas Armadas Rebeldes (Forces Armées Rebelles, FAR), avec la participation des mayas ach’i. 1965 : L’Action Catholique Rurale démarre un travail de formation et de qualification. Les missionnaires organisent des séminaires et des ateliers de compétence dans les zones rurales. 1966 : Lors des élections municipales de Nebaj, un des fils de Sebastián Guzmán est élu « Principal de Principales ». 1967 : Officialisation de l’Institut Linguistique d’Été dans la zone ixil (ILV). Organisation évangélique conservatrice d’origine étasunienne dédiée à la traduction de la Bible dans les langues mayas. 1969 : Assassinat de Jorge Brol. Une partie de la famille Brol, d’origine italienne, est propriétaire de la ferme d’exploitation « San Francisco », la plus importante de Cotzal.

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1970 : Lors des élections à Nebaj, le parti mené par Sebastián Guzmán et le propriétaire terrien Enrique Brol triomphe.

À Cotzal, Nicolas Toma Toma, alias Kaliman, représentant de la Démocratie Chrétienne, se voit usurpé sa victoire aux élections. Arrivée du missionnaire Donald Lawrence, responsable de l’ILV. Le missionnaire Federico Parkin arrive également. Étant donné l’impact puissant des traditions et coutumes mayas, les missionnaires durent déployer tout un arsenal afin d’atteindre la population : projection de films, rédaction de prospectus et affiches, traduction de certains extraits de la Bible. 1972 : Le noyau guérillero « Edgar Ibarra » entre par la région de l’Ixcán, à partir du sud-est du Mexique. Plusieurs dirigeants indiens de Cotzal ont alors des entrevues avec cette guérilla, parmi lesquels Nicolas Toma Toma, alias Kaliman. 1974 : Fraude électorale contre la Démocratie Chrétienne, orchestrée par Ríos Montt. La persécution des leaders de l’Action Catholique commence. Le gouvernement expulse du pays trois prêtres catholiques. 1975 : L’EGP exécute Luis Arenas, le « Tigre de l’Ixcán », propriétaire de la ferme d’exploitation « La Perla », située à Chajul. Les assassinats et disparitions de dirigeants de l’Action Catholique et des coopératives de la zone ixil et de l’Ixcán commencent. 1976 : Tremblement de terre dévastateur, lequel favorise l’arrivée de nombreux représentants d’Églises évangéliques. Dans la région ixil arrive le missionnaire étasunien David Jewett, chargé de conclure le travail de traduction de la Bible en ixil. À la suite du tremblement de terre, démarre une période de crise sociale, politique et économique exploitée par les Églises évangéliques. Capture par l’armée de Fonseca (organisateur de l’EGP dans les hauts plateaux). L’armée dispose d’une liste d’une centaine d’Ixils suspectés, ceux-ci sont arrêtés et envoyés dans le chef-lieu départemental. Le principal de Cotzal, Gaspar Pérez, contremaître et collaborateur de la famille Brol, est accusé d’avoir dévoilé cette liste, laquelle contenait des noms de membres de coopératives et de dirigeants catholiques ixils. Fonseca arrive à s’enfuir et se livre à la guérilla, celle-ci décide alors de l’exécuter. L’autorité traditionnelle, le principal Gaspar Pérez, est également exécuté. 1977 : En novembre a lieu une grande marche de mineurs de Ixtahucán et Huehuetenango, qui avancent vers la capitale. 1978 : L’EGP exécute Santiago López, propriétaire de la Ferme Xoncá, située à Nebaj, et allié de l’armée.

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Massacre de Panzós : lors d’une manifestation pacifique, l’armée assassine une centaine de mayas q’eqchi’. 1979 Développement de villages et de communautés ixils sous l’égide de l’EGP. Prise du chef-lieu de de Nebaj et exécution du propriétaire Enrique Brol. Les terres mayas des hauts plateaux traversent une période marquée d’insurrections.

1980: Janvier, le massacre de l’ambassade d’Espagne. Au milieu de l’année, l’offensive de l’armée dans la région ixil débute. À Nebaj, le hameau de Kokop subit un massacre et est complètement détruit. L’évêque Juan Gerardi ordonne la fermeture du diocèse du Quiché, la violence déployée par l’armée envers l’Église catholique engagée coûte la vie à deux missionnaires du Sacré Cœur, José María Gran et Francisco Villanueva, ainsi que celle de dizaines de croyants. L’armée fusille 60 hommes sur la place de Cotzal. Soulèvement armé de Francisco Morazan et d’autres combattants contre la Direction générale de l’EGP, à Tuchabuk, Nebaj. 1981 : Le jésuite Fernando Hoyos annonce son incorporation à la guérilla de l’EGP. En mars 1981, il renonce à la Compagnie de Jésus et intègre la Direction Nationale de cette guérilla. Début de la politique de la « Terre brûlée ». En novembre, l’armée lance l’« Opération Cendres », les massacres et la destruction des villages s’intensifient. Des milliers de familles mayas des hauts plateaux se cachent dans les montagnes du nord du Quiché, celles-ci sont à l’origine des Communautés de Population en Résistance (CPR). Des milliers d’autres familles se réfugient dans le sud-est du Mexique. À la fin de cette année, l’EGP assassine Sebastián Guzmán pendant une procession. Le jour suivant, le général Benedicto Lucas García, frère du président, arrive à Nebaj. Les soldats brûlent les villages voisins et assassinent des dizaines d’hommes. Le militaire Lucas García crée les Patrouilles d’Autodéfense Civile (PAC). 1982 : Création de l’Unité Révolutionnaire Nationale Guatémaltèque (URNG), produit du regroupement de quatre organisations guérilleras : PGT, FAR, EGP et ORPA. Ríos Montt arrive au pouvoir au moyen d’un coup d’État. Intensification des massacres, la « terre brûlée », et début de la création des « Villages modèles ». Massacre perpétré par des membres de l’EGP. Une centaine de personnes appartenant au village de Txacaltzé, sont assassinés. Ils étaient accusés de collaborer avec les PAC. L’ex-jésuite Julio Fernando Hoyos meurt lors d’une embuscade.

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1983 : Coup d’État de Mejía Víctores contre Ríos Montt. 1986 : Vinicio Cerezo est élu président sous l’égide de la Démocratie Chrétienne (DC). Les PAC s’appellent alors Comités Volontaires de Défense Civile. L’arrivée de présidents civils n’a rien changé dans la logique des stratégies militaires à l’encontre de la population civile, les offensives et les bombardements continuent. 1987 : L’ « Offensive de fin d’année » est déclenchée, celle-ci a pour but d’en finir une fois pour toutes avec les CPR. L’armée capture des milliers de réfugiés, ils sont déplacés vers les villages modèles de Xe’mamatze’. 1987 : Des rapprochements et négociations entre le gouvernement et l’URNG débutent. 1988 : Des organisations de défense des droits de l’Homme, telles que CONAVIGUA, protestent contre la violation des droits fondamentaux, contre les Patrouilles d’Autodéfense Civile et exigent l’exhumation de cadavres. Deux prêtres appartenant aux CPR de l’Ixcán visitent des communautés CPR des montagnes (région ixil). Des centaines de baptêmes ainsi que d’autres actes liturgiques sont pratiqués. Les cérémonies mayas étaient aussi pratiquées. 1990 : Apparition publique nationale et internationale des CPR. À partir d’une consultation populaire, les CPR réalisent leur première assemblée générale et décident de se faire connaître par l’opinion nationale et internationale, exigeant une reconnaissance en tant que population civile, la fin de la terreur, ainsi que le retrait des PAC et de l’armée175. Trois jours après l’apparition d’un document des CPR diffusé par les principaux médias du pays, le 7 septembre, l’anthropologue Myrna Mack est assassinée de vingt-sept coups de couteau. Tout comme Ricardo Falla, elle fut l’une des personnes qui accompagnèrent et travaillèrent avec les CPR. 1991 : Le IIe Rencontre continentale de la campagne pour les 500 années de résistance indigène, noire et populaire, a lieu à Quetzaltenango. Elle a été conçue comme « une marche vers la récupération complète de notre identité, vers la récupération de notre place complète dans l’histoire et le moment actuel qui nous appartient176 ». Julio Quevedo, promoteur de Caritas, est assassiné la semaine même où une visite de l’évêque du Quiché était prévue dans les CPR de l’Ixcán. 1992 : Signature des Accords de paix à San Salvador.

175 Certains des Comités de Zones des CPR-S « expulsent » les dirigeants de l’EGP hors de leurs communautés. 176 IIe Rencontre continentale de la campagne pour les 500 années de résistance indigène, noire et populaire, Guatemala, 1991, p. 3. 71

Les CPR commencent à construire des installations et des villages permanents. Accord entre les Commissions Paritaires (CCPP) afin de prévoir le retour des réfugiés guatémaltèques établis au Mexique. 1995 : En mars, l’Accord sur l’identité et les droits des peuples indiens est signé. 1996 : En décembre, le gouvernement et l’URNG signent les Accords de paix.

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PREMIÈRE PARTIE UNE HISTOIRE DE RÉSISTANCE

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CHAPITRE I : Brève histoire des Ixil

« Et de cette manière ils se sont remplis de joie, parce qu'ils avaient découvert une merveilleuse terre, de pleines délectations, d’abondants épis de maïs jaunes et blancs et d’abondants pataxte177 et cacao, d’innombrables zapotes, anones, jocotes, nances et du miel. Ce peuple appelé Paxil et Kayalá disposait d’une abondance d'aliments délicieux. »

Popol Vuh

Dans ce chapitre, nous présentons les grandes lignes de l’histoire des Ixil, cela dans le but d’éclairer ce qu’ils sont aujourd’hui. À la différence d’autres peuples mayas, les sources précolombiennes produites directement par les Ixil n’ont pas survécu. Certains textes de la littérature classique maya, comme le Rabinal Achi, les mentionnent, ainsi que leurs voisins, les Mam, mais ils ne donnent pas de renseignements précis. L’histoire précolombienne et ancienne se fonde sur des récits provenant de la tradition orale, des recherches archéologiques et des chroniques rédigées par des Espagnols des XVIe et XVIIe siècles.

1. Les terres mayas et les Ixil

La définition du territoire des peuples autochtones de la région a fait l’objet de nombreuses recherches, tant historiques, qu’anthropologiques ou sociopolitiques. En 1943, à partir d’une perspective historique et anthropologique, Paul Kirchoff établit le concept de Mésoamérique comme ensemble territorial et culturel des peuples précolombiens qui ont en commun une histoire et des éléments architecturaux,

177 Theobroma bicolor. 74 arithmétiques, économiques, religieux et politiques. Cette région intègre l'Amérique centrale et les deux tiers du Mexique178.

L’ancienne civilisation maya s’est développée dans l’aire géographique qui réunit le Guatemala, le Belize, le sud-est mexicain et une partie du Honduras et du Salvador. Robert J. Sharer parle de zone maya divisée en trois régions naturelles et culturelles : 1) les plaines côtières du Pacifique (llanura), 2) les hauts plateaux (altiplano), 3) les basses terres179. L'Altiplano maya traverse la région nord-ouest et sud-ouest du Guatemala et trois régions de l'État du Chiapas. Notre travail s'est concentré sur les hauts plateaux (altiplano), concrètement sur les Ixil qui se trouvent sur la cordillère des Cuchumatanes au nord du département du Quiché, dans l’ouest guatémaltèque.

Il apparait qu’une des carences de l’historiographie guatémaltèque, comme le signale J.C. Cambranes, est le manque d’études sur le territoire, la terre et la propriété rural des mayas, laquelle avait une grande importance dans ces sociétés. Les chroniqueurs coloniaux indiquent uniquement que la terre à cultiver était communale180. Selon la tradition orale, l’origine des Ixil est très lointaine, aussi ancienne que l’apparition du maïs. Lorsque les porteurs des traditions et des connaissances anciennes parlent de la genèse du peuple ixil, ils font référence à la création du monde, à la spiritualité maya et aux premiers villages :

« Les plantes, les animaux et les êtres humains ont été créés par Vitol et Tzakol. Le premier les a faits et le second leur en a donné la forme. Après leur avoir donné une configuration, Tzakol a donné de la consistance aux corps des premiers êtres humains dans un lieu pareil au temascal181. »

« Le jour de l’apparition des premières femmes et hommes, ils ont fait des cérémonies de remerciement aux créateurs, ils ont brûlé de l’encens et du pom. Nous continuons à faire la même chose. Nos cérémonies sont plus anciennes que les chrétiennes et plus véritables182. »

178 Paul Kirchoff, Mesoamérica, voir Dimensión Antropológica, vol. 19, México, 2000, pp.15-32. 179 Voir Robert J Sharer, Sylvanus Griswold Morley, y María Antonia Neira Bigorra, La civilizacion maya (México: Fondo de Cultura Económica, 1998). 180 J. C Cambranes, 500 años de lucha por la tierra: estudios sobre propiedad rural y refoma agraria en Guatemala, Tomo I, Guatemala: FLACSO, 1992, p.7. 181 Une petite maison de bain de vapeur d’origine préhispanique, une sorte de hutte à sudation. Pap Me’k Kup, Nebaj, 2014. 182 Pap Mek Matom, Nebaj. 75

« Nos premiers ancêtres ont habité à Ilom et à Sotzil. Ces terres font partie de notre territoire mais quelques ladinos [métis] nous les ont enlevées et ont créé la finca la Perla. Lorsque nous faisons certaines cérémonies, nous mentionnons les villes et les montagnes les plus importantes qui ont été peuplées par nos ancêtres183. »

L’essentiel de l’information sur les origines, l’histoire, la culture et la spiritualité des Ixil nous vient de ce que l’on appelle les porteurs de l’ancien système de traditions et de connaissances ixil, duquel « la spiritualité maya » est un élément fondamental. Max Weber signale que « seules les religions non prophétiques connaissent la foi sous la forme d’un pur savoir sacré. Chez elles, les prêtres sont encore, comme les magiciens, les gardiens du savoir mythologique et, en même temps, comme bardes sacrés, les gardiens de la légende héroïque184 ». Il en va de même pour Halbwachs, pour qui les anciens sont généralement les gardiens de la tradition et de la mémoire.

M. Weber parle de l’idéal-type, qui est une catégorie pour comprendre les traits principaux des phénomènes sociologiques. Il ne s’agit pas d’idées floues mais de notions qui doivent avoir des connexions avec la réalité historique, leurs contenus renvoyant à leur spécificité individuelle. Comme le signale J.-P. Grossein, les types idéaux doivent être composés de divers éléments et il ne faut surtout pas croire que ces notions et concepts sont les seuls possibles pour expliquer les phénomènes historiques185. Il apparait que si l’on se réfère aux « types idéaux » proposés par Weber, la « spiritualité maya » entre dans la catégorie des religions magiques et polythéistes.

Actuellement, il est possible d’observer plusieurs phénomènes d’origine précolombienne et d’entendre des légendes où se côtoient les Ixil et leurs voisins, notamment les Kiches et Q’eqchis. La légende de Ma’l Kao en est la meilleure illustration. Le premier à l’enregistrer fut Benjamin Colby186. A l’occasion des entretiens que nous avons menés, nous avons eu l'opportunité d’entendre cette légende à plusieurs reprises. Elle raconte l’histoire de deux amoureux, la princesse M’al Kao et le jeune dieu Oyew Achi’. Le père de la princesse, le dieu Mataqtani, n’acceptant pas la relation, Oyew

183 Réunion collective à Sotzil, Chajul, 2103. 184 Max Weber, Sociologie de religions, Éditions Gallimard, Paris, 1996, p.2. 185 Weber, Max. L’Éthique protestante …op. cit. p.25. 186 Benjamin N Colby et Lore M Colby, The Daykeeper: The Life and Discourse of an Ixil Diviner (Cambridge, Mass. [u.a.: Harvard University Press, 1981). 76 doit trouver un stratagème pour s’approcher d’elle. Il se transforme en colibri et pénètre chez la princesse sous le prétexte de servir de modèle pour les oiseaux qu’elle brode. Soupçonneux, le père mande des insectes pour enquêter. Lorsqu’il découvre l’offense, il soumet Oyew Achi’ à de multiples épreuves qu’il réussit à surmonter avec l'aide de la princesse M'al Kao, jusqu'au jour où elle reçoit, par erreur, une des attaques de son père et est foudroyée par un éclair. Quelque temps après, quand la corbeille qui contenait les os de la princesse fut ouverte, tous les animaux et les plantes existant dans l'univers s’en échappèrent.

Cette légende d’origine précolombienne nous permet d’observer plusieurs phénomènes. D’abord, le rôle d’une femme dans l’origine des plantes et des animaux, qui renvoie à la place centrale qu’occupaient les femmes dans l’ancienne société maya. Ixchel est l'une des divinités féminines parmi les plus importantes, elle représente la lune et est associée au tissu et au métier à tisser. En général, elle est habillée d’une cape et d’un huipil sans manches. On trouve aussi Ixmucané, la grand-mère du jour, la grand-mère de l'aube, et Ixtab, déesse du suicide. De plus, dans la majorité des langues maya, y compris l’ixil, Ixoj/Ixoc signifie femme et les « sages-femmes » s’appellent Ixoj Kuyintxa. Ceux qui racontent la légende disent que ses protagonistes principaux sont brodés sur les tissus que portent les femmes ixil, notamment à Nebaj. Cf. Un huipil de Nebaj.

Enfin, il existe une étroite relation entre le prénom de la princesse de la légende et le calendrier lunaire de 260 jours. En ixil, Mal signifie 1, et Kao est un des 20 jours du calendrier. Le jour Kao symbolise la femme, représente la tempête et la collectivité. Enfin, le prénom Oyew Achi’ est d'origine k'iche et celui du père de Mataqtani est d'origine q'eqchi'. Mataqtani est l’un des dieux les plus importants des mayas q’eqchi’. Il était le dieu des montagnes et des vallées, le Tzul Taq'a187.

187 Chez les Ixil, l’équivalent du dieu des montagnes q’eqchi’ est Tiuxhil Tchaa'q'aala. Carlos Rafael Cabarrús, La cosmovisión Q’eqchi’ en proceso de cambio (Guatemala: Cholsamaj, 1998), 29-36. 77

Les Ixil appartiennent à l’un des 21 peuples mayas présents au Guatemala. Les archéologues ont démontré qu’ils formaient déjà un groupe à l’époque classique188. Avant la conquête espagnole, il apparait que les ethnonymes ixil, kakchiquel, kiche’, mam, etc. faisaient référence à une ethnie maya particulière. Avec la colonisation, ces ethnonymes se sont convertis en glottonyme, faisant référence aux personnes parlant la même langue189. Les Ixil appartiennent à la famille des Mam, une des quatre branches ethnolinguistiques issues du protomaya, le tronc commun des 30 langues parlées aujourd’hui en terres mayas.

La plupart des études archéologiques se concentrent sur le passé « glorieux » de la civilisation maya, avec une préférence pour les métropoles de l’époque, les « grands

188 A. Ledyard, Kidder, Alfred Vincent Smith y Jay I. Kislak Collection (Library of Congress), Excavations at Nebaj, Guatemala (Washington, D.C.: Carnegie Institution of Washington, 1951). 189 C’est le résultat du processus de concentration et d’homogénéisation des peuples mayas. 78

événements des rois », les gouverneurs et les dirigeants, au détriment de la vie quotidienne qui occupait le reste de la société maya dans des villages de moindre densité démographique. Cependant, des recherches récentes ont commencé à combler ce vide190.

Pendant des siècles, les Ixil ont peuplé des hameaux situés de 800 à 3 000 mètres au- dessus du niveau de la mer, dans une région d’environ 4 000 kilomètres carrés. Cette diversité topographique et climatique leur a permis de cultiver différentes variétés de maïs, tomates, courgettes, piments, avocats, guisquils, haricots, annona, pêches, pacayas, tubercules, entre autres mais aussi de nombreuses plantes médicinales. La chasse et l’élevage de dindons, tatous, sangliers, cailles, kinkajou, cerfs, etc., étaient répandus dans la région. Parmi les minéraux dominaient la turquoise et l'obsidienne (guerrière, domestique et chirurgicale). Les ressources minières étaient extraites afin de produire des armes et parfois des outils agricoles191.

Les Ixil occupaient un territoire stratégique pour la commercialisation de biens et de ressources. Ils étaient en contact avec les peuples mayas du sud, notamment de et Aguacatán, d’où provenait le sel qu’ils utilisaient, ainsi qu’avec d’autres peuples de la région. Des basses terres de la région ixil et de Tikal provenaient les pierres et les plumes précieuses. Au nord-ouest se trouvaient les Mam et les Choles (Lacandon), avec qui les Ixil était en relation étroite selon la tradition orale.

Le peuple ixil n’a pas eu d’« État-cité » dominant, comme la plupart des peuples de la civilisation maya, il existait plutôt plusieurs centres de pouvoir192. En 900 après J.C, on comptait près d’une dizaine de villages dont Ilom, Sotzil, Ixtupil, Txel, Juil, Xix, Txaul, Salchil, Chenla, Kajixay, Akul et Xebak’. Chaque village avait une agriculture efficace, diverses constructions architectoniques, un système religieux complexe, une caste gouvernante et une « vision du monde » particulière.

190 Pierre Becquelin, Alain Breton, y Véronique Gervais, Arqueología de la región de Nebaj, Guatemala (México, D.F.; [Guatemala, Guatemala]; París, Francia: Centro Francés de Estudios Mexicanos y Centroamericanos ; Escuela de Historia, Universidad de San Carlos de Guatemala ; Ministerio de Asuntos Exteriores de Francia (CCCAC), 2001). Et plus récemment, Adriana Linares Palma, Arqueología y Comunidad, XXVII Simposio de Investigaciones Arqueológicas en Guatemala, Guatemala, 2013. 191 Sharer, Morley et Neira Bigorra, La civilizacion maya. pp. 435-444. 192 Malgré les conflits que les Ixil eurent avec leurs voisins, surtout avec les Kiche’s, ils réussirent à maintenir et à développer leur propre culture. 79

« Je ne vais pas vous mentir, le premier peuple ixil a été Ilom. Nos grands-pères disent que notre peuple est venu du Mexique, mon grand-père dit que les premières personnes étaient Lacandones. À cette époque, il y avait beaucoup de récoltes, des piments par exemple193. »

Durant des siècles, il semble que la plupart des communautés ixil eurent une vie matérielle et spirituelle fondée d’une part sur l’agriculture, le commerce et l’artisanat et, d’autre part, sur un système culturel et spirituel dans lequel les calendriers mayas lunaire et solaire jouaient un rôle fondamental. Le cataclysme de 1530 bouleversa l’histoire des Ixil pour toujours.

193 Monsieur Bartolo, Ilom, Chajul, 2013. 80

2. Le « traumatisme » de la conquête

De vez en cuando camino al revés: es mi modo de recordar. Si caminara sólo hacia delante, te podría contar cómo es el olvido.

Humberto Ak’abal

Notre point de vue n’est pas celui de l’historiographie officielle, ni celui des études qui laissent de côté les peuples mayas194. C’est plutôt celui des « vaincus de l’histoire ». Et parmi les vaincus, nous nous intéressons plus particulièrement aux plus marginalisés et aux subalternes. Selon W. Benjamin, il est nécessaire de connaitre l’histoire d’en bas, du côté des vaincus, et de découvrir les aspects cachés des événements et des monuments érigés par la culture dominante195. F. Hoyos et R. Fornet-Betancourt pensent qu’au lieu d’aborder le christianisme depuis le Vatican ou l’Europe, il faut « voir les visages de pauvres », « voir l'autre visage de l'histoire, visualiser les moments de résistance ou la perspective critique des « convertis » ou des « vaincus196 ». Pour N. Wachtel, « il s’agit en quelque sorte de passer de l’autre côté de la scène et de scruter l’histoire à l’envers197 ».

Trois ouvrages de littérature maya classique198 s’inscrivent dans notre perspective :

a) Le Chilam Balam : « Seulement par le temps fou, par les prêtres fous, il a fait entrer chez nous la tristesse, il a fait entrer chez nous le " christianisme ". Les

194 Nous n’avons pas l’intention d’approfondir chaque période de l’histoire, nous souhaitons simplement retracer les événements les plus importants et identifier le rôle des peuples mayas. 195 Dans ce sens, la XIIème des thèses de W. Benjamin concept d’histoire nous semble pertinente. Voir : Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Presses Universitaires de France, Paris, 2001. 196 Raúl Fornet-Betancourt, Interculturalidad y religión: para una lectura intercultural de la crisis actual del cristianismo (Quito: Ediciones Abya-Yala, 2007). 197 Nathan Wachtel, La vision des vaincus : les Indiens du Pérou devant la conquête espagnole, 1530-1570, Paris, Gallimard, 1971, p. 22. 198 Œuvres d’origine précolombienne qui ont survécu à la conquête. 81

" chrétiens " sont arrivés ici avec le vrai dieu ; mais cela a été le commencement de notre misère, le commencement du tribut, le début de l’aumône, la cause qui a fait sortir la discorde occulte, le commencement des batailles avec les armes à feu, le commencement des viols, le début des dettes et de l'esclavage, le commencement de la souffrance. [...] Les Espagnols ont enseigné la peur, sous leurs pas les fleurs ont fané. Pour que leur fleur vive, ils l’ont abîmée et ont sucé la fleur des autres199. »

b) Les Annales des Kakchiqueles : « Ceci est la mémoire des tombes de nos ancêtres, dont le souvenir n'a pas disparu, seulement les tombes… Les habitants des champs et les habitants du village sont maintenant poussière entre les murs des tombes. Leurs visages sont là, leur souvenir n'a pas disparu, pour cela j'écris ma mémoire200. »

c) Le Pop Vuh : « Ceci nous l’écrivons déjà à l’intérieur de la loi de Dieu, dans le christianisme, nous le sortons à la lumière parce qu’on ne voit plus le Popol Vuh, là où se voyait clairement l’arrivée de l’autre côté de la mer, la narration de notre obscurité et la clarté de la vie. Il existait le livre original, le livre écrit anciennement …201. »

À partir de ces ouvrages se dessine une réalité. D’abord, la misère, les viols et l’esclavage ont commencé avec l’arrivé des Espagnols et des chrétiens. Ensuite, bien que quelques peuples et villages aient disparu, plusieurs ont survécu et gardent les souvenirs et la mémoire des ancêtres. Enfin, il est important de conserver et de traduire les ouvrages mayas parce que l’arrivé des conquérants a impliqué la destruction de l’essentiel de la culture maya, comme ses textes fondamentaux.

Le livre de B. Díaz del Castillo, L’histoire de la Conquête de la Nouvelle Espagne, est l’ouvrage qui documente le mieux la résistance et la prise de la région ixil par les Espagnols et leurs alliés. Une brève évocation des chapitres relatifs à l'arrivée des

199 Mercedes de la Garza, Miguel León Portilla y Adrián Recinos, Literatura maya, Biblioteca Ayacucho Caracas, Venezuela, 1980, pp.228-229. 200 Mercedes de la Garza, Miguel León Portilla y Adrián Recinos, Literatura maya…, op. cit. p. 210 201 Ibid., pp.11-12. 82

Européens sur les terres d'Abya Yala permet de comprendre les périodes de la conquête et de la colonisation. Après avoir détruit et conquis le grand Tenochtitlán, Hernán Cortés et ses hommes s'installent au centre du Mexique et planifient l'assaut des terres du sud. Depuis des siècles, les peuples mexicas, tlacastecas, cholutecas et nahuas entretenaient des relations avec les peuples de Quauhtemallan202, qui étaient les principaux producteurs de jade, de plumes de quetzal et de cacao. Les conquistadors croyaient aussi que de nombreuses mines se trouvaient dans cette région.

Selon Diaz del Castillo, le 13 décembre 1523, Hernán Cortés envoie Pedro d’Alvarado conquérir et peupler les territoires de Quauhtemallan avec « trois cents soldats, parmi eux vingt-cinq fusiliers et arbalétriers, cent trente-cinq à cheval, quatre tireurs, beaucoup de poudre, un artilleur qui s’appelait Usagre, deux cents tlacastecas et cholanos et cent mexicas. […] Ils prêchaient les choses de notre foi sainte203 ». Ce livre de chroniques permet d'observer différents aspects de la conquête. En premier lieu, Pedro d’Alvarado part du Mexique avec une armée expérimentée dans l’art de la guerre et équipée du meilleur armement existant à l'époque : arbalètes, fusils, cavalerie, poudre, etc. Deuxièmement, les envahisseurs étaient accompagnés d’hommes de guerre qui connaissaient les territoires, les peuples et les cultures à conquérir : tlacastecas, cholanos et mexicas, etc. Enfin, les prêtres avaient comme mission d’évangéliser, un travail qui allait de pair avec la destruction des pratiques, des livres, des bâtiments, des objets et des croyances autochtones.

Au Guatemala, comme au Mexique, la stratégie des Espagnols était d’envoyer des messagers, soi-disant de paix, pour demander la reddition des peuples. Comme elle était improbable, la guerre et l’assujettissement se faisaient de manière progressive, en exacerbant les conflits et les guerres existants entre les peuples. Après avoir assujetti l’un d’eux, les conquistadors transformaient les hommes en prisonniers, en esclaves et, dans certains cas, en informateurs ou en espions pour la conquête de nouveaux peuples. Les viols et autres actes de violence déchiraient la vie des communautés.

202 En langue nahualt : la région d’arbres abondants. 203 Bernal Diaz del Castillo, Historia verdadera de la conquista de la Nueva España, Capítulo CLXIV, Madrid, 1982. pp. 456-457. 83

3. La chute des Ixil en 1530

La prise de la région ixil fut effective en décembre 1530, la première tentative de conquête eut lieu en 1529. Avant de conquérir la région, les envahisseurs occupèrent Sacapulas, où ils construisirent un pont en bois afin de déplacer la cavalerie et poursuivre leur conquête. Selon Recordación Florida de l’historien créole Fuentes y Guzmán, la guerre en terre ixil se résume ainsi204 :

• Après la défaite espagnole de 1529 en terres ixil, le militaire Francisco Castellanos s’en fut à la tête de l’armée, avec des soldats d'infanterie et de cavalerie. • Au moment d’arriver à la rivière qui entoure Nebaj, « se sont opposés un escadron de 4 à 5 mille indiens guerriers, rebelles et féroces, originaires de Nebaj et issus d’autres peuples des Verapaz ». • Les combattants ixil et leurs alliés disposaient d’une forteresse en retrait de la rivière, ils négligèrent l'arrière-garde par laquelle les forces d’invasion entrèrent et incendièrent le village, les toits des maisons étaient en paille. Les envahisseurs occupèrent le village et « firent prisonniers les personnages les plus importants et le lendemain ferrèrent tous les voisins et les convertirent en esclaves ». Naba fut le premier village à tomber, suivi de Txaul et Kusal, jusqu'à arriver à Salchil et Ilom. • Les peuples mayas étaient au courant de la guerre et de l'invasion entreprise par les étrangers depuis le Mexique, ainsi que de leur prochaine arrivée en territoire Quauhtemallan. Les voisins des Ixil, comme les Mam, les Kiche et les Kaqchikel envoyèrent des émissaires pour négocier avec les envahisseurs. Certains connaissaient les conséquences d’une telle occupation. C’est peut-être la raison pour laquelle le gouverneur ixil de Chajul, après avoir constaté qu'il était impossible de repousser l'invasion étrangère, tua chaque membre de sa famille avant de se suicider.

204 Antonio Fuente y Guzmán, Recordación Florida, libro VIII, Sociedad de Geografía e Historia, Guatemala, pp. 62-64. 84

Par ailleurs, selon la tradition orale, le Kot, un oiseau d’origine préhispanique « à double tête », brodé sur les tissus et gravé sur les portes des maisons, a participé à la résistance contre les Espagnols :

« Le Kot a défendu la population des attaques des Espagnols. Il était capable d’attraper les Espagnols et de les lâcher en plein vol205. »

« Il était très grand le Kot, il était capable de capturer une personne. Il a éliminé des Espagnols206. »

À Nebaj, la tradition orale, portée par des anciens et des b’alvatztixh, fait référence à la résistance religieuse :

« Leur Bible a seulement 2 000 ans, notre histoire est plus ancienne. Les Espagnols avaient l'intention d’effacer cela chez les gens, pour que nous ne sussions pas notre histoire. Ils ne parlent pas du travail et de la souffrance qu’a impliqué de créer le monde207. »

« Dieu a laissé les jours du calendrier, les Espagnols ont laissé l'autre livre, le livre des riches. Nous connaissons l’histoire et la signification des jours mayas208. »

« Les évangéliques parlent beaucoup de Dieu mais dans la vie quotidienne, ils ne sont pas la même chose, c’est une mascarade. Ce qu'ils ne savent pas, c’est que la terre avait déjà un maître, que chaque lieu avait son gardien. Ils sont venus envahir et s’imposer comme maîtres209. »

205 Juana Caba, Chajul, octobre 2013. 206 Maria Brito, Chajul, décembre 2016. 207 Ibíd. 208 Pap Jacinto, Caton Xolakul. 209 Pap Mek´ (Miguel Rivera Solís) b´alvatztixh. Agosto de 2005. 85

Comme nous l’avons vu, le relatif isolement des Ixil leur a permis de développer une culture particulière. Ils ont érigé plusieurs villages et ont construit de nombreux centres cérémoniaux. L’usage des calendriers mayas était généralisé dans la région ixil. Grâce à la diversité du climat local, ils ont réussi à mettre en place une grande variété de productions qu’ils commercialisaient avec les peuples voisins.

4. La colonisation

La période coloniale fut l’un des événements qui marqua l’histoire des peuples autochtones du continent. Elle a impliqué la destruction des formes propres d'organisation économique, politique, sociale et culturelle, ainsi que l'implantation de nouvelles structures de domination et d’exploitation.

L’Encomienda était un système d’exploitation colonial. Il s’agissait du regroupement de milliers d’indiens qui devaient travailler sans rétribution dans les champs ou les mines. L’encomendero était le colon espagnol récompensé pour ses services envers la monarchie. Même si certaines lois protégeaient les peuples indiens, dans la pratique, l’encomendero disposait librement d’eux et de leurs terres. Selon W. George Lovell, en 1528, la couronne espagnole donna à Hernando de Yllescas l’encomieda d’Ilom et, en 1529, Francisco Sanchez reçut celle de Nebaj210.

Les Reducciones de pueblos de indios (concentration de la population indienne) représentèrent une autre blessure pour les peuples mayas. Selon le chroniqueur Antonio de Remesal, la réduction des peuples s’est produite de la manière suivante211.

210 W. George Lovell, Conquista y cambio cultural: la sierra de los Cuchumatanes de Guatemala, 1500- 1821 (Antigua, Guatemala; South Woodstock, Vt., USA: Centro de Investigaciones Regionales de Mesoamérica ; Plumsock Mesoamerican Studies, 1990).p.102. 211 Cité par William George Lovell, Conquista y Cambio Cultural: La Sierra de los Cuchumatanes de Guatemala, 1500-1821 (Centro de Investigaciones Regionales de Mesoamérica, 1990), p. 82. 86

Réduction Villages réduits (parcialidades)

Txaul/Chajul Juil, Boob, Ilom, Xoncab, Chaxa, Aguazap, Juiz et quatre autres peuples

Kusal/Cotzal Nama’ Chichui’, Temal, Kaquilax et d’autres

Nabaa/Nebaj Baka’ Chel, Salquil, Cuchil, Akul, Batzchokola’ et 12 autres peuples.

En 1540, trois réductions furent créées dans la région ixil : San Gaspar Chajul, San Juan Cotzal et Santa Maria Nebaj. Le système de réductions obéissait au projet des missionnaires et des évangéliques, dans chaque réduction indienne devait se trouver une église et un prêtre212.

Dans la région ixil, les colonisateurs détruisirent d’importants centres religieux mayas. Dans les chefs-lieux, ils construisirent des églises et imposèrent le nom de deux saints et de la vierge Marie. De plus, ils hispanisèrent les noms de chaque réduction : Txaul/Chajul, Kusal/Cotzal, Nabaa/Nebaj. Les réductions incarnaient aussi une stratégie

212 En1553, les dominicains ont créé un monastère à Sacapulas, qui a servi à contrôler et à évangéliser la zone qu'ils dominaient, laquelle comprenait les Verapaz guatémaltèques jusqu’au sud-est mexicain. Le monastère de Sacapulas disposait de 8 moines-prêtres et de 11 dépendances religieuses. 87 de contrôle des communautés mayas. La concentration de la population permettait de créer un centre de pouvoir local et facilitait le paiement d'impôts et de tributs. Malgré ces destructions et ces transformations, jusqu’à nos jours, plusieurs quartiers des chefs-lieux municipaux conservent le nom du lieu de provenance des déplacés forcés ; ces villages d’origine ont été appelés parcialidades ; par ailleurs, chaque village ixil maintient son nom d’origine et les personnes de la région s’identifient comme chajulenses, cotzalenses ou nebajenses, et non par le nom des saints, et chaque église conserve des caractéristiques précolombiennes213.

Par ailleurs, l'ensemble des réductions soumises à la couronne d’Espagne fut incorporé à des Corregimientos, divisions administratives des territoires conquis. Les réductions ixil faisaient partie du Corregimiento de Totonicapan et de Huehuetenango214. La Capitainerie générale du Guatemala, ou Royaume du Guatemala, qui s'étendait sur l'actuel Costa Rica, Honduras, Nicaragua, Guatemala, Salvador et l’État mexicain du Chiapas était divisée en plusieurs Corregimientos.

La corruption et, dans une moindre mesure, la violence des encomenderos et des regidores obligèrent la monarchie à créer les Repartimientos (les Répartitions), en substitution des encomiendas. Cependant, les Répartitions demeuraient un système de travail forcé imposé par l’empire espagnol. On trouvait les cultures intensives d’indigo et de cacao dans le centre et au sud du pays, l’altitude ne le permettait pas dans les hautes terres de l’altiplano – comme celles des Ixil. Il en résulta que ces terres ne furent pas confisquées. Cette région isolée, escarpée et froide fut utilisée pour le pâturage d'animaux récemment introduits, comme les brebis215.

Ainsi, à travers la conquête, la plupart des terres mayas sont passées entre les mains de la Couronne. Cette dernière a offert des terres realengas, mercedes, caballerias aux envahisseurs216, en récompense pour la conquête de peuples et de territoires. Cela a créé les bases du système du latifundium privé, laïc et religieux.

213 C’est le cas, notamment, des églises de Chajul et de Salquilito, qui ont conservé 20 colonnes, certaines gravures ixils et des demeures de nachb’al, lieux de cérémonies. 214 Fuente y Guzmán, Antonio, Recordación Florida, libro VIII, Sociedad de Geografía e Historia, Guatemala, 1932, pp.43-45. 215 Lovell, Conquista y cambio cultural, 130-133. 216 Unités de mesure des surfaces utilisées par les Espagnols et leurs colonies entre le XVe et le XVIIIe

88

Malgré l’accaparement des meilleures terres par les conquérants, certains peuples mayas comme les Ixil ont réussi à conserver une partie importante de leurs territoires. La couronne a reconnu la propriété collective des communautés indiennes. De cette manière, l’économie naturelle subsistait là où commençait le capitalisme mercantiliste217. La plupart des communautés indiennes se trouvaient loin des pueblos de españoles, les réseaux marchands étaient très marginaux ; elles préféraient le troc et les échanges internes. Au XVIIe siècle, les commerçants émergeants convertirent les latifundiums destinés à la production du marché interne en exploitations agricoles d’exportation, notamment dans la production et la commercialisation d’indigo, de sucre et de blé.

Enfin, la conquête et la colonisation engendrèrent une violence inédite. Les guerres et les maladies provenant d’Europe ruinèrent des peuples entiers. G. Lovell montre que, dans les Cuchumatanes, plus des deux tiers de la population a succombé entre 1520 et 1821. Par exemple, en 1780, une épidémie de variole tua 4 493 Ixil ; une personne infectée sur quatre en est morte218. En effet, les colonisateurs étaient porteurs de la variole, la varicelle, la typhoïde ou la peste bubonique219. Par ailleurs, il convient de rappeler qu’à cette époque les Européens n’étaient pas habitués à se laver, alors que les Mayas utilisaient le temascal, du savon d’origine végétal et de la cendre, le tabac et la cal pour nettoyer leurs dents.

Certains auteurs, comme N. Wachtel220, pensent qu’en Amérique, il n’y eut pas de génocide mais que les morts et les maladies étaient un effet collatéral de la conquête. Pour d’autres auteurs, comme A. Césaire, A. Memmi et F. Fanon, la conquête et la colonisation occidentale eurent comme base l’extermination de millions de « nègres » et d’indiens par l’exploitation, la violence, les massacres, les guerres et les maladies. Cela les amène à envisager la conquête et la colonisation comme un « premier holocauste » 221.

siècle

217 J. C Cambranes, 500 años de lucha por la tierra: estudios sobre propiedad rural y refoma [sic] agraria en Guatemala (Guatemala: FLACSO, 1992). 218 Lovell, Conquista y cambio cultural, 173-174. 219 Lovell, Conquista y cambio cultural.pp. 153-198. 220 Wachtel, La vision des vaincus. 221 Selon Aimé Césaire, ce que le « très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle ne pardonne pas à Hitler, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, c'est l'humiliation de l'homme blanc, et d'avoir 89

Si on observe avec attention ce que pensent certains ixil, on remarque une posture critique envers ce passé colonial :

« Nos peuples ont réussi à subsister mais ils disent que plusieurs peuples et villages ont disparu222. »

« La Danse du Moronka raconte les dommages causés à notre peuple par les Espagnols. Heureusement, il y avait des gens qui ont réussi à les tromper223.»

« La Légende de l’arbre de Chiapavitz parle de l’arbre qui a été détruit par les Espagnols. Il reste encore le lieu sacré mais nous ne voyons plus l’arbre. Ils disent qu’il existe encore, certains l’ont vu224. » Cf. Lieux sacré Chiapavitz

Certains auteurs pensent que « l'essence de la structure du pouvoir colonial apparaît avec la coalition du pouvoir capitaliste, de l'institution catholique et de la métropole ». De ce point de vue-là, l'antagonisme entre le colonisateur-exploiteur-évangélisateur et les

appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique ». Frantz Fanon, préface de Jean-Paul Sartre, présentation de Gérard Chaliand, Les damnés de la terre (Paris: Gallimard, 1991); Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé de portrait du colonisateur: et d’une préface de Jean-Paul Sartre([Paris]: Gallimard, 1985). 222 Pap Pil Guzman, Nebaj,2013. 223 Pap Nicolas Brito, Nebaj 2013. 224 Pap Maxh Guzaro, Salquilito, Nebaj 2013. 90 indiens constituerait « la détermination première de la structure sociale guatémaltèque, l'axe de la dialectique depuis quatre siècles et demi225. »

Les préjugés imposés par les colonisateurs et leurs descendants ont profondément dévalorisé les peuples dominés : « animaux », « barbares », « païens », « non civilisés », en un mot, « indios ». Autant de façons de ne pas appeler la population autochtone par son vrai nom, afin de lui ôter son identité. La couleur de peau sera un autre critère de polarisation, l'homme blanc face aux « indigènes ». Dans une hiérarchie qui place l’indien en bas de l’échelle viennent ensuite les créoles et les métis, « jusqu'à ce qu'on arrive à englober tous les « supérieurs » sous l'appellation ladino ».

5. Aux origines de la résistance

« Mais il arrivera le jour où les larmes de leurs yeux arriveront au Dieu et la justice de Dieu descendra d'un seul coup sur le monde. C'est vraiment la volonté de Dieu qu'Ah-Kanteal et Ix-Pukyolá reviennent, pour les chasser [Espagnols et chrétiens] de la face de la terre ! »

Chilam Balam

La marche des Espagnols vers Quauhtemallan fut confrontée à la résistance de plusieurs peuples. Au sud-est mexicain, les Zapotecas, Chapanecas, Chol, Tzotzil, Tzentales livrèrent des batailles épiques, que racontent encore leurs descendants. Au Guatemala, l’histoire et la mémoire collective témoignent des batailles et de la résistance des peuples de Quetzaltenango, Utatlán, Atitlán, Iximche, Mam et Ixil.

225 Jean-Loup Herbert, Carlos Guzman Bockler, y Julio Quan, Indianité et lutte des classes, Union Générale d’Éditions, Paris, 1972, pp. 69-70. 91

Tekun Uman est l’archétype le plus emblématique de la résistance maya contre les Espagnols. Parlant de la manifestation folklorique de la Danse de la Conquête au Guatemala, N. Wachtel montre que « les indiens actuels l’interprètent moins comme glorification du christianisme et d’Alvarado que comme hommage à l’héroïque résistance de Tekum226 ». Selon l’historien, le folklore, passé vivant dans le présent, constitue une source pour l’étude des permanences inscrites dans la psychologie collective.

La Danse de la conquête est diffusée dans tout l’altiplano guatémaltèque et la région ixil ne fait pas exception. Au Guatemala, il existe plusieurs sculptures de Tekun Uman, l’une des plus représentatives est celle qui se trouve à Quetzaltenango. L’artiste Rodolfo Galiotti Torres a sculpté ce personnage kiche’ mais aussi d’autres dirigeants mayas du pays.

Dans la région ixil, il existe d’autres manifestations culturelles de cet ordre, notamment La danse du Moronka, qui constitue une des modalités de la résistance des Ixil. Deux personnages y participent, un homme et une femme accompagnés d’un cerf et d’un écureuil. Il s’agit en réalité de trois hommes ixils. Le premier porte la peau et le masque d’un cerf, le deuxième représente un homme ixil pauvre et le troisième est habillé en femme. L’homme et la femme dansent et parlent, le dialogue est vulgaire227. L’homme regrette profondément que sa femme soit partie avec les Espagnols, il pense qu’elle l'a fait à cause de sa pauvreté : « Comme mes chaussures ne m’arrivent pas au genou [contrairement aux bottes espagnoles] tu ne m'aimes pas, comme je n'ai pas d'horloge tu ne m'aimes pas. » Puis, l’homme s’enivre et, croyant danser avec sa femme, partie avec les étrangers, il danse avec le cerf. Enfin la femme revient à la fin de sa grossesse.

226 Wachtel, La vision des vaincus…, op. cit. p. 83. 227 Avec le cerf, l’homme se moque de sa femme : « Je t'attrape de la même manière que j’attrape le cerf. » En prenant l’écureuil, il lui dit : « C'est ton fils, il te ressemble, il est identique à toi. » 92

La danse du Moronka

Selon une version donnée par un exécutant de la danse du Moronka, cette femme ixil « a été kidnappée et violée par les Espagnols. Malgré tout, elle est encore en vie. Les Ixil sont très forts, les gens de Xibalba, les Occidentaux ne peuvent pas les détruire »228. Depuis des siècles, cette pièce burlesque était présentée aux fêtes de la semaine sainte mais, au lieu de commémorer la passion, la mort et la résurrection du Christ, elle rappelait la trahison, la souffrance et la survie des Ixil lors de la conquête et de la colonisation. Dans d'autres régions du pays, cette femme personnifie la Malinche, Malintzin. Cette femme indienne joua historiquement le rôle d’interprète, de conseillère et d’intermédiaire d’Hernan Cortés pendant la conquête du Mexique.

Ainsi, durant les centaines d’années qu’ont duré la conquête et la colonisation, il semble que chacun des peuples mayas a lutté avec les moyens dont il disposait. En 1534, un soulèvement a forcé les Espagnols à quitter Ilom. Les Itza se sont déplacés dans les profondeurs de la forêt, alors que les Kakchiqueles se sont réfugiés dans des montagnes difficiles d’accès ; en quelque sorte, ils furent les premiers à développer une stratégie similaire à la guerre de guérillas. L’ouvrage les Anales de los Kakchiqueles en témoigne :

228 Henry Guzmán, Nebaj, 2016. 93

« Dix jour après notre fuite de la cité, Tunatiuh [Pedro de Alvarado] a commencé à nous faire la guerre. Le jour 4 kamel [5 septembre 1524] nous avons commencé à souffrir. Nous nous dispersons sous les arbres, sous les lianes : Oh mes enfants ! Toutes nos tribus sont entrées dans une lutte contre Tunatiuh. Les Castillans ont commencé à partir, ils sont sortis de la ville en la laissant déserte. Tout de suite, les Kakchiqueles ont commencé à harceler les Castillans. Ils ont ouvert des puits et creusé des trous dans lesquels ils ont planté des piquets pour que les chevaux soient tués. L'année suivante, les Castillans se sont déplacés à Xepau, la guerre a continué229. »

Une autre révolte maya fit trembler les bases du système colonial dans le Royaume du Guatemala : la révolte des Tzendales de 1712. Elle mobilisa plus de 25 peuples, parmi lesquels les Itza, Cancuc, Chenalho, Ocosingo, Sivacá, Tumbalá, Oxchuc, Chilon, Yajalón, Petalsingo, Tila, Guistán, Tenejapa et Guitipa. Selon Jan de Vos, le nombre de participants à la rébellion oscillait entre sept et dix mille personnes230. Le peuple Itza fut le dernier à être soumis au joug colonial, en 1697 avec la prise de Tayazal au sud du lac de Petén Itza231. Cependant, la conquête n'a pas nécessairement signifié la soumission des peuples mayas. D’innombrables révoltes se sont produites dans l’histoire du royaume du Guatemala. Certaines impliquaient les Ixil, dont le caractère rebelle s'est maintenu sur plusieurs siècles. À titre d’exemple, en 1789, il s’était produit une rébellion à Nebaj. La foule s’était opposée aux mesures sanitaires et à la violence du prêtre et de l’administrateur à cause d'une épidémie de typhus. María Valverde-Valdés montre que la réponse à la rébellion fut très violente, le lieutenant-colonel Francisco Xavier emprisonna et fit publiquement fouetter les révoltés232.

Bien que le passé colonial s’incarne dans plusieurs sphères de la vie matérielle et spirituelle des mayas, les Ixil ont réussi à maintenir, de manière ouverte ou clandestine, des éléments de leur culture et de leur identité : la langue maya ixil, les toponymes, les noms et les prénoms, les vêtements, les légendes, les icônes et figures ixils, un territoire,

229 De la Garza, León Portilla et Recinos, Literatura maya…, op. cit. pp.164-165. 230 Jan de Vos, La guerra de las dos vírgenes: la rebelión de Los Zendales (Chiapas, 1712) : documentada, recordada, recreada, Centro Peninsular en Humanidades y Ciencias Sociales ; Universidad Nacional Autónoma de México : Centro de Investigaciones y Estudios Superiores en Antropología Social ; Universidad de Ciencias y Artes de Chiapas, México, 2011. Comme nous l’avons déjà signalé, l’approche méthodologique de l’historien nous a permis d’articuler plusieurs aspects de notre travail. 231 Alain Breton et Jacques Arnauld, Mayas la passion des ancêtres, le désir de durer, Autrement, Paris, 2002, p. 25. 232 María Valverde, Un alzamiento de indios en Nebaj… op.cit. 123. AGCA, 1.21.8., dossier 3909. 94 une agriculture, des pratiques, des connaissances et des représentations spirituelles. A titre d’exemple, les drames-ballets La danse de la conquête et La danse du moronka ont maintenu des événements et des personnages de la résistance maya à travers la mémoire collective et l’art.

6. L’indépendance fictive de 1821

La Conspiration de Belén de 1813 contre le régime colonial a été entravée par la capitainerie générale du Guatemala. Manuel Tot, maya Q’eqch’i, l’un des principaux dirigeants du complot, est devenu un fugitif. Dans sa tentative de s’échapper vers le Mexique, il est tombé malade et a confessé au prêtre de San Marcos sa participation à la rébellion. Le prêtre l'a dénoncé aux autorités et Manuel Tot fut capturé et transféré à pied à la capitale où il fut torturé jusqu’à sa mort. Selon J. Lemus, lorsque Manuel Tot fut sur le point de mourir en prison, on voulut lui enlever les chaines mais « il n'a pas accepté parce qu'il était plus digne de mourir comme ça, pour la situation dans laquelle le Guatemala était par rapport à l'Espagne233 ».Cf Manuel Tot.

L’historien Aaron Pollack remarque que Manuel Tot « est un des rares indiens d’Amérique centrale pour lequel il existe une information écrite, même si celle qui a été trouvée est encore minimaliste234 ».

Le 2 avril 1820, sept ans après de la conspiration de Belén, se produisit à Totonicapán la plus grande insurrection de l'actuel Guatemala. Les mayas kiche’, Atanasio Tzul et Lucas Akilar en furent les principaux dirigeants, la lutte contre le tribut étant l’une de leurs principales motivations. Selon Aaron Pollack, ce mouvement avait commencé en

233 José Lemus, Breve historia de Cobán; Guatemala 2009, cobaneroxport.blogspot.com. 234 Aaron Pollack, Declaración de Manuel Tot, 12 de diciembre de 1802, Ficha n° 1703, AGCA, Asociación para el Fomento de los Estudios Históricos en Centroamérica, AFEHC, Guatelama, 2007. 95

1816 et s'accentua avec les Cortes de Cadix et la crise que traversait alors l’empire espagnol en Amérique235. Pendant ce « printemps maya au Guatemala », les Kiche en rébellion destituèrent le maire José Lara y Arrase. Ils soutinrent et renforcèrent la mairie indienne d’Atanasio Tzul, qui fut couronné roi. Les dirigeants de l’insurrection étendirent leur influence sur plusieurs peuples. Ils instituèrent leur propre système judiciaire et collectèrent des impôts. Ceux qui collectaient pour la couronne espagnole étaient condamnés par la mairie indienne.

En 1955, Otto René Castillo écrit un poème intitulé Un poing pour la terre236.

Hay Anastasio, ¡Levántate con el pueblo! ¡Hay, indio! ¡Tu causa va en mi sangre como el agua de la montaña va en los ríos! ¡Hay indio! un día TRIUNFAREMOS!

Le poète fait référence à Atanasio Tzul (Anastasio) et chante l’espérance dans l’avenir du peuple maya et ladino. Comme l’explique G. Escobar, le poème contient deux éléments de la pensée de la gauche révolutionnaire de l’époque : l’encouragement aux peuples indiens à se rebeller contre l’état des choses et la conviction que les révolutionnaires ladinos partageaient les mêmes désirs et intérêts237.

235 Aaron Pollack, Levantamiento k’iche’ en Totonicapán, 1820: los lugares de las políticas subalternas (Ciudad de Guatemala: Instituto AVANCSO, 2008). pp. 79-106. 236 Il avait 18 ans, militait dans le PGT et se trouvait exilé au Salvador. Né à Quetzaltenango en 1936, il est décédé en 1966 à Zacapa. 237 Gabriela Escobar, Izquierda revolucionaria y población indígena en Guatemala (1946-1972), p. 222. Voir Virgilio Alvarez et all, Guatemala: historia reciente (1954-1996), Tomo III, Pueblos Indigenas, Actores políticos, Flacso, Guatemala, 2013. 96

On doit au sculpteur Galeotti Torres une statue à l’effigie du principal dirigeant de cette insurrection kiche’. Réalisée en 1971, elle se trouve dans le parc central de Totonicapan. Sur la plaque on peut lire : « Dans ce village, le 2 avril 1820 eut lieu la rébellion dirigée par Atanasio Tzul, celle-ci a été le précurseur de notre émancipation nationale. » Ainsi, la conspiration de Belén et l’insurrection de Totonicapán constituent des antécédents de l’indépendance de l’Amérique centrale.

Au début du XIXe siècle, les créoles guatémaltèques étaient occupés à convoiter les places et statuts que les Espagnols détenaient depuis trois siècles et à écraser la rébellion de 1820 qui mettait en péril la Capitainerie générale du Guatemala. À la fin de l’année 1820, contrairement à l’Amérique centrale, la cause de l’indépendance mexicaine paraissait complètement perdue d’un côté comme de l’autre de la mer. Au Guatemala, le caractère conservateur des créoles et la défiance des députés vis-à-vis du peuple qui cherchait l’indépendance sont explicitement exprimés dans le premier article de l’Acte d’indépendance de 1821 :

« […] Le chef politique ordonne de publier l’acte d’indépendance pour prévenir les conséquences qui seraient redoutables si le peuple déclarait l’indépendance lui-même238.»

En monde ixil, la figure de Manuel Tot et la Conspiration de Belén ne sont pas connues par la population, alors qu’elles le sont dans le reste du pays ; seuls certains dirigeants connaissent cette partie de l’histoire. En revanche, la rébellion kiche’ de 1820 et les figures d’Atanasio Tzul et Luca Akilar sont plus connues, mais moins que la bataille de Tekun Uman de1523. En ce qui concerne la rébellion, quelques Kiches de Cotzal signalent que leurs ancêtres se sont réfugiés dans la région ixil à cause de la répression et de la persécution des dirigeants de 1820 :

238 Acte d’Indépendance de 1821. Souligné par nous. 97

« La présence des Kiche dans la région ixil est très ancienne. Dès 1828, plusieurs dirigeants sont partis vers d’autres peuples à cause de la répression contre la rébellion de 1820, certains sont arrivés à Cotzal. Le cas des Kiches de Santa Maria Chiquimula est diffèrent, ils ont migré vers 1950 pour des raisons économiques, pour les cycles temporaires des semailles, des pluies et de pâturage. Ils sont descendus jusqu’à Sacapulas et Uspantan, après ils sont allés en territoire ixil239. »

Aujourd’hui, les autorités traditionnelles de la région ixil connaissent l’histoire de la rébellion kiche’ de 1820, dont les dirigeants représentent un archétype de leur travail et de leur engagement social. D’ailleurs, à la mairie indienne de Nebaj se trouvent les portraits de ces dirigeants indépendantistes.

7. Le développement du capitalisme au Guatemala

Il nous semble qu’une des insuffisances de l’historiographie guatémaltèque réside dans le manque d’études sur l’accumulation originaire du capital dans le pays. Nous ne cherchons pas à pallier ce vide, mais plutôt à souligner les aspects les plus importants de ce processus historique qui a profondément marqué les peuples d’Amérique centrale. Les études de J.C Cambranes240 et de J. Piel241 analysent certaines phases de ce phénomène. Le processus d’expansion et de spécialisation de l’agriculture d’exportation vers les métropoles a commencé durant la période coloniale. Il était interdit aux mayas de consommer les produits d’agro-exportation, par exemple ils ne pouvaient pas commercialiser ni manger de cacao. Aujourd’hui, la majorité des Ixil ne connait pas l’utilité de la cardamome. Le Guatemala en est pourtant le deuxième exportateur mondial après l’Inde. La même chose se passe avec le café, le coton et le cuir.

Les principaux changements eurent lieu au XIXe siècle. En 1828, les « libéraux » sont arrivés au pouvoir. La cochenille était le principal produit d’exportation et grâce à la participation des entrepreneurs, des machines et du capital provenant de la colonie britannique de Belize, la production et la commercialisation à grande échelle fût

239 Miguel Itzep, Cotzal, octobre 2105. 240 Cambranes, 500 años de lucha por la tierra. 241 Piel, Jean, El departamento del Quiché bajo la dictadura liberal (1880-1920), Flacso/Cemca, Guatemala, 1995.p. 69. 98 possible242. Quelques années plus tard, vers 1850, le café devint le moteur de l’économie nationale, les premiers investissements furent allemands. À la même époque, les capitalistes américains se sont implantés dans les Caraïbes. Au début, le cœur de leur activité commerciale était la banane, dont ils avaient le monopole (United Fruit Company). Avec le temps, ils sont devenus propriétaires des transports et des infrastructures de toute la région243.

Selon E. Elliot, en 1848, un prêtre visita Nebaj et observa une tranquillité relative chez les Ixil. Le religieux remarqua la solvabilité économique de la population et loua le travail des confréries malgré l’absence d’un curé244.

1890, Autorités indiennes de Nebaj. Photo de Guatemala historica

242 Cambranes, 500 años de lucha por la tierra, pp. 296-297. 243 Stephen Schlesinger y Stephen Kinzer, Fruta amarga, la CIA en Guatemala, Siglo XXI Editores, México 244 Elena Elliot, La historia de la tenencia de la tiera en el triagulo ixil, 1989, document inédit. AEG, Visitas Pastorales, Vol. 47, 1848. p.7. 99

Cependant, les peuples mayas se plaignaient du vol de terres. Ainsi, en 1902, « la mairie de Nebaj et les principales voisins » ont présenté un écrit (un mémorial) qui réclamait l’enregistrement des excédents des terres de la commune de et de la communauté de Chibul. Leur demande reposait sur un raisonnement sans failles : « Nous supplions aussi le président de la République de prendre en considération que toutes ces terres, nous les possédons depuis des temps immémoriaux…245. »

Il apparait que les dits « libéraux » guatémaltèques n’ont jamais forgé les bases matérielles ni idéologiques d’une société capitaliste comme on la conçoit en Occident. En effet, des formes précapitalistes d’exploitation comme le travail servile et en semi esclavage continuèrent d’exister jusqu’en 1944. Selon l’historien Jean Piel, « le véritable décollage capitaliste agro-exportateur au Guatemala est initié en 1860 et s’accélère après 1880, en apparence grâce au travail juridico-contractuel. Il s’agissait, en réalité, d’un travail coercitif dans des réserves d’indiens et de paysans des hauts plateaux, une région inadaptée à l'agriculture d'exportation du fait des conditions climatiques et écologiques et de son "archaïsme" socioculturel246 ». Plutôt qu’un archaïsme socioculturel, les peuples indiens entretenaient des formes non capitalistes de propriété, de travail et de production, telles que les terres communautaires, le travail collectif dans les cultures et la fabrication familiale de biens. Eut lieu également le vol des terres communales des peuples indiens par des grands propriétaires terriens et quelques ladinos. En 1877, le décret 170 déclarât toutes les terres communales comme incultes. Les terres furent mises aux enchères et de

245 Archivo General de Centroamérica (AGCA), Ministerio de Agricultura. 246 Piel, Jean, El departamento del Quiché bajo la dictadura liberal (1880-1920), Flacso/Cemca, Guatemala, 1995, p. 69. 100 cette façon furent transformées en marchandise destinées à la production des matières premières. Le modèle de progrès des « libéraux » ne cherchait pas non plus le développement d’une masse de petits propriétaires agricoles et n’imaginait même pas les principes de la démocratie libérale.

Selon J.C Cambranes, les libéraux représentaient les intérêts de la bourgeoisie naissante et voyaient dans le capitalisme la possibilité d'élargir le cadre de production247. Puis, comme le signale J. Piel, les communautés indiennes cessèrent d'avoir le soutien tutélaire de l’Église et la pression des ladino sur les terres indiennes augmenta. Selon l’historien, avec la fondation du département de Quiché en 1872, se manifeste l'existence de deux Guatemala, l’un capitaliste, progressiste, ladinizada et avec une orientation créole, l’autre traditionnel, largement indien et destiné à devenir une réserve de travail et de terres248. Les hautes terres mayas deviennent pauvres, en 1882, le département de Quiché n’a aucun hôpital et le réseau de communication est complètement abandonné. Enfin, en Amérique centrale avait existé historiquement une relation étroite entre l’Église catholique et les élites. Cependant, pendant les révolutions du XIXe siècle, les libéraux ont définitivement marginalisé l'Eglise catholique à travers des lois anticléricales (1872- 1882). Elle a alors a perdu le monopole du contrôle des indiens. En 1883, la région du Quiché avait seulement cinq prêtres, à Nebaj, , Sacapulas, Santa Cruz et Chichicastenango249.

Il apparait que les libéraux voulaient une religion pragmatique s’intégrant au système capitaliste naissant qu’ils avaient introduit. Comme le signale A. Losano, le protestantisme, « cette nouvelle religion "scientifique", conforme aux postulats du positivisme, a amené les intellectuels libéraux à chercher un affaiblissement du catholicisme250 ». En effet, on doit au président Justo Rufino Barrios (1873-1875) d’avoir entamé des négociations avec les États-Unis, qui aboutirent à l’arrivée du premier missionnaire protestant au Guatemala, le presbytérien John C. Hill. Sous la même

247 Julio Castellanos-Cambranes, Tendencias del desarrollo agrario en el siglo XIX y surgimiento de la propiedad capitalista de la tierra en Guatemala, Flacso Editorial, Guatemala, 1992. 248 Jean Piel, Sajcabaja, muerte y resurreción de un pueblo de Guatemala, 1500-1970, CEMCA/SIS, Mexico, 1989, pp. 319-320. 249 Jean Piel, Sajcabaja, muerte y resurrección… op, cit, p. 323. 250 Piedra Solano, Arturo. Notas sobre la relación entre liberalismo, francmasonería y penetración protestante en Centroamérica. Protestantes, liberales y francmasones. Jean-Pierre Bastian. FCE. México, 1993. p. 14. 101 présidence eurent lieu l’expropriation d’une partie des biens de l'Église et des communautés religieuses, ainsi que l’expulsion des prêtres et des religieux. Un des objectifs était le gain tiré des terres volées aux communautés indiennes et des terres confisquées à l’Église catholique. La hiérarchie catholique accusa Barrios d’être « le grand persécuteur de l'Église », mais elle considéra aussi que les libéraux avaient libéré l’Église des charges ecclésiastiques et qu’ils avaient amené les prêtres à être plus proches du peuple et à s’identifier aux plus pauvres251.

Pendant la période libérale, le protestantisme s'est converti au pragmatisme et a fini par valider le statu quo du système. Il nous semble que, dans un sens wébérien et selon les aspects signalés par A. Losano, les principales affinités entre les libéraux et les protestants ont consisté en : 1) la légitimation des conditions sociales régnantes ; 2) une conduite individuelle n’allant pas au-delà des intérêts personnels et familiaux ; 3) la crainte du changement social ; 4) l'idée de la nécessité de l'existence des pauvres252. Comme signale B. Rigal-Cellard « ils ont une vision individualiste de la moralité et exigent que le chrétien se sépare physiquement de la société non régénérée, et c’est pour cela que traditionnellement ils ne croient pas aux réformes sociales, leur seule activité altruiste passant par l’évangélisation »253. Avec l’arrivée des libéraux, la structure sociale n’a pas connu un changement fondamental mais a plutôt souffert d’un réaménagement. Comme les libéraux n’ont pas nécessairement exproprié les conservateurs (une partie d’entre eux appartenait à la même classe sociale), certains propriétaires terriens d’origine coloniale ont fusionné dans la nouvelle oligarchie néocoloniale.

Pour leur part, les ladinos ont cessé d'être des marginaux et des personnes de seconde catégorie. En tant que muletiers, conducteurs de chemins, contremaîtres, petits commerçants, locataires, etc., ils se sont rendus indispensables aux propriétaires fonciers et ont envahi les terres communales. Pour C. Cambranes, ils sont devenus une « sous- classe de la classe dominante254 ». Selon Marta E. Casaús, au cours du XIXe siècle, les

251 y Diocese of Santa Cruz del Quiché (Guatemala), El Quiché: el pueblo y su iglesia, 1960-1980 (Santa Cruz del Quiché, Guatemala. p,32. 252 Piedra Solano, Arturo. Notas sobre la relación entre liberalismo, francmasonería y penetración protestante en Centroamérica. Protestantes, liberales y francmasones. Jean-Pierre Bastian. FCE. México, 1993. pp. 15-17. 253 Bernadette Rigal-Cellard, Les origines de la rhétorique de l’axe du mal du président George W. Bush: droite chrétienne, millénarisme et messianisme américain, Revue Études. Septembre 2003, pp. 153- 162, http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ 254 Cambranes, 500 años de lucha por la tierra, 304. 102 ladinos ont occupé une place importante dans l’armée et du fait de leur condition de classe et de race s’opposaient à la société coloniale et soutenait l’indépendance255.

Un autre phénomène significatif fut la consolidation d’une élite autochtone, notamment maya kiche’. Selon les sources de l’historien G. Grandi256, corroborées par l’anthropologue kiche’ A. Nimatuj257, malgré l’introduction de la culture du café, les Kiche’s de Quetzaltenango n’ont pas été dépouillés de leurs terres, comme ce fut le cas pour le reste des peuples indiens. Les leurs se trouvaient en haute altitude et n’étaient pas suffisamment cultivables. Ces Kiche’s sont devenus les pourvoyeurs de la main-d’œuvre bon marché. Ils sont les contratistas des travailleurs mayas ruraux dans les plantations, la construction d'immeubles et les travaux publics. Le contratista recrute les paysans et les amène aux fincas, il reçoit un salaire du propriétaire foncier et perçoit des intérêts de l’argent qu’il prête aux travailleurs. Cela a exempté l’élite kiche’ de la Loi du travail forcé. Comme l’établit A. Nimatuj, et comme nous le verrons ultérieurement, cette couche sociale a pris l’habitude de construire des alliances avec les secteurs conservateurs et réactionnaires du pays.

Enfin, le libéralisme a construit l’État oligarquico-finquero, un concept de Sergio Tischler qui décrit la nature latifundiste des rapports sociaux autour de quatre éléments constitutifs : le racisme (qui permet de maintenir des formes coloniales d’exploitation des indiens), l’usage de la terreur, les châtiment corporels et l’étouffement de toute tentative de rébellion258. L’armée était la colonne vertébrale de l’État et était utilisée comme force de choc contre les peuples rebelles. Une partie importante des ladinos faisait le service militaire.

255 Marta E. Casaús Arzú, Guatemala : linaje y racismo, F&G Editores, Guatemala, 2007, pp. 124-130. 256 Greg Grandin, The blood of Guatemala: a history of race and nation (Durham, NC ;London: Duke Univ. Press, 2000). 257 Irma Alicia Velásquez Nimatuj, La pequeña burguesía indígena comercial de Guatemala: desigualdades de clase, raza y género SERJUS/CEDPA/Hivos/Avancso, Guatemala, 2002. 258 Sergio Tischler, La forma finquera de Estado, una aproximación al Estado liberal guatemalteco, Instituto de Investigaciones históricas, Benemérita Universidad Autónoma de Puebla, México, 1997, pp, 108-135. 103

CHAPITRE II : La rébellion ixil de 1936

Qu’en est-il de l’omission de la rébellion de 1936 dans l’essentiel de la bibliographie sur la région ixil ? Il nous semble qu’elle révèle un certain mépris envers la tradition orale, comme il nous semble qu’il y a un manque d'historicité dans l'analyse des phénomènes contemporains de la société ixil, tant dans le domaine culturel que politique, social et économique.

Les ouvrages Guatemala Ascension, acculturation et mort de Sébastian Guzman (anonyme) ; Motines de Indios259; Ixiles et Ladinos260 et Main d'œuvre salariée, le travail libre et les lois contre la fainéantise261 nous ont aidé à comprendre certains aspects de la rébellion mais, la mémoire collective, le livre de Noé Palacios et le manuscrit de Jacinto Brito Bernal nous ont permis de reconstruire la rébellion de 1936, d’en caractériser les principaux acteurs, d’identifier les structures sociales et culturelles de l’époque et d’établir les rapports avec les processus ultérieurs d’émancipation dans la région ixil jusqu’aujourd’hui.

L’instituteur Noé Palacios, maire de Nebaj en 1946, fut dans sa jeunesse témoin de la révolte, à laquelle il consacre un chapitre dans son livre très peu connu : Le peuple ixil dans la vie du Guatemala. Quant à Jacinto Brito Bernal, il a, en 2000, par le truchement de sa femme, entamé un travail de récupération, de réappropriation et de commémoration de la rébellion. Son manuscrit, l'Histoire des martyrs Ixil, constitue une reconstruction des faits de 1936 à partir de ses conversations et de ses échanges avec les familles des leaders de la révolte.

259 Severo Martínez Peláez, Motines de indios: (la violencia colonial en Centroamérica y Chiapas) (Puebla, Pue., México: Centro de Investigaciones Históricas y Sociales, Instituto de Ciencias, Universidad Autónoma de Puebla, 1985). 260 Benjamin N COLBY et Lore M COLBY, The daykeeper: the life and discourse of an Ixil diviner, Cambridge, Mass. [u.a.], Harvard University Press, 1981. 261 David MCCREER, Wage Labor, Free Labor, and Vagrancy Laws: The Transition to Capitalism in Guatemala, pp. 206-229. Voir Michael F. JIMÉNEZ et al. Coffee, Society, and Power in Latin America. Johns Hopkins University Press, États-Unis, 1995. 104

1. La genèse de la rébellion

Comme nous l’avons observé au chapitre Brève histoire des Ixil, la genèse du capitalisme au Guatemala et ses effets sur la région ixil sont étroitement liés à la rébellion de 1936. La plupart des auteurs indiquent que la réforme libérale de 1871 a introduit les Ixil dans l'économie nationale262. En réalité, le marché du café avait besoin d'une main- d'œuvre bon marché, un euphémisme de l'exploitation et du travail servile des mayas et des paysans dans les latifundia.

Nebaj vers 1925

Au moment où le marché exploitait les communautés mayas et paysannes dans les cultures d'agro-exportation, les communautés du haut plateau guatémaltèque subissaient l’enregistrement des terres mayas comme propriété privée et l'arrivée d'étrangers et de métis, les ladinos. Face à l’arrivée des contratistas en 1880, les trois communes ixil demandèrent l’enregistrement de leurs terres ancestrales. La municipalité de Cotzal fut enregistrée en 1885, Nebaj et Chajul l’ont été en 1894. Cotzal a perdu près de la moitié

262 Benjamin N Colby y Van den Berghe, Ixil Country; a Plural Society in Highland Guatemala (Berkeley: University of California Press, 1969); David Stoll, Between Two Armies in the Ixil Towns of Guatemala (New York: Columbia University Press, 1993); Bettina Durocher, Los dos derechos de la tierra: la cuestión agraria en el país ixil ([Guatemala]: Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales, FLACSO-Guatemala : Misión de Verificación de las Naciones Unidas : Dependencia Presidencial de Asistencia Legal y Resolución de Conflictos sobre la Tierra, 2002). 105 de son territoire, Chajul et Nebaj en ont conservé la majeure partie263. L’enregistrement privé (le vol des terres ixil) a commencé à la même époque. Nous présentons ici trois processus de création de fincas en terres ixil, le système de latifundium du pays :

1) Des fincas sont octroyées comme récompense aux militaires qui ont appuyé Justo Rufino Barrios en 1871. À titre d’exemple, Nebaj a perdu 15 caballerias (776. ha) accordées au capitaine Isaías Palacios264, qui fut secrétaire de la mairie et considéré comme le premier prêteur d’argent, contratista, commerçant et vendeur d'alcool. Si les ladinos originaires de la municipalité de Malacatan furent les premiers à introduire la technique de distillation du rhum, c’est la famille Botrán – membre de l’oligarchie guatémaltèque – qui ouvrit formellement une distillerie dans le quartier las violetas265. Jusqu’à ce jour, elle conserve le monopole de la production d'alcool au Guatemala, 2) Processus décrit par B. Durocher en 1895 : monsieur Joaquin Fernandez dénonce la présence d’un terrain vague de 1 263 hectares qui appartient à la commune de Chajul. Ces terres ont d’abord été vendues en 1900 à Monsieur Lisandro Gordillo Galan, puis elles connurent plusieurs propriétaires jusqu’en 1941, date à laquelle elles ont finalement été achetées par Monsieur Luis Arenas Barrena. En 1977, ce latifundium sera nommé La Perla Sociedad Anonima y Anexos266. 3) Au début du XXe siècle, le contratista Pedro Brol arrive à Cotzal. En 1904, il achète 721 hectares et continue d’acheter et d’accaparer la terre à travers des prêts consentis à des Ixil, désormais dépendants de leur endettement. En 1960, la finca s’étendait sur 1 579 hectares.

À travers ces exemples, on constate que ces ladinos sont arrivés comme contratistas et qu’ils prirent la place de propriétaires fonciers. On comprend aussi que l’introduction de l’alcool dans les communautés indiennes à la période libérale avait obéi à une stratégie de contrôle, d’endettement des familles mayas, permettant aux familles créoles et ladinas de s’emparer des terres communales mayas :

263 Durocher, Los dos derechos de la tierra, 48-56. 264 La caballeria a été unité de mesure de superficie introduite par les espagnoles et leurs colonies du XVe au XVIIe siècle. Une caballeria équivaut à 45.12 hectares. 265 Stoll, Between Two Armies in the Ixil Towns of Guatemala.pp.32-33. 266 Durocher, Los dos derechos de la tierra, 57-58. 106

« Les confréries ont été introduites par les Espagnols, ils n'étaient pas Ixil. Pour leur part, les ladinos ont introduit l'alcool. Avant il y avait de l’alcool traditionnel pour faire seulement des cérémonies, après, ça s'est converti en affaire267. »

« Nos Ixil ont vendu leurs terres à cause du rhum, non pas parce qu’ils manquaient de nourriture. Comment auraient-ils pu manquer de maïs268? »

On observe également que les ladinos riches qui sont arrivés dans la région ixil ont occupé des postes importants à la mairie, tels Lisandro Gordillo Galan et Pedro Brol qui furent maires. Enfin, il apparait à travers ces exemples que ces latifundia et leurs propriétaires ont joué un rôle capital, tant économique que politique et social durant les décennies suivantes et jusqu'à nos jours.

Ainsi, les réformes libérales ont eu un impact dévastateur sur les mayas : le recrutement forcé de main-d’œuvre, l’introduction de l'alcool, l’endettement des paysans, le vol et la privatisation de terres communales. Le comble étant que les « nouveaux propriétaires » proposaient aux municipalités qu’elles rachètent les latifundiums endettés, qui étaient les terres des communautés ! Les peuples mayas, comme les Ixil, ont toujours refusé d’acheter aux finqueros ; ils cherchaient plutôt à récupérer leurs territoires.

Entre 1929 et 1930, eurent lieu la crise financière internationale et la fin de la Seconde Guerre mondiale, un phénomène qui a marqué la décadence de l’ordre pseudo- libéral en Amérique centrale. En 1931, Jorge Ubico arrive au pouvoir. Il est le dernier président libéral du pays. Trois ans plus tard, le dictateur instaure la loi contre le vagabondage et la loi routière, lesquelles contraignaient les indiens à travailler gratuitement 150 jours par an pour les propriétaires fonciers et pour les œuvres publics :

« Le chemin de Nebaj à Quiché, nos parents l’ont fait, ils étaient forcés de travailler, ils ne gagnaient rien, en plus, ils devaient apporter leur nourriture pour chaque jour de travail269. »

267 Magdalena, Nebaj, mars 2014. 268 Colby y Colby, The Daykeeper… op. cit., p. 46. 269 Tomas Cedillo, Nebaj, octobre 2015. 107

« Nos grands-pères ouvraient les routes, ils devaient rompre les montagnes avec la machette, les pioches et les pelles. Comme à cette époque ils n’avaient pas de machines, ils cassaient et déplaçaient les grandes pierres manuellement, beaucoup de gens sont morts. »

1.1. Les archives de l’époque

Selon le ministère de l’Agriculture, la loi contre le vagabondage et la loi routière eurent comme conséquence l’affectation de 4 636 ixil aux travaux forcés durant le premier semestre 1936270. Les travailleurs forcés étaient issus de tous les villages ixils, environ 65, mais près de la moitié venaient de la commune de Nebaj, soit 2 032 personnes.

Comme nous le verrons, le recensement de 1921 signale plus de 50 villages ixil des trois communes ixils271. Vingt-six pour cent des 17 208 « travailleurs » affectés au niveau départemental venaient de la région ixil, qui comptait 20 385 habitants. En 1940, un autre recensement indique qu’elle a atteint 27 580 habitants. En ce sens, on peut estimer que la

270 AGCA, Ministerio de Agricultura, Leg. 2086, Exp. 91443. 271 Dirección General de Estadística., Censo de la Republica de Guatemala, 1921, Talleres Gutenberg, Guatemala, 1924, pp. 410-426. 108 population était d’environ 25 000 personnes en 1936, ce qui signifie que 19% de la population totale était affectée aux travaux forcés.

L’information disponible dans les archives par village indique le nom, l’âge et la profession des « hommes aptes, de 18 à 60 ans, affectés aux services ». Cependant, jusqu’à aujourd’hui, les hommes qui travaillent dans les fincas le font avec leurs enfants et leurs femmes. Officiellement, seuls les hommes étaient enregistrés et devaient accomplir les 150 jours qu’exigeait la loi mais les familles des travailleurs aidaient aussi, pour diminuer les jours de travail ou pour obtenir un peu d’argent. Les femmes, en plus de travailler la terre, devaient élever les enfants et assumer les tâches domestiques.

Le travail obligatoire ne se limitait pas aux travaux publics, certains grands propriétaires terriens exigeaient aussi de la main-d’œuvre. Ils l’obtenaient des maires, lesquels étaient majoritairement des ladinos. Au début du XXe siècle, quinze propriétés foncières (fincas) ont été créées au sein du territoire ixil. Le recensement de 1921 signale les suivantes272 :

Propriétés foncières dans la région ixil, 1921

Commune Propriété foncière Activité économique 1. Finca Villa Alicia, Café et élevage 2. Finca Santa Delfina, Chajul 3. Finca Covadonga, Culture de céréales Élevage 1. Finca San José, Café et canne à sucre 2. Finca San Francisco, Cotzal 3. Finca Villa Hortensia, Café et canne à sucre 4. Finca Peru, Café et canne à sucre 5. Colons agricoles Santa Avelina (mozos colonos) Élevage 6. Fincas San Antonio

Tuban, 7. Chipal y Asturias Culture de céréales 8. Chinimaquin

Culture de céréales

272 Dirección General de Estadística., Censo de la Republica de Guatemala, 1921, Guatemala, Talleres Gutenberg, 1924, pp. 410-426. 109

Culture de céréales

1. Finca Nueva América Culture de céréales 2. Ixtupil Nebaj: Culture de céréales 3. Las Amelias 4. Saxbitz Culture de céréales Culture de céréales

Élaboration personnelle réalisée à partir du recensement de 1921

1.2. Les évènements

Le livre Le peuple ixil dans la vie du Guatemala aborde les événements qui ont précédé la rébellion. En réaction aux pénibles travaux forcés auxquels étaient soumis les Ixil dans les fincas, les principales réunirent une assemblée générale, laquelle décida d’envoyer une délégation à la capitale pour rencontrer le président273. Une telle expédition aller- retour de Nebaj à la capitale exigeait au moins deux semaines de marche, près des deux tiers des 250 km devaient se faire à pied sur des chemins de terre. Il semble que d’autres municipalités eurent la même volonté, par exemple . Cf. Chichicastenango.

Le voyage à la capitale donna des résultats. Les personnes interviewées par Severo Martínez racontent que « le 19 juin est venu un inspecteur du travail dans le but d’orienter les indigènes pour qu’ils notent leurs heures de travail dans les carnets que donnaient les finqueros ». Cependant, le problème était plus complexe qu’une simple affaire administrative.

273 Amado Noé Palacios Tello, El pueblo ixil en … op. cit. p.47. 110

Le rendez-vous était prévu à la mairie de Nebaj pour le lendemain. Selon J. Lincoln, un groupe d'indiens des villages [aldeas], accompagné par des dirigeants et des principales, est arrivé à Nebaj pour « protester contre l’officier désarmé ». Noé Palacios rapporte que l’officier Arturo Guzmán bloqua l’entrée à tous ceux qui voulaient pénétrer dans l'enceinte, puis il déclara à l'intendant municipal Rigoberto Flores : « C'est un soulèvement274. » Face à la mobilisation des Ixil, Guzman les « exhorta à se retirer. Il dégaina le pistolet et fit feu pour terroriser et disperser la foule. Rien ! Il ordonna aux sept gardes de son commandement de disperser la foule à coups de crosse. Les gens se défendaient en leur enlevant leurs armes. À cette époque, personne ne connaissait les armes. Aucun ixil n'allait au service militaire. Tous étaient sapeurs (agriculteurs)275 ».

J. Lincoln rapporte également qu’un des porte-paroles ixils s’approcha et que le commandant l’interpella et déclara que les Ixil étaient une troupe de sales sauvages. L’un des Ixil prit un balai, frappa le commandant au visage et l’abattit276 ». Les interviewés confirment ces faits mais confèrent une place centrale aux femmes ixils :

« Ils racontent que le commandant est venu, tout le monde était exaspéré des violations commises contre le peuple. Les femmes se trouvaient devant la foule, l’une d’entre elles prit l’un des piquets en bois qui protégeaient les fleurs du parc et le lança contre le commandant277. »

« Arturo Guzmán était un ladino qui obligeait les gens à aller travailler, il donnait beaucoup de travail et il ne payait pas, cela a initié le conflit. Ils ont frappé Arturo Guzmán dans le parc, les femmes étaient très en colère278. »

La garnison de Nebaj était composée d’« Arturo Guzmán, deux sergents et sept soldats. Les soldats portaient des carabines Winchester 44, mais peu de balles ». Le 20 juin, un télégramme fut envoyé, des gardes accompagnés des miliciens de Cotzal et de Chajul arrivèrent à cheval. Le 21 juin, le peuple prit le contrôle de l'intendance. Ce moment de liberté de dura pas longtemps. Prévenu par télégramme, le colonel Daniel

274 Amado Noé Palacios Tello, El pueblo ixil en la vida de Guatemala, Ediciones LOLDEL, Guatemala, 2000, p. 48. 275 Ibíd. p.47. 276 Lincoln, 68-69. Souligné par nous. 277 Lalo Velasco, Nebaj, février 2013. 278 Pap Pil, junio 2013, Nebaj. 111

Corado arriva à minuit sous une pluie torrentielle, accompagné des gardes et des miliciens de Cotzal et de Chajul. On lui livra la liste des capturés.

1.3. Les capturés de la rébellion

À l’aube du 22 juin, les soldats firent sortir dans la cour de l’intendance les huit principales accusés d’avoir dirigé la rébellion, mais l'un d'eux parvint à s’enfuir. Puis les soldats formèrent deux files encadrant les Principales. « Sur ordre du commandant Corado, les soldats ont commencé à défiler, sont passés devant l'église catholique et se sont arrêtés face à un mur qui était derrière eux. Ils ont donné des pelles aux capturés pour qu'ils réparent le mur fatidique279. L’historien S. Martinez confirme cette information : « à l’aube, [les capturés] sont amenés derrière l'église et, près du mur, ils reçoivent deux décharges de fusils tirées par les 25 soldats de Corado ».

La majorité des interviewés indiquent que, pendant la nuit, près de 300 personnes furent capturées et envoyées à la capitale départementale, marchant près de 90 kms en portant leur nourriture et leurs vêtements. La destination finale de la majorité d'entre eux fut les forêts du Petén, se situant à 500 kms du Quiché. La plupart des interviews et l’ouvrage de Palacios et Martínez concordent aussi sur la panique qui s’est instaurée dans la région ixil, ainsi que sur l'abandon temporel du village et la fuite dans les montagnes :

« Mon grand-père, Vicente Guzmán a reçu 13 tirs. Auparavant, ils nous traitaient d’indiens de merde. Les gens souffraient beaucoup, pour cela ils se sont organisés mais leur révolte les a tués280. »

« Vous pouvez imaginer, après la tragédie, les nerfs de la foule étaient à vif, plusieurs sont partis avec leur famille dans les montagnes, cherchant la paix, pour oublier et pour s'éloigner de la violence. »

Un télégramme du 27 juin, envoyé du Quiché au ministère de la Justice, signale :

279 Amado Noé Palacios Tello, El pueblo ixil en … op. cit. p.47. 280 Nan Xhib Guzman, Nebaj, 21 juin, 2012. 112

« J’ai l’honneur de vous communiquer que, provenant de Nebaj, ont été reçus dans ce tribunal cent trente-huit (138) inculpés pour sédition, avec diligence, nous procédons en conformité avec la loi. Respectueusement, Carlos Fernández Ch., le juge de première instance281. »

2. La configuration sociale de l’époque

Dans cette partie, nous nous proposons d’analyser les groupes et classes sociales au sein de la population de la région ixil dans le premier tiers du XXe siècle. De manière générale, nous distinguons deux groupes sociaux. Le premier est constitué de la communauté et de ses dirigeants, les B’oq’ol quesal tenam, qui englobent une pluralité de figures ixils (q’esal tenam, ixojkuyintxa, b’alvaztixh, aq’i, etc.) étroitement liées au Kacholpom (ceux qui pratiquent les cérémonies). Les confréries catholiques font partie de ce premier groupe. Le second groupe réunit les propriétaires fonciers et les caciques ladinos, qui entretenaient d’étroites relations avec le gouvernement municipal et la garnison militaire qui se trouvait sous la direction d’un officier. Les maires et la garnison étaient nommés par le président. Il y avait aussi une petite élite indienne, les caciques ixils. Politiquement et socialement, ils étaient plus proches des caciques ladinos. Enfin,

281 AGCA, ministère de l’Intérieur, Leg. AC, Exp. 12, Souligné par nous. 113 l’Église jouait un rôle marginal et les confréries catholiques étaient sous l’influence des principales à cette époque.

Élaboration propre

2.1. Communautés ixils

Au début du XXe siècle, la région ixil restait relativement isolée du reste du pays. Lincoln raconte qu’il faisait deux jours à cheval pour parcourir la distance de Nebaj à Sacapulas en 1939. Cette situation géographique a favorisé une unité entre les communautés ixils et une moindre influence du monde extérieur. La communauté demeure, pour la majorité des Ixil, l’axe central de l’organisation sociale, des mœurs, de la langue et de la vie en collectivité. Il apparait qu’elle a une prééminence sur l’individu, qu’elle maintient la cohésion de la collectivité et aide à préserver les coutumes et les connaissances du peuple. Une cohésion également due au fait qu’historiquement, les peuples mayas ont maintenu leurs propres autorités ; dans le cas des Ixil, il s’agit des B’oq’ol quesal tenam, les dirigeants élus par l’ensembles des communautés282. Enfin, une partie importante de la résolution des problèmes et des prises de décision se faisait à travers le koomon kab’al, la maison communale de délibération, l’espace duquel surgit le koomon y’ol, l’opinion de tous, le consensus général des communautés283.

282 Ces aspects seront approfondis dans le chapitre intitulé Communautés traditionnelles et communautés en résistance. 283 Ce genre d’éléments nous aide aussi à désigner les caractéristiques de l’« esprit» des communautés ixils au sens de M. Weber. 114

La mémoire collective et les sources de l’époque indiquent que la participation des communautés ixil a été un acteur fondamental de la rébellion ; elles étaient le soutien des dirigeants. N. Palacios témoigne que la prise de la mairie a été possible grâce à la participation et la mobilisation de centaines d’Ixil :

« La rue était colorée dès l'intendance jusqu’au calvaire puisque tous les hommes utilisaient le coton, le costume traditionnel, et les femmes le corte, la jupe traditionnelle bleue284. »

Le 21 juin, la foule déborda du centre de Nebaj. Des hommes et des femmes empruntèrent les rues du centre du village, c’était un jour de marché285. Il faut se rappeler que les travailleurs forcés venaient de tous les villages ixil, bien que près de la moitié vint de la commune de Nebaj : 2 032 personnes selon les chiffres officiels.

2.2. La spiritualité maya et ses spécialistes

Comme nous l’avons indiqué précédemment, dans la langue ixil, le concept de spiritualité n’existe pas. Il semble que ce soit aussi le cas dans les autres langues mayas. En langue ixil, K’acholpom est la notion utilisée pour faire référence aux personnes qui connaissent le calendrier maya et font des cérémonies286. Ce que nous savons sur l’histoire, la culture et la spiritualité des Ixil vient de ceux qui sont les détenteurs de l’ancien système de traditions et de connaissances ixil, duquel la spiritualité maya est un élément primordial. Quel rôle a joué la spiritualité ixil dans les évènements de 1936 ? Comment était-elle perçue ? Selon J. Lincoln, lors de la rébellion de Nebaj, l’officier déclara « qu’il détestait les sorciers Ixil » car ils étaient une « troupe de sales sauvages ». Alors, « quelqu’un a pris un balai, a frappé le commandant au visage et l’a abattu287 ». L’anthropologue indique aussi que l’officier Arturo Guzmán menaçait de mort les Ixil qui pratiquaient des cérémonies dans les montagnes et qu’il souhaitait une « loi contre la

284 Amado Noé Palacios Tello, El pueblo ixil en … op. cit. p.47. 285 Jackson Steward LINCOLN, An ethnological study on the Ixil Indians…, op.cit. p. 68. 286 K’achol est celui qui brûle le pom, un élément essentiel qu’accompagne le brûlage de l'encens dans les nachb’al, les lieux « sacrés ». 287 Jackson Steward Lincoln, An ethnologicalstudy on the Ixil Indians…, op.cit. p. 68-69. Souligner par nous. 115 sorcellerie ». Selon l’officier, tous les pratiquants de la spiritualité ixil étaient des sorciers288.

Les Ixil assassinés ont été enterrés dans une fosse commune dans le vieux cimetière de Nebaj, appelé en ixil Koomon Aanima Oot. Noé Palacios souligne que le lieu où ont été enterrés les sept principales est Ixb'al289, où quotidiennement concourent les b'alvatztixh pour faire leurs prières et « ils se souviennent [invoquent] Sebastián Cedillo, Diego Cuchil, Juan Bernal, Juan Brito, Pedro Méndez et les frères Vicente et Pedro Guzmán, les sept principales ixils fusillés ». Le 1er novembre de chaque année, les familles ixils visitent les cimetières, elles peignent leurs mausolées, placent des fleurs, de la nourriture et des bougies. Certains vont aussi à la maison communale du cimetière Koomon Aanima Oot, où se trouvent les fusillés de 1936. Pour leur part, chaque fois que les b’alvatztixh font des cérémonies dans ce cimetière, notamment les jours Kamel et Amma du calendrier maya, ils les font aussi dans cette maison communale. Cf. Maison communale du cimetière.

288 Ibid. p.69. 289 Le mot ixb’al n’existe pas en langue ixil. Ix est le préfixe des noms féminins et un jour du calendrier maya. B’al est l’expression utilisée pour père. 116

2.3. Les B’oq’ol Q’esal tenam

Pour acquérir le statut de B’oq’ol Q’esal Teman (Principal) et pour être à la tête de la communauté, il fallait occuper graduellement un espace de responsabilités et de direction civile ou religieuse, à travers le système de travail volontaire dans l’organisation traditionnelle ou à partir des confréries catholiques. Il semble que la majorité des communautés suivaient l’autorité des Principales, les Boq’ol q’esal tenam, durant l´époque de la rébellion. Selon les interviewées, les Boq’ol q’esal tenam, les autorités ixil, tenaient une place centrale dans l’organisation sociopolitique et culturelle des communautés à cette époque :

117

« Avant, ils étaient les prrincipales, ils tenaient des réunions et décidaient entre tous, on choisissait la personne qui dirigeait. Maintenant, les gens se maltraitent et se battent entre eux290. »

Photo des années 1970

Comme le signale J. Piel, les décisions étaient généralement prises à « l'unanimité sine qua non des membres de la communauté, laquelle peut s’interpréter de deux manières : comme une démocratie complète ou comme un totalitarisme communautaire291 ». Il semble que l’autonomie relative des structures politiques traditionnelles ixil a perduré jusqu'aux années soixante, puis elles ont commencé à subir les attaques des missionnaires de l'Action catholique.

2.4. Les caciques et les ladinos

290 Pal Pil, Nebaj, 2012. 291 Piel, Jean, El departamento del Quiché bajo la dictadura liberal (1880-1920), Flacso, Cemca, Guatemala, 1995.p:33. 118

Selon le recensement de 1893, la population ladina dans les trois communes ixil s’élevait à 98 personnes (11 à Chajul, 21 à Cotzal et 66 à Nebaj). Sur une population totale de 12 099 habitants, les ladinos représentaient 0.8%292. L’arrivée des ladinos a surtout eu lieu dans le premier tiers du XXe siècle. La majorité d’entre eux avaient été expulsés du Mexique par la révolution. En 1921, la population ladina dans la région ixil s’élevait à 809 personnes ; vingt ans plus tard, elle était estimée à 2 074. Autrement dit, de 1900 à 1950, le nombre des Ladinos est passé de 100 à 2 000 personnes. Parmi les noms les plus connus se trouvaient les Migoya, Canella, Villatoro, Herrera, Arenas, Palacios, Samayoa et Brol.

L’objectif principal des ladinos était de s’approprier les terres fertiles de la région ixil. Le marché du café nécessitait une main-d'œuvre bon marché, autrement dit, du travail servile des mayas et des paysans dans les latifundia. Les trois communes firent leur possible pour empêcher le vol de leurs terres ancestrales et pour lutter contre l’exploitation de la population, notamment en recourant à la rébellion. N. Palacios rapporte que le cacique le plus important de la municipalité de Nebaj, « qui vivait dans la rue du calvaire [le finquero Enrique Brol] », organisa une réunion d'urgence avec les caciques et le colonel Corado et déclara :

« Désolé mon général, nous vivons un moment difficile, c’est pour cela que nous vous dérangeons. Je considère que doit avoir lieu un précédent pour que ceux-là abandonnent les soulèvements et les révoltes293 ».

À l'aube du 22 juin, accompagnés des chefs militaires, les caciques du peuple, rendirent visite aux prisonniers ixils. Noé Palacio restitue leurs échanges :

⎯ « Le président Ubico a envoyé le licenciado [inspecteur] pour arranger les choses » ⎯ « Nous demandons de la justice » ⎯ « Pourquoi êtes-vous impliqués dans la rébellion ? Cela est une chose sérieuse mais ne vous inquiétez pas, nous parlerons immédiatement avec le général et les militaires. »

292 Dirección General de Estadística., Censo de la Republica de Guatemala, 1921, pp. 218-219. 293 Souligné par nous. 119

2.5. Les caciques ixils

La domination et l’exploitation que subissaient les Ixil, tout comme la répression de la rébellion, ont aussi été possibles à cause de la collaboration de quelques indiens :

« À cette époque il y avait un intendant ladino, en plus il y avait deux espions (orejas) qui voulaient devenir maires, Me’k Kup et Kaxh Texh. Eux aussi ont amené la répression294. »

Au-delà de ces deux personnages, le cas de Sébastian Guzman (1906-1981) nous permet de percevoir la condition et les rapports sociaux au sein de cette petite élite locale. Pap Xhap Guzman, Sébastian Guzman, fut un cacique ixil issu du système des confréries catholiques. Il possédait de nombreux terrains et l'ambition d'en avoir plus l'a conduit à spolier ses compatriotes. Auprès des ladinos, il apprit l’espagnol mais aussi à corrompre l’administration publique, à endetter et à dépouiller ses compatriotes. Selon un manuscrit anonyme de 1981295, pendant la rébellion de 1936, il fut protégé par Enrique Brol et, grâce à lui, commença sa carrière comme contratista. Il reçut un prêt de 10 000 quetzales et, au fil du temps, acheta deux camions, un magasin, un pressoir de maïs et une finca à Xoloché. Quelques années plus tard, Sébastian Guzman soutint la candidature d’Enrique Brol aux élections municipales, lequel fut élu maire de Nebaj en 1970.

Dans les années 1970, Guzmán est devenu, une fois encore, le dirigeant des confréries de Nebaj. À l’occasion des fêtes les plus importantes, il offrait, deux semaines durant, un groupe de marimba, de l’alcool, des fusées, des bougies, des fleurs, de la nourriture et des sacs de maïs. En 1973, il a établi, avec d’autres caciques, des relations avec l'armée, lesquelles se sont approfondies au cours des années, au point « d'avoir livré des noms de dirigeants des communautés chrétiennes de base qui ont été assassinés par la suite, tels que Jacinto Brito Bernal, José Ceto et Felipe Bernal ». Le 13 décembre 1981, le cadavre de Guzmán fut trouvé dans le parc central de Nebaj296. Il semble qu’il ait été abattu par la guérilla.

294 Felipe Guzman, Pap Pil, Nebaj, 2012. 295 Guatemala : Ascenso, aculturación y muerte de Sebastián Guzmán, principal ixil de Nebaj. Nebaj, Guatemala, 1981. 296 Selon le manuscrit, une note accompagnait le corps : « Dans la guerre il n'y a pas de petits problèmes, le problème est grand. La guerre est comme un feu. On sait qui est le frère du pauvre et qui est le coyote du peuple. La guerre montre qui a un cœur et qui marche avec deux cœurs. » 120

2.6. Le pouvoir militaire

La structure militaire était organisée de la manière suivante : les 22 départements du pays avaient un commandant pour chef politique, chacun commandait les mairies du département et avait à sa disposition des casernes et des soldats d'infanterie et de cavalerie. Au niveau local, chaque intendance municipale avait un officier. Selon l’historien P. Gleijees, « les officiers étaient des métis et la plupart des soldats étaient indiens297 », comme l’officier (Mayor) Arturo Guzmán et le commandant Daniel Corado.

L’efficacité et la cruauté étaient les deux principales caractéristiques de l’armée. Selon Noé Palacios, le jour de leur exécution, les principales ixil pleuraient et demandaient à être épargnés. Mais le commandant Corado était pressé : « Chargez les armes, pointez, feu ! ». L’auteur décrit aussi la scène du crime : « L’un avait le visage morcelé par les balles, un autre essaya de fuir mais les balles lui firent éclater la tête, son cerveau éclaboussa les bottes bien lustrées du commandant298. »

Cette cruauté a aussi été signalée dans les entretiens :

« Les militaires ont occupé Nebaj pendant un mois, ils ont violé des femmes, ils ont assassiné. La population a abandonné le village, quand elle est revenue, l'herbe abondait dans les maisons299. »

« Mon grand-père, Vicente Guzmán, a reçu 13 tirs. Auparavant, ils nous disaient indiens malodorants. Les gens souffraient beaucoup, c’est pour ça qu’ ils se sont organisés mais leur révolte les a tués300. »

La cavalerie a joué un rôle particulier. La disposition coloniale qui interdisait aux indiens de monter à cheval a perduré plusieurs siècles. Comme le signale Martínez Peláez, « des indiens à cheval et armés avec leurs machettes auraient été une menace constante de rébellion301 ». En revanche, le régime a toujours employé la cavalerie pour réprimer

297 Piero Gleijees, La esperanza rota…op. cit., p. 11. 298 Amado Noé Palacios Tello, El pueblo ixil en … op. cit. p. 48. 299 Maria Brito, Nebaj, février 2014. 300 Nan Xhib Guzman, Nebaj, 21 juin, 2012. 301 Martínez Peláez, Motines de indios.p.24. 121 les soulèvements. Il faut se rappeler que les miliciens de Cotzal et de Chajul, tout comme le commandant Corado, étaient arrivés à cheval.

2.7. L'Église catholique

Le prêtre Pedro Manuel Corral, et à travers lui l'Église catholique, n'apparaît ni dans les ouvrages ni dans les archives de l'AGCA. Il était pourtant le responsable de l'église de Nebaj de 1934 à 1938. Malheureusement, les archives de l’église furent incendiées en 2000 et aucun document n’a survécu à l’incendie302.

N. Palacios remarque que, dans les années 1930, le prêtre départemental était conscient du danger auquel s'exposaient ceux qui dénonçaient le régime. Il cite l’épisode de l'inauguration d’une route que le prêtre a interrompue en apostrophant un homme hostile au gouvernement : « Allez ! Monsieur Tadeo, taisez-vous avant que le commandant [Corado] n’ordonne de vous fusiller. Vite, ipso facto, les feux d’artifices et le marimba ont commencé, ils s’étaient mêlés et le bruit s’était dilué dans l'atmosphère avec les voix et le galimatias303. »

À travers les archives et des entretiens, on perçoit que l'Église catholique a joué un rôle marginal pendant la rébellion ixil, au point qu’elle n’est mentionnée nulle part. Il existait les confréries mais elles étaient sous l’influence des B’oq’ol q’esal teman.

3. Les effets de la rébellion

Nous traitons ici des effets immédiats de la rébellion de 1936. Les plus importantes n’ont été mentionnés que par Noé Palacios. Comme nous l’avons vu, la première action du général Corado, le chef politique du Quiché, fut la capture des huit principales accusés d’avoir dirigé la rébellion. Cependant, le jour de l'exécution, Pap Me’k Kup, Miguel Brito, alias Miguelon, s’est enfui. Il demanda la permission de se laver les mains et profita de la négligence des gardes. Pap Me’k Kup devint, dix ans plus tard, le premier maire ixil. Son

302 Les membres de l’église signalent que l'incendie a été provoqué à l'intérieur de l'immeuble à partir de trois points distincts. Il semble que la cause principale de l’incendie fût un processus d'exhumation dans la région ixil. 303 Amado Noé Palacios Tello, El pueblo ixil en … op. cit. p. 50. 122 principal adversaire aux élections était Arturo Guzmán, le major (militaire) qui a collaboré à la répression de la révolte. Les temps avaient changé. En 1946, Juan José Arévalo Bermejo était le premier président de la révolution nationaliste guatémaltèque (1944-1954).

Selon N. Palacios, Me’k Kup ne put gouverner sereinement car les caciques et les ladinos lui créèrent toutes sortes de problèmes. Il dut quitter la mairie brusquement à cause d’un conflit créé par l’opposition. Mais, en 1948, Noé Palacios gagna les élections et répondit, durant son mandat, à plusieurs revendications nées au cours de la rébellion de 1936 :

« Personnellement, ma principale inquiétude était l’éducation mais, dans la mairie, nous voyions tous les problèmes. Nous avons réglé plusieurs conflits agraires, nous avons cherché à rétablir la justice face aux abus de certains caciques et nous avons respecté la culture millénaire de notre peuple. Quelques-uns nous disaient communistes304. »

En 1954, eut lieu l’invasion américaine et le coup d’État contre le président Arbenz. Les gouvernements militaires apparurent et la plupart des acquis de la révolution nationaliste furent supprimés. Lorsque les effets de la contrerévolution atteignirent la région ixil, les Ixil et les ladinos progressistes furent accusés d’être communistes. Certains dirigeants furent persécutés et, au fur et à mesure, les droits nés de la démocratie libérale ont été supprimés. Il faudra attendre la fin des années 1960 pour assister, de nouveau, à la mobilisation sociale et à la participation politique des Ixil.

La rébellion n’a pas été oubliée, elle est restée latente au sein de plusieurs familles et communautés. Un cas nous semble fort pertinent : en 1970 Pap Xhas Matom décida de rejoindre la lutte armée. Avant de partir, sa mère lui rappela ce qui était arrivé en 1936. Elle n'était pas d'accord avec la décision de son fils et elle le lui a dit :

« Il va t´arriver la même chose qu’aux B’oq’ol q’esal teman qui ont été tués. »

304 Noé Palacios, premier entretien, Nebaj, mars, 2005. Malheureusement, à cette époque, nous ne savions pas qu’il avait vécu la rébellion de 1936 et qu’il, nous a-t-il dit, avait beaucoup appris de la lutte des Ixil. 123

Il passa outre et fut l’un des membres de la première famille de Nebaj qui a rejoint la guérilla.

CHAPITRE III : La révolution nationaliste et la région ixil

Les effets à moyen terme de la rébellion de 1936 se sont produits une décennie après, durant la révolution nationaliste (1944-1954). La lutte contre la dictature de Jorge Ubico commença par la mobilisation des étudiants de l’enseignement secondaire et universitaire, ainsi que des instituteurs des centres urbains. Si les ladinos, principalement des étudiants, des professeurs issus de la classe moyenne de la capitale et certains membres de l’oligarchie furent les précurseurs de la révolution nationaliste, les officiers rebelles conduisirent l’insurrection et armèrent près de 2 000 civils volontaires. Le 20 octobre 1944, les forces révolutionnaires nationalistes conquirent le pouvoir. Cet événement marque le début de ce que Luis Cardoza y Aragon a nommé les « dix années de printemps au pays de l’éternelle tyrannie305 ».

Néanmoins, il nous semble que le massacre de Patzicía, perpétré les 22 et 23 octobre 1944, a assombri les relations entre les communautés mayas et l’État nationaliste. Le premier jour, le mécontentement social des mayas kakchiqueles (lié à l’exploitation, à la marginalisation et au racisme qu’ils supportaient depuis plusieurs décennies) s’est traduit par la mort de 15 ladinos. A titre de représailles, le lendemain, les ladinos de la région exécutèrent entre 500 et 800 kakchiqueles, avec l’aide de l’armée306.

Les politiciens et la presse de l’époque présentèrent les « indios » comme non civilisés, manipulés et conservateurs, tandis que les ladinos furent présentés comme progressistes et modernes. Cette vision dominait au sein de l’État entre 1944 et 1954 et les lois et les politiques mises en place par le Congrès et le gouvernement d’Arévalo et d’Arbenz mettent en évidence la nature assimilationniste et paternaliste de la révolution nationaliste. Au début de la révolution nationaliste, la participation des peuples mayas et de la paysannerie fut marginale, puis, au cours des années, elle prit plus d’importance.

305 Au début du XXe siècle deux dictateurs ont marqué la fin de la période libérale, Estrada Cabrera et Jorge Ubico. Luis Cardoza y Aragón, La revolución guatemalteca, Cuadernos Americanos, México, 1955. 306 Richard Newbold Adams, Ethnic Images and Strategies in 1944 (Institute of Latin American Studies, University of Texas at Austin, 1988). pp. 12-16. 124

1. Le gouvernement d’Arévalo Bermejo (1945-1951)

Nous traiterons brièvement des politiques publiques mises en place par les gouvernements de la révolution, ainsi que de l’action du congrès et des relations entre l’État nationaliste et les communautés mayas. La région ixil servira par conséquent à la fois de prisme et de point de vue critique sur cette période historique. Le 15 mars 1944, Juan José Arévalo Bermejo devient président grâce à l'appui de deux partis politiques : le parti Rénovation Nationale (RN), fondé par les instituteurs, et le Front Populaire Libérateur (FPL), fondé par les étudiants.

L’historien Piero Gleijeses explique les raisons pour lesquelles l’oligarchie guatémaltèque se sentait rassurée par le nouveau président. En effet, le monde indien restait très éloigné pour lui, il n’avait pas montré de résistance face à la dictature d’Ubico et n’avait pas quitté le pays en 1936307. Enfin, il s’intéressait à l’économie mais soulignait l’importance de l’éducation et des valeurs spirituelles. Arévalo était issu de la classe moyenne308. L’étude historique coordonnée par Arturo Taracena309 examine plusieurs dimensions du printemps démocratique : les débats sur les peuples indiens de l’Assemblée constituante de 1944-1945, l’ambivalence des recensements, les lois envers les peuples autochtones et la création de l’Institut indigéniste national (IIN).

La teneur des propos tenus par les députés Antonio Reyes et Marroquin Rojas montre clairement la pensée et l’idéologie à l’œuvre dans les débats de l’Assemblée. Selon Reyes, « l’État doit développer sa politique afin de guider les indiens économiquement et culturellement, mais dans le cadre d’une orientation occidentale ». Quant à Rojas, il déclarait : « Je ne conçois pas, messieurs, qu’il faille maintenir la culture ou les cultures indigènes, parce qu’elles ne servent absolument à rien ; au contraire, elles sont un lest pour la nation, un lest qui nous maintiendra toujours dans un état primitif, semi- sauvage310. »

307 Il a fait son doctorat en Argentine, gouvernée par les conservateurs. 308 Piero Gleijeses, La esperanza rota : la revolución guatemalteca y los Estados Unidos, 1944-1954, Guatemala, Guatemala, Editorial Universitaria, Universidad de San Carlos de Guatemala, 2005. pp. 43- 45. 309 Arturo Taracena Arriola, Etnicidad, estado y nación en Guatemala. TomoII, Antigua Guatemala, CIRMA, Centro de Investigaciones Regionales de Mesoamérica, 2002. 310 Arturo Taracena Arriola, Etnicidad… op cit, pp. 39-45. 125

Il semble que ces conceptions étaient partagées par la majorité des députés. Pour une grande partie d’entre eux, « le problème indien » était trop spécifique, d’où le fait qu’ils n’ont pas pris en compte la réalité culturelle et ethnique du pays dans la Constitution. L’espagnol est devenu la langue officielle et les langues autochtones furent considérées comme un simple instrument pour l’apprentissage de l’espagnol. Enfin, les députés ont refusé la création d’un « statut indien » dans la Constitution, parce qu’il pouvait « générer des mauvaises interprétations dans les secteurs réactionnaires311 ». La Constitution de 1945 n’a pas inclus une réglementation spécifique sur les « groupes ethniques », mais elle a délégué au président de la République le soin de créer et de développer les institutions nécessaires pour résoudre « le problème indien ».

L’Institut Indigéniste National (IIN)

La création de l’Institut Indigéniste National s’inscrit dans le cadre de la VIIIème Conférence internationale latino-américaine, qui s’est tenue en 1938 à Lima, au Pérou. Les accords de cette conférence ont été ratifiés en 1940 au Congrès continental de Patzcuaro, au Mexique, notamment la création de l’Institut Indigéniste Ibéro-américain. En 1945, Rodas Corzo et Gaubaud Carrera, deux intellectuels qui ont assisté au congrès, ont créé l’institut indigéniste national au sein de l’université publique de San Carlos du Guatemala, avec le soutien du président Arévalo. Selon le sociologue Gaubaud Carrera, premier président de l’Institut, « l’indigénisme, sans aucun doute, c’est la manifestation, le symptôme d’un malaise social. Lorsqu’il n’y a pas d’indiens, il n’y a pas d’indigénisme ; s’il en existe, c’est l’expression d’un intérêt archéologique ». L’écrivain David Vela écrit qu’il y avait « des complexes psychologiques qui mettaient l’indien dans une situation défavorable vis-à-vis de la loi, d’où le fait de le protéger312 ».

Les précurseurs de l’IIN considéraient qu’au Guatemala il n’y avait pas d'information exacte sur les indiens parce que les préjugés de ceux qui exploitaient leur faiblesse économique et leur retard éducatif prédominaient. Il fallait donc connaitre avec précision les indiens pour les assimiler. En 1945, l’Institut Indigéniste National définissaient les

311 Ibid. p. 38. Souligné par nous. 312 Antonio Goubaud Carrera, Indigenismo en Guatemala., Guatemala, Centro Editorial « José de Pineda Ibarra, » Ministerio de Educación Pública, 1964. p. 19. Souligné par nous. 126 principaux « problèmes » des indiens : une vie communautaire primitive, des maladies endémiques, une technologie agricole dépassée, l’isolement des centres urbains et surtout une population qui représentait 55% de la société. Au Mexique, il apparait que l’État et l’institut indigéniste ont réussi à présenter le métissage (assimilation) comme la panacée des rapports interethniques ; les programmes et les politiques publiques ont visé l’homogénéisation culturelle du pays et ont construit un fort sentiment nationaliste. En revanche, au Guatemala, la plupart des politiques et des programmes assimilationnistes mis en place par l’État et l’Institut Indigéniste National n’ont pas produit les effets attendus.

Les limites de l’indigénisme guatémaltèque furent constatées lors du Congrès des instituteurs et des leaders indiens qui eut lieu en 1945. À travers ce congrès, le ministère de l’Éducation nationale voulait « mesurer l’ampleur du problème indien et étudier les possibles solutions313 ». Sur 65 instituteurs de 21 communes invités, seul 34 instituteurs indiens de 13 communes étaient présents. Selon A. Taracena, les participants considéraient important d’améliorer les conditions de vie et de travail de la population rurale, ainsi que d’élargir l’apprentissage de l’espagnol et de promouvoir l’alphabétisation, tout en spécifiant que ces dispositifs ne devaient pas introduire trop de changement, parce que l’indien devait conserver « sa vie authentique, sans mystifications ». Évidemment, la résolution émanant du congrès contredisait la politique d’assimilation de la Constitution de 1945 et de l’Institut Indigéniste National314.

La révolution nationaliste entreprit de traiter les problèmes d’un pays qui avait été gouverné par des militaires et des dictateurs : le travail forcé cessa, les intendentes d’Ubico furent remplacés par les maires élus et le code de travail reconnut le droit de se syndiquer. Cependant, la distribution de la terre restait le talon d’Achille du pays. À cette époque, environ 2 % des propriétaires fonciers possédaient 72 % de la terre arable, ils en cultivaient la moitié. Quatre-vingt-dix pour cent des enfants de la campagne n'allaient pas à l'école et le taux d’analphabétisme était de 70 %315.

313 Arturo Taracena Arriola, Etnicidad… op cit, p. 43. 314 Arturo Taracena Arriola, Etnicidad, estado y nación en Guatemala. 1, 1,, op. cit. p. 44. 315 Gleijeses, La esperanza rota, 42-54. 127

2. Le gouvernement de Jacobo Arbenz (1951-1954)

Le 15 mars 1951, Jacobo Arbenz Guzmán assume la présidence grâce au soutien de trois partis politiques : le Parti d'Intégration Nationale (PIN), le Parti de l'Action Révolutionnaire (PAR), et le parti Rénovation National (RN). Pourtant, les officiers de l'armée constituaient la colonne vertébrale du gouvernement, avant les syndicats, les instituteurs et les étudiants. Arbenz était un militaire (sous-lieutenant), un ladino de la classe moyenne marié avec une salvadorienne issue de la bourgeoisie, Maria Cristina Vilanova.

Plusieurs auteurs, tels que C. Brockett, concordent sur le fait que la réforme agraire initiée en 1952 par le décret 900 fut l’initiative la plus importante du gouvernement de l’époque316. Au début, cette réforme n'a pas soulevé d'enthousiasme ou de soutien des communautés indiennes du pays, qui auraient préféré une réforme agraire communale, autrement dit, la restitution de leurs terres volées pendant l'expansion de l’agriculture d’exportation au XIXe siècle.

Avec le temps, les acquis de la révolution nationaliste ont contribué à la politisation et à la mobilisation de la population rurale et ont menacé les classes dominantes. Grâce à l’élection libre des autorités municipales, les mairies ont commencé à être dirigées par les indiens, et les communautés pauvres indiennes et ladinos organisèrent les syndicats paysans. Le cas de Nebaj et de Rabinal, sur lesquels nous reviendrons, sont exemplaires. Cependant, selon J. Handy, dans la plupart des municipalités, les alliances de classe furent oubliées à cause d’une crainte commune parmi les ladinos, celle « d’un soulèvement indien ».

Les efforts pour organiser les paysans, séparément des travailleurs ruraux, ont commencé à la fin des années 1940. Le Code du travail de 1947 établissait le droit à la syndicalisation dans les zones urbaines, mais il posait des limitations aux syndicats agricoles. Devant le peu d'intérêt du gouvernement pour les zones rurales, il apparait que seuls les syndicats montraient un intérêt réel pour la campagne. C’est en 1951 que les paysans créèrent la Confédération Nationale Paysanne du Guatemala (CNCG). Cela

316 Charles D. Brockett, Transformacion agraria y conflicto politico en Guatemala, 1946-1986. 128 représente, selon l’historien J. Handy, « un pas énorme pour étendre la révolution dans la campagne317 ». Il ajoute cependant que l’émergence des conflits entre paysans et travailleurs ruraux, entre syndicats et unions paysannes, entre indiens et ladinos et entre partis politiques ont limité la portée de la réforme agraire et ont constitué un élément central dans le renversement du gouvernement d’Arbenz.

J. Handy présente également un certain nombre de conflits qui agitèrent cette période. En première lieu, le Décret 900 sur la distribution de la terre posa un grave problème, parce qu’il favorisait les paysans qui louaient les terres des latifundia. Les fincas furent créés sur les terres volées aux communautés indiennes et les communautés exigeaient leur restitution. L’historien présente le cas d’une communauté maya kaqchikel de San Juan Sacatepequez :

« Nous avons les documents qui vérifient notre droit ancestral sur cette terre et par conséquent, sollicitons justice au président Arbenz pour qu’il nous rende cette terre. Nous sommes 417 paysans318. »

Il semble que l’inégalité dans la distribution de la terre et des postes publiques entre les ladinos et les indiens a déterminé la manière dont ces derniers ont réagi vis-à-vis des réformes de la révolution nationaliste. Selon le recensement de 1950, sur 2 939 748 guatémaltèques, 53.5% étaient indiens. Cependant, sur 348 647 opérateurs des fincas, 65% étaient indiens et possédaient environ 20% de la terre, tandis que 35% des ladinos détenaient environ 81% de la terre319. Ainsi, la réforme agraire était souvent synonyme d’assaut des ladinos sur les terres indiennes. Sur 54 fincas majeures de 100 caballerias (126 674 m²)320, seul 2 étaient possédées par des indiens.

317 Jim Handy, Revolución en el área rural: conflicto rural y Reforma Agraria en Guatemala (1944-1954), 2013, p.73. 318 Ibid., 181. Souligné par nous. 319 Ibid., 187. 320 La caballeria a été unité de mesure de surface introduite par les espagnols et leurs colonies du XVe au XVIIe siècle. Une caballeria équivaut à 45.12 hectares. 129

Par ailleurs, l’élite kiche’ de Quetzaltenango, qui s’était consolidée au cours de la période libérale, a maintenu et augmenté son pouvoir. Selon A. Nimatuj, au sein de cette élite, une minorité a cherché à favoriser son ascension sociale et n’a pas été pas solidaire avec les luttes des mayas pauvres du pays. Pendant la révolution nationaliste, cette couche sociale s'est alliée aux secteurs conservateurs et réactionnaires, tels que le Mouvement de Libération Nationaliste (MLN)321.

Il y eut aussi des antagonismes entre les travailleurs ruraux et les paysans. Les différentes organisations de travailleurs se sont réunies en une Confédération Générale des Travailleurs du Guatemala (CGTG), laquelle critiqua la nouvelle organisation paysanne, la CNCG, arguant qu'elle pourrait affaiblir la révolution et séparer les paysans des travailleurs ruraux. Sur ce dernier point, elle ne se trompait pas, puisque plusieurs paysans de la Confédération des travailleurs rejoignirent, en effet, l’organisation paysanne.

Les ambitions et la concurrence des caudillos (chefs) au sein des partis politiques et des syndicats ont aussi déclenché des conflits, tant au niveau local que régional et national. Deux d’entre eux ont en particulier marqué le devenir des organisations et des partis révolutionnaires nationalistes. Le premier s’est produit entre les dirigeants de la confédération paysanne, dirigée par Castillo Flores et Amor Velasco (respectivement secrétaire générale et secrétaire d’organisation), et la Confédération de travailleurs322. Le second concerne le parti communiste guatémaltèque (PGT), qui a joué un rôle important

321 Irma Alicia Velásquez Nimatuj, La pequeña burguesía indígena comercial de Guatemala: desigualdades de clase, raza y género ([Guatemala]: SERJUS : CEDPA : Hivos : Avancso, 2002). p.38. 322 En 1950, ils ont quitté le PAR et ont créé le Parti Socialiste. Au sein du gouvernement agissaient six partis : PAR, PN, FLP, PIN, les socialistes et les communistes. 130 au niveau national et dans certaines régions du pays. La formation du parti fut initiée en 1949 par une dizaine de dirigeants du PAR, tous des ladinos de la classe moyenne323. On leur doit la création de la revue Octobre et de l'Ecole ouvrière Jacobo Sanchez. Quelques mois plus tard, le gouvernement d'Arbenz ordonna la fermeture de la revue, non en raison des idées qu’elles diffusaient mais à cause de son prosélytisme. En 1950, les dirigeants ont quitté le PAR et ont créé le parti communiste. Au début, aucun n’était marxiste. Fortuny, notamment, s'est reconnu comme tel en 1948. Par la suite, l’essentiel du parti fut constitué d’éminences marxistes réfugiées du Salvador et d'exilés guatémaltèques qui revenaient au pays. Des hommes tels que Miguel Mármol, Graciela García, Matilde López et Virgilio Guerra appartenaient au premier groupe et d’autres, comme Luis Cardoza y Aragón, au second324.

3. La région ixil et la révolution nationaliste

D’autres caractéristiques de la révolution nationaliste apparaissent à travers certains phénomènes sociaux qui se produisaient dans la région ixil. D’abord, l’élection du premier maire ixil à Nebaj ; ensuite, le fait qu’une partie de l’élite ladina participait activement au gouvernement d’Arévalo et d’Arbenz, notamment un politicien et deux propriétaires fonciers ; enfin, l’arrivée d’un ladino progressiste à la mairie et la participation d’un groupe d’instituteurs à de nouvelles transformations sociales, notamment éducatives.

3.1. Un Ixil à la mairie

Si l’on ne tient pas compte de l’histoire, on pourrait croire que les transformations sociales dans la région ixil ont été provoquées par la révolution nationaliste (1944-1954). Pourtant, la candidature et l’élection de Pap Mek Kup en 1946 était un effet de la révolte de 1936 et du rôle qu’il y joua comme dirigeant. Comme nous l’avons indiqué, la Constitution de 1945 instaura les élections municipales et plusieurs régions du pays furent alors dirigées par des indiens. Durant la campagne électorale, la visite à Nebaj du candidat

323 Manuel Fortuny, Víctor Manuel Gutiérrez, Alfred Guerra Borges, Bernardo Alvarado Monzón, Mario Silva Jonama, José Luis Ramos. 324 À cette époque les femmes analphabètes ne pouvaient toujours pas voter et les hommes analphabètes devaient toujours le faire publiquement. 131

à la Présidence, Arévalo Bermejo, et du dirigeant, Gordillo Barrios, a produit un grand enthousiasme dans la région ixil.

Arévalo et Gordillo rencontrèrent les dirigeants ixils et ladinos, lorsqu’au milieu du débat, le dirigeant Pedro Lopez déclara : « Monsieur Arévalo, certaines personnes le cite [Sébastian Guzmán] comme candidat municipal, mais nous ne le voulons pas. Il est l’un des responsables de l’exécution des sept ixil sous le gouvernement de Corado. » La réponse d’Arévalo fut la suivante : « Ce gouvernement respecte les lois comme la vie. Si vous choisissez le candidat qui vous plaît pour les élections, il obtiendra la majorité des votes et votre candidat gagnera325. »

Les élections municipales de 1946 virent la première candidature Ixil. Pap Mek Kup, alias Miguelon, candidat du parti Rénovation Nationale (RN) et du Front Populaire Libérateur (FPL), était un des dirigeants de 1936 ayant échappé aux exécutions du matin du 22 juin 1936. N. Palacios déclarera que Pap Me’k, « le formidable Boxhbolazo326 », et son groupe ont donné une leçon de vraie démocratie et un exemple de civisme, que son mandat a profondément fragilisé le pouvoir politique des ladinos dans la région ixil, qui « sentaient qu'ils perdaient leur suprématie ». Les familles qui, historiquement, gouvernaient les mairies accusèrent les instituteurs progressistes, notamment le groupe que dirigeait Noé Palacios, d’influencer les indiens. Le gouvernement de Pap Mek Kup fut traversé par plusieurs conflits provoqués par l’opposition de l’élite ladina de Nebaj.

3.2. Un ladino progressiste à la mairie

Noé Palacios fut témoin, dans son enfance, de la révolte de 1936. Adolescent, il se tourna vers l'histoire et la culture ixil. Son intérêt pour l'éducation l'amena à être l'un des premiers instituteurs de la région. Ce furent les raisons qui forgèrent son leadership et sa popularité parmi les Ixil et les Ladino. Il s’est présenté aux élections municipales de 1950 en tant que candidat du Front Populaire Libérateur. Sa proximité avec les communautés ixil et avec la minorité ladina défavorisée lui a permis d’emporter l’élection sans grandes

325 Noé Palacios Tello, El pueblo ixil en la vida de Guatemala, Ediciones LOPDEL, Guatemala, 2000. pp. 53-54. 326 Le boxhbol est un des plats traditionnels des Ixil. 132 difficultés327. Cependant, le rejet de la pauvreté, de l'exploitation et de l’analphabétisme n’a jamais été bien vu par les caciques et les propriétaires fonciers de la région ixil. Des années plus tard, il sera accusé d’être communiste. C'était un ladino de la classe moyenne mais il était issu d’une famille riche.

À travers les documents conservés par Palacios et ses écrits se dessinent les principales réussites de son mandat. La question de l’éducation fut son premier défi. Il était entouré d’un groupe d’instituteurs de Nebaj qui, comme lui, connaissait les obstacles qui empêchaient les enfants et les jeunes Ixil d’aller au-delà de l'école primaire : le niveau secondaire n'existait pas. Dans les années 1950, seule les familles riches envoyaient leurs enfants étudier dans le département de Huehuetenango. Il s’agissait des enfants des maires, des fonctionnaires, des députés et des finqueros. Ils se « considéraient comme des descendants de la noblesse, supérieurs aux autres enfants plébéiens328 ».

327Aux élections nationales, Manuel Jordani avait été candidat du parti d’Arévalo, le Front Populaire Libérateur (FPL). Pendant sa visite à Nebaj, Jordani a projeté des films dans le parc. Quelques semaines plus tard, les représentants du PIN, du PAR et du RN, les partis qui appuyaient la candidature de Jacobo Arbenz, sont arrivés.

328 Noé Palacios Tello, El pueblo ixil…op. cit., p.62. 133

Les maires, en charge de la question scolaire, n’ont jamais cherché à y remédier. À cette époque, il n’existait qu’une unique école primaire, l’Escuela Urbana, qui ne dispensait des cours que jusqu'à la 4e année du cycle primaire. Dans les faits, il s’agissait d’une école pour hommes ; le discours et la pratique exprimaient que « l'éducation n'intéressait pas les femmes ». Il existait une classe de filles mais elle était très peu fréquentée. En attendant la nouvelle école, les instituteurs Adrián del Valle, Magalí Galindo et Rafael Sosa ont sollicité la municipalité pour intégrer les garçons et les filles et pour créer les classes de 5e et 6e du cycle primaire. C’est en 1950 « que la mairie et les principales ixils décidèrent de construire une école primaire ». Malgré cet effort, dans la première promotion mixte, seul 5 élèves sur 195 sont allés jusqu’au bout du cycle. Pourtant, au- delà de ces débuts difficiles, cette école a ancré le désir d’étudier et a représenté une opportunité pour les pauvres et les marginalisés.

Le maire résumait l’élan qui caractérisait cette époque comme le « rêve d’incorporer les Ixil aux courants de la culture et l’intégration sociale d’un peuple multilingue et pluriel ». Cette vision s'est incarnée dans la création de l'École rurale mixte Gerardo Gordillo Barrios, qui initia l’enseignement bilingue dans la région.

3.3. L’élite ladina

Trois propriétaires fonciers de la région ixil ont participé au gouvernement d’Arévalo et Arbenz. Le premier, Gerardo Gordillo Barrios est né au sein d’une famille finquera à Nebaj en 1913. Il fut professeur d'économie à l’USAC, député et président du Congrès de la République en 1946, puis ministre de l’Éducation en 1948329. Sa carrière politique a commencé au sein de l’Association d’Étudiants Universitaires (AEU-USAC), d’abord comme militant, puis comme président. Selon N. Palacios, il participait aux manifestations contre la dictature d’Ubico et se réunissait avec les « principales Ixil » à Nebaj. Le deuxième, Nicolas Brol, d’origine italienne, est un riche propriétaire foncier de Cotzal appartenant à une branche de l’oligarchie guatémaltèque qui soutenait Jacobo

329 Gerardo Gordillo Barrios, Guatemala, historia gráfica, por Gerardo Gordillo Barrios. [Tomo 1. 2a. edición.]. (Guatemala: Ediciones Colegio Guatemala). 134

Arbenz330 et qui fonda le Parti d’Intégration Nationaliste (PIN)331. En 1951, Nicolas Brol fut nommé ministre de l’Agriculture, une nomination bien accueillie par l'oligarchie. Vingt ans plus tard, en 1970, il sera maire de Nebaj. Enfin, le troisième, José Luis Arenas, également membre de l’oligarchie guatémaltèque et riche propriétaire foncier de Chajul, fut élu député en 1946. Avec le temps, il est devenu réactionnaire. Selon certains rapports de fonctionnaires nord-américains, il est allé jusqu’à demander 200 000 US$ à l’ambassade américaine pour renverser le président Arbenz332.

Selon Palacios, le premier président de la révolution nationaliste voulait le développement agricole de l’Ixcán au nord du Quiché. Les propriétaires terriens de la région ixil ne cachaient pas leur mécontentement mais ils ne voulaient pas non plus perdre leur influence. « Arévalo a recommandé à monsieur Luis Arenas de construire une partie de la route de terre qui devait pénétrer cette zone, en passant par Chajul, Juil et les propriétés des Arenas ».

Pour les Ixil, une partie de l’Ixcán était une zone de réserve naturelle de culture et de chasse. Ils la perdirent progressivement, puis plus radicalement au milieu du XXe siècle.

330 Trois groupes ont soutenu la candidature d’Arbenz : le Parti d’Intégration Nationale (PIN) ; la Confédération des Travailleurs du Guatemala (CTG) ; et les instituteurs, la classe moyenne, les étudiants. 331 Aux élections de 1950, Arbenz montra un visage modéré. 332 Piero Gleijeses, La esperanza rota… op.cit. p.345. 135

Le coup d’État de 1954 a très vite inversé la dynamique de la réforme agraire nationaliste et le nouveau gouvernement contre insurrectionnel a imposé la Bande transversale du nord dans la zone de l’Ixcán. En 1966, cette zone a été colonisée par des paysans et par des prêtres de l’ordre religieux Maryknoll, qui ont créé six hameaux : Mayalán, Xalbal, La Resurrección, La Unión, Selva Reina et Los Angeles. En 1981, pendant la guerre, l’Ixcán est devenue une municipalité du département du Quiché333, les peuples ixil et kiche d’Uspantán ont perdu une partie importante de leur territoire.

3.4. La réforme agraire en terre ixil

La Réforme agraire dans la région ixil eut divers effets. La présence de syndicats est restée marginale, notamment parce que la Confédération Générale des Travailleurs du Guatemala (CGT), le syndicat le plus important du pays, n'avait pas de véhicules. À cette époque, ses membres et dirigeants devaient se déplacer sur un chemin de terre uniquement praticable à cheval ou à pied. Il apparait aussi que les unions et ligues paysannes et les coopératives ont eu plus d'impact dans la région. Dans les années 1950, la moitié de la coopérative kuban kanal – Nous triompherons– était composée d’Ixil et de ladinos334. En revanche, les ligues paysannes ont rencontré plus de difficultés.

Les expropriations n'ont pas considérablement modifié les latifundia, les députés et ministres étaient en même temps des propriétaires terriens. Deux cas ont retenu notre attention. La finca la Perla était un latifundium de plus de 86 caballerias (108 939.64 m²), dont seulement 5 étaient cultivés. En 1946, Luis Arena rendit 4 caballerias à la communauté d’Ilom. Pendant la réforme agraire de 1952, on prit conscience du manque

333 Luis Solano, Contextualización histórica de la Franja Transversal del Norte (FTN), Editorial CEDFOG, Guatemala, 2014. 334 Cette coopérative a fait un bon travail dans la création de projets de développement local. 136 de terre de la population ixil d’Ilom, de Tzotzil et de Chel. La première a reçu 10 caballerias et les deuxième et troisième en ont reçu 14 caballerias 335.

Elena Elliot présente d’autres cas de territoires annexés à la Finca la Perla336, notamment l’expropriation de 52 caballerias. En 1954, ils furent réclamés par les dirigeants ixil Andrés Pérez et Rosendo Girón Toledo et le secrétaire général de la Fédération Paysanne Départementale (DAN). La famille Arena, prétendument propriétaire, présenta une action révocatoire. Elle prétendait que l'irresponsabilité écologique des paysans allait détruire la forêt et provoquer la dégradation du sol, et que les réformes agraires attentaient à la propriété privée et à l’économie du pays337. Ces expropriations ont été les premières à être annulées dans la région ixil en 1956.

Le second cas est celui de la Finca San Francisco. Selon l’étude des archives réalisée par E. Elliot, la première réclamation contre ce latifundium fut présentée en 1953 par l’Union Paysanne de Cotzal, avec le soutien de la Fédération Paysanne Départementale (DAN). Quelques jours plus tard, un groupe de 750 travailleurs présenta une autre demande. La famille Brol a alors subi trois expropriations d’environ 86 caballerias qui ont porté sur la Société agricole Brol Hnos ; Brol Hnos et Cía Ltda ; Pedro Brol Galicia et Co Ltda. Les décrets d’expropriation furent annulés en juin 1956. Les conflits syndicaux ou politiques n’ont pas manqué pendant la réforme agraire. À l’occasion des élections législatives, des paysans du Parti de la Révolution Guatémaltèque (PRG) ont refusé la désignation de Francisco Silva Falla parce que « tout le département de Quiche’ le détestait ». Ils allèrent à la Confédération National Paysanne du Guatemala (CNCG) pour lui demander de soutenir la candidature d’un dirigeant de Chajul338.

Avec le coup État de 1954, la quasi-totalité des expropriations ont été annulées et une grande partie des dirigeants qui avaient réclamé l’application de la réforme agraire durent fuir ou abandonner leurs communautés, ce fut le cas du gouvernement municipal de N. Palacios.

335 Bettina Durocher, Los dos derechos de la tierra: la cuestión agraria en el país ixil, Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales, FLACSO/Misión de Verificación de las Naciones Unidas, Guatemala, 2002, pp. 50-55. 336 Elena Elliott, Historia de la tenencia de tierra en el Triángulo Ixil, 1989. Traduit en espagnol en 201. 337 AGCA, DAN, Quiché, Las Pilas et la Perla. 338 Jim Handy, Revolución en el área rural ... op.cit. p. 173. 137

CHAPITRE IV : L’armé et les régimes militaires

Malgré le rôle essentiel joué par l’armée guatémaltèque comme soutien des classes dominantes et dans la configuration de l’État-nation, jusqu’à devenir un centre indiscutable de pouvoir, on sait très peu de choses sur son histoire. Nous présentons brièvement cette institution. L’armée a joué un rôle fondamental dans la domination et le contrôle des peuples autochtones durant les périodes coloniale et indépendante. Au début, il apparait qu’elle était uniquement composée de soldats d'infanterie et de cavalerie d’origine espagnole. Ultérieurement, les créoles ont occupé des postes. À cette époque, les ladino ne possédaient pas de territoire ni de terres à cultiver. Cela changea au cours du XIXe siècle. Comme le signale E. Casaús, les ladino formaient un groupe émergent qui, du fait de sa condition de classe et de race, s’opposait à la société coloniale et soutenait l’indépendance339. On constate, en effet, qu’ils ont occupé une place importante dans l’armée, tant sous les gouvernements conservateurs que libéraux, à partir de 1821. Quant aux indiens, ils restaient exclus de l’armée.

En 1871, le triomphe de la révolution libérale fut possible grâce à l’armée dirigée par Justo Rufino Barrios. C’est pourquoi, dès 1872, furent créés le service militaire obligatoire et l’école militaire. Cet évènement a permis l’émergence des ladinos dans tout le pays. L’émergence ladina, l’enregistrement privé des terres mayas, qui s’apparente à un vol, et la naissance des latifundia ont commencé à la même époque. Par exemple, en 1894, dans la région ixil, la commune de Nebaj a perdu 15 caballerias (776. ha), accordées au capitaine Isaías Palacios comme récompense de son soutien à Barrios340.

En ce qui concerne les liens entre pouvoir et armée, rappelons que durant la dictature d’Estrada Cabrera, qui dura vingt-deux ans (1898-1920), Jorge Ubico Castañeda fut ministre de la Guerre et qu’il fut, dix ans plus tard, le dernier dictateur libéral (1931- 1944). Sous le gouvernement d’Ubico, l’armée contrôlait les régions rurales et disposait d’environ 2 500 soldats. Chaque département était dirigé par un chef politique, généralement un militaire.

339 Marta E. Casaús Arzú, Guatemala: linaje y racismo, F&G Editores, Guatemala, 2007, pp. 124-130. 340 Des centaines de ladino ont obtenu des terres de cette manière, des centaines d’autres les ont usurpées. 138

En 1932, éclata au Salvador l’une des insurrections indiennes, paysannes et ouvrières les plus importantes d’Amérique centrale. Elle était conduite par le Parti Communiste Salvadorien (PCS). Le gouvernement n’a pas hésité à écraser la rébellion en commettant ce qui est peut-être l’un des premiers actes génocidaires du XXe siècle en Amérique centrale. Le président Hernández avait désigné quatre militaires (un général, deux colonels et un major) pour diriger l’opération, durant laquelle sont mortes environ 30 mille personnes, pour la plupart paysans et indiens Pipil, peuple d’origine nahuatl. Le peuple Pipil a pratiquement disparu. La majorité des communistes et des anarchistes qui ont soutenu et fait partie de la rébellion ont été assassinés341.

Selon Miguel Marmol, les bombardements contre les paysans se sont produits principalement dans les régions d’Armenia, San Julian, Izalco et Sonsonate. Les nouvelles des massacres arrivaient de toutes les parties du pays. Deux événements en particulier brisèrent les espoirs. Il s’agit des condamnations à mort de Farabundo Marti, Alfonso Luna et Mario Zapata par un tribunal militaire, et de la pendaison du dirigeant indien José Feliciano Ama devant les élèves d’une école de la région, parce qu’ils « ne devaient pas oublier ce qui arrive aux communistes qui osent se soulever contre les patrons et les autorités ».

341 Roque Dalton, Miguel Marmol, los sucesos de 1932 en El Salvador, Ocean Sur, El Salvador; 2007. 139

Photos du livre de Roque Dalton

Pour Roque Dalton, Feliciano Ama « est resté dans l’histoire nationale comme le dernier représentant de la rébellion indienne342 ». Pour Miguel Marmol, Feliciano Ama avait rejoint le communisme et, par conséquent, il était « le plus pur de la nationalité salvadorienne ».

Au Guatemala, le dictateur Jorge Ubico profita des événements salvadoriens pour persécuter et emprisonner les opposants au régime, les anarchistes et les communistes. Comme le signale Héctor Rosada, Ubico avait équipé et réorganisé l’armée partout dans le pays343. C’est ce qui permit au gouvernement d’abattre la rébellion ixil en1936. Ainsi, l’armée était la colonne vertébrale de l’État oligarquico-finquero (oligarchique fondé sur les latifundium) construit par ceux qui s’appelaient libéraux. Les mayas

342 Roque Dalton, Miguel Marmol… op. cit. pp. 208, 209, 243, 244. 343 Héctor Rosada-Granados, Soldados en el poder, proyecto militar en Guatemala (1944-1954), Funpadem, 1999, Guatemala, pp. 50-51. 140 n’allaient pas au service militaire. En revanche, une partie importante des ladinos, le groupe émergent, accomplissait le service militaire et était utilisée comme force de choc contre les peuples rebelles344. Au Guatemala, comme le signale J. Piel, le libéralisme économique « dépendant et périphérique n'a pu fonctionner qu’avec l'aide sine qua non de la coercition étatique ».

1. L’armée et la révolution nationaliste

En 1944, l’armée a joué un rôle de premier plan contre la dictature et dans la révolution nationaliste et bien que les luttes contre la dictature libérale aient commencé avec les étudiants (de l’enseignement secondaire et universitaire) et les instituteurs des zones urbaines, le combat des forces révolutionnaires nationalistes a été conduit par les militaires rebelles.

La plupart des auteurs signalent que la Constitution de 1945 a fait passer l’armée d’une position subordonnée et à une position de pouvoir345. En effet, pour la première fois dans son histoire, le texte constitutionnel lui octroyait (à travers 13 articles et un chapitre) l'autonomie fonctionnelle et la participation directe à la vie politique. La constitution établissait les bases de la modernisation et de l’institutionnalisation de l’armée : professionnalisation, formation académique, normes de fonctionnement, règlement interne, etc. Dans le même temps, elle instaurait trois institutions importantes au sein de l’État :

a) le Conseil supérieur de la Défense nationale, b) l’état-major de la Défense, c) le ministère de la Défense nationale.

Héctor Rosada-Granados montre que durant la période 1944-1954, les officiers supérieurs de l’armée ont construit un projet militaire et sont devenus un axe fondamental

344 Julio Cambranes, 500 años de lucha por la tierra, Editorial Flacso, Guatemala, 1992. 345 Figueroa Ibarra, El recurso del miedo, Editorial EDUCA, Costa Rica, 1991; Comisión para el Esclarecimiento Histórico, Guatemala memoria del silencio, Causas y orígenes del enfrentamiento armado, Tomo I, Guatemala, 1999; Gleijeses, La esperanza rota. 141 de la structure du pouvoir. Auparavant, l’armée n’était pas une force permanente avec une mission spécifique et une idéologie propre346. Cependant, malgré la tentative d’établir un équilibre au sein de l’armée, les divisions et luttes intestines n'ont jamais cessé. Durant le gouvernement de J. Arévalo, deux groupes s’affrontaient. Il s’agissait des officiers proches du colonel Arbenz Guzmán (ministre de la Défense nationale) et des militaires conservateurs proches de Javier Arana (chef des Forces armées). En 1949, Arana est mort dans un affrontement militaire. Cela a produit une division encore plus grave au sein de l’armée, mais elle ne fut pas la seule.

2. Les militaires dans les zones rurales

Selon J. Handy, la mise en place de la révolution nationaliste dans la zone rurale a préoccupé les officiers supérieurs de l’armée parce que l’organisation progressive des paysans et des indiens a commencé à défier leur pouvoir. Depuis le XXe siècle, l’armée est la seule institution présente à l’intérieur du pays347, à travers un système de commissaires militaires, de garde civile, de milices et de policiers ruraux. Malgré les efforts des gouvernements nationalistes pour étendre les institutions de l’État dans les zones rurales et ainsi réduire l’influence de l’armée, le nombre des commissaires militaires a augmenté. Toujours selon J. Handy, ils étaient 7 000 en 1949, contre 2 000 avant la révolution nationaliste. L’historien explique aussi que les commissaires militaires aidaient les grands propriétaires terriens à échapper à la réforme agraire et, qu’avec les commandants de la garde civile, ils étaient accusés de détruire les ligues et les syndicats paysans et d’agresser leurs membres. Il apparait que l’armé a principalement intégré des Ladinos et que les indiens ont été exclus.

En 1945, fût créé l’Institut Indigéniste National. Selon les fondateurs, Rodas Corzo et Gaubaud Carrera, l’indigénisme était le symptôme d’un malaise social et comme les indiens avaient des complexes psychologiques, il fallait les protéger et les assimiler348 ». Ainsi, il apparait que l’idéologie du progrès et de l’indigénisme ont dominé durant la révolution nationaliste (1944-1954).

346 Héctor Rosada-Granados, Soldados en el poder, proyecto militar en Guatemala (1944-1954), Funpadem, 1999, Guatemala, pp. 50-65. 347 Handy, Revolución en el área rural. p. 247. 348 Antonio Goubaud Carrera, Indigenismo en Guatemala., Guatemala, Centro Editorial « José de Pineda Ibarra, » Ministerio de Educación Pública, 1964. p. 19. 142

3. L’invasion et la chute d’Arbenz

Comme l’écrit Piero Gleijeses, quelques temps avant l’invasion, un groupe d’officiers supérieurs rencontra Arbenz. L’ensemble de leurs questions visaient à éclaircir sa relation avec le « communisme »349. Cela ressemblait à un ultimatum : le président ne montrait pas assez de détermination contre les avances du « communisme », tant au sein de son gouvernement que dans les zones rurales.

Plusieurs auteurs signalent que les principales organisations paysannes et syndicales (CGTG, FSG et CNCG) exigeaient l’armement de la population face aux constantes agressions contre la révolution, notamment entre 1946 et 1950350. L’élite militaire n’arma pas la population, sous prétexte que l’armée était la seule responsable de la défense nationale351. Javier Arana, le chef des Forces armées, déclara que « le peuple n’était pas prêt », qu’ « une autre chose serait d'armer le peuple suisse ». En fait, il semble que la raison principale était que l’organisation politique des zones rurales défiait l’armée dans la campagne et au sein de l’État. Si Arbenz eut des velléités d’armer la population, c’est finalement vers l’armée qu’il se tourna.

Pour sa part, le gouvernement américain (par l'intermédiaire de la CIA et du département d’État) a conclu que le rôle de l'armée guatémaltèque était déterminant pour le renversement d’Arbenz, mais que les divisions au sein de l’armée l'obligeaient à créer des conditions favorables à la chute du gouvernement352. La CIA dirigea donc l’opération secrète PBSUCCES, dont les principaux responsables furent Allen Dulles, le premier directeur civil de la CIA ; son frère, John Foster Dulles, le Secrétaire d’État du gouvernement Eisenhower ; et l’ambassadeur John Peurifoy. La famille Dulles (évangélique) était la principale actionnaire de l’United Fruit Company353. Au niveau international, les Etats-Unis ont isolé le Guatemala à un tel point que le secrétaire de l’ONU démissionna à cause de la pression américaine. En Amérique latine, les régimes

349 Piero Gleijeses, La esperanza rota: la revolución guatemalteca y los Estados Unidos, 1944-1954, Guatemala, Guatemala, Editorial Universitaria, Universidad de San Carlos de Guatemala, 2005, p. 455. 350 Piero Gleijeses, La esperanza rota…, op. cit. pp. 400-450. 351 Héctor Rosada-Granados, Soldados en el poder, proyecto militar en Guatemala (1944-1954), Funpadem, 1999, Guatemala, p. 75. 352 Stephen Schlesinger y Stephen Kinzer, Fruta amarga, la CIA en Guatemala, Siglo XXI Editores, México. 353 Stephen Schlesinger y Stephen Kinzer, Fruta amarga… op. cit. pp. 50-60. 143 dictatoriaux du Venezuela, de la République Dominicaine, du Honduras et du Nicaragua soutenaient l’invasion.

Le colonel Castillo Armas fut désigné faciliter l’invasion américaine, laquelle débuta sous la forme d’une guerre psychologique, avec des bombardements, de la propagande lancée par avion sur la capitale et l’installation d’une radio. Castillo Armas, avec environ 250 soldats, lança l’attaque « libérationniste » à la frontière du Honduras, la principale résistance venant des paysans de l’Est du pays. Selon Piero Gleijeses, le gouvernement de Cartillo envoya un colonel dans la zone avec pour mission de faire un rapport détaillé sur la situation. Il fit part de ses observations : les Américains menacent le Guatemala à cause d’Arbenz et de ses alliés communistes, la hiérarchie de l’armée a décidé de ne pas s’opposer à l’invasion et d’immobiliser la force aérienne. Si le président ne démissionne pas, l’armée prendra la capitale354.

Après l’intervention américaine de 1954, les « libérationnistes » accusèrent, persécutèrent et assassinèrent les supposés communistes et les partisans de la révolution. Dans le cas ixil, les ladinos progressistes furent exclus de la vie politique, et les dirigeants ixils durent fuir et abandonner leurs communautés. H. Handy indique que plus de 5 000 dirigeants ruraux furent emprisonnés et que des centaines de paysans furent assassinés durant les premiers mois de la « libération »355. Dans ce contexte, la plupart des expropriations dans les zones rurales furent annulées et une grande partie des dirigeants qui avaient réclamé l’application de la réforme agraire durent fuir ou quitter leurs villages. Nicolas Gonzalez, membre de la mairie en 1960 :

« Avec l’arrivée des militaires [en 1954], les choses se sont compliquées, mais les gens qui travaillaient dans les fincas ont souffert beaucoup plus. Ici, les ladinos riches ont volé plus de terres et traitaient très mal les gens356. »

Dans d'autres régions, la situation n’a pas changé :

354 Piero Gleijeses, La esperanza rota …, op. cit. p. 455. 355 En revanche, dans la capitale et les chefs-lieux départementaux, les militaires ont été obligés d'exercer un pouvoir limité. Jimm Handy, Revolución en el área rural …, op. cit. pp. 270-275. 356 Nicolas Gonzalez, membre de la mairie en 1960, Nebaj, septembre 2013. 144

« En 1954 dans la finca Coabanal, tous ceux qui ont appuyé Arbenz sont partis immédiatement, parce qu’ils ont ordonné de brûler les maisons des travailleurs, ma famille s’est sauvée, par chance.357 »

En 1954, le gouvernement institutionnalisa l’anticommunisme. L’État et l’armée devinrent anticommunistes. On créa le Comité national de défense contre le communisme, lequel pouvait surveiller, contrôler, enquêter et priver de liberté les prétendus « communistes ». Postérieurement, la Loi de prévention contre le communisme fut promulguée et la peine de mort contre les auteurs des « actions communistes » fut instaurée. Environ 70 000 personnes figuraient sur la liste des suspects. À partir de cette époque, la peur et l’anticommunisme ont commencé à pénétrer la conscience collective guatémaltèque358. Actuellement, le mot communiste est particulièrement utilisé par les groupes d’extrême droite pour disqualifier et criminaliser les mouvements sociaux.

4. Le « problème indien » selon les militaires

Comme l’invasion devait être soutenue politiquement, les Etats-Unis supervisèrent la création du Mouvement de Libération Nationaliste (MLN), qui fut le bras politique de la lutte « libérationniste ». C’était un parti politique d'extrême droite et un groupe paramilitaire. En 1953, le MLN apparut publiquement et présenta le Plan Tegucigalpa comme étant son projet politique. L’objectif stratégique était « l’éradication du communisme au Guatemala ». Selon A. Taracena, le Plan Tegucigalpa préconisait que pour sauver le Guatemala du communisme, il fallait « aborder la dichotomie indien- ladino », « fusionner les indiens et les ladinos », « promouvoir le métissage ». Ainsi la solution du « problème indien » dépendait d’une étude sociale et psychologique et non pas d’un changement structural du pays359.

Le gouvernement libérationniste s’est appuyé sur ce plan durant l’Assemblée constituante de 1955-1956. Les discussions et les propositions des députés n’avaient pas vraiment évolué : le ladino doit être l'archétype du Guatémaltèque car l’indigène est trop particulier, et l’ignorance dont souffrent les indigènes est la cause de leur manipulation.

357 Témoin du département d’Escuintla. Cité par la CEH. p. 110. 358 Comisión para el Esclarecimiento Histórico, Guatemala : Causas y Orígenes del Enfrentamiento Armado Interno, Guatemala, 1999. 359 Arturo Taracena Arriola, Etnicidad, estado y nación… op.cit. pp. 49-50. 145

En ce sens, la nouvelle Constitution (article 110) supprima deux acquis de la Constitution de 1945 : 1) la notion de travailleurs indiens, remplacée par celle de travailleurs ruraux ou agricoles ; 2) l’élaboration de lois et de règlements concernant les peuples indiens. Ainsi, le nouveau texte constitutionnel soutenait la politique de ladinizacion, laquelle sera plus explicite avec la création du Séminaire d’Intégration Sociale Guatémaltèque (SISG), l’institution qui remplaça l’Institut Indigéniste Guatémaltèque. Jorge Skinner-Klee fut l’idéologue principal du SISG et, plus largement, du régime contrerévolutionnaire. Comme l’a montré M. Casaus, la famille Skinner-Klee, d’origine allemande, faisait partie de l’oligarchie du pays et était proche du président Ubico. Alfredo Skinner-Klee Prado fut son secrétaire des relations Etrangères360. En 1956, quand eut lieu l’inauguration du Séminaire d’Intégration Sociale Guatémaltèque, J. Skinner-Klee déclara : « Nous voulons comprendre par quels processus l’indien se transforme en ladino, parce que nous voyons dans le ladino l’essence de l’être guatémaltèque. »

En 1958, le militaire Ydígoras Fuentes arrive au pouvoir, Castillo Armas ayant été assassiné. Sa présidence fut paradoxale. D’une part, il hissa Tekun Uman au rang de héros national et instaura le quetzal, l’hymne national, la monja blanca [Lycaste virginalis], le calendrier maya et le Popol Vuh comme symboles de la patrie mais, d’autre part, il introduisit au panthéon national le conquérant espagnol Pedro d’Alvarado, le conservateur Rafael Carrera et le libéral Justo Rufino Barrios361. L’armée joua un rôle prépondérant dans la construction du nationalisme guatémaltèque à partir de la présidence d’Ydígoras. Un nationalisme qui prétendait que le métissage, entre le meilleur du passé préhispanique et l’héritage espagnol, était la solution des problèmes du pays. Cependant, l’armé était exclusivement dirigée par des ladinos issus de la classe moyenne et de l’oligarchie.

360 Marta Casaús Arzú, Guatemala : Linaje y racismo, F&G Editores, Guatemala, 2007, pp. 148-149. 361 Arturo Taracena Arriola, Etnicidad, estado y nación… op.cit. p. 52.

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Par ailleurs, l’élite kiche’ de Quetzaltenango, qui s’était consolidée au cours de la période libérale, a maintenu et augmenté son pouvoir pendant la période « libérationniste ». Selon A. Nimatuj, pendant la révolution nationaliste, cette couche sociale s'est alliée aux secteurs conservateurs et réactionnaires. L’auteur fait état de contacts ayant eu lieu en 1950 entre des entrepreneurs kiche’ et Leonel Sisniega Otero, l’un des principaux dirigeants du Mouvement de Libération Nationaliste (MLN), le groupe paramilitaire et mouvement politique d'extrême droite fondée sous la supervision des Etats-Unis. Le MLN fut aussi l’outil politique de la lutte « libérationniste » et du renversement du gouvernement d’Arbenz en 1954. Ce parti domina la vie politique du pays pendant presque 30 ans, de 1954 à 1982.

5. La Doctrine de Sécurité Nationale (DSN)

Avec l’invasion américaine et le coup d’État dirigé par Castillo Armas, les régimes militaires sont apparus au Guatemala : entre 1954 et 1986, dix présidents étaient des militaires. Cependant, l’armée guatémaltèque n’a jamais été une organisation stable. Pratiquement chaque période eut ses conflits, soulèvements, conspirations, fraudes électorales, complots, assassinats et coups d’État.

Ainsi, les premiers gouvernements étaient marqués par les luttes intestines de l’armée. De plus, le contexte n’était pas favorable : à Cuba, le régime de Baptista avait été renversé par les guérilleros en 1959. Une partie de l’armée guatémaltèque n’acceptait pas l’entrainement des mercenaires anticastristes sur le territoire national. Le 13 novembre 1960 commença la première guérilla dans le pays et, deux ans plus tard, éclataient les protestations sociales contre le gouvernement d’Ydigoras, les journées de mars et avril 1962.

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En Amérique latine, il était impératif de combattre les « nouvelles menaces », lesquelles se cachaient derrière le concept d’« ennemi interne », un concept créé par l'État, qui serait utilisé indistinctement pour désigner le subversif, le communiste, l’insurgé, le « délinquant terroriste » ou le guérillero. Les Etats-Unis introduisirent une nouvelle stratégie d’action et de combat contre la « menace communiste », tant au niveau interne qu’externe : la Doctrine de sécurité nationale, laquelle s’inspirait des opérations militaires de l’État français durant la guerre d’Algérie (1954-1962). Un trait fondamental de la DSN était sa conception des quatre éléments du pouvoir national : les pouvoirs économique, social, politique et militaire362. Selon elle, le pouvoir militaire devait disposer de toutes les structures et de tous les soutiens de l’État pour combattre les menaces363. Le pouvoir social devait soutenir le pouvoir militaire à travers des campagnes d’information, de désinformation et de formation idéologique. Ainsi, l’armée est devenue contre-insurrectionnelle et un axe capital du bloc du pouvoir, avec l’oligarchie et l’Église catholique.

6. Une Eglise réactionnaire

L’Église catholique était un des porte-paroles des classes sociales qui perdaient leur hégémonie durant la révolution nationaliste (1944-1954)364. Son conservatisme ne se limitait pas au Guatemala. En effet, il apparait qu’au Vatican dominait aussi un courant de pensée rétrograde. En 1939, le pape Pie XII nomma Mariano Rossell y Arellano archevêque du Guatemala. Celui-ci organisa, quatre ans plus tard, le Ier Congrès eucharistique. Un des mots d’ordre de l’Église catholique était l’anticommunisme et la lutte contre l’Union soviétique365. Le 4 avril, trois mois avant le coup d’État de 1954, l’archevêque publia la Lettre pastorale sur les progressions du communisme au Guatemala et lança un appel aux guatémaltèques pour qu’ils se « lèvent comme un seul homme contre l’ennemi de Dieu et de la patrie ». En même temps, Pie XII appela les Églises du « premier monde » à « sauver le Guatemala du communisme366 ». En 1954, en

362 Comisión para el Esclarecimiento Histórico, Guatemala memoria del silencio, Causas y orígenes del enfrentamiento armado, Tomo I, Guatemala, pp. 119-120. 363 Figueroa Ibarra, El recurso del miedo, Editorial EDUCA, Costa Rica, 1991. 364 Jim Handy, Revolución en el área rural: conflicto rural y Reforma Agraria en Guatemala (1944-1954), 2013, p.73. 365 Flavio Lima Rojas, Diccionario histórico biográfico de Guatemala.Asociación de Amigos del País, Guatemala, 2004, p.24. 366 L’administration Eisenhower et la CIA pensèrent presque la même chose, ils craignaient que le pays devienne une tête de pont soviétique. L’opération secrète PBSUCCES était en cours. 148 réponse à la demande de Pie XII et de l’archevêque Arellano, le nonce apostolique Girolamo Verolino écrivit une lettre aux Missionnaires du Sacré Cœur (MSC) de la province d’Espagne, dans laquelle l’Église catholique leur attribuait tout le département du Quiché comme territoire exclusif de mission (180 000 habitants). Avant leur arrivée, il n’y avait que trois prêtres pour tout le département du Quiché, lequel dépendait du Diocèse de Quetzaltenango.

En 1954, le prêtre José María Suárez souhaita fonder la première congrégation de MSC au Mexique, mais comme la situation politique l’en empêchait, il se rendit au Guatemala367. Un an après, il avait en charge la paroisse de Chichicastenango ; quelques mois plus tard, des missionnaires venant d’Espagne franquiste s’établissaient dans le reste du département : José María Ordóñez, Félix Vidiella, Juan Blanes, Leoncio Herrero, Demetrio Pérez, Antonio Mateos y José María Casas368. En outre, grâce au travail politique de l’archevêque Arellano, la Constitution de 1956 octroie la personnalité juridique à l’Église catholique : elle pouvait acquérir des propriétés, l’éducation religieuse devenait d’intérêt public et l’État devait contribuer au soutien économique de l’Église. En ce sens, le président Castillo Armas – le collaborateur de l’invasion étasunienne – fut considéré, par les catholiques conservateurs et réactionnaires, comme « le restaurateur des droits de l’Église ». En 1957, les Missionnaires du Sacré Cœur étaient présents dans 15 des 22 communes et étaient, avec les Sœurs dominicaines de l’Annonciation– également d’origine espagnole – responsables de la mise en œuvre des objectifs de l’Église en terres mayas. Avec le temps, la confrontation avec la réalité sociale changea profondément leur manière de concevoir ce travail.

367 Flavio Lima Rojas, Diccionario… op. cit. 25. 368 Jesús Lada Camblor, Pasaron haciendo el bien, Historia de los Misioneros del Sagrado Corazón, tomo I, p.15. 149

DEUXIÈME PARTIE COMMUNAUTÉ ET ENJEUX RELIGIEUX

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CHAPITRE I : Communauté et tradition

1. Les communautés ixils

Il apparait que, pour la plupart des Ixil, la communauté prime sur l’individu. Cela ne signifie pas qu’ils ne peuvent pas individualiser leurs aspirations, pensées et pratiques, mais que c’est plus difficile. La majorité des communautés ixils sont des communautés rurales, où se côtoient des paysans, des artisans, des éleveurs, des commerçants et des salariés. Il s’agit, selon le modèle de M. Weber, de « types idéaux », qui ne font que souligner les traits caractéristiques de ces communautés mais qui n’existent jamais sous une forme pure. Selon Weber, les communautés reposent sur « des actions orientées par la tradition, les liens personnels et les affects et les chefs charismatiques369 ». Cela n’exclut pas des rapports de domination. Malgré l’isolement relatif de la région, les Ixil ont toujours eu des échanges avec les peuples voisins sakapultèques, mam, kiche’ et métis, et les rapports avec les centres de pouvoir, tels que les municipalités, les fincas et les gouvernements existaient, sauf lors des révoltes, des insurrections et des grèves. Des phénomènes externes, comme la colonisation, les guerres, l’évangélisation ou les latifundia ont changé les structures, les mœurs, les savoirs et les pratiques des communautés. Il nous semble important de décrire, dans la mesure du possible, le passé historique de la communauté ixil, de comprendre comment les Ixil le conçoivent, et d’en mieux distinguer ses traits caractéristiques, tant son éthos, au sens wébérien, que sa morphologie sociale au sens de M. Halbwachs.

1.1. Quelques repères historiques

En Mésoamérique, le calpulli était, durant la période préhispanique, l’unité territoriale et sociale de base des peuples indiens. En langue nahuatl, ce terme signifie maison communale ou groupe de maisons. Pendant la colonisation, les communautés mayas furent désignées par des termes en langue nahuatl, comme tenam ou tenamit. En Ixil, tenam désigne les chefs-lieux municipaux, le peuple ou la multitude. Au XVIe siècle, un des corrélats de la conquête fût la concentration de manière arbitraire des peuples

369 Max Weber, Sociologie de religions, Éditons Gallimard, Paris, 1996, pp.88-93. 151 mayas dans les « pueblos de indios ». Il apparait qu’à partir de ce moment, on distingua les chefs-lieux des aldeas, distinction qui demeure jusqu’à nos jours370. L’administration coloniale de Philippe III imposa que les villages de moins de quarante maisons aient un maire étranger ; deux maires s’il y avait plus de quatre-vingts maisons. De cette période est née la tradition d’avoir deux maires371.

Malgré la tentative de destruction des structures des peuples mayas, que fut la transformation des « pueblos de indios » de la période coloniale en « communautés indiennes » à l’époque indépendante, certaines institutions que les indiens se rapproprièrent et transformèrent survécurent. C’est notamment le cas des principales et des confréries catholiques. Ces institutions sont devenues des piliers des communautés mayas. Comme le signale l’historien J. Piel, au XIXe siècle, « les anciennes réductions coloniales disparaissent, de droit et non de fait. Elles maintenaient la cohésion des communautés, elles aidaient à préserver les pratiques et les connaissances des peuples ». Selon les archives consultées par l’historien (de 1880 à 1920), ces communautés apparaissaient alternativement sous les noms de « communes (d’indiens), communautés (indiennes) et de rares fois sous le nom de mairies indiennes372 ». Il apparait que le fait d’établir une mairie indienne signifiait défier ouvertement le pouvoir de l’État.

Selon l’historien J. Handy, après la destruction espagnole, les peuples mayas ont resurgi avec une nouvelle culture, « le noyau de cette nouvelle culture était la communauté », et la terre était leur préoccupation majeure373. Le livre de J. Piel montre les autorités indiennes ou les principales s’adressant aux autorités de l’État au nom de la communauté, soit pour se plaindre des municipalités, qui n’appliquent pas les mesures gouvernementales qui sont compatibles avec la « coutume », soit pour mettre en évidence leur désobéissance face aux autorités374. Les communautés se faisaient entendre à travers leurs représentants. Plusieurs institutions ixils ont survécu, telles que les principales et

370 Par exemple, dans le cas ixil, entre les chefs-lieux et les villages, les disparités sont importantes : d'un côté, une minorité (intégrée de familles ixils et ladinas commerçantes et professionnelles) a concentré des richesses et des propriétés, de l’autre, une grande majorité des Ixil des aldeas vit en situation de pauvreté. 371 Colby y Van den Berghe, Ixiles y ladinos, Editorial José de Pineda Ibarra, Guatemala, 1977, p. 131. 372 Jean Piel, El departamento del Quiché bajo la dictadura liberal (1880-1920), Flacso, Cemca, Guatemala, 1995, pp. 33-34. 373 Jimy Handy, Revolución en el área rural: conflicto rural y Reforma Agraria en Guatemala (1944-1954), 2013, p.25. 374 Jean Piel, El departamento del Quiché bajo la dictadura liberal (1880-1920), Flacso, Cemca, Guatemala, 1995, p. 34. 152 les cofradias. Cependant, elles ne pouvaient pas toujours canaliser les demandes sociales. Selon María Valverde-Valdés, dans la rébellion de 1789, la population avait pris les armes, les machettes et les bâtons mais cette explosion sociale ne concernait ni les principales ni les maires indiens de l’époque375.

Selon J.C. Cambranes, dans la première moitié du XIXe siècle, la majorité de la population paysanne était composée des comuneros libres et des propriétaires collectifs. Les terres communales étaient utilisées pour les pâturages, pour les matériaux de construction et le bois de chauffage. Il y avait aussi des terres en friche376. Avec la Révolution libérale de 1871, les peuples mayas perdirent la plupart de leurs terres, l'autonomie des communautés diminua radicalement et les contacts avec les zones urbaines augmentèrent. Parallèlement, les gouvernements libéraux ont favorisé les Ladinos et ont commencé à accaparer des terres de manière frauduleuse et à contrôler le pouvoir local sur le plan économique, politique et social. Comme nous l’avons déjà noté, il apparait que la naissance des latifundia est marquée du sceau du vol des terres communautaires.

En ce qui concerne la région ixil, au début du XXe siècle, 15 fincas furent crées sur le territoire d’une soixantaine de communautés des trois municipalités ixils. Selon le recensement de 1921, les principales communautés ixil étaient les suivantes377 :

375 María Valverde, Un alzamiento de indios en Nebaj… , op. cit., p.123. 376 Julio Castellanos-Cambranes, Tendencias del desarrollo agrario en el siglo XIX y surgimiento de la propiedad capitalista de la tierra en Guatemala, Flacso Editorial, Guatemala, 1992, pp. 297-298. 377 Dirección General de Estadística, Censo de la Republica de Guatemala, 1921 (Guatemala: Talleres Gutenberg, 1924), pp. 410-426. 153

Principaux villages ixil en 1921

Chajul Cotzal Nebaj

Vivitz Xekaletza Tu Xhal Ilom Chichel Batzpono Xolanay Chel Akul Tusabal Batz armita Zotzil Vichicham Viux Tichaxkuku Kanchijlaj Nama’ Tu Uchuch Tijukup

Asich Xexokom Tipakxuk Kaba’ Tupoj Tuvajila’ Tzinap Guachakalté Chichal Cotzonip Vixakuk Polli’ Kajixay Xepono Cotzol Xix Pulay Xexuxcap Xevitz San Gaspar Chajul Tzepuay Visakvila’ Kambala

Ojo de Agua Chilimaton Chemala’ Pexla’ Pichabal Ptzinay Batzulan Vizan Xekax Chisis Vijolom Tukuxma’ Tumujla’ Palop Vatzcebalam San Juan Cotzal Tunuvila’ Xejalvinte’ Tucorral Vipach Batz Jacinto Xekoa’ Sosalchil Xola’

Élaboration personnelle à partir du recensement de 1921

La dictature de Jorge Ubico (1931-1944) a accentué ces problèmes. Le travail forcé a acquis une nouvelle dimension et les droits politiques disparurent. Ubico fit adopter deux lois relatives au travail forcé et désignait lui-même les intendentes (les maires municipaux), qui étaient pour l’essentiel Ladinos378. Les conflits agraires ont resurgi pendant la Révolution nationaliste (1944-1954).

378 Selon C. Mariatégui, le travail forcé peut survivre dans les latifundia, mais sans la dissolution des latifundia les droits libéraux ne peuvent pas fonctionner. Il apparait que le Guatemala est aussi un exemple de ce phénomène. José Carlos Mariatégui, 7 ensayos de la realidad peruana, Fundación Biblioteca Ayacucho, Perú, 2007, pp. 27-28. 154

La révolution signifiait le capitalisme et la modernisation de tout le pays. C’est pourquoi, selon J. Handy, elle était vue comme « une menace pour la production paysanne et pour les communautés, lesquelles maintenaient des rapports non capitalistes de production ». À cette époque, la revendication la plus importante des communautés était « la restitution de leurs terres volées » pendant la période libérale379. Dans son chapitre La communauté et la révolution, l’auteur identifie trois rapports entre les communautés indiennes et la révolution nationaliste :

1) Les réformes de la révolution nationaliste ont défié et, dans certains cas, ont détruit les structures des communautés mayas. Le massacre de Patzicía, où environ 600 Kakchiqueles ont été exécutés, constitue un exemple de la destruction des structures communautaires. 2) Les organisations révolutionnaires n’ont pas compris les luttes entre les classes émergentes et n'ont pas appuyé les paysans, ce dernier facteur a été déterminant dans le renversement de la révolution. Il faut rappeler qu’il y avait des organisations paysannes et ouvrières favorables à la prise des armes pour défendre la révolution. 3) Tant les réformes que la lutte de classes ont affaibli les institutions qui défendaient les communautés380.

Avec la Constitution de 1945, les intendentes (maires) désignés par Ubico ont été remplacés par les maires élus. Généralement, les candidats avaient été approuvés par les autorités communautaires et il n'y a pas eu de conflits, tel fut le cas dans la région ixil. Cependant, l’apparition des partis politiques a produit un déséquilibre et une division au sein des communautés car la logique des partis rompait avec les mécanismes de participation et d’organisation communautaire. L’incompréhension des gouvernements nationalistes du monde indien et rural était telle qu’en 1946, le gouvernement a légalement reconnu les communautés indiennes en tant que communautés paysannes et entités distinctes à l'intérieur des municipalités.

379 Jimy Handy, Revolución en el área rural… , op.cit., p. 200. 380 Jimy Handy, Revolución en el área rural… , op.cit. pp. 199-234. 155

Dans le cas de la région ixil, il apparait que les communautés ont maintenu leur propre système d’organisation et de fonctionnement, principalement pour deux raisons. D’une part, les principales ont, pour la première fois, présenté un candidat ixil et ont gagné les élections municipales ; ils ont ainsi contrôlé la vie politique pendant la révolution nationaliste. D’autre part, la plupart des réformes des gouvernements nationalistes n'ont pas été mises en place. L’autonomie relative des structures traditionnelles ixils a perduré plusieurs décennies, mais avec le coup d’État de 1954, des dirigeants de la communauté ont été persécutés. Une décennie plus tard, les confréries catholiques, institution qui n’avait pas souffert de l’indigénisme de l’État nationaliste, furent attaquées par les missionnaires de l'Action catholique (AC). Selon les Ixil, une division religieuse et un changement se produisirent alors dans les communautés ixils.

Ainsi, la communauté joue alors un rôle important dans l’organisation, la culture, les rapports ethniques, politiques et économiques de la société ixil. Il apparait qu’elle est l’un des axes primordiaux de la vie des Ixil et en conséquence un pilier de son histoire.

1.2. Morphologie de la communauté ixil

La notion de morphologie sociale qu’utilise Halbwachs fait référence aux formes matérielles des sociétés381, c’est-à-dire, les structures ou les activités qui composent la vie collective dans son ensemble. Il propose quatre sphères382, que nous adaptons pour notre étude :

 La façon dont se distribue la population : il s’agit d’un fait purement physique et géographique qui résulte de l’espace disponible et de circonstances locales, de la manière dont se distribuent les individus ou groupes sur la surface du sol.  La composition par sexe et âge. [Nous intégrons l’ethnie] : les deux premiers sont des aspects normalement organiques et biométriques, ils montrent comment une population a construit la structure et les rapports d’opposition ou de complémentarité.  Les structures familiales : font référence notamment aux aspects d’ordre moral propres des groupes sociaux.

381 Maurice Halbwachs, Morphologie sociale, Librairie Armand Colin, Paris, 1970. 382 Le concept thématise aussi le problème des interactions entre individu et groupe social. Maurice Halbwachs, Morphologie sociale…, op.cit., pp. 5-15. 156

 Les formes sociales : renvoient aux différentes institutions collectives (l’Église, l’école).

Dans notre étude, nous analysons la composition de la population ixil, l’espace, les rapports de parenté et certaines institutions collectives. Selon Halbwachs, il faut « distinguer de tout le reste de la réalité sociale les aspects matériels de la vie desgroupes. Ils résultent de ce que ceux-ci existent et se meuvent dans l'espace, de ce qu’ils ont un corps, des membres, et se composent d’une masse d’éléments… […] Les formes matérielles des sociétés reflètent tout l’ordre de préoccupations propres à chacune d’elles383 ».

1.2.1. La population

Actuellement, la population ixil s’élève à environ 170 000 individus, selon l’information disponible. Nous indiquons, ci-dessous, sa composition et son développement depuis deux siècles.

Recensements par année Caractéristiques de la population

1880384 Les trois municipalités ixils étaient peuplées de 8 518 habitants385. 1893 La région ixil était peuplée de 12 099 habitants : 3 329 à Chajul, 2 885 à Cotzal et 5 942 à Nebaj386. 1921387 La région ixil comptait 20 385 habitants : Chajul 4 968, Cotzal 4 590 et Nebaj 10 895388. 1940 La population ixil était de 27 580 individus : (Chajul 6 494, Cotzal 7 778, Nebaj 13 308)389.

383 Ibíd. , pp. 15-20. 384 Dirección General de Estadística, Censo general de la república de Guatemala, levantado [en] el año de 1880 (Guatemala: Estab. tip. de «El Progreso», 1881), INE, Guatemala. p.189. 385 Le département du Quiche comptait 92 753 habitants, dont 83.4% étaient indiens. Le niveau d’instruction était très bas, avec seulement 2 500 personnes sachant lire et écrire. 386 Au niveau national, la population s’élevé à 1 362 678 habitants. Cette information se trouve dans le recensement de 1921, p. 30. 387 Dirección General de Estadística., Censo de la República de Guatemala, 1921 (Guatemala: Talleres Gutenberg, 1924), p. 9. 388 Le département du Quiché était peuplé de 138 076 habitants, dont 123 568 étaient indiens. Au niveau national la population s’élevait à 2 millions de personnes. 389 Le département du Quiché comptait 158 662 habitants, dont 135 946 habitaient dans les zones rurales et 84.7% étaient indiens. La population totale du Guatemala était de 3 283 29 d’habitants. 157

1950 Le total de la population est de 30 752 personnes, dont 91% désignés comme indiens : Nebaj 13 252, Cotzal 9 244, Chajul 8 258. 1964 Sur une population de 49 021 personnes, 93% sont considérées comme indiens à Cotzal, 89% à Chajul et 92% à Nebaj. 1973 La région ixil a une population de 58 049 habitants (Chajul 18 092, Cotzal 12 698, Nebaj 27 259), dont 90% sont considérés comme indiens. 1981 En 1981, il y a 44 791 habitants dans la région ixil (Nebaj 18 134, Chajul 15 713, Cotzal 10 944).

Source : élaboration personnelle

Les recensements de 1950 et 1964 ont inclus, pour la première fois, la composition ethnique au niveau municipal. Par ailleurs, comme nous pouvons le remarquer, de 1973 à 1981, la population de la région ixil a décliné drastiquement : 9 125 personnes à Nebaj, 2 319 à Chajul, et 1754 à Cotzal. Autrement dit, en huit ans, la région ixil a perdu 13 258 personnes, soit 23% de la population. Il s’agissait d’un des effets de la guerre dans la région ixil.

1.2.2. L’espace chez les Ixil

Comment l'espace physique et géographique est-il représenté chez les ixils ? Quelle est l’influence de cette représentation dans la vie communautaire ? Nous nous proposons de répondre à ces questions à partir des données historiques et de la mémoire collective.

La plupart des personnes – notamment les plus âgées – connaissent le lieu où se sont installés les premiers Ixil : les villages d’Ilom et Sotzil. Il s’agit d’une zone fertile de basse altitude, avec un climat tempéré et traversée par des rivières. Selon les mots d’un homme d’Ilom :

« Je ne vais pas vous mentir, le premier village ixil a été Ilom. Nos grands-pères disent que notre peuple est venu du Mexique, mon grand-père dit que les premières personnes étaient Lacandones. À cette époque il y avait beaucoup de récoltes, du piment par exemple390. »

390 Monsieur Bartolo, Ilom, Chajul, 2013. 158

Chez la majorité des mayas du Guatemala, le vêtement fait référence à un village. Des dessins représentent la flore, la faune ou les montagnes et volcans d’une région déterminée. Par exemple, l’huipil des femmes du peuple d’Atitlán montre les oiseaux et les volcans du lac d’Atitlán. Certains considèrent qu’un des symboles brodés sur le vêtement traditionnel des hommes Ixil est une sotz, une chauve-souris, comme sur celui du peuple cakchiquel. Cf. Les sotz.

Les premiers Ixil se sont déplacés le long des rivières pendant plusieurs siècles, jusqu’à peupler une zone d’environ 3 000 km2, au nord de la Sierra des Cuchumatanes. Ils ont fondé leurs principaux villages entre 2 900 et 800 m au-dessus du niveau de la mer. Il s’agit de Juil, Xoncab, Chaxa, kaba, Chel, Salquil, Cuchil, Sumal, Akul, Xebak. Les habitants gardent, jusqu’à aujourd’hui, des souvenirs des villages de leurs ancêtres, mais aussi des terres et même des liens familiaux.

Par ailleurs, comme le signale Eric S. Thompson, dans la conception classique maya, les quatre points cardinaux sont représentés par quatre arbres de ceiba (Bombacaceae) qui soutiennent le monde. Le monde est divisé en trois parties : l’inframundo (au-dessous de la terre), le cœur de la terre et le cœur du ciel391. Dans la « vision du monde » ixil, l’espace et le temps sont étroitement liés à l’histoire des communautés et maintiennent un fort ancrage dans la culture précolombienne. Les Ka' Xhob', les quatre coins ou quatre directions de l’univers, sont présents dans certaines communautés ixils. À chaque point cardinal correspond un jour du calendrier maya : Noj, Iq, Chee et Ee, lesquels changent chaque année.

Les prières des b’alvatztixh font référence aux premiers villages peuplés par les Ixil et aux montagnes les plus importantes de la région. L’inframundo, c’est-à-dire le monde

391 J. Eric S. Thompson, Historia y religión de los mayas, Siglo Veintiuno, México, 975. 159 des ancêtres, des héros et des morts, est une autre dimension récurrente dans la pratique et dans la pensée des communautés, qui gardent cet héritage culturel et spirituel. Le Koomon Aanima, le cimetière et le « Calvaire » sont des lieux sacrés par excellence de l’inframundo. Les jours Kamel, Aama et Chee du calendrier maya-ixil font référence au monde de morts. Aujourd’hui, tous les Ixil ne partagent pas cette vision du monde ; le passé colonial, le christianisme, tant catholique qu’évangélique, et l’État ont œuvré en ce sens.

1.2.3. Famille et identité

La langue ixil offre des clés pour comprendre les structures de parenté. Le terme nee fait référence aux enfants et aux petits animaux. Le jour Ah du calendrier maya désigne les enfants et adolescents et les lieux sacrés appelés Xebak et Vikuyi sont utilisés pour faires des cérémonies de bénédiction ou de protection des enfants et des adolescents. Les termes xhuak et xhak désignent respectivement les filles et les garçons de moins de 12 ans. L’âge de 13 ans marque le passage de l’enfance à l’adolescence. Treize est un chiffre important du calendrier maya. Autrefois, une fête était célébrée pour l’occasion, mais cette pratique est beaucoup moins fréquente chez les Ixil. Les termes q’opoj et chelem font référence aux jeunes filles et jeunes garçons de moins de 20 ans. À partir de cet âge, les termes les plus courants deviennent ixoj et naj, respectivement femme et homme adultes. Enfin, parmi les Ixil, la hiérarchie entre les générations est importante et s’exprime avec les dénominations de nan et pap, dame et monsieur. Cette différenciation, qui est une manifestation de respect, est aussi présente dans la langue, au point qu’il existe un pronom destiné uniquement aux femmes et aux hommes âgés : cha’ama et chaak. Généralement, le mariage ou l’union marquent le passage à l’âge adulte, surtout au moment d’avoir des enfants, et il est très peu habituel de rencontrer des couples sans enfants chez les mayas. D’où le fait que les termes ixq’al et txuxh (épouse et mère) et tzumel et b’al (mari et père) sont étroitement liés.

Chez la plupart des Ixil, l’unité domestique s’articule sur trois niveaux : les enfants, les parents et les grands-pères (s'ils existent), qui, normalement, transmettent les traditions

160 et des connaissances392. Quelques pratiques anciennes n'ont pas été abandonnées, mais plutôt réincorporées. La pedida de la novia (fête avant le mariage) en est un exemple. On note, à cette occasion, que le contenu de la tradition se maintient, bien que le guide spirituel, le b’alvaztixh, dont le rôle est si important, ait été remplacé par le prêtre ou le pasteur. Au regard de la culture, on observe des changements notables et beaucoup d’abandon, en raison du mépris des Eglises chrétiennes pour les pratiques religieuses traditionnelles et d’une plus grande inclinaison pour ce qui vient de l’extérieur, notamment de la culture occidentale. Pourtant, plusieurs facteurs interviennent dans les processus de continuité des traditions et connaissances ixils, comme l’endogamie. Cette pratique, apparemment plus ancrée chez les mayas, assure le maintien de la langue, des coutumes et des mœurs ; elle exige l’union ou la reproduction entre des personnes du même groupe, notamment pour les femmes. Socialement, l’union ou le mariage avec les Ladinos et les étrangers sont moins valorisés. Ils sont perçus comme une sorte de trahison au groupe ou comme une acceptation de la culture de l’oppresseur. Les unions avec d’autres peuples mayas sont également critiquées mais avec moins de virulence.

« Nous sommes kumol [ixils] et il est très important de choisir sa femme chez nous. On ne doit pas chercher une femme qui n’appartient pas à notre peuple car elle ne va rien comprendre. Ça ne se fait pas393. »

« Je ne sais pas comment sont les étrangers mais les femmes ixils les aiment plus que d’autres femmes. Il s’agit d’un vrai amour394. »

Les disparités sociales, professionnelles et religieuses n’ont pas complétement remis en question l’union ou la reproduction des Ixil au sein de leur groupe. Néanmoins, elles tracent de nouvelles frontières à l’intérieur de la population. La cohabitation entre les Ixil et les Ladinos s’est nettement améliorée depuis deux décennies et le racisme et les affrontements ont diminué, bien qu’ils soient loin d’avoir disparu. Les Ixil ont commencé à gagner des espaces de liberté dans différents domaines et à différents niveaux : le dépassement de soi, la formation professionnelle et la participation directe à la vie

392 Les Ixil ont toujours vécu dans une région difficile d’accès et les contacts avec les peuples voisins se sont souvent limités à des échanges commerciaux et culturels. 393 Moises, Nebaj, 2015. 394 Jeune de Nebaj, famille Guzman. 161 politique de la région (les trois dernières administrations municipales dans la région ixil étaient dirigées par des Ixil).

Bien qu’une partie importante des grands-mères ixils transmettent leurs noms et prénoms à leurs petites filles, que la guérilla ait changé les relations de genre et que le discours des dirigeants mayas intègre la « complémentarité » entre les hommes et les femmes, chez les mayas contemporains, les hommes dominent toujours la vie politique, sociale et économique. La violence sexuelle, physique, psychologique et économique est un problème majeur :

« Auparavant, les autorités communautaire et indiennes étaient plus fortes, elles pouvaient punir fortement les personnes qui attaquent les femmes. Le peuple ixil s’est divisé durant la guerre, les coutumes, la valeur ancestrale du respect et les autorités indiennes ont commencé à se perdre ou à s’affaiblir395. »

« La violence est un grand problème. Rien qu’à Nebaj, chaque année, il y a près de 900 cas de violence contre les femmes. Nous révisons les archives de la police et du système de justice, mais toutes les femmes ne dénoncent pas la violence dont elles souffrent, donc le chiffre doit être plus élevé396. »

1.3. L’« esprit » de la communauté ixil

Contrairement à la tradition durkheimienne et marxiste, Weber ne propose pas de définitions exactes sur les problèmes sociaux. Il expose quelques traits concernant les notions qui constituent les phénomènes sociologiques, tel est le cas de la conception d’« esprit » du capitalisme et de la conception de Beruf397. Pour illustrer en quoi consiste l’« esprit » du capitalisme, il présente un passage de Benjamin Franklin dans lequel s’expriment des normes, des règles et une manière de se conduire dans la vie pour gagner de l’argent et réaliser des profits. En d’autres termes, il s’agit d’un éthos spécifique du capitalisme contemporain.

395 Ma’t Kab’, violence de genre à Chajul, Université Ixil, Nebaj, janvier, 2015. 396 Iris Brito, Asociación Defensoría de la mujer Ix, Nebaj, noviembre, 2014. 397 La conception du Beruf et de l’ascétisme protestant fait référence à l’éthique de la profession en tant que vocation, autrement dit le devoir dicté à la profession, l’idée d’un devoir que l’individu est tenu de prendre en considération et dont il a effectivement conscience, par rapport au contenu de son activité professionnelle. 162

« Songe que le temps, c’est de l’argent. Quiconque pourrait, par son travail, gagner 10 shillings par jour, mais se promener dans sa chambre pendant la moitié du jour… il a en effet aussi dépensé ou plutôt dilapidé 5 Shillings […] […] Songe que le crédit c’est de l’argent. Mis en circulation, 5 Shillings en font plus. Quiconque tue une truie pleine, détruit toute sa descendance jusqu’à la millième génération […] Songe qu’un bon payeur est selon l’adage le maitre de la bourse de chacun. Pour 6 livres annuelles, tu peux avoir l’usage de 100, à condition d’être un homme connu pour sa sagacité et son honnêteté398. »

L’organisation sociale, la distribution de la population, la famille, l’ethnicité et la représentation de l’espace des Ixil reflètent certains traits caractéristiques de l’« esprit » de la communauté ixil, au sens wébérien. Il est donc pertinent de se demander quels sont les autres éléments qui caractérisent l'ethos des communautés mayas. Ils se révèlent dans l’histoire et l’organisation politique et sociale de la communauté ixil, mais aussi dans la langue, dans les pratiques traditionnelles et dans la pensée des kacholpom, les spécialistes de la spiritualité maya

1.3.1. Le Koomon

Le terme koomon désigne ce qui est partagé par toutes et tous399 ; Tenam désigne les chefs-lieux municipaux, la multitude ou le peuple ; tx’ava désigne la terre ou le territoire ; la notion q’om fait référence aux agglomérations rurales et à « la milpa » (champs de maïs). Il n’existe pas de terme en ixil équivalent à celui de communauté et il apparait que, depuis plusieurs siècles, les langues mayas ont adopté le terme espagnol comunidad. Cependant, au moment de parler de la vie communautaire, les concepts mentionnés précédemment deviennent des pensées beaucoup plus complexes. Le terme koomon tx’ava est utilisé pour désigner les terres communales destinées au pâturage ou à la récolte du bois. Elles sont peu nombreuses car la plupart ont été volées aux peuples mayas pendant la période libérale et le conflit armé. Koomon aq’on fait référence au travail collectif pendant les périodes de semailles et de récoltes, notamment du maïs, et à la construction des toits des maisons des voisins. Depuis une dizaine d’années, ces activités

398 Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. Jean-Pierre Grossein, Edition Gallimard, Paris, 2003, pp. 22-23. 399 Le terme Koomon est certainement une adaptation de « commun » en espagnol. 163 sont moins courantes. Selon certains interviewés ixils, avec l’apparition de l’argent, les gens ont commencé à embaucher des travailleurs ruraux et des paysans :

« Auparavant, il y avait très peu d’argent, le travail commun et les échanges étaient très courants. Aujourd’hui, nous pouvons échanger un chat pour deux poules ou échanger les récoltes, mais ce n’est pas comme avant400. »

« Maintenant, toutes les choses ont un prix, les gens se sont habitués à l’argent. Avant, nous nous faisions tous nos vêtements, nous nous aidions dans les travaux collectifs, les accouchements, les semailles et les fêtes familiales. Aujourd’hui, on doit payer401. »

La xhula, très répandue chez les ixils, est le nom donné à l’entraide entre les femmes qui viennent d’accoucher. Le koomon tx’aval est une pratique courante, notamment dans certaines régions comme Chajul. Il s’agit du travail domestique, par exemple laver le linge dans les rivières ou les lavoirs publics. Enfin, le terme koomon aanima est utilisé pour désigner, d’une part, le lieu des ancêtres et, d’autre part, le cimetière, la maison des morts402. Selon C. Mariatégui, la coopération et la solidarité demeurent deux piliers de la vitalité des communautés indiennes, lesquelles s’opposent à la vision individualiste libérale. Il apparait que dans les communautés ixils subsistent des rapports d’organisation et de travail collectifs.

1.3.2. Les B’oq’ol Q’esal Teman

On observe que, des années 1930 aux années 1960, les figures de l’organisation politico-sociale des Ixil (ixojkuyintxa, b’alvaztixh, Aaq’ii, etc.), les représentants des communautés, les B’oq’ol q’esal tenam et les confréries catholiques maintenaient une forte unité et portaient des intérêts et revendications sociales, politiques et culturelles similaires :

« Les partis politiques et les Eglises évangéliques n’existaient pas à cette époque, il n'y avait pas de divisions comme aujourd'hui. Tous respectaient les principales les q’esal tenam 403. »

400 Nan Kat Malay, Catalina Brito, Nebaj, 2013. 401 Sage-femme, Xhib Corio, Juana Corio, Nebaj, 2013. 402 Le koomon aanima est un lieu sacré fréquenté par les b’alvatztixh (les guides spirituels). 403 Nan Xhib, La Laguna Nebaj, 2003. 164

« Le respect était une valeur essentielle chez les Ixil, nous respectons les personnes âgées et les principales. Ce n’est pas tout le monde qui pouvait devenir un q’esal tenam404. »

Ces autorités traditionnelles ont leur système juridique propre. Comme le montre le livre Le système juridique ixil, « dans certaines communautés et à certaines époques, le système juridique a été totalement annulé. Dans d’autres communautés, il fut relégué à certaines activités ou relations sociales et, parfois, il a survécu entier ou fragmenté405. » Il y a donc, dans les systèmes juridiques mayas, des éléments propres et ancestraux, mais aussi des lois créées spécifiquement pour les indiens. Le droit ixil n’est pas écrit mais « la pratique juridique tout comme la pratique morale et sociale se fondent sur les valeurs et principes transmis oralement d’une génération à l’autre406. » Ces valeurs et ces principes ont leur source, pour une grande part, dans les préceptes de leur spiritualité mais aussi dans certains aspects du catholicisme traditionnel. Enfin, Le koomon kab’al désigne la maison communale, l’espace collectif de délibération des autorités traditionnelles, l’espace dont surgit le koomon y’ol, l’opinion de tous, le consensus général de la communauté.

1.3.3. Chala yol

Si nous analysons les normes ou les manières de se conduire des Ixil à partir de chala yol (la pensée ou la parole sacrée), le concept de communauté s’en trouve enrichi. Ainsi, la conception d’uku vatzil, l’« hérédité des ancêtres », fait en même temps référence au droit et à l’héritage. Comme le signale le jeune Xha´p Ak´ul :

« L’hérédité implique : communauté, continuité du temps dans le même espace, et responsabilité. L'hérédité de la terre, par exemple, il s’agit du transfert des responsabilités d'une génération à l'autre pour garantir la continuité de la vie communautaire dans le même lieu et territoire407. »

404 Pap Kul Anay, Akul, 2013. 405 Universidad Rafael Landívar e Instituto de Investigaciones Económicas y Sociales, El sistema jurídico Ixil: una aproximación, URL, Guatemala, 1999, p.27. 406 Universidad Rafael Landívar, El sistema jurídico…, op.cit., p. 28. 407 Xha´p Ak´ul, Elías Solís Raymundo, Los peligros de la monopolización de los derechos humanos occidentales en la construcción de una sociedad justa. Universidad Ixil, Nebaj, 2015. 165

Lorsque les Ixil se réfèrent au monde naturel, ils utilisent la notion loq'ola tx'ava (terre sacrée) et l’une des règles de l’uku vatzil (l’« hérédité des ancêtres») est la xovoli u loq´ola tx´ava : prendre soin de la terre sacrée. En ce sens, selon Xha´p Ak´ul, la pensée ixil implique une relation égalitaire et respectueuse vis-à-vis de la nature :

« La terre se soigne de la même manière que se soigne une femme âgée dans la communauté. Pour le peuple Ixil, l'important est de se sentir semblable à la nature […] la terre se soigne précisément parce qu'elle est sacrée et sa sacralité exige notre plus grand respect. »

Enfin, les communautés ixils se réfèrent fréquemment à Unq'a q'etze, « le nôtre ». Cette notion se rapporte à la totalité du territoire Ixil (coteaux, vallées, rivières et autres aspects de la nature). Elle intègre aussi l’aspect culturel et identitaire car les traditions, les cérémonies mayas, les vêtements traditionnels et les célébrations font partie de « le nôtre ». C’est ainsi que nous pouvons comprendre l’expression tx’ae la yansali (il est interdit de ruiner la terre), unq´a q´etze (parce qu’elle est la nôtre). Si les règles et les pratiques mentionnées précédemment sont respectées, le tii chajil, la pleine santé ou le bien-vivre, peuvent s’accomplir, mais cela se passe toujours en communauté.

Chez les Ixil, la communauté joue un rôle central, dans le passé comme de nos jours. Bien sûr, les éléments qui la constituent ont varié d’une région à l'autre et à travers le temps. Des pratiques d’origine précolombienne, se sont maintenues face aux agressions, tandis que d’autres se sont juxtaposées à des apports externes et qu’une partie très importante de cet héritage a été détruite. La communauté et le sens communautaire demeurent des primordiaux pour les Ixil. Pourtant, le poids de l’histoire et les problèmes sociaux sont en train d’altérer cet héritage. Les blessures et les effets de la guerre persistent encore aujourd’hui, rendus plus aigus du fait de l'impunité en vigueur et de la résurgence de phénomènes liés à ce passé récent. Le conflit armé a aussi profondément fracturé la vie communautaire des Ixil. Des milliers des personnes ont quitté leurs foyers et leurs communautés. Certains sont parti en exil, d’autres se sont cachés dans les métropoles et des milliers d’autres ont trouvé abri dans les églises évangéliques.

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CHAPITRE II : La production culturelle et spirituelle maya ixil

Avant l’arrivée de Jésus au Guatemala, tous étaient religieux, tous étaient kacholpom. Les enfants grandissaient éduqués.

B’alvaztixh

Le fait religieux existe dans pratiquement toutes les cultures, tout comme le pouvoir est un phénomène mondial. Le fait religieux acquiert les caractéristiques historiques, sociales et géographiques d’une population déterminée. Il est important de rappeler que, chez les mayas, l'opposition entre le monde naturel et surnaturel n'est pas si tranchée. Une partie fondamentale de la vie des communautés mayas était basée sur les calendriers qu’ils ont produits, notamment le calendrier lunaire et le calendrier solaire. Il apparait que la plupart des auteurs considèrent le calendrier lunaire de 260 jours comme le vecteur de la vie spirituelle des mayas, et le calendrier solaire de 365 jours comme destiné à la vie agricole. Cependant, la majorité des interviewés n’opèrent pas cette division car les deux calendriers ont en commun 20 jours et sont étroitement liés. Comme nous le verrons postérieurement, les deux calendriers fonctionnent ensemble.

Dans ce chapitre, nous nous attacherons à examiner divers aspects historiques de la production culturelle et spirituelle maya ; à analyser les premières recherches sur la religiosité ixil ; à présenter ce qui constitue la « vision du monde » associée à cette production spirituelle ; et, enfin, à comprendre comment la religiosité maya ixil a résisté aux attaques des religions chrétiennes.

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1. Quelques données historiques

Los abuelos hablan de una máscara bella vestida de antigüedad. Olía a incienso, tierra, árbol, agua, viento. Mam-ximon se llamaba la máscara que vive en el tiempo

Humberto Akabal

D’un point de vue historique, il nous semble qu’au Guatemala on peut distinguer trois manifestations de « la production spirituelle du peuple ». L’une est d’origine autochtone et a environ cinq mille ans d’existence ; les deux autres sont exogènes et ont environ deux mille ans. Il s’agit, pour la première, de ce qu’aujourd’hui on appelle la spiritualité maya ; la deuxième est la religion catholique ; et la troisième, les Églises évangéliques. Actuellement, nous rencontrons aussi des charismatiques et des témoins de Jéhovah. L’athéisme reste très marginal.

L’utilisation du calendrier maya était répandue en terres mayas depuis plusieurs milliers d’années. D’un point de vue linguistique, pratiquement tous les jours du calendrier ont la même racine, autrement dit, ils font partie du Protomaya, le tronc commun à toutes les langues mayas, vieux d’environ cinq mille ans408. Un certain nombre d’informations sur le calendrier maya nous sont accessibles, notamment à travers les glyphes, des peintures, des codex, la littérature maya classique, des textes coloniaux, les spécialistes traditionnels du calendrier et la tradition orale. Cf. Codex de Madrid409.

408 Cela dit, il y eut toujours des disparités culturelles chez les peuples mayas, ainsi que plusieurs manières. d’interpréter le calendrier. 409 Dans le codex, les vingt jours du calendrier sont représentés autour du tableau central. 168

Codex de Madrid

Dans son livre Tzolkin es más que un calendario, W. Rupflin-Alvardo aborde plusieurs points, qui sont autant de sources d’information sur le calendrier maya. L’auteur y rassemble les données sur les jours du calendrier trouvées dans les glyphes, les stèles et les codex. Il y analyse deux livres de la littérature maya classique, le Chilam Balam et le Popol Wuj. Dans le premier, il s’intéresse aux jours du calendrier et à leur signification et repère les jours associés à la création du monde : 13 Akab’al, 1 Kan, 3 Kamel. Du second, il retient l’histoire de trois personnages centraux : Junapu, Ixbalanke et Ixkik, ainsi que les jours du calendrier liés à certains évènements : Kamel, Q’anil, Kao, Txi, Choo, Aa, Batz410. Rupflin-Alvardo cite également des extraits du livre de Frère Diego de Landa (Relacion de las cosas de Yucatan), et des lettres de Frère Antonio Margil, qui écrivait que les gens « abominables » qui utilisaient le calendrier s’appelaient « Ahcunes »411. Enfin, l’ouvrage contient aussi quelques interprétations kiche, ixil et q’anjob’al des jours du calendrier maya.

Un autre document, les Annales des Kakchiqueles, enregistre des évènements de la fin de l’époque préhispanique et du commencement de la période moderne/coloniale :

410 Walburga Rupflin-Alvardo, Tzolkin es más que un calendario, CEDIM, Guatemala, 1997, pp. 39-57. 411 Il est étonnant de remarquer que Fray Antonio Margil a indiqué que les gens « abominables » qui utilisaient le calendrier s’appelaient « Ahcunes ». Walburga Rupflin-Alvardo, Tzolkin es más…,op. cit. pp. 64-65. 169

« Après de la conquête, le roi Kay Hunahpu a signalé le jour où devait avoir lieu la révolution [contre les Tukuches], ce jour 11 Ah a éclaté la révolution [18 mai, 1493]412. »

« Le jour 1 Q’anil [20 février, 1524] les Kiches ont été détruits par les castillans. Leur chef, Tunatiuh Avilantaro [Pedro de Alvarado], a conquis tous leurs peuples413. »

La rédaction des Annales des Kakchiqueles a commencé au XVIe siècle. En 1855, les Annales se retrouvèrent en la possession de l’Abate Brasseur de Bourbourg. Comme le signale E. Recinos, plusieurs personnes sont intervenues dans leur rédaction. La première partie, la « section légendaire », présente la tradition orale des origines des mayas. La partie suivante montre les succès des gouverneurs, les guerres et la fondation des peuples414. Enfin, la dernière partie s'apparente à une sorte de registre communautaire car elle enregistre naissances et morts, conflits de terres, incendies de cultures, tremblements de terre, acquisitions communautaires, maladies, etc.

À la même époque, un écrit de 1853 abordait la production culturelle et spirituelle du peuple Kiche de Santa Maria Ixtahuacán. L’auteur, Vicente Hernan, rapporte que « dans la combinaison des jours [du calendrier maya], les Ajquijes voient le passé et pronostiquent arbitrairement le destin de la personne qui les consulte ». Le même document présente la note suivante : « Quij en langue kiche’ signifie le soleil. Ajqi est la personne qui rend le culte au soleil et compte la succession des vingt jours. » Le reste du document présente une « liste des prêtres du soleil »415. L’auteur présente également les vingt jours du calendrier énumérés de 1 à 20. La séquence des vingt jours est désordonnée, elle commence avec Ajmac et finit avec Noj. Cf. Kalendario

412 Mercedes de la Garza, Miguel León Portilla et Adrián Recinos, Literatura maya, Biblioteca Ayacucho Caracas, Venezuela, 1980, p. 150. 413 Mercedes de la Garza, Miguel León Portilla et Adrián Recinos, Literatura maya…, op. cit., p. 161. 414 Adrian Recinos, Memorial de Sololá, Anales de los Kaqchikeles; Título de los Señores de Totonicapán, Guatemala, 1998, Editorial Piedra Santa, pp. 15-20. 415 John M. Weeks, Frauke Sachse, and Christian M. Prager, Maya Three Calendars from Highland Guatemala, Daykeeping, University Press of Colorado, 2009. 170

L’État avait une vision coloniale et occidentale des traditions culturelles et spirituelles des mayas. Les recensements en sont un exemple. En 1880, le premier recensement incluait quatre catégories pour classifier les religions présentes au Guatemala : catholiques, protestants, autres croyances et sans religion. Selon le recensement, parmi les 92 753 habitants du Quiche, 99% étaient catholiques, seul une personne s’est considérée protestante, et aucune personne ne s’est considérée sans religion ou d’une autre416. Comme on peut le constater, ce recensement présente plusieurs imprécisions et anomalies, voire des mensonges. Premièrement, il n’a pas inclus la production spirituelle des peuples mayas, par exemple « religion indienne » ou « croyances autochtones ». Une telle omission revient à supposer l’inexistence des pratiques et des connaissances indiennes. Deuxièmement, il est étrange qu’aucune personne interrogée n’ait déclaré d’autres croyances que la catholique ou la protestante. L’utilisation du calendrier et les traditions, savoirs et représentations qui l’accompagnaient étaient des réalités en terres mayas.

416 Dirección General de Estadística et Justo Rufino Barrios, Censo general de la república de Guatemala, levantado en 1880, Tipografía El Progreso, 1881, INE, Guatemala, p. 190. Souligné par nous. 171

Un siècle plus tard, les choses n’ont pas changé. Durant la période dite libérale, deux recensements, de 1921 et 1940, contiennent aussi des imprécisions, des anomalies et des négations. Le recensement de 1921 donne une information précise sur la religion catholique et évangélique417 : a) 102 prêtres (69 nationaux et 33 étrangers), b) 80 sœurs de la charité, c) 30 missionnaires évangéliques (5 nationaux et 33 étrangers), et d) 15 sacristains. Cependant, le recensement ne signale aucune activité liée à la spiritualité maya. Pourtant, certains métiers entretenaient une relation avec cette production spirituelle :

a) 156 sages-femmes, b) 267 producteurs de bougies, c) 2 guérisseurs traditionnelsm, d) 299 personnes qui jouaient du marimba418.

Quant au recensement de 1940, il a établi trois catégories et sous-catégories religieuses : chrétienne (catholique ou protestant), non-chrétienne (« israélite » ou autre religion), et sans religion. Selon ce recensement, sur les 158 662 habitants du Quiché, 157 600 étaient catholiques, 825 protestants, 11 pratiquaient une autre religion et 226 se considéraient sans religion.

En trois siècles, le colonialisme et l’évangélisation catholique ont transformé l’utilisation, la compréhension, les représentations et les valeurs du calendrier maya mais, comme le signale W. Rupflin-Alvardo, le calendrier n’a pas disparu et ses symboles n’ont pas été remplacés par les doctrines catholiques419 .

2. Les recherches sur la vie spirituelle ixil

Dans les années vingt, l’ethnologue et anthropologue Franz Termer visita Chajul et Nebaj et déclara qu'il n’avait rien trouvé sur « la vie spirituelle de la population ixil420 ».

417 Dirección General de Estadística, Censo de la República de Guatemala de 1921, Talleres Gutenberg, Guatemala, 1924, pp. 269-275. 418 Il serait nécessaire de faire une enquête spécifique et approfondie sur ces questions. 419 Walburga Rupflin-Alvardo, Tzolkin es mas que un calendario, CEDIM, Guatemala, 1997, p. 67. 420 Franz Termer, Etnología y etnografía de Guatemala, Editorial del Ministerio de Educación Pública, 172

Les premières recherches sur la spiritualité des Ixil remontent à la fin des années 1930. J. Lincoln fut l’un des premiers chercheurs à décrire les traits caractéristiques de la production spirituelle ixil. Son étude ethnographique, The maya calendar of the ixil of Guatemala, aborde divers thèmes, tels que les 20 jours du calendrier et leur signification, la composition du calendrier de 365 jours, les lieux sacrés et les cérémonies, les périodes (« mois ») de 20 jours, et les spécialistes traditionnels de la spiritualité ixil421. Pourtant, jusqu’à aujourd’hui, ces écrits, comme la plupart des études en langues étrangères, n’ont pas été traduits en espagnol. Des recherches postérieures ont approfondi les sujets traités par J. Lincoln et d’autres ont étudié des faits religieux qui n’avaient pas encore été examinés.

2.1. La « vision du monde » ixil

La notion de vision du monde est un instrument conceptuel et de travail qui permet de comprendre les expressions de la pensée des individus, non une donnée empirique immédiate. Selon L. Golmann, cette notion ne fait pas référence à une réalité métaphysique, « elle constitue, au contraire, le principal aspect concret du phénomène que les sociologues essaient de d’écrire sous le terme de conscience collective ou plutôt, conscience de groupe422 ». D’un point de vue empirique, ce concept permet d’analyser les similitudes et le prolongement de certaines pensées et pratiques partagées par différentes personnes ou groupes sociaux, ce que Golmann désigne comme « des positions analogues dans la structure d’ensemble423 ».

Goldman rappelle que les groupes sociaux ont des intérêts spécifiques (économiques, politiques, religieux, etc.), qui s’expriment non seulement sur le plan idéologique par une vision d’ensemble, mais qui sont aussi orientés vers une transformation globale de la structure sociale. Autrement dit, « une vision du monde, c’est précisément cet ensemble d’aspirations, de sentiments et d’idées qui réunit les membres d’un groupe et les oppose aux autres groupes ». L’auteur n'omet pas le fait que les individus peuvent séparer leurs

Guatemala, 1957, p.107. 421 Jackson Steward Lincoln, The Maya Calendar of the Ixil of Guatemala, University of Texas Press, Lounsbury, Floyd, 1980. 422 Selon l’auteur, « toute conscience est l’expression d’un équilibre provisoire et mobile entre l’individu ou le groupe social et leur milieu ». Parfois les crises provoquent une conscience tragique ou existentialiste. Lucien Goldmann, Le dieu caché… , op. cit., p. 58. 423 Ibid., pp. 24-25. 173 aspirations, ou leur pensée, de leur vie quotidienne, cependant, pour le groupe, la concordance entre le comportement et la pensée est plus rigoureuse. Enfin, une vision du monde subsiste si elle exprime ou aborde des problèmes fondamentaux à propos des relations entre les hommes, la nature et la société. Il s’agit d’une situation historique qui peut être transposée.

Quelle « vision du monde » la spiritualité et la résistance maya expriment-elles ? Selon J. Earlyn, « la vision culturelle du monde des mayas enferme des aspects humains et divins, lesquels sont provoqués par une force cosmique de caractère cyclique, comme les cycles du soleil, de la lune, de l’ovaire ou du maïs424 ». Selon R. Falla, la vision du temps maya est en correspondance avec les jours du calendrier maya, et c’est là que réside l’explication de sa résistance à l'invasion des nouvelles croyances425. D’autres encore mentionnent qu’il s'agit d'une vision du monde intégrale, c'est-à-dire sans séparation entre la science, l'art, la morale et l'éthique426.

Des documents de la guérilla de l’EGP ont aussi abordé la vision du monde des peuples indiens, à travers les relations de production. C’est le cas d’un livre intitulé Les peuples indiens et la révolution guatémaltèque, qui signale que la plupart des expressions culturelles des indiens ayant perduré sont le résultat d’influences d’origine coloniale, mais qu’« elles sont imprégnées de la vision du monde et de la vie héritée de la culture maya », laquelle ne peut pas se quantifier mais est partout et influence tout427. » Dans cette perspective, c’est à cet héritage que les indiens doivent d’avoir démontré une capacité de résistance pour survivre, se maintenir localement et régionalement, pour s’adapter aux changements et faire face aux agressions. La base de cette capacité se trouve dans « le phénomène profond et difficile à définir de l’identité ethnico-culturelle, cette forme particulière d’être et de sentir des collectivités liées par les définitifs et singuliers aspects de la conscience », et dans la spécificité de la culture428.

424 John D. Early, Los mayas y el catolicismo: el encuentro de dos visiones del mundo, Guatemala, Asociación para el Avance de las Ciencias Sociales en Guatemala, 2011., pp. 75-80. 425 Ricardo Falla, Quiché rebelde… , op. cit., p. 189. 426 Bureau des droits humains de l'archevêché du Guatemala, Hacia el respeto de los derechos religiosos del pueblo maya. Informe sobre libertad de religión maya, ODHAG, Guatemala 2006, pp. 35-36. 427 Mario Payeras, Les peuples indiens…, op.cit., p. 74. 428 Ibid., p.75. 174

La communauté et le calendrier maya sont les fondements d’une capacité à résister, comme ils sont au cœur de l’ancien système de traditions et de connaissance ixils. C’est peut-être pourquoi les valeurs, normes, savoirs, traditions et institutions liés à ce système furent pourchassés et marginalisés par l’État, l’Église et la plupart des Ladinos. C’est une des raisons pour lesquelles ce système n'est pas connu de la majorité de la population, au point qu’une partie considérable des mayas s’engage sur le chemin du mépris de sa propre culture.

La méconnaissance de ce système ne veut pas dire qu’il n’existe pas. Au contraire, il a toujours été présent, jusqu’à aujourd’hui. Jusqu'aux années 1960 et l’arrivée de l'Action catholique (AC), ce système a maintenu une forte autonomie. L’AC n’a pas éliminé la spiritualité ixil mais elle l’a attaquée et profondément transformée.

2.1.1. Le monde et « Dieu »

Benjamin et Lore Colby se sont intéressés à l’un des éléments centraux de la pensée maya : la conception de « Dieu ». Dans le cas des Ixil, le concept kutxuxkub'aal signifie littéralement « notre-nos mère(s), notre-nos père(s) ». Comme le signalent les auteurs, ce concept est utilisé de façon générique, tandis que les concepts Kutxux et Kub'al font référence à la Déesse mère et au Dieu père, respectivement429. En ce sens, dans la vision du monde maya ixil, « Dieu » est à la fois mère et père, mais il est d’abord mère. La maternité de « Dieu » s'exprime dans la Terre, laquelle fournit la vie, nous voit naître, croître et mourir. La Terre (la faune et la flore) n'est pas une externalité, mais plutôt un élément central dans la vie des personnes et des animaux ; cette perspective a des implications écologiques fondamentales. Ainsi, parmi les Ixil de la commune de Chajul, on retrouve cette vision du monde à l’œuvre vis-à-vis de la défense des biens naturels, notamment dans la réserve naturelle de Visis kaba’.

429 Colby y Van Den Berghe, Ixiles y Ladinos, Editorial José de Pineda Ibarra, 1977, p. 50. 175

Cette vision du monde aspire à une relation étroite avec la nature et à un respect de la faune, de la flore et des autres éléments qui constituent l'univers. Il ne s'agit pas d'une croyance panthéiste ni d'une religiosité anthropomorphe, mais plutôt d’une philosophie où l'être humain fait partie du tout :

« Chaque jour du calendrier a une fonction dans la vie et dans le monde, il y a un jour pour les morts, les oiseaux, les graines, les femmes, les hommes, les pierres et ainsi de suite430. »

« Les cérémonies sont faites en fonction du sujet ou du problème. Parfois il y a des choses attachées à notre vie personnelle ou familiale, certaines autres sont liées aux animaux, aux plantes ou aux personnes qui nous entourent431. »

Par rapport à la conception de la création du monde, les invocations des b’alvatztihx font référence à tzajol et b’itolq’etz, le cœur de la terre, et à Kub’al almika’, le cœur du ciel. Deux références que nous trouvons aussi dans le Popol Wuj :

« Ils était seulement le créateur et le formateur, le serpent à plumes, mère-père dans l'eau, dans la clarté de la fente, et ils étaient couverts des plumes « vertes », c’est pour cette

430 María Cedillo, Nebaj, février 2012. 431 Ana Lainez, Nebaj, septembre 2015. 176

raison qu’il s'appelle Q'ukumatz, ce sont deux grands savants possédant une grande compréhension. Ils étaient aussi le cœur du ciel432. »

2.1.2. Les spécialistes

Antonio Goubaud faisait remarquer qu’avant d’étudier le calendrier et le temps maya, il était nécessaire de parler des personnes qui l’utilisaient. « En espagnol, on pourrait désigner ces personnes avec le nom de « devin ». En général, le vulgaire désigne le devin et le sorcier sous le même nom de « zahorines », ce qui n'est pas correct puisque le devin exerce son pouvoir pour faire le bien ; le sorcier occasionne le malheur433. »

La quasi-totalité des études sur les Ixil identifient le b’alvatztixh – également appelé Aaq’ii – comme le principal spécialiste de la spiritualité maya, même s’il n'est pas le seul porteur des traditions et des connaissances ixils. Selon J. Lincoln, « la personne qui utilise le calendrier est appelée B'alvatztixh (père devant Dieu) à Nebaj, et il est nommé Mama (grand-père ou ancêtre) à Chajul ; le terme Rezador (homme de prière) est aussi employé en langue ixil. En espagnol, il s'appelle Zahorin (guérisseur) ; le terme Brujo (sorcier) est utilisé d'une manière péjorative par le ladino de toute catégorie pour nommer les spécialistes religieux ixils, mais le concept est correctement utilisé s’il fait référence à ceux qui pratiquent la magie noire434. »

Colby et Van den Berghe ont analysé la « structure et dynamique » de la société plurielle ixil, notamment l’étude des relations entre les Ixil et les ladinos à travers des rapports économiques, politiques, culturels et religieux. Selon ces auteurs, la structure institutionnelle de la religion (traditionaliste, catholique, orthodoxe et protestante) reflète les divisions sociales des sociétés plurielles435. Il s’agit d'espaces ayant une autonomie relative et où sont canalisés les relations de pouvoir, les conflits et les changements sociaux. Par exemple, la religion, en plus de diviser les Ixil et les Ladino, crée des divisions chez les premiers : entre les traditionalistes-coutumiers et les catéchistes ixils.

432 Popol Wuj. Libro sagrados de los Quiché, Trad. Franciso Ximénez, Editorial USAC, 1990, pp. 10-15. 433 Antonio Goubaud Carrera, Indigenismo en Guatemala, Centro Editorial « José de Pineda Ibarra », Ministerio de Educación Pública, Guatemala, 1964, p. 32. 434 L’auteur rapporte aussi que les Ixil utilisent le mot nahual pour décrire un sorcier qui peut prendre possession d’une autre âme et qui peut se transformer en animal. p. 120. 435 Dans ce sens, la politique, l'économie et la religion constituent les trois sphères institutionnelles où interagissent les Ixil et les Ladinos. 177

Colby et Van den Berghe ont aussi abordé les notions de religion traditionnelle (traditionalistes-coutumiers et catéchistes ixils) et de « coutume », ce dernier concept étant utilisé pour désigner la réalisation de cérémonies mayas. Aux yeux de la population ladina et étrangère, la « coutume » est ce que les Ixil font communément, c'est leur façon habituelle d'agir. Si l’étude de la spiritualité ixil est assez marginale dans Ixiles y Ladinos, le livre El contador de los días : vida y discurso deun adivino ixil de Benjamin et Lore Colby, aborde, quant à lui, l'une des figures les plus énigmatiques de la spiritualité maya ixil : le b’alvatztixh (Ajq'ii, en langue K'iche'), communément désigné « guide spirituel », « prêtre maya », « zahorín », même « chaman » et dans le pire de cas, comme nous l’avons vu, « sorcier ». C’est le cadre général à partir duquel les auteurs analysent la philosophie de Pap Xhas, la nature de ses invocations, les récits populaires et la « divination ixil ». Selon les Colby, il existe trois spécialistes religieux non catholiques chez les Ixil :

1) Le « prêtre » ixil « élu par les principales (B’oq’ol b’alvatztixh) détermine les jours où doivent être célébrées tant les cérémonies religieuses communales que les cérémonies des confréries ». 2) Les hommes de prière (b’alvatztixh), « qui intercèdent, qui soignent les malades et interviennent aux cérémonies de l'aube ». 3) Les compteurs des jours ou « les devins (Aaq'ii) qui emploient la graine de mich [Erythrinacorallodendron] pour compter les jours et pour faire des analyses prospectives (prévisions). Une sous-catégorie de devins inclut ceux qui utilisent des cristaux au lieu des graines de mich436 ».

L’ouvrage présente un examen détaillé de l'histoire de Pap Xhas Kob. Bien qu’Ixil descendant d'une famille ayant des biens, il n'a pas échappé aux dettes et au travail forcé dans les latifundia. Sa vie aurait radicalement changé après un rêve qui lui révéla sa vocation de b'alb'atz'tiix.

Sept constantes se dessinent à partir de nos entretiens sur le processus d’apprentissage des spécialistes de la religiosité ixil :

436 Benjamin N. Colby et Lore M. Colby, El contador de los días : vida y discurso de un adivino ixil, Fondo de Cultura Económica, México, 1986, pp.58-59. 178

1) Cet apprentissage commence avec le « don » lié au jour de naissance dans le calendrier maya. Kan est le jour par excellence pour devenir b’alvatztixh, ainsi que les jours Noj, Iq, Chee, EE et Kao. 2) Les rêves sont la principale révélation du calendrier maya, l’apprenti déploie une attitude d’apprentissage au travers de cérémonies et des consultations avec d’autres spécialistes. 3) On observe un processus où interviennent plusieurs générations de femmes et d'hommes, principalement à travers des échanges entre les grands-parents et les petits-enfants et les adolescents. Généralement, les instruments des spécialistes ixils leur viennent de leurs familles (pièces archéologiques, grains et objets sacrés, instruments de musique, etc.). Il s’agit d’une sorte d’héritage et de la continuité d’une tradition. 4) Il y a un processus de socialisation, de transmission de valeurs, de pratiques et de savoirs ixils autour de rituels et de lieux sacrés de la région ixil. 5) Le fait de choisir de devenir b’alvatz’tixh est comparé au mariage. Il s’agit d’une responsabilité qui dure toute la vie, il faut être disponible pour le prochain, respecter les jours d’abstinence sexuelle, etc. 6) La plupart des spécialistes ixils signalent qu’avant de devenir b'alvatz'tixh, les apprentis doivent connaître les jours du calendrier et participer à des cérémonies pendant vingt jours. 7) Chaque spécialiste est gardien d’une connaissance et de certaines traditions. Il est difficile qu’un seul b'alvatz'tixh maîtrise toute la spiritualité maya. 8) Généralement, ces spécialistes sont enterrés avec leurs affaires quand ils meurent.

Les recherches postérieures ont aussi étudié la logique des jours des calendriers, la projection des rêves, les problèmes et les requêtes des personnes qui fréquentaient les b’alvatztixh. Pourtant, malgré l’apport que constitue le travail d’identification des spécialistes, ces études laissent de côté d’autres figures ixils ou porteurs de l’ancien système de traditions et de connaissances. En effet, ce système, erronément nommé « coutume », a transmis, jusqu’à aujourd’hui, les noms désignant les personnes et leurs tâches :

179

Spécialiste Notion

B’alvatztixh Guide spirituel

Aaq’ii ou Q’inal Expert/e des jours et des mois du calendrier maya Tz’akanal Guérisseur/euse

Ixojkuyintxa Sage-femme

Oksanba’aj-K’iunal « Physiothérapeute »

Oksanteetxho « Acupuncteur »

Aakun Celui qui fait le mal.

Ce sont les principaux porteurs et spécialistes de la culture et de la spiritualité ixils, lesquels contribuent à forger une vision du monde spécifique437. Un monde avec lieux et points de repères sacrés.

2.1.3. Le calendrier maya ixil

Comme on l’observe ci-dessous, le calendrier maya, Tachb’al Amaq’, ou Tachb’al Q’ii en langue ixil, est composé de 20 jours, qui se succèdent de droite à gauche, énumérés du 1 au 13 (1 Noj, 2 Tiaxh, 3 Kao, 4 Junapu, 5 Imux, 12 Q’anil, 13 Choo, 1 Txi). Le calendrier lunaire ou « sacré » est composé de 260 jours (13 périodes de 20 jours), lesquels sont liés au cycle lunaire et à la période de gestation de l’être humain. Cf. Tachb’al Q’ii

437 Miguel de León Ceto, La espiritualidad maya ixil de ayer y de hoy, Revista del Instituto de Estudios Religiosos (IER), Universidad Rafael Landívar, 2013. 180

Source : élaboration personnelle

Le Tachb’al Q’ii, le calendrier maya, est le principal instrument de travail des b’alvatztixh et des Aaq’ii. Ils connaissent par cœur les 20 jours du calendrier lunaire et la plupart commémorent l’Ooq’ii du calendrier solaire. Ils maintiennent aussi les quatre chargeurs de l’année solaire, les Ijyaab, les quatre jours qui représentent successivement chaque année.

2.1.3.1. Les 20 jours du Cholq’ii, calendrier ixil

Pendant ses visites dans les communautés Ixil, J. Lincoln observa l’utilisation du calendrier maya. Il fit une brève description des 20 jours du calendrier ixil en signalant leur influence favorable ou défavorable sur le destin des personnes.

Les vingt jours du calendrier maya Jour Symbole Influence sur le destin Ee Dent Jour de la justice et de la prière. Ijyaab (chargeur d’année). Aa Canne Demander à Dieu ; favorable pour les enfants. I’x Le jour des montagnes, des chèvres et des moutons.

181

Tz’ikin Oiseau Jour pour prier et pour demander des bénéfices. Aama Favorable pour la culture des céréales. Pécher Noj Maire Jour pour prier. Ijyaab (chargeur d’année). Tiaxh Sacrifice Un jour pour sacrifier des animaux. Kao Gardien du Ce jour sert pour payer les injures. monde Junaapu, Un Dieu Le jour des dieux et déesses. Imux Le monde, Jour favorable pour la maison et la famille. la terre Iq’ Aire Le jour de l’aire. Ijyaab (chargeur d’année). Aq’b’al Nuit Le mal, dégât, jour pour la sorcellerie. Kach Réseau Le mal, faire un dommage aux autres. Kan Serpent Favorable pour demander un bénéfice matériel. Kamel Mort Favorable pour la « milpa » jaune. Chee Cerf Jour très favorable. Ijyaab (chargeur d’année). Q’anil, Grain Favorable pour toutes les graines et les plantes. Choo Payer Guérir des malheurs et des problèmes des personnes. Tx’i Chien Le mal, jour pour la sorcellerie. Batz Singe Jour pour augmenter les choses.

Source : élaboration personnelle Un des aspects importants du travail de J. Lincoln réside dans le fait d’avoir établi une définition préliminaire des 20 jours, même si certaines informations sont inexactes. J. Lincoln fut aussi le premier à décrire certains aspects du fonctionnement du calendrier maya dans la région ixil. Il a identifié plusieurs éléments du calendrier solaire : les 18 périodes (« mois ») de 20 jours et l’Ooq’i de 5 jours, soit 365 jours ; le nom de certaines périodes de 20 jours et leur similitude avec l’ancien calendrier maya yukateque ; ainsi que la commémoration du nouvel an.

À partir du travail réalisé avec les spécialistes de la spiritualité ixil, il apparait qu'il n'existe pas une conception homogène des jours du calendrier. Il n'y a pas non plus d'unité en ce qui concerne le premier jour du décompte du calendrier et, par conséquent, sur la question du premier porteur de l'année. Cependant, l'idée prédominante est que ce premier porteur de l'année est Noj, là où se lève le soleil, alors que Chee est là où se couche le

182 soleil. Malgré ces différences, les faits religieux mettent en évidence le fondement commun à tous les Ixil et au reste des peuples mayas. Le tableau suivant présente les 20 jours du Cholq’ii, considérant deux aspects : le symbole (en ixil et maya yucatèque) et une description des jours.

Les 20 jours du Cholq’ii Ixil Yucatèque Signification 1. Symbole ou représentation 2. Description 1. Noj Kaban 1) C'est un des porteurs de l'année, là où apparait le soleil. Ceux qui naissent ce jour peuvent devenir b’alvatztixh. 2) La connaissance, la sagesse, les mathématiques. Pour les aztèques, il signifie tremblement.

2. Tiaxh Etz’nab 1. La pierre à tailler, l'éclair. 2. Il représente l'obsidienne, le bien-être. C'est le médecin, la santé.

3. Kao Kawak 1. La tempête 2. C'est le jour des montagnes, des femmes, des sommets et de l'eau. 4. Junaapu Ajaw 1. Le soleil, un des frères jumeaux, le seigneur. Pour les aztèques, c'est le jour de la fleur. 2. C'est le jour de la force spirituelle, le jour pour se souvenir des ancêtres.

5. Imux Imix 1. Le crocodile, l'eau. 2. Il concerne la faune, il représente l'énergie des chaumières et les veines de tout ce qui existe dans le cosmos. C'est le jour du bien-être dans les maisons.

6. Iq’ Ik’ 1. L'esprit, le vent. 2. C'est un des quatre porteurs de l'année. Il représente le nord, le vent, le froid, les nuages, la pluie et la lune.

7. Aq’b’al Ak’bal 1. Représente la vie entre le jour et l'aube, la vie nocturne, l'obscurité dans laquelle germent les semences, comme les 13 lunes de la gestation. 2. La nuit, l'obscurité. Pour les aztèques, il représente la maison.

8. Kach Kat 1. Le filet. L'iguane pour les aztèques.

183

2. C'est le filet qui contient les récoltes, le filet de pêche et celui pour conserver des choses, là où l'on garde les objets importants et ceux servant aux cérémonies.

9. Kan Chikchan  Le serpent.  Il représente le serpent, le serpent à plumes, l'origine de la vie. Celui qui nait ce jour peut être guide spirituel, c'est quelqu'un qui peut attirer l'attention et atteindre ce qu'il recherche. C'est un bon jour pour les échanges commerciaux.

10. Kamel Kimi 1. La mort, l’obscurité. 2. C'est le jour des ancêtres, les jours des morts, le jour pour se remémorer ceux qui ne sont plus physiquement avec nous, nos grands-parents.

11. Chee Manik 1. Le cerf. 2. C'est le jour où la communauté se renforce, il représente les quatre points cardinaux. C'est un des porteurs de l'année. Celui qui nait ce jour peut devenir b’alvatztixh.

12. Q’anil Lamat 1. La graine, les quatre semences du maïs. Pour les aztèques, le jour du lapin. 2. Il symbolise toutes les semences : de plantes, d'animaux et d'humains, tout ce qui donne la vie. C'est le jour des offrandes aux semences, pour que les plantes et les animaux poussent bien, pour que rien ne manque ni ne soit en excès. 13. Choo Muluk  La sanction, le péché. Pour les aztèques, c'est le líquide, le sang.  C'est le bon jour pour réparer une faute, pour corriger une erreur. C'est le jour pour être remboursé, pour payer ou pour demander une autorisation. 14. Tx’i Ok 4. Le chien. 5. C'est le jour de la justice, de la loyauté et de la vérité, le jour pour veiller. Ceux qui naissent ce jour ont beaucoup de caractère, ils sont parfois colériques. 15. Batz 438 Chuwen 1. Le singe, le saraguate 2. C'est le commencement, là où débute le décompte, c’est le début d'un cycle. C'est le jour du cœur du ciel et de la terre, des femmes et de la vie. 16. Ee Eb 1. La dent. 2. C'est le chemin, celui qui nous mène, celui qui nait ce jour peut devenir b’alvatztixh. Il a du caractère. C'est un des porteurs de l'année.

438 Pour certains b’alvatztixh, le jour Batz est le commencement du calendrier. 184

17. Aa Ben 1. La canne à sucre. Pour les peuples aztèques, ce jour représente le zacate. 2. C'est le centre de la maison, les cannes cultivées, les cannes servant de décor, les cannes utilisées par Junaapu. C'est le jour des semences, de tous les enfants. 18. I’x Ix 1. Le jaguar, la femme. 2. La justice. C'est le jour de la protection et de la défense de la vie. 19. Tz’ikin Men 1. Il représente l'envol, c'est le jour de la faune, l'économie et l'argent 2. L'oiseau. Pour les aztèques, c'est le jour de l'aigle.

20. Aama Kib 1. Se référant au cœur humain, c'est le jour de la force spirituelle, les jours des morts. 2. L'ancêtre, tout ceux qui ne sont plus là. Les aztèques l'associent au hibou et au zopilote.

Source: élaboration personnelle à partir des recherches de terrain et d’informations apportées par Miguel Rivera, Ana Laynez, Lalo Tzul et Miguel Matom.

La présentation des 20 jours du calendrier maya et de son équivalent en yucatèque439 montre que la plupart des jours se réfèrent au même symbole indépendamment de la langue maya : Imux (crocodile), Kan (serpent), Kamel (mort), Chee (cerf), Tx’i (chien), Batz (singe), Aa (canne), I’x (jaguar), Tzikin (oiseau), Tijax (pierre). Ces jours sont les mêmes dans le calendrier aztèque, ce qui met en évidence une trame commune dans toute la Mésoamérique. C'est leur sens qui change. Par ailleurs, les caractéristiques concrètes de ces jours variant en fonction des aspects historiques, sociaux, politiques et économiques, il est important d'étendre les recherches à chaque peuple et à chaque culture. Par exemple, selon les Ixil, les jours du calendrier fonctionnent de la manière suivante :

1) Chacun des vingt jours a une identité et des fonctions, que ce soit pour la nature, les animaux, les ancêtres, la guérison, les morts, etc. Des jours du calendrier sont aussi consacrés à des cérémonies et à des rituels spécifiques. 2) Le jour de naissance marque les traits principaux d’une personne, des aptitudes, défauts, goûts, un type de personnalité, etc.

439 Le livre de Van Akkeren présente une énumération des 20 jours en langues yucatèque, ixil, k’iche’ et aztèque, ainsi qu'un lexique. 185

3) Selon la spiritualité maya, chacun a une tâche à effectuer ou un rôle à remplir envers la communauté. L’étude est une des possibilités mais il y en a d’autres comme le commerce, l’art, le sport, la musique ou les fonctions liées aux jours du calendrier maya.

4) Une personne est sous l’influence de trois jours du calendrier : a) le jour de naissance, b) le jour de conception, 260 jours auparavant (13 périodes de 20 jours), la période moyenne de gestation de l’être humain, c) le jour de destin, 260 après le jour de naissance. 5) Dans la numérotation du 1 au 13 des jours du calendrier, il est préférable de naître un jour pair et intermédiaire, par exemple 6 Noj, 8 Kan ou 10 Junapu. Il semble qu’on considère que ce sont des jours plus équilibrés par rapport aux jours impairs, tels que 1 Kamel ou 13 Q’anil.

Il est possible de choisir le jour de conception d’un enfant selon le calendrier, et donc de connaître certaines de ses potentielles caractéristiques. Selon les b'alvatztixh, il est préférable d’engendrer pendant la pleine lune et d’éviter les jours destinés aux morts, comme Kamel et Aama. Ils rappellent que dans l’ancien temps, le calendrier était aussi

186 utilisé comme une méthode de planification familiale. Cependant, pendant la colonisation, des dizaines des peuples ont disparu (à cause des guerres, des épidémies et de l’esclavage) et la priorité fût d’assurer la reproduction biologique.

2.1.3.2. Une perspective thérapeutique du calendrier

L'étude réalisée par Nan An/Ana Laynez et Francesca Rosa440 est centrée sur « l'élaboration d'une proposition thérapeutique culturellement pertinente de réhabilitation des femmes victimes de la violence de genre dans la municipalité de Nebaj ». Son intérêt ne se limite pas aux jours du calendrier mais également aux spécialistes ixils. Les auteures développent une typologie des spécialistes en les classant en deux groupes. Dans le premier groupe se trouvent ceux qui ont la connaissance du calendrier mais qui n'ont pas la capacité pour en faire une analyse prospective, ce qu'on appelle communément la divination. Ceux qui se retrouvent dans le second groupe sont capables de faire des analyses thérapeutique ou prospective.

Dans le premier groupe, il y a le ou la Xulinal (souffleur/euse), la Ixojkuyintxa (sage- femme), le Oksanba’aj (spécialiste des os), le ou la K’iunal (masseur/euse), le ou la Oksanteetxho (acupuncteur/trice), le ou la Tz’akanal (guérisseur/euse), le ou la K’achalpom (prêtre/tresse). Dans le second groupe, il y a le ou la Aaq’ii o Q’inal (guide spirituel/elle), le ou la AajKun o B’anontxilamil (celui/celle qui fait le mal). Les auteures identifient les principaux outils utilisés par les spécialistes : l''herboristerie, l'écoute, la médiation intrafamiliale, les cérémonies, le feu, les rêves et le temascal. Les maladies propres à la région sont décrites : Txoo (maladie des enfants occasionnées durant la grossesse), Aatxa (provoquée par le non-respect de certaines règles durant la grossesse) et Kukel (due à la rencontre avec une énergie ou un esprit du mal).

Les auteures analysent la violence physique, sexuelle, psychologique et économique dont souffrent les femmes de la région ixil dans ce contexte historique et culturel spécifique. Elles identifient les souffrances, maladies et séquelles provoquées par la

440 Francesca Rosa et Ana Lainez, Elaboración de una propuesta terapéutica culturalmente pertinente de rehabilitación de mujeres víctimas de violencia de género del municipio de Nebaj, rapport de l’Asociación Defensoría de la Mujer Ix, Nebaj, febrero, 2013. 187 violence et le machisme, telles que le sentiment de culpabilité et de honte, la frayeur, la colère, les rumeurs et la tristesse.

Les résultats de la recherche permettent de mesurer l'importance du rôle de la spiritualité maya lors de l'accompagnement des femmes victimes de la violence mais aussi les outils utilisés à cette fin : mémoire historique, récits de vie, le corps et la recherche de justice. Cette étude ouvre de nouvelles perspectives. Notamment à travers le lien qui est établi entre les connaissances du calendrier maya et les pratiques concrètes, telles que le traitement des maladies et la recherche de relations équilibrées entre les personnes, les communautés et l'environnement. Une autre des caractéristiques du travail de Ana Laynez et Francesca Rosa est que l'approche de la spiritualité maya se fait à partir des spécialistes eux-mêmes : xulinal, ixojkuyitxa, k’achalpom, etc.

2.1.3.3. Le Yaab’, année solaire maya ixil

Le calendrier solaire, appelé Yaab en langue ixil, est formé de 18 périodes de 20 jours (360 jours) et d'une période spéciale de 5 jours. En langue ixil, les périodes de 20 jours s’appellent Ka’l Q’ii, et la période de 5 jours s’appelle 0oq’ii. Une année solaire est formée de 18 k’alq’ii et des 5 jours de l’0oq’ii. Cf. Yaab

J. Lincoln a employé le terme maya yukateque uinals pour faire référence aux périodes ixils de 20 jours, dont il présente trois aspects intéressants :

188

1) Les Ixil utilisaient plusieurs noms pour désigner les « mois » de vingt jours : les gens de Chajul l’appelaient toj amaq et ceux de Nebaj l’appellent aussi ich ; 2) Grâce au travail de terrain, l’anthropologue a obtenu des listes des périodes de 20 jours, notamment des communautés d’Ilom, Chel, Chajul, et Nebaj ; 3) Il a trouvé les correspondances entre certains Ka’lq’ii ixils et les uinal de l’époque précolombienne : Mol Masat (Ilom), Molchu (Nebaj) ; Muen (Chajul), Muechin (Ilom, Nebaj et Chel) ; Chentemak ; Taltxo et Kajab441.

Pendant une quarantaine d’années, aucun chercheur ne s’est intéressé aux connaissances, aux pratiques et aux valeurs ixils liées aux « mois » de vingt jours ; les études parlaient uniquement de l'O'q'ii. En 1978, pendant son travail de terrain, A. Breton signale qu’il a recueilli auprès de spécialistes ixils la même liste de mois que celle proposée un an auparavant par l’allemande Nachtigall Horts442 :

1 Taltxo, 2 Nimtxo, 3 Ne’txo, 4 Lem, 5 Akmor, 6 Kolkoy, 7 Tzanakvay, 8 Majab’a’, 9 Muechin, 10 Motx’u, 11 Paksi’, 12 Ontxib’, 13 Motxo’, 14 Sontxo’(JulTxo), 15 Txentemaq, 16 Kajab’, 17 Tzojnoy, 18 Mamq’ii, Ooq’ii.

Nous avons, nous-mêmes, pendant le terrain, rencontré un b'alvatztixh connaissant les dix-huit mois de mémoire, avec quelques imprécisions quant à l'ordre de certains d'entre eux. D’autres b’alvatztixh considèrent que les phénomènes naturels sont les marqueurs de l’ordre et du déroulement des mois. Le tableau suivant présente les 18 kalq’ii, « mois » de l'année, leur sens, le porteur de l'année, et les mois du calendrier grégorien pour l’année 2013. L'information sur le sens et l'ordre des « mois » de l'année nous a été transmise par Pap Mek Kup, Miguel Rivera Solís, Alcalde (Indien de Nebaj), et Lalo Tzul, linguiste ixil.

441 Jackson Steward Lincoln, The Maya Calendar…, op. cit., pp. 115. 442 Cité par A. Breton, Pierre Becquelin et Véronique Gervais, Arqueología de la región de Nebaj, Guatemala (México, D.F.; [Guatemala, Guatemala]; París, Francia: Centro Francés de Estudios Mexicanos y Centroamericanos ; Escuela de Historia, Universidad de San Carlos de Guatemala ; Ministerio de Asuntos Exteriores de Francia. 189

Ich’ (mois) Sens Jours du Porteur Calendrier Yaab’ de l'année grégorien

17 Kajab’ C'est quand il fait très froid et que 8 Noj – 1 13 Noj 6 – 7 le ciel devient rouge. Aama janvier 2012 2012 18 Mamq’ii Le jour grand, le dernier mois de 2 Noj – 8 27 janvier l'année et la période du porteur. Aama –15 février

0 Oo’q’ii Cinq jours sacrés. Il y a du soleil Cinq jours 16 – 20 mais il fait très froid, le vent vient février nettoyer et éliminer les feuilles 9 Noj inutiles. 10 Tiaxh Ce sont des jours pour se reposer 11 Kao et méditer. 12 Junapu 13 Imux & Taltxo C'est la période des animaux. Ils 1 Iq’ – 7 1 Iq 21 février – 1 mangent les feuilles qui restent. Imux 12 mars 2013 22 Nimtxo C'est l'époque des grands insectes, 8 Iq’ – 1 13 mars – 1 les feuilles commencent à Imux avril pousser. 33 Ne’txo C'est le temps des Ne’ (bébés), 2 Iq’ – 8 2 – 21 avril des txo’ (animaux). Les animaux Imux naissent. C'est le moment de semer les haricots. 34 Lem Il s'agit d'une coccinelle bleue, 9 Iq’ – 2 22 avril – elle mange les feuilles. C'est la Imux 11 mai récolte des haricots. La terre doit refroidir. 55 Akmor C'est la période fertile du maïs, le 3 Iq’ – 12 – 31 mai haricot a fertilisé la terre. Les fleurs et feuilles apparaissent sur 9 imux les arbres, ce sont des feuilles tendres. 66 Kolkoy La graine prend forme, c'est la 10 Iq’ – 1 – 20 juin germination, elle a son propre aspect. C'est un insecte qui évolue 3 Imux en groupe, normalement par trois. 77 Tzanakva C'est le nom d'un vers noir et 4 Iq’ – 21 – 10 y/ jaune. Il mange les feuilles de la juillet récolte, si on le touche, il pique, il 10 Imux Tzoknoy a des épines.

190

88 Majab’a’ Cela signifie dépôt d'eau, époque 11 Iq’– 11 – 30 de pluies torrentielles, quand les juillet fleuves débordent. 4 Imux 99 Muechin Paille pour la construction des 5 Iq – 11 31 juillet – maisons, comme celle qu'on Imux 19 août trouve à Chihul. 11 Motx’u Insecte 12 Iq’– 20 août – 8 0 septembre 5 Imux 11 Paksi Oiseau ressemblant à l'hirondelle, 6 Iq’ - 12 9 – 28 il annonce le mois et l'époque de Imux septembre la récolte. Petit oiseau qui n'a pas peur. 11 Ontxib’ « On », c'est l'union de l'animal 13 Iq’ – 18 2 avec la plante. septembre 6 Imux – 18 octobre 11 Motxo’ C'est l’extinction d’un groupe 7 Iq’ – 13 19 octobre 3 d'animaux. Imux – 7 novembre

11 Sontxo’ C'est la période durant laquelle 1 Iq’ – 8 – 27 4 certains animaux, plantes et novembre (UlTxo) récoltes sèchent et meurent. 7 Imux L'escargot apparaît dans les montagnes. 11 Txentem Nous n'avons pas trouvé 8 Iq’ – 1 28 5 aqTxante d'informations. Imux novembre – mk 17 décembre 11 Tzojnoy C'est le nom d'un vers noir, il 2 Iq’– 18 6 mange les feuilles sèches. Temps décembre – des récoltes, la tapizca. 8 Imux 6 janvier 11 Kajab’ C'est quand il fait très froid et que I Iq’– 7 – 26 7 le ciel devient rouge. janvier 9 Imux

11 Mamq’ii Le jour grand, le dernier mois de 3 Iq’ – 9 27 janvier 8 l'année et l'époque du porteur. Imux – 15 février 0 Oo’q’ii Cinq jours sacrés. 10 Iq 16 – 20 février 11 Akbal 12 K’ach 13 Kan 1 Kamel

191

2 Chee 2 Chee 2014

Source: rédaction personnelle

2.1.3.4. Les « chargeurs » des années

Le passage d’un Yaab à un autre, c’est-à-dire d’une année solaire à une autre, commence et finit toujours avec quatre jours du calendrier appelés Ijyaab en langue ixil : Noj, Iq ', Chee et Ee. Ces jours sont connus comme les « chargeurs » des années et ils sont liés aux « quatre points cardinaux ».

Comme nous l’avons vu, l’un des piliers de la spiritualité maya, présent jusqu’à aujourd’hui chez les Ixil, est le Ka'Xhob', « les quatre coins du monde » ou « quatre directions de l’univers ». J. Lincoln fut le premier à enregistrer ce phénomène : « À Nebaj il y a quatre chargeurs d'année près des montagnes et sites archéologiques ixils, et ils sont associés aux « quatre coins du monde ». Le premier est Tikajay (devant la colline des flux de sang) ; le deuxième, Ku Ixhal (devant la colline où il se danse) ; le troisième, Vi’ KutxulCh’im (où sont-ils les vieux rois) ; et le quatrième, Xol Chaxbatz (des singes verts)443 ».

443 Jackson Steward Lincoln,, The Maya Calendar… , op. cit., p.110. 192

Depuis des temps anciens, dans le territoire ixil, des activités et des commémorations se tenaient durant les mois de l’année. Actuellement, la plus connue est l'Ooq’ii, le passage d’un Yaab à un autre, la nouvelle année maya.

Début de la nouvelle année 3 Ee, février 2015

2.1.4. Les nachb’al, les lieux sacrés

Comme l’écrivent Colby et Van den Berghe : « Les Ixil constituent en réalité une communauté de pratiquants qui reconnaît des oratoires et des lieux communs (comme la montagne sacrée de Juil, à laquelle vont des représentants de tout le territoire ixil pour célébrer le premier, le vingtième et le deux cent soixantième jour de la nouvelle année maya). Il s’agit de croyances basiques très similaires et de la suprématie religieuse de Chajul et de leur saint patron444. » Comme nous l’avons vu, J. Lincoln fut le premier à s’intéresser à la localisation et à l’ordre des « quatre coins du monde » ou « les quatre maires » : Tikajay, Ku Ixhal, Vi’ ktxulCh’im et XolChaxbatz.

444 Benjamín N. Colby y Pierre L. Van den Berghe, Ixiles y ladinos: el pluralismo social en el altiplano de Guatemala, (Editorial José de Pineda Ibarra, Ministerio de Educación, 1977). Souligné par nous, p. 95. 193

Les Ka' Xhob' de Nebaj, Peinture de Lalo Tzul

En 1969, au moment où l'académie nord-américaine développait des recherches anthropologiques, sociologiques et linguistiques, une mission française publiait ses principales découvertes archéologiques dans Arqueología en la Región de Nebaj. L’édition en espagnol inclut les résultats du travail ethnographique réalisé par A. Breton à Nebaj en 1979. Selon l’anthropologue français : « Les lieux sacrés du chef-lieu municipal de Nebaj ont une hiérarchie. En premier lieu se trouvent l'église catholique (la maison des saints), le calvaire (la maison des esprits mauvais) et les oratoires, qui se trouvent dans les deux cimetières. Ensuite, il y a le ka'xhob tu tenam, les quatre coins du peuple, les quatre Maires ou les quatre chargeurs de l'année. En troisième lieu se trouve un ample réseau d'autels et de lieux sacrés, appelés les juges, les dirigeants, les patruyos. Finalement, il y a les grands coteaux qui marquent les sommets des confins de la communauté445. » Conformément à cette ethnographie, les jours B'atz, Aama, Tiaxh, Kao, Aq'ab'al, Kach, Kan et Kamel se rattachent au premier noyau de lieux « sacrés » : le cimetière, le calvaire et l'église. Les quatre Maires ou les Coins du monde se rattachent aux chargeurs respectifs : Ee, Noj, Iq' et Chee. Tandis que les lieux sacrés voisins du village et les sommets principaux se rattachent aux jours Aa, Tz'ikin, Junaapu, Ix, Imux,

445 Pierre Becquelin, Alain Breton, y Véronique Gervais, Arqueología…, op.cit., p.75. 194

Q'anil, Choo et Tx'i. Selon A. Breton, les chiffres liés aux jours du calendrier ont un coefficient numérique et certaines propriétés : des chiffres comme 1 et 4 sont bénéfiques, tandis que les 7, 9 et 13 sont malfaisants.

Chez les Ixil d’aujourd’hui, on trouve les Ka' Xhob' de l’année mais aussi toute une constellation de nachb’al, c’est-à-dire une pléiade de lieux sacrés, de monticules, de coteaux, de sources, d'arbres, de vallées, etc., étroitement rattachés aux autres jours du calendrier et à la vie spirituelle ixil. Cf. Nachb’al, les lieux sacrés de Nebaj.

Source : élaboration personnelle

Ci-dessus, les lieux sacrés sont signalés et réunis par des lignes rouges correspondant aux quatre Ka' Xhob', ceux qui sont en jaune correspondent à d'autres lieux sacrés ; chacun a une fonction particulière et est lié à un jour du calendrier maya et du monde. Par exemple, Chaapa vitz est un lieu sacré de présentation des nouveau-nés, une sorte de « baptême » maya. Vi abibal est un lieu recommandé pour les cérémonies de gens qui ont migré.

Cependant, comme le signale Maurice Halbwachs, la « localisation de la tradition n’est pas figée une fois pour toutes », elle se réorganise en « fonction des enjeux sociaux et politiques auxquels elle est confrontée » et « dans la façon dont les lieux sont déplacés, inventés ou réinventés s’inscrivent à la fois le jeu de conflits interconfessionnels et

195 intercommunautaires et la dynamique créatrice de la mémoire446 ». L’intérêt de J. Lincoln pour les lieux sacrés ne s'est pas arrêté au chef-lieu de Nebaj, il a enregistré un grand nombre de lieux sacrés ixils. Nous présentons à partir des entretiens que nous avons réalisés une liste des principaux lieux sacrés dans la région ixil.

Principaux « lieux sacrés » ixils Chajul Cotzal Nebaj

Vi’ Juil Vi’ aq’an Ticajay Vi’ Aandres Tu pech B’axa Alcalde Batz Vaarkash Vi’ kamnaj Ti Ku Ixhal Vi’ on Vi’ Tzununkab’ Vi’ KutxulCh’im Vi’ cooma Vi’ sivanjo’ Vi’Puk’ xhuk Vi’ vamnaj Vi sib’ela’ KoomonAanimaAk` Vi kotz Tu kooral KoomonAanimaOot Vi jomistan Tixelap Vi’ Naacio Vi’ ala’ Batz’ ulab’ Tx’i la a’ Xezan Vi’ kub’al Batb’al Qu’s Vi’ Txo’x Chaapa Vi’ tojchee Xo’lChaxb’aatz Vi mundo Vi ab´ibal Vi Paxil Vi’ k’uyi’ Julchoo Ab’ib’al San Jacinto Salch’il Calvario Ti’ B’ixaal I’leb’al Ixhcoo Merico Tzipiun Vi’tz’ib’al Batz’ lakam

Source : élaboration personnelle à partir des entretiens.

2.1.5. Le sens communautaire

Comme nous l’avons vu, la spiritualité et la vision du monde ixils sont profondément communautaires :

446 Maurice Halbwachs, Topographie légendaire des évangiles en Terre sainte, Editions Puf, Paris, 2008, p.35. 196

1) La commémoration de la nouvelle année maya est familiale et elle est une activité communale à laquelle participent étudiants, enfants, femmes, anciens, travailleurs etc. 2) Les cérémonies les plus importantes sont collectives, telles que le Sajbichil, les cérémonies de récoltes. 3) Les lieux sacrés sont présents dans toute la région et font partie de la vie de la population. 4) La prise de décisions collectives est considérée comme parole « sacrée ». 5) Selon la spiritualité maya, chaque personne a une tâche à effectuer ou un rôle à remplir envers la communauté.

CHAPITRE III : Le christianisme

1. Les Églises évangéliques

Différentes interprétations ont été proposées au sujet du développement des Eglises. Pierre Bastian considère que, d’une façon générale, la perte de valeurs et l’anomie sociale sont les raisons qui expliqueraient le développement du protestantisme et l’adhésion massive de gens pauvres. Les crises économiques, la croissance démographique et la globalisation seraient les causes principales de cette anomie sociale qui aboutit à un changement de préférences religieuses chez les individus447. Selon Bernadette Rigal, des liens existent entre la mondialisation économique et le développement des religions. Les flux migratoires et économiques facilitent la diffusion des religions dans le monde, profitant particulièrement aux groupes religieux qui calquent le prosélytisme sur les nouvelles technologies et le marketing des entreprises448.

D’autres auteurs préfèrent mettre en évidence les liens qui ont existé et qui existent encore entre le pentecôtisme et le néopentecôtisme d’une part, les groupes conservateurs et ultraconservateurs nord-américains d’autre part. En Amérique centrale, Heinrich

447 Jean Pierre Bastian, La mutación religiosa de América Latina, FCE, México, 1997, pp. 73-80. 448 Bernadette Rigal-Cellard, (éd.), Religions et mondialisation. Exils, expansions, résistances, Presses universitaires de Bordeaux, Bordeaux, 2009. 197

Schäfer est un représentant de la position mal nommée « théorie de la conspiration »449. Ces études mettent l'accent sur l'impérialisme américain, le contexte de la Guerre froide et la nécessité pour Washington de combattre les mouvements et les idées d'inspiration marxiste. Cette situation s’est aggravée avec le triomphe de la révolution cubaine en 1959 et sandiniste en 1979, et l'apparition de la théologie de la libération en Amérique latine. Le but aurait été de promouvoir la création de groupes religieux d'inspiration protestante qui auraient diminué la puissance des groupes catholiques de gauche, progressistes et populaires. Cela aurait expliqué l'appui éminent des protestants aux régimes ultra conservateurs, militaires et répressifs450.

En ce qui concerne l'Amérique centrale, des sociologues, notamment Y. Le Bot, font référence à la situation économique, la dégradation du tissu social et les conséquences du conflit armé, les Eglises constituant un moyen de ressouder les liens communautaires brisés451. Plus récemment, S. Pédron-Colombani s’est intéressé aux processus identitaires et culturels entre les peuples mayas et les évangéliques452. Le chercheur J. García-Ruiz a aussi pris en considération les aspects eschatologiques, culturels et les processus mondiaux liés à la modernité et la globalisation453.

1.1. Le cas guatémaltèque et ixil

Au Guatemala, les Églises évangéliques sont arrivées à la fin du XIXe siècle pendant la présidence libérale de Rufino Barrios et ont commencé à se développer entre les années 1930 et 1940. Leur croissance a été lente mais elles étaient présentes dans les lieux les plus reculés du pays. Plusieurs changements se sont produits dans la sphère religieuse pendant la période libérale. Selon le recensement de 1880, dans le département de Quiché,

449 Heinrich Schäfer, Protestantismo y crisis social en América Central, San José, Costa Rica, 1992. 450 Les documents de Santa Fe I et II s'inscrivent dans cette logique, surtout la proposition numéro 3 de la deuxième partie du document Santa Fe I. Voir. Proyecto Emancipación. www.emancipación.org 451 Yvon Le Bot, La guerre en terre maya. Communauté, violence et modernité au Guatemala, Editions Karthala, 1992, pp. 187-253. 452Silvie Pédron-Colombani, Le pentecôtisme au Guatemala. Conversion et identité, Paris, CNRS, 1998. 453 Jésus García-Ruiz, « Le néo pentecôtisme au Guatemala : entre privatisation, marché et réseaux », Critiques internationales, 2004- 1 (no 22)| ISSN 1290-7839, Paris, 2004. 198 seule une personne s’est déclarée protestante454, contre 825 en 1920, cinquante ans plus tard455.

Bien que le catholicisme demeurât la religion dominante, elle commençait à perdre des fidèles et aussi de son influence. Durant cette période, le protestantisme s'est développé à partir des divisions des Églises déjà existantes, parmi lesquelles se trouvaient l’« Iglesia de Dios del evangelio completo » (IDEC, 1934) et l’« Asamblea de Dios » (AC, 1937), qui furent l'avant-garde du pentecôtisme dans le pays.

En ce qui concerne la région ixil, selon les sources recueillies lors de notre première recherche dans cette zone456, Tomas Pullin fut le premier missionnaire étasunien à arriver à Nebaj en 1934. Il habitait chez le « kumol », la famille de Pap Xhun Cob, qui fut l’une des premières à devenir évangélique. Tomas Pullin avait comme tâche la prédication et la création d'une église pour la mission Méthodiste Primitive, mais il travaillait aussi pour l' « Iglesia de Dios del evangelio completo » (IDEC). Quoi qu’il en soit, l'Église Méthodiste fut la première Église évangélique à s’implanter en 1945, la deuxième fut l'« Iglesia de Dios del evangelio completo » (IDEC) en 1951.

Selon le recensement de 1940, dans la région ixil, 63 personnes se considéraient protestants. Le recensement établit trois catégories et sous-catégories religieuses : 1) chrétienne, 2) non chrétienne, 3) sans religion. Selon le recensement, sur les 158 662 habitants du Quiché, 157 600 étaient catholiques, 825 protestants, 11 avaient une autre religion et 226 personnes se considéraient sans religion. Dans la région ixil, les chiffres étaient les suivants :

1) Sur 6 492 personnes de Chajul, 9 se considéraient sans religion, 3 en professaient une autre, et le reste se considérait catholique. 2) À Cotzal, sur 7 778 habitants, une personne se considérait protestante et 2 sans religion. Selon le recensement, la plupart étaient catholiques.

454 Guatemala, Dirección General de Estadística., y Justo Rufino Barrios, Censo general de la república de Guatemala, levantado [en] el año de 1880 (Guatemala: Estab. tip. de «El Progreso», 1881), INE, Guatemala, p.190. 455 À cette époque, certains départements du haut plateau enregistrent des personnes qui se considéraient de religion israélite, 79 à San Marcos et 70 à Quetzaltenango. 456 Miguel de Leon, Las fuentes de poder del movimiento evangélico en la región ixil, URL, Guatemala, 2006. 199

3) À Nebaj, sur 13 308 habitants, 117 se considéraient sans religion et 62 protestants. Dans les trois communes ixils aucune personne ne se considérait juive.

Il est étrange que très peu de personnes se considèrent pratiquantes de croyances autres que le catholicisme ou le protestantisme. Le recensement ne donne pas de définition de la production spirituelle des peuples mayas, par exemple « religion indienne » ou « croyances autochtones ». On suppose certainement que ces pratiques et connaissances autochtones n’existent pas. Pourtant, le calendrier et les pratiques, savoirs et représentions qui l’accompagnaient étaient répandus dans la région.

Avec la révolution nationaliste (1944-1954), il semble que l’accès aux droits politiques, culturels et religieux se soit amélioré, notamment s’ils renvoyaient à la culture occidentale. Les Églises évangéliques avaient plus d’affinité avec l’idée de progreso et d’indigénisme impulsé par l’État et prédominait l’idée que les communautés mayas et paysannes, ainsi que la costumbre, étaient « arriérées ». On observe que le printemps démocratique a favorisé le développement des Églises évangéliques. En effet, dans les années 1940, des missionnaires méthodistes et presbytériens nord-américains de Totonicapán ont commencé à couvrir les autres départements, y compris le territoire ixil, un lieu qui avait connu « l’expérience extraordinaire du pouvoir du Saint-Esprit »457. Cela renvoie à ce qui se passa lors de la commémoration d’un anniversaire de l’IDEC. Selon les propos rapportés par le pasteur, « Il y a 80 ans (1937), des missionnaires arrivèrent dans le village. Beaucoup de gens tombaient, criaient, parlaient en langues [glossolalie] … Ils disaient qu'ils étaient fous, mais c'était le pouvoir de Dieu ».

En 1954, l’installation de la contre-révolution coïncide avec l’arrivée de l’Institut Catholique d’Été (ILV) dans la région ixil. Son objectif principal est de traduire la Bible en maya ixil. Selon Y. Le Bot, il y avait surtout des ladinos dans les Églises protestantes des années cinquante, lesquelles rejetaient les trois piliers du système de domination : la propriété foncière, le prêtre et le cacique indien458. Le protestant de cette époque ne buvait

457 Miguel de Leon, Las fuentes de poder… , op. cit., p.30. 458 Henri Lehmann, Alain Breton et R.C.P. 294 (PROGRAM), San Andrés Sajcabajá estudio pluridisciplinario de un pueblo de la región oriental del Quiché, Guatemala, México; Guatemala, Centro Francés de Estudios Mexicanos y Centroamericanos ; Escuela de Historia, Universidad de San Carlos de Guatemala : Dirección General del Patrimonio Cultural, Ministerio de Cultura y Deportes, 1997. 200 pas d’alcool, ni ne fumait. Il chantait, accumulait de l’argent et planifiait. Selon l’auteur, il s’agissait de l’expression d’un mécontentement social et contestataire.

Le sociologue C. Lalive d’Epinay signale que, pendant les années 1970, les Églises pentecôtistes répondent aux aspirations populaires : refus de la hiérarchie et de la ségrégation raciale et ethnique ; recherche de la communion communautaire et de l’expression corporelle au travers de chants ; la transe collective et les croyances surnaturelles. Néanmoins, il observe un décalage entre l’idéologie et la pratique459.

En 1976, le tremblement de terre, qui fut dévastateur, favorisa l’arrivée de nombreux représentants d’Églises évangéliques. C’est le cas du missionnaire étasunien David Jewett, qui vient dans la région ixil pour achever le travail de traduction de la Bible en ixil. À la suite du tremblement de terre, démarre une période de crise sociale, politique et économique exploitée par les Églises évangéliques. Comme nous le verrons ultérieurement, avec le conflit armé, les Églises évangéliques sont devenues conservatrices.

1.2. La rencontre avec les mayas

Dans un premier temps, il apparait que le christianisme évangélique accentue et reproduit des préjugés et des stigmatisations que l'Eglise catholique a historiquement produits et que les secteurs dominants et conservateurs continuent de reproduire aujourd’hui. En ce sens, la conversion des communautés indiennes à l'Eglise évangélique engendre un phénomène de résistance et de rupture (perte ou abandon relatif de différents aspects de la spiritualité et de la culture maya). Cependant, il ne s'agit d'un processus ni linéaire ni homogène, mais d'un phénomène qui n’est pas exempt de contradictions de différentes natures. Rosalva Hernández-Castillo considère que « la façon selon laquelle certains protestants indiens ont réélaboré les contenus idéologiques ne nie pas le fait que les principes doctrinaires de beaucoup de sectes démobilisent les gens et promeuvent l'acceptation de l'injustice sociale ». Par la suite, elle ajoute que « la manière selon laquelle cette idéologie religieuse est acceptée, réélaborée ou réfutée par les paysans indiens

459 Christian Lalive d’Epinay, Le rôle particulier des mouvements protestants populaires, Le Monde, mai 1976. Voir le dossier : En Amérique Latine, les chrétiens entre la dictature et la révolution. 201 dépend de l'histoire spécifique de chaque population et de la multiplicité des facteurs qui influent sur la prise de positions politiques460 ».

Néanmoins, si les Eglises évangéliques exigent l’abandon de la spiritualité maya et si, comme le signale J. Garcia-Ruiz, « la conversion permet au croyant de s’intégrer à la communauté et de faire partie des "élus", ceux qui se trouvent en dehors de la communauté des convertis sont perçus comme des pêcheurs et toute leur existence est apostasie461 ». En effet, le processus de conversion implique des situations d’incertitude et de souffrance. Il s'agit d'un processus de rupture avec certaines pratiques et représentations des peuples mayas, accompagnées de blessures subjectives et affectives, ainsi que de mutations sociales, politiques et culturelles. Le récit d'un Ixil illustre cette idée :

« La première chose qu’ils m’ont dite, c’est que je devais brûler ma « croix », parce qu'elle ne sert pas. Mais je ne peux pas brûler quelque chose que mes parents m'ont laissé. Ça signifierait brûler la mémoire de mes grands-parents, qu'est-ce que dirait ma grand-mère An et mon grand-père Ziin. S’ils [ses cousins] veulent suivre le culte et le louer, c’est leur problème. Je lui ai dit à Marta [sa cousine] que je ne peux pas brûler mes affaires. Est-ce qu’ils peuvent brûler leur Bible ? C'est un pêché tout ce qu’ils font, mais la mémoire est grande, nous espérons qu’ils ne payeront pas pour cela ! Il n'est donc pas bon de se moquer d'eux, puisqu’on ne sait jamais comment les choses vont se finir 462 ».

Nous retrouvons là l’ambivalence du sentiment d'appartenir à deux espaces différents et opposés selon divers critères. Ce récit nous aide à illustrer les difficultés qu’implique pour beaucoup de communautés indiennes le fait de passer à l'Evangile, d’abandonner les bougies et l'encens ou simplement de brûler la « croix », comme ont l'habitude de dire les nouveaux convertis.

Dans un autre contexte, R. Falla a analysé les aspects douloureux des changements identitaires : de la même façon que le passage de l'enfance à l'adolescence, des étapes

460 Juan Pedro Viqueira y Mario Humberto Ruz (coords.). Chiapas: los rumbos de otra historia. UNAM/Centro de Investigación y Estudios Superiores en Antropología Social, México, 1995, pp. 418. 461 Jésus Garcia-Ruiz, « La conception de la personne chez les pentecôtistes et néo-pentecôtistes au Guatemala », Religions et modernités, Socio-Anthropologie, N°17-18, 2006. 462 Kit (Margarica) Ceto, interview de groupe, Nebaj, octobre 2013. 202 tumultueuses (d’une fillette à une femme travailleuse, d’un adolescent à un chef de famille) doivent être franchies par les populations rurales et indiennes car le changement d'identité religieuse est aussi traversé par ce type de contradictions463.

1.3. Les différents niveaux de rupture

Nous analyserons d’abord brièvement les causes de l'abandon des pratiques et des croyances des peuples indiens et de l'intolérance des Eglises évangéliques, puis nous analyserons les processus de résistance.

1.3.1. Un héritage colonial et occidental

On observe une certaine continuité entre un christianisme évangélique de tradition occidentale et coloniale et les résurgences fondamentalistes des Eglises évangéliques, leur intransigeance envers les minorités, leur affinité avec les idéologies nationalistes et conservatrices. L'Eglise évangélique se présente comme l’unique religion digne d'être professée, elle déclare absolus ses croyances et dogmes, sans prendre en compte que son histoire est étroitement liée à la tradition occidentale. David Jewet, un missionnaire nord- américain qui s'est chargé d’achever la traduction de la Bible en langue ixil initiée par Raymond et Hélène Elliott dans les années 1960 dans le cadre du SIL, déclare :

« L'idée, d’après Martin Luther, est que la Bible est l’autorité supérieure et elle doit s'appliquer à tous, pas seulement aux Mayas. Les catholiques diffèrent dans les pratiques historiques et ils acceptent les pratiques de la religion maya. L'Evangile accepte les pratiques mais si elles sont dans la Bible464 ».

Comme nous l’avons déjà vu, ce que nous appellerons la spiritualité maya fut historiquement combattue et persécutée par l'Eglise catholique et par les Eglises protestantes. Durant le synode de l'Amérique tenu à Rome à la fin novembre 1997, l'Eglise catholique parlait encore d'agrandir ses frontières et d'intégrer à sa foi de nouveaux territoires et peuples. Quant aux Eglises évangéliques elles poursuivent leur action en développant des programmes intensifs pour éradiquer l'un des plus grands maux du sous-

463 Ricardo Falla, Explorando la identidad de una joven Maya, Ixcán, Guatemala. AVACSO/Editorial Universitaria, Guatemala, 2005. 464 Interview, Nebaj, septembre 2013. 203 développement économique et social : l'indio et l'enracinement (attachement) à la « coutume ».

Cette attitude a été qualifiée par Pop Caal (dirigeant et intellectuel Q'eqchi séquestré et décapité en octobre 2002465) comme le vieux visage de la nouvelle évangélisation, parce qu’elle « continue, développant encore une activité évangélisatrice exacerbée et contemple encore ces peuples indiens comme résidus du paganisme et de la gentilité ». Dans la suite de l’ouvrage, il ajoute que cette perspective « a changé et a dissimulé ses méthodes d'infiltration à travers des procédés sophistiqués. […] elle n’extermine pas le corps, elle annihile la personnalité des peuples466 ».

1.3.2. Du dénigrement à la diabolisation

Le fondamentalisme fait généralement référence à l'action d'interpréter d'une façon littérale et décontextualisée des textes de n'importe quelle religion et de les appliquer à une réalité politique et sociale. Dans l'histoire des religions, il y a toujours eu des gens, qui au nom de Dieu ont imposé par la force une croyance et un mode de vie. Le fondamentalisme n'est pas propre à une religion en particulier, au contraire, les religions du monde ont connu de telles vagues et les Eglises évangéliques ne font pas exception à cette règle. Comme l’a signalé Bernadette Rigal, les évangéliques « croient en l’infaillibilité de la Bible et en refusent la moindre interprétation symbolique. Ils croient que Jésus va revenir très bientôt pour juger les bons et les méchants, qu’il ne sauvera que son propre peuple, les Élus »467. J. García-Ruiz observe que « la vision néopentecôtiste s’inspire des postulats pentecôtistes : priorité de l’expérience sur la doctrine, illumination immédiate et privée par le Saint Esprit, efficacité de la parole, relation littérale et anhistorique avec la Bible, ce qui implique une lecture relationnelle / allégorique liée à l’expérience / situation individuelle468 ».

465 Son assassinat n'a toujours pas été élucidé. Contrairement à ce qui a été dit dans les médias, sa mort est liée à son travail pour les droits des peuples indigènes, les politiques d'identité et le système de justice. 466 Antonio Pop Caal, Li Juliisil Kirisyaanil ut li Minok ib’. Judéo cristianismo y colonización, Seminario permanente de estudios mayas, Editorial Cholsamaj, Guatemala, 1992. 467 Bernadette Rigal-Cellard, Les origines de la rhétorique …, op. cit. p :155. 468 Jésus Garcia-Ruiz, « La conception de la personne... », op. cit., p. 11. 204

La vision manichéiste et intolérante de la majorité des Eglises évangéliques affecte notamment les peuples indiens, comme le montre pertinemment Maria Morales, coordonnatrice du Majawil Q'i, l'association qui réunit des guides spirituels et des leaders indigènes :

« Quand nous faisons des cérémonies avec cette couleur [la chandelle rouge], certains disent qu'elle appartient au diable, principalement les évangéliques, mais il faudrait se demander : qu'est-ce qu'ils ressentent quand le soleil se lève, quand les arbres donnent des fruits ? Quelle est la couleur de notre sang malgré la couleur de notre peau ? La chandelle rouge s’allume pour le soleil. En même temps, le soleil est un élément central de la vie. »

1.3.3. L’ignorance de la spiritualité maya

Il apparait qu’il existe une forte ignorance de la signification de la spiritualité maya, principalement au sein du leadership évangélique et de la population ladina. Cela est évident dans les institutions évangéliques comme les collèges469. L'éducation proposée par les collèges évangéliques diffère de l’éducation laïque sur deux aspects. D’abord, les collèges évangéliques dispensent un cours sur le christianisme et la majorité des professeurs sont évangéliques. Deuxièmement, ces collèges laissent peu d’espace pour le débat, puisqu'en général ils dévalorisent la connaissance scientifique et la culture des peuples indiens. Autrement dit, ils postulent le créationnisme, ils croient littéralement en la genèse biblique.Un phénomène similaire au cas nord-américain, abordé par B. Rigal- Cellard concerne la région ixil. Selon l’auteur, les évangéliques « refusent, bien entendu, l’évolution et ont obtenu de nos jours, sinon l’annulation complète des cours de sciences naturelles évolutionnistes, du moins l’enseignement en parallèle du créationnisme dans de très nombreuses écoles ».

Les collèges évangéliques se trouvent à l'intérieur d'une société qui ne critique pas les préceptes chrétiens. Si elle les critique, elle le fait sur la base d’une tradition catholique et selon des pratiques et des coutumes enracinées.

469 1) Colegio Jesús el Maestro, de la 'Église IDEC. 2) Colegio Bethania, de l'Église Bethania, 3) Colegio Evangélico metodista centro ixil (CEMCI), de l'Eglise Méthodiste. 4) Colegio Evangélico Metodista Bilingüe Luz y Vida, de l’Asociation CELSI et du programme du SIL. Les pages internet de ce dernier peuvent être consultées aux adresses suivantes : http://www.luzyvidaschool.org/ et http://sharonrosenwald.com/ 205

2. Le catholicisme

Comme nous l’avons vu, dans les années 1950 le Vatican et l’Église catholique guatémaltèque étaient anticommunistes, au point qu’ils ont appelé les Églises du « premier monde » à « sauver le Guatemala du communisme ». En 1955, sont arrivé les Missionnaires du Sacré Cœur (MSC). Les missionnaires venant d’Espagne franquiste s’établissaient dans l’altiplano guatémaltèque : José María Ordóñez, Félix Vidiella, Juan Blanes, Leoncio Herrero, Demetrio Pérez, Antonio Mateos y José María Casas. Avant leur arrivée, il n’y avait que trois prêtres pour tout le département du Quiché. En 1957, les Missionnaires du MSC étaient présents dans 15 des 22 municipalités et étaient, avec les Sœurs dominicaines de l’Annonciation – également d’origine espagnole –, responsables de la mise en œuvre des objectifs de l’Église catholique en terres mayas.

2.1. Consœurs et confréries ixils

Il est important de rappeler que la présence des prêtres dans la région ixil était presque inexistante pendant plusieurs siècles. Quand il y en avait un, il devait exercer son office sur les trois communes. Parfois ils étaient envoyés dans la région ixil pour purger des peines. José Diaz Ruiz, prêtre de Nebaj en 969-1970 constate dans les archives qu’entre la fin du XIXe siècle et les premières décennies du XXe, il n'y eu, à certains moments, personne à la tête des églises ixils, à cause des problèmes d'organisation, des maladies ou des tensions sociales. En ce qui concerne le début du XXe siècle, un seul prêtre avait en charge l’église de Nebaj, lequel ne résidait pas dans la région pendant de longues périodes. José Diaz Ruiz signale aussi le cas de missionnaires et de prêtres envoyés dans la région ixil en représailles ou comme châtiment dû à de leur conduite470. Le dernier prêtre solitaire fut Gaspar Jordán, qui eut en charge les trois communes pendant vingt ans (1938-1958)471. Plusieurs interviewés ont confirmé l’absence des prêtres dans la région ixil et dans d’autres parties du département de Quiché :

470 La manière dont les ecclésiastiques signaient leurs écrits est très révélatrice : « le solitaire », « le moribond », l'« agonisant ». José Díaz Ruiz, « Los alabados de Santa María Nebaj », 26 avril 2014, http://www.academia.edu. 471 Selon Diaz, après Jordán, aucun autre prêtre ne fut obligé d’aller dans la région ixil, ceux qui y sont venus l’ont demandé expressément ou l'ont accepté volontairement. 206

« Le Quiché et la zone ixil ont passé environ 80 ans sans prêtre, dans les années quarante sont arrivés les premiers curés comme Gaspar Jordan. Et en 1955, sont venus les missionnaires espagnols. C’est ainsi que l’Église catholique a avancé472. »

C‘est une des raisons pour lesquelles, comme le signale J. Murga, lorsque des missionnaires et l’Action catholique arrivèrent, la plupart des églises avaient été réquisitionnées pour la « coutume » et étaient gérées par les confréries473. Le prêtre de Nebaj, Diaz Ruiz (1969 -1970), a parfaitement synthétisé ce phénomène : « Le groupe de confrères, avec les principales ixils sont les défenseurs les plus vigoureux du rejet des innovations religieuses, du statu quo du syncrétisme et du contrôle de l'Église et des constructions adjacentes. » Selon Diaz Ruiz, les absences de prêtres ont rendu possible la croissance des confréries, tandis que l’absence de contrôle leur a permis de conserver les coutumes qu’ils n’avaient pas abandonnées.

Selon les archives consultées par Diaz Ruiz, entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, il y avait de six à huit confréries dans chaque commune ixil. Dans les années 1950 et 1980, il en avait douze à Nebaj et une à Acul. Le tableau suivant décrit les treize confréries de Nebaj. Seule la moitié d’entre elles sont actuellement actives et le nombre d'adeptes a diminué.

Confréries catholiques de Nebaj 1. La mère Marie ou l’homme 7 Saint Antoine Rosaire 2. La femme (Dame) du Rosaire 8 Doux (devin) Saint 3. L’homme (Monsieur) la Croix 9 Saint Pierre 4. La femme (Dame) la Croix 10 Lu Pa 5. L’homme (Monsieur) Conception 11 Saint Sébastien 6. Femme (Dame) Conception 12 Kayi te 13 Vierge de la Candelaria474

Source : élaboration personnelle

472 Kaliman, Cotzal, 2013. 473 Jorge Murga Armas, Iglesia Católica, movimiento indígena y lucha revolucionaria (Santiago Atitlánm Guatemala), Segunda edición, s.n. , cop 2006 : Guatemala 2006. 474 Confrérie du village d’Acul. 207

Nous retiendrons quatre aspects des confréries ixils. D’abord, les trois premières confréries fonctionnaient en couple, féminin et masculin. Lorsque l'une d'elles célébrait ses activités, l'autre le faisait aussi. Dans le cycle annuel, chacune célèbre deux fêtes. Ce phénomène duel est aussi présent dans leur célébration de la figure centrale du christianisme, Jésus. À Nebaj, la commémoration de sa naissance est associée à la naissance de la Niña Dios, la Petite Fille Déesse. En même temps qu’un groupe d'hommes porte en croupe l’enfant Jésus, un groupe de consœurs charge la petite fille déesse et parcourt les rues du village.

Chaque année, plusieurs familles reçoivent chez elles les deux enfants divins. Elles décorent les portes de leurs maisons avec des roseaux et des feuilles de sapin. Cela renvoie au Popol Vuh, où est racontée l’histoire de deux frères (ix-balanque et jun-ajpu) partis combattre les seigneurs de Xibalba. Avant leur départ, ils semèrent des roseaux au centre de la maison et déclarèrent à leur grand-mère : si nous mourons, les cannes sècheront, si nous vainquons, elles grandiront. Canne et roseaux sont des thèmes d’origine précolombienne, qu’on retrouve dans le calendrier maya. Chez les Ixil, Aa (Aj en kiche’) est un jour et signifie canne et roseaux. Selon les b’alvatztixh, Aa représente le centre de la maison, les enfants et les filles ; il symbolise toutes les sortes de cannes, et c'est un jour favorable pour cultiver :

« L’Aa est le jour des maisons et des enfants, les cérémonies nous les faisons dans les foyers. L’Aa ce sont les cannes que Junaapu a utilisé pour lutter contre les forces du mal475. »

475 Ana Lainez, b’alvatztixh de Nebaj, octobre 2014. 208

Consœurs de Nebaj

Deuxièmement, toutes les confréries célèbrent la fête tutélaire de la commune en hommage à la Vierge Marie et c’est la confrérie responsable de cette célébration qui dirige alors les autres. Toutes parcourent les rues du village, les unes après les autres. Troisièmement, les confréries maintiennent une hiérarchie. Auparavant, les responsables de la célébration ( la mère Marie ou l’homme Rosaire) étaient des principales ixils et, « tant pour leur capacité économique que pour leurs relations politiques et sociales, leur autorité sur la majorité de la communauté indienne était indiscutable ». Les femmes occupaient aussi une place privilégiée au sein des confréries, mais rarement comme principales ou à la mairie. La hiérarchie à l’intérieur des confréries était la suivante : premier majordome, second majordome, maître de chœur, procureur et assistants. Les charges les plus importantes étaient toujours occupées par les hommes. Le sacristain avait une place stratégique car il était l’intermédiaire entre les principales et les prêtres ; il pouvait entretenir des relations avec les deux sans être nécessairement dans les institutions. Enfin, nous avons relevé une apparente contradiction chez la plupart des Ixil catholiques que nous avons interviewés : ils critiquent l'imposition de cette religion mais maintiennent leur place en son sein. Nan Mat, Magdalena, fait partie des femmes de l’église catholique de Nebaj mais, en tant qu’institutrice, elle promeut certains aspects de la spiritualité maya :

« Les confréries ont été introduites par les Espagnols, ils n'étaient pas ixils. Les étrangers ont apporté des images pour prier. Auparavant les ixils priaient et avaient une propre façon de

209

croire. Les Espagnols sont venus imposer leurs images476. »

« Lorsque j’étais jeune, il y avait seulement la tradition de mes ancêtres, de mes grands-pères qui sont déjà morts. Il n’y avait pas d’Églises évangéliques, c’est une nouveauté. Il existait seulement l’Église catholique, laquelle est venue avec les Espagnols. »

Lorsque nous questionnons nos interlocuteurs sur le catholicisme, ils le distinguent nettement des cérémonies mayas. Pourtant, au moment des prières, des figures du panthéon chrétien apparaissent. Pour la plupart des auteurs, il s’agit d’un syncrétisme religieux car se manifestent deux traditions religieuses et spirituelles. De notre point de vue, il s’agit aussi d’un processus de résistance. D’une part, la majorité des Ixil accepte que l’Église catholique soit venue de l’étranger et ait imposé une religion, mais ils savent qu’elle n’est pas « originale », « vraie », « pure ». D’autre part, nous ne devons pas oublier que, pour la majorité des chrétiens, la coutume est païenne, donc le fait de nommer des saints ou des vierges aide à nuancer certains préjugés :

« Où vais-je m'agenouiller ? Où vais-je prier ? Ici, seulement grand-mère… Mère, père, ciel Marie miraculeuse, Marie du Rosaire Saint Michel, Saint Gabriel 477. »

Ainsi, il apparait que la spiritualité maya et les confréries catholiques dominèrent une grande partie de la vie des communautés indiennes et qu’elles furent la cible principale de l’Action catholique.

2.2. La genèse et les précurseurs de l’AC

Au Guatemala, en 1935, avant que le pape Pie XII ait autorisé la publication du décret sur l’Action catholique, plusieurs dirigeants mayas organisaient des « comités catholiques » dans les hameaux de l’altiplano. Selon le livre Quiché : le peuple et leur église, « le profond sens mystico-religieux [des indiens] uni aux conditions économiques

476 Magdalena, Nebaj, mars 2014. 477 Pap Mek Matom, Nebaj, 2014. 210 et sociales ont fait que, en peu de temps, le mouvement Action catholique se multipliait d'une manière presque prodigieuse478 ». Selon l’Église catholique, le prêtre Rafael González fut le précurseur de l’Action catholique rurale (ACR) dans les années 1930. Il a voulu « l'incorporation de laïcs aux activités apostoliques et un mouvement de renouvèlement spirituel », parce qu’il manquait de prêtres au sein de Église catholique479. Le dictateur Jorge Ubico ayant interdit l’Action catholique, le mouvement fut appelé apostolat de la prière.

Il apparait que le récit de l’Église catholique laisse de côté l’apport des communautés mayas. Autrement dit, il occulte et dévalorise le travail d’organisation des dirigeants mayas, travail qui a rendu possible le développement de l’AC au sein des communautés rurales et mayas de l’altiplano.

Ce sont les Mayas kiche’ qui rendirent possible l’apparition et la croissance de l’Action catholique, d’abord dans le département de Totonicapán, puis dans le reste de l’altiplano. Nous présentons ici deux personnages emblématiques de cette période. D’abord, Miguel Ixtocoyac, qui fut Aaq’ii, l'un des spécialistes du calendrier maya. Il fut indument appelé « chef de sajorines » et « costumbrista ». Après sa conversion à l'Action catholique, un nombre considérable d'Aaq’ii et d’adeptes le suivirent, dont les plus connus étaient Juan Us, Juan Cor, Francisco Chivalán et Francisco Castro. Plusieurs faisaient du commerce en dehors de leur région et se déplaçaient dans différents départements, notamment Quetzaltenango, Solola et Quiche480.

Quant à Francisco Gutiérrez, l’autre dirigeant kiche’ emblématique, voici ce qu’il déclare dans une interview : « Un groupe d’indiens et moi nous sentions que nous n'avions pas d’accès à la structure paroissiale, parce qu’il n'y avait pas suffisamment de personnes pour organiser une Fraternité – comme celle des ladinos– et pour porter la statue du Christ Enseveli dans les processions481. » Il créa, avec Catarina García, Miguel Ixtocoyac et les autres dirigeants kiche’s, une fraternité catholique, qui regroupa rapidement une centaine de personnes. L’un des défis était d'apprendre et d’enseigner la doctrine catholique,

478 Catholic Church y Diocese of Santa Cruz del Quiché (Guatemala), El Quiché, p.32. 479 Ibid., p.38. 480 Catholic Church y Diocese of Santa Cruz del Quiché (Guatemala), El Quiché, 40. 481 Ibid., p.41. 211 comme par exemple « se confesser et se marier selon les normes de l’Église ». En 1935, ils commencèrent à créer des structures d’organisation dans chaque hameau de Totonicapán.

Contrairement à ce qu’affirme l’Église catholique, pour les dirigeants kiche’, la religion ne se limitait pas à « être porteur de statues aux processions ». Le fait de rassembler une centaine de personnes et de développer des structures organisationnelles dans le département impliquait aussi d'occuper une place importante au sein de l’Église.

Entre les années 1940 et 1950, les précurseurs de l’Action catholique rurale étaient très présents dans plusieurs municipalités des départements de Totonicapan, Solola et Quiche’.

Ainsi, avant l’arrivée des missionnaires étrangers dans le pays, l’Action catholique rurale s'était déjà étendue dans le haut plateau guatémaltèque482. Le grain était semé en terre fertile. Totonicapán, la terre d’Atanasio Tzul et de Lucas Akilar, fut l’épicentre du profond changement religieux, politique, économique et idéologique en terres mayas.

À cette époque, le manque de prêtres et d’agents pastoraux était un vrai problème. Il y avait au moins trois causes à cette carence :

) Une pastorale avec une histoire colonisatrice, qui dénigrait la production spirituelle maya et qui ne s’est jamais intéressée à la promotion des vocations autochtones au sein de l’Église catholique ;

482 Par exemple, la direction municipale de l’AC de la commune de Chichicastenango s’est formée en 1954. 212

) Les prêtres concentrés dans les zones urbaines, qui allaient aux villages une ou deux fois par mois ; ) L’interdiction de laisser rentrer dans le pays des prêtres et des religieux étrangers. Appliquée en 1870, elle a perduré jusqu’au milieu du XXe siècle.

2.3. L’AC dans le territoire ixil

Lorsque sont arrivés les premiers catéchistes et prêtres de l’Action catholique dans le territoire ixil, il existait déjà des dirigeants ixils au sein des paroisses, lesquels sont les principaux précurseurs de l’AC.

L’arrivée de l’Action catholique dans la région ixil remonte aux années1950. En 1952, lorsque Francisco Gutiérrez était catéchiste, il accompagna le prêtre Bonifacio Balbuena lors d'une visite pastorale au Quiche. Quelques années plus tard, F. Gutiérrez fut envoyé en mission dans plusieurs communes de ce département : de Joyabay à , en passant par San Andrés et Sacapulas, jusqu'à arriver à la région ixil. Il parcourut, avec Gaspar Jordan, le prête de Nebaj (1938-1958), les villages de Chajul, Cotzal, Lancetillo et la rivière Copón483.

Selon le diocèse du Quiché, le territoire ixil était « la région où le travail pastoral était le plus difficile de tout le diocèse ». Selon l’Église catholique, l’arrivée de l’Action catholique dans la région ixil fut moins violente que dans le reste du département du Quiche’. Apparemment, les missionnaires avaient pris conscience des conflits précédents avec les « costumbristas » et se sont montrés plus conciliants. Cependant, les témoignages des précurseurs de l’AC dans la région ixil ne concordent pas avec ce point de vue. En effet, les entretiens ainsi que deux ouvrages nous ont apporté d’autres informations sur la rencontre violente entre la spiritualité maya et l’Action catholique. Le premier ouvrage, Le témoignage de nos martyrs484, retrace l’histoire des principaux martyrs de Chajul, de cinq dirigeants ixils et d'un prêtre espagnol. Le second ouvrage, Les témoins du sac sacré 485, présente l’histoire de quatre catéchistes, dont deux dans le

483 Marcelino López et al, Testigos del morral sagrado, Edición ODHAG, Guatemala, 2011, p. 25. 484 Parroquia San Gaspar Chajul, El testimonio de nuestros mártires, Diócesis de Santa Cruz del Quiché, Guatemala, 1999. 485 Marcelino López et al, Testigos del morral sagrado, Edición ODHAG, Guatemala, 2011. 213 territoire ixil. Le témoignage de Marcelino Cano, l’un des deux catéchistes est très révélateur de la nature de la rencontre entre l’AC et la religiosité ixil :

« Il y a eu des problèmes avec la coutume, la population était fermement attachée à ses traditions religieuses. La spiritualité maya était ignorée et on croyait que ceux qui la pratiquaient étaient sorciers, tout ceux qui se convertissaient devaient laisser le pom, l'encens... La conversion impliquait d'abandonner toutes les coutumes de la religion maya486. »

Le témoignage du prêtre Ricardo Falla est également significatif :

« Dans les années soixante-dix, je suis allé à Nebaj avec une commission pastorale. Le jour de notre arrivée, les principales, Jacinto Ceto Bernal en tête487, ont stoppé notre marche et nous ont demandé ce que nous voulions faire488. »

Les histoires de vie des premiers catéchistes ixils nous fournissent des informations sur leurs parcours sociaux et leurs relations avec l’AC. Ainsi, la grande majorité des précurseurs de l’AC dans la région ixil étaient kiche’ de Totonicapán, leurs parents ont migré à la recherche de terres ou de travail, sept familles sont arrivées près de Chajul et ont fondé le hameau de Xix à la fin du XIXe siècle. La plupart étaient actifs au sein de l'Église catholique avant l’arrivée de l’AC, gardaient une relation avec la spiritualité maya et étaient dirigeants de leurs communautés. Enfin, une partie importante des précurseurs de l’AC ont été persécutés, torturés ou assassinés à cause de leur engagement social et de la répression des années 1980489. Nous présentons ci-dessous quatre portraits significatifs tirés du livre El testimonio de nuestros mártires.

Antonio Caba est né à Chajul en 1932. Il est entré à l’école à 15 ans. C’était un jeune homme très actif. Il était agriculteur mais a aussi appris les métiers de charpentier et de tailleur. Il s'est marié avec Juana Caba. Sa capacité de leadership lui a fait remporter les élections municipales à 34 ans (1966-1968) :

486 Marcelino Cano, Nebaj, février 2013. Une partie de cette information est aussi disponible dans Marcelino López et al, Testigos del morralsagrado, op. cit. 487 Pap Sin, Nebaj Quiché, 2014 488 Ricardo Falla, Santa María Chiquimula, mars 2013. 489 Chacun de ces catéchistes a été assassiné dans les années 1980. Les premiers martyrs furent le prêtre espagnol José Marie Gran Cirera et Domingo Batz, son collègue de travail et le sacristain de l'église de Chajul. 214

« Lorsqu’il n'avait pas encore commencé le travail de l'Action catholique, il participait déjà à l'église […] Antonio Caba, Diego Xinic et Gaspar Mendoza ont été les meneurs et fondateurs du mouvement de l'Action catholique. Ils ont reçu l'aide de Francisco Gutiérrez, le catéchiste provenant de la paroisse de Totonicapán490. »

Diego Xinic Ramírez est né en 1936 et a été baptisé la même année. Son activité principale était l’agriculture. Il a suivi sa scolarité dans la ville de Quetzaltenango et y a effectué son service communautaire comme officier des pompiers municipaux.

José Itzep Michicoj est né en 1938 dans le hameau de Xix. Ses parents remarquèrent son potentiel intellectuel et l’envoyèrent à l’unique école qui existait à Chajul. José Itzep fut maire adjoint et le fondateur – avec d'autres compatriotes – de la coopérative d'épargne et de crédit « L’Union Ixil ».

Tiburcio Hernández Utuy est né à Xix en 1942. Il a été nommé catéchiste de l’Action catholique. Son grand-père était un ajkijet chuskajau : « Mon grand-père était ajkij, il allait prier à la montagne sacrée. J'allais avec lui faire des cérémonies491. »

Ces dirigeants parlaient ixil. Cela a aidé les catéchistes à interpréter et à transmettre l'Action catholique dans la région :

« Mon grand-père [Antonio Caba] comme le reste des catéchistes parlaient ixil mais ils connaissaient aussi l’espagnol. Ils étaient des personnes très reconnues dans la région ixil492. »

Malgré la résistance des pratiquants de « la religion maya chrétienne », de « la sorcellerie » et de « la magie », les catéchistes susmentionnés ont, au fil du temps, obtenu l'adhésion de dizaines de personnes. Domingo Batz, Tomás Ramírez, « l’agriculteur du maïs sacré », et l’ensemble des prêtres et missionnaires envoyés dans la région ixil eurent la même démarche.

490 Parroquia San Gaspar Chajul, El testimonio de nuestros mártires, Diócesis de Santa Cruz del Quiché, Guatemala, 1999, p.21. 491 Parroquia San Gaspar Chajul, El testimonio de nuestros mártires, op. cit., pp. 117-130. 492 Ma’t Ka’b et Rosa Caba, Chajul, octobre 2014. 215

On doit au prêtre de Nebaj, Gaspar Jordán Fernández, d’avoir recruté ces dirigeants et d’autres liés aux églises de la région, dont la plupart avaient une vingtaine d’années. En 1970, un plus grand nombre d'agents pastoraux ont été assignés à la région ixil, notamment les prêtres José Diaz Ruiz, Javier Gurriaran et Axel Mencos493. Quelques mois plus tard, sont arrivés plusieurs missionnaires de l’ordre des Frères maristes des écoles : Diego Antón, Guillermo Retuerto, Alberto Parra, Pedro Luis Irizo et Raúl Gomar494. Leur travail, temporaire, était centré sur l'éducation et l’alphabétisation. Ils développaient des jeux pour les enfants et valorisaient certaines pratiques en matière de santé, comme la vaccination.

2.4. La croissance de l’AC

Comme nous l’avons déjà signalé, les thèses les plus répandues sur la croissance de l’Action catholique sont celles du prêtre jésuite Ricardo Falla. Dans son étude sur la conversion des mayas, Quiché Rebelde, il considère l’Action catholique, d’une part, comme l’acceptation des croyances catholiques et du prêtre et, d’autre part, comme « un mouvement rebelle vis-à-vis des croyances traditionnelles », comme un rejet des croyances « costumbristas »495. Selon son enquête, la réaction contre les confréries catholiques résultent des faits suivants :

1. Les confréries imposaient des charges et des dépenses à la population ; 2. Parmi les principales et les confrères catholiques se trouvaient les propriétaires fonciers indiens ; 3. Entre 1945 et 1955, la vision du monde des indiens protestants devient ladina, métisse et occidentale.

Selon l’anthropologue jésuite, la conversion à l’AC a permis la croissance économique des commerçants. Selon l’étude, les petits commerçants – les pionniers de

493 Comme ils étaient au fait de l’affrontement entre l’AC et la « coutume » et que cela provoquait le renforcement de la première et l’affaiblissement de la seconde, il semblerait qu'ils aient essayé d’être plus conciliants. 494 Marcelino López et al, Testigos del morral sagrado, Edición ODHAG, Guatemala, 2011, pp. 20-50. 495 Ricardo Falla, Quiché Rebelde. Estudio de un movimiento de conversión religiosa, rebelde a las creencias tradicionales, en San Antonio Ilotenango Quiché (1948-1970), Editorial Universitaria de Guatemala, pp. 19-21. 216 l’Action catholique – étaient les plus avancés car « l’imagination, la planification, la compréhension du monde extérieur et la prise de risque dans les affaires étaient leurs principales qualités ». De plus, ils n’avaient plus d’obligation envers les confréries496. Ces commençants pouvaient se consacrer au commerce dans la région des hauts plateaux.

R. Falla conçoit la conversion évangélique et catholique comme un mouvement de revitalisation, une rupture avec la tradition et une émancipation des structures traditionnelles d’oppression. Par exemple, les convertis et les nouveaux dirigeants ne reconnaissaient pas l’autorité des Aaq’ii, des b’alvatztixh ou des q’iune. Ces spécialistes mayas étaient alors perçus comme sorciers. Ainsi, le dépassement et le développement personnel ont rompu les normes traditionnelles, lesquelles ont, selon l’auteur, une origine ordonnée, prévisible et, jusqu'à un certain point, sont entravées par les lois « du temps traditionnel497 » du calendrier maya.

Sans remettre en cause l’apport de ces thèses, il nous parait opportun de signaler certaines limites de ces analyses. Ainsi, il nous semble erroné de supposer que la conversion des mayas à l’Action catholique et aux Églises évangéliques pendant les années cinquante signifiait une émancipation des structures d’oppression et d’exploitation. On ne peut confondre les exploiteurs avec les collaborateurs ou affirmer que tous les principales et confrères sont devenus des oppresseurs.

Il nous semble également erroné de penser que les qualités attribuées aux commerçants de l’AC, comme la vivacité, l’imagination, la sociabilité, la sobriété et la volonté de se surpasser appartenaient exclusivement aux convertis et aux commerçants. Selon la spiritualité maya, chaque personne a une tâche à effectuer ou un rôle à remplir envers la communauté. Le commerce est une des possibilités mais il y en a d’autres, comme l’art, le sport, la musique, les postes d’autorité ou les fonctions liés aux jours du calendrier maya. La troisième limite que nous pointons concerne les nouveaux convertis. D’une part, leur nouvelle doctrine les opposait aux autorités traditionnelles et au système

496 Ricardo Falla, Quiché Rebelde. Estudio de un movimiento de conversión religiosa, rebelde a las creencias tradicionales, en San Antonio Ilotenango Quiché (1948-1970), Editorial Universitaria de Guatemala, pp. 25-40. 497 Autrement-dit, il y a une confusion entre les classes sociales qui produisaient la domination et l’exploitation des mayas et des paysans et les reproducteurs et collaborateurs du système. Ricardo Falla, Quiché Rebelde…, op.cit. pp. 171-191. 217 de charges, et leur discours étaient hostiles aux spécialistes mayas. Ces convertis se sont détachés des mayas paysans parce qu’ils avaient accès à d’autres opportunités, certains ont réussi à s’émanciper de la domination des anciens liée aux propriétés foncières, aux recruteurs de main d’œuvre et aux usuriers. Cependant, comme le signale Y. Le Bot, le développement économique des convertis au catholicisme n’a concerné qu’une minorité. Enfin, à en juger par les faits, il semble qu'une vraie émancipation des communautés mayas n'ait pas existé car l’Action catholique ne s'est jamais intéressée à ses revendications culturelles et spirituelles ; au contraire, elle les a combattues et détruites avec constance.

Du point de vue de l’Église catholique, une des raisons qui explique la croissance de l’Action catholique est que « son travail de promotion apostolique n’obéissait pas à une planification de la paroisse ou de la curie épiscopale ». Au contraire, le mouvement « a grandi spontanément parce qu’il résultait de l’effort volontaire de gens engagés, il découlait des besoins plus profonds des communautés pauvres indiennes et ladinas, et ce grâce à l’esprit de son fondateur498 ».

Selon J. Murga, la naissance du mouvement indien au Guatemala fut « le résultat des idées de Jacques Maritain », parce qu’elles « ont créé les conditions matérielles (des structures d'organisation paysanne) et idéologiques (l'idée que l'histoire est dans un mouvement vers le royaume de Dieu et qu'il est nécessaire de construire ce royaume sur terre) qui ont permis, quelques années plus tard, à la théologie de la libération de trouver un terrain fertile à son arrivée499 ».

J. Santos 500 établit que la pensée et la pratique de l’Action catholique sont un héritage des mayas et de leur attachement aux valeurs communautaires : « Les mayas furent les protagonistes de ce processus parce qu’ils comprenaient la religion comme un moteur pour l’organisation communautaire, pour la défense de la dignité humaine et pour surmonter la détresse. »

498 Catholic Church y Diocese of Santa Cruz del Quiché (Guatemala), El Quiché, p. 44. 499 Murga Armas, Iglesia católica, movimiento indígena y lucha revolucionaria, p. 57. 500 Santos, Guatemala, el silencio del gallo, pp. 36-37. 218

Il apparait que le rôle actif des indiens – toujours sous-estimé – est précisément ce qui amena l’AC à dépasser le cadre strictement religieux et à couvrir d’autres domaines de la vie collective des communautés (éducation, santé, logement, agriculture, etc.), jusqu’à s’impliquer dans la vie politique et économique du pays.

3. Catholicisme et évangélisation

Entre 1955 et 1965, l’Église catholique et les Églises évangéliques luttaient contre la spiritualité maya. Pour l’une comme pour l’autre, la « coutume » était l’exemple par excellence de l’égarement des peuples autochtones501.

Le prêtre Diaz Ruiz (1969 -1970) a parfaitement synthétisé ce phénomène : « Le groupe de confrères, avec les principales ixil, sont les défenseurs les plus vigoureux du rejet des innovations religieuses, du statu quo du syncrétisme et du contrôle de l'Église. » Selon Diaz Ruiz, l’absence de prêtres a rendu possible leur croissance des confrères, tandis que l’absence de contrôle a permis aux Ixil de conserver les coutumes qu’ils n’avaient pas abandonnées.

J. Murga et Le Bot parlent de l’« énorme violence symbolique » contre les communautés mayas de la part de l’Action catholique et des Églises évangéliques. Luis Gurriaran, l’un des jeunes missionnaires du Sacré Cœur, décrit les prêtres de cette époque :

1. Ils n'avaient aucune connaissance du pays et des communautés mayas ; 2. Ils n’avaient pas suivi de formation préalable ; 3. Comme au XVIe siècle, les prêtres étaient en première ligne de l’évangélisation; 4. La plupart des prêtres espagnols se sont formés dans le « national-catholicisme », une version ibérique du fascisme ; 5. Les missionnaires ont provoqué, comme le signale Santos, de « grandes destructions dans le patrimoine maya502 ».

501 Benjamin Colby et Lore M. Colby, The Daykeeper: The Life and Discourse of an Ixil Diviner, Cambridge, MA: Harvard University Press, 1981. p. 25. 502 Santos, Guatemala, el silencio…, op. cit. pp. 35-36. 219

L’un des cas les plus troublants fut celui du missionnaire José Marie Ordoñez, qui se promettait de « détruire tout maya qui se trouvait devant lui ». Ses prêches se terminaient par une fête durant laquelle il « invitait » à brûler ou à jeter les objets ; la valeur sentimentale ou artistique n'importait pas. Tous les objets que les indiens utilisaient dans leurs rites « devaient être détruits à coups de pierres, à coups de coutelas, à coups de marteau ou brûlés sur un bûcher503 ».

Selon J. Murga, « l’Église catholique, comme les Églises évangéliques dans les années cinquante, a été convaincue de la nécessité d’affronter, tant directement qu’indirectement, le système ancestral des croyances et des pratiques pour occuper les espaces de pouvoir les plus importants des communautés504 ». Des stratégies de disqualification et de délégitimation de la spiritualité maya avaient comme finalité « la destruction des institutions, des structures et des divinités qui assurent la production et la reproduction du système ancestral ».

Ainsi, il apparait que les ladinos et les chrétiens ne voyaient les Ixil qu´à travers leur consommation d’alcool, leurs sarabandes (fanfares traditionnelles), leurs prières dans des lieux profanes et leur croyance en la « sorcellerie ». Ils oubliaient que l’introduction de l’alcool dans les communautés indiennes durant la période libérale (1871-1944) avait obéi à une stratégie de contrôle, d’endettement des familles mayas, qui a permis aux familles créoles de s’emparer des terres communales mayas505.

Pour les missionnaires de l’Action catholique et les évangéliques, tous les b’alvatztixh ou ajq’ij étaient des sorciers. Ils ignoraient qu’ils avaient des noms propres et ne connaissaient pas non plus leurs langues.

Cependant, contrairement à l’Eglise évangélique, l’Eglise catholique pratique l'inculturation religieuse car, comme le fait observer R. Fornet Betancourt, cette perspective lui permet une instrumentalisation de la pluralité religieuse, en d’autres mots, une ouverture contrôlée et planifiée ; ainsi elle maintient une vision métaculturelle ou

503 Ibid., p. 38. 504 Jorge Murga Armas, Iglesia Católica, movimiento indígena y lucha revolucionaria (Santiago Atitlánm Guatemala), Segunda edición, Guatemala, 2006. p. 21. 505 Jean Piel, El departamento del Quiché bajo la dictadura liberal (1880-1920), Flacso, Cemca, Guatemala, 1995, pp: 68-69. 220 transculturelle du message de Christ. Dans ce sens, il s'agit d'une religion conforme à la modernité et au progrès, parce qu’elle a comme arrière-plan un processus d'inculturation de la foi chrétienne506.

506 Raúl Fornet-Betancourt, Inteculturalidad y relion. Por una lectura intercultural de la crisis del cristianismo, Editions Abya-Yala, Quito-Ecuador, 2007, pp. 84-93. 221

TROISIÈME PARTIE LES CHEMINS DE LA RÉVOLTE

222

CHAPITRE I Révolte indienne, paysanne et chrétienne

L’un des objectifs de notre étude est d’identifier les raisons pour lesquelles les Ixil se sont reconnus dans les processus de transformation sociale. D’abord, au travers de l’Action Catholique (AC) et de l’influence des positions de la Théologie de la libération. Par la suite, dans les années 70, on assiste à une forte participation des Ixil aux guérillas, principalement au sein de l’Ejército Guerrillero de los Pobres (EGP, Armée de guérilla des pauvres). La présence d’ Ixil sera aussi notable dans la formation du Comité d’Unidad Campesina, (CUC, Comité d’unité paysanne), le principal mouvement paysan guatémaltèque, comprenant une forte participation des communautés mayas de l’altiplano guatémaltèque.

Il importe de savoir comment s’est produite la rencontre entre différents mouvements de transformation sociale et d’identifier les raisons pour lesquelles les Ixil se sont reconnus dans le mouvement paysan, indien et dans des groupes insurgés de l’altiplano guatémaltèque. Autrement dit, quelles étaient les « affinités » entre les communautés mayas et ces mouvements sociaux et politiques. Nous nous attacherons aussi à relever les intérêts communs et les échanges entre les acteurs, tout en n’occultant pas leurs désaccords, leurs contradictions et les rendez-vous manqués.

Dans cette partie nous parlerons de l’engagement social d’une partie de l’Église catholique, de la naissance de nouvelles organisations paysannes, de l’émergence du mouvement maya, des liens qu’ils entretiennent, et des fortes mobilisations sociales dans les années 1970. L’écrit de D. Hernandez-Ixcoy, Une rébellion indienne et paysanne dans l’altiplano central du Guatemala est pertinent pour comprendre cette période de révolte sociale et le contexte de l’époque507. Les entretiens que nous avons réalisés nous ont aussi aidé à identifier quelques protagonistes de cette histoire.

Selon Hernandez-Ixcoy, qui fut un des fondateurs du CUC, membre de l’EGP et d’Octobre Révolutionnaire, la participation des peuples indiens et paysans aux changements sociaux ne s’est pas produite de manière spontanée. Ce fut le résultat d’un

507 Domingo Hernandez Ixcoy, Una rebelion indígena y campesina en el altiplano central de Guatemala, Revista Albedrio, Guatemala, 2009. 223 long processus car le soulèvement des peuples nécessite une formation préalable. Hernandez-Ixcoy décrit la période qui a précédé les fortes révoltes sociales : les injustices accumulées envers les peuples indiens, les expériences indiennes et paysannes de résistance, le travail et l’engagement social d’une partie de l’Église catholique, la résistance des ouvriers paysans et indiens, la participation des femmes et des étudiants, les processus de formation politique.

1. Transformation dans l’Église catholique

Porteuse d’un projet évangélisateur et assimilationniste, l’action catholique est devenue, en l’espace d’une décennie (1960-1970), un mouvement de transformation sociale. Pourtant, la spiritualité maya n’a pas été comprise, ni nécessairement acceptée au sein de ce mouvement. Il convient de se demander comment ces changements se sont produit. Qui en étaient les principaux protagonistes ? Quels étaient leurs traits principaux ? Quelles ont été les limites de ces processus politiques et sociaux ?

1.1. Découverte des problèmes sociaux

Les premiers mois en terres mayas ont servi aux nouveaux évangélisateurs à s’adapter aux conditions climatiques, aux particularités de l’altiplano et à se familiariser avec les membres de leur congrégation. Rapidement, ils eurent les activités typiques d’un catholicisme évangélisateur : catéchèse, baptêmes, messes, célébrations liturgiques, prêche, entre autres. Puis, la découverte des problèmes sociaux des communautés mayas fut un facteur déterminant du processus de prise de conscience des agents pastoraux et des missionnaires arrivés au milieu des années 1950.

Les peuples mayas furent constants dans leurs tentatives d’échapper à l’oppression et à l’exploitation qu’ils subissaient, notamment à travers les grèves, même si les résultats n'étaient pas toujours ceux attendus. Les agents pastoraux prirent conscience, grâce à leur immersion dans la réalité sociale, de phénomènes sociaux violents : « la pauvreté » ; « les salaires misérables » ; « l’abandon des peuples » ou « le travail inhumain dans les grandes propriétés terriennes ». Les exemples abondent jusqu’à nos jours. Nous présentons un état des lieux général de la situation trouvée par ceux qui en deviendront les principaux dénonciateurs.

224

1.1.1. Entre l'usure et l'exploitation

Avec le soutien des finqueros, les recruteurs (contratistas) ont mis sur pieds plusieurs mécanismes d'endettement assimilables à du vol. L'une des manœuvres consistait à prêter de l'argent. Le prêteur, qui était en réalité un recruteur, convenait avec le paysan des conditions du prêt, en l’occurrence la remise des titres de propriété des terrains en guise de garantie. C’était une nouveauté pour les Ixil familiers du troc et du don, pour qui l'usage et la circulation de la monnaie étaient très limités. Les célébrations de fêtes, où ne manquent jamais ni l’alcool ni la musique, étaient une autre manœuvre de sujétion, elles contribuaient à propager l’alcoolisme. Un autre mécanisme consistait à proposer des marchandises attirantes dans des magasins récemment ouverts. Les chefs de famille achetaient des produits pour leur foyer mais ne se préoccupaient pas des prix élevés.

« Avant, il y avait très peu de choses, nous avions à peine des chaussures. Après sont apparus les premiers magasins, les petits cinémas, le plastique, les téléphones portables. Aujourd’hui, les commerçants vendent de tout508. »

1.1.2. « Traités comme des animaux »

Les responsables de la « nouvelle évangélisation » ont parfois trouvé des villages désertiques, « tout le monde abandonnait les villages, les hommes partaient avec leurs familles, les femmes et les enfants compris, même les vieillards509 ». Les communautés étaient obligées d'aller travailler aux plantations de café, de canne à sucre ou de coton. Les contremaitres des gros propriétaires terriens les y poussaient, surtout durant la saison des pluies. Les gens étaient traités comme des animaux durant le voyage qui les menait vers les fincas. Cela n'a pas significativement changé. Aujourd’hui encore, dans la région ixil, le voyage commence toujours de la même manière : si les familles viennent des villages, elles doivent dormir une nuit dans le chef-lieu municipal et, comme la majorité n'a pas d'argent, elles dorment face au bâtiment de la municipalité. Les bus circulent très tôt, entre 1h et 2h du matin, ce qui confère une sorte d’invisibilité à ces travailleurs.

508 Jancinto Guzmán, Nebaj, février 2013. 509 Santos, Carlos, Guatemala, El silencio del gallo. Un misionero español en la guerra más cruenta de América, Editorial Debate, Barcelona, 2007. 225

Simone Dalmasso, Los retratos de la zafra, Travailleurs ixils, 07-10-14

1.1.3. Les visages de la domination et l’exploitation

Maria, une des femmes interviewées par J. Gurriaran, signalait que, dans les fincas Pantaleón, le Baul, Concepcion ou Madre Tierra, « les femmes n’ont pas de repos, ni de jour ni de nuit. Lorsque les hommes se reposent, elles font bouillir le maïs, moulent le grain, font la pâte, les galettes et le petit déjeuner à 4 h du matin. Le pire est de supporter la chaleur du feu et les abus des employés de la finca ».

Les réponses aux questions posées par Kaliman, un dirigeant de Cotzal, aux 300 personnes réunies par l’Église catholique dans les années 1960 sont significatives :

« Combien savent lire ? Dix-huit personnes ont levé la main. Combien ont un lit ? Cent cinquante ont des tables pour dormir, les autres dormaient directement sur le sol. Combien boivent du lait ? Seulement 30 personnes ont levé la main. J'ai questionné sur la consommation de viande et d'autres choses, mais j’ai arrêté de demander. »

Comme le savaient la plupart des mayas et des paysans, et comme l'ont découvert les leaders catholiques, les conditions de travail et de transport étaient déplorables. Des autobus de 30 sièges transportaient une soixantaine de personne et leurs outils de travail. Les logements n’en avaient que le nom. Il s’agissait de rangées de tables et de lames de bois, avec des sols en terre battue. Les installations d'eau, d’éclairage et la gestion des déchets étaient extrêmement rudimentaires. La nourriture était infâme : un plat de haricots

226 et quatre galettes de maïs, la même chose trois fois par jour. Les familles dormaient au milieu des puces et des acariens.

Simone Dalmasso, Seguir adelante, 30-07-14

Les journées de travail débutaient avant le lever du soleil. À 5h du matin, chaque famille devait être dans les champs. S'il s'agissait de la coupe de canne à sucre, le travail était payé à la tonne, alors que pour le café, il l’était au quintal (45k). Le juste poids n'était jamais assuré car les gens n'avaient pas les moyens de le vérifier, la majorité ne sachant ni lire ni écrire. L'inclémence du temps a toujours été dévastatrice. Pendant la moisson, la température oscille entre 29° et 31°, et elle augmente au moment du brulage des feuilles. Dans le cas des fincas de coton, le plus grand danger étaient les pesticides tel le DDT510. Comme les conditions de travail demeurent extrêmes, la prise des médicaments interdits ne suffit pas et certains paysans prennent des drogues. En 2014, S. Dalmasso et moi avons rencontré Pap Xhap, Sebastián Sánchez Ramírez. Son témoignage nous a bouleversés :

« Ils donnent des prix au meilleur coupeur : des télévisions, des poêles, des outils de travail. En six mois, je coupe 6 700 tonnes. Pour les obtenir, je me pique et prends des comprimés : pastille anti sommeil, tiamina, nono-nitrate, caféine anhydre, ractivan, vital fort, aceafan,

510 Produit chimique composé de dichlorodiphényltrichloroéthane. 227

artran et otramadel. Parmi les injections : venofer et tramal. Nous en achetons dans les pharmacies privées, nous ne le disons pas car elles peuvent être poursuivies511. »

Son carnet d’identification contient les informations suivantes : Sebastián Sánchez Ramírez ; coupeur de canne à sucre ; cuadrilla d’Abel López [recruteur] ; date d’entrée 16-11-10 ; code 4451 ; carte d’identité N-14 40,634.

Sebastian et sa famille. Simone Dalmasso, Los retratos de la zafra, 07-10-14

Le prêtre Luis Gurriaran décrivait la situation calamiteuse des paysans mayas de la manière suivante : « Lorsque je les ai vus revenir, il semblait qu'ils venaient de la guerre, d'une épidémie, d'un naufrage512. » Tandis que le diocèse du Quiché signalait : « Le choc culturel, la découverte de la misère et de ses causes ont produit, sur presque tous les missionnaires du MCS, une crise d'identité religieuse et même de foi513. » Colby et Van Den Berghe indiquent que, dans les années 1960, « le climat et les conditions de travail dans les plantations varient de mauvaises à abominables. Les taux de mortalité et de morbidité sont hauts, les Ixil considèrent le travail dans les plantations comme une chose indésirable. Plus encore, la majorité des indiens obtiennent peu ou aucun bénéfice économique du travail migratoire, et la région devient de plus en plus dépendante du

511 Sebastián Sánchez Ramírez, Nebaj, janvier 2014. 512 Carlos Santos, Guatemala, El silencio del gallo. Un misionero español en la guerra más cruenta de América, Editorial Debate, Barcelona, 2007, p.50. 513 Diócesis del Quiché, El Quiché: el pueblo y su iglesia, 1960-1980, Guatemala, 1994, p. 49. 228 monde ladino extérieur. Il n’y a pas beaucoup de perspectives d'amélioration économique à l'intérieur de l'actuel système de production514 ».

Durant cette période, l’État a mis en place une prétendue « révolution verte », laquelle promouvait l’usage massif des engrais chimiques. Cette politique a permis d’augmenter la production agricole mais elle a entrainé une dépendance des paysans aux engrais et la terre a commencé à perdre ses nutriments naturels. Par ailleurs, les processus de monoculture se sont accentués au détriment de la diversité. En ce qui concerne le problème d’alcoolisme dans les confréries catholiques, l'une des consignes de l’AC était que les responsables devaient montrer l'exemple dans les communautés, ces derniers s’attachèrent à être exemplaires et quelques-uns cessèrent de boire de l'alcool.

« L’AC exigeait des dirigeants locaux d'être un exemple dans les communautés, il était interdit boire de l’alcool515. »

Les missionnaires, qui avaient comme tâche de livrer croisade contre le « communisme » et le « paganisme maya », se sont trouvés très tôt submergés par la réalité quotidienne des peuples indiens. En coexistant avec eux, des prêtres ont vu la nécessité de repenser ce qu'ils avaient appris dans les séminaires, surtout lorsque les fidèles leur demandaient leur appui pour tenter d’améliorer leur situation. Ils comprirent alors cet aphorisme qui circule parmi les catholiques dans les années soixante : « Si nous ne connaissons pas la réalité sociale, nous pensons que ce qui se passe dans la vie est la volonté de Dieu. » Une première étape fut d’associer les efforts pour résoudre certains problèmes, lesquels devraient relever de la responsabilité de l’État : gestion d'écoles et de centres de santé, réparation de routes et chemins, introduction d’eau potable et d’électricité, etc. Par la suite, sont apparues les coopératives destinées à faire face aux problèmes plus complexes, tels que les dettes, le travail servile, la malnutrition et la mortalité maternelle-infantile, etc. Ce genre d'actions a été bien reçu par les communautés indiennes et, avec le temps, cela a porté ses fruits : ouverture de nouveaux centres éducatifs, achat de produits de première nécessité à de justes prix, production et vente de nouvelles cultures, programmes de crédits accessibles et libération des dettes.

514 Colby y Van Den Berghe, Ixiles y Ladinos, Editorial José de Pineda Ibarra, 1977, p. 120. 515 Maria Corio, membre de l’Action catholique, Nebaj, 2014. 229

1.2. Émergence des coopératives et des dirigeants

Comme nous l’avons vu, les ligues paysannes, les syndicats et les coopératives ont connu un grand succès dans les années 1940 et 1950. Pour la majorité des communautés, les coopératives demeuraient une solution à leurs problèmes. Elles virent l'intérêt et l'engagement des agents pastoraux vis-à-vis de leurs difficultés et de leurs inquiétudes. En 1962, dans le département du Quiché, une trentaine de dirigeants mayas et de paysans de l'AC ont rendu visite au prêtre Luis Gurriaran et lui ont déclaré : « Nous voulons votre aide, nous voulons que vous nous aidiez à organiser des coopératives. » Le prêtre répondit qu’il n’avait pas reçu la formation adéquate. La réponse des dirigeants fut pragmatique : « Bon, si vous n’êtes pas préparé, il faut le faire. Le prêtre Marco Antonio nous a dit qu'il peut obtenir une bourse d’études pour vous516. » Selon C. Santos, le jésuite Gurriaran accepta le défi, pour deux raisons. D’une part, les coopératives correspondaient parfaitement au travail collectif des communautés mayas, d’autre part, elles s’intégraient dans la doctrine sociale de l'Église et étaient conçues comme une alternative au libéralisme et au communisme. Le prêtre parti alors pour l'Université de la Nouvelle Écosse, où il reçut une formation spécialisée. À son retour, et avec l'appui des dirigeants de l’AC, trois coopératives furent créées : épargne et crédit ; textile ; et alimentaire :

1) Les coopératives d'épargne et de crédit étaient destinées à remplacer le système des prêteurs et des recruteurs des fincas517. 2) Les coopératives alimentaires offraient aux communautés la possibilité d'acheter des denrées de consommation courante à un prix accessible et de rompre avec les grands commerçants ladinos. 3) Les coopératives textiles permettaient aux femmes d'acquérir du fils et du matériel à bas prix et dans une atmosphère plus respectueuse.

À travers ces changements, se sont produits plusieurs phénomènes. Dans plusieurs régions, l’Action catholique était passée d’une mission strictement religieuse à la mise en place de plusieurs projets de développement local. En ce qui concerne la région ixil, les coopératives renvoyaient à d’autres expériences. Il apparait que les projets réalisés dans

516 Carlos Santos, Guatemala, El silencio del gallo…, op. cit. p. 59. 517 Plusieurs d'entre eux demandaient entre 10 % et 20 % d'intérêt mensuel. Dans le cas du Quiché, la coopérative d'épargne a atteint 2 mille adhérents. 230 le contexte de l'Action catholique n'étaient pas complètement étrangers aux communautés, certains reprenant ce qui avait été interrompu avec l'arrivée des gouvernements militaires en 1954. Par ailleurs, comme le signale l’un des fondateurs du CUC, des comités agraires créés en 1944 existaient encore trois ou quatre décennies après. D’autres réalisations résultaient des demandes des communautés, notamment la création de nouvelles écoles dans plusieurs villages ixils, car des dirigeants ixils et ladinos progressistes gardaient en mémoire la coopérative Kub’an kanal (faisons du gain), ainsi que d’autres innovations du printemps démocratique, principalement en matière d'éducation. Cela avait été marquant et constituait toujours une alternative latente.

Les pionniers de l’Action catholique de Chajul jouent un rôle déterminant dans les années 1960518. En 1966, Antonio Caba gagne les élections municipales. José Itzep Michicoj, avec d’autres concitoyens, fonde la Coopérative d'épargne et de crédit Union Ixil. Tomás Ramirez Caba, missionnaire du Sacré cœur, est responsable de la distribution des denrées alimentaires à travers l’organisation diocésaine Caritas. À Nebaj, l’Église catholique recherche les jeunes les plus actifs et les plus éveillés :

« Les gens de la paroisse de Nebaj m’ont cherché, ils m’ont repéré et savaient que je me déplaçais beaucoup. Au milieu des années soixante, nous avons créé un comité à partir duquel se sont constituées la Coopérative d’Épargne et la Ligue Paysanne, auxquelles participaient surtout les Ixil paysans519. Les formations avaient pour but d'ouvrir l’esprit et d'éveiller la conscience. Des films sur la lutte sociale étaient projetés. Cela m’a plu et j’ai travaillé avec eux, mais ils étaient fort contrôlés par l’armée. »

Les dirigeants et les instituteurs tirèrent parti du climat favorable créé par l’AC pour construire des écoles primaires ou pour exiger de l’État qu’il le fasse, tel est le cas de Feliciana Guzman. Dans la région ixil, des communautés de l’AC développèrent des programmes d’enseignement technique et social et établirent des conventions avec certaines institutions, notamment CETEC-INTECAP. On enseignait à gérer une radio locale,

518 Par exemple à travers les prières dans l’église et dans les maisons, les visites aux malades et les conseils aux mariés. 519 Feliciana Guzman, Nebaj, 2014. 231

à semer des arbres fruitiers ou à faire de la confiture520. Dans certains cas, les organisations communautaires ont signé des accords et des conventions avec des institutions publiques, nationales et étrangères. Le plus souvent, la conception, l'élaboration et la mise en œuvre des projets étaient accompagnées de séminaires et de formation technique.

Dans ce contexte, on tenta aussi l'introduction de chevreaux et d'agneaux mais très peu de communautés réussir dans l'élevage. On peut y voir des raisons culturelles car les conditions climatiques sont favorables à ce type de pratiques. L'introduction de nouveaux arbres fruitiers, comme les pommiers, les pêchers et les poiriers, a mieux fonctionné. Au début, les familles vendaient leurs excédents sur les marchés locaux, puis, des années plus tard, elles commencèrent à élaborer des confitures, des gelées et d'autres dérivés issus des arbres fruitiers. Cependant, ces produits ne firent jamais partie du régime alimentaire des communautés, ni ne furent source de revenus. À Nebaj, le projet d'apiculture fut l’un des plus significatifs. Il a permis l’enseignement des bases fondamentales de l’apiculture et l'usage des instruments de travail à chaque famille impliquée. Une bonne organisation du travail leur a permis de recueillir du miel, ainsi que d'autres produits dérivés. À travers la Coopérative Santa Maria, qui existe toujours, les dirigeants de l’AC ont mis en œuvre un projet aboutissant à la production de 400 litres de miel par mois.

Selon Kaliman, les participants aux cours organisés par l’Église étaient désireux d'apprendre, manifestant ainsi que leur pauvreté n'était ni héréditaire ni un châtiment de Dieu. « Nous sommes pauvres parce qu'ils nous ont volé nos terres, notre manière de travailler, notre manière de vivre, et jusqu'à notre langue et notre manière de penser, ils ont voulu nous voler. Mais ce n’est pas toute la faute des riches, nous sommes aussi responsables521. » Les gens n’écrivant pas, les groupes de travail s’exprimaient par le dessin. On pouvait voir les vaches des riches avec un toit et de la nourriture et des gens sans maisons à la merci des intempéries.

520 Marcelino López et al, Testigos del morral sagrado, op. cit. pp. 171-177. 521 Javier Gurriaran, Deux rivières qui se joignent, Guatemala, 1979, document inédit, p. 18. 232

1.3. Configuration sociale de l’AC

L’analyse des transformations sociales nous a permis d’identifier les groupes liés à l’Action catholique, l’émergence des nouveaux dirigeants, ainsi que les courants idéologiques en présence. Cf. Configuration sociale de l’AC. Certaines communautés mayas défendaient leur identité et leurs valeurs culturelles, d’autres étaient plus ouvertes aux propositions de l’Action catholique. Il semble que ces dernières étaient majoritaires mais elles n’ont pas nécessairement abandonné ce qui les constituait, surtout lorsque l’Action catholique a décliné. Les confréries féminines et masculines catholiques, auxquelles certains prêtres étaient opposés à cause de la présence d’éléments jugés « païens », constituent un autre de ces groupes liés à l’AC.

Les agents pastoraux responsables de la conversion des communautés mayas (catéchistes, prêtres, religieuses, moines, religieux laïcs, entre autres) ne constituaient pas un bloc monolithique, au contraire, une partie considérable de leurs principes doctrinaux, politiques et idéologiques étaient irréconciliables. Enfin, on constate l’arrivée de « nouveaux groupes » (instituteurs, techniciens, dirigeants paysans et de coopératives) nés du travail de l’Action catholique. Il s’agissait notamment des bénéficiaires ou des

233 dirigeants des programmes d’éducation, des comités de développement local, des coopératives et des ligues paysannes. Avec le temps, les promoteurs de l'Action catholique ont constitué un nouveau groupe dirigeant dans les communes et les régions où ils étaient présents. En conséquence, se sont produits plusieurs phénomènes :

• Le service communautaire et l'obtention de postes (civils et religieux) à l'intérieur de l'organisation traditionnelle a cessé d'être une priorité, parce que les membres de l'Action catholique étaient attachés à l'Église et aux projets de développement. • La plupart des convertis présentaient « la coutume » comme une partie du retard des communautés et l'Action catholique comme l’avancement et le progrès. • Le charisme et la légitimité du nouveau groupe de dirigeants n'étaient pas liés aux structures traditionnelles d'organisation politique et sociale des communautés mayas. • Les nouveaux leaders étaient jeunes en comparaison des autorités traditionnelles, ce qui a modifié la nature gérontocratique de l'organisation communautaire. • Les leaders catholiques obtenaient une visibilité et de l’influence dans leurs communautés, certains devenaient présidents des conseils d'administration locale et d’autres organisations comme les comités et les coopératives :

« Dans plusieurs endroits, les présidents des conseils d’administration locale de l’AC étaient perçus comme des maires adjoints522. »

« Pour moi, l’église de l’AC a été un apprentissage. Les prêtres comme Gurriaran venaient et allaient aux hameaux. Les weekends, ils retournaient au village, ils n’étaient pas comme les autres qui restaient au chef-lieu municipal523. »

En ce qui concerne les courants politiques et idéologiques autour de l’AC, nous en tentons une présentation générale :

 Un premier groupe intégrait les religieuses et les prêtres conservateurs, anticommunistes et hostiles aux revendications sociales, culturelles et

522 Marcelino López et al, Testigos del morral sagrado, op. cit. pp. 54. 523 Te’k Chiy, exguérillero ixil qui, pendant sa jeunesse, était un membre de l’Église catholique. Nebaj, septembre 2015. 234

religieuses de la population maya. Ce petit, mais influent, courant se considérait le gardien de l'Église et de la vérité, et rappelait que l’AC devait avoir une fonction strictement religieuse et sacramentelle.  Le deuxième groupe ne voulait ni entretenir de relations avec les groupes conservateurs ni avec les agents pastoraux radicaux. Il préférait montrer une position « neutre » et se maintenir en marge des changements sociaux et des nouveaux courants à l’intérieur de l’Église.  Le troisième groupe était celui des agents pastoraux installés dans les communautés les plus lointaines qui, au fur et à mesure, ont découvert les problèmes sociaux et ont accepté les revendications des communautés indiennes. La plupart de ces agents pastoraux ont pris une position critique envers le système de pouvoir et l’Église catholique et quelques-uns abandonneront cette institution quelques années plus tard.

Y. Le Bot identifie quatre courants religieux mais ne les décrit pas : 1) le catholicisme des confréries, lequel « inclut des éléments préhispaniques » ; 2) le catholicisme conservateur ; 3) le catholicisme social ; et 4) le catholicisme « ethnique » 524. Nous n’y incluons pas le catholicisme des confréries ni le catholicisme « ethnique », parce que le premier ne faisait pas partie du noyau dur de l’AC et le second est encore mal défini au Guatemala et très marginal.

1.4. Révolte dans l’Église catholique

La transformation de l’AC en un mouvement social, l’influence de la Théologie de la libération et la naissance de nouveaux groupes et dirigeants n’ont pas été bien accueillies par l’Église catholique. Selon les prêtres et les religieuses conservateurs, ces nouveaux groupes étaient sortis du chemin original et leur hostilité envers le système et leur désobéissance vis-à-vis de l’institution ecclésiale étaient inadmissibles. L’influence des prêtres et des religieuses conservateurs a eu des conséquences. En 1970, monseigneur Humberto Lara envoya une missive à toutes les paroisses du diocèse du Quiche’, laquelle

524 Henri Lehmann, Alain Breton et R.C.P. 294 (PROGRAM), San Andrés Sajcabajá, estudio pluridisciplinario de un pueblo de la región oriental del Quiché, Guatemala, México, Guatemala, Centro Francés de Estudios Mexicanos y Centroamericanos ; Escuela de Historia, Universidad de San Carlos de Guatemala : Dirección General del Patrimonio Cultural, Ministerio de Cultura y Deportes, 1997. 235 interdisait aux catéchistes d’occuper des postes de responsabilité dans les coopératives, les ligues paysannes ou les mouvements sociaux. Au début des années 70, l’Action catholique stagne. Il n’en demeure pas moins qu’elle a entrainé de nouvelles dynamiques et transformations sociales :

Élaboration personnelle

1) Il apparait que seule une minorité de jeunes indiens et paysans a réussi à s’émanciper de la domination des propriétés foncières, des recruteurs de main d’œuvre, des usuriers, etc. Selon R. Falla, « le commerce et la conversion n’ont pas représenté, pour la majorité de la population enfermée dans les limites traditionnelles de la communauté paysanne, le début d’une nouvelle époque525 ». Cette minorité est devenue autonome et a assimilé les relations commerciales, mais elle s'est opposée aux autorités traditionnelles, au système de charges et au travail communautaire.

2) Il apparait qu’une minorité des catéchistes a profité de sa nouvelle position sociale. Certains ont abandonné leur engagement social et religieux et se sont tournés vers les activités commerciales, d’autres se consacrèrent à la politique. Le

525 Ricardo Falla, Quiché rebelde: estudio de un movimiento de conversión religiosa, rebelde a las creencias tradicionales, en San Antonio Ilotenango, Quiché (1948-1970), [Ciudad Universitaria, Guatemala], Editorial Universitaria de Guatemala, 1978, p.114. 236

Bot signale que le mouvement de l’AC fut principalement paysan et maya et ne fut pas l’unique facteur ayant contribué au développement des commerces526. En effet, le marché a montré ses limites : manque de capital pour devenir commerçants professionnels, conflits avec les riches locaux, échec d’une nouvelle redistribution de la richesse et récession de la révolution verte destinée à améliorer et à étendre l’agriculture par l’introduction d’engrais chimique.

3) Il apparait que les traditions, la spiritualité maya et sa vision du monde ne se sont jamais éteintes, une partie de la population s’est repliée à nouveau sur les institutions traditionnelles, telles que les mairies indiennes ou les confréries, notamment après le déclin de l’AC. Selon R. Falla, « la vision traditionnelle a resurgi parmi les gens de l’AC ».

Actuellement, certains pensent que les grands-pères avaient raison de dire que l’Église avait comme but ultime de déplacer ou d’effacer la spiritualité ixil :

« Nos grands-pères avaient raison, ils disaient que l’Église catholique cherchait uniquement à nous faire abandonner nos pratiques et nos savoirs. Cela est évident aujourd’hui527. » « Les Églises sont comme les écoles. Ils disent qu'ils aident et enseignent mais ils détruisent notre vision du monde528. »

4) Une partie importante des agents pastoraux quittèrent leur charge à l’AC et honorèrent les engagements qu’ils avaient pris : instituteurs, dirigeants paysans et de coopératives, techniciens, etc. Nombre de catéchistes indiens ont décidé de consacrer leur temps, travail et énergie à élargir les projets de développement, ce qui a entrainé une plus grande autonomie et une distanciation de l’Église catholique.

Entre 1970 et 1975, des ruptures eurent lieu entre les coopératives et les ligues paysannes. L’une de tâches principales des ligues paysannes était la lutte contre les abus

526 Henri Lehmann, Alain Breton et R.C.P. 294 (PROGRAM), San Andrés Sajcabajá …, op. cit. pp. 27-28. 527 Pap P’al, Francisco, Nebaj, mars 2015. 528 Pap Tek Chiy, Nebaj, mars 2015.

237 du recrutement et du travail dans les fincas. Les ligues reconnurent l’importance des projets de développement mais, avec le temps, elles virent que cela ne suffisait pas pour déraciner les causes de la migration vers les fincas, la concentration de la terre ou la pauvreté. Bien qu’elles n’aient pas réussi à créer des syndicats, elles contribuèrent à la radicalisation des luttes sociales et à la politisation du mouvement indien et paysan. Ainsi, un processus de radicalisation se produisait au sein des communautés indiennes, lequel s’est amplifié à cause de la fermeture des espaces démocratiques, la militarisation de la population et la persécution des dirigeants indiens, paysans et catéchistes. J. Gurriaran résume cette période de la manière suivante :

« L'Evangile, utilisé par les conquistadors et leurs descendants pour exploiter et pour opprimer, lorsqu’il fut repris par les pauvres, s’est transformé en source de libération pour le peuple. Autour des communautés chrétiennes fleurissent écoles, étude, réflexion, analyses, dignité, égalité, santé, alphabétisation, coopératives et projets agricoles. À partir des exigences de la foi libératrice et de la praxis de transformation sociale, il se développe une conscience de classe, une forte organisation de classe et, postérieurement, une puissante mobilisation politique529. »

Ainsi, les agents pastoraux installés dans les communautés les plus lointaines ont découvert les problèmes sociaux, la Théologie de la libération, les nouveaux mouvements sociaux et ont accepté les revendications des communautés indiennes et paysannes. La plupart de ces agents pastoraux ont adopté une position critique envers le système de pouvoir et l’Église catholique et quelques-uns abandonneront cette institution quelques années plus tard. Des individus ou des groupes entretinrent des relations avec d’autres mouvements sociaux, notamment contestataires.

2. L’émergence du mouvement maya

Dans les années 1970, le mouvement maya est plus visible et plus solide. De 1972 à 1979, les Séminaires indiens nationaux furent un point de convergence et de formation du leadership indien du pays. Cette décennie fut aussi marquée par l’apparition de nombreuses « associations culturelles » pour la sauvegarde de la culture et pour

529 Javier Gurriaran, Deux rivières qui se joignent, Guatemala, 1979, p.16. 238 l’utilisation des langues mayas en tant qu’élément unificateur530. La période fut marquée par la participation et la promotion des indiens aux élections municipales, notamment avec la Démocratie chrétienne (DC). En 1974, deux indiens furent élus députés pour la première fois, Fernando Salazar Tezagüic (Partie révolutionnaire) et Pedro Verona (DC), des départements de Sololá et Chimaltenango. Selon J. Gurriaran, à la fin des années 1960, le parti de la Démocratie Chrétienne Guatémaltèque (DCG) est arrivé dans la région ixil avec l’intention de devenir le premier acteur du travail social et chrétien dans la population maya. Cela n’a pas été possible « à cause de sa propre insuffisance politique, sa corruption et sa crainte face à la profondeur et à la radicalisation de l'indien dans son processus de transformation531. »

La consolidation du mouvement maya a permis la création du journal Ixim, où convergeaient des idées très diverses. Selon Bastos et Camus, s’y distinguaient trois axes combinés 532 :

1) Les différences et requêtes culturelles, 2) L’autodéfinition comme paysans et une revendication de classe, 3) Le problème du racisme et la reconnaissance des droits politiques,

Les dirigeants mayas et paysans planifièrent des projets plus ambitieux et certains convergèrent avec d’autres mouvements sociaux, comme le mouvement paysan et les guérillas. Avec la marche de mineurs d’Ixtahuacán, en 1977, on assista à une forte solidarité des dirigeants indiens, des paysans du pays, des femmes et des étudiants. « C’était l’une des premières fois que les citadins voyaient une marche de centaines d’indiens et paysans533. » La rébellion indienne et paysanne a aussi été marquée par l’apparition, en 1978, d’une des organisations paysannes et indiennes les plus importantes du pays, le Comité d’Unité Paysanne (CUC), lequel deviendrait un allié de la guérilla534.

530 Santiago Bastos et Manuela Camus, El movimiento maya en perspectiva, Flacso, Guatemala, 2003, pp. 19-25. 531 Javier Gurriaran, Deux rivières…, op. cit. p.15. 532 Santiago Bastos et Manuela Camus, El movimiento…, op. cit. p. 20. 533 Pablo Ceto, Nebaj, 2015. 534 Domingo Hernández, Guatemala, 2016.

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3. Le Comité d’Unité Paysanne

A la création du CUC, en 1972, quelques membres ont engagé un travail d’alphabétisation et de prise de conscience des droits humains dans plusieurs communautés des départements de Quiché, Chimaltenango et Escuintla535. Entre les années 1974 et 1976, ont convergé des étudiants mayas, des dirigeants des coopératives et de l’Église catholique. Parmi les fondateurs se trouvaient plusieurs dirigeants du département du Quiché, tels qu’Emeterio Toj, Martin Tavico, Pablo Ceto et Gregorio Chay, ainsi que Domingo Hernandez-Ixcoy du département de Sacatepéquez et les missionnaires du MSC, Fernando Hoyos et Enrique Corral. Emeterio Toj évoque aussi « les cuachitas », des sœurs jumelles ladinas, qui ont participé comme appui du CUC dans la capitale536. Lui-même est né à Santa Cruz dans le Quiché, a participé à la fondation du CUC et a, ultérieurement, intégré les rangs de l’EGP. Il fut emprisonné en 1981, séquestration à laquelle il a survécu.

Fernando Hoyos a fait ses études de théologie en Allemagne, en Belgique et en Espagne, où, à Madrid, il rencontre Enrique Corral537. Au Salvador, les deux jeunes jésuites étudièrent la naissante théologie de la libération sous la direction d’Ignacio Ellacuria et se lièrent avec Ricardo Falla, César Jerez et Juan Hernandez Pico538. Selon Falla et Corral, au sein de ce groupe deux courants s’exprimaient : la recherche académique (avec Ricardo Falla, César Jerez et Juan Hernandez Pico) et l’organisation politique (avec Fernando Hoyos et Enrique Corral)539. Ces deux derniers avaient quitté la Compagnie de Jésus et étaient devenu membres de la direction national de l’EGP.

Comme Emeterio Toj, Domingo Hernandez, Gregorio Chay et Pablo Ceto sont aussi fondateurs du CUC et membres de l’EGP. Les dirigeants du département du Quiché jouèrent un rôle important dans la fondation du CUC. Ainsi, en 1975, un groupe de jeunes de Santa Cruz Quiche, dirigé par Emeterio Toj, ont créé l’Association Maya Kiche. Gregorio Chay, membre de cette association et fondateur du CUC raconte :

535 Pablo Ceto, Rebelión indígena, lucha campesina y movimiento revolucionario guerrillero. Reflexiones y testimonio, pp. 237. 536 Emeterio Toj, En una de las calles de quetzaltenango…, document non publié, Guatemala, 2013. 537Maria del Pilar Hoyos, Fernando Hoyos ¿Dònde estás?, Fondo de Cultura Editorial, Guatemala 1997. 538 Juan Hernandez Pico, Desde dónde y cómo vi a Fernando Hoyos, p. 177. 539 Enrrique Corral, Guatemala 2015, Ricardo Falla, Guatemala, 2017.

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« Emeterio m’a invité à faire partie de l’association. Nous avons saboté le concours de beauté Rabinal Achi, parce qu’il commercialisait l’image des femmes mayas. Nous avons décidé de créer notre propre élection des représentantes, en commençant au niveau communautaire540. »

A cause du séisme de 1976, beaucoup de villes et villages de l’altiplano central ont subi la destruction de centaines de maisons et d’une grande partie de l’infrastructure. Certaines catégories de la population, comme les étudiants, les associations culturelles et les coopératives, ont organisé des journées de reconstruction, de vaccination et d’assainissement. Cette catastrophe naturelle a mis en évidence les inégalités et l’exclusion de la population pauvre du pays. Le tremblement de terre a durement frappé le centre et le sud du Quiché. Selon Gregorio Chay, les débats sur la guérilla, la solidarité envers les communes les plus touchées, la lutte contre le racisme (surtout envers les femmes) furent alors au centre des préoccupations des étudiants mayas de l’époque :

« La solidarité était indispensable, nous sommes allés à Joyabaj où une grande partie des maisons se sont effondrées. Quelques années plus tard, un conflit éclata à l’Institut Juan León, les femmes mayas refusaient de porter l’uniforme et de quitter le vêtement traditionnel. Il ne s’agissait pas d’un délit, nous avons distribué un communiqué dans l’institut et chez les professeurs. Nous étions peu d’hommes à soutenir les copines541 .»

D. Hernandez-Ixcoy, kaqchiquel de Chimaltenango, raconte qu’un des moments forts de la genèse du CUC fût la marche des mineurs d’Hixtahuacan en 1977, laquelle a fait découvrir aux dirigeants paysans une nouvelle manière de lutte et de solidarité sociale. La même année, eurent lieu plusieurs rencontres entre les dirigeants de Chimaltenango, Quiché et de la Côte pacifique542. Selon les fondateurs du CUC, la question la plus importante était l’unité des peuples indiens de l’altiplano et des peuples ladinos de la côte pacifique. En avril 1978, lors de la première assemblée générale, furent définis le nom, la structure de l’organisation et trois zones d’intervention stratégique : 1) les fincas côtières

540 Gregorio Chay, Guatemala, 2014. 541 Gregorio Chay, Guatemala, 2015. 542 Domingo Hernandez Ixcoy, Una rebelion indígena y campesina en el altiplano central de Guatemala, Revista Albedrio, Guatemala, 2019, p. 9. 241 du Pacifique, 2) la zone centrale, notamment, le département de Chimaltenango, 3) le haut plateau.

Le 1er mai 1978, le CUC fit son apparition publique, des paysans et des indiens défilant en costume traditionnelle dans la capitale du pays. Selon Y. Le Bot, « avec cette démonstration inédite, le CUC voulait signifier le surgissement des paysans indiens auprès des ouvriers dans la lutte de classes, et l'émergence des communautés indiennes dans les luttes sociales dans une perspective politique révolutionnaire543. »

La mise en place de structures spécifiques fut une stratégie bénéfique au développement du CUC. Selon Hernandez-Ixcoy, cinq comités de travail furent créés544.

a) Comité de formation politique. La formation politique est considérée comme stratégique dans l’organisation politique. Selon le CUC, un mouvement social avec formation politique n’était pas facile à corrompre ou suborner. Les cadres politiques animaient des ateliers et des cours de formation politique. b) Comité propagande. En charge de l’information et de la communication, ainsi que la diffusion. c) Comité d’autodéfense. En charge de la sécurité des dirigeants du CUC. Selon Daniel Pascual, on enseignait des techniques de sécurité, telles que la

543 Yvon Le Bot, La guerre en terre maya…, op. cit, p. 164. 544 Domingo Hernandez Ixcoy, Una rebelión indigena y campesina en el altiplano central de Guatemala, Revista Albedrio, Guatemala, 2019, pp.11-12. 242

dissimulation de documents dans la nourriture, les marches de nuit ou l’utilisation de codes de communication545. d) Comité de solidarité. En charge de trouver des appuis et de construire des alliances au niveau national et international. e) Comité de finances. Il devait trouver des financements et motiver les membres pour collecter.

Au début, le CUC parlait uniquement de discrimination mais avec le temps, il intégra l'importance du droit aux langues, aux coutumes, aux traditions indiennes, etc. Selon certains de ses fondateurs, l’organisation paysanne n’a pas développé de proposition sur les droits des peuples mayas, leur vision du monde et leur histoire millénaire car la répression, la violence et la terreur ne l’ont pas permis. Pablo Ceto rapporte que la création du CUC résulte de l’assemblée générale tenue en avril 1978. Les dirigeants optèrent pour une politique semi-clandestine, qui combinait deux formes de résistance, l’une ouverte et publique, l’autre cachée ou clandestine546. Le Comité d’Unité Paysanne (CUC) s’est rallié à l’aile radicale de la lutte paysanne et a élargi sa présence dans les fincas de la côte pacifique, la zone centrale de Chimaltenango et les terres froides mayas.

4. Confluence des révoltés dans les années 1970

La plupart des interviewés signalent que les années 1970 furent une période de confluences révolutionnaires : expériences indiennes et paysannes de résistance, engagement social d’une partie de l’Église catholique, participation des femmes et des étudiantes, processus de formation politique. Il y a eu convergence entre ces acteurs :

a) L’émergence des jeunes dirigeants indiens et l’apparition de nombreuses « associations culturelles » dans l’altiplano guatémaltèque. b) L’insertion populaire des agents pastoraux dans les campagnes et dans les villes. c) La présence de la Jeunesse ouvrière catholique (JOC). Rosalina et Juan Tuyuc sont les personnes les plus visibles de la JOC.

545 Daniel Pascual, Quetzaltenango, 2017. 546 Pablo Ceto, Nebaj, 2014.

243

4) Le développement des ligues paysannes et des coopératives d'épargne, de crédit, alimentaires et de textile. d) La marche des mineurs d’Ixtahuacán en 1977. e) Les processus de formation politique et académique : marxisme, théologie de la libération, théologie de l’opprimé, entre autres. f) L’expérience d’autres pays, tels que Cuba et le Nicaragua. g) L’apparition des guérillas dans l’altiplano guatémaltèque.

Ces confluences ont deux caractéristiques importantes. D’une part, à travers l’étude de l’histoire et des analyses collectives sur les problèmes sociaux, une génération de jeunes dirigeants indiens (expérimentés ou instruits) a mis en avant certains stéréotypes et discours dominants de l’époque. D’autre part, méthodologiquement, les échanges entre les indiens, les paysans, les religieux, les ouvriers et les étudiants sur leurs expériences de travail et de résistance furent fondamentaux. Cela a permis de créer des alliances, sans lesquelles les indiens et les paysans ne pouvaient atteindre leurs buts. La culture du maïs est métaphoriquement exemplaire du travail et de la résistance indienne et paysanne : de la même manière qu’il fallait choisir les bons grains, utiliser les techniques adéquates, entretenir les cultures et récolter les fruits, il fallait cultiver les idées dans les communautés. Une telle convergence des revendications donna lieu à un « moment d’effervescence révolutionnaire547. » En dépit de la violence contre les communautés mayas de la vallée du Rio Polochic (dans l’est de la Bande transversale du nord), les mobilisations paysannes et l’insurrection armée s'intensifiaient, notamment dans l’altiplano. Le CUC et la région ixil en sont un exemple. Le CUC fut partie prenante de l’effervescence révolutionnaire de la fin des années 1970 et du début des années 1980. En 1980, dans son sillage, eut lieu une grève sur la côte sud, à l’issue de laquelle les paysans obtinrent : 1) le recrutement de près de 80 mille travailleurs ; 2) l’augmentation des salaires de Q. 1.25 à Q.3.20 ; 3) l’amélioration des conditions de travail, telles que la garantie d’une meilleure nourriture trois fois par jour. En ce sens, le CUC proposait une perspective globale et radicale, son programme comprenait des revendications économiques (réformes agraires et salaires équitables), sociales (santé, éducation), politiques (la fin de la répression et des gouvernements militaires) et, dans une moindre mesure, des revendications culturelles.

547 Domingo Hernandez Ixcoy, Una rebelión indígena…, op. cit., p. 8.

244

Selon F. Hoyos, les rapprochements entre l’EGP et le CUC eurent lieu en 1976. L’organisation paysanne « est née liée à la révolution et aux organisations révolutionnaires, dans un contexte de forte lutte populaire et chaque jour en augmentation ». Une phrase de Hoyos est devenue un slogan du CUC : La tête claire, le cœur solidaire et le poing combatif548. »

5. L’aversion des élites et la violence de l’État

Au Guatemala, les persécutions, les tortures, les disparitions et assassinats de dirigeants et dirigeantes opposés à l’État ou à l’oligarchie ont commencé à être perpétrés après le coup d’État de 1954. Ces pratiques furent très fréquentes sous les gouvernements militaires. Dans la zone Ixil, la répression commença durant les années 1960, visant principalement les travailleurs de la finca San Francisco à San Juan Cotzal, dont quelques- uns des dirigeants et paysans furent assassinés, notamment la famille Saquic. Une décennie après, de nombreux catéchistes furent persécutés et assassinés.

Il apparait que les changements engendrés par la convergence entre les dirigeants des communautés indiennes, les agents pastoraux et les nouveaux mouvements sociaux n'étaient pas bien perçus par le gouvernement, la hiérarchie ecclésiastique et les élites locales et nationales. Pour certains membres de l'Église, les missionnaires du SMC étaient turbulents car ils déstabilisaient l'institution ecclésiale et l'ordre social. Les processus déclenchés par les communautés indiennes contestaient le pouvoir des usuriers et des finqueros. Ainsi, lorsque les communautés avaient appris à lire, elles avaient eu accès à d'autres métiers. Quant aux coopératives d'épargne et de crédit, elles supprimaient le rôle délétère des prêteurs et des recruteurs. Les finqueros ne pouvaient plus disposer à leur guise des indiens pour travailler les terres qu'ils avaient accaparées.

Selon Héctor Rosada, pendant la période 1970-1982, l’armée s’appliqua à structurer les programmes politiques, économiques et sociaux de la société guatémaltèque, à renforcer le rôle des gouvernements et à défendre un projet de classe sociale contraire aux

548 C’est « l'essence de notre pensée. Nous avons une ligne, un nord, notre lutte n'est pas seulement celle des paysans mais de tous. La réalité est que ni en nous mettant à genoux ni en demandant des faveurs nous n’obtiendrons des changements, María Pilar Hoyos de Asig, Dónde estás Fernando Hoyos ? Fondo de Cultura Editorial, Guatemala, 1997, p. 86. 245 intérêts nationaux549. Elle était à tous les niveaux de l’État et de la société et devint le pilier d’un pouvoir hégémonique. Conforme à la Doctrine de Sécurité National, l’armée est devenue anti-communiste et contre-insurrectionnelle. Les acteurs des transformations sociales se sont confrontés à elle et aux services de police, qui, dans le cas guatémaltèque, bénéficièrent de l’appui des structures militaires et de renseignement de plusieurs pays :

1) En 1974, la persécution des leaders de l’Action catholique commence. Le gouvernement expulse du pays trois prêtres. Les grands propriétaires terriens firent pression sur les maires, accusèrent et intimidèrent les dirigeants locaux. Dans la région ixil, certains « ordonnaient à leurs gardes du corps de capturer les indiens, ils avaient même des prisons pour enfermer ceux qui refusaient de travailler pour eux ». 2) En 1975, l’un des effets de l’exécution de Luis Arenas, le « Tigre de l’Ixcán », fut les assassinats et les disparitions de dirigeants de l’Action catholique et des coopératives de la zone ixil et de l’Ixcán. 3) En 1977, selon A. Blanco, la CIA mit en place l’« Opération Amérique centrale » avec l’aide d’experts argentins, lesquels étaient moins visibles par rapport aux Américains. L’une des tâches des experts était l’obtention d’informations et les moyens de les obtenir n’importaient pas550. 4) En 1978, eut lieu le Massacre de Panzos, où environ 100 kekchi ont été mitraillés par l’armée. Il apparait que les gros propriétaires terriens percevaient les manifestations paysannes comme déstabilisatrices, tandis que la hiérarchie militaire considérait que l'organisation paysanne faisait partie de la guérilla et était un obstacle considérable pour le contrôle de la Bande transversale du Nord. 5) En 1979, au Nicaragua, le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) a permis la chute de la dictature de la famille Somoza. Le triomphe de la révolution sandiniste a représenté un exemple de lutte pour l’Amérique centrale et le reste du continent. Les nouvelles générations de guérilleros ixils disent qu’ils entendaient à la radio les nouvelles du triomphe sandiniste. La réaction des Etats- Unis ne s'est pas fait attendre. Ils établirent un embargo et appuyèrent les Contras, les groupes armés contrerévolutionnaires. Au Guatemala, l’armée développa de

549 Héctor Rosada-Granados, Soldados en el poder…, op. cit., pp. 110-120. 550 Instituto de Estudios Políticos para América Latina y Africa, Nicaragua, Centroamérica: hablan los exagentes de la SIA, Servicios de Inteligencia Argentinos y de la CIA, IEPALA, 1982, pp. 21-23. 246

nouvelles méthodes répressives et, ne pouvant pas anéantir la guérilla, elle détruisit ses bases d’appui, persécuta et séquestra les familles qui lui fournissaient des aliments, des outils de travail et leur soutien. Certaines communautés de Chajul, Cotzal et Uspantán dénoncèrent les outrances de l’armée auprès de l’Université de San Carlos et du Congrès de la République. 6) Les dirigeants du CUC ont été persécutés, capturés et ont parfois disparu. Un des cas le plus emblématiques est celui d'Emeterio Toj, qui fut arrêté, kidnappé et torturé pendant plusieurs mois, dans le but de le transformer en traître afin d’atteindre publiquement le CUC et l'Église catholique551. 7) Le 31 janvier 1980 eut lieu le massacre de l’ambassade d’Espagne. 8) L’évêque Juan Gerardi ordonna la fermeture du diocèse du Quiché, la violence déployée par l’armée envers l’Église catholique engagée coûta la vie à deux missionnaires du Sacré Cœur, José María Gran et Francisco Villanueva, ainsi que celle de dizaines de croyants.

La plupart des interviewés signalent que les fraudes électorales, la fermeture des espaces démocratiques, la militarisation de la population, les persécutions politiques et la révolte des catéchistes, mayas et paysans, ont contribué à ce qu’ils rejoignent la résistance clandestine et armée.

CHAPITRE II : Les Maya et les guérillas

Comment les Maya se sont-ils reconnus dans les groupes insurgés de l’altiplano guatémaltèque ? Autrement dit, comment s’est produite la rencontre entre ces différents groupes ? Il s’agit de relever les intérêts communs et les échanges entre les personnes et les groupes, mais aussi de ne pas occulter leurs désaccords et leurs contradictions.

1. La genèse des guérillas

Après avoir présenté de manière sommaire la genèse des guérillas des années 1960, nous décrirons le rôle joué par des dirigeant mayas, ainsi que les principaux débats sur

551 Emeterio Toj, En una de las calles de Quetzaltenango, document inédit non publié, Guatemala, 2013, pp. 12-25. 247 les peuples indiens et le point de vue de quelques acteurs sur ce processus, notamment chez les Ixil.

Il apparait que la plupart des recherches sur l’origine des premières guérillas se sont concentrées sur le mécontentement et le soulèvement militaire des années 1960, ainsi que sur la participation de ladinos de la capitale. Ces recherches laissent de côté plusieurs acteurs de la période, surtout des paysans et des mayas. Il existe peu d’études historiques et sociologiques sur la participation des mayas aux guérillas des années 1960. L’article de Gabriela Escobar, Izquierda revolucionaria y población indígena en Guatemala (1946-1972), est pertinent pour comprendre cette période. La plupart des fondateurs des guérillas guatémaltèques signalent qu’il y eut des indiens dans la création de ces organisations révolutionnaires mais, ils n’indiquent ni leurs prénoms, ni leurs peuples d’origine, ni leurs parcours politiques et sociaux, ni leurs contributions au processus révolutionnaire552. C’est pourquoi nous présentons ci-dessous une brève reconstruction de l’histoire des premiers indiens, jeunes officiers, sous-officiers et soldats, qui ont intégré la première guérilla guatémaltèque.

1.1 Les Achi’ des Verapaces

Pequeña patria, dulce tormenta mía, canto ubicado en mi garganta desde los siglos del maíz rebelde: tengo mil años de llevar tu nombre como un pequeño corazón futuro cuyas alas comienzan a abrirse a la mañana.

Otto René Castillo

Il apparait que les rapports entre les gouvernements de la révolution nationaliste (1944-1954) et les peuples indiens sont marqués par la non-prise en compte des revendications indiennes et par les conflits avec l’État. Pourtant, les peuples mayas ont su mettre à profit la période démocratique pour gagner des élections municipales,

552 Ricardo Ramirez et Régis Debray mettent en avant que les premiers à rejoindre la guérilla des années 1960 étaient Kakchiquel. 248 récupérer des territoires, créer ou intégrer des organisations paysannes, syndicales, des comités agraires et des partis politiques, tels que le Parti Guatémaltèque du Travail (PGT). Pendant la révolution nationaliste, les communes de Nebaj et de Rabinal ont développé une importante politique sociale et ont organisé une forte participation politique par l'intermédiaire des ligues paysannes et des syndicats. Le département de Baja Verapaz en est une illustration, et particulièrement la population de la commune de Rabinal, d’où venaient la plupart des mayas qui ont intégré la première guérilla guatémaltèque. Il s’agissait des dirigeants Q’eqchi’ : Emilio Román López (Pascual Ixtapá), Fidel Raxcacoj Xitumul (Socorro Sincal), Enrique Cahuec Juárez, Chepe, Braulio, Sotero et René. Pour les quatre derniers, nous ne disposons que de leurs pseudonymes553.

Il apparait que le PGT a joué un rôle important dans cette évolution. En 1951, le parti communiste est réapparu publiquement sous le nom de Parti Guatémaltèque du Travail (PGT). Selon G. Grandin, grâce au travail préalable de la CTG et du Parti d’Action Révolutionnaire (PAR), le PGT attira, au début, des militants mayas de la région des Verapaces, tels qu’Efraín Reyes Maas, José Angél Icó, Alfredo Cuculm et Tomás Tecú Chiquito554. Glendy Mendoza rapporte que le père d’Emilio Román avait participé (aux côtés du dirigeant Tomás Tecú Chiquito) à la création de la Communauté de Paysans et à celle du Syndicat de Travailleurs555. L’auteur remarque que l’organisation et les mobilisations des Achi’ étaient très puissantes, au point que la population ladina de Rabinal perçut leurs manifestations des 1er mai et 20 octobre 1950 comme une « rébellion indienne ». Selon G. Grandin, en 1950, un millier de personnes commémorèrent le jour des travailleurs en arborant des drapeaux rouges marqués du marteau et de la faucille556. Face à la mobilisation des indiens, le gouverneur de Baja Verapaz du envoyer des soldats et le président Arbenz dépêcher un médiateur pour contenir « la rébellion ». Nous pensons que ces évènements marquèrent le début de la formation politique d’Emilio Roman et des autres Achi’. Selon C. Macias, dans les années 1950, Emilio Román était commerçant et agriculteur mais il travaillait dans les fincas, comme la plupart des paysans. Il devint

553 César Macias, l’un des premiers à s’engager et seul survivant de la première guérilla, cite d’autres pionniers de l’engagement dans la guérilla : Daniel Palma, dit Darío, (paysan originaire du département du Petén), Daniel, le Abuelo, Lupe (paysans), Felipe Pachanga et Milo le Pajuil, tous du département d’Escuintla. 554 Greg Grandi, Panzós, la última masacre colonial: Latinoamérica en la Guerra Fría, AVANSCO, Guatemala, 2007, pp. 33-34. 555 Glendy Mendoza Peña, Las relaciones sociales en la comunidad de Xococ, Rabinal, Baja Verapaz, a partir de los acontecimientos de 1980, Universidad de San Carlos, Guatemala, 2010, p 22. 556 Greg Grandi, Panzós, la última masacre colonial…, op. cit, p.70. 249 recruteur et fut témoin des inégalités envers le reste des travailleurs. Il s’attacha alors à aider ses compatriotes. En 1951, les dirigeants achi’ présentèrent un candidat maya aux élections municipales de Rabinal. Ils gagnèrent mais les Ladinos entravèrent l’entrée en fonction d’Alberto Chiapas, le nouveau maire557, qui du effectivement renoncer à son poste à cause de l'intervention américaine et du coup d’État de 1954558. La population de Rabinal fut profondément affectée par la période de répression qui suivit.

Le 13 novembre 1960, eut lieu un soulèvement des jeunes officiers, sous-officiers et soldats avec l’objectif de renverser le gouvernement par les armes. Il apparait que Pascual Ixtapá (Emilio Román López) nourrissait l’espoir de faire partie du mouvement et de changer la situation de son peuple. G. Escobar signale que, dans les années 1960, le Q’eqchi’ Efraín Reyes Maas a, quant à lui, soutenu le Mouvement Révolutionnaire 13 Novembre (MR13), ainsi que la guérilla de Concuá des années soixante. Selon C. Macias, face à la répression du soulèvement, il dut attendre une autre opportunité pour intégrer un mouvement de résistance national.

En 1962, dans la capitale, éclatent les plus fortes manifestations depuis 1944 : les Journées de mars et d'avril. Le 1er mars, les élèves du secondaire, réunis sous le Front Uni des Étudiants Guatémaltèques Organisés (FUEGO), ainsi que les étudiants de l’enseignement supérieur organisés dans l'Association d'Étudiants Universitaires (AEU) déclenchent une forte protestation contre la fraude aux élections. Après des marches et des manifestations, les étudiants appellent à une grève générale. Aux revendications des étudiants, se sont associés des ouvriers, des syndicalistes, des paysans, des intellectuels, des commerçants, des femmes et des artistes. Les protestations se sont étendues à plusieurs départements du pays, principalement au Quetzaltenango, San Marcos, Huehuetenango, Chimaltenango, Chiquimula, Jutiapa, Retalhuleu et Baja Verapaz559. Le PGT fut influencé par les Journées de mars et d'avril. Il envoya, sous la direction de Carlos Paz Tejada, une colonne de 30 combattants dans les montagnes de Concuá, dans le département de Baja Verapaz. Quatre jours après leur arrivée, l’armée tua huit des combattants, Carlos Paz Tejada et Gaspar Ilom survécurent à l’offensive. Il apparait que

557 La même chose eut lieu une décennie plus tôt dans la région ixil avec Miguelon, maire de Nebaj. 558 Glendy Mendoza Peña, Las relaciones sociales en la comunidad de Xococ…, op. cit. pp. 23-24. 559 Asociación Marzo y Abril, 50 años, jornadas de marzo y abril de 1962, Editorial FLACSO/DGEU, Guatemala, 2012. 250 la fin des Journées de mars et d'avril est marquée par la chute de la guérilla de Concuá, par la naissance du Mouvement 12 avril, et par l’organisation estudiantine qui a opté pour la lutte armée560. Selon R. Ramirez, Emilio Roman « s'est rendu dans la capitale pour soutenir l’appel du Front Universitaire Unitaire afin de prendre les armes et défendre la révolution561 ». Enfin, une meilleure organisation de la guérilla et l’option de la voie armée ont eu une forte influence sur l’engagement des femmes, des étudiantes et des jeunes de l’époque.

César Macías indique qu’en 1962, la population de Rabinal demanda à Emilio Roman de se rendre à la capitale afin d’établir le contact avec les leaders des Journées de mars et d'avril et avec le mouvement révolutionnaire, notamment avec Marco Antonio Yon Sosa et Luis Turcios Lima, les deux dirigeants du soulèvement militaire du 13 novembre 1960562. Il semble qu’Emilio Roman n’ait pas réussi à entrer en relation avec les leaders des Journées de mars et d'avril et du mouvement révolutionnaire. Cependant, de retour à Rabinal, avec d’autres compatriotes, il organisa le blocage de la route qui mène au chef- lieu départemental et à la capitale. Ils occupèrent la mairie durant plus d’un jour et peignirent des slogans du Mouvement Révolutionnaire 13 novembre sur l’édifice. Les autorités locales se sont déclarées assiégées et ont réclamé le soutien du gouvernement. Au début de 1963, Turcio Lima entendit la nouvelle et envoya César Montes pour rencontrer " le groupe d’Achi’" qui, de façon autonome et au nom du M-13, organisaient des actions politiques563 ». La rencontre avec les Achi’ se déroula dans un climat de méfiance envers les ladinos. César Montes raconte que le groupe achi’ lui demanda de démontrer sa capacité à manipuler une arme et à tirer, cela pour s’assurer de ses compétences en contexte révolutionnaire. Ils furent convaincus et déclarèrent : « Bon, petit frère, dès maintenant nous te croyons, désolé mais tu es très jeune et en plus les ladinos nous ont tant trompés564. »

560 Asociación Marzo y Abril, 50 años, jornadas de marzo y abril de 1962, Editorial FLACSO/DGEU, Guatemala, 2012. 561 Ricardo Ramírez, Construyendo caminos, Tres documentos históricos de la guerrilla guatemalteca, Centro Rolando Morán, Guatemala, 2008. 562 Julio César Macías, La guerrilla fue mi camino, Epitafio para César Montes, Editorial Piedra Santa, Guatemala, 1998. 563 Julio César Macías, La guerrilla fue…, op. cit., p.122. 564 Il se rendit ensuite à Salama et prit contact avec Juan Ichich, (Juan Ardilla). Souligné par nous. 251

À la fin de 1963 fut créé le Front de la Guérilla Edgar Ibarra. Parmi ses 21 fondateurs, se trouvaient sept Achi’ (Pascual Ixtapá, Cocorro Sincal, Enrique Cahuec Juarez, Chepe, Braulio, Sotero et René) ; ainsi que Rigoberto Molina (Rigo), qui parlait q’eqchi’ ; Lupe, du département d’Escuintla ; Daniel Palma, originaire du Petén ; cinq ouvriers et artisans de la capitale ; des dirigeants plus connus : Turcios Lima, Ricardo Ramirez (Rolando Morán), Ricardo Miranda (Mano de tigre), César Montes, Jorge Soto (Pablo Monsanto), Mario Lemus (Efigenio) et Beto (le jeune frère de Turcio Lima). R. Ramirez indique que, lors de la rencontre entre Emilio Román et Turcios Lima, « l’affinité et la confiance réciproque furent immédiates565 ». En 1964, Pascual Ixtapá eut la responsabilité d’organiser les mayas et les paysans des départements d’Alta et Baja Verapaz. Il construisit un ample réseau de soutien des FAR dans les municipalités de Rabinal, Cubulco et San Miguel. Les communautés de Chuateguá, Pichec, Chiac, La Ceiba et Nimacabaj étaient les plus actives.

Le travail d’Emilio Romá déboucha sur la création d’un autre front guérillero, qu’il dirigea : le Régional des Verapaces. Fort de ce cursus, Emilio Román devint « automatiquement membre de la Direction Nationale des Forces Armées Rebelles (FAR)566. Il fut le premier maya dans la direction nationale d’une guérilla, un phénomène très rare au cours des décennies postérieures.

Il apparait que la participation des mayas à la lutte armée et à la formation d’un front guérillero est « reconnue comme une étape annonciatrice de grandes répercussions dans la perspective révolutionnaire et nationale ». Les idées, attitudes et pratiques des combattants mayas « ont apporté la base pratique sur laquelle purent être dépassés les

565 Ricardo Ramírez, Construyendo caminos, Tres documentos históricos de la guerrilla guatemalteca, Centro Rolando Morán, Guatemala, 2008, p. 91. 566 Ricardo Ramírez, Construyendo caminos…, op. cit. p.123. 252 anciens concepts et sur laquelle put être solidement approfondie et élaborée une vision révolutionnaire, nationale et réaliste567 ». Par ailleurs, la participation des femmes fut déterminante. « Nous avons participé et avons commencé aussi notre lutte de libération féminine. Nous ne le savions pas à cette époque mais, dans une société très machiste comme la guatémaltèque, nous avons été de vraies pionnières568 ». En 1969, Mirna Paiz écrivait : « Je pense qu’à cette époque, beaucoup des jeunes guatémaltèques ont senti la même chose, même s’ils ne militaient pas auparavant, on sentait que quelque chose était en train d’arriver, surtout à la capitale, on sentait l’inquiétude, l’atmosphère de rébellion569. » Des femmes ont opté pour la voie révolutionnaire, notamment Aura Marina Arriola, Mirna Paiz Cárcamo (Rosa Maria), Dina Jiménez (Raquel) et Marta Aurora de la Roca (Rebecca), pour ne mentionner que quelques exemples. Ce sont des jeunes femmes, citadines, qui ont participé à la construction des guérillas guatémaltèques, d’abord à travers la couverture et le camouflage des actions militaires de la résistance (le front urbain), ensuite à travers la construction d’un réseau de soutien, enfin comme combattantes.

1.2 Les militaires des premières guérillas

Comme nous l'avons vu, pendant l’intervention américaine de 1954, la hiérarchie militaire n’a pas mobilisé l’aviation face à l’agression aérienne provenant du Honduras. Elle n’a pas non plus livré d'armes à la population, notamment aux organisations les plus belligérantes qui le demandaient. Avec le renoncement du président Arbenz, le printemps démocratique s’est effondré et les forces contrerévolutionnaires ont inauguré une longue période militariste, antiréformiste, antidémocratique et contre-insurrectionnelle. Il y avait cependant des divergences au sein de l'armée. Le 13 novembre 1960, eut lieu un soulèvement militaire (des jeunes officiers, sous-officiers et soldats) contre le président, le général Miguel Ydigoras Fuentes (1958-1963). Le déclencheur des évènements fut la décision du président d'entraîner secrètement des anticommunistes pour envahir Cuba à partir de Playa Girón. Les insurgés exigeaient également l’exclusion des officiers et la destitution du ministre de la Défense. La rébellion fut réprimée en utilisant les avions dont

567 Cela est un point en commun entre Cesar Montes et Ricardo Ramierez. 568 Aura Marina Arriola, Es obstinado sobrevivir, autobiografía de una mujer guatemalteca, Ediciones el Pensativo, Guatemala, 2000, p.42. 569 Mirna Paiz Cárcamo, Rosa Maria o la mujer en la guerrilla, La Havane, 1969. 253 se servaient les mercenaires et anticommunistes pour s’entrainer à la finca Helvetia, dans le département de Retalhuleu570.

En 1962, deux dirigeants du soulèvement de 1960 – le lieutenant Marco Antonio Yon Sosa et le sous-lieutenant Luis Turcios Lima créèrent le mouvement 13 novembre (MR- 13), avec l’objectif de renverser le gouvernement par les armes. Quelques mois plus tard, ce groupe d’ex-militaires et des communistes créèrent la première guérilla, les Forces Armées Rebelles (FAR). On y trouvait les membres du Mouvement 13 novembre : Marco Antonio Yon Sosa, Luis Turcios Lima, Luis Trejo Esquivel, Augusto Lorca, et les représentants de la jeunesse du parti communiste (JPCG), ainsi que des étudiants de l’Université de San Carlos. Selon Ricardo Ramirez, à la création des FAR, ont convergé des organisations qui « avaient des origines très dissemblables, des conceptions, des projections et des objectifs de lutte armée révolutionnaire différents, et aucune notion stratégique ». La formation des premières FAR fut accompagnée de la création de trois fronts guérilleros :

1) Le Front Alaric Benet, commandé par Yon Sosa. 2) Le Front Edgar Ibarra, commandé par Turcios Lima. 3) Le Front des Granadillas, commandé par Trejo Esquivel.

Les biographies des deux dirigeants du MR-13, Yon Sosa et Turcios Lima, constituent un phénomène intéressant. Jusqu’à nos jours, on ne se connaissait pas leurs origines familiales et sociales, ni leurs trajectoires avant leur incorporation dans l’armée guatémaltèque. Le lieutenant Marco Antonio Yon Sosa, surnommé « le chinois », avait des origines indiennes et asiatiques. Le sous-lieutenant Luis Turcios Lima avait des origines « espagnoles et indiennes »571. Yon Sosa est né dans la commune de

570 Comisión para el Esclarecimiento Histórico, Guatemala memoria del silencio, Causas y orígenes del enfrentamiento armado, Tomo I, Guatemala, 1999. 571 Ricardo Ramírez, Construyendo caminos, Tres documentos históricos de la guerrilla guatemalteca, Centro Rolando Morán, Guatemala, 2008. 254

Los Amates, Izabal, en 1929. Son père, Juan Manuel Yon, était originaire de Chine. On ne connait pas le nom de sa mère mais on sait qu’elle était indienne. Il a grandi dans la région de l'Atlantique, au nord-est du pays, laquelle touche les territoires des peuples Q’eqchi’ et Achi’, dont les combattants mayas de la première guérilla étaient issus. Il nous semble que son origine ethnique et sociale fut déterminante pour entretenir des relations avec les paysans, les mayas et les ouvriers. Yon Sosa a reçu une partie de son entrainement militaire à l'École des Amériques et a été formé sur les guérillas par le Corps des marines des États-Unis; il a également suivi une formation en artillerie à Fort Guillik, au Panama. Le fait d’être un élève remarquable le prédisposait à une brillante carrière dans l’armée.

Dans les années 1950, tout comme les Achi’, le jeune Yon Sosa a connu les transformations de la réforme agraire dans une région dominée par l’United Fruit Company, ainsi que la rupture du monopole du transport et du commerce et aussi la construction de la route de l’Atlantique et du port Santo Tomas, dans la baie d’Amatique dans le golfe du Honduras. Nombre des fondateurs des premières guérillas furent confrontés au racisme. Ainsi, César Macias raconte que, dans l’armée, Yon Sosa « avait vécu dans sa chair le sentiment de discrimination raciale, qu’il sut surpasser avec une grande sagesse572 ». Pour sa part, Luis Turcios, comme le note R. Ramirez, n’est pas monté en grade et a aussi vécu dans l’armée l’expérience « de l’exploitation, de l’oppression et du racisme envers les peuples indiens ». D’autres mayas, tels que Pascual Ixtapá, ont émigré plusieurs années dans les fincas de Mazatenango, Escuintla et Retalhuleu, où le racisme et l’exploitation étaient omniprésents.

En 1962, Yon Sosa, Turcios Lima et Luis Trejo rendirent à Cuba et rencontrèrent Ernesto Guevara. Ils rentrèrent au Guatemala où, en décembre, Yon Sosa devint le commandant en chef des Forces Armées Rebelles (FAR), lesquelles regroupaient trois organisations : 1) le MR-13, 2) le Mouvement révolutionnaire 12 avril, et 3) le Parti Guatémaltèque du Travail573. L’annonce publique de la création des FAR eut lieu en 1963. Yon Sosa fut nommé chef militaire et avait sous sa direction un des trois fronts

572 Julio César Macías, La guerrilla fue mi camino, Epitafio para César Montes, Editorial Piedra Santa, Guatemala, 1998, p.29. 573 Mira Paiz Cáramo, Rosa María, una mujer en la guerrilla, Relatos de la insurgencia guatemalteca en los años sesenta, UNAM/CIALAC/JP, México, 2015. p.51. 255 guérilleros, le Front Alaric Benet, lequel se trouvait dans la région de Quiriguá, au sud du département d’Izabal.

La rencontre de Yon Sosa avec les Achi’ et les Q’eqchi’ semble s’être produite vers 1964, lorsque Pascual Ixtapá organisa les mayas et les paysans des départements voisins de Baja et Alta Verapaz et qu’il commanda le nouveau front Le régional des Verapaces. Selon la revue Triunfo, « Yon Sosa voulait particulièrement s’appuyer sur les indiens, les principales victimes de l’exploitation, et il donnait à son mouvement un caractère agraire et antiaméricain574 ». D’un point de vue politique et révolutionnaire, il apparait que Yon Sosa donnait la priorité à la propagande, à l’agitation et à l’organisation, ce qui ne l’empêchait pas d’être en première ligne pendant les combats. Il maintenait une posture pragmatique face aux querelles idéologiques : « Nous avons dans nos rangs des hommes qui viennent du nationalisme agraire, de la démocratie chrétienne […], il y a aussi des marxistes. Cependant, aucune des personnes qui sont avec nous ne sont membres du PTG, cela balaie les accusations à propos d'une influence trotskiste575. » Yon Sosa ne nie pas le fait que certaines personnes partagent les idées de Trotski mais elles sont une minorité. Il ne faut pas oublier que la guérilla recrute ses hommes dans les masses paysannes. Que savent-ils de Marx, Lénine et Trotski576 ?

1.3 Perspectives sur les indiens

Les écrits de la guérilla des années 1960 contiennent des raisonnements et des idées très fécondes sur les peuples indiens. Cela est à mettre en perspective avec la participation directe des dirigeants mayas et avec les origines mixtes (indiennes et métisse) des fondateurs des guérillas. On trouve l’essentiel de leurs positions sur la question dans Revolución Socialista, le journal publié par la guérilla entre 1964 et 1965577. Le numéro 6 du journal contient un article intitulé « Intensifier le travail parmi les indiens », qui présente plusieurs problématiques et un débat entre des membres de la guérilla, notamment entre deux indiens, Pas et Soc. On comprend qu’il s’agissait des Achi’

574 Triunfo, “La guerrilla hispanoamericana, La muerte de Yon Sosa”, p. 5. 575 Raul Hassen, Antonio Yon Sosa defiende la tragedia guatemalteca, Triunfo, No 411, México, 1990, pp.16-17. 576 Ibid., pp. 17-18. 577 Lequel signalait que « la lutte n’était pas une panacée » et envisageait la guérilla comme « la continuation de la politique par d’autres moyens ». 256

Pascual Ixtapá et Socorro Sincal, deux fondateurs de la guérilla. Il ressort du débat que les indiens étaient concernés par le programme révolutionnaire et qu’il fallait leur faire parvenir plus d’informations. Bien que les protagonistes du débat soient conscients des obstacles sociaux, ils soulignent le caractère rebelle et actif des indiens et des paysans :

« Les paysans de notre pays sont très retardés avec la lecture, mais tous sont combattifs, ils cherchent la manière de sortir de l’enfer qu’ils vivent à cause des impérialistes. »

Ils soulignent aussi les avantages de la révolution et le rôle des indiens :

« Ils voient avec clarté que la révolution socialiste les libère de l’esclavage, de la dictature et, à travers les armes, leur donne la vraie démocratie. Parce qu’ils vont participer directement au mouvement révolutionnaire578. »

Ce numéro du journal signale que la guérilla prépare un article sur l’importance stratégique des indiens en son sein, qui montre qu’ils n’ont pas peur de lutter, qu’ils sont particulièrement unis et qu’ils ont confiance en la guérilla579. Le numéro 13 du journal annonce la parution d’un supplément, « La voix paysanne », qui informera les paysans de la région et du reste du pays sur les problèmes sociaux et la guérilla.

En décembre 1964, se tint une convention au sein de la guérilla. Il en résulta la rédaction de la « Déclaration de la Sierra de las Minas », ainsi que le renforcement des accusations quant à l’« influence trotskiste » sur le mouvement de Yon Sosa. Malgré la décision d’exclure le groupe trotskiste, il y eut rupture entre le MR-13 et la Guérilla Edgard Ibarra (GEI). Cependant, selon Aura Maria, le problème de l’influence trotskyste n’est pas comparable à l’« horrible attaque stalinienne580». De cette rupture sont nées les secondes FAR, créées par la jeunesse du PGT et les Fronts de la GEI. La même année eut lieu l’incorporation de Mirna Paiz Carcamo, la première femme de cette nouvelle guérilla.

578 Turcios Lima fustigea le préjugé selon lequel les indiens sont ignorants et incultes. Movimiento 13 de noviembre, Revolución Socialista, op. cit., pp. 5-6. 579 Movimiento 13 de noviembre MR13, Revolución Socialista, No. 6, noviembre, 1964, p. 4. La bibliothèque Llilas-Benson de l’Université du Texas à Austin possède les numéros 2, 6, 10, 13, 14 et 15 du journal. 580 Aura Marina Arriola, Es obstinado sobrevivir…, op. cit., p. 55. 257

En 1965, César Méndez Montenegro gagne les élections nationales. La majorité de la population et la direction du PGT pensaient que le triomphe d’un civil, dit de gauche, assurerait certaines transformations sociales et favoriserait la lutte de la guérilla. Au contraire, il s’agissait d’un gouvernement au service de l’armée car Montenegro avait négocié avec elle. Quelques mois plus tard, l’armée fut réorganisée et le gouvernement lança une offensive avec l’objectif d’éliminer totalement les FAR. Ricardo Ramírez raconte que l’annonce de la cessation des hostilités fut une stratégie de l’armée pour que la guérilla baisse la garde. L’offensive a été écrasante581. Elle a aussi mis un coup d’arrêt à la question de l’importance stratégique des indiens au sein du mouvement révolutionnaire. En 1966, les fronts des Forces Armées Révolutionnaires furent battus dans la Sierra de las Minas. Certains survivants furent emprisonnés et quelques autres quittèrent le pays. Turcios Lima, le commandant du Front Edgar Ibarra, disparu la même année dans un accident d'automobile suspect. Iris Yon (la sœur de M. Yon Sosa) et d’autres dirigeants révolutionnaires furent aussi assassinés. La même année, Otto René Castillo et Nora Paiz furent capturés et envoyés à la base militaire de Zacapa. Ils furent torturés et brûlés avec 12 paysans582. En 1967, c’est Emilio Roman (Pascual Ixtapá) qui est assassiné. Souffrant de graves problèmes dentaires, il avait dû se rendre à la capitale pour un traitement. L’armée était au courant et avait planifié son assassinat. Le poète Arqueles Morales lui a consacré un poème583 :

Pascual Por hombres como usted, Pascual esperaron la historia y esta tierra cuatro siglos. La comunidad de Rabinal y otras comunidades, todos los hombres y mujeres de su raza anduvieron royendo ese falso silencio, contando uno a uno los katunes del hambre, acumulando en cada golpe recibido, los rencores y anduvimos nosotros, Pascual,

581 Ricardo Ramírez, Construyendo caminos, Tres documentos históricos de la guerrilla guatemalteca, Centro Rolando Morán, Guatemala, 2008. 582 Mira Paiz Cáramo, Rosa María, una mujer en la guerrilla, Relatos de la insurgencia guatemalteca en los años sesenta, UNAM/CIALAC/JP, México, 2015. 583 Arqueles Morales est né au Guatemala en 1940 et est mort à Cuba en 1988. Il a fait des études de cinéma en République Démocratique d’Allemagne. Selon Mirna Paiz Cárcamo, Arqueles Morales a passé les années 1950 entre le Guatemala, Cuba (où il a travaillé dans la Casa de las Américas) et l’Europe. Après la révolution sandiniste, il est allé au Nicaragua. Principal ouvrage poétique : La paz aún no ganada. 258

los muchachos crecidos en las ciudades como flores artificiales, los mestizos educados para el olvido... anduvimos hablando mucha mierda, teorizando sobre la expresividad de la piedra, el sincretismo y los muñecos de paja... Usted sabía bien, Pascual, que la muerte es un simple accidente en la vida de guerra. Pero tal vez no supo -usted sólo entendía cumplir con su deber- que su nombre hizo temblar el edificio del engaño, que era usted más peligroso que toda una unidad de guerrilleros, pues su ejemplo podía encender grandes hogueras, quemar los puentes de los indecisos, consumir para siempre las casas enemigas... Por hombre como usted, Pascual, se lo repito, esperó este país ciento de años.

G. Mendoza indique qu’une partie des survivants de la guérilla de la Sierra de las Minas se déplaça vers l’intérieur du pays, notamment dans la région des Verapaz. L’État réagit et, en 1968, l’armée entra à Rabinal avec des avions et des jeeps et créa la première base militaire584. Les interviews de l’auteur confirment aussi que « l’armée a pratiqué la persécution et la répression sélective en se basant sur des listes noires pour éliminer les participants ». En 1968, les survivants ont quitté la région. À partir de ce moment, Fidel Raxcacoj Xitumul et Enrique Cahuec Juárez sont devenus les compagnons de Yon Sosa, jusqu'à 1970, où l’armée mexicaine les a abattus. César Vallejo leur consacre un poème, qui est aussi une source d’informations sur les trois guérilleros qui ont été enterrés à Tuxtla Gutierrez585:

584 G. Mendoza Peña, Las relaciones sociales en la comunidad…, op. cit., pp. 24-25. 585 Marco Antonio Yon Sosa (tombe 5582), Enrique Cahueque Juárez (tombe 5581), et Fidel Raxcacoj Ximutul (tombe 5584). 259

No se puede andar mucho tiempo en armas, junto a los campesinos, sin que uno proclame la unidad del sufrimiento y de la rebelión.

La mort de ces dirigeants mayas, paysans, ladinos et intellectuels a certainement été l’un des pires coups portés au mouvement révolutionnaire du pays. La liste est longue : Turcios Lima, Emilio Román López, Otto René Castillo, Nora Paiz, Yon Sosa, Fidel Raxcacoj, Enrique Cahuec, José de Jesús Jurado, Tranquilino López, Oscar Vera, Alberto Grajeda, Carlos Herrarte, ainsi que les cadres originaires des Verapaces, Escuintla, Santa Rosa, Petén et de la capitale. Les combattants indiens des années soixante avaient connu les réussites de la révolution nationaliste et appartenaient à des organisations favorables à la prise des armes contre l’invasion étrangère et le coup d’État de 1954. Il semble que le soulèvement armé de 1960 n’ait pas été une surprise pour ces dirigeants, qui revendiquèrent certaines actions militaires au nom de la guérilla. Ces combattants indiens sont passés par un long processus d’organisation, de lutte et de prise de conscience avant de rejoindre la guérilla. Il ne s’agissait pas d’une incorporation immédiate. Il apparait que la participation indienne fut déterminante, tant dans l’organisation des communautés que sur les fronts de la guérilla, comme l’illustre le cas du Front régional des Verapaces586. Enfin, il semble que la majorité des écrits sur les premières guérillas reflètent une certaine méconnaissance ou un désintérêt pour l’histoire des dirigeants indiens. On n’y trouve pas d’informations sur leurs origines et leurs parcours.

2. Les Ixil et la guérilla

Les premières guérillas ont été battues dans la Sierra de las Minas dans les années 1960. Des survivants furent emprisonnés, d’autres quittèrent le pays et d’autres encore se déplacèrent vers l’intérieur, notamment dans la région des Verapaces. Malgré cette situation, plusieurs mayas des premières guérillas et les futurs fondateurs de l’EGP – comme la Qeqchi Herlinda Xol et le Qeqchi-allemand Rigoberto Molina (Rigo) – ont poursuivi leur formation et leur entrainement militaire au Guatemala et à l’étranger, notamment à Cuba. D’autres ont connu l’expérience vietnamienne.

586 En ce sens, l’affirmation de Le bot selon laquelle « le mouvement révolutionnaire des années 60 demeura une affaire essentiellement ladino » est pour le moins discutable. 260

Deux périodes particulières ont marqué la région ixil et l’Altiplano guatémaltèque. Au milieu des années 1960, des dizaines de familles originaires de Quiché, Huehuetenango et Alta Verapaz ont commencé à pénétrer (coloniser) l’Ixcán. Des familles ixils, kiches et q’eqchi’s firent individuellement ce voyage en terrain inhospitalier. D’autres le firent dans le cadre des coopératives ou des communautés chrétiennes de l’ordre religieux Maryknoll. Quelques années plus tard, des topographes et des ingénieurs de l’État sont arrivés dans la région. Les paysans savaient qu’ils ne venaient pas pour les aider mais en raison de la richesse des sols, du climat et des ressources naturelles. La création de la Bande Transversale du Nord (FTN) par le gouvernement militaire d’Arana Osorio, sur fond de gisements de pétrole, l’illustre parfaitement587. Des hommes politiques, des militaires et des entrepreneurs puissants s'empareront de plusieurs de ces terres et, en 1971, vingt-quatre villages Qeqchi de Cancuén seront détruits, et leurs habitants délogés par l’armée. Kaliman, le dirigent de Cotzal, raconte :

« Les paysans utilisaient la terre de manière collective, mais les représentants de l’État voulaient établir des titres de propriété. Les gens savaient que le conflit était manifeste car les nouvelles agglomérations Qeqchi au nord de Coban étaient attaquées. »

L’autre moment marquant dans l’Altiplano se situe entre 1968 et 1969, quand la violence était latente et des temps difficiles prévisibles dans la région colonisée par des paysans et par des prêtres de l’ordre religieux Maryknoll (Marion Peter et les frères Melville, Thomas et Arthur). Cette congrégation travaillait dans le Petén et était membre de l’organisation CRATER. Il s’agissait d’une organisation de jeunes chrétiens qui entretenait des rapports organiques avec les FAR. Il semble que Thomas Melville transportait des armes depuis Cuba588. Selon M. Payeras et J. Gurriaran, un groupe de la guérilla des FAR créa un front armé dans la zone de l’ Ixcán, où des habitants de Cotzal leur vendirent des fournitures. Cela aboutit, en juin 1969, à l’exécution de Pedro Brol, l’un des propriétaires de la finca San Francisco. Selon Kaliman, le grand propriétaire terrien avait la réputation d’être un « violeur de petites filles indiennes, accaparateur d’argent et exploiteur ». Selon Lucia, la réaction ne se fit pas attendre. Edmundo Brol et

587 Cambranes, 500 años de lucha por la tierra, FLACSO, Guatemala, 1992. 588 Pilar Hoyos, Antonio Blanco et Enrrique Corral, En memoria del pueblo…, op. cit., 2008, pp. 83-84. 261 la police militaire séquestrèrent et assassinèrent deux personnes de Cotzal, dans les fincas de la côte pacifique, et Domingo Sajic fut séquestré dans la commune et brulé dans le séchoir à café de la finca589. Cet évènement a marqué la population de Cotzal et a servi de prétexte aux propriétaires de la finca pour combattre le syndicat. Par ailleurs, la famille Pérez – collaboratrice de la finca – affermit sa présence à la mairie, et les forces de sécurité de l’État renforcèrent la leur dans la région. Enfin, quelques personnes de Cotzal voulurent venger la mort de leurs compatriotes et des membres et amis de la famille Sajic intégrèrent la guérilla au début des années soixante-dix :

« La guerre revient toujours, où la guerre est passée une fois, par là-même elle va revenir. La guerre est ici590. »

En 1969, Rolando Moran et César Montes quittent Cuba avec l’objectif d’établir les bases du NORC au Mexique. Comme au Guatemala, on y travaillait déjà à la construction du réseau de soutien, principalement dans l’état du Chiapas : Comitán, San Cristobal de las Casas, les Lagos de Montebello, la Zona Lacandona et la Zona de Marqués de Comillas. En 1970, les Forces Populaires de Libération Farabundo Marti (FPL) et l’Armée Révolutionnaire du Peuple (ERP) apparurent en Amérique centrale, au Salvador.

Le 19 janvier 1972, par la forêt de l'Ixcán et la frontière avec le Mexique, un groupe armé de 15 hommes pénètre au nord du département du Quiché. Il s’agissait de 15 combattants politiquement et militairement formés, certains sur les fronts guérilleros de la région de la Sierra de las Minas, dans les Verapaces et à Guatemala Ciudad. La plupart avait reçu une formation à Cuba. Quelques autres ont fait partie de l’organisation CRATER, un groupe d’analyse et de discussion sur le marxisme et les problèmes sociaux, groupe qui avait commencé à chercher des contacts dans la zone indienne du haut plateau du pays. Mario Payeras indique les pseudonymes et décrit certaines caractéristiques du noyau guérillero de l’EGP. Nous les présentons ici à partir de leurs lieux d’origine. Il y avait un groupe de quatre Achi’ : Lacho, Jorge, Julian et Mario. L’auteur indique que Lacho « lui révélait les mystères de l’identité indienne », tandis que les autres avaient d'autres sujets d'inquiétude. Tous parlaient achi’ et espagnol. Cinq personnes étaient originaires de la côte guatémaltèque : Chacaj, Toribio, Atilio, Jacobo et Efrain. Chacaj

589 Lucia est une proche de Domingo Sajic, Nebaj, mars 2015. 590 Ricardo, excombattant de Cotzal, mars 2014. 262

était un paysan très doué pour se déplacer dans la jungle avec charge et équipage, les autres avaient une meilleure position économique. Deux personnes venaient de l’Est : Alejandro et Mincho. Les deux étaient paysans, mais Alejandro était le plus pauvre. Enfin, quatre personnes venaient de la capitale et d’autres centres urbains : Sebastian, Victor, Edgar et Benedicto (Mario Payeras), la plupart issus de la classe moyenne.591 Derrière ce groupe de 15 combattants, il y avait un réseau national et international, notamment dans la capitale guatémaltèque et dans le sud-est mexicain. Ricardo Ramirez (Rolando Moran) était l’un des personnages centraux de cette guérilla. Il fut le responsable politique du front Edgar Ibarra dirigé par Turcios Lima. Au moment de la chute du président Arbenz, il a rencontré à Cuba des révolutionnaires, notamment Ernesto Guevara. En 1974, l’EGP a tenu la première conférence de la guérilla à Chajul. La plupart des assistants étaient des Ladinos : Antonio Fernandez Izaguirre, Mario Payeras, Rolando Morán, Gilberto Ramírez, Celso Humberto Morales, Willy Cruz, Milton, Sergio, Mario, Benigno, Abel, Haroldo, Jorge et Carlos.

2.1. La rencontre avec les Ixil

Qui sont les mayas, et les Ixil en particulier, qui ont participé aux guérillas ? Pourquoi l’ont-ils fait ? Qu’ont-ils apporté et qu’ont-ils appris ? Notre étude se propose d’aborder les causes et les raisons pour lesquelles les Ixil ont été impliqués dans la guérilla, après qu’elle se soit implantée dans l’Ixcán, au nord du Quiché, où finit le territoire ixil.

On observe que la position dominante sur la participation des Ixil aux guérillas a tendance à simplifier et à réduire le conflit armé de deux manières : 1) les peuples mayas et particulièrement le peuple ixil ont été incapables de prendre leurs propres décisions et sont restés comme de simples observateurs, entre deux feux, 2) les Maya qui se sont impliqués dans la lutte armée ont été trompés par la guérilla, ou leur implication a été une conséquence inévitable de la répression de l’État. Dans les deux cas, on laisse de côté cinq siècles de soulèvements, les causes du conflit armé en terres mayas, les contacts d’un groupe de la guérilla des FAR avec des habitants de Cotzal en 1969, et les raisons pour lesquelles les personnes et les communautés indiennes ont rejoint la guérilla.

591 Mario Payeras, Los dias de la selva…, op. cit., pp. 28-35. 263

La plupart des aspects que nous présentons ont émergé de la parole et de l'expérience des interviewés. Nous utilisons les pseudonymes des ex-combattants. Dans les cas des guérilleros mayas, on les identifiait en ajoutant leur origine ethnique à leur pseudonyme : Carlos ixil, Teresa mam, Juan kakchiquel, Rafael q’eqchi’, etc. Nous voulions savoir qui étaient les premiers Ixil qui ont établi des contacts avec la guérilla de l’EGP, dans quelles conditions ils l’avaient fait et quelle était la configuration sociale à ce moment-là. On ne peut l’évoquer sans d’abord parler des familles Brol et Herrera, qui s'étaient accaparé la meilleure terre de la région, notamment celle de Cotzal avec les fincas San Francisco et Santa Abelina. Elles collaboraient avec les maires, quand elles ne les imposaient pas, comme ce fut le cas avec la famille Pérez qui a tenu la mairie pendant 20 ans. Comme on ne peut manquer de parler de l’armée qui, même si elle était socialement complétement défaillante592, était la seule institution de l’État avec une forte présence dans la région. Les indiens et les paysans se sont tournés vers la migration, le commerce informel ou l’artisanat. Au niveau mondial, le pays exportait principalement du coton, du café et du sucre. Cela a produit, à l’échelle communautaire, l’introduction de la monnaie, le commencement de l’économie de consommation et un travail semi salarié. Avec le temps, cette nouvelle dynamique a abouti à un processus de stratification de classes parmi la population maya, notamment dans les chefs-lieux et les centres urbains. Enfin, la période est aussi marquée par la naissance de nouvelles organisations paysannes, l’émergence du mouvement maya, leur convergence et les fortes mobilisations sociales des années 1970.

2.2. La première génération

Les premiers Ixil ayant établi des contacts avec la guérilla de l’EGP faisaient partie d'un groupe de dirigeants de Cotzal. Lors du travail de terrain, plusieurs ex-combattants ont mentionné deux Ixil qui ont intégré la guérilla parmi les premiers, Kaliman et Torrijos, respectivement de Cotzal et de Nebaj. Grâce aux conversations que nous avons eu avec eux à plusieurs reprises, nous sommes en mesure de retracer succinctement leurs parcours et leur rencontre avec la guérilla. Javier Gurriaran, l’ex-prêtre de Nebaj, écrivit en 1979 un texte intitulé Deux rivières qui se joignent 593, dont Kaliman lui-même, sous le pseudonyme de Xan Toma, fut l’une des sources d’information. En 1965, Kaliman et

592 En 1965, la municipalité de Chajul avait seulement deux écoles primaires et environ 100 élèves. 593 Javier Gurriaran, Deux rivières qui se joignent, Guatemala, 1979. Document miméographié. 264 quelques amis organisèrent un syndicat de travailleurs pour aider les paysans de Cotzal. Ils entendaient parler de la guérilla des FAR. La même année, Kaliman se présenta aux élections municipales, qu’il perdit à cause d’une fraude électorale. Sa principale activité économique était le commerce entre Cotzal et San Luis Ixcán. Deux fois par mois, il transportait des marchandises à dos de chevaux et de mules. Au cours d’un de ces trajets, il lia la conversation avec un jeune homme qui avait rencontré le nouveau groupe guérillero594. Il discuta aussi beaucoup avec son entourage, à Cotzal. Il en résulta qu’en septembre 1972, quatre Ixil organisèrent un rendez-vous avec la guérilla par l'intermédiaire de Juan Rodriguez, l’un des leaders du groupe :

« Beaucoup de personnes pensent que nous les indiens nous commençons la guerre aujourd’hui. Cependant, notre lutte n’est pas nouvelle. La lutte marche depuis longtemps sur les pas de nos grand-mères et grands-pères, nous ne suivons pas la lutte par plaisir, mais par nécessité595. »

L’ex-combattant raconte que le groupe a rejoint la guérilla car les conflits à la finca n’avait pas été résolus. Mario Payeras raconte : « Nous avons eu un entretien dans l'Ixcán avec plusieurs dirigeants indiens de Cotzal, qui sont arrivés lorsqu’ils ont appris notre présence596. » À ce moment, l’armée cherchait déjà les dirigeants de Cotzal.

« Nous avons pris contact avec la guérilla et nous lui avons dit que nous la cherchions depuis longtemps, car nous voulions qu’elle nous aide avec les problèmes de la finca San Francisco, les problèmes paysans et la consolidation des syndicats. Ils nous ont dit qu’il ne servait à rien d'attendre la réponse de la finca, que les syndicats ne résoudraient pas les problèmes, et qu’il fallait résoudre les problèmes avec les armes à la main. Ils nous ont proposé de les rejoindre597. »

En septembre 1972, dans le sillage de la visite à Cotzal, un premier groupe d’Ixil contacta la guérilla :

594 Avant d’avoir un contact avec les membres de l’EGP, Kaliman a rencontré des soldats qui « cherchaient les combattants des FAR qui venaient de Petén ». Ils lui ont demandé un cheval parce qu’ils avaient un soldat blessé, il a amené le soldat au hameau de Yokoyeb. 595 Javier Gurriaran, Deux rivières…, op.cit., p. 18. 596 Mario Payeras, Los dias de la selva, Editorial Piedra Santa, Guatemala, 1998, p. 101. 597 Kaliman, premier entretien, Caton Simokol, Nebaj, 2013. Souligner par nous. 265

« Beaucoup de personnes ont aimé la présence de la guérilla. Nous avons donné seulement le nom de certains contacts qui pouvaient être intéressés, nous les avons amenés jusqu’ici, ils étaient contents. De cette manière, le groupe guérillero est passé de l’Ixcán à la région ixil. »

« Plusieurs jeunes sont partis et ont cherché le contact avec la guérilla, parmi eux Juan Lázaro, Juan Rodriguez et Antonio Rodriguez. Ils restaient dans la montagne deux ou trois jours et après ils rentraient. C’est ainsi que tout a commencé. »

Quelques années plus tard, Juan Rodriguez fut identifié par la police judiciaire à la sortie du Cinéma Colon, dans la capitale. Jugeant qu’il ne pouvait leur échapper, il se suicida. Pour sa part, Antonio Rodriguez abandonna la guérilla parce qu’il ne supportait pas la vie dans la montagne. Enfin, Juan Lázaro habite actuellement à Chimaltenango, où il gère un projet pour la réintégration des guérilleros à la vie civile. En ce qui concerne le cas de Nebaj, l’ex-combattant Torrijos raconte son parcours avant sa rencontre avec la guérilla. Il est né en 1948, et les premières choses dont il nous parle sont sa famille et son enfance. Il se rappelle que ses parents passaient la plupart du temps dans les fincas :

« Dans les années 60, la majorité de la population devait aller dans les fincas. Nous pouvions travailler les 24h parce que ces lieux ne cessent jamais de travailler. Je n’ai pas gagné d’argent mais j’ai appris beaucoup de choses et de leçons598. »

Torrijos et la plupart de combattants racontent que les problèmes d’éducation et de racisme étaient étroitement liés à la domination des Ladinos :

« La discrimination était très dure, il y avait une forte division entre les Ixil et les Ladinos. Les Ladinos avaient beaucoup de pouvoir, seulement eux gouvernaient. Il y avait des principales (autorités ixils), mais l’État et les Ladinos ne les respectaient pas. »

Il y avait trois familles ladina avec beaucoup de pouvoir : Enrique Brol, Félix Castillo et Sébastian Guzmán. Leurs fils ont étudié avec nous mais allaient très peu au cours, lorsqu’ils arrivaient, ils faisaient des cadeaux aux instituteurs. Les Ixil qui pouvaient lire et écrire était très peu. »

598 Tomas, membre de la mairie de Nebaj, Nebaj, 2014. 266

Torrijos se souvient du temps de la présidence de César Méndez Montenegro (1966 1970)599 et du contexte politique. Il « entendait parler de la guérilla à laquelle ont participé les commandants Yon Sosa et Turcios Lima et dans la Ligue paysanne et la Coopérative de Nebaj, on parlait du commencement de la lutte armée. Des personnes venaient pour partager leurs réflexions600. » Fin 1972, Torrijos commença à travailler de façon clandestine :

« Je suis parti à la montagne en 1973, j'ai reçu quelques cours avant. Le groupe guérillero n'avait toujours pas de nom. Nous allions à la montagne pendant quelques semaines, il y avait des personnes de Nebaj et un bon groupe du chef-lieu de Cotzal et de la communauté de Kajixay. »

Ainsi, il semble que les premiers combattants de Cotzal et Nebaj étaient au courant des guérillas des années 1960 et partageaient plusieurs problèmes sociaux et aspirations politiques.

« Les gens de Cotzal ont été les premiers qui ont pris les armes, après ce sont surtout les Ixil de Nebaj qui l’ont fait. Avec le temps, sont arrivés les Kiche et d’autres peuples. J'ai connu quelques personnes, plusieurs sont morts dans la région ixil, d’autres à Cobán et Ixcán. »

2.3. Raisons pour rejoindre la guérilla

Dans cette partie nous parlerons des motivations des nouvelles générations de combattants ixils pour prendre les armes et rejoindre la résistance armée, ainsi que du contexte social et politique de l’époque. En 1975 eut lieu l'assassinat de Luis Arenas Barrera à Chajul. Ce fut l’une des premières opérations de la guérilla. Arenas était le propriétaire foncier de la finca la Perla, plus connu sous le nom de tigre d’Ixcán, à cause de sa cruauté envers les travailleurs ixils et kiche’s. L’action menée contre un des piliers du pouvoir, que sont les finqueros, marqua un tournant dans l'histoire de la lutte armée

599 Montenegro fut l’unique président civil entre 1950 et 1986, cependant il avait fait un pacte avec la hiérarchie militaire de l’époque. 600 Torrijos a été l’un des fondateurs de ces institutions. 267 dans la région ixil. La réponse de l’armée fut immédiate avec une première offensive dans la zone, l’installation de postes militaires permanents et l’arrivée de parachutistes.

« L’armée n’est pas venue pour nous défendre, elle est arrivée pour protéger la famille Pérez, Brol, Arenas, les riches601. »

En 1976, le tremblement de terre dévasta plusieurs régions du pays, notamment les villages du haut plateau. Le séisme entraina trois phénomènes visibles. D’abord, il mit en évidence les inégalités sociales entre les zones mayas rurales et les centres urbains ladinos. Ensuite, il marqua l’arrivée de plus d'Églises évangéliques et d’institutions catholiques. Elles avaient alors l’opportunité de remplir le vide dans les régions que l’État avait historiquement abandonnées. Enfin, troisième phénomène, l’appel de la guérilla à prendre les armes fut bien accueilli, notamment par les dirigeants issus des ligues paysannes, des coopératives et de la théologie de la libération.

« Luis Arenas a été exécuté en 1975. L’'année suivante le nombre des Ixil qui ont pris les armes a augmenté. Le moment le plus difficile a été quand les services de police, l'armée et les appareils de renseignement ont commencé à nous chercher. Nous avons dû recevoir une formation et une préparation plus forte602. »

La même année, Fonseca, l’un des cadres de l’EGP, fut capturé. Torturé par l’armée, il dénonça plusieurs Ixil. D. Stoll signale que Gaspar Pérez, chef politique et collaborateur local, a aussi donné les noms de ses ennemis politiques. Kaliman fut aussi capturé et amené dans une caserne militaire, où il reçut des coups de poing et de pieu, essuya un tir, puis fut jeté dans une rivière. « Mais je n’étais pas mort, je me suis réveillé complètement nu, j’ai marché jusqu’au moment de rencontrer une maison où j’ai demandé des vêtements. » Il est ensuite rentré à Cotzal, en passant par Solola, Huehuetenango et le hameau de Chiul. En 1977, il retournait dans son village : « C’était l’époque du commencement de la grande organisation sociale, mais avant de m’intégrer, je me suis rétabli des coups. »

601 Iram, Nebaj, février 2014. 602 Torrijos Brito, Nebaj, 2013.

268

Comme nous l’avons signalé antérieurement, il parait insuffisant expliquer de manière mécanique et à travers un seul facteur les motivations des Maya pour prendre les armes et rejoindre la résistance armée. Il y eut des confluences politiques entre la guérilla et les communautés ixils. Nous avons identifié sept raisons de l'incorporation des Ixil au sein de la guérilla, nous les présentons accompagnés des quelques témoignages :

a) Une période d’insurrection social

Il apparait que dans la région ixil, la période 1975-1980 fut cruciale parce que le nombre de personnes qui rejoignit la guérilla s’intensifia, au point qu’on manqua ponctuellement d'armes. Certains ex-combattants identifient cette époque comme étant « remplie d’espérance, d’illusion et avec un puissant discours de changement social », une période de « grande insurrection sociale ». Il s’agissait d’une période de révolte indienne, paysanne et chrétienne, laquelle résultait d’un processus initié dans les communautés mayas et paysannes et subséquemment poussée par la guérilla.

Les premières actions politico-militaires de la guérilla et l’exécution de certains grands propriétaires fonciers ou caciques de la région ont aussi influencé les jeunes pour rejoindre la lutte armée.

« En 1975 s'est produite l'exécution du finquero Luis Arenas et l'année suivante le nombre des insurgés en armes a augmenté. Le moment le plus difficile a été quand les forces armées et les appareils de renseignement ont commencé à nous chercher603. »

La stratégie de communication autour des actions de la guérilla et de ses faits les plus emblématiques eut aussi une influence importante sur la motivation des Ixil de prendre les armes :

« Nous entendions des histoires et anecdotes de la guérilla, elles disaient que les combattants étaient capables de sauter d’une montagne à une autre, qu’ils pouvaient dévier des hélicoptères, qu’il s´agissait d'hommes forts et très doués qui luttaient pour notre peuple604. »

603 Torrijos ixil, combattant de Nebaj, avril, 2104. 604 Combattant Lino ixil, originaire de Nebaj, mars 2014. 269

« Ils racontaient que la guérilla pouvait disparaitre dans la jungle comme un serpent, qu’elle avait des pouvoirs. Même l’armée disait que la guérilla avait un pacte avec le diable car elle ne pouvait pas l’attraper ni l’éliminer605. »

Il apparait qu’une partie considérable de la jeunesse voulait connaitre les guérilleros, et faire partie de la lutte. Cependant, lorsqu’ils arrivaient dans les campements, la réalité ne correspondait pas nécessairement aux faits racontés :

« Nous pensions trouver des personnes robustes mais la majorité était maigre et portait des vêtements usés. Pourtant, la solidarité, la coopération et les convictions de lutte demeuraient très fermes606 ».

Selon J. Gurriaran, entre 1977 et 1978, la guérilla était renforcée et « les Ixil ont rencontré un nouveau compagnon de leur rébellion et de leur lutte historique : la révolution607 ». En janvier 1979, dans le cadre de la VIIème commémoration de l’arrivée de l’EGP, la guérilla occupa Nebaj. Il s’agissait d’une action de propagande armée et contre les institutions de sécurité de l’État. Cette action a abouti à l’exécution d’Enrique Brol, grand propriétaire terrien connu pour son racisme et sa brutalité. Ci-dessous, une femme ixil décrit le finquero et le contexte de l’époque, et deux combattants ixil ayant participé à l’action militaire témoignent :

« Enrique Brol et sa famille étaient de mauvaises personnes. Quand nous passions devant chez eux, ils nous insultaient, nous disaient des mots mauvais, ils crachaient même. Imaginez-vous comment ils ont insulté les travailleurs, ils avaient même un cachot608. »

« L’occupation de Nebaj avait deux objectifs. La propagande armée, laquelle appelait à la réunion de la population et à expliquer l’objectif de la lutte et les raisons du mouvement révolutionnaire. L’occupation était aussi une action menée contre la police des douanes et la police nationale, car elles persécutaient les gens qui vendaient la kuxha, l’alcool traditionnel. Enrique Brol a été abattu, cela n’était pas l’idée de départ mais il a montré une résistance. L’armée a débarqué à partir de ce moment609. »

605 Combattant Gregorio ixil, originaire de Nebaj, septembre 2014. 606 Arevalo Tacen, Guatemala, 2014. 607 Javier Gurriaran, Deux rivières qui se joignent, Guatemala, 1979, document miméographié, p. 7. 608 Calina Pérez, Nebaj, juillet 2015. 609 Alvaro, combattant ixil qui a participé à l’action militaire, août 2013. 270

« Guérilleros indiens, ladinos, hommes, femmes et même des guérilleros adolescents, tous nous avons occupé Nebaj toute la matinée. Nous avons fait des tribunaux populaires contre les entrepreneurs et les exploiteurs, le meeting a été en ixil et en espagnol. Nous sommes plusieurs guérilleros à avoir retrouvé des familiers et des amis, après de nombreuses d'années d’absence610. »

Ricardo Falla souligne qu’en 1980, les hauts plateaux se trouvaient « quasi dans une situation d’insurrection », « des territoires où la population majoritairement indienne célébrait une sorte de triomphe », un endroit où « la guérilla évoluait en toute tranquillité » 611. D’autres ex-combattants racontent que la direction de la guérilla n’a pas pris en compte cette insurrection sociale, contrairement à l’armée et à l’oligarchie. Ce fut le prélude à la barbarie et à des actes génocidaires.

« À cette époque, pratiquement toutes les familles ixils du chef-lieu de Nebaj étaient organisées avec la guérilla. Seules les familles Lux, Santiago, Brol et Sébastian Guzman ne faisaient pas partie de la lutte armée. À cette époque, la majorité de la population nous aidait toujours612. »

« Je me souviens que vers 1979, il n’y avait pas d'armes, nous avions des fusils de calibre 12. Il fallait combattre et récupérer les armes de l’armée. À cette époque, la population était organisée613. »

« En 1981, l’armée lançait des grandes opérations (offensives) au Chimaltenango et Sololá. Derrière cette attaque, il y avait une insurrection paysanne. »

b) Soutenir une cause juste ou trouver une solution

Certains ex-combattants ont pris contact avec la guérilla pour faire face à des problèmes agraires, économiques et sociaux. D’autres racontent que leurs motivations étaient l’engagement pour les causes justes et la défense des pauvres et les indiens :

610 Maria Ceto, femme ixil combattante, citée par J. Gurriaran. 611 Ricardo Falla, Historia de un gran amor, recuperación autobiográfica de las CPR del Ixcán, Editorial de la iglesia católica, Guatemala, 1993, pp.15-16. 612 Clemente, excombattant ixil, Nebaj, mars 2015. 613 Maria Saquic, femme ixil de Cotzal, Nebaj, 2015.

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« Les Ixil, nous avons une histoire de lutte. Nous voulons combattre et détruire l’injustice et la situation dans laquelle se trouvent les gens. Nous cherchons les voies, les instruments. Seule la guérilla nous a donné les armes614. »

« Le travail dans la finca était inhumain, à 6h nous avions déjà coupé un sillon et nous finissions à 17h. Il y avait des accidents, dans l’hôpital de la sécurité sociale (IGSS), j’ai vu la situation des gens, des personnes qui avaient perdu un œil, une main, une jambe. Il fallait prendre les armes parce qu’il n’y avait pas beaucoup d’autres options615. »

« Personne ne nous aidera à sortir de notre pauvreté, nous cherchons nous-mêmes des chemins pour nos gens, avec nos forces et parce que nous le voulons616. »

« Les finqueros et les militaires utilisaient des armes. Nous avons choisi les armes afin de combattre la pauvreté, l’exploitation et le racisme. La guérilla nous a appris à utiliser plusieurs types d’armes617. »

« La discrimination et l’oppression du gouvernement étaient très durs. Il n’y avait pas d'écoles, les salaires étaient très bas et, dans les fincas, les conditions de vie étaient insupportables. Personne ne s’intéressait à ces problèmes. En plus, nous étions des indiens, les plus durement frappés618. »

c) Une décision communautaire prise en assemblée

Certains ex-combattants signalent que plusieurs communautés décidèrent en assemblée générale de prendre position sur le conflit armé. Ainsi, plusieurs jeunes rejoignirent la résistance armée, d’autres prenaient soin de la communauté.

« Je suis parti à la montagne pendant la feria d’août, il y avait 20 camarades, 10 étaient Ixil, la plupart de Cotzal, je me souviens de Jaramillo, Bonifacio, Diego, Felipe, Saul, Lucas, Bartolomé, Francisco et Ruben. Deux d'entre eux, Fonseca et Inti, de Cotzal, sont partis dans

614 Mek Ab’il, Nebaj, 2014. 615 Iram, Nebaj, 2015. 616 Javier Gurriaran, Deux rivières…, op.cit., p.19. 617 Mek Abil, Nebaj, 2014. 618 Torrijos Brito, Nebaj, 2015. 272

les communautés pour faire le travail d’organisation de masses. J’ai aussi rencontré Mario Payeras, Claudio, Sandra, Enrique, Ebelio et Rita619. »

« Je faisais des actions de propagande politique dans les villages, en distribuant des tracts, des banderoles et des pancartes de la lutte armée. Les villages et les autorités traditionnelles de Salquil, Tzalbal et kajixay discutaient la situation politique. Ils ont pris des décisions de manière collective. Quelques années plus tard, j’étais sur un front du département d’Huehuetenango. Là-bas, les Mamin ont fait la même chose, puis les offensives de l’armé se sont déchaînées brutalement contres ces autorités traditionnelles620. »

« La plupart des familles ixils ont pris la décision de faire partie de la guérilla. Il y a eu aussi certaines communautés, comme Tzalbal, qui, de manière collective, ont décidé de soutenir la lutte armée621. »

d) Suivre l'exemple d'un parent

Le fait de suivre l'exemple d'un parent militant est un phénomène présent au sein de la résistance armée. Nous avons trouvé des ex-guérilleros qui se souvenaient de l’exemple de leurs parents, lesquels ont fait partie de mouvements contestataires, tels que la rébellion de 1936, les ligues paysannes des années 1940 ou les coopératives des années 1960.

« En 1936, mon grand-père fût l’un des dirigeants de la rébellion. J’ai continué avec son exemple de lutte622. »

« J'ai passé trois mois à Cuba avant de prendre les armes. Je suis parti à la montagne mais c'est très dur pour quelqu’un qui vient de la capitale. Je voulais rentrer chez moi mais, par honte, je suis resté. Je ne pouvais pas décevoir ma famille623. »

« Mon père fût un dirigeant important dans les confréries et dans l’Église catholique. Tout le monde parlait de la lutte armée, on entendait aussi les nouvelles du Nicaragua. Alors, on voulait savoir et faire aussi partie de l’aventure624. »

619 Alvaro Ixil, guérillero de Nebaj, mars 2014. 620 Lino Cobo, Nebaj, 2914. 621 Pablo Ceto, Nebaj, 2014. 622 Maria Cobo, Nebaj, 2014. 623 Otto Cuellar est originaire de la capitale, Nebaj, 2014. 624 Lino Ixil, Nebaj, 2014.

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e) Par la sensibilisation des cadres de la guérilla

Il apparait que la formation politique délivrée par la guérilla fût une autre raison de l'incorporation d’Ixil au sein de la résistance armée :

« L'Église catholique (l’Action Catholique) de l’époque nous a recrutés pour notre leadership, les organisations révolutionnaires le faisaient aussi. Ils choisissaient les jeunes plus actifs625. »

« En 1975, j’ai gagné une bourse d’étude et bien que désireux d’apprendre l’histoire et les sciences sociales, je n’aimais pas la politique de l’école. Ils nous donnaient de la nourriture deux fois par jour. Je suis retourné à Nebaj pendant les fêtes de la Semaine sainte, deux personnes de Cotzal m'ont abordé et nous avons parlé de la situation politique et de la vie des gens. Lacho était l’Achi’ chargé d'organiser et de recruter la population626. »

« Avec le temps, j’ai rencontré la guérilla, ils m’ont exposé plusieurs aspects de la situation du pays et m’ont dit qu’ils enseignaient d’autres choses. J’ai pris les armes en 1979. Avec la guérilla, j’ai appris à lire et à écrire627. »

f) Incorporation à la guérilla après un massacre

Les massacres et d’autres actes de cruauté de l’armé ont aussi influencé les personnes pour rejoindre la lutte armée :

« Le massacre de l'ambassade d'Espagne a réveillé la combattivité, la colère et a précisé la nécessité de la lutte armée du peuple, parce que, dans le massacre, a été mêlé le sang des Ixil, des Kiche’, des Achi’, des Kakchiquel, des ladinos pauvres, des ouvriers et des étudiants628 ».

« Ma mère faisait partie de la guérilla. Un jour, il y a eu un massacre et ils ont tué ma famille. Ils ont torturé ma mère, l'ont poignardée et ont découpé son corps. Je suis resté orphelin avec

625 Torrijos Brito, Nebaj, 2014. 626 Celia Lainez, Nebaj, 2015. 627 Iram, excombattant ixil, Nebaj, septembre 2014. 628 F. Hoyos, voir Pilar Hoyos, Antonio Blanco et Enrrique Corral, En memoria del pueblo, Homenaje a Fernando Hoyos, Fundación 10 de marzo, Galicia, 2008. 274

mon petit frère. Quelques années plus tard, lorsque j’étais jeune, la guérilla est passée chez moi. J’ai commencé par avoir des fonctions dans la communauté, jusqu’à devenir responsable d’une escadre de la guérilla et coordinateur des CPR. »

g) À travers les CPR

Les CPR se sont plus ou moins installés dans les mêmes territoires que la guérilla. Il s’agissait de deux formes bien distinctes de résistance mais elles entretenaient des relations de coopération, notamment dans les domaines de la sécurité et de l’autodéfense. Ces rapports ont motivé les gens des CPR pour rejoindre la guérilla.

« Nous sommes partis à la CPR d’Amaqchel, plusieurs parents sont morts. Au fil du temps, j'ai compris ce qu’était la lutte de guérilla et j’ai demandé à la rejoindre, mais la sensibilisation je l'ai acquise dans les communautés en résistance629. »

« Les guérillas visitaient les communautés des CPR, nous avons parfois partagé ce que nous avions. Quelques années plus tard, plusieurs jeunes ont rejoint la guérilla630. »

Ainsi, on ne peut réduire à un seul facteur, ni expliquer de manière mécanique et univoque, la genèse de la guérilla dans l’altiplano, pas plus que ce qui motiva les Ixil à prendre les armes. Il faut tenir compte des paramètres historiques, socioéconomiques et géographiques, ainsi que des motivations politiques, culturelles, individuelles et collectives, qui furent sources de conflits au sein de chaque génération de combattants. Les témoignages des premiers combattants évoquent des faits qui ont marqué leur jeunesse, notamment le racisme violent dans la vie quotidienne, l’exploitation dans les latifundia, la pauvreté, les abus des caciques et des finqueros, et l’impossibilité d’étudier pour avoir un travail digne. Il semble que la majorité de ces premiers combattants ont su construire un leadership et ont participé au déploiement des coopératives, des projets de développement, des ligues paysannes, des syndicats, des organisations estudiantines, entre autres. Certains l’ont fait avec l’Action catholique.

629 Tomas Caba, Communauté d’Amaqchel, 2014. 630 Santiago Brito, Communauté de Pal, 2014. 275

« Il y avait certains cadres ixils qui expliquaient et illustraient la situation de nos peuples, avec eux, les gens ont rapidement compris631. »

Dans la région ixil, les plus concernés de cette génération connaissaient la guérilla des années 1960 et ses incursions dans le nord-ouest du pays. Pour eux, il semble que l’apparition de la guérilla une décennie plus tard n’a pas nécessairement été une nouveauté. En réalité, lorsque les jeunes dirigeants de Cotzal apprirent l’arrivée de la guérilla dans les terres basses de leur territoire, ils prirent contact avec elle pour qu’elle les aide à résoudre leurs problèmes avec les finqueros de la région. La réponse fut qu’il fallait prendre les armes car l’ampleur des problèmes faisait qu’ils ne pouvaient pas être réglés par des syndicats ou de simples élections. Les propos d’un des premiers ixils de Cotzal en contact avec la guérilla sont très révélateurs :

« Pourquoi j’ai cherché la guérilla ? Pour la colère [que généraient les problèmes sociaux], comme aujourd’hui. Nous avons fixé un rendez-vous avec eux, ils nous ont dit que nous devions apporter des vivres632. »

Si, comme l'a souligné M. Payeras, il y eut d’abord une attitude de méfiance et d’évitement de la part des indiens envers les premiers guérilleros, la perception qu’ils en avaient s’est transformée, notamment avec la création d'une base sociale indienne. Entre 1975 et 1979, des membres des ligues paysannes, des coopératives, des catéchistes et des étudiants rejoindront l'appel émancipateur de la guérilla. Enfin, au-delà de la rencontre entre les Ixil et la guérilla, il y eut, au cours de la guerre, d’autres rencontres en terre mayas : entre la guérilla et les catholiques, entre les femmes et les hommes révolutionnaires, entre les métis et les indiens, les guatémaltèques et les internationalistes633.

3. Les apports des Ixil

Bien que les dirigeants des guérillas guatémaltèques et des documents importants mettent en avant que la participation indienne fut fondamentale pour le triomphe de la

631 Ricardo ixil, combattant de Nebaj, mars 2013. 632 Kaliman Pal, Cotzal, 2014. 633 Une étude approfondie sur ces phénomènes serait pertinente. 276 lutte révolutionnaire, la participation des Maya fut limitée en ce qui concerne les cadres de la direction politique et militaire des guérillas. Pourtant, l’apport des peuples mayas a été décisif, d’où l’importance de connaitre leur contribution et de savoir ce qu’ils en ont appris. Nous essayons d’aborder ces problématiques à partir du cas des Ixil. Il y a trente ans, Kaliman, l’un des premiers combattants ixils de Cotzal, évoquait les Ixil relativement à la lutte révolutionnaire. J. Gurriaran fut l’un des premiers à consigner ces aspects :

« Nous avons donné à la révolution non seulement notre conscience et notre manière d'être, nous avons donné aussi notre organisation communale, notre connaissance du territoire, notre résistance, notre valeur et notre compétence au combat. En tant que bons combattants, nous avons donné à la révolution la force de lutte de nos grand-mères et grands-pères634. »

Nous avons identifié plusieurs apports des Ixil dans la lutte révolutionnaire à partir des témoignages des ex-combattants interviewés : 1) soutien matériel ; 2) connaissance du territoire et des langues ; 3) organisation communale ; 4) une conscience indienne ou paysanne propre ; 5) compétence dans le combat.

3.1. La connaissance du territoire

Au cours de la guerre, les Ixil ont désigné les lieux adéquats pour camper, les raccourcis qui mènent aux villages et aux autres peuples et les montagnes les plus sûres, comme le Cerro de Sumal où a été installé l’un des campements les plus importants de la guérilla. Il ne faut pas oublier que les terres et territoires des peuples mayas ont été le théâtre d’opérations de la guérilla.

« La plupart des gens, notamment les originaires des communautés, connaissaient les montagnes et les routes les plus importantes. Nous avons montré ces routes et surtout nous avons enseigné comment les traverser. Nous ne pouvons pas passer par les chemins les plus importants, nous devons prendre les raccourcis. Le fait de parler la langue était aussi un grand avantage635. »

634 Javier Gurriaran, Deux rivières qui se joignent, Guatemala, 1979, document miméographié, p. 8. 635 Lino, ex combattant, Nebaj, janvier 2013. 277

En effet, ces savoirs étaient essentiels dans la plupart des activités de la guérilla : le système de messagerie, le déplacement des troupes, la distribution des armes, nourriture et médecine.

« Ma première tâche a été la messagerie, très peu connaissent ce travail. Il est important de garder à l'esprit qu’il s’agit du nerf de la lutte, c'est un travail extrêmement délicat et dangereux, mais fondamental puisque toute l'information de l'organisation circule à travers le système de messagerie. Je préparais des tamales et dedans j'y mettais des papiers et des documents636. »

« Comme messager, je devais traverser toutes les collines, montagnes, ravins et vallées sans être identifié par les soldats. Cependant, quelques compagnons sont tombés aux mains de l'ennemi. Les services d'intelligence militaire cherchaient une information à n'importe quel prix637. »

Ainsi, la connaissance précise des sites, des routes, des raccourcis et des cachettes était une nécessité pour la guérilla, puis pour les CPR, surtout pendant les offensives ou les bombardements de l’armée. Quelques années plus tard, l’armée créa des groupes paramilitaires composés d’indiens qui connaissaient la région.

3.2. Support matériel

Le support matériel apporté à la guérilla revêt deux aspects : la participation aux organisations armées, qui étaient principalement composées de jeunes originaires des communautés indiennes et l’apport de nourriture, qui était produite et fournie par ces communautés.

« Les Ixil ont accueilli et donné à manger aux guérilleros. C’est pour cela que l’armée a interdit d’acheter plus de cinq livres de sel ou qu’elle empêchait les gens d’apporter beaucoup de tortillas ou de nourriture dans les champs de travail638. »

636 Leo, Juan Tuyuk, combattant Kakchikel, février 2013. 637 Pedro, combattant ixil dans l’Ixcán, Nebaj, juin 2014. 638 Juana, combattant ixil, Nebaj, juin 2014. 278

« À la fin des années 80, on sentait la différence, les gens voulaient voir et connaître la guérilla. Les gens nous donnaient du boxhbol, de l’eau, des galettes. Ils nous connaissaient639. »

Il apparait que les combattants originaires des zones urbaines ont dû apprendre certains aspects de la vie paysanne et indienne. Cependant, certaines pratiques – comme transporter de nombreux produits avec le mecapal640– restaient difficiles.

« Nous, nous connaissions les endroits de la région, nous savions quels étaient les emplacements appropriés pour camper ou pour obtenir de la nourriture. Nous avons appris aux gens de la ville à marcher et se déplacer dans les montagnes, et avec des charges641. »

« Vers 1984, la majorité des combattants étaient des Ixil, Mam, Kiche, Q’eqchi’. Nous pouvions compter facilement le nombre de Ladinos. »

« Nous avons compris qu’il fallait connaitre par cœur le terrain, le fait d’être paysan facilitait la vie et les rapports avec les montagnes et la forêt. Nous avons l'expérience en matière de cultures et dans l’élaboration de certains produits dérivés des plants médicinales642. »

Comme nous pouvons le percevoir, la nourriture et la médecine étaient deux piliers de la guérilla, d’où le fait que la plupart des interviewés signalent que « la guérilla vivait du peuple », que « les indiens ont donné à manger aux guérilleros ». En ce qui concerne les médicaments, la médecine herboriste conservée par les communautés a été décisive en plusieurs occasions.

« Dans les zones chaudes et humides, nous avons appris des paysans la manière de guérir les morsures des serpents et les piqures des colmoyote [Dermatobia hominis]. Nous ne pouvions pas attendre les médicaments qui venaient de l’extérieur643. »

3.3. Aguerris au combat

639 Iram, Nebaj, 2014. 640 Le mecapal est un instrument de portage traditionnellement utilisé par les peuples de Mésoamérique. 641 Claudia, excombattante de Cotzal, Nebaj, janvier 2013. 642 Nicolas, excombattant ixil, Nebaj, juin 2014. 643 Gregorio, Nebaj, 2014. 279

La plupart des interviewés ixils n’ont pas parlé de manière directe de leur ténacité et de leur ardeur au combat, comme ce fut le cas d’ex-combattants d’autres peuples et de quelques Ladinos.

« J’ai combattu dans plusieurs régions et sur plusieurs fronts de la guérilla. Chez les Ixil, j’ai vu un grand dévouement à la lutte, un esprit combattif. Je me sentais bien luttant avec eux. Les Ixil de Nebaj, Cotzal et Chajul sont ceux qui ont le plus lutté, tout de suite après, il y a les kiche's, les kanjobals et le kakchiquels644. »

« Dans l'histoire, on a toujours dit que le peuple ixil est un peuple aguerri, comme les principales de 1936. Dans les années 1978-1980, tous cherchaient le changement, cherchaient à être dans la lutte, personne ne voulait rester derrière. Pour cette raison, je ne comprends pas pourquoi, maintenant, plus de choses ne peuvent pas être faites, s’il y a tout et on a plus de facilités 645. »

« L'armée et les gouvernements ont toujours dit qu’ils ont vaincu la guérilla. Chez les Ixil, les choses se sont passées à l’envers. Les campagnes militaires – même l’offensive finale – n’ont pas eu de succès. Ils ont commis des massacres, des enlèvements, des tortures, mais cela est une autre chose. En revanche, les Fronts guérilleros ont remporté des batailles mémorables grâce au soutien des combattants ixils646. »

« Il y a eu une fête pour le départ des hommes qui avaient pris les armes, marimba et danse. Nous sommes partis vers Chemal. Le lendemain sont arrivés environ 50 combattants, principalement des Kiche’ et des Kanjobal. Une semaine plus tard, environ 30 personnes ont quitté le camp. Seul les Ixil ont résisté. Un jour est arrivé mon beau-frère, je lui ai raconté les faits et il m’a dit : prends garde à ne rien rater647. »

De telles qualités et compétences ont aussi été utilisées par l’armée lors de la formation du groupe paramilitaire appelé Patrouilles d’Autodéfense Civile (PAC). Elle a alors mis en place la stratégie que les Américains avaient implantée au Vietnam :

« L’armée a utilisé les gens des communautés et les pauvres, elle a formé les fils du peuple et entre nous, nous avons combattu. La même chose était arrivée avec les PAC, parfois elles

644 Leo Juan, combattant Kakchikel, Chajul, février 2013. 645 Iram, excombattant ixil, Nebaj, juin 2014. 646 Otto Cuellar, combattant dans la région ixil, Nebaj, juin 2014. 647 Lino, excombattant ixil, Nebaj, juin 2014. 280

étaient plus agressives et connaissaient les chemins et les montagnes plus que les soldats. La guérilla a répondu et a éliminé plusieurs patrouilleurs. Tandis que les riches restaient chez eux et leurs enfants mangeaient bien648. »

3.4. L’organisation familiale et communautaire

Il convient de souligner que les Ixil et les Maya qui ont pris les armes l'ont fait avec plusieurs membres de leurs familles ou de leurs communautés. Il ne s’agissait pas nécessairement d’une décision individuelle mais plutôt familiale et collective. Cela nous renvoie aux liens de parenté que nous avons abordés antérieurement.

« J’ai pris les armes en 1979, mais ma mère faisait déjà partie de la lutte armée. Avec le temps, j’ai compris pourquoi elle nous protégeait649. »

« Les communautés savaient comment les riches et l'armée nous traitaient. Mon oncle a été le premier qui a rejoint la guérilla, nous les neveux, nous voulions suivre son exemple. Quand nous l'avons fait, il nous a dit que nous ne devions pas le décevoir650. »

« Dans ma famille quatre personnes sont allées à la montagne, une sœur et trois frères. Elle et moi nous avons survécu. Avec les Accord de paix, plusieurs choses ont changé dans le pays, mais cela a coûté des vies651. » Les communautés fournissaient des informations, notamment sur les mouvements de l’armée, sur son armement et sur les fincas de la région.

« Ce jour, nous sommes partis, cinq jeunes du village, la communauté était au courant. Cela a été une décision difficile mais c’est plus simple de partir en groupe652 . »

« J'ai commencé à travailler dans les communautés, les gens ne savaient pas ce que je faisais. Dans les lieux que je ne connaissais pas trop, la communauté me fournissait un guide puisque nous ne pouvions pas passer par les chemins principaux. Au début, je n'utilisais pas d'armes653. »

648 Marta, excombattante, Nebaj, mars 2014. 649 Celia, excombattante ixil, Nebaj, mars 2014. 650 Gaspar, excombattant de Chajul, mars 2014. 651 Tomas, ex-combattant de Chajul, juin 2014. 652 Pedro, ex-combattant de Cotzal, juin 2014. 653 Torrijos Brito, Nebaj, 2015.

281

L’appui des communautés a donc été fondamental pour la guérilla, non seulement parce qu’elles fournissaient des personnes et des aliments, mais aussi parce que les structures locales reposaient sur les communautés :

« Dans les communautés il s’agissait d’une structure clandestine très fonctionnelle. Les gens se sentaient faire partie du mouvement et ils avaient un contact avec les dirigeants. Cela a été l’une des raisons pour lesquelles les Forces irrégulières locales (FIL), les Organisations de bases (OB) et les Comités de district (CD) ont bien fonctionné654. »

« Au lieu de donner des choses aux gens, les gens nous fournissaient des choses. À eux tous, ils rassemblaient des aliments ou des vêtements. L’information passait de bas en haut. C'était une lutte qui devenait propre, les gens voulaient la construire655. »

Bien que la guérilla s’appuyât sur une conception marxiste de l’histoire et de la réalité guatémaltèque, il semble que certaines caractéristiques des communautés mayas et paysannes ont convergé et renforcé la lutte de la guérilla. En effet, un certain nombre de pratiques et de connaissances mayas étaient culturellement compatibles avec la lutte révolutionnaire, telles que l’attitude combattive, le travail collectif et la vie en communauté. Elles demeurent centrales chez les Ixil jusqu’à aujourd’hui, cependant elles ne sont pas toujours reconnues :

« La guerre a été soutenue par les indiens, nous les indiens, nous avons réussi à être révolutionnaires. Les indiens ont amené les Accord de la paix, ils ont été capables de changer plusieurs choses du pays656. »

« Le peuple indien s'est levé en armes, en 30 ans il a avancé plus qu'en 400 ans657. »

« Ils disaient : d’abord la révolution et après, les revendications indiennes. Pourquoi pas les deux choses ensemble ? À la fin, la lutte révolutionnaire reposait sur les indiens ».

654 Gregorio Chay, excombattant kiche, Guatemala, septembre 2014. 655 Ernesto, excombattant mam, Guatemala, septembre 2014. 656 Miguel Itzep, ex-combattant kiche, Guatemala, septembre 2014. 657 Luxh, ex-combattant ixil, Santa Cruz del Quiché, avril 2015. 282

En ce qui concerne l’engagement de certaines spécialistes de la spiritualité maya envers la guérilla, quelques-uns signalent qu’ils devaient défendre leur peuple car la guerre finirait, tôt ou tard, par les affecter.

« La guérilla a permis le travail des b’alvaztixh, ils soignaient les gens et continuaient à faire des cérémonies. Les b’alvaztixh faisaient des cérémonies contre les militaires, ils demandaient que les conditions climatiques leur nuisent. Il y a eu des résultats658 .

« Ils savaient qu’ils devaient lutter parce que la guerre était inévitable. Ils n’ont pas pris les armes, leurs familles l'ont fait, ils ont plutôt soutenu la guerre659. »

« Ils ne tiraient pas de coups avec une arme, mais faisaient des actions contre l’armée, ils avaient même des secrets qu’ils ne racontaient pas, parfois on les entend lorsqu’ils sont ivres660. »

Cette attitude combattive des b’alvaztixh contraste avec celle des évangéliques, un ex- combattant racontait le fait suivant :

« Lorsque nous nous visitions les évangéliques durant la guerre, ils se mettaient à trembler et avaient beaucoup de peur et de crainte. Ils pensaient que nous allions les tuer. En revanche, les guides spirituels n'avaient pas de peur661. »

Il est important de signaler que la position des guides spirituels était semblable dans les autres guérillas du pays. Selon l’un des commandants de l’Organisation du Peuple en Armes (ORPA), l’autre guérilla présente dans l’altiplano, le Maximón, Rilaj Maam, le « gardien protecteur » du peuple tz’utujil, sculpté en bois de mixh662, « n’était pas inconnu aux militaires et à la guérilla », qui fréquentaient, l’un et l’autre, son temple et y déposaient des offrandes. » Selon les guides spirituels tz’utujil, « Maximón préférait la guérilla parce qu’elle défendait les pauvres, les oubliés de Dieu663. »

658 Mek Kup, b’alvaztixh et membre de la CPR. Nebaj, février 2013. 659 Torrijos, excombattant de Nebaj, avril 2104. 660 Nicolas, b’alvaztixh, Nebaj, mars 2013. 661 Camilo, excombattant de Cotzal, juin 2014. 662 Phanérogame, Erythrina coralloderron. 663 Santiago Santa Cruz, Insurgentes. Guatemala, la paz arrancada, LOM Ediciones, Guatemala, 2004, p. 167. 283

4. Conflits et insubordinations au sein de la guérilla

Bien que les communautés indiennes aient contribué au développement et à la maturation de la lutte révolutionnaire, notamment à travers le soutien matériel, la connaissance du territoire et des langues, une conscience indienne, des compétences dans le combat et la pratique de la vie en communauté, des obstacles ont empêché la progression des indiens au sein de la hiérarchie de la guérilla. Certaines questions, comme les différences sociales, le machisme ou le racisme, principalement subis par les femmes et les indiens, ont été à l’origine de confrontations. Dans certains cas, la situation des femmes indiennes a été déplorable. Les entretiens que nous avons réalisés illustrent ces situations et l’étude sommaire de la structure politique et militaire de la guérilla nous a permis d'identifier des inégalités sociales et ethniques. Quoi qu’il en soit, la répétition et les discriminations sociales et machistes ont engendré des fractures internes et ont déclenché des soulèvements. Ceux qui les subissaient ont dû recourir à l’insubordination et aux armes. Les conflits et insubordinations que nous présentons ont émergé de la parole et de l'expérience des interviewés.

4.1 Quelques conflits

Les conflits éthiques ont parfois eu des incidences profondes dans la guérilla. Il semble que le rôle des peuples indiens est devenu un aspect central dans la théorie et, dans une moindre mesure, dans la pratique du mouvement révolutionnaire. Les débats ont été axés autour de la question ethnico-nationale. Du point de vue révolutionnaire, la question ethnico-nationale était un problème national car la majorité de la population était indienne (environ 60%) et, au Guatemala, il n’était pas possible de parler d’une nationalité intégrée. En ce sens, il incombait au processus révolutionnaire de résoudre cette contradiction, sans que les peuples indiens perdent leur identité, et le socialisme était l’horizon parce qu’il était le seul qui pouvait effacer les frontières de l’exploitation et de la division de classes. Malgré les prémisses révolutionnaires sur la transformation sociale et l’émancipation des peuples indiens, il semble que la discrimination et le racisme ont perduré. Si des Ladinos ont aussi essuyé des moqueries à cause de leur ignorance de la montagne : marcher dans une végétation dense, porter des charges sur le dos, semer dans la montagne, couper et transporter du bois, etc., la discrimination subie par les combattants indiens est d’un autre ordre :

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« Au début, je devais recueillir les approvisionnements et l’information, un jour j’ai demandé un livre sur la pensée du Che, ils m’ont répondu : Penses-tu que tu vas le comprendre ? Le responsable, César Montes, a dit oui. J’ai vu qu’ils n’étaient pas des révolutionnaires intégraux, qu’il ne fallait pas se confier à eux. Cela, je ne l'ai jamais raconté664. »

« Je suis un Ladino de la capitale et j’ai combattu dans la région ixil, j’ai rencontré ma femme dans les CPR de la Sierra. Mon beau-père a dit à sa fille : est-ce qu’il n’y a pas d'Ixil ? Qui est-ce qui va semer et couper ton bois ? À ce moment, Kaliman m’a dit : il faut que tu apprennes à travailler comme un paysan. Seulement comme ça ils vont te respecter. J’ai compris que la pensée raciste dit : je ne peux pas être leur égal, mais l’indien est plus ouvert et flexible. Cela n'importe pas si tu n’es pas des leurs, le précieux est de contribuer à la lutte665. »

Si une partie considérable des Ladinos arrivés dans les montagnes de la guérilla avaient conscience des problèmes de classes dans le pays, il apparait que leur analyse des peuples indiens était très rudimentaire. On observe une constante différentiation ethnique entre les combattants indiens et ladinos pendant la guerre. Il est significatif de noter que les uns et les autres avaient un pseudonyme mais que les combattants indiens y ajoutaient leur peuple maya d’origine : Guillermo mam, Teresa ixil, Pedro kakchiquel, Ricardo q’eqchi’, etc. Il y avait, derrière cette différentiation formelle, de profonds conflits hérités de plusieurs siècles de colonisation, de racisme et de domination. Le fait de devenir camarades/compagnons constituait une première étape vers l’abolition de ce triste héritage.

Il apparait que ces problèmes ne se limitaient pas aux fronts de la guérilla mais qu’ils concernaient toute l’organisation.

« Le racisme ne s’est pas produit seulement dans la région ixil, les compagnons des zones urbaines ont commis les mêmes actes. Il y avait un mauvais traitement au point que certaines opérations militaires ont dû être suspendues666. »

« Les compagnons paysans et indiens qui voyageaient à la capitale n'étaient pas bien traités,

664 Alvaro, Nebaj, octobre 2014. 665 Orlando Nuñez, Nebaj, septembre 2014. 666 Juan Tucampo, Nebaj, octobre 2014. 285

alors que nous étions au centre des combats667. »

Par ailleurs, il apparait que la question de classe a parfois eu des incidences sur l’égalité dans les relations entre les personnes et les groupes sociaux qui ont rejoint la lutte armée. Bien que la plupart des membres de la direction de la guérilla conçoivent les indiens au centre de la lutte révolutionnaire, d’autres considéraient que le problème cardinal de la révolution était la question des classes et qu’il fallait, comme souligné par Mario Payeras, « armer les peuples indiens avec les idées révolutionnaires correctes, lesquelles devaient être transmises aux indiens par les cadres de la guérilla, dont la plupart étaient des hommes ladinos instruits. Il semble qu’un phénomène inverse était inconcevable, surtout parce que les connaissances écrites l’emportaient sur les savoirs transmis sous forme orale et parce que la majorité des indiens et paysans étaient analphabètes. Les postes les plus importants de la structure militaire et politique de la guérilla étaient aux mains des Ladinos. Leur formation scolaire, leurs repères théoriques- révolutionnaires et leurs affinités avec les principaux dirigeants s’inscrivaient dans une sorte de méritocratie.

Enfin, un autre désaccord entre les dirigeants de la guérilla (généralement des métis) et le reste des combattants, généralement d’origine indienne et paysanne, était la conception du monde et la place qu'occupait « Dieu ». Selon F. Betto, des mouvements de gauche ont commis l’erreur de professer un athéisme académique, qui les a éloignés des peuples imprégnés de foi668. Au début au Guatemala, il est arrivé une chose similaire.

« L’une des choses que les combattants ne respectaient pas, c'était le matérialisme. Il y avait des cours, les gens parlaient de l’inexistence de Dieu mais la majorité des personnes ne partageaient pas ce genre de choses669. »

« Mon père faisait toujours des cérémonies, il les faisait avant de couper un arbre. Ce genre de choses se sont arrêtées pendant la guerre. Les prêtres voulaient aussi venir aux fronts mais la guérilla ne permettait pas ces pratiques. Il y a eu de gens qui sont devenus évangéliques. Moi, j’ai repris les pratiques de mes parents. »

667 Leopoldo le Chino, Nebaj, febrero 2014. 668 Betto Brei, Fidel y la religión…, op. cit., p. 242. 669 Camilo, exombattant, Nebaj, janvier 2015. 286

Certaines pratiques ont changé au cours de la guerre :

« Un jour j’ai parlé avec Fernando Hoyos, je lui demandé si on devait croire en Dieu, il m’a dit que s’il s’agissait d’une chose présente dans mon cœur, personne ne pouvait m’imposer une chose contraire670. »

Ainsi, il nous semble que ces discriminations ont énormément limité les potentialités des combattants indiens et ont compliqué les rapports avec les cadres supérieurs de la guérilla. L’acuité de ces problèmes a causé des insubordinations et des soulèvement armés.

4.2 Révoltes au sein de la guérilla

Les conflits et des antagonismes entre les mayas et les ladinos sont allés jusqu’à produire des soulèvements contre la direction générale de la guérilla, dirigée notamment par les ladinos. Le cas le plus connu est le soulèvement conduit par Francisco Morazán dans le Cerro Tu Chabuk, en 1981.

4.2.1 Le soulèvement de Francisco Morazán

Les témoins ixils rapportent qu’à cette époque « la situation de la guérilla était insoutenable » ; qu’il « était nécessaire d'y mettre un terme parce que « les demandes de F. Morazán étaient justes et nécessaires, mais la direction de la guérilla ne les comprenait pas » ; que les ladinos dérangeaient beaucoup ». Les revendications politiques et militaires de Morazán et ses camarades ne furent pas prises en compte par le commandement. Ils durent alors recourir aux armes et leur action fut réprimée. F. Morazán est né vers 1945 et est mort en 1981. Les récits de ses familiers et compagnons convergent sur plusieurs aspects de sa vie et sur ses contributions en tant que dirigeant révolutionnaire. Comme d’autres dirigeants mayas paysans, il est aussi passé par les grandes propriétés terriennes, où il organisa des grèves :

« Après avoir fini l’école primaire, il est parti pour travailler dans la Finca Pantaleon où il a vu les mauvais traitements envers les indiens et paysans. Ils recevaient seulement une

670 Antonio, exombattant, Nebaj, mars 2015 287

galette de maïs et un peu de nourriture, à cette époque, ils n'avaient pas d'installations sanitaires671. »

« J’ai connu F. Morazan lorsque j’étais un enfant, nous sommes allés ensemble à l’école, puis travailler dans les fincas de canne à sucre. Je bougeais dans plusieurs propriétés terriennes mais lui il restait dans la Finca Pantaleon. Entre 1970 et 1975 nous avons commencé à organiser des grèves de la faim672. »

Les interviewés, qui ont signalé le rôle actif de Morazán dans l’organisation de plusieurs grèves dans les fincas de la côte sud, n’ont pas donné beaucoup d’informations sur cette période. Durant l'année 1975, son activité a consisté à acheter de l’osier à Chajul et à le revendre dans la capitale. Ce nouveau travail de commerçant en produits artisanaux lui a permis de parcourir la région ixil, de se déplacer vers la capitale et d'établir des contacts avec la guérilla naissante. Les gens se souviennent que F. Morazán était courageux et intrépide, il portait une veste de cuir, un chapeau texan et aimait beaucoup l’alcool. Il devait cette assurance et ce sang-froid à ses capacités physiques, à ses connaissances du territoire, de la langue et à ses liens avec les gens de son peuple.

« Morazán était capable de sauter et d'escalader des obstacles de 3 à 5 mètres, nous le voyions à l'entraînement. Le reste du groupe n'avait pas le même niveau673. »

« Il pouvait passer devant une colonne militaire ou embêter des soldats dans un bar. Il avait toujours la capacité de fuir, en plus il connaissait le terrain et tous les gens le connaissaient674. »

Ernesto, un combattant ixil, raconte que les problèmes avec la guérilla ont commencé en 1980. Morazán et nombre de combattants ixils critiquaient l’absence des cadres supérieurs de la guérilla et des Ladinos sur les champs de bataille, mais surtout le fait qu’il n’y avait pas d'Ixil ou d’autres indiens dans la direction de la guérilla, alors qu’il y en avait au combat :

671 Gaspar Ixil, Nebaj, 2012. 672 Chakmanchel, Nebaj, avril, 2015. 673 Teresa Campo, Nebaj, 2012. 674 Fernando Hierro, Nebaj, 2013. 288

« Le commandant ramassait la meilleure partie pour lui [comme la nourriture]. Néanmoins, sur le champ de bataille, il y avait surtout des Ixil, Kiche’ et Kanjobal. Il y avait seulement un Ladino, Felipe675. »

Dans la structure militaire de l’époque, les indiens ne faisaient pas partie du Commandement, ni n’exerçaient les charges les plus importantes :

Sous-lieutenant, Sergent

Les dirigeants du soulèvement étaient des lieutenants et des capitaines. Un ex- combattant ixil rapporte que F. Morazán aurait dû avoir la charge de commandant et Marco Tulio, un dirigeant de Cotzal, celle de capitaine. D’autres disent que Morazán était prétentieux, qu’il ne méritait pas d’être commandant.

« Morazán a été la révolte dans la guérilla, le camarade avait une grande capacité militaire. Le commandant Guillermo conduisait un front. Morazán devait être commandant mais ils ne lui donnaient pas le poste, la direction a décidé de promouvoir Milton.

Le révolutionnaire ixil voulait un changement pour les Ixil, il voulait libérer un territoire. Il proposait de prendre les détachements militaires, de boucher le passage à Chiul et de libérer la région ixil676. »

Les griefs des insubordonnés ne se limitaient pas aux inégalités politiques et militaires, la répartition égalitaire de la nourriture était aussi au centre de leurs exigences.

675 Jaime Salco, Nebaj 2014. 676 Fernando Hierro, Nebaj, 2013. 289

« Ils se sont soulevés parce que les ladinos ne comprenaient rien, ils demandaient de faire partie de la direction de la guérilla mais ils exigeaient aussi de la nourriture677. »

« À la fin des années 80, il y avait de la viande dans la montagne. Du bétail était acheté et des bouillons collectifs étaient préparés, mais l’échine et la meilleure viande étaient pour les membres de la direction. Ils récupéraient la meilleure partie pour eux.

En 1981, il y eut un problème avec les armes. Selon les témoins, les combattants reçurent la nouvelle d’une livraison d’armes mais la direction de la guérilla ne les fit pas parvenir. Sur le terrain, plusieurs compagnies étaient déjà à l'entraînement, chacune disposait d’environ 150 personnes (pelotons et escadrons de 12 et 30 éléments). Selon ces mêmes informations, un bataillon de combattants attendait sur le champ de bataille.

« Ils ne nous ont pas apporté l'armement, ils ont emporté les armes à Cobán et les ont mises dans des boîtes enfouies dans la terre. Ils ont négligé les gens, les ont laissés sans armes et sans argent678. »

La mauvaise répartition de l’argent fut un autre facteur important de l’insubordination :

« Les problèmes avec la guérilla ont commencé en 1981. Un jour, Morazán a dit aux combattants qu’il n’y avait pas d’argent, mais la direction avait auparavant indiqué qu’il y avait plusieurs millions de quetzales destinés à la région ixil. Il était énervé parce que la direction bénéficiait de nourriture et d’autres avantages679. »

« Sur les fronts, seul les Ladinos dirigeaient et s’appropriaient l’argent, le commandant en chef de la guérilla ne le savait pas, mais les commandants n’étaient pas dans la région, plutôt dans la capitale680. »

On peut imaginer que ce sont les raisons pour lesquelles Morazán et ses partisans déclaraient n’avoir besoin ni d’un commandant ni des Ladinos. Ces mêmes partisans disaient que Morazán savait où obtenir des armes et, qu’en plus, il parlait ixil et espagnol.

677 Carla Lopez, Nebaj, 2013. 678 Fernando Hierro, Nebaj 2013. 679 Antonio Ceto, Nebaj 2013 680 Fernando Hierro, Nebaj 2013.

290

Ce discours visait les membres de la direction de la guérilla, qui venaient de la capitale et ne connaissaient pas la région ixil, pas plus qu’ils n’y demeuraient. La plupart des interviewés estiment que, le jour où eut lieu le soulèvement, près de 40 personnes prirent d’assaut le poste de commandement. Le commandant Camilo était connu comme l'un des principaux adversaires des insubordonnés. L’une des tâches de F. Morazán fut l’organisation des combattants de Chajul, Cotzal et Nebaj.

« Nous devions passer l'information à la troupe, à la base. Ils disaient qu'ils allaient nous suivre681. »

« Nous voulions prendre le campement de la direction générale mais quand nous sommes arrivés, elle n'était pas là. Nous avons dit que nous ne parlerions que lorsque tout le commandement serait présent et que, pendant ce temps, nous ne faisions pas d'opérations militaires ni ne répondions à rien682. »

En effet, ce jour-là, le commandement de la guérilla se trouvait à Tu Chabuk, près de la communauté de Xolotxe’683. Selon les interviewés, l’objectif était d’éliminer les sept membres du commandement. Fernando Hoyos fut l’un des médiateurs du soulèvement684.

681 Teo Chavez, Nebaj 2014. 682 Fernando Hierro, Nebaj, 2013. 683 Il apparait qu’il était entouré de sept sections d’environ 30 personnes. 684 Enrique Corral, Guatemala, 2016.

291

« Ils ont mis un haut-parleur et nous ont dit : “Si vous êtes fatigués, vous devez laisser les armes”. Nous sommes restés trois jours barricadés685. »

« Les dirigeants du soulèvement étaient des lieutenants et capitaines, ils avaient les armes, du pouvoir686. »

Selon les interviewés, la réaction négative de la direction de l’EGP quant aux exigences éthiques, politiques et militaires du groupe que conduisait F. Morazán a conduit ce dernier à prendre ses distances vis-à-vis de la guérilla, notamment en décidant de créer un autre groupe armé, pour lequel les ressources financières nécessaires manquèrent.

« L’EGP a expulsé les dirigeants de la rébellion. Entre 15 et 20 combattants ont décidé de créer une guérilla dans la guérilla. La direction n'a pas entendu la demande, ce qu'ils cherchaient. »

L’opinion la plus répandue au sein de la guérilla était que Morazán était devenu un simple bandit, que son argent provenait d’impôts prélevés aux gros propriétaires terriens et du vol de bétail. En tout état de cause, selon certains compagnons et familiers de F. Morazán, ce groupe rebelle devait lutter sur deux fronts : la guérilla et l’armée, alliée aux finqueros de la région :

« Je dirigeais un autre groupe de 27 combattants. Avec Morazán, nous avions deux ennemis : les soldats et la guérilla. La faillite de la guérilla a commencé à ce moment-là. Ils ont dit qu’il était un traître. »

Morazán est mort à Vi’ Pexla, Nebaj, en 1981. Il a eu cinq enfants, deux sont morts, les autres vivent à Chajul et Nebaj. Il a aussi vécu la mort d’un frère et d’autres membres de sa famille. Ce fut, en quelque sorte, le prix à payer pour que des dirigeants mayas puissent faire partie de la direction de la guérilla.

685 Fernando Hierro, Nebaj, 2013. 686 Jaime Salco, Nebaj, 2014. 292

« Plusieurs dirigeants devaient faire partie de la direction. Par exemple, que Rangel soit sous- commandant ou Pablo Ceto, membre de la Commission nationale (poste de travail organisationnel)687. »

« Les commandants étaient des Ladinos et les indiens qui se sont soulevés ont été frappés. Nous ne pouvons pas oublier Morazán. Il s'est révélé contre les Ladinos. Après, il a dévié sa lutte 688. »

« Il a été un leader, une idole parce qu'il a eu l'intelligence sur trois choses : 1) il a organisé le peuple, 2) il était accepté dans la plupart des strates et groupes sociaux : les Ixiles, l’Église, et les travailleurs des fincas, 3) il a compris les demandes de la population et a su l’écouter et l’orienter689. »

Avec le temps, certaines choses se sont améliorées au sein de la guérilla. Il a fallu pour cela d’autres soulèvements, comme l’insubordination de Milton et Camilo contre Rolando Morazan, le commandant principale de l’EGP. La mort de Milton reste un mystère.

4.2.2 L’insubordination des femmes

Bien que certains travaux aient mis en valeur la participation et l’apport des femmes à la lutte révolutionnaire (combattantes, soutien moral et matériel, reproduction de la culture, etc.), il semble que le machisme, les privilèges et les outrances étaient communes au sein des hiérarchies politico-militaires, même si ces actes étaient condamnés. Les rapports de genre au sein de la guérilla mériteraient d’être approfondis. Nous ne présenterons ici que certaines attitudes et conduites qui ont limité l’épanouissement de femmes combattantes.

« Je me suis incorporée à la lutte armée en 1979, ma mère faisait déjà partie de la guérilla, elle m’a dit que je devais quitter l’école et défendre la vie après la prise de Nebaj. Quelques années plus tard j’ai obtenu une bourse en communication radiale à Cuba. Au sein de la

687 Les commandants étaient Sergio, Aparicio, Tomás et Rolando. Ils étaient tous métis. 688 Juan Ixil, Nebaj, septembre 2014. 689 Fernando Hierro, Nebaj 2013. 293

guérilla je me suis rendu compte que celle-ci n’était pas comme je pensais, je l’avais idéalisée. Les femmes faisaient plutôt la cuisine et ne pouvaient rien dire690. »

« Je suis tombée enceinte dans la montagne, j’ai dû laisser ma petite fille (à l’âge de six mois) à cause des responsabilités de la lutte. Un an après elle est tombée gravement malade, je devais la récupérer mais les cadres supérieures disaient que ce n’était pas possible. J'ai averti que si c’était nécessaire j’abandonnais le processus révolutionnaire. Après cet indicent, ils m’ont transféré dans l’Ixcán et à partir de ce moment s'est terminée ma relation avec mon copain. J’en suis restée traumatisée691. »

Les abus sexuels n’ont pas manqué non plus. Ces pratiques étaient punies de mort mais, comme le disent certains, l’interdiction ne les a pas empêchées :

« Il y avait aussi des membres du Front qui cherchaient à profiter des femmes qui étaient avec eux, ils profitaient des femmes pour satisfaire leurs besoins physiologiques. Inacceptable692. »

« La plupart des dirigeants avaient beaucoup femmes, ils ne se rendaient pas compte qu’il s’agit d’une mauvaise pratique693. »

« Quelques hommes ont violé des femmes, si la guérilla le savait, ils mouraient, sinon ils continuaient avec ça. Bien que ce furent des cas isolés, cela s’est passé. »

Ces comportements ont parfois psychologiquement détruit des femmes, ainsi que leurs enfants :

« Une autre injustice se produisait avec les enfants et les bébés des compagnes couturières, elles travaillaient très dur et les enfants étaient mal nourris, alors que les cadres supérieurs avaient le nécessaire. Nous avons engagé une lutte clandestine pour les vivres des enfants et des femmes. L’une des commandantes m’a dit sous forme cryptée que j’étais une divisionniste (fraccionalista), et que ce genre de personnes étaient expulsées ou fusillées. Ils

690 Carla, excombattante ixil, Nebaj, mars 2014. 691 Marta, excombattante ixil, Nebaj, janvier 2015. 692 Laura, excombattante métisse, Guatemala, janvier 2015. 693 Lupe Kiche, excombattante kiche, Guatemala, janvier 2015. 294

ne pouvaient rien faire contre moi parce que j’avais un poste important dans la guérilla. Cependant, cette chance, les autres femmes ne l’avaient pas694. »

Face à ses excès, des femmes choisirent l’insubordination. En 1983, eut lieu un acte d’insoumission au sein de l’EGP. Il était le fait d’une femme kiche’ responsable d’un des fronts de la guérilla, d’une femme ixil spécialisée en communication (proche d’un autre responsable du Front) et d'une femme couturière kiche’ de la municipalité de Cunen. La femme ixil, la plus visible de cette insubordination, en exposa les causes et les exigences. Elle demanda pourquoi certains hommes recevaient plus que les femmes, alors que tous et toutes mettaient toutes leurs forces dans la lutte. L’une des femmes révoltées était proche d’un membre de la direction du Front. Elle lui a reproché l’incohérence d’une direction dont le comportement était en opposition avec ses déclarations sur la lutte pour changer les choses importantes de la vie. Ces femmes voulaient aussi mettre fin aux abus sexuels et aux harcèlements, et des vivres pour les enfants. « Je ne suis pas allée par goût à Cuba, il faut d’abord assurer les choses des enfants, la médecine, la nourriture, les médecins. Cela a été notre première lutte en tant que femmes, il s’agissait aussi d’un problème de discrimination car les membres de la direction politique et militaire recevaient des meilleures choses695 ». Cette insubordination montre un cas de résistance et de rébellion féminine au sein d’un mouvement révolutionnaire dirigé par des hommes696.

694 Victoria, excombattante ladina, Guatemala, mars 2014. 695 Carla, Nebaj, 2014. 696 On peut aussi citer Cecilia et Teresa deux dirigeantes dont le cas est exemplaire de la résistance de femmes indiennes. 295

CHAPITRE III Les Communautés de Population en Résistance (C.P.R)

Si me abandonas recuerda bien la lucha Recuperemos la herencia de los padres Pa’ que haya tierra de sobra pa’ los pobres Luchemos todos con el corazón Corazón, corazoncito

Chanson des CPR

1. La genèse des C.P.R

L’effroyable violence de la fin des années 1970 et les actes de génocide, une décennie après (massacres, terre brulée, camps de concentration, bombardements contre la population civile, etc.), ont détruit la plupart des villages du territoire ixil et d’autres régions du pays. Cela a abouti à deux phénomènes. Ceux qui avaient un comportement indocile ou critique étaient considérés comme des ennemis de l’État. Quatre options se présentaient à eux :

1) rejoindre la guérilla 2) fuir dans les montagnes, pas encore occupées par l’armée 3) le déplacement interne 4) s’exiler.

Quant à ceux qui avaient une posture passive envers le régime, ils pouvaient choisir entre: 1) devenir évangélique, 2) devenir collaborateur ou membre des forces de sécurité et paramilitaires697.

697 Les convergences entre ces deux chemins (les comportements indociles et les postures passives) étaient peu communes. 296

Ainsi, des milliers de personnes sont parvenues à échapper aux captures, aux massacres, à la politique de terre brulée (massacres et disparitions des communautés) ou aux camps de concentration. La répression et les actes de génocide ont fait qu’une partie de la population a rejoint la guérilla mais une autre partie de la population s'est échappée dans les montagnes et, avec le temps, a construit la résistance. En effet, des centaines de ces survivants se sont retrouvés dans les montagnes, où ils ont, peu à peu, mis en place les Communautés de Population en Résistance dans trois régions du pays :

a) Les CPR de la Sierra situées dans les montagnes de la région ixil, principalement la Sierra de Chama’. b) Les CPR de l’Ixcán installées dans la forêt de ce département. c) Les CPR du Petén situées dans le nord du pays.

Il est à noter que la majorité des communautés en résistance ont des origines et des parcours similaires avec les communautés de la région ixil.

La majorité des investigations sur les CPR décrivent les violations des droits de l’Homme à l’encontre de ces communautés mais n’approfondissent pas le processus de la résistance. Par ailleurs, encore à ce jour, la majorité de la société guatémaltèque ne sait rien sur cette résistance et ses difficultés au quotidien. Au-delà du travail de recherche effectué dans des livres, la reconstruction du processus de résistance des communautés mayas, notamment ixils, a été possible grâce aux témoignages que nous avons recueillis de nombreux survivants de cette époque. Des témoignages que nous avons consolidés avec les documents trouvés, deux ans après les entretiens, à la bibliothèque LLilas Benson de l’Université d’Austin au Texas, ainsi qu’au Guatemala.

297

2. Les C.P.R ixils

La violence extrême dans les terres mayas amenait régulièrement les communautés à se déplacer pour en rejoindre d’autres, puis à fuir et à se protéger dans les montagnes, où l’armée les persécutait et parfois les bombardait. Là-bas, dans les montagnes, les CPR n’avaient pas de nourriture, pas de vêtements, ni d’outils pour cultiver. Ils durent se résoudre à manger des racines et d’autres plantes. Beaucoup d’enfants et de personnes âgées moururent à la suite de maladies et du manque de médicaments et de médecins. Ils souffrirent du froid et de la pluie, sans maison où se protéger. Les enfants n’avaient pas d’école. La majorité des communautés vécut ainsi durant plus de 12 années. Face à l’agression militaire contre les communautés mayas, trois zones des CPR et leurs comités respectifs furent créées dans la région Ixil : Amaq’txel, Xe’putul et Su’mal. Les informations concernant ces zones sont issues des Mémoriaux des préjudices698, de groupes de travail thématiques et de certains des entretiens. Cf. Les trois zones des CPR ixils

De manière générale, nous écrivons le nom des villages ixil tel qu’il apparaît dans les cartes et dans les documents, mais nous respectons la phonétique et la toponymie ixil : Xe’= en dessous de, Vi’= au-dessus de, Tz’i= porte ou

698 Association de développement intégral de multiservices (ADIM), Memorial de Agravios, Nebaj, 2013. 298 bouche, Si= pierre, au lieu d’écrire Xe, Tiz ou Vi. Toutefois, si les communautés elles- mêmes ont pris l’habitude d’écrire leurs noms en ixil, dans la majorité des livres et documents, leurs noms continuent à s’écrire de la façon dont on les prononce en espagnol, par exemple Xepium au lieu de Xe’pi’un. Nous présentons brièvement l’extrême violence qui s’est abattue sur ces communautés.

2.1. Zone amaq’txe’l

La zone d’Amaq’txe’l est située dans le nord occidental de la municipalité de Chajul. Elle englobe les régions de Xe’coyeu, Amaq’txe’l, Santa Clara, Kab’a’, Txe’l et Vi’Sich. On y trouve également les villages de Xe’b’eluval, La Laguna, Bella Vista et Xocol699.

Santa Clara

Cette communauté fut fondée au début de 1960, quand quelques familles, provenant de divers lieux, partirent à la recherche de nouvelles terres afin de sortir de la misère dans laquelle elles vivaient. Se rejoignirent des indiens k’iches de Las Majadas, d’El Tzuj et de Chex rattachés à la municipalité d’Aguacatán, d’autres familles de la municipalité de Chiantla et des familles ixils de Covadonga, Chajul et d’autres communautés de la région ixil. Toutes se consacraient à l’agriculture, la culture du maïs, de la tomate, de la banane, des piments, des courges et des haricots. Ils possédaient également des animaux d’enclos, des poules, dindons, canards, cochons et quelques vaches. En 1980, des familles ixiles de Nebaj, Chajul et Cotzal, mais également de Sacapulas, arrivèrent . Ils racontaient ce que l’armée avait fait subir à leur communauté. Les habitants réalisèrent alors que s’ils ne s’organisaient pas, ils finiraient aussi par se faire massacrer.

Xe’coyeu

Xe’coyeu est une communauté qui faisait partie de la communauté de Santa Clara. La guerre les avait obligés à se mettre à la recherche d’un lieu où se réfugier. Après les attaques de l’armée dans la région en 1980, beaucoup de familles ixiles de Pulay, Tulo’p,

699 Amaq’txe’l, Chajul, 2013. 299

Nimla Salch’il, Sa’jsivan, Nebaj, Xolcuay, Xix, Estrella Polar, Txe’l, Xachmoxan, Chajul, Cotzal et Sacapulas arrivèrent dans les communautés de Xe’coyeu, d’El Mirador et à Santa Clara. Ils racontaient ce que les soldats avaient fait et qu’ils eurent peur de subir les mêmes sévices, tels que des viols, assassinats, disparitions et tortures.

Kab’a’

À partir de 1980, les communautés de Txe’l de San Gaspar Chajul, Villa Hortensia II, Chisis de San Juan Cotzal, de Santa Marta et Vicalamá de Santa Maria Nebaj furent attaquées par l’armée. Elle détruisit les maisons avec tous les biens des occupants, les cultures et les animaux. Pour survivre, les familles durent abandonner leurs communautés. Ils partirent se cacher dans les montagnes. Les survivantes et survivants racontent que, le 15 juillet 1986, alors qu’ls s’étaient réfugiés à Kab’a’, ils furent attaqués par des soldats qui tuèrent deux hommes, trois femmes, un petit garçon, une petite fille et une femme âgée700. Le 16 juillet, les soldats commencèrent à quitter les lieux et les familles revinrent peu à peu afin de tenter de reconstruire le village, du moins de récupérer quelques biens. Le jour suivant, les forces aériennes du Guatemala bombardèrent le lieu. Ensuite, tous les 10 jours, les soldats revenaient pour tuer les survivants qui s’y trouvaient.

Bella Vista

La communauté de Bella Vista fut créée en 1997. Comme dans les autres communautés de la région, les familles vécurent les massacres, assistèrent à la mort de nombreux de leurs frères et sœurs ixils, virent leurs maisons incendiées et l’armée détruire tout sur son passage.

Estrella Polar

Estrella Polar est une exploitation agricole privée, qui se situe sur le territoire de la municipalité de San Gaspard Chajul. C’est une communauté composée de travailleurs agricoles et de leurs familles, tous d’origine k’iche et ixil des municipalités de Chajul et

700 Amaq’txe’l, Chajul, 2013. 300

Nebaj. Durant la décennie 80, ils furent massacrés, ceux qui avaient survécu durent fuir, principalement dans la région d’Amaq’txe’l.

2.2. Zone xe’putul

Les communautés qui, à l’origine, vivaient dans cette région étaient Pa’l, Chaxá, Cimientos et Xaxboc. Tout comme la région d’Amaq’tx’el, la zone de Xe’putul, qui s’étend jusqu’à Pa’l, s’est peuplée après la répression de l’armée701. Du fait de son isolement géographique, les conditions de vie de ses habitants sont déplorables et, comme dans la zone d’Amaq’txe’l, les services publics, tels que l’électricité, les transports et les communications, sont très insuffisants.

Pa’l

Au matin du 10 février 1981, deux troupes de soldats arrivèrent à la communauté de Pal. La première était composée d’une quarantaine de militaires venant de Chaxá ; la seconde comprenait quelques 50 soldats, qui entrèrent par le chemin menant à Chemal. La population se mit à fuir afin de se réfugier dans les montagnes proches. Mais tous ne purent pas s’échapper. Un an plus tard, le matin du 28 mars 1982, des tirs résonnèrent. Quand les habitants sortirent de chez eux, ils se trouvèrent encerclés par une centaine de soldats et une cinquantaine de patrouilleurs. Ils se mirent à courir en direction de la montagne Cerro Cimiento. Ils ne purent pas tous s’enfuir. Six personnes furent capturées et quatorze maisons furent incendiées à Vi’putul.

701 Cimientos Xe’putul, Chajul, 2013. 301

Communauté de Pa’l, groupe de discussion.

Chaxá

Un matin du mois de février de l’année 1980, les soldats entrèrent dans la communauté de Chaxá. Ce même jour, ils brulèrent des maisons et tous les biens qui s’y trouvaient, ils tuèrent les animaux et emmenèrent des chevaux. Le 15 mai, ils attaquèrent à nouveau les lieux. À cause de la guerre, de nombreuses familles se déplacèrent de Vi’chemal vers la montagne Moxhantu. Ils cherchèrent ensuite un autre endroit où trouver refuge. Durant 16 ans, ils errèrent ainsi en tentant de survivre dans ces montagnes.

Santa Rosa

Bien qu’en pleine montagne, à partir 1980, de nombreuses familles de la région y trouvèrent un abri pour fuir la violence des soldats. Cependant, après plusieurs attaques, ils réalisèrent que l’endroit n’était pas sûr. Ils abandonnèrent alors Santa Rosa et se mirent à la recherche d’un autre refuge, ailleurs. Ils furent environ 125 à partir. Un groupe se cacha six mois dans la montagne Guacamaya, puis il se rendit dans un endroit appelé El Patio. Plus tard, ils revinrent à Santa Rosa et rejoignirent la montagne Rio Jute, où ils restèrent durant quatre mois. Ils décidèrent de retourner à nouveau dans le village de Santa

302

Rosa, mais ils s’installèrent durant 3 ans à Batzchokola avant de revenir à leur communauté d’origine702.

Durant les années 1980, toutes les communautés durent supporter les persécutions, les massacres et les saccages. Les familles et les survivants se souviennent des actes commis par l’armée, les PAC et les paramilitaires faisant incursion dans leurs villages, détruisant les maisons, tuant les animaux, brûlant les récoltes. Ils n’ont pas oublié comment ils capturaient, torturaient, assassinaient leurs victimes et comment les membres de leur famille étaient ensuite portés disparus. Après que l’armée ait tout détruit dans leurs communautés, ces personnes tentaient à nouveau de reconstruire leur maison, de cultiver leur terre. Mais l’armée revenait et répétait les mêmes actes de destruction.

3. Actes génocides contre les mayas (1980-1982)

Il apparait que le massacre de Panzos (1978) et les atrocités perpétrées par l’armée au nord du Quiché marquent le début d’une extrême violence. Plusieurs dirigeants indiens et paysans, avec le soutien du CUC, décidèrent de dénoncer cette situation, tant à l’échelle nationale qu’internationale. Le 31 janvier 1980, un groupe de femmes et d’hommes indiens, de paysans et d’étudiants ont pacifiquement occupé l’ambassade d’Espagne. Les forces de sécurité – sous les ordres du président, le général Lucas Garcia – détruisirent le siège diplomatique et 39 personnes moururent brûlées, dont certains membres du personnel de l’ambassade. Parmi les dirigeants indiens se trouvaient Gaspar Vi Vi et Vicente Menchú Pérez, respectivement de Chajul et Uspantán. Cet acte de violence extrême a marqué la population et les organisations sociales :

« Dirigeants du CUC, nous travaillions dans l’organisation paysanne depuis quelques années, mais avec l'incendie de l’ambassade d’Espagne, j’ai vu la nécessité de passer à l’action politique. Comme acte de protestation et d'indignation, nous avons décidé d'incendier une voiture des entrepreneurs liés à l’État703. »

702 Amaq’txe’l, Chajul, 2013. 703 Juan Tuyuc, excombattant kakchiquel, Nebaj, 2013. 303

La stratégie contre insurrectionnelle de l’État était de mener les opérations du centre à la périphérie, c’est-à-dire de la capitale à l’altiplano guatémaltèque. Cela a été signalé par la plupart des interviewés :

« En 1981, l’armée a mené une grande offensive, notamment dans Chimaltenango et Sololá. Elle se dirigeait vers la région ixil et les soldats dévastaient tout704. »

« Les soldats ont attaqué mon village en 1982. Cela m’a poussé à prendre les armes, personne ne m’a demandé de le faire. Je suis parti par ma propre volonté. Les attaques de l’armée ont continué dans cette zone705. »

3.1. Types et formes de violence

Pendant le conflit armé, les communautés ixils dans leur ensemble et les CPR en particulier ont subi de multiples formes de violence et des actes de génocide. L’intention était d’éliminer, dans leur totalité, toutes les communautés du peuple maya ixil.

Nous avons choisi de présenter brièvement quatre cas emblématiques de cette violence extrême. Premièrement, la politique d’État de massacres et de terres rasées, en 1981, sous le gouvernement de Rios Montt. Deuxièmement, la politique d’État des villages modèles et des pôles de développement, une stratégie de camps de détention et de concentration pour la population déplacée du fait des massacres et de la terre brulée. Troisièmement, la mise en place des Patrouilles d’Autodéfense Civile, les groupes paramilitaires de l’État. Enfin, le Plan Sofia, lequel signalait explicitement l’intention d’éliminer les Ixil. Ces opérations militaires étaient liées aux plans anti-insurrectionnels de l’État :

Plans Description Plan de Victoire 82 Réorganisation de la population, création des PAC Plan de la Fermeté 83 Création des villages modèles et des pôles de développement

704 Gregorio Chay, Nebaj, 2014. 705 Torrijos, Nebaj, 2012. 304

Rencontre Institutionnelle 84 Ouverture démocratique Plan National de Stabilité 85 Intensification des opérations militaires Plan National de Réorganisation de l'armée Consolidation 86 Plan de Campagne 87 Défaite totale de l'ennemi Plan de Force 88 Programmes de repeuplement

Élaboration personnelle

3.1.1. Massacres et terre rasée

Ricardo Falla, le prêtre jésuite, a accompagné pastoralement les CPR de l’Ixcán à partir de 1983. Il était connu sous le pseudonyme de Marcos706. L’anthropologue jésuite a recueilli environ 200 témoignages, à partir desquels il a rédigé 250 pages, quand les périodes de calme relatif le permettaient. Sa priorité était d’informer au sujet de la terreur et de la violence exercées à l’encontre des communautés. Cette situation devait être rendue publique et son rôle était « d’être l’interprète de leur voix à eux et, d’une certaine manière, être le prophète qui dénonce et annonce une nouvelle réalité ». Dans ce sens, le livre Massacres de la jungle fut le premier à analyser et à mettre en évidence « la stratégie et l’organisation des massacres », ce fut un précédent important dans l’histoire du pays. Nous observons qu’à partir de 1981 et 1982, les actes de violence ne furent plus dirigés contre des personnes en particulier ou contre de petits groupuscules organisés. Ils atteignent alors des sommets de cruauté et sont perpétrés contre des communautés entières, la majorité d’origine maya. La Commission pour l’Éclaircissement Historique (CEH) répertoria 626 massacres commis durant la guerre. Le département du Quiché fut le plus touché avec 327 massacres, dont 52 commis contre le peuple ixil707. Comme le signale Manolo Vela, les massacres étaient des exécutions arbitraires de plus de cinq personnes sans défense, dans le même endroit et pendant la même opération militaire708.

706 Il était connu sous le pseudonyme de Marcos. À la fin de l’année 1992, il quitta les CPR par mesure de sécurité et parce que l’Eglise catholique occupait une position très fragile durant la guerre. 707 Voir le chapitre XX de la CEH : Les massacres : violence collective contre la population sans défense, pp. 249-283. 708 Manolo Vela Castañeda, Los pelotones de la muerte, La construcción de los perpetuadores del Genocidio en Guatemala, Colegio de México, 2014, pp. 5-20. 305

Nebaj, 2014

Tableau des massacres commis dans la zone Ixil entre 1981 et 1982, élaboré à partir des données de la CEH709.

Période Municipalité Hameaux

Chajul Chulutz’e, enero de 1981 Covadonga, marzo de 1981

Cotzal Asich’, mayo de 1981 1981 San Francisco, mayo de 1981

Parramos, 1981 Xe’cax, febrero de 1981 Nebaj Santa Marta, abril de 1981 Ak’ul, abril de 1981 Cocop, abril de 1981 Tuchabuc, mayo de 198

709 CEH, Les massacres : violence collective contre la population…, op.cit., pp. 249-312. 306

Sajciban, febrero de 1982 Chajul Estrella Polar, marzo de 1982 Ilom, marzo de 1982 Covadonga, marzo de 1982 Ch’el, marzo de 1982 1982 Amaq’txe’l, marzo de 1982 Xix, febrero de 1982 Xolcuay, febrero de 1982

Cotzal Parramos, 1982 Xe’cax, febrero 1982

Ak’ul, abril de 1982 Pulay, febrero de 1982 Nebaj La laguna, noviembre 1982

Une autre forme de violence exercée à l’encontre des communautés fut la politique de la terre brûlée, stratégie qui provoqua la destruction partielle ou totale d’environ 90 villages. La Commission pour l’Éclaircissement Historique a répertorié les destructions suivantes710.

Municipalités Hameaux

Xix Jua Estrella Polar Cajchixla Xolcuay Sotz’il Covadonga Bitzich Chajul Batz’ul Ilom Amaq’txe’l Xeputul Xecoyeu Chacalté Sesai Ch’el Xaxboj Santa Clara Bisiquichum Xachmoxan

710 Pour plus d’informations concernant la logique de ces opérations, voir chapitres XX et XXI du IIIème tome du rapport de la CEH. 307

Asich Ch’isis Chich’el Xeputul Nama’ Villa Hortensia San Marcos Cunla Cotzal Cajixaj San Felipe Chenla Quisis

Xe’bitz Xecoco Tujulom Laguna Cocop Janlay Xe’o Batz’chocola Pexla Tzalbal Palop Viucalvitz Pulay Xoloche Vijolom Sacsihuan Nebaj Río Azul Tuchambuc Vicampanavitz Santa Marta Xe’cua Basuchil Vicalama Bitz Jacana Canaquil Vilakam Ixtupil Cotz’ol Xe’pium Bijolom Xe’sumal Vi’vitz Trapichito Sumalito Batz’sumal Ak’ul Xexuxcap Salquil Sumal Grande Xexocom Parramos Chiquito Xeucalbitz Chortiz Parramos Grande Trapich’

En 2007, Carlos Santos publie Le silence du Coq711. Il y traite de plusieurs aspects des massacres et des actes de violence extrêmes contre les CPR :

• Lors de chaque massacre, les soldats détruisaient en deux ou trois jours ce que les communautés avaient édifié en plusieurs années, voire en plusieurs décennies. • La violence s’est transformée en barbarie, les rituels anthropophages et coprophages en sont un clair exemple. • L’intention était de laisser s’installer la terreur au sein de chaque communauté. Des abus physiques étaient perpétrés sur les enfants, les femmes et les personnes âgées.

711 Santos, Carlos, Guatemala, El silencio del gallo. Un misionero español en la guerra más cruenta de América, Editorial Debate, Barcelona, 2007. 308

3.1.2. « Villages modèles » et « pôles de développement »

Polos de Desarrollo y Servicios est un ouvrage destiné à l’usage interne du gouvernement du général Humberto Mejía Victoires (président du Guatemala entre 1983 et 1986). Il présente les trois axes des « grands programmes de travail » 712 :

1. Les Pôles de Développement 2. Les Patrouilles d’Autodéfense Civile (PAC) 3. La Coordination Interinstitutionnelle (des pôles de développement)

Officiellement, l’État a créé (décret gouvernemental 5-84) quatre pôles de développement dans trois départements713:

• 2 pôles de développement dans le département du Quiché. • 1 pôle de développement dans le département d’Huehuetenango. • 1 pôle de développement dans le département d’Alta Verapaz.

Les pôles de développement étaient constitués des « villages modèles », le « Pôle de développement Triangle Ixil » intégrait près d’une vingtaine de villages 714 :

Commune de Nebaj Commune de Commune de Cotzal Chajul • Acul • Ojo de Agua • Juá-Ilom • Tzalbal • Santa Abelina • Chel • Juil-Chacalté • Bichibalá • Xemal-Xeputul • Río Azul • San Felipe Chenla • Chiché • Pulay • Xix • Salquil-Palop • Atxulmbal (La Pista)

712 Gobierno de Guatemala, Polos de Desarrollo y Servicios. Historiografia Institucional, Gobierno de Guatemala, Editorial del Ejército, Guatemala, 1985, p. VII. 713 Gobierno de Guatemala, Polos de Desarrollo y Servicios. Historiografia Institucional, Gobierno de Guatemala, Editorial del Ejército, Guatemala, 1985. 714 Gobierno de Guatemala, Polos de Desarrollo y Servicios. Historiografia Institucional, Gobierno de Guatemala, Editorial del Ejército, Guatemala, 1985, p. 5. 309

• Xolcuay

Source : élaboration personnelle

Aldea modelo ixil, 1985

Le décret et l’accord gouvernemental définissent les pôles715 :

1) Toutes les institutions publiques devaient fournir des informations et participer à l’exécution des plans sous la direction du chef d’état-major et du chef d’État, 2) L’approbation d’un plan d'action de priorité maximale vis-à-vis des pôles, 3) Le processus de supervision et d’évaluation était sous la responsabilité des commandants militaires, lesquels informent l'état-major de la défense nationale, 4) Selon le gouvernement, après le processus de pacification (les massacres), la stratégie de sécurité et développement contenait la création de nouvelles colonies de peuplement (les villages modèles), pour « irradier une nouvelle dynamique dans le région limitrophe ».

La Coordination interinstitutionnelle des Pôles de Développement a été organisée au niveau national, départemental et municipal sous la direction de l’armée. Cette coordination devait superviser la planification de la construction de toute

715 Gobierno de Guatemala, Polos de Desarrollo y Servicios. Historiografía Institucional, Gobierno de Guatemala, Editorial del Ejército, Guatemala, 1985, pp. 7-11. 310 l'infrastructure : marché, télégraphes, maisons, routes, églises, postes de santé, reboisement, service d’eau, recensement, etc. Selon l’armée, entre 1982 et 1983, dans le triangle ixil, des milliers de logements ont été construits à travers le programme « vivres contre travail » :

Commune de Nebaj Commune de Cotzal Commune de Chajul

• 450 habitations à Acul • 123 habitations à Juil- • 100 habitations à Ojo de • 138 habitations à Pulay Chacalté Agua • 315 habitations à • 100 habitations à Tzalbal Bichibala • 500 habitations à Salquil • 100 habitations à Santa Abelina

Source : élaboration personnelle

En fait, pour la plupart des personnes interviewées, notamment issues des CPR, les « villages modèles » et les « pôles de développement » étaient une sorte de camps de détention et de concentration de la population déplacée par les massacres et la pratique de la terre brulée. Il s’agissait d’une stratégie d’État pour concentrer et contrôler les populations indiennes, et les obliger à se rassembler dans ces villages. Les CPR parvinrent à échapper à ce contrôle mais ce ne fut pas le cas de leurs familles, voisins et compatriotes. Par exemple, le village modèle d'Acul était composé de survivants des villages voisins où l'armée a commis massacres et destruction, tels que Chuatuj, Xexuxcap, Xexocom, Bajila, Chortis et Acul. A l’occasion d’une visite de parlementaires européens, les représentants du gouvernement ont qualifié les pôles de développement de version modernisée des reducciones de la période coloniale716.

3.1.3. Les Patrouilles d’Autodéfense Civile (PAC)

Au Guatemala, les premières patrouilles datent de 1981. Elles étaient commandées par le chef d’état-major de l’armée, le général Benedicto Lucas, frère du président de l’époque, le général Romero Lucas García. Il semble que les deux militaires furent

716 Iglesia Guatemalteca en Exilio, Guatemala…, op. cit., p.43.

311 fortement influencés par la doctrine antisubversive française née de la guerre d’Algérie et appliquée en Amérique latine. Les PAC étaient des groupements civils, non militaires, imposés par l’armée dans le cadre de sa lutte contre l’insurrection. Ils devaient remplir différentes tâches, au nombre desquelles on compte les suivantes717 :

• Exercer un contrôle physique et psychologique sur la population, • Recueillir et donner toutes les informations à l’armée, • Participer aux opérations militaires (captures, attaques armées, interrogatoires, tortures). • Organiser la population contre l’insurrection, • Appliquer des sanctions et des châtiments contre la population qui ne se conforme pas aux ordres donnés.

717 À ce propos, il est recommandé de lire le chapitre II du Ier tome du rapport de la CEH sur les Patrouilles d’Autodéfense Civile. 312

Photos institutionnelles 718

Ainsi, les communautés mayas, paysannes et rurales furent les plus affectées par le recrutement forcé aux PAC. Selon les CPR, les PAC étaient des « patrouilles civiles contraintes719 ». En 1986, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) a signalé que les PAC constituaient « une attaque contre l'identité ethnique et contre le développement des traditions, langues, modes de vie, économie et culture indienne ». Selon la CEH, les PAC ont compté près d’un million de membres et furent responsables de 18% des violations des droits de l’homme commises pendant le conflit armé interne ; ils s’attaquèrent au système d’autorité indienne, à l’organisation communautaire et visèrent le contrôlé total de la population.

3.1.4. Plan Sofia

Le Plan Sofia montre explicitement la logique génocidaire de l'État contre le peuple Ixil720. Il avait le soutien du président de la République et du haut commandement de l'armée. La mission était de mener des opérations antisubversives, de contrôler la population, d’engager des campagnes psychologiques et « d'exterminer les éléments

718 Gobierno de Guatemala, Polos de Desarrollo…, op. cit., p. 93. 719 Cela était radicalement opposé à une des activités principales des CPR : l’autodéfense. 720 Rodolfo Robles, expertise militaire au jugement contre Rios Montt, Guatemala, 2013.

313 subversifs de la région ixil721». Le Plan Sofia contient aussi un système de cryptage et un code dit PLATINUM pour : « l'éliminer, le tuer » et un code TORONJA pour : « je demande d'éliminer l'ennemi722 ». En étudiant ce type de messages, il est possible d’identifier le nombre d'enfants, de femmes et de personnes âgées capturés et les armes utilisées (grenades au mortier, grenades fumigènes, différents types de cartouches, hélicoptères et mitrailleuses). Le plan prévoyait également l'instrumentalisation de la religion, principalement par la diffusion de brochures : « les subversifs ne croient pas en Dieu » ; ou encore : « avec l'aide de Dieu et de l'armée, nous en finirons avec ces bandits ».

En 2013, l'exdictateur José Efraín Ríos Montt, qui a gouverné de facto le pays entre mars 1982 et août 1983, a été condamné à 80 ans de prison pour le génocide perpétré pendant son mandat contre 1771 mayas Ixil, y compris les enfants, les femmes et les personnes âgées. Cependant, la Cour constitutionnelle a annulé le jugement. Actuellement, le mouvement des victimes du nord du Quiche demande des mesures de réparation et la poursuite des responsables des crimes contre l'humanité.

3.1.5. D’autres actes de cruauté

• Les captures et les tortures L’armée, les paramilitaires et les patrouilleurs perpétraient des incursions dans les communautés, dans le but d’emmener de force un maximum d’habitants. Généralement, des tortures étaient infligées afin d’obtenir des informations sur les CPR.

• Les morts et les assassinats Pendaison, coups de couteau, balles, coups de machette ou battus à mort.

• Les disparitions

721 Armée du Guatemala, Plan Sofia, document classifié de l'armée, Guatemala, 1982, p. 5. 722 Armée du Guatemala, Plan Sofia…, op. cit., pp. 15-16.

314

Ce fut une stratégie de terreur qui fit des ravages en profondeur dans la vie des communautés et, aujourd’hui encore, de nombreuses familles sont à la recherche de leurs proches.

• La destruction de tous les biens matériels pour organiser la famine Avec la destruction des récoltes, des maisons et des outils de travail, la population se retrouve privée de toute nourriture.

• La mort par famine et épuisement, principalement des enfants, des femmes et des personnes âgées. Ils en étaient réduits à manger des racines et des plantes inconnues et à boire de l’eau de pluie.

• Les viols et toutes sortes d’agressions, sexuelles et autres, à l’égard des femmes Les viols ont causé des dommages irréparables dans la vie des femmes qui les ont subis, dans leur famille et dans la communauté. La majeure partie de ces crimes sont restés impunis.

• L’isolement de la communauté afin d’empêcher tout ravitaillement en nourriture, vêtements et tout accès aux services publiques Ils étaient militairement assiégés : au nord, les détachements et les patrouilles de l’Ixcán ; au sud, l’installation des troupes militaires dans les trois chefs-lieux municipaux et dans quelques villages ; et à l’est, une présence militaire armée. Les gouvernements militaires les maintenaient ainsi sur place, dans l’intention de couper tout contact avec leurs communautés d’origine et avec le reste de la société.

• Un harcèlement constant sous la forme de nombreuses incursions militaires dans chaque communauté de la CPR Chaque attaque de l’armée était accompagnée des actes de violence que nous avons évoqués précédemment.

• Les bombardements

315

Les témoignages racontent le lâcher de bombes de 250 kilogrammes à partir d’avions, par exemple des Cessna A-37 B. Les habitants ont pu identifier le type d’armement car les bombes n’explosaient pas toujours en touchant le sol.

• La séquestration et le vol d’enfants De nombreux enfants furent enlevés à leur famille et offerts comme butin de guerre aux familles de certains soldats ou patrouilleurs. L’adoption illégale d’enfants fut aussi fréquemment pratiquée durant la guerre.

• La guerre psychologique De véritables campagnes de désinformation circulaient à propos des supposées motivations des CPR. Elles répandaient la peur au sein de la population, semaient la méfiance envers les autorités indiennes et provoquaient un rejet de la culture maya.

Tout cela démontre que l’État, à travers l’armée, s’attaquait aux communautés sans défense au lieu de chercher à atteindre les groupes guérilleros. Durant cette période, les intellectuels, les syndicats, les ouvriers, les paysans et les mayas ne s’imaginaient pas avec quelle brutalité l’armée et les groupes au pouvoir s’en prenaient aux CPR.

4. Face à la destruction, la survie

Les communautés cherchèrent à survivre. C’est le cas des milliers de familles qui partirent en exil au Mexique. Des campements de réfugiés s’établirent dans les Etats du Chiapas, de Tabasco, du Yucatán, du Quintana Roo et de Campeche. Des familles des hauts plateaux se dirigèrent vers les chefs-lieux municipaux d’autres départements. D’autres encore allèrent jusqu’à la capitale ou vers la côte sud du pays. Quelques personnes décidèrent de prendre part au mouvement révolutionnaire. Certains devinrent des collaborateurs clandestins attachés à différentes tâches, telles que l’organisation sociale, la formation de dirigeants politiques, etc. D’autres décidèrent de prendre les armes. Une autre manière de survivre était d’intégrer les Eglises évangéliques ou d’accepter de collaborer avec l’armée. Des centaines de communautés le firent afin d’éviter qu’on les massacre. Selon les cas, ils devenaient informateurs, membres de l’armée ou des Eglises évangélique.

316

4.1. Les Églises évangéliques

Dans le contexte de la guerre, des centaines de communautés, de familles et de personnes intégrèrent les Églises évangéliques, lesquelles étaient, pour la plupart, neutres face au conflit armé, c'est-à-dire qu’elles ne prenaient ouvertement aucune position politique. Au sein de ces Églises, beaucoup ont pu préserver leur vie et éviter les traumatismes de cette guerre. Pour cela, ils durent faire preuve de passivité politique, devenant ainsi indifférents face aux problèmes sociaux, comme le racisme et la pauvreté. Les Églises évangéliques ont leur part de responsabilité dans les événements de la guerre. M. Casaús établit que, pendant cette période, s'est développée une alliance militaire oligarchique-néo pentecôtiste :

« L'alliance militaire-oligarchique se joint à la conception néo pentecôtiste fondée sur la doctrine calviniste du puritanisme le plus rance, qui justifie l'extermination de l'indio (indigène) qui n’est pas sujet à la grâce, car idolâtre, pécheur et représentant les forces du mal723. »

Pour sa part, la Commission d'éclaircissement historique a établi que :

« Beaucoup d'autres institutions (DIGESA, BANDESA, FUNDAPI et ITECAP), ainsi que différentes ONG nationales et internationales ont participé à la construction et au fonctionnement des polos de desarrollo (pôles de développement). Il faut remarquer que beaucoup des d’ONG américaines, comme CARE financée par l'USAID, et d’autres, liées aux Églises évangéliques d’extrême droite, comme Gospel Out reach et Christian Broadcasting Network, ont assumé un rôle significatif dans la première étape de ces projets724. »

Une autre manière de survivre était d’accepter ce qui était imposé par l’armée. Des centaines de communautés furent obligées de collaborer avec elle afin d’éviter les massacres. Dans certains cas, ils devenaient informateurs ou membres de l’armée. L’armée guatémaltèque présentait les « pôles de développement » de la façon suivante :

723 Martha Elena, Casaús, La metamorfosis del racismo en Guatemala, CHOLSAMAJ, Guatemala, 1998, pp.37-38. 724 Comisión para el Esclarecimiento Histórico, Guatemala memoria del silencio. Tomo III. Las violaciones de los derechos humanos y los hechos de violencia, Guatemala, 1999, p. 234. 317

« Tous pensaient... tous exigeaient... Certains proposaient des formules et des remèdes... Personne ne devinait juste... Personne... Jusqu'au moment où le haut commandement de l'armée apporte l'équation exacte et opportune : la philosophie du développement [desarrollista] 725. »

Cela est confirmé par des pasteurs et des leaders de la région ixil :

« Pendant la période de Ríos Montt, il y a eu une amnistie et beaucoup de gens sont arrivés, plusieurs se sont convertis à Dieu. Au sein de son gouvernement, un changement s’est produit : un rapprochement avec le monde paysan puisqu’il s’est déplacé pour rendre visite aux ruraux, il a inspiré une confiance et il s'est identifié comme chrétien. Les gens savent qui est celui qui les a soutenus par le passé (pendant la guerre). Pour cela, beaucoup ont soutenu Rios Montt. Dieu est intervenu en utilisant cet homme, et lui a contribué au rapprochement entre les gens et Jésus726. »

« Ici, même les militaires allaient à l'église de Dieu du complet Évangile (IDEC). Ils disaient que l'Église catholique avait influencé la guérilla, puisque beaucoup de prêtres suivaient le mouvement révolutionnaire727. »

« En 1981, les services religieux ont été paralysés. Lorsque le calme est revenu en 1982, le travail a recommencé à nouveau. Le commandant Tito Arias (pseudonyme du général Otto Pérez Molina pendant la guerre) a regretté ce qui s’est passé et à accorder des libertés728. »

Comme nous l’avons vu, l'Opération Sofia organisait l'instrumentalisation de la religion, notamment par la diffusion de brochures sur lesquelles on lisait : « les subversifs ne croient pas en Dieu » ; « seuls les bandits se cachent, seuls les bandits sortent pour voler et tuer mais avec l'aide de Dieu et de l'armée, nous en finirons avec ces bandits729. »

725 Document classifié. Gobierno de Guatemala, Polos de Desarrollo y Servicios. Historiografía Institucional, Gobierno de Guatemala, Editorial del Ejército, Guatemala, 1985, p. 1. 726 Pedro López, Pasteur de l’Eglise de Dios Evangelio Completo la Hermosa, mars 2005. 727 Noe Palacios, avril 2005. 728 Tomás Guzaro, líder evangélico, mars 2005. 729 Armée du Guatemala, Plan Sofia, op. cit., p.93.

318

La pluralité des Églises évangéliques

Au-delà des rôles politiques et sociaux que les Églises évangéliques ont joué dans des contextes de violence, soit en tant qu’institutions de neutralisation des conflits sociaux et des processus d'émancipation, soit en tant que refuge et secours aux persécutés, il est important de souligner leur constante fragmentation et diversité. Comme la plupart des pays d’Amérique latine, les terres mayas abritent de nombreuses congrégations : catholiques, « traditionalistes », Églises historiques, mouvement de sainteté, pentecôtistes et néo-pentecôtistes, sans oublier d'autres expressions religieuses comme les mormons, les adventistes, les Juifs et les musulmans. Néanmoins, les différences sont substantielles. Un exemple suffit pour l’illustrer : dans le seul centre-ville de Nebaj, on dénombre 33 Églises évangéliques, contre 3 paroisses catholiques seulement. Parmi les 33 Eglises évangéliques établies au chef-lieu de Nebaj, 76 % sont pentecôtistes, soit 25 Eglises ; 15% (5 Eglises) appartiennent au mouvement de Sainteté, el 6% (2 Eglises) sont néo pentecôtistes et les 3% restants (1 Eglise) est historique:

Églises évangéliques établit à Nebaj

No. Eglises Pasteur Domination 1. Iglesia Metodista Andrés Velasco Eglise Historique Brito 2. Iglesia de Dios Evangelio Pentecôtiste Completo IDEC 3. IDEC la Hermosa Pedro López Pentecôtiste 4. Iglesia Bethania Pedro Bernal Pentecôtiste Pérez 5. Iglesia Monte Basan Diego Rodríguez Pentecôtiste 6. Iglesia Evangélica Elim. Juan Guzaro Pentecôtiste Raymundo 7. Iglesia Emmanuel Pedro Sánchez Eglise de sainteté 8. Iglesia Asamblea de Dios Canaan Jacinto Pentecôtiste Raymundo 9. Iglesia Evangélica Palabra en Guillermo Néo pentecôtiste Acción Galindo 10. Iglesia Evangélica la Unidad del Domingo Brito. Pentecôtiste Espíritu Santo 11. Iglesia Verbo Pedro Ramírez Pentecôtiste Pérez 12. Iglesia el Nazareno Rafael G. García Eglise de sainteté 13. Iglesia Dios Viviente. Eglise de sainteté 14. Iglesia Cuan Grande es mi Dios. Nery López. Néo pentecôtiste 15. Iglesia Evangélica Manantial de Andrés Cedillo. Pentecôtiste vida eterna 16. Iglesia Evangélica del Cuerpo de Tomás Ceto Pentecôtiste Cristo 17. Iglesia Evangélica Palestina Domingo Pentecôtiste Raymund

319

18. Iglesia Evangélica Vida Cristiana Diego Rivera Pentecôtiste 19. Iglesia Evangélica Lluvias de Jacinto Morales Pentecôtiste Gracia 20. glesia Evangélica Príncipe de Paz Jacinto Pérez Pentecôtiste 21. Iglesia Evangélica Nueva Tomás Chávez Pentecôtiste Jerusalén 22. Iglesia Evangélica Príncipe de Jacinto Cobo Pentecôtiste Paz. Cantón la laguna. Cobo 23. Iglesia Evangélica Jesús Sana y Pedro Ramírez Pentecôtiste Salva. 24. Iglesia Evangélica La voz de Dios Pentecôtiste 25. Iglesia Evangélica Filadelfia . Diego Guzmán Pentecôtiste 26. Iglesia Evangélica Emmanuel. Sebastián Brito Eglise de sainteté Cantón Xolacul. Brito 27. Iglesia Evangélica Resurrección Gaspar Cuchil Pentecôtiste 28. Iglesia Evangélica Familia de Francisco Ceto. Pentecôtiste Dios. 29. Iglesia Evangélica Emmanuel. Pedro Rivera Eglise de sainteté Xemamatze. 30. glesia Evangélica Príncipe de Paz. Pedro Vicente Pentecôtiste Cantón Villalá. Brito 31. Iglesia de Dios E.C. Las Violetas. Jorge Pérez. Pentecôtiste 32. Iglesia Evangélica Vida Cristiana. Pedro Chel. Pentecôtiste Cantón Xemamatze. 33. Iglesia Evangélica Camino Manuel Santiago Pentecôtiste Nuevo. Source : Elaboration personnelle à partir des donnés recuillies par l’Eglise Elim, le travail de terrain et les entretiens

Par ailleurs, d’autres aspects montrent la croissance des Églises évangéliques.

a) L'Église catholique conserve un système administratif « fermé » (1 église, 1 commune) tandis que les Églises évangéliques développent des logiques extraterritoriales. b) Parce qu’elles ne présentent pas de structure rigide et hiérarchisée, les Églises évangéliques se multiplient du fait de divisions permanentes. Par exemple, pendant les années 1980, avec les fidèles de l’église Méthodiste de Nebaj, les Églises suivantes ont été fondées :

320

1. L’Assemblée de Dieu. 1978. 2. 2. L’Église Monte Basan. 1980.

3. L’Église de l'Amérique centrale.

1981.

4. L’Église nouvelle Jérusalem. 1982.

5. L’Église du nazaréen. 1984. 6. La Voix de Dieu. 1985.

Certaines pratiques de l’Église catholique ont contribué à l’épanouissement des Églises évangéliques. Ainsi, lorsque des courants de l'Église catholique ont adopté une position en faveur des secteurs défavorisés, ils furent durement stigmatisés par les gouvernements, les militaires et l’oligarchie, ce fut notamment le cas de l'évêque Juan Gerardi730. Parfois même, ils furent réprimés et persécutés : l’assassinat de six jésuites au Salvador en 1989 et plus récemment le meurtre de monseigneur J. Gerardi au Guatemala en 1998, au lendemain de la publication du rapport du Projet de récupération de la mémoire historique (REMHI), intitulé « Le Guatemala, jamais plus ». Les Églises évangéliques ont joué un rôle actif pendant le conflit armé interne guatémaltèque. L'appui nord-américain à la contre-insurrection coïncide avec l’apparition du mouvement évangélique. Il a été déterminant dans son développement mais ce n'est pas la cause unique de son succès ni ce qui explique l’action sociale du mouvement ; le réduire à ce facteur relèverait d’un déterminisme simpliste.

4.2. La résistance des CPR

On comprend que les CPR n’ont pas surgi de l’idée d’une personne ou d’un groupe politique mais qu’elles représentaient une manière de survivre face à la guerre. Des milliers de familles se réfugièrent dans les montagnes, recherchant les lieux les plus retirés, et ainsi sauvèrent leur vie. Selon C. Santos, comme la priorité était de préserver la vie, les communautés devaient éliminer tout ce qui pouvait révéler leur présence. C’est pourquoi ils tuaient leurs chiens et transperçaient le cou de leurs coqs avec un fil pour les

730 Et de Samuel Ruiz dans le diocèse de San Cristóbal, Mexique. 321 empêcher de chanter : Le silence du Coq731. Une centaine de communautés appartenant à 15 municipalités différentes intégrèrent les CPR, elles étaient originaires des départements du Quiché, Huehuetenango, Petén, Chimaltenango et Alta Verapaz.

4.2.1. Entre 1984 et 1986, la résistance se consolida

Une des années les plus difficiles que vécurent les CPR fut l’année 1983. Ils durent alors renforcer leur organisation pour survivre. En effet, beaucoup de familles n’étaient pas disposées à aider l’armée ni n’acceptaient que leurs communautés soient militarisées. Elles décidèrent de rester dans les montagnes pour organiser la résistance, sans abandonner complètement leur territoire ixil. Celles qui avaient survécu et qui s’étaient déplacées d’une communauté à la montagne racontaient ce qui leur était arrivé. Certains conclurent qu’il était nécessaire de s’organiser pour éviter des souffrances. Avec le temps, les CPR ont mis en place une organisation.

Défense et vigilance

La protection fut la première tâche à laquelle les communautés s’affairèrent quand la population décida de résister dans les montagnes. Pourchassé par l’armée et par les patrouilleurs, il était impératif d’être vigilant. On organisait des gardes lorsqu’on s’éloignait pour s’occuper des cultures ou pour aller chercher du bois à brûler, mais aussi dans les espaces où les enfants jouaient et étudiaient, ainsi que dans tous les lieux où on pratiquait des activités. De ce point de vue, dans certains cas, le soutien de la guérilla a été important :

« Certains combattants de la guérilla allaient aux CPR, parfois ils voulaient du repos ou du temps pour se remettre d’une maladie. Pendant ces périodes ils montraient quelques techniques de défense732. »

« Les échanges entre la guérilla et les CPR sont devenus plus fréquents, quelques combattants ont trouvé une copine dans nos communautés. Il y a aussi eu des jeunes qui ont rejoint la guérilla733. »

731 Carlos Santos, Guatemala, El silencio del gallo…, op. cit., pp. 35-4. 732 Otto Cuellar, Xe’pul, Chajul, 2014. 733 Jacinto Cobo, Amaq’txe’l, Chajul, 2014. 322

L’objectif des CPR était d’être préparée en cas d’attaque. Tous les hommes et toutes les femmes âgés de plus de 16 ans étaient concernés, excepté les personnes âgées et les malades. Selon les témoignages, la participation des plus jeunes était très importante pour s’occuper des enfants et des anciens. La surveillance était assurée 24 heures sur 24, le plus souvent la nuit pour les hommes et le jour pour les femmes. De nombreuses activités étaient nocturnes. C’est le cas de la fabrication des repas, où la fumée et le mouvement des personnes auraient été faciles à détecter le jour. On en est même arrivé à faire taire les coqs en leur plaçant une plume ou un fil autour du cou et, dans les périodes plus difficiles, à tuer les chiens. Pour se protéger des bombardements, on construisait des tranchées et on utilisait les racines des grands arbres comme abris. On élaborait également des pièges, comme ces trous où on plaçait des pics aigus en bois et des essaims d’abeilles.

Photo extraite du livre La sombra de la Aurora734

Apprendre à cultiver en cachette

Si, pendant les années les plus violentes de la guerre, les communautés n’avaient plus rien à manger, entre 1984 et 1986, la situation se calma un peu et l’on put alors planter des graines, des légumes et quelques fruits. On parvint ainsi à cultiver du maïs, des

734 Center for Human Rights Legal Action, La aurora de las Sombras, Edición y traducción CODEHUCA, Costa Rica, 1994. 323 haricots, du piment, des herbes, des bananes, et également à élever quelques animaux, comme des poules et des poulets. L’activité d’ensemencement était collective, la plupart du temps, les hommes s’en occupaient, le plus souvent pendant la nuit. La répartition des récoltes se faisait de manière équitable selon le nombre de personnes dans chaque famille. Ainsi, les CPR obtenaient de quoi s’alimenter et emporter des réserves de nourriture quand ils se déplaçaient. S’ils avaient suffisamment le temps, ils parvenaient à cacher quelques produits.

« Le nettoyage et l’entretien des potagers se faisaient par tous, autant les femmes que les hommes. Pas uniquement dans le travail des champs mais aussi pour la construction des maisons ou la garde des enfants. Les jeunes, les plus âgés et les veuves s’organisaient entre eux. Quand quelqu’un venait à tomber malade, tout le monde s’en occupait, que ce soit pour le guérir ou pour lui apporter quelque chose735. »

Préserver la santé

N’ayant pas accès à la médecine moderne, les CPR recouraient à la médecine traditionnelle, laquelle était pratiquée dans les communautés indiennes depuis fort longtemps. Les CPR avaient des sages-femmes qui s’occupaient des femmes enceintes. Avec le temps, on créa la figure de promoteur de santé, une personne responsable de la santé et du bien-être de la communauté chargée de la prévention, du traitement des maladies et de la recherche des médicaments. Le promoteur de santé recevait une formation technique et était apte à effectuer les premiers secours.

Éducation, formation et musique

Dans les CPR, les promoteurs d’éducation étaient chargés d’enseigner aux enfants. On s’organisa pour qu’ils puissent aller à l’école du troisième au sixième degré de la primaire. Ils y apprenaient à lire et à écrire. Avec le temps, chaque communauté eut son propre promoteur d’éducation. On enseignait aux enfants les travaux manuels mais aussi on leur expliquait pourquoi ils se trouvaient dans les montagnes. Les cours avaient lieu dans des constructions rustiques. À la place des cahiers, on utilisait des tablettes en bois

735 Intervention au cours de l’atelier de Vi´patna Chajul. 324 et, en guise de craie, des pierres de couleurs qu’on trouvait dans les fleuves, ou encore du charbon.

Photo du livre La sombra de la Aurora

Par ailleurs, les CPR se communiquent des informations sur les potentielles incursions militaires dans leur territoire mais aussi sur leurs difficultés ou leurs projets de développement.

« Au début, tout était très désorganisé. Mais, petit à petit, il y eut plus d’information et de communication pour faire le travail. On décida d’unifier plusieurs communautés. On commença les tours de garde, la sécurité à l’entrée des villages, les comités pour l’alimentation des hommes et des femmes, les rondes des vigiles. On écoutait aussi tout le temps les informations à la radio736. »

La Commission d’animation avait pour responsabilité principale les distractions et les activités musicales, travail particulièrement délicat car la mort, les pertes, la persécution, les bombardements et la guerre hantaient les CPR. Cependant, la musique et les chansons firent partie intégrante de la résistance737, lesquelles accompagnaient la plupart des

736 Intervention au cours de l’atelier réalisé dans la Communauté de Pa’l. 737 Marvin Ramírez, La música de la resistencia, CAFCA, Guatemala, 2014, pp. 99-127. 325 activités des communautés, telles que les fêtes, les anniversaires, les cultes religieux, les activités culturelles. Certains jouaient déjà d’un instrument, d’autres décidèrent d’en fabriquer, lesquels furent reçus avec joie par toute la population, et surtout par les jeunes.

Vie spirituelle et religieuse

La grande majorité des personnes étaient de confession catholique mais il y avait des b’alvatztiix (plus communément appelés guides spirituels), des pratiquants de la religiosité maya et des évangéliques.

« À cette époque, les gens priaient beaucoup, il n’y avait pas de divisions, tout le monde travaillait en équipe, tous se souciaient de tous. Avant que les groupes ne se séparent, on participait à des réunions religieuses. La communauté était toujours au courant du genre de réunion qui s’effectuait, une cérémonie, un culte ou une messe738. »

« Nous venons des coutumes de nos ancêtres, donc nous pratiquons la nôtre (notre cérémonie) pour nos récoltes, pour nos labeurs, chaque jour où nous allons travailler, mais nous n’avons pas de bougies, nous n’avons pas de pom ni d’encens (...) C’est la culture que nous avons, c’est l’exemple de nos ancêtres739. »

En 1988 et en 1989, la population de la CPR de La Sierra et l’équipe pastorale qui s’était formée des années auparavant dans l’Ixcán entrèrent en relation. Il est révélateur de constater que le développement du travail pastoral dans les CPR de la Sierra fut mineur en comparaison des CPR de l’Ixcán. Lors d’une visite de catéchistes dans cette région, envoyés sur place « pour exercer, auprès de ces gens qui n’avaient pas de prêtre, la fonction de missionnaire afin de leur apporter l’eucharistie740 », il y eut près de mille baptêmes en trois mois.

« Il existait une forme de coordination et d’union. Il n’existait aucune séparation entre les différentes religions, rien n’était remis en question, tout le monde se préoccupait plutôt de l’arrivée de l’armée741. »

738 Intervention au cours de l’atelier réalisé dans la Communauté Amaq’txe’l. 739 Comisión Multipartita, Informe…, op. cit., p 15. 740 Ibid., p. 72. 741 Intervention d’anciens au cours de l’atelier de travail réalisé dans la Communauté de Pa´l. 326

Cette union n’existait pas seulement entre les pratiquants de la spiritualité maya et les catholiques mais également avec les évangéliques de chaque communauté. Ainsi, quand les personnes qui pratiquaient la spiritualité maya organisaient une cérémonie, ils invitaient la communauté tout entière. La même chose se passait si les catholiques ou les évangéliques organisaient un culte. Il apparait que cette sorte d’œcuménisme était possible parce qu’il y avait un puissant sens de la communauté et de l’unité. La CEH signale des attaques systématiques de l’État et de de l’armé contre la spiritualité maya et l’Église catholique742 :

1. L'armée s'est installée dans les églises catholiques de plusieurs municipalités du département de Quiché, telles que Nebaj, Chajul, Cotzal, , , San Andrés Sajcabaja, Cacapultas et Joyabaj. 2. L'armée a revêtu des saints catholiques d’uniformes militaires, comme dans l' église de Chajul. 3. Les PAC et l’armée ont détruit des lieux sacrés, ont interdit la célébration des cérémonies mayas et ont empêché la vente de matériel nécessaire aux rituels. 4. Les politiques anti-insurrectionnelles ont utilisés des noms de centres cérémoniels, des personnages mythiques et des jours du calendrier maya, tels que les zones militaires Gumarkaj, Iximché et Kaibil Balam.

5. Mais les massacres et les persécutions ne cessent pas

Contrairement à ce que dit l’histoire officielle, le premier pas vers la démocratie n’a pas été fait en 1984 mais en 1996. La nouvelle Constitution politique et la convocation électorale de 1984 n’ont pas mis fin à la violence. Au contraire, dans la mémoire des communautés de la CPR, les années qui suivirent furent la période la plus sanglante de la guerre. Dans le tableau qui suit sont répertoriés quelques-uns des principaux massacres, persécutions et bombardements contre la population civile entre 1984 et 1986, une époque où la démocratie était supposée faire son apparition au Guatemala743.

742 Comisión para el Esclarecimiento Histórico, Las violaciones de los derechos humanos y los hechos de violencia, Tomo III…, op. cit., pp. 201-205. 743 Tableau réalisé à partir des informations données par Andrés Cabanas, Los sueños perseguidos…, op. cit., pp..70-85. 327

Lieu Description Municipalité

1983 Ak’ul, Nebaj La Communauté de A’k’ul fut réenregistrée en tant que village modèle. Cela met en évidence la logique de contrôle des territoires mayas par l’armée et l’État. Par la nature même de l’optique de développement, la comparaison avec les réserves où étaient installés les peuples amérindiens n’est pas difficile à faire.

Vi’jolom, En février et juillet, 10 personnes de Vi’jolom et 20 de Vi’kalama’ ont été capturées. Vi’kalama’,

Nebaj

San Francisco, Massacre, 1984 Cotzal L’armée capture Andrés Vicente Sají. Le jour suivant, il est tué. Avec lui, 7 personnes sont capturées et tuées.

1984 Santa Clara, Le 9 mars, des patrouilles provenant de Santa Delfina, Pomb’altze et Pimienta arrivent à Llom. Un des hommes capturés se souvient : « Ils ne me Chajul battent pas. Mais ils me menacent et, grâce à Dieu, ils ne me tuent pas. Quand ils m’attrapent, deux autres prisonnières ont été tuées : Romeria Marcos âgée de 20 ans et Marta Kab’a’, 35 ans. Mortes à Santa Clara sous les balles. »

Xe’su’mal, 1985 Nebaj Pedro Brito, âgé de 70 ans, est assassiné. Il cherche à se cacher mais on le repère.

Vatzchocola’ 15 jours d’offensive en 1985 Tutrapi’ch y Le 7 septembre, près de 900 militaires et patrouilleurs attaquent chaque village : 7 assassinats, 13 blessés, 5 personnes capturées et la destruction Vatzsajsivan, d’environ 25 mètres carrés de cultures. Nebaj

328

L’offensive de 1987 à 1989

Avec Vinicio Cerezo Arévalo, premier président civil (1986-1991), les stratégies militaires à l’encontre de la population n’ont pas changé. Durant cette période, le gouvernement a planifié et exécuté des actions d’une extrême violence, telles que l’Offensive de fin d’année en vue de détruire une fois pour toutes les CPR. Cette opération militaire débuta en septembre 1987 et se termina en mars 1988.

« Cette offensive représentait une grande tentative du gouvernement dans sa volonté de briser définitivement l’URNG. Contrairement aux persécutions et aux actions des patrouilles dont nous avons souffert en 1983, cette offensive fut beaucoup plus puissante en quantité de soldats qui en faisaient partie et en quantité de moyens belliqueux utilisés à ces fins. Par exemple, en 1983, nous n’avions pas subi de bombardements. Mais cette fois-là, ceux-ci étaient quasi quotidiens avec au moins 30 bombes de 500 livres chacune744. »

Alors que les autorités gouvernementales déclaraient à la population guatémaltèque et à la communauté internationale que le Guatemala était à nouveau un pays démocratique, les communautés indiennes qui vivaient sur leurs terres depuis des milliers d’années étaient pourchassées. Ces raisons motivèrent les CPR à entamer une nouvelle phase dans leur développement, en se faisant connaître de la communauté nationale et internationale.

6. Les rapports entre la CPR et la guérilla

La guérilla de l’EGP et les CPR se sont plus ou moins installées dans les mêmes territoires et durent subir les actions exercées à leur encontre par les forces armées et par l’État. Cependant, on ne sait que peu de choses concernant les relations que ces deux acteurs entretenaient. Les CPR étaient des communautés de population civile qui avaient décidé de rester dans les montagnes et de résister aux attaques de l’armée. Elles ne représentèrent pas le bras politique de la guérilla, bien qu’elles partageassent les mêmes régions et aient des buts en commun : la lutte contre la répression et l’occupation militaire et la volonté de conserver les territoires qu’ils avaient toujours peuplé. Dans les

744 Ricardo Falla, Historia de un gran amor, Monógama en ofensiva,…, op. cit., p. 56. 329

CPR, comme dans la guérilla, les gens n’étaient contraints ni d’adhérer ni de rester. CPR et guérilla étaient deux manières de résister et de lutter, et les échanges entre eux étaient vitaux, notamment en ce qui concernait la sécurité.

D’après l’association Collectif de Mémoire Historique, les communautés indiennes ayant toujours recherché l’appui des organisateurs de l’Action catholique et des mouvements populaires comme le CUC, il est normal qu’ils sollicitent l’aide de la guérilla pour se défendre contre l’armée. Pour sa part, la guérilla avait besoin du soutien de la population en général et des CPR en particulier745. Le livre Le silence du Coq précise qu’au début, la guérilla ne voulait pas que les CPR se déplacent car elle craignait de rester seule sur les terres occupées. Mais la guérilla ne pouvait pas obliger la population à rester sur place746. Il s’agissait de deux formes bien distinctes de résistance et de lutte. La guérilla développait la résistance et la lutte armé, basées sur une structure hiérarchique et militaire. Les CPR développaient une résistance civile, basée sur des formes d’organisation communautaire et sur des principes traditionnels. Ces différences d’organisation et de fonctionnement provoquèrent des conflits. Il apparait que la guérilla voulait organiser les communautés selon un schéma politico-militaire et avec une définition claire de leur action. Ce ne fut pas accepté par les communautés.

D’autre part, d’après l’association CMH, les CPR demandaient qu’on leur procure des armes et cela leur a toujours été refusé. Pourtant, des membres des CPR rejoignirent la guérilla et des guérilleros décidèrent de rejoindre les CPR, ce qui renforça le pouvoir de défense de la population. L’échange et le soutien en matière d’organisation et de sécurité fut un élément central dans les rapports entre la guérilla et les CPR. L’Ixcán en est une illustration : les 36 communautés possédaient un organe de gestion (le Comité de Propriétaires de Parcelles de l’Ixcán) et un système de courrier et de poste extrêmement efficace. Dans les faits, la guérilla ne put que très rarement défendre les CPR contre les agressions de l’armée ou des patrouilleurs. Mais sans elle, il semble que le nombre de morts au sein de la population aurait été encore plus important. Pour sa part, la guérilla n’aurait pas non plus pu survivre de la même manière sans l’aide des CPR. Jusqu’à un certain point, il existait une sorte de symbiose entre les CPR et la guérilla : des CPR

745 Colectivo Memoria Histórica, El camino de las palabras de los pueblos, Editorial Magna Terra Editores, Guatemala, 2013, pp. 255-265. 746 Carlos Santos, Guatemala, El silencio del gallo…, op. cit., pp. 45-50. 330 provenait une partie importante de la nourriture pour alimenter les guérilleros, lesquels se chargeaient de la sécurité de la population. Cependant, il n’y avait pas, au sens strict, une relation de dépendance. Comme l’indique R. Falla, la coordination entre la direction de la guérilla et les dirigeants des CPR fut constante, bien qu’elle ne fut pas exempte de conflits.

7. L’exposition au grand jour en 1990

L’existence des Communautés de Population en Résistance dans les montagnes de la zone ixil et dans la jungle de l’Ixcán et du Petén était inconnue de la majorité de la population guatémaltèque. Seuls l’Église, les syndicats ou le mouvement paysan et indien avaient quelques informations à ce propos. Le 21 mars 1990, huit années après leur création, les CPR de la Sierra révélèrent leur existence au public au niveau national et international, décision prise lors de leur première assemblée générale747. Y participèrent 134 représentants des communautés, trois documents furent approuvés748 et les communautés sollicitèrent l’appui des Églises, des organisations pour les droits de l’homme et de la communauté internationale. C’est ainsi que les CPR brisèrent le siège et l’encerclement militaire, politique et médiatique qui leur avait été imposé par l’État et l’armée guatémaltèque. Les accords furent rendus publics durant le mois de septembre à travers divers moyens de communication.

« Nous émettons les raisons de notre résistance : la lutte pour notre propre vie et pour nos droits, contre l’invasion et l’occupation de nos terres, villages et localités par l’armée, afin que se termine la répression exercée par l’armée contre notre peuple, mais aussi pour que le gouvernement et l’armée respectent les droits de l’homme de nos peuples. (…) Nous avons décidé de nous défendre et de résister de façon organisée en nous regroupant en communautés dans nos propres montagnes, sans abandonner nos terres et nos villages749. »

« [Nous demandons] que le gouvernement reconnaisse nos exigences en tant que population civile paysanne en résistance faisant partie de la population du Guatemala. »

747 Cette démarche débuta en septembre et s’acheva trois mois plus tard. 748 Déclaration de la première assemblée générale des CPR de la Sierra ; Document de dénonciation émis par les CPR ; et Déclaration des CPR destinée aux Eglises. 749 Communiqué de presse, Prensa Libre, 7 septembre 1990. 331

Un mois plus tard, différentes organisations sociales, des Églises et des Organisations Non Gouvernementales diffusèrent un communiqué de presse en réponse aux déclarations des CPR.

« Nous connaissions l’existence de réfugiés guatémaltèques vivant à l’extérieur du pays et de déplacés internes disséminés dans tout le territoire national. Cependant, l’existence des CPR, en tant que communautés de réfugiés déplacés internes, était, jusqu’à il y a quelques jours, inconnue pour une grande partie de l’opinion publique nationale (…)750. »

Le communiqué finit sur un appel à toutes les organisations et institutions sociales du pays afin de former une Commission multipartite permettant de connaître la situation réelle des CPR. Le 10 octobre, par l’intermédiaire de la Commission de Rapatriés et Déplacés (CEAR), le gouvernement transmet sa réponse. De manière indirecte, il reconnaît l’existence des CPR et signale qu’il appuiera, de façon apolitique et humanitaire, le retour de cette population vers ses lieux d’origine. En janvier 1991, la Commission multipartite rendit visite aux CPR de la Sierra et de l’Ixcán, 24 représentants nationaux et internationaux de différentes institutions et organisations formèrent la commission qui s’envola pour les rejoindre751. Elle était composée des organisations catholiques, syndicales et des organisations nationales et internationales de défense des droits de l’homme752. Les membres des CPR rappellent que la Commission multipartite est venue sur place pour vérifier ce qui se passait : les massacres, les attaques de l’armée, les persécutions, etc. À la suite de la première visite de la commission, près de 300 personnes de la CPR des montagnes ont pris le risque de se déplacer jusqu’à la capitale, en passant par Xe’putul et Chajul. Durant le voyage, des personnes leur ont demandé de raconter ce qu’ils avaient vécu. Quand ils arrivèrent à Nebaj, la population les attendait et avait préparé pour eux des célébrations, plus particulièrement des cérémonies mayas.

750 Déclaration de l’Eglise et d’Organismes Non Gouvernementaux concernant l’existence des Communautés de Population en Résistance. 751 Comisión Multipartita, Informe de la Comisión Multipartita sobre la visita realizada a las Comunidades de Población en Resistencia, Guatemala, 1991, pp., 4-5. 752 Ainsi qu’il était convenu avec la Commission Multipartite, un an avant sa visite, une délégation de la CPR de la Sierra se rendit à la capitale pour créer un impact politique et pour préparer une éventuelle visite des organisations de défense des droits de l’homme. 332

De nombreuses causes permirent l’émergence des CPR mais il semble que la principale fut la volonté de survivre et de s’opposer aux attaques de l’armée. C’est ce qui alimentait la conscience de tous, foncièrement lucides face à leur situation et sachant clairement ce qu’ils voulaient. Les CPR sont l’exemple le plus concret de la conscience sociale des peuples indiens de cette région, qui se fortifia par les contacts avec l’Église catholique, puis par la proximité avec les groupes insurgés. Il apparait qu’une telle conscience s’est nourrie de tous les héritages du passé (la révolution de 1944, le travail réalisé par la Démocratie chrétienne, les ligues paysannes et par les organisations de la guérilla). Les CPR sont à l’écoute des plus âgés, lesquels pensent en priorité au bien-être de la communauté et enseignent le respect pour la nature, les plantes, les animaux, les fleuves et les montagnes, tout ce qui est utile au bien-être de la communauté. Il apparait que cette conscientisation et cette capacité de résistance firent des CPR un exemple de lutte sociale et politique, d’organisation et de défense, un modèle de lutte contre la militarisation et une alternative pour édifier une société plus solidaire, équitable et prospère.

« Les gens arrivaient dans les montagnes et disaient : "Nous, nous n’allons pas partir, nous allons rester sur nos terres". Personne ne les y obligeait, ils arrivaient tous seuls, chacun de leur côté, et peu à peu ils finirent par s’organiser753. »

Ainsi, il apparait que les CPR furent des acteurs sociaux et politiques importants dans l’histoire du Guatemala :

• Ceux qui la composent ne sont pas partis se réfugier dans les pays voisins ou dans les villes mais ont fui dans leurs montagnes et y sont restés pour résister et se battre. • Ce sont eux qui ont le plus souffert des conséquences de la guerre. Ils avaient chaque jour l’impression qu’ils allaient mourir, que leurs cultures allaient être détruites et qu’ils ne pourraient pas se nourrir, qu’ils allaient peut-être être bombardés.

753 Accompagnateur d’ADIM lors de la visite à la communauté de Pa´l. Il a également connu les CPR durant les moments les plus difficiles de la guerre. 333

• Il ne s’agissait pas de communautés de la guérilla mais d’une population civile organisée qui s’opposait à la militarisation, à la répression, aux villages modèles et aux massacres perpétrés dans leur lieu d’origine. • L’État a déclaré qu’ils étaient des guérilleros afin d’avoir un motif pour les assassiner. Ils ont parfois assisté à la mort de leurs enfants, épouses, aïeux aux mains de l’armée ou des PAC. Ils ont été militairement assiégés. On les a privés de tout accès à la santé, à l’éducation, aux infrastructures, à tout logement, aux sports, etc. • Ils ont eux-mêmes créé leur propre modèle éducatif, sanitaire, productif et d’auto- défense. • Ils devaient se déplacer d’un endroit à l’autre dans les montagnes. Ils emportaient leur maison sur leur dos. Dans certains cas, ils ont interagi avec la guérilla pour faciliter leur fuite et leur défense.

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Conclusion

La résistance maya est un phénomène récurrent qui s’inscrit dans la longue durée : en 1524, 1529, 1712, 1820, 1871, 1944, 1960, 1972, 1978, 1980, 1990... Cette résistance est ancrée dans le passé, les ancêtres, la spiritualité maya, les lieux et les mythes d’origine, qui sont autant de points de repère ayant une place centrale. Les Ixil se présentent comme la continuité d’un peuple très ancien. Négliger cet aspect de leur résistance peut donner lieu à des explications erronées sur les phénomènes politiques et sociaux ; ainsi, la révolte de 1936 est-elle l’antécédent immédiat de la participation des Ixil à la révolution nationaliste (1944-1954) et aux guérillas des années 1970. Cependant, le temps de la résistance des peuples mayas ne coïncide pas nécessairement avec celui de l’histoire urbaine et ladina.

Au sein du mouvement maya, il est habituel de dire que les Kakchiquel furent les premiers à développer une lutte similaire à la guerre de guérilla. Les figures de Tekun Uman, Manuel Tot, Atanasio Tzul, Lucas Akilar, Emilio Román López, Fidel Raxcacoj Xitumul, Francisco Morazán sont les exemples les plus visibles de la résistance maya. Chaque peuple maya conserve la mémoire de ses principaux actes de résistance et celles des libérateurs.

La résistance maya est multiforme, elle se manifeste à travers la défense du territoire, l’abandon des régions occupées et le déplacement vers des lieux lointains, les rébellions, la langue, la mémoire collective, la communauté, la religion, les mythes, les œuvres théâtrales et burlesques, la musique, les vêtements, l’art, la convergence avec des mouvements contestataires, la lutte armée, entre autres. Ainsi, la résistance peut être défensive, dissuasive, combattive, ouverte, clandestine, pacifique ou armée, elle implique une participation active de la population et des processus de continuité, d’appropriation, de rupture et de transformation sociale, économique, religieux, politique et culturel.

La résistance ixil des hauts plateaux des terres mayas guatémaltèques cherche ses alliés dans cette région, mais aussi à l’extérieur du pays lorsqu’il s’agit d’un processus de portée national. Bien que la résistance maya soit un phénomène indien, dans les cas des Ixil, des Ladinos y ont joué un rôle central, tels que Noé Palacios pendant la révolution

335 nationaliste ; des prêtres de l’Action catholique et des métis ont également rejoint la guérilla. Cependant, tous les Ixil ne sont pas engagés dans des processus de résistance, certains sont des caciques indiens, des alliés des finqueros ou des militaires. Pour ces communautés constamment agressées, résister signifie défendre des éléments profonds de la culture et de la conscience ixils, tels que le territoire, l’identité communautaire, la spiritualité maya et les institutions. On exige également que les membres de la communauté choisissent un partenaire à l’intérieur du groupe. Il est fréquent que ceux qui abandonnent le groupe ou deviennent Ladinos soient considérés comme des traîtres.

La transmission de la résistance maya aux nouvelles générations n’est pas homogène. On transmet l’histoire en exemplarisant les périodes (nous luttons de la même manière que nos ancêtres), en mélangeant des groupes sociaux antagonistes (les Espagnols, les chrétiens, les Ladinos) et en recourant à diverses vecteurs, tels que la mémoire collective, la langue, les légendes, les mythes, les héros, les vêtements, les danses et la religion. La tradition orale est l'instrument principal de la mémoire collective des peuples mayas, elle est parfois plus riche et plus malléable que les documents écrits, elle conserve même des informations qu’on ne trouve pas ailleurs. Par exemple, aucun document de la rébellion de 1936 n'indique la participation des femmes Ixil, alors que la tradition orale indique leur rôle dès le début de la confrontation avec l’armée.

La résistance maya peut être une force d’opposition (aller à contre-courant). C’est le cas de la rébellion de 1936 pendant la dictature de Jorge Ubico ou de la création des Communautés de Population en Résistance (CPR) face aux actes de génocide contre les peuples mayas. Elle peut aussi converger avec des mouvements d’émancipation sociale. C’est le cas de la résistance ixil avec le coopérativisme, la théologie de la libération ou la lutte armée de la guérilla. Cependant, les mouvements d’émancipation sociale ne connaissent pas nécessairement l’histoire et la culture des peuples mayas et, dans certains cas, ils reproduisent des logiques de domination, de racisme et d’exclusion.

Dans la société guatémaltèque, la résistance maya est marginalisée, il semble qu’elle n’existe pas, comme la conspiration de Belen durant la période d’indépendance ou comme la rébellion d’Atanasio Tzul. Une chose similaire arrive avec la résistance ixil, la plupart des études signalent qu’elle n’est qu’un « un incident sporadique », « un cas exceptionnel », ou qu’il s’agit d’actes « désespérés, locaux et isolés ». Si une partie des

336 intellectuels et des organisations contestataires ont réfléchi sur la résistance maya, leur production intellectuelle n’est pas connue par la majorité de la population. Cela est dû à différentes causes : le niveau élevé de l’analphabétisme, des militants et des intellectuels persécutés et assassinés, le contexte de la vie clandestine, des organisations de gauche interdites jusqu’au début des années 1980.

Les punitions et la violence extrême furent les recours principaux contre la résistance maya au cours des siècles. Pendant la conquête, les Ixil furent emprisonnés, marqués au fer rouge et transformés en esclaves. À l'époque coloniale furent instituées les flagellations et les lapidations publiques. Les libéraux créèrent des lois qui obligeaient les communautés indiennes à travailler gratuitement pendant 150 jours dans le cadre des travaux publics ou des fincas. Pendant le conflit armé interne, la contre-insurrection organisa la création de groupes paramilitaires et de « villages modèles », la destruction des autorités traditionnelles et la perpétration d’actes de génocide. Les Ixil furent accusés de sédition, de déstabilisation, de troubler l’ordre publique, de subversion, de terrorisme et d’être des ennemis du pays.

Il n’est pas pertinent d’affirmer que la violence au Guatemala a commencé dans les années 1960 avec l’apparition de la première guérilla. En 1936, lorsque les Ixil exigèrent le respect de leurs droits et des réponses à leurs revendications, l’État-oligarchique- finquero répondit par des captures, des emprisonnements, de la répression et des assassinats. Depuis la révolution nationaliste, l’armée était présente dans les communautés rurales et faisait usage de la violence. Elle a joué un rôle capital dans le coup d’État de 1954 et dans la répression et l’exécution de centaines de dirigeants paysans, syndicalistes, indiens, étudiants et instituteurs partisans de la révolution de 1944. Parmi les causes qui ont engendré le conflit armé (1960-1996), figurent la disparition des institutions démocratiques, les persécutions et les assassinats de dirigeants indiens, paysans ouvriers, étudiants, intellectuels et artistes, l’exploitation des peuples mayas et indiens, le racisme, les coups d’État et les régimes militaires. Cette situation et la configuration sociale de l’époque ont contribué à la radicalisation des luttes politiques et au choix de la lutte clandestine et armée.

Il apparait que les dirigeants ladinos des premiers partis de gauche et des premières organisations révolutionnaires ont participé au racisme, à l’exclusion et à la domination

337 dont fut victime l’« Indio » au cours des siècles, même pendant la révolution nationaliste (1944-1954). Durant cette période, le gouvernement a mis en place l’indigénisme (métissage de style occidental) et le PGT considérait que les indiens étaient complètement divisés et une réserve de la réaction. En ce sens, il était impensable qu’ils puissent faire partie des mouvements de gauche ou révolutionnaires et encore moins qu’ils puissent les diriger. Même si l’on observe un léger changement dans les années 1960, notamment avec l’apparition du Mouvement Révolutionnaire 13 novembre (MR13) et la formation des premières Forces Armées Rebelles (FAR), les rapports des Mayas et des Ladinos n’ont a pas été exempts de méfiances et de conflits. Cet état de fait a cessé avec l’offensive contre-insurrectionnelle à la fin des années 1960 mais, avec l’apparition de l’EGP dans la forêt de l’Ixcán, puis dans la Sierra des Cuchumatanes une décennie plus tard, les conflits ethniques ont resurgi.

Dans les années 1970 la guérilla est arrivée dans la région ixil. L’un des points communs entre la guérilla et les indiens fut la lutte clandestine et armée face aux mêmes adversaires, tels que les gouvernements, l’oligarchie, l’armée et l’État. Qu’en était-il de la question de la religion ? Selon le matérialisme de la guérilla, Dieu n’existait pas mais la majorité des combattants ne partageaient pas cette vision du monde et une partie d’entre eux pratiquait la spiritualité maya. Avec le temps, la guérilla accepta le travail des b’alvaztixh et des prêtres. La spiritualité maya n'a pas disparu pendant la guerre mais beaucoup de ceux qui ont rejoint la guérilla durent dissimuler, négocier ou modifier leur vision du monde. Une partie importante des agents pastoraux quittèrent leur charge à l’AC et honorèrent les engagements qu’ils avaient pris. Certains prêtres de la théologie de la libération abandonnèrent l’Église catholique et rejoignirent la guérilla.

Une autre partie des combattants, notamment ceux qui étaient éduqués, ne connaissaient que théoriquement la situation sociale et politique des peuples autochtones, un savoir qui contrastait avec la réalité. Le souci de l’acculturation et de la ladinisation des indiens a justifié des positions et des pratiques de domination. En réaction à cette situation, la résistance maya se décline selon plusieurs modalités, y compris les révoltes et les soulèvements.

La spiritualité maya occupe une place importante dans la résistance ixil. Les pratiquants la considèrent originale et authentique, tandis que le christianisme est perçu

338 comme faux et imposé. La spiritualité maya doit faire face aux Églises catholique et évangélique, ce fut le cas notamment lorsque les missionnaires de l’Action catholique évangélisèrent violemment les territoires mayas.

La participation des Mayas et des paysans aux mouvements contestataires comme le Comité d’Unité Paysan (CUC) et les guérillas est un fait avéré, cependant l’étude des causes, des apports et de la nature de leur participation reste à faire. La guérilla a découvert un territoire peuplé d'indiens et de paysans. Certains cherchaient à la rencontrer, pour s’opposer aux finqueros et aux caciques de la région. L’apparition des guérillas ouvrait un nouveau chapitre dans la tentative d’améliorer les conditions de vie matérielles et spirituelles ; dans un contexte de fortes mobilisations sociales et de radicalisation des luttes politiques, la résistance clandestine et armée était une alternative. Les principaux apports des Ixil dans la résistance armée furent le soutien matériel, la connaissance du territoire et des langues, l’organisation communautaire, la conscience indienne et paysanne et la compétence dans le combat.

Chez les Mayas, la communauté joue un rôle primordial, dans le passé comme de nos jours. Les éléments qui la constituent ont varié d’une région à l'autre et ont changé à travers l’histoire. Certains, d’origine précolombienne, ont survécu à différentes agressions, tels que le koomon tx’ava (les terres communales destinées au pâturage ou à la récolte du bois, dont la plupart ont été volées aux peuples mayas pendant la période libérale et le conflit armé), le Koomon aq’on (le travail collectif pendant les périodes de semailles et de récoltes), et les B’oq’ol quesal tenam (les représentants des communautés). Certains autres ont été l’objet de réappropriations et de transformations, tel est le cas des confréries catholiques. On peut penser que l’importance des rapports communautaires chez les Mayas a eu des prolongements politiques dans les ligues paysannes, les coopératives, la doctrine sociale de l'Église et les valeurs socialistes de la guérilla.

L’autonomie relative des structures communautaires a perduré plusieurs décennies mais, après le coup d’État de 1954, plusieurs dirigeants de la communauté furent persécutés. Une décennie plus tard, les confréries catholiques, institution qui n’avait pas souffert de l’indigénisme de l’État nationaliste, furent attaquées par les missionnaires de l'Action catholique (AC). Une nouvelle division et des changements se produisirent alors

339 dans les communautés ixils, qui s’amplifièrent avec l’arrivée des partis politiques. Le conflit armé a aussi profondément fracturé la vie communautaire des Mayas. Des milliers des personnes ont quitté leurs foyers et leurs communautés. Certains sont partis en exil, d’autres se sont cachés dans les métropoles et des milliers d’autres ont trouvé abri dans les églises évangéliques.

L’extrême violence de la fin des années 1970 et les actes de génocide commis dans les années 1980 ont détruit des centaines de villages mayas et provoqué des milliers de morts ixils. Une des conséquences de cette violence fut l’exode des communautés et le début de la résistance, consécutive à l’abandon forcé des villages d’origine. Il y avait alors plusieurs options de résistance : 1) fuir dans les montagnes, pas encore occupées par l’armée ; 2) le déplacement interne ; 3) s’exiler ; 4) rejoindre la guérilla. De cette manière, des milliers de personnes sont parvenues à échapper à la mort, aux massacres, aux camps de concentration ou aux disparitions.

Avec le temps, dans un contexte de mobilisation permanente et de déplacements incessants, les CPR ont mis en place des structures, telles que les commissions de sécurité, de production, de santé, d’éducation et d’animation. Ils ont également appris à utiliser la nature, à travailler et à lutter en collectivité, à tirer des leçons de leurs erreurs et à déchiffrer les logiques des opérations de l’armée. Les Communautés de Population en Résistance (CPR) ont intégré des milliers de personnes (indiens, ladinos, femmes, hommes, adultes, anciens et enfants) dans la Sierra (région ixil), la Selve de l’Ixcán et du Petén. Dans les CPR, la préoccupation principale était la survie et il n’existait pas de question religieuse, la population se préoccupait surtout de l’arrivée de l’armée.

Mais il y eut aussi une posture passive envers le régime d’une partie de la population ; deux options s’offraient à elle : 1) devenir évangélique, lesquels étaient, pour la plupart, neutres face au conflit armé ; 2) devenir collaborateur ou membre des forces de sécurité et paramilitaires.

Actuellement, les principales attaques contre la spiritualité maya viennent des Églises évangéliques, qui l’accusent de paganisme, de superstition et d’appartenir au diable. Dans le contexte de la guerre, les Églises évangéliques n’ont pris ouvertement aucune position politique mais elles avaient des liens avec l’armée et l’État.

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Bien que la plupart des études n’abordent pas le rôle des femmes dans la résistance maya, elles y occupent une place importante et l’analyse approfondie de la nature de leur participation reste à faire. Dans le cas des Ixil, il existe la figure féminine des Ixojkuyintxa (les sages-femmes), qui sont aussi le principal vecteur de l’apprentissage de la langue maternelle, du tissage et de la transmission de la mémoire collective et des traditions. À Nebaj, la célébration de la naissance de Jésus est accompagnée de celle de la naissance de la Niña Dios, la Petite Fille Déesse. Cette cérémonie doit être pratiquée simultanément par les confréries féminine et masculine. Enfin, selon la tradition orale, ce sont les femmes qui ont déclenché la révolte de 1936. Il n’en demeure pas moins que les femmes, étant analphabètes, ne pouvaient pas voter pendant la période de la révolution nationaliste 1944-1954 (à Nebaj, il n’existait qu’une unique école primaire et, dans les faits, il s’agissait d’une école pour hommes). Les inégalités de genre au sein de la guérilla ont entrainé des insubordinations. La participation et le rôle des femmes dans les Communautés de Population en Résistance (CPR) sont mis en valeur. Elles ont participé à leur organisation et ont travaillé la terre en portant leurs enfants sur le dos, leurs compagnons étaient morts à la guerre.

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