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Revue des sciences religieuses 84 n° 1 (2009), p. 61-72.

GASTON DE ROHAN UN EVEQUE DE STRASBOURG DANS LA QUESTION JANSENISTE (1713-1718)

«Heureusement cette province d’Alsace ne se trouve point infestée des erreurs du Père Quesnel.» L’appréciation du secrétaire d’Etat Voysin1 adressée à Nicolas de Corberon, premier président du Conseil souverain d’Alsace, date du 5 mars 1715. En une phrase, tout est dit: le jansénisme n’a pas cours entre Vosges et Rhin. Reste à évoquer les raisons de cet état de fait, en particulier l’action de Gaston de Rohan2, devenu cardinal le 18 mai 1712 par la volonté de Clément XI sur la lourde insistance de Louis XIV qui l’avait nommé dès 1706. Esquissons son action dans une controverse particulière- ment longue. Il est évidemment impossible de restituer en quelques mots une querelle théologique qui s’est étendue sur des décennies et qui a généré une multitude d’écrits. Pour faire court, avec le risque d’être simpliste, le jansénisme3 se présente comme la doctrine de Saint Augustin sur la grâce et la prédestination, que la théologie des jésuites adoucissait pour laisser une plus grande place au libre arbitre. Au rigorisme pastoral janséniste s’ajoute une contestation ecclésiolo- gique permanente qui débouche sur un problème politique, car le roi

1. A.D.H.R., 1 B 5, f 41. Nous voudrions remercier ici Luc Perrin pour ses obli- geantes remarques. 2. L. CHÂTELLIER, «Gaston de Rohan», Nouveau Dictionnaire de Biographie Alsacienne, n° 32, 1998, p. 3265-3267 et C. MULLER, Le siècle des Rohan, La Nuée Bleue, 2006, 446 p. 3. L. COGNET, Le jansénisme, Que sais-je?, , 1961, 126 p. ; A. L. GAZIER, Histoire générale du mouvement janséniste depuis ses origines jusqu’à nos jours, Paris, Honoré Champion, 1922, deux volumes; F. HILDESHEIMER, Le jansénisme en aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Publi-Sud, 1991, 220 p. et Le jansénisme, l’histoire et l’héritage, Paris, Desclée de Brouwer, 1992, 148 p. MEP_RSR2010,1:Intérieur 28/11/09 17:18 Page 62 (Noir/Black film)

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Louis XIV recherche par tous les moyens une condamnation et une éradication de ce courant de pensée. Pressentant une division de l’épiscopat français sur cette épineuse question, le Roi Soleil imagine de faire intervenir le Saint-Siège. Il demande – exige? – contre l’Oratorien janséniste Quesnel, auteur des Réflexions Morales, une bulle qu’il s’engage à faire accepter à l’una- nimité par les prélats de France, pourvu que les termes lui en soient soumis. Le 8 septembre 1713, après moults atermoiements, Clément XI signe la bulle Unigenitus Dei Filius. Elle condamne cent- une propositions extraites des Réflexions morales, choisies et grou- pées de manière à constituer une sorte de résumé de la doctrine janséniste. Louis XIV reçoit la bulle Unigenitus le 25 septembre 1713 et s’emploie immédiatement à la faire accepter, comme promis. Celui qu’il charge de la délicate mission d’obtenir l’acceptation est le cardinal Gaston de Rohan, grand aumônier de la Cour depuis quelques semaines et, à ce titre, on s’en doute l’ecclésiastique de confiance du roi. Avant d’entrer dans le vif du sujet, il importe de préciser quelques points de chronologie. Nous sommes entrés dans la phase du second jansénisme4, qui dépasse les thèmes abordés auparavant, celui de la grâce surtout, tout en les assumant. Entre 1713 et 1718, les bornes de cette étude, se distinguent trois périodes: celle de Louis XIV qui s’achève avec sa mort le 1er septembre 1715, le début de la Régence de Philippe d’Orléans qui ouvre brièvement un espace favorable pour les contestataires, enfin le retour à une politique nettement anti-jansé- niste, qui ne fait que s’accentuer par la suite.

I. LE CARDINAL DE ROHAN ET L’ASSEMBLEE EXTRAORDI- NAIRE DES EVEQUES DE PARIS Pour obtenir l’accord des évêques, le roi de France juge expédient de réunir hâtivement ceux présents à Paris et de circonscrire le cardinal Louis Antoine de Noailles, archevêque de Paris, un opposant au projet. L’une des principales tâches du cardinal de Rohan consiste à rallier à ses vues le cardinal de Noailles5. Une fois prise la décision d’une assemblée extraordinaire d’évêques, il faut se mettre d’accord

4. C. MAIRE, De la cause de Dieu à la cause de la nation, Paris, Gallimard, 1998, 710 p.; René TAVENEAUX, Jansénisme et politique, Paris, Armand Colin, 1965, 258 p. 5. Sauf indication contraire, nous suivons V. THUILLIER, Rome et la France: la seconde phase du jansénisme, Paris 1901, publié par A.M.P. Ingold. Voir aussi L. CHÂTELLIER, Tradition chrétienne et renouveau catholique dans le cadre de l’an- cien diocèse de Strasbourg (1650-1770), Paris 1981. MEP_RSR2010,1:Intérieur 28/11/09 17:18 Page 63 (Noir/Black film)

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sur le lieu de réunion. Ce sera l’archevêché de Paris. Le 15 octobre 1713, Rohan rencontre Noailles6 pour préparer l’assemblée qui doit commencer le lendemain. Au sortir de la réunion, le prince-évêque de Strasbourg note à Voysin: «Je suis infiniment content de tout ce que m’a dit le cardinal de Noailles. J’espère que nous serons tous de même sentiment. Ce sentiment, s’il plaît à Dieu, ne sera point désagréable au pape. Il méritera toute l’approbation du roi et, par conséquent, il sera pour le bien de l’Église et de la religion». Un message trop optimiste à l’évidence, si l’on en juge par la suite des événements. L’assemblée du clergé s’ouvre le lundi 16 octobre 1713, sous la présidence de Noailles. Vingt-neuf évêques présents à Paris s’y rendent. L’archevêque de Paris fait lire la lettre du roi, prononce un discours, fait nommer des commissaires. Rohan prend aussi la parole: «Je ne puis m’empêcher de vous marquer combien je suis sensible à l’honneur que je reçois aujourd’hui. Etranger par mon siège, qui ne partage avec vous que depuis peu d’années le bonheur d’être sous la domination du roi, et qui, par cette raison, n’a jamais eu part à vos délibérations, je ne pouvais presque me flatter de me voir jamais dans ces augustes assemblées qui représentent si dignement la majesté de l’Église gallicane, ni de pouvoir admirer de si près votre sagesse, votre zèle, votre érudition, votre piété. Peu d’exemples m’eussent autorisé dans cette espérance, quoique, à la vérité, élevé dans le sein de l’Église de France et imbu de ses maximes, je ne puisse jamais me regarder comme étranger parmi vous. Pardonnez à mon cœur cet épanchement de joie et recevez en même temps les assurances d’une parfaite d’une parfaite unanimité avec vous, qui sera toujours l’objet de mes désirs les plus ardents et les plus sincères». L’assemblée s’étant séparée, le cardinal de Rohan rend compte à Voysin: «Noailles a fait à l’assemblée un assez long discours sur les raisons qui l’avaient empêché de le [= Quesnel] condamner plus tôt. J’aurai souhaité qu’il en eût retranché beaucoup. Mais après tout les intentions sont bonnes. Il faut lui pardonner s’il est un peu piqué et j’espère toujours que nous arriverons au port. Il en sera plus agréable après avoir essuyé quelques tempêtes». Mais Rohan s’illusionne. Au fur et à mesure que le temps passe, les incidents se multiplient. Loin de l’unanimité souhaitée, une scission se produit le 12 janvier 1714.

6. L’affrontement futur entre Noailles et Rohan est signalé par Louis XIV en personne, voir F. BLUCHE, Le journal secret de Louis XIV, Éditions du Rocher, 1998, p. 317: «Hier, comme le cardinal de Rohan opinait pour l’acceptation pure et simple de la bulle Unigenitus, le cardinal de Noailles se récria avec force, ne cachant plus son opposition». MEP_RSR2010,1:Intérieur 28/11/09 17:18 Page 64 (Noir/Black film)

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Noailles et sept autres évêques marquent leur désaccord. Le même jour, Rohan et les autres prélats affirment «qu’étant très éloignés de vouloir favoriser le livre des Réflexions, ni l’auteur, ils reconnaissent que le livre doit être ôté des mains des fidèles et ils ont résolu de le condamner et d’en défendre la lecture dans leurs diocèses». A Versailles, Louis XIV est furieux. Voysin écrit sur le champ au cardinal de Noailles: «Vous n’avez nulle raison de quitter et vous ne pouvez le faire». Lundi 15 janvier et mardi 16 janvier, Rohan développe en onze heures de lecture réparties sur ces deux jours les conclusions de la commission aboutissant à la censure de l’ouvrage du P. Quesnel. Dans le rapport écrit du lundi 22 janvier 1714, le prince-évêque de Stras- bourg, au nom de la commission note: «L’assemblée déclare qu’elle a reconnu, avec une extrême joie dans cette constitution de Notre Saint Père le Pape, la doctrine de l’Église; qu’elle accepte avec soumission et avec respect la constitution de Clément XI, Unigenitus Dei Filius, qui condamne le livre intitulé Le Nouveau Testament; qu’elle condamne ce même livre et aussi les cent-une propositions qui en sont tirées, de la même manière et avec les mêmes qualifications que le pape les a condamnées». Et il conclut: «Ainsi, en nous condui- sant avec autant de fermeté que de sagesse, à l’exemple des évêques qui nous ont précédés, nous marcherons sur des routes assurées, nous conserverons comme eux les droits de notre dignité et nous rendrons au Saint-Siège ce qui lui est dû et nous concourrons avec le Souverain Pontife à garantir les fidèles qui nous sont confiés des erreurs qui ont été proscrites». L’épisode est loin d’être clos. Le lendemain, Noailles propose la nécessité d’une instruction pastorale et suggère de s’en charger. Pour mettre Noailles dans son tort, Rohan imagine travailler l’instruction avec lui. Mais l’archevêque se dérobe, proposant un théologien. Inlas- sablement, le prince-évêque de Strasbourg poursuit le dialogue. Mais ses partisans craignent désormais qu’il ne mollît, par complaisance et pour le bien de la paix, comme le lui suggère le cardinal de Bissy le 30 janvier 1714: «Prenez garde de ne faire aucun changement qui donne la moindre atteinte à la condamnation pure et simple des propo- sitions et du livre. Le pas est glissant pour vous. Je sens par moi- même l’effet que peut produire le désir de concilier tous les esprits». La dernière séance de l’assemblée des évêques se tient le 5 février 1714. Le cardinal de Rohan prononce le discours de clôture, en présence de Noailles et de ses partisans: «Quelque flatteuse que soit l’approbation que vous leur avez donnée, j’ose dire que nous aspirions à quelque chose de plus … l’unanimité». Force est de reconnaître que Gaston de Rohan avait échoué sur ce point. MEP_RSR2010,1:Intérieur 28/11/09 17:18 Page 65 (Noir/Black film)

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II. LE JANSENISME EN ALSACE ET LE REBONDISSEMENT DE LA QUERELLE Si Gaston de Rohan ne réussit pas pleinement à Paris, en revanche en Alsace tout est verrouillé. Le cardinal ne laisse planer aucune équi- voque dans son mandement, du 18 avril 1714, pour la publication «de la constitution de Notre Saint-Père le Pape du 8 septembre 1713» qu’il fait précéder d’une introduction de trois pages, dans laquelle il déclare sans ambages: «Nous reconnaissons avec une extrême joie dans la constitution de Notre Saint-Père le pape Unigenitus Dei la doctrine et la tradition de l’Église. Nous acceptons avec soumission et avec respect cette constitution. Nous condamnons le livre des Réflexions morales et les cent-une propositions. Nous défendons à qui que ce soit de penser sur les dites propositions autrement qu’il est marqué par la constitution. Nous défendons à tous les fidèles de notre diocèse sous forme d’excommunication d’écrire ou de parler sur ces propositions7 ». On ne pouvait être plus clair, ni plus ferme. Tout est donc cadenassé en Alsace. Le cardinal de Rohan, en tant que grand aumônier, reste en contact avec ses collègues de l’épiscopat. Le 1er juin 1714, il envoie de Marly cette note à tous les prélats: «Quoique vous avez été à l’as- semblée et que sa Majesté soit très satisfaite du zèle que vous y avez fait paraître pour la sainte doctrine et pour la paix de l’Église, elle souhaite cependant être instruite de la situation où l’on est dans chaque diocèse, touchant l’acceptation de la constitution et l’on écrit par son ordre à tous ceux qui n’avaient pas fait de réponse». Or les réponses qui suivent insistent sur la persistance des désaccords et le maintien des foyers jansénistes. Trouve-t-on trace du jansénisme en Alsace? Une étude appro- fondie manque encore sur ce thème. Comme élément de réponse, notons tout de même cette déclaration du tout nouvel abbé bénédictin de Munster, un compatriote parisien du cardinal de Rohan, datée du 20 janvier 1715 : « Je soussigné, Gabriel de Rutant, rejette et condamne sincèrement les propositions extraites du livre de Cornelius Jansenius, intitulé Augustinus, dans le propre sens du même auteur, comme le Saint-Siège les a condamnés par les mêmes constitutions. Je me soumets également aux dernières constitutions de Notre Saint Père le pape Clément XI des années 1705 et 1713. C’est ce que je jure. Ainsi Dieu me soit en aide et ses saints Évangiles8 ».

7. A.D.B.R., G 3507. 8. A.D.H.R., 1 H 39. Comme par hasard, le texte concerne l’abbaye bénédictine de Munster, qui fait partie de la congrégation de Saint-Vanne et Saint-Hidulphe, où existent quelques traces de jansénisme, voir C. Muller, «L’élection de Gabriel de MEP_RSR2010,1:Intérieur 28/11/09 17:18 Page 66 (Noir/Black film)

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Si l’Alsace paraît épargnée, il n’en est pas de même ailleurs, à en juger par la réaction cassante du pouvoir royal. Un parcours dans les registres du Conseil souverain d’Alsace souligne l’importance de la réaction. Voysin écrit le 5 mars 1715: «Vous avez bien fait de vous opposer à la publicité que l’évêque de Bâle a fait faire dans quelques villages de son diocèse de la constitution du pape. Dans toutes autres occasions, le Conseil Supérieur d’Alsace aurait eu de ne pas le souf- frir, mais il est de notoriété que cette constitution a été reçue par lettres patentes du roi9 ». Après la mort de Louis XIV, s’ouvre un espace pour les jansénistes, vite refermé. La pacification de l’Église de France est ainsi l’objet d’une très longue lettre d’Arménonville à de Corberon, le 19 mars 171710 : «Il reste quelques difficultés à surmonter pour parvenir à une paix si nécessaire à l’Église et à l’État. Elles roulent beaucoup plus sur la forme que sur le fond. Son Altesse Royale [= le Régent qui gouverne pendant la minorité de Louis XIV] espère d’achever de les vaincre et c’est dans cette vue qu’elle a jugé à propos de retenir auprès d’elle quelques uns des prélats du nombre de ceux qui ont reçu la constitu- tion pour continuer de travailler sous ses yeux à une affaire qui inté- resse toute l’Église. Le duc d’Orléans désire surtout qu’on ne fasse rien qui puisse favoriser même indirectement les courants dangereux d’une partie du second ordre contre le premier qui commencent à éclater dans quelques provinces du royaume. L’intention de Son Altesse Royale est que vous conteniez les ecclésiastiques du second ordre dans le respect et la soumission qu’ils doivent à leurs supérieurs. Ils ne peuvent ignorer que suivant la doctrine et la conduite de l’Église, il ne leur est pas permis de s’élever contre une règle qui exige le respect et le silence des inférieurs». Le ton est encore plus cassant dans la lettre de d’Aguessau du 18 septembre 171711 : «Les magistrats veilleront à faire observer reli- gieusement et inviolablement un silence si nécessaire. Vous ne devez donc souffrir dans votre ressort nul acte, nulle déclaration, nul procès, ni différend sur le sujet de la constitution. Votre vigilance doit s’étendre également sur les corps et les particuliers. Il ne peut y avoir rien de permis lorsque tout est défendu». Et de suggérer «qu’on puisse faire quelques exemples sur les auteurs ou du moins sur les imprimeurs». Le 12 octobre 1717, le Conseil souverain d’Alsace

Rutant, abbé de Munster, en 1714», Annuaire de la société d’histoire du Val et de la ville de Munster, t. 54, 2000, p. 165-168 et «Un Parisien dans la vallée. Gabriel de Rutant, abbé de Munster de 1714 à 1745», ibid., t. 59, 2005, p. 65-78. 9. A.D.H.R., 1 B 5, f 40 v 10. A.D.H.R., 1 B 5, f 45 v 11. A.D.H.R., 1 B 5, f 49 v MEP_RSR2010,1:Intérieur 28/11/09 17:18 Page 67 (Noir/Black film)

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enregistre l’édit suivant: «Nous vous envoyons de notre très cher et aimé oncle, le duc d’Orléans, régent, notre déclaration portant suspen- sion de toutes disputes, contestations et difficultés qui se sont formées dans notre royaume à l’occasion de la constitution de Notre Saint- Père le pape contre le livre des Réflexions morales sur le Nouveau Testament»12. Un ordre réitéré le 28 mars 171813.

III. GASTON DE ROHAN, UN INTENDANT ROUGE? De son côté, le prince-évêque de Strasbourg, revêtu de la pourpre cardinalice, suit la même démarche que le ministère. Le mandement14 du cardinal de Rohan, au sujet de la constitution Unigenitus, est donné au palais épiscopal de le 7 juin 1718. Il comprend quinze pages imprimées, dont nous extrayons les quelques citations qui suivent. Dès le début du mandement, Gaston de Rohan pose le problème de l’agitation qui existe en France: «Nous ne doutons pas, mes chers frères, que vous ne soyez pénétrés d’une vive douleur à la vue des troubles, dont l’Église de France est agitée au sujet de la constitution Unigenitus, pendant que les autres Églises du monde chrétien, qui toutes l’ont reçue, jouissent d’une parfaite tranquillité. Nous n’avons pas cessé de demander à Dieu qu’il daignât faire succéder le calme à la tempête et rendre à la France une paix égale- ment nécessaire à la religion et à l’Etat». Le cardinal insiste ensuite sur ses efforts propres, mais aussi sur la vague d’appels au concile de la décision du pape: «Les travaux entre- pris pour la réunion ont été rendus inutiles par plusieurs événements inopinés et principalement par des appels interjetés de la constitution au futur concile. Si nous avons été affligés, nous n’avons pas été abattus … Nous osons prendre l’Église à témoin de ce que nous avons accordé unanimement à l’amour de la paix: mais les délais, les éclair- cissements, nos ménagements, nos avances, une patience de notre part à toute épreuve, n’ont servi qu’à donner le temps de multiplier les appels, de soulever des prêtres contre leurs évêques et même d’atta- quer le caractère épiscopal et la doctrine de Jésus-Christ». Et de pour- suivre: «Dans ces circonstances, nous est-il permis de dissimuler le

12. A.D.H.R., 1 B 6, f 247. Dans le même registre, on trouve l’enregistrement du 14 octobre 1705 (f 76): «Nous avons ordonné par notre déclaration du 31 août dernier que la Constitution de Notre Saint Père le Pape, sous forme de bulle qui condamne tous les prétextes dont on s’est servi jusqu’ici pour soutenir les opinions du jansénisme, sera publiée et observée dans tout le royaume.» 13. A.D.H.R., 1 B 5, f 50 v 14. A.D.B.R., G 3507. MEP_RSR2010,1:Intérieur 28/11/09 17:18 Page 68 (Noir/Black film)

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danger de tant d’âmes qui périssent et dont Dieu demandera compte aux évêques qui en sont solidairement responsables?» La situation clairement exposée, le prince-évêque de Strasbourg passe immédiatement à l’offensive: «Il est maintenant temps de parler, parce que le temps de se taire est passé … La pourpre sacrée dont nous sommes revêtus, la place que nous avons tenue dans l’assemblée du clergé de France de 1714, sont autant de motifs qui nous engagent et qui nous pressent de faire une déclaration publique des vérités dont nous sommes pénétrés». Pour Gaston de Rohan, il ne peut y avoir de doute: «Une bulle émanée du Souverain Pontife, appuyée du suffrage de l’Église romaine, adoptée par la multitude des évêques, est incon- testablement le jugement de l’Église universelle et tous les fidèles sont obligés de s’y soumettre. Telle est la constitution Unigenitus». Au fur et à mesure que le cardinal approche de la fin du mande- ment, les positions sont de plus en plus fermes: «Nous demeurerons inviolablement attachés à la chaire de saint Pierre. C’est dans l’Église de Rome, la mère, la maîtresse de toutes les Églises, la tête de l’Église universelle que se trouvent les principaux fondements de la foi et de la catholicité. C’est dans cette Église dont la tradition confond tous les hérétiques, parce qu’avec elle toutes les Églises et tous les fidèles répandus sur la terre doivent s’accorder». Une déclaration d’intention ultramontaine? La main de fer dans un gant de velours perce dans la conclusion du prince-évêque de Strasbourg: «Nous défendons à tous nos diocésains, sous peine d’excommunication encourue par le seul fait, (…) d’interjeter aucun appel de la dite constitution. Nous défen- dons enfin de lire le libelle Acte d’appel au futur concile de la bulle Unigenitus». On ne pouvait être plus explicite. Au terme de la lecture du mandement, des précisions s’imposent. Depuis le rattachement de l’Alsace à la France en 1648 et plus particulièrement après « la réunion de Strasbourg » en 1681, la politique royale de pressions combinée avec une tentative de conversion des protestants 15 fait que dans la province plusieurs questions liées aux thèses de Quesnel y ont une résonance spéciale : l’accès à la Bible et en langue vernaculaire, la pastorale de la pénitence et le rigorisme moral, les rapports du clergé de « second ordre » avec l’évêque. Par ailleurs, l’Alsace se trouve limitrophe des diocèses lorrains, où l’influence janséniste est très forte, en particulier avec Hippolyte de Béthune 16, prince-évêque de Verdun de

15. L. CHÂTELLIER, Tradition chrétienne, p 330-339. 16. Son séminaire est longtemps dirigé par un clerc janséniste, Louis Habert. En 1718, Hippolyte de Béthune prend fait et cause contre la Bulle Unigenitus. MEP_RSR2010,1:Intérieur 28/11/09 17:18 Page 69 (Noir/Black film)

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1680 à 172017. Ainsi Rohan se démarque-t-il de la Lorraine et ne donne pas prise aux luthériens. Son mandement permet de bien camper le personnage de cette période où un jansénisme épiscopal très minoritaire se manifeste et gagne une partie du clergé attiré par le richerisme18. Insistons sur son importance, puisqu’il traduit un triple enjeu doctrinal, pastoral et ecclésiologique. Revenons en Alsace. L’été passe. François Fagnier19, senior pour les prébendés du grand chœur de la cathédrale, se fend, le 28 septembre 1718, d’une obséquieuse «lettre de remerciement» (!), où le sentiment dominant du clergé alsacien s’exprime derrière le style flagorneur et courtisan: «Le zèle pour la conservation du troupeau que Dieu a confié à Votre Altesse Éminentissime l’a enfin contraint aujourd’hui à rompre un silence qu’une charité ardente, qu’une prudence éclairée lui avait inspiré pour ramener dans un même bercail quelques brebis et quelques ouailles de l’Église de France qui s’en sont écartés, vérité sensible qui nous a paru par son mandement que nous venons de rece- voir par son ordre. La lecture qui en a été faite publiquement samedi dernier dans notre assemblée générale nous a fait verser des larmes de joie en rendant au Seigneur de nos humbles actions des grâces de ce qu’il n’a pas permis que, dans un diocèse où l’hérésie a prévalu depuis long- temps, il ne se soit rencontré aucun ecclésiastique entiché de ses erreurs qui partagent les esprits en quelques diocèses de France. La vigilance de Votre Altesse Éminentissime n’y a pas peu contribué, soit parce qu’elle a fait par elle-même, soit par les ouvriers évangéliques qu’elle a employés sur lesquels elle a toujours veillé. Ainsi, Monseigneur, si comme un autre Saint Paul le scandale donné par quelques-uns dans quelque partie du royaume a allumé un feu dévorant dans le cœur de Votre Altesse Éminentissime, elle a la conso- lation de voir que s’il ne produit pas à présent l’effet qu’elle en espé- rait, du moins elle connaît que depuis qu’elle est sur le siège épiscopal de cette ville plus de dix mille diocésains hérétiques20 sont rentrés

17. R. TAVENEAUX, Jansénisme et réforme catholique, Recueil d’articles, Presses Universitaires de Nancy, 1992, 210 p. et surtout Le jansénisme en Lorraine (1640- 1789), Paris, J. Vrin, 1960, 759 p. 18. C. MAIRE (éd.), Jansénisme et Révolution, Paris, Bibliothèque Mazarine, 1990, 290 p. 19. François Fagnier, prébendier Saint-Blaise à la cathédrale de Strasbourg de 1705 à 1741, voir L. KAMMERER, Répertoire du clergé d’Alsace sous l’Ancien Régime (1648-1792), Strasbourg, 1983, p 84, n° 1363. 20. On saisit bien là l’importance du protestantisme pour le contexte théologique de l’Alsace. MEP_RSR2010,1:Intérieur 28/11/09 17:18 Page 70 (Noir/Black film)

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dans le giron de l’Église, et tous ensemble anciens catholiques et nouveaux reçoivent, avec une obéissance aussi prompte que sincère, la constitution Unigenitus et estiment également votre mandement. Ainsi si Dieu n’a pas béni jusqu’à présent vos longs et pénibles travaux très fatigants et les voyages que Votre Altesse Éminentissime a entrepris dans les saisons les plus rigoureuses, dont nous sommes témoins, quoique d’une santé faible, tous les reproches qu’il peut faire ne peuvent tomber que sur ceux qui n’ont pas voulu écouter votre voix qui est celle de l’Église universelle. Quant à nous, Monseigneur, nous avons estimé qu’un ouvrage d’une piété si insigne devait passer à tous nos successeurs. Nous l’avons déposé dans nos archives pour tenir un rang distingué entre nos titres les plus illustres. Il ne reste plus qu’à rendre à Dieu et à Votre Altesse Éminentissime de très humbles actions de grâces au Seigneur de ce qu’il lui a plu de vous placer dans un rang si éminent dans son Église et de vous avoir inspiré les sentiments d’unité avec le souverain pasteur chef visible de son Église qui nous a paru magnifi- quement dans votre mandement. Actions de grâces à votre Altesse Éminentissime pour nous en avoir fait part, nous la supplions donc très humblement et très instam- ment de vouloir nous continuer ses charitables soins et aussi sa protec- tion dans nos affaires particulières où nous ne sommes engagés que pour demeurer inséparablement et respectueusement unis à notre vrai pasteur21 ». La réponse du cardinal de Rohan, envoyée du Trianon le 22 septembre 1718, mérite d’être rapportée22 : «J’ai reçu la lettre au sujet du dernier mandement que j’ai cru devoir donner pour le bien de la religion et de mon diocèse. L’importance des affaires dont j’ai été occupé pour lors m’a empêché d’y faire réponse aussitôt que je l’au- rais voulu, quoique je n’aie jamais douté de la sincérité de votre atta- chement pour moi et que vous m’en ayez donné des preuves dans les temps. Les dernières marques de votre zèle ont beaucoup augmenté l’idée que j’en avais. Vous ne pouviez rien faire qui me touchât plus fortement et qui excitât davantage ma reconnaissance. Ces témoi- gnages de votre cœur pour la religion, de votre soumission et de votre zèle pour l’Église donnent une distinction que vous aviez déjà dans mon cœur». Le prince-évêque savait se montrer magnanime.

21. A.D.B.R., G 3507. 22. A.D.B.R., G 3507. MEP_RSR2010,1:Intérieur 28/11/09 17:18 Page 71 (Noir/Black film)

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Si le cardinal de Rohan paraît être l’un des principaux responsa- bles de l’absence de jansénisme en Alsace (on a plus à faire avec les protestants?), il n’en reste pas moins confronté à ce problème au niveau national. Mentionnons cette lettre du 9 juillet 1726 qu’il adresse à Honoré Tournely23, auteur d’un énorme cours de théologie, intitulé Praelectiones theologicae en seize volumes: «J’ai lu avec plaisir, Monsieur, l’écrit que vous avez fait à l’occasion de la requête présentée au cardinal de Noailles sous le nom des curés de Paris. J’y ai reconnu la précision et la netteté qu’on trouve dans tous vos ouvrages. Vous y réfutez avec solidité ce qu’on vous a faussement imputé sur les forces de la grâce suffisante. Vous y parlez et nommé- ment à la fin sur cet équilibre tant disputé avec une exactitude vrai- ment théologique. Vous relevez enfin, d’une manière à laquelle il n’y a point de réplique, la falsification qu’on a commise en citant le passage d’une lettre de feu Fénelon, archevêque de Cambrai, au Père Quesnel. Aussi m’a-t-on mandé qu’il soit fait une seconde édition de la requête où on a supprimé ce passage. Il est important de faire connaître au public qu’il doit peu se fier aux citations du parti que vous combattez. Je serai toujours charmé d’applaudir à vos succès et vous donner des marques de la parfaite considération à laquelle je suis entièrement à vous et de tout mon cœur». Le jansénisme est, à ce moment, bien affaibli. Le 14 avril 1730, d’Aguessau écrit de Versailles: «Je vous envoie la loi nouvelle pour établir des règles que les évêques et les magistrats puissent suivre pour réprimer la licence des libelles qui se répandent de tous côtés pour vous engager à faire qu’elle soit exécutée avec respect24 ». Ultime conclusion: l’ultramontanisme modéré du cardinal de Rohan semble évident à la lecture de cette étude et des documents cités. Modéré car, à plusieurs reprises, il est fait référence aux maximes de l’Église gallicane et il est dit que Rohan se place en prolongement du pouvoir royal. Le cardinal devient ainsi un bon

23. B.M. Colmar, ms Chauffour, n° 142. Sur Tournely, voir J. GASS, «Gerbert, prince-abbé de Saint-Blaise», Revue Catholique d’Alsace, 1935, p 361. Le jansé- nisme est comparé à «un feu qui semble consommer la France». Voir aussi G. MATHON, «Tournely», Catholicisme, fascicule 69, 1997, p 137. 24. A.D.H.R., 1 B 5, f 126 v. – À propos de cette «loi nouvelle»: sur l’impul- sion du cardinal de Fleury, une déclaration royale de mars 1730 fait de la bulle Unige- nitus une loi du royaume: elle est imposée par lit de justice après l’opposition du Parlement de Paris. Ceci vient après le ralliement de Noailles en octobre 1728 et l’adhésion de la Sorbonne en décembre 1729. MEP_RSR2010,1:Intérieur 28/11/09 17:18 Page 72 (Noir/Black film)

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exemple de la majorité de l’épiscopat de son époque. Au fil du temps, il semble s’orienter vers un ultramontanisme plus prononcé, à force de multiplier les conclaves en 1721, 1724, 1730 et 1740. Claude MULLER Institut d’Histoire d’Alsace Université de Strasbourg

Abréviations: A.D.B.R. = Archives Départementales du Bas-Rhin à Strasbourg A.D.H.R. = Archives Départementales du Haut-Rhin à Colmar