Bulletin de la Sabix Société des amis de la Bibliothèque et de l'Histoire de l'École polytechnique

16 | 1996 Ecole Polytechnique et architecture Bulletin de la Sabix n° 16

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/sabix/793 DOI : 10.4000/sabix.793 ISSN : 2114-2130

Éditeur Société des amis de la bibliothèque et de l’histoire de l’École polytechnique (SABIX)

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 1996 ISBN : 2114-2130 ISSN : 0989-30-59

Référence électronique Bulletin de la Sabix, 16 | 1996, « Ecole Polytechnique et architecture » [En ligne], mis en ligne le 22 février 2012, consulté le 04 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/sabix/793 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sabix.793

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© SABIX 1

NOTE DE LA RÉDACTION

Mise en ligne : Régine Lombard ([email protected])

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SOMMAIRE

Editorial Maurice Bernard

Durand, Quaet-Faslem et Dartein ou l’influence européenne de Durand Werner Szambien et Simona Talenti

Entre rationalisme et éclectisme, l’enseignement d’architecture de Léonce Reynaud Vincent Guigueno et Antoine Picon

Une histoire de l'architecture selon Auguste Choisy Thierry Mandoul

Gustave Umbdenstock, professeur d’architecture Jean-Claude Vigato

Le fonds d'ouvrages d'architecture à la bibliothèque de l'Ecole polytechnique Madeleine de Fuentes

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Editorial

Maurice Bernard

1 L’année 1996 a été marquée par plusieurs événements intéressant la communauté polytechnicienne en général et plus particulièrement les Amis de la Bibliothèque.

2 Deux fonds importants ont récemment vu le jour à Palaiseau. Le premier est constitué des archives personnelles d’André Danzin (X 39) et intéresse la politique scientifique et industrielle de la France après ia deuxième guerre mondiale ; le second a vocation à rassembler les archives de Louis Leprince-Ringuet (X 20 N) et concerne de multiples aspects de notre époque. Le premier fonds a déjà été étudié par des historiens ; le second, aujourd’hui en cours de classement d’archivage, pourra être consulté dans le courant de l’année prochaine. Les livraisons du bulletin de la SABIX, en 1997, rendront compte de façon détaillée de ces fonds qui enrichissent le patrimoine de l’Ecole et nous encouragent à développer des actions de ce type indispensables pour sauvegarder îa mémoire de l’Ecole et utiles pour écrire l’histoire de notre pays.

3 En évoquant ces deux nouveaux fonds je ne peux m’empêcher d’alerter les autorités de tutelle de l’X sur un problème important : les réserves de la Bibliothèque centrale de l’Ecole sont aujourd’hui saturées. Cela n’a rien d’étonnant : lorsque la Bibliothèque s’est installée en 1975 dans ses nouveaux locaux, les surfaces disponibles avaient été prévues pour 20 ans... La prévision était tellement précise que, si une décision de construire de nouveaux locaux n’est pas prise aujourd’hui, l’Ecole devra demain refuser d’accueillir de nouveaux fonds, alors même que son action dans ce domaine se développe !

4 L’année 1996 a aussi marqué le dixième anniversaire de la SABIX. Le présent numéro du bulletin rend compte de l’Assemblée générale qui s’est tenue à Palaiseau le 13 juin dernier, de la conférence qu’Yves Quéré, professeur à l’Ecole a prononcée à cette occasion et de la réception au bord du lac qui nous a permis de fêter l’événement.

5 Au milieu de l’été dernier une triste nouvelle nous a touchés : la disparition d’Alexis Dejou. D’autres que moi, qui ont davantage connu l’ingénieur, le dirigeant, lui rendront officiellement hommage. Cependant je tiens à témoigner, dans le cadre de la SABIX, des qualités humaines et morales d’Alexis Dejou. J’ai eu la chance et le plaisir de travailler avec lui, de 1983 à 1985, durant mes deux premières années comme directeur de l’enseignement et de la recherche, alors que lui-même achevait son dernier mandat de

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Président du Conseil d’administration de l’Ecole. En 1985 il avait approuvé et vivement encouragé le projet que j’avais formé, avec la complicité d’Emmanuel Grison, de fonder une association pour aider la bibliothèque. Aussi est-ce très naturellement que nous lui avions demandé de bien vouloir être membre d’honneur de la toute jeune SABIX. J’avais aimé la finesse de son intelligence, l’élégance de son esprit, la chaleur de son contact. Comme beaucoup d’autres c’est le souvenir que je garderai d’Alexis Dejou.

6 Le présent numéro est consacré à l’architecture et aux polytechniciens. Ceux-ci ont entretenu avec celle-là une relation constante mais assez ambiguë. Cette discipline a depuis les premières années de l’Ecole constamment figuré au programme de son enseignement ; les élèves ont toujours eu, en raison de leur sélection et de leur formation, les bases scientifiques et techniques de la discipline ; la plupart d’entre eux, au cours de leur carrière, ont eu l’occasion de participer à des maîtrises d’ouvrages importants. Pourtant peu de nos anciens ont réellement exercé le métier d’architecte. Quel a donc été, en définitive, le rôle des polytechniciens dans l’architecture française, notamment celle du XIXe siècle ? C’est ce que la lecture des articles qui suivent permet de mieux apprécier. A Francine Masson et à Antoine Picon qui ont suscité les passionnantes contributions qui suivent et à leurs auteurs qui ont bien voulu répondre à ces sollicitations vont les témoignages de notre gratitude.

AUTEUR

MAURICE BERNARD Président de la SABIX

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Durand, Quaet-Faslem et Dartein ou l’influence européenne de Durand

Werner Szambien et Simona Talenti

1 Durand, Quaet-Faslem et Dartein constituent sans le moindre doute un trio inégal, un peu comme Gaultier Garguille, Turlupin et Gros-Guillaume1, exerçant la même profession avec des ambitions différentes et un prestige historique inégal, avec des ambitions bien variables. Cependant quelques réflexions sur les trois architectes permettent d’une manière assez complète de suivre la boucle du destin de l’enseignement architectural de l’École polytechnique parisienne.

Collection Ecole Polytechnique

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Portraits de Durand. Notes de cours.

Archives de l'Ecole polytechnique cote : III, 3, e, n° 1

Tribulations durandiennes : Italie, Pologne, Allemagne…

2 Le mieux connu est certainement Jean-Nicolas-Louis Durand (1760-1834), professeur d’architecture à l’École pendant près de quarante ans, incontestablement à l’origine d’une rationalisation de l’enseignement de l’architecture au sein d’une institution qui la réclamait, auteur d’un Précis des leçons d’architecture... de 1802 qui apparaît encore aujourd’hui comme le manifeste de l’introduction du rationalisme dans l’architecture. D’autres titres, peut-être moins flatteurs, s’y ajoutent comme la généralisation du papier quadrillé et du calque pour accélérer les pratiques du dessin et de la composition architecturale. Durand est allé très loin dans l’application de la régularité, mais il est un peu cavalier de le désigner comme l’inventeur d’un urbanisme inspiré des nécropoles2. Depuis un peu plus d’une dizaine d’années il a bénéficié de quelques études dont on peut se demander si elles apportent de nouvelles informations ou de nouveaux points de vue. Il s’agit plus précisément de deux monographies, dont l’une est italienne et l’autre polonaise.

3 Sergio Villari3, qui a pu largement se servir de mon travail de 19844 n’apporte aucun élément neuf ni sur la carrière de l’architecte, ni sur l’interprétation de son oeuvre. A propos de la carrière de Durand, il faut malheureusement admettre que la discussion sur l’emplacement et l’existence historique même de la maison Lathuille de 1788, seule oeuvre architecturale exécutée par Durand sous l’Ancien Régime, n’a guère avancé, malgré les travaux de Pascal Etienne sur le faubourg Poissonnière5. D’autre part, le rôle de Durand lors de la constitution du recueil d’architecture privée de Boullée méritait réflexion, comme l’a démontré Pérouse de Montclos dans les nouvelles éditions de ses ouvrages consacrés à Boullée6-11 n’est évidemment pas à exclure que de nouveaux documents viennent compléter notre connaissance de l’oeuvre de Durand avant 1789.

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En 1991, la galerie Greiner avait mis en vente un dessin de monument royal signé par Durand. Ce qui ne doit pas dissimuler que l’intervention fondamentale de l’architecte se situe déjà à cette époque sur le plan de la représentation architecturale, c’est son intense collaboration avec le graveur Janinet pour la publication en couleur des vues de Paris. En effet Durand semble avoir été présent chaque fois qu’il se produisait une petite révolution dans le domaine de la figuration, qu’il s’agisse de la gravure en couleur, celle au trait - ses liens avec le graveur Normand, principal propagateur de cette technique, sont étroits - ou plus tard, de la fabrication massive de maquettes d’architecture7-

4 Mais revenons à Villari. Celui-ci introduit le mot, encore magique dans le mezzogiorno des années 1980, de structuralisme pour expliquer le phénomène de composition et de décomposition chez Durand. Cette tentative n'est pas très convaincante, et peut-être aurait-il fallu creuser du côté du linguiste Jean-Baptiste Maudru, collaborateur de Durand (que l’on peut considérer comme une personne gênée par l’exercice de l’écriture) lors de la rédaction du Précis des leçons. Le problème d’une succession de Durand en Italie n’est guère évoquée. Pourtant l’architecture turinoise et milanaise de la première moitié du XIXe siècle offre une ample matière à creuser, comme le chapitre des multiples travaux d’architectes français arrivés en Italie dans le cortège des napoléonides : Leconte à Naples, Bienaimé à Lucca et Florence, voire à Montioni, tentative d’une implantation minière de 1810 appelée commune d’Elisa8.

5 La seconde monographie renoue avec la vieille thèse de Henry-Russell Hitchcock sur une influence considérable de Durand en Allemagne et en Europe du Nord9, cette fois-ci appliquée à la Pologne. Si, au-delà des comparaisons stylistiques et de l’évocation du allemand, Hitchcock manquait d’éléments et de sources précises permettant de cimenter sa thèse, Andrzej Rottermund10 au contraire étale un matériel historique considérable qui semble suggérer que toute la Pologne du XIXe siècle était subjuguée et acquise aux thèses de Durand, dont les écrits furent rapidement traduits en polonais et en russe. Encore aujourd’hui les bibliothèques publiques polonaises conservent 46 volumes des ouvrages de Durand.

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Deuxième leçon de Durand

6 Malgré l’impossibilité d’une inscription en règle - les étudiants allemands de Durand semblent plutôt avoir travaillé dans son atelier privé - de nombreux Polonais suivaient depuis l’Empire les cours de l’École polytechnique parisienne : Karol Podczaszynski, Feliks Radwanski, Franciszek Sapalski, Franciszek Miechowicz, Jozef Markowski, Sobolewski et Feliks Drzewinski. L’enseignement de l’architecture en Pologne, qu’il s’agisse de l’Université, de l’École préparatoire polytechnique ou de l’Ecole d’application d’artillerie et des ingénieurs de Varsovie, des universités de Cracovie ou de Vilnius - Durand en fut nommé membre correspondant grâce à Podczaszynski - est calqué dès l’époque de la Restauration sur la pédagogie du professeur parisien qui connaît ainsi à l’étranger un prestige qui ne lui était pas acquis en France. En ce qui concerne la pratique, Rottermund voit une influence de Durand notamment dans le domaine de l’architecture industrielle polonaise des années 1820 et 1830. Or il faut souligner que son influence en Allemagne concerne plutôt l’architecture civile : les manufactures polonaises apparaissent ainsi comme un phénomène remarquable.

7 Même si cette proposition semble sacrifier quelque peu à une tendance d’explication monocausale d’une partie de l’architecture polonaise, elle soulève le problème de l’influence de Durand qui est loin d’être résolu, car la liste de ses étudiants, élèves ou successeurs s’allonge considérablement depuis le début des années 1980. D’ailleurs tout ce phénomène pose de manière cruciale les problèmes de la transmission des savoirs, des concepts et des styles et de l’histoire de l’enseignement de l’architecture, difficiles à résoudre avec les moyens conventionnels de l’historiographie. Une thèse est actuellement consacrée aux architectes belges formés en France11, et le nombre de personnes constituant le « cercle », réel ou imaginaire, du professeur ne cesse d’augmenter. A côté de son enseignement à Polytechnique, Durand semble avoir rassemblé à plusieurs reprises des noyaux d’élèves autour de lui. Le groupe introduit par le futur architecte de Goethe, Clemens Wenzeslaus Coudray12, et dont faisait partie Klenze, n’est que le plus connu. Durand écrivait en 1817 à l’architecte souabe Ferdinand

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Fischer, l’un de ses étudiants une dizaine d’années auparavant et entré au service du roi du Wurtemberg à Schwäbisch-Hall : « Vos chers camarades dont vous me demandez des nouvelles ont tous je crois sujet d’être contents. Viguié est gros seigneur à Saint-Cloud et ne manque jamais le jour de l’an de mettre une carte pour moi chez le portier de l’Ecole. Le bon Hersant (Herdant ?) n’est pas tout à fait si riche. Mais s’il sait se contenter Villot fait beaucoup d’affaires ; il y a longtemps que je ne l’ai vu. Le gros et gras Hess est dans une situation à engraisser encore le maigre Rondelet qui ne se nourrit que d’ordres doriques, ioniques etc., etc. Il n’aura bientôt plus que la peau sur les os. J’ai reçu il y a un an et demi des nouvelles de Coudray, il était toujours à solde, à ce qu’il me paraît passablement heureux. »13

8 Ce type de document est assez rare et donne un peu la mesure du ton amical qui prévaut entre professeur et élèves. Le rayonnement de Durand se déroule pour ainsi dire, en cercles concentriques : au-delà de ses élèves privés familiers, viennent assister à ses cours des centaines de polytechniciens, puis des auditeurs libres de toutes les nationalités. Enfin, la très large diffusion de ses publications qui bénéficiaient, en tant que livres scolaires, d’un tirage exceptionnellement fort pour le début du XIXe siècle, a contribué à répandre ses idées, d’autant plus que la première moitié du XIXe siècle est relativement pauvre en ouvrages théoriques et pédagogiques généraux consacrés à la discipline en général.

Durand, maisons à l'italienne

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Extrait du cahier de Fransoz, 1821

Archives Ecole polytechnique, cote III, 3, e, n° 1, le capitole

Quaet-Faslem, épigone ou exégète ?

9 A l’intérieur de quel cercle faut-il situer Emmanuel Bruno Quaet-Faslem (1785-1851)14, grand admirateur de Durand, mais dont on ne sait pas très bien s’il a séjourné à Paris à un moment donné, vers 1813 peut-être ? L’architecte est sans doute un produit caractéristique de l’époque impériale qui favorise les déplacements européens de certaines catégories professionnelles dans le sillage de l’armée. Sa formation à l’Académie des Beaux-Arts de Gand entre 1804 et 1808, sous la direction de Jean- Baptiste Pisson, se solde par l’obtention d’un premier prix. Le maire de sa ville natale, Dendermonde, lui remet alors à titre de récompense supplémentaire un exemplaire du Recueil et Parallèle de Durand en précisant : « Que ce premier et grand succès, qui fera époque dans l’histoire de votre vie, soit marqué comme le point de départ d’une marche à pas de géant, qui vous conduise au faîte de la gloire, où vous admirent vos neveux les plus reculés, en s’écriant, dans l’enthousiasme de leur reconnaissance, de leur estime et de leur juste orgueil : EMMANUEL-BRUNO QUAET-FASLEM vit le jour dans la ville de Termonde» .

10 Le jeune architecte est ensuite engagé par le service des Ponts et Chaussées et détaché aux travaux dans le département des Bouches de Weser aux quatre arrondissements Brème, Oldenbourg, Nienbourg et Bremerlehe. L’ingénieur en chef est Eudel, Quaet- Faslem est entrepreneur pour la construction des routes dans l’arrondissement de Nienbourg où se construit une section de la grande route de Harburg, forteresse française au sud de Hambourg. Son rôle est la rédaction de devis et la réquisition d’hommes et de matériaux.

11 Lorsque la région est rattachée au royaume de Hanovre de Georges IV d’Angleterre, l’architecte s’installe définitivement dans l’ancien chef-lieu d’arrondissement où il consacre son énergie - au-delà de l’architecture civile et religieuse - au développement

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régional : construction de routes, assainissement des marais, amélioration des voies d’eau et plus tard, raccordement de la ville au réseau des chemins de fer. C’est l’un des innombrables pionniers du progrès bourgeois selon un mode de fonctionnement commun à toute l’Europe napoléonienne.

12 En l’occurrence, ces activités étaient fort lucratives, et la leçon durandienne porte aussi ses fruits lorsque l’architecte construit en 1821 sa propre maison. Celle-ci, d’un néoclassicisme ostentatoire, fait encore aujourd’hui figure de corps étranger dans une petite ville du XIe siècle qui connut une gloire bien limitée au XVIe siècle, à l’époque de la Renaissance de la Weser. La façade enduite, ordonnancée à la française, d’une demeure isolée rompt avec les maisons bourgeoises à colombages et en briques qui s’alignent le long des rues. Certes, la forme de la toiture sacrifie au type régional ; mais les ouvertures cintrées, les pilastres doriques, le balcon du premier étage, les enfilades intérieures et les plafonds décorés en vélum renvoient au modèle de la « villa » à l’italienne revisitée par la génération des Percier et Fontaine15 et dont Durand s’était fait l’un des propagateurs. La similitude de cet édifice d’un belge exilé dans une ville de province allemande avec les conceptions de Durand est frappante, mais n’est peut-être que la preuve de la validité universelle du langage du dessin. Le bâtiment qui illustre le mieux la conception du maître est la maison Lermina construite à Chessy en 1802 16. Grâce au deuxième volume du Précis des leçons (1805), Quaet-Faslem a pu connaître l’édifice, mais cette connaissance n’était pas nécessaire pour parvenir à la conception de la maison de Nienbourg. Il suffisait de prendre à la lettre les principes préconisés par Durand.

13 La maison de Quaet-Faslem présente néanmoins une particularité. En tant que seule grande maison moderne de la ville, elle bénéficiait d’un statut d’édifice quasiment public et fut, entre autres, utilisée lors des visites royales. Elle abrite également entre 1823 et 1834 le local d’assemblée des francs-maçons locaux de la loge « Georges à la licorne d’argent ». Afin d’en constituer le cadre solennel, l’architecte s’est fait peintre en trompe-l’oeil et a décoré le mur de la salle d’une représentation d’un temple ouvert sur le ciel que l’on soupçonne, probablement à tort, d’être resté inachevée, et de s’inspirer de l’Ecoles d’Athènes de Raphaël17. Cette peinture, à mi-chemin entre le décor de théâtre et les « tableaux » de Boullée est aussi une réflexion sur le temple idéal, un peu à la manière de la critique du Panthéon chère à Durand, et qui, une fois la représentation des rapports symboliques entre l’architecture et le ciel fournie, s’attache avant tout à prêcher un vocabulaire simplifié.

14 Il existe ainsi, dans la succession de Durand, une lignée provinciale, internationale qui a considérablement contribué à la constitution de son mythe. Mais est-ce que son influence s’efface réellement lorsque nous considérons le travail de ses successeurs à l’École polytechnique ?

Durand et Dartein face à face, sans combat

15 En 1874 une notice de 15 pages consacrée aux «Observations sur le cours d’architecture de l’École polytechnique et sur le programme de ses leçons » 18

16 est publiée par Ferdinand de Dartein. Répétiteur d’architecture depuis 1866, professeur à partir de l’année suivante, Dartein se trouve confronté au problème d’écrire l’historique de cet enseignement qui est dispensé depuis la création de l’École. C’est

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alors qu’il est amené à se documenter sur le premier cours d’architecture assuré par Durand entre 1794 et 1834. Cependant le résumé que Dartein nous livre se concentre beaucoup plus sur l’enseignement de son maître Léonce Reynaud, professeur de 1837 à 1867, que sur les origines de ce cours, qui sont analysées sous l’aspect uniquement administratif. Une série de données concernant notamment les heures affectées à l’architecture et leur distribution précise entre leçons, études, lavis et concours, représente le cours de Durand. Aucune indication ne figure à propos de l’enseignement de cet éminent professeur. Dartein a-t-il pensé qu’il n’était pas nécessaire de développer des réflexions sur une période déjà assez lointaine, ou bien s’agit-il d’une prise de position personnelle par rapport aux méthodes pédagogiques de Durand ? On essaiera de montrer comment les relations entre ces deux personnalités de l’École polytechnique sont marquées à la fois de parallélismes et de divergences.

17 Il est intéressant de souligner que Dartein connaissait bien l’enseignement de Durand, entre autres grâce à un cahier de notes qu’un membre de sa famille, devenu général, lui avait laissé. Par la suite il offrira ce cahier à l’École en 188819. L’auteur de ce carnet est assez bon dessinateur et nous fournit plusieurs portraits de son maître20. Ce document des années 18021804 apporte des renseignements précieux sur le cours de Durand et sur la place accordée par celui-ci à l’histoire de l’architecture. Plus que les éléments de l’architecture ce sont en effet les genres architecturaux qui sont analysés. On a presque l’impression que Durand montre aux élèves polytechniciens le contenu de son Recueil plutôt que du Précis. Pourquoi donc Dartein aurait-il omis dans son rapport des considérations sur l’enseignement historique de Durand ? Dartein qui, malgré son titre d’ingénieur des Ponts et Chaussées semble privilégier l’architecture et surtout son histoire ? Il est probable que le contenu du cours de Durand ait été écarté du rapport de 1874 et que les données techniques y prédominent uniquement pour des raisons pratiques. Le but de cette publication était d’appuyer l’augmentation des heures consacrées à l’architecture. Il serait en effet difficile d’affirmer que l’analyse typologique ait été étrangère à Dartein.

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F. de Dartein - Etude sur l’architecture lombarde et sur les origines de l’architecture romano- byzantine

Paris, Dunod, 1865-1882, frontispice

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F. de Dartein - Etude sur l’architecture lombarde et sur les origines de l’architecture romano- byzantine

Paris, Dunod, 1865-1882, La Rotonde de Brescia.

18 Cette hypothèse est confirmée par un ouvrage auquel Dartein a voué une vingtaine d’années de sa vie : l’Étude sur l’architecture lombarde21. L’architecture lombarde constitue aux yeux de notre ingénieur la première expression de l’art médiéval. En tant que fruit d’une influence normande, byzantine et barbare, mais surtout en tant qu’origine de l’architecture romane, elle est étudiée de façon systématique. Mais il faut souligner qu’il s’agit d’un travail qui porte sur une typologie architecturale bien précise, sur les édifices religieux. Dartein applique à fond la méthode analytique de Durand. Les églises du nord de l’Italie, caractérisées d’ailleurs par des formes régulières et souvent circulaires - comment ne pas penser à l’exaltation de la géométrie par Durand ? - sont examinées d’abord dans leur formation, à savoir les influences qu’elles ont reçues. Les monuments, dont la plupart sont reproduits dans l'Atlas qui accompagne le texte, sont ensuite analysés dans leurs détails constructifs et décoratifs. La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à l’étude des caractères du style lombard et à des réflexions de conclusion.

19 Dartein essaye donc de réaliser un travail historique modèle, en se concentrant sur une période précise et un type architectural également bien défini. Il est évident que les différences avec la démarche de Durand sont considérables. Dartein se comporte en partie comme un historien moderne : il tient à préciser que des hypothèses, appelées «conjectures», fondent son travail : «Je n’ai pas voulu me borner à exposer les faits sans prendre parti, à observer sans conclure. M’étant fait une opinion, j’ai franchement déclaré celle-ci dès l’Introduction : présentée de la sorte comme principe et comme fin du livre, elle sert de lien entre toutes ses parties»22.

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20 L’histoire pour Dartein n’est plus un réservoir de modèles, comme elle l’avait été pour Durand et sa génération. L’exactitude historique prend désormais une importance tout à fait exceptionnelle. Le souci de précision historique le conduit même à réaliser tous les dessins ainsi qu’une partie des gravures de son Atlas afin d’éviter le rôle intermédiaire du graveur qui aurait pu, à son avis, interpréter les détails de façon erronée. Le décalage d’approche est évident.

21 Le sujet même traité par Dartein témoigne que presqu’un siècle s’est écoulé depuis la rédaction du Recueil de Durand. La période romane avait tardée à être réhabilitée. Par roman, Arcisse de Caumont entendait encore l’art décadent produit après la domination romaine. A partir de 1847 seulement, dans son cours d’archéologie médiévale à l’École des Chartes, Jules Quicherat lève sa voix contre cette définition de la production artistique romane. Mais le gothique, l’art national par excellence, viendra bientôt estomper l’architecture romane auprès des historiens et des architectes. Dartein donc, influencé paraît-il par Reynaud23, examine non seulement une production architecturale alors considérée au mieux comme une période de transition, mais il va aussi chercher ses origines hors de France, en s’opposant ainsi à une tradition qui privilégiait les origines nationales de l’art médiéval.

22 Lorsqu’il s’agit de la conception du projet, on peut encore relever d’autres similitudes entre Durand et Dartein. Ce dernier, en effet ne réalise que très peu d’édifices. Les exemples que nous avons pris concernent deux de ces rares réalisations architecturales, les pavillons du Ministère des Travaux publics aux Expositions universelles de 1878 et de 188924. Le bâtiment en brique, terre cuite et fer que Dartein exécute en 1878, ne présente en apparence aucune ressemblance avec les constructions de Durand, inspirées de l’antiquité classique. Et pourtant une analyse plus détaillée montre une même approche du projet. Le pavillon destiné à abriter les réalisations en miniature de ponts, aqueducs et d’autres constructions des ingénieurs des Travaux publics, est conçu grâce à une trame, rendue visible à travers le système de construction métallique. Le plan du pavillon pour l’exposition de 1889 présente la même structure modulaire. La méthode de Durand est appliquée dans toute sa splendeur ! Mais les temps ont profondément changé : l’usage des nouveaux matériaux s’est généralisé et l’utilisation de la polychromie est rentrée dans les mœurs. Dartein réalise ainsi déjà en 1878, avec les procédés de son époque, un bâtiment aux formes certes un peu étranges, qui combinent un chalet à la montagne avec une tour mauresque et un phare qui rappelle une pagode. L’histoire est remaniée pour définir les formes extérieures, mais la conception modulaire de la façade n’est en aucun cas cachée. Quant aux plans des deux édifices, ils représentent bien la rigueur de tout bon ingénieur des Ponts et Chaussées, selon la tradition inaugurée par Durand.

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F. de Dartein : Pavillon du Ministère des Travaux Publics à l'Exposition universelle de 1889, plan

La Construction Moderne, 12 octobre 1889, p. 10

23 Ces quelques considérations laissent enfin assez rêveur vis-à-vis de la définition de l’influence. A défaut de pouvoir sérieusement soutenir que la marque de Durand se retrouve partout, il faut considérer que ses préceptes touchaient aux aspects essentiels de l’architecture et que la grande variété de types architecturaux présentés dans ses œuvres lui a assuré une longévité dont la ligne d’arrivée n’est pas encore précisément déterminée.

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F. de Dartein, Pavillon du Ministère des Travaux publics à l'exposition universelle de 1878, élévation principale

F. de Dartein, Exposition universelle de Paris de 1878. Pavillon du Ministère des Travaux publics, Paris, Ecole des Ponts cl Chaussées, s.d.

NOTES

1. Gaultier Garguille, Chansons... nouvelle édition suivie des pièces relatives à ce farceur, avec introduction et notes par Edouard Fournier, Paris, P. Jannet, 1858. 2. Philippe Muray, Le 19e siècle à travers les âges, Paris, Denoël, 1984, p. 41 précise : "Avant les traficotages du revival gothique de Viollet-le-Duc, il y a quelqu’un dont l’influence est décisive sur l’académisme architectural, c’est Jean-Nicolas-Louis Durand (1760-1834) qui élabore un sévère rationalisme structurel fondé sur l’économie comme source de la beauté et qui prend justement comme modèle des cités idéales de l’avenir la calme disposition des tombes dans les cimetières, proposant à partir de là tout un plan d’aérations urbaines, d’élargissements de percées, de dégagements et d’alignements... Tendances esthétiques du 19e : l’architecture est structurée comme une nécropole." 3. S. Villari, J.-N.-L. Durand (1760-1834), Arte e scienza dell’architettura, Rome, Officina editori, 1987. 4. W. Szambien, Jean-Nicolas-Louis Durand (1760-1834), De l’imitation à la norme, Paris, Picard, 1984. 5. P. Étienne dans Le Faubourg Poissonnière, Architecture, élégance, décor ; cat. d’exp., Délégation à l’Action Artistique de la Ville de Paris, 1986, pp. 218 et 280, note 16, conclut un peu hâtivement et sans considérer le "premier projet" de la maison découvert au Musée des Arts décoratifs que la maison avait réellement été exécutée telle qu’elle est représentée sur la gravure de Krafft. Celui-

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ci soutenait en fait, par ses publications, un groupe déterminé d’architectes, et n’hésitait pas, le cas échéant, à publier des projets. Par contre il semble acquis que l’entrepreneur Angot intervint au 65 rue du faubourg Poissonnière en l’an III (cf. W. Szambien, "Les architectes parisiens à l’époque révolutionnaire", dans Revue de l’art, n° 83,1989, pp. 36-50). 6. Jean-Marie Pérouse de Montclos, Etienne-Louis Boullée, Paris, Flammarion, 1994 ; Etienne-Louis Boullée, L’architecte visionnaire et néoclassique, Paris, éditions Hermann, 1993. 7. Durand siégeait en 1808, avec Dufourny et Vaudoyer, dans la commission destinée à évaluer les maquettes de Cassas qui promulgua l’idée de la fondation d’un musée d’architecture. Cf. W. Szambien, Le Musée d’architecture, Paris, Picard, 1988 8. Il serait néanmoins abusif de citer Durand chaque fois que l’on est confronté à un monument industriel de la première période. Les logements d’ouvriers à Montioni sont conçus en unités (chaque "cellule" d’habitation dispose d’une porte et d’une fenêtre, plusieurs cellules étant regroupées par bâtiment) d’un type inconnu dans l’architecture rurale modèle de l’époque. 9. Architecture, Nineteenth and Twentieth Centuries, Harmondsworlh, Middlesex, 1958. 10. 10 A. Rottermund, Jean-Nicolas-Louis Durand a polska architektura 1 polowy XIX wieku, Wroclaw, Warszawa, Krokow, Gdansk, Lodz, Polska Akademia Nauk, Instytut Sztuki, 1990. 11. Sous la direction de Daniel Rabreau, Université de Paris I. 12. A propos de Coudray, lire Jürgen Beyer, Clemens Wenzeslaus Coudray, 1775-1845, Architekturzeichnungen aus Weimarer, Austeilung im Stadtmuseum aus Anlass der Coudray-Ehrung, cat. d’exp., Weimar, 1995 ; W. Szambien, "Coudray, Durand und Boullée, Vortrag anlässlich der Coudray-Ehrungen in Weimar, 10. Oktober 1995", à paraître dans les actes du colloque Architektur im Spannungsfeld zwischen Klassizismus und Romantik (Weimar, 1966). 13. Cette lettre écrite par Durand le 17 septembre 1817 à Thiais se trouve à l’intérieur de l’exemplaire du Précis des leçons conservé à l’Institut d’histoire de l’architecture de l’Université de Stuttgart. Elle nous a été communiquée par M. Klaus Jan Philipp que nous tenons à remercier. Viguié est inspecteur de Percier et Fontaine à Saint-Cloud, puis à Compiègne. On ne peut actuellement pas identifier Hersant ou Herdant. Johann Friedrich Christian Hess est architecte dans la ville de Francfort depuis 1805 (lire récemment Evelyn Hils, Klassizistische Architektur in Frankfurt am Main, Jubiläumsausstellung zum 200. Geburtstag des Frankfurter Stadtbaumeisters Johann Friedrich Christian Hess. cat. d’exp., Historisches Museum, Francfort-sur-le-Main, 1985), Antoine- Jean-Baptiste Rondelet assiste son père sur le chantier du Panthéon. 14. Frank Thomas Gatter, Frauke Krahé, Aimé Stroobants et Klaus Wagener, Quaet-Faslem, Wereldburger, Leraar, Architect, Weltbürger, Lehrer, Baumeister, cat. d’exp., Dendermonde, Nienburg, 1985. 15. J.-M. Pérouse de Montclos, Clisson ou le retour d’Italie, Paris, Imprimerie nationale, 1990. 16. C’est la seule maison exécutée par Durand qui peut toujours conserver les traces d’un décor intérieur que nous n’avons malheureusement pas pu voir. 17. Quaet-Faslem, op. cit., p. 46 cite également comme une source possible le frontispice de James Anderson, The Constitutions of the Free-Masons, Londres, 1723. 18. F. de Dartein, A Messieurs les membres du Conseil de Perfectionnement. Observations sur le cours d’architecture de l’École polytechnique et sur le programme de ses leçons, Paris, Impr. Simon Raçon, 1874 (Archives de l’École polytechnique : titre III, section 3, paragraphe e, carton n° l). 19. Le carnet est conservé à l’École polytechnique : III, 3, e, n° 1. 20. Seuls deux cahiers de notes subsistent à notre connaissance, le deuxième appartenant à Fransoz est conservé également aux archives de l’École polytechnique (III, 3, e, n° 1). 21. F. de Dartein, Étude sur l’architecture lombarde et sur les origines de l’architecture romano- byzantine, Paris, Dunod, 1865-1882, 2 vol. , dont un Atlas contenant les planches gravées. Une analyse sommaire de cet ouvrage a été élaborée par G. Guarisco, Romanico, uno stile per il restauro. Milan, Franco Angeli, 1992, pp. 72-75. 22. Ibid p.III.

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23. Dartein affirme qu’il doit l’indication du sujet de ce travail à son maître Léonce Reynaud : ibid., p.III. 24. Voir F. De Dartein, Exposition universelle de Paris de 1878. Pavillon du Ministère des Travaux Publics, Paris, École des Ponts et Chaussées, s.d. Pour le pavillon de 1889 voir les différents articles publiés dans La Construction Moderne, 1889, ainsi que F. De Dartein, Album du pavillon du Ministère des Travaux Publics à l’Exposition universelle de 1889, Paris, 1890.

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Entre rationalisme et éclectisme, l’enseignement d’architecture de Léonce Reynaud

Vincent Guigueno et Antoine Picon

La mémoire d’un bâtisseur : Léonce Reynaud et l’architecture des phares

1 Seul le hasard peut conduire le flâneur sur le chemin Monvoisin, dans la 26ème division ducimetière duPère-Lachaise. En longeant quelques instants les tombes qui bordent ce sentier, il trouvera « un grand catafalque qui supporte un soubassement placé au-dessus du caveau ; la draperie mortuaire qui couvre le catafalque se relève pour laisser lire le nom de famille inscrit en tête du monument, et des médaillons appendus de chaque côté rappellent le souvenir de chacun des membres de la famille1 »

2 Une enquête biographique sur Léonce Reynaud pourrait commencer par la description dans le second tome de son Traité d’architecture, au chapitre « tombeaux », de sa propre sépulture, le caveau où reposent son père, décédé en 1826, et sa mère, qu’il hébergea plusieurs années, après la mort prématurée de son épouse en 1844. A t-il dessiné cemonument ? Le texte ne le précise pas, mais Ferdinand de Dartein, son biographe, disciple et successeur à l’école Polytechnique, note que Reynaud, dans ses écrits, omet systématiquement un nom : le sien. A plusieurs reprises, le texte du Traité s’appuie donc sur les éléments ou sur la composition d’un ouvrage qui fut dessiné par l’auteur : la première Gare du Nord, à Paris, inaugurée en 18462 ou encore un viaduc qui relie les deux rives de la Rance, à Dinan. Le long paragraphe consacré aux phares est exemplaire de ce mouvement d’engagement et de distanciation qui marque l’enseignement de Reynaud. L’écriture configure donc, dans un récit didactique, l’expérience du bâtisseur de phares, les souvenirs du voyageur, les choix de l’intellectuel et la sensibilité d’un homme dont les goûts et les idées ne s’inscrivent qu’imparfaitement dans une typologie des mouvements architecturaux du XIXe siècle. Aussi, pour régler sémantiquement le

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sort du personnage, est-il souvent dépeint sous les traits d’un « architecte saint- simonien », ou bien d’un « ingénieur-architecte » comme le suggère la plaque de la petite rue qui porte son nom à Paris.

Les Héaux de Bréhat (1839), à marée basse. Cette photographie appartient à la collection exposée par le ministère des Travaux Publics à Vienne, en 1873

Médiathèque de l’Ecole nationale des ponts et chaussées.

3 La complexité biographique explique sans doute les difficultés qu’éprouvent, depuis sa mort, ceux qui cherchent à remettre de l’ordre dans une vie traversée par de nombreux événements politiques, sociaux et culturels du XIXe. La singularité du parcours de Reynaud, qui seconsacre longuement à l’apprentissage du métier d’architecte dans les années 1820, est intimement liée à la contestation du régime de la Restauration : son renvoi de l’Ecole polytechnique en 1822 s’inscrit dans un climat d’agitation politique des étudiants parisiens, alors que les journées de Juillet 1830 lui ouvrent les portes d’une carrière dans le corps des Ponts et Chaussées, qu’il rejoint avec l’appui de la députation de Moselle. En avril 1831, il est nommé élève à l’Ecole des Ponts, effectue deux séjours auprès d’ingénieurs ordinaires, dans le Cher et l’Ariège, avant de rejoindre le Conseil Général du corps, au printemps 18333. Il y rencontre Léonor Fresnel, alors secrétaire de la Commission des Phares, qui veille à l’exécution d’un ambitieux programme de construction sur toutes les côtes du pays. Celui-ci lui demande de rédiger des avis sur les projets de phares proposés par les ingénieurs du littoral. En avril 1834, Léonor frère d’Augustin Fresnel, confie à Reynaud la responsabilité du difficile chantier de Bréhat. Il s’agit de construire un phare dit « de premier ordre » sur un rocher submergé à chaque marée. Dans ces conditions difficiles, comment le bâtisseur va-t-il maîtriser les tensions qui peuvent surgir entre esthétique, économie et technique ?

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4 Reynaud s’attelle à la tâche et propose un projet ambitieux, où les contraintes de tenue à la mer de l’ouvrage stimulent l’ambition esthétique de l’architecte. « Aucune oeuvre ne fut plus personnelle que ce phare de Bréhat, dont il ne parle que sous la forme impersonnelle »,

5 écrit de Dartein dans la biographie posthume de son maître. C’est dans cette perspective qu’il convient d’interpréter la césure du bâtiment en deux volumes distincts, l’un massif, engendré par la révolution d’un arc d’ellipse sur le modèle des phares britanniques d’Edystone et de Bell-Rock, l’autre plaçant la lanterne à 50 mètres de la base du phare, au sommet d’un cylindre de construction plus légère. Une question demeure cependant : pourquoi confier ce projet à Reynaud, alors que de nombreux ingénieurs, plus expérimentés dans les travaux maritimes, auraient pu en assurer la direction avec efficacité ? S’agit-il pour Fresnel d’éprouver les compétences du « jeune » ingénieur ? Aucune trace des motifs de cette décision n’est parvenue jusqu’à nous, mais il est sûr que la réussite, humaine et technique, plus qu’économique, de Bréhat décide Fresnel : dès le début des années 1840, il indique sans ambiguïté qu’il souhaite transmettre ses fonctions à Reynaud, sur lequel il se repose désormais pour certaines tâches administratives, dont l’inspection des travaux en cours.

6 La volonté de rendre exemplaire le récit de la construction des Héaux de Bréhat a gommé plusieurs épisodes douloureux - la triste noyade d’un entrepreneur chargé de l’extraction des pierres, la pension versée à un tailleur de pierres, dont les crises d’épilepsie ne seraient pas sans rapport avec les conditions de travail en mer - et les nombreuses difficultés financières rencontrées4. Au printemps 1837, les travaux confiés à l’entrepreneur breton Lemonier sont placés en régie, sous la responsabilité directe de l’ingénieur chargé du chantier. C’est donc dans une phase critique du chantier que l’Ecole polytechnique l’appelle aux fonctions de professeur d’architecture. Le 7 novembre 1837, alors qu’il ne s’est pas officiellement déclaré, le conseil d’instruction souligne que son statut d’ancien élève, sa connaissance du « langage des mathématiques », sa carrière d’architecte, et ses fonctions d’ingénieur des Ponts font de lui le candidat idéal5- Il est très facilement élu et combine cette activité d’enseignement avec l’achèvement des travaux du phare, dont il délègue pour partie la conduite à Jules de La Gournerie, ancien marin et jeune aspirant-ingénieur, qui souhaitait rejoindre un service maritime, si peu recherché par ses condisciples de l’Ecole des Ponts. Au printemps 1837, Reynaud s’est marié avec Mademoiselle Duhost, fille d’un colonel du 2eme de ligne, si bien que le souvenir de Bréhat condensera, bien des années plus tard, le succès professionnel et la fondation d’une famille : « la fortune vint en quelque sorte me chercher dans cette solitude. Aussi ai-je gardé de Bréhat le doux et cher souvenir qui s’attache aux lieux témoins des premiers succès, du premier bonheur. (...) Déjà le phare montait assez haut pour que de toutes parts nous le vissions dominer l’horizon. Ma fortune avait grandi avec lui, et il me semblait que chaque assise qui s’élevait venait assurer notre avenir6.»

7 C’est par ces mots que Reynaud achève, pendant le siège de Paris, les notes autobiographiques qu’il rédige à l’intention de ses deux enfants. Nous sommes à la fin de l’année 1870 et Léonce Reynaud a derrière lui une brillante carrière à la tête d’une direction des phares. En 1867, dans un dossier de candidature à l’Académie des Sciences, il indique que « sur 291 phares de divers ordres actuellement allumés sur les côtes de France (...), 131 ont été établis sous ma direction, et la plupart d’après mes plans. »

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8 A titre personnel, il s’attribue la direction des travaux des phares de mer, dont celui des Roches-Douvres, une structure métallique exhibée sur le Champ de Mars avant de rejoindre les côtes armoricaines. Saisir l’influence de Reynaud sur les travaux menés sur les côtes de France n’est pas une tâche aisée, mais les preuves rassemblées à ce jour indiquent que ses conseils et son enseignement guident les projets que proposent les ingénieurs du littoral, pour la plupart d’anciens élèves formés à l’École polytechnique.

9 Mais revenons devant cette tombe du Père Lachaise où des amis, des proches et des collègues se rassemblent le 15 février 1880 pour évoquer la mémoire d’un « enfant du siècle », né sous l’Empire, à Lyon en 1803, et mort à Paris dans l’ivresse de l’invention d’une « vie moderne », celle des expositions universelles auxquelles il a participé depuis 1855. Comment raconter Reynaud ? Parmi les orateurs qui prennent la parole en cette journée d’hiver, un enseignant en architecture, de Dartein, et un ingénieur des phares, Allard. Chacun souligne l’importance du disparu dans le champ qui est le sien. Cependant le personnage ne trouve guère sa place dans l’histoire de l’architecture, sans que celle des ingénieurs lui réserve un sort plus enviable. En 1907, l’annuaire des anciens élèves des Beaux-Arts n’attribue que deux bâtiments à l’élève de Huyot et Durand : « l’ancienne gare du Nord » et le phare de Bréhat, situé à tort dans le Finistère7. Quant à l’histoire des phares, placée en France sous la tutelle des progrès de l’éclairage et des théories scientifiques de la lumière, l’écrasante présence d’Augustin Fresnel ne laisse d’espace ni à son frère Léonor, l’organisateur discret du service qui fit connaître hors de l’hexagone les innovations conduites à Paris dans les années 1820, ni aux bâtisseurs dirigés par Reynaud.

Un théoricien compromis

10 Dans le domaine de l’architecture, cette discipline qui constitue un peu la mauvaise conscience artistique du XIXe siècle, dans son refus d’entériner la ligne de partage qui s’accuse entre sciences et techniques d’un côté, beaux-arts de l’autre, dans sa conviction de ne pouvoir produire, en un siècle de transition, que des œuvres dépourvues de style véritable, l’oubli dans lequel tombe progressivement Léonce Reynaud n’en demeure pas moins surprenant. Si son œuvre bâtie, à l’exception des phares, demeure relativement modeste, sa contribution à la théorie de l’architecture est largement reconnue et saluée par ses contemporains qui sont nombreux à y voir un essai de conciliation réussi entre les valeurs de progrès du siècle et un idéal de beauté architecturale respectueux des enseignements de l’histoire. Exposée pour l’essentiel dans son Traité d’architecture, cette contribution peut même paraître plus convaincante que les doctrines proposées par Viollet-le-Duc et son clan. Elle est en tout cas plus nuancée que les thèses énoncées par l’auteur du Dictionnaire raisonné de l’architecture française et des Entretiens. L’intérêt passionné, exclusif et discutable que Viollet-le-Duc voue au Moyen Age, ainsi que la priorité absolue qu’il accorde à la dimension constructive dans le détermination de ce que doit être l’architecture, n’ont pas d’équivalent sous la plume de Reynaud8-

11 Mais s’il correspond mieux aux réalités de son époque que le systématisme viollet-le- ducien, ce sens de la nuance va finir par desservir une pensée à laquelle il manque le souffle visionnaire qui anime bien des pages du Dictionnaire ou des Entretiens. En dépit de leur différences doctrinales, Viollet-le-Duc et Reynaud peuvent être tous deux classés parmi ces théoriciens soucieux de « raisonner » l’architecture pour lesquels on

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forgera par la suite l’étiquette de « rationaliste ». A l’intérieur de cette mouvance, aussi diverse que le parti de l’Académie et de l’Ecole des Beaux-Arts auquel elle prétend s’opposer, Viollet-le-Duc incarne une sorte de frange héroïque, tandis que Reynaud serait plus proche d’une position moyenne ménageant à la fois alliés et adversaires. Avec l’injustice dont elle est coutumière, l’histoire de l’architecture retient plus volontiers les positions extrêmes, susceptibles de frapper l’imagination, que les tenants de compromis plus complexes à expliciter. Là réside sans doute l’une des explications de l’oubli dans lequel est généralement tombé le Traité d’architecture de Reynaud. La théorie qu’il expose n’en constitue pas moins un précieux témoignage sur les débats qui agitent le monde de l’architecture française au cours de la seconde moitié XIXe siècle. Dans sa méfiance à l’égard de tout engouement excessif comme dans son ouverture plus prononcée aux multiples dimensions du progrès scientifique et technique que celle dont fait preuve Viollet-le-Duc, Reynaud pourrait pourtant être considéré comme le véritable représentant du rationalisme architectural français, un rationalisme moins éloigné qu’on ne l’a dit de la pratique de l’Ecole des Beaux-Arts et de l’éclectisme.

12 Avant de trouver sa forme définitive avec le Traité d’architecture, la doctrine de Léonce Reynaud trouve l’une de ses premières expressions dans l’article « Architecture » rédigé en 1833-1834pour l’Encyclopédie nouvelle dont son frère Jean était l’un des directeurs9. On y voit s’esquisser en effet une définition de l’architecture au croisement des moyens scientifiques et techniques disponibles et d’un désir de symbolisation qui le distingue à la fois de l’approche stylistique et compositionnelle de l’Ecole des Beaux- Arts10 et du rationalisme presque entièrement architectonique de Viollet-le-Duc. C’est un compromis que recherche encore une fois Reynaud entre le caractère nécessairement utilitaire des productions de l’architecture et leur ambition d’exprimer les valeurs essentielles de la société qui leur donne naissance.

13 Cette recherche du compromis se précise dans le Traité d’architecture dont les deux tomes parus respectivement en 1850 et 1858 portent aussi l’empreinte d’une conception cycloprogressiste de l’évolution artistique et architecturale qui doit beaucoup aux premières grandes philosophies de l’histoire, au Saint-Simonisme en particulier. Suivant en cela son frère Jean qui avait compté parmi les principaux membres du mouvement saint-simonien autour de 183011, Léonce Reynaud s’était rapproché un moment de ce groupe annonçant l’avènement d’un nouvel âge d’or de l’humanité au nom d’une science historique raisonnant en termes de grandes époques de la culture12. Qu’elles soient « organiques » ou « critiques », pour reprendre la terminologie saint-simonienne, ces époques commençaient toutes par une période de tâtonnement, suivie par une sorte de plénitude avant de s’achever par la dissolution progressive de leurs principes fondateurs. A l’instar de cette évolution qui n’est pas sans rappeler la conception hégélienne de l’art, les différents styles d’architecture empruntent tous le même chemin selon l’auteur du Traité. A une première phase où l’on s’occupe du fond plutôt que de la forme, de l’architectonique plutôt que de la décoration, succède une recherche de l’unité tant formelle que spirituelle, recherche synonyme d’élégance, c’est-à-dire d’un équilibre entre les différentes dimensions de l’œuvre. « On ne repousse pas l’utile, mais l’agréable doit tempérer ses expressions », écrit à ce propos Reynaud avant d’ajouter : « enfin arrive le goût des richesses, l’ornement étouffe l’expression ; l’idée disparaît sous le luxe ».

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14 En d’autres termes, sitôt parvenu à maturité, le style commence à se déliter selon la loi universelle de la croissance et du déclin des êtres.

15 De la nécessité de tenir balance égale entre les sciences et les techniques du bâtiment et l’inspiration artistique à la valorisation de la phase d’équilibre stylistique entre déterminations architectoniques et décoration, la théorie de Reynaud est ainsi toute entière placée sous le signe du compromis. Le plan adopté dans le Traité reflète la même orientation générale. Son premier tome est en effet consacré pour l’essentiel aux matériaux et aux techniques de construction, tandis que le second passe en revue les principes généraux de la composition des édifices, puis les parties des édifices, avant d’aborder différents types de programmes, anciens et contemporains, des temples antiques aux gares de chemin de fer. Un tel plan ressemble fort à la structure du Précis des leçons d’architecture données à l’Ecole polytechnique de Durand fondée sur la distinction entre éléments et composition des édifices13. Cette distinction se retrouve d’ailleurs sous la plume de Reynaud. Mais tandis qu’elle renvoyait chez Durand à la rigueur d’une démarche analytique de décomposition/recomposition de la discipline architecturale démarquée des méthodes en usage dans les sciences exactes, elle exprime plutôt aux yeux de Reynaud la tension surmontée entre progrès scientifique et technique et idéal artistique. Répudiant le géométrisme de son prédécesseur, l’auteur du Traité étend en effet la notion d’élément aux résultats des sciences de la construction, à commencer par la résistance des matériaux. De façon similaire, la composition procède à la fois de l’expression des principes architectoniques et d’un sentiment esthétique plus difficilement formalisable qui présente certaines analogies avec celui dont se réclame l’enseignement de l’Ecole des Beaux-Arts. Présente dans la définition des éléments et de la composition, la tension entre progrès et idéal artistique se retrouve également dans leur face à face. La notion d’élément renvoie en effet à une analyse rationnelle des données fondamentales, constructives, programmatiques et décoratives, de l’architecture, tandis celle de composition se pare d’un caractère intuitif, presque essentialiste.

16 Le prix à payer pour cet ensemble de compromis réside dans une historicisation de la discipline architecturale autrement plus radicale que celle à laquelle procède Viollet-le- Duc. Car à défaut de résider dans une architectonique, le propre de l’architecture n’est plus que d’appartenir pleinement à son époque. Pour Viollet-le-Duc, en revanche, de vrais principes de l’architecture, des principes à la fois intemporels et déposés une fois pour toutes dans la pratique des bâtisseurs du Moyen Age, subsistent : « L’architecture née en France (...) à la fin du XIIe siècle (...) a cela de particulier qu’elle se prête à toutes les combinaisons, à tous les besoins, à tous les usages : c’est un moyen de produire bien plus qu’une production. A ce point de vue, elle peut donc rendre de grands services. Sa véritable essence, c’est le progrès, c’est la possibilité de se transformer, de s’accommoder à la civilisation quelle que soit la rapidité de sa marche : c’est l’architecture moderne14.»

17 On serait bien en peine de trouver une déclaration du même type chez Reynaud, qui insiste au contraire sur les qualités spécifiques de chacun des styles d’architecture dont l’histoire révèle l’existence. De là à préconiser l’usage simultané de tous ces styles, en un siècle féru d’histoire au point de se perdre parfois dans sa contemplation en espérant y trouver la réponse aux incertitudes qui l’assaillent, il n’y a qu’un pas. Ce pas, Reynaud se refuse toutefois à le franchir clairement, même si sa production bâtie porte l’empreinte de cette tentation. A la différence de César Daly et de sa Revue générale de l’architecture et des travaux publics15, l’éclectisme reste à l’horizon de sa démarche

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théorique au lieu d’en constituer le cœur. Le rationalisme constructif et l’éclectisme constituent ainsi les deux limites entre lesquelles l’auteur du Traité d’architecture tente de se frayer un chemin.

Le cours d’architecture de l’Ecole polytechnique

18 Bien que ses orientations théoriques diffèrent profondément de celles de Durand, Reynaud fait à bien des égards figure de continuateur de son œuvre de pédagogue. Au sein d’une Ecole polytechnique marquée par le poids croissant des sciences au détriment de disciplines plus appliquées16, il parvient en effet à préserver la place de l’architecture. Jusqu’en 1850, l’enseignement de l’architecture comprend une trentaine de leçons ; leur nombre sera porté à quarante par la commission Le Verrier préoccupée par l’abstraction grandissante du cursus polytechnicien. Ces quarante leçons se divisent en deux parties égales consacrées respectivement aux éléments des édifices et à leur composition, dans le droit fil de la structure du cours de Durand. Contrairement à ce dernier qui se focalisait sur des éléments et des principes décomposition tellement généraux qu’ils en devenaient intemporels, Reynaud ouvre largement son enseignement aux techniques industrielles et aux nouveaux programmes qui accompagnent leur développement. C’est ainsi qu’il est amené à accorder une place grandissante à la construction métallique, qu’il aborde des domaines en pleine évolution comme le chauffage des édifices, et qu’il traite aussi bien de l’architecture des églises que de celle des gares de chemin de fer.

19 Les aperçus historiques dont le cours est émaillé bénéficient d’une ouverture comparable sur les progrès les plus récents de l’archéologie et de l’histoire de l’art. Moins doctrinale que l’exposition des progrès de l’architecture qui figure dans les Entretiens de Viollet-le-Duc, la vision de l’histoire qui s’esquisse de la sorte annonce sur certains points essentiels celle du plus célèbre de ses élèves, Auguste Choisy, ne fut-ce même qu’en raison de l’importance qu’elle accorde à l’architecture de l’Orient méditerranéen, aux constructions byzantines en particulier dont Viollet-le-Duc tend à minimiser l’apport.

20 Endépit de ces éléments de parenté, les liens entre Reynaud et Choisy demeurent complexes à démêler. Plus généralement, l’influence exercée par l’auteur du Traité d’architecture reste à étudier. Cette influence est directe dans le cas de Ferdinand de Dartein qui succède à Léonce Reynaud au poste de professeur d’architecture de Polytechnique avant de devenir son premier biographe, le seul d’ailleurs à ce jour. Elle est sans doute plus diffuse chez Choisy dont l’Histoire de l’architecture doit autant à Viollet-le-Duc qu’à son ancien professeur. Uncertain air de famille se dégage tout de même de la lecture croisée du Traité et de l’Histoire, à commencer par ce ton volontairement impersonnel qui dissimule des engagements tout aussi tranchés que ceux de Viollet-le-Duc. « Depuis le commencement du siècle, architectes et ingénieurs se regardent chez nous avec plus d’étonnement que de bienveillance. Oncroirait le dieu a + b et la déesse Fantaisie en train de se dévisager réciproquement17»,

21 déclarait César Daly à l’occasion d’un toast porté devant la Société des ingénieurs civils de France en 1877. De Léonce Reynaud à Auguste Choisy en passant par Ferdinand de Dartein, la volonté de concilier le dieu de la rigueur et la déesse de la fantaisie semble conduire à un même détachement, comme pour faire oublier la fragilité de cette

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entreprise de conciliation, comme si l’on ne pouvait plus être à la fois architecte et ingénieur qu’en s’effaçant derrière ses productions.

Cours d’architecture de Léonce Reynaud 1860-1862. Projet d’aménagement pour l’Ecole polytechnique.

NOTES

1. L. Reynaud, Traité d’architecture contenant des notions générales sur les principes de la construction et sur l’histoire de l’art, Paris, Carilian-Gœury et Victor Dalmont, 1850-1858, t. 2. 2. Sur cet édifice qui a été remplacé par l’actuelle gare due à l’architecte Hittorff au début des années 1860, voir K. Bowie, Les Grandes gares parisiennes du XIXe siècle, Paris, DAAVP, 1987 et A. Picon, "Apprendre à concevoir les gares : L’Enseignement de Léonce Reynaud", in Revue d’histoire des chemins de fer, n° 5-6, automne 1991-printemps 1992, p. 51-63. 3. Cf. le dossier d’ingénieur des Ponts et Chaussées de Reynaud conservé aux Archives nationales sous la cote F14 23121. 4. Archives départementales des Côtes d'Armor, série S, carton 11 S 7 (103) 5. Archives de l’Ecole polytechnique, Procès verbal du Conseil d’instruction du 7 novembre 1837. 6. F. de Dartein, M. Léonce Reynaud. Sa vie et ses oeuvres par l’un de ses élèves, Paris, Dunod, 1885. 7. E. Delaire, Les Architectes de l’École des Beaux-Arts, Paris, Librairie de la construction moderne, 1907. L’édition précédente (1895) mentionnait, outre le phare de Bréhat et la Gare du Nord, le viaduc de Dinan et le dépôt des phares de Paris.

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8. Sur les théories de Viollet-le-Duc, lire par exemple Actes du Colloque international Viollet-le-Duc, Paris, Nouvelles éditions latines, 1982 ; G. Bekaert, A la Recherche de Viollet-le-Duc, Bruxelles, Liège, Mardaga, 1980 ; J.-M. Leniaud, Viollet-le-Duc ou les délires du système, Paris, Mengès, 1994. 9. L. Reynaud, "Architecture", in Encyclopédie nouvelle, Paris, C. Gosselin, 1836-1841, t. 1, pp. 770-778. Voir à propos de cet article R. Middleton, "Rationalisme et historicisme. Un Article de L. Reynaud pour l’Encyclopédie nouvelle", in Amphion. Etudes d’histoire des techniques, n° 1, 1987, pp. 137-145. 10. Sur l’Ecole des Beaux-Arts et sa doctrine, lire par exemple A. Drexler (dir.), The architecture of the Ecole des Beaux-Arts, Londres, 1977, rééd. Londres, Seeker & Warburg, 1984 ; R. Middleton (dir.), The Beaux-Arts and nineteenth century French architecture, Londres, Thames and Hudson, 1982 ; A. Jacques, R. Miyaké, Les dessins d’architecture de l’Ecole des Beaux-Arts, Tokyo, 1987, éd. française Paris, Arthaud, 1988. 11. Cf. D.-A. Griffiths, Jean Reynaud encyclopédiste de l’époque romantique, Paris, M. Rivière, 1965. 12. Voir notamment Ch. Henry, lettre à Duvergier du 11 juin 1830, Bibliothèque nationale, Manuscrits N.A.F 24610. Sur les conceptions saint-simoniennes appliquées à l’histoire de l’art, lire par exemple Ph. Régnier, Les Idées et les opinions littéraires des saint-simoniens ( 1825-1835), thèse de doctorat de l’Université de Paris III dactylographiée, Paris, 1982-1983 ; N. McWilliam, Dreams of happiness. Social art and the French left 1830-1850, Princeton, Princeton University Press, 1993. 13. Sur Durand, voir bien sûr W. Szambien, Jean-Nicolas-Louis Durand 1760-1834 De l’imitation à la norme, Paris, Picard, 1984. 14. E.-E. Viollet-le-Duc, A Monsieur Adolphe Lance, rédacteur du journal L’Encyclopédie d’architecture, extrait de L’Encyclopédie d’architecture, Paris, Bance, 1856, col. 10-11. 15. Sur César Daly, le journaliste et le théoricien de l’architecture, lire M. Saboya, Presse et architecture au XIXe siècle. César Daly et la Revue générale de l’architecture et des travaux publics, Paris, Picard, 1991. 16. Cf. B. Belhoste, A. Dahan-Dalmédico, A. Picon (dir.), La Formation polytechnicienne 1794-1994, Paris, Dunod, 1994. Sur l’évolution générale du cours d’architecture avant et pendant le professorat de Reynaud, voir par ailleurs F. de Dartein, Observations sur le cours d’architecture de l’Ecole polytechnique et sur le programme de ses leçons, Paris, Imprimerie de Simon Raçon, 1874. 17. C. Daly, Ingénieurs et architectes (un toast et son commentaire), extrait de la Revue générale de l’architecture et des travaux publics, Paris, Ducher et Cie, 1877., p. 4. Sur l’arrière-plan doctrinal des prises de position de Daly, lire H. Lipstadt, Architecte et ingénieur dans la presse : polémique, débat, conflit, rapport de recherche dactylographié, Paris, I.E.R.A.U., 1980 ; M. Saboya, Presse et architecture au XIXe siècle. César Daly et la Revue générale de l’architecture et des travaux publics, Paris, Picard, 1991.

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Une histoire de l'architecture selon Auguste Choisy

Thierry Mandoul

1 De l’enseignement que donna Auguste Choisy (1841-1909) à l’École polytechnique1, il ne reste apparemment aucune trace, aucun document. Seul Aubert, historien de l’art français, spécialiste de l’archéologie médiévale et auteur en 1910 d’une notice nécrologique sur l’ingénieur des Ponts et Chaussées Choisy, offre un possible aperçu du contenu de ses cours en écrivant : « le sujet de ses leçons fut l’histoire de l’architecture. Il se voua à cette tâche avec le double désir d’initier ses jeunes camarades aux principes de l’art et de présenter au public, dans un ouvrage d’ensemble le tableau de la marche de l’art architectural depuis ses origines jusqu’à nos jours »2.

2 Si l’on suit l’historien dans ses propos, le document le plus à même de rendre compte du contenu de l’enseignement de Choisy à l’Ecole polytechnique serait l’ouvrage qu’il publia en 1899, l'Histoire de l’architecture.

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Auguste Choisy

Collection Ecole polytechnique

3 Oeuvre de premier ordre et reconnue comme telle dès sa publication, l'Histoire de l’architecture, occupe une place de choix dans la culture et le débat architectural du XXe siècle. Pour l’architecte Le Corbusier, l’ingénieur Choisy a « écrit l’histoire de l’architecture comme personne »3. Ce point de vue, si l’on en juge par les nombreuses et successives rééditions de l’Histoire de l’architecture, semble avoir été partagé par plusieurs générations d’architectes. Ce livre aurait donc grandement contribué à leur formation, des plus célèbres aux plus modestes, des tenants de la modernité aux restaurateurs de monuments anciens.

4 L’Histoire de l’architecture de Choisy consacre, à la fin du XIXe siècle en France, l’hégémonie d’une pensée issue du siècle des Lumières, celle de l’ingénieur, sur le discours architectural. Après les Cours de Durand, le Traité de Reynaud, l’oeuvre historique de Choisy vient couronner le triomphe de cette pensée rationnelle où les notions constructives et économiques sont plus que jamais présentées comme essentielles et dont l’architecte Viollet-le-Duc sera l’un des plus ardents défenseurs. En proposant une interprétation globale et synthétique d’une histoire de l’architecture des civilisations basée sur le principe de l’existence de lois universelles communes à toute architecture, en privilégiant une dimension particulière de cette architecture, la construction, et en élaborant un mode de représentation original, Choisy a séduit et fasciné les architectes du XXe siècle.

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Prémices d’une histoire

5 C’est par la géométrie, serions-nous tenter de dire, que l’ancien élève de l’École polytechnique (1861-63) et de l’école des Ponts et Chaussées (1863-66) découvre l’histoire. C’est en tout cas grâce à cette science que Choisy acquiert une première reconnaissance auprès des hommes de l’art et ceci dès l’âge de 23 ans. Envoyé en 1864 pour sa première mission d’étude en tant qu’élève-ingénieur dans la vallée du Rhône, puis en Italie et en Grèce, Choisy entreprend à Athènes, dans le prolongement des travaux menés au début du XIXe siècle par les archéologues-antiquaires sur la courbure de l’entablement du Parthénon, une étude sur l’inflexion dissymétrique des degrés constituant la base de ce même temple. Privilégiant l’analyse géométrique et topographique, Choisy offre une interprétation originale qui séduit ses contemporains et critique d’une certaine façon les règles académiques de composition4. Si les sommets et rayons des courbures des entablements et des degrés du temple ne correspondent pas en vue frontale, c’est, avance-t-il parce que le temple ne devait pas être perçu de façon frontale mais de façon oblique. A la « symétrie géométrale » Choisy oppose désormais une « symétrie optique » à partir de laquelle l’ingénieur développera sa thèse de la composition pittoresque de l’Acropole.

6 Suite à son classement à la sortie de l’école des Ponts (deuxième de sa promotion), Choisy effectue en 1866 un long voyage à travers l’Europe qui le conduit en l’Italie. A Rome, partant du constat que l’architecture antique de cette ville a été depuis des siècles maintes fois décrite tant du point de vue de sa forme que de son décor, Choisy projette d’en étudier les structures. Il consacre alors son séjour à l’analyse et à la description des méthodes de construction de la Rome antique. Avec l’appui insistant de Viollet-le-Duc et de Reynaud, son rapport est finalement publié en 1873, sous le titre de L’art de bâtir chez les romains. Cet ouvrage, autant par sa forme que par son contenu, développe thématiques et méthodes que l’on retrouvera dans son Histoire de l’architecture. Y sont décrits et classés selon leurs types de maçonnerie, concrètes ou appareillées, les différents « procédés » constructifs de ces bâtiments. Des axonométries éclatées représentent déjà les structures analysées. De plus l’auteur relate comme il le fera à la fin de chaque chapitre dans son Histoire de l’architecture, l’organisation sociale de la civilisation étudiée ainsi que les corporations du bâtiment ayant produit les architectures.

7 Durant la vingtaine d’années qui précèdent la parution de l’Histoire de l’architecture, Choisy va ainsi multiplier ses recherches sur l’architecture des civilisations du passé, qui, comme il le note lui-même, constituent autant de documents préalables à la conception d’une histoire de la construction chez les anciens.

8 En 1883, après avoir parcouru l’Asie Mineure et écrit plusieurs articles, Choisy publie son second grand ouvrage, L’art de bâtir chez les Byzantins. Latiniste et helléniste accompli, Choisy poursuit un travail de philologue et opère une critique de restitution de plusieurs textes anciens. En 1883 et 1884, il publie ses Etudes épigraphiques sur l’architecture grecque regroupant la traduction de quatre descriptions de travaux sur des monuments de la Grèce antique. En 1904, est édité l’Art de bâtir chez les Égyptiens, dernier ouvrage d’une trilogie consacrée à l’étude des méthodes constructives antiques et byzantines. Entre temps Choisy est passé d’une histoire de la construction chez les anciens à une histoire générale de l’architecture en publiant en 1899 l’Histoire de

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l’architecture. Un an après sa mort, en 1910, paraît sa traduction commentée et illustrée du Vitruve.

Construction/Economie/Société

9 Guidé par un savoir radicalement différent de celui des architectes de son siècle, formé à la description, à l’analyse, à l’expérimentation, aux calculs des ouvrages et des matériaux, Choisy met clairement en pratique ce qu’il avait déjà annoncé dans L’Art de bâtir chez les romains, c’est-à-dire faire « l’histoire de ces monuments, envisagés du point de vue de l’art de l’ingénieur »5.

10 Choisy associe au regard de l’archéologue observant les ruines, les connaissances de l’ingénieur sur les principes qui régissent l’établissement des structures. Choisy détermine les données matérielles, outils et matériaux, interprète les structures des constructions en fonction de leurs conditions de stabilité et de mise en oeuvre, tout en faisant abstraction des avancées technologiques de son siècle, afin de résoudre des questions apparemment insolubles à l’exemple de l’édification des architectures mégalithiques égyptiennes. A l’instar des recherches de Rondelet sur le transport des charges lourdes quelques décennies auparavant, Choisy propose des réponses simples, rationnelles, fondées sur un savoir nourri de sciences expérimentales plutôt que mathématiques, associées à des connaissances philologiques.

11 Posée ainsi avec insistance tout au long de l’Histoire de l’architecture, la question constructive retrace, d’une certaine façon, une évolution des techniques de construction au cours des siècles et plus particulièrement, celles concernant les ouvrages de couvrement, leurs transformations progressives à travers l’histoire, allant du linteau entre colonnes des salles des temples égyptiens aux plates-bandes des Grecs, en passant par les voûtes construites par concrétion des romains, les constructions voûtées sans cintrage des peuples arabes, les voûtes romanes et gothiques à nervures jusqu’aux neuf coupoles en métal de la grande salle de la Bibliothèque nationale de Labrouste. De cette analyse des systèmes constructifs, Choisy déduit un ensemble de connaissances qui justifie et explicite les formes architecturales ainsi que leurs ornements. Il rejoint le projet de Viollet-le-Duc de faire de l’idée constructive le principe même de l’architecture. La forme apparaît comme la résultante de procédés constructifs.

12 Cette réduction de l’architecture à là seule dimension des rapports entre l’édifice et sa structure, est contrebalancée par la tentative de Choisy tout au long de ses investigations de comprendre « ces inévitables attaches qui lient le mode de construire aux états successifs de l’humanité et qui font de l’art un résumé de l’histoire même des sociétés »6.

13 En soulignant les liens entre l’histoire de l’architecture et celle des civilisations, Choisy fait des constructions des objets complexes résultant d’organisations sociales et économiques spécifiques, de conditions géographiques et matérielles particulières. L’économie, de matière, de mouvement, de force productive, devient même pour Choisy un objet de connaissance pour mieux percer les secrets des constructions du passé : « un calcul de sévère économie se manifesta évidemment pour moi comme la principale raison d’où découlent les diverses dispositions de la construction antique »7.

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14 L’architecture apparaît sous la plume de Choisy comme un art remarquablement social dont la transformation est conditionnée par l’évolution de la société et non comme le produit d’une oeuvre individuelle, d’une volonté personnelle artistique. Par ses descriptions précises des forces productives et des conditions ouvrières du passé, l’oeuvre de Choisy, empreinte d’un certain déterminisme social et économique, renvoie au matérialisme ambiant du XIXe siècle. On peut penser que la forte présence de courants politiques progressistes et notamment saint-simonien au sein du corps des Ponts ont certainement concouru à la formulation de telles positions, tout comme les cours et réflexions menés à l’école des Ponts autour du travail et de son organisation rationnelle.

Les lois de l’architecture

15 La pensée historique de Choisy, comme celle de Viollet-le-Duc, repose sur le principe de l’existence de lois générales communes à toute architecture. « Chez tous les peuples l’art passera par les mêmes alternatives, obéira aux mêmes lois »8.

16 Mais ces règles ne sont jamais clairement fixées. On pressent seulement ce qui doit constituer la nature même de l’architecture et qui sont autant de postulats de l’architecture rationaliste : l’emploi raisonné des matériaux, la forme comme expression de la construction, la décoration comme énoncé de la structure, l’économie comme cause agissante, l’architecture comme produit d’une société et d’un milieu, La seule loi énoncée comme telle par Choisy concerne la proportion. Elle est selon Choisy une évidence. « Nous sentons l’existence de cette loi alors que nous en ignorons la formule »9.

17 Les formes architecturales ainsi réglées « éveillent en nous l’idée d’ordre, qui n’est pas loin de l’idée du beau »10.

18 Ces lois de proportion s’établissent indifféremment à partir de rapports mathématiques, de tracés géométriques, ou de compositions modulaires simples. Elles articulent formes architecturales, structures et matériaux, et réalisent la synthèse en dominant tout l’ensemble. Enfin, elles permettent aussi de « fixer des règles et de les perpétuer par l’enseignement ».

19 Mais Choisy ne leur confère aucune dimension opératoire. Ses lecteurs le feront pour lui à l’exemple de Le Corbusier lorsqu’il rédigera les pages de son Modulor.

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Diagramme expliquant la dissymétrie des gradins qui bordent la plate-forme du Parthenon

Auguste Choisy Histoire de l’architecture, p. 417 t. 1

Mode de construction par lits alternatifs de cailloux et de mortier, des massifs à parement de brique ou de moellon

Auguste Choisy Histoire de l’architecture, p. 521 t. 1

Transport par flottage

Auguste Choisy Histoire de l’architecture, p. 36 t. 1

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Organisation des chantiers de construction d’un temple

Auguste Choisy Histoire de l’architecture, p. 35 t. 1

Diagramme de la construction d’une voûte à liernes.

Auguste Choisy Histoire de l’architecture, p. 276 t. 2.

Proportions de la Porte Saint-Denis

Auguste Choisy Histoire de l’architecture, p. 746 t. 2.

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Cheminée des cuisines de l’abbaye de Glastonbury

Auguste Choisy Histoire de l’architecture, p. 540 t. 2.

Pondération des masses : la régularité dans la dissymétrie, vue des Propylées de l’Acropole

Auguste Choisy Histoire de l’architecture, p. 414 t. 1.

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20 Par delà ces principes, une notion supérieure s’impose aux autres, celle de l’évolution. « Chaque époque est la conséquence inévitable de celle qui la précède »11

21 et obéit selon Choisy à des rythmes cyclo-progressistes, « comme se succèdent dans un être organisé l’enfance, l’âge mûr et la vieillesse »12.

22 Les architectures diffèrent selon leurs distributions géographiques, s’acclimatent aux conditions atmosphériques et aux modes de vie qui en découlent, se modifient selon les matériaux disponibles, se transforment en fonction du développement des outils, évoluent selon les mutations sociales. Choisy semble faire sienne la très darwinienne question de l’adaptation à son milieu comme élément central de l’évolution de l’architecture. Ce principe de mouvement évolutif va de pair chez Choisy comme chez Viollet-le-Duc, avec l’idée d’un progrès social.

Représenter l’architecture

23 Choisy doit une grande partie de sa notoriété à ses illustrations originales, à ses schémas relatant les mises en oeuvre, les assemblages et surtout à ses représentations axonométriques. Ce mode de représentation développé par Choisy résume en bien des points sa pensée sur l’objet architectural. Choisy réussit à produire une vision synthétique d’un bâtiment là où les architectes n’avaient jusqu’à présent, que façonné des représentations graphiques distinctes. « Le lecteur a sous les yeux, à la fois, le plan, l’extérieur de l’édifice, sa coupe et ses dispositions intérieures »13.

24 Outil de synthèse et de mesure - ces axonométries sont isométriques - ce mode de représentation se présente comme un instrument analytique démontant l’édifice à l’instar d’un mécanisme. On retrouve là tout l’esprit de scientificité, d’objectivité caractéristique de l’oeuvre de Choisy. Non seulement ces vues plafonnantes démontrent l’idée constructive d’un bâtiment, ses équilibres des charges, leurs descentes, mais aussi mettent en scène une représentation de l’espace circonscrite par les fuyantes des murs et le poché noir du plan. On peut alors se demander si un tel mode de représentation n’a pas grandement contribué à une nouvelle approche théorique de l’architecture comme art de l’espace. Tout comme ces « points de vue à la grenouille » (vues depuis le bas) ont certainement aussi fasciné les architectes modernes pour avoir produit des images tellement inhabituelles et insolites qu’elles en deviennent paradoxalement obscures et surtout abstraites. La non-figuration de ces représentations, réversibles de surcroît, n’a pu que frapper l’attention de ces architectes dont l’objectif premier était la remise en cause des règles et traditions académiques. Enfin, la disparition dans l’axonométrie de tout point de vue fixe et de ligne d’horizon, rend particulièrement instable la perception de la figure. L’image devient, comme Choisy l’a noté, « mouvementée et animée comme l’édifice lui-même ». Une fois de plus, après ses pages sur le pittoresque grec, Choisy fait de la cinétique un principe de l’architecture qui captivera les architectes modernes du XXe siècle.

Une histoire universelle et ses limites

25 Le projet historique de Choisy est ambitieux. Il s’agit pour lui de couvrir la totalité du « passé ». Certes l’époque est aux grandes synthèses historiques et d’autres que Choisy

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ont déjà tenté d’écrire une histoire complète de l’architecture14, mais l’ingénieur est certainement le premier à procéder de façon aussi systématique à cette entreprise. Son approche repose sur un découpage chronologique précis, auquel est associé un découpage géographique. Cependant au fur et à mesure que l’on s’éloigne de l’Antiquité, ces découpages se modifient pour, à partir du moyen-âge, aboutir sur une histoire de l’architecture ne concernant plus que la France. C’est le découpage thématique identique pour chaque période étudiée qui offre un vision générale organisée et efficace de l’évolution de l’architecture à travers les âges.

26 Son regard demeure donc sélectif et diffère en attention selon l’époque observée. La Renaissance italienne par exemple est quasiment ignorée. Les architectures grecques et gothiques demeurent les arts de référence et les périodes les plus longuement étudiées.

27 Parmi les thèses les plus remarquables développées par Choisy, concernant ces périodes, on peut évoquer son travail sur la disposition des édifices de l’Acropole d’Athènes. Choisy tente de développer un modèle théorique afin de comprendre l’organisation irrégulière de ce lieu et de révéler comment, par la dissymétrie et le déplacement d’axes, le site est ordonné. Simplement évoqué par Viollet-le-Duc, comme une sorte d’idéal pittoresque, l’Acropole d’Athènes trouve sous la plume de Choisy une interprétation intellectuelle méthodique et organisée reposant sur une composition cinétique. L’Acropole est désormais pensée comme un ensemble d’objets que le visiteur découvre comme une série de tableaux, au gré d’un parcours. « Chaque motif d’architecture pris à part est symétrique, mais chaque groupe est traité comme un paysage où les masses seules se pondèrent »15.

28 Les nouveaux principes de composition édictés par Choisy s’opposent aux règles classiques reposant sur l’autorité de la symétrie et des axes. Ces propos modifient la vision des architectes sur l’Antiquité grecque, mais aussi la façon générale d’envisager leur propre monde. Le Corbusier reprend à son compte les propos de Choisy sur l’art grec pour mieux saisir l’idée génératrice du « désordre apparent » de l’Acropole et développer sa propre approche théorique de l’architecture.

29 L’architecture gothique est l’autre sujet de prédilection de Choisy dans la continuité de travaux comme ceux de Caumont, Lassus, Viollet-le-Duc, et en l’Angleterre, ceux de Willis. Le grand apport du gothique, selon Choisy, est de faire de l’architecture un art de structure en séparant celle-ci de la maçonnerie de remplissage, en montrant par un squelette de nervures sur quoi portent les efforts. La structure, plus que nulle part ailleurs, devient l’élément déterminant de l’architecture. La forme architecturale est en parfaite adéquation avec sa structure, l’architecture est rationnelle. « L’histoire du gothique a été celle du plus étonnant effort de la logique dans l’art » 16.

30 Cette architecture représente pour Choisy le triomphe de la pensée rationnelle. Elle est d’autant plus grande à ses yeux qu’elle évolue simultanément avec un développement social et politique à nul autre pareil. L’architecture gothique et ses cathédrales sont les reflets d’un vaste mouvement d’affranchissement des individus, l’expression de la liberté de tout un peuple.

31 Comment évaluer l’entreprise historique de Choisy ? Reconnaissons, dans les limites des connaissances de son époque, qu’il y parvient de façon magistrale après le traitement d’une quantité d’informations considérable. Par ce travail heuristique, croisant différents champs disciplinaires, associé à l’observation des objets architecturaux, à la vérification de la crédibilité des textes consultés, au recours aux

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sciences exactes et expérimentales, Choisy tente de développer une méthode s’éloignant de tout subjectivisme pour faire de l’histoire de l’architecture, une science. Mais convenons aussi, malgré tout l’intérêt que représente à la fin du XIXe siècle cette approche du passé, que l’Histoire de l’architecture reste aujourd’hui marquée par cette logique positiviste réduisant parfois l’étude historique des architectures à de simples rapports de causes à effets, omettant tous les aléas et incertitudes de l’histoire dont les architectures étudiées sont aussi souvent le résultat.

32 Cité dans le dernier des Entretiens sur l’architecture de Viollet-le-Duc comme exemple remarquable pour ses analyses scientifiques, emprunté par Le Corbusier dans Vers une architecture, Choisy apparaît comme un personnage clef dans l’histoire de la pensée architecturale du XIXe siècle et du XXe siècle. Avec l’Histoire de l’architecture, l’auteur trace de nombreuses voies qu’exploreront les architectes modernes et rationalistes du XXe siècle. Au niveau des théories architecturales, Choisy devient l’exégète d’un rationalisme structurel où toute question stylistique est abandonnée au profit d’une vérité constructive qui désormais définit morphologiquement l’édifice et dont Perret sera l’une des principales figures. De son oeuvre dérive aussi probablement la généralisation de l’utilisation des tracés régulateurs par les architectes modernes et rationalistes comme principe opératoire du projet. Enfin en codifiant l’organisation asymétrique de l’Acropole, il semble mettre le mouvement au coeur du projet architectural moderne. N’existe-t-il pas chez Choisy une véritable pensée du mouvement dans toute son analyse, mouvement des charges, des yeux, des pierres, qui aurait aussi grandement séduit, tout comme son système de représentation, les architectes de notre siècle ?

33 Autant de raisons qui ont peut être fait dire au polytechnicien d’Ocagne en 1930 que Choisy "méritait de vivre dans la mémoire, sinon du grand public, du moins de l’élite intellectuelle française, et plus particulièrement, de la famille polytechnicienne.17

NOTES

1. En 1876, Auguste Choisy est nommé professeur adjoint à F. de Dartein à l’École des Ponts et Chaussées, puis répétiteur du cours d’architecture de F. de Dartein à l’École polytechnique de 1881 à 1901. 2. Marcel Aubert, Notice sur Auguste Choisy, 1910. 3. Le Corbusier, Sur les quatre routes, Paris, Gallimard, 1941. 4. Auguste Choisy, Note sur la courbure dissymétrique des degrés qui limitent au couchant la plate-forme du Parthenon, Paris, Donnaud, 1865. 5. Auguste Choisy, L’art de bâtir chez les Romains, Paris, 1873, p. 3 6. Auguste Choisy, Histoire de l’architecture, t.1, p.l 7. Auguste Choisy, Histoire de l’architecture, t. 1, p. 5 8. Auguste Choisy, Histoire de l’architecture, t.1, p.l 9. Auguste Choisy, Histoire de l’architecture, t.1, p. 56 10. Auguste Choisy, Histoire de l’architecture, t.1, p. 57 11. Auguste Choisy, Histoire de l’architecture, t. 2, p. 526

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12. Auguste Choisy, Histoire de l’architecture, t. 2, p. 526 13. Avant propos à l’édition originale de l’Histoire de l’architecture 14. Voir à ce sujet les travaux Werner Szambien, La naissance de l’histoire de l’architecture, France et Allemagne, Rapport de recherche B.R.A-I.E.R.A.U., École d’architecture de Paris-Belleville, Paris 1988 et David Watkin, The rise of architectural history. The architectural press Ltd, London, 1980, 15. Auguste Choisy Histoire de l’architecture, t.1, p. 419 16. Auguste Choisy, Histoire de l’architecture, t. 2, p. 600 17. Maurice d’Ocagne, Auguste Choisy et l’art de bâtir chez les anciens, Vannes, 1930

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Gustave Umbdenstock, professeur d’architecture

Jean-Claude Vigato

Photo Ecole polytechnique - Cote E110P002 PHX 500708

1 L’École polytechnique se souvient de Gustave Umbdenstock. Bien qu’il ait enseigné dans les années vingt et trente, on rencontre encore des anciens de l’École qui pourtant n’ont jamais été ses élèves mais qui peuvent raconter ou pour le moins évoquer ce cours où il démontrait, au terme d’une comparaison des formes et ornements des casques des armées allemandes et françaises, que la victoire ne pouvait couronner que le poilu coiffé d’un couvre-chef au profil vivant. L’histoire prouva le contraire mais il

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est vrai que la mode vestimentaire avait changé outre-Rhin surtout dans les divisions blindées de la Waffen-SS. La tradition orale a transmis et transmet peut-être encore l’image d’un professeur bon enfant, brillant dessinateur, couvrant le tableau noir d’époustouflants croquis, orateur inénarrable doté d’un humour qui ne fut peut-être pas toujours volontaire et dont les cours étaient suivis avec une joie parfois bruyante.

2 Umbdenstock fut le sixième titulaire de la chaire d’histoire de l’architecture de Polytechnique1. Il fut d’abord nommé répétiteur pour remplacer le célèbre ingénieur des Ponts et Chaussées Auguste Choisy, lorsque celui-ci prit sa retraite, en 1901, pour se consacrer à ses chères études archéologiques. Chargé du cours d’architecture dès 1910, le 13 mai 1919, il succéda à Fernand de Dartein, un alsacien comme lui bien que sa famille fût originaire du Périgord. Il avait interrompu son enseignement pendant la Grande Guerre car, malgré son âge, quarante-huit ans, il s’était alors engagé comme simple soldat et revint du front blessé, lieutenant, officier de la Légion d’Honneur et d’un patriotisme antiallemand encore exacerbé par la guerre et la victoire.

3 Titulaire du diplôme d’architecte depuis 1893, deuxième second Grand Prix de Rome en 1896 et, l’année suivante, associé à Marcel Auburtin, premier prix du concours pour le Palais des Armées de terre et de mer de l’Exposition internationale de 1900, il exerçait aussi ses talents de pédagogue à l’École des beaux-arts de Paris où il était le « patron », comme cela se disait jusqu’en 1968, d’un atelier libre fondé en 1906 ou 1909. Ce fut un professionnel comblé : architecte de nombreuses sociétés bancaires et industrielles, membre du Conseil général des bâtiments et lycées de France, il bâtit immeubles et cités-jardins, banques, lycées, écoles, gares, églises, ponts, etc. dans divers styles utilisant tour à tour et parfois en même temps, la colonne avec l’accompagnement ad hoc de modillons, corniches, balustres et autres ornements, l’arc outrepassé arabisant, la brique, la pierre et l’ardoise du style Louis XIII, le pan de bois plus souvent faux que vrai mais aussi le béton armé2. De 1927 à 1937, en collaboration avec Albert Tournaire et la chefferie du Génie de Paris sud, il travailla à l’agrandissement de l’École, rue Descartes3, bâtisseur éponyme de la tour dominant le square Monge qui, du haut de ses quarante mètres, aujourd’hui encore, immortalise les deux premières lettres de son patronyme, pour quelques anciens élèves et historiens avertis, il est vrai. Il était déjà l’architecte du monument aux morts érigé dans la cour du pavillon Boncourt en 1925.

4 Le Corbusier lui éleva, à son corps défendant sans doute, un autre monument, de papier celui-là, l’admonestant, mais publiant de nombreuses photographies de ses œuvres et le citant longuement, dans Croisade ou le crépuscule des académies, un petit ouvrage, presqu’une plaquette, écrite en 1933 au plus fort d’une polémique qui opposait les camps de la tradition et de la modernité et, en particulier, les adhérents des Congrès internationaux d’architecture moderne, ceux que le critique d’art Camille Mauclair dénonçait dans les pages du Figaro 4, d’un côté, à gauche accusait-on, ce qui n’était qu’à moitié vrai, et, de l’autre, à droite donc, ce qui paraît vraisemblable, les membres de l’Association des architectes anciens combattants dont le professeur de Polytechnique était alors le président d’honneur. Car Umbdenstock fut l’un des acteurs les plus actifs du débat architectural de l’entre-deux-guerres. Défenseur de la tradition académique mais surtout du régionalisme, cette doctrine qui affirmait que l’architecture contemporaine ne réussirait son intégration dans les paysages de France qu’en imitant les styles des bâtisses campagnardes, des styles qui se différencieraient selon les régions, il escalada quelques tribunes partisanes, fit paraître des articles dans Art national, la revue de l’Aaac, et publia à compte d’auteur une plaquette qui dénonçait les

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fauteurs de chômage, ces architectes du Mouvement moderne, qui avaient renoncé à la pierre taillée et moulurée, au décor sculpté, à la fresque, à tout ce qui faisait vivre les métiers d’art et les artisans du bâtiment 5. En fait les déclarations du polémiste reposaient sur des convictions profondes et des idées et valeurs architecturales qui, pendant plus de trente-cinq ans, furent enseignées rue Descartes.

5 Le cours fut publié par la maison Gauthier-Villars en 1930 en deux forts volumes illustrés, divisés en quinze livres précédés de trois chapitres préliminaires et de trois chapitres voués à la définition de l’architecture. II comptait 1 310 pages en tout, au format de 22,3 cm par 28 cm. Cette édition avait été précédée de polycopiés conservés par les archives de l’Ecole et dont le plus développé, édité en 1927, est composé de deux tomes de 554 et 832 pages au format de 26 cm par 32 cm tapés à la machine à écrire et illustrés de nombreux dessins : croquis perspectifs rapides, dessins fouillés ou gravures précises, plans, coupes et élévations d’édifices mais aussi personnages, paysages, meubles, costumes, d’après nature ou d’après des œuvres d’art, peintes ou sculptées. L’édition de 1930 s’illumine, outre cette abondante illustration, de quelques planches en couleurs.

Une science de la composition artistique

6 Les prétentions du cours sont élevées. Il s’agit d’ « exposer et prouver les lois de la composition artistique communes à la peinture, la sculpture, l’architecture », puis d’« appliquer ensuite ces lois à l’architectonique, en dégager une conception philosophique indiquant la voie d’une architecture nationale française ».6

7 II existerait donc des lois de composition qu’il serait possible de prouver et, de plus, généralisables aux trois arts. La discipline architecturale relèverait alors des sciences appliquées. D’ailleurs quelques pages plus loin, le cours n’hésite pas à affirmer qu’il veut aboutir à une « science de la composition artistique »7. Et Umbdenstock de citer Hippolyte Taine, auteur d’une célèbre Philosophie de l’art, mais aussi le physiologiste Claude Bernard et le mathématicien Henri Poincaré.

8 L’art et la science seraient toutes deux, des « interprétations de la nature et de l’univers » ou encore « deux interprétations différentes d’une même nature ». Évidemment il parait étrange au cher professeur que « ...l’art n’ait jusqu’ici déterminé aucune interprétation théorique rationnelle, prenant source aussi [comme la science] aux lois naturelles et présentant des analogies plus ou moins marquées avec les interprétations scientifiques auxquelles notre « mentalité » nous a conduits ».8

9 Mais bien sûr, il existe malgré cette origine naturelle commune quelques différences que le cours ne néglige pas et c’est apparemment sans état d’âme que le professeur écrivit qu’au lieu du calcul, l’art utilise « l’évaluation exacte de nos sensations et de nos émotions comparées ».

10 Se rendait-il compte que l’instrument de mesure qu’il utilisait et qui n’était que lui- même pouvait être aussi spécifique que singulier et donner des résultats que pourrait invalider l’utilisation d’un tout autre étalon de mesure des sensations et des émotions, c’est-à-dire le goût d’un autre individu. Mais Umbdenstock ne pouvait concevoir cela tout d’abord parce qu’il pensait que la nature humaine était aussi unique que la « mentalité » humaine et que, sans doute, jamais aucune critique de l’humanisme

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théorique n’avait atteint ses oreilles ou n’était tombé sous ses yeux et n’avait pu ébranler ses croyances.

11 Il avait aussi trouvé la méthode qui justifiait ses mesures des effets émotionnels de l’œuvre ou d’une de ses parties, elle tenait en une notion : l’analogie, on pourrait même dire l’analogie tous azimuts, n’écrivit-il pas : « Nous rechercherons les analogies non seulement dans le domaine artistique ou scientifique, mais dans tous les domaines de la nature et de la pensée humaine en transposant nos sensations et nos pensées d’un domaine dans l’autre ».

12 Une méthode que justifie ce principe : « Il serait d’ailleurs inconsidéré de supposer des cloisons étanches entre la science et l’art, plus qu’entre les différents arts ou les différentes sciences. Nous ne pouvons pas croire à une défaillance du grand principe dominant de l’unité de la nature ».9 Umbdenstock avait vraiment la foi. Il croyait tellement en ses propres jugements, en ses propres valeurs qu’on le voit souvent les confondre avec la vérité ce qui, à justement et philosophiquement parler, est la définition même du dogmatisme, la confusion des valeurs et de la vérité.

13 Le cours dresse la liste de « cinq principes naturels » qu’il prétendait tenir des « différentes hypothèses, qui, avec l’ensemble des lois dérivées, [...] servent à interpréter les phénomènes naturels ».

14 Ce seraient : 1. « l’harmonie universelle », qu’il n’hésita pas à traduire par « le réglage géométrique et mécanique », 2. « le mouvement », 3. « la continuité » que, quelques pages plus loin, il confondait avec l’unité et pourquoi pas avec la simplicité, deux notions qui relèvent plus du discours esthétique que de celui des sciences naturelles, 4. « les systèmes de corps » qui seraient dominés dans leur unité par un principe celui de la « disposition et du mouvement cycliques » et, enfin 5. la pesanteur.

15 Commentant ces cinq principes, le cours tente de marier quelques bribes ou souvenirs scientifiques aux prescriptions esthétiques voire architecturales. Ainsi le commentaire du quatrième principe qui emprunte le concept de cycle à Science et hypothèse de Poincaré, se clôt sur une de ces considérations dont Umbdenstock avait le secret et qui confond analyse de la forme architecturale et jargon de dessinateur. Il écrivit, après avoir affirmé que la « loi cyclique » exprimait « l’unité, l’harmonie de la composition artistique » ?

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Maison de Durand à Chessy

Montioni

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Maison de Quaet-Faslem à Nienbourg

Maison de Quaet-Faslem à Nienbourg - Plafond du salon

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Maison de Quaet-Faslem à Nienbourg - Trompe l’oeil de la maçonnique

F. de Dartein - Pavillon du Ministère des travaux publics - Exposition universelle de 1878. Détail

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F. de Dartein. 1878 - Pavillon de la grande salle

« En particulier dans la composition architecturale et artistique, les taches, les volumes « saillants » semblent placés sur des orbites concentriques. La continuité des mouvements qui les accompagnent accuse encore le « cycle » . Chaque tache, chaque volume marque une « étape » sur cette orbite, semble « appeler », « entraîner » le suivant, et gravite ainsi autour de la « dominante intéressante » qui met en évidence le « caractère essentiel de la composition ».10

16 Comprenne qui pourra ou qui voudra. Les notions de « dominante » et de « caractère essentiel de la composition » appartiennent au discours de l’École des beaux-arts. On peut les retrouver dans l’essai de Gromort comme dans la philosophie de Ferran ou le traité de Lurçat11. Umbdenstock disait les tenir de Taine pour qui, effectivement, « l’œuvre d’art a pour but de manifester quelque caractère essentiel ou saillant, partant quelque idée importante, plus clairement et plus complètement que ne le font les objets réels ».12

17 Proposition qui convient aux arts d’imitation mais quel est l’objet réel de l’architecture ? la bâtisse !

18 Aux « cinq principes naturels » semblent répondre les « éléments composants » classés en six groupes. Il s’agit des composantes du « sentiment premier d’émotion » dont la « somme algébrique » provoquerait l’effet ressenti dans la perception de l’œuvre. Chaque suggestion composante serait exprimée par un élément. Il y aurait ainsi une sorte de rapport direct entre les parties de l’objet architectural et le sentiment qu’elles feraient naître sur le spectateur-usager de l’édifice. L’étude de ces éléments serait, selon le maître, d’une relative simplicité ne faisant appel qu’à des notions matérielles et coutumières et recourant à l’analogie selon la méthode des sciences comparées, prétendait-il. Ces six groupes d’éléments composants sont : 1. l’échelle, 2. les éléments géométriques et mécaniques, 3. le schéma géométrique et mécanique qui est aussi nommé « trame d’ossature » ou encore « trame architecturale », un élément central dans le dispositif théorique umbdiste, 4. les proportions,

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5. la matière, la coloration, l’éclairage, et 6. le cadre et les accompagnements.

19 La première partie du cours, c’est-à-dire les seize premiers livres, qui comprennent chacun de trois à huit chapitres, est intitulée : « Les caractères expressifs des éléments composants ». Umbdenstock la consacre à des notations sur des formes élémentaires saisies aussi bien dans des édifices ou parties d’édifices que dans d’autres œuvres d’art ou même dans des objets usuels ou naturels. Il s’agit en fait de la constitution d’un système de valeurs, une base pour le jugement esthétique. La démarche suggérée par le cours affecte une sorte de rationalité : ne va-t-on pas de l’élément à l’ensemble dans un processus déductif apparemment implacable ? Mais il faut bien noter que le jugement est toujours défavorable aux œuvres modernistes ou étrangères. Analyses élémentaires et goûts de l’analyste ne se contredisent jamais. L’élément ne peut ouvrir un monde clos sur lui même. La pseudo-rationalité de la démarche élémentaire n’a d’autre effet que d’accentuer le dogmatisme du cours masquant le jugement de valeur derrière son appareil et ses pompes méthodologiques.

20 Avant d’aller plus loin, il faut noter que tout cela qui, parfois, n’est pas exempt de ridicule, se pense, se prononce et s’écrit dans une atmosphère intellectuelle tragique car Gustave Umbdenstock, en bon disciple et, sans doute, mauvais élève de Taine, croit à l’efficace de l’œuvre sur les hommes. Il écrivit : « L’architecture créée par une époque résulte des dispositions morales de l’ensemble social ou de sa caste dirigeante ; elle en traduit l’esprit, le goût, les besoins ».

21 Et il ajoutait : « Réciproquement, l’architecture impose son caractère personnel aux sociétés qu’elle abrite et qu’elle encadre. Son emprise suggestive est d’autant plus grande qu’elle agit sur l’être humain dès qu’il s’éveille à la perception des sens ».13

22 L’architecture est donc à la fois un produit des conditions sociales et un moyen d’agir sur la société. L’architecte est donc investi d’une énorme responsabilité sociale. Il participe à la résolution de la question sociale. Se rangera-t-il dans le camp des castes dominantes ? Sera-t-il un conservateur ? un révolutionnaire ? un anarchiste ? Question d’autant plus tragique qu’elle se pose dans une période de crise. Crise sociale ? Crise nationale ? Crise architecturale ? Umbdenstock déclarait au seuil de la « décennie du diable »14 : « La France est au tournant le plus grave de son histoire, elle ne peut faillir à son passé [...]. Son architecture jouera un rôle important dans les tentatives qu’elle va faire ; elle doit exprimer dans tous ses programmes l’esprit d’action et de régénération. C’est là notre devoir de Français ; nous devons nous unir pour le réaliser, nous devons étudier et comprendre l’architecture pour nous défendre et pour sortir victorieux de cette lutte nécessaire ». 15

23 La nation française n’était-elle pas menacée ? Menacée de l’extérieur par ses ennemis héréditaires, ces Allemands à qui avait été reprise la province tant aimée, l’Alsace, la petite patrie de Gustave, mais qui combattaient toujours l’esprit français en inspirant un art rigide, sans vie. Menacée de l’intérieur par une crise latente qui, depuis l’avènement des Bourbons, lui avait imposé « l’architecture conventionnelle du classicisme césarien », l’architecture de l’Empire romain décadent en lieu et place de cette architecture communautaire et vivante, active et audacieuse qui selon le maître était en harmonie avec

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« la mentalité d’un peuple libre, éduqué en vue de la solidarité dans l’amour du travail, dans la belle audace de l’action légitime et légale ».16

24 Menacée encore par des jeunes architectes qui avaient renoncé à l’analogie vivante, qui propageaient « l’anarchie en architecture ».

25 Au commentaire des cinq principes naturels, Umbdenstock avait ajouté quelques lignes qui invoquaient l’influence de la « hantise de notre disparition ». L’opposition de la vie et de la mort allait nourrir nombre de ses jugements en toute analogie. Ainsi la ligne droite qui rend le « réglage possible », qui donc permet de structurer, pourrait aussi engendrer des sentiments morbides. Mais, on peut passer tout à trac du tragique au comique, de la tragédie de la condition humaine au vaudeville. La ligne droite suggère au professeur des pensées analogiques qui pouvaient déclencher une hilarité bruyante dans sa salle de cours : « La ligne droite [...] est suggestivement déprimante et on comprend les raisons pour lesquelles on retrouve dans un langage trivial et populaire l’expression d’une traînée s’adressant à une fille qui ne travaille pas, qui se laisse aller à la paresse, à la veulerie et la décevante débauche. Ce mot de « traînée » évoque une sorte de schéma linéaire horizontal qui n’a ni fin, ni commencement et dont la caractéristique est l’inertie stupide jusqu’à l’avilissement complet ».17

26 On peut imaginer les effets suggestifs de l’horizontalité de la traînée sur le polytechnicien moyen. Évidemment ces considérations sur la morbidité de la ligne droite ne pouvaient être que fatales à l’architecture moderniste : « L’art moderne accuse souvent une rigidité, une platitude et une froide sécheresse que semble préconiser le rationalisme utilitaire. La ligne droite s’affirme comme un symbole représentatif du droit au but. Les principes de Taylor pour obtenir le plus grand rendement, l’emploi des mêmes formes de portes, fenêtres ou autre motifs courants d’un modèle uniforme pour standardiser l’exécution économique et rapide, font intervenir les « lignes droites finies » en éliminant les composantes correctives qui seules pourraient rétablir les sensations d’analogie vivante ».18

27 Malgré le style fleuri de sa littérature, le maître pratiquait lui aussi le raccourci qui savait aller droit au but : Pan ! sur les modernistes.

28 Mais ils ne sont pas les seuls à encaisser les contrecoups du raisonnement analogique. Sébastien Leprestre, marquis de Vauban fut lui-même épinglé parce qu’il avait bâti des « casernes uniquement monumentales, aux longues façades rectangulaires et symétriques »

29 alors qu’il fallait au militaire, pour développer ses qualités d’initiative personnelle, des effets sécants, des sécantes, comme sur son uniforme. « C’est le rôle que remplissent, en dehors de leur fonction utilitaire, les bandoulières, les écharpes et les courroies en sautoir »,

30 écrivit Umbdenstock, sans aucune intention humoristique. Kellerman à Valmy, le chapeau au bout de l’épée, Lazare Carnot à Wattignies, la baïonnette en avant, et Bonaparte à Arcole, drapeau en main, avaient bien mieux compris le goût du biffin pour l’effet sécant que le marquis autocrate.

31 Les membres du peuple comme ceux de la troupe préféreraient la sécante, à l’inverse des membres des castes dirigeantes. Cela est facile à comprendre. Pour maintenir le peuple en esclavage ne suffit-il pas de le maintenir dans un « état de subconscience et de somnolence [...]. Or, il semble que toute figure géométrique simple, symétrique et dont le centre est facile à déterminer prend une valeur suggestive intense que l’on pourrait presque qualifier d’hypnotique ».19

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32 Ce serait le prêtre égyptien qui le premier aurait découvert les vertus politiques et policières des architectures aussi dépourvues de sécantes incitant au mouvement qu’elles affichaient une symétrie paralysante. Le style Louis XV au terme de trop longues années d’absolutisme aurait réintroduit la sécante mais seulement dans les intérieurs afin que la populace ne pût en ressentir les effets dynamiques. Marie- Antoinette contre l’orthogonalité du style Louis XVI aurait retrouvé la sécante libératrice et rustique au bien éloignée pourtant de « la sécante alsacienne si débordante de santé », aux dires du natif de Colmar. Mais Napoléon oublia Bonaparte et le « geste d’Arcole », et l’orthogonalité classique régna de nouveau jusqu’à ce que la « partie jeune et active de la bourgeoisie », décidée à vivre sa vie et son temps, fît la guerre aux formes classiques et réhabilitât la sécante. « On la trouva partout, rompant les cadres des portes, traversant les panneaux des meubles, des tables et des chaises coupant les barreaux verticaux des grilles en fer forgé. Ce fut une orgie ». 20

33 Trop nombreuses et déchaînées, les sécantes condamnèrent le modern-style qui, pourtant, méritait un coup de chapeau : n’avait-il pas réhabilité l’étude de la nature. A la sécante orgiaque de l’, Umbdenstock préférait la sécante japonaise qui offrirait « spirituellement un caractère d’analogie vivante ». Il ne demandait pas qu’on plagiât les « gothiques de l’Orient » mais qu’on les comprît. Le chapitre consacré à la sécante se clôt sur une proposition tempérée : « Sans tomber dans l’excès d’emploi des effets sécants positifs [il y en aurait de négatifs évoquant la chute, l’écroulement, la mort], qui tendrait à compromettre le calme, la tenue équilibré des aspects, il ne faut pas éliminer systématiquement des composantes audacieuses qui évoquent les qualités de contreventement, de calage, d’étaiement et de puissance suggestive ».21

En avant la sécante

D'après Abel Faivre

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La sécante rustique

34 L’étude de la courbe qui suit immédiatement celle de la sécante est encore plus développée car sa géométrie porte les espoirs du maître : « c’est l’étude de la courbe dans toutes ses expressions qui complétera le plus heureusement la vision scientifique de l’ingénieur et lui développera le coup d’oeil », écrivit-il. Grâce à elle, « les artistes conserveront toute leur liberté d’action et d’interprétation et l’art architectural et décoratif pourra de nouveau prendre des racines profondes et se vulgariser, ce qui est sa condition d’existence ».

35 Le cours s’intéresse donc aux effets courbes dans le bois et dans le métal, qu’il s’agisse de panneaux décoratifs ou de charpentes. Les ponts, et les plus grands, comme le pont de Brooklyn, ne sont pas oubliés, leurs poutres composées ou leurs suspentes dessinent des courbes si judicieuses. Le chapitre consacré au rythme et aux vibrations n’apporte rien d’original si ce n’est un ensemble de planches pleine page qui rassemble des croquis à diverses échelles pour illustrer la vibration gauloise, romane, gothique, sarrasine ou hindoue. En revanche, le premier chapitre du livre suivant, le troisième, est du plus grand intérêt. Il propose en effet une notion qui occupe une place décisive dans la théorie umbdiste et partant, une notion qui tient un rôle fondamental dans la distribution et la circulation des valeurs dans l’esthétique du cours. Ce sont les trames architecturales.

Les trames architecturales

36 Cela commence par l’énoncé d’une thèse, presqu’un axiome : « En Art comme dans la nature, les formes apparentes et les ossatures décelables des objets qui ne sont pas matérialisés par une simple droite ou courbe, peuvent être en général ramenées à des schémas d’allure géométrique, eux-mêmes

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concevables comme des compositions des quatre schémas simples suivants : le carré, le cercle, le triangle, la croix »22.

37 Immédiatement Umbdenstock avait attribué à ces trois schémas des qualités physiques et psychologiques, pourrait-on dire, mais aussi esthétiques voire politiques. Le carré, ce serait la stabilité, la tenue, la puissance, l’arrêt, la force, le monumental, l’autocratie... Le cercle, l’élégance, la souplesse, la philosophie contemplative, le décoratif... Le triangle, la solidité, la stabilité, la solidarité, la mutualité... La croix et les formes rayonnantes, l’action nerveuse, l’audace, l’émancipation, l’éclatement...

38 L’examen successif des qualités du carré et du cercle s’avère défavorable au modernisme et à l’art allemand. La figure 332 oppose deux croquis : à gauche, un personnage vêtu d’un manteau à la carrure droite pourvu d’une tête carrée, coiffée en brosse, debout les jambes serrées devant une porte rectangulaire et une lampe cubique posée sur une table tout aussi cubique, à droite, un fantassin se découpant sur le fond d’une baie que franchit un arc plein cintre, coiffé d’un casque hémisphérique, portant un sac à dos surmonté d’une couverture roulée en boudin, vêtu d’un manteau d’une souplesse qu’animent les sécantes d’une cartouchière et d’un baudrier, la rondeur des mollets, encore soulignée par des bandes molletières et, qui plus est, campé dans l’attitude élégante du contrapposto. Sous la figure de gauche, la légende dit : « Le cubisme », sous celle de droite : « La vie, la courbe et le cercle ».

L'intellectuel cubiste et le biffin décoratif

Le cubisme

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La vie, la courbe et le cercle

Les trames architecturales, un truc de dessinateur ?

39 Sur la page précédente, l’auteur voudrait que le lecteur saisisse « la faiblesse, la fadeur et l’effet de froideur ou de décomposition des architectures modernes, dans lesquelles la courbe, le cercle, le demi-cercle, les sphères ou demi sphères n’interviennent pas pour modifier la brutalité des carrures ou la sécheresse des expressions aiguës ».23

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40 Quant au style art déco, il lui est reproché de ne pas être décoratif parce qu’il a rejeté le schéma décoratif en soi, le cercle. Mais la question stylistique va se colorer, bleu, blanc, rouge, de considérations patriotiques. Les « races germaniques », opposées aux peuples latins et japonais, ne sont pas mieux traitées que l’art déco. Elles « se trahissent dans leurs productions plus ou moins artistiques par les recherches brutales de rigidité, à l’exclusion des effets souples de plénitude et de raccordement que traduisent les composantes courbes et la mise en évidence des caractères des ronds, du cercle ou du demi-cercle. Ce sont les trames rectangulaires, les carrures lourdes, les parallélépipèdes avec une recherche de »colossal« qui sont les dominantes expressives de leur mentalité de fond ». 24

41 Alors, Umbdenstock s’alarmait. L’évolution moderniste de l’art français pourrait le conduire à tomber dans une expression propre à l’art allemand. La question était grave. Il ne faudrait pas oublier que c’étaient des commerçants et des industriels, des concurrents redoutables.

42 Mais ce ne sont pas tant les qualités propres des quatre schémas qui sont importantes que leur association. Elle est régie par ce que le maître nommait « La loi de structure » qui s’énonce ainsi : « Nous ne devons pas déclarer a priori que l’une des quatre formes symboliques de cette classification peut imposer sa loi aux trois autres d’une façon absolue. Bien plus, il ne faudrait pas dans une composition artistique en éliminer une seule à la légère. Toute composition artistique, conçue dans le caractère expressif des analogies vivantes doit posséder dans son « groupement de structure » les quatre composantes géométriques en association ».25

43 Plus de vingt planches ponctuées de petits croquis représentant les quatre schémas illustrent la loi de structure. L’ordre des quatre schémas, parfois leurs tailles, distinguent dans les œuvres croquées le ou les schémas dominants tandis qu’un commentaire rapide leurs affectent parfois une qualité spécifique, une valeur. La première planche est empruntée au peintre et graveur breton Mathurin Méheut. On y voit une tête de lion, une autre de renard et une troisième légendée tête de tigre mais qui semble être celle d’un léopard ou peut-être d’un guépard. Chacun de ces portraits réalistes est représenté deux fois et la seconde fois surchargé d’un tracé mettant en œuvre les quatre schémas : le carré, le cercle, le triangle et la croix. Le professeur d’architecture aurait-il emprunté les quatre schémas au dessinateur animalier ? Ou, au contraire le peintre les tiendrait-il de l’architecte ? Ou, encore, les tiendraient-ils tous deux d’une même source ? Laquelle ? Ou, autre possibilité, sont-ils les fruits de discussions entre les deux artistes ? Alors que j’écris ces lignes, je ne peux répondre à ces questions. Pourra-t-on y répondre un jour ? Il faudrait qu’un biographe de Méheut s’interroge sur ses relations avec Umbdenstock. Existent-elles ? Ou la rencontre n’est- elle que livresque ? On rêve de trouver un courrier qui parlerait de ces quatre schémas. Je ne détesterais pas démontrer qu’ils ont été empruntés à une méthode de dessin. Les trames architecturales, un truc de dessinateur. Une méthode « Assimil ». Mais il ne faut pas rêver, elles garderont sans doute encore longtemps leur mystère.

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Le carre, le cercle, le triangle, la croix et les balcons

44 La seconde planche propose les dessins de neuf balcons du « genre gothique » au « cubisme 1925 ». La première légende est accompagnée d’un triangle et d’une croix et d’un carré et d’un cercle, de plus petite taille, la deuxième n’est flanquée que d’un seul carré. Une planche de cheminées montre des manteaux couronnés de sculptures, de tableaux ou de miroirs et, pour le XXe siècle, un radiateur. Un croquis intitulé : « Vision de l’époque gothique », période où les effets dominants seraient définis par le triangle et la croix, est accompagné de ces quelques lignes : « Malgré le pittoresque résultant de l’imprévu, de la dissymétrie outrancière, de la composition fantaisiste, vibrante et imaginative de cette époque, il ne saurait être possible de la reprendre archéologiquement pour notre race et notre siècle. Il nous faut plus de régularité, plus d’hygiène et plus d’espace, mais l’étude des principes du détail reste intéressante ».26 Un regret traverse ce commentaire. Deux planches plus loin, illustrant le « style Henri IV », le maître note qu’avec la symétrie et le classicisme, « l’esprit de gouvernement » et le « réglage administratif » s’affirmeraient dans l’architecture comme le costume. Mais l’époque pourrait bien avoir créé le modèle d’une bonne architecture nationale : sous un croquis représentant quelques travées de la place des Vosges, il est affirmé : « Époque de la belle architecture française à la fois réglée et en composition d’action ». 27 En revanche, un dessin de l’entrée de l’immeuble construit par Jules Lavirotte, avenue Rapp, s’attire ce commentaire implacable : « Le dérèglement de la composition » et une façade bruxelloise de Victor Horta, cet autre : « Le dérèglement de la courbe ». Umbdenstock n’aimait pas l’art nouveau, pas plus d’ailleurs que l’art déco qui lui succéda. Un immeuble de Tauzin, Forest et Nibodeau sis cours Albert Ier à Paris n’est crédité que d’un cercle et d’un carré assortis de cette remarque dénuée de gentillesse : « Trames rigides sans effet d’action ». Mais c’est la maison Bomsel construite en 1925 à Versailles par André Lurçat qui remporte la palme. Elle n’est dotée que d’un carré, un manquement à la loi de structure encore aggravé par un jugement sans appel :

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« caractère inerte de tracé géométrique ». L’œuvre moderniste est pourtant représentée par sa façade sur jardin où l’on peut voir un avant-corps s’avancer entre deux fenêtres créant une symétrie qui pour être partielle n’en est pas moins présente, sans compter un balcon s’arrondissant en un large quart cercle 28.

45 Le chapitre consacré aux proportions n’apporte rien de nouveau. Umbdenstock se perd dans un discours où des considérations sur la légèreté, la lourdeur, etc. s’additionnent au rappel de quelques tracés fondés sur des rapports simples entre les parties qui relèvent de la récurrence des nombres. Rappelons que, à peine un an auparavant, Le Corbusier publiait dans la revue L’Architecture vivante un article révolutionnaire qui ancrait la question des proportions dans la plastique, en dehors de toute métaphysique, et la réduisait intelligemment à la récurrence des formes, avec l’invention des tracés régulateurs29. Umbdenstock barbouillait cette problématique de métaphysique s’arrêtant sur le pentacle.

46 Un chapitre sur les volumes simples et composés précède de longs développements sur la couleur et la matière. Un chapitre où l’on apprend que le cubisme est un phénomène pathologique. Umbdenstock écrivit : « Nous sommes dans une phase de gestation architecturale qui est d’autant plus pénible qu’un monde social nouveau se trouve en formation. On cherche à se libérer des dogmes du passé et pour cela on va aux extrêmes par des moyens radicaux qui tendent à faire « table rase » de toutes les formules d’art dogmatique et conventionnel. Le nihilisme du « rien fait toujours bien » a conduit l’architecture moderne à l’extrême de la simplification ; l’à plat seul et les volumes purement géométriques ont créé une sorte de maladie du genre cubiste dont l’inertie, dans la froideur décevante d’un réglage primaire, ne peut être qu’une suggestion de renonciation active ».30

Lurçat condamné au nom de la loi de structure

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47 Il reprochait aux modernistes de limiter leur recherche aux masses géométriques créant ainsi un « véritable hiver architectural ». Il réfutait les arguments économiques et hygiéniques, dénonçait la « faillite artistique » d’un procédé appliqué selon lui par une « minorité de médiocratie ». Si cela se répandait, prévenait-il, le beau pays de France ressemblerait à une « nécropole » alors que le bon peuple aimait la vie et se vouait au « travail actif dans un cadre joyeux ». « Si triviale que puisse être la comparaison, il est permis de dire que la plus simple niche à chien que l’on construit en bois avec sa toiture à deux pentes est plus réconfortante à regarder qu’une maison à volume cubique troué de baies rectangulaires et basses et terminée par une terrasse »,31 se permettait-il d’écrire. D’après cette rapide description de la villa mortelle, on pourrait penser que la critique umbdiste visait cette fraction du mouvement moderniste que certains historiens ont nommée avant-garde, y reconnaissant l’avenir architectural de la société industrielle, les Le Corbusier, André Lurçat, Raymond Fischer, Francis Jourdain, les membres des Ciam ou de l’UAM. Mais, quelques lignes plus loin, la dénonciation des « exagérations du genre byzantin, phénicien, hindou, bouddhique, chinois ou néo-zélandais » et pour faire bonne mesure, de l’« art sauvage d’un genre nègre mal interprété », montre que le maître mêlait dans la même aversion et peut-être le même concept stylistique avant-garde et créateurs art-déco. Ce que confirment quelques phrases où est dénoncé l’usage des tons noirs ou violets et des zébrures violentes. Louis Sue, André Mare, Pierre Patout, et Paul Iribe rejoignent alors dans l’opprobre les héros de l’histoire moderniste cités plus haut.

Classicisme et régionalisme

48 Le cinquième livre est un traité des ordres complété par le livre suivant consacré aux moulures.A ces livres semble répondre le quatorzième livre, celui de l'architecture régionale française.

Les expressions régionales de l'arc

Fig. 917 - L'arcature provençale

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Fig. 918 - L'arcature alsacienne

49 La définition qu’Umbdenstock donnait de l’ordre se voulait générale. N’écrivit-il pas : « On entend par « ordre », en architecture, un certain rapport entre la colonne qui supporte et l’entablement qui est supporté. Une fois établi, ce rapport se continue dans tout l’édifice en se répétant autant de fois qu’il y a de colonnes ».32

50 Mais, le maître ne profita pas de la liberté qu’il avait introduit dans la définition des ordres car une seule page montra timidement une travée égyptienne et une travée

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assyrienne avant qu’il ne revînt aux colonnes classiques, d’abord grecques, puis romaines, puis modernes. Bien que le maître opposât assez souvent art gothique et art classique, le premier considéré comme un art populaire et même spécifiquement français et le second comme l’art des castes dirigeantes, bien qu’il jugeât que l’architecture classique était « mégalomane » ou trop précieuse, qu’elle était « le plus souvent le mensonge se trahissant par la fausse conception des formes ou des motifs ornementaux parasitaires appliqués sur des façades, sans justification d’ordre logique »33,

51 il campait sur une position académique, recommandant l’étude des ordres. Celle-ci, indispensable pour la recherche de « n’importe quelle architecture », s’imposerait aux architectes comme la connaissance des langues mortes, grec et latin, aux lettrés. Et puis le patriotisme ne recommandait-il pas l’étude des ordres, le patrimoine national comptant nombre d’édifices qui les arborent. Le cours reconnaît cependant que « les masses populaires n’ont témoigné à cette manifestation artistique qu’une médiocre affection. Les classes ouvrières et paysannes [précise-t-il] ne ressentent pas l’attirance qui caractérise la classe bourgeoise pour les expressions classiques des ordres monumentaux ».34Umbdenstock admettait que les ordres ne jouissaient plus d’un « droit de priorité », ne personnifiant plus qu’une minorité de la bourgeoisie très divisée, mais il restait persuadé que les supprimer c’était supprimer un « moyen éducatif de premier ordre qui seul [permettait] de former le goût ».

52 Les quelques lignes qui closent le chapitre consacré aux temps modernes s’alarment soudain de la disparition des ordres et prédisent un avenir apocalyptique : « La race blanche est menacée dans la structure que les civilisations du passé lui ont constitué dans le cours des siècles. C’est un esprit soviétique, communiste et anarchiste qui imprègne notre art et architecture moderne par les modes orientales ou nègres qui se glissent dans les milieux occidentaux ».35

53 Laissons de côté l’anticommunisme, ne relevons pas la confusion qui règne dans la cartographie des tendances politiques que pratique Umbdenstock mais, il faut relever les bases racistes de ses conceptions architecturales. Il prêtait à l’architecture moderne des valeurs politiques mais aussi raciales. La terrasse n’était-elle pas « la toiture des peuples inactifs, contemplatifs ou fataliste » 36 ?

54 L’intérêt du sixième livre qui, rappelons-le, prolonge le traité des ordres, montrant et détaillant profils et moulures, est avivé par un débat qui sans aucun doute devait perturber la sérénité d’Umbdenstock qui pourtant avait déjà fort à faire dans son combat contre les tendances morbides et exotiques du modernisme. En fait, il lui arrivait de douter du classicisme. Et d’entrer dans des contradictions qui, d’une page à l’autre du cours, perturbent le lecteur comme, d’un cours à l’autre, elles auraient pu perturber ses élèves polytechniciens si, évidemment, ils avaient été attentifs. N’écrivit- il pas, au risque de donner des arguments aux idéologues de la modernité : « Notre classicisme moderne ne représente, dans le genre monumental, qu’une association dangereuse d’art conventionnel romain et de corruption de l’art jésuite du XVIIe siècle ».37

55 Et de dénoncer le « hors-mesure », le « hors-d’échelle », la surcharge.

56 Mais il savait que la bourgeoisie avait choisi le classicisme et il prédisait que cela durerait. Il écrivait : « Toutes les classes possédantes satisfaites et fortunées éprouvent le besoin de paraître et de manifester dans leurs cadres architecturaux d’intérieur et d’extérieur ce qui traduira le mieux une impression de cérémonial royal ou impérial. Cela

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n’impliquera nullement qu’elles abandonneront des opinions contraires à toutes manifestations autocratiques ; il en est qui se révéleront républicaines, socialistes ou révolutionnaires ; mais, de là à renier le style classique pour vivre dans une architecture plus peuple ou simplement plus moderne, il y a loin et c’est demander beaucoup trop à cette sélection conservatrice des cadres d’origine égyptienne ou romaine ».38

57 Umbdenstock connaissait bien ses clients et les politiciens quelle que fût leur couleur politique.

58 Les Allemands, eux-mêmes, auraient conforté l’ancrage classique et latin de la France, eux qui tentaient, depuis le début du siècle, d’imposer un art nouveau pour tarir la production française et l’évincer sur le marché mondial. Ils avaient, en fait provoqué une réaction qui contribuait à « la stabilisation de la production classique des styles français et au maintien des principes de mouluration conventionnelle et traditionaliste ».

59 L’« art moderne fanatique » qui prônait le « nu architectural » aurait eu les mêmes conséquences.

60 Umbdenstock affirma dans ce sixième livre qu’il ne voulait plus de la latinité, qu’il voulait simplement être français, qu’il fallait « chercher sans parti pris qu’elle [avait] été la manifestation architecturale du passé qui [avait] su exprimer le plus franchement les qualités actives et primesautières »39

61 qui caractériseraient, à le lire, la « race » française. Cette période bénie est-elle l’époque gothique ? Son art linéaire ne s’accorde-t-il pas avec l’architecture métallique ? Mais, si Umbdenstock déclarait que l’architecture nationale était de « principe gothique », il doutait de l’actualité comme du succès de l’art des cathédrales. Lui-même ne l’a d’ailleurs jamais adopté. En revanche, il a souvent utilisé profils et cadres classiques et même les ordres que ce soit au lycée Pasteur de Neuilly (1912-14), avec l’extension de l’École polytechnique, la Chambre de Commerce de Colmar (1929), le siège des Mines domaniales de potasse d’Alsace à Mulhouse ou celui de la banque d’Algérie d’Alger ou de sa succursale de Bougie (1920). Avait-il trouvé dans le style Louis XIII modernisé du lycée Claude-Bernard du XVIe arrondissement de Paris (1938), ce qu’il cherchait ?

62 Le cours traite ensuite des plans et leurs diverses parties : le mur, le point d’appui, les circulations, les vestibules, les escaliers, des arcs et des voûtes, des toitures, sols, plafonds, cheminées, du mobilier avant que le treizième livre s’essaie à une histoire de l’architecture des « castes dirigeantes », en fait une petite histoire de l’architecture mondiale qui commence en Assyrie, se poursuit aux Indes et en Égypte puis en Grèce et à Rome avant de parcourir les « saisons de l’architecture française » où l’on apprend que les œuvres romanes « s’harmonisent avec la vision d’une saison d’automne », que l’époque gothique fut un mois de mars, la Renaissance un mois de mai, le siècle de Louis XIV, juillet et août, et qu’ensuite, l’art des castes dirigeantes entra dans l’automne puis un long hiver. Un nouveau printemps s’annoncerait. Ce ne serait plus une architecture de caste mais celle d’une élite « l’élite scientifique [qui], après un siècle de tâtonnements, semble avoir assumé la mission de présider à l’évolution sociale, son rôle ne [ferait] que commencer ».40

63 Le livre suivant, le quatorzième, pourrait donner à ces intellectuels d’utiles indications. C’est, à suivre le maître, le livre même de l’architecture du peuple français. Il écrivit : « Nous possédons en France une autre architecture, libérée des conditions plus particulièrement représentatives de l’art conventionnel des castes ; c’est celle des divers terroirs français dont les multiples expressions s’adaptent à l’ambiance de

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chaque groupement provincial, suivant la région, le climat, la structure géologique du pays, le caractère ethnique des habitants et la part des traditions séculaires ou des usages que nous rassemblons sous la dénomination de «Folklore», c’est aussi l’architecture médiévale appelée gothique et qui est spécifiquement française ». 41

64 Cette dernière assertion n’est pas la moins importante. La voilà, cette architecture gothique qui va s’opposer à l’architecture césarienne décadente et ce gothique là est adaptable aux programmes les plus contemporains. Umbdenstock a bâti des œuvres régionalistes, les gares de Senlis, de Taverny, d’Albert, de Saint-Quentin pour la Compagnie des Chemins de Fer du Nord, et des cités ouvrières, Lille-Délivrance et Lens- Méricourt pour le même commanditaire, et d’autres à Colmar, à Sète (1929), le château de la Frisonnière à Saint-Léomer dans la Vienne (1912), la villa André Kiener à Colmar (1930). L’imprimerie de la Banque d’Algérie à Hussein-Dey (1924) et le projet d’une succursale à Philippeville s’essayaient à l’arabisance alors que le projet de la gare de Catho dessiné pour le Gouvernement Général de l’Indochine proposait un colombage et des toitures aux accents asiatiques.

Une vieille maison alsacienne

Un pavillon néo-provençal

Fig. 1430. — Maisons ouvrières à Sète. Habitation à 1 logement.

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65 Le cours emmène ses lecteurs dans un voyage à travers les régions françaises. Les illustrations du premier chapitre sont extraites de l’article « Maison » du dictionnaire de Viollet-le-Duc42. Avant de parcourir la France du nord au sud et de la Bretagne à l’Alsace, en bon disciple du grand médiéviste, Umbdenstock s’attarda sur les matériaux. Il voulait que l’on sût voir « cette différence résultant pour les matériaux du travail manuel et du travail mécanique comme ces aspérités auxquelles s’accroche la lumière [des] enduits battus au balai de brins de bois ».

66 Il prit aussi le temps de philosopher sur les aspirations contradictoires de ses contemporains. Déjà, la ville vidait les campagnes de leurs paysans et, déjà, les citadins rêvaient d’une « retrempe salutaire dans le cadre des champs ». Pour Umbdenstock, le respect du caractère régional était un devoir sacré, une nécessité vitale car l’architecture paysanne représentait « une grande force de stabilisation morale de l’humanité » ; comme Charles Letrosne, il voyait dans la petite patrie régionale, la source du patriotisme, c’était « le nid des familles qui [possédaient] encore, dans le tourbillon social de notre évolution moderne, l’attachement à la terre qui est la base de l’idée de patrie, un pays qui perdrait son cadre social de paysans et d’artisans se vouerait à la ruine et à la disparition »,

67 prédisait-il. Le régionalisme n’avait-il pas sauvé sa belle province annexée : « Les Allemands avaient, au cours de leur occupation, entrepris d’assimiler l’Alsace par leur production architecturale de caractère germanique. Si le pays a pu résister victorieusement pendant un demi-siècle ; il le doit en grande partie à l’originalité

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franche de son architecture régionale, à son patois et à son attachement au sol des aïeux ».43

68 Les illustrations du livre régionaliste emmêlent architecture médiévale, religieuse et militaire, maisons des villes et maisons des champs. Quelques ordonnances classiques, d’allure rustique il est vrai, ornent quelques façades. Le corpus des références du régionalisme umbdiste était bien plus large que celui que préconisait Léandre Vaillat réduit aux seules maisons rurales44. Des œuvres régionalistes, c’est-à-dire contemporaines, apparaissent dans les chapitres introductifs aux cotés des exemples historiques : les projets d’une scierie et d’une auberge en Alsace dessinées par Umbdenstock lui-même pour le concours pour la création de types d’habitations rurales dans les régions dévastées de 1917, et un manoir breton, Kestellic en Plouguiel construit par Félix Ollivier en 189145. On retrouve ces œuvres dans le polycopié de 1927, dans un chapitre qui porte un titre explicite : « Application de l’architecture régionale aux édifications modernes... » 46 Le chapitre s’ouvre sur un petit exercice, il s’agit de dessiner une gare dans les styles régionaux suivants : provençal, breton, du Nord, des Ardennes, de la Champagne, de Normandie et un improbable style forestier. Umbdenstock s’en tire avec talent maniant la croupe, la demi-croupe, le pas-de- moineau, la chevronnière, la génoise, l’enduit blanc, le granit apparent, le colombage et la brique. On peut aussi voir un projet réalisé, la gare de Senlis. Le cours donne ensuite les plans, coupe et façades de la salle des Fêtes de la Cité de Lille-Délivrance, ceux d’une auberge normande ainsi que ceux d’une maison en Alsace. Ces deux derniers projets semblent être, comme les gares, des exercices plutôt que des réponses à des commandes effectives. On découvre ensuite des maisons de cités-jardins réalisées pour les Mines de potasse d’Alsace et la Compagnie des chemins de fer du Nord. Le maître montre encore les plans d’une villa bâtie dans le Roussillon et d’un hôtel élevé dans le Var d’un confrère nommé Edouard Mas. Le cours de 1930 reprend la plupart de ces projets mais il les distribue dans des chapitres dont les titres oublient la question stylistique pour une division en grande catégories fonctionnelles : architecture industrielle, des travaux publics, commerciale et financière, sociale de la classe ouvrière, bourgeoise ou encore des édifices d’intérêt général.

69 Il semble que, le professeur d’architecture de l’École polytechnique pensait que l’architecture régionaliste répondait parfaitement au précepte que forment les derniers mots imprimés de la dernière page de ce cours qui, peu ou prou, a formé le goût des élèves polytechniciens pendant plus de trente années entre les deux guerres : « Il faut être de son époque sans jamais oublier qu’il faut produire et composer dans l’esprit de son temps ». 47 Les élèves partageaient-ils les valeurs du maître ? ou n’étaient-ils que les auditeurs curieux voire amusés d’un cours qui les distrayait d’études trop souvent abstraites sinon arides ?

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Le manoir André Kiener, Colmar, un hôtel particulier néo-alsacien

NOTES

1. Voir : Vigato Jean-Claude, Gustave Umbdenstock, architecture, polémique et tradition in Belhoste Bruno, Dahan Dalmenico Amy, Picon Antoine [sous la direction de], La Formation polytechnicienne. 1794-1994, Paris, Dunod, 1994, pp. 265-279. Umbdenstock a vécu de 1866 à 1940 et a été enseignant à Polytechnique de 1901 à 1937. 2. On consultera Gustave Umbdenstock architecte, un recueil d’oeuvres construites ou dessinées entre 1900 et 1933, préfacé par Louis Hourticq, sans indication ni de lieu ni de date mais dont la mise en page ressemble à celle des publications strasbourgeoises Edari., et le Recueil de compositions architecturales, publié en 1922, 60 planches précédées d’une préface de Victor Laloux. 3. Voir : Vigato Jean-Claude, L’Agrandissement de l’École, rue Descartes in Belhoste Bruno, Masson Francine et Picon Antoine [Textes réunis par], Le Paris des Polytechniciens. Des ingénieurs dans la ville. 1794-1994, Paris, Délégation à l’Action artistique de la Ville de Paris, 1994, pp. 38-43. 4. Ces articles furent rassemblés dans : Mauclair Camille, La Crise du "panbétonisme intégral". L’architecture va-t-elle mourir ?, Paris, Éditions de La Nouvelle Revue critique, 1933. 5. Umbdenstock Gustave, La Lutte contre le chômage. La défense des qualités artistiques françaises, Paris, Photopresse, s. d. (1935). Sur ce thème, cinq articles furent publiés par Art national entre décembre 1933 et juin 1934. Sur ces polémiques, on pourra consulter : Vigato Jean-Claude, L’Architecture régionaliste. France 1890-1950, Paris, Norma/IFA, 1994, en particulier, les chapitres « Anciens combattants et planistes » et « Deux tendances régionalistes », pp. 229-263. 6. Umbdenstock Gustave, Cours d’architecture professé à l’École polytechnique, Paris, Gauthier- Villars, 1930, qui sera désigné par : Cours 30 (p. 1). Pour le maître « l’architecture est l’art de bâtir » et « l’architectonique est celui d’asservir la matière à la réalisation idéale et pratique de notre imagination, l’art de composer. » ibid. 7. Umbdenstock Gustave, Cours d’architecture de l’École polytechnique, s.l., s.n.e., 1927, qui sera désigné par : Cours 27. Cette affirmation peut se lire Cours 27, tome I, p. 10 ou Cours 30, p. 7. Le cours

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sera plus sollicité que le polycopié de 1927 mais il n’existe pas de différences profondes entre les deux. 8. Cours 27, tome I, p. 9 9. Ibid. p. 10. 10. Les cinq principes sont exposés Cours 30 p. 8 et commentés pp. 11-16. La phrase citée est p. 15. 11. Voir : Gromort Georges, Essai sur la théorie de l’architecture, Paris, Vincent, Fréal et Cie, 1942. Ferran Albert, Philosophie de la composition architecturale, Paris, Vincent, Fréal et Cie, 1955. Lurçat André, Formes, composition et lois d’harmonie. Eléments d’une science de l’esthétique architecturale, Paris, Vincent, Fréal et Cie, 5 tomes, 1953-1957. 12. Taine Hippolyte, Philosophie de l’art, Paris, Hachette et Cie, 1918 [1re éd. en deux volumes, 1881] (tome I pp. 41 et 42). 13. Cours 30 p. 21. 14. Une expression découverte dans : Borsi Franco, L’Ordre monumental. Europe 1929 - 1939, Paris, Hazan, 1986. 15. Cours 30 p. 23. 16. Cours 30 p. 20. 17. Cours 30 p. 51. 18. Cours 30 pp. 57 et 58. 19. Cours 30 p. 117. 20. Cours 30 pp. 121 et 122. 21. Cours 30 p. 130 22. Cours 30 p. 225 23. Cours 30 p. 234. 24. Cours 30 p. 235. 25. Cours 30 p. 227 26. 26 Cours 30 p. 260. 27. Cours 30 p. 263. 28. Cours 30 p. 274. Voir la maison dans Cohen Jean-Louis, André Lurçat 1894-1970. Autocritique d’un moderne, Liège, Paris, 1995, Mardaga/ Institut Français d’Architecture, pp. 41-45 29. Le Corbusier, « Tracés régulateurs », L’Architecture vivante, Printemps-Été 1929, pp. 12-23. 30. Cours 30 p. 328 31. Cours 30 p. 330 32. Cours 30 p. 439. 33. Cours 30 p. 20. 34. Cours 30 p. 442. 35. Cours 30 p. 504. 36. Cours 30 p. 775. 37. Cours 30 p. 544 38. Cours 30 p. 540. 39. Cours 30 p. 547. 40. Cours 30 p. 1040. 41. Cours 30 p. 1041. 42. Viollet-le-Duc Eugène, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, tome VI, Paris, Bance, 1863, pp. 214-300. 43. Cours 30 p. 1103 44. voir notre essai sur l’architecture régionaliste, op. cit., en particulier les pages 67-73. 45. voir Le Couédic Daniel, Les Architectes et l’idée bretonne. 1904-1945, Rennes, Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, Saint-Brieuc, Archives modernes d’architecture de Bretagne, 1995. Voir pp. 99 et 100 46. Cours 27 tome II pp. 811-828.

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47. Cours 30 p. 1308.

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Le fonds d'ouvrages d'architecture à la bibliothèque de l'Ecole polytechnique

Madeleine de Fuentes

NOTE DE L'AUTEUR

La bibliographie complète des ouvrages d’architecture peut être obtenue à la bibliothèque de l’Ecole polytechnique.

1 La bibliothèque de l’Ecole polytechnique compte actuellement environ un millier d’ouvrages consacrés à l’architecture sur un total de 130 000 volumes.

2 Ce fonds s’est constitué au fils des ans. La première provenance est la bibliothèque de l’ancienne Ecole du génie de Mézières, puis l’Ecole polytechnique obtient l’autorisation de choisir des livres dans les dépôts littéraires de Paris. Ces dépôts littéraires avaient été créés pour recevoir les livres confisqués au clergé, aux aristocrates et aux différentes académies. En 1795 ces dépôts renfermaient 1 800 000 volumes provenant de 1.100 bibliothèques de la région. Ces livres ont été sélectionnés avec soin par le premier bibliothécaire Jacotot qui avait établi des listes avec l’aide du corps enseignant.

3 Une autre source d’enrichissement a été les envois de Monge lors de son séjour en Italie en 1797, missionné par le gouvernement pour y choisir « des objets d’art ou de science qui pouvaient orner nos musées ou servir à nos écoles ».

4 En effet par le traité de Tolentino (10 février 1797) conclu entre la République représentée par le Général Bonaparte et le pape Pie VI, ce dernier s’engageait à payer une contribution de guerre considérable dont une partie pouvaient être soldée en objets d’art, manuscrits et livres. Monge a envoyé une centaine d’ouvrages à la bibliothèque de l’Ecole polytechnique.

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5 Jacotot publie un catalogue le 19 janvier 1795. Sur 564 volumes recensés, 28 ont pour sujet l’architecture. Le catalogue suivant réalisé par Peyrard, en 1796, mentionne 166 livres d’architecture sur 3 430 volumes. Les catalogues suivants n’étant pas analytiques, il est difficile de dire si cette proportion de plus 4 % s’est maintenue et pendant combien de temps. Ce souci d’acquérir des ouvrages sur l’architecture est nécessité par l’enseignement de cette matière La qualité des ouvrages évoluera avec la matière qui devient de plus en plus une science de l’ingénieur. Quand l’architecture n’est plus enseignée qu’au travers de l’histoire de l’art, les ouvrages achetés ne sont plus techniques mais historiques ou esthétiques.

6 Si on analyse les premières listes d’ouvrages choisis par Jacotot, on peut les classer en trois catégories :

7 Les manuels pratiques, par exemple : • Cauvet Gilles-Paul : Recueil d’ornements à l’usage des jeunes artistes qui se destinent à la décoration des bâtiments. Paris, 1777 • Briseux Charles-Etienne : L’art de bâtir les maisons de campagne. Paris, 1743 • Blondel François : Cours d’architecture. Paris, 1683

8 Les descriptions de monuments antiques : • Barbault Jean : Les plus beaux monuments de la Rome ancienne. Rome, 1761. • Lubersac de Livron : Discours sur les monuments publics de tous les âges et de tous les peuples connus. Paris, 1775. • Le Roy, J. David : Les ruines des plus beaux monuments de la Grèce, 1770.

9 Les descriptions de monuments contemporains : • Louis : Salle de spectacle de . Paris, 1782 • Pérau, Gabriel-Louis : Description historique de l’hôtel royal des Invalides. Paris : 1756. • Choquet de Lindu, Antoine : Description des trois formes du port de Brest. Brest, 1757-1759.

10 Il est étonnant de pas trouver les ouvrages de Nicolas Ledoux (dans son cas on peut penser que Jacotot a agi par prudence politique car Ledoux a été incarcéré en 1793) de Soufflot ou d’Etienne Boullée. Ce choix est très classique, on retient des ouvrages « reconnus ». La sélection que va faire Monge dans les collections papales est elle aussi classique dans le contenu ; par contre, il a été indéniablement attiré par les livres précieux et les gloires reconnues. Ainsi, il n’a pu résister au Vitruve dont la reliure renaissance en maroquin vert porte des dessins d’architecture exécutés aux petits fers pour Thomas Mahieu, conseiller de Catherine de Médicis. La devise de Mahieu est inscrite à l’or fin sur un des plats In Gratis Servire Nephas, sur l’autre son appartenance Tho. Maioli et Amicorum. Avant d’arriver aux mains du Cardinal d’Albani dont les armes sont imprimées sur la page de titre, il a appartenu à Georges Sigismond Pravksahicky son ex-libris étant sur la page de garde. Monge a également envoyé des recueils de planches de Piranese.

11 Les mêmes catégories se retrouvent dans les ouvrages d’architecture en provenance de Rome : • Manuels pratiques : Lucas : Divina proportio • Descriptions de monuments antiques : Callomi : Le terme di Tito • Descriptions de monuments contemporains : Zabaglia : Castell e ponti di maestro Nicolla Zabaglia, Rome, 1743. • Il faut rajouter une quatrième catégorie qui comporte de nombreux ouvrages, les arts décoratifs comme Pavimenti antichi di roma

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12 La provenance de ces livres et leur sujet en font maintenant des ouvrages de bibliophilie : ils ont de nombreuses illustrations en taille douce, parfois aquarellées à la main, ces illustrations orit pour auteur des artistes de renom, Piranese ou Cochin, les reliures sont travaillées et souvent armoriées. Ils sont essentiellement consultés pour leur iconographie. Ils constituent les plus beaux ouvrages de la réserve de la bibliothèque.

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Piranese

Collection Ecole polytechnique

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