« Entre l'espoir et la révolte
Entre la caresse et l'insulte
Être funambule sur trois notes
Sauter sur scène sans parachute
Marier les larmes et le sourire
Avec assez de conviction
Pour émouvoir ou pour séduire
Ceux du parterre, ceux du balcon... »
(Quand tu choisis le music-hall)
1
C'est sur cette profession de foi que
s'ouvrait le dernier spectacle de Philippe
Clay, « Des ronds dans l'eau », réalisé par
Jean-Luc Tardieu, en 1996. Mais en
réalité, le music-hall, Philippe Clay ne l'a
pas vraiment choisi...
À la fin des années 40, cet ancien élève
du Conservatoire d'art dramatique, se
retrouve, « à l'insu de son plein gré »,
inscrit à « Espoirs et Vedettes 49 », un
concours de chanteurs amateurs organisé
par Radio 49 à La Colonne, un café de la
place de la Bastille... Sa prestation est
2
appréciée.
«Qu'est-ce qui fait la différence entre
l'amateur et le professionnel ? Le premier
contrat ! C'est ce qui m'est arrivé avec ce
monsieur qui m'a proposé de partir en
tournée et de présenter des amateurs —
alors que je l'étais moi-même — et de
faire un tour de chant à la fin. On a fait
une tournée à travers la Normandie
démolie par les bombardements, partant
du principe, nous disait-il, que plus les gens
ont souffert, plus ils ont envie de
s'amuser. Ce en quoi il avait raison. On a
3
éclusé la Normandie en long et en large
pendant un an ou deux. J'avais deux ou
trois chansons à mon répertoire
naissant... »
Sur les affiches, il a la surprise de ne pas
découvrir son nom... Phil Clay, un nom de
scène qui sonne « américain », a été choisi
4
par l'organisateur du spectacle qui trouve
que Philippe Mathevet, ça fait trop long...
« Plus ton nom est court et plus il est gros
sur l'affiche ! » C'est Aimée Mortimer, la
productrice de l'École des Vedettes, qui
lui suggèrera de le « franciser » en
Philippe Clay.
L'ex-comédien du Théâtre de Chaillot
décide alors de se constituer rapidement
un répertoire et se choisit une quinzaine
de chansons de Charles Aznavour qui, en
ce début des années 50, n'est pas du tout
« en haut en l'affiche », bien que quelques
5
uns de ses textes commencent à « sortir »
par le biais de ses interprètes, féminines
surtout : Piaf (Jézebel, Plus que tes yeux),
Gréco (Je hais les dimanches)...
Dans la France des années 50, les «
colonies » constituent un débouché non
négligeable pour les artistes... « Je suis
parti avec une valise pleine de chansons.
J'avais un contrat de neuf jours à
Casablanca et j'ai fait trois ans d'Afrique
! J'ai ainsi rodé seize ou dix-huit chansons
dont beaucoup d'un garçon que personne
ne connaissait : Charles Aznavour. »
6
À son retour à Paris en 1953, il passe à
l'A.B.C. où Jacques Canetti le découvre,
sur l'insistance du chansonnier Pierre-
Jean Vaillard, rencontré en Afrique du
Nord. Clay s'intègre dans l'équipe des
Trois Baudets, parcourt la France dans le
cadre du Festival du Disque... Plus qu'aux
Trois Baudets, c'est à La Fontaine des
Quatre Saisons, tenue par Pierre Prévert,
7
qu'il doit le démarrage de sa carrière.
Signé par Canetti, Philippe Clay enregistre
son premier disque Philips
(historiquement, c'est le deuxième EP
Philips de la fameuse série 432 000, juste
après Catherine Sauvage) : une chanson de
René Rouzaud, reprise aussi par Édith
Piaf, La goualante du pauvre Jean, et trois
titres d'Aznavour dont Le noyé assassiné,
chanson avec laquelle il fait une forte
impression... « Grâce à un éclairage
approprié, la scène du music-hall se
transforme en un vaste aquarium glauque
8
dans lequel flotte un cadavre verdâtre,
décomposé, aussi drôle qu'effrayant »,
écrira Lucien Rioux.
D'ordinaire mieux inspiré, le critique
Henri Jeanson n'apprécie pas beaucoup le
chanteur. « Clay, affirme-t-il, C'est le
squelette de Montand ! » Il existe, de
fait, une certaine parenté entre les deux
interprètes, mais Clay est souvent moins
prévisible que Montand, plus inquiétant,
moins mesuré, plus « anar » (Les voyous,
Avec ma grande gueule)...
9
C'est en 1954 que Philippe Clay enregistre
un de ses plus grands succès, un futur
standard écrit par l'auteur-compositeur
suisse Jean-Pierre Moulin : Le danseur de
Charleston. Chanson théâtrale, elle met en
scène un nostalgique des Années folles qui
regrette le temps de Titine (et de sa
propre jeunesse). Ce « gentleman un peu
10
noir » interpelle une « poupée » et prend à
partie le pianiste du bar...
« Écoute-moi bien, j'avais trente ans
Écoute-moi bien, j'étais tentant
Il fallait, fallait m'voir danser le
charleston
Quand j'avais trente ans à Cannes au
Carlton ! »
Le succès de cette chanson avec laquelle
il termine généralement ses tours de
chant, remet à la mode le charleston
(Serge Gainsbourg enregistrera un peu
plus tard Le charleston des déménageurs
11
de piano) et, d'une manière générale,
relance des rythmes oubliés des années 20
et 30. Pendant trois-quatre ans, la
nostalgie va devenir un thème « récurrent
» de la chanson française... Léo Ferré
enregistre Monsieur mon passé, en 1955,
Le temps du tango, en 1958 (sur un texte
de Jean-Roger Caussimon), le même année,
les Frères Jacques interprètent Le tango
interminable des perceurs de coffres-
forts (texte de Boris Vian). Eddie
Constantine se raconte sur un air de
shimmy (Un enfant de la balle), Yves
12
Montand, dans une adaptation de Bertolt
Brecht et Kurt Weill signée Boris Vian, se
penche lui aussi sur son passé et, comme
dans Casablanca, s'adresse au pianiste : «
Hé, Joe, rejoue-moi la musique de ce
temps-là... » (La chanson de Bilbao).
Valentin le Désossé et Clopin Trouillefou
Le cinéma ne tarde pas à faire appel à ce
personnage à la silhouette impressionnante
13
(on le surnomme « le double maître de la
chanson », en réalité Philippe Clay ne
mesure « que » 1 m 92), dont le physique «
inquiétant » le rapproche de la famille
Vian, Caussimon, Gainsbourg, Ferré, tous
des potes... En 1954, dans French Cancan,
évocation sous forme de comédie musicale
du Paris des années 1890, Jean Renoir lui
offre son premier rôle important, celui de
Valentin le Désossé, figure historique
immortalisée par Toulouse-Lautrec
(quoique dans le film, il se présente
comme... Casimir le Serpentin !). Deux ans
14
plus tard, il est Clopin Trouillefou, le « roi
des mendiants » de la Cour des Miracles
dans l'adaptation de Notre-Dame de Paris
que tourne Jean Delannoy, avec Gina
Lollobrigida dans le rôle d'Esmeralda.
C'est à signaler, le scénario est signé
Jacques Prévert dont Philippe Clay
enregistre Dans ma maison sur son
premier 25 cm. Prévert, dont il est le
voisin, lui dira un jour : « Tu es laid, Clay,
mais quand tu es sur scène, tu es beau ! »
Clay est aussi complice avec Boris Vian, un
autre de ses voisins. De Boris, il
15
enregistre un poème, Juste le temps de
vivre, et plusieurs chansons : Je n’peux pas
m’empêcher, On n’est pas là pour se faire
engueuler (en commun avec Patachou) et,
plus tard, La rue Watt et La valse jaune.
Après ces deux films à costumes, Philippe
Clay tourne sans interruption jusqu'au
16
début des années 60, des films policiers
en majorité (Des femmes disparaissent).
Son interprétation de Joseph figure dans
un court-métrage de Steve Prévin, diffusé
dans les salles en 1957. On peut le voir
aussi dans L'adorable voisine, un film
américain de Richard Quine (1958), aux
côtés de Kim Novak, James Stewart et
Jack Lemmon. Curiosité : dans une
séquence de cabaret, caché par un
aquarium, il chante Le noyé assassiné.
En 1956, Clay enregistre un autre de ses
succès : Festival d'Aubervilliers. Francis
17
Lemarque lui donne Le chemineau, Claude
Nougaro et René Rouzaud lui adaptent une
chanson américaine de Sid Wayne et John
Benson Brooks, Ninety nine years, qui
devient À perpète (décidément, la prison
inspire Nougaro ! voir Alcatraz pour
Michel Legrand et Sing-Sing song qu'il
interprète lui-même.) Sur le même disque,
Jean Yanne et Jean-Paul Mengeon lui
écrivent La chanson de Clopin, inspirée du
personnage de Notre-Dame de Paris.
En mai 1957, Clay passe en vedette
américaine à l'Olympia, dans le même
18
spectacle que Billy Nencioli, Pierre
Mingand et Stéphane Grapelli. Sur
l'enregistrement public édité par Philips
en 25 cm, neuf titres, neuf classiques !
L'intégralité de sa prestation paraîtra en
1993 sur un CD de la collection « Les
grands moments de l'Olympia » (Polygram).
Réceptif aux innovations, c'est à l'Olympia
qu'il testera l'un des premiers micro-
cravates. « Le père Coquatrix faisait le
tour du pâté de maisons pour faire
éteindre les néons parce que ça faisait des
interférences ! Mais ça me donnait les
19
mains libres et j'ai besoin de mes mains
quand je travaille. »
Des auteurs à la forte personnalité
Philippe Clay s'est constitué un répertoire
qui ne souffre pas la médiocrité — c'est
l'avantage des interprètes sur les
auteurs-compositeurs-interprètes : ils ont
le choix... De cette période, il n'y a
presque, comme dirait Brassens, rien à
20
jeter ! Clay choisit bien ses paroliers, des
auteurs à la forte personnalité. Il partage
avec Aznavour ses premiers titres (Moi,
j'fais mon rond, Si j'avais un piano, Ah !,
Qu'est-ce que j'en ai à foutre ?). Il est,
avec Marcel Amont, l'interprète des
toutes premières chansons d'un certain
Claude Nougaro, alors inconnu (Vise la
poupée, Joseph, À perpète, L'homme de
l'Équateur, Il y avait une ville, La
sentinelle, Paris Parisse, La vie de
patachon, Les touristes — sur une musique
de Nino Rota —, Si je savais chanter). En
21
1993, Nougaro confiait à Marcel Amont : «
J'ai commencé à faire des exercices de
style en écrivant des images. Ce qui
m'intéressait dans les comédiens-
chanteurs que vous étiez — que ce soit
Philippe Clay, complètement différent, ou
toi, plus dessin animé —, c'est ce côté
visuel justement, de ces chanteurs de
l'époque. »
Clay enregistre aussi plusieurs chansons
de Caussimon (Bleu, blanc, rouge, Dans la
légion, La java de La Varenne, C'était une
nuit, Le camelot, Le fils du comique
22
troupier, Le violon d'Amérique, Le blues
de Notre-Dame).
Il se fera également l'interprète
épisodique de René-Louis Lafforgue (Julie
la rousse, Ça, c'est chouette), Bernard
Dimey (Les années, Abécédaire), Ricet
Barrier (Les clochards), Guy Béart
(Oxygène), Hubert Giraud (Le corsaire),
Jean Yanne (La gamberge)... Il est le
23
créateur d'une chanson de Debronckart
(Les fesses d'Irma) et de deux titres
rares de Gainsbourg : Chanson pour
tézigue et Lily taches de rousseur.
Pendant une vingtaine d'année, Philippe
Clay restera fidèle à Jean-Paul Mengeon,
pianiste et orchestrateur, que lui présente
Boris Vian. « J'avais une chanson-piège,
Oublie Loulou, d'Aznavour, un be-bop pas
facile à jouer. Je lui ai posé la partition
sous les yeux et je l'ai trouvé tellement
bien que je lui ai dit : je vous signe un
contrat de vingt ans ! Ensemble, on a fait
24
des tournées fabuleuses. »
En 1962, Philippe Clay repasse à l'Olympia.
L'enregistrement public de son nouveau
tour de chant est publié dans la foulée par
Philips.
En 1966, se souvenant des chansons
d'atelier que lui chantait sa mère, Philippe
Clay enregistre l'album « Cuvée 1900 »
dans la collection Airs de France. « Maman
nous berçait, ma nièce et moi, avec ces
chansons. On n'en connait d'ailleurs pas
toujours les auteurs. C'est vraiment des
chansons de mémoire, on les a recopiées
25
comme ça, avec Jean-Paul, et on a fait le
disque. »
Son contrat avec Fontana prend fin.
Philippe Clay se retrouve en 1968 sur le
label RCA, le temps de trois 45 tours
passés inaperçus. En 1971, il participe à
l’anthologie Boris Vian éditée par Jacques
Canetti (La rue Watt, La valse jaune),
26
mais, surtout, il fait un fracassant come-
back, basé sur un malentendu : le titre
Mes universités, qui cartonne sur les
ondes (un million d'exemplaires vendus),
est perçu par beaucoup comme une
chanson « revancharde », anti-Mai 68 !
« Nous quand on contestait
C'était contre les casqués
Qui défilaient sur nos Champs-Élysées
Quand on écoutait Londres
Dans nos planques sur les ondes
C'étaient pas les Beatles qui nous
parlaient... »
27
Inspirée d'une phrase d'Albert Camus («
Mes universités ont été le stade et le
théâtre d'Oran »), cette chanson, qui
reprend le titre d'un livre de Maxime
Gorki de 1923, focalise sur l'interprète
tout le dépit d'une partie de l'opinion de
gauche inquiète de la « reprise en main »
par la droite, d'autant qu'à la même
époque, Michel Sardou triomphe avec
J'habite en France et que Stone et
Charden affirment : « Il y a du soleil sur la
France / Et le reste n'a pas
d'importance... » ! « La droite s'en est
28
emparée, constate Henri Djian, l'auteur du
texte. Ce qui compte, c'est la façon dont
le public la prend, indépendamment de ce
que les auteurs ont voulu y mettre. »
Traité de fauteur de troubles, Philippe
Clay reçoit des lettres d'insulte et même
des menaces de mort ! Il se défend : « On
me traite de facho, en réalité je suis un
vrai Français, donc un garçon
extrêmement provocateur. »
29
Les souvenirs de Philippe Clay
« Je me souviens du fameux krach de
1929. Un raz-de-marée venu des
Amériques qui allait tout balayer sur son
passage, engloutissant pêle-mêle les
entreprises les plus solides comme les plus
faibles. Pas plus que les autres, la petite
affaire que papa dirigeait ne devait
résister à cette redoutable lame de fond.
La voiture fut vendue, et le chauffeur
remercié s'en fut fixé son regard sur
d'autres virages. C'est alors que naquit
sur les lèvres de maman le leitmotiv qui
30
allait bercer toute mon enfance :
"Je me demande comment on va finir le
mois..."
J'avais deux ans.
Mérotte chercha une activité qu’elle
pourrait pratiquer à domicile et
suffisamment rémunératrice pour
subvenir aux besoins de la famille. Elle
décida de devenir pédicure.
Quand Mérotte avait une idée en tête, il
était parfaitement inutile de chercher à
l’en détourner. Au début, pour nous, ce fut
une muette stupéfaction. Qui avait bien pu
31
lui donner cette idée ?
Nous ne comptions dans notre entourage
aucune relation médicale ni paramédicale.
A moins que ce ne fut cette madame
Gudefin. "Elle est rudement bien installée,
madame Gudefin." "Ca tient vraiment pas
beaucoup de place un cabinet de
pédicure..." Puis : "Elle doit se faire des
fins de mois en or, madame Gudefin !" et
encore : "Il y a toujours du monde dans
son salon..."
Quoi qu’il en soit, aussitôt dite, la chose
fut entendue : Mérotte serait pédicure.
32
Pour l’être, il y avait un certain nombre de
choses à ingurgiter, entre autres une liste
de curieux petits os aux noms barbares
qu’il fallait apprendre par coeur.
Or notre mère avait toujours prétendu
n’avoir aucune mémoire. C'est vrai qu'elle
était incapable de se souvenir de ce qu'elle
avait mangé la veille, mais elle pouvait
chanter près de 200 chansons sans oublier
un seul couplet...
Elle était comme ça Mérotte : elle ne
retenait que ce qu'elle voulait bien retenir.
Elle n'eut donc aucun mal à graver dans sa
33
mémoire les métatarsiens, cunéiformes et
autres calcanéums et c'est ainsi qu'à
quarante-cinq ans, notre mère devint
"pédicure diplômée", ce dont nous fûmes
pas peu fiers.
Dès qu'elle eut son diplôme, maman mena
rondement les choses. Elle sépara la
cuisine en deux à l'aide d'un drap monté
sur une tringle à rideaux pour aménager
son "cabinet médical".
Le tout, éclairé par une monte montée sur
ressort, conférait à l'ensemble un petit
air "bloc opératoire" du plus
34
impressionnant effet.
Enfin, côté rue, Mérotte apposa à
l'entrée de la maison une plaque de marbre
sur laquelle était gravé :
Madame Mathevet
Pédicure diplômée
Reçoit le lundi, mardi et mercredi de 13 h
à 18 h.
Bien sûr, notre mère ne se faisait aucune
illusion. Elle savait bien qu'une clientèle ne
se forgerait qu'avec du temps et beaucoup
de patience, que la plus efficace des
"réclames" serait le bouche à oreille et
35
que la qualité de ses soins constiturait un
facteur capital de réussite. Aussi se
jurat-elle de particulièrement bichonner
ses premiers clients.
Enfin, elle avait distribuer des cartes de
visite chez tous les commerçants du
quartier.
Il n'y avait plus qu'à attendre.
Hélas ! Le temps passait sans que se
dessinât l'ébauche du moindre rendez-
vous. les semaines succédaient aux
semaines et nulle visite n'en vînt romprela
triste monotonie. peu à peu, Mérotte
36
sombrait dans le désespoir.
Bientôt, elle ne prit même plus la peine
d'installer son "cabinet", demeurant de
longues journées prostrée à ressasser sa
déconvenue. Elle s'était tellement investie
dans son projet, elle y avait consacré tant
d'heures, avait échafaudé tant de rêves.
L'échec était injuste.
Pour ne pas perdre la main, ou plutôt pour
"se la faire", elle avait, les premiers
temps, offert gratuitement ses services
aux soeurs du couvent des ursulines.
Mais quand elle eut extirpé deux ou trois
37
cors, soigné quelques oeil-de perdrix et
retiré une verrue plantaire. Les bonnes
soeurs n'eut plus de raison de lui servir de
cobayes. Elle restait donc à la maison à se
morfondre.
C'est aux plus sombres heures du
désespoir qu'un beau jour on sonna à la
porte. une petite vieille qui demanda si on
pouvait la recevoir.
Mérotte eut toutes les peines du monde à
retenir sa joie et à ne pas lui sauter au
cou. Il n'en fallu pas plus pour que toute la
famille se trouvât d'un coup regonflée.
38
Enfin, nous tenions notre premier client !
Le soir, maman fut soumise à un véritable
interrogatoire : comment était la patiente
? De quoi souffrait-elle ? Reviendrait-elle
? Quelle question ! A-t-on jamais vu un
praticien guérir un patient en une seule
séance ? Mérotte avait accompli les
premiers soins d'urgence mais rendez-
vous avait été pris pour le lundi suivant
afin d'assurer une guérison complète et un
soulagement définitif.
La semaine s'écoula dans une douce
euphorie. Maman avait retrouvé sa joie de
39
vivre et son optimisme. tout le pavillon en
était ensoleillé.
Le lundi matin, on se serait cru sur un
vaisseau amiral à la veille d'un combat
naval. le branle-bas supervisé par maman
ne laissa rien au hasard. Les meubles
furent cirer au point d'en suinter. Le lino
de la cuisine javellisé. Le plus petit grain
de poussière traqué dans les recoins les
plus secrets mais la petite vieille ne vint
pas.
Un quart d'heure de retard, passe
encore, mais plus d'une heure quand on
40
habite juste en face, là, il y a de quoi
s'interroger !
Peut-être la pauvre femme avait-elle
oublié ? Elle n'était plus toute jeune, et
elle n'avait pas noté. oui mais alors
comment le lui rappeler ?
Lorsque les six coups de 18 heures
sonnèrent, la tristesse envahit le 2, rue de
la santé. L'espoir qu'avait fait naître
cette première cliente s'envolait, le rêve
semblait terminé. Les ressorts étaient
brisés. Mérotte capitulait.
41
Deux semaines plus tard, Mérotte se
rendit chez madame Laurenzan dans sa
minuscule échoppe qui sentait bon la crème
fraîche et le beurre des charentes et qui
était le rendez-vous des commères du
quartier.
On y glanait toutes sortes de ragots et
l'accueil était si chaleureux, le sourire si
engageant que, bien souvent, l'achat d'une
livre de beurre prenait plus de temps qu'il
n'en fallait.
Ce matin-là, quand Mérotte entra dans la
boutique, la conversation, menée par
42
madame Bouchot allait bon train.
Mme Bouchot était la concierge du 3, rue
de la Santé. Plus pipelette que celle-là, on
avait jamais vu. Dès qu'elle l'aperçut,
maman n'eut qu'une idée, lui demander des
nouvelles de sa cliente avec une voix
anodine :
"Au fait madame Bouchot, comment se
porte Mme Durrieux votre locataire ?
- Madame Durieux ? mais, ma pauvre dame,
elle est morte !
Maman s'était décomposée. Elle se retint
au comptoir à fromages pour ne pas
43
tomber.
On lui avait coupé un doigt de pied puis la
jambe à cause du diabète.
Bouchot encore : "J'me demande bien qui
va hériter... C'est qu'elle avait du bien
Mme Darrieux Si vous voyez
l'appartement... Son mari avait été
architecte, à c'qui paraît.
Y faisait des ponts, des barrages et tout
ça partout dans le monde. Ah ça, ils ont vu
du pays ! Y rapportaient plein de trucs de
leurs voyages, y en a partout dans les
chambres, dans le salon, dans la salle à
44
manger et même dans les chiottes ! Mais
faut aimer. Des trucs de nègres à vous
filer une de ces trouilles !"
Les chirurgiens ont tenu leur langue. On
ne sait pas très bien comment Mme
Darrieux est morte. Les chirurgiens, on le
sait et c'est bien naturel, ont horreur que
leurs patients leur claquent dans les mains.
Le plus intolérable pour eux, c'est le
regard de leur équipe ayant constaté
l'irrévocable ; car il ressemble
étrangement à celui lancé par les dix
joueurs d'une équipe de football au
45
onzième qui vient de rater un pénalty.
Nous n'aurions donc jamais la réponse.
Je me souviens des conversations de
madame Brizard qui venait tous les
mercredis «dire un p’tit bonjour aux
Mathevet". Il n’était question que de rôle,
de cachet, de tournée à travers la France,
d’affichages. Cela faisait rêver Mérotte.
Au fond d’elle-même, elle avait toujours
caressé la secrète envie d’être
comédienne.
Ce jour-là, comme à l’habitude, madame
Brizard avait demandé à maman la
46
permission de donner un «coup de fil».
Permission qui fut, bien entendu, aussitôt
accordée.
«Allô ? Bonjour, madame Brizard à
l’appareil. Comment allez-vous ? ... Bien,
très bien, je vous remercie. J’ai reçu
votre scénario, il est remarquable, j’ai
beaucoup aimé ! Et le rôle que vous nous
proposez est merveilleux !»
Et de continuer ainsi de longues minutes.
Alors, soudain, maman et mes soeurs se
souvinrent. Au fur et à mesure que la
conversation se déroulait sur ce même ton
47
enjoué entre madame Brizard et son
interlocuteur, leurs visages se liquéfiaient.
Entraînées par l’habitude, elles avaient
complètement oublié... que le téléphone
était coupé depuis six jours pour non
paiement. C’est alors que toute la détresse
de cette femme leur fut subitement
révélée. Bouleversée, maman alla se
réfugier dans la cuisine pour pleurer
tandis que mes soeurs, incapables de
dominer leur émotion partirent dans les
chambres. Olga, la petite de madame
Brizard avait assisté à cette débandade
48
avec un pauvre sourire triste sur les
lèvres. Comme si la réalité s’était peu à
peu dessinée sur les figures stupéfaites
de maman et de ses filles, son regard
semblait supplier : "Je vous en prie, ne lui
dites rien. Laissez-lui l’illusion que vous la
croyez..."
Et c’est ainsi que, des années durant, avec
la complicité bienveillante des Mathevet,
madame Brizard vint donner au 2, rue de
la Santé des coups de fil imaginaires à des
producteurs fictifs, répondant à des
offres de rôles chimériques.
49
Je me souviens de la plus belle cuite de
mes parents chez les Boudelot. Ce soir-là,
les Boudelot avaient mis les petits plats
dans les grands. Ce n’était pas tous les
jours qu’on recevait les Mathevet ! Tout
commença à l’appéritif.
"Goûtez-moi ça ! dit Boudelot. C’est une
absinthe d’avant-guerre !"
Après quelques gorgées d’absinthe,
madame Boudelot ne se sentit pas bien.
Elle devint brusquement aussi verte que ce
qu’elle venait de boire, s’excusa auprès de
50
ses invité et sortit précipitamment de la
pièce pour ne plus réapparaître de la
soirée.
"Ce n’est rien, déclara Boudelot, apaisant.
Elle ne supporte pas l’alcool. Allez ! On ne
se laisse pas abattre. Encore une lichette,
Gustave ?
- Bah, juste une goutte alors !"
Faute de maîtresse de maison, ce furent
Boudelot et maman qui assurèrent le
service.
Le repas débuta par un foie gras des
landes arrosé d’un gewurztraminer, que
51
suivit un jambon en croûte sauce madère
accompagné d’un Saint-Emillion.
Puis ce fut le tour d’un gigot de pré-salé
avec un meursault 1924. Enfin,
l’assortiment de fromages fut accompagné
d’un cru dont le nom se perdit dans les
limbes des vapeurs d’alcool.
La nuit était très avancé quand mes
parents prirent congé des Boudelot.
Nous les avons retrouvé à la maison,
plaquée au sol, la porte. Allongé dessus,
papa. Couchée sur lui, le chapeau de
travers et les joues noires de Rimmel,
52
maman.
Nous apercevant, Mérotte tenta avec
peine de retrouver un semblant de dignité
et, dans un élan maternel et protecteur,
nous renvoya au lit :
"Allez vous coucher ! Ce n’est pas un
spectacle pour les enfants."
Maman multipliait les initiatives pour se
faire connaître. sa patience fut peu à peu
récompensée. Quelques clients
commencèrent à fréquenter régulièrement
le 2, rue de la Santé. Oh ! Ce ne fut jamais
l’affluence ; il ne fut même pas nécessaire
53
de descendre les deux chaises des
chambres. Et c’est bien ce qui désolait
Mérotte. car elle avait un rêve, un rêve
qu’elle mit longtemps à nous avouer. Elle
aurait voulu ouvrir sa porte sur un salon
plein de monde et pouvoir lancer à la
cantonade un «Au suivant !», comme elle
l’avait vu faire dans les hôpitaux, lors des
visites médicales.
Elle en rêva tant et si bien qu’elle ne put
résister à la tentation d’échafauder tout
une mise en scène digne d’un Feydeau ou
d’un Courteline. A défaut de crouler sous
54
le nombre de patients, elle s’en
fabriquerait un, imaginaire donc, qui
entretiendrait l’illusion d’une succession de
visites. quand un client sonnait à la porte,
celui qui allait ouvrir avait ordre, primo, de
lui demander s’il avait rendez-vous,
secundo, de lui dire, en l’installant dans
notre salon et en portant la voix «Madame
Mathevet va vous recevoir». C’était le
signal. Alors maman, qui était déjà dans
son «cabinet médical», commençait à jouer
une comédie à une voix, agitant
bruyamment ses instruments.
55
"Voilà ! C’est terminé ! Ce vilain cor est
oublié. Vous pouvez vous rechausser.
Voulez-vous que nous prenions un autre
rendez-vous ? Mardi prochain ? Voyons,
voyons... mardi, oui, mais alors à 16 heures.
Cela vous convient-il ? Et bien parfait, à
mardi. Au revoir, madame !"
Et d’ouvrir bruyamment la fenêtre qui
donnait sur le vide, puis de la refermer.
Puis elle ouvrait la porte du salon et
lançait : "Au suivant !"
Mérotte avait réponse à tout. Quand papa
lui faisait remarquer qu’elle parlait toute
56
seule, elle ne se laissait pas ébranler : «Et
alors, ma cliente peut-être muette !»
Quand mes soeurs s’étonnaient : "Mais
enfin, maman... Quand ton suivant entre
dans ton cabinet, il doit bien se demander
par où est parti l’autre, il n’y a que la
fenêtre !"
- Ecoutez, rétorquait-elle, quelqu’un qui a
mal aux pieds ne cherche pas à savoir où
est passé celui qui l’a précédé. Il n’a qu’une
hâte : être soulagé. Et puis, la preuve,
personne ne m’a encore posé la question !»
57
Force est d’avouer que, tout le temps que
dura ce stratagème, pas un patient ne
sembla s’étonner du mutisme du
prédécesseur ni de sa disparition...
Parfois les choses se compliquaient un
peu. La mémoire fantaisiste de maman
commença bien vite à lui jouer des tours.
En particulier, notre mère avait un mal fou
à se souvenir quel jour nous étions.
Régulièrement, alors que nous étions tous
à table dans le salon salle à manger, au
beau milieu d’une conversation sur le
dernier renversement de cabinet ou les
58
exactions sauvages du malade qui
commençait à s’agiter sérieusement de
l’autre côté du Rhin, un coup de sonnette
brutal stoppait net les débats, figeant
notre assemblée dans une sorte de
stupeur. Alors l’un de nous posait la
question rituelle :
"Quel jour sommes-nous ?
- Mardi !
- Oh ! Mon Dieu ! s’exclamait alors
Mérotte. Mon jour de rendez-vous !»
Et sans plus ‘occuper de ses hôtes, maman
se précipitait dans la cuisine, abaissait le
59
rideau, isolant en un tournemain son
"cabinet médical» et devenant aussitôt
«Madame Mathevet, pédicure diplômée".
Pendant ce temps, dans le salon salle à
manger, c’était le branle-bas de combat.
Bien sûr, pas question de rester là
attablés à poursuivre le repas dans ce qui
devait immédiatement retrouver l’allure
d’un salon d’attente décent afin
d'accueillir, d’une seconde à l’autre, le
client de Mérotte.
Chacun prenait alors son assiette et ses
couverts et partait se cacher dans le
60
cabinet de toilette ou dans l’escalier en
laissant les premières marches à papa où il
s’installait bougonnant. Alors seulement on
allait ouvrir à l’intrus qui ne se doutait pas
qu’une douzaine d’yeux l’observait à
travers les trous de la serrure, derrière
lesquels se tenaient six ou sept affamés,
attendant avec une impatience fébrile le
«Au suivant !» libératoire.
Si nous n’en étions qu’à l’entrée, se posait
alors le problème du plat de résistance. Il
fallait bien aller le chercher, sans compter
qu’à coup sûr, dans sa précipitation, maman
61
avait dû oublier d’éteindre le gaz !
C’est alors que les regards convergeaient
immanquablement vers moi. J’étais le plus
jeune. Il apparaissait donc à tous comme
une évidence qu’il me revenait la tâche de
traverser discrètement le «cabinet» pour
aller chercher le gigot, la choucroute ou le
poulet en passant par la "salle d’opération".
Neuf fois sur dix, j’éteignais le gaz sur
lequel mijotait le frichti ; puis, refaisant
le chemin à l’envers, je revenais avec le
"plat du jour" sous le regard quelque peu
étonné du patient. Et bien souvent, je
62
devais refaire la navette en dissimulant
tant bien que mal sous ma chemise la
moutarde, les cornichons, le sel, le poivre
ou le beurre que l’on m’avait réclamés...
Mes intrusions gênaient-elles maman ? Je
n’en suis pas certain. Dès qu’elle avait
endossé sa blouse de praticienne, une
sorte de métamorphose s’opérait en elle.
Plus rien n’avait d’existence que les pieds
qu’elle allait découvrir et les anomalies qui
les avait conduit au 2, rue de la Santé.
Ces séances de «pique-nique» étaient si
courantes que personne ne s’en étonnait
63
plus. sauf, bien sûr les nouveaux fiancés de
mes soeurs, lesquels devaient quand même
se demander si tout tournait bien rond
chez les Mathevet...
Problème, au 2 de la rue Santé, on
soignait les pieds mais on ne se les
écrasait pas et il était ridicule de crier
«Au suivant !» alors qu’il n’y avait qu’un
client.
Alors, un jour, n’y tenant plus, Mérotte
nous dévoilà son nouveau projet.
"Voilà, dit-elle. j’ai une idée mais j’ai
besoin de vous.
64
- Ah ? et qu’est-ce que c’est, cette idée ?
demanda papa avec quelque réserve.
- Et bien voilà. Dès qu’un client sonnera,
Germaine et Chouc iront s’installer dans le
salon et feront les clientes qui attendent.
quant à toi, tu viendras, avec moi dans mon
cabinet et je ferai semblant de te soigner,
avant de recevoir Germaine, puis Chouc.
- Ma pauvre Marthe, tu es complètement
folle.
- Je ne vois pas pourquoi ! Ca fera un
cabinet qui marche, c’est tout !»
- Et c’est ainsi que naquit la scène II de
65
«Au suivant !»
Mais si mes soeurs jouaient le jeu à fond,
ce n’était pas le cas de papa :
"Je ne vous ai pas fait mal ?
- Non, répondait papa.
- Vous avez d’autres cors ?
- Non.
- Voulez-vous que nous prenions un autre
rendez-vous ?
- Si vous voulez.
- Et bien, disons... mardi prochain ?
- Si vous voulez.
- Et bien merci, monsieur.
66
- Y a pas d’quoi.
- Et bien au revoir, monsieur !
- C’est ça. Au revoir."
Maman avait beau lui dire :
"Mais enfin Gustave, tu pourrais faire un
effort, te montrer un peu plus coopératif !
Tes oui-oui, tes non-non, c’est pas du
dialogue ça, invente, parle, racontes-moi
ce que tu penses...
- Marthe ! rugissait papa. Si je te disais ce
que je pense, ça ne te ferait pas plaisir. Et
ça risquerait même de faire fuir ta
clientèle. Alors, sois gentille, n’insiste
67
pas.»
1933, l’année des mariages. l’Allemagne
épouse Hitler et, ça y est, c’est décidé.
germaine se marie ! Il est plutôt sympa,
Raymond. Et ingénieur électricien, avec ça
!
En 33, ça vous classait un homme !
Ils vont habiter bd Saint-Marcel. Ca va,
ce n’est pas trop loin, on ne les perdra pas
de vue.
Quant à l’autre "mariage", celui de
l’Allemagne avec le moustachu, je reste
aujourd’hui sidéré par l’inconscience
68
politique des années 30.
Il est tout de même incroyable que chez
les Mathevet, dont les services de
renseignements se limitaient aux lectures
de L’Intransigeant et de Paris-Soir, on se
fut affolé des initiatives démentielles du
"fourreur" comme je l’appelais - une
mauvais interprétation du mot führer - et
qu’en haut lieu on semblât trouver
parfaitement normale l’ouverture des
camps de concentration en 1933, la
stérilisation des malades mentaux, des
mongoliens, des aveugles et des sourds...
69
Et la persécution des juifs alors même
que beaucoup de nos gouvernants l’étaient
et ne sauraient donc être accusés de
connivence...
Alors ? Inconscience ?
Lâcheté, pensait papa.
Le fait est que dès 1933, il voua une haine
farouche à Hitler qu’il appelait "le
revanchard". "Il est complètement fou, ce
type, fulminait-il et vous verrez qu’il finira
par provoquer une catastrophe..."
Il tempêtait devant la montée du nazisme
et les décisions de plus en plus
70
hallucinantes du schizophrène d’outre-
Rhin. Il ne supportait plus que l’on appelât
la guerre de 14-18 "la der des der".
Appeler une guerre la der des der, c’est
aussi con que de croire encore au père-
Noël à soixante ans.
Lorsque, en 36, papa apprendrait qu’à
l’ouverture des JO de Berlin, la délégation
française avait salué Hitler et sa clique du
salut fasciste, il piquerait une colère
mémorable.
Ce geste, il le ressentit comme un
affront, un acte de trahison à l’encontre
71
du peuple français dont il se réclamait, et
il exigea que la délégation fût
immédiatement rapatriée, ses
responsables traduits en justice et
condamnés par une cour martiale.
"Notre pays y perdra peut-être quelques
médailles, mais au moins elle sauvera son
honneur !", déclara-t-il. Après le succès
allemand et les l’enthousiasme d’un copain
de ma soeur devant la réussite de la
politique sportive du nazisme, mon père
attaqua bille en tête :
"Etes-vous donc aussi stupide que nos
72
ministres, jeune homme ? Vous vous
laissez abuser par un détraqué. Ce fou est
un redoutable joueur de poker. pour
l’heure, je suis sûr qu’il n’a rien dans son
jeu, que tout cela n’est encore que bravade
et vantardise. mais comme il fait peur, on
le laisse faire. Un jour, on va se réveiller.
mais ils sera trop tard. Son jeu sera alors
beaucoup plus fort que le nôtre. C’est
maintenant qu’il faut le contrer !"
Le stoïcisme de papa face aux trouvailles
inépuisables de Mérotte avait quelque
chose de touchant. Un parfait disciple de
73
Zénon aurait pu croire qu’une certaine
lassitude aurait fini par céder la place à
une indifférence polie. Pour ma part, je
pense que cette hargne à vouloir conjurer
le mauvais sort, cette débauche d’énergie
dont le seul but était d’améliorer
l’ordinaire familial, suscitait chez notre
père une admiration sans bornes.
Et s’il lui arrivait parfois de bougonner
devant l’incongruité d’une plumette rose
malencontreusement égarée dans ses
cheveux blancs ou ornant le revers de son
veston d’une décoration pour le moins
74
fantaisiste, c’était surtout pour ne pas
faillir la réputation de "ronchon" qu’il
s’était forgée au sein de la famille.
Car papa ne disait jamais non. Il
"rognonnait". C’était sa façon à lui
d’émettre quelque réserve sur la réussite
de l’entreprise proposée.
Ce qui est sûr c’est qu’il aimait
profondément notre mère et qu’il lui fut
gré, sa vie entière, d’avoir su, sans jamais
se plaindre, pallier ses propres
défaillances et d’avoir toujours, par son
insatiable enthousiasme et son incorrigible
75
optimisme, égayé les heures, les mois, les
années qu’il considérait comme "rabiotées"
après les balles reçus sur le terrain de
bataille et l’attente en se vidant de son
sang au milieu des blessés hurlant et des
morts que l’on vint enfin le secourir.
Il était mon héros. mes plus grandes joies
d’enfant, c’était quand il m’emmenait au
ffot. Rien que lui et moi.
La suite ? Je suis tombé malade et le
médecin a dit a ma mère qu’il me fallait de
l’air pur pour guérir.
On s’est retrouvé à la campagne et le seul
76
moyen de transport était la bicyclette, ce
qui, à l’époque, n’avait rien
d’extraordinaire. Il y avait juste un petit
problème : Mérotte n’était jamais monté
sur un vélo.
"Mais comment allez-vous faire pour vous
ravitailler ? s’inquiéta le propriétaire. Il
n’y a rien à moins de trois kilomètres ets
eul le boulanger passe tous les matins...
- Je crois que le plus simple, répondit
maman, c’est que j’apprenne à faire du
vélo.
- A votre âge ?
77
Et oui, à son âge. Et pourquoi pas ? C’est
ainsi que, la cinquantaine passée, Mérotte
apprit à faire du vélo.
Une bicyclette lui fit donc prêter par
notre logeuse. C’était une vieille bécane à
pneus ballons, avec un porte-bagages sur
le garde-boue arrière et une nacelle à
l’avant du guidon. Le vrai vélo à provision.
La première chute fut amortie par le
roncier dans lequel maman fut précipitée.
Oh ! elle n’était pas allé bien loin, le
roncier se trouvait juste après le mur de
la maison.
78
C’avait déjà été toute une histoire pour
l’aider à se hisser sur l’engin. Le sens de
l’équilibre n’est pas forcément inné, c’est
bien pour ça que les vélos d’enfants sont
munis de petites roues de chaque côté.
Nous l’aidâmes à sortir du roncier. Il n’y
avait pas trop de mal, seules ses mains
étaient étaient éraflés par les épines et sa
robe en était quitte pour quelques tâches
de mûres bien noires.
La deuxième chute, elle, fut plus
douloureuse. Mérotte tomba lourdement
sur le bas-côté de la route, là où les
79
gravillons acérés foisonnent. Elle eut la
jambe lacérée de la cheville à la cuisse,
l’épaule luxée. Une longue estafilade
barrait sa joue et un énorme hématome
bleuit sur son bras.
Notre brave logeuse fit tout ce qu’elle
put pour dissuader maman de poursuivre
son apprentissage, craignant qu’elle finisse
par se faire vraiment mal. peut-être aussi
pour sauver son vélo.
C’était ignorer la détermination
légendaire de Mérotte. Jamais elle ne
renonçait à un projet et son entêtement
80
finissait toujours par avoir raison des
obstacles.
Même si maman ne devint jamais une
championne de la petite reine, elle fit tout
de même en trois semaines près de cent
cinquante kilomètres pour ramener des
oeufs pondus de la veille, du lait frais, du
fromage blanc à peine égoutté et des
fruits qu’elle cueillait elle-même avec les
paysans.
Je n’ai jamais su combien de chutes
avaient jalonné ces épriples dans la
campagne bourguignonne. mais à la fin de
81
notre séjour, j’avais pris trois kilos, je
n’étais plus malade et la bouteille d’arnica
était vide.
En 36, ces bruits de guerre, inaudibles à
mes oreilles d'enfant, s'amplifiaient de
plus en plus. Et un sale jour de 39, tel un
orage d'été trop longtemps confiné dans
une atmosphère lourde et délétère, ils
éclatèrent.
Ce fut d'abord la "drôle de guerre", avec
ses commentaires laconiques diffusés
chaque jour et qui déclaraient que "sur le
front, rien à signaler". Cela dura quelques
82
temps, le temps d'anesthésier peu à peu
une population complètement bluffée par
une propagande affirmant que "nous
vaincrons aparce que nous sommes les plus
forts" et que "la route du fer est coupée".
Et puis ce fut la débâcle. il y eut
brutalement tant de choses "à signaler sur
l'ensemble du front" qu'on ne sognala plus
rien.
Alors tout vola en éclats. Et l'errance de
la famille commença. Nous ne revînmes
jamais plus rue de la Santé. Je laissai là,
au pied de mes arbres, ma merveilleuse
83
enfance.
Maman ne conserva de son cabinet
médical que sa boîte de bistouris en
souvenir des heures d'espoir que ces
instruments avaient fait naître. Je sais où
se trouve cette boîte. Un jour, je la
récupérerai. car elle est pour moi
l'emblème du courage, de la ténacité, de la
générosité et de l'amour de Mérotte. »
84
Je sais que le tabac c'est mauvais pour la
voix
On dit que l'alcool c'est pas bon pour le
foie
Quant aux petites pépées c'est fatal pour
le coeur
Les trois à la fois, ya pourtant rien de
meilleur!
85
Cigarettes et whisky et p'tites pépées
Nous laissent groggy et nous rendent tous
cinglés
Cigarettes et whisky et p'tites pépées
C'est ça la vie mais c'est bon de les aimer
J'ai fumé d'Abord Pour faire Comme les
copains
J'ai pris Une beauté pour faire mon petit
malin
J'ai bu Dans Verre fils, elle a bu Dans le
mien
Puis j'ai bu tout seul quand j'ai eu du
86
chagrin
Cigarettes et whisky et p'tites pépées
Nous laissent groggy et nous rendent tous
cinglés
Cigarettes et whisky et p'tites pépées
C'est ça la vie mais c'est bon de les aimer
Les Femmes et le tabac, je l'ai
CONSTATE Souvent,
A peine allumés, ça s'envole en fumée
Mais j'y ai pris goût, vite un whisky, mon
gars,
87
Une blonde à mes lèvres et l'autre dans
mes bras
Cigarettes et whisky et p'tites pépées
Nous laissent groggy et nous rendent tous
cinglés
Cigarettes et whisky et p'tites pépées
C'est ça la vie mais c'est bon de les aimer
Quand mon ange gardien, en se croisant
les ailes,
Me dira: Tu viens, là-haut Y a du soleil
Un Mégot dernier, Le Verre du Condamné
88
Un baiser de Margot et vive l'éternité!
Cigarettes et whisky et p'tites pépées
Nous laissent groggy et nous rendent tous
cinglés
Cigarettes et whisky et p'tites pépées
Bye bye la vie ... Y a plus rien à regretter!
89
Incognito,
Vos flics maintenant sont dev'nus des
cerveaux
Ni grands, ni gros,
Ils ont laissé leurs vélos, leurs chevaux,
En torpédo,
De vrai casses-cous à trente-cinq au
chrono
M'sieur Clémenceau,
90
C’est plus réglo, c’est la mort du boulot
Pendant c'temps-là dans vos salons
Pour voir des horreurs qui n'vaudront
Sûrement pas un radis,
C’est moi qui vous l'dis,
Monsieur Picasso,
Il y a des dames aux diams gros
Comme des pruneaux.
Fous du boulot,
24 heures sur 24, frais et dispos
De vrais robots,
91
Toujours à l’affût, jamais au repos
De face, de dos,
D'profil, ils ont nos bobines en photo
M'sieur Clémenceau,
Pensez à nos femmes et à nos marmots !
Pendant c'temps-là dans les romans
Certains nous racontent comment
Faire un casse tranquillement
Pour tuer le temps,
J’voudrais les y voir
A notre place pour n'pas en prendre
Pour vingt ans.
92
M'sieur Clémenceau,
Vos flics maintenant sont dev'nus des
cerveaux
Incognito,
Ils ont laissé leurs vélos, leurs chevaux
Pendant c'temps-là dans les romans
Certains nous racontent comment
Faire un casse tranquillement
Pour tuer le temps,
J'voudrais les y voir
A notre place pour n'pas en prendre
93
Pour vingt ans.
Mes universités,
C'était pas Jussieu, c'était pas Censier,
c'était pas Nanterre
Mes universités
C'était le pavé, le pavé d'Paris, le Paris
d'la guerre
94
On parlait peu d'Marxisme
Encor' moins d'Maoïsme
Le seul système, c'était le système D
D comm' débrouille-toi
D comm' démerde-toi
Pour trouver d'quoi
Bouffer et t'réchauffer
Mes universités
C'était pas la peine d'être bachelier
Pour pouvoir y entrer
Mes universités
T'avais pas d'diplôm's
95
Mais t'étais un homme
Quand tu en sortais
Nous quand on contestait
C'était contre les casqués
Qui défilaient sur nos Champs-Elysées
Quand on écoutait Londres
Dans nos planques sur les ondes
C'était pas les Beatles qui nous parlaient.
Mes universités,
C'était pas Jussieu, c'était pas Censier,
c'était pas Nanterre
Mes universités
96
C'était le pavé, le pavé d'Paris, le Paris
d'la guerre
Pourtant on tenait l'coup
Bien des fois entre nous
On rigolait comme avant ou après
Mais quand ça tournait mal
Fallait garder l'moral
Car y avait pas de came pour oublier
Mes universités
C'était mes 20 ans pas toujours marrants,
Mais c'était l'bon temps
Mes universités
97
Si j'en ai bavé je m'f'rais pas prier
Pour y retourner
Bien sûr l'monde a changé
Tout ça c'est du passé
Mais ce passé faut pas vous étonner
Il est tell'ment présent
Qu'on n'comprend plus maint'nant
C'qui n'tourne plus rond dans vos
universités.
98
Fais-nous danser, Julie la Rousse
Toi dont les baisers font oublier
Petit'gueule d'amour t'es à croquer
Quand tu passes en tricotant des hanches
D'un clin d'œil le quartier est dragué
C'est bien toi la rein' de la place Blanche
Fais-nous danser, Julie la Rousse
Toi dont les baisers font oublier
Petit'gueule d'amour t'es à croquer
Quand tu trimballes ton éventaire
99
Ton arsenal sans fair' de chiqué
A vaincu plus d'un grand militaire
Fais-nous danser, Julie la Rousse
Toi dont les baisers font oublier
Petit'gueule d'amour t'es à croquer
Les gens disent que t'es d'la mauvaise
graine
Par' qu'à chaque homme tu donnes la
becquée
Et qu'l'amour pour toi c'est d'la rengaine
100
Fais-nous danser, Julie la Rousse
Toi dont les baisers font oublier
Petit'gueule d'amour t'es à croquer
Chapeau bas, t'es un' vraie citoyenne
Tu soulages sans revendiquer
Les ardeurs extra-républicaines
Fais-nous danser, Julie la Rousse
Toi dont les baisers font oublier
Petit'gueule d'amour t'es à croquer
Car parfois tu travailles en artiste
101
Ton corps tu l'prêt's sans rien fair'
casquer
A tous les gars qu'ont le regard triste
Dans tes baisers Julie la Rousse
On peut embrasser le monde entier
102
Si l'on avait mis en quarantaine
Tous les hommes de quarante ans
L'humanité en serait à peine
Au Moyen Age et pour longtemps
Louis Pasteur n'aurait pas découvert
Son vaccin à soixante-trois ans
L'avion de Clément Ader
N'aurait jamais quitté la terre
Il avait presque cinquante ans
Si l'on avait mis en quarantaine
Les hommes de quarante ans passés
L'automobile de Monsieur Daimler
103
Serait encore à inventer
Si l'on avait mis en quarantaine
Tous les hommes de quarante ans
Il y aurait peut-être moins de problèmes
Pour la jeunesse et pourtant
Victor Hugo n'aurait pas écrit
Les Misérables à soixante ans
Et Pierre et Marie Curie
Auraient fini tout juste à temps
Un an plus tard, c'était trop tard.
Voltaire et Rousseau ainsi que Marx
Seraient d'illustres inconnus
104
Si l'on avait mis en quarantaine
Les hommes de quarante ans et plus
Aujourd'hui, l'on met en quarantaine
Tous les hommes de quarante ans
"Demandons jeune cadre en moyenne
De vingt-cinq à trente-cinq ans
Mais avec une bonne expérience
Et de la personnalité
De l'ambition, des références
Avenir assuré", assuré pour quelques
années.
105
Puisqu'ils ne seront qu'en quarantaine
Qu'à quarante ans et pas avant
Ils auront le temps de prospecter
Pour ne pas se retrouver sur le pavé.
Non, ne mettez plus en quarantaine
Tous les hommes de quarante ans
Sous prétexte que la vie moderne
Vous fait un homme à dix-sept ans
Souvenez-vous à quarante-trois ans un
certain John F.Kennedy
Etait un tout jeune Président, alors à mon
avis,
106
Il faudrait leur laisser le temps
Ils ont encore du sang dans les veines
Qu'ils vous le donnent et puis après
Vous pourrez nous mettre en quarantaine
Vous n'aurez rien à regretter.
107
Un gentleman un peu noir
A une poule dans un bar
Offrait champage et caviar
Et entrouvrait sa mémoire
Ce gentleman dans son frac
Disait poupée si je claque
Je veux qu'ce soit dans un lac
UUn lac d'cognac
Ecoute-moi bien
J'avais trente ans
Ecoute-moi bien
J'étais tentant
108
Je n'avais pas encore
De dents en or
Les femmes se battaient
Pour m'approcher
Regarde-moi bien
Qu'est-c'que t'en penses
Regarde-moi bien
Tu m'trouve l'air rance
Mais fallait fallait m'voir
Danser le charleston
Quand j'avais trente ans
A Cann's au Carlton
109
Ce gentleman un peu noir
A tout cassé dans le bar
Puis a sorti ses dollars
Et distribué des pourboires
Ce gentleman dans son frac
A dit : pianiste v'là dix sacs
Jou' les vieux airs sans entr'acte
Eh!... joue... en vrac...
Ecoute-moi bien
Gard' la cadence
Ecoute-moi bien
110
Qu'est-c' que t'en penses
Il fallait fallait m'voir
Danser le charleston
Quand j'avais trente ans
A Canne's au Carlton
Tout seul au fond de la Seine
Je commence à m'ennuyer
111
En vain je me démène
Pour pouvoir me libérer
Dix ans dans la même pose
Je vous assure que c'est long
Depuis que je me décompose
Je fais peur aux poissons
Qui fichent le camp sans rémission
Je suis un noyé assassiné
Par un gars qu'un voulais
A mon porte-monnaie
Je n'avais pas un centime
Lui pour cacher son crime
112
Il me jeta dans l'abîme
Et depuis je m'abîme
Dans cette masse d'eau
Je suis un noyé assassiné
J'ai au cou un boulet
M'empêchant de remonter
Parlez d'une aventure
Voilà dix ans que ça dure
Avec ça je vous jure
Que pour une cure, c'est une cure
Moi qui ai horreur de l'eau
Encore si on m'avait flanqué
Dans un tonneau
113
Où au lieu d'eau
Il y avait du vin clairet
Mais non, mes chairs en deviennent molles
Je me désole et je m'étiole
La Seine ne charrie pas d'alcool
Vous qui m'oyez, plaignez plaignez
Tous les noyés assassinés
Je vivais dans ma famille
J'étais un bon garçon
Je courais après les filles
Pour trousser leurs jupons
Hélas ! dans ma retraite
Y a rien de folichon
114
Pas une mignonnette
Rien que des petits poissons
Qui fichent le camp sans rémission
Je suis un noyé assassiné
Par un gars qu'en voulait
A mon porte-monnaie
Poussé par cette crapule
Voilà que je bascule
Dans l'eau qui fait des bulles
Et me voilà ridicule
Avec mon aire crevé
Je suis un noyé assassiné
J'ai au cou un boulet
115
M'empêchant de remonter
Vous parlez d'une histoire
Dans cette immense baignoire
Je n'ai que des déboires
Moi qui mangeais sans boire
Maintenant je bois sans manger
Parfois d'inutiles hameçons
Croyant pêcher
Viennent se loger
Dans le fond de mon pantalon
Ou bien une herbe un peut trop fine
Familièrement, grossièrement
Vient se loger dans mes narines
116
Vous qui m'oyez, plaignez, plaignez
Tous les noyés assassinés
Je suis un noyé assassiné
Qui voudrait insérer
Dans les annonces couplées
Cette petite chose
En vers plutôt qu'en prose
Je commencerai la chose
Simplement par, pour cause
Pour cause de départ
Je suis un noyé assassiné
Qui céderait volontiers
117
A un désespéré
Sans une seconde d'attente
De reprise exorbitante
Une retraite charmante
Où il y a l'eau courante
Dans un monde bien à part
Un coin qui vous fera plaisir
Très retiré
Où vous serez
Vraiment heureux à en mourir
Et moi ainsi de mon côté
Je pourrai dire
Au lieu de mourir
118
Heureux à en ressusciter
Si vous m'enviez
Venez me remplacer
Dans le domaine des noyés
Venez.
Ta gueule, Paris, ta gueule !
Fais taire tes moteurs, tes sirènes
On n'entend plus couler la Seine 119
Ta gueule, Paris, ta gueule !
Arrête tous tes marteaux-piqueurs
On n'entend plus battre ton cœur
Ta gueule, Paris, ta gueule !
Pour vivre avec le temps qui passe
Tu fais des tours à Montparnasse
Ta gueule, Paris, ta gueule !
C'est pas parce que t'as la fringale
Qu'il fallait faire sauter les Halles
Paris, Paris, tu sais que je t'aime
Et que j' t'aimerai toujours quand même
120
Même si tu te fous de mes problèmes
Mais tu joues trop avec mes nerfs
J' dors plus, j'étouffe, je manque d'air
Je vais me mettre en colère
Ta gueule, Paris, ta gueule !
J'ai rien contre ton R.E.R.
Mais qu'est-ce qu'il remue comme
poussière !
Ta gueule, Paris, ta gueule !
J' peux pas attaquer ta Défense
Mais c'est Brasilia made in France
121
Pourtant tu seras chouette, ma ville
Toi, le Paris de l'an deux mille
Tes buildings d'acier et de verre
Resplendiront dans la lumière
Mais...
Ta gueule, Paris, ta gueule !
Si toutes les femmes en accouchant
Nous faisaient le même boucan
Ta gueule, Paris, ta gueule !
Tu te fais refaire la façade
Comme une vieille coquette malade
122
Tu grandis, c'est la vie
Mais tes bulldozers à sept heures
C'est tout d' même un peu de bonne heure
Je te l' dis en ami
Avec tes problèmes de croissance
Tu casses les pieds à toute la France
Paris, Paris, tu sais qu' je t'aime
Et que j' t'aimerai toujours quand même
Même si tu te fous de mes problèmes
Mais tu joues trop avec mes nerfs
J' dors plus, j'étouffe, je manque d'air
J'ai failli m' mettre en colère
123
Ta gueule, Paris, ta gueule !
Fais taire tes moteurs, tes sirènes
Laisse-moi écouter la Seine
Rien qu'un instant, Paris
Allez, renvoie tes fossoyeurs
Laisse-moi entendre battre ton cœur
Ta gueule, Paris... Merci !
124
Les Cachetonneurs
1999
Film de Denis Dercourt avec Marc Citti,
Serge Renko, Wilfred Benaïche, Philippe
Clay, Henri Garcin, Ivry Gitlis, Pierre
Lacan, Marie-Christine Laurent,
Clémentine Benoît, S. Mankaï.
Six musiciens qui vivent de cachets se
retrouvent dans un château en Normandie
125
pour préparer le concert du nouvel an.
Sale temps pour les mouches
1966
Film policier de Guy Lefranc avec Philippe
Clay, Roger Carel, Paul Préboist, Jean
Richard, Gérard Barray.
San Antonio et son fidèle collaborateur
Bérurier sont chargés de retrouver des
126
savants atomistes mystérieusement
disparus.
Dans l'eau... qui fait des bulles !
1960
Film policier de Maurice Delbez avec
Philippe Clay, Pierre Dudan, Jacques
Castelot, Marthe Mercadier, Philippe
Lemaire, Pierre Doris, Louis de Funès.
127
Louis de Funès (vigneron en faillite)
découvre au cours d'une partie de pêche,
le cadavre de celui qui l'a ruiné, mais que
beaucoup de personnes… Lire la suite
Adorable Voisine
1958
Comédie de Richard Quine avec James
Stewart, Kim Novak, Jack Lemmon, Elsa
128
Lanchester, Janice Rule, Ernie Kovacs,
Hermione Gingold, Philippe Clay, Howard
McNear, Bek Nelson.
Une jeune et belle sorcière qui tient une
boutique d'antiquités à New York souffre
cruellement d’un pouvoir étrange.
Nathalie
1957
129
Film avec Martine Carol, Michel Piccoli,
Mischa Auer, Philippe Clay, Lise Delamare,
Jess Hahn, Louis Seigner, Aimé Clariond.
Intrigue policière où un ravissant
mannequin mène l'enquête
Notre Dame de Paris
1956
130
Drame de Jean Delannoy avec Philippe
Clay, Robert Hirsch, Alain Cuny, Jean
Danet, Gina Lollobrigida, Anthony Quinn.
Dans le Paris médiéval, la belle danseuse
Esméralda déchaîne les passions. Au milieu
des mendiants de la cour des miracles, le
drame se noue peu à peu.
French Cancan
1955
Comédie dramatique de Jean Renoir avec
Jean Gabin, Maria Felix, Maria Félix,
Françoise Arnoul, Gianni Esposito, Jean-
Roger Caussimon, Philippe Clay, Michel
131
Piccoli, Valentine Tessier, Dora Doll,
Jacques Jouanneau, Anna Amendola,
Franco Pastorino.
Les amours et vie tumultueuse de
Danglard, producteur de spectacles et
propriétaire d'un cabaret.
132
Visites à Mister Green
Qu'est-ce qui vous a tant séduit dans «
Visites à Mister Green »?
Tout, absolument tout. Le sujet, bien sûr,
qui traite de l'intolérance, mais aussi le
133
fait qu'il y ait toute la gamme, la palette
des émotions, le rire, la colère, etc. Pour
un acteur, c'est vraiment très précieux.
Ce personnage de Mister Green, c'est un
peu vous ou pas du tout vous?
Ah ce n'est pas du tout moi! Lui c'est un
vieux juif, moi je suis descendant
d'Auvergnat; il est grincheux alors que je
ne le suis pas vraiment; non, c'est
vraiment un rôle de composition. C'est
aussi cela qui m'a passionné dans cette
134
aventure.
Il y a une scène à laquelle l'auteur de la
pièce tient particulièrement, c'est celle où
le jeune homme annonce son homosexualité
à Green. Jeff Baron dit que la réaction du
public à ce moment précis l'étonne
toujours. Cela vous étonne-t-il à vous
aussi?
Non, je ne dirais pas ça, pas moi, parce que
les artistes sont peut-être beaucoup plus
ouverts à ce genre de chose. Mais cela dit,
135
je comprends très bien ce qu'il a voulu
dire par là. Il faut savoir que cette pièce
est en partie autobiographique. Mister
Green, c'est la grand-mère de Jeff Baron,
une vieille Juive à qui il n'a jamais pu faire
l'aveu de son homosexualité. Je pense
qu'un vieillard de 86 ans élevé dans la
religion catholique aurait la même réaction
que cette grand-mère juive. Ce qui m'a
séduit dans cette histoire, c'est ce qu'elle
raconte du combat contre l'intolérance,
combat qui par ailleurs me paraît
particulièrement d'actualité en ce
136
moment.
Vous êtes choqués par les évéments que
nous venons de vivre ces derniers jours?
Il y a des trucs qui sont vraiment
révoltants. J'ai envoyé un petit mot à
Bertrand Delanoë que je ne connais pas
personnellement d'ailleurs, pour lui dire
que je souhaitais que l'agression dont il a
été victime n'avait pas de caractère
politique et que dans le cas contraire, il me
trouverait à ses côtés pour combattre
137
l'intolérance. Je trouve que quand la
presse annonce un crime, elle devrait taire
le nom des criminels car souvent, ils
cherchent une forme de célébrité. Si on
leur refusait cette célébrité médiatique,
peut-être cela les inciterait-il moins à
passer à l'acte.
Justement, en parlant de célébrité
médiatique, il est stupéfiant de constater
à quel point, alors que vous êtes
constamment présent à la télé, au cinéma,
au théâtre, on parle si peu de vous dans
les médias...
138
C'est très drôle ce que vous dites... en
fait, c'est vrai, ça dure depuis des années.
Quand la pièce « Visites à Mister Green »
est sortie, il y a un article de « Paris
Match » qui m'a fait rire énormément. Le
titre, c'était: « Philippe Clay: la révélation
»! Je me souviens, quand Gilbert Bécaud
est mort, on a ressorti tout un tas
d'archives et il y avait un article qui
parlait de lui et de moi comme « les
révélations de l'année 1953 ». En fait, je
passe ma vie à être la révélation de mon
139
époque. Je me dis qu'être tout le temps à
la pointe de l'actualité, ça doit être très
fatigant pour les autres.
On vous prête aussi des choses que vous
n'avez pas faites?
Oui, tout le monde est persuadé que j'ai
chanté « Le Poinçonneur des Lilas » alors
que je ne l'ai jamais fait. Gainsbourg
l'avait certes écrite pour moi et il est
venu me la proposer alors que je venais
moi-même de chanter le dernier gardien
140
de phare. Alors je lui ai dit: « Elle est nulle
ta chanson, parce que bientôt, il n'y aura
plus du tout de poinçonneurs dans le
métro. » En fait il n'y a plus eu de
poinçonneurs, mais la chanson a fait un
succès quand même. Comme quoi, on est
con des fois...
Vous faites partie de ces rares personnes
qui excellent de la même manière dans la
chanson et au théâtre. Vous avez
l'impression de faire partie d'une espèce
en voie de disparition?
141
La meilleure école qui a existé dans ce
métier, c'est le music hall. Quand on se
trimballe dans toute la France en traînant
ses valises à la main, qu'il faut à chaque
fois qu'on s'arrête convaincre un nouveau
public, on apprend énormément.
Aujourd'hui, c'est une école qui n'existe
plus. On n'apprend plus la sincérité aux
jeunes. Je me souviens de mes profs qui
disaient: « Si tu n'es pas ému toi même
par ce que tu fais, tu ne pourras pas
émouvoir les autres, si tu ne ris pas
142
intérieurement, tu ne feras rire personne.
»
Quelle place occupe la chanson dans votre
vie aujourd'hui?
Je ne sais pas... j'ai écrit un truc, ça
s'appelle « Magne-toi, dans une heure on
se lève », mais je ne sais pas si je vais le
monter un jour.
Vous êtes un homme comblé?
Vous savez, j'ai la chance de faire un
143
métier fabuleux. C'est un métier qui vous
permet de rencontrer des gens
formidables, qui vous apprennent, vous
font progresser. Et puis on continue
d'apprendre chaque fois qu'on monte sur
une scène. Je suis toujours à la recherche
de ce que je pourrais faire de mes
personnages. On arrive, comme ça, à faire
naître des choses insoupçonnables. En ce
moment, j'ai une pièce dans les mains, et
l'auteur ne sent pas les choses que je
sens. Alors je suis en train d'essayer de le
convaincre que ce que je sens se trouve
144
bien dans le texte qu'il a écrit. Et c'est
passionnant.
Que vous a appris Mister Green?
Il ne m'a pas appris grand chose, mais il
m'a convaincu de choses que je connaissais
déjà, comme le fait que plus on vieillit, plus
on devient tolérant. Quand j'étais jeune,
j'étais un peu révolutionnaire, un peu
fouteur de merde. Je me souviens que
j'avais des positions très tranchées. Il
faut apprendre.
145
Avec Philippe Clay disparaît un comédien
de très grand talent qui était aussi un
chanteur remarquable. Nous sommes
nombreux à entendre encore sa voix, son
timbre, l’intonation complice avec laquelle
il savait nous donner quelques couplets d’un
non-conformisme bien réjouissant.
Il faisait partie de cette génération qui
avait appris le métier au music- hall. Son
talent avait pu très vite s’exprimer avec
146
beaucoup d’aisance, dans tous les domaines
et sur toutes les scènes, au cinéma, au
théâtre comme à la télévision.
C’était un de ces artistes à contre–
courant, un de ces hommes de qualité que
les engouements, les caprices de la mode
ne peuvent pas vraiment atteindre. Jusqu’à
ces derniers mois, il l’exprimait encore
avec talent et conviction au cinéma et au
théâtre.
FIN
147