COMPRENDRE AGIR POUR LE CHANGER

NOVEMBRE–––––––––– DÉCEMBRE –––––––––– 2020 #20

REVUE D’ACTION POLITIQUE DU PCF

p. 16 DOSSIER COMMUNISME

p. 62 CRITIQUE DES MÉDIAS p. 65 FÉMINISME p. 79 DROIT Insécurité et La transphobie, Droit à la différenciation « ensauvagement » maladie infantile territoriale ? médiatique du féminisme ?

p.8 LE GRAND ENTRETIEN Jérémy Bacchi : Libertés communales, Égalité des territoires, Fraternité des populations Parti communiste français H SOMMAIRE H

3 ÉDITO 64 CONTROVERSE Guillaume Roubaud-Quashie Bis repetita ? Gérard Streiff Le riche, version 2020 6 66 CRITIQUE DES MÉDIAS Guillaume Roubaud-Quashie Après les massacres ACRIMED Insécurité et « ensauvagement » médiatique 10 POÉSIES 69 FÉMINISME Victor Blanc Éric Piette Igor Martinache La transphobie, maladie infantile du féminisme ? 11 REGARD Élodie Lebeau Francisco Papas Fritas 72 PHILOSOPHIQUES Julie-Jeanne Hart À la naissance de la « société civile » 12 LE GRAND ENTRETIEN Jérémy Bacchi Libertés communales, 75 HISTOIRE Égalité des territoires, Fraternité des populations Emmanuel Guillet Archéologue : histoire d’un métier en lutte 16 LE DOSSIER : COMMUNISME Aurélien Aramini, Jean-Michel Galano Le communisme 78 PRODUCTION DE TERRITOIRES aujourd’hui : penser, militer, agir Les Urbain.e.s Se déplacer à vélo en ville : Saliha Boussedra Un communisme du XXIe siècle entre nécessité, loisir et émancipation Évelyne Ternant General Electric ou la grande « dépossession » 81 SCIENCES Florian Gulli Communisme, écologie et industrie Sabine de Parisot Restaurer un tableau Pierre Salvadori Le communisme contre le mauvais 83 DROIT temps Jean-Christophe Cervantès Droit à la différenciation Nathalie Tessier Communiste et féministe… territoriale ? aussi longtemps qu’il le faudra Jean-Louis Cailloux Toujours communiste en 2020, 86 SONDAGE paroles d’un militant Gérard Streiff Les valeurs de la gauche Jean Quétier Avec Marx, un communisme de parti Jean-Michel Galano Fondamentaux ? 87 STATISTIQUES Mickaël Orand En attendant le ruissellement Aurélien Aramini Que faire du (des) marxisme(s) ? Bernard Vasseur Misère de « l’étapisme » 88 HORS CADRE Isabelle Garo Être communiste, c’est réinventer Des nouvelles de Tuna Altınel le socialisme Igor Martinache Faut-il se débarrasser de l’État ? 89 LIRE Conversation sur le dépérissement de l’État Valérie Sultan Des conférences et des écrits... Jean-Claude Delaunay État monopoliste, socialisation, 91 CRITIQUES socialisme • François Auguste La Démocratie en pratiques. Michèle Picard Le communisme comme héritage Demain commence aujourd’hui etavancée permanente • La Question agraire Pierre Dharéville La place d’un révolutionnaire • Boris Souvarine Feu le Comintern est-elle au parlement ? 93 DU CÔTÉ DES REVUES 57 UNIVERSITÉ PERMANENTE 96 EN DÉBAT 58 CHRONIQUE EUROPÉENNE Constantin Lopez L’Illusion du bloc bourgeois. Vincent Boulet Sortir de cette nouvelle phase Alliances sociales et avenir du modèle français de tensions avec la Russie 60 PARLEMENT-ÉLUS 118 propositions pour une transformation économique, sociale et écologique

La rédaction en chef de ce numéro a été assurée par Gérard Streiff Tél. : 01 40 40 12 34 - Directeur de publication : Guillaume Roubaud-Quashie Directeur : Guillaume Roubaud-Quashie • Rédacteurs en chef : Davy Castel, Jean Quétier, Gérard Streiff • Secrétariat de rédaction : Noëlle Mansoux • Comité de rédaction : Aurélien Aramini, Hélène Bidard, Victor Blanc, Aurélien Bonnarel, Vincent Bordas, Saliha Boussedra, Séverine Charret, Pierre Crépel, Camille Ducrot, Maëva Durand, Jean- Michel Galano, Jérémie Giono, Baptiste Giron, Florian Gulli, Nicolas Lambert, Élodie Lebeau, Gérard Legrip, Constantin Lopez, Corinne Luxembourg, Igor Martinache, Sophie Mazenot-Chappuy, Marine Miquel, Pierrick Monnet, Laura Moscarelli, Michaël Orand, Léo Purguette, Julien Rossi, Marine Roussillon, Sabrina Royer • Direction artistique et illustrations : Frédo Coyère • Mise en page : Sébastien Thomassey • Édité par l’association Paul-Langevin (6, avenue Mathurin-Moreau - 75 167 Paris Cedex 19) • Responsable financier : Mitra Mansouri-Guilani, Tél. 01 40 40 13 41 - [email protected] Imprimerie : Public Imprim (12, rue Pierre-Timbaud BP 553 69 637 Vénissieux Cedex) • Dépôt légal : novembre/décembre 2020 - N°20 - ISSN 2265-4585 - N° de commission paritaire : 0924 G 93466.

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Bis repetita ?

n cette étrange année de centenaire de notre parti, je devais vous parler, ouvrant ce numéro consacré au communisme, des questions environnementales et des Eliens profonds avec le communisme lui-même. Sujet quelque peu rebattu quand on est attentif à la prose du PCF depuis bien des années mais sujet dont l’urgence ne cesse de croître, à mesure que grandit le péril et la conscience de celui-ci. De ce point de vue, on a peu commenté ce sondage (BVA) de juin 2020 qui appelait à répondre à cette question très claire : « Le système économique capitaliste est-il compatible avec la lutte contre le réchauffement climatique ? ». Les réponses sont édifiantes : 7 % se disent « tout à fait d’accord » et 29 % « plutôt d’accord ». Vous avez bien lu : je vous laisse additionner et cal- culer le maigre butin obtenu par ces montagnes de pub’ et ces innombrables injections de comm’ visant à faire accroire qu’un « capitalisme vert » serait possible. Je vous laisse également déduire le poids si majoritaire de ceux qui ont mesuré la radicale incompatibi- lité entre capitalisme et réponse au défi écologique. Précisons tout de même, pour enfon- cer le clou et montrer que l’affaire n’est pas tiède, que c’est près du quart des sondés qui se disent carrément « pas du tout d’accord ».

« La conscience du péril écologique et celle de l’inanité de tout prétendu « capitalisme vert » est à un niveau extrêmement élevé dans notre pays. »

Le sondage est également instructif quant à l’importance accordée à cet enjeu au sein de notre peuple. Une autre étude, d’août celle-ci, le confirme encore : certes, les cadres se disent davantage préoccupés que les ouvriers et les employés mais la différence n’est pas si grande qu’on pourrait le penser. Les plus forts écarts semblent surtout générationnels et on observe un vrai gradient allant des plus âgés vers les plus jeunes, laissant penser que le phénomène n’est pas sur le point de s’atténuer... En un mot, la conscience du péril écologique et celle de l’inanité de tout prétendu « capitalisme vert » est à un niveau extrê- mement élevé dans notre pays. C’est plus qu’un caillou dans la chaussure du capital et on serait tenté d’ajouter, sans volonté polémique, que c’est un vrai problème pour certains écologistes peu enclins à affronter vraiment cet implacable mode de production. 44

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44C’est assurément une très grande question pour les communistes, tant pour ce qui est du travail qu’ils ont à mener sur ces enjeux – mais, quoi qu’on en dise ou sache, ils peuvent s’appuyer sur des décennies de production théorique et d’expériences politiques – que pour celui qu’ils ont à déployer en ce qui concerne la perception et la connaissance dans le pays de leurs positions, propositions et, plus fondamentalement, de ce qu’on peut en- tendre aujourd’hui par « communisme ». Quelles belles, urgentes et grandes tâches ! Cependant, alors que je travaillais à écrire ces lignes, un professeur d’histoire-géographie se faisait décapiter. Comment, dès lors, ne pas aborder, ici, ce drame qui, lui aussi, inter- roge si profondément la perspective communiste ?

« Avec les limites qui sont les leurs, les mots que La Revue du projet écrivait en 2015 n’ont, hélas, pas atteint la péremption qu’on aurait souhaité, nous les republions donc, pour mémoire. »

On hésite pourtant à reprendre la plume. Tant d’analyses judicieuses ont été proposées de- puis que les frères Kouachi ont ouvert le feu. Tant de diagnostics et de propositions avancés. Tant de promesses et de solennelles déclarations prononcées. Mais qu’a-t-il été fait depuis lors ? Notre douleur aujourd’hui n’en est que plus vive et plus résolue notre détermination. Avec les limites qui sont les leurs, les mots que La Revue du projet écrivait en 2015 n’ont, hélas, pas atteint la péremption qu’on aurait souhaité, nous les republions donc, pour mé- moire, pour hommage aux morts d’hier et d’aujourd’hui, pour réflexion, pour la liberté. Ajoutons : pour le communisme. l Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

Jack Ralite à la Comédie française Christian Gonon, sociétaire de la Comédie française, proposait en octobre une remarqua- ble lecture de textes de Jack Ralite. Il conclut le spectacle par une lettre lue par toute la troupe de la Comédie française. Des mots à méditer et répercuter. Extraits :« On nous répond, c’est la crise. La crise ne rend pas la culture moins nécessaire, elle la rend au contraire plus indispensable. La culture n’est pas un luxe, dont en période de disette il faudrait se débarrasser, la culture c’est l’avenir, le redressement, l’instrument de l’éman- cipation. C’est aussi le meilleur antidote à tous les racismes, antisémitismes, commu- nautarismes et autres pensées régressives sur l’homme. Mais la politique actuelle est marquée par l’idée de “donner au capital humain un traitement économique”. Il y a une exacerbation d’une allégeance dévorante à l’argent. Elle chiffre obsessionnellement, compte autoritairement, alors que les artistes et écrivains déchiffrent et content. Ne to- lérons plus que l’esprit des affaires l’emporte sur les affaires de l’esprit. »

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Après les massacres

Il y eut – et il demeure – la nécessité d’honorer les assassinés. Croît à pré- sent, pour toutes les femmes et tous les hommes de progrès, la nécessité de penser et d’agir. Dans ses prochains numéros, La Revue du projet tâ- chera de prendre sa part dans cet effort difficile mais aujourd’hui résolu- ment impérieux. Mais parce qu’il faut commencer dès à présent, mettons en débat quelques pistes et réflexions.

LIBERTÉ raient des concepts pertinents pour comprendre et classer le monde social), cela revient, ici, à Liberté: c’est bien sûr le point politique nodal cette petite chanson: nous, les Blancs – comme après les massacres. Hasard étrange du calen- si le Blanc existait –, nous ne pouvons pas nous drier, « liberté » était le thème que nous avions moquer de la religion musulmane, leur religion retenu pour ce mois de janvier qui devait se ré- à eux, les Arabes et les Noirs – comme si le Noir véler dix-sept fois liberticide et provoquer en et l’Arabe existaient et étaient tous musulmans. même temps une des plus grandes manifesta- Nous voici au cœur du fraternalisme racialisé: tions populaires de notre histoire en faveur de les races existent, « notre race blanche » doit la liberté. Pourtant, la liberté d’expression ne fi- prendre soin des « malheureuses races nègre et gurait pas au sommaire: c’est que nous ne vou- arabe », elles-mêmes consubstantiellement rat- lions pas – nous ne pouvions pas! – décliner à tachées à une religion. Il faut les protéger des l’infini toutes les libertés. C’est peut-être aussi, sarcasmes comme on le fait avec son tout petit inconsciemment, que nous sentions que la frère, trop jeune pour comprendre et se défen- question pouvait assez mal être traitée en un dre. Oui, cette lecture, à la générosité toute néo- seul et simple article tant le mouvement pro- coloniale, ne manque pas d’adeptes dans notre gressiste est traversé en ce domaine par des camp, bien qu’elle soit fausse de bout en bout et débats – aussi vifs que non directement formu- crée des blocs là où il n’y en a pas. Rappelons- lés. La publication de caricatures de Mahomet le : il n’y a pas de race ; couleur de peau et re- et ses suites si terriblement macabres nous im- ligion sont deux choses distinctes ; les posent à présent de tenter une approche. contradictions de classe ne s’arrêtent pas aux frontières de l’épiderme. Il existe de longue date, dans une partie du mou- vement progressiste, quelque chose qui ressortit Dans le même temps, qui connaît un peu l’his- bien à ce qu’Aimé Césaire, dans une soudaine toire de sait bien à quelle classe appar- fulgurance, avait nommé il y a près de soixante tenait la masse de ces millions de personnes ans ans, « fraternalisme », ce sentiment de su- qui constituèrent les flux de migration au périorité charitable. Qu’est-ce à dire? Eh bien, XXe siècle, et qui suit les médias avec un œil un dans une conception capitulant devant les lec- tantinet sociologique voit bien à quel milieu ap- tures racialisées (des races existeraient et se- partiennent les commentateurs et écrivains té-44

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Après les massacres

44lévisés qui n’ont rien à redire devant les massa- Résumons avant que les digressions ne fassent cres impériaux et les humiliations de masse ca- perdre le fil: beaucoup d’immigrés d’Afrique pitalistes, mais aiment à brocarder ceux qu’ils sont des travailleurs; les immigrés d’Afrique, présentent comme un bloc hostile – qui n’existe leurs enfants, petits-enfants, etc. sont l’objet pourtant pas comme bloc, rappelons-le! –: les d’attaques de la part de dominants qui théori- immigrés-c’est-à-dire-les-Arabes-et-les- sent leur dangerosité et leur extériorité à la Noirs-c’est-à-dire-les-musulmans-qui-par-dé- « vraie France ». Quel rapport avec Charlie et le finition-ne-sont-pas-et-ne-seront-jamais-vrai malaise des progressistes touchant la liberté ment-français. Arrêtons-nous un instant sur ce d’expression? À première vue, aucun, d’autant discours qui, pour n’être pas parfaitement do- que Charb, Wolinski et les autres dessinateurs minant, s’est tant banalisé. Il réalise la fusion massacrés n’ont jamais été des Finkielkraut du improbable de 4 réalités pourtant tout à fait in- crayon! Mais si on creuse, finit par surgir cette dépendantes les unes des autres: origine géo- question: peut-on rire, avec des bourgeois, de graphique (immigré [auquel est rattaché le certaines croyances et pratiques de certains de nos frères de classe qui subissent déjà bien des discriminations? Ou, plus abruptement encore: peut-on rire d’un camarade avec son patron? « Nous ne voulons pas d’une société encasernée, soumise aux caprices Ne le cachons pas, la question n’est pas simple. Mais notre avantage de communistes du interprétatifs de tel ou tel théologien, XXIe siècle est qu’elle n’est pas neuve. Dans nous voulons une société laïque, de liberté l’histoire des luttes de classes, le Mouvement de conscience et d’expression, ouvrier a pu être amené à s’allier à la bourgeoi- sie libérale contre les obscurantistes féodaux, d’égalité citoyenne. » pour la liberté de conscience, d’expression, la maîtrise de son corps… À l’inverse, il a pu s’al- lier à de très authentiques réactionnaires contre fameux « issu de l’immigration », comme si tout une bourgeoisie d’oppression rapace, brandis- le monde n’en était pas issu…]/non immigré); sant, à la fin du XIXe siècle, un faux suaire laïque race-couleur-de-peau (Arabes/Noirs/Blancs…); pour généraliser le travail le dimanche… religion (musulman/chrétien); nationalité (fran- çais/étranger). De la sorte, un Français se Au-delà du fait que le rire ne vaut pas alliance, trouve nécessairement né en France, blanc et ce détour ne nous invite-t-il pas à remettre le chrétien (à la limite, athée) et quiconque déro- raisonnement politique sur les pieds en com- gerait à ces piliers ne saurait être vraiment mençant, comme y invite Pierre Laurent dans français, relevant bien davantage de ce « bloc son rapport au Conseil national, par considérer Autre » ou de l’un de ses sous-blocs le plus sou- en tout premier lieu la fin qui nous meut? En vent nommés désormais « communautés ». De d’autres termes, au-delà des alliances ponc- ce point de vue, il faut noter que les juifs – ou tuelles, l’important n’est-il pas l’objectif qui les assignés comme tels – se trouvent de plus en commande, c’est-à-dire notre projet? La ques- plus confrontés à ce même phénomène: mise à tion-clé demeure: que voulons-nous? En la ma- l’écart du « nous » collectif national et désigna- tière, la réponse est pourtant claire et de nature tion comme bloc (« communauté ») sur d’impro- à permettre un large rassemblement: nous ne bables bases racialo-religieuses chères aux voulons pas d’une société encasernée, soumise antisémites comme aux racistes sionistes – les aux caprices interprétatifs de tel ou tel théolo- crimes des uns nourrissant ceux des autres, gien, nous voulons une société laïque, de liberté dans une spirale qui, laissée à elle-même, ne de conscience et d’expression, d’égalité ci- présente aucune issue. toyenne.

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Survient alors promptement la question subsé- rences de « l’efficacité sans angélisme », on ne quente: est-ce que cette société laïque est à dé- saurait trop méditer cette réflexion que Marx fendre ou à construire? Les deux! De grandes formulait à propos de la peine de mort dans le et difficiles conquêtes ont été arrachées – la loi New York Daily Tribune en janvier 1853: « Quelle de 1905, la loi de Jaurès, en tout premier lieu, sorte de société est-ce donc, celle qui ne connaît dont on fêtera les 110 ans en décembre – mais pas meilleur instrument pour se défendre que le statu quo inabouti et, par là, intolérablement le bourreau et dont le « journal vedette 00 » pro- hypocrite, appelle, d’urgence, extension et ap- clame au monde entier que sa propre brutalité profondissement. Liberté d’expression, combat est une loi éternelle? […] Au lieu de magnifier de l’obscurantisme, approfondissement laïque le bourreau qui exécute une partie des criminels (donc de la liberté, de l’égalité et de la démo- à seule fin de faire place aux suivants, n’y a-t-il cratie): ne sont-ce pas des perspectives civili- pas nécessité de sérieusement réfléchir à chan- sationnelles qui sont nôtres et qui peuvent se ger le système qui engendre de tels crimes? » marier aux exigences de constitution de ce large rassemblement de classe sans lequel tout pro- jet progressiste n’est qu’amas de mots? « La question qui est posée n’est pas Dans le même temps, car il y a souvent deux celle de quelque fantasmatique fermeture bouts à tenir – et malheur aux hémiplégiques politiques! – nous ne voulons pas davantage des frontières ou de forteresses et d’une société militarisée, aux libertés étouffées mâchicoulis à opposer à l’étranger ennemi, pour que l’ordre bourgeois règne. Instruits de l’usage antipopulaire des lois liberticides, nous mais celle de notre société qui, refusons ce piège grossier. « Pas de liberté pour nolens volens, a produit ces individus.. » les ennemis de la liberté » disait le grand Saint- Just au temps glorieux et périlleux de la Révo- lution française, mais, chacun le sait ou devrait le savoir, ses plus puissants ennemis ne sont De ce point de vue, n’ayons pas honte de nos pas aujourd’hui dans nos quartiers – jetés en combats! L’austérité que nous dénonçons sans pâture au soupçon public – et les projets de loi relâche est en bonne place sur la liste des res- qu’on appelle à droite ne les visent pas, eux. ponsables. Quel sort les dirigeants de la sixième D’évidence, on ne protégera pas la Liberté en puissance mondiale ont-ils réservé aux orphe- sacrifiant les libertés populaires! Les réponses lins Kouachi? Quelle école leur a été proposée? véritables sont ailleurs. Quelles perspectives les systèmes judiciaire et pénitentiaire leur ont-ils ouvert? Quelles projec- VIRER CAP POUR CAP tions en matière d’emploi, d’épanouissement, de vie leur furent offertes? Quel sens collectif véhi- Si on a bien en tête que les frères Kouachi et cule-t-on en haut lieu, du côté de cette bourgeoi- Amedy Coulibaly sont français, ont grandi et sie radoteuse où Macron (« Il faut des jeunes passé leur vie en France et ne sont donc en rien Français qui aient envie de devenir milliar- des Croisés venus de quelque contrée lointaine, daires ») ne parvient qu’à bégayer Guizot (« En- alors la question qui est posée n’est pas celle de richissez-vous! ») la veille même de la tuerie? quelque fantasmatique fermeture des frontières ou de forteresses et mâchicoulis à opposer à Ces politiques qui ne visent que l’accumulation l’étranger ennemi, mais celle de notre société de profit de quelques-uns, par-delà les souf- qui, nolens volens, a produit ces individus. En frances et les humiliations qu’elles génèrent d’autres termes, face aux tentations liberticides massivement, sont des culs-de-sac du sens col- qui peuvent percer ici ou là, jouissant des appa- lectif, et par là, des accoucheuses de monstres.44

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Après les massacres

44Non, la « maudite faim d’or » (« auri sacra De larges spectres médiatiques – de Zemmour fames ») dénoncée par les Anciens ne saurait à Brunet en passant par tant d’autres – ne ré- être un objectif de vie, c’est la maladie de misé- pandent-ils pas un venin avec efficacité? Tout rables junkies prêts à tous les forfaits pour par- cela est vrai, à certains égards, même s’il faut venir à leurs fins lamentables. aussitôt ajouter pour le volet médiatique que le public intéressé par les émissions politiques au- rait tort de surestimer leur écho dans la popu- lation globale – combien de dizaines de millions de personnes ne regardent pas BFM, n’écoutent « pas RMC, ne lisent pas Zemmour! – et leur in- Ces politiques qui ne visent que fluence profonde – on n’écoute jamais en aban- l’accumulation de profit de quelques-uns, donnant toute forme d’esprit critique. Le par-delà les souffrances et les humiliations « totalitarisme médiatique » tout-puissant, comme tout « totalitarisme » est un fantasme qu’elles génèrent massivement, sont impossible, qui suppose des êtres humains des culs-de-sac du sens collectif, et par là, pures pâtes à modeler, autrement dit des hu- des accoucheuses de monstres.. » mains qui n’existent pas. Des points de blocage existent, assurément, mais les potentialités ont rarement été aussi La politique extérieure menée par les gouver- immenses pour marier liberté, égalité et même nements français, particulièrement depuis la fraternité. L’exceptionnelle mobilisation popu- présidence de Nicolas Sarkozy, est assurément laire qui a suivi les crimes – malgré ses limites un autre élément moteur. Abjecte et injuste, hy- et ses piteuses tentatives de récupération – en pocrite et brutale, participant, sous les ordres a donné un aperçu, coupant court – au moins US servilement acceptés quand ils ne sont pas provisoirement – à la joyeuse parade annoncée devancés, à la plongée dans le chaos de terri- du Front national. Mieux, si les actes isolés et toires gigantesques, elle est aussi de ces ma- les actions de groupuscules déchaînés contre chines-outils qui fabriquent à la chaîne des les musulmans se sont dramatiquement multi- assassins et des fous, ici et là-bas. pliés, la bienveillance populaire à l’égard des musulmans a même bondi de près de 10 % Pour tous ces pans structurants de l’action po- (sondage IFOP 01/2015) après les grandes litique, comment ne pas voir l’ampleur et l’ur- marches républicaines! gence du virage? Cap pour cap, au plus tôt. Malgré le discours dépréciant ce peuple de PERMETTRE L’ESPOIR À UN PEUPLE France raciste et colonisateur – qui colonisa EN ATTENTE pourtant, si ce n’est ce même patronat qui ex- ploitait en même temps le peuple de France? – , Mais tout cela n’est-il que délire utopique nous étions des millions pour la liberté et sans d’opiomane, à l’heure où les sondages se sui- haine pour les pratiquants de quelque religion vent pour annoncer la marche triomphale du que ce soit. Quelle fierté dans ces rues! La Front national? Le martèlement systématique fierté de se voir nombreux et de se voir avec le – à qui profite ce crime? – de l’idée d’un peuple visage insoupçonné de la liberté sans hostilité irrésistiblement gagné par le fascisme ne dé- aux musulmans. Les applaudissements qui se courage-t-il pas toute action populaire, pensée répandirent un peu partout dans les marches dès lors comme perdue d’avance? L’offre poli- l’ont dit à leur façon: nous sommes le peuple de tique identifiée ne désole-t-elle pas autant France; nous ne plierons pas devant le fonda- qu’elle désespère? mentalisme, nous ne tomberons pas dans le

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piège du fascisme; nous sommes un grand peu- matière sociale et économique – envolé le dis- ple pour prendre massivement cette double dé- cours du libéralisme sauvage et vive Syriza ! cision aujourd’hui. [sic !] –, parallèle à son essor, devrait achever de convaincre les progressistes déprimés que Ces marches ne sont pas tout mais elles sont les potentialités sont aujourd’hui immenses de beaucoup, elles disent beaucoup, elles ouvrent notre côté, pourvu qu’on veuille bien les voir et beaucoup. se mettre en ordre de bataille pour les saisir. À nous donc de ne pas manquer ce rendez-vous Notre problème ne s’en trouve pas résolu pour de l’histoire, en proposant un message de di- autant, il est vrai; qui en doutait en aura été gnité, de fierté, en proposant un projet aux pour ses frais après la législative partielle du arêtes identifiées, au plus près des attentes de Doubs qui a vu la nouvelle performance du cou- notre peuple, un projet qui dise un sens et un ple ultra-sponsorisé FN-abstention. chemin de concrétisation. De ce point de vue, ces difficiles élections départementales sont un C’est qu’un grand défi est devant nous: briser moment de très forte importance. la croyance populaire, solidement ancrée, selon laquelle rien n’est possible aujourd’hui. De fait, tant que notre peuple croira en sa propre fai- blesse – sa mobilisation et son organisation étant sans effet ni objet face aux experts qui sa- « Nous sommes le peuple de France; vent mieux, face aux marchands dont on ne peut nous ne plierons pas devant le contester la toute-puissance sans être broyé –, alors valsera le couple FN-abstention. Tant que fondamentalisme, nous ne tomberons pas notre peuple croira en sa propre dérive droitière dans le piège du fascisme.. » et fascisante, alors prospérera le couple FN- abstention. Le sinistre piquant de l’affaire est que cette dérive politique massivement intégrée subjectivement est paradoxalement extrême- ment fausse objectivement. Les obstacles sur notre route ne sont pas ima- ginaires mais il faut bien convenir qu’après Rappelons notre dossier « Pour en finir avec la l’Amérique latine, le Maghreb, le Burkina-Faso, droitisation de la société ». Voyons ces récentes le Kurdistan, d’aucuns parviennent enfin à ral- marches historiques. Analysons encore ce son- lumer des étoiles dans le ciel européen. L’heure dage réalisé juste après les tueries : 2/3 des n’est donc décidément pas au découragement Français refusent tout amalgame entre les fon- quand tout appelle à relever les manches, pour damentalistes et les musulmans, et ce, dans que ceux qui sont tombés ne soient pas morts tous les secteurs, ouvriers compris, quoi qu’on en vain, pour être à la hauteur des exigences po- en dise, et hormis celui des artisans et com- litiques puissamment manifestées par notre merçants, quoi qu’on n’en dise rien. Creusons : peuple, pour relever les défis et saisir les im- comment le Front national agrège-t-il ? Quels menses possibles de notre temps. Penser et thèmes choisit-il de mettre en avant ? Écou- agir avec résolution et lucidité: la tâche appelle tons ! Quel communiste, in petto, ne s’est ja- nos bras et nos esprits. En route! l mais dit après avoir entendu Marine Le Pen : « Mais, hormis l’immigration, ce sont nos pro- positions ! » ? Pour nourrir l’expansion brune, Guillaume Roubaud-Quashie, rédacteur en chef Pour l'équipe de La Revue du projet les tacticiens du Front national scrutent avec la plus grande attention les aspirations popu- La Revue du projet, n°44, février 2015. laires : le virage radical du discours du FN en

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ÉRIC PIETTE

Éric Piette est un poète belge, né à Charleroi en 1983. Son œuvre débute en 2011 avec un pre- mier livre, Voz, largement salué par la critique et récompensé par deux prix littéraires, puis un second, L’Impossible Nudité, en 2014. Depuis, le silence, la douleur, la maladie, mais aussi l’en- gagement politique auprès du PTB (Parti du tra- vail de Belgique). Un silence qu’ont dû peupler aussi les fantômes qui traversent ses deux pre- miers livres, et qui habiteront peut-être les pro- chains, car ce silence sera fécond. Voz, non pas pour l’espagnol « voix », mais pour le serbe « je n’y suis pas né « train », est un livre écrit comme entre deux mais j’y ai vécu, longeant gares, où le poète semble toujours en partance Sambre et Meuse, titubant depuis quelque ville d’Europe, pour un lieu qui parfois – et le rêve d’ n’a pas vraiment d’importance car il porte avec qui poursuit lui sa solitude, ses déchirements, ses les enterrements sont lents disparu(e)s et la fraternité universelle de l’er- jamais je ne m’étais jeté à l’eau rant. Qui écrit ? C’est l’émigrant de Landor Road d’Apollinaire. « Nous écoutions Vivaldi la nuit / les ruelles d’une ville vide – silence et tumulte rêvant de distilleries / que contenaient nos les cafés repliés où fraternité et lames verres / la Charente n’est pas loin / sans voiture sont des mystères nous sommes coincés / nous parlons d’enfance rien à savoir, mais des histoires, au corps coupé / nous trinquons à notre santé / légendes, récits, et ce soleil qui le Stabat Mater était sans fin. » Si dans L’Impos- fout le camp ou se lève derrière la citadelle sible Nudité l’errance se poursuit (« tu n’as que alors que l’ami fume une paix maîtrisée ce que tu mérites / à errer seul ce soir / dans que l’horloge est arrêtée les rues d’Amsterdam »), les poèmes se font rue Notre-Dame plus saccadés, plus fragmentaires, comme des notations d’un moment présent, vécu, sur lequel il y a si longtemps et j’y reviens plane la douleur, une mort blanche dans des et sur le temps, et sur les lieux draps d’hôpital. L’écriture s’y asphyxie, et l’on d’un roman, d’un viatique – et l’homme pense à Michaux, ou au Roubaud de Quelque à la canne qui me disait : fiston, tu verras chose noir. Dans ces vers « s’élabore ce qui / ne qu’ai-je vu ? rime pas » : le programme est affiché et pour- hormis la force pénétrante de la mort tant, avec ou sans rime, L’Impossible Nudité et le regard pareil de l’ami réussit le pari d’enfermer une tragédie sous la une fois l’aube levée derrière la gare ouate, et on l’entend qui murmure derrière les la poésie dans ses yeux, pas le ciel, rien boules Quies du poème. J’ai découvert Éric d’autre que ses yeux Piette au festival de Sète cet été. Ce fut une belle découverte, comme on a peu, au milieu quelque chose a renversé la ruine de l’aube » des scènes des pseudo-performeurs braillards : un poète, c’est rare.l Victor Blanc Éric Piette, « Autres séjours », L’Impossible Nudité, Le Taillis Pré, 2014.

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Francisco Papas Fritas Décentrer le regard

Francisco Papas Fritas, La « Libertad » guiando al « pueblo », 2017. © avec l’autorisation de l’artiste.

Ce n’est pas la première fois, ni la dernière, que le Faites de chair et non d’idées, parées des tradi- tableau La Liberté guidant le peuple se dote d’une tionnels trapelakucha, pezkiñ et keltatun, elles signification nouvelle. Après les versions, entre au- mènent le mouvement tandis que le longko (chef tres, de Yue Minjun (1995) et Gérard Rancinan de la communauté), tout à gauche du tableau, se (2008), l’artiste chilien anarchiste Francisco Papas laisse guider. Sous leurs pieds gisent les cadavres Fritas prend le parti d’acculturer le chef-d’œuvre, d’Angelini et Matte, les représentants des familles forme de réparation postcoloniale, pour parler qui ont exproprié, et exploitent encore, les terri- d’une réalité propre à son contexte de création. toires forestiers ancestraux mapuches au Chili. À « Notre besoin de liberté, nous confie l’artiste, doit droite de la toile, devant les ruines des barricades, être éloigné de cet imaginaire blanc, colonialiste, les pousses de drimys winteri (voigue, canelo), anthropocentrique et européen. » plante essentielle et sacrée de la culture ma- Représentant un soulèvement d’hommes et de puche, utilisée notamment par le machi (repré- femmes mapuches, ce tableau sonore – du cri de sentant religieux élu, homme ou femme), renforce la femme au centre qui brandit le drapeau de son encore cette idée de complémentarité entre fémi- peuple – contraste avec la monumentalité froide nin et masculin qui est au cœur de la cosmovision de la figure personnifiée originelle. Contrairement de ce « peuple de la terre ».l à la version de Delacroix, que l’artiste perçoit Site de l’artiste : comme étant « une représentation bourgeoise et http://www.franciscopapasfritas.com/es/ masculine d’un moment révolutionnaire des mar- Élodie Lebeau ginaux », les femmes ont ici une place privilégiée.

NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 • Cause H commune • 11 LE GRAND ENTRETIEN

Libertés communales, Égalité des territoires, Fraternité des populations Jérémy Bacchi est sénateur, secrétaire départemental delafédération desBouches-du-Rhône et membre de l’exécutif national du PCF. PourCause commune, il livre son analyse de la dernière séquence électorale etdes enjeux politiques dans une France marquée par une crise sanitaire, économique et sociale.

–––– PROPOS RECUEILLIS PAR LÉO PURGUETTE ––––

Vous avez été élu sénateur marseillais » Michèle Rubirola qui ont la république. Je porterai au Sénat la le27 septembre. Quelles leçons ainsi démontré leur détermination à voix de ceux qui exigent le progrès social, tirez-vous de ce scrutin ? porter au plus haut notre score. la défense de l’environnement et un Jérémy Bacchi : Les sénatoriales ne Avec cette élection, le PCF retrouve un renouveau démocratique qui place l’in- sont pas une élection qui peut être prise siège de sénateur dans les Bouches-du- tervention citoyenne en son cœur. isolément. Les rapports de force qui s’y Rhône, ce qui est bien sûr une bonne expriment sont directement issus des nouvelle pour notre parti mais, au-delà, Pourquoi a-t-il été possible élections municipales de juin. En met- un point d’appui pour le monde du travail d’aboutir à un large tant en œuvre notre stratégie de ras- durement éprouvé par la crise sociale et rassemblement avec le Printemps semblement, les communistes ont ren- économique engendré par la crise sani- marseillais lors des municipales, forcé leur présence en nombre d’élus taire, et pour tous les progressistes de ou avec votre liste lors des municipaux, se plaçant dans les ce département qui souhaitent défendre sénatoriales dans les Bouches- Bouches-du-Rhône en tête de la gauche la place centrale de la commune dans du-Rhône et pas ailleurs ? en nombre de grands électeurs. Lors des élections sénatoriales, nous avons prolongé notre stratégie de rassemble- ment en nouant un accord avec le Parti « socialiste et EELV et en constituant une Le patriarcat, le racisme, l’homophobie liste composée d’élus et de citoyens s’entrecroisent pour maintenir la domination engagés, symboliquement terminée d’un petit groupe sur le monde entier. » par le maire communiste de Martigues, Gaby Charroux, et la maire «Printemps

12 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 LE GRAND ENTRETIEN

Jérémy Bacchi : Plusieurs facteurs expli- à la faveur d’une triangulaire. plus que nos deux objectifs ont été quent ce résultat. D’abord, je veux citer Vous avez fait lechoix de vous atteints : battre le RN dans les 13e et le traumatisme des effondrements de retirer, un choix critiqué par 14e arrondissements et faire gagner le la rue d’Aubagne, le 5 novembre 2018, certains. Printemps marseillais à l’échelle de la qui ont entraîné la mort de huit Mar- Avec le recul, le referiez-vous ? ville, sans rien renier de nos valeurs. seillaises et Marseillais, symbole de Jérémy Bacchi : Ce choix a été doulou- l’incurie de la municipalité Gaudin et reux, pour mes colistiers et pour moi- Le projet de loi de l’abandon des populations fragiles même. Nous l’avons pris à l’unanimité dugouvernement, dit « 3D », pour décentralisation, différenciation etdéconcentration a été au cœur des débats de la campagne « Il y a urgence à penser une visée desélections sénatoriales. Quelregard portez-vous sur lui ? révolutionnaire, internationale, Jérémy Bacchi : Il est lourd de menaces émancipatrice pour nous libérer pour nos communes. Après avoir, des de ces carcans. » années durant, asséché les ressources des communes, contraint l’action des élus et accéléré la désertion des ser- vices publics, le pouvoir central veut aux marchands de sommeil. Cet évé- des autres têtes de liste du Printemps désormais « différencier » les territoires nement a profondément marqué la marseillais et à la grande majorité de pour mieux les mettre en concurrence population et rappelé aux forces pro- mes colistiers avec une idée en tête : les uns avec les autres, faisant ainsi gressistes l’immense responsabilité barrer la route à l’extrême droite qui a éclater le cadre républicain. C’est l’abou- qui pesait sur elles pour construire une fait tant de mal pendant six ans aux tissement d’une conception libérale de alternative à vingt-cinq ans de droite. habitants de ces arrondissements dans la décentralisation, à mes yeux incom- Ensuite, à Marseille, pour des raisons lesquels je vis. La responsabilité de patible avec les principes fondateurs historiques, aucune force n’était plus ceux qui ont divisé la gauche dans ce de la République. Avec mon groupe à hégémonique à gauche, ce qui a ouvert secteur qui était dirigé par le RN est la Haute Assemblée, nous agirons pour la voie à un rassemblement riche de sa lourde mais, une fois le constat posé, redonner sens à la devise inscrite au diversité et respectueux de chacune de il nous fallait décider. fronton de nos mairies : Liberté, Égalité, ses composantes. Enfin, l’émergence d’un fort mouvement citoyen, avec une exigence d’implication et de réussite, a permis de donner une cohérence forte « Ce sont dans ces batailles concrètes au rassemblement. qu’il faudra inscrire la construction Dans ce contexte, les communistes ont lancé un appel au rassemblement dès derassemblements pour lesdépartementales avril 2019. Ils ont ensuite participé à et les régionales dans l’esprit de notre toutes les initiatives visant à faire aboutir congrès : union la plus large et un apport ce qui est devenu le Printemps mar- seillais. J’ajoute que, dans le reste du communiste clairement identifié. » département, de larges rassemble- ments sont pratiqués depuis longtemps dans les municipalités à direction com- Je suis communiste, j’appartiens à une Fraternité. Libertés communales, Éga- muniste. famille qui sait ce que la résistance lité des territoires, Fraternité des popu- signifie. L’extrême droite est un ennemi lations. Vous étiez tête de liste mortel. Qui à gauche pourrait se regar- duPrintemps marseillais dans der dans la glace en assumant de vouloir Alors que le gouvernement les 13e et 14e arrondissements, grappiller quelques strapontins en la annonce un plan de relance unsecteur municipal gagné faisant gagner ? de 100 milliards d’euros après parl’extrême droite en 2014 Si c’était à refaire, je le referai d’autant avoir injecté 400 milliards d’argent 44

NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 • Cause H commune • 13 LE GRAND ENTRETIEN

44 public pour faire face duction industrielle et agricole reloca- du gouvernement. Ces élections parais- aux contrecoups du confinement, lisée, en favorisant les circuits courts, sent lointaines et abstraites lorsqu’on les plans de licenciements en investissant massivement dans des fait partie d’un plan de licenciement ou pleuvent. Êtes-vous surpris ? services publics pour les hisser à la qu’on craint d’y figurer. La crise sanitaire Jérémy Bacchi : Non, le président de la hauteur des ambitions du XXIe siècle. n’est pas finie. Nous continuerons de République qui avait promis de changer demander aussi longtemps que néces- de politique durant le confinement main- Vous êtes donc favorable saire le remboursement à 100 % des tient son cap et accélère. S’il abandonne au retour du Haut-commissariat masques par la Sécurité sociale, mais l’austérité budgétaire, ce n’est pas pour au plan avec François Bayou aussi un plan de formation et de recru- redonner sa puissance à l’État, ce n’est à sa tête ? tement massif de soignants. Le « Ségur pas pour faire levier sur l’économie, la Jérémy Bacchi : J’ai malheureusement de la santé » est sans commune mesure transformer profondément… C’est pour le sentiment que cette nomination vise avec les besoins qui s’expriment. Il faut relancer le système qui nous a conduits beaucoup à consolider la majorité pré- plus de lits, plus de personnel, plus de dans le mur : le capitalisme libéral et sidentielle et très peu à donner de moyens, bref de l’argent pour l’hôpital mondialisé. Comment ose-t-il parler grands objectifs à l’économie française. pas pour le capital. de relocalisation quand les milliards de Nous n’avons pas besoin d’un vice-Pre- Ce sont dans ces batailles concrètes nos impôts servent à fermer des usines mier ministre là où la Ve République et qu’il faudra inscrire la construction de rassemblements pour les départemen- tales et les régionales dans l’esprit de notre congrès : union la plus large et « Le scandale Bridgestone, qui a touché un apport communiste clairement iden- 1,8 million d’euros de crédit d’impôt pour tifié. la compétitivité et l’emploi en 2019 et qui met Vous êtes l’une des figures les 863 salariés de l’usine de Béthune du renouvellement du PCF. Que signifie pour vous à la porte, est symbolique la perspective communiste ? de cette politique malsaine.» Jérémy Bacchi : La crise sanitaire et les conséquences qu’elle entraîne font sur- gir la nécessité d’un nouveau mode de développement. Jamais il n’a été plus en France et à faire partir les produc- ses réformes successives ont déjà très urgent de prendre la maîtrise de nos tions en Europe de l’Est ou encore plus largement disqualifié la fonction de chef vies pour notre avenir, celui de nos loin, avec les normes sociales et envi- du gouvernement. Ce qu’il nous faut, enfants, celui de la planète. Pour chan- ronnementales qu’on connaît. Le scan- pour répondre au défi climatique et plus ger de logique, renverser l’ordre exis- dale Bridgestone, qui a touché 1,8 mil- largement écologique mais aussi pour tant, il faut pousser partout la mise en lion d’euros de crédit d’impôt pour la retrouver le plein emploi et sortir la commun, la solidarité, le partage, la compétitivité et l’emploi (CICE) en 2019 France de l’ornière, c’est d’une plani- délibération collective pour faire reculer et qui met les 863 salariés de l’usine fication écologique, démocratique, dont la privatisation des biens communs, de de Béthune à la porte, est symbolique les objectifs fondamentaux soient la l’espace public, et des décisions qui de cette politique malsaine. C’est avec satisfaction des besoins humains et la s’imposent sur nos vies. Le patriarcat, ces logiques qu’il faut rompre. Je ne préservation de la planète. le racisme, l’homophobie s’entrecroisent suis pas pour demander des contre- pour maintenir la domination d’un petit parties aux grands groupes, on a vu ce Les élections régionales groupe sur le monde entier. J’ai la que donnaient leurs promesses en l’air. et départementales seront vite là. conviction que le capitalisme n’emmè- Il faut être plus offensifs et utiliser les Comment comptez-vous nera pas l’humanité plus loin, si ce n’est immenses moyens publics mobilisés les appréhender ? dans le mur. Il y a urgence à penser une pour orienter l’économie, en imposant Jérémy Bacchi : La tâche urgente des visée révolutionnaire, internationale, de nouveaux droits des salariés dans communistes est de se tenir aux côtés émancipatrice pour nous libérer de ces les entreprises, en structurant des du monde du travail qui est en proie à carcans.l filières, en s’engageant pour une pro- une offensive coordonnée du patronat et

14 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 Centenaire du Parti communiste français 100 ans d’avenir

DES EXPOSITIONS, ESPACE NIEMEYER

100 ans d'histoire de France et du PCF sur les murs (à partir du 25 novembre 2020)

Demain, la Révolution ! (à partir du 4 décembre 2020) Exposition présentée sur les grilles qui entourent le siège du PCF, place du Colonel-Fabien, espace d’expression donné à des graphistes et des dessinateurs de presse d’aujourd’hui sur la thématique de la Révolution et des luttes à venir.

Libres comme l’art (à partir du 24 mars 2021)

DES OUVRAGES Libres comme l’art 100 ans de Parti « Avec plus de 150 œuvres communiste français rassemblées, ce livre d’art présente Une trentaine de jeunes chercheurs un parcours totalement inédit et proposent un parcours à travers ce incarne un message toujours actuel : siècle communiste (avec une préface de d’un siècle à l’autre, l’art nous Fabien Roussel et une postface de change et change le monde. » Claude Mazauric). Prix 25 ¤ Prix souscription 25¤

100 ans d’histoire de France et du PCF OUVRAGES À COMMANDER À sur les murs (le livre) Centenaire du PCF, 2 place du colonel Catalogue de la grande exposition d’affiches originales, Fabien 75019 PARIS organisée par la Fondation Gabriel-Péri, affiches incarnant un Frais de port : 5 Euros combat, un mot d’ordre, un espoir. Une édition augmentée existe Chèques à l’ordre de ANF-PCF avec un double DVD issu du fonds prodigieux de Ciné-Archives Prix 24 ¤, 35¤ avec les 2 DVD Pour des commandes en nombre, écrire à : [email protected]

NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 • Cause H commune • 15 nnnnnnnnH DOSSIER H

COMMUNISME

Le communisme aujourd’hui : penser, militer, agir

PAR AURÉLIEN ARAMINI ET JEAN-MICHEL GALANO

e « communisme » n’est pas un objet plus de soi. La réponse à la question « qu’est-ce d’histoire. La conviction première qui a que le communisme ? » était évidente – sûrement L guidé la réalisation de ce dossier est qu’il trop évidente – pour un militant il y a un demi- y a, aujourd’hui plus qu’hier, une urgence de siècle : il aurait évoqué « un mouvement révo- communisme. Cette urgence est d’autant plus lutionnaire » guidé par un parti d’avant-garde, grande que le capitalisme inflige des souffrances porté par une « théorie révolutionnaire » – le terribles non seulement aux humains et aux « marxisme-léninisme » – dont l’objectif est peuples mais aussi au vivant et à la nature. La d’instaurer une société communiste abolissant deuxième conviction qui anime ce dossier est l’exploitation de l’homme par l’homme. C’était que le communisme, tout en se caractérisant une doctrine claire et nette – trop nette, trop par sa critique radicale du système économique claire – qui ne laissait pas de place au doute et capitaliste, est inscrit en filigrane dans les com- qui n’avait guère la souplesse nécessaire pour bats émancipateurs contemporains contre le épouser les aspérités du réel. Mais force est de sexisme, le racisme ou l’impérialisme. constater que nous sommes aujourd’hui dans Si l’on s’accorde sur l’urgence de « commu- une situation radicalement inverse : ce qu’est nisme », il faut toutefois admettre que, même le « communisme » n’a plus rien d’évident pour chez ceux qui se reconnaissent comme « com- bon nombre d’entre nous. Sans parler du déni- munistes » dans les cercles militants et au-delà, grement savamment orchestré du terme, écrasé le sens même du terme « communisme » ne va sous la référence au « totalitarisme », on ne peut nier le fait que des publicitaires aux sondeurs, en passant par bon nombre de journalistes et même de sympathisants sincères, la référence « au « communisme » est d’emblée connotée péjo- Un “mouvement” doit et ne peut être rativement. Dès lors, pourquoi ne pas le rem- saisi que dans sa dynamique : placer par « socialisme », « progressisme » ou il en va ainsi du “communisme”. » encore « émancipation humaine » voire « citoyen- neté » ? La réponse est simple : parce que ce n’est pas la même chose.

16 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 COMMUNISME

LE MOT « COMMUNISME » A UN SENS même et dans la lutte de classes réellement en Par ce dossier, nous voulons affirmer que le mot cours : en dévoilant les conditions d’extorsion de « communisme » a un sens, qu’il a un passé de la plus-value aussi bien au niveau microéco- et qu’il a aussi un avenir. La vocation de Cause nomique de l’entreprise que du niveau macro- commune n’est pas de produire un catéchisme économique des échanges mondiaux, les mili- révolutionnaire où figurerait une définition sim- tants communistes se veulent, non plus force ple et maniable du « communisme ». Il n’aurait dirigeante, mais force utile. Ils mettent les outils pas non plus été pertinent de soulever une foule dont ils disposent pour comprendre les logiques d’interrogations où l’idée même de « commu- d’exploitation et de domination au service de nisme » serait complètement diluée. S’il n’est la grande masse des travailleurs. Ce dont il s’agit, pas possible de donner une définition simple c’est, pour chacun, de passer de l’« en soi » de du « communisme », c’est parce que, comme la conscience confuse voire de l’inconscience, l’ont écrit Marx et Engels, le « com- au « pour soi » de la conscience munisme » n’est pas un « état qui claire et informée. Et il y a un mot doit être créé », ni « un idéal sur pour cela : la « conscience de lequel la société devra se régler ». « La révolution est en plus classe ». Partie prenante des luttes Si le communisme devient sous la construction, élaboration, sociétales progressistes contre le plume de certains publicistes sexisme, l’homophobie, le ra - actuels une « dystopie », c’est fort dépassement, et cisme, les violences policières, probablement parce qu’ils croient, c’est là que se pose etc., l’engagement communiste à tort, avoir affaire à une « utopie ». la question essentielle s’attache à les inscrire dans une Or le communisme n’est pas une perspective économique. Enfin, utopie quelque part dans les du communisme, de celui l’ambition des communistes est nuages : c’est un déjà-là balbutiant qui est “déjà-là” et decelui de proposer une alternative où le mais bien réel. qui s’impose comme pouvoir n’appartiendra plus à une Qu’entendre alors par « commu- classe dominante – c’est-à-dire à nisme » ? Plusieurs définitions ou à-venir, à la fois nécessaire une infime minorité exploitant éléments définitoires figurent chez et nullement écrit l’immense majorité ; loin de sou- Marx : le communisme est « l’abo- d’avance. » haiter l’engloutissement de l’in- lition positive de la propriété pri- dividu dans le collectif, la condi- vée » ; « une association où le libre tion du communisme est « le développement de chacun est la développement multilatéral de condition du libre développement de tous » ; tous les individus des deux sexes, devenant capa- « une société coopérative fondée sur la possession bles de prendre directement en mains toutes commune des moyens de production ». Des mil- leurs affaires sociales – le communisme est l’au- liers de pages ont été écrites sur ces expressions togestion citoyenne généralisée » (Lucien Sève). et des sociétés entières s’en sont réclamées au Pour qu’une telle proposition ne soit pas abs- cours du XXe siècle. Ce sont des faits – le traite, il faut conquérir l’hégémonie culturelle « marxisme », les républiques « socialistes » – au sens que lui donne Gramsci et permettre à qu’il faut interroger mais ce n’est pas notre chaque individu de prendre part aux délibéra- propos dans ce dossier : la question qui nous tions communes ; il faut aussi que le projet com- anime est de savoir ce que peut signifier être muniste s’inscrive dans un programme politique communiste aujourd’hui, en actualisant ces for- dont l’horizon est celle d’une transformation mules de Marx. D’abord, l’approche des com- radicale non seulement de l’organisation éco- munistes se caractérise par l’exigence de remettre nomique de la société mais aussi des rapports en cause la propriété établie dans le système entre les individus. capitaliste en récusant une répartition des richesses où une infime minorité confisque les UN MOUVEMENT RÉEL QUI ABOLIT richesses mondiales, et en reliant la privatisation L’ÉTAT ACTUEL intégrale avec les désastres que subissent le Parmi toutes les « définitions » possibles du com- globe et la vie. Ensuite, une perspective com- munisme chez Marx, il en est une dernière sur muniste s’attache à identifier les causes de cette laquelle nous voudrions attirer l’attention parce exploitation dans le processus productif lui- qu’elle mérite un statut spécial, ne serait-ce que44

NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 • Cause H commune • 17 nnnnnnnnH DOSSIER H COMMUNISME

« déjà-là » du communisme visible d’ailleurs dans tous ces rapports sociaux et économiques qui « Le communisme n’est pas une utopie échappent à la loi du marché (la gratuité, la soli- quelque part dans les nuages : darité, l’entraide, etc.). Pensons tout particuliè- rement aux services publics ou à la Sécurité c’est un déjà-là balbutiant mais bien réel. » sociale, où chacun paie selon ses moyens et reçoit selon ses besoins, extirpant ainsi les rapports économiques de la jungle libérale et néolibérale, 44par sa valeur explicative : « Le communisme est et annonçant le « passage de la préhistoire à l’his- le mouvement réel qui abolit l’état actuel. » Si le toire » (Marx). communisme est un « mouvement réel » et non Le communisme du XXIe siècle doit-il privilégier pas un mouvement de la pensée, il ne peut, la théorie, l’action politique ou le militantisme ? comme tout mouvement, qu’être approché, indi- Chacun des textes de ce dossier montre que ces qué, désigné non pas comme un être à venir ni trois dimensions sont solidaires, même si l’une comme quelque chose de désirable subjective- d’entre elles passe parfois au second plan : la ment, mais comme une exigence objective. bataille des idées se nourrit de l’expérience mili- À ce jour, il n’y a pas d’autre terme que « com- tante qui, elle-même, se concrétise par les avan- munisme » pour dire tout cela. Vouloir abandon- cées obtenues sur le plan politique. Au-delà des ner le terme de « communisme », c’est déjà renon- différences de sensibilités, de perspectives ou cer à abolir l’état actuel. Bien sûr, certains ont d’objets, chacune des contributions que l’on va cru pouvoir figer ce mouvement en quelques for- lire révèle que le communisme, tel Antée, ne peut mules préfabriquées valables en tout temps et combattre ses ennemis que s’il s’ancre fermement en tout lieu. Mais c’est ignorer qu’un « mouve- dans « le terrain de la lutte de classe réellement ment » doit et ne peut être saisi que dans sa dyna- en cours, qui éduque les masses plus que tout et mique : il en va ainsi du « communisme ». En ras- mieux que tout » (Lénine). Les communistes doi- semblant des points de vue communistes souvent vent prendre part aux nombreuses révoltes complémentaires, parfois divergents, ce dossier contemporaines contre l’ordre capitaliste. Mais donne à voir un communisme vivant qui lutte leur tâche ne serait-elle pas de contribuer à faire sur trois fronts pour abolir le capitalisme : sur le de la révolte autre chose qu’une simple réaction front théorique en pensant, avec Marx, Engels et contre l’injustice ? La révolution est en plus les « marxistes », le réel et ses contradictions, sur construction, élaboration, dépassement, et c’est le front politique en agissant au sein des exécutifs là que se pose la question essentielle du com- grâce aux élus, du village le plus modeste à l’As- munisme, de celui qui est « déjà-là » et de celui semblée nationale, et sur le front social en militant qui s’impose comme à-venir, à la fois nécessaire aux côtés de celles et de ceux qui subissent l’ex- et nullement écrit d’avance. n ploitation. Ces différents fronts ont permis des *Aurélien Aramini et Jean-Michel Galano conquêtes sur le plan social qu’il est légitime de sont membres du comité de rédaction concevoir comme un « déjà-là » du communisme, de Cause commune. Ils ont coordonné ce dossier.

18 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 COMMUNISME

Un communisme du XXIe siècle

Un communisme du XXIe siècle, point de jonction de toutes les luttes sociales, fémi- nistes et antiracistes et perspective de radicalisation de la Grande Révolution.

PAR SALIHA BOUSSEDRA*

uttes antiracistes, luttes féministes, luttes sociales et communisme. Quels rapports « Lentre ces luttes et quelles perspectives Une lutte communiste politiques ? Il peut exister un antiracisme de se fonde sur droite ou libéral, un féminisme de droite ou libé- ral, il ne peut exister un communisme de droite. le développement Une lutte communiste se distingue en ce sens des individus parce qu’elle qu’elle est fondée sur des intérêts de classe et cherche à les conduire qu’elle défend à la fois une émancipation d’ordre politique (les droits fondamentaux) mais aussi jusqu’à leur plein une émancipation sociale (droits sociaux et droits épanouissement en luttant des salariés). Elle possède en commun avec les contre la racine autres luttes la conquête bourgeoise des droits de l’homme. Autrement dit, les communistes ont desrapports toujours été favorables à l’extension des droits de domination que sont politiques. Une lutte communiste n’établit pas de hiérarchie entre les différentes luttes visant la division du travail et l’émancipation humaine. Elle est commune à la propriété privée.» toutes ces luttes pour la raison suivante : le com- munisme distingue l’émancipation politique et l’émancipation sociale. L’éman cipation politique de l’exercer restait une demi-victoire. La lutte est la révolution apportée par la bourgeoisie communiste se présente donc comme une radi- posant les droits de l’homme comme principe calisation de la révolution entamée il y a plus universel. L’universalité du principe ainsi posé de deux cents ans par la grande révolution : réa- appelle son extension : c’est ce que feront les liser ou mener à son terme l’émancipation femmes. Au nom de l’universalité du principe humaine. des droits de l’homme, les femmes exigeront son extension aux droits des femmes. C’est ce que LA DIVISION DU TRAVAIL : POINT ORIGINEL feront les anciens esclaves : c’est au nom de l’uni- DE LA DOMINATION HUMAINE versalité du principe qu’ils revendiqueront d’être Le reproche fait à la lutte communiste est de des êtres humains comme les autres ayant droit réduire toutes les luttes à l’opposition du capital à la liberté politique. C’est ce que feront les anciens et du travail. La lutte entre le capital et le travail peuples colonisés : revendiquer l’extension du désigne pour les communistes le mode de pro- principe. Sous la conquête des droits de l’homme duction, il désigne une période historique déter- a été posé un point bien plus fondamental : l’éga- minée vouée à disparaître en raison de ses contra- lité de tous les êtres humains. Le propre de la dictions internes et de son incapacité à répondre lutte communiste historiquement a été de consi- à l’émancipation humaine. Le mode de produc- dérer qu’une liberté est certes un droit fonda- tion désigne un système qui existe aujourd’hui mental mais qu’obtenir un droit sans moyens au niveau de la planète entière. Il implique de44

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44diviser les sociétés en deux grandes classes : féodale était fondée sur une domination de la celles qui possèdent les moyens de production communauté sur les individus. La société bour- et celles, dépendantes et dominées, qui produi- geoise est fondée sur une domination de l’in- sent les richesses des sociétés sans posséder les dividu sur la communauté. Dans les deux cas, moyens et les fruits de leur travail. Les commu- l’intérêt individuel s’oppose à l’intérêt commu- nistes se réfèrent en effet au travail salarié des nautaire. Mieux, en mettant les femmes et les ouvriers et des ouvrières qui forment une classe enfants au travail salarié, la société bourgeoise sociale. Mais la critique communiste est bien leur a permis de se développer « en tant qu’in- dividus » et, partant, de revendiquer des droits politiques en raison de leur développement indi- viduel. Dans le cadre d’une société qui reconnaît « Les deux piliers de la lutte les droits de l’homme et du citoyen, le dévelop- – la lutte sociale et la lutte politique – pement individuel autorise que tous les pans se handicapent mutuellement de l’individualité – sexe, couleur de peau, orien- tation sexuelle – puissent trouver la possibilité en se tenant ainsi à distance de se voir reconnus en tant que tels et au sein et se privent de pouvoir créer ensemble de l’espace public. L’entrée de l’ensemble des de véritables rapports de force. » membres de la famille ouvrière dans le monde du travail a participé à faire voler en éclats la base économique de l’ancienne institution fami- plus radicale : elle pose que la division du travail liale et a autorisé l’expression et le développe- (non réductible au seul « travail salarié ») est à ment de ses composantes individuelles « en tant l’origine des rapports de domination au premier qu’individus développés ». Mais tout cela ne se rang desquels se trouve la relation homme- réalise pas sans luttes. « L’émancipation des tra- femme, matrice originelle des rapports de domi- vailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux- nation. Le « travail » ou originellement ce que mêmes. » Cette phrase si connue implique qu’au Marx appelle l’« activité productive humaine » sein de la société capitaliste, les individus sont s'est trouvé enrôlé dans un processus aliénant amenés à se développer en tant qu’individus. (perte radicale des objets essentiels à la vie). Ce Par suite, ils sont conduits à entrer en lutte pour processus d'aliénation se trouve au fondement être reconnus du point de vue des droits poli- des rapport de domination en raison de la tiques. Mais l’expression et la lutte pour la recon- conception que se font les communistes de l'être naissance des droits politiques n’est pas sans humain à partir de Marx. L’être humain se dis- concerner le monde du travail (discrimination tingue des autres espèces non pas d’abord par à l’embauche en raison du sexe, de l’orientation la « conscience » mais par le fait qu’il doit « pro- sexuelle, de la couleur de peau, etc.). L’avancée duire » sa vie pour la maintenir et la reproduire. des droits politiques et sociaux dans le cadre En ce sens, la lutte des communistes en direction d’une société capitaliste se réalise toujours de du travail ne vise pas le seul « travail salarié » manière contradictoire : les ouvriers des deux mais la division du travail et avec elle (l’un ne sexes sont en concurrence au sein du marché va pas sans l’autre) la propriété privée. La division du travail, les préjugés vis-à-vis des orientations du travail d’abord entre les sexes, puis entre le sexuelles ont pu ralentir des alliances politiques travail manuel et intellectuel et enfin entre la entre groupes sociaux pour ne prendre ici que ville et la campagne sont les points originels quelques exemples. Le propre de notre situation ayant permis la formation des classes sociales. actuelle tient à ce qu’au sein de ces luttes poli- Lutter en communiste peut conduire à viser le tiques pour la reconnaissance des droits poli- dépassement du salariat mais au-delà, il peut tiques, ce sont les stratégies autonomistes (mou- également conduire vers la critique radicale de vementistes) qui l’ont emporté. la domination d’un être humain sur le travail d’un autre être humain (que ce travail soit salarié TENSION ENTRE ÉMANCIPATION POLITIQUE ou qu’il soit domestique, par exemple). ET ÉMANCIPATION SOCIALE Mais quel rapport la lutte contre la division du Si une partie des luttes sociales ou minoritaires travail peut-elle avoir avec des luttes féministes, se sentent « étrangères » ou à côté de la lutte des luttes antiracistes, des luttes LGBT ? La société communiste, c’est qu’il existe une tension entre

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l’émancipation politique et l’émancipation sociale. Lorsque les femmes se battent contre « les violences sexuelles, leurs luttes relèvent Dans le cadre d’une société encore de l’émancipation politique : elles deman- qui reconnaît les droits de l’homme dent à être reconnues « en tant que personne et du citoyen, le développement humaine » à laquelle est dû le « respect ». Lorsque des jeunes se battent contre les violences poli- individuel autorise que tous les pans cières, leur lutte relève de l’émancipation poli- de l’individualité – sexe, couleur tique ; là encore, ils demandent à être membres de peau, orientation sexuelle – à part entière de la communauté nationale en tant que leur est dû le respect dévolu au citoyen puissent trouver la possibilité d’un état de droit. C’est à partir du point de vue de se voir reconnus en tant que tels. » de l’« émancipation politique » qu’est reproché aux communistes de ne s’intéresser qu’à l’op- position du capital et du travail, autrement dit qu’elles sont intriquées avec les problématiques à l’émancipation sociale. En réalité, le problème sociales que sont celles de la précarité écono- ne se situe pas tant sur le plan des « valeurs » mique et sociale (comment payer un loyer seule puisque, depuis la Grande Révolution, il est avec des enfants, comment payer un déména- admis que tous les êtres humains sont absolu- gement, comment gérer le travail salarié et les ment égaux (du moins en droit). Mais le pro- enfants ?). Dans ce cadre, la lutte pour l’appli- blème se situe sur un double niveau. Les partis cation des droits ne peut se réaliser sans tenir politiques en France n’ont pas toujours su com- compte de l’émancipation proprement sociale. prendre à temps la demande de reconnaissance En dehors des violences policières qui relèvent politique de certaines catégories telles que les en partie seulement de l’émancipation politique femmes ou les personnes LGBT. Or les individus (l’essentiel des individus masculins concernés poussés par le cadre historique de notre société par ces questions vivent dans les quartiers popu- à se développer en tant qu’individus ont dû se laires), le racisme se traduit concrètement par prendre en main et ont mené ces luttes victo- des problématiques sociales : la discrimination rieuses sur le plan de la reconnaissance politique. à l’embauche est une atteinte très grave aux Cette démarche a pu valider à leurs yeux l’intérêt droits sociaux dans le cadre d’une société capi- des luttes autonomistes. Le second niveau se taliste. Rappelons à cet égard les propos de Marx situe davantage aujourd’hui sur les « espaces » en 1844, l’homme dans notre société n’existe de lutte susceptibles de faire basculer les diffé- qu’en tant que « travailleur », autrement dit, il rentes situations. Aujourd’hui, pour nous en n’existe pas socialement sans travail. Mais, pour tenir à la gauche, tous les partis politiques ont pouvoir se maintenir au travail, il doit pouvoir intégré depuis plusieurs années entretenir correctement sa vie, c’est l’importance de la conquête des pourquoi la discrimination au loge- droits politiques pour les catégo- ment cette fois est tout aussi grave ries que nous avons déjà citées. puisqu’elle empêche un individu La reconnaissance politique est « La lutte communiste de pouvoir entretenir sa vie dans en passe d’être acquise, les droits de bonnes conditions pour pouvoir sont là, ils restent maintenant à se présente comme garder son travail. Une fois recon- les appliquer. Dans ce cadre, les une radicalisation nus les droits politiques, leur appli- communistes donnent une cer- de la révolution entamée cation concerne directement des taine importance à la lutte syndi- droits sociaux. Des droits sociaux cale et politique, au sens de « parti il y a plus de deux cents ans de base dans le cadre de nos socié- politique ». En effet, l’écrasante par la Grande Révolution : tés qui doivent permettre d’abord majorité des personnes suscepti- réaliser ou mener à son d’entretenir et de reproduire sa vie. bles d’être confrontées au racisme Une perspective communiste au se trouvent dans les milieux popu- terme l’émancipation XXIe siècle pourrait conduire les laires. De même, les violences humaine.» luttes féministes, antiracistes ou faites aux femmes prennent une encore les luttes LGBT à mieux se dimension démesurée dès lors positionner d’un point de vue stra-44

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44tégique sur le plan de l’échiquier politique. Ces vue proprement politique, une lutte communiste luttes pour l’émancipation politique se sont peut devenir le point de rencontre de ces diffé- généralisées à toute une partie de l’échiquier rentes luttes en leur donnant les moyens d’une politique comme l’a été avant elles la question organisation susceptible de créer le véritable des droits de l’homme dont aucun parti rapport de force et non pas d’être de simples aujourd’hui n’oserait remettre en cause le prin- forces sociales d’expression de leur identité. Sur cipe. Cette situation oblige sans doute aussi à un plan politique, il y a une grande différence se réinterroger sur les stratégies « autonomistes ». entre « exprimer son identité dans l’espace public Si nous prenons le cas des femmes, elles sont en l’accompagnant bien sûr de revendications », devenues des citoyennes à part entière, elles ont « être reconnus dans l’espace public en tant obtenu des droits politiques (droit à l’avortement, qu’identité politique » et « remporter des vic- droit de travailler sans l’autorisation du mari, toires » ; c’est la différence entre expressiondes passage de la puissance paternelle à l’autorité forces sociales et la victoire des forces sociales. parentale, etc.) mais leurs droits sociaux ainsi Aujourd’hui, les femmes, pour prendre cet exem- que le partage du travail dans la division du ple, ont besoin de victoires de grande envergure. travail domestique ne se sont guère améliorés. C’est durablement que les femmes ont besoin De plus, un féminisme libéral ne présentera pas d’être sorties du chômage, du travail précaire le même projet de société qu’un féminisme com- et partiel, des petits salaires et de la non-conci- muniste. La perspective d’une lutte communiste liation entre vie familiale et vie professionnelle. se fonde sur le développement des individus Ces questions demandent des luttes féroces sans parce qu’elle cherche à les conduire jusqu’à leur précédent qu’il faudra aller littéralement arracher plein épanouissement en luttant contre la racine au patronat et au gouvernement. Sans l’apport des rapports de domination que sont la division des organisations politiques, syndicales et sans du travail et la propriété privée. D’un point de luttes organisées, nous ne parviendrons pas à obtenir de tels niveaux de victoire. Le commu- nisme du XXIe siècle exige également de réin- terroger le rôle des partis politiques vis-à-vis des mouvements sociaux. Les mouvements sociaux sont jaloux d’une autonomie mais, depuis la critique des partis politiques et l’émer- gence du mouvementisme, leurs victoires ont été pour l’essentiel des victoires de droits poli- tiques. Ils n’ont pas pu obtenir de grandes vic- toires sociales comme l’a été celle du régime général de la Sécurité sociale. De même, les partis politiques sont frileux à l’idée de donner une orientation politique aux mouvements sociaux de crainte de se voir accuser de « récu- pération ». Ainsi, les deux piliers de la lutte – la lutte sociale et la lutte politique – se handicapent mutuellement en se tenant ainsi à distance et se privent de pouvoir créer ensemble de véri- tables rapports de force. n *Saliha Boussedra est philosophe. Elle est docteure en philosophie de l’université de Strasbourg.

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General Electric ou la grande « dépossession »

Un exemple saisissant dans cette entreprise de la dépossession du travail par le capi- talisme, telle que l’a décrite Marx.

PAR EVELYNE TERNANT*

ans les manuscrits de 1844, Marx décrit accumulé sur une longue période par les ingé- comment, sous les rapports sociaux capi- nieurs, techniciens et ouvriers qualifiés. Dtalistes, les travailleurs sont « dépossédés » Les premiers actes de démantèlement apparais- du travail sous trois aspects : en premier lieu, sent sous la logique de concentration du capital ils sont séparés du produit du travail, qui ne leur financier, lorsque l’entreprise Alstom passe sous appartient pas. La dépossession touche aussi le contrôle de la Compagnie générale d’électricité l’activité productive, sur laquelle ils n’ont aucune (CGE). Le site de Belfort perd l’autonomie et prise, ce qui donne lieu à la perte de sens et la devient le maillon d’une chaîne dont l’organi- déshumanisation du travail. Enfin, c’est le rapport sation échappe aux salariés. En 1979, à partir des êtres humains entre eux qui est altéré en de l’événement déclencheur qu’est le « cadeau » profondeur par cette aliénation du travail, avec misérable offert aux salariés par la direction à une dégradation de la sociabilité humaine et la l’occasion du centenaire de l’usine de Belfort, reproduction de l’exploitation en chaîne : la « grande grève de la dignité » est en fait une hommes/femmes, parents/enfants, colonies… protestation contre un management autoritaire, notamment à l’égard des ingénieurs dépossédés UNE VENTE À LA DÉCOUPE de leur autonomie technologique par le transfert Un exemple saisissant de cette grande « dépos- au siège des brevets locaux et la segmentation session » du travail des salariés est le cas de de leur activité de recherche. La privatisation General Electric (GE) en France. L’histoire com- de la CGE et le mouvement généralisé de finan- mence avec Alstom à Belfort, en 1879, qui va ciarisation lancent alors l’entreprise à fin des devenir dans les années 1970 le lieu phare de la années 1980 dans un « meccano » effréné de production du TGV et de la turbine Arabelle des fusions/acquisitions/absorptions qui verront centrales nucléaires. On y réalise les produits les collectifs de travail séparés, les synergies qui de la conception à la gestion de projet en passant existaient entre énergie et transport dans l’an- par toutes les étapes de la fabrication, valorisées cienne entité détruites par le cloisonnement par des brevets locaux, grâce au savoir-faire systématique des activités : les sites, dont celui de Belfort, sont filialisés, découpés, séparés, cloisonnés pour mieux évaluer leur rentabilité financière spécifique et affaiblis dans leur cohé- rence industrielle. Le transport est séparé de « l’énergie elle-même découpée en activités tur- Ce retournement du travail contre bine à gaz, nucléaire, énergies renouvelables et ceux qui le réalisent est pensé, réseaux. Tout est prêt pour une vente à la voulu et organisé par les logiques découpe, qui va livrer pièce par pièce l’industrie managériales à l’œuvre aujourd’hui. » énergétique française à General Electric. D’abord la turbine à gaz en 1999, puis la grande braderie de novembre 2014, sous le quinquennat Hol-44

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44lande : tout le reste du secteur énergétique. Cette pement, pousser l’optimisation fiscale en redis- vente s’organise sous le sceau de l’impérialisme tribuant la plupart du résultat de l’entreprise à américain, dans le cadre du droit d’extraterri- l’actionnaire ; les dividendes et rachats d’actions torialité que l’administration américaine s’est dépassent les bénéfices en 2017 et 2018. L’in- octroyé, et par lequel la justice certitude sur les évolutions éner- américaine, en lien étroit avec les gétiques le conduit aujourd’hui à milieux d’affaires, sanctionne des se désengager des bases indus- faits de corruption survenus hors « trielles de France et d’Europe, en du territoire américain. Sans qu’au- Le scandale d’État délocalisant l’engineering en Inde, cun gouvernement, ni en France de cette vente, proche la fabrication en Chine, avec ni en Europe, ne remette en cause de la forfaiture, avec quelques antennes qui demeurent ce rapport de domination. en Europe, pour assurer les prises la complicité directe de marché, là où il existe une clause UN DÉSASTRE INDUSTRIEL d’, de fabrication. Ce pilotage sous ET HUMAIN en tant que ministre critère de rentabilité immédiate Le scandale d’État de cette vente, est finalement coûteux, car il dés- proche de la forfaiture, avec la com- de l’Économie et organise les collectifs de travail, plicité directe d’Emmanuel Macron, des Finances puis président méprise les savoir-faire et compé- en tant que ministre de l’Économie tences accumulés sur le temps long et des Finances puis président de de la République, est resté, grâce aux systèmes de formation la République, est resté, jusque-là, jusque-là, étonnamment de haut niveau et de recherche, et étonnamment maîtrisé par le pou- maîtrisé par le pouvoir, détruit les liens avec les grands voir, grâce à ses réseaux d’influence, services publics de l’énergie et des ses relais médiatiques, bien que la grâce à ses réseaux transports. De ces restructurations dimension judiciaire de l’affaire soit d’influence.» incessantes sont apparus des loin d’être négligeable, avec pas temps de production allongés, des moins de quatre plaintes déposées : surcoûts pour retards ou malfa- • pour pacte de corruption par Olivier çons, bref de l’inefficacité écono- Marleix, député LR, à la suite de la commission mique, à laquelle l’entreprise répond par toujours d’enquête parlementaire sur la vente d’Alstom ; plus de pression sur l’emploi et les dépenses • pour détournement de fonds publics par Anti- humaines, et un abandon des fonctions d’inté- cor ; grateur (génie civil, montage, ingénierie…) • pour prise illégale d’intérêt de Hugues Bayley, pour se replier sur les fonctions de sous-trai- directeur de GE-France et ancien collaborateur tance industrielle qui rapportent le plus de cash. d’Emmanuel Macron, par Delphine Bato ; Au bout, c’est l’intérêt vital du pays dans la four- • pour soupçon d’optimisation et de fraude fiscale niture d’électricité qui est en jeu. par Fabien Roussel. Les effets en chaîne du désastre industriel et L’ILLUSTRATION DE LA MARCHANDISATION humain de cette décision se succèdent. Aucun D’UN TRAVAIL HUMAIN des engagements de développement d’activité Et les salariés ? Un « solde », un résidu des objec- pris par GE n’est respecté, avec la complaisance tifs du capital, la négation de leur existence en du gouvernement. Pire, en 2019, c’est un plan tant que producteurs et citoyens. Hors de toutes de suppression de la moitié des effectifs, plus ces décisions. La mainmise sur les brevets, qui de mille emplois qui s’abat dans le secteur turbine jalonne l’histoire de GE, témoigne de cette grande à gaz. En 2020, ce sont les entités d’HYDO et « dépossession » des salariés. Dès le rachat d’Als- GRID (énergie renouvelable hydraulique et tom, les brevets français ont été transférés en réseaux) qui sont touchées et en risque vital. Suisse ou aux États-Unis, avec l’obligation pour GE, passé sous le contrôle d’un fonds d’inves- les filiales de GE de payer des royalties et des tissement dit « activiste », entendons « préda- redevances pour l’utilisation de ces brevets teur », n’a eu de cesse depuis le rachat de la qu’elles ont elles-mêmes développés, parfois branche énergie d’Alstom en 2015, de restruc- avec l’aide des collectivités locales via les pôles turer, réorganiser, baisser ses investissements de compétitivité ! Au-delà même du scandale productifs et son secteur recherche et dévelop- du pillage financier, c’est l’illustration de la mar-

24 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 COMMUNISME chandisation d’un travail humain sur lequel les producteurs « dépossédés » n’ont plus aucun droit dans le capitalisme, et qui finit par se retour- ner contre eux en pillant la valeur de leur travail présent. « Les restructurations incessantes Comment ne pas penser à cette célèbre descrip- de services et leur cortège tion de la « dépossession » par Marx ? « La dépos- session de l’ouvrier au profit de son produit signi- de changement de métiers et fie non seulement que son travail devient un de missions dépossèdent les salariés objet, une existence extérieure, mais que son de leurs savoirs, leurs expériences, leurs travail existe en dehors de lui, indépendamment collectifs, les prive de tout ce qui les de lui, étranger à lui, et qu’il devient une puis- sance autonome face à lui. La vie qu’il a prêtée rassure et de la sérénité dans le travail. » à l’objet s’oppose à lui, hostile et étrangère » (Manuscrits de 1844, traduction de M. Rubel). Ce retournement du travail contre ceux qui le réalisent est pensé, voulu et organisé par les Alors, comment ne pas penser aussi à la pers- logiques managériales à l’œuvre aujourd’hui. pective de l’émancipation communiste dans le Danièle Linhardt, dans La Comédie humaine du travail et hors travail esquissée dans Le Capital ? travail (Érès, 2015), montre comment les restruc- « […] la seule liberté possible est que l’homme turations incessantes de services et leur cortège social, les producteurs associés règlent ration- de changement de métiers et de missions dépos- nellement leurs échanges avec la nature, qu’ils sèdent les salariés de leurs savoirs, leurs expé- la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés riences, leurs collectifs, les prive de tout ce qui par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent les rassure et de la sérénité dans le travail. Ils per- ces échanges en dépensant le minimum de force dent leurs repères et sont précarisés subjective- et dans les conditions les plus dignes, les plus ment. Cette « précarisation subjective », qui conformes à leur nature humaine. Mais cette concerne aussi les emplois stables et fait perdre activité constituera toujours le royaume de la du sens au travail, est là pour que les salariés, qui nécessité. C’est au-delà que commence le déve- ne maîtrisent plus rien, intègrent les méthodes loppement des forces humaines comme fin en standard, les critères, les procédures et s’appli- soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut quent à eux-mêmes les principes néotayloriens s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, d’économie permanente de temps et de coût. sur l’autre base, celle de la nécessité » (Le Capital, Ainsi, c’est tout un ensemble de « compétences » 1867, livre III, chap. 48). Aujourd’hui, si l’on s’en managériales, relationnelles et communication- tient au seul « royaume de la nécessité », le contrôle rationnel par « les producteurs associés » de leur activité pour ne plus être dominés par la puissance du capital, organisée dans ses « méthodes et « aveugle » dans ses effets collectifs, Retirer au plus vite l’industrie consiste à retirer au plus vite l’industrie éner- énergétique des griffes de GE, gétique des griffes de GE, pour en assurer une pour en assurer une maîtrise publique maîtrise publique sous le contrôle des femmes n sous le contrôle des femmes et et des hommes salariés et des citoyens. des hommes salariés et des citoyens. » *Évelyne Ternant est membre du comité exécutif national et secrétaire régionale du PCF Bourgogne - Franche-Comté. nelles qui accompagne la logique « sèche » du calcul de rentabilité. Le capital en a absolument besoin pour diviser, démembrer, atomiser le pro- cessus de production et les travailleurs eux-mêmes jusque dans leur conscience. 44

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Communisme, écologie et industrie

Philosophiquement, la question d’une industrie écologique ou d’une écologie indus- trielle suppose de repenser complètement les rapports entre la technique et la vie et de mettre à mal une idée très courante, séparant pour les opposer nature et technique.

PAR FLORIAN GULLI*

e qui fait la spécificité des communistes ce paradoxe ? Qu’une partie de la critique sur la question écologique, c’est la place contemporaine de l’industrie, de la production Cqu’ils accordent à l’industrie. Ils font le industrielle, comme de la consommation des pari d’une écologie opposée au refus de l’indus- produits industriels vise autre chose que l’in- trie. Défendre l’industrie ne signifie absolument dustrie. Pour aller à la conclusion : une partie pas lui épargner tout reproche. Mais il faut dis- de la critique de ce qui tourne autour de la pro- tinguer une critique de l’industrie qui se fait au duction industrielle est l’effet d’un mépris de nom du retour à un mode de production anté- classe, d’un mépris des classes populaires et de rieur, de type artisanal et une critique de l’in- l’activité laborieuse. Sont visées, à travers la cri- dustrie présente au nom d’une autre industrie. tique de l’industrie, les classes populaires en En bref, « une autre industrie est possible ». tant que producteurs et/ou en tant que consom- mateurs. C’est très clair dans l’Antiquité. La pro- DU MÉPRIS DE L’INDUSTRIE AU MÉPRIS duction, le travail sont dévalorisés. Ce sont des DES TRAVAILLEURS activités serviles, réservées aux esclaves. Elles Mais d’où vient le refus de l’industrie, que l’on s’opposent au loisir de l’homme libre et du distinguera de la nécessaire critique de ses consé- citoyen. Les activités politiques et intellectuelles quences, quand elles sont négatives ? On peut sont nobles ; le travail et la production sont igno- partir d’une remarque bles. Dans la République de Platon, les philo- du philosophe François Dagognet, l’un des rares sophes sont rois, les guerriers leur sont subor- philosophes à avoir pro- donnés et tout en bas se trouvent les producteurs. posé une défense de l’in- Les philosophes, membres de la classe domi- dustrie, ses collègues pré- nante, justifient théoriquement cette hiérarchie « La technique férant souvent voir dans de classe. Ceux qui participaient à l’élaboration est originairement la modernité un enfer de la culture occupaient une position de classe industriel. Que dit-il ? « Le qui les inclinaient vers le mépris des produc- la forme humaine procès [de l’industrie] teurs. de l’organisation s’est ouvert avant même Et le préjugé persiste à l’époque moderne. Le le développement de philosophe Slavoj Zizek le décèle dans le cinéma de la matière cette société jugée sans contemporain, qui refoule le lieu de la produc- par la vie. » esprit et il s’est poursuivi tion : « Dans la perception idéologique contem- Georges Canguilhem avec plus de hargne en poraine, le travail lui-même, plus encore que le sa présence. » La critique sexe (le travail manuel surtout, opposé à l’activité de l’industrie précède l’in- “symbolique” de la production culturelle), semble dustrie ; elle commence, être frappé d’obscénité, la production devant dira Dagognet, avec Platon. On a là une sorte être dissimulée au regard du public. La tradition de paradoxe. Le réquisitoire contre la société culturelle selon laquelle, de L’Or du Rhin de Wag- industrielle du XIXe siècle est écrit dans ses ner à Métropolis de Fritz Lang, le processus de grandes lignes au IVe siècle avant J.-C. Que signifie production a lieu souterrainement, dans d’obs-

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cures cavernes, culmine aujourd’hui avec “l’in- Philosophiquement, la question d’une industrie visibilité” de millions de travailleurs anonymes écologique ou d’une écologie industrielle sup- qui suent dans les usines du tiers monde. […] pose de repenser complètement les rapports Le seul moment dans les films hollywoodiens entre la technique et la vie et de mettre à mal où le processus de production est montré dans une idée très courante, séparant pour les opposer toute son intensité est d’ailleurs lorsque le héros nature et technique. Tant qu’on oppose ces deux pénètre le domaine secret du “maître du crime” termes, alors le développement de l’un se fait et parvient alors à localiser l’espace d’un travail forcément au détriment de l’autre. Mais on a intense : on raffine et emballe de la drogue, on des raisons solides de ne pas cautionner cette construit un missile qui va détruire New-York… opposition, opposition sous-jacente à de nom- Quand, dans un James Bond, le “maître du crime”, breux discours décroissants ou antiproducti- après avoir capturé le héros, lui fait faire un tour de son usine illégale, Hollywood se rapproche de très près de la fière représentation social-réa- liste classique de la production dans l’usine. La « fonction de l’intervention de Bond est alors, Une perspective communiste insiste bien entendu, de faire exploser ce lieu de pro- prioritairement sur les transformations duction, et de nous permettre ainsi de revenir du mode de production, celui-ci aux faux-semblants de notre existence quoti- dienne dans un monde où la classe ouvrière a déterminant en dernière instance disparu. » la structure sociale. » Il existe donc en Occident, depuis Platon, une puissante tradition philosophique méprisant l’activité de production, tradition qui s’est déchaî- née avec l’industrialisation. vistes. Le philosophe Georges Canguilhem déve- On peut faire l’hypothèse qu’une partie de l’éco- loppe cet argument dans un article de 1973 logie – pas toute l’écologie, il faut insister – puise intitulé « La technique ou la vie » et dont je vou- dans cette vieille « tradition culturelle » de mépris drais citer quelques passages. Qu’est-ce que la de ceux qui manipulent les symboles et les abs- technique ? Elle n’est pas originairement l’effet tractions, à l’égard de ceux qui travaillent la de la science. Elle est d’abord « un fait de la vie ». matière. La critique de l’industrie risque toujours « La vie est parvenue à produire un animal dont d’être hantée par le mépris de classe. l’action sur le milieu s’exerce par la main, l’outil Ainsi la critique du productivisme a pu servir à ou le langage. » « La technique est originairement discréditer les travailleurs en lutte. Alain Obadia la forme humaine de l’organisation de la matière écrit, à propos des années 1980 : « C’est parce par la vie. » D’un point de matérialiste, cette qu’ils seraient incapables d’abandonner le conception de la technique est la seule tenable. schéma productiviste que la CGT et le PCF s’op- La technique posée à côté de la nature ? D’où poseraient à la casse industrielle ! » Et l’ouvrier pourrait-elle venir ? défendant son emploi se voyait repeint en indi- Poser que la technique est le prolongement de vidu corporatiste indifférent à la nature. Combien la vie permet de poser la question qui nous de temps a-t-il fallu attendre pour juger digne occupe autrement. Le problème n’est pas que d’attention la question de sa reconversion ? la technique et l’industrie s’opposent à la vie et à la nature. Le problème n’est pas de retrouver SORTIR DE L’INDUSTRIE OU TRANSFORMER un monde plus proche de la nature, plus humain, L’INDUSTRIE ? puisque la technique est un fait de nature. Le Souvent opposées, industrie et écologie peuvent problème n’est pas moins d’industrie pour plus être solidaires. À condition de ne pas prendre de vie, puisque l’industrie est un développement la civilisation industrielle comme un bloc mono- vital. Le problème n’est pas l’industrie elle- lithique. On peut avancer qu’il existe plusieurs même, mais le fait qu’elle produise des déséqui- types d’industrie, plusieurs stades du dévelop- libres. Un développement vital, la technique, pement industriel. Nous en serions encore à un met en péril d’autres développements vitaux. stade immature, la maturité se laissant apercevoir Les problèmes écologiques contemporains peu- çà et là. vent être lus ainsi : la technique contemporaine44

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44 dérègle des cycles biologiques, l’objectif est de régler ce pouvoir de dérégulation. L’objectif n’est pas de chercher à y échapper au nom de la nature. Il s’agit donc de transformer le mode de production industriel et non de sortir de l’in- dustrie. Mais comment ?

UNE ÉCOLOGIE INDUSTRIELLE D’abord, l’économie circulaire ou production cyclisée. Dans leur livre L’Être humain et la nature, quelle écologie ? (note de la fondation Gabriel- Péri, 2013) Roland Charlionet et Luc Foulquier écrivent : « Lutte pour le communisme et lutte pour l’économie circulaire, même combat ». L’économie circulaire désigne la tentative pour créer des « écosystèmes industriels ». par analogie mante défectueuse n’est pas réparée mais chan- avec les écosystèmes biologiques (voir Vers une gée). Conception modulaire qui devrait être cou- écologie industrielle, Suren Erkman). Les végétaux plée avec un service public municipal, par exem- nourrissent les animaux herbivores, lesquels ple, de réparation et d’entretien. À cela s’ajoute sont mangés par des carnivores, les déchets et le recyclage. cadavres de ces derniers nourrissant à leur tour L’économie des usages. Celle-ci vise à fournir le service plutôt que le bien. Le constructeur peut vendre le service automobile plutôt que la voiture, le service d’impression plutôt que l’im- « Souvent opposées, industrie primante. Ce qui peut se faire sous forme de location temporaire pour chaque usage ou par et écologie peuvent être solidaires. contrat longue durée avec un service de main- À condition de ne pas prendre tenance. la civilisation industrielle comme En conclusion, les défis environnementaux aux- quels nous sommes confrontés demandent de un bloc monolithique. » transformer le mode de production industriel. Les dégâts environnementaux sont l’effet non pas d’une civilisation industrielle considérée d’autres êtres vivants. Dans la nature, il n’y a pas mais d’un stade précis du développement indus- de déchets, seulement des ressources, le tout triel, que l’on peut dire immature, et qui peut formant un cycle. Il faut envisager une industrie être dépassé, puisque tous les points évoqués de ce type : où les déchets des uns sont des res- précédemment sont d’ores et déjà mis en œuvre. sources pour les autres. Les unités de production Il faut donc bannir les discours généralistes sur doivent être pensées dans leur interaction avec la technique et l’industrie, du type « pour ou d’autres. Elles doivent être pensées comme par- contre ». Et se demander quelle industrie nous ties d’un système. Ce qui a un autre intérêt : voulons. organiser des circuits courts et diminuer les kilo- Une perspective communiste insiste prioritai- mètres de transport. rement sur les transformations du mode de pro- L’écoconception des produits. De quoi s’agit- duction, celui-ci déterminant en dernière ins- il ? Il s’agit d’abord de concevoir des produits tance la structure sociale. Ce que nous avons vu pour durer. À rebours de la logique d’obsoles- à l’instant. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas cence programmée, symbole du mode de pro- s’intéresser aux modes de consommation. Néan- duction industrielle d’aujourd’hui. Il s’agit aussi moins, on ne peut jamais en parler sans parler de les concevoir en pensant leur réparation. en même temps de production parce que les C’est la conception modulaire qui vise à pro- deux termes sont en interaction réciproque. n mouvoir des produits dont on pourrait changer seulement les pièces défectueuses au lieu de *Florian Gulli est philosophe. Il est professeur changer tout l’appareil (aujourd’hui, une impri- agrégé au lycée Pasteur à Besançon.

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Le communisme contre le mauvais temps

L’appréhension du communisme comme nouvelle « jeunesse du monde » est ce qui fait inévitablement sa force face aux constructions politiques orientées vers la meilleure gestion possible de l’état de fait.

PAR PIERRE SALVADORI*

ourquoi le communisme, lorsqu’on est elles attendu le Messie, et le mouvement com- jeune, nous demande-t-on souvent. Nous muniste – sous d’autres modalités –, la révolution, Pserions emportés par le « fétiche » de la deux échéances salvatrices qui contrastent avec révolution, raille la droite, tandis qu’une partie les formes angoissantes de l’eschaton contem- de la gauche a relégué cet objectif au simple porain, entre fin du monde, fin du mois et fin statut d’idéal pour n’y plus voir qu’un terminus de l’histoire. abstrait pour la locomotive de l’histoire. Dom- mage, dit-on, avec Walter Benjamin pour qui, NOS LENDEMAINS CHAGRINS si « Marx a sécularisé la représentation de l’âge Faute de large victoire récente susceptible de messianique dans la représentation de la société relancer l’idée qu’il y a bien une alternative, quel sans classes [...], le malheur a commencé quand contraste évident y a-t-il donc avec le temps de la social-démocratie a fait de cette représentation nos aînés qui trouvèrent leurs premiers engage- un “idéal” » qui permet précisément d’« attendre ments politiques dans les mouvements nourris, avec plus ou moins de placidité l’arrivée d’une parfois avec retardement, par mai 1968 ? Leurs situation révolutionnaire ». luttes, communistes ou non, déployaient des utopies joyeuses et des grands récits mobilisateurs, dont les racines communes se nouaient dans la certitude providentielle d’un basculement à venir, « Cet imaginaire temporel tant était forte la conscience qu’il s’en était fallu est probablement l’attrait premier de peu de franchir la frontière qui séparait la du communisme, dès lors que la brisure gueule de bois politique des lendemains qui chan- tent. Où sont à présent passées ne seraient-ce temporelle soudaine introduite que ces narrations entraînantes ? De celles qui par la révolution fraye une aurore mobilisaient la jeunesse d’antan, de celles qu’ef- dans la nuit d’une lutte des classes frayaient bien à propos les classes dominantes, de celles qui maintenaient jeunesse et travailleurs pour l’instant gagnée par les riches. » à l’offensive, radieuses et coriaces, et la bourgeoisie en garde, fébrile et chancelante… ? Et tant pis, pour une fois, si l’on idéalise. Difficile pourtant, aujourd’hui, de cerner ce que Seule l’utopie du projet européen – qui, comme seraient les contours de cet « âge messianique », « projet », n’a précisément pas de terminus – a cette fin historique qui, appelée eschaton en encore droit de cité aujourd’hui dans le mirage grec, constitue l’objet d’étude de l’eschatologie de l’agora médiatique, et celle-ci vient ombrager et dont les sociétés passées ont souvent fait de de son romantisme tranquille des utopies moins l’attente un élément moteur de leurs projections abstraites et plus criardes. Clercs faillis mais sociales. Ainsi les religions monothéistes ont- autorisés, vendeurs de cames idéologiques hybri-44

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44dées, creux gestionnaires d’une fausse pénurie concourent ainsi à la fabrique du consensus « autour d’un politique évidé, maintenu dans les L’attrait du mouvement communiste rebuts et les limbes d’une Europe politique soi- est bien sa capacité à déployer gneusement évitée car vendue au rabais. Le un imaginaire de la libération qui combine retour à l’équilibre budgétaire, seule perspective politique, seul seuil historique vers lequel oriente dialectiquement deux temporalités son credo, ne propose aucune offre de salut, ne appelées à s’imbriquer projette qu’un temps homogène et vide, appelé avant de se succéder. » à se répéter sans cesse, et l’histoire n’est plus possible.

À QUELLE FIN SE VOUER ? tituer à un capitalisme voué providentiellement Depuis ses fondations, le communisme trouva, à s’effondrer sous le poids de ses contradictions lui, son énergie politique dans sa capacité à pro- que parce qu’il sécurise l’imaginaire au lieu de jeter une échéance, à déplier un temps fléché le charger chaque jour un peu plus d’angoisses vers des lendemains qui chantent et une nouvelle matérielles et affectives. Pour le communisme, genèse pour une humanité sans classes. La lutte la fin n’est pas le glas, et nous ne sommes pas aurait ainsi un débouché temporel en ce qu’elle condamnés à jouer le mieux possible du violon accoucherait d’un temps nouveau, si lointain sur le pont d’un bateau qui coule, repliés dans qu’il soit. Cet imaginaire temporel est proba- l’esthétique de la décadence qui sied si bien aux blement l’attrait premier du communisme, qui cyniques, en attendant que l’histoire revienne fait venir à lui une jeunesse et un monde popu- pour enfin accoucher d’un temps nouveau dans laire moins pressés d’en découdre que de trouver la douleur d’une révolution sanglante, comme dans cette confiance dans les temps à venir une le voudraient les partisans d’un grand soir sou- « sécurisation de l’imaginaire », dès lors que la dain et providentiel. brisure temporelle soudaine introduite par la révolution fraye une aurore dans la nuit d’une RÉVOLUTION DE LA RÉFORME lutte des classes pour l’instant gagnée par les L’attrait du mouvement communiste est bien riches. Cette appréhension du communisme sa capacité à déployer un imaginaire de la libé- comme nouvelle « jeunesse du monde » est ce ration qui combine dialectiquement deux tem- qui fait inévitablement sa force face aux construc- poralités appelées à s’imbriquer avant de se suc- tions politiques orientées vers la meilleure ges- céder. D’un côté, il travaille à accélérer une fin tion possible de l’état de fait. qui ne serait plus angoissante dès lors qu’elle ne serait plus la clôture de l’histoire mais l’ou- verture d’un nouveau monde social. De l’autre, tant que cette fin joyeuse n’est cependant pas vraiment là, le temps est celui des compromis « Le communisme promeut la “révolution pour obtenir, comme disait Jean Jaurès, des de la réforme” et s’oppose en cela à la « réformes révolutionnaires » qui sont des « réformes réfléchies [qui] doivent hâter et adou- “réforme de la révolution” prônée par les cir l’évolution » : c’est dans ce cadre qu’avec partis réformistes. » l’appui des autres forces de gauche le mouve- ment communiste freine les contre-réformes et empêche autant la bascule possible dans la contre-révolution que la stabilisation dans la Car nulle société ne peut s’édifier durablement social-démocratie. Le communisme promeut pour tous sans ne serait-ce que la « fiction maî- donc la « révolution de la réforme » et s’oppose tresse » d’un seuil historique à venir, qui lui en cela à la « réforme de la révolution » prônée confirme qu’elle ne vient pas clôturer l’histoire par les partis réformistes. n mais qu’elle la fait advenir. Dès lors, si le com- munisme est sûr de son désir politique, c’est *Pierre Salvadori est doctorant en histoire moins par certitude qu’il est appelé à se subs- moderne à Sorbonne Université.

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Communiste et féministe… aussi longtemps qu’il le faudra

Si on me demandait de définir mon engagement politique en un mot, je répondrais sans hésiter : le terrain. Depuis mon plus lointain souvenir, je me vois en train de parler, de collecter, de tracter.

PAR NATHALIE TESSIER*

’avais 13 ans quand je faisais une collecte toutes et tous, qui se battaient pour défendre financière pour le Chili. C’était en 1974, c’était les élèves quand il le fallait, le corps enseignant Jà la fête de La Marseillaise au parc Chanot et les agents aussi. Avec comme credo : tous les et j’interpellais toutes les personnes en disant enfants peuvent y arriver. Donnons-leur les qu’il fallait soutenir le peuple moyens ! On a défendu les ouver- chilien. Militantes des jeu- tures de classes, les recrutements nesses communistes au col- supplémentaires, les effectifs allé- lège puis au lycée, nous orga- « L’union sans gés, une école démocratique… nisions des réunions avec les Et puis je suis revenue militer tota- lycéennes et les lycéens à l’in- précédent des partis lement au parti. Dans ma section térieur de l’établissement, dis- politiques du 8e arrondissement dont je suis cutions et écrivions des tracts. progressistes et devenue la secrétaire, nous avons À l’UEC, à la fac et puis très axé notre militantisme sur le ter- vite institutrice à 22 ans, j’ai des citoyennes et rain, le collectif et les actions découvert les luttes syndicales citoyens a soulevé concrètes. Nous avons très vite toujours sur le terrain mais un espoir immense programmé avec succès des avec des avancées plus immé- débats publics dans notre quar- diates, des vrais rapports de dans notre ville tier. Le premier était « Précarité force créés avec les collègues, meurtrie par et femmes », il y en a eu d’autres ceux qui te font gagner. Mili- le drame de la rue et il y en a encore. Informer, for- tante et déléguée du person- mer, réfléchir et agir. Nous avons nel élue dans un milieu majo- d’Aubagne et une fait des collectes pour les réfugiés ritairement féminin, j’ai vécu gestion calamiteuse de la Roya, pour le Secours popu- les avancées pour les femmes laire, au plus près des problèmes militantes et compris très vite de vingt-cinq ans.» rencontrés par les femmes et les que les combats féministes hommes. Faire connaître les idées étaient essentiels pour l’éga- et le programme du PCF au ser- lité femme/homme. vice des luttes sociales en France et dans le J’étais toujours membre du parti et je participais monde, pour combattre les méfaits terribles du aux réunions de cellule instits du centre-ville et capitalisme qui détruit l’humanité et la planète. aussi là où j’habitais. J’ai aussi beaucoup appris et beaucoup milité au sein de la FCPE du lycée L’AVENTURE DU PRINTEMPS MARSEILLAIS où allait mon fils. Alors quand nous avons décidé ensemble au J’ai une fois de plus eu la chance de rencontrer niveau du parti de nous lancer dans l’aventure des femmes et des hommes extraordinaires qui collective du Printemps marseillais, j’ai dit oui. défendaient l’idée de l’école républicaine pour Les militants et militantes du PCF ont tout donné,44

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44nuit et jour, sans compter. Leur énergie, leur violences faites aux femmes, rattachée directe- force et même plus ! Sans le Printemps marseil- ment à Michèle Rubirola, la maire de Marseille, lais, nous n’aurions pas eu beaucoup d’élus, je vais tout mettre en œuvre pour que Marseille mais sans les communistes il n’y aurait pas eu soit à la pointe des luttes contre les violences de victoire du Printemps marseillais ! L’union faites aux femmes. Je vais proposer la création d’un observatoire des violences faites aux femmes, demander le développement de places dédiées aux femmes victimes de violences conju- « Faire connaître les idées gales, un lieu d’accueil global, réfléchir aussi et le programme du PCF au service avec les autres adjointes et adjoints pour faire de cette lutte une priorité de la ville de Marseille. des luttes sociales en France et Je vais rencontrer les acteurs et actrices des asso- dans le monde, pour combattre ciations et des services de la ville, de la préfecture, les méfaits terribles du capitalisme les femmes elles-mêmes pour construire ensem- qui détruit l’humanité et la planète. » ble des projets, un plan de formation à destina- tion de la ville, un urbanisme qui prend en compte le critère de genre, la culture de l’égalité de la crèche à l’université… la liste est longue sans précédent des partis politiques progressistes, et une grande partie est dans le programme du des citoyennes et des citoyens, a soulevé un Printemps marseillais construit avec les espoir immense dans notre ville meurtrie par citoyennes et les citoyens. Nous allons faire le drame de la rue d’Aubagne et une gestion ensemble, nous allons aller sur le terrain écouter calamiteuse de vingt-cinq ans. et avancer. Nous sommes maintenant à la tête de la Une ville féministe est une ville où personne ne deuxième ville de France avec une envie de reste à la rue. démocratie, de justice sociale, d’écologie… nous Ensemble, on est invincible. Je suis prête pour ne décevrons pas les Marseillaises et les Mar- cette aventure. Avec vous toutes et tous. n seillais. Conseillère municipale chargée de la délégation *Nathalie Tessier est conseillère municipale des droits des femmes et de la lutte contre les à Marseille.

Toujours communiste en 2020, paroles d’un militant Jean-Louis Cailloux témoigne de son expérience de militant à l’entreprise dans la filière de l’aéronautique, une activité militante motivante mais difficile.

PAR JEAN-LOUIS CAILLOUX*

ai toujours milité sur deux pieds, dans mon industrielle où j’ai travaillé pendant trente-six entreprise en tant que salarié de la SNECMA ans. Cette activité du parti dans l’entreprise est J’et dans ma ville, Suresnes. Depuis les années motivante mais difficile. Il ne va pas de soi pour 2000, j’anime avec d’autres militants le collectif les salariés qu’il y ait des expressions et des des communistes travaillant dans l’aéronautique actions politiques sur le lieu de travail. Toutefois, et le transport aérien. J’ai toujours eu le souci si l’activité militante est régulière, le parti est de faire vivre le Parti communiste dans les entre- intégré dans le paysage et les salariés qui contes- prises et tout particulièrement dans cette filière tent sa présence sont rares.

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L’ENTREPRISE, UN LIEU DE CITOYENNETÉ tacle. Mon vécu confirme le contraire : c’est essen- L’entreprise est un lieu, au moins potentiel, de tiellement dans l’entreprise que se construit ou citoyenneté. On se bat par exemple pour l’égalité se détruit l’emploi, c’est dans l’entreprise que les entre les hommes et les femmes. Pour l’écologie possesseurs du capital font du profit sur le travail avant l’heure, au sein des comités d’hygiène et des salariés, c’est dans l’entreprise que se décident de sécurité. Sur le lieu de travail, on parle de les délocalisations, la désindustrialisation du l’école, de la santé, de la politique internationale. J’ai dit que l’entreprise est un lieu « potentiel » de citoyenneté : il serait trop long d’expliquer ici les raisons des réticences des salariés dans ce domaine mais il faut reconnaître que c’est « L’entreprise détermine en premier lieu l’absence de cellule, ou sa faible activité, qui ne rend pas cette présence naturelle. l’essentiel de l’activité En effet, j’ai constaté un fort recul de la présence économique et c’est là communiste dans l’entreprise depuis Robert que se façonne, ou pas, Hue, lorsque l’activité dans le cadre de la « cel- lule » a été battue en brèche. La situation a été la conscience de classe aggravée par le soutien apporté à la politique des salariés, soit de privatisation des entreprises menée à cette plus de vingt millions période. L’accentuation de la répression patro- de personnes. » nale a porté un coup sévère au rôle du parti dans l’entreprise, en semant le désarroi et un senti- ment d’inutilité de la politique conduisant à un repli sur l’activité syndicale. En tant que salarié de la SNECMA, j’ai vécu dou- pays, la qualité de vie des familles. C’est aussi loureusement, malgré la position claire des com- l’entreprise qui, en changeant de site, impose munistes de notre cellule d’entreprise, les tracts des trajets toujours plus longs aux salariés, créant de Lutte ouvrière dénonçant notre parti et notre de la pollution, des coûts et des fatigues supplé- ministre des Transports qui acceptait notre mise mentaires. Même la question du logement en Bourse. concerne en partie les entreprises avec le 1 % patronal (qui n’a d’ailleurs jamais dépassé 0,45 %). En fait, l’entreprise détermine l’essentiel de l’ac- tivité économique et c’est là que se façonne, ou pas, la conscience de classe des salariés, soit plus « Moins nous sommes présents dans de vingt millions de personnes. Désormais retraité, je n’ai pas oublié la nécessité l’entreprise en tant que communistes, du travail militant en direction des entreprises. moins la nécessité de notre présence s’y Le changement ne se fera pas au rabais, dans le fait sentir et il est patent pour la majorité flou des contenus. Il ne sera pas octroyé par on des citoyens que la démocratie s’arrête ne sait quel sauveur ou cartel de sauveurs. Il doit venir d’en bas, des travailleurs. C’est ce qui doit aux portes des entreprises. » motiver les communistes à proposer des actions audacieuses et innovantes, à la hauteur de ce qu’ils ont su faire dans leur histoire. Bref, que la citoyenneté cesse d’être un vain mot. Moins nous sommes présents dans l’entreprise Toute ma vie, j’ai été fidèle à Brecht dont nous en tant que communistes, moins la nécessité de avions repris une maxime en surtitre du journal notre présence s’y fait sentir et il est patent pour L’Éveil publié par la section de Suresnes. « Celui la majorité des citoyens que la démocratie s’arrête qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat aux portes des entreprises. D’autres forces poli- pas a déjà perdu. » n tiques développent l’idée que la citoyenneté devrait s’exercer en dehors de l’entreprise, sur le *Jean-Louis Cailloux est militant communiste temps libre, la politique étant réduite à un spec- à Suresnes.

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Avec Marx, un communisme de parti

Si l’idée d’un lien étroit entre pratique communiste et forme-parti a joué un rôle majeur au cours du XXe siècle, elle est aujourd’hui mise à mal. Pour autant, il n’est pas certain qu’il faille renoncer à la seconde au profit exclusif de la première. En la matière, la façon dont Marx envisageait le nouage complexe entre les deux concepts a peut-être encore des choses à nous apprendre.

PAR JEAN QUÉTIER*

es réflexions contemporaines sur le com- apprendre et qu’elles pourraient bien venir ébran- munisme congédient très souvent ce qui ler certaines de nos idées reçues concernant le La sans doute constitué le vecteur privilégié communisme de parti. des tentatives visant, depuis le milieu du XIXe siècle, à lui donner une forme concrète : le parti. UNE NOUVELLE FAÇON D’ENVISAGER L’objectif de ce texte n’est pas de discuter dans LECOMMUNISME le détail les arguments mobilisés par des philo- Lorsque l’on s’interroge sur le contenu de la sophes aussi différents que Lucien Sève ou encore conception que Marx se faisait du communisme, Alain Badiou, pour ne citer que deux auteurs il est possible d’appréhender le problème par emblématiques, dont les réflexions sur la question différents angles, qui ne sont nullement exclusifs communiste constituent des contributions les uns des autres. On peut par exemple prendre majeures au débat actuel sur le sujet. Leurs objec- appui sur un certain nombre de déclarations tions mériteraient d’être examinées pour elles- dispersées dans l’ensemble de son œuvre, qui mêmes dans un article à part, dont le format permettent de se faire une idée de la façon dont dépasserait largement celui des quelques para- une société libérée de la domination du capital graphes qui suivent. Nous souhaiterions bien pourrait être organisée. Cette matière est souvent plutôt revenir ici sur la singulière alliance que riche et peut nous éclairer sur des questions Marx s’est, avec d’autres, efforcé de tisser il y a aussi décisives que celles du travail ou de l’in- un siècle et demi entre ces deux concepts. Si les dividu. Pour autant, elle demeure d’une certaine intuitions qu’il a été amené à développer entre façon intrinsèquement limitée par le caractère le milieu des années 1840 et le début des années radicalement anti-utopiste de la pensée de Marx. 1880, à la faveur de sa propre intervention mili- On y trouvera certes de grandes orientations tante, ne sont bien évidemment pas exportables mais nulle description détaillée de la société de telles quelles dans le contexte des années 2020, l’avenir, et ce pour des raisons qui tiennent à la l’hypothèse que nous voudrions défendre est nature même de ce qu’est selon lui le commu- qu’elles ont encore bien des choses à nous nisme. Ce dernier, en effet, ne saurait être conçu comme un idéal régulateur, mais bien plutôt, selon la formule consacrée contenue dans le premier chapitre de L’Idéologie allemande, « La réflexion sur le parti de classe comme le « mouvement effectif qui abolit l’état actuel ». Cette thèse fondamentale ne renvoie n’est jamais séparée chez lui d’une mise pas seulement aux potentialités objectives en garde contre les logiques sectaires qui offertes par les contradictions internes du mode menacent toujours de surgir en son sein. » de production capitaliste, elle a également trait à la mobilisation même de cette classe des tra- vailleurs qui constitue l’acteur d’un processus

34 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 COMMUNISME de transformation sociale, qui s’engage dès plupart des critiques contemporaines adressées aujourd’hui par l’intermédiaire d’une pratique au parti le sont au nom des logiques de déposses- collective. sion qu’il conduirait plus ou moins nécessairement à promouvoir, reprenant ainsi une argumentation LE PARTI, LIEU DE PRODUCTION THÉORIQUE On comprend dès lors que la théorie du commu- nisme, telle que Marx pouvait la concevoir, ait revêtu une dimension nettement stratégique, « Le concept de parti apparaît ainsi conduisant à faire de la question de l’organisation comme une tentative de réponse, politique du prolétariat d’aujourd’hui un enjeu au déjà esquissée par nombre de militants moins aussi central que celui de la structuration de la future société sans classes. Le concept de parti à l’époque de Marx, au problème apparaît ainsi comme une tentative de réponse, de la mise en œuvre de l’émancipation déjà esquissée par nombre de militants à l’époque de la classe ouvrière par elle-même. » de Marx, au problème de la mise en œuvre de l’émancipation de la classe ouvrière par elle-même. Contrairement à certains de ses devanciers en développée il y a plus d’un siècle par Robert Michels quête de « recettes » prêtes à l’emploi pour les « gar- à propos de la « loi d’airain de l’oligarchie » –, il est gotes de l’avenir », pour reprendre une expression tout à fait notable que la valorisation du parti sous rendue célèbre par la postface à la deuxième édition la plume de Marx ait d’abord eu pour fonction de allemande du livre I du Capital, Marx considérait rendre possible une pratique communiste portée que la théorie communiste elle-même était appelée en conscience par le plus grand nombre. à s’inventer à l’intérieur des organisations que le prolétariat se serait données. Poussée jusqu’à ses À REBOURS DES LOGIQUES SECTAIRES ultimes conséquences, cette conception ne peut De façon tout à fait significative, la réflexion sur manquer de bouleverser le schéma classique de le parti de classe n’est jamais séparée chez lui la « fusion du socialisme et du mouvement ouvrier » d’une mise en garde contre les logiques sectaires développé par Karl Kautsky à la fin du XIXe siècle, qui menacent toujours de surgir en son sein et et dont l’influence au sein du marxisme s’avérera de remettre en cause le caractère démocratique par la suite déterminante. L’idée selon laquelle la de l’organisation. Si la secte est pensée comme théorie communiste devrait être produite par des la variante pathologique du parti de classe, c’est intellectuels bourgeois et introduite de l’extérieur parce qu’elle reconduit, sous toutes ses formes, auprès des ouvriers s’avère difficilement compatible des logiques de tutelle radicalement incompatibles avec un des aspects centraux de la conception de avec une pratique communiste. Le combat mené Marx, qui fait du parti lui-même un lieu de pro- par Marx contre les chefs de secte en tout genre, duction théorique collective et non un simple lieu qu’ils soient partisans d’un socialisme d’État de diffusion. comme Ferdinand Lassalle ou au contraire anar- chistes comme Mikhaïl Bakounine, se faisait ainsi UNE INVENTION DÉMOCRATIQUE au nom d’une conception du parti rejetant aussi C’est avec cet objectif en tête que Marx a été amené bien le culte de la personnalité que l’idée selon à réfléchir sur les formes d’organisation les plus laquelle un système théorique clos – un « schib- susceptibles de favoriser l’élaboration autonome boleth particulier », dira-t-il dans sa lettre à Johann d’un discours revendicatif communiste par les Baptist von Schweitzer du 13 octobre 1868 – éla- ouvriers eux-mêmes. Le parti, structure fondée boré en amont par un théoricien prétendument sur le principe de la souveraineté des adhérents génial devrait guider en toute circonstance le et convoquant à intervalles réguliers des congrès mouvement ouvrier. Si les temps ont changé, il destinés à déterminer les grandes orientations est permis de considérer que cette manière d’en- politiques de l’organisation, avait ainsi vocation visager le nouage entre communisme et parti n’a à résoudre les impasses sur lesquelles ne pouvaient pas entièrement perdu de son actualité et gagne- manquer de déboucher les anciennes modalités rait au contraire à être redécouverte. n d’action révolutionnaire incarnées par les sociétés secrètes. Même s’il s’agit là d’un élément qui peut *Jean Quétier est philosophe. Il est agrégé aujourd’hui surprendre – dans la mesure où la et docteur de l’université de Strasbourg.

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Fondamentaux ?

« Je dis toujours la même chose parce que c’est toujours la même chose » (Jules Guesde).

PAR JEAN-MICHEL GALANO*

aspiration à un « retour aux fondamen- coup plus imprégnés que le nôtre de valeurs taux » est souvent formulée par des com- religieuses, le marxisme est spontanément com- L’ munistes, parfois au-delà même des rangs pris, autant par ses adversaires que par ceux qui du PCF. Elle exprime à la fois une insatisfaction s’en réclament, comme une autre religion, avec réelle non exempte de nostalgie et une aspiration ses dogmes et sa liturgie ? Le « Ni Marx ni Jésus » à la rigueur. Pour y répondre, il faut démêler ce affiché par de nombreux étudiants états-uniens qu’elle contient de légitime et la forme en grande dans les années 1960-1970 et que certains ont partie mystifiée dans laquelle elle s’exprime. tenté d’acclimater en France exprime cette mys- Malaise identitaire ? Pas seulement. tification. Mystification : un bâtiment possède des fonda- UNE NOTION AMBIGUË tions sur lesquelles il repose : modèle statique. Il est arrivé que certains se réclament carrément Une technique possède des fondamentaux, et d’un « fondamentalisme communiste » (Pierre ne peut se modifier qu’à la marge. Des fonda- Juquin en 1984). Expression forte, pour ne pas mentaux, c’est une infrastructure inaltérable. dire forcée, qui dit l’essentiel. Et qui, comme on Evgueni Preobrajenski écrit en 1918 un ABC du l'a vu, ne prémunit contre aucune dérive dans communisme ; Staline intègre à son Histoire du la réalité. Tout fondamentalisme, et comment PC(b) de l’URSS un chapitre simpliste mais ne pas penser au fondamentalisme religieux, maniable sur « les bases du léninisme ». Dans veut dire : il y a une doctrine achevée, inscrite tous les cas, il s’agit de l’enseignement d’un dans un livre canonique, dans lequel l’esprit ne dogme, sans appel à l’appropriation critique. peut être détaché de la lettre. L’histoire est ainsi Le religieux n’a fait que changer d’objet. Il n’a ramenée au temporel, à l’écume des choses, pas changé de nature. voire à la mode : pas question de se compro- Comment s’étonner dès lors que la chute de mettre avec l’inessentiel ! S’agit-il là d’un extrême l’URSS, la crise du marxisme et les mutations caricatural ? Mais la caricature est bien réelle ! sans précédent de la simple vie à la fin du XXe siè- Comment ne pas voir que, dans des pays beau- cle aient entraîné la tentation chez certains de tout envoyer promener au nom de « l’ouverture », tandis que d’autres se refermaient sur l’idéali- « sation nostalgique d’un passé révolu ? Ouverture, Ce qui manque souvent fermeture : la voilà, la contradiction à dépasser ; à la gauche et au mouvement social, le voilà, le piège. c’est de replacer la partie dans le tout, Et il faut rendre hommage à tous ces militants et acteurs de terrain qui, dans la pratique et dans et de saisir comment la misère réelle la vie, ne cessent, au quotidien et non sans peine, n’est que le corollaire d’une forme de dépasser cette opposition calamiteuse du de développement de nos sociétés, avec sectarisme ruineux et de la pseudo-ouverture sa division en classes antagoniques. » démagogique et opportuniste. « Le communiste qui va au charbon, il lui faut des certitudes, il faut qu’il ait quelque chose à dire à ses camarades

36 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 COMMUNISME de travail, à leur répondre, et ça ne le dispense classes antagoniques. Et c’est là que l’apport pas de les écouter, bien au contraire », disait communiste peut se révéler décisif. Montrer la volontiers Henri Alleg à propos du contenu de réalité incontournable mais impalpable des rap- L’Humanité. Ouverture, oui, fermeté, oui : mais ports sociaux derrière les figures bien tangibles fermeté sur quoi ? du patron, du contremaître ou de la marchandise, montrer une nécessité réelle à l’œuvre sous une « LES POISSONS ROUGES NE SONT PAS SOLUBLES DANS L’EAU » Les communistes ne sont pas, contrairement à ce que disait Staline, « une race à part ». Ni dans « Chaque injustice, chaque la société, ni dans la gauche à laquelle ils appar- discrimination, si durement qu’elle soit tiennent de plein droit. « Nous sommes dans la citoyenneté comme des poissons dans l’eau, vécue dans le singulier d’une histoire mais les poissons rouges ne sont pas solubles personnelle, est un parmi les millions dans l’eau », me disait avec humour un militant. de points d’impact d’une situation Les communistes partagent avec d’autres, tant globale : à la fois persistance de l’ancien d’autres, et au-delà même parfois de ce qu’il est convenu d’appeler la gauche, un grand nombre monde, régression toujours possible de valeurs : féminisme, antiracisme, accueil de des rapports humains à la barbarie l’autre, souci de l’environnement, rejet des dis- originelle, et effets inédits de la crise criminations, attention portée aux plus fragiles, refus de la marchandisation du corps humain… du capitalisme. » la liste serait indéfinie. Cet ensemble de valeurs partagées ne contient cependant pas ce que les logiciens appelleraient contingence apparente, c’est la tâche. Et elle la « différence spécifique » des communistes. n’est pas évidente. À qui rêve de justice sociale, Des féministes, des antiracistes, des militants répondre « services publics » a quelque chose syndicaux efficaces et résolus, il y en a, et c’est de prosaïque, voire de mesquin. Et pourtant… heureux, bien au-delà de nos rangs et souvent, historiquement, avec un temps d’avance sur LE RÉEL ET LA LETTRE nous. Pourtant, c’est souvent elles et eux qui Ce que les communistes ont retenu de Marx et soulignent que les communistes ont « quelque avant lui de Hegel, c’est que l’universel n’existe chose » à leur apporter. Quoi ? que dans le singulier. Chaque injustice, chaque Là encore, il n’est pas besoin de chercher très discrimination, si durement qu’elle soit vécue loin : l’apport communiste à la gauche et au dans le singulier d’une histoire personnelle, est mouvement social, c’est en premier lieu l’arti- un parmi les millions de points d’impact d’une culation qu’ils s’efforcent de réaliser entre les situation globale : à la fois persistance de l’ancien valeurs, largement partagées, et leur réalisation monde, régression toujours possible des rapports dans la vie. Une partie de celles et ceux qui adhè- humains à la barbarie originelle, et effets inédits rent aux valeurs de liberté et de justice sociale de la crise du capitalisme. « La crise », ce n’est s’en tiennent au wishful thinking, à l’espérance, pas un discours, c’est une réalité. Et s’il est vrai à ce que Hegel appelait sarcastiquement « la que le mot peut être employé mécaniquement, belle âme ». Mais chez ceux-là mêmes qui cher- la chose ou plutôt le rapport qu’il désigne n’en chent à descendre du ciel des valeurs au concret est pas moins réel, connaissable et par là même de la réalité humaine, que de fausses routes ! susceptible d’être transformé. Que de mots creux ! Que de gestes platement Prenons un exemple, qui est peut-être l’exemple symboliques ! majeur : le mouvement du capital. Marx explique Pourquoi ces insuffisances et ces échecs ? Parce dans le chapitre sur les échanges que si l’on que ce qui manque souvent à la gauche et au appelle M la marchandise et A l’argent, on peut mouvement social, c’est de replacer la partie représenter l’histoire des échanges, dans sa dans le tout, et de saisir comment la misère réelle logique réelle, de la façon suivante : après une n’est que le corollaire d’une forme de dévelop- longue période de troc (M-M), l’introduction pement de nos sociétés, avec sa division en progressive de l’argent (M-A-M) caractéristique44

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44des sociétés non capitalistes et des économies qu’on peut appeler « circulaires ». Le capitalisme commence quand le rapport s’inverse, que l’ar- gent avancé est mis en premier et permet d’ache- ter, non seulement des marchandises, mais une marchandise bien spécifique, à savoir la force de travail de ceux qui, expropriés (l’accumulation dite primitive), n’ont pas autre chose à vendre, ce qui permet le processus A-M-A’ (A’>A). Pro- cessus qui entraîne à la fois production de richesses, réduction du travailleur à la condition de salarié, formation chez le travailleur de com- pétences et de savoirs nouveaux en même temps qu’il se déforme et s’use, lutte des classes lui permettant d’améliorer quelque peu sa condi- tion, accumulation du capital génératrice à terme de crise. De fait, la logique même du capital aboutit à faire l’économie du passage par la pro- duction des richesses, avec le mouvement A-A’, où l’argent va directement à l’argent, au détri- ment du plus grand nombre… Ce résumé est évidemment incomplet et très schématique. Pourtant, il contient les aspects fondamentaux, non pas du marxisme, mais de notre monde économique et social, et de sa hommes, les jeunes aux vieux, les fonctionnaires crise. Il décrit l’essence de l’exploitation capi- aux autres salariés, justifier la consommation taliste. Marx n’avait pas connu, à son époque, somptuaire de quelques privilégiés en parlant le mouvement A-A’. Il l’avait prédit. Non qu’il de « ruissellement »… on ne fera que noyer le ait eu on ne sait quel don de voyance, mais parce poisson et se détourner de l’essentiel. Bien avant qu’il a su mettre en place une matrice d’expli- la création du Parti communiste français, Jules cation. Pas un dogme à révérer, mais un instru- Guesde a eu ce mot fameux : « On me reproche ment à faire fonctionner. de dire toujours la même chose : mais c’est parce On pourra chercher à diluer cette « loi d’airain » que c’est toujours la même chose. » Sous ses tra- de toutes les façons, imputer à autre chose qu’à vestissements d’opportunité, la même structure la lutte des classes l’amélioration, toute relative, dure et perdure. de la condition salariée, chercher à diviser les tra- Car c’est de l’essentiel, plutôt que du fondamen- vailleurs entre eux, nationalement et internatio- tal, qu’il convient de parler : le capitalisme pro- nalement, prolétariser les consommateurs par duit, entre autres choses, la nécessité de son le biais de plus en plus sophistiqué du crédit, propre dépassement. Le communisme n’est pas chercher à balkaniser la société de toutes les quelque chose que l’on applique, mais tout au façons possibles, opposer les femmes aux contraire quelque chose qui est impliqué dans un grand nombre de pratiques et de revendica- tions, y compris en l’absence de toute référence explicite et même consciente. Et l’apport des « L’apport communiste à la gauche communistes au mouvement populaire, ce qui et au mouvement social, c’est en premier fait leur identité propre, c’est l’articulation qu’ils se sont donné les moyens de faire entre les espé- lieu l’articulation que les communistes rances, voire les revendications, justifiées mais s’efforcent de réaliser entre les valeurs, dispersées, et la nécessité d’une révolution sociale largement partagées, et leur réalisation et politique, dans des formes encore difficilement n dans la vie. » prévisibles. *Jean-Michel Galano est agrégé de philosophie.

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Que faire du (des) marxisme(s) ?

Le marxisme ou l’héritage assumé d’une identité communiste vivante.

PAR AURÉLIEN ARAMINI*

e marxisme semble être un héritage si dif- à Marx se révèlent en réalité introuvables dans ficile à assumer que certains communistes les textes précis du philosophe allemand. Ensuite, Lpréfèrent aujourd’hui revenir à Marx dont il n’y a pas un mais des marxismes. Or aucun ne la pensée, tel un diamant, serait prise dans la peut prétendre détenir le monopole de la vérité gangue d’une tradition qui empêche d’en voir de Marx. La question n’est donc pas de savoir l’éclat. Je crois au contraire qu’il est de la plus que faire du marxisme au singulier mais de savoir haute importance d’assumer l’héritage du comment appréhender l’histoire irréductible- marxisme dont il faut mesurer la richesse tant ment plurielle des marxismes. sur le plan théorique que pratique pour nourrir Le constat d’un écart entre ce qu’a dit Marx et le projet communiste aujourd’hui. ce que d’autres lui ont fait dire conduit à la seconde conception, qui vise à séparer radica- QUELLE RELATION ENTRE MARX lement Marx du marxisme. Le philosophe Michel ET LE MARXISME ? Henry définissait le marxisme comme l’ensemble DEUX CONCEPTIONS À RÉCUSER des contresens faits sur Marx. Cette conception Le marxisme renvoie à un ensemble de théories justifiant un retour à Marx conduit à un repli s’inscrivant dans la filiation de la pensée de idéaliste, voire fondamentaliste, sur le Livre Marx. Concernant la relation entre la pensée de (d’ailleurs, est-ce Le Capital, L’Idéologie alle- Marx et le marxisme, deux conceptions prédo- mande ou encore le Manifeste ?) et un tel repli minent : la première identifie Marx et le entraîne la méconnaissance totale de l’histoire marxisme, la seconde les sépare radicalement. des luttes, où se lit la dialectique complexe entre L’identification de Marx et du théorie révolutionnaire et mouve- marxisme consiste à considérer ment révolutionnaire au XXe siècle. l’œuvre de Marx comme le pre- Il serait légitime, dans un autre mier moment de ce courant de cadre, de proposer une interpréta- pensée qui a ensuite été déve- « La question n’est pas tion matérialiste de ces deux loppé, structuré au fur et à conceptions. La première s’est ins- mesure de l’histoire intellectuelle de savoir que faire crite dans la perspective, pour les et politique par les penseurs du marxisme au singulier partis communistes en phase ascen- « marxistes » Engels, Kautsky, mais de savoir comment dante, de constituer une « doctrine » Lénine, Gramsci, Mao, etc. Le facilement assimilable et mobilisa- marxisme serait, au choix, la réa- appréhender l’histoire ble par les masses, tout en justifiant lisation, l’application, voire la irréductiblement plurielle du même coup certaines orienta- « vérité » de la pensée de Marx. des marxismes. » tions stratégiques. La deuxième Cette identification pure et simple conception, résultant de l’échec des est doublement critiquable. Elle États communistes, peut être repose d’abord sur un grand conçue comme un effet des dégâts nombre de confusions. La lecture et des dévastations spirituelles liées attentive des textes de Marx révèle la distance à la chute de l’URSS (voir Domenico Losurdo, parfois immense entre le Marx des marxistes et Fuir l’histoire, Delga, 2007). Le point commun Marx lui-même ; plusieurs théories attribuées de ces deux conceptions opposées est qu’elles44

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44fuient la complexité de l’histoire : la première dialogue qu’eux-mêmes ont engagé avec Marx est aveugle à la multiplicité des marxismes et pour penser concrètement leur situation la seconde nie purement et simplement cette concrète. Non qu’il s’agisse de faire du marxisme histoire. un musée – il ne serait d’ailleurs pas facile de faire de plusieurs de ces auteurs des icônes inof- RÉÉVALUER LES MARXISMES fensives ! Tous ces auteurs doivent au contraire Pour réévaluer le marxisme ou plutôt les constituer une tradition vivante. Leurs concepts, marxismes, ne faut-il pas cesser qui ne sont certes pas chez Marx de considérer cette tradition ou ne s’y trouvent que de manière comme la vérité univoque de Marx embryonnaire, fournissent un qui en épuiserait le sens ou, au « En attendant cette appareillage conceptuel robuste contraire, comme un contresens afin d’interpréter le monde d’au- complet qui n’aurait rien à voir “histoire mondiale jourd’hui et de le transformer. Pen- avec Marx ? Dans la pluralité de des marxismes”, sons aux concepts de « nationalité » ces expressions, le marxisme est inséparablement critique, chez Otto Bauer, d’« impérialisme » d’abord un dialogue entre Marx chez Lénine, d’« hégémonie » chez et des penseurs engagés dans un matérialiste et dialectique, Gramsci… Le marxisme doit donc mouvement de transformation le communiste être envisagé comme « un capital sociale dans un temps et dans un de matériaux, d’analyses, de pers- lieu précis. Il est essentiel de d’aujourd’hui, soucieux pectives qui doivent être testées remarquer que le marxisme est de penser le réel avec attention aujourd’hui où la toujours particularisé spatiale- contemporain, ne doit-il pas nouvelle figure de l’économie- ment et temporellement, parce monde intégralement capitaliste qu’il est l’expression d’hommes méditer autant est le référent obligé de la pensée » et de femmes qui pensèrent avec les instruments fournis (André Tosel, Le Marxisme du Marx – ou pour être plus précis par la pensée de Marx XXe siècle, Syllepse, 2009). avec les conceptions qu’ils/elles attribuaient au philosophe alle- que les “mille POUR UNE HISTOIRE MONDIALE mand – pour transformer radica- marxismes” qu’elle DES MARXISMES lement leur société avec ses a engendrés ? » Un immense chantier à ouvrir dynamiques propres : l’austro- serait celui d’une histoire mondiale marxisme d’Otto Bauer dans l’Em- des marxismes. Cette histoire pire austro-hongrois, le léninisme devrait être critique, matérialiste dans la Russie tsariste… Mais le marxisme est et dialectique. Elle doit d’abord être critique car, aussi un dialogue entre Marx et un penseur sin- pour le communisme du XXIe siècle, la réap- gulier, certes situé socialement et culturellement, propriation de la tradition marxiste doit éviter mais qui possède une sensibilité et une trajectoire l’écueil de l’hagiographie. S’il faut en montrer individuelle à l’image de Gramsci ou de Che la richesse théorique et pratique, il ne faut pas Guevara. Tous les auteurs marxistes expriment nier que, sous la plume des marxistes, il y a eu le difficile travail de l’histoire du communisme, des contresens, et que certaines confusions ont de ses échecs mais aussi de ses réussites. Rendre eu des conséquences tragiques. On ne doit pas justice à tous ces auteurs, c’est prendre part au sous-estimer non plus les effets sclérosants de la « mise en doctrine » du marxisme-léninisme, faisant d’une théorie attentive au mouvement réel un prêt-à-penser révolutionnaire s’appli- quant en tout temps et en tout lieu. C’est d’ail- « leurs contre la réduction mécaniste de sa pen- La lecture attentive des textes sée dans le proto-marxisme français du dernier de Marx révèle la distance parfois tiers du XIXe siècle que Marx eut cette formule immense entre le Marx des marxistes célèbre : « Tout ce que je sais, c’est que je ne suis et Marx lui-même. » pas marxiste. » Toutefois, une interprétation sérieuse des marxismes, aussi critique soit-elle, suppose d’être matérialiste : l’inaptitude théo-

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rique de certains dirigeants ou la trahison sont rique et la diversité des bases historico-sociales des explications pauvres. Les réappropriations de sa reproduction élargie ; entre son essence de la pensée de Marx – y compris celles qui ont critique et ses rapports de pouvoir avec l’État et pu en faire une « doctrine » – devraient être ins- le parti ; entre son universalité virtuelle et son crites dans un contexte économique, social et identification réelle avec un camp opposé à d’au- politique ainsi que dans son univers « culturel » tres » (Une introduction à la philosophie marxiste, d’arrière-plan, c’est-à-dire qu’il faudrait examiner Éditions sociales, 1980). la langue et la tradition philosophique, artistique En attendant cette « histoire mondiale des ou religieuse dans lesquelles tel marxisme s’est marxismes » inséparablement critique, matérialiste développé. La réappropriation matérialiste du et dialectique, le communiste d’aujourd’hui, sou- marxisme préviendrait ainsi la captation de cer- cieux de penser le réel contemporain, ne doit-il tains auteurs de cette tradition : ainsi en est-il de pas méditer autant les instruments fournis par Gramsci dont la lecture « populiste » méconnaît la pensée de Marx que les « mille marxismes » la dimension fondamentalement « marxiste » au qu’elle a engendrés ? Bref, il faut « assumer son sein d’une Italie où l’industrie du Nord s’est déve- passé », comme l’écrit Lucien Sève : « En théorie loppée en exploitant le Sud agricole. Enfin, cette comme ailleurs, il n’est pas d’identité vivante histoire doit être dialectique, c’est-à-dire qu’elle dans l’amnésie de l’héritage. » n doit développer les contradictions qui ont animé la philosophie marxiste, contradictions dont *Aurélien Aramini est philosophe. Il est agrégé Lucien Sève avait identifié la quadruple dimen- et docteur en philosophie de l’université sion : « Entre l’invariabilité de son noyau fondateur de Franche-Comté. et son historicité radicale ; entre son identité théo-

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Misère de « l’étapisme »

Il est urgent d’imaginer, d’explorer en pensée et en action un monde de l’après- capitalisme. Il faut renoncer à la recherche obstinée des « étapes » successives, qui fait que ce n’est jamais l’heure de parler du communisme et de se battre en son nom.

PAR BERNARD VASSEUR*

on livre s’intitule Le communisme a de au Parti communiste où l’on reste étonnam- l’avenir… si on le libère du passé (Éditions ment discret sur le sujet (On s’en tient parfois Mde l’Humanité, 2020). J’en déplie les timidement à se réclamer tout au plus du thèses essentielles selon ces deux points. « commun ». Bizarre et étrange paradoxe). • Il n’y a pas que chez les libraires qu’on parle LE COMMUNISME A DE L’AVENIR de Marx, son ombre flotte dans nombre de Ce titre s’oppose évidemment à l’affirmation luttes sociales récentes. Celle des soignants (la partout rabâchée depuis trente ans, à savoir que santé n’est pas une marchandise, l’hôpital ne « le communisme est mort » et que c’est la leçon peut pas se gouverner comme une entreprise la plus assurée du XXe siècle (effondrement de capitaliste). Celle des gilets jaunes (comment l’URSS et du « socialisme existant », réorientation vivre quand votre travail ne suffit pas à vous de la Chine). Il vise à dire nourrir ? Comment se réapproprier la politique que la pensée de Marx a de et combattre la violence d’État ?) Celle du mou- l’avenir en ce qu’elle peut vement des retraites (contre l’inversion de « Ce qui est vraiment nous aider à penser notre l’histoire récente qui prétend faire travailler obsolète, présent. plus longtemps parce qu’on vit plus longtemps. • Il y a trente ans, le nom de Contre « la dé-civilisation capitaliste » Lucien c’est la survie Marx était associé à l’effon- Sève). d’un système drement des pays socialistes • La pandémie qui frappe le monde entier, le et on tenait pour assuré qu’il met à l’arrêt et sème partout l’angoisse, la mala- parvenu à un point tel n’avait plus rien à nous dire. die et la mort, met à l’ordre du jour la question qu’il met gravement Or tout change aujour - de « l’après-capitalisme ». Cette violence de en cause d’hui dans la vitrine des l’épidémie révèle les inégalités béantes qui libraires. Marx est partout blessent les sociétés humaines jusqu’à mettre la dimension civilisée présent : avec ses œuvres en péril la vie sous toutes ses formes sur la pla- des rapports humains (des inédits et de nouvelles nète. Et si le virus n’a pas de passeport et ne et le caractère viable traductions), avec des livres fait pas de politique, sa rencontre avec les qui affirment la vigueur du humains n’a rien de naturel, mais doit tout à de la planète. » communisme et rencon- la globalisation du capitalisme le plus high- trent le succès (Alain Badiou, tech. Il devient évident qu’on ne peut pas traiter Jacques Rancière, Frédéric un mal aussi profond avec des tisanes et de Lordon, Bernard Friot, Lucien Sève, Isabelle l’eau tiède dans le prolongement du « monde Garo...). Des dialogues se nouent avec ses textes d’avant ». Tout montre que ce qui est vraiment (Thomas Piketty : Le Capital au XXIe siècle dépassé aujourd’hui, c’est qu’une infime mino- [Seuil, 2013], Capital et idéologie [Seuil, 2019] ; rité d’humains persiste à détenir, et à gérer Emmanuel Todd : Les Luttes de classes en France comme son unique bien privé des réalités, des au XXIe siècle [Seuil, 2020], etc.). On parle du forces et des capacités de plus en plus gigan- communisme pour penser le présent… sauf tesquement sociales. Ce qui est vraiment obso-

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lète, c’est la survie d’un système parvenu à un point tel qu’il met gravement en cause la dimension civilisée des rapports humains et « La pensée de Marx a de l’avenir le caractère viable de la planète (car, contrai- ence qu’elle peut nous aider à penser rement à la légende qu’on nous vend, il ne notre présent. » peut pas y avoir de « capitalisme vert »). Il est urgent d’imaginer, d’explorer en pensée et en action un monde de l’après-capitalisme. Ma conviction est que l’œuvre de Marx peut nous dans l’horizon (et en réalité jamais atteinte au aider à avancer, à rassembler et à construire point de n’être plus qu’un idéal et une lueur un chemin dans cette voie. tremblotante faite de « valeurs »). Il faut renoncer à « l’étapisme », à la recherche obstinée des ... SI ON LE LIBÈRE DU PASSÉ « étapes » successives (fixées par décret de la Il convient donc de lire Marx tel qu’on peut le direction du « parti ») qui fait que ce n’est jamais faire aujourd’hui, c’est-à-dire en détricotant sa l’heure de parler du communisme et de se battre pensée des pesantes traditions qui l’ont recou- en son nom (que son combat est toujours reporté verte dès la fin du XIXe et au long du XXe siècle. à plus tard, ce qui fait qu’on ne devrait en parler On découvrira alors que Marx n’est pas qu’un que « quand ce sera son heure »… qui ne vient penseur de l’anticapitalisme, il est inséparable- jamais). Il faut penser – avec Marx – que le com- ment le porteur de la visée grandiose d’une munisme n’est pas une utopie (une société située émancipation libératrice et égalitaire, de l’idée après l’étape du socialisme), ni un idéal (en poli- d’une reprise en main par l’humanité de sa pro- tique on sait ce que valent les idéaux !) mais un pre histoire, en sorte que la « lutte des classes » combat engagé au présent, une bataille au sein est chez lui aimantée par le combat pour « une du capitalisme et travaillant à le subvertir en société sans classes », soit la perspective d’une jouant de ses contradictions. Un combat né au civilisation inédite sans dominants ni dominés. XIXe siècle, auquel Marx a contribué pleinement Rien à voir avec ce que le XXe siècle nous a fait et qu’il est temps de relancer puisque la situation rencontrer sous le nom de « socialisme existant » l’exige avec force. Dès lors, il faut aussi établir ou de « social-démocratie », mais l’idée d’une par quelles ruses de l’histoire le communisme « société supérieure dont le principe fondamental marxien a pu devenir le socialisme chez ses héri- tiers en titre (la social-démocratie allemande, puis le marxisme soviétisé) et en quoi commu- nisme et socialisme ne sont pas termes syno- « nymes comme on le croit souvent. C’est ce que Il faut penser – avec Marx – que je m’emploie à faire dans ce livre. n le communisme n’est pas une utopie, *Bernard Vasseur est agrégé de philosophie. ni un idéal, mais un combat engagé au présent, une bataille au sein du capitalisme et travaillant à le subvertir en jouant de ses contradictions. »

est le plein et libre développement de chaque individu » (Le Capital, Livre I). Autrement dit, une révolution et une société des humains qui n’ont jamais été essayées ni réalisées. Et si l’heure en était venue ? Mais alors il faut rompre avec quelques « certitudes » (anciennes) imposées par l’histoire. Il faut penser qu’aux yeux de Marx le communisme n’est pas le portrait idéal d’une société lointaine de l’avenir, toujours reculée 44

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Être communiste, c’est réinventer le socialisme

Comment nommer l’alternative ? Ces deux mots de socialisme et de communisme sor- tent tout aussi meurtris l’un que l’autre de l’histoire mais restent indispensables. Loin de tout modèle, il s’agit désormais de remettre sur le métier la construction collective d’une rupture radicale avec le capitalisme, qui parvienne à élaborer dans le même temps ses moyens et ses finalités.

PAR ISABELLE GARO*

ne telle relance stratégique implique de démocratique de la production et de la vie sociale. relier un projet de sortie du capitalisme, Contre le savoir, que tente de capturer et de for- Uquel que soit son nom de baptême, à ses mater le capitalisme, il soulignait la tendance à conditions sociales réelles, c’est-à-dire de l’en- la polyvalence de l’ouvrier moderne et surtout raciner dans les luttes telles qu’elles existent, l’aspiration à la réappropriation de soi, qui passe dans les organisations existantes et naissantes, par la reconquête de son temps de vie. Ces aspi- hors d’elles aussi, bref partout où se dessine un rations sont plus que jamais les nôtres, elles ont futur possible. un rôle moteur dans la rupture résolue avec les choix imposés par les classes dominantes, qui LA PERTINENCE DURABLE sera longue, difficile et hautement conflictuelle. DES VUES DE MARX Sur ce plan, la pertinence durable des vues de Marx frappe. Mentionnant rarement le commu- nisme, l’opposant parfois mais pas toujours au « C’est la reprise et la réélaboration socialisme, il s’agissait moins pour lui d’en des- inventive d’une perspective siner par avance les contours exacts, ni même de repérer les germes de la nouvelle société dans anticapitaliste commune qui permettra l’ancienne, mais d’analyser les contradictions de les arracher au récit des vainqueurs les plus vives du présent. Les contradictions du autant qu’à la fatalité de la défaite qu’ils capitalisme sont toutes des formes de la lutte de classe et, à ce titre, les hauts lieux de l’inter- en sont venus à désigner.» vention politique, révolutionnaire : il s’agit d’unir les exploités et les dominés, hommes et femmes, pour la réappropriation de leurs propres forces COMMUNISME, SOCIALISME ? sociales contre leur privatisation capitaliste. Alors, faut-il encore nommer « communisme » Cela vaut en particulier pour ces médiations un tel projet, inséparable des luttes de classe dévoyées en outils d’oppression que sont l’État, existantes et de leur structuration commune, le travail et le savoir. fédératrice, seule source d’une alternative au Ainsi, contre la formation d’un État séparé au capitalisme qui ne se conformera à aucun pro- service des classes dominantes, Marx insistait gramme prédéfini ? Certes, le terme de « com- sur les ressources qu’offre la forme communale munisme » désigne par excellence une perspec- traditionnelle ou moderne (la Commune de tive résolument non capitaliste, mais il a le défaut Paris) en vue de construire une planification de le résumer à ses finalités ultimes, dont la

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tend à devenir une thématique philosophique à la mode, alors on peut considérer que le terme « de « socialisme » met utilement l’accent sur la Tout ce vocabulaire fait dimension nécessairement stratégique de la partie intégrante de l’alternative construction d’une société égalitaire et démo- à reconstruire. » cratique, féministe, antiraciste, écologique, inter- nationaliste. Bref, si tout ce vocabulaire fait partie intégrante de l’alternative à reconstruire, il faut se garder de s’enliser dans les querelles de mots. Au lieu signification se trouve aujourd’hui déchirée de fétichiser ces termes, de les réduire à des entre aspirations mal définies, élans néo-uto- labels d’organisations en crise, de les durcir en piques, dénonciation de ses usages passés. Quant doctrines éternelles, leur polysémie foncière est au terme de « socialisme », il est mort deux fois : un atout : c’est la reprise et la réélaboration il a fini par s’enliser dans la transition ratée des inventive d’une perspective anticapitaliste com- pays qui s’en sont réclamés, tandis que les for- mune qui permettra de les arracher au récit des mations sociales-démocrates ralliées au libéra- vainqueurs autant qu’à la fatalité de la défaite lisme ont abandonné toute perspective d’abo- qu’ils en sont venus à désigner. n lition du capitalisme. Pourtant, c’est ce terme de « socialisme » qui *Isabelle Garo est philosophe. Elle est agrégée et ressurgit aux États-Unis et ailleurs, tandis que docteure en philosophie de l'université Paris-1 le terme d’ « écosocialisme » en renouvelle les Panthéon-Sorbonne et enseigne en classes contours. Si l’on ajoute que le communisme préparatoires au lycée Chaptal.

Faut-il se débarrasser de l’État ?

La crise ouverte par la pandémie de la covid-19 a agi comme un révélateur de la nature profondément ambivalente de l’institution étatique.

PAR IGOR MARTINACHE*

artout dans le monde, on a en effet vu gauche, il soigne, éduque et réduit diverses iné- l’institution étatique reprendre la main galités. En tant que communistes nous savons Psur la vie économique et sociale au nom bien, cependant, qu’en dernière instance, la de la survie d’une partie de la population. De superstructure étatique agit pour les intérêts de44 quoi faire mentir l’ancien Premier ministre, Lionel Jospin, déclarant en 2000 devant la fer- meture d’une usine Michelin que « l’État ne peut pas tout », pour le meilleur et pour le pire. Car, « si l’on a pu croire un temps que soudain l’humain Il est plus que jamais nécessaire était devenu prioritaire sur le capital, on a éga- de nous projeter dans le temps long lement vu s’étendre un autoritarisme débridé pour éviter les catastrophes par l’adoption de l’état d’urgence sanitaire, comme après les attentats terroristes. Comme qui se profilent, tout en se prémunissant le disait Pierre Bourdieu, l’État a deux mains : contre la myopie et les tentations dirigistes de la droite, il gaze, matraque et emprisonne les de ceux qui se croient plus éclairés. » manifestantes et manifestants ainsi que les habi- tants des quartiers populaires, tandis que, de la

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44la bourgeoisie possédante, et la « gestion » de la des structures et des territoires, la récompense crise actuelle n’a fait que le confirmer. « L’histoire des « méritants » et la sanction des autres. Bref, montre que l’État, appareil coercitif distinct, n’a de « gérer » l’État comme on gère désormais une surgi que là et au moment où est apparue la entreprise privée. C’est cette logique qui occa- division de la société en classes, donc la division sionne une course à la « rationalisation », c’est- en groupes d’hommes dont les uns peuvent à-dire à l’accroissement des rendements sur constamment s’approprier le travail d’autrui, fond de réduction des moyens, ou plus exacte- là où les uns exploitent les autres », expliquait ment de leur concentration, et occasionne une Lénine en juillet 1919, résumant sans ambages dégradation de la qualité des services publics que « l’État, c’est une machine destinée à main- en même temps qu’une souffrance physique et tenir la domination d’une classe sur une autre ». psychologique croissante des personnels dans Dès lors, il s’agirait, selon le dirigeant soviétique, les diverses administrations et services publics. de retourner cette « machine » contre la classe Face à ces constants, la question ne semble ainsi possédante pour ensuite, une fois toute division pas seulement être celle du « plus ou moins de classe abolie, « l’envoyer à la ferraille ». d’État » que celle d’un « mieux d’État ».

LA NÉCESSITÉ DE L’ÉTAT POUR UNE PLANIFICATION DÉMOCRATIQUE POUR LES NÉOLIBÉRAUX Sans tomber dans une démagogie consistant à La tentation est grande chez beaucoup de le croire que chacun serait finalement capable mettre dès maintenant à la casse, comme si avait d’occuper la place des membres de l’exécutif, déjà sonné la fin de la lutte des classes. Se rejoi- il s’agirait d’inventer les voies pour faire d’eux gnent dans ce désir, à leur corps défendant, liber- de simples exécutants. Celles d’une planification taires de gauche et de droite, mais les uns comme démocratique, oxymore apparent, car il est plus les autres restent au fond minoritaires. Il ne faut que jamais nécessaire de nous projeter dans le pas confondre, en effet, ultralibéraux et néolibé- temps long pour éviter les catastrophes qui se raux. Les seconds, actuellement hégémoniques profilent, tout en se prémunissant contre la myo- – et pour combien de temps encore –, au-delà pie et les tentations dirigistes de ceux qui se de leur diversité ont en commun de reconnaître croient plus éclairés. De tels dispositifs sont déjà en germe, par exemple en Suède, où les indica- teurs de la planification écologique sont le fruit de délibérations à l’échelle locale et régionale, ou en France même, comme l’illustre la mise « En tant que communiste nous savons bien en place d’une Convention citoyenne pour le qu’en dernière instance, cependant, climat, qui a remis ses cent cinquante proposi- tions, non dénuées d’intérêt, en juin dernier. Ce la superstructure étatique agit pour les intérêts n’est pas tant d’imagination dont nous avons de la bourgeoisie possédante, et la “gestion” besoin que de volonté collective pour systéma- de la crise actuelle n’a fait que le confirmer.» tiser ces démarches, en faire plus qu’un supplé- ment d’âme du capitalisme contemporain et les faire peser sur les décisions de financement des activités de production et de distribution des la nécessité de l’État, conscients qu’ils sont que revenus plus égalitaire. Cela implique évidem- des marchés concurrentiels ne peuvent exister ment un combat politique car les défenseurs sans lui. Il s’agit ainsi pour eux d’organiser non du business (as usual) veillent, mais il est bel et pas le retrait pur et simple de l’État, mais son bien possible de retourner contre eux la redéploiement en arbitre impartial d’une concur- « machine » de l’État comme il a été possible de rence libre et non faussée, seule à même d’op- mettre la planète à l’arrêt pour lutter contre une timiser le bien-être du plus grand nombre. En épidémie créée par le capitalisme. Et peut-être vertu de ce qu’il est convenu d’appeler le New qu’ainsi un jour il sera possible d’envoyer ce Public Management, le marché doit aussi péné- dernier et avec lui l’État au compost… n trer l’organisation de l’État elle-même par l’in- troduction d’indicateurs de performance per- *Igor Martinache est agrégé et docteur en science mettant une mise en compétition généralisée politique de l'université Lille-2.

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Conversation sur le dépérissement del’État

C’était pendant le confinement. Dans un village du Bugey, au pied du Grand Colombier, eut lieu virtuellement, par les étranges lucarnes et les ondes magiques, une conversa- tion sur le dépérissement de l’État : un ouvrier agricole, des philosophes du Doubs, un matheux, une grammairienne, des juristes, un Irlandais, un économiste semi-brésilien, un militant des années 1950, le spectre de Marx, d’autres voix.

l n’y avait ni fibre, ni 5G, le réseau passait mal, dépéri, il était autoritaire, bureaucratique, voire mais on a distingué quelques bribes que voici, pire, et il l’est même en général devenu de plus Isans être bien sûr de qui les a prononcées. en plus. Il y avait un divorce entre ces grandes phrases théoriques et la réalité. D’ailleurs, qu’est- l Le ministère, les agences régionales de santé, ce que Marx avait écrit exactement ? le gouvernement sont aux abois et incapables. Bref, l’État est défaillant, dans ses prises de déci- l En voici un passage important dans la critique sion, dans leurs applications, dans le respect du programme de Gotha : « Dès lors, la question des principes de Liberté, Égalité et Fraternité ; se pose : quelle transformation subira l’État il est défaillant car il veut ménager l’économie dans une société communiste ? Autrement dit, (enfin, les entreprises privées) et éventuellement quelles fonctions sociales s’y maintiendront la santé de certains travailleurs dont il aura analogues aux fonctions actuelles de l’État ? besoin pour faire tourner cette même économie Seule la science peut répondre à cette question ; plus tard. Il se contredit, il est lent à réagir... et ce n’est pas en accouplant de mille manières sauf pour la répression. L’État du XXIe siècle le mot Peuple avec le mot État qu’on fera avancer n’est pas seulement une machine grippée qui le problème d’un saut de puce. Entre la société pourrait être relancée grâce à un peu d’huile capitaliste et la société communiste se place la de coude et de bon sens de gestion. Des béné- période de transformation révolutionnaire de voles ont fabriqué des masques, alors que ceux- celle-là en celle-ci. À quoi correspond une ci avaient disparu, préparé et distribué des repas période de transition politique où l’État ne sau- pour les pauvres, organisé des marchés rouges. rait être autre chose que la dictature révolu- Dans le fond, cet État, on pourrait peut-être tionnaire du prolétariat. Le programme n’a pas essayer de le faire dépérir au plus vite. à s’occuper, pour l’instant, ni de cette dernière, ni de l’État futur dans la société communiste. » l Oui, d’ailleurs, est-ce que Marx, Engels, Lénine, etc., n’ont pas dit que l’un des buts ou l’une des l Alors y aurait-il chez Marx la « tentation » d’une conséquences du communisme, c’était le dépé- disparition pure de l’État dans une société qui rissement de l’État ? se gérerait elle-même, un peu par « magie », comme le dit Henri Maler dans Contretemps en l Ce n’est pas ce qu’ont fait leurs partisans. 2002 ? En fait, cette idée n’est pas si nouvelle. Au Dans les pays où les partis communistes étaient siècle des Lumières, ceux qui pensaient que le au pouvoir, on ne peut pas dire que l’État a règne de la raison allait triompher et que la société44

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44serait alors en harmonie, estimaient que l’État c’est pareil. De même, avec la « société civile » : devait dépérir. Toute la tradition marxiste a essayé pour les uns, c’est l’État ; pour d’autres ça s’y de penser la question, avec Lénine, Gramsci, oppose ou ça s’oppose aux partis, ou c’est un Poulantzas, etc. Pour Lénine, dans L’État et la mot trompeur pour désigner les chefs d’entre- Révolution, la société le fera quand les hommes prise. auront appris à administrer et administreront la production sociale… Malheureusement, les l Tu as raison, on reste souvent dans des débats expériences historiques des marxistes vont sur- biaisés par des quiproquos ou des dialogues de tout nous montrer un État socialiste transitoire. sourds. Il ne peut pas y avoir de définition abso- lue de l’État en dehors de conceptions théoriques de la société. En général, pour les marxistes, dans une société de classes, l’État représente les organes officiels de contrainte au service de « Dans les pays où les partis la classe dominante, mais ses contours ne sont pas précisables au millimètre près. Gramsci communistes étaient au pouvoir, disait qu’on pouvait évoquer un État au sens on ne peut pas dire que l’État a dépéri, restreint, mais aussi en un sens plus large ; il il était autoritaire, bureaucratique, est probable qu’il y inclurait aujourd’hui C- voire pire, et il l’est même en général News ou BFM-TV, qui sont pourtant privés, voire les essaims de lobbyistes liés aux hauts devenu de plus en plus. » fonctionnaires. Une définition doit toujours être couplée avec les problèmes qu’on veut résoudre.

l Vous dites « l’État, l’État, l’État », mais de quoi l Depuis lors, il y a eu des théoriciens de gauche, parlez-vous vraiment, est-ce seulement du gou- jugés ou non marxisants, aux relations diverses vernement ? Par exemple, les collectivités locales, avec le PCF, qui se sont exprimés sur cette ques- les fonctionnaires, les agents hospitaliers, la tion du dépérissement de l’État. Sécurité sociale, c’est dedans ou non ? J’ai posé la question à un avocat, à une employée de mairie, l Bien sûr, par exemple pour Bernard Friot, à un petit patron, à un ecclésiastique, tous de comme le communisme est, pour une large gauche. Le premier m’a répondu : « Il y a le droit part, « déjà là », avec la Sécurité sociale de 1946, public et le droit privé ; les collectivités locales alors gérée par les travailleurs eux-mêmes (du sont régies par le premier, donc elles font évi- moins avant les ordonnances de Jeanneney en demment partie de l’État. » La seconde m’a dit : 1967), le statut de fonctionnaires, la reconnais- « L’État, c’est ce qui nous fournit ou ne nous four- sance des qualifications. Il s’agit alors d’étendre nit pas une dotation budgétaire, qui nous met ces acquis, ces démarches, ces réalisations. On des contraintes, il est bien clair que les collectivités pourrait élargir à l’alimentation ou au logement locales et l’État s’opposent pour l’essentiel. » ce qui se fait avec la Sécu pour la santé ; on Pour le troisième, qui a du mal à faire tourner sa devrait aider davantage « ceux qui sont pour boîte, le cri est le suivant : « Je peux facilement l’alternative ici et maintenant, tous ces tren- payer les salaires de mes ouvriers, mais ce qui tenaires éduqués qui ne veulent pas jouer le me plombe, c’est ce que je dois à l’État (l’URSSAF, la Sécu, etc.) » ; donc pour lui la Sécu, c’est l’État (ce qui ferait bondir les communistes, quels que soient leurs désaccords entre eux par ailleurs). Enfin, le dernier, qui n’est pourtant pas contre la séparation de l’Église et de l’État, a bien insisté, « en sollicitant le denier du culte, sur le fait que Il ne peut pas y avoir de définition absolue les pauvres prêtres ne recevaient aucun subside de l’État en dehors de conceptions de l’État (central ou local). Donc chacun met théoriques de la société.» dans ce terme ce qu’il veut. Et si vous regardez les dictionnaires, d’autrefois ou d’aujourd’hui,

48 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 COMMUNISME jeu du capital, qui sont pour un changement vis de ces prétendus « libéraux » qui réclament dans la production ». Dans ces conditions, on moins d’État (du moins à divers égards) : un voit bien que l’État pourrait assez rapidement certain contournement de l’État ne doit pas « dépérir ». signifier la disparition de l’action publique. l C’est certainement intéressant. À mon avis, Ainsi, quand on propose de « morceler l’État », il a raison d’insister sur le fait que les partis de il faut se rappeler qu’il y a plusieurs types de gauche et les syndicats se limitent trop souvent morcellements avec des contenus de classe dif- férents.

Souvenons-nous du discours le plus applaudi dans l’histoire des Nations-Unies, celui du pré- « Au siècle des Lumières, ceux qui sident chilien Salvador Allende, en décem- pensaient que le règne de la raison allait bre 1972, où il montrait que les multinationales sont devenues plus fortes que les États, en tout triompher et que la société serait alors cas les petits et les moyens. À l’époque, il visait en harmonie, estimaient que l’État d’abord ITT (International Telephon and Tele- devait dépérir. » graph) qui fut un moteur du coup d’État de Pinochet. Si, sous couvert parfois de « décen- tralisation », de « société civile », de promotion de la spontanéité, l’État-nation est trop morcelé et affaibli, il n’a plus les moyens de se défendre à des luttes défensives de victimes, cela ne contre les GAFAM, contre les multinationales donne pas le moral. Il faudrait effectivement du pétrole ou du gaz, contre les institutions mieux insister sur ce qui permet l’espoir, sur internationales à la botte des États-Unis. De les bonnes institutions qu’on pourrait étendre, plus, ça peut aussi profiter aux mafias et aux sur ce qui naît de façon prometteuse (par exem- sectes. ple avec le logiciel libre, avec l’économie sociale et solidaire). Il est vrai aussi qu’on l Là, je suis d’accord. En Grèce, est parfois obnubilé par les élec- « l’État » était-ce le gouvernement tions et qu’on sous-estime d’au- de Tsipras et ses services, ou n’était- tres façons de militer. Mais ces « ce pas plutôt la troïka FMI-BCE- réflexions ne nous disent pas Je ne pense pas que Bruxelles, au service des capita- bien clairement comment on va ce soit à Cause commune listes les plus riches de l’UE ? créer le rapport de force pour de prendre une position imposer les changements, ni l Je prends maintenant l’exemple comment on va se défendre vis- tranchée ni sur de l’école, au sens large. Le minis- à-vis des multinationales, des ces questions théoriques, tère impose des programmes auto- instances capitalistes et des pays ni sur un visage trop précis ritaires et souvent non pluralistes, hostiles à ce genre d’organisation il méprise les propositions des de la société, lesquels disposent de ce que serait enseignants, des parents ou des de leurs armées, de leur OTAN, “le communisme”.» étudiants, il cherche à transformer de leur FMI, de leur OMC, de leur les cours d’économie en propa- BCE, etc. gande pour son système et sa pen- sée unique. D’un autre côté, il l Cela se joue aussi à l’échelle internationale. favorise l’enseignement privé, qui bénéficie de Concrètement, il faut pouvoir coordonner une moins de contrôle. Avant 1914, la CGT s’est un action contre la fraude et « l’optimisation » fis- moment demandé s’il ne fallait pas plutôt créer cales, pour imposer des normes sociales et envi- des écoles ouvrières. Dans l’université, les cré- ronnementales. Reagan a dit : « L’État n’est pas dits sont de plus en plus répartis sur projets la solution, c’est le problème. » Pour lui, cela jugés par des politiciens à la tête du client, il débouchait sur les privatisations, sur la jungle vaudrait mieux laisser les chercheurs décider des patrons organisés face aux petites gens épar- eux-mêmes de leurs orientations, ils sont plus pillées. Il faut montrer notre différence vis-à- compétents pour cela que les énarques. 44

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44l Ces questions devraient en effet être appro- pas le confondre avec Staline, dont il se méfiait. fondies. D’autres philosophes, sociologues ou En outre, le rôle des ouvriers, des paysans, des économistes ont tenté des réflexions, comme soldats dans la révolution d’Octobre et le pro- Bourdieu ou Lordon, les partis et syndicats aussi, cessus qui a suivi, a été considérable, ce n’est mais je te concède qu’on est encore dans le flou pas qu’une affaire « étatique ». C’était la pre- sur bien des points. mière révolution de ce type qui l’emportait dans la durée, tout était nouveau ; je me méfie l Parmi ceux qui ont critiqué la conception toujours des jugements portés avec un siècle classique des marxistes en matière d’État, on de recul. Et puis Octobre a inspiré tous les peut aussi penser à Dardot et Laval. Dans L’Om- mouvements décoloniaux et quelques autres. bre d’Octobre (2017), ils exposent que la Révo- lution russe a été la construction la plus forte l Et le PCF dans tout cela ? de ce que pouvait être un État, que Lénine portait en lui cette croyance dans le rôle d’un État qui l Pour parler vite, il a longtemps distingué trois s’occupe de tout, à la place de tout le monde et phases. Celle de l’instant, où on se bat pour des qui doit perdurer tant que l’heure n’est pas jugée revendications très concrètes, dans le cadre de bonne pour passer au communisme. En somme, la société capitaliste, mais en préparant l’avenir, les bolcheviks russes ont assumé, pour l’Occi- en donnant à la classe ouvrière davantage dent, le rôle de défricheur de la nature même conscience de sa force ; une phase transitoire, de l’État poussé à son paroxysme : un État à appelée dictature temporaire du prolétariat, devant déboucher sur le socialisme (« à chacun selon son travail ») ; puis le communisme (« à chacun selon ses besoins »). Mais dans les années « 1960 et surtout 1970, le PCF a procédé à une Souvenons-nous du discours le plus modification importante de sa vision. Il a rejeté applaudi dans l’histoire des Nations-Unies, l’idée d’une phase transitoire autoritaire et celui du président chilien Salvador Allende, affirmé que le socialisme « à la française » serait en décembre 1972, où il montrait que construit par un élargissement continu de la démocratie, notion placée au centre de sa les multinationales sont devenues plus fortes réflexion et de son action, et non par la « dictature que les États, en tout cas les petits du prolétariat » (c’est très explicite au XXIIe et les moyens. » Congrès en 1976). En 1977-1978, il a même ajouté qu’il se prononçait pour « l’autogestion », terme qu’il avait condamné auparavant comme une espèce de leurre destiné à faire l’impasse sur la peine bon à fournir à ses sujets de quoi survivre conquête nécessaire du pouvoir d’État. Mais, dans un unique contexte, celui de la compétition me semble-t-il, il est resté prudent et n’a pas et de l’obéissance (et des menaces à ses fron- pris de position tranchée sur ce que seraient « le tières, reconnaissons-le)… communisme » et « le dépérissement de l’État ».

l Ce n’étaient pas que des « menaces » – il l Dans la foulée de ces modifications impor- s’agit d’un point essentiel dans la réflexion de tantes de la ligne du PCF, a été publié un livre Lénine, qu’ils caricaturent – , c’est l’attaque intéressant, Les Communistes et l’État, par Jean coordonnée des puissances impérialistes qui Fabre, François Hincker et Lucien Sève (Éditions veulent tuer le nouveau-né bolchevique, Chur- sociales, 1977). On pourrait ajouter les discus- chill est explicite. La lecture de Dardot et Laval sions, menées surtout au début des années 1980 est éminemment critiquable et très pauvre sur les différences entre « étatisations » et « natio- d’un point de vue historiographique. Lénine nalisations », sur les « nouveaux critères de ges- avait des principes, il travaillait beaucoup du tion » pour les entreprises nationalisées ou non, point de vue théorique, mais il possédait aussi donc sur les droits des travailleurs et des usagers. un sens aigu du rapport de force, de l’analyse Mais on doit reconnaître que, par la suite, la de la conjoncture, d’où des décisions politiques question a rarement été abordée de front, uni- adaptées au contexte, comme la NEP. Il ne faut quement de biais de temps à autre.

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l En fait, si on admet qu’avec la victoire de aux exploiteurs, aux prédateurs et aux parasites partis de vraie gauche et leur arrivée au gou- qui mènent le monde. vernement, tout reste ouvert, il y a toujours une tension entre divers moyens : faire de bonnes l [La connexion se brouille.] lois, consolider à certains points de vue un État à tendance démocratique, relativiser son rôle l [On croit entendre dans le lointain la voix du à d’autres égards, réformer l’appareil d’État, directeur de la revue] Je ne pense pas que ce promouvoir et favoriser des activités productives soit à Cause commune de prendre une position ou associatives dans lesquels l’État ne mettrait tranchée ni sur ces questions théoriques, ni sur pas trop son nez. un visage trop précis de ce que serait « le com- munisme ». Je doute même que ce soit la tâche l Pourquoi opposer ce qui devrait être com- du congrès. Mais c’est très intéressant d’en plémentaire ? On a souvent l’impression que débattre, plutôt que d’esquiver toujours les tel parti, tel syndicat, telle association préfère questions délicates. Je promets que l’an prochain insister unilatéralement sur un aspect au lieu j’essaierai de monter le Grand Colombier à vélo, de jouer sur tous les tableaux. Il met parfois un cela m’éclaircira sûrement les idées. n point d’honneur à passer plus de temps à com- battre ceux qui ont grosso modo les mêmes Conversation retranscrite par Pierre Crépel valeurs, voire à les traiter d’imbéciles, qu’à cher- et Pierrick Monnet. cher à améliorer ses analyses et ses actions face

État monopoliste, socialisation, socialisme

La production des biens et des services étant, aujourd’hui, de plus en plus sociale, cela entraînant la baisse du taux privé de profit, dans quelle mesure l’État de la grande bour- geoisie monopoliste peut-il être opposé à ce processus ? Avec quelles conséquences ?

PAR JEAN-CLAUDE DELAUNAY*

ujourd’hui comme hier, la socialisation Mais ce capitalisme-là, dit de libre concurrence, des rapports économiques n’est pas ordonné par le marché capitaliste et par des Acontestable. Porté par le développement crises économiques régulières, s’est bientôt des forces productives, le périmètre de la pro- transformé en capitalisme de grosses unités. duction dépasse le seuil national. Les entreprises Celles-ci furent de plus en plus réticentes à se ne s’adressent plus à la demande nationale mais soumettre aux lois de leur système. Elles cher- à la demande mondiale. Le financement de leurs chèrent à lutter volontairement contre les effets investissements ou la vente de leurs titres s’opè- de la socialisation des rapports économiques rent sur des marchés financiers de plus en plus sur la rentabilité privée. On doit distinguer deux vastes, géographiquement étendus, tous reliés sous-périodes. entre eux. Au sein des monnaies, le dollar US tend à fonctionner comme monnaie mondiale. LE CAPITALISME MONOPOLISTE D’ÉTAT Comment les États interviennent-ils dans ce La première sous-période s’étend de la fin du processus ? Pour répondre à cette question, il XIXe siècle aux années 1970. Bien que d’abord faut faire un peu d’histoire. très réticentes à agir ainsi, les grosses entreprises Dans les débuts du capitalisme industriel, il est utilisèrent leurs États respectifs pour circonscrire bien connu que l’État est surtout intervenu les conséquences de la socialisation sur les rap- comme accompagnateur de la nouvelle société. ports privés de propriété, pour les reporter sur44

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44les travailleurs de leur pays ou sur les peuples grène du socialisme est apparue. C’est pourquoi, de leur empire. Elles n’hésitèrent pas à se faire dans le dernier quart du XXe siècle, les élites du la guerre au sein du capitalisme mondial. Au capitalisme développé ont conçu une autre solu- total, elles inaugurèrent une nouvelle période, tion, la mondialisation capitaliste sous domi- le capitalisme monopoliste d’État, ainsi qu’un nation américaine. Cela correspond à ce que nouveau type de rapports entre les nations et j’appelle le stade du « capitalisme monopoliste les peuples du monde : l’impérialisme et la guerre financier ». Dans chaque pays, l’État finance les permanente. dépenses de guerre et assure le contrôle intérieur Il faut bien comprendre les mécanismes à l’œu- vre. Le capitalisme industriel s’est révélé être un puissant instrument de développement. Il a établi le règne de la machine-outil industrielle. « Mais guidées par l’essence privée et concurren- La suraccumulation tielle de sa structure, les entreprises ont tout à durable du capital est la fois été poussées à investir, à accroître le péri- la maladie mortelle mètre du marché, mais simultanément à réduire la capacité du marché à absorber la production du capitalisme industriel, qui, ainsi permise, ainsi qu’à rentabiliser leur capital. avec elle, n’a pas seulement Elles ont engendré une situation de suraccu- pris du ventre, comme mulation macroéconomique et durable du capi- tal (de baisse tendancielle longue du taux de le disait Sombart, mais est profit), avec cette particularité que les agents devenu cardiaque.» dominants de ce système refusèrent d’en subir les effets et eurent le pouvoir de le faire. La surac- cumulation durable du capital est la maladie mortelle du capitalisme industriel, qui, avec elle, des populations, potentiellement rebelles en n’a pas seulement pris du ventre, comme le disait raison de la surexploitation dont elles sont les Sombart, mais est devenu cardiaque. victimes. Sa dimension d’État social est réduite à rien. Son intervention en faveur du capital LA MONDIALISATION CAPITALISTE financier est renforcée. Le capital est déclaré SOUS DOMINATION AMÉRICAINE libre de cette « insupportable oppression » La seconde sous-période fut ouverte avec les qu’était devenue pour lui la satisfaction des années 1970. Il est apparu que l’intervention de besoins populaires, pourtant fondamentaux. La l’État, dans le cadre national, était non seulement gestion des affaires du monde est désormais confiée aux marchés financiers, placés sous le contrôle de l’État des États-Unis, de sa banque centrale et de ses armées. Tel est, en gros, l’état actuel du monde. Le capi- « Le capitalisme monopoliste financier talisme monopoliste financier n’a rien résolu de la contradiction majeure du capitalisme n’a rien résolu de la contradiction majeure puisqu’à la suraccumulation durable du capital du capitalisme puisqu’à la suraccumulation productif s’ajoute désormais celle du capital durable du capital productif s’ajoute financier. La Chine socialiste se renforce. L’idée de la rationalité du socialisme progresse, car le désormais celle du capital financier.» capitalisme n’est pas en mesure de gérer effica- cement et pacifiquement la socialisation des forces productives comme de satisfaire les besoins populaires. Ce système a fait son temps. inefficace et destructrice, mais qu’elle était poli- Il nous revient d’en faire la révolution. n tiquement dangereuse pour le système. Les classes populaires ont commencé d’investir les *Jean-Claude Delaunay est économiste. États pour leur propre compte. Les peuples colo- Il est professeur émérite de l'université nisés ont conquis leur indépendance. La gan- de Marne-la-Vallée.

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Le communisme comme héritage et avancée permanente

Le communisme municipal est un laboratoire d’idées et d’innovations à l’échelle d’une commune, qui se régénère constamment dans la proximité et l’intérêt général.

PAR MICHÈLE PICARD*

eux qui ont cru à la « fin de l’histoire », Relisons le programme des Jours heureux du théorisée dans les années 1990, devraient CNR, distribué clandestinement le 15 mars 1944, Crelire leurs copies. Le libéralisme triom- et nous y entendrons des échos qui résonnent phant et la mondialisation « heureuse », comme toujours aussi vivement dans nos libertés modèle indépassable, ont du plomb dans l’aile. publiques, dans le rôle protecteur de l’État ou La tragédie de l’épidémie actuelle, le retour à la nation des grands les catastrophes environnemen- moyens de production. Relisons tales et les inégalités sociales indé- les États généraux de Jack Ralite centes (2 153 milliardaires possè- « Porter un projet contre la marchandisation de la dent plus de richesses que 60 % de culture et pour l’affirmation d’une la population mondiale) appellent de société commun, être exception culturelle, d’une res- de toute urgence une autre poli- capables d’innover et ponsabilité nationale en matière tique. d’imaginer de nouvelles de culture et de création. Cette modernité, elle vit en nous lorsque LA MODERNITÉ solidarités, intégrer nous réaffirmons, aujourd’hui en DES POLITIQUES PUBLIQUES à la citoyenneté les notions 2020, que tout n’est pas marchand, PORTÉES PAR LE COMMUNISME de développement durable, que l’école, la santé ne sont pas à Qui peut croire, à l’heure où notre vendre, que l’investissement n’est pays traverse la pire crise sanitaire voilà des fondations pas un coût, que l’humain doit être depuis l’après-guerre, que les poli- sur lesquelles s’appuyer le préalable à nos réflexions, tiques publiques de santé, d’édu- pour redonner du souffle actions et décisions. cation, de culture populaire, por- tées par le communisme, sont à une démocratie verrouillée LE COMMUNISME MUNICIPAL devenues archaïques ? Elles n’ont par la technocratie Le communisme, notamment le jamais été autant d’actualité. Le communisme municipal, puise sa communisme n’est ni une utopie, et sa vision mercantile.» force dans la proximité, dans sa encore moins une dystopie, il est capacité à répondre aux attentes un héritage et une avancée per- des habitants par le prisme de l’in- manente, un socle de valeurs humaines et un térêt général et par la maîtrise publique d’enjeux laboratoire d’idées. Qui ne voit pas la modernité aussi considérables que l’éducation, la culture de la Sécurité sociale d’Ambroise Croizat, créée populaire, le logement social, le sport amateur, en 1945 ? En regroupant les allocations familiales, les droits des femmes, la santé, la sécurité. C’est les assurances maladie et les retraites, il crée également un laboratoire d’idées et d’innovations l’État social sous lequel nous vivons toujours à l’échelle d’une commune. La ville de Vénissieux, depuis l’après-guerre, malgré les coups de bou- dont je suis la maire depuis 2009, n’a-t-elle pas toir du capitalisme et des intérêts privés. été la première ville en France à avoir mis en44

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44place un service municipal de l’enfance, en Ainsi, la connaissance du terrain favorise les 1966 ? Bien avant la loi de 2002, nous avons éga- expérimentations, toujours au service de l’hu- lement créé les conseils de quartier dès 1989 main et inscrites dans la perspective d’un com- pour rapprocher les habitants des projets et munisme municipal qui se régénère constam- prises de décision qui les concernent en premier ment dans la proximité et l’intérêt général. lieu. De même, j’ai lancé en 2016 le 1er Forum Que le levier soit urbain, social, culturel, éco- nomique, la commune doit rester inclusive, un espace de possibles, ouvert à tous et à toutes les générations, sans discrimination, sans ségréga- tion, sans sélection par l’argent. Défendre les « Le communisme n’est ni une utopie, acquis sociaux, porter un projet de société com- encore moins une dystopie, il est un héritage mun, être capables d’innover et d’imaginer de nouvelles solidarités, intégrer à la citoyenneté et une avancée permanente, les notions de développement durable, voilà un socle de valeurs humaines des fondations sur lesquelles nous pouvons nous » appuyer pour faire avancer nos idées, pour et un laboratoire d’idées. redonner du souffle à une démocratie de basse intensité, verrouillée par la technocratie et sa vision mercantile, et dont nos concitoyens s’éloi- de la prévention des addictions à destination gnent par sentiment d’abandon. Les chantiers de la jeunesse. Pionnier au niveau national, il a qui sont devant nous sont gigantesques, pas- été reconnu par la Mission interministérielle de sionnants aussi. Fort de ses valeurs et de ses lutte contre les drogues et les dérives addictives. combats historiques pour le progrès social, le De même, il y a une continuité dans la construc- communisme du XXIe siècle y prendra toute sa tion de notre nouvelle cuisine centrale en 2019, part et saura, je n’en doute pas, y jouer un rôle étape supplémentaire d’un récit commencé en essentiel. n 1945 par l’œuvre des cantines pour bâtir une restauration collective de qualité et publique. *Michèle Picard est maire PCF de Vénissieux.

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La place d’un révolutionnaire est-elle au parlement ?

La révolution, conçue comme une transformation radicale de l’ordre existant pour tendre vers l’émancipation humaine, exige un combat sur tous les fronts pour se défaire de toutes les dominations.

PAR PIERRE DHARÉVILLE*

a-t-il de la place pour un révolutionnaire d’évidence, la révolution ne peut être une pré- au parlement ? La révolution peut-elle se rogative des élus, si révolutionnaires soient-ils. Yfaire au parlement ? Des questions avec une barbe de deux ou trois cents ans. Mais, en LA PRISE DU POUVOIR ET SON EXERCICE ces temps d’exacerbation des contradictions, La question posée est celle de la prise du pouvoir, de radicalisations identitaires, de violences au mais aussi de son exercice. L’histoire nous fournit cœur des tensions, d’antiparlementarisme matière à de profondes méditations sur le sujet. fashion, ce n’est sûrement pas un questionne- La révolution, est-ce une question de forme ou ment périmé. Cela nous invite à nous interroger une question de fond ? Je veux retenir la formule sur ce qu’on entend par révolution. Certainement de Lucien Sève : « commencer par les fins ». Sans pas un retour au point de départ ! La révolution ignorer que les puissants n’ont pas l’intention telle que je l’entends, c’est une transformation de se laisser faire et qu’ils sont capables d’em- radicale de l’ordre existant pour tendre vers ployer la manipulation et la force pour conserver l’émancipation humaine. Cela suppose de se leur domination, l’organisation sociale dont je défaire de toutes les dominations. Et sans rêve repose sur la démocratie, pour que chacune ambages, je crois que ce combat doit se mener et chacun trouve et prenne sa place, au nom des partout. Donc que le parlement ne doit pas y mêmes valeurs qui ont présidé à la Révolution échapper. Et il le doit d’autant moins qu’il est française. censé être un lieu décisif du pouvoir. Mais je On a longtemps opposé réforme et révolution, m’empresse d’ajouter qu’il n’y saurait suffire : surtout sur cette question de la conquête du pouvoir, car il ne peut y avoir de révolution qui ne porte des réformes pour changer les choses. Il faut donc sortir de la vision binaire qui nous est servie par les médias eux-mêmes. Par exemple « La révolution est un processus civilisant, lorsqu’ils évoquent les syndicats réformistes dont nul n’ignore qu’elle n’ira pas sans (par opposition à ceux qui ne voudraient rien changer). De quelle réforme parle-t-on ? Depuis résistances, mais si elle ne se pense pas, des décennies, la tendance est aux réformes qui si elle ne se construit pas, si elle n’est pas défont les droits et organisent la régression la propriété des femmes et des hommes, sociale... Et les révolutionnaires ont trop souvent été pris au piège de cette rhétorique, passant producteurs-productrices et créateurs- du coup pour des conservateurs. En mettant de créatrices, alors à quoi peut-elle servir ? » côté ces réformes réactionnaires, toute la ques- tion est de ne pas se contenter d’une action et d’une vision qui n’auraient pour effet que d’ac- compagner le mouvement et de rendre plus ou44

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dans le moment et qui tendent à nous mettre sur la voie d’une transformation profonde des rap- ports sociaux. L’invention de la Sécurité sociale a injecté du communisme dans un écosystème capitaliste. Il ne s’agit donc pas de passer d’un coup de baguette magique d’un état A à un état « B, mais bien d’un processus conscient d’appro- Il ne s’agit pas de réformes clefs en main, priation sociale. Pour cela, il y a impérativement mais bien construites dans les luttes besoin que grandissent les luttes sociales, que sociales et démocratiques, inscrites s’expriment les revendications et les aspirations, qu’elles se conjuguent pour faire sens et enclen- dans le moment et qui tendent à nous cher un mouvement. Cela ne correspond pas à mettre sur la voie d’une transformation une incantation révolutionnaire dont l’intransi- profonde des rapports sociaux. » geance n’a d’égale que la vanité. Ne vaut-il pas mieux une construction révolutionnaire patiente mais possible ? Dans le moment où nous sommes, ce qui peut inquiéter, c’est cette idée bizarre selon laquelle 44moins supportable un système de domination les élus seraient simplement des cibles de pression, sans volonté de le mettre en cause. Toute la ques- appelant l’action vigoureuse d’un lobby citoyen tion est de ne pas s’imaginer en avant-garde voguant de revendication en revendication. Quel éclairée qui ferait à la place, qui ferait pour, dans renoncement ! Oui, il faut que le pouvoir soit une vision paternaliste de la démocratie. enlevé des mains de la classe des grands proprié- taires. Oui il faut que s’exerce la démocratie, le UNE AUTRE VISÉE POUR LA SOCIÉTÉ pouvoir du peuple. Oui, il faut imaginer une ET POUR L’HUMANITÉ société capable de dépasser les contradictions Nous avons besoin de rendre crédible une autre dans un mouvement conscient. Si l’on ne veut visée pour la société et pour l’humanité. Nous pas d’un pouvoir personnel et autoritaire, il y a avons besoin d’en dessiner les voies d’accès. Il toujours besoin de délibération collective, d’un ne peut y avoir de véritable changement, portant bouillonnement démocratique, d’enceintes, dans cette ambition majuscule d’émancipation des institutions se fixant l’ambition d’une sou- humaine qui ne soit l’œuvre des femmes elles- veraineté populaire qui s’exprime à plein. mêmes et des hommes eux-mêmes. Il ne peut y Nous avons bien besoin de révolution. Dans un avoir de révolution victorieuse et vertueuse sans monde dépouillé de sens, où tout est ramené à conscience. sa valeur marchande, où les égoïsmes prennent À l’Assemblée, il s’agit d’abord de combattre les le pas sur le grand dessein de l’humanité, nous mauvais coups du pouvoir allié aux puissances connaissons une régression de civilisation. Être d’argent. Faire cela, c’est déjà mener la bataille révolutionnaire, c’est vouloir modifier profon- des idées, dévoiler les intentions, les conceptions, dément les rapports sociaux pour y faire grandir les injustices. Mais pour que cela prenne force l’humain. La révolution est un processus civilisant, et ne pas se cantonner au rôle de contre-pouvoir, dont nul n’ignore qu’elle n’ira pas sans résistances, ce qui serait un renoncement, il faut porter une mais si elle ne se pense pas, si elle ne se construit autre vision et être capable de la décliner en pro- pas, si elle n’est pas la propriété des femmes et positions qui rendent le rêve tangible. des hommes, producteurs-productrices et créa- Les députés communistes ont donc combattu la teurs-créatrices, alors à quoi peut-elle servir ? réforme macronienne des retraites avec d’autant C’est à cela que peuvent s’employer des parle- plus de force qu’ils avaient déposé leur propre mentaires : à faire grandir, à crédibiliser et demain proposition de loi, dessinant de toutes autres à accoucher un grand changement. n perspectives. Et il en est de même sur notre sys- tème de santé, ou sur la sécurisation des parcours *Pierre Dharéville est député des professionnels, par exemple. Il ne s’agit pas de Bouches-du-Rhône et membre du comité réformes clefs en main, mais bien construites exécutif national du PCF. dans les luttes sociales et démocratiques, inscrites

56 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 Les conférences ont repris en octobre. Cette année, nouveauté, elles seront décentralisées dans différentes régions.

LE PROGRAMME 2020/2021

6 OCTOBRE Lecture de Marx AVEC Bernard Vasseur : Le fétichisme de la marchandise, du capital 5 JANVIER Lecture de Marx et de l’argent AVEC Isabelle Garo, Paris, Place du colonel Fabien. L’accumulation initiale Paris 20e - 3, place des grès. 13 OCTOBRE Littérature AVEC Marine Roussillon : 12 JANVIER Littérature Les femmes de la littérature baroque AVEC Olivier Ritz, Olympe de Gouge e e Paris 2 Paris 19 - place du Colonel-Fabien. 72, rue de Cléry. 2 FÉVRIER Lecture de Marx 27 OCTOBRE Histoire AVEC Ariel Guillet, Lecture AVEC Jean Vigreux : du livre II du De la naissance du PCF au tournant du Front populaire. Besançon (le lieu sera Besançon - 41, chemin Montarmots précisé ultérieurement) 3 NOVEMBRE Lecture de Marx 23 FÉVRIER Histoire AVEC Constantin Lopez : Le salaire AVEC Pierre Musso, Saint-Simon et Clermont-Ferrand - 34, rue des Clos. Fourier : deux figures dans le siècle Paris 14e - 32, rue Saint-Yves 24 NOVEMBRE Histoire AVEC Dimitri Manessis : 23 MARS Histoire Le Front Populaire AVEC Stéphanie Roza, La Toulouse, Librairie de la Renaissance. contribution française à la naissance

1 DÉCEMBRE Lecture de Marx du socialisme et du communisme Paris - Place du Colonel-Fabien. AVEC Hervé Touboul : L’accumulation du capital 27 AVRIL Saint-Denis - 37, bis rue Paul Eluard. AVEC Geneviève Koubi,

8 DÉCEMBRE Littérature La Commune, regard d’une juriste Paris - Place du Colonel-Fabien. AVEC Violette Leduc Paris - place du Colonel-Fabien. 11 DÉCEMBRE Histoire c AVEC Édouard Sill, D'autres conférences 1 viendront s'ajouter prochainement combat, antifascisme combattant, au calendrier antifascisme de gouvernement Nîmes, Librairie Diderot.

Vous pouvez retrouver en video l’ensemble des conférences 2020 universitepermanente.fr Et aussi sur... Facebook : https://www.facebook.com/universitepermanente/ YouTube : http://www.youtube.com/universitepermanente/

NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 • Cause H commune • 57 nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH CHRONIQUE EUROPÉENNE H

Sortir de cette nouvelle phase de tensions avec la Russie Depuis le mois d’août, les sujets de tension entre les diplomaties européennes et la Russie se multiplient. L’Union européenne en porte en grande partie la responsabilité.

–––– PAR VINCENT BOULET ––––

SUR LA CRISE POLITIQUE EN BIÉLORUSSIE. La Russie soutient politiques qui entachent la voix de la France. Cette visite Alexandre Loukachenko comme la corde soutient le dans les pays baltes s’est accompagnée d’une rencontre pendu, en ayant accordé une aide financière d’1,5 milliard avec les unités françaises déployées dans la région dans de dollars, non pas par amour pour le président biélo- le cadre des bataillons multinationaux de l’OTAN tournés russe, mais par crainte de voir s’installer à Minsk un directement contre la Russie. régime qui ouvre la voie à une SUR L’AFFAIRE NAVALNY. L’em- coopération avec l’OTAN. La poisonnement assez mysté- pression des gouvernements rieux d’Alexeï Navalny fournit polonais, baltes et roumain « Au lieu d’endosser le rôle l’occasion d’une nouvelle esca- pour une aide financière directe lade diplomatique. La prési- de l’UE à l’opposition est de boutefeu, ladiplomatie dente de la commission euro- grande. La politique de sanc- française jouerait péenne, Ursula van der Leyen, tions enclenchée par l’UE lors d’un discours sur l’état de n’aboutit qu’à exacerber les unvéritable rôle l’Union prononcé le 16 septem- tensions. Le voyage d’Emma- bre dernier, a rejeté en bloc nuel Macron à Vilnius et à Riga international en formulant toute initiative diplomatique s’accompagne de déclarations une proposition politique, envers la Russie. Et, ce qui a appelant au « départ » de Lou- été très peu souligné, elle s’est kachenko et le président fran- celle d’une conférence prononcée en faveur de la levée çais a été le premier dirigeant pour lacoopération, la paix de la règle de l’unanimité au politique à rencontrer la libé- conseil européen sur les ques- rale-nationaliste biélorusse et la sécurité collective tions de politique étrangère et Svetlana Tikhanovskaïa. Cette en Europe, celle d’un traité pour l’instauration de décisions prise de position et cette ren- prises à la majorité qualifiée, contre enferment la diplomatie de sécurité collective ce qui représente un pas française dans une logique incluant la Russie. » majeur et grave vers une fédé- d’ingérence et de blocs. Cela ralisation renforcée de l’UE. Le donne le point à la représen- haut représentant de l’UE pour tation politique de l’opposition les Affaires étrangères, Josep biélorusse avide d’une thérapie de choc et d’un réali- Borrell, s’est exprimé en faveur de l’instauration d’une gnement de la Biélorussie dans un sens atlantiste, alors « liste Navalny » de personnalités russes frappées de qu’il n’y aura de solution politique durable à la crise bié- sanctions, sur le modèle de la liste Magnitski en vigueur lorusse ni en faisant du pays un bastion antirusse et un aux États-Unis. nouveau laboratoire du néolibéralisme, ni en occultant L’ensemble de ces éléments, en dépit des quelques les dirigeants biélorusses actuels. Ce sont des fautes déclarations d’Emmanuel Macron sur l’importance de

58 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH CHRONIQUE EUROPÉENNE H

maintenir un dialogue avec la Russie, souligne la res- rôle de boutefeu, la diplomatie française jouerait un véri- ponsabilité de l’UE, de l’OTAN et de la ligne diplomatique table rôle international en formulant une proposition du président français dans l’exacerbation d’une politique politique, celle d’une conférence pour la coopération, de blocs et dans la montée des tensions. Rien ne peut la paix et la sécurité collective en Europe, celle d’un être plus profitable aux va-t’en-guerre, qu’ils soient au traité de sécurité collective incluant la Russie. La politique pouvoir dans les capitales d’Europe de l’Est, dans les de sanctions sert cette logique de blocs et doit être révo- bureaux de l’OTAN ou à Washington d’une part. Cela quée, en particulier à l’encontre de la Russie et de la arrive aussi à un moment où le pouvoir en place à Moscou Biélorussie. est affaibli par des résultats électoraux aux consultations C’est urgent ! La multiplication des tensions, qu’elles régionales qui ont eu lieu en Russie, au profit d’ailleurs, soient du fait de l’UE ou de l’OTAN à l’encontre de la Russie, dans un certain nombre d’endroits, du Parti communiste, ou du fait des agressions expansionnistes d’Erdogan, sont et où la victoire qu’il a enregistrée lors du référendum autant de mèches qui sont allumées près d’un baril de constitutionnel de juillet montre surtout une volonté de poudre. Les crises accumulées ces dernières années, gagner du temps. Un tel comportement de la part des alliées à la relance d’une politique d’armement, font que Européens peut provoquer, une nouvelle fois, un senti- la guerre ouverte entre États n’est plus aujourd’hui une ment d’agression en Russie, assez légitime en soi après hypothèse d’école mais un risque concret. Trop d’exemples l’expansion de l’OTAN à l’est, que le pouvoir en place dans l’histoire montrent que la situation peut très grave- serait en position d’instrumentaliser pour se donner un ment et très rapidement dégénérer à partir d’un fait consi- nouvel élan. déré comme mineur ou local. La mobilisation pour la paix Contre l’OTAN, contre le cours de la politique européenne et la sécurité collective, et l’établissement d’un rapport et française, c’est une logique de sécurité collective qu’il de force qui s’appuie sur des propositions politiques allant faut mettre dans le débat public. Au lieu d’endosser le dans ce sens, sont donc plus nécessaires que jamais ! l

NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 • Cause H commune • 59 nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH PARLEMENT, ÉLUS H

Proposition de loi de soutien des collectivités territoriales suite à la crise covid-19, présentée par le groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE) au Sénat.

118 propositions pour une transformation économique, sociale et écologique

La crise sanitaire que nous affrontons depuis plus de six mois a cruellement mis en lumière la fragilité de notre hôpital et la dépendance de notre pays en matière de santé. Plus largement, l’affaiblissement de l’État et les ravages provoqués par des décennies d’austérité et de politiques libérales sont désormais des réalités visibles et indubitables. Pourtant, face à l’évidence de cet échec, le gouvernement refuse de reculer. Nous députés communistes avons donc formulé 118 propositions pour une transformation économique, sociale et écologique devenue urgente et indispensable.

epuis la survenue de la crise encore augmenter dans les prochains Surtout, cette crise se révèle comme sanitaire, notre quotidien a mois. Certains secteurs économiques un miroir grossissant des inégalités D été bouleversé : notre manière en subissent particulièrement les déjà présentes au sein de notre de travailler, de se déplacer, de nouer effets, comme le tourisme, l’industrie, société, en matière de santé, de dis- des liens sociaux. Cette crise inédite, la culture, l’hôtellerie-restauration parité de revenus ou d’accès à l’édu- une des plus graves que le monde et et de nombreuses faillites d’entre- cation. Elle intervient dans un pays notre pays aient connue depuis 1945, prises sont à prévoir. fracturé et abîmé par les orientations met autant à mal notre cohésion sociale que notre économie. Si nous ne connaissons pas encore l’ampleur de cette crise comme ses « L’épreuve que nous traversons invite effets définitifs en matière sanitaire, nous mesurons progressivement et à remettre en question nos modes de vie, concrètement les conséquences de nos modes de production et ce tsunami économique et social sans précédent, qui dépasse le choc de consommation. Elle exige de penser de 2008. de nouvelles orientations politiques En 2020, notre pays va connaître une perte de richesses de 250 milliards qui répondent aux défis économiques d’euros en raison du gel de l’écono- mie suite au confinement. L’INSEE et sociaux comme aux enjeux a comptabilisé 715 000 destructions environnementaux.» d’emplois au cours du premier semestre 2020 et ce chiffre devrait

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politiques néolibérales mises en tion » promise par le président de la ture, réalise le tour de force de conti- œuvre par Emmanuel Macron et ses République, il s’agit d’un plan de nuer à dérouler à la lettre l’agenda prédécesseurs : ordonnances travail, continuité sous-calibré qui poursuit qu’il s’était fixé. suppression de l’ISF, crise des gilets les obsessions néolibérales et la poli- Partant d’un mauvais diagnostic et jaunes, compression des dépenses tique de l’offre engagée depuis le fidèle à son dogmatisme, le gouver- hospitalières, réforme des retraites. Loin de réconcilier le pays avec lui- même, les réformes successives ont renforcé les inégalités de niveau de « Les 118 propositions fixent de nouvelles vie et accru la pauvreté, comme vient de le montrer l’Insee dans une note orientations ambitieuses qui visent du 9 septembre 2020. à articuler la transformation écologique L’épreuve que nous traversons impose une réponse politique sans avec la justice sociale, à réaffirmer le rôle précédent et de grande ampleur. Elle invite à remettre en question nos interventionniste de l’État dans l’économie modes de vie, nos modes de produc- dans une logique de planification en lien tion et de consommation. Elle exige de penser de nouvelles orientations avec l’échelon local, à placer la justice politiques qui répondent aux défis fiscale au cœur de la reconstruction économiques et sociaux comme aux enjeux environnementaux. et à inventer de nouvelles solidarités.»

UN GOUVERNEMENT AU SERVICE DU CAPITAL Le plan de relance du gouvernement début du quinquennat. Ce faisant, nement se concentre sur l’offre et le présenté le 3 septembre dernier, n’est le chef de l’État, en harmonie avec renforcement de la compétitivité des pas à la hauteur des enjeux du les instances exécutives européennes entreprises, quand la situation éco- moment. À l’opposé de la « réinven- et sous couvert d’un discours de rup- nomique exige de soutenir fortement44

NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 • Cause H commune • 61 nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH PARLEMENT, ÉLUS H

44la demande. Telle est cette logique L’URGENCE D’UN PLAN conjuguée à une politique de l’offre qui prévaut avec la baisse de 10 mil- DETRANSFORMATION stratégique où la puissance publique liards d’euros des impôts de produc- ÉCONOMIQUE, SOCIALE joue un rôle de premier rang. Ce fai- tion, une mesure réclamée de longue ET ÉCOLOGIQUE sant, nous affirmons un objectif d’ex- date par le patronat. Comme le soulevait avec justesse tension de la sphère publique qui Loin d’une planification organisée, Antonio Gramsci, « la crise est le permet de répondre aux besoins ce plan du gouvernement se résume moment où l’ancien ordre du monde humains et de garantir notre souve- à un saupoudrage d’aides publiques s’estompe et où le nouveau doit s’im- raineté. aux entreprises qui ne font l’objet d’aucune contrepartie en matière de maintien de l’emploi ou d’engage- « ments écologiques. Ce plan fait le Loin d’une planification organisée, pari naïf du ruissellement en laissant le plan du gouvernement se résume penser que les subventions publiques au secteur privé entraîneront méca- à un saupoudrage d’aides publiques niquement des créations d’emplois, chiffrées par le gouvernement à auxentreprises qui ne font l’objet 160 000 postes. Une ambition qui d’aucune contrepartie en matière paraît ridicule au regard des 100 mil- liards d’euros affichés et des dégâts de maintien del’emploi sociaux constatés. ou d’engagements écologiques.» Cette politique est illusoire car elle n’améliore ni l’activité économique, ni l’emploi, mais vise simplement à restaurer les marges des grandes poser en dépit de toute résistance et Nous proposons un plan de plus de entreprises, au détriment des de toutes les contradictions. Cette 250 milliards d’euros sur trois ans, finances publiques. L’évaluation du phase de transition est justement soit près de 10 % du PIB, qui inclut CICE vient nous le rappeler : seule- marquée par de nombreuses erreurs un engagement nouveau de 85 mil- ment 100 000 emplois ont été créés et de nombreux tourments ». liards de dépenses courantes (ren- en 2013 et 2017 malgré un investis- Au regard de la gravité du moment, forcement du système de santé, sement public de 90 milliards d’eu- nous, parlementaires communistes, déploiement des services publics, ros. L’État planificateur s’efface proposons un plan de transformation mesures de solidarité), auquel s’ajou- devant l’État spectateur qui ne pré- économique, sociale et écologique tent 17 milliards de mesures tempo- tend pas modifier les règles du jeu qui refuse de relancer le monde raires sectorielles, ainsi qu’une enve- du système productif. Un État qui se d’avant mais contient des solutions loppe annuelle de 50 milliards met au service des intérêts du mar- de court terme pour accompagner d’euros dédiée à l’investissement ché, empêchant ainsi toute trans- les « jours avec » ainsi que des dans la transition écologique (trans- formation sociale et écologique de mesures de moyen et long terme ports, logement, agriculture…). Les l’économie. pour construire les « jours d’après ». dépenses courantes et les mesures Inefficace d’un point de vue écono- Ce document fixe de nouvelles orien- de relance sont financées par l’af- mique et écologique, nous pensons tations ambitieuses qui visent à arti- fectation de recettes pérennes alors également que ce plan est injuste culer la transformation écologique que les mesures d’investissement socialement et ne permet pas de avec la justice sociale, à réaffirmer sont financées principalement par répondre à la demande de protection le rôle interventionniste de l’État le recours à l’emprunt. de nos concitoyens. Les mesures de dans l’économie dans une logique Seul un plan audacieux, guidé par la solidarité ne représentent que 0,8 % de planification en lien avec l’échelon justice sociale et l’exigence écolo- des 100 milliards d’euros engagés à local, à placer la justice fiscale au gique, permettra à notre pays de sor- l’heure où une fraction importante cœur de la reconstruction et à inven- tir et de se relever de cette crise. Telle de la population risque de tomber ter de nouvelles solidarités pour est l’ambition que nous portons à dans le chômage et la pauvreté. Avec répondre à l’urgence sanitaire et travers ce document. l ce plan de relance, le gouvernement sociale. Avec ce plan, nous assumons a définitivement choisi son camp, une politique de soutien à la Les 118 propositions : celui du capital. demande au profit des ménages, http://bit.ly/GDR_relance

62 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 vous propose... à l’occasion du centenaire du PCF 3 numéros exceptionnels

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NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 • Cause H commune • 63 CONTROVERSEH

Le riche, version 2020

Pour dénicher les vrais riches, il faut regarder du côté des études des sociologues Pinçon-Charlot (Les Rothschild. Une famille bien ordonnée, La Dispute, 1998), ou consulter la revue (pour riches) Challenges qui établit depuis vingt-cinq ans le palmarès des plus grosses fortunes françaises.

–––– PAR GÉRARD STREIFF ––––

est qui un riche aujourd’hui ? Le voisin du classement…) à 100 milliards d’euros pour la qui a une option de plus sur sa voiture ? famille Bernard Arnault, qui caracole en tête. C’Le terme en effet est plutôt élastique et les dominants excellent pour entretenir la confusion LES RICHES N’ONT JAMAIS ÉTÉ à ce propos, détourner l’attention des vrais possesseurs AUSSI RICHES de richesses. Cet été, par exemple, la presse posait Premier constat, le plus important, le plus sidérant au sujet de la taxe d’habitation cette aussi. L’étude, menée au printemps 2020, question : « Combien doit-on gagner qui tient compte de l’actualité (variations pour faire partie des riches ? » et répon- boursières suite à la COVID, par exemple), dait, en se prévalant de l’INSEE, que « le « Trois Français sur établit que les 500 plus riches ont large- niveau de vie des plus riches est supé- quatre estiment que, ment accru leur poids dans l’économie : rieure à 29 790 euros, soit 2 482,50 euros ils pèsent l’équivalent du tiers du PIB par mois » (Le Parisien, 16 juillet 2020). face à la crise, “il faut français attendu cette année. « Malgré Dans une enquête Odoxa, toujours cet demander une la crise économique provoquée par le été, les sondés estimaient cette fois confinement, le patrimoine des 500 pre- qu’on était riche avec 500 000 euros de contribution spécifique mières fortunes de France ne s’est pas patrimoine et 6 000 euros de revenu aux plus riches”. » effondré. Au contraire. À 730 milliards, il mensuel. De son côté, l’Observatoire n’a jamais été aussi élevé », note la rédac- des inégalités considère qu’on est riche tion. Pour l’économiste Thomas Piketty, avec 600 000 euros de patrimoine ou « ce classement marque une tendance 4 800 euros de revenus mensuels pour un couple. préoccupante que je n’avais pas réalisée avant de Alors, pour dénicher les vrais riches, il faut plutôt consulter (ces) données : l’extraordinaire creusement regarder du côté des études des sociologues Pinçon- des inégalités en France. En dix ans, le montant total Charlot (Les Rothschild. Une famille bien ordonnée), des 500 premières fortunes de France est passé d’un ou consulter la revue (pour riches) Challenges qui total de 210 milliards d’euros à 730 milliards d’euros établit depuis vingt-cinq ans le palmarès des plus en 2020. En part du PIB, on serait donc passé de 11 % grosses fortunes françaises (n° 662, été 2020). Sont à 30 %. Un triplement alors que le patrimoine moyen présentées les 500 plus grandes fortunes qui s’éche- des Français, lui, a progressé à peu près à la vitesse lonnent de 150 millions d’euros (les petits derniers du PIB ! »

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Autre chiffre (nous n’en abuserons pas) : en 2020, en de l’or gris » (Domus, Sedna, Emera, Colisée patri- plein COVID, le patrimoine des 500 progresse globa- moine, Orpea), qui ont su s’enrichir « d’un business lement de 3 %, alors qu’après la dépression de 2008, model avantageux », écrit la revue. À signaler en par- autre année de crise, il avait reculé de 27 %. ticulier dans cette tribu Jean-François Gobertier, Une extraordinaire concentration des richesses est longtemps numéro 2 de DomusVi, qui collectionne donc à l’œuvre, que l’on retrouve symboliquement au restaurants, hôtels, villas, Harley, voitures de luxe, niveau de l’immobilier et des « beaux quartiers ». mais aussi enquêtes préliminaires pour corruption, Ainsi la revue, qui identifie les propriétaires de l’avenue abus de biens sociaux et blanchiment. des Champs-Élysées, note que la famille Bernard Quatrième constat : « Les grandes fortunes n’ont Arnault occupe, sous divers logos, les numéros 50, jamais été aussi critiquées », regrette le responsable 52, 62, 68, 70, 72, 101, 104, 127… de la « plus belle de la revue dans l’avant-propos de ce numéro spécial. avenue du monde ». Il fait état d’un sondage où, notamment, trois Français sur quatre estiment que, face à la crise (tiens, le mot LE RICHE IGNORE LA CRISE revient), « il faut demander une contribution spécifique Second constat. La crise, c’est pour les autres. D’ail- aux plus riches ». l leurs, le tableau des 500 fortunes s’accompagne de ce titre : « Une crise, quelle crise ? » Certes, certaines familles semblent moins chanceuses, celles dont l’essentiel des biens sont dans la restauration, le LA SANTÉ AU TOP transport, l’hôtellerie ; ils perdent quelques places Les biotechs sont dopées. Le secteur de la santé profite mais demeurent dans le hit-parade des grands pos- directement ou indirectement de la crise sanitaire. Les action- sédants. naires de BioMérieux, Eurofins ou Moderna s’enrichissent de plusieurs milliards. Santé et prospérité : ces deux mots s’accordent mieux que jamais. En cette période de pandémie « mondiale, les patrimoines du secteur médical se sont dans En dix ans, le montant leur très grande majorité appréciés. « Ces fortunes sont total des 500 premières constituées de deux catégories, analyse Hervé Ronin, ban- quier d’affaires chez Bryan Garnier. D’un côté les descen- fortunes de France dants de dynasties familiales très établies comme les est passé d’un total Mérieux, les Mauvernay (Debiopharm) ou les Chibret (Théa) ; de 210 milliards d’euros et de l’autre des entrepreneurs plus récents comme Stéphane Bancel (Moderna Therapeutics) ou Jean-Paul Clozel (Idor- à 730 milliards d’euros sia). » en 2020. » Des représentants de ces deux mondes ont directement bénéficié d’un « effet coronavirus ». À 47 ans, Stéphane Ban- cel, qui fait irruption pour la première fois dans le classement de Challenges – directement au 66e rang, avec un patrimoine de 1,45 milliard d’euros – a créé sa biotech ex nihilo à Boston Troisième constat : au top du capitalisme français on (Massachusetts) en 2011. Neuf ans plus tard, Moderna The- trouve d’abord les familles Arnault, Hermès, Wer- rapeutics caracole en tête dans la course aux vaccins contre theimer, Bettencourt, Pinault, les rois du luxe ; on a la COVID-19. Et avec pas moins de quinze nouveaux médi- envie d’écrire que ce palmarès montre une certaine caments dans ses tuyaux, tous développés à partir de la futilité, une vanité de ce capitalisme à la française. technologie révolutionnaire d’ARN Messager, la biotech, On remarque ensuite que le secteur de la santé, au dont le fondateur possède 7,5 %, n’en est probablement sens large, s’avère très profitable. Les actionnaires qu’au début de son ascension. de Biomérieux, Eurofins ou Moderna Therapeutics s’enrichissent de plusieurs milliards (voir encadré ci- Extraits de « Fortunes de France », Challenges, n° 662, p. 200. contre) ; on retrouve aussi ici les propriétaires des EHPAD et des résidences seniors, baptisés « les rois

NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 • Cause H commune • 65 nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH CRITIQUE DES MÉDIAS H Chaque mois, Cause commune donne carte blanche à l’association ACRIMED (Action-CRItique-MÉDias) qui, par sa veille attentive et sa critique indépendante, est l’incontournable observatoire des médias.

Insécurité et « ensauvagement » médiatique

Depuis la fin du mois d’août, la question de l’insécurité fait de nouveau la une des médias. Au programme : mise en spectacle de faits divers, statistiques utilisées à tort et à travers, sondages orientés... Nous revenons sur ce traitement médiatique avec Laurent Mucchielli, sociologue et spécialiste des politiques de sécurité.

–––– ENTRETIEN AVEC LAURENT MUCCHIELLI ––––

Acrimed : Un échange s’est tenu teur des « plateaux télé », même si cela public. D’abord, comme je l’ai rappelé le 27 août sur CNews. Face à David se voit davantage sur une chaîne comme dans mon livre sur la vidéosurveillance Guiraud (LFI), le présentateur CNews que sur une chaîne du groupe (Vous êtes filmés! Enquête sur le bluff affirme tout d’abord que la montée France Télévisions. Le présentateur n’est de la vidéosurveillance, Armand Colin, de la violence est attestée pas ici un journaliste neutre qui distribue 2018) nous vivons dans une société où par les chiffres du ministère la parole et surveille le bon déroulement l’imaginaire a été colonisé par les sciences de l’Intérieur. Puis, son affirmation d’un débat. Il est un acteur central du et les technologies, et où une partie de étant contestée par son contenu du débat lui-même. Il est du la vie quotidienne (mais une partie seu- interlocuteur, il rétorque: reste recruté pour cela. C’est un rôle qui lement) évolue sous l’effet du dévelop- « On s’en fiche des chiffres! s’est « starisé » à la télévision comme pement technologique. Dans cet imagi- Il y a un sentiment dans le pays. » à la radio. C’est le modèle américain du Quelle est votre réaction talk-show qui s’est un peu généralisé, à cet échange? me semble-t-il. Laurent Mucchielli : Cet échange révèle « à mon sens au moins trois choses. Acrimed : Cet extrait pose Le faible recul D’abord, il est typique de l’usage des en particulier la question des journalistes est chiffres comme des arguments d’auto- de la médiatisation des chiffres peut-être aussi rité, leur instrumentalisation: « Ce que des violences ou le problème je dis est chiffré, donc je dis la vérité. » de la délinquance. Dans un article Ensuite, je relève dans cet échange le sur les techniques et les enjeux de la formation passage à une rhétorique et à un voca- de la mesure de la délinquance, initiale et continue bulaire populistes bien connus, notam- vous revenez sur des journalistes. » ment à l’extrême droite. En substance: l’instrumentalisation des chiffres « Les chiffres ne vont pas dans mon sens dans le débat médiatique. mais je m’en fiche car les chiffres sont Comment expliquez-vous le faible le produit du système accaparé par les recul des journalistes par rapport naire, les raisonnements mathématiques, élites, moi je connais le “pays réel”, je à ces statistiques, et vis-à-vis en particulier les probabilités, jouent un vais vous dire ce que ressentent “les de la parole du ministère rôle très important. Ensuite, nous vivons Français”. » Enfin, je note que ce jour- de manière générale? aussi dans une société où le modèle nalisme d’opinion est devenu assez Laurent Mucchielli: Le poids des statis- managérial de l’entreprise privée s’est typique du rôle de présentateur /anima- tiques est devenu énorme dans le débat imposé dans l’administration publique.

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C’est le gouvernement par les chiffres, Acrimed : Chacun a vu ces images que nos journaux, nos radios la culture du chiffre, qui règne partout, d’hommes armés à Grenoble, et nos télévisions y consacrent du commissariat de police à l’hôpital en largement commentées sur les une place démesurée. » Que passant par l’école. Partout, il faut « avoir chaînes d’information en continu, pensez-vous de l’évolution les chiffres » et prouver le bien-fondé de qui étaient en réalité issues… d’un du traitement médiatique son action par les chiffres. clip musical. Entre omniprésence des questions d’insécurité depuis des faits divers et information les années 2000 à la séquence spectacle, peut-on dire que les médiatique actuelle? médias mettent en scène un Laurent Mucchielli: Je vieillis mais j’ai spectacle de l’insécurité monté encore une bonne mémoire, et ce qui « Le thème de toutes pièces? s’est passé cet été m’a rappelé des de “l’insécurité” Laurent Mucchielli: Les rédacteurs en choses déjà connues. Par exemple, le est depuis toujours chef n’inventent pas les faits divers que contexte des années 2001-2002 où l’in- leurs journalistes vont ensuite « couvrir ». sécurité était la question politique et le premier argument Et, sauf exception (comme l’affaire de médiatique numéro 1 parce que c’était des rhétoriques Grenoble), les faits divers utilisés sont une période électorale (municipales de racistes. » bel et bien réels. Par contre, d’abord ils 2001, présidentielle de 2002). Ou encore choisissent ou pas de leur donner de l’été 2010 avec le discours de Nicolas l’importance: les « monter à la une », Sarkozy à Grenoble (déjà…), qui lance les mettre en série les uns après les sa campagne pour la présidentielle de L’effet combiné de ces deux grands pro- autres, y consacrer plus ou moins de 2012. Aujourd’hui que voyons-nous? Un cessus est particulièrement puissant, temps, etc. Ensuite, ils orientent fonda- nouveau gouvernement est nommé en et il donne l’impression d’une rationalité mentalement l’interprétation en trans- qui légitime celui qui l’incarne. Mais ce formant ces faits divers en des faits de n’est souvent qu’une illusion. D’abord, société. Tel crime n’est plus simplement cette mise en chiffres de la société est un crime commis tel jour à tel endroit, « Ils orientent toujours une simplification abusive. Le il devient un révélateur d’une tendance, réel, c’est la diversité et la complexité. le symbole de quelque chose qui traver- fondamentalement Ensuite, les sociétés modernes restent serait toute la société. C’est en cela que l’interprétation mues principalement par des émotions les rédacteurs en chef font de la politique, en transformant et des croyances collectives, par des quoiqu’ils en disent. Quant au contenu enjeux de pouvoir et de domination dans de ces interprétations, il traduit les préoc- ces faits divers la sphère politique, et par la recherche cupations politiques du moment comme en des faits du profit à court terme dans la sphère on vient de le voir, ou bien recycle sot- de société. » marchande. La question sécuritaire illus- tement les sempiternels refrains sur tre bien tout ceci. Mais je dirais que la l’augmentation de la violence, la dispa- crise sanitaire actuelle l’illustre encore rition de la morale, la crise de l’autorité, plus fortement. Nous sommes saturés la rébellion des jeunes… bref le « tout juillet 2020, il a pour mission de piloter de chiffres, gouvernés apparemment fout le camp et c’était mieux avant ». le bateau jusqu’à l’élection présidentielle par des chiffres, et pourtant ce que nous C’est à la fois un discours de vieux et un de 2022, où le président de la République faisons au final n’est pas rationnel du discours de café du commerce pour dire pense qu’il sera une fois de plus opposé point de vue médical. les choses. au final à l’extrême droite. Progressive- Une dernière réponse à votre question ment dans l’été, tout le gouvernement sur le faible recul des journalistes est Acrimed : Dans Violences prend des vacances, sauf MM. Castex et peut-être aussi le problème de la for- et insécurité. Fantasmes et réalités Darmanin. Fin juillet, le Premier ministre mation initiale et continue des journa- dans le débat français se rend à Nice dénoncer « l’insécurité », listes. Je ne sais pas exactement ce qui (La Découverte, 2001), vous féliciter Christian Estrosi et vanter le est enseigné dans les écoles de jour- écriviez: « Les journalistes ont modèle niçois de gestion sécuritaire, nalisme ni qui s’occupe de leur forma- beau essayer de s’en défendre accompagné d’un ministre de l’Intérieur tion, mais il est probable qu’il ne doit et de renvoyer toujours la faute qui ne cache pas que son modèle est pas y avoir beaucoup d’heures de cours sur le voisin, si “l’insécurité” a pris N. Sarkozy. Et comme par hasard, dans de sociologie et encore moins de métho- une telle importance dans les médias, l’été est dominé par deux dologie quantitative. le débat public, c’est aussi parce questions: la Covid et la sécurité. 44

NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 • Cause H commune • 67 nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH CRITIQUE DES MÉDIAS H

44Comme je l’ai souvent dit, le drame du que des chercheurs comme Christian les nombreux commentateurs journalisme contemporain est qu’il ne Mouhanna et moi, et des professionnels d’extrême droite sur les plateaux maîtrise pas son agenda. C’est fonda- courageux, disaient depuis des années des chaînes d’information mentalement l’agenda politique qui fait sur la fabrication politico-administrative en continu… Comment percevez- l’agenda médiatique. De temps à autre, des chiffres de la délinquance. Cette vous le succès médiatique les journalistes arrivent encore à sortir communication par les chiffres a donc de ce terme? une « affaire », un petit « scandale », et un temps disparu au ministère de l’In- Laurent Mucchielli: Ce succès est inquié- prennent ainsi une petite revanche sym- térieur. Des changements importants de tant car il s’agit d’un thème qui fait partie bolique. Mais la réalité quotidienne est logiciel ont par ailleurs perturbé forte- du vocabulaire ordinaire de l’extrême qu’ils sont totalement dépendants de la ment la production des statistiques de droite depuis la fin XIXe siècle. L’immigré communication politique. On parle de police et de gendarmerie en 2014-2016. est toujours assimilé à un « barbare », ceci ou de cela aujourd’hui parce que le Dans le même temps, jugeant probable- un « sauvage », bref un « non-civilisé ». gouvernement a annoncé ceci ou cela ment l’Observatoire national de la délin- Ces dernières années, Marine Le Pen hier en conférence de presse, ou bien quance pas assez fiable (trop soumis au utilise régulièrement le terme d’« ensau- qu’il a décidé de faire une sortie à tel ou ministère de l’Intérieur dans les années vagement ». Depuis 2013 précisément, tel endroit. Et la première chose que lit Sarkozy, alors qu’il était dirigé par un de avec la parution du livre La France, le journaliste désigné pour « couvrir » ses proches: Alain Bauer), Manuel Valls Orange mécanique. L’auteur, un jeune cette « actualité », c’est le dossier de a recréé un service statistique au minis- journaliste d’extrême droite caché sous presse que le gouvernement a concocté. tère de l’Intérieur: Interstats. Ce service un pseudonyme (tout comme son pré-

Acrimed : Le ministre de l’Intérieur a annoncé récemment la mise en place de points presse « Le présentateur n’est pas un journaliste neutre mensuels pour communiquer qui distribue la parole et surveille le bon les « résultats » du ministère de l’Intérieur. Vous rappelez que déroulement d’un débat. Il est un acteur central les chiffres de la délinquance sont du contenu du débat lui-même. » publiés annuellement depuis 1972, mensuellement depuis 2002. Depuis les années 2000, a mis plusieurs années à trouver son facier), y accumulait des chiffres et des comment a évolué la stratégie audience et sa légitimité. C’est le cas faits divers tronqués pour montrer que de communication du ministère aujourd’hui. Et il publie déjà depuis long- tout est la faute « des Arabes et des de l’Intérieur à destination temps des statistiques mensuelles. L’outil Noirs », comme diraient des intellectuels des médias, quel effet a-t-elle est donc déjà disponible. Le risque, que comme Éric Zemmour mais aussi cer- eu sur le traitement médiatique j’avais annoncé à l’époque, étant qu’il tains syndicats de police qui dissimulent des questions d’insécurité? soit à nouveau instrumentalisé un jour. à peine leur racisme. Alors, il n’est pas Laurent Mucchielli: Les déclarations C’est ce qui risque d’arriver avec Gérald très étonnant de retrouver ce vocabulaire récentes de Gérald Darmanin ressem- Darmanin. Il va falloir surveiller ça dans dans des déclarations de Gérald Dar- blent très fortement à celles de Nicolas les mois qui viennent. manin lorsqu’on se renseigne un peu Sarkozy à son arrivée au ministère de sur sa trajectoire politique: on sait qu’il l’Intérieur en 2002. Il s’est ensuivi dix ans Acrimed : Le terme a souvent navigué à la limite de l’extrême d’une politique du chiffre, qui a marqué d’« ensauvagement » a été droite, il suffit de consulter sa biographie toutes les institutions policières. Après employé par le ministre sur Wikipédia. Mais le fait qu’il soit minis- l’élection de François Hollande en 2012, de l’Intérieur le 24 juillet dans tre de la République, de surcroît ministre et la nomination de Manuel Valls à l’In- un entretien au Figaro pour de l’Intérieur, devrait tous nous alarmer. térieur, on a assisté à un reflux, voire à qualifier des faits divers violents La banalisation du racisme est devenue un démantèlement partiel, de l’appareil survenus pendant l’été. Depuis, évidente ces dernières années. C’est statistique mis en place. Le rapport des le terme a saturé l’espace pourquoi j’ai écrit mon dernier livre. Et inspections générales de l’INSEE, de la médiatique et polarisé le débat le thème de « l’insécurité » est depuis police nationale et de la gendarmerie autour de la question toujours le premier argument des rhé- nationale (juin 2013) puis celui de l’ins- d’une explosion de violence au toriques racistes. l pection générale de l’administration sein de la société. Un terme repris, Propos recueillis par ACRIMED. (février 2014) ont écrit noir sur blanc ce « décrypté », attesté par

68 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH FÉMINISME H

La transphobie, maladie infantile du féminisme ?

Les personnes trans’ sont considérées par certaines et certains militants féministes comme des menaces, voire comme l’ennemi principal, comme l’a rappelé l’« affaire J. K. Rowling » cet été. Mais une telle représentation ne fait-elle pas le jeu du patriarcat en divisant les dominés ?

–––– PAR IGOR MARTINACHE* ––––

n plus d’être une romancière qui cache en réalité une attaque en règle contraire, les deux s’opposant aux per- de talent, J. K. Rowling est assu- envers les personnes trans’ et le langage sonnes « cis » qui s’identifient à leur E rément un prodige du marke- inclusif qui s’efforce d’atténuer les vio- sexe de naissance. J. K.Rowling, qui ting. Non contente d’avoir donné le goût lences à leur égard. Rappelons qu’une avait déjà traité deux ans plus tôt une de la lecture à des centaines de millions personne trans’ est quelqu’un qui s’iden- femme trans’ d’ « homme en robe », d’enfants – et d’adultes – dans le monde tifie au sexe opposé de celui qui lui a s’est ensuite longuement justifiée, suite entier à travers les sept tomes des aven- été assigné à la naissance, qu’elle ait aux nombreuses récriminations que son tures d’Harry Potter, l’écrivaine britan- ou non recouru à un traitement médical message a déclenchées pour expliquer nique a également contrôlé de très près les déclinaisons en films et autres pro- duits dérivés de son petit sorcier, s’as- surant une colossale fortune. Et pour- « 85% des personnes trans’ interrogées tant, le 6 juin dernier, il lui a fallu moins de vingt mots pour mettre à bas l’image déclaraient avoir été victimes d’attaques lisse et consensuelle d’écrivaine pour enfants prônant la tolérance et le res- transphobes, souvent de manière pect des différences et déclencher une récurrente, dans la rue, mais aussi au travail de ces polémiques dont les réseaux sociaux numériques ont le secret. Réa- et dans un cercle privé. » gissant à la publication d’un article en ligne intitulé « Créer un monde post- covid-19 plus égalitaire pour les per- sonnes qui ont leurs règles », J. K. Row- pour accorder son corps à son identi- sa position, disant en substance qu’elle ling a posté un tweet ironique tournant fication. On parle ainsi de « femme avait « beaucoup d’empathie » pour les en dérision cette dernière expression : trans’ » (male-to-female en anglais, personnes trans’ mais qu’il n’était pas « Les personnes qui ont leurs règles ? MtF en abrégé) pour désigner une per- pour autant haineux d’affirmer la réalité Je suis sûre qu’il existait un mot pour sonne se considérant comme femme du sexe biologique. Cet épisode a révélé les désigner. Quelqu’un peut m’aider ? mais désignée comme homme à la nais- plus largement une ligne de fracture au Les feumbes ? Les fimmes ? Les sance, et d’ « homme trans’ » (female- sein du mouvement féministe quant à feumdes ? » Une plaisanterie anodine to-male ou FtM) dans la situation la place à accorder aux personnes trans’.44

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44DISSOCIER SEXE BIOLOGIQUE sont néanmoins restés cantonnés aux normes de genre : celui-ci, tout comme ET IDENTITÉ SOCIALE. milieux militants jusqu’à récemment. La finalement celui des femmes cis’, oscille La créatrice d’Harry Potter est en fin de ligne de fracture entre féministes vis-à- ainsi entre conformation, usages stra- compte la représentante la plus illustre vis de la transidentité a été révélée, avant tégiques (consistant à reprendre ces d’une mouvance qualifiée par ses détrac- l’ « affaire J. K. Rowling » par certaines normes à votre compte quand elles peu- teurs de « TERF » pour trans-exclusionary déclarations transphobes de militantes vent jouer en votre faveur) et résistance. radical feminist en anglais (féministes des Femen et colleuses d’affiches anti- Il est donc absurde de chercher à les réi- radicales excluant les personnes trans’) féminicides. Si celles-ci ont raison de fier en leur prêtant des intentions ou des et qui préfèrent se qualifier de « critiques rappeler le rôle important des médecins comportements univoques. Quant aux de la notion du genre », entendue ici dans la prise en compte de la transidentité craintes plus particulières, selon les- comme la possibilité de dissocier sexe dès la fin du XIXe siècle et le développe- quelles les femmes trans’ resteraient marquées par leur prime socialisation masculine et pourraient confisquer la parole des autres femmes, il convient, « explique encore Emmanuel Beaubatie, Comme tout groupe social, celui de les envisager comme des « trans- des personnes trans’ est traversé par une fuges » du genre à la manière de celles et ceux qui franchissent les frontières profonde hétérogénéité. Il en va notamment de classes. Ce faisant, elles contribuent de leur rapport aux normes de genre. » à rendre celles du genre d’autant plus visibles et à mettre en évidence l’arbitraire des rôles sociaux assignés aux membres des deux sexes. En d’autres termes, à biologique et identité sociale de sexe. ment de traitements chirurgicaux et hor- montrer que ceux-ci ne sont pas inscrits Ces militantes et militants ont en com- monaux à partir des années 1920, leur dans la nature, de même que la domi- mun de considérer que la défense des discours tend néanmoins à occulter les nation patriarcale. Enfin, parler comme droits des personnes trans’ mettrait en oppositions très fortes au sein du corps certains de « privilèges » dont bénéfi- danger ceux des femmes cis’. Loin d’être médical et surtout à présenter les per- cieraient les personnes trans’, notam- une simple réaction à la visibilisation sonnes concernées comme de simples ment les hommes, apparaît particuliè- croissante des personnes trans’, cette réceptacles passifs, en niant de ce fait rement déplacé, pour dire le moins, position existe depuis plusieurs décennies leurs souffrances comme leur autonomie lorsque l’on considère les difficultés dans les milieux féministes. L’un de leurs relative dans la mobilisation pour leurs sociales et psychologiques que doivent livres de chevet est ainsi L’Empire trans- droits. En outre, l’affirmation selon endurer ces personnes. Outre un éventuel sexuel publié en 1979 par l’universitaire laquelle l’espèce humaine se diviserait traitement médical souvent lourd pour féministe états-unienne Janice Raymond en deux catégories de sexe bien délimi- l’organisme, celles-ci font face à une qui développe la thèse selon laquelle les tées biologiquement se heurte de front hostilité particulièrement vive de la part femmes trans’ contribueraient au main- au fait que presque 2% des bébés nais- du reste de la population. Ces rappels à tien des stéréotypes de genre et ainsi à sent en réalité intersexués, c’est-à-dire l’ordre sexué, regroupés sous le vocable la domination masculine. Elles partici- sans sexe clairement déterminable, et de transphobie ou « cissexisme », ainsi peraient en effet à la médicalisation de s’en voient assignés un par des traite- que préfère la qualifier Emmanuel Beau- l’identité sexuée et seraient en quelque ments chirurgicaux et hormonaux sou- batie, prennent ainsi des formes variées, sorte des espionnes façonnées par un vent traumatisants pour ces enfants et des plus « banales », comme des corps médical patriarcal afin de « colo- leurs proches. remarques désobligeantes concernant niser » les cercles politiques et culturels l’apparence physique, au meurtre, en féministes et ainsi les neutraliser de l’in- DES ACTES TRANSPHOBES passant par toute la palette des agres- térieur. Janice Raymond n’hésite ainsi BANALISÉS ET DÉLÉTÈRES sions verbales et physiques. Sans oublier pas à écrire que « tous les transsexuels Comme le rappelle le sociologue Emma- leur versant institutionnel, avec le par- violent le corps des femmes en réduisant nuel Beaubatie, comme tout groupe cours du combattant (et de la combat- la vraie forme féminine à un artefact et social, celui des personnes trans’ est tra- tante !) que représente le changement en s’appropriant ce corps ». S’il a suscité versé par une profonde hétérogénéité. d’état civil, et les réticences de certains de vifs débats à sa publication, ceux-ci Il en va notamment de leur rapport aux services administratifs ou entreprises

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privées à entériner celui-ci une fois obtenu. Sans oublier de fortes discrimi- nations dans l’accès à l’emploi, au loge- ment et autres services du quotidien. Sans surprise il en résulte une détresse psychologique importante qui est elle aussi avant tout le produit de relations sociales et non inscrite dans la nature des choses. Lors d’une enquête menée en 2014 par le laboratoire d’idées Répu- blique et diversité, 85% des personnes trans’ interrogées déclaraient avoir été victimes d’attaques transphobes, souvent de manière récurrente, dans la rue, mais aussi au travail et dans un cercle privé. Dans la même enquête, plus de 15% des répondants avaient été victimes d’agres- sions physiques entraînant une incapacité temporaire de travail de plus de quatre jours, 20% relataient une tentative de suicide et 60% un épisode dépressif sérieux. Difficile de prétendre donc que ces personnes ne paieraient pas au prix fort le coût de la domination patriarcale. dant contribuer à reproduire l’ordre du capitalisme et patriarcat, et il s’agit de genre qu’elles s’emploient par ailleurs s’atteler avant tout à trouver les voies NE PAS SE TROMPER à déconstruire en assignant les personnes d’un « féminisme pluriel » replaçant les D’ADVERSAIRES trans’ au sexe qui leur a été attribué à la organes génitaux à la place – secon- Outre que d’un point de vue tactique, on naissance. Soit, paradoxalement, exac- daire– qui est la leur, sans pour autant peut sérieusement douter de la perti- tement ce qu’elles reprochent à ces der- croire que le genre, comme système de nence d’opposer ou même simplement nières. Au-delà cependant de ces contro- représentation du monde en deux caté- de mettre en concurrence les luttes pour verses, il importe de ne pas assimiler gories hiérarchisées en fonction du sexe biologique et auxquelles sont assignés des rôles sociaux, aurait déjà été aboli. Comme l’écrit encore Emmanuel Beau- « batie dans un récent article intitulé « Des Tel est bien “l’ennemi principal”, l’alliance trans’chez les féministes », paru dans tenace entre capitalisme et patriarcat, La Revue du crieur en juillet 2020, un tel discours proclamant l’abolition du genre et il s’agit de s’atteler avant tout à trouver ou l’existence d’autant de « genres » (au les voies d’un “féminisme pluriel” replaçant sens de rôles sexués) que de personnes, « toujours plus populaire, ce type de dis- les organes génitaux à la place cours libéral est sans doute le plus mor- – secondaire – qui est la leur. » tifère de tous car il désarme brutalement la critique de la domination masculine ». Le combat féministe est bel et bien une ligne de crête sur laquelle il importe les droits des femmes et celles pour les pour autant ces féministes radicales aux de ne pas se tromper d’adversaires. l droits des personnes trans’ et queer en réactionnaires de tous bords hostiles aux général, d’un point de vue conceptuel, droits des femmes comme de toutes les *Igor Martinache est agrégé et les militantes étiquetées comme « TERF » personnes LGBTQIA+. Tel est bien « l’en- docteur en science politique. Il est semblent bel et bien à leur corps défen- nemi principal », l’alliance tenace entre enseignant à l’université Paris-Diderot.

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À la naissance de la « société civile »

La notion de « société civile », essentielle chez Gramsci, plonge ses origines dans les développements par Marx de la pensée hégélienne. Et son histoire, qui éclaire son sens vrai, est autrement instructive que la simplification grossière qui nous en a été présentée par la macronie.

–––– PAR JULIE-JEANNE HART* ––––

ans les premiers temps de la l’intention subjective, Hegel la situe dans Cette réconciliation s’opère en trois macronie, on entendait sans les réalisations objectives. Pour lui, la étapes, qui amènent au concept de D cesse parler de la « société moralité subjective n’est qu’un moment « société civile ». Première étape : le civile », pourvoyeuse supposée de préliminaire de la moralité objective, droit abstrait, qui est lui-même un « cadres de haut niveau » acquis au dans laquelle elle se structure et s’ac- dépassement du simple et primitif sen- libéralisme, en retrait par rapport aux complit en s’objectivant dans des réa- timent de liberté, sentiment exalté valeurs républicaines sans en être abso- notamment par Rousseau et les roman- lument détachés, et surtout extérieurs tiques allemands et anglais, qui voyaient à ce qu’il est de bon ton d’appeler « la en lui à la fois l’expérience et la preuve classe politique ». Des spécialistes en de la liberté. À juste titre selon Hegel, somme, pionniers du « nouveau « Sous ce nom qui leur objecte cependant que la liberté monde », destinés à réaliser l’unanimité de “société civile”, ainsi vécue reste enfermée dans les au nom de la science et de la compé- limites de la subjectivité : situation inte- tence. Une illusion qui n’avait rien de Hegel pense nable et contradictoire en elle-même neuf et qui semble bien en passe de se à la fois la vie que celle d’une liberté enfermée ! Le dissiper. économique droit abstrait l’affranchit de cette limi- Il n’en reste pas moins qu’il y a eu, en tation en lui permettant de s’incarner, ce domaine comme en tant d’autres, et sociale d’abord dans la propriété (« le mien ») quelque chose comme une captation et les institutions puis dans la propriété échangée (ce d’héritage : la notion de « société qu’on appellera plus tard « le marché »), civile » n’est rien moins que nouvelle. juridiques. » et enfin par la communauté de fait qu’instaure la pratique des échanges : LA SOCIÉTÉ CIVILE CHEZ HEGEL « Le mien médiatisé par la volonté est Peu avant sa mort, survenue en 1831, devenu commun. » Hegel écrit Principes de la philosophie lisations matérielles et institutionnelles, Deuxième étape : la moralité subjective, du droit. Ce texte, qui est en un sens le et tout ce qui constitue la pratique moment de la scission, par laquelle la couronnement de son œuvre, tient chez sociale. L’esprit objectif réconcilie la conscience individuelle fait valoir sa lui la place que d’autres penseurs accor- liberté et le droit dans un élément com- dignité, son exigence d’être respectée, dent à la morale. En effet, à la différence mun : la vie du citoyen, qui devient de se différencie de la communauté régie de Kant qui place la valeur morale dans ce fait la vraie vie. par le droit abstrait et s’oppose à elle.

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C’est par exemple la révolte d’Antigone qu’elle est dite « civile », se trouve non exercice dans lequel ils se dépassent contre des lois qu’elle considère comme pas l’individu abstrait et interchangeable et s’accomplissent à la fois. injustes. C’est le moment où l’esprit s’op- du libéralisme et des doctrines poli- pose à la lettre, la justice à la légalité, tiques antérieures, mais un vaste et MARX DEVANT LA « SOCIÉTÉ où le scandale arrive, celui du Christ, ou riche ensemble de rapports, le système CIVILE » encore celui de la Réforme protestante. des besoins. Le travail, les échanges On sait que dans les années qui ont suivi Mais ce moment nécessaire et vrai de et les institutions qui les règlent consti- la mort de Hegel, ses disciples se sont la révolte nue doit être dépassé à son tuent la matière et la forme (toujours violemment opposés entre une « droite » tour, car pas plus qu’elle ne saurait se mouvante) de la société civile. L’individu surtout fidèle à la doctrine du maître, concentrer dans le pur sentiment d’elle- n’est libre qu’en tant qu’individu social, qui soulignait les aspects conservateurs même, la liberté ne peut se cantonner non seulement confronté à ces média- de sa doctrine et son éloge de la pro- dans une simple dénégation, aussi jus- tions que sont le travail et les échanges, priété, tandis qu’une « gauche » clair- tifiée soit-elle, de l’ordre social existant. mais formé par elles. Hegel appelle semée où certains – c’est le cas de Marx Le moment de la moralité subjective cela « la culture », et souligne qu’elle –, sans s’illusionner sur le caractère doit donc se dépasser dans celui de la n’est « ni corruptrice, ni simple moyen effectivement conservateur de sa doc- moralité objective. Celle- trine, s’intéressent au ci comprend à son tour contenu de ses analyses et trois moments : la famille, à la fécondité au moins la société civile et l’État. potentielle de sa méthode. La famille, comme l’avait « Il a manqué à Hegel une vue Or une chose saute aux yeux bien vu Rousseau dans ample et exhaustive du travail. de Marx : Hegel n’a pas cher- Le Contrat social, est « la ché à élaborer une « philo- première société ». Un Dans sa Logique, le travail sophie morale » ni une « phi- embryon de société plu- n’apparaît que fugitivement, comme losophie politique », comme tôt, qui certes soustrait le moyen terme d’un syllogisme, l’y invitait une tradition phi- l’individu à sa naturalité losophique multiséculaire. initiale en lui imposant simple geste technique Les réflexions en forme de normes et conventions, d’appropriation, médiation entre célébrations lyriques sur la donc des outils potentiels liberté et la justice ne l’ont de sa libération par rap- le désir et la possession… » occupé qu’un temps, et il a port à la naturalité, mais explicitement appelé à leur qui trop souvent se révèle dépassement. Ce faisant, il être un carcan et a vu avec beaucoup de luci- demeure, par le biais de l’affectivité, de se procurer un plaisir ou un avan- dité quelque chose d’essentiel : les États attachée à la nature. Surtout, chaque tage, mais un travail de défrichement modernes ne sont pas l’incarnation famille se trouve avec les autres dans de la nature et par lequel l’esprit s’ins- d’idées abstraites, mais le lieu où s’ar- un rapport d’extériorité qui est lui aussi talle comme chez lui dans l’extériorité ». ticulent l’économie et la politique. D’un une rémanence de la naturalité, voire De même la justice n’est plus dans autre côté, Hegel est resté tributaire de la sauvagerie initiale. La moralité cette optique une simple aspiration ou d’une conception idéaliste des rapports objective doit donc trouver son fonde- un idéal, mais un ensemble de codes sociaux. Sa critique de la philosophie ment réel ailleurs que dans la famille. et d’institutions destinés à garantir la des Lumières (« ce fut la platitude abso- Elle le trouvera, ultimement, dans l’État, qualité et la réciprocité des échanges. lue ») et de son individu abstrait est par- qui viendra tout harmoniser. Entre les C’est néanmoins, espère Hegel, l’État faitement fondée. Et il a raison de voir deux : la société civile. qui réglera tout, en dépassant la sphère dans la société civile le maillon essentiel Sous ce nom de « société civile », Hegel du système des besoins en permettant entre la structure familiale et la structure pense à la fois la vie économique et aux individus, par-delà l’exercice de la étatique. Tant il est vrai que « le monde sociale et les institutions juridiques. À vie sociale, économique et culturelle, de l’homme, c’est l’homme, la société » la base de la société, et c’est pour cela les moyens d’exercer la citoyenneté, (L’Idéologie allemande). Mais quand44

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44Hegel oppose la société civile « con- de la société, qui fait d’elle un agrégat cation du marché et la prolifération de crète » au « droit abstrait », une question d’individus, et la politique libérale où la marchandise se reflètent dans le décisive se pose : qu’entend-il par n’existe face au capital qu’un individu monothéisme de l’argent. Autant dire « concret » ? En fait il semble bien que « libre », c’est-à-dire isolé, détaché de que la société civile est devenue un Hegel voit dans le travail et les échanges tout milieu familial ou communautaire, ensemble singulièrement contrasté où davantage une médiatisation, moment aliéné à la société et à lui-même. De les logiques de profit s’imposent à l’État transitoire de la « vie de l’esprit », qu’une fait, face aux men of no property, le der- lui-même… médiation, activité pratique menée par nier mot de la société civile bourgeoise C’est cela que, selon Marx, Hegel n’a des humains en chair et en os dans le sera, remarque Marx, la police, seule pas vu. La société civile bourgeoise, telle cadre de rapports sociaux, ce qu’il appel- instance capable de protéger sa pro- qu’elle existe en Angleterre et telle lera plus tard Tätigkeit, activité sociale priété, c’est-à-dire en dernière analyse qu’elle se met lentement en place dans formatrice et autoformatrice. Pour le son égoïsme. les autres pays d’Europe sous ses yeux, dire un peu grossièrement, fait voler en éclats les struc- chez Hegel c’est « l’esprit » tures traditionnelles de la plutôt que le travailleur qui vie familiale et sociale. Dans travaille… les grandes villes comme En d’autres termes encore, « Il y a un lien fort entre dans les campagnes déser- Hegel a eu l’immense la conception idéaliste abstraite tifiées, la solitude devient mérite de désigner, sous le une solitude de masse, de terme de « société civile », de la société, qui fait d’elle même que l’anonymat. ce monde des rapports un agrégat d’individus, et C’est dans ce contexte qu’il sociaux et économiques faut replacer les (trop) célè- que toute une tradition, qui la politique libérale où n’existe face bres formules de L’Idéologie n’est pas que philoso- au capital qu’un individu “libre”, allemande sur la religion, phique, reléguait sous le c’est-à-dire isolé, détaché de tout « opium du peuple », « cor- nom de negotium dans les dialité d’un monde sans activités viles, voire serviles, milieu familial ou communautaire, cœur », « expression fan- de ceux qui ne peuvent pas aliéné à la société et à lui-même. » tastique d’une misère se payer des loisirs (c’est réelle », « cri de la créature le sens du mot negotium, aliénée », « souffrance et qui a donné « négoce »). Et en même temps protesta- il a bien discerné, dans tion contre cette souf- l’écart entre ces activités et la vie poli- Dans les « vieux organismes sociaux », france » : dans une société civile qui, tique au sens strict, l’essentiel de la vie écrit Marx dans Le Capital, tels que les pour s’établir, a disloqué quasiment de la société. Mais il a manqué à Hegel économies antiques et médiévales, l’in- tous les liens, il en subsiste encore un, une vue ample et exhaustive du travail. dividu est « immature », parce que vertical, appauvri, illusoire et malgré Dans sa Logique, le travail n’apparaît « l’histoire n’a pas encore coupé, pour tout réel… Bientôt, une sous-culture de que fugitivement, comme le moyen ainsi dire, le cordon ombilical qui l’unit masse, elle aussi, viendra normer les terme d’un syllogisme, simple geste à la société primitive ». La division du consciences et formater les imaginaires. technique d’appropriation, médiation travail se reflète alors dans le poly- Ces réalités nouvelles, qui seront si for- entre le désir et la possession… théisme. Même dans les sociétés tement pensées par Gramsci et illus- Il y a davantage, et c’est là peut-être médiévales, où l’histoire, pourrait-on trées par Pasolini, ne sont encore qu’en l’essentiel : la critique faite par Hegel dire, a commencé, chaque activité a germe à l’époque où Marx étudie la face de l’individu abstrait et interchangeable encore, sinon son dieu, du moins son sombre de la société civile hégélienne.l des théories libérales est fondée. Mais saint patron. Dans nos sociétés, la mar- la pratique du libéralisme ressemble chandise est protéiforme, envahissante, étonnamment à sa théorie ! Il y a un lien et les activités précaires, où tout ce qui *Julie-Jeanne Hart est doctorante fort entre la conception idéaliste abstraite n’est plus rentable est jetable, l’unifi- en philosophie.

74 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH HISTOIRE H

Archéologue : histoire d’un métier en lutte

Parce qu’il s’agit avant tout d’un métier de passionnés, les archéologues se sont battus de tout temps pour défendre leur activité, leurs recherches, leurs sites et finalement leur statut. Longtemps liés aux débats sur le patrimoine architectural, l’unité lors des luttes ne leur est vraiment venue que sur le tard. Mais à l’heure où les combats ont quitté le champ patrimonial pour celui du social, le corps des archéologues est désormais soudé et fait front.

–––– PAR EMMANUEL GUILLET*

e n’est pas vraiment une sur- constatée des premières lois patrimo- issus de leurs fouilles. Dans leur grande prise, les premiers combats des niales, à protéger et encadrer le secteur majorité, ces érudits ne voient pas le Carchéologues ont été pour faire de l’archéologie, en particulier préhis- contrôle de l’État comme un gage de reconnaître l’importance de leur activité. torique. Une insuffisance notoirement sécurité et de fiabilité pour la recherche, Tout d’abord sur les fronts scientifiques, entretenue par des préhistoriens, farou- mais comme une intolérable intrusion culturels et patrimoniaux. Mais ces chement jaloux de leur pré carré. dans leurs affaires et une tentative de toutes premières luttes, remontant aux Le texte proposé voit immédiatement confiscation des biens patrimoniaux de prémices de la science archéologique, se dresser contre lui une fronde puis- la province par une capitale avide. ont d’abord été menées en ordre dis- sante. Et paradoxale. Car, sous couvert Face à la fronde, le projet de loi est persé. Elles privilégiaient, comme c’était de protéger la recherche archéologique, vidé de son sens en dépit des quelques la norme en ce temps, l’ego universitaire la libre circulation des idées, des voix qui s’élèvent dans la communauté et le refus d’une ingérence des pouvoirs recherches et des objets archéolo- scientifique pour le défendre, et fina- publics, dont le désir de protection, giques, pour le bien de la science, les lement abandonné. Il faudra attendre naissant, était alors perçu comme intru- préhistoriens cherchent avant tout à trente ans et la loi Carcopino de 1941 sif. Une hérésie au vu des critères d’au- protéger leur propriété intellectuelle pour voir enfin naître un véritable enca- jourd’hui. et privée, puisqu’ils sont souvent pos- drement législatif de la discipline sesseurs d’une riche collection d’objets archéologique.44 EGO ET LIBERTÉ : LES PREMIÈRES LUTTES POUR LE PATRIMOINE L’une des plus belles illustrations en « est l’échec, en 1910, d’un projet de loi En 2003, alors que l’INRAP, nouvellement créé, visant à encadrer la recherche archéo- peine à faire face aux besoins, la décision est prise logique et à contrôler les pratiques de par le pouvoir politique d’ouvrir le domaine fouilles. L’histoire est notamment rap- archéologique à la logique de marché. » portée en 2012 dans Les Nouvelles de l’archéologie par Arnaud Hurel. Ce projet législatif de 1910 naît de l’insuffisance

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loi de 1901 dont le but est de servir de relais au ministère de la Culture pour négocier, auprès des aménageurs, la « possibilité d’effectuer des fouilles de sau- Avant, les archéologues se battaient vetage, les mener et les publier. Mais le pour conserver des monuments, des sites, des bouts système reste bancal et n’empêche pas de patrimoine, pour pouvoir transmettre aux gens les destructions patrimoniales et les ce qui est – somme toute – la manifestation scandales archéologiques, comme celui de Rodez où, en 1997, un projet immo- physique de la mémoire du pays. Ils se battent bilier menace de destruction d’importants maintenant pour leur propre survie. » vestiges. Nouvelles frondes des archéo- logues et du public qui se heurte au Pre- mier ministre d’alors, Alain Juppé. Sur le terrain, la victoire sera mince. Mais quatre ans plus tard, en 2001, l’AFAN 44ARCHÉOLOGIE DE SAUVETAGE archéologique. D’autres sites n’auront devient l’Institut national de recherches ET GRANDS SCANDALES pas autant de chances. Mais un nouveau archéologiques préventives (INRAP) et C’est au lendemain de la Seconde Guerre tournant se fait jour avec l’affaire de la l’archéologie préventive, enfin adulte. mondiale que les véritables luttes archéo- Bourse à Marseille. logiques vont apparaître. Des luttes bien En 1967, Gaston Defferre, alors maire de DES LUTTES PATRIMONIALES différentes pour un œil averti, du lob- Marseille, est depuis longtemps désireux AUX LUTTES SOCIALES byisme jaloux que l’on a pu voir à l’œuvre de réhabiliter le quartier de la Bourse, Le principe de l’archéologie préventive dans les années 1910-1913. Elles vont entre la Canebière et la gare Saint- est simple. Là où l’archéologie de sau- peu à peu donner corps au message porté Charles. Depuis la dernière guerre, c’est vetage repose sur une négociation du par la loi Carcopino, à savoir que les une sorte de terrain vague plus ou moins prix des fouilles pendant les travaux archives du sol que sont les vestiges laissé à l’abandon et qui sert de parking entre l’État, l’AFAN et l’aménageur, avec archéologiques et les connaissances qui sauvage. Un projet louable et ambitieux, l’archéologie préventive, les aménageurs en sont issues sont un bien commun à quoique peut-être non dénué d’arrière- financent le prélèvement des données tous. Nous sommes chacun les proprié- pensées. Dès les premiers coups de archéologiques avant même le premier taires et les héritiers de ces vestiges et pioche, aux premiers passages de pel- coup de pioche, suivant un principe « pol- il appartient à tous de les protéger, les leteuse, la haute antiquité de Marseille lueur-payeur » assez logique. En effet, chérir et les faire fructifier, plutôt que refait surface. Remparts, port antique et si le projet d’aménagement a pour consé- de les laisser détruire au seul profit de vestiges de la Massalia grecque jaillissent quence la disparition d’un bien commun quelques-uns. de la terre. Les archéologues se démè- à tous, il est logique que le destructeur En effet, au lendemain de la guerre, le nent pour récupérer ces reliques direc- paye pour sa fouille, son étude et sa pré- pays connaît une frénésie de construction tement dans le godet des pelleteuses. servation immatérielle. On pourrait alors qui culminera à la fin des Trente Glo- L’opinion publique, puis le ministère de croire à la victoire des archéologues et, rieuses. « Glorieuses » pour le pays, la Culture, dirigé par André Malraux, s’en de fait, leur action a définitivement ancré peut-être, pour le bâtiment et les travaux mêlent. Gaston Defferre est furieux. « Ce les vestiges archéologiques au sein du publics sûrement, beaucoup moins pour n’est pas pour quatre petits cons d’ar- bien commun. les archives du sol, puisque celles-ci se chéologues que je vais renoncer à un Mais en 2003, alors que l’INRAP, nou- verront alors bien trop souvent détruites chantier qui va transformer ma ville. » vellement créé, peine à faire face aux sans vergogne et surtout sans étude Une partie du projet immobilier est fina- besoins, la décision est prise par le pou- aucune, pour faire place aux parkings, lement abandonnée et le jardin des ves- voir politique d’ouvrir le domaine centres commerciaux, centres urbains tiges voit le jour. archéologique à la logique de marché. et autres ensembles d’habitations. Ces Cette fouille, effectuée au pas de charge, Une décision qui aura des conséquences destructions vont culminer dans les est l’acte de naissance de l’archéologie funestes pour la profession. Rapidement années 1960, faisant peu à peu émerger de sauvegarde qui deviendra archéologie des sociétés d’opérateurs privées se diverses tentatives de sauvetage. Ainsi, préventive près de trente-cinq ans plus montent ou se recréent, postulent pour le parvis de Notre-Dame de Paris sera tard. En 1973, les archéologues fondent des opérations et les remportent à coups finalement fouillé et partiellement épar- l’Association pour les fouilles archéolo- d’appels d’offres défiant toute concur- gné, donnant naissance à la crypte giques nationales (AFAN), une association rence. Encore une fois, les scandales

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archéologiques se succèdent, cette fois- et la recherche programmée. En effet, ci à base de fouilles bâclées, incom- depuis plusieurs mois, des signaux très plètes, brouillonnes ou simplement « C’est aulendemain négatifs se sont enchaînés, et la loi de hâtives comme les fouilles de la Garanne de la Seconde programmation pluriannuelle de la (Bouches-du-Rhône), une villa romaine, recherche (LPPR) se propose de faire fouillée en 2010 par un opérateur privé Guerre mondiale que peu ou prou aux archéologues univer- qui, à la fin de l’opération, n’a même les véritables luttes sitaires – ainsi qu’aux autres cher- pas pris la peine de prélever les archéologiques vont cheurs – la même chose que ce que colonnes, mosaïques et autres enduits subissent déjà nombre de techniciens peints, les laissant sur place à attendre apparaître. » de fouille du secteur préventif. Le texte, le bulldozer. selon leur analyse, aura pour consé- Les conséquences les plus graves de quence une précarisation massive et cette ouverture du « marché archéolo- une privatisation tout aussi importante gique » ne sont pas tellement pour le nale, « le marché des fouilles est toujours de l’université. Tout y est, titularisation patrimoine. Les premières victimes de assez tendu ». conditionnelle, contrats doctoraux au cette décision politique malavisée sont À ces difficultés viennent s’ajouter celles rabais, logique de compétitivité, mesures les archéologues eux-mêmes. Pour la provoquées par les récentes lois sur le déjà néfastes pour la recherche univer- première fois, ils se voient menacés dans chômage ou les retraites. La réforme sitaire au sens large, mais pouvant tou- leur survie économique. En effet, la du chômage en particulier est réellement cher à l’absurde dans le cas de la course au mieux-disant a transformé problématique pour les personnels de recherche historique ou archéologique. leur rémunération, et leurs conditions fouille préventive. Selon le GAEL, regrou- Comme le secteur de l’archéologie pré- de travail en une variable d’ajustement. Il faut fouiller vite, de plus en plus, pour faire du chiffre, obtenir les marchés et maintenir une marge viable de bénéfices. « Les salaires et défraiements sont rognés Les luttes vont peu à peu donner corps petit à petit, le recours aux CDD explose, aumessage porté par la loi Carcopino, à savoir la précarité des travailleurs aussi. Pour queles archives du sol que sont les vestiges la première fois, les luttes des archéo- logues glissent du terrain patrimonial archéologiques et les connaissances qui en sont au terrain social. issues sont un bien commun à tous. »

UN FRONT HORIZONTAL Le marché archéologique n’est pas un terrain adapté à la libéralisation sauvage, pement informel d’archéologues en ventive, l’archéologie universitaire risque ainsi que le souligne en 2015 un rapport lutte : « En plus des difficultés maté- donc de disparaître aujourd’hui, dans de la députée Martine Faure à la ministre rielles et physiques, il y a dans cette les quelques années qui viennent. Avant, de la Culture, Fleur Pellerin. « Il n’y a réforme du chômage, une menace les archéologues se battaient pour pas, dans le domaine de l’archéologie directe pour notre survie. C’est-à-dire conserver des monuments, des sites, préventive, un “marché” en pleine expan- que la moyenne des contrats est très des bouts de patrimoine, pour pouvoir sion, ni de stabilité économique certaine. courte, très inférieure à la limite des six transmettre aux gens ce qui est – somme La réalité est celle d’un marché réduit. » mois nécessaire, dans la réforme, pour toute – la manifestation physique de la Un marché réduit donc, qui, alors que ouvrir des droits. Nous, archéologues, mémoire du pays. Ils se battent main- les conditions de travail, de rémunération, sommes condamnés à très court terme tenant pour leur propre survie. Comme de sécurité de l’emploi décroissent sen- par les réformes qui viennent d’être si, après avoir tout fait au siècle dernier siblement depuis déjà plusieurs années, prises. » pour éradiquer cette mémoire, l’on sou- connaît un brusque resserrement à partir Aujourd’hui, aux abois, les archéologues haitait, lors de ce siècle-ci, éradiquer de 2012. Les techniciens de fouille en coordonnent leurs revendications, dans ceux qui la portent. l sont les premières victimes et la loi Patri- un mouvement plus horizontal que syn- moine de 2016 n’a pas résolu ce nœud dical. Et ces revendications vont bien gordien. Comme le confirme un rapport au-delà de l’archéologie préventive *Emmanuel Guillet est fouilleur d’évaluation de 2019 à l’Assemblée natio- puisqu’elles touchent aussi l’université bénévole et journaliste.

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Se déplacer à vélo en ville : entre nécessité, loisir et émancipation

Dans un contexte de crise écologique apparaît une absolue nécessité de repenser nos modes de consommer, de produire, d’habiter ou de se déplacer qui se traduit par le développement, certes encore frileux en France, des modes de transport urbains, dits « doux ».

–––– PAR LE COLLECTIF LES URBAIN·E·S* ––––

i certains modes de transport à l’activité professionnelle (qu’elle soit que la flânerie est plutôt masculine. De sont relativement nouveaux, salariée ou domestique). Mais le vélo même la déambulation est plus con- Sd’autres ont en réalité marqué a aussi, pour les femmes notamment, trainte quand le corps, en vieillissant, les modes de déplacement et l’aména- été un outil de revendication pour l’éga- nécessite plus de soutien, d’assise. Or, gement des villes d’hier. Ils redeviennent lité, un outil d’émancipation. démographiquement, ces derniers élé- « à la mode » sous l’effet d’une nécessité Lire les déplacements, notamment au ments concernent essentiellement les écologique ou économique. C’est le cas prisme des rapports sociaux de genre, femmes. Le constat qu’établit Jacque- du tramway, mais c’est aussi le cas du implique de prendre en compte la pro- line Coutras en 1993 est toujours valable: vélo. Selon une étude du ministère de position des « murs invisibles » qui ont «Les femmes ont des déplacements la Transition écologique et solidaire plus à voir avec les restrictions de dépla- qui dans leurs caractéristiques les parue en juillet 2018, la part du vélo mieux mises en évidence par les sta- dans les déplacements des Français a tistiques épousent globalement celles fortement chuté depuis 1970. Celle-ci de la catégorie sociale à laquelle elles passe en effet de 10 % au début des appartiennent. Mais elles sont aussi années 1970 à seulement 2,7 % « Les cyclistes traditionnellement rattachées à la vie aujourd’hui. urbains en France familiale et donc à son espace priori- taire, le logement, le quartier. Elles UNE APPROPRIATION se répartissent entre seraient ainsi invisibilisées dans l’espace INITIALEMENT MASCULINE 60 % d’hommes public urbain hors de la “proximité rési- Cependant, l’usage du vélo en ville se dentielle” – ce périmètre accessible à développe peu à peu ces dernières et 40 %de femmes. » pied qui prolonge le logement dans l’ex- années, surtout en milieu urbain. L’ap- térieur public en servant à la réalisation propriation de ce moyen de transport, des tâches familiales non effectuées initialement masculin, bourgeois éclairé dans le cadre familial. » et citadin, s’est peu à peu étendue aux cement induites par un sentiment d’in- femmes de cette classe sociale puis sécurité, mais également les spécificités FEMMES À VÉLO, HISTOIRE plus largement aux hommes et aux liées à des situations familiales, per- D’UNE ÉMANCIPATION ? femmes de classes moyennes et popu- sonnelles ou professionnelles, qu’à Le vélo a contribué à libérer les femmes laires. Les motifs de l’usage du vélo ont l’aménagement de la ville. Ainsi, le fait de leur carcan imposé par la société, à également évolué et évoluent encore est connu que les déplacements condi- commencer d’abord par leur carcan aujourd’hui entre loisir, sport de haut tionnés par des activités reproductives vestimentaire, la jupe obligatoire entre niveau et moyen de transport nécessaire sont majoritairement féminins, tandis autres. Impossible d’évoquer l’histoire

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avec la naissance de la bicyclette moderne (plus confortable et plus accessible) que son usage se répand « Nouvel outil de loisir, mais aussi support dans l’ensemble des classes sociales. d’unelibération des mobilités pour celles La bicyclette devient bientôt le moyen de transport privilégié de la classe qui l’utilisent, le vélo, est alors perçu par certains ouvrière (majoritairement des hommes hommes (en position de pouvoir, les médecins dans un premier temps, mais très vite notamment) comme un danger des « jeunes filles, des femmes, dactylos et vendeuses, pédalaient allègrement dans l’ordre patriarcal. » vers leur besogne quotidienne », nous rappelle James-Edward Ruffier en 1966) ne pouvant accéder au nouvel outil de la mobilité, l’automobile alors réservée du vélo et des femmes sans évoquer et lisent, pour celles qui ont pu étudier, à la bourgeoisie urbaine. Au cours du les suffragettes qui ont permis aux Le Vélocipède illustré. Cette liberté de XXe siècle, la bicyclette, produit industriel femmes de porter des pantalons bouf- pédaler n’était pourtant pas acquise. À type, va en effet devenir accessible à fants, dits bloomers, pour enfourcher l’époque, pratiquer une activité sportive ceux qui la produisent. leur bicyclette. Ce terme de bloomers comme passe-temps paraît inconceva- provient du nom de la militante amé- ble, surtout lorsqu’on est une femme. FREINS À L’USAGE DU VÉLO ricaine du droit des femmes, Amelia De plus, bien des médecins d’alors s’in- PARLES FEMMES Bloomer qui, au XIXe siècle, lutte pour quiètent qu’un engin comme le véloci- Il n’existe que très peu d’enquêtes natio- une réforme vestimentaire pour les pède soit préjudiciable à leur santé, nales concernant les mobilités, et femmes, en défendant un « ensemble notamment à leurs organes reproduc- encore moins l’usage du vélo en ville. composé d’une jupe courte portée sur teurs. Par exemple, dans son ouvrage Or certaines statistiques éparses pro- un pantalon à la turque ». Ce vêtement, L’Hygiène du vélocipédiste, le docteur duites par des municipalités (Bordeaux, permettant une aisance de mouvement Philippe Tissié écrit en 1888 que le vélo Grenoble ou Paris, etc.), des associations que n’offraient pas les longues robes ne peut qu’entraîner ulcérations, hémor- et collectifs de promotion du vélo de l’époque, est utilisé à partir des ragies, maladies et inflammations chez (réseaux L’Heureux Cyclage par exem- années 1890-1900, particulièrement les femmes (et non les hommes). Nouvel ple) ou le ministère de la Transition éco- dans la pratique de la bicyclette. Ce outil de loisir, mais aussi support d’une logique et solidaire donnent à peu près changement est suffisamment impor- tant pour que deux circulaires, en 1892 et en 1909, lèvent partiellement l’inter- diction du port féminin du pantalon, et « ce, seulement « si la femme tient par Au-delà des motivations, la main un guidon de bicyclette ou les des représentations ou des itinéraires, rênes d’un cheval». La bicyclette, si elle l’équipement du vélo semble aussi se faire n’a pas inventé le port du pantalon, l’a accéléré et répandu. le reflet de normes de genre socialement Notons que ce sont les femmes de construites. » milieux bourgeois qui, les premières, vont enfourcher une bicyclette, dès les années 1860. Le vélo devient l’accessoire à la mode, un signe d’élégance dans les libération des mobilités pour celles qui le même résultat : les cyclistes urbains milieux huppés progressistes de la capi- l’utilisent, le vélo est alors perçu par en France se répartissent entre 60 % tale. Son prix très élevé le rend inac- certains hommes (en position de pouvoir, d’hommes et 40 % de femmes. D’après cessible pour les milieux populaires. les médecins notamment) comme un l’INSEE, en 2015, 2 % des actifs ayant Ces Parisiennes aisées font du vélo au danger dans l’ordre patriarcal. un emploi vont travailler à vélo. Les bois de Boulogne ou dans des manèges C’est à partir de la fin du XIXe siècle, femmes vont moins souvent travailler44

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44à bicyclette que les hommes, tandis La pratique masculine est aussi davan- en mécanique de base. De la même qu’elles empruntent plus fréquemment tage liée aux performances physiques. façon, dans l’enquête menée par David les transports en commun. Ainsi, 2,4 L’influence des médias (survalorisation Sayagh à Montpellier et Strasbourg, la % des hommes se rendent au travail à du sport masculin au détriment des majorité des hommes déclarent savoir bicyclette contre 1,5 % des femmes. Les pratiques et compétitions féminines réparer une crevaison, alors que c’est cadres et les diplômés du supérieur par exemple) ou des pairs jouent éga- le cas de seulement une jeune femme recourent plus à ce mode de déplace- lement un rôle déterminant dans cet sur dix. Ces constats renforcent la per- ment que les autres actifs (INSEE, 2017). apprentissage et ces pratiques genrées tinence des ateliers d’autoréparation La littérature pointe du doigt plusieurs de l’activité physique, dont le vélo. de vélo qui se développent de plus en freins à l’usage du vélo par les femmes. Plusieurs travaux montrent que le vélo plus, et qui, pour certains d’entre eux, Citons par exemple, en nous appuyant est considéré par les femmes comme proposent des créneaux en non-mixité sur les travaux menés par Floriane un moyen de se déplacer plus sereine- choisie. Quelque peu mises en difficulté Ulrich ou Yves Raibaud à Bordeaux, la ment dans l’espace public, de jour par les récentes politiques nationales question des normes vestimentaires comme de nuit. de réduction des budgets des collecti- vités territoriales (principaux soutiens à ces associations), ces structures sont pourtant de véritables leviers de déve- « Les mobilités des femmes, encore loppement de la pratique du vélo pour toutes et tous. Ces structures de pro- largement assignées aux tâches motion du vélo, de taille très variée, s’ap- domestiques et au care, se voient davantage puient sur des statuts et des modes de soumises à des aménagements temporels fonctionnement différents (entreprises, associations ou collectifs plus informels, et matériels que supportent moins gestion plus ou moins horizontale de la les hommes.» prise de décision, emplois salariés et/ou aide à la réinsertion professionnelle…). Si ces ateliers sont d’abord apparus dans de grandes agglomérations, ils sexuées lorsque jupes, tailleurs, talons, Au-delà des motivations, des représen- sont maintenant présents sur une coiffure, maquillage font implicitement tations ou des itinéraires, l’équipement grande partie du territoire français. On partie d’une « tenue professionnelle » du vélo semble aussi se faire le reflet en recense également dans de nom- de bien des secteurs, alors qu’ils sont de normes de genre socialement cons - breuses villes de taille moyenne, voire peu compatibles avec la pratique du truites. C’est le cas de la possession de dans de petites communes. Un quart vélo, leur crainte de tomber ou de se porte-bagages – permettant donc de des ateliers fixes sont situés en zone faire renverser ; d’autres, l’embarras transporter des courses – ou bien des éligible aux contrats de ville (anciennes que représenterait une « panne » sièges enfants. Les femmes sont plus zones urbaines sensibles). Au début des (déraillement, crevaison), ainsi que les nombreuses à posséder ce type d’équi- années 1990, les premiers ateliers vélo agressions d’hommes (réflexions, pement sur leur vélo que les hommes. voient le jour à Lyon et à Grenoble. Idée moqueries, sifflets, comportements Les mobilités des femmes, encore lar- alors novatrice, c’est seulement à partir sexistes ou misogynes). La charge de gement assignées aux tâches domes- des années 2000 que le concept s’étend s’occuper de tiers revient souvent aux tiques et au care, se voient donc davan- sur d’autres territoires. l membres féminins d’un foyer. Or on tage soumises à des aménagements observe une baisse de l’utilisation du temporels et matériels que supportent vélo par les femmes au premierenfant, moins les hommes. Extrait de Corinne Luxembourg, et l’abandon au deuxième. Damien Labruyère, Emmanuelle Faure, Les Sens de la ville, Elles n’envisagent plus d’utiliser leur ATELIERS D’AUTORÉPARATION, Le Temps des Cerises, 2020. vélo, évoquant la multitude de leurs UNE IDÉE NOVATRICE *Association ayant pour objet déplacements (accompagnement des Enfin, les jeunes femmes enquêtées de produire et promouvoir enfants, courses, travail) et des trajets indiquent que le sentiment de vulnéra- la recherche scientifique et citoyenne plus complexes que ceux des hommes. bilité est également lié aux compétences en études urbaines.

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Restaurer un tableau Juste avant le confinement, les élèves d’une école d’art, sous la conduite de leur professeur, ont restauré devant nos yeux le tableau de Charles Antoine Coypel (XVIIIe siècle), d’après Rubens, Thomyris fait plonger la tête de Cyrus dans un vase rempli de sang. Celui-ci doit être exposé aux archives municipales de Lyon lors de l’exposition « L’Académie des sciences, belles-lettres et arts et la ville de Lyon », à partir de janvier 2021. L’académie et les archives ayant des budgets limités, ce travail a été effectué dans un cadre scolaire local.

–––– ENTRETIEN AVEC SABINE DE PARISOT* ––––

Comment restaure-t-on les altérations en trois grandes familles : Restaurer, même le plus un tableau ? biologiques, physico-chimiques, méca- délicatement possible, n’est-ce La première attitude d’un conserva- niques. La poussière étant très acide, pas forcément un peu transformer, teur-restaurateur, devant un tableau à le vernis ternit, et la lisibilité diminue voire tricher ? Et les opérations restaurer, est d’établir un diagnostic d’autant. Si la mécanique du support sont-elles toujours réversibles ? rapide sur l’état général et de compren- (châssis, toile) est fragilisée, le maintien Les restaurateurs d’œuvres d’art ont dre l’état mécanique de cet ensemble, se détend, entraînant l’affaiblissement voulu associer le terme de « conserva- châssis, toile et surface picturale. Un général. En cas de fort taux ou/et de teur-restaurateur » à l’exercice de leur constat d’état, ainsi qu’un protocole, changement hygrométrique (exposition profession car il était important d’intégrer est mis en place avant toute intervention au soleil, taux d’humidité excessive), cette notion de conservation avant même et permettra de mesurer le degré et la une rupture de la mécanique ainsi que celle de restauration. Le restaurateur hiérarchie des priorités. Comment res- la perte d’adhésivité affecteront la aborde une œuvre d’art avec modestie taure-t-on est un vaste sujet qui s’étend couche picturale. Les chocs, les chutes et humilité. La déontologie engage des du support toile à l’état d’un vernis, à entraîneront des ruptures de toile, des notions de minimalisme dans leurs inter- la structure de la toile peinte, etc. manques et déformations. Enfin, l’en- ventions, en respectant les règles sui- vahissement possible de champignons vantes : lisibilité, réversibilité et stabilité. Un tableau, même se créera si le tableau reste dans un Ces notions sont écrites dans une charte correctement conservé, se modifie climat humide trop longtemps. que tout conservateur-restaurateur se au cours du temps (poussières, doit de connaître et d’appliquer. 44 humidité, température, parasites, etc.). Quelles sont les dégradations qui peuvent lui arriver ? Un tableau subissant les affres du « L’expérience parfait la technique, le goût temps, les dégradations se manifestent par l’empoussiérage, le jaunissement parfait la délicatesse d’une intervention, du vernis, le relâchement du support, lesnotions scientifiques sont une nécessité de la toile, entraînant la perte de lisibilité absolue dans tous les cas. » de l’œuvre, ou la rupture adhésive de la couche picturale. On peut résumer

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s’en tenir au minimalisme, c’est-à-dire de traiter l’aspect purement esthétique. « La première attitude d’un conservateur- Quels produits et quelles restaurateur, devant un tableau à restaurer, techniques utilisez-vous ? est d’établir un diagnostic rapide sur l’état Vous portez des masques [c’était général et de comprendre l’état mécanique avant le confinement !], y a-t-il des dangers pour les restaurateurs ? de cet ensemble, châssis, toile Les produits utilisés pour procéder au et surface picturale. » dévernissage sont une combinaison de différents hydrocarbures, etc., choisis après avoir été testés. Ils nous permet- tent de dégager la première couche de tifs… Les anciens apprenaient leur vernis. En premier lieu, nous procédons 44 Pour bien restaurer un tableau, métier au travers d’un très long appren- à un dépoussiérage face et revers ainsi quelle formation scientifique, tissage, où chaque étape était une répé- qu’à un décrassage avec un tensio-actif. technique, artistique, faut-il ? tition ; de nos jours, l’art est approché Le revers de la toile a été gommé de Différents types d’école proposent leurs de façon nettement plus éphémère ! manière à décrocher à sec la couche formations. Il existe des écoles d’État, Les supports et les techniques sont de crasse acide ; nous avons pu dégager telles que l’Institut national du patri- divers et variés. aussi la poussière et les amalgames moine, des formations universitaires Prenons l’exemple de la toile qui auront pu glisser entre le châssis (Tolbiac) ; l’École d’Avignon et l’École dont vous vous occupez ici. Dans et la toile. Toute manipulation de sol- de Condé (Lyon et Paris) offrent un quel état l’avez-vous trouvée ? vants comporte obligatoirement des enseignement privé. L’expérience parfait Ce magnifique tableau a déjà subi plu- risques, le conservateur-restaurateur la technique, le goût parfait la délica- sieurs opérations, telles que : rentoilage, porte un masque de protection lors de tesse d’une intervention, les notions dévernissage, revernissage, mastic, ses interventions. scientifiques sont une nécessité absolue retouche. Nous l’avons trouvé dans un dans tous les cas. état d’encrassement assez poussé. Quels sont les risques Notre travail a simplement consisté à decommettre des erreurs Ces travaux sont-ils effectués faire un allègement de vernis, car le irréversibles ? par des restaurateurs temps était limité pour entreprendre Le risque de commettre des erreurs indépendants, par des services un travail plus approfondi (que l’aca- irréversibles fait partie du risque publics, par des associations, démie n’aurait d’ailleurs pas les fonds humain. Il peut être la preuve d’un com- ou par des entreprises privées pour payer). portement innocent ou imprudent, voire à but lucratif ? incompétent. Nous avons veillé à ce que Ces travaux sont réalisés par des Comment faut-il le traiter pour le professionnalisme qui nous a été « conservateurs-restaurateurs » diplô- qu’ilsoit présentable à l’exposition demandé soit de mise. Notre interven- més, agrées par les Monuments histo- organisée bientôt (janvier 2021) tion fut très légère. l riques, par les musées, salariés ou non, par l’académie, qui en est en entreprises indépendantes ou non. propriétaire, et les archives *Sabine de Parisot est restauratrice. Certains chantiers nécessitent plusieurs municipales de Lyon ? Elle enseigne en filière conservation- personnes, quand les tableaux sont très Nous sommes intervenus sur cette restauration du patrimoine. grands, ou bien que la renommée d’un œuvre pour qu’elle soit présentable à Propos recueillis par Pierre Crépel atelier autorise le travail de nombreux l’exposition. Nous l’avons traitée en fai- Note : Cet entretien s’est volontairement restaurateurs. sant simplement un allègement très limité à des questions naïves au plus près fin et en intégrant des retouches sur du travail effectué dans la salle de l’académie. Nous n’abordons pas Les défis sont-ils les mêmes d’anciennes retouches car nous ne vou- ici divers problèmes importants tels que pourun tableau qui a 100 ans lions pas toucher en profondeur la la concurrence entre écoles publiques etunautre qui en a 500 ? dérestauration. Cela aurait nécessité et privées, les différences de diplômes, Je suis tentée de vous répondre que un travail assez lourd pour une inter- le coût des études, les débouchés chaque tableau est un défi, quelles que vention d’assainissement. Ce tableau des étudiants, les conditions de travail des personnels, la place de l’argent soient son époque, sa technique, la n’était pas dans un état de dégradation dans les métiers d’art. Nous souhaitons noblesse de ses matériaux constitu- urgente et nous avons fait le choix de y revenir dans un proche avenir.

82 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH DROIT H

Droit à la différenciation territoriale ? Depuis quelques mois, la question de la décentralisation revient au centre du débat politique par la mise en avant d’un droit à la différenciation territoriale. Cette notion introduit une rupture inquiétante dans les valeurs et les principes de la République. C’est ici l’égalité républicaine, imaginée par les révolutionnaires de 1789, qui est directement menacée.

–––– PAR JEAN-CHRISTOPHE CERVANTÈS* ––––

our comprendre cette évolu- ticularismes locaux. C’est le gouver- tion des règles aux territoires et pou- tion, il faut en préalable pro- nement d’Édouard Philippe qui a voir, le cas échéant, aboutir aussi à P céder à quelques rappels. La remis explicitement à l’ordre du jour des transferts aux collectivités pour décentralisation a permis aux collec- ce droit à la différenciation territoriale. une répartition plus efficace ». tivités locales de disposer d’une auto- En 2017, le président de la République Pour contourner la voie d’une révision nomie démocratique, administrative déclarait devant les maires : « L’égalité constitutionnelle impossible pour et financière. Les élus locaux agissent républicaine est un de nos grands cause d’absence de majorité au au quotidien pour mettre en œuvre principes mais elle ne doit pas se tra- Sénat, le gouvernement a déposé un des politiques publiques répondant duire en une uniformité de la norme, projet de loi organique portant aux besoins des habitants. Si les col- parce que les territoires ne sont pas réforme du droit à l’expérimentation lectivités doivent respecter le droit plongés dans les mêmes situations. des collectivités territoriales et pré- national, elles ont des marges de » Il s’agit pour lui de « conférer aux pare, pour la fin de l’année, un projet manœuvre pour agir en faveur de pro- collectivités une capacité inédite de de loi de déconcentration, décentra- jets et de vrais choix politiques. Par différenciation, une faculté d’adapta- lisation et différenciation, dit « 3D ». exemple, lorsqu’une commune décide Ces deux textes veulent accorder un d’assurer la cantine scolaire, elle aura droit à la différenciation territoriale le choix soit de gérer elle-même ce en donnant la possibilité aux collec- service, soit le déléguer à un pres- tivités de déroger à la loi. Si des tataire privé. Elle pourra pratiquer « La formes de différenciation existent ou pas une politique tarifaire basée décentralisation, déjà, la reconnaissance d’un tel droit sur le quotient familial de la CAF et serait un danger car il accentuerait avec un nombre plus ou moins impor- depuis les lois les inégalités territoriales déjà pré- tant de tranches. Les politiques Defferre de 1982, gnantes aujourd’hui. Il serait parti- publiques, de par leurs multitudes et est organisée en culièrement néfaste pour la démo- le pouvoir discrétionnaire laissé aux cratie et permettrait à l’État de mieux élus locaux, sont ici une source de respectant les organiser la concurrence entre les différenciation que l’on pourrait qua- principes d'égalité territoires. lifier de naturelle, puisque découlant et d'indivisibilité de gestions politiques différentes. UNE DÉCENTRALISATION SOURCE En revanche, plus récente est la de la D’ÉGALITÉ ET D’INÉGALITÉS volonté étatique de reconnaître la dif- République. » Si la différenciation territoriale est férenciation territoriale comme un difficile à définir c’est qu’elle ne fait droit à la différence fondé sur les par- pas partie des principes de l’État uni-44

NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 • Cause H commune • 83 nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH DROIT H

44 taire dont la Révolution de 1789 a jeté la culture, la construction des écoles… certaines lois ou règlements. Les les bases. Cette organisation unitaire À condition que les moyens financiers communes ou les intercommunalités de l’État implique qu’il revient au soient réellement assurés par l’État, pourront demander, dans le cadre de parlement, représentant le peuple, la décentralisation permet de déve- leurs projets d’urbanisme, de déroger d’édicter la loi. Par ailleurs, c’est le lopper plus de proximité avec les à certaines règles de protection du principe d’égalité qui impose un droit citoyens, afin de répondre à leurs littoral. On peut imaginer ce que ces et une organisation administrative besoins. Mais elle peut impliquer, identiques sur tout le territoire natio- dans les faits, des formes de différen- nal. Ainsi, les collectivités ne peuvent, ciation dans les politiques publiques sauf dans certains cas en outre-mer, des collectivités pouvant accentuer ni édicter une loi, ni adapter le droit les inégalités entre territoires. Par « selon les circonstances locales. La exemple, le récent transfert par l’État Si des formes création des municipalités et des de la gestion du temps périscolaire de différenciation départements visait à garantir une par les communes a engendré, pour existent déjà, application du principe d’égalité entre celles-ci, des coûts budgétaires sup- les citoyens. Où que l’on soit en plémentaires. En effet, le transfert de la reconnaissance France, le droit s’appliquant de cette responsabilité s’est opéré sans d’un tel droit serait manière identique, les citoyens doi- compensation financière, aggravant un danger car vent pouvoir s’adresser aux mêmes ainsi les disparités entre communes. institutions au niveau local. Cela Mais la dérive et le danger se situent il accentuerait implique que les communes, les vraiment dans la reconnaissance les inégalités départements puis les régions soient explicite d’un droit à la différencia- organisés et régis par les mêmes tion. Les lois de décentralisation de territoriales déjà règles. 2003-2004 ont introduit les premiers prégnantes contours de ce droit avec l’inscription, aujourd’hui. » dans la Constitution, d’un droit à l’expérimentation permettant aux collectivités de déroger, à titre expé- « La majorité rimental à certaines lois ou règle- ments. Depuis 2003 il n’y a eu que dérogations engendreraient comme présidentielle quatre expérimentations, dont la déli- « passe-droits » lors des délivrances souhaite vrance du RSA qui a d’abord fait l’ob- de permis de construire. Avec la dif- jet d’une expérimentation dans férenciation territoriale, les collecti- ardemment en finir quelques départements avant d’être vités pourront appliquer un droit dif- avec le principe étendue à tous. La réforme territo- férent mais aussi posséder des d’égalité, jugé riale (2010-2017) a amplifié la logique compétences variant d’une collecti- « différencialiste », afin de privilégier vité (d’une même catégorie) à l’autre. comme les territoires urbanisés au détriment Une région pourra demander, par un obstacle à du périurbain et des zones rurales. exemple, d’agir dans le domaine de un néolibéralisme Cette réforme a créé des différences la prévention de la délinquance, alors de statut entre collectivités territo- que cela relève en principe des com- débridé. » riales. À titre d’illustration, la métro- munes et des départements. pole de Lyon est une collectivité à Récemment, le gouvernement a déjà statut particulier, qui a absorbé une eu l’occasion de mettre en œuvre son partie du département du Rhône et projet avec la fusion des départements Mais il faut bien préciser que la décen- dispose de compétences très impor- du Haut-Rhin et du Bas-Rhin qui for- tralisation, depuis les lois Defferre de tantes la mettant en concurrence meront, à partir du 1er janvier 2021, la 1982, est organisée en respectant les directe avec la région Auvergne- collectivité européenne d’Alsace (CEA). principes de d’égalité et d’indivisibilité Rhône-Alpes. Cette nouvelle collectivité sera un de la République. Avec la décentrali- Le gouvernement actuel veut aller département avec des compétences sation, l’État a conféré aux collectivi- plus loin puisque le projet de l’exé- particulières, différentes des autres tés locales des attributions comme cutif va permettre aux collectivités départements. La CEA, créée pour l’urbanisme, les politiques sociales, de pouvoir déroger directement à répondre, selon les élus locaux, à un

84 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2017 nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH DROIT H

« désir d’Alsace », aura des compé- la Suisse (où le SMIC horaire est fixé qui n’existe pas dans un État unitaire tences aussi variées que la coopéra- par les cantons). Pour plusieurs rai- décentralisé comme la France. Si la tion transfrontalière, la gestion de sons. La première est d’ordre poli- fédéralisation de la France n’est pas concessions autoroutières ou l’ensei- tique puisque le président de la Répu- souhaitable, elle ne semble pas pos- gnement de la langue régionale. Le blique n’est pas un décentralisateur sible du fait de l’écart existant gouvernement et le législateur se sont et encore moins un fédéraliste. La aujourd’hui avec la forme fédérale. appuyés sur la proximité avec l’Alle- pratique de son pouvoir et l’analyse Le droit à la différenciation territo- magne et les enjeux économiques de son discours dénotent une vraie riale s’apparente donc plus à un importants pour justifier la différence verticalité avec une place étouffante changement radical des logiques de de traitement de ce « super départe- de l’État. Nous en voulons pour la décentralisation. La majorité pré- ment ». Mais, comme l’a justement preuve la gestion de la crise sanitaire sidentielle souhaite ardemment en noté le député communiste Hubert qui s’est traduite par une détermina- finir avec le principe d’égalité, jugé Wulfranc, à l’occasion du débat par- tion pour l’État de garder à distance comme un obstacle à un néolibéra- lementaire relatif aux compétences l’échelon local. Par ailleurs, le droit lisme débridé. Pour le pouvoir, il de la CEA, le droit à la différenciation à la différenciation territoriale est s’agit bien de poursuivre une politique « amplifie les dissonances territo- une nouvelle manière d’asseoir la de baisse des dépenses publiques et riales. Derrière le paravent de la dif- domination du pouvoir central sur les de privatisation des services publics férence se cache en réalité la volonté collectivités territoriales par une locaux. C’est bien pour cela que le de masquer les inégalités et les injus- casse de leur unité d’ensemble. Ici, gouvernement veut passer d’une tices sociales et fiscales territoriales le gouvernement va accorder des décentralisation plus ou moins éga- sans chercher à les réduire ». compétences particulières à telle col- litaire à une décentralisation à la lectivité et pas à l’autre. Là, il va auto- carte et complètement inégalitaire. UNE CONSÉCRATION riser une collectivité à déroger au L’ambition du droit à la différenciation DE LA CONCURRENCE droit national, alors que la collectivité territoriale est de poursuivre, au ENTRE LES TERRITOIRES voisine ne pourra pas le faire. C’est niveau territorial et administratif, la Le droit à la différenciation est une une logique de division au service conversion totale de l’État et des col- nouvelle étape du détricotage terri- d’un projet économique privilégiant lectivités à un système où est encou- torial engagé sous les précédentes les territoires les plus compétitifs. ragée la rentabilité accrue du capital législatures. Ce sont évidemment les concentré dans les très grandes territoires les plus riches et les pôles métropoles. Loin de cette vision dif- urbains qui seront les gagnants de férencialiste, c’est vers une autre ces ruptures. Dans un tel paysage décentralisation qu’il faut tendre afin administratif morcelé, on peut lar- « Le gouvernement de développer de vrais services gement imaginer que ce sont les publics locaux dotés de moyens métropoles et les collectivités les veut passer d’une financiers consistants. Il est impératif plus riches qui pourront attirer les décentralisation de faire grandir une démocratie investisseurs et les capitaux sur leurs locale approfondie avec, par exemple, territoires. On voit aujourd’hui les plus ou moins la coconstruction de budgets parti- effets de cette métropolisation à égalitaire à une cipatifs ou l’instauration de référen- marche forcée sur le territoire natio- décentralisation dums citoyens. La décentralisation nal. Celle-ci consiste en une concen- doit être conçue avec les habitantes tration des pouvoirs, des compé- à la carte et et les habitants et répondre à leurs tences stratégiques et des moyens complètement besoins quotidiens. Dans ce cadre, financiers sur un territoire très urba- inégalitaire. » l’État doit avoir une place centrale nisé et donc très attractif. pour assurer un aménagement du À ce stade, on peut se demander si territoire équilibré, basé sur l’égalité nous sommes dans un moment de et la solidarité. l basculement vers un fédéralisme à la française, dont beaucoup espèrent Dans un État fédéral, les États mem- l’avènement ? Qu’il nous soit permis bres disposent de leur propre Consti- Jean-Christophe Cervantès est doctorant en droit public ici d’en douter. On ne pense pas que tution. En produisant des lois, les à l’université Clermont Auvergne. la France puisse rejoindre des caté- États membres de la fédération dis- Il est adjoint au maire de Clermont- gories d’États comme l’Allemagne ou posent d’une très large autonomie Ferrand.

NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2017 • Cause H commune • 85 H SONDAGE H

–––– PAR GÉRARD STREIFF –––– Les valeurs de la gauche

e journal L’Humanité a pris la bonne habitude, depuis Frédéric Dabi de l’IFOP note : « L’identité de gauche existe sept ans, d’organiser avec l’IFOP, pour le week-end bien mais elle est attaquée, clairement “challengée”. C’est Lde la Fête de l’Humanité début septembre, un grand le reflet du fond de l’air actuel avec un traitement média- sondage sur les valeurs de la gauche. L’étude permet de tique très marqué sur les questions identitaires et sécuri- distinguer les options des sondés de gauche et ceux de l’en- taires. » semble des Français. L’étude teste une série de mots pour savoir s’ils évoquent L’enquête montre que le clivage gauche/droite est perti- quelque chose de positif ou de négatif. Les (six) mots les nent, notamment sur des questions comme les retraites, le plus appréciés à gauche sont la liberté (87 %), la protection droit de vote des résidents étrangers… Elle montre aussi de l’environnement (86 %), la solidarité (86 %), le travail, la que le poids de l’idéologie libérale, si elle continue de peser laïcité et l’égalité (84 %). à gauche, y serait en recul. Par exemple, 47 % des sondés Les mots les moins appréciés sont le communisme (38 %), de gauche sont favorables à l’idée de « donner plus de li- la finance (38 %), la mondialisation (37 %), le patronat berté aux chefs d’entreprise », mais ils étaient 56 % en (35 %), l’ubérisation (26 %), le capitalisme (23 %), 2014. Ils sont 45 % à estimer que les chômeurs pourraient Le chiffre de 38 % de Français de gauche pour qui le mot « trouver du travail s’ils le voulaient vraiment » ; c’est vrai de communisme « évoque quelque chose de positif » est in- qu’ils étaient 53 % à le penser en 2019. téressant. Il est presque deux fois plus fort que l’image que N’empêche, la gauche n’est pas au mieux de sa forme, les mêmes ont du capitalisme et puis, compte tenu de la comme le souligne la journaliste Julia Hamlaoui. Les son- violence de la bataille d’idées sur cette notion, il constitue dés qui se positionnent à gauche étaient 48 % en 2016, 44 % un socle, comme l’esquisse d’une alternative au capita- en 2019 et 42% en 2020. lisme. l

RÉPONSES DE PERSONNES DE GAUCHE AUX QUESTIONS 79 % *La gauche peut, si elle le veut, défendre ses idées et ses principes sans se renier quand elle est au pouvoir 71 % *Il existe toujours des différences nettes entre la gauche et la droite 71 % *On peut toujours être fier de se revendiquer de gauche aujourd’hui 60 % *L’idéologie est avant tout de gauche 51 % *On peut être de gauche et de droite 91 % *Il faut que les richesses du pays ne soient pas accaparées par une minorité 91 % *Les aides publiques doivent être accordées aux entreprises mais avec des contreparties environnementales et sociales 36 % *Les valeurs de la République (Liberté, égalité, fraternité) sont bien appliquées en France

86 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 H STATISTIQUES H

–––– PAR MICKAËL ORAND ––––

En attendant le ruissellement

ne analyse de l’Institut des politiques publiques finances publiques, au bénéfice d’une toute petite fraction parue début 2019 l’avait déjà montré : la politique de la population, d’après l’INSEE. Uéconomique d’Emmanuel Macron est une politique Au passage, le rapport démontre que l’un des principaux pour les plus riches, et plus précisément pour le 1 pour arguments pour attaquer l’ISF, à savoir qu’il ferait fuir les cent de population le plus riche, contre riches Français à l’étranger, ne tient les 99 autres. De nombreux travaux pas : les riches qui ne payaient pas publiés ces derniers jours sont venus d’ISF (grâce à l’un des innombrables compléter le tableau et, le moins que « Les indicateurs dispositifs d’exonération) s’exilaient l’on puisse dire, c’est que la promesse tout autant que ceux qui en étaient macronienne d’un ruissellement des d’inégalité sont redevables ! cadeaux faits aux plus riches n’est pas désormais à leur plus De l’autre côté de la distribution, les tenue. haut depuis 2013. » dernières données viennent confirmer Le rapport d’évaluation des mesures les modèles : les pauvres sont de plus fiscales du quinquennat piloté par en plus pauvres . Le revenu des 10 % France Stratégie détaille dans un pre- de ménages les plus pauvres a dimi- mier temps les mécanismes qui ont permis l’enrichissement nué de 2 % en 2018, même en tenant compte de la redis- des plus riches. Sous l’effet du nouveau « prélèvement for- tribution ! Les effets de la dernière crise financière de 2008 faitaire unique », les dividendes ont fortement augmenté, n’ont toujours pas été comblés, et ces ménages ont un en particulier pour les 0,1 % de ménages les plus riches, revenu qui est toujours inférieur de 3 points à son niveau qui ont vu leur revenu augmenter de plus de 25 % entre de 2008. Les indicateurs d’inégalité sont désormais à leur 2017 et 2018. De son côté, la suppression de l’ « impôt sur plus haut depuis 2013, et il est évident que la seule cause la fortune » a coûté à elle seule 3,5 milliards d’euros aux en est la politique économique du gouvernement Macron. l

Évolution du niveau de vie des 10 % de ménages les plus pauvres depuis 1996

Source : INSEE-DGI, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux.

NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 • Cause H commune • 87 nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH HORS CADRE H

Cause commune ouvre ses colonnes à cette libre chronique, entre politique, société, littérature et philosophie.

Des nouvelles de Tuna Altınel*

Tuna Altınel, libéré le 30 juillet 2019 après quatre-vingt un jours de prison, est toujours bloqué en Turquie (passeport confisqué depuis le 12 avril 2019) et ne peut donc pas reprendre son activité d'enseignant-chercheur à l'université Lyon 1. Acquitté lors de son premier procès en septembre 2019, le tribunal de Balıkesir a prononcé également son acquittement à l’issue de son second procès le 24 janvier 2020. Ce second acquittement a été confirmé en septembre 2020 après le rejet par la cour d'appel du pourvoi en cassation du procureur. Tuna Altınel espère enfin récupérer son passeport mais les délais sont encore très incertains. Nous reproduisons son dernier message.

Istanbul, le 12 septembre 2020 par la cour d’appel, non encore définitif à l’époque. Au- jourd’hui, l’acquittement étant devenu définitif, mon avocate conteste ce rejet. Elle a aussi renouvelé la de- Ami-e-s solidaires, mande de restitution auprès de la préfecture de Balıkesir. Nous maintenons notre vigilance. Il y a quatre mois, le 10 mai, j’ai publié un texte sur mon La préservation de la démocratie, le respect des droits procès en appel, alors au point mort. Aujourd’hui, c’est humains imposent une vigilance continue. J’écris ces avec un sentiment de soulagement réservé que j’écris ces lignes au moment du 40e anniversaire du coup d’État lignes. À l’époque la mobilisation internationale de di- militaire qui a bouleversé la Turquie. En quarante ans, verses institutions, dont mon université, et d’organisa- nous n’avons pas su affronter comme il fallait les dégâts tions savantes venait de commencer, donnant lieu à de cette tragédie, défendre avec vigilance les acquis dé- l’envoi de lettres à la cour d’appel ; elle a porté ses fruits. mocratiques, et nous voilà de nouveau au fond d’un Le pourvoi en cassation initié par le procureur a été re- gouffre noir. Sur le plan personnel, au lieu de me conten- jeté par ladite cour, et mon acquittement est définitif de- ter de mon acquittement et de la restitution de mon pas- puis le 3 septembre 2020. seport, je demanderai des dédommagements pour mon Dans un procès à des fins politiques, les moyens du droit emprisonnement injuste et la violation de mes droits. Je sont souvent insuffisants. La Turquie, comme tout pays continuerai à dénoncer le consulat de Turquie de Lyon, où la justice n’est plus qu’un mot creux, regorge de tels qui, au lieu de servir ses citoyens, les espionne, les calom- procès. Contre ce fléau, il n’y a qu’un seul remède effi- nie et s’acharne sur des associations légales en les quali- cace : la solidarité des individus, des institutions sensi- fiant de ramifications d’organisations terroristes. bles à la démocratie. La conclusion du procès qui m’a été intenté en est une preuve. Je vous remercie. Ami-e-s solidaires, restons uni-e-s pour la défense de la Mais l’acquittement au procès pénal ne met pas fin à démocratie, valeur fondamentale de l’humanité. cette séquestration dans mon propre pays, qui a débuté le 12 avril 2019 par la confiscation de mon passeport à Tuna Altınel mon arrivée en Turquie. Ce passeport attend de m’être restitué. Suite au refus en septembre 2019 par la préfec- *Voir Cause commune n° 13 (rassemblement de soutien ture de Balıkesir de me le rendre, avec mon avocate Meric à Tuna Altınel à Lyon le 11 juillet 2019). Eyuboglu nous avions entamé une procédure adminis- https://www.causecommune-larevue.fr/tuna_altinel trative. Celle-ci s’est terminée fin juillet 2020 par un rejet Le site de soutien à Tuna : de notre demande, malgré mon acquittement confirmé http://math.univ-lyon1.fr/SoutienTunaAltinel/

88 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 Lire, rendre compte et critiquer, pour dialoguer avec les penseurs d’hier et d’aujourd’hui, faire connaître leurs idées et construire, dans la confrontation avec d’autres, les analyses et le projet des communistes.

LIRE Des conférences et des écrits...

Analyse de trois ouvrages publiés à la suite des conférences de l’Université permanente, données par Bernard Vasseur, Claude Mazauric et Pascal Séverac, en 2019*.

–––– PAR Valérie Sultan* ––––

l’union fait donc la force : le secret de l’amélioration du soi se trouve avant tout dans la relation avec le collectif et par l’acceptation de l’altérité. Ne pas railler, ne pas pleurer, ne pas détester mais comprendre le fonction- nement des autres lorsqu’il nous échappe suppose d’être ferme avec soi et généreux avec autrui, alors qu’on serait plutôt porté à faire le contraire. Pour Spinoza, personne n’échappe aux affects communs. Comprendre, c’est tou- jours se comprendre et penser la vie autrement. Le « libre arbitre » de ceux qui prétendent s’en sortir par eux- mêmes et s’être faits « tout seuls » est pour lui une sottise Pascal Séverac, qui revient à ignorer les causes par lesquelles nous pen- sons, car la véritable liberté commence par cesser de se Qu’y a-t-il de matérialiste croire libre, non pas de se croire indéterminé mais de chez Spinoza ? comprendre pourquoi on l’est. La vraie liberté ne réside pas dans le libre arbitre mais dans une puissance déter- ans sa conférence très réussie, intitulée « Qu’y minée à agir sur le monde. En bref, point de puissance a-t-il de matérialiste chez Spinoza ? », Pascal sans convenance avec autrui. La recherche pour soi du D Séverac a développé de nombreuses pistes per- maximum de puissance et la poursuite de notre propre mettant de caractériser ce matérialisme, qui revêt essen- intérêt doivent donc nous conduire à résister farouche- tiellement trois formes : le matérialisme empirique, le ment à toute captation du bien collectif par des intérêts matérialisme ontologique et le matérialisme méthodo- monopolistiques. En résumé, point de liberté possible logique. D’après Spinoza, s’il est possible d’apporter sans pensée politique et sans démocratie ; ce n’est que une explication matérielle aux divers phénomènes qui dans la démocratie qu’on peut trouver la jouissance la nous entourent de même qu’au fonctionnement du plus grande. La conférence de Pascal Séverac permet de corps, cela est vrai aussi pour le fonctionnement du psy- mesurer les retombées que la pensée très moderne de chisme et de l’esprit. Pour Spinoza, l’homme est aussi Spinoza a pu avoir sur de nombreux penseurs, comme un être profondément social, parce qu’il est fabriqué Karl Marx ou Lev Vygotski. On mesure aussi l’ampleur par le social et que le social existe à l’intérieur de lui dès de la supercherie qui s’est jouée récemment à son égard : sa naissance. En somme, l’être humain n’existe que par que des capitalistes aient pu annexer ses idées pour faire les relations qu’il subit ou tisse avec les autres et ce sont de lui le grand manitou du coaching individuel et du bien les autres qui le font exister moins ou davantage. « développement personnel » relève carrément du hold- Il change par eux et ils sont changés par lui. Pour Spinoza, up du siècle.

NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 • Cause H commune • 89 LIRE

Bernard Vasseur, Claude Mazauric, Aragon stalinien ? 1789 La Révolution de France

utant le dire tout de suite, la brillante conférence a conférence de Claude Mazauric sur la Révolution de Bernard Vasseur intitulée « Aragon stalinien ? » française est aussi pertinente que rafraîchissante. A n’est pas destinée aux esprits binaires. Ceux qui L Pertinente par sa rigueur et son caractère très docu- s’acharnent à tordre la réalité dans un sens ou dans menté, mais aussi rafraîchissante en raison des angles l’autre pour la rendre conforme à leurs idées préconçues choisis pour analyser cette période si singulière dans l’his- ou qui s’imaginent que la réponse à cette question pour- toire, une période sur laquelle tant de choses ont déjà été rait tenir en une phrase en seront pour leurs frais. Pour dites et redites ! Après un point très bienvenu sur la situation traiter le sujet, Bernard Vasseur s’est appuyé tout d’abord de la France dans le monde de cette époque, doublé d’une sur les écrits d’Aragon lui-même, puis il a collecté de analyse de la société d’Ancien Régime qui bouscule déjà nombreux témoignages qu’il a croisés avec des épisodes pas mal de clichés, Claude Mazauric s’attaque à la réalité de sa vie publique et privée (dont l’influence sur son de cette révolution, ou plutôt de ces révolutions ! Car il positionnement politique fut loin d’être négligeable) n’est pas exagéré de dire que la France des Lumières en pour dresser peu à peu le portrait tout en nuances d’un a connu au moins quatre pour le prix d’une. La temporalité homme qui a traversé une longue et douloureuse période de cette période révolutionnaire, si souvent présentée historique sur laquelle il a dû continuellement se posi- comme une étape dans la chronologie historique, alors tionner en même temps qu’il la vivait. Et quelle période ! qu’il s’agit d’un très long processus, nous rappelle oppor- C’est peu dire à quel point l’humanité a connu des bou- tunément à quel point les grands événements factuels leversements monumentaux entre la naissance d’Aragon qui ont marqué cette époque sont le résultat de dyna- en 1897 et sa mort en 1982. Et l’image laissée par Staline miques très profondes et de mécanismes complexes autre- en France au sortir de la Seconde Guerre mondiale n’est ment plus intéressants à étudier que la face émergée de pas non plus celle des années 1970. Comprendre la l’iceberg. Au fond, Claude Mazauric nous présente la pensée d’Aragon, c’est réaliser qu’il a traversé tout cela, Révolution comme une grande force collective, une entité non seulement en tant que personne mais également quasiment personnalisée qui mène sa vie propre. Il nous avec tous ses contemporains, nous rappelle Bernard rappelle non sans ironie que les personnages historiques Vasseur. Et beaucoup des questionnements individuels majeurs de l’époque n’ont pas vraiment « mené » cette d’Aragon ont aussi été des questionnements collectifs. révolution. Sans doute serait-il plus juste de dire qu’ils À travers ses écrits, Aragon n’a jamais cessé de produire ont été « utilisés » par elle. La plupart des protagonistes tout au long de sa vie une réflexion politique subtile et principaux ont d’ailleurs disparu en cours de route mais aiguisée sur l’URSS, sur la guerre froide, sur le nazisme, la révolution, elle, est restée. Elle reste toujours ce moment sur les deux guerres mondiales, sur le communisme, sur incroyable où se sont joués de nombreux rapports de la révolution d’Octobre… Ses écrits, dans lesquels on force mais aussi une capacité collective à transformer le perçoit jusqu’au bout l’évolution d’une pensée toujours monde, à essayer de le penser d’une manière nouvelle. en mouvement, racontent aussi l’histoire d’une prise C’est bien ce qui la rend passionnante à étudier, à plus de conscience, celle d’un homme capable d’affirmer ses forte raison dans la période que nous traversons convictions profondes mais aussi de revenir sur ses pro- aujourd’hui et qui mérite plus que jamais d’être analysée pres errements pour en analyser les causes. Dans cette à la « lumière » de ce bouillonnant héritage qui n’attend conférence sur Louis Aragon, Bernard Vasseur dresse que nous pour en écrire les pages suivantes ! avant tout le portrait d’un homme libre… Ce qui nous apporte une aide précieuse pour répondre à la question * Valérie Sultan est professeure de français au collège posée dans le titre ! Rosa-Parks à Gentilly .

90 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 CRITIQUES

Les critiques formulées dans ces articles n’engagent que leurs auteurs. Cause commune favorise la publication d’avis variés mais personnels.

La Démocratie participatif aux commissions participatives en passant en pratiques. par les ateliers participatifs à l’échelle régionale réunissant Demain commence onze mille participants, l’auteur questionne la place per- aujourd’hui manente que doivent occuper les citoyens dans la décision L’Harmattan, 2020 politique sans les borner à un simple avis consultatif de FRANÇOIS AUGUSTE façade. Une place importante est d’ailleurs laissée aux PAR NICOLAS TARDITS récits des citoyens ou aux expériences des élus locaux La démocratie représentative qu’il a rencontrés au cours de sa trajectoire militante. est-elle en crise aujourd’hui en Pour que cette démocratie vive et agisse, il faut se doter France ? Plusieurs indicateurs d’instances de débats, d’espaces de dialogues et d’instances semblent l’indiquer : accroisse- actives décisionnelles, des outils pour partager l’infor- ment constant du taux d’absten- mation mais aussi des formations généralisées pour tous tionnistes aux différentes élections, discrédit des hommes les partenaires à la participation démocratique. Mais ce politiques, ou encore hémorragie militante, syndicale et n’est pas tout. Un des grands mérites de cet ouvrage réside rejet des partis politiques. La « représentation » et le d’ailleurs dans l’élargissement du questionnement sur discours sur sa supposée « crise » semblent se prolonger la démocratie participative à des interrogations connexes depuis maintenant un siècle. Le surgissement cyclique souvent omises. Parmi elles, un regard critique est porté de ce discours des acteurs politiques questionne sur un sur la révocabilité des élus, sur le renforcement permanent fantasme socialement et politiquement situé qui participe du présidentialisme communal suscité par la métropo- à associer la démocratie à la délégation politique par lisation, sur la monopolisation du débat politique par les l’opération électorale, de telle sorte que les mandants ne experts ou encore sur l’accélération du processus démo- s’exprimeraient que par la voix de leurs représentants. cratique. En effet, la limitation au maximum du temps Pourtant, des expériences récentes comme Nuit debout, de la délibération et du débat est devenue un sport national le mouvement des Indignés dans le monde ou la reven- avec un recours très régulier aux « procédures accélérées ». dication des gilets jaunes pour le référendum d’initiative Pourtant, nous dit l’auteur, « la démocratie prend du citoyenne témoignent de la vivacité des critiques sur le temps » et « résister à ça, mieux habiter le temps, faire recul démocratique et du véritable désir de changement. l’éloge de la lenteur devient un enjeu majeur ». L’implication croissante dans la vie associative, le déve- À destination des élus, des militants et des citoyens, cet loppement des formes alternatives de travail et de pro- ouvrage est un outil pour commencer un grand débat duction de l’économie sociale et solidaire ou la recrudes- afin d’enrichir la réflexion, améliorer les pratiques et cence d’articles scientifiques et d’essais politiques sur le donner du sens à la participation citoyenne afin d’engager tirage au sort, le municipalisme, l’assembléisme, la démo- une « révolution démocratique du XXIe siècle » qui « sera cratie participative sont autant de signes de la capacité citoyenne ou ne sera pas ». l collective à innover et repenser un système représentatif impératif, une démocratie directe et un partage des pou- La Question agraire voirs au sein de l’entreprise. Le Temps des Cerises, 2019 En ce sens, l’essai de François Auguste contribue à élargir PAR GEORGES BAZET les réflexions sur les formes nombreuses et diversifiées de l’implication citoyenne. Fort de son expérience comme Les éditions Le Temps des Cerises vice-président chargé de la démocratie participative en poursuivent leur travail d’explo- région Rhône-Alpes, cet ouvrage est une étude sur différents ration du marxisme à travers un exercices démocratiques que l’auteur a pu côtoyer à Lyon, ouvrage amenant le lecteur dans Bonnelles, Gennevilliers, Vitry, Ivry, Saillans, Villeneuve- un champ méconnu, qu’on dit Saint-Georges. Nous ne trouverons pas ici un guide parfait, souvent délaissé par le marxisme « un modèle à copier », mais plutôt une multitude d’ex- traditionnel. Ce ne sont pourtant périences innovantes à prendre en compte tant sur l’or- pas les matériaux disséminés chez les auteurs qui man- ganisation institutionnelle, le fonctionnement et les modes quent ; il suffit de prendre la mesure de cette somme his- de désignation de la démocratie participative. Du budget torique, politique, philosophique, sociologique et éco-44

NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 • Cause H commune • 91 CRITIQUES

44nomique pour s’en convaincre. La Question agraire ras- mondialiste. Dans une analyse pénétrante, il remarque semble en effet plusieurs dizaines d’études des grands que les prédictions des auteurs classiques du marxisme noms du marxisme et de révolutionnaires sur la question quant à l’évolution de la propriété rurale ne se sont pas paysanne et le mode de production agraire qui doit décou- réalisées : pour ce qui est des pays du Nord au moins, le ler d’une révolution communiste, de Babeuf jusqu’à nos capitalisme n’a finalement que marginalement opté pour jours avec Samir Amin, en passant bien sûr par Lénine, une propriété concentrée dans de grandes parcelles de Fidel Castro, Thomas Sankara, ou d’autres moins connus culture extensive, mais consolidé la petite propriété fami- en Occident, comme le marxiste péruvien José Mariátegui. liale. Le capital a trouvé d’autres moyens d’assurer sa Si Marx intervient pour poser les fondements d’une mainmise, par le biais des banques, du crédit et de la théorie économique du monde paysan, avec les chapitres dépendance des paysans paupérisés aux machines de la du Capital sur la rente foncière, on le voit très vite, c’est grande industrie. L’ensemble de l’ouvrage ouvre à la dis- l’angle de la lutte de classes, et des alliances de classes cussion, aux questionnements. On pourra regretter que en vue d’une révolution, qui cristallise les attentions des la question du genre soit écartée du corpus : les spécificités auteurs. Déjà avec Engels, et son récit militaire de La du travail et de la lutte des femmes à la campagne y sont Guerre des paysans en Allemagne au XVIe siècle. Et surtout quasiment absentes. Mais on se reportera, sur cette ques- avec Lénine, Staline et Mao, révolutionnaires confrontés tion, à un autre ouvrage publié par le même éditeur qui, aux bouleversements du monde qu’ils tentent de changer. certes plus spécifique, complète avec bonheur les choix Quelle attitude adopter, et à quel moment de la lutte, de La Question agraire : Les Ouvrières viticoles, féconde face aux koulaks, ces paysans « riches », aux paysans étude de l’historien Jean-Louis Escudier sur le travail et moyens et pauvres ? Les marxistes ont longtemps tâtonné l’organisation syndicale des femmes dans la viticulture sur ces questions politiques : le paysan étant lui-même en France aux XIXe et XXe siècles. l un propriétaire, quand bien même il serait un petit pro- priétaire. L’interlocuteur idéal pour les communistes à Feu le Comintern la campagne est donc l’ouvrier agricole qui se massifie Le passager clandestin, 2015 à mesure que l’industrialisation des méthodes agraires BORIS SOUVARINE progresse et que la propriété rurale se concentre entre PAR DAVID NOËL les mains de capitalistes aux dépens de la petite propriété parcellaire. Les marxistes jugent eux-mêmes la petite Il est peu de militants à avoir propriété paysanne comme un reliquat du féodalisme eu une influence aussi consi- et une entrave aux forces productives. Ils vont donc pri- dérable dans la naissance et les vilégier les grandes unités de production collectivisées premières années du jeune ou étatisées, comme en Russie avec les kolkhozes et les Parti communiste que Boris sovkhozes. (À ce titre, on lira avec intérêt les textes de Lifschitz, qui prit le nom de Staline sur les problèmes dans les kolkhozes en Ukraine, Souvarine – personnage du qui, sans forcément être pris pour argent comptant, éclai- roman de Zola, Germinal – rent « de l’intérieur » les difficultés rencontrées dans les comme nom de plume. kolhozes.) Mais Lénine lui-même variera sur la question Né à Kiev en 1895 et arrivé en France à l’âge de deux ans, au gré des circonstances : de ces premières études sta- Boris Lifschitz se destine au métier de dessinateur d’art, tistiques (notamment une étude brillante sur la question mais s’intéresse très tôt à la politique. Sa vie bascule avec agraire aux États-Unis) jusqu’au fameux « Décret sur la la Première Guerre mondiale. Il se lie aux socialistes mi- terre » de 1917 qui redonne la propriété des terres direc- noritaires hostiles à l’Union sacrée et intègre l’équipe du tement aux paysans, puis à la formation des coopératives, Populaire, le quotidien de Jean Longuet. Après la révo- conçues comme l’embryon des kolhozes. lution d’Octobre 1917, Boris Souvarine devient l’un des La Question agraire nous permet de prendre connaissance secrétaires du comité de la IIIe Internationale, créé en des débats qui ont secoué, et secouent toujours, le 1919. Fondateur du Bulletin communiste, Souvarine marxisme sur le sujet, et rend compte de l’extrême diversité plaide inlassablement pour l’adhésion du parti socialiste des positions adoptées selon le temps et l’espace. La ques- SFIO à l’Internationale communiste. Arrêté à la suite de tion coloniale et les rapports Nord/Sud est largement trai- la grève des cheminots de mai 1920, Boris Souvarine ré- tée, via la présence dans le corpus de Castro, Sankara, Hô dige avec Fernand Loriot la motion d’adhésion à la Chi Minh, Fanon ou plus récemment Samir Amin. Les IIIe Internationale à laquelle se rallient Marcel Cachin et textes de ce dernier tranchent un peu par leur teinte alter- Ludovic-Oscar Frossard. Fondateur du Parti commu-

92 • Cause H commune • NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 CRITIQUES

niste, Boris Souvarine en est l’un des principaux diri- de Moscou et n’aura de cesse, jusqu’à sa mort en 1984, geants de 1921 à 1924. Il siège au comité directeur du PC de combattre le régime soviétique. Le petit ouvrage ainsi qu’au secrétariat de l’Internationale communiste, paru en 2015 sous le titre Feu le Comintern regroupe mais entre en conflit avec Frossard et perd son poste à la des fragments d’un manuscrit sur lequel travaillait direction du PC fin 1921. La démission de Frossard début Boris Souvarine, annotés par l’historien Julien Chuze- 1923 lui permet de réintégrer le bureau politique. À la fin ville. Souvarine y raconte d’abord sa rencontre, en de l’année 1923, Souvarine assiste aux premières luttes 1915-1916, avec les socialistes opposés à l’Union sacrée qui opposent Trotsky et la « troïka » Staline-Zinoviev-Ka- et l’équipe du Populaire. Une petite dizaine de pages menev et diffuse dans le Bulletin communiste les argu- est ensuite consacrée à des discussions en Russie entre ments des deux camps, mais il est mis en minorité au Lénine et quelques-uns de ses interlocuteurs français. sein du PC repris en main par Zinoviev et démis de ses Les cinq dernières pages évoquent les désillusions de responsabilités à la tête du Bulletin communiste avant Souvarine à Moscou après son exclusion de l’Interna- d’être exclu de l’Internationale en juillet 1924. tionale communiste. L’ouvrage est accompagné de Dans les années qui suivent, Souvarine écrit dans La quelques articles de Souvarine, dont sa préface à Cours Révolution prolétarienne, la revue créée par Pierre Mo- nouveau de Trotsky. Ces fragments épars invitent le lec- natte après son exclusion fin 1924. Devenu le plus cé- teur à se replonger dans l’œuvre de celui qui fut l’un des lèbre des antistaliniens, il publie son Staline, aperçu fondateurs du Parti communiste français. l historique du bolchevisme en 1935, dénonce les procès

DU CÔTÉ DES REVUES…

8 Progressistes n° 29 Un tour d’horizon des nombreux défis économiques, sociaux, sanitaires, écologiques de l’Afrique, continent berceau et avenir de l’humanité. Avec un lourd passé colonial en bagage, l’Afrique, scrutée et exploitée, est en quête de souveraineté. Les analyses des enjeux de ce continent s’articulent avec des propositions pour un développement au service de l’humain et de l’environnement. https://revue-https://revue- progressistes.org/2020/09/29/progressistes- 8 Silo mag n°11, juillet 2020 Crises sociale, économique, 8Économie et politique n° 790-791 - mai/juin 2020 financière, politique, écologique, Contre le tsunami du chômage, sécuriser l’emploi culturelle et idéologique, toutes et la formation les dimensions de la crise Le chômage ne fait que démarrer : que faire ?, systémique dans laquelle Gisèle Cailloux nous sommes plongés ont été Les plans sociaux déferlent, subventionnés exacerbées dans cette période par le gouvernement, Tibor Sarcey particulière. Dans un tel moment, Pour une sécurité d’emploi ou de formation, et dans un champ social et Frédéric Boccara politique dominé par l’incertitude, Neuf caractéristiques de la sécurité d’emploi l’intervention de la pensée et de formation… critique est cruciale. […] https://www.economie-et-politique.org/ Louise Gaxie, Alain Obadia https://silogora.org/silomag/

NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 • Cause H commune • 93 DU CÔTÉ DES REVUES…

8 Recherches internationales, n° 117 Un tour d’horizon des nombreux défis économiques, sociaux, sanitaires, écologiques de l’Afrique, continent berceau et avenir de l’Humanité. Avec un lourd passé colonial en bagage l’Afrique, scrutée et exploitée est en quête de souveraineté. Les analyses des enjeux de ce continent s’articulent avec des propositions pour un développement au service de l’humain et de l’environnement. https://revue-https://revue-

8 Europe n° 1097-1098, septembre/octobre 2020 8Les Lettres françaises, n° 21, septembre 2020 Penseur de l’égalité et Fernand Poiillon par Philippe Reliquet de la démocratie, Jacques L’ultime poème de Thomas Wolfe Rancière n’a cessé d’ouvrir Mutsuo Takahashi par René de Ceccatty le champ de sa réflexion Charlie Parker,par Tom Buron en se défiant des frontières Et de nombreuses critiques littéraires et disciplinaires. La réflexion artistiques… sur le « partage du sensible » et les rapports qui s’établissent entre politique et esthétique est certainement l’un de ses apports les plus neufs et les plus féconds. À la croisée de l’histoire, de la philosophie, de la politique 8 Cahiers d’histoire, n°146, 2020 Le mot de la rédaction, Anne Jollet : et des arts, son œuvre incisive Dans quelle galère sommes-nous allées pointer notre est de celles qui ouvrent des nez en nous lançant dans ces réflexions sur la race ? horizons et vivifient notre pensée. Complaisance à l’air du temps saturé de références Andreï Platonov (1899-1951) au racisme, à la racialisation des lectures du social, est l’un des plus grands écrivains diront certaines. Nécessaire effort épistémologique russes de la période soviétique. pour contribuer à donner du champ pour penser Ingénieur agronome chargé et déconstruire les représentations qui sous-tendent de la bonification des terres, les violences racistes, pensons-nous […] c’est avec ténacité qu’il se consacra pendant des années à un travail intense au sein d’une nature aride, indifférente et destructrice. 8 Carnets rouges, n° 20, octobre 2020 Lui qui pendant sa vie fut Le propos de cet « abécédaire » long-temps soumis aux vexations est d'interroger certains de ces mots utilisés des bureaucrates des sphères dans les discours néo-libéraux de manière politiques et littéraires, ressentait critique, c'est-à-dire en leur rendant le processus révolutionnaire une histoire, un contexte, en éclairant comme un formidable événement les enjeux sociaux qu'ils portent. moral et spirituel, plus encore que politique et économique, et il fit de la révolution la structure interne de sa mythologie poétique. https://www.europe-revue.net/

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Ni fusillade ni résumé, cette rubrique se propose, autour de productions importantes, de donner à lire une discussion de thèses avancées.

L’Illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français

PAR CONSTANTIN LOPEZ*

Cet ouvrage de Bruno Amable et Stefano mises en œuvre par les forces politiques, la constitution Palombarini (Raisons d’agir, 2018) analyse des alliances sociales et la structure institutionnelle s’in- fluencent réciproquement (dans un contexte historique la crise politique actuelle à la lumière des donné). Les sources mobilisées sont de divers types: recompositions sociales et politiques surve- travaux réalisés dans diverses disciplines des sciences nues à partir des années 1980 en France. sociales; productions de type « idéologique » (philosophie politique, discours, entretiens, notes de laboratoires d’idées, rapports officiels…); statistiques produites dans le cadre d’enquêtes d’opinion ou électorales; données relatives à la structure sociale. PROBLÉMATIQUE DU LIVRE La crise politique est ici entendue comme le produit CRISE POLITIQUE ET NÉOLIBÉRALISATION d’une absence de « bloc social dominant ». Ce dernier DU MODÈLE FRANÇAIS consiste en une alliance sociale articulée autour d’une La thèse défendue dans l’ouvrage est que la crise politique stratégie réalisée à travers des médiations politiques et actuelle trouve son origine dans l’éclatement des blocs institutionnelles. Le bloc social dominant s’incarne dans sociaux qui avaient permis la stabilité du « modèle fran- un modèle de développement qu’il soutient, autorisant çais », constitué dans l’après-guerre et structuré par l’al- sa reproduction et la stabilité politique. La crise politique ternance entre la gauche et la droite de gouvernement. renvoie alors à l’érosion des consensus permettant la Les blocs de gauche et de droite correspondaient à des reproduction sociale, ce qui se traduit par l’éclatement alliances transclassistes. La gauche incarnait spécifique- des anciennes alliances sociales et par la remise en cause ment les fractions les plus modestes du salariat et les tra- des institutions existantes par les acteurs intéressés à la vailleurs du secteur public. La droite représentait les pro- construction d’une nouvelle hégémonie, adaptée aux fessions intermédiaires, les cadres du privé, les travailleurs évolutions du contexte social et économique. indépendants et le monde agricole. Au-delà des différences dans leur façon d’appréhender la gestion de l’économie, CADRE THÉORIQUE ET MÉTHODE la droite et la gauche s’entendaient sur l’importance de Pour répondre à cette problématique, les auteurs adoptent l’intervention de l’État dans l’économie et étaient glo- une perspective d’économie politique institutionnaliste balement rétives au libéralisme économique. et historicisée, située dans la ligne droite de travaux À partir des années 1980, les choix réalisés par les décideurs hétérodoxes sur la diversité des capitalismes (pour un publics conduisent à l’éclatement des anciennes alliances, exposé complet des fondements théoriques des auteurs, parallèlement à la néolibéralisation de la société française. voir Bruno Amable, Les Cinq Capitalismes, Seuil, 2005). Au sein du bloc de droite, le ralentissement de la croissance Les auteurs s’intéressent particulièrement à l’évolution et les exemples fournis par Margaret Thatcher et Ronald des rapports de force sociaux et politiques. L’analyse Reagan poussent les fractions non salariées les plus porte ainsi avant tout sur la façon dont les stratégies modestes de l’alliance à remettre de plus en plus fronta-44

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44 lement en cause l’intervention de l’État dans l’économie tutions cohérentes entre elles – les auteurs parlent de et les protections sociales dont bénéficient les salariés. « complémentarité institutionnelle ». Ce processus fait Mais ces demandes rentrent en contradiction avec les tache d’huile jusque dans un domaine fondamental demandes de protection réclamées par la fraction salariée jusqu’alors relativement épargné par les « réformes » : du bloc de droite. Les gouvernements de droite oscillent le rapport salarial. ainsi dans leur politique, entre néolibéralisme et préser- vation de l’ancien modèle social. La fraction la plus néo- LA RECOMPOSITION DUCHAMP POLITIQUE libérale de la droite (composée notamment des artisans, ET SES INCERTITUDES commerçants, chefs de TPE…), qui est aussi la plus La déstructuration des anciens blocs sociaux pousse à modeste, se radicalise et « fuit » vers le FN. une recomposition du champ politique. Le PS tente de Le bloc de gauche est travaillé par une contradiction redéfinir son identité politique autour de l’intégration similaire. Dans les années 1970, une deuxième gauche européenne et de revendications culturelles progressistes, « moderniste » monte en puissance au sein du PS. La de façon à favoriser l’émergence d’un nouveau bloc deuxième gauche place l’intégration européenne au social en soutien aux politiques de néolibéralisation. cœur de l’identité politique du PS et instrumentalise la Les groupes sociaux aux revenus les plus faibles sont « contrainte européenne » délaissés. Cette stratégie est pour impulser la néolibéra- assumée dans des discours lisation de la société fran- tels que celui produit par çaise, au nom du « réalisme Terra Nova, qui théorise l’op- économique ». C’est essen- « L’ouvrage est riche position entre des insiders tiellement autour de la ques- de réflexions enrichissantes privilégiés et « conservateurs » tion européenne que le bloc permettant de saisir le moment (typiquement, l’ouvrier en de gauche va se fracturer, historique que nous traversons, CDI) et des outsiders (divers, entre les secteurs accordant féminisés, jeunes, urbains, la priorité au projet euro- et les façons dont l’action diplômés, etc.) plus en phase péen, et les secteurs hostiles politique devrait s’orienter à avec les « valeurs » de la à la néolibéralisation qu’elle gauche (et au PCF) pour sortir gauche. entraîne. La néolibéralisation Cette stratégie conduit à mise en place par le PS à des impasses dans lesquelles terme à l’éclatement du bloc partir du « tournant de la nous sommes plongés.» de gauche et à l’émergence rigueur » opère d’abord sur de ce que les auteurs quali- des aspects jugés périphé- fient de « bloc bourgeois », riques pour la stabilité du consolidé à l’occasion des bloc de gauche. Néanmoins, le choix du PS de procéder élections présidentielle et législatives de 2017. Le bloc à « l’alliance contre-nature de la flexibilité néolibérale bourgeois est une alliance sociale constituée des classes et de l’État social » (p. 62) crée des contradictions inte- moyennes et supérieures unies dans un appui incondi- nables. La « gauche de gouvernement » adopte une stra- tionnel au processus d’intégration européenne et dans tégie consistant à faire campagne sur la base de promesses un soutien plus ou moins affirmé à la néolibéralisation. ciblant le bloc de gauche, puis à trahir ces engagements Il est intégré par les sociaux-libéraux et la droite modérée. une fois au pouvoir au nom de l’intégration européenne Quoiqu’ayant des attentes sociétales globalement pro- et des impératifs de la « modernisation ». Les renonce- gressistes, son pôle de « droite modérée » est plutôt ments successifs du PS érodent sa base sociale et pro- hostile à l’immigration et conserve des marqueurs idéo- voquent une montée de l’abstention des secteurs du logiques de droite. Le quinquennat Macron a porté au salariat frappés de plein fouet par le chômage et la pré- pinacle ces orientations politiques, en impulsant une carisation, provoquant une exclusion croissante des néolibéralisation tous azimuts, associée à la promotion classes populaires de la représentation politique. de l’intégration européenne (résumé des principales La mise en place progressive de réformes néolibérales mesures p. 171-187). Mais ce programme alimente d’au- d’ampleur limitée (privatisations, développement des tant plus la crise politique qu’il est porté par un bloc marchés financiers et financiarisation de l’économie) sociologiquement minoritaire, arrivé au pouvoir sur la pousse à étendre la néolibéralisation à d’autres base d’une défection des classes populaires trahies par domaines, de manière à rendre l’ensemble des insti- la gauche de gouvernement.

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L’éclatement des blocs de droite et de gauche conduit Le prisme adopté pêche néanmoins dans la mesure où à la remise en cause croissante du clivage gauche-droite l’analyse institutionnelle et sociopolitique n’est pas arti- et à l’émergence de nouveaux enjeux portés à l’agenda culée à une théorie portant sur la dynamique du capital. par les acteurs politiques pour tenter de reconstituer un Pourtant, le phénomène de néolibéralisation tendancielle bloc social cohérent. L’offre politique tend ainsi à se observé en France n’est pas un cas isolé. Comment expli- restructurer, mais au prix d’un certain refoulement des quer sa diffusion à l’échelle mondiale ? À quels besoins thématiques économiques et sociales. La crise politique répondaient les politiques néolibérales ? Celles-ci ont n’est toutefois pas près d’être résolue, dans la mesure proposé des solutions au blocage de l’accumulation sur- où aucun bloc social dominant ne semble sur le point venu à la fin des Trente Glorieuses. La mondialisation d’émerger. Les auteurs notent ainsi l’éclatement total économique est aussi le moyen par lequel le capitalisme de la gauche sur la question européenne, qui fait obstacle en crise a mis en œuvre une restructuration de l’industrie à la construction d’un projet commun susceptible de au niveau mondial, accompagnée de gains de produc- réactiver le bloc social de gauche. De même, l’ambition tivité, ayant contribué à rétablir des taux de profit en du RN de prendre la tête d’un bloc social « souverainiste » berne. Étonnamment, l’affaiblissement des organisations opposé au bloc bourgeois se heurte aux contradictions ouvrières et la mutation des structures productives dans de sa sociologie: le RN est historiquement plébiscité par l’industrie, ainsi que la crise du socialisme réel ne sont les néolibéraux et s’est long- pas considérés par les auteurs temps revendiqué pro-euro- comme des facteurs explica- péen, mais son électorat s’est « La façon dont lesnéolibéraux tifs centraux du déclin de la élargi à certains segments des gauche en France, ce qui est classes populaires hostiles au ont réussi à faire basculer loin d’aller de soi. néolibéralisme et à son cheval les rapports de force sociaux La façon dont les néolibéraux de Troie qu’est l’UE. Ainsi, et politiques en leur faveur ont réussi à faire basculer les dans le nouvel espace poli- n’est traitée que partiellement rapports de force sociaux et tique qui s’est formé, le cli- politiques en leur faveur n’est vage souverainistes/euro- et, selon nous, traitée que partiellement et, péistes n’a pas pu remplacer superficiellement.» selon nous, superficiellement. durablement le clivage La thèse tient finalement en gauche/droite: il coexiste peu de mots: trahison du PS. avec lui. Les auteurs appellent à construire une nouvelle D’autres facteurs d’importance semblent minorés. La stratégie politique de gauche. La reconstruction du nou- mondialisation économique est vue essentiellement veau bloc de gauche passe selon eux par le réinvestis- comme une construction politique et le phénomène n’est sement des thématiques sociales, économiques et envi- pas relié au mouvement réel du capital. ronnementales, et par la mise à distance des thèmes Le prisme « nationaliste méthodologique » des auteurs identitaires. L’impératif de protection des populations semble ainsi insuffisant pour comprendre comment est les plus défavorisées doit constituer le cœur de la nouvelle survenue la néolibéralisation tendancielle de l’économie stratégie progressiste, qui doit se construire dans une mondiale depuis les années 1970, ou pour comprendre opposition au néolibéralisme de droite. Une telle posture l’interdépendance des différentes économies nationales. implique pour la gauche de prendre le risque de rompre En conséquence, la question de l’impérialisme contem- avec une partie du bloc de gauche désormais rattachée porain reste en suspens, ainsi que la façon dont il a pu au bloc bourgeois, mais aussi de faire le deuil de « l’unité altérer les équilibres sociaux, politiques et économiques complète des classes populaires » (p. 209). internes à la France. Malgré toutes ces limites, l’ouvrage est riche de réflexions QUESTIONS EN SUSPENS instructives permettant de saisir le moment historique Cet ouvrage stimulant éclaire de nombreux aspects de que nous traversons, et les façons dont l’action politique la réalité française contemporaine et donne des clés devrait s’orienter à gauche (et au PCF) pour sortir des pour élaborer une stratégie politique de gauche prenant impasses dans lesquelles nous sommes plongés. n en compte l’évolution de la lutte des classes. Les auteurs accordent une importance primordiale aux choix poli- *Constantin Lopez est agrégé de sciences économiques et tiques et stratégiques, et aux rapports de force sociaux, sociales. ce qui tranche avec un certain discours fataliste ambiant.

NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2020 • Cause H commune • 97 Cause H commune BULLETIN D’ABONNEMENT RÈGLEMENT PAR CHÈQUE BANCAIRE OU POSTAL (À L’ORDRE DE ASSOCIATION PAUL-LANGEVIN REMPLIR BULLETIN CI-DESSOUS). Durée 1 an/6 numéros BULLETIN D’ABONNEMENT ANNUEL o Je règle par chèque bancaire ou postal (France uniquement) à l’ordre de Association Paul-Langevin o Standard: 46 € o Chômeurs/étudiants: 36 € o Souscription: 56 € SERVICE ABONNEMENT - CAUSE COMMUNE c/o ABOSIRIS - BP 53 91540 MENNECY Tél.: 01 84 18 10 50 • Fax: 01 55 04 94 01 • Mail: [email protected] À envoyer à l’adresse ci-dessus. Nom & prénom ...... Adresse ...... Code postal ...... Ville...... Adresse électronique ...... Mobile(*) ......

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