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28 LA VILLE EN PARLE La Gazette n° 951 - Du 24 au 30 août 2017 CINÉMA

IL Y A 65 ANS CLOUZOT TOURNAIT “LE SALAIRE DE LA PEUR” DANS LE GARD

petite société fondée par Clouzot en se porte alors sur , vieux Alors qu’une série de manifestations 1949. Le budget initial, de 102 mil- briscard de l’écran, à la tête d’une e lions de francs, sera réparti en trois impressionnante filmographie inau- célébrant le 100 anniversaire d’Henri- parts égales : le distributeur Cinédis, gurée… en 1912 ! Le Hollandais Peter le Crédit national (structure étatique Van Eyck, tout en muscles, et l’Italien Georges Clouzot se prépare, “Le Salaire chargé de relancer l’industrie ciné- Folco Lulli, tout en rondeurs, complè- de la peur” est projeté à la Bambouseraie matographique française après la tent l’équipe de camionneurs kami- guerre) et les deux co-producteurs. kazes. Enfin, sa femme, Vera Clouzot, mercredi 30 août. fera ses débuts à l’écran en interpré- Montand, Vanel et Clouzot. Parallè- tant le seul personnage féminin du lement à son travail sur le scénario, film. ranco vivant, je ne franchirai exilés en Amérique centrale tentent Clouzot imagine la distribution. Pour “Le salaire de la Clouzot tient à tout prix à tourner le peur” est projeté pas les Pyrénées !”, éructe de s’échapper de l’enfer en transpor- le personnage de Mario, il a tout de film en décors naturels. Mais où ? En lors du 5e Festival “FYves Montand. Nous tant de la nitroglycérine. suite pensé à . Mais la Amérique centrale ? Ciné Été, mercredi sommes en 1951 et l’équipe de pro- Drôle de type, soit dit en passant, que vedette du music-hall Trop loin et trop cher. 30 août à 21h30, duction est à la recherche d’une des- ce Georges Arnaud. Né Henri Girard a été échaudée par ses GABIN REFUSE DE En Espagne ? Mon- à la Bambouseraie tination où tourner l’adaptation du à en 1917, il avait, à l’âge premières expériences à Générargues. JOUER “UN RÔLE tand s’y refuse. Salaire de la peur, best-seller de de vingt-quatre ans, défrayé la chro- devant la caméra, À la recherche d’une Entrée gratuite Georges Arnaud situé au Guatemala. nique judiciaire. Accusé puis acquitté notamment par “Les (www.itinerances. DE LAVETTE” région chaude et sèche, org) L’histoire d’un groupe de desperados du triple meurtre de son père, de sa portes de la nuit”. Le Raymond Borderie, le tante et d’un domestique, il s’expatrie cinéaste devra user de toute sa force producteur délégué, pointe son doigt au Vénézuela où il exerce les métiers de persuasion pour le convaincre. sur la Camargue. Les décors variés de chercheur d’or, contrebandier et… Pour le rôle de Jo, le faux-dur, Clouzot de ses environs s’y prêtent bien, de chauffeur de camion ! Cette dernière a d’abord pensé à Jean Gabin. Recalé ! même que l’infrastructure nîmoise expérience va lui inspirer son premier Le comédien refuse catégoriquement (hôtels, aéroport et routes). roman, Le Salaire de la peur (Julliard, de jouer “un rôle de lavette”. Son choix 1950), vendu à pas moins de 2 mil- lions d’exemplaires. 102 millions de francs. Bien inspiré, le patron de presse Pierre Lazareff met le roman entre les mains d’Henri- Georges Clouzot, le réalisateur du Cor- beau. Spécialiste des turpitudes humaines, le cinéaste est, à cette époque, au creux de la vague. Par amour pour sa jeune épouse, Vera Clouzot, il a commencé à tourner un documentaire sur son pays d’origine, le Brésil qui, en raison de diverses tracasseries, est tombé à l’eau. Clouzot se lance à corps perdu dans l’adapta- tion du Salaire de la peur, d’abord avec l’auteur - sans succès -, puis avec son frère, Jean Clouzot, rebaptisé Jérôme Geronimi au générique. Dix mois de préparation vont permet- tre de mettre au point le projet. Le D.R. film sera une coproduction Compa- L’équipe du tournage à La Baume. A droite : Henri-Georges Clouzot, Yves Montand. gnie industrielle commerciale ciné- Plusieurs opérateurs avaient été sollicités pour filmer la scène où le camion recule sur le matographique (CICC), dirigée par petit pont de bois, dont le Nîmois Jean Malige. ”J’étais en bas, nous a confié Malige en Raymond Borderie et Vera Film, la 1985, j’attendais de recevoir le camion sur la figure !”. 951GNIMES_028_029_030_031_Mise en page 1 22/08/17 14:44 Page25

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De gauche à droite : Peter Van Eyck, Henri-Georges Clouzot, Folco Lulli, Yves Montand. “Clouzot a voulu faire de ce coin de terre gardoise l’un des vestibules de l’enfer où le travail des hommes est comme le tribut d’une damnation, écrivait avec lyrisme Pierre Jaoul dans Midi Libre. Des sites inhumains, des camions qui ahanent au long de rampes impossibles, des belvédères escarpés où des titans - torses nus - s’agrippent aux rochers”.

À LIRE D.R. À VOIR “Des pluies diluviennes tombent sur Grand hôtel du Midi. Le 31 juillet Retour à Paris. Le mauvais temps “LE SALAIRE pétrole. “Le décorateur proposa une 1951, toute l’équipe du film est à pied notre région”, titre le Midi Libre. Durant n’est pas le seul fléau qui s’abat sur DE LA PEUR”, eau légèrement teintée, expliqua Louis d’œuvre au Grand hôtel du Midi, à quarante jours et quarante nuits, le film. Bientôt Véra Clouzot tombe collector Dvd Wipf, le directeur de production. Refus Nîmes, le futur QG de la production. comme dans l’Ancien Testament, il malade, le réalisateur se casse la che- Blu-Ray, TF1 hautain de Clouzot”. Finalement, ce Les choses sérieuses peuvent com- pleut, vente et tempête. Les décors ville et les figurants gitans se mettent Vidéo (sortie sera une mare d’eau avec une épaisse mencer. Le décor principal du film, déteignent, les véhicules s’embour- en grève en s’estimant sous-payés… le 27 octobre) couche de mazout. “J’avais une douche bent et les grues dégringolent. le village de Las Piedras, a été recons- En novembre 1951, la production CLOUZOT en plein air, à proximité, expliquait titué à Saliers, sur la commune Réfugiés à l’hôtel du Midi, les comé- décide d’arrêter les frais. Tout le CINÉASTE, Vanel. Mais comme la scène était d’Arles. Il s’agit de l’ancien camp d’in- diens tuent le temps avec des blagues monde rentre à Paris… et fait les José-Luis Bocquet, longue, j’ai été dans le pétrole durant ternement des “nomades” en zone de potache. Vanel et Montand feignent comptes ! Alors que le film est loin Marc Godin. Paris : des jours”. sud pendant le Seconde Guerre mon- des disputes homériques en cassant d’être achevé, le budget initial a déjà Éd. de la Table Le 3 novembre 1952 marque la fin diale. Entre 1942 et 1944, pas moins des piles d’assiettes. Leur hôtel été dépassé de vingt millions. Deux Ronde, 2012 du tournage. Enfin ! “On était loin des de 700 Roms y sont morts de faim, devient bientôt le centre de tous les nouveaux financeurs acceptent d’en- HENRI!GEORGES neuf semaines prévues !”, ironisait de froid et de maladie. regards et l’objet de toutes les trer en co-production : le Français CLOUZOT, Vanel. Le budget final est à la mesure Il a fallu, bien entendu, apporter rumeurs qui parcourent la ville pro- Georges Lourau (Filmsonor) et l’Ita- L’ Œ U V R E du dépassement : 197 millions de quelques modifica- testante comme un lien Fono Roma. FANTÔME, Claude Gauteur. francs, soit le double de ce qui avait tions. René Renoux, le ON DISAIT QUE frisson d’horreur. “On Sept mois plus tard, en juin 1952, le été prévu un an plus tôt. disait que Montand Paris : LettMotif, décorateur, a bâti, avec MONTAND RECEVAIT tournage reprend enfin. La dernière 2017 du béton chaulé, une recevait des fournées de scène du film, celle où Montand perd Succès sur la Croisette. Le 15 avril église, une usine et un DES MINETTES ET minettes et que Vanel la vie au détour d’un virage, est tour- CLOUZOT 1953, “Le Salaire de la peur” est pré- fumait de l’opium. Un CRITIQUE. café. Des canalisations QUE VANEL FUMAIT née en plusieurs endroits. “Il zigzague Claude Gauteur. senté au 6e Festival de Cannes. En ont été construites Sodome et Gomorrhe route d’Uzès dans les gorges, entre l’em- Paris : Séguier, sortant de la projection, l’un des jurys, pour amener l’eau des DE L’OPIUM pour la bourgeoisie de branchement de Poulx et le Pont Saint- 2013 le comédien Edward G. Robinson, marais et reconstituer des flaques réa- l’époque !”, rapportait Nicolas, mais le camion se jette dans déclare qu’il “vient de recevoir un Jean-Charles Lheureux. LES listes.”Comme le paysage camarguais le ravin à la Baume”, précise Jean-Ber- MÉTAMORPHO! génial coup de pied au bas-ventre”. ressemblait plus à la savane africaine Simone Signoret, qui tourne alors nard Lidon, qui a enquêté sur les lieux SES D’HENRI! Quelques jours plus tard, le film reçoit qu’à l’Amérique centrale, ils ajoutèrent Casque d’or aux studios de Billancourt, de tournage. GEORGES le Grand prix (équivalent de la Palme des palmiers en métal et des cactus en revient tous les week-ends à Nîmes CLOUZOT, d’or aujourd’hui), tandis que Charles plâtre que l’on baladait partout pour afin d’y retrouver Montand qu’elle va Bambouseraie. L’équipe se trans- Cloé Folens Vanel se voit attribuer celui de la meil- les besoins des scènes, d’où leur surnom épouser en décembre. “Véra et moi porte ensuite à la Bambouseraie de Vendémiaire leure interprétation masculine. Sorti de cactus baladeurs !”, se souvenait le faisions les rayons des Dames de (sortie le 7 sep- Prafrance où la végétation exotique tembre 2017) en salles la semaine suivante, le film journaliste Jean-Charles Lheureux. , écrit la comédienne dans La fera merveille. C’est là qu’est tournée récoltera un immense succès public, Nostalgie n’est plus ce qu’elle était. On l’une des scènes les plus mémorables ses 7 millions de spectateurs permi- Déluge sur le Gard. Malheureuse- brodait des espadrilles de petites perles du film, celle où Vanel et Montand se rent bien vite de renflouer les caisses ment, la météo ne tarde pas à se gâter. de jais”. retrouvent plongés dans un bain de des coproducteurs. G Bernard Bastide 951GNIMES_028_029_030_031_Mise en page 1 22/08/17 14:44 Page26

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CINÉMA CLOUZOT TOURNAIT “LE SALAIRE DE LA PEUR” DANS LE GARD L’hôtel du Midi, QG de l’équipe du film

De la comédienne Annabella au torero flirter avec une très belle femme, la ronne et de la rue Notre-Dame. patronne du café du Printemps…” René va également être le spectateur Luis Miguel Dominguin, René M. en a vu La présence continue de cette troupe privilégié des rushes du film, projetés - de juin à novembre 1952 - va générer au cinéma Corona, square de la Cou- beaucoup des stars séjourner au Grand une myriade de petits faits et gestes ronne. “Je m’asseyais dans le fond de dont René a conservé le souvenir. “Un la salle, tandis que l’équipe - une dizaine hôtel du Midi, square de la Couronne. Mais jour, j’ai eu une petite altercation, dans de personnes tout au plus - était assise un couloir, avec un extra. Le lendemain, devant. Là, j’ai eu l’occasion de voir jamais comme cet été caniculaire de 1952, Simone Signoret m’a interpellé pour plusieurs séquences, certaines audibles, me demander comment j’allais. C’était d’autres non : celle du bain de pétrole, l’été de ses 17 ans, quand il a vu débarquer une femme très humaine.” celle de la bagarre de Vanel et Montand, l’équipe du “Salaire de la peur”. etc. Quand Montand donne un coup Bagarre de pied dans les parties intimes de ‘étais ce que l’on appelle un lou- Johnny Walker à étiquette rouge.” Le sans-gêne bien connu des gens de Vanel, c’est un copain à moi, un boxeur fiat, un garçon de café travail- L’hôtel était alors dirigé par un certain cinéma va provoquer un autre conflit. nîmois nommé Capdeville qui a servi “J lant dans cet hôtel magnifique. M. Roux, que tout le monde appelait “Charles Vanel - qui possédait une sorte de doublure à Vanel.” Clouzot va même L’équipe du film logeait là, mais pas familièrement Toto. “Son père, Paul de jeep - s’était garé à côté de l’hôtel. donner un petit rôle à Toto Roux, le tous. Je me souviens surtout de Charles Roux, avait été propriétaire de La Or, à l’époque, cet emplacement était patron de l’hôtel. “Les chauffeurs du Vanel, un type très froid, qui passait Colombe d’or, à Saint-Paul-de-Vence, réservé aux cars qui desservaient les premier camion - Folco Lulli et Van son temps à jouer aux dames avec Clou- où Montand et Signoret s’étaient ren- villages alentour. Un chauffeur de car, Eyck - disposent, au milieu de la piste, zot, le réalisateur qui, lui, fumait la contrés, puis mariés. Cela explique que excédé par l’attitude désinvolte de un mouchoir tenu par quatre pierres pipe ; de Folco Lulli, très sympathique ; toute l’équipe soit descendue à l’hôtel Vanel, lui a foutu son poing dans la afin de signaler un danger au camion de Montand, très pédant, qui était tou- du Midi plutôt qu’à l’Imperator qui gueule !” Tous les matins, comme un suivant. Un indigène vêtu d’un poncho jours vêtu du même maillot de corps était alors le plus bel hôtel de Nîmes.” rituel, l’équipe prenait ses petits-déjeu- passe, ramasse le mouchoir et s’en sert qu’il porte dans le film, et de Simone L’établissement accueillit aussi des ners au Mazet, une salle de restaurant pour saluer les passants. C’est Toto Signoret, une très jolie femme mais qui, techniciens de l’équipe. “Je me sou- de l’hôtel, meublée style provençal, Roux qui joue l’indigène !” G déjà à cette époque, buvait du whisky viens de l’un d’eux qui faisait plus que située à l’angle du square de la Cou- Propos recueillis par Bernard Bastide

“Le Corsario”, le bistrot de Las Piedras. De gauche à droite : Jeronimo Mitchel (Dick), Folco Lulli (Luigi), Vera Clouzot (Linda), Yves Montand (Mario), Peter Van Eyck (Bimba), Dario Moreno (Hernandez, le cafetier), Jo Dest

(Smerloff). D.R. 951GNIMES_028_029_030_031_Mise en page 1 22/08/17 14:44 Page27

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Mario aide son ami Jo, blessé à la jambe, à sortir du bain de pétrole. La scène la plus célèbre du film. Au nom de sacro- saint réalisme, Clouzot imposa du vrai mazout. D.R.

Charles Vanel court après le camion conduit par Yves Montand. Les explosifs utilisés dans le film avaient été fournis à la production par un fabriquant nîmois, les établissements Rey Frères, rue de Serbie.

Vue d’ensemble du village de Las Piedras. Le site avait, entre 1942 et 1944, accueilli un camp d’internement pour “nomades”, il a été réaménagé par l’équipe de décorateur pour D.R. ressembler à un village d’Amérique Henri-Georges Clouzot, accroupi dans le décor de Las Piedras, choisit, centrale, sans précision de pays pour à l’aide de son viseur, le meilleur cadre pour filmer la prochaine scène.

HERVÉ COLLIGNONHERVÉ D.R. éviter les ennuis diplomatiques. On aperçoit dans le fond, Simone Signoret, en veste à carreaux, qui assiste au tournage.