LA CHINE EN 2014 ❮ 19

La Chine en 2014

JEAN-PIERRE CABESTAN Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifi que (CNRS) ; professeur et directeur du département de science politique et d’études internationales, Université baptiste de Hong Kong ; chercheur associé, Asia Centre

Après une année de consolidation de son pouvoir, , président de la République populaire de Chine depuis le 14 mars 2013, semble avoir rencontré davantage de diffi cultés en 2014 : le ralentissement relatif de la croissance rend plus ardue, mais pourtant plus indispensable que jamais, l’introduction des importantes réformes économiques et structurelles annoncées lors du iiie Plénum du Comité central du Parti communiste chinois (PCC) en novembre 2013 ; la lutte contre la corruption, marquée en décembre 2014 par l’exclusion du PCC et l’inculpation tant atten- dues de Zhou Yongkang, l’ancien patron de la sécurité et numéro neuf du régime, se poursuit, mais ses eff ets restent peu probants ; un programme de réformes administratives et judiciaires non moins ambitieux a été annoncé à l’automne, lors du ive Plénum, mais nombre de questions se posent quant à sa mise en œuvre ; l’affi rmation de puissance de la Chine s’est confi rmée mais butte sur une série d’obstacles et de tensions, notamment en mer de Chine méridionale et avec le Vietnam ou les Philippines, qui ont contraint Xi à montrer de son pays un visage plus coopératif : le sommet de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifi que (Apec) tenu à Pékin en octobre 2014 et la relance des relations sino-japonaises en témoignent ; enfi n, le « mouvement des parapluies » à Hong kong et l’échec électoral du président Ma Ying-jeou à Taïwan, survenu quelques mois après la « révolte des tournesols », sont de nature à renforcer ce besoin de modération tout en alimentant la paranoïa croissante du régime à l’égard de tous les défi s politiques qui le menacent.

Des réformes économiques qui piétinent

En matière économique, les eff ets des décisions prises à l’automne 2013 peinent à se faire sentir. L’investissement reste élevé, la croissance continue d’être avant tout tirée par les exportations ; les services, et leur ouver- ture à la concurrence étrangère, se développent trop lentement. Surtout, le démantèlement des monopoles des grands groupes d’État et de leurs fameux « intérêts acquis » est largement resté lettre morte. On s’oriente plutôt vers une plus nette autonomie du mode de gestion des entreprises

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 1919 009/04/20159/04/2015 111:06:271:06:27 20 ❯ASIE – ÉDITION 2015-2016

publiques et leur prudente ouverture au capital privé. Mais, de manière assez contradictoire, le groupe dirigeant pour l’approfondissement d’en- semble des réformes 1 a décidé de plafonner les rémunérations et avantages multiples des responsables de ces entreprises, cherchant à rassurer par cette initiative une société de plus en plus consciente des importants privilèges accumulés par les administrateurs du secteur public. Parallèlement, les projets pilotes du Premier ministre Li Keqiang n’ont guère progressé. La nouvelle zone économique spéciale (ZES) de Shanghai se met en place bien lentement, comme si elle avait perdu le soutien de Xi Jinping et, surtout, elle est concurrencée par d’autres ZES qui se déve- loppent plus rapidement (Guangdong, Chongqing). Un programme de réformes fi scales en trois étapes (2014-2016) a bien été approuvé en juin, mais son contenu détaillé n’a pas été rendu public. De toute façon, ce nouveau système fi scal ne sera totalement opérationnel qu’en 2020, et ce n’est qu’à cet horizon que l’on saura si les budgets des gouvernements locaux, aujourd’hui trop dépendants de ventes de terres et de plateformes fi nancières particulièrement exposées, pourront être durablement équilibrés. De fait, le ralentissement de la croissance et l’endettement préoccupant des gouvernements locaux ont conduit le gouvernement central, du moins dans un premier temps, à renoncer à tout nouveau plan de relance par des investissements d’État massifs avant d’annoncer au début 2015, face à la gravité de la situation, la mise en place d’une enveloppe de 1 000 milliards de dollars destinée à cette fi n. Et la seule véritable réforme a été une prudente libéralisation du marché des capitaux : en novembre 2014, une connexion directe a été établie entre les Bourses de Shanghai et de Hong Kong, autorisant les investisseurs de cette seconde métropole à acheter des actions, dites A Shares, de sociétés chinoises cotées dans la première. Mais, d’une manière générale, les réformes économiques avancent à un pas de sénateur, ralenties par l’extrême frilosité dont font preuve nombre de responsables du fait de l’intensifi cation de la lutte contre la corrup- tion. Et les rumeurs de démission de Li Keqiang ou plutôt autour de son remplacement au terme de son premier mandat de cinq ans (2013-2018) sont le refl et à la fois des divisions au sein de la direction du PCC et de l’incertitude qui pèse sur le soutien apporté par l’appareil aux réformes lancées par Xi Jinping.

1 . Voir J.-P. Cabestan, « La Chine en 2013 », Asie. Édition 2014-2015, coll. Mondes émergents, mai 2014, La Documentation française.

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 2020 009/04/20159/04/2015 111:06:271:06:27 LA CHINE EN 2014 ❮ 21

L’intensifi cation de la lutte contre la corruption

Loin de se calmer, la lutte contre la corruption s’est intensifi ée et a fi na- lement conduit à la chute de trois « tigres » ou poids lourds du PCC et de l’armée : Zhou Yongkang, le général Xu Caihou et . Entamée fi n 2013 et annoncée après des mois de spéculation le 29 juillet 2014, l’enquête menée par le PCC sur Zhou n’aura duré que quatre mois : le 5 décembre, sur décision du Bureau politique (BP), soupçonné de multiples crimes – corruption passive, directe ou par l’intermédiaire de sa famille, abus de pouvoir, diff usion de secrets d’État, adultère, utilisa- tion du pouvoir à des fi ns fi nancières ou sexuelles –, celui-ci était expulsé du Parti, le parquet approuvait formellement son arrestation (proba- blement survenue en fait un an auparavant) et décidait d’engager des poursuites pénales à son encontre. Depuis la chute de la « bande des quatre » en 1976, c’est la première fois qu’un ancien membre du Comité permanent du Bureau politique est traduit devant les tribunaux. Quant à Xu Caihou, ancien vice-président (et numéro trois derrière Hu Jintao et Guo Boxiong) de la Commission militaire centrale du Parti, détenu depuis février 2014, il a été fi nalement exclu du PCC, et son dossier a été transmis au parquet de l’Armée populaire de libération (APL) le 30 juin. Le 28 octobre, le parquet militaire annonçait que l’instruction concernant Xu était terminée : ce dernier aurait admis avoir commis de multiples crimes dont celui de corruption passive directe ou indirecte, par l’intermédiaire de membres de sa famille, en échange de promesses de promotion ou d’autres services. Une tonne de billets de banque aurait été retrouvée dans le sous-sol de l’une de ses résidences et pas moins de dix camions ont été nécessaires pour transporter tous les objets de valeur (jades, antiquités) qu’il aurait accumulés. Mais, à la fi n de 2014, aucune information sur son éventuel jugement n’a encore été donnée ; atteint d’un cancer de la prostate, Xu pourrait bien ne jamais faire l’objet d’une condamnation. Car il faudrait tout d’abord que son ancien subordonné et homme de confi ance, le général Gu Junshan, directeur-adjoint du Département de logistique de l’APL de décembre 2009 à février 2012, détenu depuis lors et inculpé fi n mars 2014 par le parquet militaire, soit jugé pour les nombreux crimes dont il est accusé, pour la plupart assez comparables à ceux pour lesquels son protecteur, Xu, est pour- suivi. Mais il se peut que le procès de Gu ait lieu à huis clos. Quoi qu’il en soit, ces aff aires ont mis en lumière une propension plus forte encore au sein de l’APL que dans la bureaucratie civile à la vénalité des offi ces, c’est-à-dire à l’achat des postes de responsabilité supposés avantageux sur le plan fi nancier. Enfi n, le 22 décembre, Xinhua a annoncé qu’une enquête avait été ouverte à l’encontre de l’ancien bras droit de Hu Jintao, Ling Jihua, pour « sérieuses violations de la discipline », un euphémisme qui recouvre un

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 2121 009/04/20159/04/2015 111:06:271:06:27 22 ❯ASIE – ÉDITION 2015-2016

fort soupçon de corruption. Ancien directeur du puissant Département des aff aires générales du Comité central (CC), Ling avait été subitement nommé, à la fi n août 2012, au poste moins en vue de responsable du Département du Front uni du CC, peu après la mort au volant d’une Ferrari de son fi ls, Ling Gu, et de deux Tibétaines à moitié dévêtues qui l’accompagnaient. Et, surtout, peu après que les tentatives d’étouff ement de scandale par le versement d’importantes compensations aux familles des victimes avec l’aide de Jiang Jiemin, alors patron de la principale société pétrolière de Chine, National Petroleum Corporation (CNPC), et autre victime de la lutte anticorruption, eurent été éven- tées 2. Le lien avec l’aff aire Zhou Yongkang n’est pas clair, si ce n’est la grande proximité entre Zhou et Jiang. En revanche, la chute de Ling survient peu après le démantèlement de la « clique de », un aréo- page de responsables provinciaux du PCC qui avaient fait fortune dans l’exploitation du charbon, et auquel appartenait le frère aîné de Ling, , ancien président de la Conférence consultative provin- ciale, et dont était proche un autre de ses frères, Ling Wancheng (alias Wang Cheng), à la tête d’un grand empire fi nancier qui a judicieu- sement investi dans les technologies de l’information (dont la société LeTV), tous deux arrêtés respectivement en juin et octobre 2014 3. On ne sait si Ling Jihua a trempé dans la tentative, au printemps 2012, de coup d’État 4 dont certains soupçonnent Zhou et Bo Xilai, mais ces aff aires constituent le volet le plus politique d’une campagne contre la corruption qui prend de plus en plus les allures d’une purge. Quoi qu’il en soit, ces scandales ne constituent que la partie émergée de l’iceberg. En 2014, la campagne contre la corruption s’est poursuivie et s’est même accélérée. Ainsi, plusieurs mesures institutionnelles ont été prises pour renforcer la lutte contre ce fl éau : au printemps, les commissions de contrôle de la discipline du PCC ont vu leurs compétences renforcées ; et, en octobre, le bureau de contrôle des comptes de l’APL, auparavant rattaché au Département de logistique, a été placé sous la tutelle directe de la Commission militaire centrale (CMC). En outre, les actions lancées par les autorités se sont étendues à partir de juillet aux cadres indélicats réfugiés à l’étranger. Appelée « chasse au renard » (hulilie), cette opéra- tion aurait permis l’arrestation, en quatre mois, de quelque 428 Chinois soupçonnés de corruption. Mais l’absence d’accords d’extradition avec la plupart des pays occidentaux et démocratiques en ralentit la progression.

2 . Reuters, 24 juillet 2014. 3 . Le Monde, 7 novembre 2014. 4 . Des informations attestant ce complot auraient été fournies aux Américains par Wang Lijun, l’an- cien chef de la police de Chongqing, ville contrôlée par Bo Xilai, après sa fuite en février 2012 au consulat des États-Unis de Chengdu. Elles ont été reprises par Epoch Times (12 avril 2012), journal du Falungong, et Boxun, site d’information chinois situé en Caroline du Nord, qui parle même de tentatives d’assassinat de Xi Jinping (5 décembre 2013).

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 2222 009/04/20159/04/2015 111:06:281:06:28 LA CHINE EN 2014 ❮ 23

Et dans l’ensemble, la situation semble n’avoir guère changé. Ainsi, en décembre 2014, Transparency International faisait passer la Chine à la 100e place sur 175 pays (contre la 80e en 2013) en termes de perception de la gravité de la corruption.

Une évolution de plus en plus conservatrice et répressive du régime

Si la campagne contre la corruption est populaire, les autres mesures poli- tiques prises par Xi Jinping, pour la plupart conservatrices et répressives, le sont moins. Surtout, elles mettent au jour une inquiétude croissante du pouvoir face à un corps social plus complexe et plus diversifi é qu’au- paravant et qu’il parvient de moins en moins à contrôler. Ainsi, en février 2014, la direction du PCC a établi un nouveau groupe dirigeant chargé de la sécurité de l’internet et de l’informatisation. Présidé par Xi en personne, il comprend aussi Li Keqiang et le grand responsable de la propagande et du Secrétariat du PCC, Liu Yunshan, ainsi que Liu Wei, sa cheville ouvrière, directeur du Centre national d’information sur l’internet. Ce centre est chargé de supprimer les « documents déstabili- sateurs » de la Toile et travaille en étroite collaboration avec la sécurité publique et la sécurité d’État 5. Après le groupe dirigeant chargé de l’ap- profondissement des réformes et le Conseil national de sécurité créés lors du iiie plénum 6, il s’agit de la troisième nouvelle structure dirigée person- nellement par Xi Jinping, attestant une concentration sans précédent du pouvoir entre les mains du secrétaire général du Parti. Parallèlement à cette tentative de reprise en main de l’internet, la répres- sion de tout activisme politique s’est renforcée. Ainsi, en janvier 2014, Xu Zhiyong, l’un des principaux animateurs du « mouvement des citoyens » était condamné à quatre ans de prison. D’autres condamnations poli- tiques se succédèrent au cours de l’année et de nouvelles arrestations survinrent, dont celle d’Ilham Tohti, un professeur ouïghour de l’Uni- versité des minorités à Pékin, qui, opposé à l’indépendance du Xinjiang, œuvrait à l’instauration d’une réelle autonomie de sa région natale tout en cherchant à promouvoir de meilleures relations entre Ouïghours et Hans, l’ethnie majoritaire en Chine. Arrêté en janvier après avoir critiqué la réaction du gouvernement à la suite de l’attentat-suicide de la place Tiananmen perpétré par des militants ouïghours en octobre 2013, il était

5 . Xinhua, 28 février 2014. 6 . Voir J.-P. Cabestan, « La Chine en 2013 », op. cit.

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 2323 009/04/20159/04/2015 111:06:281:06:28 24 ❯ASIE – ÉDITION 2015-2016

condamné à la prison à perpétuité pour « séparatisme » en septembre 2014 par le tribunal d’Urumqi. De même, sous prétexte d’avoir « provoqué des troubles » – en réalité pour avoir pris part à une commémoration privée du 25e anniversaire de Tiananmen –, l’avocat activiste Pu Zhiqiang était arrêté en avril. Le mois suivant, c’était le tour de Madame Gao Yu, accusée d’avoir rendue publique la directive no 9, un document interne au Parti qui, justement, confi rme l’orientation particulièrement antidémocratique et anti-occiden- tale du régime chinois. Le procès de Gao Yu s’est ouvert en novembre 2014, ainsi que celui de l’avocat défenseur des droits Guo Feixiong, arrêté en août 2013. Aucun verdict n’a à ce jour été rendu public, ni concernant Madame Gao ni concernant Guo, refl étant probablement des divisions au sein du PCC, notamment entre la sécurité et les organes judiciaires, tant les accusations paraissent ténues. Cependant, ils restent tous deux détenus. Plus généralement, l’on sent l’étau de la surveillance et de la censure se resserrer autour des personnes ou des institutions chargées d’enseigner ou de diff user le savoir tandis que, parallèlement, le culte de la personna- lité de Xi se renforce. Ainsi, le philosophe Xu Youyu, l’un des signataires de la Charte 08 rédigée par Liu Xiaobo, a été plus d’une fois inquiété (il a obtenu le prix des droits de l’homme Olof Palme en décembre 2014). La dénonciation des idées occidentales, surtout celles liées aux droits de l’homme et à la démocratie, s’est accentuée. Cette posture a pour ambi- tion de s’étendre aux arts et à la littérature, après qu’en octobre 2014 le président Xi eut enjoint aux créateurs de « mettre l’accent sur l’intégra- tion entre l’idéologie et les valeurs artistiques », remettant ainsi à l’honneur les célèbres causeries « liberticides » de Mao Zedong à Yan’an sur la ques- tion (1942). Et pour couronner le tout, en décembre, l’enseignement du marxisme a été renforcé dans les universités. En d’autres termes, la nouvelle gauche a le vent en poupe. Enfi n, tout le régime semble de plus en plus graviter autour de la person- nalité du président Xi Jinping (papa Xi) et aussi de sa femme, la générale et chanteuse Peng Lihua (maman Peng). En septembre 2014, les écrits de Xi sur la gouvernance étaient publiés avec force fanfare en chinois et en huit langues étrangères, dont le français. De telle sorte que le « rêve chinois » s’identifi e de plus en plus au « rêve de Xi ».

Le IVe Plénum et l’État de droit… socialiste

Dans ces circonstances, que pouvons-nous attendre de la résolution adoptée par le ive Plénum du CC en octobre 2014 et consacrée au « perfectionne- ment » de « l’État de droit socialiste » ? Très long et jargonneux, ce document vise manifestement à moderniser et à régulariser le fonctionnement de

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 2424 009/04/20159/04/2015 111:06:281:06:28 LA CHINE EN 2014 ❮ 25

l’administration et de la justice chinoises, bref à accroître la confi ance des Chinois dans l’une et l’autre. Sa principale cible est le démantèlement du « protectionnisme judiciaire local ». Ce qui constitue une vaste tâche, tant les juges et les procureurs restent partie intégrante de l’appareil local du PCC et obéissent aux instructions de son chef. Le renforcement de l’articu- lation verticale des tribunaux et des parquets devrait favoriser une certaine autonomisation. Il en est de même de l’instauration, sous la tutelle des cours provinciales, de tribunaux à compétence interrégionale (à cheval sur plusieurs municipalités ou districts). Le nouveau slogan du PCC est : « Gouverner le pays selon la Constitution » (yi xian zhi guo). Mais qu’en est-il lorsque l’État est dirigé par un Parti unique ? De fait, de nombreuses interrogations et obstacles à la mise en place d’un État de droit même socialiste persistent. Les commissions politiques et judi- ciaires du PCC qui, à chaque échelon, supervisent l’ensemble des activités de police et de justice, seront maintenues « à très long terme », même si elles sont appelées à ne plus « microgérer » chaque dossier. La dépendance des tribunaux à l’égard des gouvernements locaux pourrait être relâchée, mais bien des incertitudes demeurent quant au mode de promotion et de rémunération des juges. Vieux projet remis à l’honneur, un comité chargé d’examiner la constitutionnalité des lois et avant tout des règle- ments locaux devrait se mettre en place au sein de l’Assemblée populaire nationale (APN), mais l’on ne sait rien encore des possibilités de recours qui seraient off ertes aux citoyens. Enfi n, cette résolution a rappelé que, pour le PCC, la loi a d’abord un caractère répressif, perpétuant en quelque sorte une approche légiste (fajia) à la Qin Shihuang (le premier empereur) ou à la Mao du droit, tandis que la « morale » devra continuer de jouer un rôle complémentaire, notamment pour garantir la probité des fonc- tionnaires. L’on ne peut que rester perplexe devant l’idéalisme confucéen de cette approche sans être pour autant étonné du refus du Parti d’intro- duire de réels check and balances, tant ces mécanismes pourraient aff aiblir voire compromettre son rôle dirigeant sur l’État et la société. Une réforme, donc, à prendre avec prudence et dont l’on aurait tort d’attendre des trans- formations politiques plus substantielles. En même temps, Xi n’est pas aussi sûr de son pouvoir qu’il apparaît. En décembre 2014, il s’en est pris à ceux qui, dans le Parti, forment des « factions » et des « cliques » et cherchent, à l’image de la « clique du pétrole » (Zhou) ou celle du Shanxi (Ling), à protéger leurs intérêts et à faire obstacle aux réformes. Le combat contre la corruption et l’élimination des adver- saires du programme politique mis en place au cours de ces deux dernières années sont donc étroitement liés : Xi espère l’emporter en s’appuyant sur « la ligne de masse » et le soutien de la société. Mais cette dernière n’a pas démontré une plus grande confi ance en ses dirigeants au cours de l’année écoulée et l’accumulation des défi s internes auxquels Xi fait face pourrait continuer à alimenter les oppositions à la voie qu’il a tracée, au sein et à

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 2525 009/04/20159/04/2015 111:06:281:06:28 26 ❯ASIE – ÉDITION 2015-2016

l’extérieur du Parti. À cet égard, l’activisme et les succès diplomatiques remportés par le président Xi ont constitué un utile dérivatif à ces casse- tête intérieurs.

Politique étrangère : la Chine souffl e le froid puis le chaud mais poursuit sa quête de puissance

L’année avait mal commencé, avec une nouvelle montée de la tension entre la Chine et l’Asie du Sud-Est et un isolement de la Chine par rapport à l’Occident sur la question de la Crimée et la crise ukrainienne. Puis à partir de l’été et surtout de l’automne, Xi a adopté une posture plus modérée, reprenant contact avec le Japon d’Abe et concluant avec les États-Unis un ensemble d’accords importants dont un sur le climat, sans précédent. Pour autant, Pékin a continué d’affi rmer sa puissance, notamment par rapport à Washington, et a offi ciellement confi rmé son abandon de la diplomatie prudente adoptée par Deng Xiaoping après Tiananmen, tout en « enrobant » le tout dans une rhétorique plus coopérative qu’au début de l’ère Obama.

Nouvelles tensions en mer de Chine du Sud Ces tensions commencèrent à se manifester de manière très discrète autour de James Shoal, un banc de sable submergé à marée haute, situé à 80 km au nord de la côte de la province malaisienne du Sarawak, revendiqué à la fois par la Malaisie et la Chine qui l’appelle Zengmu ansha. Point le plus méridional des prétentions territoriales de Pékin en mer de Chine du Sud, James Shoal fut visité selon Xinhua par trois bâtiments de la marine de l’APL fi n janvier 2014, ce que Kuala Lumpur a préféré démentir. Mais cette patrouille, qui succédait à d’autres, a contribué à durcir la position du gouvernement malaisien, habituellement conciliant, à l’égard de la Chine. Peu après, en mars, l’Indonésie déclarait pour la première fois que les reven- dications chinoises en mer de Chine méridionale (la fameuse « langue de bœuf en neuf traits » 7) entraient en confl it avec la souveraineté qu’elle exerce sur la province de Riau, à laquelle appartiennent les îles Natuna. De médiateur, Djakarta devenait dès lors partie au confl it et l’élection du président Joko Widodo, en juin, n’a pu que confi rmer la stratégie plus off ensive adoptée par cette capitale dans la zone, tant à l’égard de la Chine que des autres prétendants comme le Vietnam.

7 . Voir Daniel Schaeff er, « L’Asie orientale, nouveau champ de la rivalité sino-américaine ? », Asie : catastrophes naturelles, dynamismes socio-économiques et questionnements politiques, coll. Mondes émergents, édition 2011-2012, La Documentation française.

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 2626 009/04/20159/04/2015 111:06:281:06:28 LA CHINE EN 2014 ❮ 27

À la fi n du même mois, les Philippines soumettaient leur mémoire au tribunal d’arbitrage de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer 8 et, peu après, renforçaient leur coopération en matière de défense avec les États-Unis. Cela étant, ces frictions restent sans rapport avec la bouff ée de colère antichi- noise qu’a suscitée au Vietnam l’installation par Pékin, en mai 2014, d’une plateforme d’exploration pétrolière au large des Paracels (Xisha, Hoàngsa). On peut penser que les autorités chinoises n’avaient pas anticipé la réaction vietnamienne, ni celle du gouvernement, ni celle de la société. En mer, une confrontation tendue entre gardes-côtes vietnamiens et navires de l’APL eut lieu, les premiers tentant d’éperonner les seconds, et ces derniers les repoussant à coups de canons à eau. Plus de mille « attaques » eurent lieu, plusieurs dizaines de bateaux vietnamiens furent endommagés et quelques- uns coulés. Sur terre, les manifestations spontanées de la population ont provoqué la destruction de nombreuses usines chinoises (en réalité apparte- nant pour la plupart à des entreprises taïwanaises) et la mort d’un nombre mal déterminé (entre 3 et 21) de ressortissants de la République popu- laire comme de l’ancienne Formose. L’on a aussi compté une centaine de blessés. Bref, cette aff aire a plongé les relations entre les deux pays dans une crise sans précédent. Alors que certains membres du gouvernement de Hanoï menaçaient, à l’image de Manille, de porter l’aff aire devant le tribunal de la Convention du droit de la mer, et que la communauté internationale et de sécurité commençait à s’émouvoir, notamment lors du Shangri La Dialogue tenu à Singapour au début juin, des négociations furent entamées, notamment sur les compensations à verser aux victimes et, fi n juillet, avec plusieurs mois d’avance, Pékin décida de retirer sa plate- forme pétrolière des Paracels, arguant que sa mission d’exploration était achevée, calmant par là le jeu. De fait, sachant la direction du PC viet- namien divisée et le pays très dépendant de son grand voisin sur le plan économique, le gouvernement chinois parvint, par cette décision unila- térale, à renforcer la main de ceux qui, à Hanoï, sont favorables à une politique de coopération avec Pékin. Plus intéressant encore, à la fi n de l’année, une semaine avant la date butoir du 15 décembre, le gouvernement chinois décida non pas d’adresser sa défense au tribunal d’arbitrage chargé d’examiner les revendications des Philippines – la Chine ne reconnaissant pas la compétence de cette juri- diction (bien qu’elle ait ratifi é la Convention de Montego Bay en 1996) –, mais de publier une déclaration faisant état de sa position en la matière. Contestant la compétence du tribunal pour régler des confl its de souve- raineté, cette déclaration justifi ait les actions prises par Pékin depuis 2012, par exemple l’annexion de Scarborough Shoal et l’encerclement de Second

8 . Voir J.-P. Cabestan, « La Chine en 2013 », op. cit.

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 2727 009/04/20159/04/2015 111:06:281:06:28 28 ❯ASIE – ÉDITION 2015-2016

Th omas Shoal. Deux jours auparavant, le Département d’État américain avait rendu publique une analyse détaillée de la légalité des revendications maritimes d’une douzaine de pays, dont la Chine, insistant sur l’impréci- sion et la faiblesse juridique des prétentions de ce pays en mer de Chine méridionale, notamment de la ligne en neuf traits. Mettant en lumière une nouvelle forme de concurrence légalo-stratégique sino-américaine, ces deux documents ont clairement été rédigés pour peser sur la décision que les cinq juges de la Cour d’arbitrage prendront après avoir examiné les 4 000 pages du mémoire philippin (resté confi dentiel). Et surtout, par sa déclaration, Pékin est entré, certes de manière détournée, dans la discus- sion juridique sur les diff érends territoriaux et maritimes qui l’oppose à ses voisins de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean).

La Chine, la Crimée, l’Ukraine et la Russie La révolution de Maïdan, la chute de Viktor Ianoukovitch, l’annexion de la Crimée par la Russie et la guerre civile qui s’en est suivie à l’est de l’Ukraine ont été analysées avec beaucoup d’attention par les autorités chinoises. Dans un premier temps, la Chine a montré sa perplexité : en eff et, comment pouvait-elle faire entorse à ses principes de non-ingérence dans les aff aires intérieures des autres pays ? Elle a donc soutenu l’intégrité territoriale de l’Ukraine, critiquant à mots voilés la Russie, y compris au Conseil de sécurité de l’ONU, début mars 2014. En outre, Pékin entre- tient une coopération économique (notamment agricole) et militaire étroite avec Kiev. Mais, en même temps, la Chine évitait de condamner publiquement le gouvernement de Vladimir Poutine, adoptant fi nalement une position de neutralité bienveillante à l’égard de Moscou. Mi-mars, elle s’est abstenue au Conseil de sécurité de l’ONU lors du vote de la réso- lution occidentale condamnant le référendum organisé par V. Poutine en Crimée (la Russie y a opposé son veto, empêchant son adoption) ; et elle a depuis bruyamment refusé de s’associer aux sanctions occidentales contre la Russie, profi tant au contraire de l’isolement de ce pays pour s’en rapprocher plus encore et négocier avec lui, dans des circonstances plus favorables pour Pékin, d’importants contrats, notamment en matière éner- gétique. La raison est que Pékin a rapidement interprété les événements de Kiev et d’ailleurs comme une « révolution de couleur » fomentée en sous- main par les États-Unis et la CIA. Si cette analyse accrédite évidemment la thèse avancée par la propagande russe, elle vise aussi à mieux protéger la Chine contre toute évolution politique déstabilisatrice de ce genre à un moment où celle-ci met en place des réformes économiques et institution- nelles diffi ciles. C’est pourquoi, tout parallèle entre la Crimée et Taïwan est tabou en Chine, sauf si l’on conteste la décision de Khrouchtchev de rattacher en 1954 cette presqu’île à l’Ukraine… ce que certains analystes chinois n’ont pas hésité à faire.

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 2828 009/04/20159/04/2015 111:06:281:06:28 LA CHINE EN 2014 ❮ 29

Quoi qu’il en soit, en mars, V. Poutine s’est rendu en visite offi cielle en Chine, renforçant la coopération entre les deux pays, notamment dans le domaine des infrastructures. Et, en mai, en présence du président russe et de son homologue chinois, un énorme contrat gazier a été signé entre Gazprom et la CNPC à Shanghai : d’un montant de 400 milliards de dollars et étalé sur trente ans, ce contrat permettra à la République popu- laire d’acheter à un prix favorable (350 dollars le millier de m3), question qui a longtemps retardé cet accord, une source d’énergie propre dont elle a de plus en plus besoin. Les livraisons russes devraient atteindre 38 milliards de m3 dès 2018 (les importations chinoises de gaz naturel s’élevaient à 53 milliards de m3 en 2013). À noter que V. Poutine est revenu en Chine à l’occasion du quatrième sommet de la Conférence pour l’interaction et les mesures de confi ance en Asie (Cica), un forum intergouvernemental établi en 1999 à l’initiative du Kazakhstan et consacré aux problèmes de sécurité de ce continent. Xi a profi té de ce sommet pour appeler à la création d’une « nouvelle archi- tecture de coopération en matière de sécurité régionale » et a fustigé, avec V. Poutine à ses côtés, les alliances maintenues par les États-Unis avec un certain nombre de pays asiatiques car étant, à ses yeux, tournées contre des nations tierces (comme la Chine). C’est Pékin qui présidera la Cica au cours des deux prochaines années. Mais l’on doute que cette organisation à laquelle n’appartiennent pas le Japon, les États-Unis (observateurs), l’Aus- tralie ni sept des dix pays de l’Asean pourra aider les Asiatiques, comme le souhaite Xi, à régler par eux-mêmes leurs problèmes de sécurité. C’est dans cet état d’esprit que le président Xi a pris part, en septembre 2014, à Douchanbe (Tadjikistan) au 14e sommet de l’Orga- nisation de coopération de Shanghai (OCS), une structure régionale qui rassemble la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbé- kistan et le Tadjikistan (mais non le Turkménistan). Certes, l’un des sujets à l’agenda de cette rencontre était l’élargissement de cette organisation à certains de ses observateurs (Inde, Iran, Pakistan). Mais sa préoccupation première était l’Afghanistan après le départ de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) : là encore, Xi a voulu montrer que l’Asie centrale et l’OCS n’ont pas besoin des États-Unis et peuvent aff ronter elles-mêmes leurs problèmes de sécurité, grâce à un renforcement de la coopération contre le terrorisme islamiste mais aussi à la mise en place de la « ceinture économique de la route de la soie », initiative lancée par le président Xi l’année précédente à Astana (Kazakhstan).

La Chine amadoue l’Asean À l’automne, la Chine décida de relancer sa diplomatie envers l’Asean et, par diverses off res en particulier économiques et fi nancières, s’eff orça de tenter de regagner le terrain perdu au cours du printemps. Ainsi, se déploya

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 2929 009/04/20159/04/2015 111:06:281:06:28 30 ❯ASIE – ÉDITION 2015-2016

un nouveau ballet de visites offi cielles : le Premier ministre Li Keqiang assista en octobre au 16e sommet Asean-Chine tenu à Bruneï et promit de hisser le commerce bilatéral à 1 000 milliards de dollars en 2020 ; un mois plus tard, il se rendit à Naypyidaw, capitale offi cielle de la Birmanie, pour prendre part à celui de l’Asie de l’Est (Asean+3 : Chine, Corée, Japon) ; aux membres de l’Asean, il promit une enveloppe de prêts de 20 milliards de dollars pour développer les infrastructures et la signature rapide d’un traité d’amitié et de coopération. S’il resta ferme sur la mer de Chine du Sud, cherchant à rassurer l’Asean, il fi t une référence remarquée à la décla- ration Chine-Asean de 2002 relative à la conduite des parties en mer de Chine du Sud. Pour sa part, au début novembre, Xi eff ectua une visite offi cielle en Indonésie et en Malaisie, visiblement destinée à amadouer les membres de l’Asean à la fois les plus infl uents et les plus disposés à se laisser séduire. Et surtout, il annonça devant le Parlement indonésien à Djakarta la créa- tion d’une « route de la soie maritime du xxie siècle » et d’un nouveau fonds de fi nancement d’infrastructures d’un montant de 40 milliards de dollars. Si l’on met en regard les deux projets de route de la soie, l’on prend conscience des ambitions diplomatico-stratégiques de la Chine : mailler le continent dans un réseau de chemins de fer, d’autoroutes, de ports, d’oléoducs et de gazoducs qui sont certes de nature à accroître la fameuse « connectivité » entre nations mais aussi à faire de la Chine le principal artisan de cette intégration économique et par là même de mieux asseoir sa prééminence sur le continent asiatique et à terme l’ensemble de l’Eurasie.

La Chine continue de séduire et de diviser l’Europe Car les visées de la Chine ne s’arrêtent pas à l’Oural : elle entend, par la séduction et la division, neutraliser l’Union européenne (UE), c’est-à- dire distendre ses liens avec les États-Unis. En avril 2014, Xi Jinping se rendit au siège de l’Union européenne à Bruxelles – une première – puis vanta devant le Collège de l’Europe le caractère « mature et stable » de la coopération sino-européenne, laissant sous silence les sujets qui fâchent (protectionnisme rampant de la Chine, droits de l’homme, Crimée). Il visita ensuite la France, pour célébrer le 50e anniversaire de la normalisation entre Paris et Pékin, et l’Allemagne. Au même moment, un nouveau Livre blanc sur les relations sino-européennes était publié, identique quoique moins comminatoire dans sa formulation que le précédent (et premier), datant de 2003, sur Taïwan, le Tibet ou la demande de levée de l’embargo sur les ventes d’armes, mais plus ambitieux dans ses objectifs (coopération en matière d’urbanisation, d’environnement et de changement climatique ou dans les domaines scientifi ques et administratifs).

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 3030 009/04/20159/04/2015 111:06:281:06:28 LA CHINE EN 2014 ❮ 31

Plus important, la Chine veut se présenter comme une source d’investis- sements et donc d’emplois aux yeux des Européens. À cet égard, Pékin a décidé d’approcher en priorité et non sans succès les pays d’Europe centrale (Hongrie), orientale (Roumanie) et méridionale (Grèce). Ainsi, en décembre 2014, Li Keqiang a une fois de plus participé au troisième sommet annuel Chine-pays d’Europe centrale et orientale, un forum économique qui rassemble seize États dont certains, comme la Serbie qui cette année en était l’hôte, n’appartiennent pas à l’UE. Ne plaisant guère ni à Bruxelles ni aux poids lourds de l’Union, cette initiative a manifeste- ment pour but de diviser et d’aff aiblir l’UE.

L’Apec, le G20, le Japon et les États-Unis Ces gesticulations diplomatiques avec les Européens paraissent bien marginales face aux véritables préoccupations de la Chine : le Japon et les États-Unis. On le sait, c’est le sommet de l’Apec tenu en novembre 2014 à Pékin qui a été l’occasion d’un dégel des relations sino-japonaises. Xi Jinping a eu une rencontre, certes glaciale, avec le Premier ministre Shinzo Abe peu après que les deux gouvernements se furent mis d’accord sur un texte (en réalité deux déclarations à peu près identiques) relatif aux îles Senkaku- Diaoyu, que les deux pays revendiquent mais que le Japon administre. Si Tokyo n’a pas formellement reconnu l’existence d’un diff érend territorial au sujet de ces îles, le Japon a néanmoins admis que « les deux côtés recon- naissent qu’ils ont des points de vue (“positions” dans la version chinoise) diff érents sur l’émergence de situations de tension ces dernières années en mer de Chine orientale y compris autour des îles Senkaku/Diaoyu ». C’était la principale concession japonaise. Quant à la Chine, elle a accepté de mettre en place des mécanismes de gestion de crise afi n de maintenir sous contrôle les incidents qui pourraient survenir dans les eaux contes- tées. Ces mécanismes s’avéreront sans doute utiles car, peu après cette rencontre, les patrouilles des gardes-côtes chinois ont repris autour des Senkaku. Mais leur nombre semble avoir progressivement diminué et la poignée de main entre Xi et Abe a permis la reprise des échanges entre les deux gouvernements à un haut niveau. Le sommet de l’Apec a aussi été l’occasion, pour le président chinois, de rencontrer son homologue américain et de conclure avec lui un certain nombre d’accords importants. En ce sens, l’on a assisté à une sorte de G2 même si Pékin, en privé comme en public, a rappelé qu’il n’entendait pas défi er la prééminence de Washington. L’accord sino-américain sur le climat est de loin le plus décisif : pour la première fois, les États-Unis se sont engagés à réduire leurs émissions de carbone de 26 à 28 % par rapport à 2005 d’ici 2025, tandis que la Chine

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 3131 009/04/20159/04/2015 111:06:281:06:28 32 ❯ASIE – ÉDITION 2015-2016

a promis qu’elle atteindrait son pic d’émission de carbone en 2030, date à laquelle les énergies propres (panneaux solaires, éoliennes) constitue- ront 20 % de sa production totale d’énergie. Cet accord ouvre la voie à un accord plus large lors de la conférence de Paris fi n 2015. Les deux pays se sont aussi entendus sur des mesures visant à réduire les risques d’inci- dents militaires en mer comme dans les airs. Un mécanisme d’alerte sera mis en place entre les deux gouvernements pour notifi er les activités mili- taires d’envergure telles que les exercices afi n d’éviter les risques de collision. Cela étant, la réunion de l’Apec tenue à Pékin a été plus encore qu’aupa- ravant un duel à fl eurets mouchetés entre les deux grands, en particulier en matière commerciale entre le plan chinois de zone de libre-échange de l’Asie-Pacifi que et le projet américain de partenariat Trans-Pacifi que. Il a aussi permis aux autorités chinoises (et à Xi) d’apparaître comme les nouveaux maîtres diplomatiques de l’ordre international en Asie-Pacifi que. Le sommet du G20 tenu à Brisbane (Australie) le même mois de novembre 2014 a été l’occasion pour Xi Jinping de rappeler l’attache- ment de son pays « au règlement pacifi que des confl its maritimes » mais aussi de vanter les projets fi nanciers de la Chine, en particulier le lance- ment en octobre 2014 de la nouvelle Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII). Dotée d’un capital initial de 50 milliards de dollars, cette banque est présentée comme une alternative à la fois au Fonds monétaire international, à la Banque mondiale et à la Banque asia- tique de développement. Sous la pression de Washington, Canberra a décliné l’invitation chinoise de faire partie de ses membres fondateurs mais ces derniers, au nombre de vingt et un, comprennent la majorité des pays asiatiques dont l’Inde et l’Indonésie (mais ni le Japon ni la Corée du Sud). Avec le fonds de la route de la soie et la Nouvelle Banque de développe- ment (l’ancienne banque des Brics – Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud – dotée d’un capital de 100 milliards de dollars), la BAII met en lumière la stratégie et les armes dont Pékin veut se doter pour avancer ses intérêts diplomatiques et stratégiques dans le monde et en premier lieu son environnement régional au sens large.

Les nouvelles ambitions internationales de Xi Jinping On perçoit à travers les développements présentés ci-dessus les ambi- tions internationales de Xi Jinping. À la fi n novembre 2014, c’est-à-dire à peine deux ans après son arrivée au pouvoir, le président chinois réunis- sait une conférence centrale de travail du PCC sur les aff aires étrangères et y prononçait un discours qui trace de manière très complète les nouveaux objectifs de sa diplomatie. Ce type de réunion est rare et son prédécesseur, Hu Jintao, n’en convoqua qu’une, en 2006, quatre ans après son introni- sation. Évidemment, Xi y a réitéré les thèmes connus de la politique de

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 3232 009/04/20159/04/2015 111:06:281:06:28 LA CHINE EN 2014 ❮ 33

« développement pacifi que », de la priorité donnée aux formules gagnant- gagnant et de la « période d’opportunité stratégique » dont bénéfi cie son pays, lui permettant de se concentrer sur sa modernisation écono- mique. Mais pour la première fois, Xi a montré sa volonté d’abandonner la politique de « profi l bas » (taoguang yanghui) recommandée par Deng Xiaoping et d’encourager la Chine à conduire une action internationale en relation avec sa nouvelle puissance et infl uence internationales. Les initiatives commerciales et bancaires que nous avons pu observer ne font que confi rmer la priorité donnée dans ce nouvel activisme à la diplomatie économique. Mais l’on peut s’attendre à ce que celui-ci s’étende à d’autres aspects de la politique internationale de la République populaire. Ce fut donc une année très chargée pour la Chine et notamment pour son président sur le plan diplomatique. Parmi les autres succès, citons le sommet Xi Jinping-Park Geun-hye tenu en juillet 2014 à Séoul, rencontre dont la chaleur révéla combien la Corée du Sud s’était rapprochée de Pékin au détriment de Tokyo et même de Washington, ou la participation de Xi à la réunion des Brics au Brésil le même mois. Notons aussi la visite, en mai 2014, de quatre partenaires clés de la Chine en Afrique (Éthiopie, Nigeria, Angola et Kenya) par Li Keqiang, tournée au cours de laquelle ce dernier, parlant de « douleurs de croissance » et mettant en garde les entre- prises de son pays, s’est eff orcé de répondre à la multiplication des diff érends et des critiques africaines contre le nouvel « impérialisme chinois ». Parmi les semi-échecs, mentionnons la visite de Xi en Inde en septembre 2014 et sa rencontre avec le nouveau Premier ministre Narendra Modi, au moment même où l’APL avait choisi de « tester » l’armée indienne en procédant à une incursion délibérée pendant près de deux semaines au-delà de la ligne de contrôle eff ective au Ladakh. La « grande muette » chinoise était-elle insatisfaite de l’évolution des pourparlers sur la frontière entre les deux pays ou bien était-elle inquiète de la tournure que prenait la lutte contre la corruption en son sein ? Nul ne le sait, mais ces mouvements de troupes ont fait désordre, même s’ils n’ont pu freiner la progression de la coopéra- tion économique entre les deux pays. Mais, dans l’ensemble, c’est la montée en puissance de la Chine sur la scène internationale, avec Xi Jinping à sa tête, que cette année 2014 a consacrée.

Le « mouvement des tournesols » à Taïwan et le « mouvement des parapluies » à Hong Kong

Dans ce contexte, la contestation de l’auguste magistère chinois par les marches taïwanaises et hongkongaises avait quelque chose d’incongru. Mais elle rappelait que, puissant et infl exible à l’extérieur, le pouvoir chinois n’est pas aussi légitime qu’il le prétend au sein des frontières qu’il revendique.

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 3333 009/04/20159/04/2015 111:06:281:06:28 34 ❯ASIE – ÉDITION 2015-2016

Taïwan : une issue négociée À Taïwan, le « mouvement des tournesols » survenu au printemps 2014 a montré les limites de la politique de rapprochement du président Ma Ying- jeou et de son parti, le Kuomintang (KMT). Animé par de jeunes activistes étudiants et appartenant à la société civile, ce mouvement a aussi révélé l’aff aiblissement relatif des partis politiques de l’île, y compris le Parti démo- crate progressiste (PDP), principale formation d’opposition. En eff et, ce sont ces activistes qui, par l’occupation du Parlement (certes avec l’aide de certains députés PDP), le 18 mars, ont empêché la ratifi cation en force avec Pékin d’un nouvel accord commercial sur les services, accord très critiqué par l’opposition et de larges secteurs de la société. S’en est suivi un face à face de vingt-trois jours au terme duquel les organisateurs du mouvement ont signé un accord avec l’aide du président KMT du Parlement, Wang Jin-pyng, dont les relations avec Ma sont mauvaises, libérant les lieux en échange de la promesse de la promulgation d’une loi qui renforcerait les pouvoirs de contrôle des parlementaires en matière de négociations avec la Chine populaire. Bien que le PDP ait joué un rôle secondaire dans ce mouvement, le résultat politique le plus direct de cette crise sans précédent a été la cuisante défaite du KMT aux élections locales de la fi n novembre 2014, renforçant les chances du candidat du PDP, Madame Tsai Ying-wen, de remporter l’élec- tion présidentielle de 2016 et donc de voir les relations entre Pékin et Taipei devenir plus compliquées.

Hong Kong : une issue imposée mais sans solution Il est nécessaire de mentionner Taïwan si l’on veut comprendre le déve- loppement du « mouvement des parapluies » qu’a connu Hong Kong à l’automne 2014. En eff et, dès la fi n du printemps, plusieurs activistes taïwanais ont visité l’ancienne colonie britannique et se sont mis en rela- tion avec les organisateurs du mouvement Occupy Central, favorable à une élection véritablement démocratique et libre du chef de l’exécutif du territoire. Pendant l’été, de nombreux activistes hongkongais ont fait le voyage à Taïwan pour s’inspirer des techniques qui y avaient été utilisées. Mais c’était évidemment sans compter avec les diff érences entre Taïwan et Hong Kong : démocratique et de fait indépendante, la première a réglé par un compromis équilibré la crise qu’elle aff rontait ; semi-démocratique et sous l’étroite tutelle de Pékin, la seconde ne pouvait espérer autant. C’est la décision de l’APN du 31 août 2014 qui mit le feu aux poudres. Celle-ci décrétait qu’en 2017, le chef de l’exécutif serait certes élu au suff rage universel direct mais que les candidats, au nombre de deux ou trois maximum, seraient sélectionnés par un comité de nomination dominé par des personnalités de l’establishment et pro-Pékin. Animé par

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 3434 009/04/20159/04/2015 111:06:281:06:28 LA CHINE EN 2014 ❮ 35

des universitaires comme Benny Tai, le mouvement « Occupy Central avec amour et paix » organisa la contestation. Mais, rapidement, il fut débordé et marginalisé à la fois par la Fédération hongkongaise des étudiants – et son dirigeant Alex Chow – et le mouvement lycéen Scholarism, dirigé par Joshua Wong, qui ont poussé le gouvernement à l’erreur. Dans la soirée du 28 septembre, provoquée par certains manifestants, la police décidait de recourir aux gaz lacrymogènes, méthode qui n’avait pas été utilisée depuis de nombreuses années à Hong Kong. Sous le choc, de larges segments de la société hongkongaise se mobilisaient et décidaient d’apporter leur soutien au mouvement. Du coup, la police disparut de la voie publique, et des milliers d’activistes purent s’installer dans plusieurs grandes artères de la ville, notamment autour du siège du gouvernement, dans le quar- tier d’Admiralty. En dépit de spéculations et frayeurs multiples, Pékin décida de ne pas intervenir ; mais, sur la décision de l’APN, donna pour instruction au chef de l’exécutif de Hong Kong, C. Y. Leung, de ne rien céder. Plusieurs incidents eurent lieu entre manifestants et commerçants et hommes de main pro-Pékin, notamment à Mongkok. Et le 21 octobre, le gouvernement de Hong Kong, représenté par sa numéro deux, Carry Lam, accepta une rencontre publique avec les organisateurs du mouvement, à la demande de ces derniers. Mais ces pourparlers n’eurent que de modestes résultats : la promesse de relayer à Pékin les sentiments de la population de Hong Kong (ce qui n’avait pas été fait de manière honnête au cours de la consultation qui avait précédé la décision du 31 août) et de mettre en place un forum pour discuter de la réforme politique après 2017. Un face à face s’installa, le gouvernement proposant des aménagements mineurs dans le cadre de la décision de l’APN et tablant sur l’usure du mouvement. Cette confrontation pacifi que dura 79 jours et prit fi n le 17 décembre après que plusieurs sociétés, en particulier de minibus, eurent engagé des actions devant les tribunaux. Finalement, ce furent des décisions de justice qui contribuèrent le plus directement à mettre fi n au mouvement, montrant le respect des Hongkongais pour une institution héritée des Britanniques. Cela étant, la situation reste bloquée. En janvier 2015, C. Y. Leung a adressé à Pékin un rapport qui exposait de manière faussée l’opinion de la majo- rité des Hongkongais. En l’état, la proposition de réforme politique du gouvernement ne pourra donc recueillir le soutien des deux tiers requis au Conseil législatif, les pan-démocrates contrôlant 27 des 70 sièges. Pékin tentera d’en débaucher certains (il lui faut quatre voix supplémentaires), mais il n’est pas certain que Pékin réussisse. En conséquence, le système actuel d’élection par un comité électoral également dominé par l’esta- blishment pro-Pékin continuera probablement d’être en vigueur en 2017. Politiquement et socialement, ce mouvement a toutefois profondément modifi é les choses. Hier connue pour son aff airisme et son désintérêt pour la politique, la société hongkongaise est devenue beaucoup plus politisée ; c’est le cas en particulier de sa jeunesse ; la raison est qu’à des revendications

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 3535 009/04/20159/04/2015 111:06:281:06:28 36 ❯ASIE – ÉDITION 2015-2016

politiques, cette dernière a ajouté un certain nombre de revendications économiques et sociales qui, pour beaucoup, pointent le doigt vers les Chinois du continent, devenus beaucoup plus riches et davantage présents à Hong Kong qu’auparavant : pour cette jeunesse hongkongaise, l’accès à la propriété du logement est devenu prohibitif, les meilleurs emplois sont pris par des diplômés venant du Nord, et les transports en commun sont saturés par des touristes chinois bruyants et mal élevés. Plus généralement, la contestation de Pékin par sa périphérie pose la ques- tion de l’avenir politique de la Chine, sa volonté de maintenir la dictature d’un parti unique dans un environnement devenu largement démocratique et acquis aux idées politiques libérales. Il faudra à Xi Jinping beaucoup de sagesse pour gérer ces nouvelles tensions.

Conclusion

En 2014, les paradoxes de la Chine n’ont guère changé : affi rmation de sa puissance sur la scène mondiale mais priorité donnée aux réformes inté- rieures. Les diffi cultés de mise en œuvre de ces réformes ainsi que l’ampleur et les conséquences déstabilisatrices de la campagne anticorruption vont probablement contraindre Xi Jinping à choisir : le plus probable est qu’il sacrifi e la seconde pour convaincre la bureaucratie de l’aider à réussir les premières. Mais la pression qu’il exerce sur les factions récalcitrantes du PCC crée un climat d’incertitude politique qui tend à fragiliser la conso- lidation du pouvoir qu’il est parvenu à imposer. Durcissement intérieur, activisme extérieur : les deux pans de la politique de Xi sont à l’évidence étroitement liés. Le ralentissement de la croissance – « la nouvelle norma- lité » chère à Xi – pourrait par conséquent nous réserver des surprises.

((MondesMondes émergents)émergents) AsieAsie 2015-20162015-2016 (Pantone(Pantone 7427U)-MP3.indd7427U)-MP3.indd 3636 009/04/20159/04/2015 111:06:281:06:28