« Les hommes apprennent à connaître les hommes » Chateaubriand Chaque semaine : les blogs hebdo, les décryptages, les archives, octobre- les entretiens et les vidéos sont sur novembre 2013 www.revuedesdeuxmonde.fr octobre-novembre 2013 Président : Marc Ladreit de Lacharrière Membre de l’Institut

REVUE MENSUELLE FONDÉE EN 1829

Courrier de Cher Édouard... Michel Crépu Réformer, c’est Grand entretien Une société de citoyens s’est affirmée Hélène Carrère d’Encausse révolutionnaire et Annick Steta Hélène Carrère d’Encausse, Réforme, révolution Jacques Julliard, Timothy Snyder L’esprit français de la réforme Michel Crépu Les Allemands sont-ils réformateurs ? Gero von Randow Entretien – Un populisme à l’état pur Jacques Julliard et Jacques de Saint Victor L’indescriptible Robespierre de Gertrud Kolmar Eryck de Rubercy Entretien – Faire l’histoire des massacres Timothy Snyder soviétiques et nazis et Brice Couturier Entretien – Une histoire graphique du goulag Luba Jurgenson, Élisabeth Anstett et Aurélie Julia Révolutions et apocalypses au XXe siècle Jean Chaunu selon Souvarine et Rollin

Études, reportages, réflexions o c tobre-novembre 2013 Paradis fiscaux : les progrès d’une guerre sans fin Annick Steta La rentrée Un moment, dans l’été 1913 Alan Hollinghurst littéraire et Frédéric Verger Les quatorze points du marquis de Norpois Charles Dantzig Entretien avec Raison garder – Un train peut en cacher un autre Gérald Bronner Alan Hollinghurst Débat Entretien – Jean Dubuffet ou l’antitradition Sophie Webel et Eryck de Rubercy Dubuffet ou Critiques Notes de lecture l’antitradition 10-11 Sophie Webel N° de commission paritaire : Scannez pour accéder aux blogs ­hebdo, 0212K81194 – ISSN 0750-9278 E aux vidéos aux archives, à l’actualité de M 02486 - 3750 - F: 15,00 - RD la Revue des Deux Mondes ou pour vous 3’:HIKMOI=[VZUUW:?d@r@f@k@a"; ­abonner en ligne... DOM 15 e | MAROC 173 DAM « Les hommes apprennent à connaître les hommes » Chateaubriand Sommaire | octobre-novembre 2013

Éditorial 5 | Réformer, c’est révolutionnaire

Courrier de Paris 7 | Cher Édouard... › Michel Crépu

Grand entretien 15 | Une société de citoyens s’est affirmée en Russie › Hélène Carrère d’Encausse et Annick Steta

Réforme, révolution 33 | L’esprit français de la réforme › Michel Crépu 37 | Les Allemands sont-ils des réformateurs ? › Gero von Randow 42 | Entretien – Un populisme à l’état pur › Jacques Julliard et Jacques de Saint Victor 53 | L’indescriptible Robespierre de Gertrud Kolmar › Eryck de Rubercy 66 | Entretien – Faire l’histoire des massacres soviétiques et nazis › Timothy Snyder et Brice Couturier 78 | Entretien – Une histoire graphique du goulag › Luba Jurgenson, Élisabeth Anstett et Aurélie Julia 91 | Révolutions et apocalypses au XXe siècle selon Souvarine et Rollin › Jean Chaunu

2 octobre-novembre 2013 Études, reportages, réflexions 109 | Paradis fiscaux : les progrès d’une guerre sans fin › Annick Steta 116 | Entretien – Un moment, dans l’été 1913 › Alan Hollinghurst et Frédéric Verger 122 | Les quatorze points du marquis de Norpois › Charles Dantzig 132 | Raison garder – Un train peut en cacher un autre › Gérald Bronner

Débat 139 | Entretien – Jean Dubuffet ou l’antitradition › Sophie Webel et Eryck de Rubercy

Critiques 151 | Livres – Rentrée d’automne › Michel Crépu 155 | Livres – À l’écoute du drame soviétique › Aurélie Julia 159 | Disques – Viva Verdi ! › Jean-Luc Macia

Notes de lecture 165 | Pierre Cassou-Noguès | Giovanni Verga | Pascal Mercier | Bruno Racine | Maël Renouard | John Edgar Wideman | Thomas Clerc | Javier Marías | Éric Dussert | Helmut Heiber

octobre-novembre 2013 3

Éditorial Réformer, c’est révolutionnaire

ans l’un de ses innombrables chapitres de la Roue Rouge (1), Soljenitsyne examine à la loupe les moments de bascule qui furent aux origines de la révolution bolchevique. Le point commun à ces moments épars Ddans l’histoire tient toujours à cette préférence soudaine donnée à l’impatience de la révolte contre la patience de la réforme. L’histoire russe du XXe siècle est jalonnée de telles explosions où l’opinion (et surtout l’opinion « éclairée ») en vient, contre toute raison, à réclamer la Terreur. Tout se passe en somme comme si l’esprit de la réforme, avec ce qu’il implique d’acceptation de la durée et des contradictions insurmontables, était privé du pouvoir d’entraînement nécessaire. Le raisonnable ennuie, l’irresponsable séduit. La Russie n’est pas seule à en avoir su quelque chose au long du XXe siècle. En témoigne l’admirable ouvrage Terre de sang, entre Hitler et Staline (2), paru en français l’an dernier, de l’historien Timothy Snyder, qui répond ici aux questions de Brice Couturier. En témoigne aussi bien l’extraordinaire document exclusif sur les camps du goulag (3) que présentent Luba Jurgenson et Élisabeth Anstett aux lecteurs de la Revue.

octobre-novembre 2013 5 Les choses ont-elles tant changé aujourd’hui ? Reformer ou faire la révolution ? Le numéro d’octobre-novembre de la Revue des Deux Mondes a voulu sonder l’arrière-plan de ces deux fondamentaux. Ainsi, tandis que Hélène Carrère d’Encausse, interrogée par Annick Steta, examine comment la Russie de Vladimir Poutine cherche à se donner une stabilité post-totalitaire, Jacques Julliard, répondant aux questions de Jacques de Saint Victor, revient sur l’importance de la figure de Robespierre dans la mythologie révolutionnaire française. Comment analyser ce mouvement de balancier qui a battu ces dernières années du côté d’une approche tocquevillienne à la manière de François Furet pour repasser aujourd’hui du côté d’une exaltation mélenchonienne d’un sans-culottisme ennemi des « riches », populiste, qui n’avait d’ailleurs pas disparu ? Est-ce à dire que la serait, par essence, étrangère à une culture du compromis, hantée au contraire par la passion de liquider ? Une fascination quelque peu masochiste pour le modèle allemand pourrait le donner à penser. Rien n’est moins sûr. Encore faut-il ne pas être dépendant d’une conception elle-même liquidatrice de l’histoire de France… Le débat n’est pas clos. Gageons que ce numéro cherche d’abord à remettre sur le métier des notions qui continuent de faire partie de notre culture politique. Ce dossier appelle des réponses, il rouvre une discussion essentielle alors même qu’on s’apprête, en Europe, à commémorer le centenaire de la Première Guerre mondiale. Bonne lecture, M.C.

1. Alexandre Soljenisyne, la Roue rouge, 4 volumes, chez Fayard. 2. Timothy Snyder, Terres de sang, l’Europe entre Hitler et Staline, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Gallimard, 2012. 3. Dantzig Baldaev, Gardien de camp. Tatouages et dessins du goulag, traduit du russe par Élisabeth Anstett et Luba Jurgenson, Éditions des Syrtes, 2013.

6 octobre-novembre 2013 Courrier de Paris le 9 septembre 2013

Bien cher Édouard,

quand je lis votre lettre, j’ai l’impression que vous évoluez dans une nuée gris or, ne descendant que rarement de votre 45e étage de Park Road, vous faisant livrer des pizzas, l’œil sur le CAC. C’est un leurre. Vous menez en réalité l’existence d’un villageois qui va cher- cher son pain. Hongkong a su garder ses petites habitudes ; ses taxis y sont aussi rouges depuis toujours que sont jaunes ceux de Manhat- tan. Pareil pour les vaporetti qui sillonnent la baie, les mêmes qu’il y a cinquante ans. J’ai compris ce qui vous plaît, là-bas, sous le masque du business : c’est le charme de la tradition. La grande Chine, tout près, avec ses Han, ses Ming et ses Song, n’y est pas pour rien. J’ai passé beaucoup de temps, ces derniers mois, à lire Su Shi, Lu Xun et autres « lettrés ». Je dois dire que je ne le regrette pas. Je vous en reparlerai. Comparés à cela, nous autres Parisiens, si ébahis que nous sommes par le moderne, avons l’air de petits provinciaux. Vous (je dis vous en considérant que vous êtes désormais l’Asie à vous seul), vous êtes des ultramodernes soucieux de garder les anciennes manières. J’aime ce paradoxe.

octobre-novembre 2013 7 courrier de paris

Mais le contrat entre nous stipule que je dois vous parler de ­Paris alors que je passe mon temps à tenter de comprendre votre fièvre asia- tique. Je vais donc un instant honorer le contrat et vous causer un peu de Paris. Figurez-vous que je sors à l’instant de chez mon coiffeur, rue Pasquier, dans le VIIIe. La rue Pasquier relie le square Louis-XVI au boulevard Malesherbes. C’est cohérent : Louis XVI fut enterré là avec Marie-Antoinette, jusqu’à ce que Louis XVIII les transplante solennellement à Saint-Denis. Et Malesherbes fut cet homme qui eut le front de défendre Louis XVI à son procès, avant d’être guillotiné lui-même. Dans le beau livre que lui a consacré Jean des Cars aux éditions De Fallois (1), on voit reproduite la lettre de remerciement du monarque à son avocat malchanceux. Aux beaux jours, Males- herbes avait la haute main sur l’imprimé. C’est lui qui a mis en branle ce qui devait devenir l’Encyclopédie, testament des Lumières. C’est pourtant lui qui est monté sur l’échafaud. Comprenne qui pourra. Quant à Pasquier­ lui-même, préfet de police sous l’Empire, plusieurs fois ­ministre sous Louis-Philippe, il fut l’un de nos premiers abonnés. Autant dire un vieux copain. Je reviens à mon coiffeur. « Bernard, le barbier de Pasquier », nous dit l’enseigne. Trente ans de maison, un seul fauteuil, épais et lourd, un fauteuil de parrain à la Corleone. Il faut réserver sa place des ­semaines à l’avance. Pire qu’à l’Opéra. À Séville, son concurrent direct a moins de clients. Nous avons bavardé comme on bavarde­ avec son coiffeur, en le regardant dans la glace. À deux, on fait quatre, c’est rigolo. J’entends ses ciseaux derrière mes oreilles faire « clip-clip ». Bernard m’a conté quelques vieilles légendes d’autrefois, clip-clip, quand Burberry, juste en face, au temps des soldes, clip- clip, servait du thé aux clients sur le trottoir, avant l’ouverture. En mai 1981, clip-clip, le mois de Mitterrand, l’atelier de menuiserie Jaugart, juste derrière, clip-clip, était encore en terre battue. « Et Jau- gart, il est encore là ? », demandé-je à Bernard. Le clip-clip s’arrête net. « Non, il est mort. Ça fait au moins quinze ans qu’il est mort. Je le sais, je le coiffais toutes les semaines. Un beau matin, plus de Jaugart. Je demande à Alan, le marchand de chemises d’à côté : “T’as pas vu Jaugart ?” “Non, qu’il me dit, c’est bizarre.” On va à l’atelier,

8 octobre-novembre 2013 courrier de paris

il était raide comme un piquet, dans son arrière-boutique, les yeux grands ouverts au milieu des copeaux. » En sortant, je suis allé voir. Il n’y a plus que l’enseigne, au-dessus d’un magasin de cravates imi- tées de chez Paul Smith. Va pour les cravates, adieu la terre battue. (Pour la terre battue, maintenant, il faut aller à Roland-Garros.) Tout vrai coiffeur a une théorie. Celle de Bernard, me dit-il, est très simple : « Je vais où le cheveu a envie d’aller. » Le mien, de cheveu, lui semblait hésitant sur la direction. « Et si on partait sur une raie ? » « On y va », réponds-je, légèrement excité à l’idée d’arborer une raie, ce qui ne m’est pas arrivé depuis ma première communion. Une demi- heure plus tard, en allant prendre le métro (la ligne 14, celle qui fonce dans le noir, sans conducteur, direct de Saint-Lazare aux Olympiades de Chinatown), je me trouve l’allure d’un autre homme. La Made- leine, ce temple grec au pied de Fauchon, a l’air d’accord avec mon nouveau look. Je peux rentrer dignement à la maison. Un vrai petit communiant. Dans l’escalier de mon immeuble, un solide de 1910, rue de Tolbiac, j’ai doublé Luc, qui revenait du Biquet, son club ­sado-masochiste. Ne sursautez pas, Édouard. Luc rentrait de son club SM comme il y a dix ans il fût revenu de son tennis du mer- credi. C’est la même chose. Madame Legrand, la concierge, s’est mise à la page. « Alors, monsieur Luc », lui demande-t-elle, « ça a-t-y été ? » Et elle ajoute, en remuant sa soupe aux choux : « Vous avez bonne mine. » Luc dirige d’une main de fer le service occasion de chez Kua, la première voiture chinoise électrique qui fait ding-dong quand on la met en marche. Sa femme, Marie-Claude, tient un site de yoga tantrique en ligne. Cinquante mille abonnés, elle ne dit jamais bonjour. Ils ont deux enfants, Jörn (genre garçon) et Tärl (genre fille), qui attendent leur papa sur le palier, comme tous les soirs. Ils me connaissent, ils me haïssent à distance, je le sens, chauf- fés qu’ils sont par leur mère. Pour eux, je suis « l’ homme qui lit », autant dire l’ennemi absolu, radical, insaisissable. No connect. Quand je passe, mes bouquins sous le bras, je sens que je dérange le nirvana de madame. C’est la guerre. Notez, mon cher Édouard, que Luc et Marie-Claude ont défilé au printempscontre le mariage pour tous.

octobre-novembre 2013 9 courrier de paris

Au nom de l’ordre et de la hiérarchie. Le contraire de mes charmants voisins du troisième, les Varron, Jean-Michel et Claire, du MoDem post-Bayrou, qui étaient pour, par solidarité avec les exclus. Ils sont allés à tous les cortèges, avec leurs cinq enfants. Trois garçons, deux filles. C’était super-chouette, comme dit Jean-Michel,­ « dir-cab » au ministère de l’Environnement. Passons. Ces affaires de société m’ennuient au-delà de l’expri- mable. La littérature en est totalement absente. Et quand la littéra- ture n’est pas là, je m’ennuie. J’ai l’impression d’être un enfant au milieu d’une conversation de grandes personnes. Je fais semblant d’avoir un avis. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de littérature « dans ce débat » ? Pourquoi la littérature n’est-elle d’ailleurs jamais là ? Ma foi, je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que je me fiche royalement qu’on soit gay ou non, ceci ou cela, marié ou pas marié. Ce sont là des soucis d’adultes calcinés par le conformisme. Ne croyez pas pour autant, cher Édouard, que je fasse « mon écrivain » sur ces sujets qui engagent le « lien social ». « Écrivain », « romancier », « essayiste », ces appellations me révulsent. Je hais en elles tout ce qui révulsait le XVIIe siècle : l’obscène notion d’auteur. On dirait des flonflons de ­comice agricole. Pourtant, vous allez me dire, il faut bien se pré- senter. C’est vrai. Maintenant, quand on me demande, je réponds : « Crépu, colporteur. » Comme sur les vieux chemins d’autrefois, je pousse ma carriole, mes machins, mes bouts, mes ficelles. Tout va bien, les dames me reconnaissent, s’approchent­ pour voir ce que j’ai en magasin, les chiens jappent joyeusement à mon passage. Quand il fait beau, je tire mon violon, les gens sont contents. Édouard, je vous sens inquiet. C’est une image, n’est-ce pas. Ne craignez rien. D’ail- leurs, c’est très simple, à partir d’aujourd’hui, je renonce à mon nom en couverture. Anonyme intégral ! Je vais prévenir tout le monde, il y aura une petite fête pour le lancement, j’espère que vous viendrez. L’autre soir, il y avait de la lumière chez Bernard Frank. Je suis monté, c’était ma bonne vieille édition de la Panoplie littéraire (2) qui se languissait. Je voyais Bernard en surimpression : « Dites, Crépu, on ne vous voit plus beaucoup depuis que vous faites les Deux Mondes. » Ah, ce « vous faites les Deux Mondes » si typique

10 octobre-novembre 2013 courrier de paris

du parler frankien… J’ai repris la Panoplie, je l’ai relu, j’ai bien ri. Cher vieux Bernard à la manœuvre pour justifier, tout en restant suave et insolent, la célèbre phrase de Sartre (tout le monde la connaît, elle figure au fronton, pour le haut clergé du politique- ment incorrect) : « Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’Occupation. » Dans son genre inimitable, cette phrase est bien typique de la dégueulasserie d’une intelligence normalienne de ce temps, gâtée par les concepts, toujours prompte à redresser la barre en cas de grain. L’auteur génial de la Nausée se rend compte, à la fin du film, qu’il a joué une mauvaise carte. Alors il fait le fanfa- ron. Plutôt le cynisme de la galéjade que la cendre du repentir. Et ça marche, il y a toujours des imbéciles pour avaler ce genre de bobard. Frank, Dieu sait, n’était pourtant pas un imbécile. D’après lui, si Sartre n’a pas été bon au rendez-vous de la Résistance, c’était par modestie. Il ne voulait pas, voyez-vous, jouer au héros. C’est vrai, je n’y avais pas pensé. Sartre modeste, c’est quelque chose à voir une fois dans sa vie, comme le barrage de Serre-Ponçon. Sacré Bernard ! Vous me manquez. Plus tard dans la nuit, j’ai repensé à tout ça en lisant le Journal de Pierre-André Guastalla (3). Ne cherchez même pas sur Wikipédia, vous ne le trouverez pas. Guastalla, tué à l’ennemi à 23 ans dans les jours qui suivirent la Libération de Paris, était philosophe et membre de la 2e DB du maréchal Leclerc. Ses parents désolés firent publier en 1951, chez Plon, un recueil de son carnet, avec pour épitaphe une belle préface de Gabriel Marcel. Mourir à 23 ans, alors que la guerre est quasiment finie, qu’on remballe déjà, que les faussaires se hâtent d’écouler ce qui leur reste de monnaie de singe, avouez que c’est ballot. Marcel, dans sa préface, dit que Guastalla promettait. C’est bien le moins qu’on pouvait dire de ce jeune homme. Il y a deux photos de lui dans ce livre que Paul Derieu, du temps où Paul s’occupait de la librairie Gallimard, boulevard Raspail, avait glissé dans la caisse aux occasions des jours sans pluie. On devine un jeune homme élégant, soucieux des femmes et de mathématiques. Je ne sais pas si Guastalla m’a donné envie de me mettre aux mathéma- tiques. En tout cas, j’ai trouvé dans son livre ce que j’ai lu de mieux

octobre-novembre 2013 11 courrier de paris

cet été, de plus fort, de plus stupéfiant, comme un météore dans mon jardin. Un simple verset du livre des Proverbes (XXIII, 34) : « Tu seras comme un homme couché au milieu de la mer. » Je vous laisse, cher Édouard, vous me direz. Votre Parisien dévoué,

Michel Crépu

1. Jean des Cars, Malesherbes, gentilhomme des Lumières, De Fallois 1994, rééd. Librairie académique Perrin, 2012. 2. Bernard Frank, la Panoplie littéraire, Flammarion, 1992. 3. Pierre-André Guastalla, Journal, 1940-1944, préface de Gabriel Marcel, Plon, 1951.

12 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 Grand entretien

15 | Une société de citoyens s’est affirmée en Russie › Hélène Carrère d’Encausse et Annick Steta

grand entretien

Une société de citoyens s’est affirmée en russie › Entretien avec Hélène Carrère d’Encausse par Annick Steta

Revue des Deux Mondes – Il y a eu voilà deux ans une sorte de « printemps russe » un peu inédit. Mais le pou- voir de Vladimir Poutine semble se perpétuer comme si de rien n’était. Quel est l’état réel du pouvoir politique « en Russie ? Hélène Carrère d’Encausse Contrairement à ce que vous dites, un « printemps russe » n’est pas quelque chose d’inédit. Il n’y aurait eu de « printemps » nulle part s’il n’y avait pas eu un formidable « printemps russe » entre 1987 et 1991. Ce mouvement a montré qu’il y avait une société extrêmement vivante en Russie et dans tout l’espace soviétique. Je suis allée en Russie à cette époque : alors qu’il y avait encore un système politique dur, la société était tout entière dans les rues pour discuter et réfléchir. À la différence de ce que l’on a vu ensuite un peu partout, ce « printemps » s’est déroulé sans le concours d’organisations non gouvernementales ou d’aimables étrangers venant ajouter leur petit grain de sel. Dans la mémoire

OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 15 grand entretien

des Russes qui ont maintenant entre 40 et 50 ans et qui ont vécu ça à 20 ans, ce mou- Historienne spécialiste de la Russie, Hélène Carrère d’Encausse a vement occupe une place très importante. notamment publié l’Empire éclaté L’« automne russe » qui a débuté en sep- (Flammarion, 1978), la Russie entre tembre 2011 a été déclenché par le tour de deux mondes (Fayard, 2010) et les Romanov. Une dynastie sous le passe-passe consistant à substituer la can- règne du sang (Fayard, 2013). Élue didature de Vladimir Poutine à l’élection à l’Académie française en 1990, elle ­présidentielle de 2012 à celle de Dmitri occupe depuis 1999 la fonction de secrétaire perpétuel. Medvedev, qui a été prié de lui succéder à la tête du gouvernement. Or il avait été dit aux Russes que le choix du candidat à l’élection présidentielle dépendrait du résultat des élections législatives de décembre 2011. La société russe a été indignée : elle a considéré que les choses ne se passaient pas de façon civilisée. Ce sentiment s’est accentué quand les Russes ont ­appris que les élections législatives avaient été entachées par des fraudes assez considérables en faveur du parti au pouvoir : il s’est transformé en une espèce d’anti-poutinisme auquel la société n’était pas d’emblée préparée. Les manifestants de l’automne 2011 étaient les enfants de la géné- ration qui est descendue dans les rues en 1990. C’était un mouve- ment de gens très éduqués : 70 % d’entre eux avaient des diplômes de l’enseignement supérieur. La génération précédente a constitué un point d’appui ainsi qu’un point de contrôle : elle a appelé à éviter les débordements. C’est ce qui explique que ce que vous appelez le « prin- temps russe », mais qui était un « automne russe », se soit passé de façon assez paisible. Le pouvoir n’a pas pu réagir puisqu’il avait affaire à des gens capables de se contrôler : c’est un facteur auquel on n’a pas fait assez attention. Ce mouvement n’a pas empêché Vladimir Poutine d’être élu. Mais il a montré que la société s’était transformée et que les gens n’avaient pas peur de bouger. L’analyse faite par Vladimir Poutine de cet « automne russe » est encore incomplète. La majorité du pays est derrière lui : les manifestants sont des jeunes gens privilégiés habitant les grandes villes – Moscou, Saint-Pétersbourg, Ekaterinbourg… Mais ce qui le trouble malgré ses airs décidés, c’est qu’il comprend très bien que

16 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 une société de citoyens s’est affirmée en russie

dans un pays comme la Russie, où les mouvements sont toujours venus des élites, on ne peut pas regarder ça de haut. La réaction de la société a été quelque chose d’inattendu pour Vladimir Poutine, et la réponse qu’elle appelle n’est pas claire dans son esprit. D’où des choses absolument désordonnées, des réformes facilitant l’en- registrement des partis politiques qui produisent des conséquences fantaisistes consistant à organiser des pseudo-élections, à créer un shadow cabinet, etc. L’opposition aussi tâtonne. Mais tout cela est devenu possible parce que Vladimir Poutine n’a pas réagi vigou- reusement.

Revue des Deux Mondes – Comment appréciez-vous de ce point de vue l’arrestation et la condamnation des trois membres des ­Pussy Riot qui avaient chanté une prière punk dans la cathédrale du Christ- Sauveur de Moscou en février 2012 ?

Hélène Carrère d’Encausse Le pouvoir a réagi de façon dispro- portionnée à cette affaire. Vladimir Poutine l’a d’ailleurs regretté puisqu’il a dit ensuite qu’il fallait faire attention. Je pense que ces jeunes femmes auraient dû été condamnées à des travaux d’intérêt général, tout simplement parce que leur comportement relève du hooliganisme. La société russe dans son ensemble a une idée assez claire de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas. Elle considère qu’être civilisé, ce n’est pas manifester d’une façon inappropriée dans une cathédrale, au Kremlin, dans une mairie, etc. Comme elle est très raisonnable, elle estime qu’il ne fallait pas condamner ces jeunes femmes de cette façon-là. Mais les réactions occidentales d’indigna- tion sont incompréhensibles pour les Russes. L’irruption des Pussy Riot dans la cathédrale est apparue comme un acte non civilisé, tout comme d’ailleurs l’inversion des candidatures à l’élection présiden- tielle annoncée en septembre 2011. La société russe tient à ce que l’on se comporte de façon civilisée : elle aspire depuis vingt ans à sortir de l’état de semi-sauvagerie politique et civilisationnelle qui lui a souvent été reproché.

OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 17 grand entretien

Revue des Deux Mondes – Les jeunes femmes qui ont été condam- nées l’ont été au titre du délit de blasphème, qui n’existe pas dans le Code pénal russe...

Hélène Carrère d’Encausse Le système judiciaire fonctionne par- fois d’une façon un peu désordonnée. L’Église occupe une place très importante en Russie depuis 1990. Cela tient à l’effondrement du communisme et au fait qu’il a fallu trouver en urgence un substitut à une idéologie qui constituait la conscience des citoyens et qui était chargée de dire ce qui était bien et ce qui était mal. Ce n’était pas dans un sens religieux, mais ce n’était pas très éloigné : l’absence de relati- visme caractéristique de cette idéologie est aussi le propre de la reli- gion. L’idée que les choses puissent être relatives heurte profondément les Russes. Ils estiment qu’il y a une frontière entre ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. C’est ce qui explique la place qu’a prise l’Église : l’État s’est accroché à elle parce qu’il ne savait pas à quoi s’ac- crocher. Il n’allait pas publier des manuels de morale sociale ! L’Église a été le constituant de la morale collective et d’une certaine identité qui avait historiquement été forgée non pas par la religion mais par les religions : il ne faut pas oublier que la Russie est un pays multiconfes- sionnel. L’Église orthodoxe considère néanmoins qu’elle a une place centrale. La société s’en remet d’une certaine façon à elle, bien qu’elle soit assez critique de ses débordements matérialistes. Dans un État normalement constitué, le patriarche de Moscou devrait s’occuper de ses ouailles. Or il navigue autour de la dixième place dans les sondages portant sur la popularité des responsables publics. On parle moins des chefs des autres religions : c’est assez étonnant, parce qu’ils jouent eux aussi un rôle très important. Si les Pussy Riot avaient fait la même chose à la mosquée de Kazan, le mufti de Kazan aurait certainement réagi de la même manière que les chefs religieux orthodoxes l’ont fait parce que ses fidèles n’auraient pas supporté une telle intrusion. Il est vrai que le délit de blasphème n’existe pas, mais le système judiciaire s’est lui aussi tourné vers l’Église et conforte ses positions. On ne savait pas comment qualifier ce délit : c’est aussi bête que ça. La frontière entre le religieux et le civique n’est pas dessinée parce que

18 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 une société de citoyens s’est affirmée en russie

l’État russe s’est constitué avec les défauts du parti-État, c’est-à-dire en cherchant des fondements idéologiques ou moraux sur lesquels s’asseoir. C’est ce qui explique que la justice cherche encore ses marques. Tout le monde sait que le système judiciaire doit être amélioré et que le droit doit être perfectionné. La notion d’État laïc ou civique n’est pas encore achevée. Le problème, c’est qu’il n’y pas eu d’État pendant soixante-quinze ans. Le parti-État exerçait les fonctions d’un État, mais il n’était pas un État dans l’esprit. La construction de l’État s’est faite dans le chaos des années quatre-vingt-dix. Boris Eltsine disait qu’il fal- lait renouer les liens entre l’Église et l’État alors qu’il fallait précisément faire le contraire – ce qu’on a d’ailleurs fini par lui faire admettre. Il est important de comprendre que les choses ne sont pas encore achevées. Et il est possible que ce qui se passe actuellement fasse partie des éléments qui permettent à toutes ces interrogations de mûrir. Les manifestations se sont réduites parce qu’il y a des amendes et une limitation du droit de manifester. Mais rien de tout cela ne suffira à empêcher les jeunes gens de retourner dans la rue. Une société de citoyens s’est affirmée : même les partisans de Poutine savent que le citoyen a de l’importance. Quant à Vladimir Poutine, il sait certainement qu’il ne sera pas président pen- dant douze ans s’il ne parvient pas à comprendre les évolutions de la société. La Constitution de 1993 fixait la durée du mandat présidentiel à quatre ans avec possibilité d’un second mandat consécutif. Vladimir Poutine a ainsi effectué deux mandats de 2000 à 2004 et de 2004 à 2008. La révision constitutionnelle de 2008, décidée sous la présidence Medvedev, a allongé le mandat présidentiel à six ans, toujours renouve- lable une fois. Élu en 2012, Vladimir Poutine pourrait donc théorique- ment rester au pouvoir jusqu’en 2024.

Revue des Deux Mondes – On disait beaucoup de Medvedev qu’il avait un rôle de modernisateur. Remplit-il toujours cette fonction ?

Hélène Carrère d’Encausse Vous remuez le fer dans la plaie. J’ai parti- cipé au Forum politique mondial de Iaroslav en 2009, qui était en quelque sorte le think tank de Medvedev destiné à exposer ses vues et à préparer

OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 19 grand entretien

sa réélection. J’ai parlé avec lui assez longuement. Medvedev a treize ans de moins que Poutine : une demi-génération les sépare. Ils ont aussi une différence de formation : Medvedev a étudié puis enseigné le droit. C’est un juriste, pas un politique. Il a séduit les gens grâce à sa passion pour la communication et à son utilisation intensive d’Internet­ : il cherchait à atteindre le maximum d’individus. En 2009, il venait de publier un texte superbe, Russie, en avant !, dans lequel il expliquait que la Russie était un pays corrompu et attardé, vivant de la rente pétrolière, et qu’une véritable modernisation politique lui était nécessaire. Il a dit les choses comme on n’avait pas l’habitude de les dire. En ce sens, c’est incontestablement un modernisateur. Mais quand il a reconnu que ­l’arrangement consistant à céder la place à Vladimir Poutine datait d’il y a quatre ans, tous ses par- tisans ont compris qu’il y avait là quelque chose qui n’allait pas avec les idées qu’il avait développées jusqu’alors. Quand on lit les journaux russes ou quand on parle avec les Russes, on constate que toute une génération a cru en Medvedev et a été déçue : c’est dommage.

Revue des Deux Mondes – Qu’est-ce qui a manqué à Medvedev ?

Hélène Carrère d’Encausse En 2011, Medvedev a tenu son ­Forum juste avant l’annonce de la candidature de Vladimir Poutine. Il s’est exprimé à cette occasion en candidat à l’élection présidentielle, et ce en présence de chefs d’État. Il donnait vraiment l’impression d’y croire. Est-ce la foi qui lui a manqué ? A-t-il été incapable d’imposer sa volonté ? Il a en tout cas donné une image de faiblesse. C’est extrême- ment triste parce que malgré tout, il tenait un discours de modernisa- tion. Il est maintenant très clair que Medvedev et Poutine se partagent les rôles. Pendant quatre ans, les Russes se sont accrochés à Medvedev en se disant qu’il incarnait l’étape suivante. Aujourd’hui, il a perdu cette image. Peut-être a-t-il été cassé. Comment ? On n’en sait rien. En tout cas, à l’heure de l’épreuve, il a manifesté une soumission.

Revue des Deux Mondes – Quel regard portez-vous sur l’opposition au gouvernement russe actuel ?

20 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 une société de citoyens s’est affirmée en russie

Hélène Carrère d’Encausse Il y a dans l’opposition des gens intel- ligents, pleins d’idées, mais je ne suis pas sûre qu’ils aient la maturité des jeunes gens qui ont manifesté à l’automne 2011. L’opposition doit encore mûrir un peu. Cela dit, le régime soviétique s’est maintenu jusqu’au début des années quatre-vingt-dix : la pression du Parti com- muniste s’exerçait encore sur la Douma. Ce n’est qu’en 1993 qu’on s’est rendu compte que la chute du régime était pratiquement irréversible. C’est long en apparence, mais c’est court par rapport à l’éducation de tout le pays et aux pesanteurs qui demeurent. Nous assistons à l’appa- rition d’une nouvelle génération pour laquelle l’Union soviétique ne veut plus rien dire. Mais les responsables actuels de l’opposition ont été élevés par des parents ayant vécu dans le système soviétique. Il reste encore une étape à franchir.

Revue des Deux Mondes – On a tout de même l’impression que ­l’expérience du totalitarisme n’a pas accouché d’une réflexion sur la ­démocratie...

Hélène Carrère d’Encausse Je ne crois pas que ce soit exact. L’expé- rience du totalitarisme a déjà accouché d’un non-totalitarisme. Il ne fait aucun doute que le pouvoir russe actuel est autoritaire, mais cela n’a rien à voir avec un pouvoir totalitaire. Les institutions de la démocratie sont là : il y a un parlement, des élections... Même si elles sont truquées, les élections existent. Les gens ont la possibilité d’aller voter : c’est considé- rable. Il y a une éducation civique qui s’opère. Ce qui manque, c’est une certaine maturité des élites. Elles ne savent pas très bien à quoi s’accrocher. En 1990, les esprits les plus libres et les plus remarquables ­disaient qu’il fallait mettre en place une démocratie parlementaire. C’était notamment­ le cas du maire de Saint-Pétersbourg­ de l’époque, Anatoli Sobtchak. Mais il était clair que ce n’était pas pensable : dans un pays qui sortait du totali- tarisme, une démocratie parlementaire ne pouvait pas fonctionner. Les Russes ne savent pas très bien à quel système se référer. Dans un pays qui a eu l’expérience du pouvoir personnel et d’une non-­ représentation de la société, c’est tout de même l’évolution des sys-

OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 21 grand entretien

tèmes politiques qui s’impose plutôt qu’une réflexion sur la démo- cratie. Les Russes constatent par ailleurs que, dans le monde entier, le pouvoir est de plus en plus personnalisé et centralisé, même quand il est issu des urnes. La réflexion sur le système démocratique est encore tâtonnante – mais au fond, elle est tâtonnante un peu partout. Qu’est- ce que la démocratie au XXIe siècle, à l’ère d’Internet ? Internet a joué en 2011 un rôle considérable en Russie. Les révolutions arabes ont montré qu’Internet modifiait complètement les rapports au sein des démocraties. Medvedev l’avait pressenti. Bien que les responsables politiques russes soient au courant de tout ce qui se passe, leur courte expérience politique ne leur permet pas d’en tirer les leçons. Mais la Russie est un pays de très haut ­niveau éducatif. Même au fin fond de la province, les gens ont reçu une bonne éducation. Cela permet à la société d’évoluer relativement vite. J’ai fait un voyage à travers la province russe après le mouve- ment de contestation de l’automne 2011. Ce qui m’a beaucoup frappée, c’est que le peuple déplorait surtout le désordre produit par les manifestations. Dans la Russie profonde, Poutine incarne encore l’emploi, le maintien de l’ordre, la stabilité. Le mot « sta- bilité » a beaucoup d’importance dans la Russie d’aujourd’hui. Les Russes ne veulent pas d’à-coups. La jeune génération, qui souhaite pourtant de grands changements, se méfie des grands à-coups parce qu’elle sait que cela peut provoquer des basculements dans des direc- tions extrêmes. Même les gens les plus simples disaient qu’il fallait faire attention parce que la Russie avait acquis un certain progrès dont Vladimir Poutine était le garant. Les vieilles sociétés politiques peuvent à la rigueur s’offrir des désordres ; mais une société qui a connu un ébranlement et un chaos total voilà vingt ans ne peut pas traverser plusieurs fois la même épreuve. Les Russes observent les révolutions arabes avec beaucoup d’intérêt parce que la société russe compte un grand nombre de musulmans. Ces derniers regardent ce qui se passe à l’extérieur du pays, et ils trouvent que l’exemple n’est pas tout à fait concluant.

22 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 une société de citoyens s’est affirmée en russie

Revue des Deux Mondes – Est-ce là que réside l’explication du veto russe à une intervention en Syrie ?

Hélène Carrère d’Encausse Il y a plusieurs explications au veto russe. Il y a d’abord le souvenir de la Libye : la Russie a l’impression d’avoir été dupée. Les discussions qui se sont ouvertes sur les condi- tions de la mort de Kadhafi renforcent ce sentiment. Les Russes ne cherchent pas à maintenir Bachar al-Assad au pouvoir : ils n’ont pas de sympathie pour un chef d’État qui bombarde ses compatriotes. Ils ne cherchent pas particulièrement à préserver leurs intérêts en Syrie : la base de Lattaquié était certes intéressante pour la Russie, mais la Syrie n’est pas un allié de premier ordre pour la politique étrangère russe. Ils sont en revanche extrêmement troublés par la déstabilisation possible de toute la région. La Russie est un pays largement musulman aux frontières duquel se trouvent des pays musulmans : elle craint un incendie général.

Revue des Deux Mondes – Vous avez évoqué la rente pétrolière, dont la Russie est actuellement excessivement dépendante. Quels sont les autres problèmes dont souffre l’économie russe ?

Hélène Carrère d’Encausse Je ne suis pas économiste : je ne m’ex- primerai donc pas sur ce point. Mais je voudrais évoquer l’un des grands problèmes de la Russie d’aujourd’hui : l’évolution défavorable de la démographie, qui pèse sur l’économie russe et pèsera plus lour- dement encore dans les années à venir. La Russie perd entre 800 000 et un million d’habitants par an. Elle a besoin de main-d’œuvre parce que sa population vieillit : la relève des générations s’opère extrême- ment mal, comme dans les pays d’Europe occidentale, d’ailleurs. C’est un problème économique et social. Qui faire venir ? Il y a un afflux de travailleurs étrangers en provenance d’Asie centrale, lesquels sont souvent clandestins. Les autorités russes ont du mal à contrôler ces mouvements, qui entraînent des réflexes nationalistes et identitaires très forts. La société russe est partagée entre ceux qui se disent « heu-

OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 23 grand entretien

reusement, ces gens d’Asie centrale sont très propres et grâce à eux les villes russes sont impeccables », et ceux qui disent « attention, ce sont des clandestins, on va avoir des concentrations de populations immigrées et des ghettos ». Quels sont les pays qui peuvent fournir de la main-d’œuvre en dehors de ceux-là ? La Chine le pourrait, mais elle n’y est pas tellement disposée. Ce n’est pas l’Europe qui fournira des travailleurs à la Russie. Il y a en même temps un problème de chômage et d’accès à l’emploi. On trouve en Russie centrale des pans entiers d’industries qui ne correspondent plus à aucun besoin et des gens qui ne savent pas faire autre chose que ce qu’ils ont fait toute leur vie. Ces gens-là sont très poutiniens parce qu’ils savent qu’ils ne s’en sortiront pas sans les commandes d’État et les millions d’emplois promis par Vladimir Poutine.

Revue des Deux Mondes – Venons-en à présent aux relations de la Russie avec les autres grandes puissances. Où en est sa relation avec l’Union européenne ?

Hélène Carrère d’Encausse La relation entre l’Union européenne et la Russie n’est un enjeu ni pour les Européens ni pour les Russes. L’enjeu se trouve là où bat le cœur du monde contemporain, c’est-à- dire en Asie. C’est là que les choses changent. Si l’Union européenne avait une vision plus ouverte du monde, peut-être s’intéresserait-elle aux pays dynamiques – ce qui est le cas de la Russie, de la Turquie, de pays qui jouent un rôle périphérique mais qui constituent des portes d’accès à un autre monde. La Russie a été très attirée par l’Union européenne il y a vingt ans. Personne ne s’est spécialement intéressé à elle à cette époque. Il y a une espèce de surdité. La gravité de la crise que traverse l’Europe actuellement la dispense-t-elle d’avoir une vraie vision stratégique ? Au contraire, me semble-t-il. Mais cela manque.

Revue des Deux Mondes – La Russie attache une importance parti- culière à sa relation avec les États-Unis, qui sont le seul pays qu’elle reconnaisse comme son égal...

24 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 une société de citoyens s’est affirmée en russie

Hélène Carrère d’Encausse La Russie a hérité de la vision de l’équilibre des puissances qui était celle de l’Union soviétique. Toute la stratégie mise en œuvre par Vladimir Poutine depuis dix ans a consisté à chercher le moyen d’apparaître aux côtés des États-Unis sur la scène internationale. Immédiatement après la disparition de l’Union sovié- tique, les dirigeants russes espéraient rejoindre l’Union européenne et l’Otan. On les a regardés comme s’ils étaient fous. Les États-Unis se sont ensuite employés à écarter la Russie de ces différentes organisa- tions et à jouer un rôle propre, hostile à la Russie, dans ce qui avait été la zone d’influence de l’Union soviétique. Je crois que les États-Unis et l’Europe commettent une erreur en continuant de croire que la Russie a la nostalgie de son empire. On n’a jamais prêté attention à la signification réelle de cette phrase pronon- cée par Vladimir Poutine : « La plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle a été la chute de l’Union soviétique. » Il voulait dire que cela avait bouleversé la Russie et l’équilibre des puissances : mais il ne pleurait pas du tout dessus. Ce que la Russie a cherché et cherche à établir à ses abords, c’est une sorte de zone de tranquillité et de vague influence. Elle a protégé la zone russophone – mais cela ne va pas plus loin. On peut se dire que la Russie était plus puissante quand elle disposait d’un territoire de 20 % plus grand et qu’elle comptait 100 millions d’habitants sup- plémentaires. Mais les Russes savent que c’est fini. Ce qu’ils veulent, c’est un pays qui ressemble à quelque chose. La Russie reste le pays le plus étendu du monde et elle a une histoire prestigieuse : c’est à cette aune qu’elle veut être jugée. Cela ne l’empêche pas de regarder vers les grands pays de l’Union européenne, qui sont de taille comparable en termes de population. Mais l’Union européenne en elle-même ne veut pas d’elle, et elle n’a rien à y faire. La Russie n’a néanmoins jamais per- du son espoir européen. L’un des signaux les plus importants envoyés par Vladimir Poutine après sa réélection est la réconciliation avec la Pologne. Aller à Katyn avec le Premier ministre polonais, c’était un geste fantastique. Quelque chose s’est débloqué à ce moment-là, même s’il est très difficile pour les Polonais d’oublier trois siècles d’histoire. Il ne faut cependant pas oublier qu’il y a une histoire compliquée des

OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 25 grand entretien

deux côtés. Qu’est-ce que c’est que la fête nationale russe, le Jour de l’unité nationale célébré le 4 novembre ? C’est la commémoration du jour où les Russes ont réussi à se débarrasser de la menace polonaise au XVIIe siècle ! Le geste fait par Poutine veut dire que malgré tout, la Russie regarde vers l’Europe. Tout le monde s’en moque. Demandez à n’importe qui dans la rue ce qui s’est passé entre les Russes et les Polonais lors des dernières années : les gens vous regarderont avec des yeux ronds. Même les étudiants de Sciences Po n’en savent rien. Or c’est historiquement un geste très significatif. Il traduit une volonté de réconciliation : c’est la reconnaissance de tous les drames qu’il y a eu entre ces deux pays. Il indique également la volonté de tendre la main à l’Europe – non pas à l’Union européenne, mais à l’Europe en tant que civilisation, dont la Russie se sent partie prenante – en passant par la Pologne, qui en est la porte d’entrée. Je crois que l’Europe se porterait mieux si elle n’était pas crispée sur ses problèmes, sur l’idée qu’elle est d’une certaine façon achevée ou que son ouverture éventuelle devrait se faire en direction du sud. Il ne s’agit pas de faire entrer la Russie dans l’Union européenne, mais d’établir le caractère européen de la Russie et la nature des relations qu’elle pourrait entretenir avec l’Union européenne. C’est là que se trouve la chance historique de l’Europe.

Revue des Deux Mondes – Quelle est la nature de la relation de la Russie avec les pays asiatiques, en particulier avec la Chine ?

Hélène Carrère d’Encausse La relation avec l’Asie est très com- pliquée et très ambiguë. Sa construction a été l’une des grandes lignes de l’action de Vladimir Poutine entre 2000 et 2010. Mais cela avait commencé bien avant : Boris Eltsine est allé en Chine quand il était président. Il y a eu constamment des signaux de l’importance que la Russie attache à sa relation avec la Chine. Ces deux pays ont réglé leurs contentieux territoriaux et frontaliers. Et il y a quelque chose que nous n’apercevons pas parce que nous ne nous y intéressons pas du tout : l’intense circulation entre l’Extrême-Orient russe et la Chine. Les

26 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 une société de citoyens s’est affirmée en russie

Russes d’Extrême-Orient s’offrent des week-ends en Chine plutôt qu’en Europe parce que c’est beaucoup moins cher. Et les Chinois sont nom- breux à se rendre régulièrement dans cette partie de la Russie. Il y a une zone d’interpénétration qui n’est pas du tout négligeable. L’astuce de Vladimir Poutine a consisté à présenter la Russie comme un grand pays d’Asie et à compenser ainsi sa faiblesse sur la scène inter- nationale. Il a construit ça très solidement. La Russie a réussi à se pla- cer dans à peu près toutes les organisations internationales asiatiques et orientales auxquelles les Occidentaux ne s’intéressent guère : on connaît l’Otan, on connaît l’Union européenne, mais on ne connaît pas le Groupe de Shanghai, on ne connaît pas l’Organisation de la coopé- ration islamique, etc. Alors que la Russie n’est pas un pays d’Asie, elle est devenue l’un des deux copilotes du Groupe de Shanghai. Elle est le seul pays non musulman membre de l’Organisation de la coopération islamique. Elle a également réussi à être l’une des composantes des Bric alors qu’elle ne joue pas dans la même catégorie. Vladimir Poutine est parvenu à faire de la Russie un pays qui se situe dans toutes les compo- santes internationales représentant un monde qui change. Cette poli- tique a rendu à la Russie le statut mondial qu’avait l’Union soviétique et qu’elle ne lui a pas légué en disparaissant. La Russie n’est pas pour autant devenue un pays d’Asie, même si Vladimir Poutine a le projet de créer une Union d’Eurasie. La Russie fait le pont entre l’Europe, qui n’est plus au cœur de la transformation du monde, et l’Asie. Elle pourrait devenir la clé de l’entrée de l’Europe en Asie. Il faudrait que l’Europe saisisse cette chance au lieu de rester repliée sur elle-même.

Revue des Deux Mondes – La Russie a donc fait la même analyse géopolitique que les États-Unis : ces deux grandes puissances se tournent actuellement de façon marquée vers l’Asie.

Hélène Carrère d’Encausse Et pour cause ! Il y a une bonne raison à cela : ce sont tous les deux des pays du Pacifique – ce que l’Europe n’est pas. Je crois que c’est ça, le vrai problème. Victor Hugo a écrit qu’au

OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 27 grand entretien

fond, l’Europe était un petit promontoire, le bout de quelque chose. Il n’avait pas tort. On voit bien que les États-Unis se tournent très large- ment vers l’Asie. La Russie a la chance de pouvoir faire la même chose, mais elle ne veut pas que son poids géographique l’entraîne à devenir un pays asiatique : elle est un pays européen. Le drame de nos relations avec la Russie, c’est que nous ne posons jamais le problème de l’iden- tité russe. Nous l’avons plus exactement résolu avec de vieux clichés : la Russie serait un pays sauvage, étrange, vaguement asiatique, comme l’a dit Custine. Qu’une majorité de Russes soient orthodoxes constitue une autre bizarrerie : on en veut pour preuve la réaction des évêques orthodoxes à la « performance » des Pussy Riot dans la cathédrale du Christ-Sauveur. Cette vision est totalement dépassée,­ mais la Russie doit se battre pour imposer une autre image.

Revue des Deux Mondes – Pensez-vous que la Russie se batte bien pour imposer cette nouvelle image ? Elle ne semble pas avoir réussi à développer l’équivalent de ce qu’ont fait les États-Unis en termes de soft power. Essaie-t-elle de le faire, ou n’a-t-elle pas compris que cet enjeu était devenu vital pour elle ?

Hélène Carrère d’Encausse Je pense que la Russie ne peut pas avoir de grandes politiques européennes en termes de soft power parce qu’elle est gênée par l’héritage du système communiste. Ce dernier avait un outil de soft power de premier ordre : les partis communistes. C’est ce qui fait qu’on se méfie historiquement de la Russie. La Russie est le pays qui a les plus longues frontières du monde. Très peu de pays ont autant de voisins qu’elle. Il y a le grand voisin qu’est la Chine. Il y a des voisins effroyablement agités comme l’Afghanistan, qui est collé à ce qui a été une ancienne possession de la Russie. Ses voisins du Sud sont tous d’anciennes possessions. Aux frontières de l’Europe se trouvent enfin des pays qui ont été dominés par l’Union soviétique ou par l’Empire russe. La plupart des voisins de la Russie ont des comptes à régler avec elle. Son problème majeur, c’est de réparer les dégâts du passé et d’essayer d’asseoir ses relations avec ses voisins. Quand l’Union

28 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 une société de citoyens s’est affirmée en russie

soviétique est morte, la Russie a cherché sur quoi fonder un équivalent du Commonwealth britannique, qui est une grande réussite. Sa langue constitue un atout non négligeable. Dans les pays d’Europe de l’Est, le russe a été imposé après 1945 : même ceux qui le parlent correcte- ment font semblant de ne pas le comprendre, bien que cela commence à changer. Le russe était aussi la langue des anciennes Républiques de l’Union soviétique. Il y a eu après 1990 une politique visant à rejeter le russe et à ranimer les langues ­nationales. Mais une langue commune crée des éléments de compréhension, même s’il s’agit d’une seconde langue ou d’une langue moyennement pratiquée : on le voit très bien avec la francophonie. La Russie a consenti un très gros investissement en la matière : elle s’est efforcée de maintenir à travers la Communauté des États indépendants des liens d’organisation militaire et de sécurité, des liens économiques, mais aussi des liens culturels. Il y a des pays où cela marche et des pays où cela ne marche pas. J’étais en octobre 2012 à Bakou pour participer à un colloque international qui réunissait six cents personnes. Il y avait trois langues de travail : l’anglais, le russe et l’azéri. L’azéri n’était parlé que par les Azerbaïdjanais. Tout le monde parlait vaguement anglais. Personne ne parlait français, même s’il y avait des Français. Qu’est-ce qui reste ? Le russe, langue de communication, de civilité. En Azerbaïdjan, République musulmane qui a fait partie de l’Union soviétique, tout le monde parle un russe admirable. Au ­Kazakhstan, le russe retrouve sa place après avoir été marginalisé dans les années quatre-vingt-dix. Il est plus facile pour la Russie d’exercer son soft power dans l’étran- ger proche, tout simplement parce qu’il y a là un enjeu formidable : sauver ce qui peut l’être. Au sein de l’Union européenne, il faut d’abord laisser les souvenirs s’estomper parce qu’il y a malgré tout une méfiance qui persiste. Ainsi de la Société des relations franco-russes, qui a remplacé France-URSS. Bien que l’Union soviétique ait disparu, les organisations de ce type restent marquées par une espèce de sceau d’infamie. Cela finira évidemment par s’effacer. Un exemple en est le Dialogue franco-russe, qui réunit surtout le monde des affaires et qui attire les entrepreneurs. C’est pour cela que je dis que vingt ans, c’est à la fois très court et très long.

OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 29 grand entretien

Revue des Deux Mondes – Il y avait de grands passeurs entre la culture russe et la culture française. C’était par exemple le cas d’Henri Troyat, qui a popularisé la culture russe en France et l’a rendue extrêmement sympathique. On a le sentiment que la connaissance de la culture russe en France est beaucoup moins grande aujourd’hui...

Hélène Carrère d’Encausse L’intérêt des Français pour la culture russe date du XIXe siècle. Mérimée a importé le roman russe en France et a traduit des livres sur l’histoire russe. La Revue des Deux Mondes a été un lieu de connaissance de la Russie. Mais cette curiosité fai- blit. La Russie est considérée comme un pays étrange, anormal. Le régime soviétique a été abattu, on se demande pourquoi on devrait s’intéresser à ce pays-là davantage qu’à n’importe quel pays. L’Année croisée France-Russie a pourtant été assez réussie et s’est poursuivie par l’Année des cultures croisées. Ces « années » étaient surtout consa- crées aux littératures. En 2012-2013, l’exposition Culture et politique de 1917 à la mort de Staline a connu un très grand succès à Paris (à l’École nationale supérieure des beaux-arts) et à Moscou. Mais je n’ai pas l’impression que cela ait fait renaître la curiosité pour ce pays. La connaissance de la langue russe diminue. Au temps de l’Union soviétique, les Français apprenaient le russe. Mais maintenant, ils pré- fèrent apprendre le chinois ou l’arabe. Le russe n’apparaît plus comme une langue désirable. Il existe un vrai cinéma russe, mais on ne le voit pas assez en Europe. Il y a un penchant à considérer que la culture russe était intéressante sous le régime soviétique parce qu’il y avait des dissidents. C’est un a priori, car la Russie est, comme elle l’a toujours été, le pays d’une très grande culture.

30 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 OCTOBRE-NOVEMBRE 2013 réforme, révolution

33 | L’esprit français 78 | Entretien – Une histoire de la ­réforme graphique du goulag › Michel Crépu › Luba Jurgenson, ­Élisabeth Anstett 37 | Les Allemands sont-ils des et ­Aurélie Julia réformateurs ? › Gero von Randow 91 | Révolutions et apocalypses­ au XXe siècle selon 42 | Entretien – Un populisme ­Souvarine et Rollin à l’état pur › Jean Chaunu › Jacques Julliard et Jacques de Saint Victor

53 | L’indescriptible Robespierre de Gertrud Kolmar › Eryck de Rubercy

66 | Entretien – Faire l’histoire des massacres soviétiques et nazis › Timothy Snyder et Brice Couturier octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 réforme, révolution

L’esprit français de la réforme

› Michel Crépu

idéologie est mère de l’ignorance. Ainsi est-il ­décrété que la France, théâtre de la Révolution, serait par nature étrangère à une « culture de la réforme ». Une telle vue de l’esprit suppose que l’on se fait de l’histoire de France une double his- L’toire, celle d’avant et celle d’après. Avant : les ténèbres médiévales, l’arrogance inégalitaire du XVIIIe siècle. Après : la marche lumineuse vers le progrès humain, une fois éradiqués les derniers récalcitrants à cette marche triomphale. Cette lecture scindée en deux corps étran- gers l’un à l’autre est, de fait, le résultat d’une lecture idéologique dont on peut discuter les a priori. Autant il est vain de nier la puis- sance événementielle (ce qui est bien entendu le cas de la Révolu- tion, ­archétype même de l’événement), autant il est dommageable pour la liberté de l’esprit d’accepter l’établissement d’une ligne fron- tière séparant l’histoire en deux parties. À la condition de n’être pas prisonnier d’un tel dualisme, il est possible de dessiner un certain visage de l’esprit français de la réforme.

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 33 réforme, révolution

Le mot en lui-même renvoie à son origine religieuse luthérienne, ignorée en France comme tout ce qui concerne la sphère du reli- gieux. Le phénomène est d’autant plus curieux à observer que la France n’a pas véritablement tranché entre un catholicisme baroque à l’italienne et un protestantisme à l’anglo-saxonne, voire scandi- nave. Crime politique majeur, la révocation de l’édit de Nantes, en précipitant hors de nos frontières une élite protestante habile aux affaires, porteuse avec talent d’une « culture de l’entreprise », a fini de durcir pour longtemps (on allait dire à jamais) une sensibilité française dont on mesure encore aujourd’hui les stigmates. Que fût- il advenu de la société française si elle ne s’était pas trouvée divisée de la sorte, coupée d’une branche aussi précieuse ? En considérant les choses d’un point de vue littéraire, capital pour la compréhension de l’histoire française, on pourrait dire que l’héritage pragmatique d’un Montaigne jusqu’au Neveu de Rameau n’a pas trouvé le chemin qui eût pu être l’occasion de nouvelles richesses. Or il y aurait eu des connexions possibles entre l’approche « montaignesque » du monde réel et l’approche empirique des « affaires », une manière du moi de se vivre dans le monde, en mouvement perpétuel, sans prédé- termination théologique. Moins Calvin, trop radical pour le coteau modéré à la bourguignonne, que le bon docteur Johnson, devisant au pub avec son ami Boswell. Les conversations de Johnson et Bos- well traitent de tous les sujets possibles, sans ordre de préséance. Il ne serait pas hérétique de postuler que le vrai crime de la révocation de l’édit de Nantes aura été de priver la France d’une telle aisance, d’un tel naturel dont Montaigne est resté l’incarnation. Mais une incarnation solitaire, sans héritier véritable. Ce fut en un sens tout l’enjeu de Port-Royal, qui devait tant fasciner le sceptique Sainte-Beuve : conjuguer le spirituel et le prosaïsme d’un quotidien ayant donné son congé aux fastes de la courtisanerie ver- saillaise pour leur préférer les subtiles voluptés de la vie intérieure. On connaît la suite : l’État louis-quatorzien mettant fin, par le fer et par le feu, à une aventure de l’esprit sans équivalent. Pascal a sublimement surgi de cette expérience unique dans l’histoire de l’Europe. Mais on ne « négocie » pas avec Pascal. L’effroi ressenti à la vision des « espaces

34 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 l’esprit français de la réforme

infinis », la « haine de soi » n’ont que faire de passer un moment au pub. Le fameux commentaire de Pascal sur Montaigne, « le sot projet qu’il a eu de se peindre », n’a pas que des conséquences pour Narcisse. Il en a aussi pour le « commerce » entretenu avec autrui, ses surprises, ses occasions. Pascal ferme la porte à l’avance aux « pensées-catins » de Diderot, rescapées papillonnantes de la tour de Montaigne, où la lecture de Plutarque mettait quand mêmes des bornes « illustres » à la promenade. Or l’approfondissement d’une culture de la réforme n’est possible qu’à la mesure d’une telle ouverture au monde sensible. Mais ce n’est pas Diderot qui a gagné la révolution, quoiqu’il en ait été, avec Voltaire et Rousseau, l’un des « pères spirituels » fondateurs. Par son puritanisme fanatique, sa folie d’épuration, sa volonté de rupture toujours plus radicale avec le monde « ancien », la Révolution a perdu en capacité d’ouverture ce qu’elle avait conquis splendidement au plan de l’égalité entre les individus. Rompre a pris le pas sur le désir de comprendre l’énigme d’autrui. À l’opposé d’une culture de la réforme, la révolution ne considère pas autrui comme une énigme intéressante mais un cas à résoudre : est-il des nôtres ? Est-il au contraire de la bande d’en face, ces « eux », ces ennemis dont on ne pourrait se pas- ser sauf à sentir le sol trembler sous nos pas ? De là une méfiance si typiquement française qui a été si souvent observée par les visiteurs, les voyageurs, du temps où il y avait encore des voyageurs et non pas seulement des touristes. Ce pathos français, mélange de méfiance envers l’inconnu dont on se demande « ce qu’il nous veut » et de vénération de l’État, entité magique et fantomatique en lieu et place d’une autorité qui ne peut plus être celle du monarque (en Belgique, en Angleterre, en Hollande, monarchies constitutionnelles, on n’a pas de ces soucis comme nous avec l’ineffable présidence de la République), ce pathos n’a jamais été surmonté. Bien fragiles sont les signaux, dans la nuit, qui pourraient nous assurer d’une évolution heureuse de ce côté-là. Il y a là comme un mystère. Pourquoi ne savons-nous pas résister au besoin d’en « finir », pourquoi n’avons-nous pas le goût de cette patience dont les grands peintres français nous ont pourtant laissé l’image, aussi précieuse que les ouvrages de monsieur de Montesquieu : un Chardin, un Manet,

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 35 réforme, révolution

un Cézanne ? Pourquoi en vient-on, au travers des circonstances de l’Histoire, à préférer le court-circuit de l’exorcisme à la confrontation entre principes qui ne se confondent pas à tout coup, mais peuvent quand même se parler ? Pourquoi, enfin, l’impatience révolutionnaire, avec son cortège de violence, rend-elle si peu désirable la patience de l’homme qui œuvre avec délicatesse et fermeté au bien-être de la communauté humaine, en sachant qu’il s’agit là d’une tâche infinie ? Qu’est-ce qui presse tant d’en venir aux mains ? Le malheur des uns, la « question sociale », comme on disait au temps des grands syndicats ? Bien sûr. Mais comment ne pas voir que les fruits de l’impatience sont si empoisonnés ? En un sens, c’est toute l’histoire du XXe siècle qui se trouve ici, comme mise « sur le tapis ».

36 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 les allemands sont-ils réformateurs ?

les allemands sont-ils réformateurs ?

› Gero von Randow

u point de vue français, l’Allemagne semble incar- ner le pays des réformes réussies. Ainsi ce serait grâce à elles que le voisin allemand est devenu si puissant, voire dominant en Europe. Un tel rôle suscite Gero von Randow est journaliste au Zeit. Ddes envies mais aussi les soupçons de bons his- › [email protected] toriens, ce que sont les Français. Comment les Allemands en sont-ils arrivés là ? Pourquoi les Français semblent encore si éloignés d’une capacité d’adaptation à la mondialisation ? Est-ce à dire, décidément, que les Allemands ont une culture réfor- matrice que les Français n’ont pas ? Pour obtenir une réponse sensée à ces questions, il convient d’affi- ner les hypothèses de travail et d’analyse. Car après tout, l’histoire n’a- t-elle pas connu de ces périodes où c’était l’Allemagne qui semblait à la traîne alors que la France était en pleine modernisation ? Gardons- nous, avant de tirer des conclusions hâtives, d’oublier ces situations his- toriques où les rôles ne sont pas aussi prédéterminés qu’ils en ont l’air.

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 37 réforme, révolution

C’est Charles de Gaulle qui avait nommé son programme de libération « révolutionnaire ». Il s’agissait d’un programme de pro- fonde rénovation politique et économique, conséquence de la fin d’une époque où la France pouvait encore se voir comme un empire. L’Allemagne, on le sait, n’a pas eu la même histoire, partagée, divisée en deux blocs. L’un, à l’Ouest, avec la participation, hélas, d’une certaine partie de l’élite nazie, l’autre, à l’Est, avec le régime totali- taire communiste. Il aura fallu plusieurs chocs (la secousse sociétale de 1968, la chute du Mur en 1989) pour que toute l’Allemagne devienne une nation ­moderne et éclairée. Les années qui ont suivi ont été le théâtre d’une prodigieuse accélération dont nul n’imagi- nait l’ampleur jusque-là. Dans la vie d’une nation surviennent néanmoins des périodes de stagnation, où la société semble marquer le pas. Il y a là un rythme ­naturel propre à toute société. Mais ce qui apparaît comme une ­période de fatigue est en réalité un moment de rechargement des ac- cus, un rassemblement des forces. Ces situations de pause font mûrir les contradictions. La nôtre, spectaculaire, met aux prises le tourbillon de la mondialisation et l’univers au sein duquel vivent la plupart de nos concitoyens. Un univers local, régional, national. Cette contra- diction n’a rien de nouveau. Mais c’est la manière dont elle progresse qui est nouvelle, rapide, transparente, multipolaire. Aucune nation n’y échappe. Le temps où un certain Solon pouvait introduire une monnaie de fer pour empêcher des importations est fini à jamais (à supposer qu’il ait jamais marché, même au temps de Solon). Les Allemands sont-ils en ce moment les meilleurs réformateurs ? La chose n’est pas si évidente. D’abord on devrait toujours préciser de quelles réformes on parle. Sur le plan politique, l’Allemagne et la France sont plus ou moins au même niveau : réformes constitutionnelles sous Sarkozy, abolition de la conscription sous Merkel ; enlisement total de la réforme du système territorial en France, arrêt déplorable de la réforme du fédéra- lisme en Allemagne. Le résultat : match nul. Ensuite les réformes dites sociétales. Le « mariage pour tous » en est clairement une (même si elle peut avoir un prix politique). Toutefois,

38 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 les allemands sont-ils réformateurs ?

Angela Merkel n’a pas craint d’ouvrir son parti conservateur à l’éga- lité complète entre hétérosexuels et homosexuels et entre hommes et femmes. Là encore, match nul. Les choses se corsent quand on aborde les réformes économiques et sociales. On est là dans le dur. Dur, parce que ces réformes impliquent le domaine des intérêts matériels. On peut dire que l’Allemagne s’y est engagée entre 2003 et 2005. Citons pêle-mêle la simplification de l’entrée dans les marchés d’artisanat ; l’assouplissement de la pro- tection contre le licenciement (afin de faciliter l’embauche) ; l’amé- lioration du système d’apprentissage ; davantage d’argent accordé à la formation dans les écoles, de bourses pour les étudiants issus des ­familles aux revenus modestes ; l’introduction d’un modèle compa- rable au RSA (revenu de solidarité active) français avec des contrôles et des conditions assez strictes, y ­compris l’obligation pour les chô- meurs d’accepter des emplois pénibles. Citons également, ce qui n’est pas rien, la réforme du système de santé et des retraites (dans le sens d’un durcissement) et plusieurs autres qui formaient un tout. C’était beaucoup. Même peut-être trop. Mais, dans l’ensemble, ces profonds changements ont été acceptés. Et ils l’ont été d’autant plus qu’ils faci- litaient l’investissement et faisaient diminuer le chômage. Tout cela est bien connu. Mais comment en est-on arrivé là ? Il y a plusieurs explications. D’une part, la réunification a mon- tré aux Allemands que l’on pouvait prendre des risques. Échaudés par la prise de risque – un euphémisme, compte tenu de l’histoire ­allemande contemporaine –, ils ont vu que l’on pouvait beaucoup ­gagner en osant quelque chose. C’est un facteur psychologique ­majeur quand on repense au fait que la société d’après 1989 ressen- tait une certaine stagnation sur le plan économique. Le diagnostic n’était pas si loin de celui de la France actuelle : trop de bureaucratie, trop de fisc, des marchés verrouillés, un système de rémunérations ­sociales très opaque. Rappelons-nous également que le gouverne- ment de l’époque était une coalition de gauche, sociaux-démocrates- Verts. S’ils avaient été dans l’opposition, rien n’aurait bougé. En revanche l’opposition conservatrice et libérale ne pouvait pas être entièrement contre ces réformes.

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 39 réforme, révolution

Tout cela relève du passé. Mais qu’on ne s’y trompe pas : en Alle- magne, les réformes continuent dans le quotidien des Allemands. Car depuis l’époque Schröder, tout se passe comme si les citoyens étaient ­devenus, par eux-mêmes, les réformateurs de leurs propres vies. Le travail et le chômage, l’université et l’hôpital, tout a changé. On pourrait dire que les réformes ont contraint les citoyens à réformer leurs propres vies. Cela est d’ailleurs un couteau à double tranchant. D’un côté les ­réformes ont libéré l’initiative, l’imagination, l’ouverture à toutes sortes d’options. D’un autre côté la pression permanente au changement est devenue un fardeau. Qu’elle vienne du marché ou des institutions d’en haut, cette contrainte revient toujours à un phénomène de domi- nation vécu comme une sorte de révolution permanente. Trouver un équilibre entre l’imposition perpétuelle du changement et la stabilité nécessaire est un des grands défis de la politique d’aujourd’hui. Cela dit, l’Allemagne ne peut s’endormir sur ses lauriers, et d’ail- leurs ce n’est pas le cas. Bien sûr, on se félicite du bas taux du chômage, alors même que les inégalités ne sont pas au-dessus de la moyenne en Europe. Mais si cette situation satisfaisante n’était qu’une paren- thèse ? Si la mondialisation réclamait d’autres changements ? Jusqu’ici, Mme Merkel a su habilement éviter les questions sur une accélération des réformes économiques et sociales, et, durant sa campagne électo- rale, n’a pipé mot sur ce sujet. Ce qui ne veut pas dire qu’elle y soit hostile. Quelles sont ces réformes nécessaires ? On peut en citer trois : - une réforme du système bancaire, qui est une des raisons de la crise financière en Allemagne où l’État et les collectivités locales jouent encore un rôle trop éminent ; - une politique contre le déclin démographique. (Là, une seule voie possible : l’immigration, avec ce que cela suppose de tension, de conflit au sein de la société allemande) ; - une politique cohérente pour Internet qui fait encore défaut. Mais la réforme la plus difficile attend les Allemands sur le plan de la politique étrangère. Devenue le pays le plus puissant en Europe, l’Allemagne doit assumer ses responsabilités, c’est-à-dire jouer un rôle d’acteur au lieu de celui de spectateur dans le domaine de la sécurité internationale, cela bien sûr dans un cadre européen.

40 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 les allemands sont-ils réformateurs ?

En résumé, disons que l’Allemagne n’est pas la championne des ­réformes mais certainement un pays qui a réussi s’adapter aux nou- velles conditions du monde moderne. Ni plus, ni moins. Ajoutons à cela que tout progrès à venir dépend du courage à anticiper les ré- formes suivantes. Sur ce point, on peut être optimiste : même si les politiques donnent l’impression, souvent, de tourner autour du pot, les Allemands ont compris que pour préparer l’avenir, il fallait tou- jours prendre une dose mesurée de risque...

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 41 réforme, révolution

un populisme à l’état pur

› Entretien avec Jacques Julliard par Jacques de Saint Victor

Revue des Deux Mondes – Nos sociétés développées ­traversent, depuis la crise des subprimes, non seule- ment de grandes difficultés économiques mais aussi une crise morale, comme l’a assez bien illustré l’affaire «Cahuzac. Pensez-vous que cela soit de nature à redonner vie à des pensées ­radicales, voire révolutionnaires, comme ce fut le cas dans les ­années trente ?

Jacques Julliard Nous connaissons en effet, tout au moins à moyen terme, une crise profonde qui est la plus grave depuis les années­ qui suivent le krach de 1929. Si l’affaire Cahuzac a pris, à l’heure où nous parlons, une telle ampleur, c’est justement parce qu’elle apparaît beau- coup plus comme un symptôme de notre crise. En effet, cette « affaire » est loin d’être l’une des plus graves que la République ait connues, ­depuis 1870. Elle concerne un individu, certes avec un réseau de rela- tions, mais elle n’éclabousse pas toute la classe politique. Si on la com- pare aux grandes crises de la République, comme l’affaire de Panama ou

42 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 un populisme à l’état pur

l’affaire Stavisky, on voit bien que ces derrières Jacques Julliard est historien, il a étaient d’une autre ampleur. Dans le scandale notamment publié les Gauches françaises. 1762-2012 : histoire, de Panama, plusieurs ministres et une centaine politique et imaginaire (Flammarion, de députés – les fameux 104 « chéquards » – 2012). étaient mouillés. Quant à Stavisky, c’était un escroc qui avait un réseau de relations considérable dans la République. Le cas Cahuzac reste donc relativement modeste, même s’il est signi- ficatif de ce que j’appellerai le « socialisme affairiste ». Ce socialisme a toujours existé. Il suffit de songer à Millerand, grande figure de la gauche, l’un des auteurs du programme de Saint-Mandé (1896), qui était très représentatif de ce ­socialisme d’affaires (il exerçait le métier d’avocat). Ce n’est donc pas nouveau. Si l’affaire Cahuzac prend aujourd’hui une tournure particulière, c’est en raison justement de la crise qui frappe nos démocraties parlementaires. Quand l’économie est prospère, les scan- dales sont moins éclatants. Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’existent pas pour autant. Rappelons quand même que ce qui caractérise les démocra- ties, ce n’est pas qu’elles soient plus vertueuses mais qu’elles révèlent la corruption alors que les dictatures la camouflent. C’est une chose que les imbéciles ne comprennent toujours pas : il y aura toujours davantage de crise morale en démocratie que dans les dictatures car les scandales y sont moins étouffés en général. Et lorsque l’économie est en crise, les citoyens cherchent des boucs émissaires. Et l’homme politique corrompu devient une figure idéale pour protester contre l’austérité.

Revue des Deux Mondes – Aujourd’hui, la critique s’est étendue à toute la classe dirigeante. Elle éclabousse aussi les hommes d’entreprise, les financiers, les journalistes, etc. C’est ce qui rend si délicat, parfois inau- dible, le discours autour de la « réforme ». Comment l’accepter de la part d’élites qu’on juge ou illégitimes ou corrompues ?

Jacques Julliard C’est un point très neuf à noter en effet. Il y a là le signe de l’approfondissement du fossé entre les élites et le peuple. Ce n’est pas pour rien qu’on a vu réapparaître un style populiste qui n’a rien de très différent de celui de l’entre-deux-guerres, avec, comme

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 43 réforme, révolution

toujours, une rencontre de l’extrême gauche et de l’extrême droite. Cela se manifeste par la quasi-identité de discours entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon – s’il n’y avait pas l’immigration pour les distin- guer, on pourrait s’y tromper. Je ne pense pas, cela dit, que la corruption soit plus forte que dans le passé, mais elle est plus grave en période de difficultés économiques. Et encore une fois, le fait que les socialistes soient au pouvoir met l’accent sur ce « socialisme affairiste » dont les citoyens sont particulièrement las. Les électeurs sont généralement plus sévères à l’égard de la gauche qu’à l’égard de la droite. C’est un fait. Mais j’ajouterais qu’ils ont raison. La gauche réclame de la vertu et si elle n’est pas un peu « vertueuse », elle n’est plus grand-chose.

Revue des Deux Mondes – Cette « vertu » peut-elle être la porte ­ouverte au retour à un discours robespierriste ? Une nostalgie de la Terreur qui affirmait, comme Robespierre : pas de« vertu sans ­terreur »…

Jacques Julliard C’est la tradition d’une certaine gauche. Il ne faut pas oublier que Sartre considérait qu’on n’avait pas assez tué sous la Grande Terreur ! Mais, en réalité aujourd’hui, personne ne réclame la Terreur – même si Mélenchon fait quelques petits clins d’œil à 1793 – mais il y a une nostalgie de la morale et surtout de la vertu. Ce n’est pas tout à fait la même chose. La morale, c’est une contrainte extérieure qu’on s’impose à soi-même ou, parfois aux autres – cela s’appelle alors du moralisme. La vertu, elle, est une qualité plus intime, plus bio- logique ; elle suppose un homme plus pur. Et par conséquent, dès qu’on bascule du discours de la morale à celui de la vertu, on risque d’entrer dans un processus funeste qui oblige à changer l’homme, ce qui conduit à la Terreur. On sait très bien maintenant que l’argument tendant à expliquer les dérapages des hommes de 1793 par le danger militaire – argument des nostalgiques de l’école révolutionnaire – n’a pas de fondement historique. La Grande Terreur se met en place jus- tement après la victoire de Jemmapes, qui met la France à l’abri des dangers extérieurs. Par conséquent, c’est le projet de « régénérer » la

44 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 un populisme à l’état pur

France et les Français qui explique l’accélération de la Terreur et les funestes lois de Prairial. Pour régénérer, il faut d’abord déblayer, faire place nette. Ce n’est plus une thématique gauche-droite. Comme le dit Robespierre, il ne peut y avoir que « deux partis dans la Conven- tion : les bons et les méchants ». C’est donc un discours quasi ­religieux qui est à l’origine de cette tuerie sanguinaire.

Revue des Deux Mondes – Vous voyez cette dimension « religieuse » s’exprimer aujourd’hui ?

Jacques Julliard Je la vois pointer avec la « religion du peuple ». Le populisme a toujours eu une dimension religieuse. Ceux qui ont inventé le terme même « populisme », les membres du mouvement Narodniki, en Russie, considéraient que le peuple était le représen- tant de Dieu, qu’il avait quelque chose de sacré. Écouter la voie du peuple, c’était écouter la voix de Dieu ! Les populistes américains de la même époque ne disaient pas des choses bien différentes lorsqu’ils proclamaient ne pas vouloir laisser l’humanité crucifiée sur une croix d’or. Il y a là toujours ces thématiques très anciennes et très puis- santes d’un peuple messianique. Aujourd’hui, ce discours religieux n’existe pas en France, bien sûr, mais il ne demande qu’à réappa- raître. On le perçoit à travers l’émergence d’un discours très régressif par rapport au marxisme. Prenons le langage de Mélenchon : c’est un langage de confrontation du peuple et des privilégiés, pas du tout au nom d’une analyse économique mais au nom d’une analyse morale. Jusqu’où cela ira-t-il ? Ce type de discours se renforcera tant que la crise économique sera là et que les gens ne croiront plus à des solutions techniques à leur problème. Le discours populiste sert alors de substitut eschatologique. On est entré dans une période propice à des discours comme on en a connu en 1848 : dénonciation du pouvoir de l’argent ; l’opposition des « gros » et des « petits », etc. Il semble que l’idée de faire partir l’action sociale d’une ana- lyse rigoureuse de l’exploitation économique, ce qui était la base du marxisme, soit en train de se perdre.

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 45 réforme, révolution

Revue des Deux Mondes – N’est-ce pas tout simplement parce que le discours révolutionnaire ne repose plus sur aucune perspective de solution alternative ?

Jacques Julliard Tout à fait. C’est la grande différence avec les années trente. Face à la crise économique et morale, les gens de l’époque avaient des perspectives. Si on était de gauche, on croyait au paradis socialiste ; si on était de droite, on croyait au fascisme. Aujourd’hui – fort heureusement –, il n’y a plus ces ­débouchés commodes. Personne, tout au moins parmi les esprits un peu ­sensés, ne croit au communisme ou au fascisme. C’est la fin des idéologies. Aujourd’hui, cela laisse la place à un « populisme à l’état pur » qui peut prospérer sans autre perspective que lui- même. Avant, la critique populiste était une étape vers une solu- tion ­communiste ou fasciste. Aujourd’hui, l’exaltation du peuple contre les élites corrompues s’exprime « gratuitement », sans qu’on puisse même indiquer une voie de sortie. Que réclament les esprits les plus critiques, la gauche de la gauche ? Ils demandent le retour de la croissance, les Trente Glorieuses. En quoi ils n’ont pas tout à fait tort... Mais leur discours est loin de faire l’éloge de la révo- lution. Même Mélenchon ne propose pas une sortie socialiste de la crise. Il évoque simplement une relance keynésienne et un pro- tectionnisme européen. Il n’ose même pas demander une sortie de l’euro car ses conseillers lui ont démontré qu’il serait sinon trop proche des positions du Front national, surtout si Marine Le Pen met la pédale douce sur l’immigration.

Revue des Deux Mondes – On pourrait y voir une certaine contradic- tion. Comment parler de retour de la tradition révolutionnaire alors que la perspective révolutionnaire semble obsolète ?

Jacques Julliard Tout simplement parce que le discours s’est substitué au projet. Voyez le dernier état de la pensée d’Alain Badiou,­ considéré comme une des têtes pensantes de l’extrême gauche. C’est

46 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 un populisme à l’état pur

un éloge de l’émeute ; ce que Sartre appelait la « masse en fusion ». On voit bien là se substituer un état de transition à une solution pro- prement dite. L’absence de projet alternatif du côté socialiste rend la pensée subversive féroce mais vaine. Le radicalisme des moyens se substitue à l’absence de fins. C’est cela, en quelque sorte, la­Terreur. L’idée que des moyens radicaux, sanglants, violents peuvent être une fin en soi. Alors que, pour le révolutionnaire marxiste, et même ­léniniste, la violence n’est qu’une fatalité, une nécessité imposée par l’histoire, au contraire, pour l’esthète gauchiste, la violence se trans- forme en un but en soi.

Revue des Deux Mondes – Faut-il parler aujourd’hui d’une dimension esthétique de la Terreur ?

Jacques Julliard Je ne sais pas. Il est sûr qu’il y a un retour à l’idéal de ce que Luc Ferry appelle « la bohème », ce qui traduit l’idée que la bourgeoisie est non seulement corrompue mais surtout qu’elle est « moche ». Le bourgeois, c’est l’antonyme de trois états différents suivant le cas : l’aristocrate, l’artiste, et le prolétaire. Dans l’opposition entre bourgeois et artiste, il y a une dimension évidemment esthé- tique. Le bourgeois est nécessairement celui qui est incapable de saisir le beau. Mais est-ce présent aujourd’hui ?…

Revue des Deux Mondes – L’école dite « révisionniste » de François Furet avait réussi dans les années quatre-vingt-dix à marginaliser tout ce discours révolutionnaire esthétisant. Il semble que le « caté- chisme révolutionnaire » soit aujourd’hui fortement revenu en force, tout au moins à l’université. N’est-ce pas, chez certains historiens, une tentative désespérée de croire qu’en idéalisant 1793, on pourra mieux combattre les dérives actuelles de la finance ?

Jacques Julliard C’est vrai qu’il y a un retour du fameux « caté- chisme révolutionnaire » version Albert Soboul ou Albert Mathiez. Il a de surcroît été remis au goût du jour avec, en supplément, une

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 47 réforme, révolution

­dimension vengeresse. C’est le cas dans les études révolutionnaire et c’est encore plus frappant dans le domaine des études coloniales. Un certain nombre d’historiens de la colonisation sont des militants de l’anticolonialisme. J’ai connu cette démarche régressive avec certains historiens du mouvement ouvrier. Les chercheurs veulent dire quel est le bien et quel est le mal. Comprenons bien la différence avec la démarche­ de l’historien. Il est tout à fait normal qu’un chercheur dévoile des aspects méconnus ou cachés de notre passé, comme par exemple des épisodes sanglants de la terreur coloniale. C’est même son rôle. Mais, le plus souvent, les historiens actuels cherchent sim- plement à faire une histoire officielle à rebours, une histoire anti-­ institutionnelle. Avec toutes les meilleures intentions, cette histoire-là rejoint les vieux canons de l’histoire du passé, sauf que les signes en sont inversés : au lieu de justifier, les nouveaux historiens condamnent. Cela me conduit à un autre rapprochement avec la Terreur. L’idée de tribunal domine partout la Révolution. C’était déjà une obsession de Rousseau, du XVIIIe siècle et de son « tribunal de l’opinion publique ». Cela s’est aggravé avec la Révolution, où une bonne partie de la poli- tique s’est faite autour du tribunal. Pourquoi ? Pas seulement parce qu’il y avait des coupables à châtier, mais parce qu’il s’agissait de dire le bien et le mal. Je suis frappé de voir que la politique actuelle se fait à nouveau autour du tribunal. Et même l’histoire. Il suffit de penser aux procès Papon ou Touvier. C’est d’ailleurs là que certains historiens ont acquis une expertise – à mon avis douteuse – auprès des tribu- naux. J’avoue que tous ces « procès de moralité » sont assez déran- geants. On perd de vue la complexité historique. Prenons l’exemple de la Résistance. On voit les choses à travers un critère éthique : le bien ou le mal. C’est aussi mon point de vue en tant que citoyen. Les résis- tants étaient du bon côté. Mais ce n’était pas la question de la défense des droits de l’Homme qui les animaient. En tant qu’historien, on ne doit jamais perdre de vue que la question essentielle pour la plu- part des résistants se situait sur le plan du patriotisme ; plus personne ne l’évoque aujourd’hui.­ Le procès joue désormais une place centrale dans notre vie politique et intellectuelle, avec tout ce que cela véhi- cule, le soupçon, la religion de l’aveu, le pardon – regardez le succès

48 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 un populisme à l’état pur

du mot « ­repentance », qui a été d’abord été utilisé par l’Église. Main- tenant il y a de la repentance partout. Nous vivons dans un régime de confessions publiques presque permanent. Jérôme Cahuzac a été bien conseillé. Il a demandé pardon. Ce n’est rien sur le coup. Mais il s’est trouvé des journaux pour l’approuver…

Revue des Deux Mondes – En France peut-être. Mais en Italie, « labora- toire politique » bien connu, on a vu émerger un populisme assez par- ticulier qui veut faire table rase de l’ancienne élite dirigeante. L’ancien comique Beppe Grillo s’est réclamé ouvertement de la révolution fran- çaise. Dénonçant la corruption et l’impuissance des élites réformistes du passé, il affirmait que son Mouvement 5 étoiles serait « la Révolu- tion sans la guillotine ». On voit ainsi apparaître une conception nouvelle d’un populisme qui veut régénérer non plus le peuple mais ses élites. Pensez-vous que cela puisse faire école en France ?

Jacques Julliard J’ai une définition du populisme qui est assez uni- verselle et qui peut se comprendre par opposition au parlementarisme. Ce sont deux déviations symétriques de l’idée démocratique. Le parle- mentarisme, c’est le droit sans le peuple. Et le populisme, c’est le peuple sans le droit. À partir de là, on voit se dessiner des logiques contra- dictoires. Le populisme bénéficie aujourd’hui du discrédit de toutes les formes institutionnelles traditionnelles de la démocratie qui ne semblent plus adaptées aux avancées technologiques. Beaucoup de formes de démocratie directe ou semi-directe ont contourné le parlementarisme. Voyez les blogs. L’opinion publique est aujourd’hui permanente alors que, dans la démocratie parlementaire, elle ne peut s’exprimer que de façon épisodique ou ponctuelle, durant les périodes d’élection. Notre système politique s’est révélé jusqu’ici incapable d’intégrer ces formes de « bon populisme » qui ont été elles-mêmes générées par les progrès de la technique. Car il ne faut pas s’y tromper : le populisme, c’est comme le cholestérol, il y en a du bon et du mauvais. Il faudrait pouvoir trou- ver un moyen d’exploiter les bons aspects de ce populisme. Or, cela ne peut pas se faire avec les formes institutionnelles du XIXe siècle : le parti

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 49 réforme, révolution

politique, l’élection et le Parlement. Or, ces trois institutions sont en crise depuis une trentaine d’années. Le suffrage universel ne séduit plus : il suffit de voir la montée en flèche de l’abstentionnisme, ­notamment dans les nouvelles démocraties de l’Est, qui s’étaient pourtant libé- rées du communisme ; le Parlement est jugé impuissant et les partis politiques sont discrédités. C’est donc tous les outils de la démocratie parlementaire classique qui sont aujourd’hui obsolètes. La démocratie comme gouvernement du peuple ne s’est pas renouvelée par rapport­ au XIXe siècle. À l’époque de l’opinion permanente et instantanée, les formes classiques de la démocratie parlementaire ne peuvent plus exister à l’état pur. Il en va de même de beaucoup d’institutions poli- tiques. Beaucoup de créations du passé n’ont plus de sens. Prenons un exemple : l’existence du département n’a plus de justification : il devait se dessiner autour d’une journée de voyage à pied depuis le point le plus éloigné jusqu’au chef-lieu. Tout cela a vieilli…

Revue des Deux Mondes – Cela plaide plutôt pour une réponse ­réformiste…

Jacques Julliard Oui, mais comme la France, entre deux révolu- tions, reste un pays essentiellement conservateur, elle ne parvient pas à se libérer de ses structures obsolètes, contrairement aux pays de tradition réformiste. Le populisme se nourrit de cette impuissance. Sauf qu’il est à son tour incapable de définir lui-même des axes de légitimité. C’est là son principal problème. Il se réclame du peuple, mais ­comment se réclamer du peuple quant on n’est pas majoritaire ? Or, pour l’instant, les populistes­ ne l’ont pas encore emporté dans les élections. Dès lors, pourquoi les « populistes » se sentent-ils davantage le droit de parler au nom du peuple que les parlementaires « corrompus » ? De plus, le populisme repose sur une idée démentie à chaque instant selon la- quelle le peuple existe comme unité. C’est une illusion commode qui remonte à 1789. Si le peuple est un, alors ses ennemis sont forcément une minorité, une « poignée de corrompus », de comploteurs, d’aristo­ crates, de méchants. L’idée que le peuple est un traduit la grande fai-

50 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 un populisme à l’état pur

blesse intellectuelle du populisme. Il repose sur le fait qu’il y aurait d’une part des intérêts ­communs du peuple et que, d’autre part, ce dernier serait toujours capable de faire prévaloir les intérêts généraux sur ses intérêts particuliers. S’il n’y arrive pas, c’est alors qu’apparaissent des hommes politiques qui ne demandent pas mieux que de recréer, par un discours factice, l’unité perdue du peuple. Ainsi opère le démagogue ou le populiste. Si le suffrage universel n’est plus capable d’exprimer la voix du peuple, il faut que cette voix passe par quelqu’un ; c’est le tribun du peuple. On notera ce primat du verbe. Le populiste est d’abord un tribun, d’où son succès en France, où le verbe est si important...

Revue des Deux Mondes – Ce populisme est d’abord celui du Front ­national. Mais on le note aussi à gauche avec le retour du « catéchisme révolutionnaire ». À la fin du quinquennat de Nicolas Sarkozy, les ­Archives nationales se sont mobilisées, après une pétition nationale, pour préempter quelques écrits insignifiants de Robespierre en sou- lignant que, sans cela, on risquait de perdre un patrimoine national…

Jacques Julliard Il y a un néopopulisme qui est l’expression de certaines élites intellectuelles qui, à leur tour, influencent le milieu politique. Dans le passé, l’hégémonie de Furet n’a jamais empêché à des esprits d’avoir des idées révolutionnaires. Mais ils n’étaient pas entendus.­ Aujourd’hui, ils le sont à nouveau, notamment dans la gauche politique. Le fait que la plupart des dirigeants socialistes n’aient plus de culture politique ou philosophique les met dans les mains d’historiens progressistes qui véhiculent de telles idées. Il est certain que lorsque le Parti socialiste était dirigé par Jaurès ou Léon Blum, il y avait des choses qu’il savait ne pas accepter. Or, aujourd’hui, le Parti socialiste est dirigé par des chefs de parti.

Revue des Deux Mondes – Ce qui est plus affligeant, dans le débat public, c’est qu’on a l’impression qu’il n’y a désormais place que pour les idées radicales ; comme si la mort des idéologies avait marqué le triomphe des doctrinaires, marginalisant toute pensée plus sophis-

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 51 réforme, révolution

tiquée. C’est frappant dans de nombreuses disciplines, notamment en histoire. D’un côté, dans le monde universitaire, triomphe le vieux « catéchisme », et de l’autre, une histoire ultra-classique, composée « d’historiens du dimanche » révisionnistes à outrance, totalement dépassés sur le plan scientifique mais assez en vogue sur le plan ­médiatique, qui tentent de rejouer la carte de l’histoire événemen- tielle, souvent au service d’une vision très conservatrice du passé...

Jacques Julliard Oui, il y a un appauvrissement du débat histo- rique qui tient à une série de lectures anachroniques des événements. J’ai pu m’en rendre compte récemment. Quand j’ai publié les Gauches françaises, certains m’ont reproché de ne pas avoir assez parlé des femmes. Je le regrette mais j’ai voulu écrire une histoire des gauches, pas une histoire des femmes. On ne peut pas toujours refaire l’his- toire comme si les gens minoritaires ou opprimés y avaient joué un rôle décisif. Sinon on commet des contre-sens historiques. C’est triste, mais c’est ainsi. En réalité, les intellectuels suivent les modes beaucoup plus qu’ils ne les créent. Quand le libéralisme était triomphant, tout le monde trouvait que François Furet était formidable. Aujourd’hui où le libéralisme est décrié de partout, l’université ne s’y intéresse plus. Ce fut la même chose pour le marxisme. La production était intense jusqu’à la chute du Mur. Puis elle a chuté considérablement pour reprendre aujourd’hui. C’est l’absence de sens critique qui domine toujours.

52 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 réforme, révolution

l’indescriptible robespierre de gertrud kolmar

› Eryck de Rubercy

n juillet 1941, alors que le piège hitlérien s’est refermé sur elle suite à son consentement à rester à Berlin avec son vieux père qui s’était refusé à émigrer, la poétesse juive allemande Gertrud Kolmar (1894-1943), de son vrai nom Gertrud Chodziesner (1), avoue dans une Elettre (2) à sa sœur cadette, Hilde, exilée en Suisse depuis 1938, qu’elle avait toujours eu le désir d’écrire une biographie de Maximilien Robes- pierre (1758-1794). Cette biographie ne vit pas le jour, mais, aussitôt après la prise de pouvoir de Hitler, Gertrud Kolmar, qui au cours des années vingt avait réuni un important « matériel » documentaire sur la révolution française, éleva au rang de héros secret celui qui en fut à la fois l’âme et la figure la plus mystérieuse en écrivant – probable- ment à l’automne 1933, c’est-à-dire presque au même moment où elle composait son recueil poétique Das Wort der Stummen (La parole des muets) – un essai intitulé Das Bildnis Robespierres (Le portrait de Robespierre), qui ne parut qu’en 1965 (3), à titre posthume, comme la plupart de ses ouvrages (4). Robespierre en qui elle voyait le jaco-

octobre-novembre 2013 53 réforme, révolution

bin fidèle à ses principes, l’homme debout, le juste, le pur, au point d’en faire l’adversaire par excellence de Hitler, son contre-modèle – la vertu personnelle et l’échec grandiose de celui que l’on surnommait « l’Incorruptible » formant un contraste frappant avec la brutalité et le triomphe du Führer, dont Thomas Mann notait, catégorique, dans son journal intime « l’escroquerie du mot ». On est malgré tout étonné, surpris, sinon stupéfait que, dans une situation historique et politique si tragique, qui devait lui coûter la vie en 1943 à Auschwitz, Gertrud Kolmar, dont, soit dit en passant, les histoires de la littérature allemande omettaient jusqu’encore récem- ment de signaler l’œuvre avant de lui reconnaître son rang aux côtés,­ entre autres, de celles d’Else Lasker-Schüler et de Nelly Sachs, s’en soit rapportée positivement à Robespierre. Certes, ce n’était pas la pre- mière fois que le conventionnel tentait un écrivain allemand puisque le génial Grabbe (1801-1836) songea un moment à mettre en scène un Robespierre sans que le projet aboutisse, et que Ludwig Börne (1786-1837), un auteur qu’elle affectionnait, comme elle d’origine juive (de son vrai nom Löb Baruch), avait par le passé, selon Heinrich Heine, « trouvé en Maximilien Robespierre, de glorieuse mémoire, son meilleur représentant ». Il n’empêche qu’on est en droit de penser que cet intérêt chez Gertrud Kolmar pour Robespierre semblable à celui manifesté par Ludwig Börne – raison entre autres, rappelons- le, de la brouille de ce dernier avec Heine – Eryck de Rubercy, essayiste, auteur ressemble à de l’aveuglement politique tant des Douze questions à Jean Beaufret il paraît corroborer les méthodes de l’aven- à propos de Martin Heidegger ture nazie. Quoi qu’il en soit, c’est bien plus (Univers-Poche), est traducteur, notamment des essais sur Hölderlin tard, contenues dans son ouvrage Essai sur de Max Kommerell (Aubier), de la Révolution (5), que sont venues les thèses poèmes de Stefan George (Fata de Hannah Arendt sur la duplicité politique Morgana, Prix Nelly-Sachs 2004), de Robespierre qu’une volonté de vertu inté- ainsi que d’August von Platen (La Différence). On lui doit l’anthologie grale pouvant conduire à une insensibilité au Des poètes et des arbres (La mal avait poussé à pratiquer une politique Différence, 2005) et la présentation inhumaine de « meurtres et d’homicides » au d’œuvres d’Ernst Meister, de Gottfried Benn, de Peter Handke, nom d’une notion utopique d’égalitarisme d’Hugo von Hofmannsthal, d’Heinrich révolutionnaire. von Kleist, et de Richard Wagner.

54 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 l’indescriptible robespierre de gertrud kolmar

Pourtant, loin de voir en Robespierre le premier exemple de direc- tion et de liquidation totales des masses, c’est en restant centrée sur sa personne et sans s’appuyer sur un quelconque point de vue poli- tique que Gertrud Kolmar fait moins un panégyrique du banni qu’elle n’écrit contre les images qui nous en sont parvenues. D’ailleurs, anti- cipant l’embarras des lecteurs habitués à voir en Robespierre un tyran sanguinaire n’ayant cessé, pour asseoir sa dictature personnelle, d’uti- liser la guillotine – car c’est à cela, ou peu s’en faut, que se réduit pour le grand public l’une des plus étranges figures de la révolution française –, elle écrit au début de son texte : « Mais pour quelle raison l’auteur a-t-il choisi d’écrire sur Robespierre ? Il eût mieux fait de lui préférer Danton. » En réalité l’attention de Gertrud Kolmar se focalise sur l’impossible portrait de Robespierre, auquel ne se rapportent que des images altérées ou déformées, biaisées ou oblitérées dont l’histoire, comme elle le dit, émane de ses adversaires et rivaux. D’où son inter- rogation sur cette prétendue vérité de l’histoire dont elle n’accepte pas les données :

« Comment un portrait de Robespierre dessiné par la haine partisane et qui le présente comme un esprit ­orgueilleux et borné, comme un hypocrite lâche et cruel, comment un tel portrait a-t-il pu rester indestructible, résister au feu, à l’eau de telle sorte qu’encore aujourd’hui nous retrouvions partout ces inepties ? (6) »

Un portrait ? Non, un masque ou plutôt un manteau de légendes qui fait Gertrud Kolmar conclure à l’incapacité des historiens de pro- fession à dépeindre Robespierre :

« Je me suis demandé, sans l’énoncer : et si maintenant nous effacions aussi de la toile le portrait caricatural et monstrueux, que mettrions-nous à sa place, en fin de compte ? Et je devrais répondre ? On continuerait à chercher, à tâtonner, à ne rien produire de bon, à se tromper. Peindre Robespierre “d’après nature” pose de

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 55 réforme, révolution

telles difficultés que l’on préfère continuer à recourir à des représentations imaginées et toujours ressassées, même si une voix inspirée vient dire que ses portraits ne lui ressemblent en rien. (7) »

Témoignant de la distorsion de son visage et de sa physionomie qui le rendent indescriptible, à tout le moins irréductible à une image précise, elle n’hésite pas à mettre en relation cet « indescriptible » avec la dénaturation jusqu’à la caricature par ses ennemis du sens de son action au lendemain de Thermidor. Ne disait-on pas que Robespierre avait formé le projet d’accéder à la royauté et qu’il aurait voulu pour cela épouser la « fille Capet » afin de devenir le régent de Louis XVII ? Aussi est-ce par souci de dénoncer les stéréotypes, les a priori et préju- gés, dont il arrive que la mémoire humaine en plein faux et en plein vague se nourrisse, que Gertrud Kolmar rapporte en guise d’explica- tion cette anecdote prise à l’histoire :

« En Russie, à la fin du siècle dernier, on célébrait le souvenir de la campagne de Napoléon et de sa défaite. On dénicha quelque part dans un village un paysan d’un âge canonique qui, à ce qu’on disait, avait rencontré le conquérant en personne lors du passage des troupes françaises. “Comment était-il ?” “Eh bien, comme un empereur, un grand homme avec des yeux qui roulent et une longue barbe noire…” Lorsque les hommes parlent, ils décrivent souvent des images qui sont comme un vieux trésor de famille et dont ils ne se séparent qu’à contrecœur. »

Car c’est bien ainsi qu’il en va des images préfabriquées de Robes- pierre qui perdurent dans les idées reçues, qu’elles soient léguées par l’opinion courante ou tout simplement par la tradition historiogra- phique – les thermidoriens ayant finalement réussi à imposer à une longue postérité le portrait qu’il leur convenait de répandre de leur victime.

56 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 l’indescriptible robespierre de gertrud kolmar

À partir de là, et afin de donner à voir combien l’image de Robes- pierre est dépendante de cette noire légende, Gertrud Kolmar en vient à commenter la pièce de Georg Büchner (1813-1837), la Mort de Danton, ayant pour cadre le mois de mars 1794 (germinal de l’an II) et celle de Romain Rolland, Danton, écrites respectivement en 1835 et 1900, dans lesquelles apparaît l’inspirateur du Comité de salut ­public (8). De ces deux œuvres théâtrales, aux représentations desquelles – magistralement mises en scène par Max Reinhardt – elle avait assisté à Berlin en 1916 et en 1920, c’est-à-dire dans le contexte historique de la Grande Guerre et du difficile accouchement de la République de Weimar, Gertrud Kolmar critique une fiction, un lieu commun de l’historiographie du XIXe siècle, à savoir le postu- lat d’une opposition, avec d’un côté, Robespierre, le partisan de la fermeté, et de l’autre, Danton, qui, s’il avait été complice des mas- sacres de septembre, finit par s’amender en partisan de la clémence. Opposition manichéenne, dont le père est en réalité Jules Michelet, et qui, dans le discours des historiens tel qu’il s’est institué après les guerres napoléoniennes, avec notamment pour base l’Histoire de la révolution française en dix volumes d’Adolphe-Louis Thiers, parue à Paris de 1823 à 1827 – l’une des sources utilisées par Büchner « qu’il cite abondamment et parfois littéralement » (9) – a constitué un couple commode, caractéristique des « lentilles » à l’aide desquelles la « science historique » du Second Empire et de la IIIe République scrutait, non sans l’escamoter, l’œuvre d’émancipation qu’avait été la révolution française, dont les dantonistes assumaient la gloire et les robespierristes le sang. Finalement, à ces pièces de Georg Büchner et de Romain Rolland dont, selon des témoignages dignes de foi, elle pouvait réciter par cœur des passages entiers, Gertrud Kolmar reproche le biaisement qui consiste à voir en Robespierre l’opposé et le faire-valoir d’un Danton tenant la vedette. À cet égard, il est significatif que Stefan Zweig, après avoir vu la pièce Danton de son ami Romain Rolland, donna à ce dernier le conseil d’y ajouter un drame sur Robespierre, en lui faisant observer dans une lettre du 9 mars 1926 :

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 57 réforme, révolution

« Robespierre fascine encore, comme le prédécesseur de Napoléon. Ne l’abandonnez pas, c’est un type de héros qui est tout à fait français, l’intellectuel, le moraliste fer- vent, le mystique de la raison. Il est nécessaire à votre Danton comme pendant : ce sont deux cariatides qui ont porté tout le bâtiment. (10) »

Romain Rolland l’entendit, qui publia une pièce intitulée « Robes- pierre », mais en 1938, à savoir à un date ultérieure à l’année où Gertrud Kolmar écrivit son portrait de Robespierre. Pour Georg Büchner, qui crut à la révolution et la fit en son grand-duché de Hesse-Darmstadt avant de le payer de l’exil puis de mourir du typhus à Zurich à 24 ans, en laissant « l’une des plus grandes œuvres théâtrales de l’époque moderne­ » (11), les partisans de Danton avaient à l’évidence une ­vision plus large de la Révo- lution, et à côté de leur ouverture d’esprit, le rigorisme de Robespierre apparaît primaire et complètement borné. Gertrud Kolmar précise :

« Ce qui est particulièrement frappant en tout cas, c’est que Danton est déjà, dans la pièce de Georg Büchner, ce héros, cet “homme des hommes” d’une consécration plus tardive, et qu’il ressemble comme un frère au Danton, de soixante ans son cadet, que nous présente Romain Rol- land. À la vérité, les deux personnages sont très différents l’un de l’autre. Le Robespierre de la pièce de Georg Büch- ner n’est pas une figure horrible dégoulinante de sang, mais un spectre sombre, inquiétant et inhumain ; à côté de Danton, force de la nature, il paraît rabougri, presque ané- mique. Chez Romain Rolland, en revanche, il a presque autant de valeur que le héros (Danton), bien sûr, à l’occa- sion, “avec un mélange d’hypocrisie et de sincérité”, mais tout de même : un homme de caractère. Deux opposés au sens le plus strict du terme. D’un côté Danton : Right or wrong, my country [Mon pays, bon ou mauvais]. De l’autre Robespierre : Fiat justtia et pereat mundus [Que justice soit faite, quand bien même le monde devrait en périr]. (12) »

58 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 l’indescriptible robespierre de gertrud kolmar

Une opposition par conséquent des plus discutables qui, selon ­Gertrud Kolmar, n’est rien moins qu’une aberrante fantaisie, à laquelle l’historiographie dut tout de même renoncer lorsque, grâce aux efforts d’un Albert Mathiez (1874-1932) démontrant ce qu’il y avait de « pour- ri » chez Danton, elle s’avisa que ce dernier n’était le géant ni le cham- pion crédible de la démocratie bourgeoise et parlementaire dont les gens au pouvoir au XIXe siècle avaient eu besoin. Autant dire que les tenants de l’école « dantoniste » – qui vont du docteur Robinet à et Aulard –, attachés qu’ils étaient au culte du monstre sacré parlemen- taire, perdirent de leur autorité, après que leurs vues furent battues en brèche par Albert Mathiez. Or, il se trouve que sa justification de Robes- pierre a fortement influencé Gertrud Kolmar. En effet, parlant à la per- fection le français, elle avait eu l’occasion de prendre connaissance de ses travaux – dont par parenthèse elle ne manque pas de signaler dans son essai des titres comme Robespierre terroriste (1921) et Autour de Robes- pierre (1926) – lorsqu’en 1927, à la faveur d’un voyage d’études effectué en France en vue de répondre à son admiration inconditionnelle de la révolution française, elle fut étudiante à l’université de Dijon, où Albert Mathiez avait été nommé professeur d’histoire moderne. Dans le droit- fil des recherches de ce dernier, elle cite également dans son texte, au nombre de ses lectures, l’ouvrage collectif la Révolution française (1930) de Georges Lefebvre, Raymond Guyot et Philippe Sagnac alors fraîche- ment publié, et qui, à n’en pas douter, l’influença tout autant. Mais pourquoi Robespierre, demandera-t-on ? Albert Mathiez, pour résumer son approche historique, écrit :

« Si nous avons choisi Robespierre et son groupe comme sujet habituel de nos études c’est que Robespierre fut au centre de la révolution française, et qu’il n’y a pas de meil- leur observatoire pour prendre, de ce grand mouvement d’idées et de ce formidable choc de passions et d’intérêts, une connaissance sincère et complète […]. Nous ne vou- lons ni édifier ni catéchiser[…]. La gloire de Robespierre, à mon sens, c’est qu’il a personnifié, pendant l’époque culminante de la Révolution, le sentiment national, le

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 59 réforme, révolution

bien public. Son gouvernement s’est inspiré du véritable esprit républicain. Il a sans doute employé des moyens terribles, mais il les a employés sincèrement, au service d’un idéal. Il a été la Vertu […] c’est-à-dire l’honnêteté, la digue contre les appétits […]. Robespierre et ses amis tombés, les appétits triomphèrent et la République dis- parut. Tel est, en raccourci, ce qui fait l’intérêt, l’intérêt toujours présent de l’histoire de Robespierre. (13) »

Et c’est d’ailleurs sur l’opposition entre Danton et Robespierre que devait porter le désaccord de Mathiez avec Jean Jaurès lorsque ce dernier publia son Histoire socialiste de la révolution française. Mathiez écrivait en 1925 :

« Jaurès […] s’est montré d’une indulgence excessive pour le dantonisme, dont il a voilé les tares de toutes sortes. Il n’a pas su se dégager suffisamment d’une légende qui a possession d’État. Il s’est montré juste pour Robespierre dans la crise de l’été 1793 ; il ne l’a plus compris à partir des grands procès du printemps 1794. (14) »

Albert Mathiez, dont l’influence sur Gertrud Kolmar a été si pro- fonde, renouvela de fond en comble les interprétations qu’on avait jusqu’alors de Robespierre. Car l’histoire n’est jamais faite une fois pour toutes et il suffit qu’on la regarde d’un nouveau point de vue, qu’on y creuse d’autres perspectives pour secouer les esprits, boulever- ser un ordre figé. Or, c’est bien ce qui se produisit avec Robespierre lorsque parut Mathiez après que tout au long du XIXe siècle les repré- sentations admises de la révolution française et de ses grandes figures historiques eurent concilié, de Lamartine à Michelet, l’idéalisme avec le lyrisme ou encore l’historicisme avec la psychologie. Finalement, à la vision imaginaire sinon instrumentale d’un certain type d’historien, Gertrud Kolmar s’applique à opposer « l’énigme » demeurant attachée à l’homme Robespierre dont par surcroît on irait même jusqu’à chercher en vain un trésor d’anecdotes sur la vie privée :

60 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 l’indescriptible robespierre de gertrud kolmar

« Robespierre et l’amour : une page blanche qui invite ­celui qui la regarde à découvrir des écrits secrets. ­Aucun obsédé du sexe n’a autant fasciné les fouineurs et les voyeurs que cet abstinent. Ils voudraient bien s’approcher de lui, le déshabiller, l’examiner ; il les tient à l’écart, à dix pas de son corps. Ils gémissent d’énervement. Pourquoi n’a-t-il pas au moins entretenu de relations contre nature ? […] Pour moi, une seule chose est sûre : que Robespierre ne ressentait pas le besoin de s’exprimer sur des choses qui ne concernaient personne d’autre que lui-même, qu’il n’aimait pas les “conversations d’hommes”… “La chas- teté de la femme se porte sur son corps, la chasteté de l’homme se porte sur son âme”, dit Hebbel. Peut-être que tout le mystère est là : une âme pudique […] ».

Qu’on pardonne donc à Robespierre, semble dire Gertrud Kolmar, si sa biographie se réduit à presque rien, n’offre aucune de ces orgies croustillantes qui font le charme des vies d’un Mirabeau ou d’un Dan- ton et en justifient si brillamment la réputation de tempéraments fou- gueux et virils. Ce faisant, elle ne craint pas d’exprimer son désarroi, parce qu’elle n’essaye pas d’inventer ce qu’elle ne sait pas, en quoi elle inscrit dans son texte ses doutes et ses interrogations sur ce qu’il serait advenu de Robespierre et de son action. Question à laquelle nous n’aurons jamais de réponse puisque – le jacobin ayant été mis à mort avant d’avoir terminé son œuvre – l’élan de la Révolution s’est brisé net :

« En thermidor, Robespierre nous a posé une dernière énigme : s’il avait été vainqueur, il l’aurait résolue pour nous ; mais comme il est mort, nous ne trouverons peut-être jamais la solution. Nous tournons autour. Il reste étrange que cet homme qui cherchait soi-disant à régner seul semble parfois réunir en sa seule personne un chef de gouvernement et un leader de l’opposition, ne s’adapte pas aux “réalités” et, au sein même du Comité,

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 61 réforme, révolution

pratique encore l’obstruction, qu’il ne ménage pas des gens comme Tallien et Fréron qui pourraient lui servir, et veuille “purifier” continuellement et partout, au lieu de faire en sorte, sans trop chercher la petite bête, de rassembler avant tout le plus d’hommes possible autour de lui. “Right or wrong… qu’ils aient raison ou tort, ce sont mes camarades.” Il n’était pas partisan d’une cama- raderie de ce type ; et l’a expliqué clairement. “Fouché ! je ne veux pas m’en occuper actuellement. Je n’écoute que mon devoir ; je ne veux ni l’appui ni l’amitié de personne, je ne cherche point à me faire un parti ; il n’est donc pas question que je blanchisse tel ou tel.” »

Ce sont, dans la dernière partie de cette citation, quelques-uns des termes par lesquels Robespierre, fidèle à sa ligne, avait répondu dédai- gneusement à ses accusateurs dans son ultime péroraison. Cependant, qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas au titre d’histo- rienne que Gertrud Kolmar écrit, sauf quand elle désigne les lacunes et les manques des discours de maints historiens qui lui semblent avoir été incapables aussi bien d’imaginer la situation qui prévalait dans les années 1792-1794, que la valeur que l’on attribuait alors à la mort, à la vertu, à l’Être suprême, à la loi, aux idées de révolution et de république. La littérature est bel et bien sa préoccupation exclusive, encore que la dimension politique de sa personne et de son œuvre soit importante­ puisque Robespierre assurément lui a fourni une force pour aller à l’encontre du nazisme, même s’il ne faut pas y trouver l’ori- gine de la fascination qu’exerça sur elle la révolution française et ses protagonistes. En ce sens, son impossible portrait a une signification toute personnelle pour elle, qui le conçoit comme une réaction face à la situation de l’Allemagne des années trente, et cela, à l’heure où le régime hitlérien condamnait les « hommes allemands » à rompre avec les principes de l’humanisme, comme celui de l’autonomie morale si propre aux Lumières et à l’idéalisme allemand : cette conception d’un individu qui se détermine librement et pourtant selon des lois uni- verselles. À lire Gertrud Kolmar, on comprend qu’elle a cherché une

62 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 l’indescriptible robespierre de gertrud kolmar

perspective à opposer au régime totalitaire des nazis, voyant cet idéal en la figure de Robespierre en raison de sa vertu et de son sens de la justice. Elle fait de Robespierre un homme pour qui la vertu est riche de sa valeur intrinsèque, autrement dit un homme pour qui l’exercice du pouvoir est toujours conciliable avec celui de la vertu, ce qu’on ne peut vraiment comprendre que si l’on va au-delà du rôle politique du conventionnel, auquel elle ne reconnaît de toute façon aucune simi- litude avec celui de Hitler. Bien au contraire : à la manipulation des masses de l’un s’oppose le respect de l’individu et des lois morales universelles de l’autre ; au démagogue d’une part l’homme politique qui pratique la vertu et la vérité d’autre part ; à la force du nombre le courage de celui qui préfère l’isolement et la mort à la trahison de ses principes. Toute cette analyse lui permettant d’avoir un jugement beaucoup plus nuancé sur la Terreur, on ne saurait donc accuser Ger- trud Kolmar d’un manque de clairvoyance politique, encore moins lui imputer une justification des crimes de Robespierre dont elle ressent évidemment l’horreur. En réalité, Robespierre a de plus en plus occupé son esprit. Son ­admiration pour lui s’est même sans cesse accrue et sa façon d’appro- cher sa figure en passant de la forme de l’essai à la poésie va lui per- mettre d’en élargir la compréhension. Dans sa correspondance, on relève à la date du 10 octobre 1934 une lettre adressée à son cousin germain Walter Benjamin qui nous informe de son envoi en « petit supplément » à son courrier d’un de ses poèmes les plus récents, Robes- pierre, « que j’aime tout particulièrement », lui précise-t-elle, et qui se termine par cette strophe (15) :

« Tes braises se sont éteintes, et je veux rassembler Les restes calcinés, les cendres envolées, Et de ces balbutiements pétris de glaise, en ma folle piété, Façonner encore une urne silencieuse Qui pourra accueillir et conserver La bénédiction des peuples d’autrefois : Toi, plus qu’un homme. Toi, rien qu’une ombre : Celle projetée d’une divinité. »

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 63 réforme, révolution

Après ce poème, elle en composera d’autres, soit au total une suite de quarante-cinq ballades consacrées à Robespierre et à ses compa- gnons du ­Comité de salut public qui, avec une pièce de théâtre intitu- lée « Cécile Renault », drame qu’elle écrivit presque sans transition en 1935, trace la voie d’une exploration poétique de l’histoire inspirée par l’étude approfondie de sources documentaires relatives à la révolution française. Mais par-delà toute poésie de l’histoire, il y a surtout la célé- bration de Robespierre en tant qu’incarnation d’un projet humaniste universel pour elle et les siens persécutés au nom d’une monstrueuse idéologie raciale par le nazisme s’écartant, en raison précisément de cet élément de racisme, des idéaux universalistes des révolutionnaires de 1789, quels que soient par ailleurs les crimes de ces derniers. En revanche, l’essayiste Friedrich Sieburg (1893-1964), biographe de Robespierre en 1935, n’aura cure de l’humanisme républicain de son personnage historique : l’attraction aussi bien que la répulsion qu’il éprouve pour lui se fortifiant des clichés qui avaient encore la vie dure, à commencer par la figure du tyran, de la dictature et l’image du sang (16). Mais dans un cas comme dans l’autre, Robespierre reflétait les craintes d’une époque marquée profondément par les événements politiques : Gertrud Kolmar, à l’instar de son célèbre cousin Walter Benjamin, résolument ancrée à gauche et Friedrich Sieburg directe- ment tributaire de l’historiographie réactionnaire. Il n’est pas rare que les écrivains d’une époque choisissent parmi les innombrables aspects du passé ceux qui correspondent le mieux à certains problèmes du pré- sent. Et, tout compte fait, la littérature n’est-elle pas l’un des moyens par lequel une société non seulement représente et se représente son histoire, mais interroge la relation entre passé et présent ? La vitalité même de la tradition historique n’est-elle pas à ce prix ?

1. L’une des sources de la patronymie ashkénaze consistait à conférer à la personne le nom des habitants de la ville où elle était née. Ainsi Gertrud Chodziesner opta pour un nom qui est celui, allemand, de la ville dont était originaire sa famille paternelle. 2. Gertrud Kolmar, Lettres, traduit de l’allemand par Jean Torrent, Christian Bourgois éditeur, 2001, p. 170-171. 3. Gertrud Kolmar, Das Bildnis Robespierres, édité par Johanna Zeitler, in Jahrbuch der Deutschen Schillergesellschaft 9, Stuttgart 1965, p. 553-580.

64 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 l’indescriptible robespierre de gertrud kolmar

4. Gertrud Kolmar ne publia de son vivant que trois recueils : Gedichte (Poèmes), 1917 ; Preußische Wappen (Blasons prussiens), 1934 et Die Frau und die Tiere (La femme et les animaux), 1938. Sont traduits en français : Susanna, Farrago, 2000 ; Mondes (Poèmes), Seghers, 2001 ; la Mère juive, Christian Bourgois éditeur, 2007. 5. Hannah Arendt, De la révolution, traduit par Michel Chrestien, Gallimard, coll. « Essais », 1967 ; rééd. coll. « Tel », 1985. 6. « Wie konnte ein Bildnis Robespierres, das der Parteihass geschaffen, das einen beschrän- ken Ehrgeizling, einen feigen und grausamen Heuchler zeigt, wie konnte dies Bild unzers- törbar bleiben, dem Feuer, dem Wasser widerstehn, so dass wir den Abklatsch heute noch allerorts finden? » 7. « Robespierre ‘nach der Natur’ zu malen, bietet so große Schwierigkeiten, dass man sich lieber mit den althergebrachten Phantasiestücken weiter behilft, wenn auch berufener Mund erklärt, dass seine Bildnisse mit ihm selber keine Ähnlichkeit haben. » 8. La pièce de théâtre Danton écrite par Romain Rolland en 1900 a été publiée avec les autres œuvres de son Théâtre de la Révolution en 1926. 9. Jean-Louis Besson, « Autopsie d’une révolution » in Georg Büchner, la Mort de Danton, traduit par Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil, Éditions Théâtrales, 2012, p. 6. 10. Stefan Zweig, Correspondance 1920-1931, traduit de l’allemand par Laure Bernardi, Grasset,­ 2003. 11. Philippe Jaccottet, « Variations sur Büchner, le froid et le feu » in Écrits pour papier jour- nal, chroniques 1951-1970, Gallimard, 1994, p. 91. 12. « Der Robespierre in Georg Büchners Drama ist keine bluttriefende Greuelgestalt, aber ein unheimlich-unmenschlicher Schemen. Hinwieder ist er bei Romain Rolland dem Helden nahezu ebenbürtig, gelegentlich wohl „mit einer Mischung von Heuchelei und Aufrichtig- keit“, immerhin: ein Charakter. Zwei Gegensätze im wörtlichsten Sinne des Wortes. Auf der einen Seite Danton: Right or wrong, my country. Auf der anderen Seite Robespierre: Fiat justitia et pereat mundus. » 13. Albert Mathiez, Annales révolutionnaires, Ernest Leroux (IV, 1911, p. 376-379). 14. Albert Mathiez, Annales historiques de la révolution française, Au siège de la rédaction. Organe de la Société des études robespierristes, 1925. 15. « Du glühtest aus. So mag ich sammeln/Verkohlten Rest, den Aschenflug,/Mag töricht fromm aus irdnem Stammeln/Noch formen einen stillen Krug,/Der fassen und bewahren darf,/Den Segen, den einst Völker hatten:/Du mehr als Mensch. Du nichts als Schatten:/Den eine Gottheit warf. » 16. Friedrich Sieburg, Robespierre, traduit de l’allemand par Pierre Klossowski, préface de Michel Vovelle, Mémoire du Livre, 2003.

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 65 réforme, révolution

faire l’histoire des massacres soviétiques et nazis

› Entretien avec Timothy Snyder par Brice Couturier

« L’image des camps de concentration allemands comme pire élément du nazisme est une illusion, un mirage noir dans un désert inconnu. (1) » Tout le travail de l’Américain Timothy Snyder tient en ces mots : combattre l’oubli, sortir des amalgames et des interprétations inexactes, corriger les conclusions hâtives. L’historien propose de revisiter le récit des politiques staliniennes et nazies qui aboutirent à l’assassinat de quatorze millions d’êtres humains sur les terres dites de sang, soit entre la Pologne et la Russie, entre 1933 et 1945. « Nous ne sommes guère excusables de cette disproportion entre la théorie et la connaissance » : le propos sonne presque comme une provocation. Seulement, pour Timothy Snyder, les faits sont là. Depuis la chute du communisme, les archives sont consultables ; on peut désormais lire des rapports sur l’organisation des tueries collectives (qui ne se limitent pas à l’Holocauste) ; on peut connaître les famines dirigées par le Petit Père des peuples et le sort des prisonniers de guerre soviétiques condamnés à mourir de faim par le Führer ; on peut trouver les chiffres de ces millions de victimes privées de sépultures. Or, d’après l’historien,

66 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 faire l’histoire des massacres soviétiques et nazis

les douze années qui virent le massacre de quatorze millions d’hommes restent mal comprises. À partir de documents rédigés en russe, polonais, ukrainien, yiddish, allemand, français…, le polyglotte étudie les pièces des dossiers. Il donne voix aux bourreaux, aux rescapés et à quelques auteurs européens qui osèrent s’exprimer sur l’horreur : Anna Akhmatova, Vassili Grossman, Alexander Weissberg, Hannah Arendt, George Orwell… Comment débute l’histoire des meurtres ? Par une famine politique que Staline inflige à son pays, causant trois millions de morts. Elle se poursuit avec la grande terreur stalinienne de 1937-1938, période au cours de laquelle on exécute sept cent mille personnes. Hitler et Staline signent alors le pacte germano-soviétique ; ils occupent la Pologne, tuant deux cent mille civils entre 1939 et 1941. Puis le Führer trahit son allié ; il décide d’envahir l’Union soviétique et d’affamer les prisonniers de guerre comme les habitants de Leningrad : quatre millions de personnes disparaissent. Dans les années quarante, les Allemands tuent et gazent 5,4 millions de juifs en Union soviétique, en Pologne et dans les Pays baltes occupés. On le constate : l’auteur ne dissocie pas l’histoire juive de l’histoire européenne ; il ne sépare pas non plus l’histoire est-européenne de l’histoire ouest-européenne. Terres de sang donne une vision d’ensemble indispensable à la « compréhension » du plus grand carnage connu sur le territoire européen. Il permet aussi de comprendre les problèmes auxquels se heurte l’Europe à la lumière de son passé. Depuis sa parution aux États-Unis en 2010, le livre fait couler beaucoup d’encre : les thèses soutenues dérangent, suscitant interrogations et polémiques. Brice Couturier rencontra Timothy Snyder lors de son passage à Paris, en octobre 2012. Le journaliste de France Culture nous offre le contenu de leur conversation. Qu’il en soit ici vivement remercié.

Aurélie Julia

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 67 réforme, révolution

Revue des Deux Mondes – Dès l’hiver 1941-1942, les na- zis décident l’extermination des populations soviétiques dites « indésirables ». En mai 1941, un plan de la faim est convenu : l’Ukraine servira de grenier à blé exclusif à «l’usage des Allemands ; les Ukrainiens et les Biélorusses, eux, devront fuir vers l’est ou bien mourir. Si les choses ne suivent pas exactement le plan prévu par Hitler – l’armée rouge, d’abord en déroute, se res- saisit –, la politique d’affamement menée sous les ordres de Goering a lieu. « En décembre 1941, écrivez-vous, le séide de Hitler, Göring, fit très exactement ce que Kaganovitch, le séide de Staline, avait fait en décembre 1932 : les deux hommes donnèrent des instructions pour une politique alimentaire qui condamnait des millions de gens à une mort certaine. » Pouvez-vous expliquer le précédent soviétique et le parallèle que vous établissez entre les politiques d’affamement ?

Timothy Snyder Le thème de la faim est un sujet essentiel. Il ne faut pas oublier que pour le monde d’avant-guerre, la nourriture jouait un rôle capital dans la sphère du politique. L’Allemagne était peut-être le pays le plus développé à l’époque, mais la nourriture faisait défaut. La vision coloniale de Hitler se basait sur la nourriture : l’Ukraine, « le grenier à blé de l’Europe », était vue comme le centre d’un futur empire. Dans les années Timothy Snyder est historien. son dernier ouvrage, Terres de sang. trente, Staline développait une autre vision qui, L’Europe entre Hitler et Staline elle aussi, se concentrait sur la question de la (Gallimard, 2012), a reçu le prix du nourriture. Pour Staline, il s’agissait de moder- livre d’histoire de l’Europe 2013. › [email protected] niser l’Union soviétique de l’intérieur ; pour le Führer, il était question de gagner une colonie nourricière. Les idéolo- gies et les régimes avaient beau être différents, la clé pour Staline comme pour Hitler était l’Ukraine. On a donc planifié une famine en 1933 qui causa la mort de trente-quatre millions de personnes.

Revue des Deux Mondes – La famine a été utilisée comme arme de guerre. Le fait est très mal connu en Europe car si les pays ont eu faim, personne n’a subi de famine exterminatrice ni d’anthropophagie. Plus de deux mille cinq cents Ukrainiens ont été condamnés pour des actes

68 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 faire l’histoire des massacres soviétiques et nazis

de cannibalisme pendant la grande famine stalinienne ; dans les camps de prisonniers allemands, on a dévoré des soldats avant même qu’ils ne soient morts. La faim était utilisée par les nazis comme une politique...

Timothy Snyder Des cas ont été relevés dans les ghettos juifs, dans les camps de guerre soviétiques, et en Ukraine. Seulement le cannibalisme n’est pas une question juive, soviétique ou ukrainienne. Le cannibalisme est une des étapes de la mort par la faim. Parmi les quatorze millions d’enfants, de femmes et d’hommes tués par Staline et Hitler entre 1933 et 1944, plus de la moitié ont été délibérément affamés. Pourquoi ne nous en souvenons plus ? Parce que la question de la nourriture au XXIe siècle est une question réglée. Les aliments sont disponibles. On n’imagine pas aujourd’hui qu’un pays développé comme l’Allemagne nazie ait manqué de légumes et de viande. Les calories étaient une unité économique.

Revue des Deux Mondes – Les chapitres sur les prisonniers de guerre sont extrêmement intéressants et novateurs. Vous estimez à plus de trois millions le nombre de prisonniers de guerre soviétiques ayant péri dans les camps allemands, deux millions six cent mille d’entre eux furent victimes de la faim. Un demi-million de ces soldats, faits prisonniers contre toutes les lois de la guerre, ont été exécutés pure- ment et simplement par les ­nazis. Le meurtre passif avait une finalité interne, écrivez-vous : pour s’assurer que ses propres soldats ne se rendent pas, Hitler a délibérément laissé mourir les prisonniers de guerre soviétiques, afin que Staline en fasse autant ; ainsi, de part et d’autre du front, les deux chefs totalitaires ont sciemment laissé mourir de faim les prisonniers pour que leurs propres hommes ne capitulent pas. Sur quelle base appuyez-vous ce raisonnement ?

Timothy Snyder D’une part sur la question de la nourriture, d’autre part sur une nouvelle loi mise en place pour mener la guerre, à savoir une loi de la circularité. Les Allemands et les Soviétiques ­devaient se battre par patriotisme, certes, mais aussi par peur de ce qu’ils deviendraient en étant prisonniers dans le camp adverse. C’est

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 69 réforme, révolution

ce que François Furet appelle la « complicité belligérante » : les deux pays sont ennemis et la guerre est d’autant plus féroce que des deux côtés s’exercent les mêmes pratiques.

Revue des Deux Mondes – « Les camps de prisonniers de guerre créés par les Allemands sur le front de l’Est se sont révélés bien plus meurtriers que les camps de concentration » : vous affirmez là aussi quelque chose d’étonnant...

Timothy Snyder Le fait est peut-être nouveau dans un livre « grand public », mais bien des spécialistes le savaient avant moi ; j’ai d’ail- leurs puisé les informations dans l’historiographie allemande, russe et ukrainienne. Cela dit, il est important de faire la différence entre un camp de concentration, un camp de la faim et une usine de la mort. La plupart des personnes entrées dans un camp de concentra- tion ont survécu ; j’en tiens pour preuve l’existence de romans et de mémoires : ces ouvrages ont naturellement été écrits par des rescapés. Tous les hommes et les femmes ayant franchi les portes des usines de la mort ont disparu : pas un être n’est sorti de Treblinka, de Sobibor ou de Belzec. Entre les camps de concentration et les usines de la mort, il y a les camps de la faim, où les nazis ont volontairement affamé les prisonniers d’Union soviétique jusqu’en 1943. Dans les camps de concentration, on dénombre un petit peu plus d’un million de morts. Dans les camps de la faim, plus de deux millions de victimes. C’était une expérience radicale qui dépassait les expériences des camps de concentration ; celle-ci est néanmoins oubliée parce qu’il s’agissait d’une expérience soviétique ; l’URSS n’avait aucun intérêt à préserver cette mémoire car, pour les Soviétiques, les prisonniers qui se trou- vaient dans les camps étaient des traîtres, des lâches qui ne s’étaient pas battus jusqu’au bout. Il n’y a donc pas de mémoire politique et officielle de ces événements ; presque tous les témoins sont morts. Ce fait, sorti des oubliettes, sombrera à nouveau dans l’oubli. Pourquoi ? Parce que les victimes ne sont pas des victimes nationales mais des vic- times soviétiques ; il s’agissait de Russes, d’Ukrainiens, de Géorgiens,

70 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 faire l’histoire des massacres soviétiques et nazis

d’Arméniens, de juifs soviétiques. Aucune nation ne va institutionna- liser cette mémoire.

Revue des Deux Mondes – Un mot sur votre travail. Vous êtes poly- glotte ; vous utilisez des matériaux historiographiques issus de dif- férents pays tels la Pologne, l’Ukraine, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France… ; vous vous appuyez aussi sur des ouvrages littéraires, je pense notamment aux témoignages fantastiques que constituent les œuvres de Vassili Grossman. Dans ses Carnets de guerre, Grossman évoque le retrait de l’armée rouge en 1941 devant le Blitzkrieg, puis son ressaisissement en 1942 ; après le célèbre ordre de Staline, « Plus un pas en arrière », des régiments du NKVD se placent derrière les lignes soviétiques et tirent sur les soldats qui reculent. Du côté oriental, sont utilisées des méthodes d’une sauvagerie extrême, sans commune me- sure avec celles que nous avons connues sur le front occidental. Vous le mentionniez en parlant des camps de prisonniers : on affame systéma- tiquement ou alors on laisse en plein air par - 40 °C des soldats sovié- tiques pour les faire mourir de froid et de maladie. Comment expliquer que sur le front de l’Ouest on ait connu un relatif respect des lois de la guerre alors que sur le front de l’Est on ait versé dans une complète inhumanité ?

Timothy Snyder Vassili Grossman est une figure capitale pour moi. Je dois la découverte de ses livres à François Furet. Dans le Passé d’une illusion, un essai sur l’idée communiste au XXe siècle, l’histo- rien cite plusieurs fois Grossman. Grossman a autorisé, si on peut dire, la comparaison entre les deux régimes. C’est une référence-clé parce que cet auteur a vu et a tout vécu. Il était conscient de la ­famine ukrainienne, de la terreur soviétique, de l’alliance germano-­ soviétique ; il a rencontré les prisonniers qui ont survécu aux camps de la faim ; il a vu sous un autre jour la Shoah et a écrit deux romans­ sur ces expériences. Je suis très heureux que ses livres se lisent à nou- veau. Grossman est un grand écrivain, un grand témoin du XXe siècle, peut-être le plus grand. Mais revenons à votre question : au cœur de

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 71 réforme, révolution

l’idéologie hitlérienne se trouve la colonisation soviétique. Des pays comme la France, la Belgique­ et le Royaume-Uni n’étaient finale- ment pas si importants aux yeux de Hitler. L’objectif majeur était la conquête de l’URSS ; c’était ouvertement écrit dans Mein Kampf. D’après le Führer, l’Union soviétique était un État faible, un État de juifs ; il fallait donc le réduire à néant ; il fallait également se saisir du blé de l’Ukraine et de tous les minéraux ; il fallait, enfin, s’emparer de l’Ukraine afin de bâtir une Allemagne autarcique qui pourrait, plus tard, se défendre contre les États-Unis. Hitler imagi- nait mener une vraie guerre contre le drapeau américain. Dans cette conquête de l’Union soviétique, la Pologne paraissait un problème secondaire – on devait l’anéantir puisque le pays se trouvait sur la route – et la France, un problème encore mineur. Le premier objectif était la destruction de l’URSS ; on a mené une guerre extermina- trice, une guerre où tout était permis ; seulement contre l’opinion de ­Hitler, l’état soviétique n’était pas un État faible ; il résista et appliqua les méthodes des années trente, celles des années de terreur, pour motiver­ la population. La Seconde Guerre mondiale voit se confronter une Allemagne nazie « mûre » et une Union soviétique capable de se ­défendre et d’attaquer ; cette confrontation a engendré une guerre qui viola toutes les règles.

Revue des Deux Mondes – Concernant l’aspect colonisateur des plans hitlériens, Hitler se serait inspiré de la conquête de l’Ouest américain, dites-vous. Il s’agissait d’étendre toujours plus à l’est le territoire, en chassant ou en massacrant les habitants qu’on rencontrait, un peu à l’image de ce que les Américains avaient fait avec les Indiens. La stratégie commence avec la Pologne annexée...

Timothy Snyder Les États-Unis étaient, pour Hitler, une réfé- rence, un modèle même, contrairement à l’Union soviétique, consi- dérée comme un État de juifs à détruire. Hitler éprouvait un certain respect envers Staline : le chef totalitaire résistait à l’envahisseur et avait ordonné le massacre de juifs. Toutefois, le Führer ne prenait pas

72 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 faire l’histoire des massacres soviétiques et nazis

pour exemple le modèle stalinien ; il se basait sur l’idée d’un empire continental et sur le mythe de la « frontière ». Il savait qu’un empire maritime n’était guère possible – l’Angleterre régnait sur les eaux. Pour créer un empire, il fallait attaquer l’Union soviétique, c’était le seul moyen. Quel fut l’exemple ? Les États-Unis ; les Américains ont exter- miné des personnes durant plusieurs années ; ce qui prit des ­décennies, Hitler voulait le réaliser en quelques semaines, contre un État réel et solide. Hitler nourrissait une vision globale incluant les États-Unis ; il pensait en termes d’affrontement mondial. Il ne s’agissait pas d’une petite discussion idéologique tenue à Paris ou à Bucarest.

Revue des Deux Mondes – Stéphane Courtois a provoqué de vives polémiques en écrivant que les nazis n’avaient pas été les seuls à pratiquer une politique d’extermination basée sur des critères d’ap- partenance ethnique. Comme lui, vous estimez que les persécutions soviétiques visaient non seulement les individus pour leur apparte- nance à un groupe social plus ou moins imaginaire (les koulaks), mais qu’il fallait aussi croiser ce critère de classe avec un critère national. Ainsi par exemple les Polonais : à partir du ­moment où l’Union sovié- tique entre en guerre contre la Pologne avec l’Allemagne, les Polo- nais deviennent les ennemis numéro un ; ils sont persécutés en URSS sur la base de leur appartenance ­ethnique et non sur un critère de classe. Autre exemple avec les Allemands de la Volga, les Ukrainiens, les Baltes et toutes sortes de nationalités qui seront persécutées par Staline, non pas sur la base d’un critère d’appartenance sociale, mais bien d’un critère d’appartenance ­nationale. Cette idée qui remet fon- damentalement en cause la thèse sacrée de l’internationalisme de l’Union soviétique a été beaucoup critiquée par certains historiens. Vous inscrivez-vous dans la lignée d’un Stéphane Courtois ou émet- tez-vous des réserves à l’égard de ce type d’historiographie ?

Timothy Snyder Les Soviétiques ont tué sur des bases ethniques. Il ne faut pas cacher la politique d’un pays sous prétexte qu’elle dérange notre vision conceptuelle de ce pays. L’Union soviétique a tué environ

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 73 réforme, révolution

cent mille personnes parce qu’elles étaient polonaises ; elle mena plu- sieurs actions ethniques contre les Lettons, les Géorgiens, les Coréens ; il s’agissait toujours d’ethnies qui entretenaient des liaisons réelles ou imaginaires avec le monde situé au-delà des frontières soviétiques ; il y avait là une logique géopolitique non dépourvue d’une certaine « rationalité », si je peux utiliser ce mot. Il faut néanmoins faire la différence entre les politiques ethniques conduites en Allemagne et en URSS. Hitler voulait détruire tous les juifs sous contrôle allemand : il n’y avait aucune limite géopolitique, ni même de « rationalité ». Je ne souscris pas aux thèses de Stéphane Courtois mais les comparaisons sont normales : elles permettent de comprendre le monde, de voir ce qu’il y a à voir. Ici, justement, on relève deux choses intéressantes : les Soviétiques pouvaient commencer des actions ethniques et les arrê- ter ; rien de tel chez les nazis : les soldats ont débuté avec les juifs et la logique­ s’est poursuivie… Les officiers du NKVD se sont attaqués à plusieurs ethnies sciemment, cela signifie qu’on peut tuer au cours d’une action ethnique sans motivation ethnique : si les officiers tuent des Polonais un jour et des Coréens un autre, cela sous-entend qu’ils n’avaient pas vraiment de motivations ethniques. Il est utile d’établir des comparaisons mais après une synthèse. Si vous les établissez avant, vous réfléchissez d’après des catégories conventionnelles. Les compa- raisons doivent être dépourvues de controverse. Il faut partir de la base d’une synthèse qui permet de voir les deux systèmes ensembles.

Revue des Deux Mondes – Revenons à la Shoah et à la manière dont vous présentez la « solution finale ». Afin d’éliminer les juifs des ter- ritoires qu’il conquérait à l’est, Hitler avait imaginé, selon votre livre, quatre options. Il avait d’abord eu l’idée de créer une réserve de juifs à Lublin mais l’idée échoua. Les nazis proposèrent alors à Staline de recueillir les juifs en URSS, toutefois Staline n’était pas « intéressé par cette solution », je vous cite. Il y eut le plan délirant de dépor- ter tous les juifs d’Europe à Madagascar, mais les Français n’en vou- laient pas. Il y eut la perspective de repousser les juifs au fur et à mesure de la progression de la Wehrmacht, de les repousser toujours

74 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 faire l’histoire des massacres soviétiques et nazis

plus loin vers l’est, de manière à ce qu’ils meurent quelque part en ­Sibérie ou ailleurs. Ce fut seulement fin 1941, quand Hitler et sa clique ­comprirent que le régime soviétique tenait bon, que l’idée d’extermi- ner sur place les juifs dans des camps ou plutôt par balle se fit jour. La Shoah résulte donc de l’échec des différents moyens imaginés par Hitler. Votre façon de voir les choses vous classe du côté des fonction- nalistes et non du côté des intentionnalistes...

Timothy Snyder Oui et non. Le clivage entre fonctionnaliste et intentionnaliste est parfois un moyen de réduire les pensées des col- lègues allemands. On l’utilise un peu comme une arme de guerre histo­riographique pour simplifier les thèses. Je suis intentionnaliste : je pense que Hitler – et, un peu par imitation, Himmler – avait une vision globale de l’avenir juif ; le monde de demain serait sans juif. Les nazis ont développé une « écologie » dans laquelle les juifs n’étaient pas considérés comme des humains mais comme des êtres artificiels, des êtres contre nature, des ennemis de la « bonne espèce » ; les juifs corrompaient le cycle écologique. Vous trouvez cette idée dans Mein Kampf dès les années vingt. Pour que la vision globale de Hitler prenne corps, il fallait mettre en place différentes étapes. Seulement, si les nazis pouvaient humilier les juifs, saisir leur propriétés, les exclure,­ les pousser à partir, ils ne pouvaient pas pousser les persécutions au-delà­ de ce qu’ils firent lors de la Nuit de cristal du 9 au 10 novembre 1938, sans entrer en guerre. Il existait quatre « solutions finales » à la préten- due « question juive », mais c’est une cinquième qu’adopta Hitler, celle qu’on appelle aujourd’hui la Shoah. Car après l’invasion de l’URSS, la vision folle de Hitler quitte la sphère des rêveries fumeuses pour entrer en application. Pourquoi ? Parce qu’on vit alors des Allemands capables de fusiller des femmes et des bébés juifs ; on vit aussi que des personnes non allemandes étaient prêtes à collaborer dans cette œuvre exterminatrice. Organiser un meurtre de masse exigeait la participa- tion de nombreux individus. Tout fut décidé empiriquement au cours de l’été 1941 et l’ensemble des historiens s’accordent à penser qu’une décision importante fut prise pendant l’automne et l’hiver 1941, voire au printemps 1942.

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 75 réforme, révolution

Revue des Deux Mondes – Vous sous-entendez à plusieurs reprises qu’Auschwitz est un peu l’arbre qui cache la forêt : Auschwitz fait ­oublier la Shoah par balle, l’Aktion Reinhardt, les autres camps d’extermination comme Sobibor, Treblinka et Belzec, que nous ne connaissons pas, que nous ne visitons pas, que l’on ne sait pas situer sur une carte. Vous soulignez également que l’Ouest a moins souffert que l’Est ; selon vous, les massacres, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité les plus graves ont été commis contre les juifs polo- nais. On vous sait grand spécialiste de l’histoire polonaise et de l’his- toire ukrainienne ; ceci explique-t-il votre point de vue ?

Timothy Snyder Il existe une tendance à vouloir traiter la Shoah comme une exception, ce qui permet de ne pas suivre les règles nor- males de l’historiographie. Si vous écrivez une histoire de la colo- nisation française en Amérique du Nord, ou de la colonisation bri- tannique à Singapour, ou bien encore de la colonisation interne de l’Union soviétique au Kazakhstan, vous apprenez la langue des colo- nisateurs et des colonisés, et vous rédigez une histoire impériale des colonisateurs et des colonisés. Les choses se passent différemment avec la Shoah : beaucoup n’utilisent que des sources allemandes. Les Alle- mands qui s’occupent du sujet ne parlent ni le yiddish, ni le polonais, ni l’ukrainien, ni le russe, or ces langues étaient celles des juifs. La crise de l’historiographie allemande provient d’une non-connaissance linguistique. La vision est donc faussée pour comprendre la Shoah. On ne considère que la souffrance des juifs allemands et français, or ceux-ci ne représentent pas vraiment la destinée typique des juifs ; ils font partie d’un crime universel. Si nombreux sont-ils, les juifs alle- mands représentent 3 % des victimes de la Shoah. On me reproche de trop utiliser les sources yiddish, polonaises, ukrainiennes et russes – « on », c’est-à-dire des personnes ne sachant pas ces langues. L’histo- riographie de la Shoah est traitée de façon réactionnaire. Il s’agit d’une épistémê coloniale. Or comment comprendre les juifs qui ne savaient pas l’allemand sur la base exclusive des sources allemandes, nazies ? Les juifs polonais et soviétiques représentent la majorité des victimes. En ce sens, Auschwitz est un symbole très fort mais insuffisant et ce, pour

76 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 faire l’histoire des massacres soviétiques et nazis

trois raisons : c’était un camp de concentration et aussi une usine de la mort ; on se rappelle du camp de concentration mais pas de l’usine de la mort car personne n’a survécu. Il faut se souvenir de Treblinka, où le nombre de juifs tués était presque le même ; il faut se souvenir de Belzec, de Sobibor, de Majdanek, de Chełmno et des milliers de fosses en Union soviétique. La deuxième raison : Auschwitz, comme tous les autres sites de la Shoah, était un site oriental ; la plupart des juifs tués étaient hongrois et polonais ; les juifs polonais tués à Auschwitz représentent 7 % de l’ensemble des juifs polonais exterminés, leur nombre reste néanmoins supérieur aux victimes juives occidentales. La ­mémoire à Auschwitz s’est occidentalisée. On s’identifie aux juifs allemands, français, bourgeois, aux juifs qu’on aimerait connaître ; l’identification aux ,juifs polonais et russes est plus difficile, or ces derniers forment le plus grand nombre. Auschwitz nous cache cette réalité. La troisième raison : il faut comprendre que la tuerie avait un caractère personnel. Notre image d’Auschwitz comme quelque chose d’industriel est fausse, la Shoah était un processus personnel, une inte- raction entre des gens ; il faut dépasser cette image d’une fabrique.

1. Timothy Snyder, Terres de sang, l’Europe entre Hitler et Staline, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Gallimard, 2012, p. 577.

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 77 réforme, révolution

une histoire graphique du goulag

› Entretien avec Luba Jurgenson et Élisabeth Anstett par Aurélie Julia

« Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité. » Comment comprendre l’affirmation de Nietzsche ? Le philosophe semble attribuer à l’expression artistique un caractère exutoire : le dessin, la peinture compteraient parmi des moyens inventés par l’homme pour exprimer l’abominable. Certains artistes parviennent en effet à créer un langage visuel capable, en abordant les pires ombres de l’existence, d’en révéler le tragique et l’inhumain. Au-delà de la catharsis, s’opère alors une rencontre plus intime et donc plus intense avec la vérité. Sans pour autant imiter le réel, mais par la seule suggestion du trait et des couleurs, la représentation artistique nous invite à une véritable expérience intérieure qui nous conduit, par-delà les contours du visible, jusqu’à la confrontation de l’indicible… L’horreur se révèle alors en nous, au plus profond de notre être. En 1990, Roberte Hamayon reçoit un album signé d’un certain Dantsig Baldaev. Lorsque l’ethnologue française, spécialiste du chamanisme sibérien et bouriate, aborde le recueil, elle découvre des vignettes exécutées par l’ancien officier du ministère de l’Intérieur soviétique, longtemps membre de l’institution pénitentiaire. Les soixante-quatorze pages rassemblent des

78 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 une histoire graphique du goulag

caricatures politiques, des tatouages et des scènes de la vie des goulags. De 1949 à 1989, le gardien de prison compose et colore des dessins mettant en image le fonctionnement interne concentrationnaire. Le document est exceptionnel : pour la première fois, le témoignage d’un membre du système est rendu accessible. Roberte Hamayon conserve l’album de longs mois, ne sachant pas trop quel avenir lui donner. Un beau jour, elle le confie à Élisabeth Anstett. L’anthropologue contacte Luba Jurgenson, une autre personnalité importante de l’univers intellectuel russe en France, et toutes deux entreprennent la traduction. Il fallait la curiosité et le savoir de ces grandes chercheuses pour mener à bien le travail ; il fallait aussi un immense courage : on ne se heurte pas sans danger à la violence et à l’abomination humaine. Luba Jurgenson et Élisabeth Anstett sont parvenues à lire entre les lignes ; à force d’interrogations et d’approfondissements, les deux femmes ont décrypté une œuvre polyphonique dans laquelle de multiples discours ambivalents s’entrecroisent. Les solides commentaires qui accompagnent l’album le prouvent. Cet entretien aussi. Aurélie Julia

Revue des Deux Mondes – En 1994, paraissait Coupable­ de rien. Chronique illustrée de ma vie au goulag ­d’Euphrosinia Kersnovskaïa (1). L’auteur racontait en mots et en images sa captivité dans un camp stalinien. «Vingt ans plus tard, les Éditions des Syrtes publient Gardien de camp. Tatouages et dessins du goulag de Dantsig Baldaev. Avant de s’intéres- ser au contenu du ­document et à la personnalité du dessinateur, pour- riez-vous nous dire en quoi la démarche de cette femme et celle de cet homme diffèrent ?

Luba Jurgenson Euphrosinia Kersnovskaïa réalise ses dessins dans les années soixante, dix ans après sa détention. Elle comprend à l’époque que la mémoire du goulag ne sera jamais restituée ; elle

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 79 réforme, révolution

décide de raconter son histoire, pour faire trace. Pourquoi avoir choisi des dessins ? Parce que selon l’ancienne prisonnière, seul le graphisme n’est pas falsifiable : l’éditeur peut transformer un livre avec des ­ciseaux et de la colle ; un réalisateur peut proposer des films de propagande ; le dessin, lui, permet de photographier la mémoire sans ­retouche possible. La position énonciative d’Euphrosinia Kersnovskaïa est limpide ; son travail emprunte une forme classique, linéaire, continue. Rien de tel chez Dantsig Baldaev. Gardien de camp rassemble des dessins conçus entre 1949 et 1989 ; l’œuvre se divise en trois parties : vous trouvez tout d’abord une sélection de tatouages classés par thèmes, puis des dessins évoquant la vie des goulags et des prisons, enfin une série de caricatures politiques. Les tatouages ont été relevés sur les corps des détenus ; les vignettes des camps rapportent de façon brutale et vio- lente le quotidien de l’univers carcéral ; les dernières pages proposent une critique du régime. Élisabeth Anstett La volonté de se souvenir est toujours de nature différente quand elle émane de la victime ou du bourreau…

Revue des Deux Mondes – Justement, l’un des caractères excep- tionnels de l’ouvrage tient de l’identité même de l’auteur : Dantsig Baldaev était un gardien ; son travail nous place de l’autre côté de la barrière. Nous disposions jusqu’alors du témoignage de victimes telles Varlam Chalamov ou Alexandre Soljenistyne ; nous découvrons ici celui d’un fonctionnaire du régime. Qui était réellement Dantsig Baldaev ?

Luba Jurgenson Dantsig Baldaev est né en 1925 à Oulan-Oude, en Bouriatie ; il meurt à Saint-Pétersbourg en 2005. Fils d’un universi- taire érudit, il est envoyé avec sa sœur cadette dans un orphelinat suite à l’arrestation de son père en 1938. Il s’inscrit à l’Institut pédagogique des beaux-arts d’Irkoutsk en septembre 1942 et s’enrôle volontairement dans ­l’Armée rouge six mois plus tard. Il prend sa retraite en 1981. Baldaev a placé son portrait en ouverture de Gardien de camp. Vous y voyez un homme fier, bardé de décorations. La légende indique : « Responsable

80 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 une histoire graphique du goulag

opérationnel en chef de la direction d’instruction criminelle, comman- dant de la milice Baldaev Dorj Sergueïevitch, né en 1925 à Oulan-Oude, bouriate/mongol, a lancé la collecte et l’étude de tatouages à partir de 1949 et la collecte de dessins sociaux de zek à partir de 1953. » La pre- mière partie de l’album était destinée aux « collègues des sections du ministère de l’Intérieur ». Il s’agit d’un catalogue Luba Jurgenson est écrivain, répertoriant en quelque sorte la carte de visite des traductrice, maître de conférence détenus : le tatouage sert en effet de repère, de à l’université Paris-IV Sorbonne. moyen de communication non verbale entre les Élisabeth Anstett est anthropologue, chargée de recherche au différentes catégories de criminels. Baldaev s’était CNRS (Institut de recherche fixé comme tâche la classification des tatouages interdisciplinaire sur les enjeux afin que ses collègues ne mélangent pas les ban- sociaux. dits (les brigands se tuaient entre eux). Derrière › [email protected] la collecte des tatouages, il y a un savoir professionnel extrêmement précis sur la répartition des rôles et des statuts. Baldaev œuvre pour l’institution ; il assume son travail. Sur cette facette du personnage se greffent plusieurs autres aspects et c’est là où les choses se compliquent. La personnalité de ce dessinateur très singulier est à évaluer selon la chronologie de son parcours. Lorsque Baldaev compose Gardien de camp, soit entre 1989 et 1991, il y a chez lui une volonté très claire de dénoncer l’institution. Sur les pages coexistent deux discours : celui dans lequel Baldaev s’exprime et cherche à être reconnu à travers ses fonctions, et celui dans lequel il conteste l’ordre et les principes du régime. Nous retrouvons cette polyphonie du discours chez un autre gardien, Ivan Tchistiakov (2). Elle permet manifestement la coexistence de facettes contradictoires de la personnalité : le narrateur se compose une mosaïque de postures qu’il assume plus ou moins à diffé- rents moments. Comment dès lors cerner Baldaev ? Nous n’aurons jamais de réponse univoque.

Revue des Deux Mondes – Il est difficile de ne pas mettre en avant le ­caractère voyeuriste du gardien. La mise en exergue des aspects les plus violents du goulag (tortures, mises à mort, gestion des cadavres) pose le problème de la transmission. Nous avons plus le sentiment d’être dans quelque chose de pervers que dans le témoignage...

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 81 réforme, révolution

Élisabeth Anstett Le voyeurisme est l’un des piliers fondamentaux de ce travail graphique. Baldaev ne s’en est pas caché ; il a même expli- qué dans des entretiens et dans sa correspondance comment il avait eu accès aux tatouages qu’il a collectés : en observant les détenus lorsqu’ils prenaient leur douche, en assistant aux visites médicales revêtu d’une blouse blanche, en se rendant à la morgue pour procéder à des relevés sur les cadavres. Pour les dessins qui restituent le goulag, la position du dessinateur est similaire : c’est un regard omniscient et externe. Au fond, ce voyeurisme interroge implicitement la position même du « témoin »… Luba Jurgenson Gardien de camp transmet ainsi, à travers son voyeurisme, l’envers de l’Histoire. Il montre des aspects du goulag très peu documentés, notamment les violences faites au corps (viol, supplice de la faim, coups…). Il donne la parole au monde de la pègre, ce qu’on ne retrouve nulle part. Je travaille sur la littérature du goulag depuis vingt ans. J’ai appris des choses fondamentales à travers ce livre.

Revue des Deux Mondes – Lesquelles, par exemple ?

Luba Jurgenson Si les textes de Chalamov m’ont permis de saisir l’importance de l’univers criminel, Gardien de camp m’a fait ressentir en profondeur cette dimension. Nous sommes ici en contact avec le langage de la pègre. D’une certaine manière, Baldaev offre un espace oral aux malfaiteurs, soit à une partie de la population des camps qui ne s’exprime presque jamais. Le lecteur est renvoyé à une violence qui fonctionne comme norme. Les documents parus jusqu’à aujourd’hui émanent d’intellectuels, d’écrivains, de personnes qui, tout en côtoyant l’enfer (victimes ou pas), n’en ont pas vraiment pénétré les arcanes. L’auteur des Récits de la Kolyma livre une anthropologie des crimes, il ne nous introduit pas dans le monde criminel. Avec Baldaev, nous sommes dedans, nous n’en sortons pas. Nous plongeons dans ce qu’il y a de plus noir, aucune empathie n’est possible. Élisabeth Anstett Les dessins de Baldaev nous révèlent que l’uni- vers des camps et celui du crime sont comme les deux faces d’une

82 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 une histoire graphique du goulag

même pièce : ce sont les mêmes acteurs, les mêmes lieux d’enferme- ment, les mêmes principes qui les régissent, les mêmes codes compor- tementaux et le même argot.

Revue des Deux Mondes – L’auteur soigne ses dessins et la mise en page. Serions-nous en présence d’une œuvre d’art ?

Luba Jurgenson Baldaev est un artiste : la précision du détail, le recours au fond blanc, l’usage du trait à l’encre, le nombre limité des couleurs, tout concourt à justifier son talent. En outre, une motivation artistique se dégage de Gardien de camp ; le classement des tatouages le prouve, comme les légendes : Baldaev méprise certains dessins, qu’il trouve totalement ratés. Plusieurs citations latines, russes, françaises, al- lemandes sont insérées dans les pages. En puisant dans l’arsenal littéraire mondial qu’ils subvertissent en le soumettant à l’objectif de la violence universelle, les truands se constituent une forme de culture qui doit être analysée comme un des aspects importants de l’univers concentration- naire, dont la postérité est bien sensible jusqu’à nos jours. Élisabeth Anstett Nous sommes en présence d’une œuvre, c’est ­indiscutable. Mais je serai plus réservée sur le statut d’« œuvre d’art » ; je pense qu’il faut laisser les historiens de l’art en débattre et en juger. Ce travail relève peut-être de l’art brut, il en a plusieurs caractéristiques : le fait que l’auteur soit dépourvu de culture artistique, la dimension­ obsessionnelle, l’unicité du style, le contexte de production. Le goulag n’est pas un hôpital psychiatrique mais une institution marquée par l’enfermement et la violence. À mon avis, la question reste posée.

Revue des Deux Mondes – Comment appréhender les critiques à ­l’encontre du régime ?

Élisabeth Anstett Baldaev est moins dans le registre de la critique politique construite que dans celui de la vocifération, de l’amertume et du cynisme. C’est une « critique » de l’ordre de la plainte, qui se fonde sur une somme d’expériences frustrantes.

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 83 réforme, révolution

Luba Jurgenson Affirmer que Baldaev a attendu la perestroïka pour contester la politique serait faux. Baldaev sert le régime et l’attaque­ tout à la fois. Les deux attitudes ont, depuis le début, cohabité en lui. Il est vrai que sous la gouvernance de Gorbatchev la part contes- tataire a pris le dessus. La collecte des tatouages a pu être réalisée de manière visible ; les dessins effectués à partir de 1948 ont été conçus en cachette ; ils ont pu sortir de la clandestinité sous la perestroïka. C’est dans le double discours qu’on décèle une volonté critique. Les légendes accompagnant les vignettes tournent en dérision l’appareil de propagande. Il y a toujours une posture moqueuse par rapport à la réalité reproduite. Prenons un exemple, p. 37 ; le dessin montre des prisonniers à l’écoute d’un chef de camp :

« Vous avez tous été conduits dans notre camp du goulag en tant que renégats et traîtres à la patrie […] au lieu de lutter jusqu’au dernier soupir et à la dernière goutte de sang, vous vous êtes planqués confortablement, bénéfi- ciant de rations abondantes à Buchenwald, Majdanek, Auschwitz, Dachau […] Vous avez tous déshonoré la victorieuse Armée rouge par votre lâcheté ! »

Le titre indique : « De l’enfer hitlérien au paradis socialiste sovié- tique… » Les planches sont presque toutes composées sur ce modèle. Dans une autre partie de l’album, les mêmes vignettes sont reprises et présentées selon une scénographie différente : elles sont accom- pagnées d’images issues de l’époque contemporaine, soit des années soixante à quatre-vingt ; on y voit des cartes postales, des éléments décoratifs ­découpés dans la presse… La parodie résulte-t-elle de Bal- daev ou est-elle un produit de son temps ? Dans les années soixante- dix, la dérision politique atteint des sommets ; elle fait partie de la culture ambiante. Certaines paroles transcrites dans Gardien de camp appartiennent aux autorités, d’autres à Baldaev. Notre auteur se trouve dans l’agencement des pages et des interstices, et dans sa façon de communiquer les discours.

84 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 une histoire graphique du goulag

« Prenons un exemple, p. 37 ; le dessin montre des prisonniers à l’écoute d’un chef de camp. »

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 85 réforme, révolution

Revue des Deux Mondes – « Étant donné l’impossibilité d’éditer ce travail en URSS pour cause de censure, lit-on à la dernière page, je l’offre à mon ami Ákos Kovács, ethnographe et membre de l’Académie des sciences de Hongrie, où ils verront bientôt le jour, en renonçant aux droits d’auteurs, 27.01.1989. » Le livre a été conçu dans l’idée de le faire sortir de l’URSS. Baldaev cherchait-il une renommée ?

Élisabeth Anstett Il recherchait une reconnaissance personnelle et professionnelle, c’est indéniable. Mais je ne suis pas certaine qu’il cherchait la célébrité. Luba Jurgenson Baldaev souhaitait d’abord être reconnu en tant qu’artiste. En traduisant l’ouvrage, nous avons souvent eu l’impression qu’il voulait s’inscrire dans la lignée de son père, un célèbre folkloriste­ bouriate, universitaire, docteur en ethnologie. Sergueï Petrovitch Bal- daev fut emprisonné, accusé d’être un ennemi du peuple ; son fils fut gardien de prison : il n’est pas simple de gérer ce genre d’histoire familiale. L’homme désirait également être considéré comme un bon connaisseur du goulag et du monde des prisons. Son album apporte un certain nombre d’éléments peu connus, tel le sort réservé aux femmes, ou la façon dont les autorités déléguèrent leurs fonctions répressives aux bandits.

Revue des Deux Mondes – Des aspects du goulag font-il défaut dans l’Album ?

Luba Jurgenson Les vignettes montrent des situations types. Bal- daev choisit de représenter des épisodes qui structurent le goulag, des moments-clés. Il s’est concentré sur des pics de violence (tortures, exé- cutions, viols). Ce qu’il manque essentiellement, c’est la routine. La temporalité insidieuse du goulag ne peut pas être rendue par le dessin. Élisabeth Anstett Il manque toutes les situations de « négocia- tion » – les trafics sont nombreux et de nature très diverses –, et toutes les situations qui renvoient à l’ennui, à la répétition, à l’attente.

86 octobre-novembre 2013 une histoire graphique du goulag

« Vous verrez page 39 un dessin de détenus dans une cellule dormant à tour de rôle par manque de place. Certaines planches s’intitulent “Le quotidien”»

octobre-novembre 2013 87 réforme, révolution

« La planche de la page 36 symbolise trois grandes phases historiques.»

88 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 une histoire graphique du goulag

Revue des Deux Mondes – Nous ne sommes donc pas dans Une jour- née d’Ivan Denissovitch racontée par le bourreau…

Luba Jurgenson Absolument pas. Baldaev prélève des instants. Vous verrez page 39 un dessin de détenus dans une cellule dormant à tour de rôle par manque de place. Certaines planches s’intitulent « Le quotidien ». Baldaev sélectionne des moments de cruauté extrême qui font partie du monde de tous les jours. Seulement il ne crayonne pas le temps infini, l’espace illimité qui tue bien plus que les explosions de violence. La plupart des captifs sont morts non des supplices mais d’épuisement. Il manque le détenu exténué qui marche vers son objec- tif de travail et qui n’arrive plus à tenir debout.

Revue des Deux Mondes – Y a-t-il de la part de Baldaev une tentative de penser l’histoire soviétique ?

Élisabeth Anstett Baldaev avait un œil particulièrement aiguisé ; il était sensible aux paradoxes, surtout lorsqu’ils étaient traduits visuel- lement. Plus qu’une pensée historique, ces dessins représentent une exégèse ironique de la propagande politique soviétique. Les vignettes révèlent et illustrent les mensonges véhiculés par les slogans et les ban- nières. Luba Jurgenson La planche de la page 36 symbolise trois grandes phases historiques. En haut, vous trouvez l’époque léniniste : le por- trait du dirigeant surplombe un cimetière (les morts de la terreur rouge) ; au milieu, la période stalinienne : le visage du Petit Père des peuples domine des clous, matérialisant les rouages du pouvoir ; la troisième vignette évoque la période brejnévienne : la post-terreur est caractérisée par un trône vide. Baldaev emprunte l’idée du siège vacant à Mikhaïl Ievgrafovitch Saltykov-Chtchedrine : dans Histoire d’une ville (1869-1870) (3), l’auteur raconte la vie d’une cité imaginaire dans laquelle­ les gouverneurs se succèdent. Chaque satrape dépasse en effroi et en absurdité son prédécesseur. L’un d’entre eux a coutume d’enlever sa tête et de la poser sur son bureau. Il rédige des oukases,

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 89 réforme, révolution

autrement dit des lois arbitraires. Mikhaïl Boulgakov met aussi en scène un administrateur sans tête dans le Maître et Marguerite. Baldaev s’inscrit donc dans la tradition. L’auréole qui entoure le siège renvoie bien sûr à la sphère théologique : la place de Dieu est vide. Le discours, les slogans, la propagande sont sans cesse moqués. J’ouvre une brève parenthèse : je suis née à Moscou. En 1970, on fêta le 100e anniver- saire de Lénine au moyen d’une grande messe à l’échelle du pays. La production du discours et de l’imagerie atteignait des sommets abso- lus. Toute mon enfance fut encadrée par une propagande difficilement imaginable. Lorsque vous sortiez de chez vous, vous vous trouviez ­immédiatement devant un slogan ou un portrait de l’ancien dictateur. À l’école, les élèves copiaient l’image de Lénine sur le rouble… Après Staline, se diffusèrent des discours à vide qui remplaçaient une inten- sité disparue. L’époque post-stalinienne s’affirma dans la dérision ; elle engendra le conceptualisme moscovite ; Vladimir Sorokine comme Dmitri Prigov naissent à ce moment-là : leurs œuvres tournent en ridicule le discours officiel.Gardien de camp permet de comprendre quelque chose sur la sortie de terreur, sur la façon dont celle-ci s’est réalisée en Union soviétique.

1. Euphrosinia Kersnovskaïa, Coupable de rien. Chronique illustrée de ma vie au goulag, tra- duit du russe par Sophie Benech, Plon, 1994. 2. Ivan Tchistiakov, Journal d’un gardien du goulag, traduit du russe par Luba Jurgenson, Denoël, 2012. 3. Mikhaïl Ievgrafovitch Saltykov-Chtchedrine, Histoire d’une ville, traduit du russe par Louis Martinez, Gallimard, 1967, réédition Folio, 1994.

90 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 réforme, révolution

révolutions et apocalypses au xxe siècle selon souvarine et rollin

› Jean Chaunu

« Pendant un certain temps on n’en sait pas assez. Après un certain temps, on en sait trop. » Pierre Pascal à Boris Souvarine

« Je n’y comprends rien, c’est le grand mot du jour : ce mot est très sensé s’il nous ramène à la cause première, qui donne dans ce moment un si grand spectacle aux hommes : c’est une sottise s’il n’exprime qu’un dépit ou un abattement stérile. » Joseph de Maistre, Considérations sur la France (1797)

a rencontre improbable de Henri Rollin (1885-1955), officier de marine, catholique, et de Boris Souvarine (1895-1984), juif naturalisé français né à Kiev, l’un des fondateurs du Parti communiste français et « premier désenchanté du communisme » (1), auteur du célèbre LStaline (2) n’est pas seulement un exercice d’école sur le siècle des extrêmes. Elle est aussi un exemple des deux lectures du bolche- visme, l’une « de droite » et l’autre « de gauche » qui ont long-

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 91 réforme, révolution

temps prévalu durant l’entre-deux-guerres Jean Chaunu est notamment l’auteur et au cours de la guerre froide avant que la de Christianisme et totalitarismes (3) en France dans l’entre-deux-guerres ­« ­révolution documentaire » ne vienne (1930-1940) (trois tomes, éd. définitivement les ­remettre en cause. La François-Xavier de Guibert, 2008, marche des événements qui devait conduire 2009 et 2010). Il collabore à la revue à l’alliance soviéto-nazie du 23 août 1939 et Liberté politique. l’usage apparemment consensuel du concept de totalitarisme pour désigner les trois régimes (fascisme, nazisme, bolchevisme) ne pou- vaient suffire à prendre la mesure de l’« idéocratie » léniniste (4). La « fin de l’histoire » marquée par la quatrième révolution russe de 1991 (5) devait révéler les illusions rétrospectives dans lesquelles le « charme universel d’octobre » (6) avait entretenu une grande partie du monde intellectuel.

Destins croisés

Au milieu des années soixante-dix, Alain Besançon avait déjà ­cerné deux soviétologies et leurs limites respectives : « Le thème de la gauche est la défiguration, le thème de la droite est le masque. Au lieu d’une réalité socialiste sous les oripeaux russes, une réalité russe sous un déguisement socialiste. (7) » Ces deux thèses oppo- sées ont entretenu des complicités objectives dans la mesure où elles ont fait l’économie d’une critique de fond du léninisme en action que Besançon définissait comme une « gnose idéologique » (8), sorte d’hybridation d’autant plus monstrueuse quelle s’est donnée longtemps les apparences de la rationalité. Toute notre question est de savoir dans quelle mesure Souvarine et Rollin répondent à ces deux catégories. Rollin et Souvarine tomberaient probablement d’accord pour placer leur rencontre sous l’emprise des deux grands événements qui devaient marquer à jamais le XXe siècle, la Première Guerre mondiale et la révolution russe. Ce n’est nullement par hasard si l’un et l’autre citent la célèbre phrase de Joseph de Maistre : « La révolution mène les hommes plus que les hommes ne la mènent. (9) »

92 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 révolutions et apocalypses au xxe siècle selon souvarine et rollin

Arrivé en France avec sa famille en 1897 alors qu’il n’avait que 2 ans, Souvarine adhère à la SFIO en 1916 et, dans le contexte de la division entre réformistes et révolutionnaires, se rallie au bolchevisme. Il joue un rôle décisif au moment du congrès de Tours en faveur du ralliement aux 21 conditions de Lénine. Il est nommé au secrétariat de l’Internationale et fréquente les bolcheviques historiques. Mais son soutien apporté à Trostski et sa critique de Staline, devenu premier secrétaire en 1922, lui valent d’être exclu du Parti et du Komintern en 1924 pour indiscipline. Souvarine n’est donc pas encore un commu- niste repenti ni même un trostskiste bientôt déçu mais au contraire un maximaliste léninophile qui voit dans Staline un traître à la cause révolutionnaire. De retour en France en 1925, il n’est plus qu’un ­ancien militant excommunié. Accueilli par David Riazanov, patron de l’institut Marx-Engels – qui mourra en 1938 dans les geôles stali- niennes –, il réalise un travail documentaire considérable qui traduit son goût de l’érudition et qui va lui permettre d’élaborer sa grande biographie de Staline dont la première édition paraît chez Plon en 1935. À contre-courant de la soviétophilie ambiante, Souvarine ­dénonce les manœuvres staliniennes de l’antifascisme apparent à l’ex- térieur de l’URSS et des méthodes fascistes à l’intérieur au moment des grandes purges. Après la défaite et la saisie de sa bibliothèque par les Allemands, Souvarine parvient à quitter la France en 1941 pour les États-Unis, où il est confronté à la soviétophilie qui règne aussi dans l’entourage de Roosevelt comme dans celui des Français libres. De retour en France en 1947, en pleine guerre froide, Boris Souvarine a exercé en coulisse une sorte de magistère officieux et durable dans les sphères du monde politique et intellectuel non communiste. Autant la biographie de Boris Souvarine est déjà bien balisée, autant celle de Rollin ressemble à un roman policier qui attend son historien. Officier de marine, il participe au blocus contre l’Empire ottoman. Fait prisonnier par les Turcs en 1917, il est ensuite détaché à l’état-major du corps d’occupation et peut suivre d’assez près les événements russes. Catholique de culture plutôt traditionaliste, Rollin épousa, comme Maritain, une Juive russe, Hélène Cogan, « qui influe- ra sur ses futures prises de position » (10). Rollin fut correspondant du

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 93 réforme, révolution

Temps à Moscou en 1920, poste que devait occuper par la suite Pierre Berland (11). Personnalité « amphibie », Rollin travaille dans le ren- seignement (2e bureau) et publie de nombreux articles dans la presse sur la Russie soviétique. Bras droit de Darlan sous Vichy, patron de la DST, il établit cependant des contacts ambigus avec des représentants de la Résistance (12) avant de rejoindre l’Angleterre en 1942 (13) dans des circonstances non encore élucidées à ce jour. Il poursuit sa corres- pondance avec Souvarine après la guerre et finit discrètement ses jours en France en 1955. L’ouvrage constamment recensé de Rollin qui redevient occasion- nellement d’actualité à l’heure du négationnisme islamiste (14) est l’Apocalypse de notre temps, monument d’investigation policière paru en juin 1939 (et censuré par l’occupant dans la liste Otto de 1940) qui dénonce les dessous de la propagande nazie utilisant le vieux filon desProtocoles des sages de Sion (15). Mais beaucoup moins fré- quentée par les lecteurs et plus décisive pour comprendre la pensée de l’homme en son temps – en attendant d’en savoir un peu plus sur sa vie – est son œuvre étonnante sur la révolution russe, parue huit ans plus tôt chez Delagrave en 1931 (16), monument inachevé de près de sept cents pages qui nous livre quelques clés de compréhen- sion des lumières et des impasses franco-françaises sur Lénine et les révolutions russes. Les premiers contacts entre Souvarine et Rollin dateraient de 1927, lorsque ce dernier versa les papiers Babeuf à l’institut Marx- Engels dirigé par Riazanov et où travaillait Souvarine (17). C’est aus- si Rollin qui aida Souvarine à quitter la France en 1941. Aux prises avec un représentant de Vichy en 1940, Souvarine, alors à Marseille, rapporte « l’intervention de mon ami Rollin, capitaine de corvette, collaborateur de l’amiral Darlan à Vichy [qui] me sauva de justesse. (18) » Souvarine devait reprendre contact avec Rollin après la guerre, comme l’atteste la correspondance conservée aux États-Unis (19). La rencontre de Rollin et de Souvarine s’explique donc par cette passion commune de comprendre le régime soviétique, même si, du côté de Rollin, la raison (archivistique) d’État entrait en jeu.

94 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 révolutions et apocalypses au xxe siècle selon souvarine et rollin

La matrice de la révolution française

À droite comme à gauche, la révolution française constitue la ­référence obligée par laquelle se lisent les événements d’octobre.

« Au même moment où la Russie se substitue à la France dans le rôle de la nation à l’avant-garde de l’histoire, [...] les discours historiographiques sur les deux révolutions se télescopent et se contaminent. Les bolcheviks ont des ancêtres jacobins et les jacobins ont eu des anticipations communistes. (20) »

Le PCF utilisa cet héritage de la révolution française pour mieux acculturer le bolchevisme en France (21). Alain Besançon avait mon- tré cependant que cette jonction entre les deux révolutions était arti- ficielle : « La révolution française a fonctionné, par rapport à la russe, comme une légitimation et comme une fausse clé de lecture. (22) » Stéphane Courtois rappelait que « même dans sa phase la plus extrême manquent à la révolution française deux caractéristiques fondamen- tales du bolchevisme : l’idéologie – le marxisme –, devenue dogme et orthodoxie marxiste-léniniste ; et l’organisation de révolutionnaires professionnels. (23) » La vulgate révolutionnaire s’impose au jeune Souvarine qui, en 1918-1919 justifiait la dictature léniniste selon les critères jacobins de 1793 :

« La révolution prolétarienne russe s’est trouvée en 1918 dans la situation de la révolution bourgeoise en 1793. Contre elle, à l’extérieur, une coalition mondiale, et à l’intérieur la contre-révolution (complots, sabotages, accaparements, insurrection), et plusieurs Vendée. Les mêmes causes ont produit les mêmes effets. Les ennemis de la Révolution sont responsables de la Terreur. (24) »

Mais Rollin n’est pas moins dépendant de la révolution française. Il connaît bien ses auteurs, qu’il s’agisse des pontifes officiels de la

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 95 réforme, révolution

République tels qu’Aulard ou Madelin ou des « réactionnaires », de la Gorce et même Augustin Cochin, que François Furet devait réhabili- ter cinquante ans plus tard. C’est en 1931 que Rollin publie les deux premiers volumes de sa Révolution russe chez Delagrave dans la collection dirigée par le géo- graphe Jacques Ancel (1878-1943) et préfacé par André Dubosq, spé- cialiste du Levant. Ancien combattant sur le théâtre oriental comme Rollin, Ancel fut le père de la géopolitique française. D’origine juive, il est mort en 1943 des suites de son internement à Compiègne. Ancel et Rollin ont eu en commun leur profonde aversion pour la géopoli- tique au service du pangermanisme. L’ouvrage est l’un des tout premiers essais historiques sur la révo- lution russe parus en France. Presque quinze ans nous séparent déjà d’octobre 1917. Staline a éliminé politiquement la vieille garde bol- chevique et achève la collectivisation. L’œuvre de Rollin est donc à la charnière de deux moments historiques. Comme d’autres avant et après lui, Rollin ne manque pas de signaler en introduction « la dif- ficulté de se renseigner sur ce qui se passe en Russie » (tome I, p. xiv) et la tendance du régime à masquer aux visiteurs la réalité. L’exemple pittoresque de Boris Godounov et de ses procédés pour cacher aux étrangers l’état de disette du pays tiré de l’historien russe Karamsine pourrait préfigurer le voyage de Herriot de 1932 en Ukraine en pleine famine planifiée. L’œuvre de Rollin est conditionnée par trois thèmes dominants : une lecture de la révolution russe selon un schéma maistrien qui établit le parallèle constant avec la révolution française ; une forte prévalence de l’apport germanique à la Russie, en particulier de la pensée de Clausewitz sur Lénine, que Rollin a été l’un des premiers à mettre en évidence et auquel il consacre un chapitre entier ; une connaissance assez solide du monde russe, de l’« âme slave » qu’il doit peut-être à son épouse ou à l’influence des exilés de tendance slavophile. Mais il est non moins certain que sa bonne connaissance de Marx, d’Engels et de la pensée russe est aussi liée à ses contacts avec Souvarine et Riazanov.

96 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 révolutions et apocalypses au xxe siècle selon souvarine et rollin

Une « staséologie » maistrienne

Joseph de Maistre (1753-1821) avait bâti une sorte d’historio­ sophie providentialiste où la Révolution poussée aux extrêmes appa- raissait comme l’instrument inconscient d’une justice immanente pré- parant la palingénésie ou « le contraire de la Révolution ». Le drame de la théorie maistrienne est de s’accommoder de la Terreur, à la fois punition divine et moyen par lequel la France devait être régénérée. La méconnaissance de la nature terroriste du régime jacobin se reproduit tragiquement dans le cas de la terreur bolchevique :

« Inévitablement, dit Rollin, la Terreur entraîne Ther- midor et la NEP, de même que les poussées terroristes qui renaissent par la suite conduisent à un coup d’État de Brumaire. Ainsi le marxisme et le jacobinisme contiennent en eux-mêmes les germes de leur chute. » (Tome I, p. 160.)

Mais Joseph de Maistre, après Burke, ne fut pas seulement le brillant censeur de la révolution française. Il fut aussi l’hôte du tsar Alexandre Ier. La rencontre du providentialisme maistrien et du messianisme russe n’est pas sans importance pour comprendre l’analyse du présent sovié- tique. Maistre fut en effet le prophète des révolutions russes, qu’il pres- sentait. Rollin ne manque pas de citer comme le feront plus tard Carl Schmitt (25) ou Martin Malia (26) le célèbre propos de 1811 :

« La liberté fera sur tous ces tempéraments l’effet d’un vin généreux sur un homme qui n’y est point habitué. Si quelque Pougatchev d’université venait à se mettre à la tête d’un parti, si une fois le peuple était ébranlé et commençait une révolution à l’européenne, je n’ai point d’expression pour vous dire ce qu’on pourrait craindre : Bella, horrida bella ! Et multo Nevam spumantem sanguine cerno. (27) »

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 97 réforme, révolution

Le schéma parallèle associe donc la radicalisation des deux révo- lutions qui doit conduire… au contraire de la révolution. Les men- cheviques sont assimilés aux girondins, les bolcheviques aux jacobins tandis que la NEP est rapprochée de Thermidor même s’il s’agit d’un Thermidor décidé par un Lénine, averti par les révoltes de Kronstadt et du Tambov et par « le sifflement du couperet qui faucha la tête de Robespierre » (tome I, p. 191). Mais cette lecture des phases révolutionnaires qui coïncide en partie avec celle de la gauche – à ceci près que la fin de l’histoire ne doit pas être la même – passe à côté du système léniniste et ne voit pas la continuité stalinienne : « L’histoire n’est pas nouvelle, affirme péremptoirement Rollin. Ainsi, à la veille de Brumaire, la masse des bénéficiaires du partage des biens nationaux s’était vu menacer par les babouvistes, trotskistes avant la lettre, prêchant dans le désert de la faim une nouvelle révolution. Les sans-culottes las, exténués, affamés n’avaient pas bougé devant l’exécution de Babeuf. Irrécon- ciliablement divisés, les politiques se sentaient impuissants devant la crise dans laquelle la Révolution et la République risquaient de sombrer. Alors vint Bonaparte. » (Tome 1, p. 293.) Staline devient une sorte de despote napoléonien aux couleurs asiatiques, fossoyeur de la révolution :

« Depuis la mort de Lénine, Staline a pris sa place et à son tour il concentre entre ses mains le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, il personnifie la Russiesoviétique ­ et le communisme international comme jadis le tsar autocrate personnifiait la Vieille Russie et la foi ortho- doxe. » (tome II, p. 383.)

En somme, si le léninisme n’a pas réellement de consistance, il ne peut que retourner dans le moule du passé slave. Dans le second tome, Rollin en annonçait un troisième, consa- cré à dictature de Staline et à « la désagrégation progressive du Parti communiste russe dont témoignent les défections retentissantes » (tome II, p. 129). La désagrégation n’arrivant pas, le troisième tome

98 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 révolutions et apocalypses au xxe siècle selon souvarine et rollin

n’est jamais sorti. À moins que le livre de Souvarine ait dissuadé Rollin d’achever sa trilogie. Il est clair en tout cas que la tragédie de la collectivisation échappe en grande partie à la compréhension de Rollin, qui peine à trouver une analogie avec l’expropriation des biens du clergé français.

Un Lénine sans léninisme

Rien pourtant ne semblait manquer à l’analyse qu’a faite Rollin de l’histoire germano-russe de la sociale démocratie. Rollin sait que le marxisme est « une doctrine ankylosée depuis la mort du maître, une théorie dépassée par la marche du progrès, démentie par les événe- ments » (tome II p. 385). Ce que Martin Malia (28) voit aujourd’hui comme un complexe d’arriération du jeune Marx, honteux de vivre dans une Allemagne retardée par rapport à la France, puis de Lénine par rapport à l’Alle- magne à l’Occident capitaliste, Rollin le voit en des termes analogues. Il n’ignore rien du fait que Marx et Engels puis Lénine envisageaient la révolution en Allemagne et non dans un pays « arriéré » comme la Russie. C’est pourtant cette doctrine qui trouve audience dans l’intelligent- sia russe. Rollin voit bien le paradoxe d’un Marx à la fois russophobe et garant d’un socialisme scientifique pour Lénine. Après l’échec des théories de Bakounine sur le rôle révolutionnaire du paysan, « la dia- lectique du prophète judéo-allemand flattait ces Slaves, intellectuels de fraîche date, qui prenaient plaisir à couper en seize les cheveux que les Allemands coupent en quatre. Leur goût de l’extrémisme se complaisait à ces prévisions catastrophiques ; leur orgueil s’enivrait d’interpréter des textes arides, inaccessibles au vulgaire. Enfin, l’œuvre de Marx était pour eux plus vivante, plus actuelle que pour tout autre lecteur appartenant à un pays plus évolué » (tome I, p. 69). Ce même complexe d’arriération, cette nostalgie du futur et cette haine du présent, il les voit à l’œuvre en Russie. Rollin pressent cette haine jalouse et envieuse pour l’Occident qui traduit une haine de soi.

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 99 réforme, révolution

À l’heure de Yen Bay, Rollin sait aussi tout le poids de contagion que contient ce ressentiment dans les empires coloniaux. Il n’ignore pas les sources d’inspiration de Lénine qui puise dans le nihilisme d’un Netchaïev, le « jésuitisme » des révolutionnaires russes dénoncé par Marx et Engels, les méthodes de dissimulation, la tromperie chez Lénine lequel « s’indignait lorsque des membres, même éminents, de son parti, s’écartaient de cette règle » (tome II, p. 168). Ce que veut Lénine, dit-il, « c’est un parti bien en main, qui agisse au doigt et à l’œil, qui soit le fameux “bloc monolithe” dont il est constamment question dans les discussions entre bolchevistes » (tome II, p. 17). Rollin connaît aussi les procédés de pillage au service du Parti cautionnés par Lénine, les vols à main armée qualifiés d’ « expropria- tions » pour leur donner une légitimité doctrinale et le rôle de Staline dans ce domaine. À terme, il voit dans le bolchevisme ce « mélange ­déconcertant de Hegel et de Dostoïevsky, de Marx et de Bakounine, de Clausewitz, d’Ivan le Terrible, de Pierre le Grand » (tome II, p. 363). Rien ne manque donc, en un sens, à la documentation de Rollin sur Lénine, sauf l’essentiel, c’est-à-dire une compréhension plus appro- fondie du léninisme politique se différenciant de Marx comme pouvoir total et permanent et passant entre les mains de Staline. La dictature au sein du Parti permet d’expliquer les procédés d’autocritique­ que Rollin mentionne sans vraiment les comprendre et cette « phraséologie », mot que Rollin emploie pour désigner ce que nous appelons « langue de bois », déconnectée du réel, instrument de contrôle et de répression. Mais en définitive, en transformant les prophéties maistriennes en « ré- trophéties », en s’accrochant à l’invariant, Rollin s’interdisait de prendre en compte le gradient d’une histoire qui ne se répète pas.

Souvarine lecteur critique de Rollin

Souvarine ne pouvait ignorer l’œuvre de Rollin qui précède de quatre ans la première édition de sa biographie sur Staline et qui ­révélait déjà tout un pan de ses manœuvres criminelles. L’ouvrage de

100 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 révolutions et apocalypses au xxe siècle selon souvarine et rollin

Rollin figure dans la bibliographie (29). On peut surtout lire une cri- tique rétrospective et implicite de l’analyse maistrienne de Rollin et de son parallélisme systématique :

« Sous la communauté des apparences, l’histoire ne se répète pas toujours, elle continue. [...] À cet égard, les distinctions de contenu social importent plus que les ­similitudes de surface. Aussi les annonciateurs trop pressés de Thermidor, à plus forte raison de Brumaire, ont-ils eu de nos jours tout loisir de méditer l’originalité du cours de la révolution russe après l’avoir méconnue. (30) »

Mais cette leçon donnée, Souvarine ne se privait pas non plus de puiser largement dans la révolution française non moins que dans le passé russe en identifiant l’ancien séminariste georgien à l’ancien oratorien Fouché et au bonapartisme. Côté russe, il l’apparentait à Nicolas Ier, « qui aimait à se classer ingénieur pour ne pas se déclarer policier » et « où l’on distingue bien des traits de la physionomie de Staline. Entre les deux absolutismes, les similitudes sont si fortes que le recueil séculaire des lettres de Custine vaut d’être encore consulté comme un des meilleurs ouvrages sur l’éternelle Russie où il faut venir pour voir cette terrible combinaison de la science de l’Europe avec le génie de l’Asie » (31). Si le présupposé de Rollin vise formellement l’inanité de toute ­révolution, celui de Souvarine entend dénoncer l’adultération de ­l’héritage léninien par Staline, véritable trahison, selon lui, de la pensée de Lénine, qui conduit le stalinisme à s’apparenter à « la contre-révo- lution » (titre de son dernier chapitre) ou aux totalitarismes de droite. Le comble étant l’alliance du 23 août 1939 qualifiée d’« ­obscène » (32) qui marque pour Souvarine et pour tant d’autres la véritable apo- calypse. Cette analyse s’explique en partie par l’itinéraire personnel de Souvarine, qui devait sa promotion au sein du Komintern à Lénine. Souvarine n’a pas saisi l’origine léniniste de la dictature au sein du Parti, ni les intentions véritables de Lénine en matière de collectivisa- tion. En 1939, il parle d’un « demi-totalitarisme allemand » par rap-

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 101 réforme, révolution

port au stalinisme qualifié de « totalitarisme intégral ». Il indique les propos ironiques de Mussolini se félicitant de l’évolution « fasciste » de l’URSS stalinienne (33). Souvarine a donc besoin du passé russe ou du présent totalitaire pour identifier Staline à ce qu’il y a de pire, exonérant ainsi Lénine de ses responsabilités dans la fondation du régime. Rollin a besoin du passé russe pour signifier le retour du même. Droite et gauche se trouvent ainsi dans l’incapacité de comprendre l’enchaînement ­lénino-stalinien. Dès les années trente, la tendance à dissocier le marxisme-léninisme du stalinisme s’étend donc bien au-delà de la sphère des « trotskistes » et touche aussi les milieux de droite. Mais il existe aussi à la même époque des intellectuels chrétiens tels que Waldemar Gurian (34), Denis de Rougemont (35) (dont Souvarine fut l’hôte aux États-Unis) ou Gaston Fessard (36) pour lesquels il n’y avait pas de raison de mettre en cause le lien de nature entre communisme (lénino-stalinien)­ et marxisme, même si aucun de ces auteurs n’avait suffisamment éclairci l’apport spécifique du léninisme par rapport à Marx.

D’une apocalypse à l’autre

Comme l’avait expliqué Alain Besançon, « les témoins survivants de la tradition slavophile, Blok, Rozanov, Berdiaev, regardaient la révo- lution comme une apocalypse » (37). Le titre du livre de Rollin fai- sait implicitement référence à celui de l’écrivain russe Vassili Rozanov (1856-1919) (38), écrit en 1918 ; pour ce dernier, la révolution russe était le résultat d’un christianisme spiritualisé détaché de la vie. Mais dès 1931, Rollin montrait déjà la complicité objective de l’apocalyptique slavophile bénissant la révolution qui allait détruire le vieux monde avec le messianisme bolchevique. Il fait mieux encore en indiquant la diffu- sion de cette littérature en Occident par les bolcheviques eux-mêmes. Alain Besançon a rappelé que « les complots réels se nouent pour parer à des complots imaginaires » (39). Ce fut vrai du mythe bol- chevique de la forteresse assiégée par la conspiration impérialiste des

102 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 révolutions et apocalypses au xxe siècle selon souvarine et rollin

pays capitalistes comme l’indiquait déjà Rollin mais en voyant dans le bolchevisme l’instrument au service du messianisme russe prétendant au titre de « troisième Rome ». Rollin entendait aussi révéler dans son Apocalypse de notre temps comment le nazisme utilisait les Protocoles des sages de Sion pour sus- citer la discorde et affaiblir les démocraties. Le contexte dramatique de l’époque est celui du gouvernement Daladier et du rapprochement germano-soviétique. Rollin n’avait pas attendu 1939 pour mettre en doute le prétendu complot juif. Il évoquait déjà la question dans son ouvrage de 1931 en abordant indirectement l’antisémitisme stalinien :

« Quoiqu’on ait souvent attribué aux influences juives un rôle capital, sinon exclusif dans la révolution russe, celles-ci paraissent n’avoir joué, en réalité qu’un rôle secondaire dont l’importance n’a cessé de diminuer avec le temps. On a même pu constater, ces dernières années, chez certains membres du parti bolcheviste, un antisémitisme qui n’a pas été étranger aux manifesta- tions récentes­ de hautes personnalités du monde israélite contre le régime soviétique. » (Tome II, p. 361.)

Rollin commence son livre par une profession de foi appuyée afin de donner tout son poids d’impartialité à ses révélations en s’identi- fiant comme « n’étant ni franc-maçon ni juif, mais catholique » (40). Il rappelle tout l’historique des fameux Protocoles, ce faux doublé d’un plagiat made in Russia, élaboré par la police tsariste à partir du Dia- logue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, pamphlet du républi- cain Maurice Joly (1829-1878). L’originalité ne réside donc dans ces faits déjà établis à la fin des ­années trente mais dans le rôle des Russes blancs ou des germanophones des marches réfugiés à Munich dans la diffusion des Protocoles en Alle- magne. Il rappelle que ce fut le diplomate Max-Erwin von Scheubner- Richter (1884-1923), Allemand de la Baltique emprisonné par les bol- cheviques, proche du milieu des exilés russes, compagnon de Hitler et mort au cours du putsch manqué de Munich en 1923, « qui montra

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 103 réforme, révolution

tout le parti que la dispersion d’Israël permettait de tirer de l’antisémi- tisme pour internationaliser la doctrine nationale socialiste et recruter hors d’Allemagne des partisans susceptibles de devenir, consciemment ou non, des alliés » (41). C’est un fait que dans son Mythe du XXe siècle, le Balte Rosenberg, qui fit connaître Scheubner-Richter à Hitler, emboî- tait le pas de son compatriote en préconisant une « révolution mondiale raciste ». C’est ce qui explique le titre du chapitre de Rollin « l’Interna- tionale brune ». Rollin n’ignore pas, bien entendu, tout ce que Hitler devait par ailleurs à l’antisémitisme autrichien d’un Schoenerer mais il nous donne la clé d’explication du rôle internationaliste des Protocoles, devenus « l’apocalypse de la nouvelle foi aryenne », servant de pendant à l’Internationale bolchevique : « En cela l’hitlérisme ne fait qu’imiter le bolchevisme qui, tout matérialiste et athée qu’il soit, est devenu, par la voie de la dictature totalitaire, une foi avec ses cérémonies et ses rites (42). » En somme, après avoir fait le lit du bolchevisme, l’apocalyptique slavophile reprenait du service en faveur de l’hitlérisme, qui le lui rendit bien en 1941. Rollin soutenait la thèse de l’imitation. Les réfugiés de la police tsariste auraient initié les nationalistes allemands aux méthodes révolutionnaires russes. Thèse très séduisante et plausible, qui n’est pas sans nous faire penser à celle d’Ernst Nolte (43), mais que Rollin n’étaye pas de manière décisive au terme d’un ouvrage de plus de 700 pages. Elle était en tout cas en conformité avec son schéma de l’âme slave com- plice du germanisme éternel. Dans sa postface de 1977, Souvarine devait revenir à son tour sur l’antisémitisme stalinien, mais sans pousser suffisamment loin l’ana- lyse. L’ironie de l’histoire est que le dernier à avoir cru au complot juif est peut-être Staline lui-même, qui n’avait jamais compris l’agression hitlérienne de 1941 et qui voulut déclencher une nouvelle purge en prenant pour cible le complot sioniste des « blouses blanches », ver- sion hitlérienne modifiée du complot de la « juiverie internationale ».

Cent trente ans et une révolution plus tard, le dialogue amical entre Rollin et Souvarine prolonge – mais dépasse aussi de beaucoup – la controverse entre Benjamin Constant et Joseph de Maistre de 1797. Souvarine voyait en Staline un traître contre-révolutionnaire tandis

104 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 révolutions et apocalypses au xxe siècle selon souvarine et rollin

que Rollin n’était pas loin de voir dans le régime stalinien le contraire d’une révolution, le retour à l’« âme slave » même sévèrement jugée, ou, au pire, un pastiche stalinien des totalitarismes fasciste et nazi. Le cours des événements semblait devoir réconcilier Rollin et Souvarine dans le contexte de l’alliance soviéto-nazie mais en ne leur donnant que partiellement raison. La limite de leur contribution est la diffi­culté de cerner l’idéocratie léniniste dans sa fixité, sa permanence. Dans le fond, la véritable apocalypse, au sens premier du mot, est la révélation d’un phénomène qui devait perdurer soixante-dix ans, se développer au cours de la Première Guerre mondiale et sortir apparemment ren- forcé de la Seconde, au lieu de n’être qu’un bref intermède. Marx avait dit que le communiste connaît le mystère de l’histoire et sait qu’il le résout. Cette prétention fut démentie par Clio. Rollin et Souvarine ne pouvaient pas savoir quelle serait la fin de l’histoire soviétique ni ce que cette fin révélerait de ses fondements.

1. Jean-Louis Panné, Boris Souvarine. Le premier désenchanté du communisme, Robert Laf- font, 1993. 2. Boris Souvarine, Staline. Aperçu historique du bolchevisme, Plon, 1935. Nous nous réfé- rons dans cet article à la nouvelle édition revue par l’auteur parue chez Gérard Lebovici en 1985. 3. Stéphane Courtois (dir.) Du passé faisons table rase. Histoire et mémoire du communisme en Europe, Robert Laffont, 2002, p. 29-35. 4. Le concept d’idéocratie est appliqué au communisme russe par Nicolas Berdiaev (1874- 1948) dans les Sources et le sens du communisme russe, Gallimard, 1938. 5. Martin Malia, la Tragédie soviétique. Histoire du socialisme en Russie, Éditions du Seuil, 1995. 6. François Furet, le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Robert Laffont-Calmann-Levy, 1995. 7. Article paru dans Contrepoint, n° 14, 1974, réédité dans Alain Besançon, Présent sovié- tique et passé russe, Hachette, coll. « Pluriel », 1986, p. 113. 8. Alain Besançon, les Origines intellectuelles du léninisme, Calmann-Lévy, 1977, coll. « Agora », p. 309. 9. Dans le premier chapitre, intitulé « Des révolutions », de Joseph de Maistre, Considérations sur la France, Garnier, 1980, p. 33. Rollin le cite dans l’introduction de la Révolution russe, Delagrave, 1931, tome I, les Soviets, p. 41 ; Souvarine également, dans Staline, op. cit., p. 194. 10. Simon Epstein, Un paradoxe français. Antiracistes dans la collaboration, antisémites dans la Résistance, Albin Michel, 2008, p. 68. 11. Pierre Berland a publié sous le pseudonyme de Georges Luciani un recueil de ses articles du Temps et du Petit Parisien, Six ans à Moscou, avec une préface de Henri Rollin, Librairie Picart, 1937.

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 105 réforme, révolution

12. Voir notamment Henri Frenay, La nuit finira, Robert Laffont, 1973. 13. Simon Epstein, op. cit., p. 68-73. 14. Pierre-Henri Taguieff, les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux, Berg International, 1992, 2 vol. ; la Nouvelle judéophobie, Mille et une nuits, 2002. 15. Henri Rollin, l’Apocalypse de notre temps, Gallimard, coll. « NRF » 1939, réédité chez Allia en 2005, présenté par Gérard Berréby. Nous utilisons cette dernière édition. 16. Henri Rollin, la Révolution russe, ses origines, ses résultats, Libriaire Delagrave, 1931, tome I, les Soviets ; tome II, le Parti bolcheviste. 17. Jean-Louis Panné, Boris Souvarine, op. cit., p. 277. 18. Dans l’avant-propos de son Staline, op. cit., p. 12. 19. Trois lettres de Rollin à Souvarine relatives à des démarches administratives (1949-1950) sont conservées par la bibliothèque de Harvard. 20. François Furet, Penser la révolution française, Gallimard (1978), rééd. 1985, p. 20. 21. Marc Lazar, le Communisme, une passion française, Perrin, 2002. 22. Alain Besançon, « La Russie et la révolution française », dans l’ouvrage collectif Révolu- tion et christianisme. Une appréciation chrétienne de la révolution française, L’Âge d’homme, 1992, p. 109. 23. Stéphane Courtois, « De la révolution française à la révolution d’Octobre », in Renaud Escande (dir.), le Livre noir de la révolution française, Éditions du Cerf, 2008, p. 400-401. 24. Le passage extrait du « Bulletin des droits de l’homme » est cité par François Furet dans le Passé d’une illusion, op. cit., p. 111. Panné n’en cite qu’une partie dans Boris Souvarine, op. cit., p. 68-69. 25. Carl Schmitt, Théorie du partisan, Flammarion, coll. « Champs », 1999, p. 259. 26. Martin Malia, Histoire des révolutions, Tallandier, 2008, p. 348. 27. Cité dans le tome I, p. 6. Iemelian Pougatchev (1742-1775) était un chef cosaque qui prit la tête d’un vaste soulèvement rassemblant cosaques, serfs et ouvriers. Il fut exécuté à Moscou en 1775. 28. Martin Malia, Histoire des révolutions, op. cit., p.325. 29. Boris Souvarine, Staline, op. cit., p. 494. 30. Idem, p. 253. 31. Idem, p. 468. 32. Idem, p. 559. 33. Idem, p. 522. 34. Waldemar Gurian, le Bolchevisme, Beauchesne, 1933. 35. Denis de Rougemont, « Changer la vie ou changer l’homme », in François Mauriac et al., le Communisme et les chrétiens, Plon, coll. « Présences », 1937. 36. Gaston Fessard, la Main tendue. Le dialogue catholique-communiste est-il possible ?, Grasset, 1937. 37. Alain Besançon, les Origines intellectuelles du léninisme, op. cit., p. 347. 38. Vassili Rozanov, l’Apocalypse de notre temps, traduit du russe par Vladimir Pozner et Boris de Schoelzer, Ivrea, 1997. 39. Alain Besançon, op. cit., p. 282. 40. Henri Rollin, l’Apocalypse de notre temps, op. cit., p. 19. 41. Idem, p. 225. Voir Ian Kershaw, Hitler, tome I, 1889-1936, Flammarion, 1999, p. 288-289. 42. Henri Rollin, l’Apocalypse de notre temps, op. cit., p. 245. 43. Ernst Nolte, la Guerre civile européenne 1917-1945, Éditions des Syrtes, 2000.

106 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 études, reportages, réflexions

109 | Paradis fiscaux : les progrès d’une guerre sans fin › Annick Steta

116 | Entretien – Un moment, dans l’été 1913 › Alan Hollinghurst et Frédéric Verger

122 | Les quatorze points du marquis de Norpois › Charles Dantzig

132 | Raison garder – Un train peut en cacher un autre › Gérald Bronner

études, reportages, réflexions

paradis fiscaux : les progrès d’une guerre sans fin

› Annick Steta

ors du sommet du G20 qui se tint à Londres le 2 avril 2009, les chefs d’État et de gouvernement des dix-neuf pays les plus riches du monde et les représentants de l’Union européenne adoptèrent un ensemble de mesures destinées à endiguer la crise financière et économique Lqui avait débuté en 2007 ainsi qu’à mieux réguler le système ban- caire et financier mondial. Le communiqué final du sommet faisait notamment référence à une liste de paradis fiscaux établie par l’Orga- nisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et affirmait que « le temps du secret ban- caire est révolu ». Le G20 renonça toute- Annick Steta est docteur en sciences économiques. fois assez rapidement à faire la guerre aux › [email protected] paradis ­fiscaux : la Chine, dont les ressor- tissants utilisent massivement les places financières offshore que sont Hongkong et certaines îles des Caraïbes, fit en sorte que cette croi- sade se perde dans les sables. Mais la multiplication des scandales liés aux paradis fiscaux a changé la donne. Alors que les pays développés

septembre 2013 109 études, reportages, réflexions

mènent des politiques budgétaires restrictives afin d’enrayer la pro- gression de leur endettement public, leurs citoyens découvrent avec stupéfaction l’ampleur de l’évasion et de la fraude fiscales auxquelles se livrent des individus fortunés et de grandes entreprises. Les entre- prises américaines utilisent largement la possibilité qui leur est offerte de reporter la taxation des profits réalisés à l’étranger aussi longtemps qu’ils ne sont pas rapatriés aux États-Unis de façon à minimiser leur impôt. Une cinquantaine de multinationales ont ainsi reconnu main- tenir une partie de leurs profits dans des pays à fiscalité réduite. Les Britanniques se sont indignés du montant dérisoire de l’impôt sur les sociétés payé par des multinationales comme Amazon, Google et Starbucks. Les autorités de la République fédérale d’Allemagne n’ont pas hésité à acheter des données bancaires volées sur la place helvé- tique et pourchassent depuis quelques mois les citoyens allemands détenant des comptes bancaires non déclarés en Suisse. En France, les révélations relatives au compte bancaire suisse dont Jérôme Cahuzac était le bénéficiaire ont provoqué la démission du ministre du Budget. Connue sous le nom d’OffshoreLeaks, la publication en avril 2013 par trente-six médias internationaux des premiers résultats de l’en- quête menée par l’International Consortium of Investigative Journa- lists sur l’utilisation des paradis fiscaux à des fins de fraude fiscale et de blanchiment d’argent a éclaboussé un certain nombre de personnalités et a conduit à la mise en cause de banques ayant aidé leurs clients à créer des sociétés offshore. Quelques semaines plus tard, le 9 mai 2013, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie ont annoncé avoir mis la main sur une liste de sociétés enregistrées dans les îles Caïmans, les îles Vierges britanniques, les îles Cook et à Singapour. Les gouver- nements de ces trois pays ont décidé de collaborer afin d’identifier les bénéficiaires de ces structures offshore et, ainsi que l’a déclaré le fisc américain dans un communiqué, de « ne laisser nul endroit où aller à ceux qui essaient d’échapper illégalement à l’impôt ». Sous la pression de l’opinion publique, la lutte contre les paradis fiscaux est redevenue une priorité pour les gouvernements des pays ­développés. François Hollande a déclaré le 10 avril 2013 que « les paradis fiscaux doivent être éradiqués en Europe et dans le monde

110 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 paradis fiscaux : les progrès d’une guerre sans fin

parce que c’est la condition pour préserver l’emploi ». L’engagement des États-Unis et des pays de l’Union européenne contre les paradis fiscaux est essentiellement dû à l’importance des pertes de recettes fis- cales dont ils sont responsables. Selon le président de la Global Alliance for Tax Justice, James S. Henry, entre 21 000 et 32 000 milliards de dollars seraient dissimulés dans les paradis fiscaux (1). L’économiste français Gabriel Zucman estime que la Grèce, le Portugal, l’Italie et l’Espagne voient s’envoler l’équivalent de 30 % de leur produit inté- rieur brut vers des comptes offshore (2). Les Français dissimuleraient environ 600 milliards d’euros dans les paradis fiscaux : 220 milliards seraient la propriété de personnes physiques, tandis que 380 mil- liards proviendraient d’entreprises (3). Le syndicat Solidaires Finances publiques estime pour sa part que le coût annuel de la fraude et de l’évasion fiscales pour le budget de l’État français atteint désormais un montant compris entre 60 et 80 milliards d’euros, ce qui représente de 16,7 % à 22,3 % des recettes fiscales totales. Ce mouvement d’éro- sion des recettes fiscales tend à s’accélérer : en 2006, ces pertes étaient comprises entre 42 et 51 milliards, soit 12,3 % à 15 % des recettes fiscales totales (4). Les chefs d’État et de gouvernement des pays déve- loppés cherchent non seulement à récupérer les recettes fiscales que leur font perdre les paradis fiscaux, mais aussi à supprimer les sources d’instabilité financière qu’ils constituent. La crise dessubprimes a servi à cet égard de révélateur. Dans un rapport publié en 2008, le Govern- ment Accountability Office des États-Unis a montré qu’une partie du système bancaire « de l’ombre » créé par les établissements bancaires américains afin de développer des produits financiers toxiques l’avait été dans les îles Caïmans (5). La banque d’affaires américaine Bear Stearns, la banque britannique Northern Rock et la banque allemande Hypo Real Estate ont été frappées de plein fouet par les pertes de leurs filiales ou de leurs fonds spéculatifs enregistrés dans des territoires à fiscalité réduite. Il n’existe pas de définition unique des paradis fiscaux. Celles que retiennent les institutions internationales sont relativement anciennes et assez floues : elles ne permettent pas d’appréhender l’ensemble du phénomène. L’économiste Richard Anthony Johns a proposé de

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 111 études, reportages, réflexions

définir les paradis fiscaux comme les pays engageant des politiques délibérées visant à attirer des activités internationales par la minimi- sation des impôts et la réduction de toute autre forme de restriction sur les opérations des entreprises (6). Cette définition met en lumière l’une des caractéristiques des paradis fiscaux : ils « créent leurs avan- tages comparatifs par un allégement de contraintes réglementaires de toutes sortes afin d’attirer les activités étrangères qui, sinon, n’auraient marqué aucun intérêt pour ces territoires » (7). Les paradis fiscaux vérifient un ensemble de critères, parmi lesquels figurent l’existence d’une fiscalité faible ou nulle pour les non-résidents, la confidentia- lité des opérations financières, une procédure d’enregistrement des entreprises peu contraignante, une liberté totale des mouvements de capitaux internationaux et le support d’un grand centre financier. Ils permettent de la sorte de découpler le lieu de réalisation d’une activité économique du lieu de son enregistrement et de sa taxation. Les paradis fiscaux sont le produit de stratégies développées de façon indépendante par les États-Unis, le Royaume-Uni et la Suisse entre la fin du XIXe siècle et le début des années trente. Afin de tirer profit de la proximité de l’État de NewY ork et du Massachusetts, où se trouvaient les sièges sociaux des plus grandes entreprises américaines, le New Jersey et le Delaware proposèrent dès la fin du XIXe siècle un plafonnement d’impôt à toute société s’installant sur leur territoire. Ils inaugurèrent ainsi une politique de moins-disant fiscal destinée à atti- rer les entreprises. Mais à cette époque, les sièges sociaux des sociétés bénéficiant de ces avantages fiscaux étaient réellement installés dans les États qui les leur accordaient. Le principe de la résidence fictive des entreprises pour des raisons fiscales résulta d’une décision de justice britannique prise en 1929 : en exemptant d’impôt les revenus en pro- venance de l’étranger de toute entreprise enregistrée au Royaume-Uni mais dont la direction est installée à l’étranger, les juges ont, selon le professeur de droit international Sol Picciotto, « créé une échappatoire faisant en quelque sorte de l’Angleterre un paradis fiscal ». En rendant inviolable le secret bancaire sous peine de poursuites pénales, la loi bancaire suisse de 1934 acheva de bâtir le cadre juridique dans lequel se sont développés les paradis fiscaux. Ces derniers ne prirent toute-

112 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 paradis fiscaux : les progrès d’une guerre sans fin

fois leur essor qu’à la fin des années cinquante, sous l’effet de la nais- sance du marché des eurodollars (8). Les places financières offshore ont d’abord été utilisées par les banques qui voulaient se soustraire aux règles nationales régissant leur activité. Mais dès les années soixante- dix, les entreprises multinationales commencèrent à s’implanter dans les paradis fiscaux de manière à réduire leur imposition(9) . La finance offshore s’est progressivement installée au cœur du processus de mon- dialisation économique : c’est pour cette raison qu’il est si difficile de la combattre. Il aura fallu que l’économie mondiale traverse une crise comparable à celle des années trente pour que les gouvernements des pays développés s’emparent véritablement de ce dossier. Les États-Unis ont été les premiers à reprendre le flambeau de la lutte contre les paradis fiscaux. Adopté en 2010 et applicable depuis le 1er janvier 2013, le Foreign Account Tax Compliance Act (Fatca) contraint les établissements financiers étrangers à déclarer les revenus versés à leurs clients américains. Le Fatca a permis de faire progres- ser le débat sur l’échange d’informations bancaires au sein de l’Union européenne : si des pays de l’Union européenne échangent des infor- mations avec les États-Unis, ils doivent aussi le faire avec les autres membres de l’Union. Le Luxembourg, qui a accepté de signer un ­accord d’échange automatique d’informations bancaires avec les États- Unis, a annoncé en avril dernier son intention d’appliquer à partir du 1er janvier 2015 la directive européenne sur la fiscalité de l’épargne, laquelle organise un échange automatique d’informations relatives aux intérêts versés sur les comptes détenus dans l’un ou l’autre pays de l’Union européenne par des contribuables résidant dans un autre État membre. Seule l’Autriche résiste encore. Ces deux pays bloquent par ailleurs depuis 2008 l’extension de la directive sur la fiscalité de l’épargne à différents produits d’assurance-vie et à certaines sociétés écrans. La Commission européenne souhaite d’autre part obtenir un mandat pour négocier des échanges automatiques d’informations avec la Suisse, le Liechtenstein et d’autres paradis fiscaux extra-européens. Ces pays appliquent pour le moment une retenue à la source sur les revenus des dépôts bancaires des citoyens de l’Union européenne et versent l’argent aux gouvernements de façon anonyme. Ils répondent

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 113 études, reportages, réflexions

également aux demandes d’informations formulées par les autorités fiscales ou judiciaires des pays membres de l’Union européenne. Le G20 s’est quant à lui engagé lors du sommet de Saint-Pétersbourg à faire de l’échange automatique d’informations le nouveau standard mondial. L’OCDE a été chargée par le G20 d’élaborer un système standardisé d’échange automatique d’informations bancaires. Le sommet du G8 qui s’est tenu en Irlande du Nord en juin dernier a par ailleurs jugé nécessaire de changer les règles qui per- mettent aux entreprises de déplacer leurs profits dans les pays à ­fiscalité réduite et a demandé que les multinationales aient l’obli- gation de communiquer aux autorités fiscales le montant de leur impôt, pays par pays. L’Union européenne s’efforce également de priver les entreprises multinationales de la possibilité de minimiser leur impôt en ayant recours à des montages fiscaux sophistiqués. La Commission européenne a proposé en 2010 un mécanisme dit de « base commune consolidée » pour l’impôt sur les sociétés consis- tant à ne plus calculer le bénéfice des multinationales au niveau de chaque pays, mais au niveau de l’Union européenne. Le bénéfice serait ensuite affecté à chaque pays en fonction de critères objectifs : chiffre d’affaires, emploi, investissement… Ce mécanisme empêche- rait les multinationales de localiser l’ensemble des profits qu’elles réalisent en Europe dans des pays à fiscalité réduite. Mais ces der- niers sont parvenus à bloquer ce projet (10). Certains observateurs craignent que la lutte contre les places ­financières offshore engagée par les pays développés ne se traduise par l’apparition de nouveaux paradis fiscaux. Dans un rapport pré- senté par son secrétaire général, Ángel Gurría, lors du sommet du G8 de juin 2013, l’OCDE a rappelé que « l’évasion fiscale est un problème global qui nécessite des solutions globales, sans quoi la question est juste repoussée ailleurs plutôt que réellement réso- lue ». Plusieurs pays africains, dont le Kenya, auraient la tentation de modifier leur réglementation afin d’attirer les capitaux étrangers. L’OCDE a par ailleurs identifié quatorze États ou territoires qui ne coopèrent pas de façon satisfaisante en cas d’enquête fiscale : c’est notamment le cas du ­Vanuatu, du Panama, de Dubaï (11)… Même

114 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 paradis fiscaux : les progrès d’une guerre sans fin

s’il est mieux engagé qu’il ne l’a jamais été, le combat contre les paradis fiscaux peut encore achopper sur les zones les plus opaques de la finance mondiale.

1. James S. Henry, « The price of offshore revisited. New estimates for “missing” global pri- vate wealth, income, inequality, and lost taxes », Tax Justice Network, juillet 2012. 2. Claire Gatinois et Anne Michel, « L’Europe, aussi, abrite des “juridictions à palmiers” », le Monde, 10 avril 2013, p. 12. 3. Voir sur ce point : Antoine Peillon, Ces 600 milliards qui manquent à la France. Enquête au cœur de l’évasion fiscale, Points, 2012. 4. Christian Chavagneux, « Les paradis fiscaux au cœur de la mondialisation », Alternatives économiques, mai 2013, n° 324, p. 58. 5. Government Accountability Office, « Cayman Islands : Business and tax advantages attract U.S. persons and enforcement challenges exist », rapport n°08-778, 24 juillet 2008. 6. Richard Anthony Johns, Tax Havens and Offshore Finance : A Study of Transnational Econo- mic Development, New York, St. Martin’s Press, 1983, p. 20. 7. Christian Chavagneux et Ronen Palan, les Paradis fiscaux, La Découverte, troisième édi- tion, 2012, p. 10. 8. On appelle eurodollars les dépôts en dollars situés à l’extérieur des États-Unis. 9. Sur l’histoire des paradis fiscaux, voir : Christian Chavagneux et Ronen Palan, op. cit., p. 27-50. 10. Guillaume Duval, « L’harmonisation fiscale, c’est maintenant ! », Alternatives écono- miques, mai 2013, n° 324, p. 65. 11. Anne Michel, « Paradis fiscaux : la descente aux enfers », le Monde Éco & Entreprise, 23 mai 2013, p. 2.

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 115 études, reportages, réflexions

un moment, dans l’été 1913

› Entretien avec Alan Hollinghurst par Frédéric Verger

Alan Hollinghurst, peut-être le meilleur romancier anglais d’aujourd’hui, est en tout cas celui dont la prose possède le plus grand charme d’évocation en même temps que la plus acérée verve comique. Son dernier roman, The Stranger’s Child, est paru en 2011 en Angleterre (on en trouvera la recension dans la Revue des Deux Mondes d’octobre-novembre 2011) et sa traduction française est sortie cet été aux éditions Albin Michel (1). S’étirant sur plus d’un siècle, le roman raconte en différents épisodes comment un moment particulier de l’été 1913, un an avant le déclenchement de la Grande Guerre, va être, tout au long d’un siècle, rêvé, déformé, métamorphosé, dans les souvenirs de ses protagonistes ou les essais naïfs, dérisoires ou cyniques, de reconstruction des biographes. Satirique, mélancolique, humain et cruel, le roman, derrière son apparence classique de chronique à la E.M. Forster, développe en réalité une forme très originale et puissante dont le sujet véritable est l’indistinction de la mémoire et de l’imagination, de la vérité et de l’illusion.

Frédéric Verger

116 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 un moment, dans l’été 1913

Revue des Deux Mondes – Votre dernier roman semble reprendre des formes traditionnelles et pourtant le bon lecteur découvre vite que son charme et sa profondeur tiennent à son originalité formelle : les ruptures tempo- «relles, les ellipses, le jeu entre les points de vue des différents person- nages ne ressemblent pas du tout à ceux qu’on peut trouver dans des romans de Foster ou de James… À quel point la forme originale de votre roman était-elle voulue, concertée ? Quelle a été l’idée, l’intuition pre- mière du livre ? Et comment a-t-elle évolué ?

Alan Hollinghurst L’idée des ruptures temporelles était présente dès le début, mais j’envisageais alors seulement un roman en deux parties, avant et après la guerre de 1914. Ma tendance profonde d’écrivain a toujours été d’éviter la présentation directe de grands sujets historiques au profit d’une étude plus intime et ironique de leursrépercussions ­ sur les vies individuelles. Je sentais que je pouvais traiter le sujet de façon intime malgré le large éventail temporel qu’il me fallait déployer. Et puis, assez vite, par une série de sauts intuitifs difficiles à décrire, j’ai vu un roman qui s’étendrait sur tout un siècle, et une forme qui n’était pas conventionnelle mais possédait sa propre logique, celle même de la vie, avec ses points de vue changeants et multiples. Il y avait quelque chose de délectable à entraîner le lecteur dans un monde de fiction qui semblait d’abord aussi confortable que celui de E. M. Forster et puis de le désorienter par des sauts dans le temps ou les points de vue. J’espérais aussi que les hypothèses qu’échafauderait le lecteur à propos des épisodes qui ne sont pas racontés ressembleraient à ce que font mes deux biographes fictifs, Sebastian Stokes et Paul Bryant, et que, comme dans la vie, beaucoup de choses surviendraient de façon inat- tendue, et que beaucoup d’autres ne seraient­ jamais sues.

Revue des Deux Mondes – Votre œuvre romanesque semble ­partagée entre une dimension lyrique, sensuelle, peut-être plus marquée dans vos deux premiers romans à la première personne, et une dimension narrative, dramatique, théâtrale parfois si l’on songe aux scènes de

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 117 études, reportages, réflexions

comédie de The Spell, de la Ligne de beauté ou de l’Enfant de l’étran- ger. Comment ressentez-vous cette double dimension ? A-t-elle connu une évolution depuis votre premier roman ? Et ce goût de la description, de l’évocation rêveuse et sensuelle du monde entre-t-il parfois en conflit chez vous avec la nécessité de bâtir une intrigue ou de créer une forme de tension narrative ? Comment tentez-vous de le résoudre ?

Alan Hollinghurst Pour moi, la dimension lyrique, le pouvoir d’évocation ont toujours eu la priorité. Ce qui me donne le plus de plaisir dans l’écriture, c’est la recréation et l’analyse de l’expérience sensorielle et de l’émotion, la description du monde physique et des interactions entre les êtres. Cette chose indéfinissable, l’atmosphère, est toujours pour moi la chose la plus importante, aussi bien comme lecteur que comme écrivain : la magie particulière du livre, d’un inté- rêt bien plus grand que sa dimension narrative. J’accepte le fait que la fiction, sauf la plus expérimentale, doit avoir une dimension narrative et je mentirais si je disais que je ne prends pas du plaisir à mettre au point ses surprises, mais ce qui m’intéresse dans le fait de raconter une histoire, ce sont les situations, les atmosphères qui se dégagent des relations entre individus ou entre groupes bien plus que la réso- lution d’une intrigue. Il existe un modèle de fiction dans lequel l’his- toire recèle un secret qu’on révèle à la fin et qui soudain explique tout le reste. C’est un mécanisme que j’ai utilisé dans mes deux premiers livres, même si j’étais un peu embarrassé par son grincement. Depuis­ j’ai essayé de trouver des formes narratives et des développements plus ouverts, plus fidèles à la vie. Même dansla Ligne de beauté (2), je n’ai pas aimé écrire tout le passage à la fin qui me semblait pourtant néces- saire du strict point de vue de l’intrigue, et j’ai essayé de donner l’im- pression que pour Nick, le protagoniste, tout cela avait aussi quelque

chose de lourd et d’attendu. Comme beau- Alan Hollinghurst est l’auteur, entre coup de mes personnages principaux, il a autres, de la Piscine-bibiliothèque tendance à vivre dans l’univers sensuel de (Bourgois, 1991) et de la Ligne de beauté (Fayard, 2005), Man ses rêves et de ses goûts, où le monde cru Booker Prize et finaliste du National de la narration fait intrusion de façon dou- Book Critics Circle Award en 2004.

118 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 un moment, dans l’été 1913

loureuse. C’est dit de façon un peu solennelle alors que j’espère que beaucoup de descriptions de la vie individuelle et de la vie sociale sont plutôt comiques. Le « roman comique » me fait plutôt peur, avec tout ce qu’il a de lourd et de voulu, mais je crois que la tradition anglaise de la comédie de mœurs fait partie de mon matériau, une comédie dans laquelle on trouverait la plus large palette d’émotions.

Revue des Deux Mondes – Malgré la présence de la mort et de la maladie, un sentiment de beauté, de plaisir de vivre se dégage de vos romans. Pourtant un thème assez sombre apparaît souvent en filigrane, celui de l’enfermement. Enfermement dans un milieu, un clan, ou dans sa propre histoire. Ce thème est-il important pour vous ? Peut-on le relier à votre goût pour Racine, qui à sa façon était lui aussi intéressé par cet aspect de l’existence ?

Alan Hollinghurst Vous avez sans doute raison. La célébration du miracle d’exister doit aller de pair avec la vision lucide de tout ce qui complique et étouffe nos vies. Mais chez Racine la dimension de l’enfermement­ est nécessairement tragique, à un degré que je n’ai jamais cherché à rendre dans ce que j’ai écrit.

Revue des Deux Mondes – Le passé semble être dans vos romans à la fois un objet de nostalgie et, au travers de la mémoire, le ­domaine de l’illusion. Est-il pour vous un thème romanesque particulièrement important ?

Alan Hollinghurst Il me semble qu’il l’est devenu, de plus en plus. La mémoire, bien sûr, est la ressource essentielle du romancier, présente même lorsqu’il invente des gens, des lieux ou des époques qu’il ne connaît pas et ne peut se rappeler. Son rôle est si fonda- mental qu’on ne peut l’analyser et pour moi chaque livre – pourtant jamais « à clef » –, dans lequel histoire et personnages sont totale- ment inventés est une nouvelle exploration de la mémoire, où se révèlent certaines dimensions parfois entièrement négligées de mon

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 119 études, reportages, réflexions

propre passé. Je me rends bien compte que l’enchevêtrement de la mémoire et de la fiction est devenu pour moi plus essentiel que le sujet lui-même. Bien sûr, la nostalgie a quelque chose de séduisant, d’élégant, et j’espère que l’Enfant­ de l’étranger encourage le lecteur à s’interroger sur ses mécanismes.

Revue des Deux Mondes – Henry James et son sens du détail, de l’épigramme psychologique ; Proust, plus direct, plus sensuel et visuel : en quoi ces deux auteurs sont-ils importants pour vous ?

Alan Hollinghurst Henry James a été très important pour moi à cause de l’extraordinaire qualité et du degré de sa compréhension de la vie et du roman comme forme et œuvre d’art. Je n’essaierai jamais d’écrire un roman qui reprendrait trop fidèlement sa façon de faire, chaque écrivain doit trouver sa propre recette. Mais sa conviction qu’une scène et même toute une partie de roman doivent s’écrire à partir d’un seul point de vue est aussi l’un de mes principes. Dans la Ligne de beauté, je me suis attelé à une tâche à la James : écrire un roman à la troisième personne qui s’étalerait sur quatre années entiè- rement au travers du point de vue d’un seul personnage. C’était une vraie gageure, surtout pour ce qui concerne ­l’organisation du maté- riau et de ce que James appelle les « occasions », dans mon cas essen- tiellement des soirées. Mais j’aime sa maîtrise dans le traitement des détails les plus infimes des interactions entre les êtres, toute la richesse ­d’implications qu’il décèle dans un geste ou une phrase. Chez Proust, bien sûr, l’analyse de la pensée, des sentiments, des motivations va encore plus loin. J’étais obsédé par Proust il y a trente ans, au moment où j’ai lu la Recherche pour la première fois et il reste pour moi un objet de vénération. J’y reviens parfois pour relire un passage précis mais je ne peux pas dire qu’il soit important pour moi dans ma pra- tique de romancier.

Revue des Deux Mondes – Quels sont les écrivains de langue fran- çaise que vous préférez ?

120 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 un moment, dans l’été 1913

Alan Hollinghurst Proust, justement ! Et aussi Baudelaire, ­Mallarmé. Je suis très attiré par l’art décadent et symboliste et j’ai connu des périodes d’immersion complète dans Huysmans et (de l’autre côté de la frontière) Georges Rodenbach (j’ai écrit une longue préface à Bruges-la-Morte). Dans The Folding Star (3), j’explore d’une certaine façon l’arrière-pays du symbolisme belge, qui me fas- cine toujours beaucoup. Il y a bien longtemps, j’ai lu les grandes œuvres de Stendhal et de Flaubert mais le souvenir que j’en garde est aussi fragmentaire que celui de beaucoup des romans anglais que j’ai lus lorsque j’étais étudiant. Je ne connais pas bien le roman français contemporain ; Ravel de Jean Echenoz est le dernier que j’ai vraiment beaucoup aimé. Mon lien principal avec la littérature française a consisté à traduire en vers blancs deux pièces de Racine, Bajazet et Bérénice, et j’aimerais continuer. Par exemple, j’aimerais que quelqu’un me demande de traduire Suréna de Corneille, qui n’a jamais été monté en Angleterre, mais ça m’étonnerait …

1. Allan Hollinghurst, l’Enfant de l’étranger, traduit par Bernard Turle, Albin Michel, 2013. 2. Allan Hollinghurst, la Ligne de beauté, traduit par Jean Guiloineau, Fayard, 2005. 3. The Folding Star (Chatto & Windus, 1994) l’un des plus beaux romans d’Alan Hollinghurst, n’a pas été traduit en français.

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 121 études, reportages, réflexions

les quatorze points du marquis de norpois

› Charles Dantzig

Physique de Norpois

M. de Norpois est un des premiers personnages à 1. être nommés dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs : « Disons pour finir[quand Proust dit « pour finir », en général, ça ne fait que commencer] qui était le marquis de Norpois. Il avait été ministre plénipotentiaire avant la guerre [avant la guerre, ça veut dire avant la guerre de 1870] et ambassadeur au Seize Mai, et, malgré cela, au grand étonnement de beaucoup, chargé plusieurs fois, depuis, de représenter la France dans des missions ­extraordinaires – et même comme contrôleur de la Dette, en Égypte. »

122 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 les quatorze points du marquis de norpois

2. Affabilité de Norpois

Norpois est excessivement affable. Quand on l’écoute, on a l’im- pression d’entrer dans le salon d’un château de campagne aux fauteuils recouverts de housses :

« Et je dois dire que la conversation de M. de Norpois était un répertoire si complet des formes surannées du langage particulières à une carrière, à une classe, et à un temps – un temps qui, pour cette carrière et cette classe- là, pourrait bien ne pas être tout à fait aboli – que je regrette parfois de n’avoir pas retenu purement et sim- plement les propos que je lui ai entendu tenir. J’aurais ainsi obtenu un effet de démodé, à aussi bon compte et de la même façon que cet acteur du Palais-Royal à qui on demandait où il pouvait trouver ses surprenants cha- peaux et qui répondait : “Je ne trouve pas mes chapeaux. Je les garde.” »

Le général de Gaulle, venant d’un milieu qui n’était pas très dif- férent de celui de Norpois, était d’une courtoisie parfaite. Ce qui ne l’empêchait pas d’être autoritaire et cabotin. Et d’avoir peu de ­diplomatie, ou d’avoir, disons, une diplomatie de l’agressivité. Il avait confié la tâche de l’abrasion de ses rugueux propos, le ministère de l’affadissement étranger en quelque sorte, à un ministre très Nor- pois, Maurice Couve de Murville. Cet homme très grand lui aus- si, d’une élégance souple (on pourrait imaginer rétrospectivement Norpois avec son physique, après tout c’est celui de Lord Halifax ; il est très rare, à cause des nécessités de représentation, qu’un mi- nistre des Affaires étrangères soit un obèse à forte voix), a tenu le poste pendant dix ans, Charles Dantzig est notamment la plus longue carrière de ministre des Af- l’auteur de Pourquoi lire ? (Grasset, 2010), des Nageurs (Grasset, 2009) faires étrangères en France. Maurice Couve et d’À propos des chefs-d’œuvre de Murville­ a réussi à ne laisser le souvenir (Grasset, 2013).

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 123 études, reportages, réflexions

d’aucun bon mot, d’aucune phrase marquante, de rien qui dépasse. C’est une forme de génie. Je dis cela sans (presque) me moquer. Il y a tellement de ­Tartarins dans les gouvernements qu’un ministre fade devrait avoir la médaille d’or de la tranquillité publique. Maurice Couve de Murville a été l’apothéose du style Norpois et en même temps sa mort. Lui ont succédé des gens qui n’avaient plus son af- fabilité, ni sa politique. Les meilleurs du style Norpois, Couve de Murville, Jean Sauvagnargues,­ Jean François-Poncet,­ avaient tiré de leur maître à tous, Charles-­Maurice de Talleyrand-Périgord,­ leur trait essentiel de caractère : le flegme.

3. Norpois n’a pas de prénom

André Malraux disait du général de Gaulle : « Dans de Gaulle, il n’y a pas de Charles. » Dans Norpois, il n’y a pas de prénom. C’est pour une raison légèrement différente. L’amour, je dirais. Dans les romans, la grande raison de la prénomination (mot que j’invente, il n’avait qu’à exister) est l’amour. On donne un prénom à un per- sonnage parce qu’il a de l’importance et qu’on l’aime. On veut le rendre aimable. Évidemment, il y a les générations. Le Narrateur d’À la recherche du temps perdu vit à une époque où les aînés sont « monsieur », et pas de prénom. Les aînés étaient des statues. C’était bien dommage. Certains avaient du cœur et auraient mérité d’aimer et d’être aimés. J’ai mis des années à oser appeler « Bernard » un écri- vain que j’aimais beaucoup et je le regrette. Je ne l’ai pas moins aimé, mais je l’ai aimé différemment quand nous nous sommes appelés­ par nos prénoms. C’était mieux. Il n’était d’ailleurs pas moins empêtré­ que moi, quoique mon aîné, dans ces politesses guindées. Et c’est pour cela que j’offre mon prénom aux gens qui m’aiment et que j’aime. Appelez-moi Charles, et tout ira bien. Proust était assez ­Marcel. Le prénom est un grand signe d’affection envers les écri- vains. On pourrait faire la liste des écrivains à qui l’on ne voudrait en aucun cas s’adresser par leur prénom.

124 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 les quatorze points du marquis de norpois

4. Politique de Norpois

La politique de Norpois est celle de la banalité. On me dit que c’est un grand secret des Affaires étrangères.

« Mais en ce qui concernait M. de Norpois, il y avait sur- tout que, dans une longue pratique de la diplomatie, il s’était imbu de cet esprit négatif, routinier, conservateur, dit “esprit de gouvernement” et qui est, en effet, celui de tous les gouvernements et, en particulier, sous tous les gouvernements, l’esprit des chancelleries. Il avait puisé dans la carrière l’aversion, la crainte et le mépris de ces procédés plus ou moins révolutionnaires, et à tout le moins incorrects, que sont les procédés des oppositions. »

Et voilà sans doute pourquoi, même si nos deux pays étaient enne- mis, le chancelier Bismarck admirait Norpois. Il y a eu, au vu et au su de tous, une Internationale socialiste, mais bien avant cela et encore de nos jours il existe une Internationale conservatrice, plus discrète et qui n’a pas moins d’influence.

5. Antisémitisme enfoui de Norpois

La paix n’existe que par les apparences du paisible. Tout ce qui pour- rait faire bouger le paisible établi, aussi imparfait soit-il, est risqué. Nor- pois qui, par tactique autant que par politesse, n’exprime franchement aucune opinion, peut avoir l’air dreyfusard et antidreyfusard. Il est anti :

« La France, dans son immense majorité, désire le travail et l’ordre. Là-dessus, ma religion est faite. »

Norpois ne hurle pas avec les antidreyfusards forcenés par souci du bon ton et par méfiance de ce qui pourrait arriver. Cela plus les recom- mandations de sa vieille maîtresse, Mme de Villeparisis (qu’il épou-

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 125 études, reportages, réflexions

sera après la mort de son mari), édulcorent un antisémitisme discret, présent, si essentiel qu’il n’a pas à s’exprimer, comme les motifs d’un papier peint derrière un personnage. Norpois prononce « Svann », le Narrateur le signale sans donner d’explication dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs. L’explication, nous pouvons la trouver dans la façon dont les gens d’extrême droite disaient « Mitran » pour « Mitterrand », croyant le diminuer. Norpois dit « Svann » par antisémitisme.

6. Norpois et la littérature

Membre de l’Institut, section des sciences morales et politiques, Norpois y dispose d’une dizaine de voix, qui lui permettent de récom- penser l’assiduité à son endroit du prince de Faffenheim-Musterburg- Weinigen (décorations, flatteries, articles où il est mentionné). Dans cette élection, son soutien échappe au père du Narrateur, qui l’avait tant espéré. Norpois est ami avec le directeur de la Revue des Deux Mondes, dans laquelle il écrit. Et quand le père du Narrateur s’oppose au désir d’écrire de son fils, le destinant à la diplomatie, il est tout à fait étonné que Norpois lui dise du bien de la littérature. On peut donc y faire carrière, se dit-il. Une carrière, c’est tout ce que veulent les parents pour leurs enfants. Ils ne sont rassurés que tant qu’ils cassent des cailloux.

7. Éloquence de Norpois

Lors de son premier dîner dans la famille du Narrateur, Norpois utilise clichés et lieux communs en série. « Comment ? encore un pud- ding à la Nesselrode ! Ce ne sera pas trop de la cure de Carlsbad pour me remettre d’un pareil festin de Lucullus ! » Sur l’actualité diploma- tique : « Comme dit un beau proverbe arabe : ‘‘Les chiens aboient, la caravane passe.’’ » On dirait que Norpois a appris à parler dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert. Ce dernier n’aurait pas été mécontent, je vous l’assure, du commentaire du Narrateur :

126 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 les quatorze points du marquis de norpois

« […] le proverbe nous était connu. Il avait remplacé cette année-là chez les hommes de haute valeur cet autre : “Qui sème le vent récolte la tempête”, lequel avait besoin de repos, n’étant pas infatigable et vivace comme : “travailler pour le roi de Prusse”. Car la culture de ces gens éminents était une culture alternée, et généralement triennale. »

8. Gestuelle de Norpois

Phrases académiques, gestes dominateurs. Sa devise pourrait être : « Suavité et Autorité. »

« Pendant qu’on lui exposait quelque chose, il gardait une immobilité de visage aussi absolue que si vous aviez parlé devant quelque buste antique – et sourd – dans une glyptothèque. Tout à coup, tombant comme le mar- teau du commissaire-priseur, […] la voix de l’Ambassa- deur qui vous répondait vous impressionnait d’autant plus que rien dans sa face ne vous avait laissé soupçonner […] l’avis qu’il allait émettre. »

Un roi de la dissimulation, ce marquis. Vocabulaire et attitude, il sait mettre ses interlocuteurs à distance et garantir sa supériorité, que de toute façon il juge innée. Proust, c’est le contraire de Zola. Zola, de gauche, croyait au déterminisme et à l’hérédité. Proust, de droite, a écrit avec À la recherche du temps perdu une guerre à l’hérédité et à l’inné.

9. Stylistique de Norpois

Pendant la Première Guerre mondiale, Norpois publie des articles qui sont des modèles du parler pour ne rien dire. Les diplomates en sont les artistes, tant mieux. Leur ministère est un ministère de la ­parole, selon l’expression de Barrès, qui trouvait ça important à la

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 127 études, reportages, réflexions

même époque ; ses articles encourageaient à la mort. La parole des di- plomates, tout au contraire, cherche à noyer l’action. Retarder, empê- cher les guerres, parlons, parlons, parlons. Leur parler pour parler est si ­assuré qu’on finit par se dire qu’il cache un mystère. Il l’a, puisqu’on le lui donne. Nous leur confions la fumée qui engourdit les brutes. Le style Norpois est le génie des Affaires étrangères. Chateaubriand le savait bien, dont la correspondance diplomatique n’est pas en cha- teaubriand, mais en norpois. Par son emploi systématique des lieux communs, Norpois affirme aussi son appartenance à la classe humblement arrogante de ceux qui ont du Bon Sens. Certaines métonymies révèlent discrètement (croit- il) cette haute position. « Cet éternel double jeu qui est bien dans la manière du Ballplatz » (Revue des Deux Mondes). Familiarité avec le ­pouvoir, familiarité avec la convention. Cela fait des hommes fortement en place.

10. Absence totale d’humour de Norpois

Norpois n’a ni humour, ni esprit. Et c’est sa force. L’esprit et l’humour­ choquent le pouvoir. Avec son air de pirogue en bois ligné, impassible et flottant, il fait une auguste carrière. L’exemple en a été fixé par celui qui reste à ce jour le plus grand ministre des Affaires étrangères de la France, je parle à nouveau de Talleyrand. Il prenait soin de ne montrer son esprit qu’en présence de très peu de gens ; ses interventions publiques n’en révèlent aucun, et ses mémoires sont les plus ennuyeux écrits qu’on ait publiés sur le Ier Empire et la Restauration.

11. Conception vulgaire qu’a Norpois de la littérature

Norpois trouve au Narrateur comme à Bergotte « ce même défaut, ce contresens d’aligner des mots bien sonores en ne se souciant qu’en- suite du fond », ce qui revient selon lui à « mettre la charrue avant les bœufs ». Norpois ne comprend pas que la littérature n’est qu’une

128 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 les quatorze points du marquis de norpois

question de forme, ou plus exactement de lutte contre l’informe par la forme. Des idées, tout le monde en a, à commencer par les Nor- pois, de ce qu’on appelle style, très peu, et surtout pas lui. Comment en aurait-il, avec des idées pareilles, lui pour qui la littérature est un vernis, un ornement, un ajout ? C’est d’ailleurs la preuve de l’absence de justice sur la terre qu’un homme qui se permet de juger un écrivain original en employant un cliché (« mettre la charrue avant les bœufs ») ne tombe pas mort sur-le-champ. Le découragement accable le Narrateur à qui Norpois vient d’expo- ser sa conception de la littérature comme art de raconter une intrigue. Il se sent incapable d’écrire. Comme toujours avec Proust, le premier mouvement consiste à croire que ce qu’on nous dit est vrai. Pour Norpois, la littérature est un moyen d’arriver socialement, et il la recommande au Narrateur tout en la considérant comme ­inférieure à la diplomatie. Lors de leur première rencontre, il évoque le fils d’un ancien collègue du ministère qui, « sans être parvenu au Pinacle, a déjà fait un bout de chemin », et pourrait ne pas désespérer d’un fauteuil à l’Académie française. Et qu’a-t-il écrit, ce vieux jeune homme ? Quelques articles dans la Revue des Deux Mondes, ainsi que, je cite encore, « un ouvrage relatif à l’Infini sur la rive occidentale du lac Victoria Nyanza et un opuscule moins important, mais conduit d’une plume alerte, parfois même acérée, sur le fusil à répétition dans l’armée bulgare ». Cette phrase est une légère erreur de Proust. (Il lui arrive d’avoir de ces plaisanteries à la Labiche que l’on devine à peine, car Labiche se tape sur les cuisses et Proust pouffe.) Pour le fils du confrère de Norpois, c’est une chose très sérieuse, la rive occidentale du Victoria Nyanza, et Proust aurait pu choisir un sujet moins faci- lement risible. La conception de la littérature comme moyen orne- mental de communiquer des informations heurte le Narrateur autant que moi, je dois dire. Norpois, ne se rendant évidemment compte de rien, lui tend une carte de visite en lui recommandant de prendre contact avec le jeune auteur : « Il vous donnera d’utiles conseils. » La remarque sur le lac Victoria Nyanza est d’ailleurs impossible de la part de Norpois qui la fait sans ironie, or c’en est une. L’auteur n’a pas pu s’empêcher de faire une grimace derrière son personnage.

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 129 études, reportages, réflexions

12. Piètre réputation d’un homme qui croit en avoir une ­excellente

Invité chez Odette et Swann, le Narrateur fait la connaissance de Bergotte. Oh, la façon qu’il a de parler de la Berma ! Norpois trouvait que le mérite de l’actrice tenait au choix de ses rôles, à ses ­toilettes, à sa voix, enfin toutes les platitudes possibles.Bergotte, ­ lui, évite de parler des choses à partir du cliché ou de l’idée commune.­ Que dis- je, évite ? Il ne l’évite pas, il est comme ça. Il n’y a rien de commun en lui. Il ne conteste pas plus les idées ­communes qu’il ne les répète : il réfléchit. Et, pour révéler l’ensemble, il passe par le détail. On pourrait voir dans une certaine posture de jeu de la Berma, dit-il, « une Hespéride qui fait ce geste sur une métope d’Olympie et les belles vierges de l’ancien Érechthéion ». Écrivain, Bergotte raisonne par images. C’est ce que l’on appelle l’imagination, sans doute. L’admiration inquiète qu’avait le Narrateur pour Norpois s’envole. Son jugement est confirmé par Bergotte. Quand il lui fait part des observations du marquis sur la Berma, l’écrivain répond : « C’est un vieux serin. »

13. Proust écrit-il comme Norpois ?

On peut être Proust et par instants écrire comme Norpois. Je pense à son goût des archaïsmes. Comme Norpois, Proust n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il peut écrire : « par extraordinaire » ou « faire le départ ». Il emploie cette dernière expression dans : « Faire le départ entre un texte et sa diction. » Ah tiens, il utilise « texte » à propos de littérature. Ce mot n’a donc pas, comme on nous l’avait dit, été inven- té par l’Université pour noter la littérature. Elle l’a pris à la littérature. À Proust. Par l’intermédiaire d’un professeur comme Barthes, peut- être, qui adorait Proust, et a transporté le mot dans le lexique univer- sitaire. Et, comme la seule perfection est la mort, le grand moqueur des clichés qu’est Proust en utilise un pour en railler le roi Norpois : « Certes les citations de ce genre, et desquelles M. de Norpois excellait à émailler ses articles de la Revue » (c’est moi qui souligne).

130 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 les quatorze points du marquis de norpois

14 et fin. Mon préféré, c’est Proust

Si je dois être exact, si je dois tout dire, je suis amoureux d’un autre personnage que Saint-Loup dans À la recherche du temps perdu. Cet autre, c’est Proust. Les grands livres, on les lit d’abord pour leur façon de raconter, ensuite pour leurs personnages, enfin pour leur auteur. Il est le personnage le plus passionnant de tous. Cela arrive toujours avec les auteurs de chefs-d’œuvre. On aime d’abord leur livre, puis leurs personnages, puis eux-mêmes, qui contiennent tout. Oui, voilà, je suis amoureux de Proust. Et c’est pour cela que quand il m’arrive de le cri- tiquer tant soit peu, je ne l’aime pas moins, car je ne crois pas que la littérature se prouve par la dévotion. Il ferait d’ailleurs beau voir qu’on l’attaque. Cela arrivera, en nos temps de brutes insolentes. L’une atta- quera Proust. Cela indignera. Une autre le refera. Cela indignera moins. Une troisième, une quatrième, on sera habitués, bientôt d’accord. Ce Proust avec qui on nous embête depuis cinquante ans, avec ses vertus de nuance, de délicatesse, d’humanité, de drôlerie, allez allez, débarrassez- nous de ça, qu’on passe aux choses sérieuses, à la guerre !

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 131 études, reportages, réflexions

Raison garder un train peut en ­cacher un autre

› Gérald Bronner

e mois de juillet 2013 a été marqué, on s’en souvient, par trois accidents de trains meurtriers. Celui de ­Brétigny-sur-Orge en France, celui de Saint-Jacques- de-­Compostelle en Espagne, et enfin, celui de Granges- près-Marnand en Suisse romande. LCes accidents ont frappé l’opinion, d’une part évidemment parce qu’ils furent meurtriers, d’autre part parce qu’ils mirent sur le devant de l’actualité un moyen de transport réputé, à juste titre, très sûr. Il y avait donc là quelque chose d’un peu surprenant dans la suc- cession de ces accidents, et l’on ne tarda pas à proposer des solutions à cette énigme. À ce petit jeu, on peut compter sur les loufoques pour dégainer les premiers. Ainsi, certains firent savoir que selon leurs savants calculs, il ne pouvait s’agir que d’un coup des Illuminati (1). Ils firent remarquer, en particulier sur Twitter (2) que si l’on reliait par des traits sur un plan les trois villes où avaient eu lieu les ­accidents de train cela formait… un triangle. Notons que comme trois points pris au hasard sur le globe ont de sérieuses chances de

132 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 raison garder. un train peut en cacher un autre

former un triangle (il suffit qu’ils ne soient pas alignés), les Illumi- nati trouveront là une possibilité de se faire une publicité dès lors que trois événements surviendront en même temps. Parmi les autres commentateurs avides de sens, certains furent sen- sibles à l’existence d’une possible loi des séries, à tel point d’ailleurs qu’un mathématicien, Nicolas Gauvrit, fut convoqué pour expliquer qu’il n’y avait rien là des très extraordinaire et qu’il ne s’agissait que d’un simple hasard (3). Certains trouvaient pourtant suspect que trois accidents de train surviennent le même mois en Europe, alors qu’ils sont relativement rares. Ils cherchaient à en conclure quelque chose… mais quoi ? C’est là que le piège est redou- table, car quand l’esprit cherche une solution Gérald Bronner est professeur de à un mystère, il finit toujours par la trouver. sociologie, spécialiste des croyances collectives et des phénomènes de Le drame étant que si elle est absurde, elle lui cognition sociale, à propos desquels paraîtra toujours plus satisfaisante que le vide il a publié plusieurs livres, dont de sens que représente une explication fon- l’Empire des croyances (PUF, 2003), salué d’un prix de l’Académie des dée sur le simple hasard. Les commentateurs sciences morales et politiques,­ vont alors chercher à faire avouer à ces faits l’Empire de l’erreur. Éléments de ce qu’ils sont censés cacher : que nous disent sociologie cognitive (PUF, 2007), l’Inquiétant Principe de précaution, ces événements ? Que révèlent-ils de notre co-écrit avec Étienne Géhin (PUF, contemporanéité dont nous n’avions pas 2010), et la Démocratie des crédules encore pris conscience ? Ainsi, en juin 2006 (PUF, 2013, prix de la Revue des Deux en France, lorsque plusieurs blessures et des Mondes). › [email protected] morts accidentelles furent provoquées par des chiens, on commença à s’interroger sur la présence de nos amis canidés auprès de nous, sur le danger soudain qu’ils représentaient. Quelquefois, le fait que certains événements surviennent de façon « groupée » dans le temps inspire même des mesures politiques, des dispositions législatives, bref une action prenant au sérieux l’idée que cette temporalité des événements soit autre chose que du hasard. La loi des séries en elle-même peut s’énoncer de cette façon : les événe- ments du même type ont une probabilité d’apparition qui excède ce que permet de pronostiquer le hasard. Cette pseudo-loi a été exposée pour la première fois en 1919 par un certain Paul Kammerer dans un livre intitulé justement : « La loi des séries. Ce que nous enseignent

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 133 études, reportages, réflexions

les répétitions dans les événements de la vie et du monde ». Il y déve- loppait l’idée que certaines séries, c’est-à-dire la récurrence régulière de phénomènes identiques, ne sont pas reliées par la même cause. Le hasard, selon l’idée qu’il défendait, était donc « signifiant », il révélait une loi universelle qui s’émancipait du principe de causalité physique. Cette idée est une croyance et on peut lui opposer trois arguments au moins. Tout d’abord, il faut bien dire que certains phénomènes sur- viennent, en effet, de façon groupée sans que cela ne doive rien au hasard. Les accidents de voiture mortels ont beaucoup de chances de survenir « par salve » lors des grands départs en vacances, ceux dus aux bizutages plutôt en automne, les noyades d’enfants en période estivale, etc. Nous pouvons constater qu’ils surviennent « en série » et trouver cela mystérieux. Mais notre étonnement montrera seulement que nous négligeons que le nombre d’occurrences d’un phénomène est variable au cours du temps et que certaines de ses manifestations sont variables elles aussi. Ensuite, certains événements attirent l’attention des commenta- teurs, des journalistes en particulier, de sorte que certaines périodes seront propices à un examen soutenu des phénomènes considérés. Ceux-ci ne varient pas en importance, mais, examinés à la loupe, ils peuvent donner l’impression d’être plus fréquents à un moment donné. Par exemple, s’il survient un incident particulièrement grave dans un collège, opposant un élève à un enseignant, les commenta- teurs vont porter, dans les semaines qui vont suivre, une attention particulière à toute forme de violence scolaire, ce qui pourra donner l’impression que ces violences surviennent groupées. Pour résumer, la représentation que nous pouvons avoir de la fréquence de certains évé- nements, et donc de l’existence d’une loi des séries, est conditionnée par les informations qui nous parviennent. Enfin, les commentaires à propos d’un phénomène social peuvent susciter des vocations. Cer- tains événements qui arrivent « en série » doivent beaucoup au fait qu’ils furent inaugurés par un acte qui excita les commentaires des médias. Ce type de traitement médiatique élargit mécaniquement les rangs des candidats à la reproduction de l’événement.

134 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 raison garder. un train peut en cacher un autre

Certaines manifestations de ce que l’on appelle, un peu rapide- ment, la loi des séries ne peuvent être expliquées par aucun de ces phé- nomènes, elles relèvent plutôt d’une mauvaise perception du ­hasard, c’est exactement le cas pour les accidents de train qui nous préoc- cupent. Ce qui paraît bizarre avec ces accidents de train, c’est qu’ils surviennent presque en même temps, nous trouverions plus normal que ces événements tragiques surviennent tout au long de l’année, ­répartis de façon équitable. Cette croyance en l’hétérogénéité du ha- sard, correspond à ce que Jean-Paul Delahaye (4) appelle « l’attente excessive d’étalement » qui peut être mise en relief en réalisant une petite expérimentation. Supposons douze dates réparties au hasard dans une année de 365 jours. Si ces dates étaient distribuées de façon uniforme, l’écart moyen entre elles serait de 30 jours. La question est la suivante : 100 000 répartitions aléatoires ont été effectuées. À votre avis, quelle est la moyenne des écarts minimum que l’on recueille entre deux dates ? Vous avez sans doute compris que la bonne réponse consiste à sous-estimer ce que nous suggère notre intuition qui est inspirée par la croyance en l’hétérogénéité du hasard. Le résultat ob- tenu à partir de ces 100 000 répartitions est de 2,53 jours (ce qui est très différent des 30 jours qu’aurait générés l’équirépartition). Tout se passe donc comme si notre esprit, pour simuler l’aléatoire, passait sur un amas confus d’événements un « râteau mental », créant ainsi une répartition plus régulière que ce que ne provoque le hasard dans les faits. C’est exactement ce qui se produit lorsque nous avons l’impres- sion qu’une série d’événements, comme des accidents de train, est sus- pecte, qu’elle nous « dit » quelque chose. Reconnaissons-le, la loi des séries n’a pas non plus envahi les édito- riaux (même si on observe une très notable progression des recherches sur Google sur ce thème en juillet 2013), mais c’est bien un réflexe mental de ce type, c’est-à-dire un réflexe abusivement interprétatif, qui se cachait à peine chez ceux qui, dès le deuxième accident, se demandaient s’il n’y avait pas un sérieux problème avec les chemins de fer européens, si « la sécurité n’avait pas été sacrifiée sur l’autel de la rentabilité » (5). Dans nos sociétés de commentaires et de bavardages informatiques incessants, il s’agit de trouver le vrai responsable, de

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 135 études, reportages, réflexions

dénoncer urgemment quelque chose, de s’indigner. Dans ces cas, nous avons rarement de surprise, l’eurolibéralisme, la concurrence délétère, le cynisme des entreprises qui privilégient toujours leurs intérêts sur des questions de sécurité, par exemple, sont autant de sillons narratifs qui ont été déjà tellement creusés que n’importe quel fait d’actualité, pourvu qu’on le présente sous une forme un peu énigmatique pour la logique ordinaire, s’y coulera facilement. Cette fois, le ciment n’a pas vraiment eu le temps de prendre, pour une raison simple : les deux premiers accidents n’avaient vraiment rien à voir l’un avec l’autre. L’accident espagnol a bien souligné la faute individuelle qui était à l’origine du dramatique déraillement. Mais ces scénarios d’interprétation préétablis de l’actualité sont prêts à ressurgir à tout moment, ils peuvent d’ailleurs être perti- nents parfois, mais ils rendent surtout un service inégalable à tous les ­commentateurs : ils permettent de donner un sens instantané à tous les événements et surtout d’espérer pouvoir le faire avant tous les autres.

1. Les Illuminati constituent une grande figure de l’imaginaire conspirationniste qui prétend que cette société allemande des illuminés de Bavière, qui se réclamait de la philo­sophie des Lumières et a été dissoute en 1785, aurait continué à exister de façon souterraine et domine- rait le monde dans la clandestinité. 2. Www.meltybuzz.fr/accident-de-train-en-suisse-un-complot-illuminati-selon-twitter-a198339.html. 3. Www.20minutes.fr/societe/1194147-20130730-accidents-train-la-loi-series-existe-pas. 4. Jean-Paul Delahaye, les Inattendus mathématiques, Belin, 2004, p.127. 5. Pour reprendre les termes du porte-parole des usagers de la SNCF : http://nicomaque. blogspot.fr/2013/07/jean-francois-revel-les-catastrophes.html?q=brétigny.

136 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 débat

139 | Jean Dubuffet ou l’antitradition › Sophie Webel et Eryck de Rubercy

débat

jean dubuffet ou l’antitradition

› Entretien avec Sophie Webel par Eryck de Rubercy

Il n’est pas si facile de revenir à l’élémentaire et, partant de là, d’élaborer un langage entièrement inédit et démystificateur. Beaucoup d’artistes ont vainement tenté l’expérience en renonçant à se chercher des légitimités culturelles ou en faisant table rase des valeurs traditionnelles et du passé. Plus de critères, plus de normes, plus de filiations ! À cet égard, l’œuvre de Jean Dubuffet (1901-1985), avec les étapes successives de son cheminement, est non seulement des plus exemplaires mais sans pareil, à la fois par son étendue et sa profondeur. Son art n’aura cessé, en effet, de commettre tous les outrages à la tradition, au raisonnable et, pour reprendre le titre d’un de ses écrits pamphlétaire, à « l’asphyxiante culture » qu’il dénonçait comme un mécanisme « logocentriste » et « occidentalocentriste ». De cet antagonisme sans relâche tant à l’encontre de la culture que du dirigisme culturel d’État, il tirera toute son énergie, sa ferveur et sa virulence, rêvant en quelque sorte de recommencer la peinture de zéro. Parti des graffitis, c’est-à-dire de tracés essentiellement spontanés et simples, il aboutit en 1962 avec le formidable cycle de l’« Hourloupe », qui va durer une douzaine d’années (l’« Hourloupe » se référant à l’ordre

octobre-novembre 2013 139 débat

optique : la loupe, et, par assonance, à l’entourloupe, c’est-à-dire un mauvais tour), à une écriture à la fois raisonnée et intuitive conciliant des aspirations contraires dans la logique des gestes automatiques. Les formes que Dubuffet invente alors apparaissent comme des griffonnages au stylo à bille composés machinalement sur le papier. Appliquées ensuite sur la toile, elles s’organisent les unes par rapport aux autres comme des cellules primitives hachurées en bleu, blanc et rouge sur fond noir, tout en s’engendrant et en s’agglomérant de façon imprévue, mais pour aboutir en fin de compte à un certain ordre. Plus tard, la prolifération des formes en figures, sinon en personnages difficilement identifiables, pour n’avoir en réalité aucune identité individuelle, se poursuivra dans un espace non plus à deux mais à trois dimensions en devenant des sculptures en polystyrène expansé peintes au vinyle, parfois monumentales, mais aussi des environnements architecturaux, foncièrement utopiques, et même une expression théâtrale avec le Coucou Bazar, né de la « divagation », selon le propre mot de Dubuffet, du cycle de l’« Hourloupe », à son point culminant. Ce vaste « tableau animé », expression élaborée par ce dernier pour désigner ce qu’il considérait être une peinture en mouvement plutôt que du théâtre, ou encore une expérience initiatique et non un spectacle, n’est qu’une partie de son œuvre, mais à vrai dire considérable en recherches ainsi qu’en inventions de toutes sortes – celle notamment de ces grandes découpes peintes mobiles baptisées Praticables. C’est à l’occasion du quarantième anniversaire de la création de ce Coucou Bazar en 1973 dans l’auditorium du musée Guggenheim de New York, avant qu’il ne soit monté la même année au Grand Palais à Paris, parallèlement à la seconde grande rétrospective qui lui était consacrée en France, que le musée des Arts décoratifs à Paris, organisateur de la première d’entre elles en 1960, rendra hommage à Jean Dubuffet du 24 octobre au 1er décembre 2013. L’exposition y restituera dans la grande nef la scène du spectacle, certains des personnages s’incarnant dans des danseurs, qui avaient été conçus et costumés de pied en cap par l’opérateur pour ne pas dire l’artiste (Dubuffet ayant toujours rejeté ce terme), tandis qu’un ensemble d’archives sonores et visuelles autour de la création de l’œuvre viendra illustrer la mise en scène. Rappelons par ailleurs qu’un consensus

140 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 jean dubuffet ou l’antitradition

implicite s’était établi dès 1967 entre Dubuffet et cette institution, à laquelle il avait consenti la donation de 158 de ses œuvres présentées en permanence, la Fondation Dubuffet (1) ayant quant à elle le rôle de rendre accessible au public ses collections de plus d’un millier d’œuvres de différentes périodes (tableaux, plans, maquettes) et notamment Coucou Bazar, dont elle a la conservation. C’est en 1973 – juste à la fin du cycle de l’« Hourloupe » – que fut créée cette fondation, dont la directrice, Sophie Webel, a bien voulu s’entretenir avec nous de Dubuffet qui, à l’heure où Gallimard publie sa correspondance avec Gaston Chaissac de 1946 à 1964 (2), apparaît plus que jamais comme un peintre indémodable, c’est-à- dire moderne pour avoir provoqué et déterminé le courant majeur d’une révision culturelle au XXe siècle. Et si son œuvre est moderne, c’est parce que nulle autre n’est plus représentative de son temps et cela, comme l’écrivait Gaëtan Picon, « justement à la mesure de sa liberté, de l’énergie avec laquelle elle repousse l’héritage, l’atmosphère de notre culture, décidant le Sisyphe historique à laisser tomber son rocher (3) ». Eryck de Rubercy

Revue des Deux Mondes – L’originalité de Dubuffet n’est-elle pas avant tout que son œuvre commence à partir du moment où il réussit à évacuer l’histoire de l’art en repartant de zéro, comme si aucune tradition «artistique ne l’avait précédé ? Sophie Webel Si Dubuffet fait commencer son œuvre en 1942- 1943 (soit à plus de 40 ans d’âge) et qualifie la période antérieure de « préhistoire », ce n’est pas tant parce qu’il a eu besoin de ce délai pour évacuer l’histoire de l’art ou la tradition artistique que parce le déclic est venu quand il a compris qu’il lui fallait renoncer à « faire l’artiste », c’est-à-dire à « fabriquer de l’art ». Le jeune Dubuffet avait une vision idéalisée de la condition de l’artiste et il va mettre plus de vingt ans à

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 141 débat

s’en affranchir, d’autant plus qu’il sera en même temps enclin à penser que la place de l’homme est dans l’action. Quand il décide finale- ment de se consacrer entièrement à la peinture et qu’il abandonne son ­commerce de vin, c’est, du moins au début, dans l’optique de peindre pour son seul plaisir (et pour une autre personne, a-t-il écrit, sans préciser laquelle, d’ailleurs…) et non pour les autres, sans contraintes et en toute liberté. C’est cet état d’esprit que Dubuffet a cherché à maintenir toute sa vie, celui de l’homme du commun qui s’adonnerait à la peinture, même s’il s’est tout à fait accommodé, et en très bon professionnel, au monde de l’art…

Revue des Deux Mondes – Même si Dubuffet a éprouvé une ­véritable passion pour les œuvres de marginaux, d’originaux et de délirants qui correspondaient vraiment à l’idée qu’il se faisait d’une création non culturelle et dont il réunit une vaste collection sous le nom d’art brut, peut-on dire qu’il est lui-même un auteur d’art brut ?

Sophie Webel Dubuffet définit le concept d’art brut, avant même la constitution de la collection, en opposition à l’art culturel. Cela concerne des personnes qui créent pour elles-mêmes, par nécessité, puisant dans leurs propres ressources intérieures, sans allégeance à l’idée de l’art. Dans l’idéal, des personnes qui seraient indemnes de toute référence à l’art culturel, et qui n’ont pas, entre autres, dans l’idée de faire « œuvre » telle qu’on l’entend habituellement. Dubuffet n’emploie d’ailleurs Sophie Webel, après des études d’histoire de l’art à Paris-IV jamais le terme d’« œuvres » d’art brut, mais Sorbonne, a découvert l’œuvre de bien celui de « production » d’art brut. Ces Jean Dubuffet en travaillant pendant productions l’ont encouragé à suivre la voie treize ans à la galerie Baudoin- qu’il avait choisie. Mais Dubuffet ne peut pas Lebon avant d’intégrer la Fondation Dubuffet en 1997, dont elle a pris la être lui-même un auteur d’art brut. Malgré direction en 2003. Elle est l’auteur tous ses efforts pour s’affranchir des références du Catalogue raisonné de l’œuvre à l’art culturel, malgré son désir de se mettre gravé et des livres illustrés de Jean Dubuffet en deux volumes (préface dans la position d’esprit des auteurs d’art brut, de Daniel Abadie, Baudoin Lebon il estimait être trop imprégné de culture – « le éditeur, Paris 1991).

142 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 jean dubuffet ou l’antitradition

sang en est teint », disait-il. Cependant on peut penser que, contraire- ment à l’idée reçue que matériau pauvre équivaut à art brut, c’est bien en créant l’« Hourloupe » que Dubuffet est le plus proche des auteurs d’art brut et non quand il utilise des matériaux inappropriés ou inha- bituels comme le bitume, le sable, les cailloux, etc.

Revue des Deux Mondes – N’est-ce pas un paradoxe que Dubuffet, qui a peut-être plus que tout autre artiste français témoigné au XXe siècle de la capacité d’un créateur de vivre son époque avec autant d’in- tensité, ait été d’abord reconnu non pas en France mais à l’étranger, en l’occurrence aux États-Unis, tant par les collectionneurs ou les ­musées que par la critique ?

Sophie Webel Je ne sais pas si on peut parler de paradoxe, mais plusieurs facteurs ont certainement joué. Il me semble d’abord que Dubuffet n’a pas adopté les mêmes positions radicales envers les ins- titutions étrangères qu’il a pu avoir avec les institutions françaises. Ensuite on ne peut oublier qu’un artiste n’existe pas réellement sur la scène artistique sans galerie (je ne sais pas si c’est encore valable de nos jours). Or Dubuffet a tout de suite collaboré avec la galerie René Drouin à Paris, qui a organisé trois de ses plus importantes exposi- tions : la première, en octobre 1944, qui l’a en quelque sorte révélé, l’exposition Mirobolus Macadam et Cie, Hautes Pâtes en 1946, qui a également suscité de vives polémiques, et enfin l’exposition de por- traits Plus beaux qu’ils croient en 1947. Mais René Drouin va fermer et avant la rencontre avec Daniel Cordier, qui crée sa galerie à la fin des années cinquante, Dubuffet va collaborer avec différents marchands parisiens sans jamais vraiment se fixer. En revanche, c’est la période pendant laquelle il va se passer pas mal de choses aux États-Unis et cela grâce à Pierre Matisse, le fils du peintre, qui va exposer réguliè- rement Dubuffet à New York, entre 1947 et 1960. C’est bien grâce à lui que toute la première période de l’œuvre de ­Dubuffet est présente dans les meilleurs ­musées et collections privées américains. Dubuffet représentait quelque chose de totalement unique par rapport à ce qui

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 143 débat

se passait à l’époque à Paris. Il ne faut pas oublier que les États-Unis se sont détournés de la peinture contemporaine européenne et française durant cette période d’après-guerre pour défendre une nouvelle pein- ture américaine. Et que d’éminents critiques d’art, comme Clement Greenberg, ait pu s’intéresser à un moment à Dubuffet, le mettant en parallèle avec Jackson Pollock, a été précieux. Ensuite Dubuffet a sans doute eu le sentiment que ce pays neuf, où le poids de la culture était moindre, pouvait plus aisément comprendre ses positions au point d’y envoyer la Collection de l’art brut en 1951. Et lors de son séjour aux États-Unis, c’est à Chicago qu’il choisit de prononcer sa fameuse conférence, en anglais, « Anticultural positions ».

Revue des Deux Mondes – Malgré ses recherches sur la matière, l’œuvre de Dubuffet n’est-elle pas surtout une œuvre de pensée ?

Sophie Webel Oui, bien sûr, « l’art s’adresse à l’esprit et non aux yeux »… c’est l’une des constantes de l’œuvre de Dubuffet, même si elle a pris des voies parfois très éloignées les unes des autres, comme les tri- turations de matière d’une part et l’« Hourloupe » de l’autre. Permettre au spectateur de modifier son regard, son point de vue sur les choses qui l’entourent, mais aussi rendre visible ce qui est entre les choses, ce qui n’est pas nommé. L’idée d’un continuum indifférencié du monde est profondément ancrée chez Dubuffet. Des personnages et des formes plus ou moins identifiables apparaissent dans ses triturations de matière, comme s’ils en étaient faits, et le cycle de l’« Hourloupe » est l’invention d’un nouveau langage qui tend à figurer les vides autant que les pleins, sans qu’ils soient parfaitement différenciés. Dans les deux cas, il s’agit de remettre en question la notion du réel tel qu’il nous est donné et de pro- voquer l’imagination du spectateur. Dubuffet nous permet de regarder­ autrement, pas seulement avec les yeux, pour le plaisir des yeux, mais en modifiant notre regard sur les choses. Cela dit, le point de départ d’un tableau reste le matériau du peintre, quel qu’il soit, peinture à l’huile ou bitume, et toute l’œuvre de Dubuffet n’est pas seulement œuvre de pensée, elle est aussi tout à fait matérielle. Il a toujours insisté sur le rôle

144 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 jean dubuffet ou l’antitradition

du matériau dans le processus de création, comme en témoignent ses carnets de travail et ses écrits. Dubuffet laisse « parler » le matériau, lui laisse une chance de créer des surprises dont le peintre tirera partie. Des développements de son œuvre sont totalement liés à la découverte et à l’exploitation d’un matériau particulier, comme le Bic quatre couleurs qui a donné les couleurs de l’« Hourloupe » ou le polystyrène expansé qui remplacera la peinture pendant un certain temps et qui va donner naissance aux différentes sculptures de l’« Hourloupe ».

Revue des Deux Mondes – N’est-ce pas à partir du cycle de l’« Hour- loupe », c’est-à-dire du début des années soixante, que le public fran- çais commence à connaître l’œuvre de Dubuffet ?

Sophie Webel Disons qu’il y a là un vrai paradoxe, car si le public­ français sait tout de suite identifier, aujourd’hui, de façon assez réduc- trice, à travers les tracés noir sur blanc et les couleurs bleu et rouge, une sculpture de l’« Hourloupe » comme étant « un Dubuffet », il me semble qu’il n’a pas idée de la réelle complexité de ce cycle. D’autre part, aucune sculpture monumentale ne sera érigée du vivant de ­Dubuffet en France. La première commande à l’artiste viendra des États-Unis, sans doute aussi parce qu’il y a là-bas plus d’opportunités d’inclure des monuments dans l’espace public. On connaît les échecs des différentes commandes publiques en France, que ce soit l’affaire du Salon d’été pour Renault ou l’abandon du projet pour le quar- tier de la Défense. Cela dit, ce sera rattrapé en quelque sorte par la commande de la Tour aux figures en 1983, construite sur l’île Saint- Germain, qui est le plus grand projet de monument jamais réalisé (24 mètres) et auquel Dubuffet­ était vraiment attaché, ainsi que la Closerie Falbala, qu’il réalise pour son propre compte en 1971-1973. Concernant la reconnaissance de Dubuffet en France d’une manière générale, je suis assez perplexe au sujet de la manière dont il est ensei- gné aux étudiants en histoire de l’art. Comme Dubuffet est unique en son genre, que son œuvre est multiple et inclassable, donc difficile à réduire en quelques mots, j’ai le sentiment qu’on a de la peine à

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 145 débat

lui assigner une place dans l’histoire de l’art de la seconde moitié du XXe siècle. Les étudiants ont très peu de contact avec les œuvres et les écrits de Dubuffet, qui semble réduit au seul rôle de concepteur de l’art brut, enseigné comme un mouvement, ce qui est un total contre- sens. C’est d’autant plus frappant ces dernières années avec l’engoue- ment pour l’art brut.

Revue des Deux Mondes – Il y a quarante ans, en août 1973, ­Dubuffet signait avec son épouse les statuts d’une fondation dont vous êtes aujourd’hui la directrice. Son objectif était-il d’abord d’affirmer son aversion pour les musées, « ces morgues d’embaumement, ces cita- delles de la culture mandarine », selon sa propre expression ?

Sophie Webel Plusieurs raisons ont amené Dubuffet à créer sa propre fondation. Tout d’abord l’idée essentielle – qui explique aussi son aversion pour les musées et les expositions regroupant différents artistes dans un mouvement artistique – est que l’on ne peut saisir la pensée d’un créateur en voyant seulement une ou deux œuvres mêlées aux œuvres d’autres artistes, ce qu’il appelait « la foire échantillon ». Pour lui, chaque créateur est unique. C’est ce qui l’a d’abord amené à faire diverses donations d’ensembles de ses œuvres, dont la plus importante­ est celle au musée des Arts décoratifs de Paris en 1967. À ce musée en particulier, alors dirigé par François Mathey, qui était le seul lieu aux yeux de Dubuffet à soutenir alors la création contemporaine. Mais aussi parce que la présentation de ses œuvres aurait là un statut unique dans un musée consacré à des objets. Ensuite il va trouver une forme d’indépen- dance, envers les institutions et sa famille, qui lui conviendra mieux avec la création d’une fondation, l’une des premières en France consacrée à un artiste. L’année 1973 correspond aussi à l’achève- ment de la Closerie Falbala, construite sur un terrain ­mitoyen de ses ateliers de sculpture à Périgny-sur-Yerres, et aux représentations de son spectacle Coucou Bazar, deux œuvres ­majeures de son cycle de l’« Hourloupe » qu’il tenait à préserver.

146 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 jean dubuffet ou l’antitradition

Revue des Deux Mondes – Est-ce trop dire que Dubuffet, dont l’œuvre est décidément gigantesque, a été d’une fécondité unique se consa- crant aussi bien à des ouvrages de caractère architectural qu’à un spec- tacle d’un genre nouveau comme Coucou Bazar en 1973 ?

Sophie Webel D’autant qu’il s’y est mis tard, ayant finalement vécu deux vies ! Durant les quarante dernières années, il a effective- ment été extrêmement fécond et a couvert plusieurs domaines, avec plus ou moins de satisfaction pour ses expériences dans le domaine de la musique ou de l’écrit. Dubuffet avait une force de travail inouïe et il consacrait toute son énergie, et aussi toutes ses ressources financières­ quand elles sont devenues plus conséquentes, à ses travaux. Il faut quand même réaliser qu’il s’est lancé à construire la Closerie ­Falbala à plus de 70 ans ! C’est assez inhabituel, comme était aussi assez inhabi- tuel à l’époque en France qu’un artiste s’adjoigne une équipe d’assis- tants afin de mener à bien ses projets. Ce fonctionnement à l’améri- caine n’a pas toujours été bien interprété. Mais ce qui est intéressant à retenir, c’est que Dubuffet a pu ainsi développer une œuvre unique, et cela en toute indépendance.

1. Pour connaître toute l’actualité autour de Dubuffet, voir le site de la Fondation Dubuffet, www.dubuffetfondation.com 2. Gaston Chaissac-Jean Dubuffet. Correspondance 1946-1964, édition établie par Domi- nique Brunet et Josette-Yolande Rasle, Gallimard, « Les cahiers de la NRF », 2013. 3. Gaëtan Picon, « Allocution prononcée pour la donation faite au Musée des arts décoratifs, 1967 » in les Lignes de la main, Gallimard, 1969, p. 225.

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 147

CRITIQUES

LIVRES Rentrée d’automne › Michel Crépu

À l’écoute du drame soviétique › Aurélie Julia

DISQUES Viva Verdi ! › Jean-Luc Macia

livres | critiques

LIVRES Rentrée d’automne › Michel Crépu

utrefois, jusque vers les années cinquante, il y avait un grand bal à New York pour l’arrivée du A printemps. On pourrait imaginer la même chose à Paris pour la rentrée littéraire. Un grand bal dans les jar- dins du Luxembourg. Que vaut cette cuvée 2013 ? Eh bien, force est de ­reconnaître qu’elle n’est pas mauvaise du tout. Tandis que le président de la République s’ingénie à voir des signes de reprise, n’hésitons pas à parler d’une reprise du roman ­français. Nous décernerons pour l’instant le maillot jaune à la couverture jaune Grasset du roman de Yann Moix, Naissance (1). Sur près de 1 200 pages à la fois électriques et amphigouriques, l’auteur est un peu comme le bébé du muséum enfermé dans le formol. Foin de formol ! Brisons le goulot et élançons-nous dans les airs. C’est ce que fait Moix dans un opus qui eût pu aussi bien s’appeler « Ma condition humaine » ou bien « Mon gai savoir », ou bien encore « Supplément au Voyage de M. Perrichon ». Tout cela en même temps. Moix a convoqué dans son chaudron infernal toute une cohorte de personnages aussi dissemblables que pos- sible mais qui ont en commun de traverser, en un certain point de l’espace, l’aventure intime du narrateur. Ainsi croise-t-on aussi bien Brian Jones, ancien guitariste des Stones retrouvé mort dans sa piscine, que Charles Péguy, auquel Moix voue une admiration de longue date, ou bien encore Alain Fournier, mais aussi Nietzsche, Jésus et quelques rabbins nécessaires à l’enveloppement spéculatif

octobre-novembre 2013 151 critiques | livres

de tout cela. Personne n’est obligé de lire ces 1 200 pages. Mais si quelqu’un a pris des risques, dans cette rentrée, c’est bien l’auteur de cet astéroïde.­ Le regretté Christian Bourgois disait plaisamment qu’« être éditeur, c’est pu- blier des livres que les gens n’ont pas envie de lire ». Voilà une belle occasion de le faire mentir. Aux antipodes de ce carnaval, on tombe sur le théâtre de marionnettes que Frédéric Verger a construit de ses mains dans une contrée d’Europe centrale toute issue de son imagination, c’est-à-dire encore bien plus vraie que les pays du G20. Dans Arden (2), mettant en scène un improbable directeur d’hôtel et un amateur d’opérettes, Verger se fait à sa manière, infiniment subtile, drôle, élé- gante, le Papageno de cette fable merveilleuse de fantai- sie, de poésie. Une telle fable ne va pas sans ombre, le royaume d’Europe centrale est cerné par les nazis, mais on va leur jouer un bon tour. Ce premier roman se dis- tingue dans cette rentrée par sa sensibilité si personnelle, si propre à l’auteur. Les lecteurs de la Revue des Deux Mondes connaissent son talent critique. Ils vont décou- vrir ici un étonnant ­magicien, un transfuge à sa manière des collèges anglais à la Harry Potter où l’imagination ne s’interdit rien. Cette opérette des ténèbres a quelque chose de très réconfortant sur l’état de santé du roman français. Verger n’a que faire de dresser des pancartes idéologiques, de surligner, d’aguicher la critique en lui servant sur un plateau ce qu’elle demande, des slogans, des thèmes, rien qui n’ait à voir avec la littérature pure. Fait-elle donc si peur ? Certes, ce n’est pas une raison pour bouder le roman étonnant de Marc Weitzmann, Une matière inflam- mable (3), où l’ancien critique des Inrocks revient à sa manière, par les biais de l’ingéniosité romanesque, sur l’affaire Strauss-Kahn. Weitzmann n’a pas mis longtemps à comprendre que l’intérêt romanesque de cette affaire

152 octobre-novembre 2013 livres | critiques

n’était pas dans le fait de savoir ce qui s’est passé en sept minutes dans la chambre du Sofitel. Le véritable enjeu est dans l’histoire d’une certaine gauche française. On part de Mendès-France et de Diên Biên Phu, on arrive au Carl- ton de Lille, accueilli avec des frites et des demoiselles par Dédé la Saumure. Il y a là comme un vertige dans lequel Weitzmann n’a pas craint de plonger avec sa lampe de ­spéléologue. Nous n’avons pas ici affaire à un traite- ment biographique stricto sensu. De crainte, peut-être, de s’y laisser enfermer, il a opté pour une sorte de dédouble- ment des protagonistes, laissant se dérouler le fil extrava- guant d’une épopée politique où l’histoire se lit comme un ­engrenage implacable de la vulgarité. Encore s’agit-il de s’entendre sur le sens de ce dernier mot. Moins sexuel ici que lié à une généalogie où la figure tutélaire de Men- dès paraît ­irréelle. Quel film ! Quel histoire ! Weitzmann y croise habilement­ les éléments du puzzle juif, l’ombre de la Shoah en fond de décor, intimement relié à l’his- toire française de ces cinquante dernières années. D’une certaine façon, Une matière inflammableécrit la suite de ­l’affaire Dreyfus : ce qu’une enquête journalistique n’aurait pu faire voir en pleine lumière, le roman de Weitzmann y parvient avec une maîtrise étonnante. On ne s’étonnera pas que cet ancien meilleur élève de Philip Roth soit dé- sormais en mesure de tenir sa boutique tout seul. Last but not least, LE roman de cette rentrée demeure à nos yeux américain. Il s’agit du Canada de Richard Ford (4). L’auteur déclare d’emblée qu’il va nous racon- ter « comment [ses] parents ont braqué la banque ». Qui- conque n’est pas retrouvé, à trois heures du matin, « scot- ché » au livre pour en savoir le fin mot n’est pas digne d’être un lecteur. On le sait bien, mille « polars » racontent la même chose. Ford, qui est un grand écrivain, va plus loin en « visionnant » le destin d’une famille américaine lambda, ainsi qu’il sied, comme toujours avec le roman

octobre-novembre 2013 153 critiques | livres

américain, qui fourmille de héros ordinaires. Comment un ancien pilote de bombardier, qui a fait la guerre, se trouve-t-il embarqué dans une aussi sale affaire, cela sous les yeux de sa femme, qui voit venir la catastrophe, mais y cède cependant ? Réponse à trois heures du matin. Ford fait jeu égal ici avec le Capote de De sang-froid. On ne peut pas imaginer meilleur compliment.

1. Yann Moix, Naissance, Grasset, 2013. 2. Frédéric Verger, Arden, Gallimard, 2013. 3. Marc Weitzmann, Une matière inflamable, Stock, 2013. 4. Richard Ford, Canada, traduit par Josée Kamoun, Éditions de L’Olivier, 2013.

154 octobre-novembre 2013 livres | critiques

LIVRES À l’écoute du drame soviétique­ › Aurélie Julia

n août 1991, des membres du Parti communiste russe fomentent un coup d’État qui échoue au E bout de trois jours : Boris Eltsine, soutenu par la population et par la majeure partie de l’armée, consolide son pouvoir. Mikhaïl Gorbatchev quitte la direction du Parti. L’échec du putsch accélère la désagrégation de l’URSS. En décembre 1991, les présidents russe, ukrainien et biélorusse réunis à Minsk instituent la création de la Communauté des États indépendants. La CEI rassemble onze des anciennes Républiques soviétiques. L’Arménie, la Géorgie, l’Azerbaïd- jan, la Tchétchénie proclament leur indépendance. Aussitôt des conflits éclatent. Le 26 décembre, l’URSS est dissoute. Des journalistes du monde entier se rendent à Moscou pour vivre ces moments historiques. Ils suivent heure par heure les décisions du Kremlin. Ils enregistrent des faits, notent les dates, dressent la chronologie de l’Histoire. Les multiples épisodes sont là, consignés noir sur blanc, de ­façon indélébile et de manière un peu froide. Svetlana Alexievitch s’intéresse à l’autre histoire, celle qui s’élabore à partir de l’être humain : « en réalité, c’est là que tout se passe », écrit-elle. Avec la Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement, nous sommes au cœur de l’intime, dans les mémoires individuelles, en prise directe avec les émotions : larmes, rires, colère, tout est rendu. Quelle méthode applique l’auteure ukrainienne ? Celle du dialogue. Stylo et dictaphone en poche, elle part à la

octobre-novembre 2013 155 critiques | livres

rencontre des générations et converse avec ceux que l’on n’entend pas : ici une mère de famille, là un chômeur, plus loin un vétéran de la Seconde Guerre mondiale, des émigrés, une étudiante… Chacun restitue un morceau de la vie quotidienne ; lorsque certaines voix nous ins- tallent dans les files d’attente devant des magasins vides, d’autres nous font entendre le bruit des chars ou bien nous donnent à sentir le remugle de la mort ; il y a aussi les cou- leurs du printemps avec les blés qui mûrissent et le parfum capiteux des lilas. Depuis La guerre n’a pas un visage de femme, sa première publication parue en 1985, Svetlana Alexievitch recueille le témoignage d’hommes, de femmes et de vieillards ano- nymes. Elle écoute et retranscrit sur la feuille blanche les paroles d’êtres brisés. Les Cercueils de zinc (1989) rappor- taient les propos d’infirmières, de veuves et de soldats russes envoyés en Afghanistan ; Ensorcelés par la mort (1993) fai- sait parler, à travers des parents, des amis ou des lettres, ceux qui s’étaient suicidés après la chute de l’URSS. La Suppli- cation (1997) rassemblait les récits des survivants de Tcher- nobyl : mères, épouses, pompiers, militaires y racontaient la tragédie humaine, le découragement et l’abandon. La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement évoque le drame socialiste. La chute de l’empire soviétique s’accompagna d’une ­redistribution complète des rôles et des valeurs. Le bou- leversement fut si brutal que beaucoup, vingt ans après la dislocation, restent toujours hébétés. Un vœu revient sur toutes les lèvres : comprendre. Comprendre pourquoi la grande famille russe qui se divisait entre bons et méchants, radins et généreux, amis et adversaires, se sépare aujourd’hui en Azerbaïdjanais, Arméniens, Ukrainiens, Russes, Tatars, Tchétchènes… Comprendre pourquoi du jour au lende- main, des communautés décident de s’entretuer. Quelle raison trouver au basculement ?

156 octobre-novembre 2013 livres | critiques

La liberté qui déferla sur le territoire russe en 1991 déçut plus qu’elle n’enchanta. Tout le monde rêvait de délivrance : le peuple voulait s’enfuir de la « grande prison communiste », toutefois très peu étaient préparés à une nouvelle vie. Plus aucun ordre ne venant d’en haut, un grand nombre se sentirent perdus ; les suicides furent fré- quents. En outre, la disparition de l’URSS ne signifiait pas seulement la disparition d’un ordre politique, elle signi- fiait aussi la disparition d’un idéal auquel des milliers de personnes avaient passé leur vie à croire. Un capitalisme sauvage se substitua à la notion de patrie. Au XXIe siècle, des histoires drôles circulent sur le drapeau rouge. Un jeune homme rapporte une blague et s’indigne : « “À qui faut-il s’adresser quand on veut entrer au Parti communiste ? À un psychiatre.” Toute la salle s’esclaffe. Mais eux… Nos parents… Ma mère… Ils ont envie d’en- tendre que la vie qu’ils ont vécue était importante et non minable, qu’ils ont cru en quelque chose qui en valait la peine. Or qu’est-ce qu’on leur dit ? On leur répète à tout bout de champ que leur vie était de la merde et qu’ils n’avaient rien, à part leurs horribles missiles et leurs tanks. Ils étaient prêts à repousser n’importe quel ennemi. Et ils l’auraient fait ! Mais tout s’est écroulé sans qu’il y ait eu de guerre. Et personne ne peut comprendre pourquoi. Là, il faudrait réfléchir… Mais on ne nous a pas appris à le faire. Tout le monde se souvient uniquement de la peur. (1) » À ce mal-être s’ajoute un sentiment de trahison : celle commise par des hommes, bien sûr, mais aussi par des livres. À l’époque, on attribuait au verbe le pouvoir d’ébran- ler le monde. Les Soviétiques se fiaient aux mots de Maxime Gorki et d’Alexandre Bogdanov. De l’autre côté, il y avait les romans interdits, vendus sous le manteau, lus avec un rare délice. Petit à petit, les Russes ont abandonné leur ­bibliothèque. « De nos jours, il faut agir et non parler. » La société ne se scinde plus entre les lecteurs et les non-lecteurs

octobre-novembre 2013 157 critiques | livres

de Soljenitsyne mais entre ceux qui peuvent acheter et ceux qui ne le peuvent pas. Le constat est amer. Pourquoi la Fin de l’homme rouge nous touche-t-il tant ? Parce que tout se déroule dans un intérieur, dans une cui- sine, devant un thé et des biscuits : en insérant les traces du souvenir dans un cadre domestique plus ou moins familier, Svetlana Alexievitch efface les distances. L’ouvrage boule- verse aussi par sa valeur littéraire (soulignons au passage le remarquable travail de la traductrice Sophie Benech) : les témoins parlent de l’homme et de sa condition humaine dans une langue simple, douloureuse, triste, authentique. En se mettant à nu, ils nous conduisent au plus près du malaise russe. « Je tourne, je n’en finis pas d’explorer les cercles de la souffrance, confie l’auteur. Je n’arrive pas à m’en arra- cher. Dans la souffrance, il y a un tout : les ténèbres et le triomphe… Parfois, je crois que la douleur est un pont entre les gens, un lien secret, et d’autres fois, je me dis avec désespoir que c’est un gouffre. (2) » Le spectre de la révolution hante de nouveau la Russie. Des jeunes portent des tee-shirts à l’effigie de Lénine. Que savent-ils au juste du communisme ?

1. Svetlana Alexievitch, la Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchante- ment, traduit du russe par Sophie Benech, Actes Sud, 2013, p. 318. 2. Idem, p. 407.

158 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 disques | critiques

disques Viva Verdi ! › Jean-Luc Macia

ous l’avions mentionné il y a peu (cf. Revue des Deux Mondes de mai dernier), on célèbre en 2013 le bicentenaire des deux plus grands compositeurs N e d’opéra du XIX siècle, et sans doute de toute l’histoire de l’art lyrique, Wagner et Verdi. L’Allemand, comme nous le rappelions dans le même numéro, désintégrait les stéréotypes de l’opéra pour créer un art unique avec un flux musical continu fondé sur la scansion de la langue allemande. Plus de numéros séparés (arias, récitatifs, duos, chœurs) mais un discours sans césure où l’orchestre joue un rôle dramatique capital en caractérisant par des thèmes (les fameux leitmo- tive) tant les sentiments de personnages que des situations psychologiques ou théâtrales. L’Italien, lui, s’inscrivait dans le processus du bel canto, adoptant les canons structurels de l’opéra romantique italien (Rossini, Bellini, Donizetti) mais en les sublimant et en les faisant évoluer. Avec vingt-cinq ouvrages scéniques (vingt-huit si l’on tient compte des secondes versions très modifiées de trois d’entre eux), le catalogue verdien, très fourni, peut être chronologi- quement segmenté en quatre grandes périodes. D’abord les années de galère et de probation (1839-1850) où le jeune homme enchaîne les créations avec plus ou moins de bon- heur. Il ne s’est pas encore dégagé des carcans belcantistes et certaines premières sont des fours mais cet activisme permet à Verdi de connaître une certaine gloire grâce à Nabucco et son célèbre chœur des Israélites adopté par les partisans de l’unité italienne. Aujourd’hui, certains de ces opéras ont été réhabilités, notamment­ Macbeth­ (étonnante adaptation du drame shakespearien) ou encore Luisa Miller, mais les autres,

octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 159 critiques | disques

­désormais régulièrement représentés et enregistrés, semblent plus des brouillons habiles des futurs chefs-d’œuvre de la maturité. Soudain au mitan du siècle, Verdi connaît enfin le succès en écrivant une célèbre trilogie qui sera à la source de sa réputation. Avec Rigoletto (1851), le Trouvère et la Traviata (tous deux 1853), il démontre qu’il maîtrise désormais un style et une science d’écriture qui ­seront sa griffe : drames parfaitement dessinés, richesse ­mélodique (des arias inou- bliables), orchestration chatoyante et innovante (les instru- ments ne se contentent plus d’accompagner les chanteurs mais participent au drame). Devenu une star européenne, le brave Giuseppe va alors connaître une ère de tâtonnement où il tente de soumettre son art aux exigences du grand opéra à la française avec plus (Don Carlos, Aïda) ou moins (les Vêpres siciliennes, la Force du destin) de bonheur. Cette longue période, beaucoup moins prolifique, dure de 1855 à 1871. Et à près de 70 ans, le maestro connaît une manière de renaissance, ­remettant presque en question son écriture, se laissant aller à une modernité qui le fera accuser de « wagné- risme rampant ». Cela commence en 1881 avec une nouvelle version, largement remaniée grâce au soutien du composi- teur et librettiste Arrigo Boito, d’un ouvrage de 1857, Simon Boccanegra. Suivront, toujours en compagnie de Boito, deux merveilles tardives grâce à un retour fastueux à Shakespeare : Otello et Falstaff, qui désarçonnèrent certains de ses fans mais démontrèrent que Verdi avait su se remettre – à 80 ans ! – en question sans sacrifier à la mode d’alors (le vérisme et ­Puccini) pour anticiper, à sa manière italianissime, l’opéra du XXe siècle. N’oublions pas l’éblouissant chef-d’œuvre que constitue le Requiem de 1874, sorte d’opéra sacré d’une ful- gurante ­beauté. Si les festivals d’été n’ont pas oublié le compositeur italien (Rigoletto à Aix, Un bal masqué à Orange, Don Carlos à Salz- bourg), peu d’enregistrements nouveaux jusqu’ici ont marqué l’année verdienne, contrairement à Wagner. Les éditeurs ont

160 octobre-novembre 2013 disques | critiques

surtout tenté d’offrir de grands coffrets regroupant la totalité ou l’essentiel des œuvres de Verdi. À cet égard, l’entreprise d’Universal est exemplaire et sera à conseiller en premier à qui voudra posséder tout Verdi. Il y faut certes 75 CD joli- ment emboîtés (à moins de 150 euros !) avec peu de déchets (1). Vous y trouverez par exemple tous les opéras de jeunesse, notamment ceux que Lamberto Gardelli avait gravés pour Philips dans les années soixante-dix : Il Corsaro, Attila, I Mas- nadieri, ou encore Giovanna d’Arco n’auront plus de secret pour vous et ce en compagnie de superbes chanteurs. Coffret réellement exhaustif puisque l’on nous offre les deux versions (l’une italienne, l’autre française) de Don Carlos et de la Force du destin. S’y ajoutent des interprétations légendaires (Mac- beth et Simon Boccanegra par Abbado, la Traviata par Carlos Kleiber, Don Carlo et le Requiem par Solti, Aïda par ­Karajan) ou remarquables comme les enregistrements de Carlo-Maria Giulini (le Trouvère, Falstaff et Rigoletto). Seul bémol, l’­ Otello moyen de Chung. S’y ajoutent des raretés exhumées par Chailly, les mélodies et les pages sacrées. En possession de ce monument, vous pourrez vous affirmer verdien émérite. Si cet énorme coffret vous intimide, voici deux posi- tions de repli, au prix de quelques sacrifices.Verdi. The Great Operas publié par EMI (2) tient en 35 CD mais il manque évidemment nombre d’opéras de jeunesse, qui ne forment certes pas le meilleur du compositeur. Cela dit, Nabucco, Ernani et Attila sont là, et par Muti, ce qui n’est pas rien, ainsi que Giovanna d’Arco par Levine. On y déniche aussi des pépites historiques comme le Falstaff de Karajan ou encore le Don Carlos de Giulini. Disons que l’essentiel y est et dans une interprétation qui va du correct au génial. Cinq disques en moins pour le Verdi. The Great Recordings de Sony (3), donc quelques lacunes, dont la plus criante est l’absence d’Otello et de la Force du destin, ainsi que la présence d’une version en allemand (!) d’Un bal masqué. Reste de superbes gravures comme le Rigoletto

octobre-novembre 2013 161 critiques | disques

de Solti, la Traviata de Prêtre ou le Trouvère de Mehta. Quelques récitals de solistes complètent un coffret inégal qui peut cependant inaugurer une discothèque verdienne. Pour ceux qui veulent posséder la (ou une des) meilleure(s) version(s) des opéras indispensables, voici quelques pistes for- cément subjectives : Nabucco par Riccardo­ Muti, jadis publié par EMI, avec Renata Scotto ou par Sinopoli (Deutsche Grammophon) avec Piero Cappuccilli. Dans Macbeth, ­Abbado (Deutsche Grammophon) s’impose avec un fabu- leux quatuor : Cappuccilli, Verrett, Ghiaurov et Domingo. Pour la Traviata, personne ne peut surclasser la Violetta mé- morable de Maria Callas avec Di Stefano et sous la baguette de Giulini à partir d’un spectacle réglé à la Scala par Vis- conti (EMI). Le meilleur Rigoletto est celui de Kubelik avec Fischer-Dieskau (DG). Dans Don Carlos, on a le choix entre Solti (Decca) et Giulini (EMI), plus pour la version française Pappano avec Alagna (EMI). Solti avec Leontyne Price et Jon Vickers domine la discographie d’Aïda (Decca) ; pour Otello, choisissez Serafin avec Rysanek, Gobbi et Vickers alors que le Falstaff le plus explosif est celui de Bernstein avec Fischer- Dieskau (Sony) mais comment oublier l’historique lecture de Toscanini (RCA) ? Enfin Abbado est à retenir pour le Requiem­ (DG) mais la première version de Solti (Decca) avec le jeune Pavarotti est la plus spectaculaire. En attendant les nouveautés prévues cet automne, par exemple un ­récital d’arias verdiens par Jonas Kaufmann (Sony), on pourra acquérir l’anthologie orchestrale – ouver- tures et ballets – joliment concoctée par Riccardo Chailly à la Scala, d’un brio à tout épreuve (4) et dont le titre résume à lui seul la tonalité de cette chronique : « Viva Verdi ».

1. Giuseppe Verdi, The Complete Work, 75 CD, Decca 478 4916. 2. Giuseppe Verdi, The Great Operas, 35 CD, EMI 4167452. 3. Giuseppe Verdi, The Great Recordings, 30 CD, Sony 88883703692. 4. Riccardo Chailly, Viva Verdi, Ouvertures & Preludes, Filarmonica della Scala, CD Decca 478 3559.

162 octobre-novembre 2013 octobre-novembre 2013 NOTES DE LECTURE

Pierre Cassou-Noguès John Edgar Wideman La Mélodie du tic-tac et autres Le Projet Fanon bonnes raisons de perdre son › Charles Ficat temps › Gérard Albisson Thomas Clerc Intérieur Giovanni Verga › Charles Ficat Cavalleria rusticana et autres nouvelles siciliennes Javier Marías › Édith de la Héronnière Comme les amours › Frédéric Verger Pascal Mercier Le Silence de Perlmann Éric Dussert › Édith de La Héronnière Une forêt cachée. 156 portraits d’écrivains oubliés Bruno Racine › Olivier Cariguel Adieu à l’Italie › Sandrine Treiner Helmut Heiber Hitler parle à ses généraux Maël Renouard › Olivier Cariguel La Réforme de l’opéra de Pékin › Alexandre Mare

notes de lecture

essai Monceau, dans sa lecture des Pensées de La Mélodie du tic-tac et Pascal ou du traité sur la mélancolie de autres bonnes raisons de Robert Burton, voire se retrouver assis avec lui dans le RER arrêté en pleine perdre son temps voie… Cette errance qu’on goûte et par- Pierre Cassou-Noguès tage sans retenue avec l’auteur conduit à des thèses dérangeantes et inattendues : Flammarion | 302 p. | 18 e « [...] il faut traîner... traîner, c’est se détacher, rompre avec la tranquillité Pourquoi se risquer à écrire un livre sur le temps, en ce début de XXIe siècle ? mécanique qui est attendue de nous… » De la théologie à la psychanalyse, de la Traîner trouve là toute sa dimension philosophie à la littérature, des mathé- créatrice, d’inquiétante étrangeté ; matiques au cinéma, le temps suscite l’ennui de l’enfant Chateaubriand sur toujours beaucoup de questions et la plage de Saint-Malo n’est pas loin. de réflexions. Pierre Cassou-Noguès, Alors, ne perdez pas de temps, prenez philo­sophe, a choisi de se laisser porter votre temps : hâtez-vous lentement, par des interrogations ou des dévelop- prenez et lisez la Mélodie du tic-tac ! Bel pements à partir du verbe « traîner » ou éloge pour le centenaire d’À la recherche de l’expression « perdre son temps » : du temps perdu… › Gérard Albisson « le temps perdu, le temps volé, le temps que l’on tue, l’inactivité, c’est cette constellation qui nous intéresse. » nouvelles Cette approche originale couvre un Cavalleria rusticana panorama philosophico-fictionnel très et autres nouvelles large : Baudelaire, Bergson, Queneau, Simone Weil, M. Hulot… Ce livre dis- siciliennes­ trayant, et à la fois argumenté, est écrit Giovanni Verga à la première personne (attrait déjà d’un Traduit de l’italien par Béatrice Haldas, précédent ouvrage; les Démons de Gö- préface de Georges Haldas del. Logique et folie, Points, 2012) avec Les Belles Lettres | 404 p. | 14,50 e. cette interrogation toute métaphysico-­ psychanalytique : peut-on dire « je « J’ai tenté de déchiffrer le drame traîne » ? Ce type d’énonciation trouve ­modeste et ignoré qui doit avoir décimé­ son prolongement évident par l’intérêt les protagonistes de la condition popu- suivant : le temps à traîner volontaire- laire que nous avons rencontrés en- ment. Cette exploration singulière est semble », écrit Giovanni Verga dans la illustrée par différentes narrations oni- nouvelle intitulée « Rêverie » à une amie riques ou réelles. On peut ainsi suivre les mondaine venue passer un mois avec lui déambulations de Cassou-Noguès dans en Sicile et repartie dépitée au bout d’une le cimetière de Montmartre, au parc journée. Une trentaine de nouvelles

octobre-novembre 2013 165 notes de lecture

de l’écrivain sicilien sont ici rassem- villages ; elle a aussi, bien souvent le blées sous l’enseigne de la plus connue, visage de la passion amoureuse, désespé- Cavalleria­ rusticana, qui donna son titre rée ou meurtrière, dont l’auteur décrit à un opéra de Pietro Mascagni. Verga, les effets dans un style sec, empreint né en 1840 à Catane, au pied de l’Etna, d’une âpre tendresse, d’autant plus frap- dans une famille de la bourgeoisie aisée, pant qu’il s’allie parfaitement à la dureté fit ses débuts d’écrivain à Florence, puis des conditions de vie de ses personnages à Milan, avant de revenir dans son île – un style qui a donné son nom à un natale pour consacrer le meilleur de son courant littéraire, le « vérisme » dont talent à décrire la vie quotidienne et les Verga fut le chef de file. drames du petit peuple sicilien en cette Il faut lire Verga pour comprendre la fin du XIXe siècle. De ces pages monte ­finesse et la rudesse du caractère sici- un charme douloureux, bien éloigné de lien et pour savoir ce que fut cette terre l’image que peut donner aujourd’hui la avant que le tourisme ne s’empare de ses grande île méditerranéenne, riche de beaux restes. › Édith de La Héronnière trésors artistiques et architecturaux. Il s’agirait davantage de la Sicile entrevue par Maupassant lorsqu’il visita en 1885 roman les régions d’extraction du soufre autour Le Silence de Perlmann d’Agrigente : une Sicile de laissés-pour-­ Pascal Mercier compte, une terre brûlée de soleil et Traduit de l’allemand par Nicole Bary et écrasée de fatalité, où l’écart était abys- Gaëlle Guicheney sal entre les barons, grands proprié- Libella-Maren Sell | 696 p. | 26 e. taires fonciers, et les ouvriers agricoles, hommes, femmes, enfants, accablés de Rien n’est plus troublant que le silence, labeur. En racontant les histoires de surtout s’il émane d’une personne ayant Turridu, de Nedda l’orpheline, de Ieli le voué sa vie à la parole comme l’est un berger, de Rosso Malpelo le mal-aimé, professeur. Celui qui s’empare de Phi- Verga fait revivre une société de paysans lippe Perlmann, dans un hôtel de la et de pêcheurs, avec ses codes d’hon- station balnéaire de Santa Margherita neur, ses superstitions, sa vaillance et Ligure, va conduire à une véritable des- ses bassesses, dans un décor de tragédie cente aux enfers cet éminent linguiste et antique où le malheur lamine les vies universitaire chargé de diriger et d’ani- humaines. La fatalité, en ce temps-là et mer pendant un mois une rencontre pour ces gens-là, a le visage de la misère, internationale autour du thème des de la faim, du manque de travail, des rapports entre la mémoire et le langage. ravages de la malaria, du choléra qui tue Perlmann a perdu sa femme depuis peu en une heure et pousse les habitants de et il traverse une crise profonde dans San Martino à un crime horrible ou de ­laquelle sont ébranlés aussi bien sa foi en l’éruption de l’Etna qui met le feu aux son travail de chercheur que son identité

166 octobre-novembre 2013 notes de lecture

et son rôle social. Dès le début de la ren- hommes d’aujourd’hui, jamais installés contre, lorsqu’il retrouve ses collègues dans un métier ou un rôle social, fra- venus du monde entier, Perlmann prend giles, inquiets, exigeants, interrogateurs. conscience qu’il n’a plus rien à dire et Dans ce livre, premier dans l’œuvre du ce depuis longtemps : « Cela avait com- grand romancier suisse, se retrouvent les mencé lorsque, vu de l’extérieur, il était thèmes chers à l’auteur : la question de au sommet de sa productivité ; personne l’identité, de l’altérité, de la langue, de ne se serait douté que derrière la façade, l’inaccompli dans nos vies. Une magni- la substance commençait à s’effriter et fique subtilité. › Édith de La Héronnière à se détruire sans bruit. » Perlmann n’a qu’un désir, s’enfuir le plus loin possible, loin de ces collègues qui le terrifient, et Roman revenir à sa vocation première, la mu- Adieu à l’Italie sique. Mais il ne le fera pas, au contraire. Bruno Racine Retardant au maximum par des straté- Gallimard | 104 p. | 11,90 e gies et des mensonges le moment où il devra faire sa communication, il se Paul Cézanne a 10 ans lorsque François- retrouve très vite dans une situation Marius ­Granet meurt en 1849 à l’âge de inextricable. Commence alors pour lui 74 ans. L’un comme l’autre sont nés à un calvaire intérieur, alimenté par les Aix-en-Provence et y sont morts. L’un compétitions et les cruautés propres comme l’autre ont vécu par et pour la au milieu universitaire. Son silence et ­lumière de la Provence, et appris le relief son comportement d’évitement ont des en voisinant durant­ l’enfance avec la effets retard qui vont le mener du men- grandeur arrogante autant que lascive songe au plagiat et du plagiat au bord de la montagne Sainte-Victoire. du meurtre et du suicide. Il commet Il y a quelques années, François Ganthe- d’ailleurs un acte criminel dont il aura ret avait fait revivre le plus jeune dans toutes les peines du monde à réparer les Petite route du Tholonet (Gallimard, conséquences. Le lecteur suit avec effroi 2005) ; Bruno Racine aujourd’hui res- l’enfermement progressif de Perlmann suscite l’aîné dans un court et gracieux dans le labyrinthe qu’il a lui-même créé. roman, Adieu à l’Italie. Pascal Mercier est un maître de l’intros- Les peintres n’ont pas d’autre foi que pection. Ses héros, inoubliables comme leur art. Rien ne les obsède comme la l’était Gregorius de Train de nuit pour ­recherche du motif, le travail du détail, Lisbonne, sont des êtres tourmentés par la réinvention du sombre et du clair, des questions essentielles. Ils se tiennent l’hypothèse des couleurs. C’est au cœur au bord de l’abîme, celui de la fuite du geste de Granet que Bruno Racine ou d’un changement de vie radicale, nous installe. Nous sommes en 1847 avec la conscience aiguë d’un « autre- aux alentours de la fin du peintre, dans ment » toujours possible. Ce sont des sa bastide de Malvallat, entre Aix et

octobre-novembre 2013 167 notes de lecture

Sainte-Victoire. Il regarde ses mains accepté par l’époque comme par le mari, fatiguées, repense à celles de son père avant de pouvoir enfin s’épouser après la aux articulations boursouflées d’ancien mort de ce dernier. Son envie de peindre maçon, s’oblige à les bouger même si le l’abandonne. Il va être temps pour le mouvement est douloureux, se tourne jeune Baptistin de poser les vernis. vers son disciple, le jeune Baptistin, et Quand l’œuvre est finie, que reste-t-il répète une fois encore : « Gratter du au peintre ? La question, ­mélancolique, papier, peindre sans s’arrêter, tel est le traverse le roman de Bruno Racine. La secret. Des fruits, des arbres, des pay- peinture est une passion lumineuse, sages, des passants, dessine tout ce qui nous dit l’auteur. Après la peinture, se présente, et un beau jour, mystérieu- après l’amour, François-Marius Granet sement, ces formes ressurgiront dans continuait de regarder la lumière des quelque tableau et tu n’auras pas besoin coteaux d’Aix, les pentes de la Sainte- de te demander d’où elles viennent. » Victoire, les matrices de son œuvre, de Le peintre a eu son heure de gloire, au sa vie. › Sandrine Treiner Louvre comme à Versailles, a survécu aux changements de régime successifs, alors qu’engagé volontaire comme des- Roman sinateur dans l’armée révolutionnaire en La Réforme de l’opéra de 1793, peut-être davantage pour quitter Pékin sa famille que pour les beaux yeux de Robespierre, il aurait pu rapidement Maël Renouard mal finir. Désormais retiré en Provence Rivages, coll. « Petite bibliothèque » | 96 p. | sur la seule terre qui saurait recouvrir un 5,10 e jour son corps, il écrit son testament et achève ses ultimes coups de pinceau. « Dans vingt ans, je serai à nouveau Deux toiles aimantent sa rêverie, et un beau jeune homme, un brave… » toutes deux le ramènent en Italie, où il a Vingt ans, c’est à peu près la période vécu de 1802 à 1824. Une messe sous la qu’il faut pour se défaire d’anciennes terreur peinte en 1847, et Service funèbre habitudes, participer à quelques révo- pour madame Granet qui reste inachevée lutions – ­coperniciennes ou pas –, se et dont il prévoit devant notaire qu’elle voir déchu, puis renversé par quelques ornera la petite chapelle sans prétention, contre-révolutions,­ et enfin, réhabilité. en contrebas de la colline, où il a enterré Peut-être. Nena, et où il la rejoindra bientôt, le Librettiste des « opéras modèles » qui moment venu. Est-ce d’avoir perdu la furent les seules œuvres théâtrales autori- femme de sa vie ? Il l’avait rencontrée sées durant la Révolution culturelle, arti- à Rome durant ces années heureuses. san anonyme de la réinvention générale, Elle était mariée et ils avaient vécu long- puis de l’opprobre national, le narrateur temps un ménage adultérin fort bien est avant tout un témoin de l’échap-

168 octobre-novembre 2013 notes de lecture

pée du temps – « Moi aussi j’ai voulu Roman effacer un passé ; depuis des années, je Le Projet Fanon ­regarde tomber sur moi la vengeance du John Edgar Wideman temps » – et de la vanité du pouvoir. On pourrait résumer ainsi ce roman : Traduit de l’anglais (États-Unis) par Bernard Turle valse du temps pour quelques mélodies. Gallimard | 348 p. | 23,90 e Le narrateur, d’abord critique littéraire, avait précédemment été le biographe du Écrire un roman à partir de la figure dernier empereur, écrivain-­fonctionnaire révolutionnaire de Frantz Fanon, voilà de la Révolution culturelle, puis mis à le défi qu’a voulu relever l’écrivain afro- l’index à la mort du Grand Timonier, américain John Edgar Wideman. À pour enfin, vingt ans plus tard, entendre travers un double, un certain Thomas les arias composés quelques décennies qui compose un livre sur Fanon, le nar- plus tôt au coin des rues, et apprendre rateur nous entraîne dans un ballet où que les Occidentaux « ont l’air de les s’entremêlent des souvenirs familiaux de écouter avec émerveillement et de voir Pittsburgh (Pennsylvanie), des considé- en eux des œuvres de première impor- rations sur la France et les aventures de tance… » Ces mêmes mélodies du bon- son personnage, qui un matin reçoit au heur, assurait-on à l’époque, désormais courrier une tête tranchée. débarrassées de leur charge politique et Au fil de ses romans, John Edgar de leur mission de redressement idéolo- ­Wideman s’est imposé comme un des gique, sont toutes désormais empruntes auteurs américains les plus influents. de nostalgie bien innocente, revenues à Avec le Projet Fanon, il témoigne de sa la mode, chantées avec succès : La Mon- reconnaissance à l’égard du psychiatre tagne du tigre prise d’assaut est désormais martiniquais, qui continue de rencon- siffloté dans les rues du monde. Bref, trer un écho aux États-Unis. Ce roman les huit opéras modèles ont désormais à caractère autobiographique permet beaucoup de succès dans les karaokés, de mesurer à nouveau l’universalité chanté par une jeunesse chinoise ouverte du personnage de Fanon, ainsi que sa à l’Occident. Voilà sans doute ce qu’est ­popularité. Les Damnés de la terre (1961) l’ironie du cycle imperturbable du temps obtint un retentissement international, sur l’histoire des hommes. « Moi aussi auquel contribua la préface de Jean-Paul j’ai voulu effacer un passé ; depuis des Sartre. Cinquante ans après, le mythe années je regarde tomber sur moi la Fanon conserve son aura. Le roman vengeance du temps. » Quelque chose de Wideman en apporte l’illustration. comme ça. ­Voilà ce qu’est une fable de Il va jusqu’à imaginer un échange avec philosophie politique. Et peut-être aussi Jean-Luc Godard autour d’un projet de de la destinée littéraire – ce qui ne peut scénario établi à partir de son livre : la être innocent pour un premier livre. concrétisation de cette idée marquerait › Alexandre Mare la rencontre de deux avant-gardes sédui-

octobre-novembre 2013 169 notes de lecture

santes aux yeux des milieux intellectuels Fort de son écriture soutenue, Inté- américains. Wideman, qui rappelle à rieur offre de multiples interpréta- plusieurs reprises la mort de Fanon à tions. Derrière l’inventaire de l’espace l’hôpital de Bethesda dans le Maryland, se cache une intention encyclopédique se sent non seulement en affinité intel- où chaque entrée offre matière à un lectuelle avec son modèle, mais l’envi- développement sur les activités de la sage comme un soutien (« Le monde a vie quotidienne. Ces « commentaires besoin de Fanon ») et même comme une sur mon appartement » forment un forme de héros qui contribuerait à éra- autoportrait de Thomas Clerc sur son diquer toute forme de racisme. Le Projet territoire. Dis-moi comment tu ha- Fanon raconte aussi l’élaboration d’un bites… Apparaît ainsi l’univers d’un livre inabouti dont découle cette syn- Parisien cultivé du XXIe siècle, céliba- thèse originale qui nous promène des taire malgré les allusions aux brefs pas- faubourgs de Pittsburgh à l’Algérie en sages d’une compagne qui l’influence lutte pour son indépendance, en passant sur ses choix diététiques, universitaire par la Martinique des békés et les rivages doté d’une solide bibliothèque dont on de Bretagne. › Charles Ficat aurait aimé qu’il la décrive davantage, mais elle ferait ­selon lui l’objet d’un futur ouvrage. Thomas Clerc dévoile Essai son Intérieur et les perceptions qu’il en Intérieur éprouve, ouvrant de surcroît des pans Thomas Clerc entiers de sa vie et de ses goûts. Cet Gallimard, coll. « L’arbalète » | 392 p. | 22,90 € Intérieur­ reste cependant un extérieur, car nous n’entrons pas non plus au Entreprise inédite que celle de Thomas cœur de son être. Le livre conserve sa Clerc, qui a mené la description exhaus- part de mystère. tive de son appartement dans les moindres La démarche systématique de ­Thomas recoins. Sa nomenclature déborde le Clerc pourrait révéler un esprit cadre habituel des agences immobilières : ­maniaque, épris d’exhaustivité, mais entrée, cuisine, salle de bains et toilettes l’originalité toute huysmansienne de son ont droit à un chapitre au même titre propos – Des Esseintes n’est pas loin – le que le salon, le bureau ou la chambre. préserve de l’écueil du catalogue ou de la Quoique plus large, l’intention du projet répétition. Son récit d’aventure emporte n’est pas sans rappeler le Voyage autour de le lecteur : la patiente progression dans ma chambre de Xavier de Maistre. L’ambi- son 50 m2, accompagnée de dessins tion du texte le situerait aussi non loin de d’architecte, présente des allures d’odys- la Philosophie de l’ameublement d’Edgar sée. Mentionnons enfin la typographie Poe, à qui ­Thomas Clerc voue une cer- excentrique, elle aussi fonctionnelle : taine admiration et ne manque d’ailleurs les articles indéfinis et les nombres sont pas de se référer. tous écrits en chiffres arabes. Après plu-

170 octobre-novembre 2013 notes de lecture

sieurs livres remarqués, Thomas Clerc humain ne dispose que du langage pour confirme avec force sa voix dans la lit- conjecturer ce que pourrait être le point térature contemporaine. › Charles Ficat de vue de l’autre, mais cet effort d’ima- gination n’a aucun effet sur nos actions, fatalement liées à la seule façon dont le Roman monde existe pour nous, c’est-à-dire au Comme les amours travers de notre point de vue. Le roman, Javier Marías dans la grande tradition hispanique de Cervantes, est une chronique de conver- Traduit de l’espagnol par Anne-Marie Geninet sations puisque même le monologue Gallimard | 384 p. | 22,50 e intérieur n’est jamais qu’une conversa- tion avec soi. Les plus beaux passages du Le dernier roman de Javier Marías, l’une roman tiennent à ces moments où l’en- des figures majeures de la littérature quête psychologique sans fin de l’esprit européenne, a connu en Espagne et en contemporain rejoint la beauté lyrique Allemagne un succès à la fois critique des poètes de jadis, la rêverie mélanco- et public. Ce fait n’est pas qu’anecdo- lique et terrible de Quevedo ou de Sha- tique car Los Enamoramientos a l’ambi- kespeare. › Frédéric Verger tion d’être un roman profond, lyrique et philosophique, mais aussi un récit palpitant, un thriller comme Macbeth, Essai le Colonel Chabert ou les Trois Mousque- taires, les trois œuvres avec lesquelles Une forêt cachée. Marías joue tout au long de son livre. La 156 portraits d’écrivains narratrice, une jeune femme employée oubliés dans une maison d’édition, apprend un jour que le mari d’un couple qu’elle ob- Éric Dussert serve tous les matins avec émotion tant Préface de Claire Paulhan il lui semble parfait vient d’être sauva- La Table Ronde | 608 p. | 20,60 € gement assassiné. Entrant en contact avec la veuve et un ami de celle-ci, elle Éric Dussert se dévoue depuis 1993 à un va découvrir peu à peu que le fait divers avis de recherche autour des « Écrivains cache une machination obscure. Cette oubliés et dédaignés, du XVIe siècle à trame de thriller (le roman fait pen- nos jours ». Les auteurs, poètes, traduc- ser à un scénario de P.D. James rédigé teurs, animateurs de revue et éditeurs par Leibniz) se déploie au travers du qu’il a exhumés dessinent une contre- monologue de l’héroïne puisque, pour histoire de la littérature auxquels seules Marías, vivre, c’est raconter, et racon- les colonnes de quelques revues pour ter, c’est sans cesse remettre en doute ce initiés s’étaient jusqu’à présent ouvertes. qu’on vient de dire. Condamné à rester Sous le titre Une forêt cachée les Éditions enfermé dans son point de vue, l’être de la Table ronde ont la bonne idée de

octobre-novembre 2013 171 notes de lecture

réunir ses 156 portraits d’égarés réunis de vaudevilles écrits à quatre mains ? par un critère principal : « entreraient Il était temps d’exposer à la lumière ce dans la cohorte les écrivains non réédi- compère de Labiche, qui écrivit plus de tés depuis plus de cinquante ans dont cent pièces de théâtre… un texte au moins mérite qu’un lecteur Par la « lorgnette littéraire », titre d’un d’aujourd’hui s’emballe ». ouvrage de Charles Monselet, prince Cette « entreprise de restauration du gastronome, bibliographe et maître de patrimoine doublée d’orpaillage » fait Dussert, celui-ci écrit la geste des figures revivre une vie, une œuvre (ou des du monde des livres passés dans l’ombre morceaux, faute d’en savoir plus) et et qui forment ainsi assemblées un anti- une destinée chaque fois étonnante dictionnaire envoûtant. › Olivier Cariguel qui est retracée à l’issue d’une enquête bio-­bibliographique qui met à mal des Histoire belles histoires savamment entretenues par ces personnalités hors du commun. Hitler parle à ses généraux Tel Achmed Abdullah (1881-1945), Traduit de l’allemand par Raymond Henry, présentation de Helmut Heiber écrivain aventurier prétendument né à Perrin, coll. « Tempus » | 480 p. | 11 € ­Kaboul, auteur du Voleur de Bagdad por- té à l’écran par Raoul Walsh, ci-devant Le jour de la capitulation de l’Alle- pacha turc, captain mandchou, anglais, magne, le 8 mai 1945, un sergent musulman et scénariste hollywoodien. américain dénommé Allen arrive à Il vit le jour en réalité à Yalta, d’un cou- Berchtesgaden : il fait une découverte sin du tsar et d’une princesse afghane, surprenante. Deux sténographes du ce qui stimula son imagination. On a « service de sténographie du Führer » aimé la vie-éclair de l’éditeur-mystère se présentent à lui et lui révèlent l’exis- Jacques Povolozky (1881-1945), d’ori- tence de rapports journaliers, dacty- gine russe, émigré antibolchevique qui lographiés, dévoilant le contenu inté- a produit des livres magnifiques de gral des réunions ultrasecrètes qui se l’avant-garde française des années vingt. tenaient dans les QG de Hitler. Tout Picabia avait frappé à la porte de sa le haut commandement y débattait librairie-galerie-maison d’édition pour des situations militaires et parfois poli- diffuser son Jésus-Christ rastaquouère tiques. Depuis l’automne 1942, quand autoédité. Mais les archives de police et les revers ou les replis des armées alle- les catalogues de la Nationale perdent la mandes se multiplient en Afrique et en trace de Povolozky jusqu’à sa mort, des URSS, Hitler décide de faire transcrire suites d’un accident de la circulation, les échanges tenus pendant les deux un certain 25 décembre 1945. Les ama- rapports journaliers, qui duraient par- teurs des pièces d’Eugène Labiche, et fois jusqu’à quatre heures. L’initiative ils sont nombreux, ont-ils remarqué la est inédite dans l’histoire de la stratégie présence de Marc Michel au générique guerrière.

172 octobre-novembre 2013 notes de lecture

Irrité par ses généraux, qui le contredi- et de la paranoïa qui régnaient en maître saient ou suggéraient que ses instruc- durant ces minutes de l’enfer. › Olivier tions n’avaient pas été efficaces, Hitler Cariguel avait ainsi imaginé de traiter ses subor- donnés comme des prévenus devant un commissaire de police. On lui attri- bue ce mot révélateur : « L’état-major général est la dernière franc-maçon- nerie que je n’ai pas encore dissoute. » De 89 pages en 1942, chaque rapport s’étoffa jusqu’à 150 pages en 1945. Une équipe de huit sténographes travaillant en binôme dans la salle de conférences était mobilisée. Les Américains, Allen en tête, qui vit immédiatement l’intérêt historique de tels papiers, ne sauvèrent qu’un pour cent de la masse totale des sténographies, car elles furent presque totalement brûlées par des SS lors d’un autodafé, début mai 1945. Une cin- quantaine de rapports furent collectés, certains très abîmés ou amputés. Au final, près de 1 000 pages. Le statut de source historique de ces conversations de nid d’aigle et de bunker est bien sûr discutable et fut discuté. L’historien allemand Helmut Heiber, préfacier du recueil de ces fragments de procès-­ verbaux Hitler parle à ses généraux publié en France en 1964 chez Albin Michel, pèse le pour et le contre sur l’authenti- cité et la véracité des échanges. À l’in- tention du lecteur français, l’édition de poche reproduit un choix élaboré à par- tir de l’édition allemande qui ne com- portait pas de coupures. Jeté au cœur du secret de ces délibérations constamment entravées par des allées et venues, le ­téléphone, les interruptions diverses et le bruit, on se rend compte du désordre

octobre-novembre 2013 173

Prochain numéro | décembre 2013 Un catholicisme du XXIe siècle

L’élection du pape François, le débat de société sur le mariage « pour tous », la montée irrésistible de l’islam en France, l’éternel enjeu d’une laïcité introuvable, tels sont les différentsvolets de ce numéro spécial consacré à l’évolution du catholicisme, principalement en France.

Avec Jean-Yves Boriaud, Mgr Claude Dagens, Hugues Lagrang, le cardinal André Vingt-Trois...

Grand entretien avec le cardinal Paul Poupard.

Le débat traitant de questions esthétiques liées à l’actualité artistique des expositions en cours sera consacré d’une part au nouvel accro- chage des œuvres présentées au musée d’Art moderne de la ville de Paris, avec Alexandre Mare, et d’autre part à l’exposition Masculin/­ Masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours, qui se tient au musée ­d’Orsay, avec Eryck de Rubercy.

Et toujours Gérald Bronner, Jean-Luc Macia, Mihaï de Brancovan, Robert Kopp, Annick Steta, Frédéric Verger, le « Courrier de Paris » de Michel Crépu... www.revuedesdeuxmondes.fr | Facebook | Twitter @Revuedes2Mondes

La Revue poursuit également son projet d’offre ­originale en ligne avec de nouvelles chroniques et davantage d’information.

Depuis le numéro de septembre 2013, elle est également disponible au format numérique (epub et pdf) pour une lecture sur tablette ou smartphone.

1. Téléchargez une application de lecture gratuite adaptée à votre téléphone mobile. 2. Scannez pour accéder aux blogs hebdo, aux archives, à l’actualité de la Revue des Deux Mondes ou pour vous abonner en ligne... Merci à la start-up Kairos, spécialisée dans le marketing mobile.

octobre-novembre 2013 175 97, rue de Lille | 75007 Paris Tél. : 01 47 53 61 94 | Fax : 01 78 41 43 26 N°ISSN : 0750-9278 www.revuedesdeuxmondes.com [email protected]

Rédaction revue mensuelle fondée en 1829 Directeur | Michel Crépu Secrétaire de rédaction | Caroline Meffre ([email protected]) Assistante | Noémie Daliès | [email protected] | Tél. : 01 47 53 61 94 Révision | Claire Labati Direction artistique et conception graphique : www.marikamichelon.fr

Comité d’honneur Alexandre Adler | Nathalie de Baudry d’Asson | François Bujon de l’Estang | Françoise Chandernagor­ | Marc Fumaroli | Marc Lambron | Alain Minc | François d’Orcival­ | Étienne Pflimlin | Ezra Suleiman | Christian Jambet Comité de rédaction Manuel Carcassonne | Olivier Cariguel | Jean-Paul Clément | Bernard Condominas | Charles Dantzig | ­Jean-Pierre Dubois | Renaud Girard | Adrien Goetz | ­Thomas Gomart | ­Aurélie Julia | ­Robert Kopp | Édith de La Héronnière | Élise Longuet | Thierry Moulonguet | Jean-Pierre naugrette | Gero von Randow | Éric ­Roussel | Eryck de Rubercy | Jacques de Saint Victor | Annick Steta | Marin de Viry | Emmanuel de Waresquiel Communication et publicité Élise Longuet | [email protected] | Fax : 01 47 53 62 11 Contact presse Aurélie Julia | [email protected] | Tél. : 01 47 53 62 16 Société éditrice La Revue des Deux Mondes est éditée par la Société de la Revue des Deux Mondes S. A. au capital de 1 090 746 euros. Principal actionnaire Groupe Fimalac Directeur de la publication Thierry Moulonguet Imprimé par Assistance Printing (CEE) – Commission paritaire : n° 0212K81194 La reproduction ou la traduction, même partielles, des articles et illustrations parus dans la Revue des Deux Mondes est interdite, sauf autorisation de la revue. La Revue des Deux Mondes bénéficie du label « Imprim’Vert », attestant une fabrication selon des normes respectueuses de l’environnement. Crédits photos Couv. | © Frank Barrett/GettyImages. Abonnements (10 numéros par an) France | 1 an › 75,50 euros | 2 ans › ­145 euros | Abonnement étudiant | 1 an › 53,50 euros Étranger | 1 an › 110,50 euros Service des abonnements Revue des Deux Mondes | 17, route des Boulangers | 78926 Yvelines Cedex 9 Tél. : 01 55 56 70 94 | Fax. : 01 40 54 11 81 | [email protected] Ventes au numéro Disponible chez les principaux libraires (diffusion PUF, renseignements : Ghislaine Beauvois | 01 58 10 31 34 | [email protected], distribution Union Distribution) et marchands de journaux (renseignements : vente au numéro | Inspection des ventes Sordiap | Gilles Marti | 01 42 36 80 82 | [email protected]). Prix au numéro | France et DOM › 15 euros Un bulletin d’abonnement est broché dans ce numéro entre les pages 32 et 33.

176 septembre 2013