POUR LA SCIENCE - HORS-SÉRIE - AOÛT-SEPTEMBRE 2019 - N° 104 OCÉANS — LE DERNIER CONTINENT À EXPLORER BEL : 9,40 € - CAN : 13,20 CAD - DOM/S : 9,40 € - ESP : 8,95 € - GR : 8,95 € - LUX : 8,95 € - MAR : 105 MAD - TOM/A : 2400 XPF - TOM/S : 1 320 XPF - PORT. CONT : 8,90 € - CH : 17,10 CHF HORS-SÉRIE POUR LA SCIENCE LE PLASTIQUE QUI MANGENT CES BACTÉRIES DÉCOUVERTE CULTIVONS-LE LE CORAIL POUR SAUVER PRÉSERVATION OCÉANS Édition française deScientific American L’IDÉE DE VIE BROUILLENT LES VIRUS MICROBES URTICANT D’UN SUCCÈS LE SECRET MÉDUSES 3’:HIKLTD=UU\^U\:?k@l@a@e@f"; M 01930 DAVID BRUNO TÉMOIN GRAND -104H
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GROUPE POUR LA SCIENCE LOÏC Directrice des rédactions : Cécile Lestienne MANGIN Rédacteur HORS-SÉRIE POUR LA SCIENCE en chef adjoint Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin Maquettiste : Ghislaine Salmon-Legagneur Réviseuses : Maud Bruguière, Chantal Ducoux, Anne-Rozenn Jouble
POUR LA SCIENCE Rédacteur en chef : Maurice Mashaal Rédactrice en chef adjointe : Marie-Neige Cordonnier La vie devant soi. Rédacteurs : François Savatier, Sean Bailly
Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe Community manager : Aëla Keryhuel Vraiment ?
Conception graphique : William Londiche Directrice artistique : Céline Lapert Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy Réviseuse : Anne-Rozenn Jouble Marketing & diffusion :Arthur Peys Direction du personnel : Olivia Le Prévost Secrétariat général : Nicolas Bréon e qui se passe dans nos mers est pire Fabrication : Marianne Sigogne et Olivier Lacam que la peste au Moyen Âge », se Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot désespérait en 1974 Romain Gary, Anciens directeurs de la rédaction : Françoise Pétry dont l’œuvre vient d’entrer dans La et Philippe Boulanger Conseiller scientifique :Hervé This Pléiade. « Il a fallu à la vie plus de cent A également participé à ce numéro : millions d’années pour produire la William Rowe-Pirra « tortue de mer géante, la baleine et le phoque moine. Il nous a suffi de trois générationsC pour en arriver à un point où la disparition totale PRESSE ET COMMUNICATION Susan Mackie paraît presque inévitable. » [email protected] • Tél. 01 55 42 85 05 PUBLICITÉ France [email protected] Quelque trente-cinq ans plus tard, où en est-on ? Les océans restent ABONNEMENTS un territoire aussi vaste qu’inconnu et dont l’exploration n’en est qu’à Abonnement en ligne : http://boutique.pourlascience.fr ses balbutiements. Pour aller de l’avant, le 11 juin 2019 à Paris, les plus Courriel : [email protected] Tél. : 03 67 07 98 17 grands experts européens de l’océan (Ifremer, CNRS, Sorbonne Adresse postale : Service des abonnements Pour la Science – 19 rue de l’Industrie – BP 90053 Université…) ont publié Navigating the Future V, un document de réfé- 67402 Illkirch Cedex rence destiné à guider les gouvernements européens sur les recherches Tarifs d’abonnement 1 an (16 numéros) océaniques et maritimes à mener jusqu’en 2030 et au-delà. France métropolitaine : 79 euros – Europe : 95 euros Reste du monde : 114 euros DIFFUSION Et chaque domaine de recherche défini dans cet état des lieux de Contact kiosques : À Juste Titres ; Stéphanie Troyard Tél. 04 88 15 12 48 la science nécessaire inclut une part importante dédiée à la préserva- Information/modification de service/réassort : tion, la protection et même la restauration du milieu marin déjà si www.direct-editeurs.fr menacé par le réchauffement climatique, la pollution, la surexploita- SCIENTIFIC AMERICAN tion… Et le temps presse. Editor in chief : Mariette DiChristina President : Dean Sanderson Executive Vice President : Michael Florek Dans la préface à l’édition de 1980 des Racines du ciel, prix
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou Goncourt en 1956 (son premier), Romain Gary confiait que « les francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents contenus dans la revue « Pour la Science », dans la revue « Scientific American », dans les livres édités hommes ont toujours donné le meilleur d’eux-mêmes pour conserver par « Pour la Science » doivent être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 162 rue du Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris. une certaine beauté à la vie. Une certaine beauté naturelle… » Entre © Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, science, découverte et protection, plusieurs articles de ce Hors-Série d’adaptation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le nom commercial « Scientific American » sont la propriété de Scientific abondent en son sens et font apparaître, pour les océans… la promesse American, Inc. Licence accordée à « Pour la Science S.A.R.L. ». En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire d’une nouvelle aube. intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Origine du papier : Italie Taux de fibres recyclées : 0 % « Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » : Ptot 0.008kg/tonne Ce produit est issu de forêts gérées durablement et de sources contrôlées.
POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 3 SOMMAIRE
N° 104 Août-septembre 2019
Océans MER ET LE DERNIER CONTINENT MERVEILLES À EXPLORER P. 6 P. 14 Constituez Repères Les coraux venus du froid votre collection L’indispensable pour apprécier ce numéro. André Freiwald de Hors-Séries Contre toute attente, des coraux vivent dans Pour la science les profondeurs et jusqu’aux latitudes polaires. Tous les numéros P. 8 depuis 1996 Avant-propos P. 22 pourlascience.fr BRUNO DAVID Des roses tapies au fond des mers « Seuls quatre hommes Nadine Le Bris ont plongé à plus de Les sites hydrothermaux sont des havres pour une multitude d’organismes. 10 000 mètres de profondeur, douze sont allés sur la Lune » P. 28 Entretien « Plusieurs milliers d’espèces de plancton repérées par Tara Oceans sont inconnues » Éric Karsenti
P. 32 Portfolio Autant en emporte l’océan Parmi le plancton se cachent des joyaux, des chefs-d’œuvre d’orfèvrerie miniatures. P. 36 Les virus, piliers de la vie marine Stéphan Jacquet et Caroline Depecker Abondants et variés, les virus aquatiques
E M 01930 - 104H - F: 7,90 - RD Édition française de Scientific American 3’:HIKLTD=UU\^U\:?k@l@a@e@f"; AOÛT-SEPTEMBRE 2019 N° 104
POUR LA SCIENCE LA POUR sont des acteurs clés des écosystèmes marins. HORS-SÉRIE HORS-SÉRIE
DÉCOUVERTE PRÉSERVER MICROBES MÉDUSES GRAND CES BACTÉRIES POUR SAUVER LES VIRUS LE SECRET TÉMOIN QUI MANGENT LE CORAIL BROUILLENT D’UN SUCCÈS BRUNO LE PLASTIQUE CULTIVONS-LE L’IDÉE DE VIE URTICANT DAVID
OCÉANS P. 44 Les bactéries qui aimaient le plastique Elizabeth Svoboda BEL : 9,40 € - CAN : 13,20 CAD - DOM/S : 9,40 € - ESP : 8,95 € - GR : 8,95 € - LUX : 8,95 € - MAR : 105 MAD - TOM/A : 2400 XPF - TOM/S : 1 320 XPF - PORT. CONT : 8,90 € - CH : 17,10 CHF 8,90 € 1 320 XPF - PORT. CONT : - TOM/S : 2400 XPF - MAR : 105 MAD TOM/A : 8,95 € - LUX : - GR : 8,95 € - ESP : 8,95 € - DOM/S : 9,40 € - CAN : 13,20 CAD BEL : 9,40 € En couverture : Maria-Luiza Pedrotti explore le monde inconnu © Harvepino / shutterstock.com des bactéries mangeuses de plastique.
4 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 VEILLER XXXXXXXAVIS RENDEZ-VOUS AU GRAIN XXXXXXXXXXDE TEMPÊTE par Loïc Mangin
P. 52 P. 82 P. 110 Des pouponnières pour le corail L’invasion des méduses Rebondissements Rebecca Albright Corinne Bussi-Copin et Jacqueline Goy L’énigme de la capsule Le réchauffement océanique menace les Rien ne semble enrayer l’essor des méduses, temporelle est résolue ! • coraux. Peut-on les sauver en les cultivant ? si fragiles et rudimentaires, en apparence. Pastèque et musique nigériane • Le World Wood Wide Web • Alzheimer : P. 60 P. 90 En images la maladie à deux prions • La haute mer, terre de découvertes Et pourtant, elle monte Romain Troublé Où s’arrêtera la hausse du niveau marin ? L’exploration scientifique de la haute mer P. 114 est un enjeu écologique planétaire ! Données à voir P. 92 Prendre le train, Les fonds des océans font grise mine prendre le temps P. 64 Thomas Peacock et Matthew Alford L’océan Austral, un modèle ? L’exploitation des métaux des grands fonds Robert Calcagno serait néfaste. Peut-on limiter les dégâts ? P. 116 L’océan Austral bénéficie d’un mode Les incontournables de gestion original. Renforçons-le ! Des livres, des expositions, P. 100 des sites internet, À bout de souffle des vidéos, des podcasts… P. 68 Clarissa Karthäuser, Andreas Oschlies à ne pas manquer. Des aires protégées ou désert marin ? et Christiane Schelten Hélène Le Meur Dans les océans, d’immenses zones Préserver la biodiversité marine et respecter appauvries en oxygène s’étendent. Pourquoi ? P. 118 les impératifs socioéconomiques : c’est possible ! Spécimen P. 108 Le goéland, un serial killer ! P. 70 Portfolio À lire en plus La mer, un coffre aux trésors P. 120 Toutes les solutions apportées à l’humanité Art & Science par l’océan : médecine, nourriture, matériaux… En sphère et contre tout P. 74 Au chevet des tortues marines Robert Calcagno À l’avenir, quelle place pourrons-nous laisser aux tortues marines, et comment ?
POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 5 8 848 m Everest REPÈRES
Plateau continental 324 m Tour Eiffel 0 > – 200 m Zone exposée à la lumière solaire
Talus continental
– 4 300 m Profondeur moyenne de la plaine abyssale
Les plaines Les dorsales abyssales océaniques vec environ 307 millions es chaînes de montagnes de kilomètres carrés, elles sous-marines marquent Areprésentent l’essentiel des fonds Cla frontière entre deux plaques marins. Plates, elles s’étendent entre tectoniques. Elles se rencontrent 4 000 et 6 000 mètres de profondeur. dans tous les bassins océaniques. Ces plaines sont recouvertes de Le réseau de ces dorsales est continu sédiments et de « neige marine », et s’étend sur plus de 60 000 kilomètres. celle-ci étant constituée de squelettes Elles sont constituées du magma d’organismes, de déjections, de qui remonte du manteau terrestre poussières… agglomérées en « flocons ». à cet endroit. Les sources On trouve également des nodules hydrothermales – et leurs écosystèmes polymétalliques. Longtemps supposés si particuliers – sont essentiellement peu propices à la vie, on y a découvert réparties le long de ces dorsales. des espèces vivantes dans les années 1970. La vie y est néanmoins clairsemée, avec des espèces de petite taille. © Pour la Science © Pour
6 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Paré à plonger !
vec environ 361 millions de kilomètres colonne d’eau et sur les fonds marins, du pla- carrés, les océans couvrent 71 % de la teau continental jusqu’à la fosse des Mariannes. Asurface terrestre. Plus encore, ils L’océan abrite de 50 à 80 %, selon les estima- représentent 96 % du volume biosphérique, tions, des espèces vivantes. c’est-à-dire dédié à la vie. De fait, avec une Il régule également à plus de 80 % le climat profondeur moyenne de quelque 3 700 mètres, de la Terre. les océans sont surtout un volume gigantesque, Si grand, si omniprésent, et pourtant, de plus de 1,37 milliard de kilomètres cubes. l’océan demeure pour une grande part encore La vie s’y étend dans toutes les dimensions inconnu. Il est temps de s’immerger pour partir et s’est installée partout, ou presque, dans la à sa découverte !
Les monts Les fosses sous-marins océaniques es reliefs souvent assez abrupts es dépressions océaniques sont s’élèvent brusquement souvent situées dans les zones de Cau-dessus des plaines abyssales, Csubduction (là où une plaque jusqu’à parfois 4 000 mètres de hauteur. tectonique passe sous une autre). On en Environ 100 000 monts sous-marins trouve également dans les zones où deux sont répertoriés, mais seuls quelques-uns plaques océaniques s’éloignent l’une de (environ 1 %) ont été étudiés in situ. l’autre. La fosse la plus profonde connue Ces monts sont souvent d’anciens volcans est celle des Mariannes, dans la partie éteints, ou bien nés des mouvements nord-ouest de l’océan Pacifique. Selon des plaques tectoniques. Chaque mont, les derniers relevés, toujours difficiles ou chaîne de monts, constitue à réaliser, la profondeur atteindrait un hot spot de biodiversité réunissant 10 971 mètres. En mai 2019, l’Américain de nombreuses espèces uniques qui ne – 11 000 m Victor Vescovo a plongé dans la fosse se sont développées nulle part ailleurs. La fosse jusqu’à 10 928 mètres de profondeur. des Mariannes Au fond des fosses, malgré des pressions atteignant 1 100 atmosphères, vivraient des organismes dits « piézophiles », c’est-à-dire inféodées aux pressions hyperbares.
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PRENOMBRUNO DAVIDNOM
«Seuls quatre hommes ont plongé à plus de 10 000 mètres de profondeur, douze sont allés sur la Lune « BIO EXPRESS
1954 On dit que l’on connaît moins les océans Naissance à Lyon. étions dans l’océan Austral quand, un matin, au réveil, l’équipage nous apprend que la Lune : qu’en est-il vraiment ? 1979 que le navire aurait pu couler durant la Thèse sur les Bruno David : Effectivement, même si échinides (oursins) nuit ! En pleine mer de Weddell, en bien sûr on connaît assez bien les zones du Crétacé inférieur. Antarctique, nous aurions tous péri. Le proches des continents, l’humanité n’a ex- bateau était passé au-dessus d’un mont ploré qu’une toute petite partie des profon- 1996 sous-marin inconnu, non répertorié, deurs océaniques. Paradoxalement, on a Directeur d’environ un kilomètre de long et qui du laboratoire une idée moins précise de ce à quoi res- de Paléontologie culminait à 20 mètres seulement de pro- semblent les profondeurs océaniques que du CNRS à Dijon, fondeur. Tout autour, les fonds attei- certaines planètes. En nombre d’individus, devenu gnaient 500 mètres. Nous avions trouvé seuls quatre (Jacques Piccard, Don Walsh, Biogéosciences. une taupinière dans la Beauce ! James Cameron et tout récemment Victor 2011 Avec nos 12 mètres de tirant d’eau, huit Vescovo) ont plongé à plus de 10 000 mètres Directeur adjoint mètres de plus, et la situation aurait pu être de profondeur, dans la fosse des Mariannes, scientifique de dramatique. Nous en avons profité pour l’endroit le plus profond du monde l’Institut écologie l’explorer, le cartographier et le baptiser (10 971 mètres), alors que douze hommes et environnement Nachtigaller, c’est-à-dire Rossignol en alle- du CNRS, en charge sont allés sur la Lune. de la biodiversité. mand (la nationalité du navire) en réfé- Même du simple point de vue de la rence à un personnage de roman. cartographie, le fond des océans est mal 2015 Cette anecdote montre bien que connu, et il peut même réserver des sur- Président du l’on est loin de tout savoir sur la topo- Muséum national prises. Ce fut le cas en 2013, lors de ma d’histoire naturelle. graphie des fonds océaniques. Même à dernière grande mission avant d’être faible profondeur, il reste encore des
nommé président du Muséum. Nous choses à découvrir. - MNHN A. Iatzoura ©
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Et l’espace n’est d’aucun secours ? Bruno David : Non, les satellites ne On est loin de tout savoir sur renseignent que sur la surface. L’explora- tion des fonds marins et leur cartographie nécessitent un bateau équipé d’un sonar. la topographie des fonds Toutes nos informations proviennent de navires qui ont sillonné les mers. En cer- océaniques. Même à faible tains endroits reculés, les données sont parfois imprécises et ce que l’on pense profondeur, il reste encore être une plaine abyssale homogène ne l’est pas. Il y a encore des mare incognita. des choses à découvrir ! Comment expliquer cet écart de connaissances entre la Lune exemples de rifts qui ont avorté. Ainsi, descendre jusqu’à 50 mètres de profondeur. et les fonds marins ? l’Alsace est un rift, entre la Forêt-Noire et Une vraie liberté ! Bruno David : Les océans paraissent les Vosges, qui s’est ouvert l’Oligocène, il y Toutefois, dès le xixe siècle, de grandes proches, mais paradoxalement, il est très a 40 millions d’années. Puis il s’est arrêté… expéditions océanographiques ont com- difficile d’aller dans l’eau. Nous ne sommes Strasbourg aurait pu être sous l’eau. mencé à révéler les secrets des fonds marins pas faits pour. C’est aussi le cas de l’espace, grâce à des dragues, des chaluts… L’histoire mais nous avons probablement alloué plus Peut-on tenter d’établir du britannique Edward Forbes mérite de moyens pour y aller, que pour explorer une carte d’identité des océans ? d’être rappelée. En mer Égée, il constate le fond des mers. Cet écart devrait dimi- Bruno David : Ils représentent 71 % de la que la vie se raréfie avec la profondeur et nuer dans les prochaines années, notam- surface de la Terre, c’est connu. Ils consti- propose donc, en 1843, qu’il n’y a plus de ment grâce à des engins automatisés. Mais tuent également 96 % du volume biosphé- vie au-delà de 500 mètres. Pourtant, 10 ans le plancher océanique reste un environne- rique, c’est-à-dire offert à la vie. Sur les plus tard, le câble télégraphique reliant la ment très hostile, ne serait-ce qu’en continents, la vie n’occupe qu’une pellicule Sardaigne à l’Afrique du Nord se rompt. Il termes de pression. à la surface, au niveau des sols, et dans les est remonté et l’on y découvre des orga- airs, où volent les oiseaux. En revanche, nismes fixés qui vivaient à quelque Peut-on un jour trouver un endroit plus dans les océans, on trouve de la vie dans 2 000 mètres de profondeur. profond encore que les Mariannes ? toute la colonne d’eau. Ce volume biosphé- Les Anglais piqués au vif – nous Bruno David : Extrêmement impro- rique correspond au final à une enveloppe sommes à l’époque du grand empire britan- bable, car nous savons où trouver les très de 3 700 mètres d’épaisseur moyenne sur nique de la reine Victoria – diligentent les grandes profondeurs. Nous sommes attirés 71 % de la planète. premiers vrais bateaux océanographiques, par les extrêmes, que ce soit les plus hauts Autre aspect intéressant, les océans d’abord de petits vaisseaux, comme la cor- sommets montagneux ou les endroits les sont orientés selon un axe nord-sud. Ce ne vette Lightning (L’Éclair) puis d’imposants plus profonds. De fait, ces fosses ont été fut pas toujours le cas ! La Téthys dont nous navires militaires désarmés et réaménagés. découvertes très tôt, par exemple celle des avons parlé était orientée est-ouest. Et ça L’un d’eux, le Challenger effectue le premier Caïmans (plus de 7 000 mètres de profon- change tout, notamment en termes de bio- tour du monde et découvre la vie à deur), en 1873. Et désormais, nous savons diversité. Ainsi, pour le corail, nous avons 7 000 mètres de profondeur dans les que les fosses sont au niveau des zones de aujourd’hui des récifs dans les différents Caïmans. On se rend compte que la vie est subduction, où une plaque tectonique océans qui sont autant de zones indépen- partout. Viennent ensuite les expéditions plonge sous une autre. En connaissant le dantes pour leur évolution. En revanche, d’Albert 1er de Monaco. Tous les pays s’y mécanisme de fabrication, on a su où cher- dans la Téthys, la ceinture climatique tropi- mettent, chacun arme ses bateaux dédiés. cher, même si les plus grandes profondeurs cale était d’un seul tenant. La structuration On assiste à une sorte de compétition de avaient déjà été repérées. spatiale du vivant était plus homogène. connaissances, mais aussi pour l’appropria- Le paysage sous-marin évolue, mais à tion de nouveaux territoires. L’affaire prend une vitesse géologique. Rendez-vous dans Quels sont les grands jalons de un tour politique. Finalement, c’est un peu 500 000 ans pour peut-être voir le record l’exploration des océans ? comme pour la conquête de l’espace. des Mariannes battu. On peut aussi Bruno David : Pendant des siècles, elle Le mouvement prend de l’ampleur prendre date pour la fermeture de la s’est résumée à… rien. La pression hydros- jusqu’à la Première Guerre mondiale, ralen- Méditerranée. Cette mer est l’héritière tatique liée à la colonne d’eau empêche de tit, puis redémarre avec force après la d’un immense océan, la Téthys, qui rétré- respirer, même via un tuba, au-delà d’un Seconde Guerre mondiale, avec notam- cit inexorablement. D’ailleurs, au sud de mètre de profondeur : les muscles respira- ment tous les sous-marins d’exploration. la Grèce, en Crète, on voit bien la suture toires deviennent inopérants. On peut de la subduction avec l’Afrique. La bien injecter de l’air sous pression (ce que Où en est-on aujourd’hui ? Méditerranée va devenir un lac puis éven- font les Dupond & Dupont dans Tintin et Bruno David : Beaucoup d’efforts portent tuellement s’évaporer. le trésor de Rackam le rouge) pour contrer notamment sur l’océan Austral qui reste mal À l’inverse, un océan est peut-être en la pression, mais on est vite limité. connu. Plusieurs pays l’explorent, comme train de naître en Afrique de l’Est, où l’on L’avancée majeure est le scaphandre l’Angleterre, l’Australie, le Japon… Les Alle- observe une zone de divergence, un rift, qui autonome, mis au point dans sa forme mands sont parmi les mieux équipés, avec préfigure un océan. Difficile néanmoins actuelle par Jacques-Yves Cousteau et le Polarstern, un bateau extraordinaire sur d’être catégorique, car on connaît des Émile Gagnan en 1943. Dès lors, on pouvait lequel j’ai eu la chance d’embarquer. >
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> La France est quant à elle peu présente Cette approche exhaustive, en lien comme celui de Humboldt le long de l’Amé- dans cette zone, car dépourvue de bateau direct avec les missions du Muséum de col- rique du Sud, des remontées d’eau froide dédié. Elle est en revanche bien armée pour lection et d’archivage, aide à construire un (les upwellings) dont profitent les poissons
le subantarctique, à l’écart des glaces. On référentiel, un T0 d’un système pour un et donc les pêcheries, des courants chauds peut citer les installations aux Kerguelen, à endroit donné particulièrement sensible ou comme le Gulf Stream qui baigne les côtes Crozet… ainsi que les nombreuses expédi- intéressant. L’exploration du nord de la européennes et rend le climat tempéré de tions du Marion Dufresne. Nous disposons Nouvelle-Calédonie est en cours, celle de la ce côté-ci de l’Atlantique. également de bases en Antarctique où des Corse va bientôt démarrer, et il y eut le Un grand tapis roulant, ramifié, par- scientifiques invités peuvent faire de la gla- Mozambique, la Papouasie, la Guyane, et la court ainsi tous les océans : une goutte ciologie, de l’ornithologie… première, l’île Espiritu Santo du Vanuatu… d’eau met environ 1 000 ans à en faire le En dehors de l’Antarctique, la flotte tour. C’est dire l’inertie du système ! Un océanographique française (la FOF), Abordons maintenant les menaces retour à l’équilibre après une perturba- entretenue et mise à la disposition de la qui pèsent sur les océans. L’une tion nécessiterait des siècles. Et l’on n’est communauté scientifique par l’Ifremer est d’elles est l‘exploitation des ressources pas sûr de retrouver la situation d’avant fantastique, et puis le Nautile est un sous- minières. Qu’en pensez-vous ? le bouleversement. marin exceptionnel. Peu de pays ont de tels Bruno David : On trouve au fond des engins qui descendent aussi profond océans, en différents endroits, des res- Le système actuel est-il menacé ? (jusqu’à 6 000 mètres). Certains voudraient sources assez rares comme du palladium, Bruno David : Difficile de répondre. On l’arrêter. Je crois que c’est une erreur. du cadmium, des sulfures… tout ce qui sert a beaucoup entendu parler de la fonte de la à faire des téléphones portables. La tenta- calotte groenlandaise qui apporterait beau- Quelle est la place de Tara tion est donc grande d’aller les chercher. Ce coup d’eau douce dans l’Atlantique Nord et dans ce dispositif ? serait dramatique, particulièrement aux qui pourrait stopper le Gulf Stream, syno- Bruno David : Il s’agit d’une initiative niveaux des monts sous-marins et des nyme de refroidissement de l’Europe. Quoi privée qui arme un bateau beaucoup plus modeste. On ne peut pas comparer l’Ata- lante, qui met en œuvre le Nautile, de 85 mètres de longueur, avec une goélette de 20 mètres. Les moyens engagés ne sont pas les mêmes. Ceci étant dit, les Nous jouons aux résultats scientifiques de Tara sont re- marquables. Il n’y a pas concurrence, mais complémentarité. apprentis sorciers sur Un de leurs faits d’armes est la décou- verte d’environ 1,5 million d’espèces lors des systèmes gigantesques de leur circumnavigation. On sait que ce sont des espèces différentes, mais on ne les à inertie considérable a pas encore décrites. La grande surprise est qu’il y a énormément d’eucaryotes unicel- lulaires, qui sont certes microscopiques, mais assez complexes, à l’image des para- sources hydrothermales, parce qu’on dé- qu’il en soit dans le détail, nous jouons aux mécies en domaine continental. truirait des écosystèmes extrêmement apprentis sorciers sur des systèmes gigan- Avant, on avait décrit 300 000 espèces rares, plus diversifiés qu’on ne le pense. tesques à inertie considérable. océaniques. Et Tara en dévoile cinq fois Nous devons nous fixer des limites. L’équi- La fonte des glaces et le réchauffement plus, de totalement inconnues ! Première valent serait de ravager les oasis du Sahara ! climatique (par la dilation des océans) sont conclusion, on ne sait absolument pas com- L’exploitation des nodules polymétal- également les facteurs essentiels de hausse ment fonctionne l’océan en termes de liques est moins dramatique. Elle posera du niveau marin. Si toute la calotte antarc- chaînes alimentaires ! Tara a révélé notre bien sûr des problèmes, notamment de tique fondait, la hausse pourrait atteindre ignorance. turbidité, mais les nodules s’étalant sur de plusieurs dizaines de mètres… grandes plaines abyssales assez homo- Au Muséum, vous vous préoccupez gènes, par exemple autour de Clipperton, Le réchauffement influe aussi sur également de la biodiversité marine ? les conséquences de leur prélèvement l’acidification des organismes ? Bruno David : Oui. Dans le cadre de seraient moins irrémédiables. Bruno David : Effectivement, l’augmen-
La Planète revisitée, nous organisons des tation de la quantité de CO2 atmosphé- expéditions importantes qui balaient à Le changement climatique fait rique se traduit par celle du CO2 dissous la fois la partie continentale et la partie également peser plusieurs risques. dans les eaux océaniques. En conséquence, marine de certains endroits de la pla- Bruno David : L’un d’eux porte sur le le pH de l’océan est passé de 8,18 à 8,05. nète de façon à avoir une vision com- régime de courants océaniques et la circu- C’est assez considérable, car le pH suit une plète du continuum terre-mer. Nous lation thermohaline. Les variations de échelle logarithmique. Une telle baisse explorons du sommet d’une montagne concentration en sel et de température, nuit à un certain nombre d’organismes, jusqu’à 1 000 mètres de profondeur et aidées par la force de Coriolis liée à la rota- notamment ceux ayant besoin à un mo- tentons de dresser un inventaire global tion de la Terre, mettent en mouvement ment ou un autre de leur existence d’un de la biodiversité. l’eau. Il en résulte des courants froids squelette calcaire.
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J’ai étudié par exemple en 2014 l’impact golfe du Mexique, où les bactéries ont On peut toutefois remarquer une de l’acidification sur les larves d’oursins en dégradé le pétrole à un rythme que l’on forme de prise de conscience récente sur Antarctique, en collaboration avec des col- attendait plus lent. la nécessité de réagir. Les réflexions issues lègues belges. Les perturbations du méta- Aujourd’hui, la pollution par le plas- de la Conférence intergouvernementale bolisme se traduisent par des changements tique est désormais l’objet de toutes les sur la biodiversité marine (BBNJ) à dans l’allocation des ressources aux diffé- attentions, parce qu’on se rend compte laquelle le Muséum participait vont dans rents besoins : respirer, se reproduire… et qu’il y en a partout. Les quantités de plas- ce sens. Dans ce système de type onusien, donc construire un squelette. tique rejetées en mer sont énormes. Ce avec les contraintes que cela implique, on L’acidification pose des problèmes de matériau s’accumule, se décompose en essaie de définir des modes de régulation survie à long terme à divers types d’orga- microparticules et n’épargne aucune à l’échelle mondiale. nismes (diatomées, foraminifères…) zone, des plages jusqu’aux grands fonds. L’IPBES (la plateforme intergouverne- Précisons néanmoins qu’il y a une impor- Ainsi, en Écosse, la population de fulmars mentale sur la biodiversité et les services tante marge d’erreur, car on ignore tout des a diminué de 30 %, car ces oiseaux écosystémiques), qui a récemment rendu capacités d’acclimatation de ces espèces. ingèrent des microbilles de styrène (on son rapport sur l’état de la biodiversité parle de « larmes de sirènes ») qu’ils (elle indique notamment que les humains Un autre problème, cette fois prennent pour de la nourriture. ont modifié significativement 66 % du indépendant du réchauffement, Ces plastiques sont devenus un pro- milieu marin), fonctionne sur le même concerne les déplacements de faunes. blème majeur. Leur production devrait modèle. C’est une sorte de Giec de la bio- Bruno David : On parle ici d’espèces ralentir drastiquement, mais on n’en prend diversité, sachant que celle-ci est autre- potentiellement invasives, transportées pas le chemin, en tout cas à l’échelle mon- ment plus complexe à appréhender que le d’un endroit à l’autre par les eaux de ballast diale. C’est aberrant que les sacs en papier climat. La biodiversité globale ne peut être des bateaux. L’exemple emblématique est ne soient pas plus répandus, mais ils font approchée que comme l’agrégation de Asterias amurensis, une étoile de mer japo- face à une inertie des habitudes. Le plas- situations locales. On peut la comparer à naise qui a été « importée » en Australie où elle a retrouvé les conditions tempérées auxquelles elle n’aurait jamais eu accès parce qu’il fallait passer la ceinture tropicale et équatoriale. En quelques années, des mil- lions d’individus se sont développés dans la L’écosystème marin rade de Melbourne et ont tout détruit, les parcs ostréicoles, mytilicoles… Les tentatives de les enlever à la main est très résilient ont échoué. Mary Byrne, une collègue aus- tralienne a été sollicitée pour analyser la et est capable de se période de reproduction de cette étoile de mer. L’idée était d’empêcher le transport reconstituer rapidement des larves dans d’autres endroits en inter- disant la navigation pendant cette période. C’est un pis-aller. La bataille est per- due, sauf à espérer une autorégulation sur tique devrait être réservé aux usages pour un tableau impressionniste, presque poin- le long terme, du type de celle qui a sauvé lesquels il n’est pas remplaçable. tilliste composé de multiples touches. De la Méditerranée de l’algue Caulerpa taxi- près, on ne voit que des petites taches folia. Elle est en train de disparaître natu- Que pensez-vous des mesures prises bleues, jaunes, rouges… La vision d’en- rellement, l’arrachage n’y est que pour pour lutter contre ces menaces ? semble ne se révèle qu’en prenant du recul. peu de chose. Bruno David : Prenons le cas de la haute L’étendue de ce qu’il reste à faire est mer. Elle constitue un bien commun de considérable, tant l’ampleur des dégâts Autre danger, la pollution. l’humanité et n’appartient à personne. Il y est grande. Je me souviens par exemple Que peut-on en dire ? a bien des règles internationales pour l’ex- d’une expérience marquante avec les Bruno David : Jusqu’à présent, elle ploiter, mais aucune n’est contraignante. Or océans. C’était en 1999. J’étais en plon- était plutôt synonyme de marées noires. la haute mer est désormais très convoitée gée dans le Nautile au large d’une partie Gardons d’ailleurs en tête que les tristes pour les ressources que l’on a ailleurs épui- désertique du Pérou. Quasiment aucune expériences en Bretagne de l’Amoco Ca- sées, comme les poissons, les minerais… rivière ne se déversait dans le Pacifique diz, du Torrey Canyon… ont montré que Nous aurions besoin de nouveaux traités à cet endroit. Loin au large, à 2 500 mètres l’écosystème retrouve son état initial en prévoyant de vraies pénalités et devrions de profondeur, j’étais émerveillé par ce seulement 10 ans. Bien sûr, le bilan est imposer un moratoire complet sur l’exploi- que je voyais, des suintements hydro- catastrophique, et nous avons tous en tation des grands fonds. thermaux froids, un poulpe bleu, des tête les images d’oiseaux mazoutés. Mais Mais commençons par chez nous. oursins, des amoncellements de crabes l’écosystème est très résilient et est ca- Faisons en sorte que le Rhône arrête de rouges… et puis, soudain, un seau en pable de se reconstituer rapidement si on déverser des plastiques dans la Méditerranée, plastique beige avec une corde attachée. lui en laisse la possibilité. On l’a encore même si le Nil continue. Je ne vais pas jeter Tout est dit. n constaté récemment avec la fuite de la mon ticket de métro sous prétexte qu’il y en plateforme Deepwater Horizon, dans le a déjà plein sur le sol ! PROPOS RECUEILLIS PAR LOÏC MANGIN
POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 11 Des océans, nous ne savons rien, ou presque.
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Des coraux vivant en profondeur dans des eaux glacées, des oasis de biodiversité près des eaux chaudes sortant à plus de 400 °C des entrailles de la terre, des organismes microscopiques qui n’ont rien à envier aux monstres de la science-fiction… Nous avons encore tant à découvrir dans les océans ! Des pans entiers, et essentiels, de la vie sous-marine ne sont qu’à peine devinés. Ainsi les virus, d’une si incroyable richesse qu’ils bousculent ce que l’on croyait savoir de la vie elle-même. Et les solutions aux plus grands maux que nous infligeons aux océans sont peut-être en leur sein : les chercheurs découvrent aujourd’hui des bactéries qui dégradent le plastique déversé par millions de tonnes dans les eaux du monde par les activités humaines.
POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 13 © Divedog/shutterstock.com MER ET MERVEILLES
L’ESSENTIEL L’AUTEUR
On associe les coraux Ils fonctionnent aux seules mers chaudes différemment de leurs cousins des tropiques. C’est un tort. des mers chaudes : par exemple, ils n’ont On trouve également pas d’algues symbiotiques des récifs coralliens dans qui les nourriraient. les mers tempérées et mêmes ANDRÉ FREIWALD froides où ils prolifèrent Par contre, les deux types est professeur de paléontologie jusqu’à plusieurs milliers de coraux sont menacés par des invertébrés à l’université de mètres de profondeur. le réchauffement climatique. d’Erlangen et coordonne le projet Aces.
Les coraux venus du froid
Contre toute attente, des coraux s’épanouissent dans les profondeurs des mers continentales jusqu’aux latitudes polaires. Ils n’ont rien à envier en termes d’exubérance à leurs cousins des tropiques.
Des colonies blanches et orangées de Lophelia pertusa, avec leurs espèces associées, s’épanouissent dans un récif au large de l’Irlande, à environ 350 mètres de profondeur.
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© Ifremer, IceCTD cruise 2012 biologie que les coraux ne se développent que que biologie que les coraux ne se développent étendue.écologique etleur aujourd’hui importancement à leur mesurer seule oncommence Mais ibérique. péninsule Scandinavie, delaGrande-Bretagne etde la aulargedelacoraux sedéveloppent les naturalistes avaient quedes découvert profonde lesplusfréquents. Etau décrit poissonsabre, sébaste…où passent mollusques, crabes, étoilesnichent de mer… et unchampdetulipesoùse évoque dermes) Guilvinec, ladensité de crinoïdes(deséchino nante. uncanyoncommeceluidu Dans devied’unediversitéun concentré impression forme derécifs oudejardins decoraux abritant de vastesinattendu : forêts animales sous unspectacle expéditionsontrévélé plusieurs passant parleGuilvinec,l’Irlande etl’Islande, côtes jusqu’au large de la Norvège italiennes en Méditerranée. lescanyonsaulargedes Depuis AtlantiqueNord en particulier eten tempérées, en des margesocéaniquesmers lelong zones tropicales, ilssontaussiprésents nesontpasl’apanagedesmassifs coralliens demètres defond ? centaines Norvège en expérience même parplusieurs coralliens multicolores. s’émerveiller delaluxuriancedesrécifs eaux turquoisesdesCaraïbesn’apuque uiconque aeulachancedeplongerdansles Q De fait,onlittoujours De danslesmanuelsde le Dès Car, les décennies : deux onlesaitdepuis POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE Lophelia pertusa xviii e siècle,Karl Linnéavait déjà , l’undescoraux d’eau N° 104/ N° Prêt àtenterPrêt la Août-septembre 2019 xix e siècle,
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15 - - - > MER ET MERVEILLES
> dans les eaux chaudes, peu profondes et bai- intensive a déjà dévasté de vastes portions de gnées de lumière. Selon certains de ces ouvrages, ces dernières. Ainsi, 30 à 50 % des massifs les massifs coralliens se « nourrissent » des coralliens norvégiens, soit 1 500 à 2 000 kilo- nutriments et du plancton présents dans leur mètres carrés, auraient déjà été détruits. Les environnement. Or, les eaux tropicales superfi- chalutiers modernes attrapent le poisson en cielles en sont dépourvues. Rétablissons un peu raclant le fond, un désastre dans un milieu les faits. Les coraux tropicaux compensent ce aussi fragile. Récemment, des mesures de pro- manque grâce aux zooxanthelles, des algues tection partielles, sous la forme de clôtures de photosynthétiques unicellulaires avec lesquelles zones de pêche, ont été mises en place en ils vivent en symbiose. Au contraire, les coraux Australie, en Irlande, en Norvège… des eaux profondes n’hébergent pas d’algues, Malheureusement, le suivi de ces aires marines qui, de toute façon, ne survivraient pas dans protégées après 5 à 10 ans, notamment en l’obscurité des profondeurs. Aussi les biologistes Tasmanie et au large du Royaume Uni, s’il a ont-ils longtemps tenu ces coraux des profon- montré l’efficacité de la protection, a égale- deurs pour des structures exceptionnelles, ment révélé la faible résilience des récifs coral- éparses et incapables de former de grandes liens dont la récupération est particulièrement structures coralliennes. lente dans les zones les plus impactées. De surcroît, la pollution et des incidents AU NORD, C’ÉTAIENT LES CORAUX comme celui du Prestige coulé près de la bar- Ils se trompaient. Les recherches récentes rière de corail de Galice dégradent notable- ont montré que même dans le Grand Nord, des ment ces écosystèmes. L’Ifremer a mis en massifs coralliens profonds se développent évidence une forte concentration de déchets aussi vite que leurs homologues tropicaux. D’où au fond des canyons, notamment à proximité les coraux profonds tirent-ils leurs ressources ? des ports. En conséquence, l’un des principaux Consomment-ils directement zooplancton et objectifs de l’exploration scientifique des mas- crustacés microscopiques ? Comment les sifs coralliens est de les recenser et de surveil- régions profondes qui les abritent peuvent-elles ler leur évolution afin de mieux les protéger. être assez riches en nourriture ? Pour répondre, Pour ce faire, l’Union européenne a lancé les océanographes ont commencé à répertorier De nombreux animaux vivent plusieurs projets scientifiques : ACES, de et analyser les coraux des profondeurs et leur sur les récifs du corail Lophelia, 2000 à 2003, Coralfish entre 2008 et 2012, environnement. La tâche sera longue, car les qui se développe dans les eaux Hermione, de 2009 à 2013, Atlas profondes de l’océan Atlantique marges et les talus continentaux sont à peu près Nord. Ces espèces vivent jusqu’en 2020… Du sud de l’Europe jusqu’en aussi mal connus que les fosses océaniques ! souvent sur les parties mortes Islande, l’objectif est de recenser les coraux, D’ailleurs, l’étendue des massifs qu’ils y ont des récifs, telles les anémones d’établir l’histoire et les particularités écolo- trouvés, leur diversité et celle des espèces qu’ils (a et d) du bassin de Porcupine giques de chaque zone, de cartographier les au large de la Grande-Bretagne, accueillent ont surpris. qui ont été photographiées récifs et les jardins, de caractériser les Aujourd’hui, on réalise que l’extraordinaire par 700 mètres de profondeur. espèces principales et les communautés dynamisme de ces biotopes particuliers les Des octocoralliaires colorés qu’ils renferment, et enfin, de mesurer l’im- rend très sensibles aux activités humaines. colonisent aussi ces zones ; pact des activités humaines. De là, des Alors que les compagnies pétrolières s’inté- ici, Anthothelia grandiflora recommandations documentées pour l’ex- posée sur une éponge jaune b). ressent aux gisements profonds, souvent Lophelia (c) est généralement ploitation durable de ces écosystèmes seront proches des zones coralliennes, la pêche abondant au sommet des récifs. formulées.
a b © IFREMER/caracole 2001 © IFREMER/caracole
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Si les coraux des zones tempérées sont verticalement sur les parois verticales qui for- principalement rencontrés entre 50 et ment des « falaises » dans les canyons. 1 000 mètres de profondeurs (pour des tem- pératures entre 4 et 10 °C), dans les fjords PAR MONTS ET PAR COLLINES norvégiens et face à la côte ouest de la Suède, Sur les monts, les récifs sont parsemés, dans le Skagerrak, des coraux se développent comme le récif de Sula, en Norvège qui s’étend parfois à faible profondeur. On en trouve aussi entre 250 et 310 mètres de profondeur sur plus jusqu’à 4 000 mètres de profondeur. Des bar- de 13 kilomètres de longueur et 400 à rières de corail ceindraient donc toutes les 600 mètres de largeur. Il est constitué de marges continentales. dizaines de massifs coralliens allongés et de Ces observations ont ouvert un débat multiples collines où les massifs sont particu- sémantique sur l’appellation la plus judicieuse lièrement denses et élevés. Les collines concernant ces coraux tempérés. s’élèvent en moyenne à 15 mètres au- Initialement nommés « coraux pro- dessus du fond de la mer et culminent fonds » par opposition aux coraux à 35 mètres. Ces récifs sont surtout tropicaux, ils sont le plus souvent L’EXTRAORDINAIRE constitués des deux principales rebaptisés « coraux froids » espèces formatrices de récif dans l’At- (quoiqu’on les rencontre en lantique Nord et en Méditerranée, les Méditerranée là où la température DYNAMISME coraux Lophelia pertusa et Madrepora atteint plus de 14 °C), suite à la occulata. Quoiqu’on les ait observés découverte de récifs beaucoup plus systématiquement ensemble du golfe superficiels comme celui situé à seu- DES RÉCIFS de Gascogne à l’Islande, Madrepora lement 35 mètres de profondeur au occulata est plus fréquent dans les eaux large de Tjärno en Suède. chaudes des canyons de Méditerranée, Les zones coralliennes CORALLIENS tandis que Lophelia pertusa gagne en consistent en des structures grouil- importance en remontant vers l’Is- lant de vie, où se concentre une bio- LES REND lande. En Norvège, Lophelia pertusa est masse considérable, séparées par seul dans nombre de récifs. des zones désertes où la faune de Ces deux espèces peuvent montrer grande taille est rare. Ce contraste TRÈS SENSIBLES des couleurs diverses, de l’orange vif est confirmé tant par les échantil- au brun en passant par des tons de rose lons prélevés par les stations de très soutenus ou du blanc, la couleur mesure immergées que par les pho- AUX ACTIVITÉS dominante dans les récifs nordiques et tographies prises par les robots et notamment en Norvège. Les diffé- par les sous-marins. Entre les mas- HUMAINES rentes couleurs coexistant dans de sifs coralliens, c’est à peine si l’on nombreuses zones, on s’interroge aperçoit de temps en temps une encore sur leur origine : des facteurs éponge, une holothurie (concombre environnementaux ou génétiques, les de mer) ou encore un gros poisson. Cette hété- lignées bactériennes associées à chaque colo- rogénéité de la distribution est relativement nie… Au cœur du récif, le corail est arborescent commune aux récifs et aux « jardins » de coraux, et forme un réseau dense atteignant parfois ainsi qu’aux zones ou les coraux sont distribués plusieurs mètres de diamètre, surtout dans les >
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Les coraux des mers profondes vivent dans un pays de cocagne, où abonde le zooplancton dont ils se nourrissent. Le corail Lophelia (ci-dessous) est parfois entouré d’autres espèces de corail, par exemple de Madrepora (ci-contre), comme ici dans le bassin de Rockall par 820 mètres de fond.
> hautes latitudes. Plus au Sud, dans le golfe de Généralement blanc, Lophelia pertusa constitue Gascogne et les canyons de Méditerranée ou l’essentiel de la structure du massif. Cette pre- les monts sous-marins entre Gibraltar et les mière zone n’abrite que quelques éponges et Açores, les colonies, plus modestes, atteignent quelques coquillages, car Lophelia pertusa, pour rarement plus de 30 à 50 centimètres. éviter d’être colonisé par d’autres espèces coral- liennes ou par des prédateurs de coraux, fabrique LE VER ASSOCIÉ un mucus. À part certains bivalves, quelques gas- Les deux espèces coralliennes sont asso- téropodes et quelques octocoralliaires (des ciées en permanence avec Eunice norvegica, un coraux à huit tentacules) colorés, les prédateurs ver polychète prédateur, de 25 cen- potentiels sont « calcifiés » par le mucus. timètres de longueur, vivant à l’inté- Les éponges et les autres organismes qui rieur des colonies où il construit absorbent le calcaire structurent égale- lui-même des tubes, ce qui renfor- LES DEUX ESPÈCES ment le massif corallien, y créant cre- cerait la structure générale. En vasses et autres niches de vie. contrepartie, le ver profite d’un La variété des espèces est maximale apport de nourriture facilité. Cette CORALLIENNES dans la deuxième zone de vie, épaisse de symbiose est essentielle à la stabilité plusieurs mètres. Cette zone est consti- du massif. Des sébastes sont sou- tuée des squelettes calcaires des poly- vent observés, statiques, à côté SONT ASSOCIÉES piers morts ; elle offre d’innombrables d’une colonie au pied de laquelle ces cavités. Lophelia pertusa colonise égale- poissons semblent parfois monter la EN PERMANENCE ment cette zone, mais elle « pousse » garde. Lorsque l’on s’éloigne des mal sur les parois souvent verticales. En récifs, on trouve de nouveaux habi- revanche, les invertébrés y prolifèrent : tants comme de grandes éponges, AVEC EUNICE des anémones de mer aux vives cou- des crustacés ou des coraux qui ne leurs, des bivalves et des gastéropodes, forment pas de récifs, mais dont la des seiches et quelques espèces de forte densité crée parfois des « jar- NORVEGICA, UN VER coraux qui ne forment pas de colonies. dins » dont la structure offre des Sur les surplombs, de grands bivalves du fonctions similaires à celles des POLYCHÈTE genre Acesta se nourrissent de plancton. récifs : coraux noirs, gorgonaires, Les crustacés, étoiles de mer et autres hydraires, « plumes de mer »… oursins, qui se déplacent, jouent aussi Sur le récif de Sula que nous avons PRÉDATEUR un rôle important dans cet écosystème. étudié en détail, la vie s’organise en Par endroits, on note la présence de cinq « zones de vie » caractérisées par Lophelia pertusa vivant. des faunes différentes. La première Plus bas, dans la troisième zone de est l’imposante couche qui recouvre sur environ vie, de la vase, du sable et des restes de sque- 1,5 mètre d’épaisseur le sommet et la partie supé- lettes animaux se sont déposés dans la char- rieure des flancs des collines. Cette zone est sur- pente du massif. Dans cette zone, vieille de tout colonisée par Lophelia pertusa et, de façon plusieurs milliers d’années, des murs verticaux
marginale, par deux autres espèces de corail. se dressent parfois sur 15 mètres de hauteur. 2001 IFREMER/caracole Freiwald André 2001, © © IFREMER/caracole
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Les grandes éponges et les octocoralliaires, leurs formes variées. Un peu plus au sud se parsemés de quelques petits coraux branchus, dressent les monts Hovland, larges de 1 à dominent le paysage. 5 kilomètres et hauts de 150 mètres. En outre, Située sur la pente douce des derniers mètres leurs fondements sont enfouis sous les sédi- du massif, la quatrième zone de vie est un éboulis ments, probablement sur une centaine de de débris coralliens. On y rencontre les grands mètres. Ces monts sont très riches en coraux crustacés et les échiuriens, des vers pourvus branchus. Enfin, la troisième région corallienne d’une longue trompe contractile. Enfin, la partie du bassin de Porcupine se trouve à bonne dis- inférieure de cet éboulis, cinquième zone de vie, tance vers le sud-est, sur le talus continental est surtout colonisée par les éponges. irlandais. Ces monts, nommés Belgica, parfois Au large de l’Irlande, les coraux du bassin isolés, parfois groupés, forment des cônes de de Porcupine sont différents. On y trouve les 150 mètres de hauteur, flanqués de structures mêmes espèces coralliennes que sur la crête de allongées souvent ensevelies dans les sédi- Sula, mais elles vivent entre 600 et 900 mètres ments de la marge continentale ; leurs parois de profondeur sur les bords d’une dépression escarpées du côté de la fosse océanique sont proche du talus continental. Dans les recouvertes de coraux. années 1990, les océanographes ont découvert ces immenses massifs de coraux qu’ils se DES COURANTS VITAUX concentrent sur de curieux monticules, nom- Durant l’été 2001, lors de la campagne més monts carbonatés et révélés par l’équipe Caracole, Karine Olu, de l’Ifremer, à Brest, a de Jean-Pierre Heniet, de l’université de Gand, cartographié plusieurs monts du bassin de dans le cadre du projet européen Geomound. Porcupine et du bassin de Rockall, situé plus Certains monts sont noyés sous les sédiments, au Nord. Grâce au robot sous-marin Victor d’autres en émergent nettement. embarqué sur l’Atalante, l’équipe a cartographié Le bassin de Porcupine comprend trois des massifs coralliens à un mètre près, enregis- zones de monts d’apparences variées, sur les- tré la vie du fond en vidéo et prélevé des échan- quels poussent les coraux. Les monts de tillons. L’écosystème se distingue de plusieurs Magellan, les plus au nord, sont recouverts de façons de celui des coraux norvégiens. Les sédiments, à l’exception de quelques collines coraux forment ici des massifs moins impo- qui dépassent. Certains atteignent 90 mètres sants, mais beaucoup plus étendus. Ils com- de hauteur. Par rapport aux deux autres régions prennent une plus grande diversité de coraux coralliennes du bassin de Porcupine, les monts constructeurs. En outre, Aphrocallistes, une de Magellan se distinguent par leur taille et par éponge étonnante en forme d’entonnoir, >
DES CORAUX EN SYNERGIE
Lors du projet européen de ces coraux serait-elle de la Méditerranée, tandis Coralfish, initié en 2012, donc dépendante des qu’un scénario beaucoup plusieurs expéditions changements climatiques ? plus complexe s’impose Ifremer ont exploré Pour vérifier cette pour la seconde des récifs de coraux d’eau hypothèse, des analyses (Madrepora oculata). froide dans le golfe de génétiques, initiées dans Les résultats confirment Gascogne, en mer Celtique ce premier projet, ont été ainsi l’influence des et en mer d’Islande. finalisées dans le cadre changements climatiques Elles ont révélé la présence du projet européen Atlas passés sur ces deux espèces systématique et (2016-2020) : il s’est agi majeures constructrices l’importance de l’espèce d’étudier la distribution de récifs dans nos zones Madrepora oculata aux et la diversité génétique tempérées. Ils soulignent côtés de Lophelia pertusa actuelles de ces deux également la nécessité de que l’on croyait très espèces coralliennes depuis dissocier les processus de majoritaire. En fait, les deux la Méditerranée jusqu’à dispersion contemporains espèces forment des récifs l’Islande. Étonnamment, ces de l’histoire évolutive mixtes le long de la plupart deux espèces cosmopolites des espèces, afin des côtes européennes. La n’ont pas le même profil de mieux comprendre structure complexe mise au de distribution. Ainsi, la et prédire l’influence jour à la base de ces récifs recolonisation postglaciaire des changements Le robot sous-marin téléguidé Victor (en haut) indique, au moins dans de l’un (Lophelia pertusa) environnementaux passés de l’Ifremer, a exploré les coraux d’eau l’Atlantique, la succession semble avoir été soutenue et futurs sur la distribution profonde des bancs de Porcupine et de Rockall. de cycles d’extinction et par une dispersion larvaire des récifs, leur dynamique Ce mont (ci-dessus), dans le bassin de Porcupine, de recolonisation au gré importante véhiculée et leur connectivité. aurait deux millions d’années. Ce profil a été des périodes chaudes par les masses d’eaux et obtenu par des mesures sismiques et froides des périodes les courants principaux SOPHIE ARNAUD-HAOND, glaciaires. La distribution depuis une source proche IFREMER © André Freiwald IFREMER/caracole 2001 IFREMER/caracole Freiwald André ©
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> contribue de façon notable à la formation de la structure. On remarque aussi de nombreux échinodermes (oursins, étoiles de mer, cri- noïdes…) et autres anémones bigarrées. Malgré ces différences, les deux massifs coralliens se ressemblent par la force des cou- rants, dont la vitesse atteint, par endroits, 40 centimètres par seconde. Des vitesses com- parables se rencontrent dans d’autres massifs coralliens. Ces courants y sont-ils indispensables à la vie ? Nous sommes plusieurs à le penser. La croissance des coraux est continue, ce qui néces- site d’importants apports de plancton que seul un courant fort peut apporter. Ainsi, au prin- temps, pendant et après l’efflorescence du planc- ton, on observe une forte croissance du corail. TENTACULES ET CRUSTACÉS En 1997, à Sula, grâce à une caméra spé- ciale, nous avons observé, à deux centimètres de distance, comment les polypes attrapent de petits crustacés avec leurs tentacules, puis les ingèrent. Depuis, nous avons identifié toute Des crinoïdes vivent à quelque glaciation. Les estimations de la vitesse de une série de petits animalcules susceptibles 800 mètres de profondeur croissance et la datation radio-isotopique d’être consommés par le corail. sur l’un des tertres coralliens montrent que des bancs de coraux s’y for- du bassin de Rockall. Dans chacun des massifs étudiés, nous avons mèrent il y a 8 000 ans, soit 4 000 ans après le constaté que les coraux vivent dans un intervalle retrait des derniers glaciers. Des icebergs de profondeur réduit. Ainsi, tandis que certains géants auraient creusé des sillons d’une cen- bancs norvégiens commencent vers 100 mètres taine de mètres de largeur et d’une dizaine de de profondeur, ils s’étendent jusqu’à 200 voire mètres de profondeur. Les traces de ces sillons 300 mètres. Au large de l’Écosse et de l’Irlande, creusés par la « charrue glaciaire » sont visibles les coraux apparaissent vers 500 ou 600 mètres sur les enregistrements sonar. et se développent jusqu’à 1 000 mètres de profon- Les icebergs convoyaient aussi de gros deur. On connaît même des massifs plus pro- rochers qui se déposèrent sur le fond après la fonds. Apparemment, les colonies de polypiers fonte, constituant autant de surfaces d’ancrage ne se forment que si certaines conditions sont pour les coraux. Le massif de Sula, dont on réunies. Pour les connaître, nous avons comparé connaît bien l’histoire, a servi de modèle de la température, la salinité et la concentration en formation de massifs coralliens dans les mers oxygène des eaux environnantes. Les coraux profondes. Les monts du bassin de Porcupine profonds ont besoin d’une température de 4 à ont une origine encore plus reculée. Les gla- 12 °C et d’une salinité élevée. Les eaux salines ciers qui, à plusieurs reprises, se sont avancés contiennent en effet beaucoup de calcaire dis- au large des îles Britanniques ne les ont jamais sous, que les coraux utilisent pour construire atteints. D’après les mesures sismiques, les leur squelette. En outre, ils se développent dans premières formations coralières auraient entre les zones de fort courant, où se forment aussi 1,8 et 2,2 millions d’années. des ondes de marée (créées par des phéno- mènes de résonance à proximité des talus conti- NOURRIS AU PÉTROLE nentaux escarpés) qui concentrent les Quelles ont été les ressources de ces nutriments et le plancton. coraux, au tout début ? On sait que les hydro- Quand l’histoire de ces coraux profonds carbures, qui suintent des sources sous- a-t-elle commencé ? Ils existent au moins marines de pétrole, et les nutriments libérés depuis 240 millions d’années. Découverts dans par les sources hydrothermales entretiennent la péninsule antarctique, les Lophelia fossiles des communautés florissantes, les unes sur les les plus anciens datent d’environ 50 millions marges continentales, les autres le long des d’années. Des fossiles provenant du bassin de dorsales océaniques. Au sein de tels écosys- Porcupine dateraient d’environ 350 000 ans. tèmes, les hydrocarbures, le méthane et les Leur origine à cette époque pourrait s’expli- sulfures sont consommés par les micro-orga- quer par la fermeture de l’isthme de Panama nismes et constituent la base de la chaîne ali- conduisant à l’apparition du Gulf Stream. Sur mentaire. Dans la région de Sula, du méthane la crête de Sula, les premières larves de coraux sort du fond. Il est possible que certains coraux semblent s’être fixées dans les sillons laissés profonds bâtisseurs de récifs fassent toujours
par le retrait des glaciers à la fin de la dernière partie de telles chaînes alimentaires. © André Freiwald
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Toutefois, les connaissances acquises sur montrent que jamais les coraux profonds n’ont l’habitat des coraux, toujours situé dans des été asséchés, même pendant les périodes les zones à forts courants qui non seulement plus froides (dites « périodes glaciaires »), évite l’ensevelissement sous les apports sédi- quand le niveau de la mer était inférieur de mentaires, mais permet également un apport 120 mètres à son niveau actuel, comme c’était massif en particules ont conduit à penser que le cas il y a plus de 12 000 ans. les coraux profonds tirent l’essentiel de leur Ainsi, l’observation des récifs du nord de nourriture du plancton de surface qui sédi- l’Atlantique avait conduit les chercheurs à mente. Quelques études isotopiques favo- l’hypothèse d’une stase durant la dernière risent aussi l’hypothèse d’un apport période glaciaire suivie d’une recolonisation. nutritionnel reposant principalement sur les Ils avaient observé que les profondeurs de pré- apports de particules depuis la surface, davan- dilection des coraux dans ces zones du nord de tage que celle de la chimiosynthèse. l’Atlantique coïncidaient avec celle de la « veine d’eau méditerranéenne ». COURANTS ALTERNATIFS Ce courant, comme son nom l’indique ori- L’analyse de carottes sédimentaires a montré ginaire de Méditerranée, longe le golfe de Cadiz que des phases de croissance corallienne intense puis le golfe de Gascogne jusqu’à rejoindre les ont alterné avec des périodes d’apport sédimen- hautes latitudes. Son accélération à la fin de la BIBLIOGRAPHIE taire, ce qui produit des strates alternées. Ces dernière période glaciaire pourrait effective- phases sont liées à l’état des courants pendant ment coïncider avec la période de recolonisa- J. BOAVIDA ET AL., Out of the Mediterranean? Post-glacial les périodes correspondantes : lorsqu’ils étaient tion des récifs coralliens par des populations colonization pathways varied intenses, peu de sédiments se sont déposés et la refuges issues de latitudes moins élevée. among cold-water coral species, croissance corallienne a été importante. Lors des L’analyse de la diversité génétique des coraux Journal of Biogeography, périodes plus calmes, les sédiments s’accumu- de Méditerranée et de l’Atlantique, conduite à vol. 46(5), pp. 915-931, 2019. lèrent, ensevelissant les coraux et les détruisant. Ifremer, a récemment corroboré cette hypo- L. MENOT ET AL., The ecological D’après les premières datations, les phases riches thèse (voir l’encadré page 19). role of patchy cold-water coral en coraux se situent dans les périodes chaudes, Ainsi, les coraux des mers froides n’ont rien habitats: does coral density influence local biodiversity et les phases de sédimentation pendant les gla- à envier à leurs cousins des tropiques en termes in submarine canyons of the bay ciations. Ces couches alternées représentent une de richesse, de surprises et d’exubérance. of Biscay? DSBS 2018, nouvelle forme d’archives climatiques. Elles Alors, à vos équipements de plongée ! Monterey (Californie).
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POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 21 MER ET MERVEILLES
L’ESSENTIEL L’AUTEURE
Les sources hydrothermales métaux, et s’enrichit en résultent d’infiltrations à composés porteurs d’énergie, travers les fractures de la tel le sulfure d’hydrogène. roche d’eau de mer, qui se réchauffe et se transforme en Des bactéries qui utilisent profondeur avant de remonter. ces composés forment le premier maillon NADINE LE BRIS Lors de son passage dans d’écosystèmes foisonnants travaille au laboratoire d’Écogéochimie la roche, l’eau dissout divers autour des sources des environnements benthiques éléments, par exemple des hydrothermales. (UPMC-CNRS) de l’université Pierre-et-Marie-Curie et du CNRS, à Banyuls-sur-Mer.
Des roses tapies au fond des mers
Les sites hydrothermaux, dont le premier fut nommé « Jardin de roses » tant la vie qui s’y déployait surprit, sont des havres pour une multitude d’organismes. Ces habitants des profondeurs prospèrent grâce à une chimie du vivant inédite. © Universal History Archive / GettyImages Archive History © Universal
22 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019
Un fumeur noir, au large des îles Galápagos, dans le Pacifique. Contre toute attente la vie y abonde.
En 1977, on n’a observé que des sources de fluide tiède, nommées sources diffuses, dont la température n’excède pas 30 °C, et qui s’échappent de crevasses entre des lobes de lave refroidie ; avant de sortir, les fluides chauds y sont dilués par l’eau de mer froide (2 °C) qui circule dans le réseau de fractures du basalte. Deux ans plus tard, en 1979, on découvrait les fumeurs noirs, des « cheminées » dont le conduit central ardin de roses (Rose Garden), c’est ainsi qu’on laisse échapper des fluides hydrothermaux à plus aJ nommé la première source hydrothermale de 300 °C (voir ci-contre). Là encore, la vie foi- découverte. C’était en 1977, à 2 500 mètres de sonnait, que ce soit à l’intérieur des parois profondeur, au large des îles Galápagos, sur la poreuses des cheminées ou sur leurs flancs. dorsale Est-Pacifique, où la remontée du magma L’énergie utilisée par ces communautés est aussi engendre la croûte océanique. Ces sources d’eau d’origine chimique et elle abonde dans les réchauffée dans les entrailles terrestres confir- fumeurs noirs. maient que la lithosphère et l’océan échangent Cependant, il ne suffit pas que l’énergie de la chaleur. Cette observation constituait le soit disponible, encore faut-il pouvoir l’ex- but de l’expédition, mais celle-ci a tout de même ploiter, parfois dans des conditions de tempé- réservé une surprise de taille : les sources héber- rature et de toxicité particulièrement geaient une vie foisonnante (bivalves, crustacés, stressantes. Pour tirer profit d’un environne- vers…), dont le gigantisme, pour certains, et ment aussi réactif et instable, quelles straté- l’abondance étaient totalement inattendus dans gies adoptent ces espèces ? les abysses. Le nom traduit cette effervescence. Les sources hydrothermales ressemblent à On ne s’attendait pas à trouver de la vie dans des réacteurs chimiques où se rencontrent du cet environnement extrême, et trop éloigné de fluide hydrothermal et de l’eau de mer, deux la surface de l’océan pour autoriser la photosyn- liquides dont les compositions sont notablement thèse ; les organismes utilisent d’ailleurs une différentes. Les organismes tirent profit des autre source d’énergie, d’origine chimique. déséquilibres qui en résultent. Le fluide >
POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 23 MER ET MERVEILLES
hydrothermal est notamment riche en sulfure > – d’hydrogène (H2S ou HS ), absent dans l’eau de Le ver Alvinella Pompejana métaux (fer, manganèse, zinc, cuivre et, en quan- mer où le soufre est présent uniquement sous sa (ci-dessus) survit sur les flancs des tités moindres, cadmium, plomb, mercure, arse- forme la plus oxydée, le sulfate (SO 2–). L’eau de fumeurs noirs, au plus près des nic, or et argent), dans des proportions variables 4 émanations, en construisant des mer contient en effet de nombreux composés, tubes protecteurs (à droite, indiqués selon son degré d’acidité et la nature des roches. – comme l’oxygène et le nitrate (NO3 ), capables par des flèches). Au sein du tube La composition des fluides hydrothermaux varie d’échanger des électrons avec le sulfure, qui se règne un microenvironnement donc d’une source à une autre. transforme alors en sulfate. interne moins hostile. Des bactéries À l’instar du sulfure, nombre de métaux des Cette dernière réaction est favorisée lorsque sulfo-oxydantes (les filaments fluides réagissent avec les composés oxydants de blancs sur la photographie du le sulfure du fluide hydrothermal jaillit du sol et médaillon) y prospèrent sur le dos l’eau de mer, offrant aux communautés micro- entre en contact avec l’eau de mer. Elle libère d’Alvinella pompejana. Les vers biennes une grande diversité de sources d’éner- une quantité importante d’énergie, que les Riftia Pachyptila (les tubes rouges et gie, dès lors qu’elles sont capables de concurrencer microorganismes exploitent. Certaines bacté- blancs) atteignant deux mètres de les réactions chimiques spontanées. Des écosys- longueur colonisent quant à eux ries, dites sulfo-oxydantes, catalysent cette réac- les sources diffuses (page ci-contre). tèmes variés se mettent alors en place autour des tion, détournant à leur profit les électrons Ils vivent en symbiose avec des sources. Des colonies de microbes et d’animaux échangés et l’énergie libérée pour synthétiser bactéries sulfo-oxydantes. marins s’y distribuent, selon leur tolérance aux des molécules d’ATP (adénosine triphosphate), températures élevées et leur capacité à exploiter vectrices de l’énergie au sein des cellules. Grâce les ressources disponibles. Ainsi, entre les fluides à cette énergie, d’autres microorganismes, dits brûlants des fumeurs noirs et ceux plus tièdes des chimio-autotrophes, fabriquent des biomolé- sources diffuses se décline toute une gamme cules à partir des composés inorganiques dis- d’habitats et de communautés. sous dans l’eau de mer, comme le dioxyde de
carbone (CO2). Ils fournissent ainsi une res- L’ENFER DES FUMEURS NOIRS source abondante à tout l’écosystème. Aucun organisme ne tolère le contact direct Comment expliquer la composition des avec les fluides des fumeurs noirs, dont la tem- fluides hydrothermaux ? Ceux-ci sont issus d’une pérature atteint 410 °C. Cependant, leur voisi- transformation progressive de l’eau de mer (riche nage est un peu moins hostile, grâce aux métaux
en sulfates), qui s’infiltre dans les fractures de la dissous transportés par le fluide : ceux-ci se WHOI, Ifremer/MESCAL at Program Colloquium and Morss InterRidge from ; Funding croûte océanique et réagit au contact des roches solidifient au contact de l’eau de mer froide, à haute température et forte pression – dans ces isolant le fluide chaud par une paroi minérale. conditions, les sulfates captent des protons H+ de Les sulfures de cuivre, de fer et de zinc consti- leur environnement et arrachent des électrons tuent ainsi des conduits de cheminée. Le fluide aux métaux des roches pour former des sul- chaud qui s’en échappe au sommet forme un fures –, avant de remonter vers la surface. En panache sombre chargé de particules de ces parallèle, le fluide s’acidifie et s’enrichit en com- mêmes sulfures métalliques. La fraction la plus
posés volatils issus du magma, comme le CO2 et fine, composée de nanoparticules, serait trans- parfois le dioxyde de soufre. De nombreux élé- portée sur de grandes distances. Plus encore, ments incorporés dans les roches de la croûte Joseph Resing, de l’université de Washington, océanique sont dissous par le fluide acide. et ses collègues, ont récemment montré que le
Celui-ci emporte ainsi du silicium et de multiples fer, mais aussi le manganèse et l’aluminium, and S.A. Soule (WHOI), 2010 Joyce, © S. Beaulieu, K.
24 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Des roses tapies au fond des mers
résistants aux fortes températures. Le record est détenu par l’archébactérie Pyrolobus fumarii, iso- lée dans une cheminée sur la dorsale Atlantique : elle supporte une température d’environ 120 °C. Au-delà, aucun organisme ne semble résister, de sorte que la zone de la cheminée la plus proche du fluide est dépourvue de vie voir( la figure ci- dessous). À partir de ce seuil de température, et jusqu’à la face externe, la paroi minérale abrite une succession de communautés microbiennes réparties selon leur tolérance thermique et de leurs besoins énergétiques. UN HÉRITAGE LOINTAIN La diffusion de molécules dans les parois poreuses conditionne les sources d’énergie dis- ponibles. La plupart des composés oxydants, tels l’oxygène, les nitrates et les sulfates, pro- viennent de l’eau de mer ; depuis l’extérieur, ils migrent au travers de la paroi où ils sont pro- gressivement consommés. Aux plus hautes tem- pératures, vers l’intérieur de la cheminée, seul
reste du CO2 apporté par le fluide. Les archées sont transportés sous forme dissoute sur de hyperthermophiles dites méthanogènes le longues distances et profitent donc à des orga- convertissent en méthane (CH ) en utilisant de 4 nismes plus éloignés. l’hydrogène ; ce sont les seuls organismes à ne Les cheminées hydrothermales atteignent dépendre que du fluide hydrothermal. Leur 10 à 20 mètres de hauteur et plusieurs mètres de métabolisme pourrait être hérité des plus diamètre. Dans ces assemblages de conduits et anciennes formes de vie, apparues lorsque les de roches poreuses qui séparent l’eau de mer et océans étaient dépourvus d’oxygène. Certains le fluide, la température et les conditions voient même dans les conditions régnant près chimiques varient fortement. Dépassant le plus des sources hydrothermales, celles qui ont favo- souvent 300 °C au contact du fluide, la tempé- risé la naissance de la vie. rature de la roche n’est plus que de quelques Le gradient de température à l’intérieur des degrés ou dizaines de degrés du côté opposé. parois minérales est relativement stable. À C’est à l’intérieur des parois de ces cheminées l’inverse, la région du mélange entre le fluide qu’ont été découverts les organismes les plus et l’eau de mer est une zone turbulente, où les conditions chimiques et la température fluc- tuent. La proximité immédiate de ces panaches, bien que riche en énergie, constitue donc un Eau de mer (2°C) environnement a priori défavorable à la vie. Quelques organismes réussissent tout de – 2– – O2, NO3 , SO4 , HCO3 même à prospérer au plus près des sorties de fluides de haute température. C’est le cas d’Alvi- nella pompejana, un ver annélide qui s’installe sur les flancs des fumeurs, où il construit un tube dans lequel il s’abrite (voir la figure page ci-contre). Celui-ci, constitué de protéines exceptionnelle- ment résistantes, le protège. Grâce à des électrodes miniatures, on a mon- Fluide tré que le milieu interne du tube comprend sur- hydrothermal tout de l’eau de mer. L’hypothèse la plus probable (350 °C) est que l’hôte le ventile (par des ondulations de — Paroi minérale son corps et en rentrant et sortant rapidement HS , H2S, H2 la partie supérieure de celui-ci) pour y maintenir CO2, CH4 une température tolérable. Ce faisant, il favorise Cu, Zn, Fe, Mn le développement de bactéries sulfo-oxydantes, 120 °C Habitat microbien 2°C dont les filaments couvrent son dos. Alvinella pompejana est donc armé pour l’envi- Les parois minérales des fumeurs noirs sont poreuses, de sorte que les espèces chimiques ronnement extrême des parois des fumeurs noirs, des fluides hydrothermaux et de l’eau de mer diffusent à l’intérieur(flèches pointillées orange où les quantités élevées de sulfure d’hydrogène,
© Takai JANSTEC © Takai et bleues). Elles alimentent une riche vie microbienne, capable de survivre jusqu’à 120 °C. de CO2 et de métaux toxiques (cuivre, cadmium, >
POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 25 MER ET MERVEILLES
> plomb…) ainsi que les radicaux libres (des molé- cules très instables et très réactives) formés lors de l’oxydation du fer et du sulfure accompagnent d’importantes fluctuations de température. La croissance rapide de son tube, indispensable pro- tection contre ces fluides agressifs, contrebalance l’épaississement des parois de la cheminée, qui emprisonne progressivement la base du tube. UNE ESPÈCE INGÉNIEUR Cette pionnière est aussi une espèce « ingé- nieur » : ses colonies denses forment peu à peu une sorte de « revêtement isolant » sur les parois des fumeurs noirs. Les conditions beau- coup plus stables et moins toxiques qui en résultent autoriseraient l’installation d’autres espèces animales sur ces parois. Hors des zones les plus chaudes, privilé- giées par Alvinella pompejana, s’échappent par- fois des fluides dilués par l’eau de mer lors de leur passage au travers du réseau de fissures et Le site de Lost City (la cité perdue) d’un milieu particulièrement riche en ces deux de roches poreuses, et qui ont des températures sur la dorsale Atlantique doit son éléments. Ainsi le ver Riftia pachyptila, comme plus compatibles avec la vie. Parfois situées à la nom à la quasi-absence d’animaux les autres espèces du genre sibloglinidé, abrite chimiosynthétiques qui prospèrent base ou sur les flancs des cheminées, ces émis- sur les autres sources des populations de bactéries sulfo-oxydantes sions de basse température se rencontrent aussi hydrothermales. Les fluides sont dans son trophosome, un organe interne situé sur le plancher de laves basaltiques (ce sont les pourtant aussi riches en hydrogène, dans la partie blanche de son « tube ». En sources diffuses déjà évoquées). Bien que très en méthane et, dans une moindre retour, l’animal en dépend totalement : elles mesure, en sulfures, mais ils se dilués, ces fluides restent enrichis en sulfure et distinguent par leur pH : 10 à transforment le sulfure d’hydrogène et le favorisent le développement d’assemblages Lost City contre 2 à 6 ailleurs. dioxyde de carbone en composés essentiels. denses et prolifiques d’invertébrés et de bacté- En conséquence, ils ne dissolvent L’efficacité de ces symbioses est révélée par ries chimio-autotrophes. pas les métaux lors de leur passage les taux de croissance exceptionnels des indi- On peut comparer l’environnement fluc- dans les roches du plancher vidus – presque un mètre par an – et de leurs océanique. Les fumeurs noirs sont tuant des sources diffuses à celui de la zone alors remplacés par des édifices populations. La concentration intracorporelle intertidale (la partie du littoral alternative- blancs de carbonates de calcium en sulfure du fluide interne deRiftia pachyptila ment dévoilée et recouverte par la marée). et de magnésium. peut atteindre plusieurs dizaines de milli- Cette comparaison est d’autant plus perti- grammes par litre, bien au-delà de sa teneur nente que la marée influe aussi sur les carac- maximale dans l’environnement et des seuils téristiques de l’environnement hydrothermal, de tolérance de la plupart des animaux ; il y à plus de 2000 mètres sous la surface. En effet, résiste notamment en « sélectionnant » ses elle crée des courants de fond, auxquels se formes les moins toxiques et en fixant le sul- superposent les turbulences du mélange entre fure sur son hémoglobine pour le transporter l’eau de mer et le fluide, de sorte qu’en un jusqu’aux bactéries. Sa capacité à fixer le sul- point donné, la température peut varier de fure et l’oxygène explique vraisemblablement plusieurs degrés en quelques heures, voire son taux de croissance record. minutes. Ces fluctuations de la température L’assimilation du sulfure dépend cepen- s’accompagnent d’une alternance entre phases dant de sa forme chimique dans l’environne- riches en oxygène et phases riches en sulfure, ment immédiat de la branchie de l’animal. Seul due aux variations des courants. Cet environ- le sulfure d’hydrogène passe la membrane nement est favorable aux symbioses chimio- branchiale. Or cette propriété peut être « neu- synthétiques, où les partenaires profitent tralisée » par le fer du fluide, qui a une forte mutuellement de leurs capacités à utiliser les affinité pour le sulfure, avec lequel il s’associe ressources disponibles. pour former des complexes bloqués par la Comme tous les animaux multicellulaires, membrane. En outre, le fer accélère l’oxyda- les espèces endémiques des sources hydrother- tion spontanée du sulfure, le rendant inexploi- males maintiennent constants leurs para- table pour les organismes vivants. mètres physicochimiques en dépit des Se pose aussi le problème de la toxicité. Des variations du milieu externe. En outre, certains deux formes acide et basique du sulfure d’hy- – invertébrés hydrothermaux absorbent l’oxy- drogène (H2S et HS ), H2S est la plus toxique gène et le sulfure de leur environnement, qu’ils du fait de sa capacité à diffuser au travers des concentrent en les fixant sur leur hémoglobine membranes biologiques et à inhiber le fonc- pour les transporter vers différents organes ; ils tionnement cellulaire. HS– prédomine dans Ifremer/EXOMAR
font alors bénéficier leurs bactéries symbiotes l’eau de mer faiblement alcaline, mais l’acidité ©
26 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Des roses tapies au fond des mers
du fluide hydrothermal, même en petite quan- celles du manteau terrestre : situées sous la tité, augmente notablement la proportion de croûte, elles sont le plus souvent loin de la sur- sulfure toxique H2S aux alentours des sources. face et inaccessibles aux fluides, mais parfois, Certaines espèces, tel Riftia pachyptila, déplacées par des forces tectoniques, elles s’en semblent éviter par des adaptations biochi- rapprochent, allant jusqu’à affleurer sur les miques la diffusion d’H2S à l’intérieur de leur fonds marins. Très réactives, les roches du man- branchie, alors que la forme moins toxique HS– teau s’altèrent au contact de l’eau. Ce phéno- est assimilée. D’autres organismes, tels les mène, nommé serpentinisation, produit de bivalves du genre Bathymodiolus, sont protégés l’hydrogène en grande quantité, qui réa- par des bactéries symbiotes qui consomment git lui-même spontanément à haute le sulfure directement dans leur branchie. température et haute pression
En plus d’être extrêmes, les environne- avec le CO2 pour former du ments hydrothermaux sont soumis à de vio- méthane. Ces deux compo- lentes perturbations naturelles. Les plus Les sites sés constituent des spectaculaires sont les éruptions volcaniques sources d’énergie alter- majeures, qui couvrent de lave un grand hydrothermaux natives au sulfure pour nombre de sites et suppriment toute trace de les communautés vie. Après ces épisodes, la vie se réinstalle vite recèlent des chimiosynthétiques autour des sources, selon une séquence de peuplant les sources recolonisation qui dure quelques années. réserves hydrothermales. POMPÉI SOUS LES MERS potentielles MÉTHANE Les tapis microbiens réapparaissent en pre- ET SULFURE mier. En moins d’un an, ils sont rejoints par des d’hydrogène AU MENU espèces pionnières telle Tevnia jerichonana, un Sur le site Rainbow, au ver apparenté à Riftia pachyptila. La suite est sud des Açores, où les fluides plus variable : ces espèces prospèrent ou laissent sont très concentrés en fer et les la place à d’autres qui deviennent à leur tour sulfures libres quasi absents de l’en- dominantes, mais les populations déclinent vironnement, le méthane constitue par parfois et s’éteignent. La recolonisation s’ac- exemple la source d’énergie principale de la compagne de changements rapides dans la moule Bathymodiolus azoricus. Celle-ci est composition des fluides, et donc dans les aussi associée à des bactéries sulfo-oxy- formes d’énergie disponibles, ainsi que dans les dantes, et cette double symbiose lui permet contraintes de température et de toxicité. Le de proliférer sur de nombreux sites de la dor- rôle de ces changements sur les successions sale Atlantique, aux teneurs variables en observées reste l’une des grandes questions méthane et en sulfure. actuelles ; en particulier, les conditions qui favo- Outre Rainbow, plusieurs sites hydrother- risent une espèce symbiotique plutôt qu’une maux sont situés sur des roches serpentini- autre sont débattues, faute de bien connaître sées : Logatchev, Ashadze… Ce dernier, les besoins physiologiques des différentes découvert en 2007 par une équipe franco- espèces et de leurs bactéries symbiotes. russe, est le plus profond, à 4 000 mètres sous Des événements moins violents que les BIBLIOGRAPHIE la surface. Sur les dorsales océaniques au vol- éruptions volcaniques conduisent aussi à canisme peu actif, qualifiées de lentes, ces l’extinction locale des populations. Ainsi, un S. TOXVAERD, A Prerequisite for environnements offrent une large gamme phénomène de séparation de phase se produit Life, J. Theor. Biol., vol. 474, d’habitats aux populations chimiosynthé- parfois à plusieurs centaines de mètres sous pp. 48-51, 2019. tiques, dont la croissance et l’extinction sont le plancher océanique : une fraction du fluide, E. BAKER ET AL., How many vent rythmées par la durée de vie des sources, sou- concentrée en éléments lourds (sels, fields? New estimates of vent field vent éphémères. Sur certains sites, les fluides métaux…), se condense sous forme de sau- populations on ocean ridges from sont non pas acides, mais basiques. Les precise mapping of hydrothermal mure, tandis qu’une fraction plus légère, discharge locations, Earth and fumeurs noirs sont alors remplacés par de enrichie en composés volatils (sulfure d’hy- Planetary Science Letters, vol. 449, spectaculaires « cités blanches » (voir la figure drogène, hydrogène, méthane…), remonte à pp. 186-196, 2016. page ci-contre). Celles connues aujourd’hui sont la surface. La composition des fluides hydro- J. RESING ET AL., Basin-scale principalement peuplées de microorganismes, thermaux change alors au cours du temps, les transport of hydrothermal mais elles pourraient avoir abrité des faunes éléments les plus volatils étant émis en pre- dissolved metals across the South macroscopiques abondantes. mier et les plus lourds ensuite. Lorsque la Pacific OceanNature , vol. 523, Les sites hydrothermaux offrent donc de pp. 200-203, 2015. fraction légère riche en sulfure s’épuise, les multiples preuves des spectaculaires facultés espèces symbiotiques, dont c’est la ressource N. LE BRIS et F. GAILL, How d’adaptation des organismes, mais ce n’est pas principale, disparaissent. does the annelid Alvinella leur seul intérêt. Ils représentent aussi des pompejana deal with an extreme Nous l’avons vu, la composition des fluides hydrothermal environment ?, in réserves potentielles d’hydrogène pour nos dépend des roches à travers lesquelles ils Rev. in Env. Sc. Biotech., vol. 6, sociétés humaines à la recherche d’énergies passent. Or dans certains cas, ces roches sont pp. 197–221, 2007. non polluantes. n
POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 27 MER ET MERVEILLES
ÉRIC KARSENTI
« Plusieurs milliers d’espèces de plancton repérées par Tara Oceans sont inconnues « BIO EXPRESS Pour quelles raisons l’expédition Tara L’étude du plancton océanique et de 10 SEPTEMBRE 1948 Naissance à Paris Oceans a-t-elle été mise en place ? son rôle écologique était le principal Éric Karsenti : L’idée initiale était de objectif de l’expédition Tara Oceans. 1979 monter une expédition médiatique, Thèse à l’institut dans un objectif de vulgarisation scien- Pasteur Pouvez-vous nous rappeler ce que tifique, pour parler au grand public recouvre le terme de plancton ? 1996 d’évolution, de biologie marine… Mais Création du le coût d’une telle opération s’est révé- Éric Karsenti : Le plancton (marin) est département lé prohibitif. de biologie cellulaire constitué de tous les organismes vivants qui et de biophysique Par ailleurs, en discutant avec se laissent dériver à grande distance dans au Laboratoire Christian Sardet et Gaby Gorsky, de l’ob- l’océan, même si beaucoup d’entre eux, comme européen de biologie servatoire océanologique de Villefranche- les méduses, peuvent se déplacer activement moléculaire (EMBL). sur-Mer, ainsi qu’avec d’autres chercheurs, je me suis aperçu qu’on ne savait presque sur de courtes distances. Cela inclut donc les 2009 virus, les bactéries et archées, les protistes Directeur rien sur le plancton à l’échelle globale, alors (c’est-à-dire les eucaryotes unicellulaires tels scientifique même que les microorganismes marins que les protozoaires et les microalgues), le de l’expédition ont joué un rôle de premier plan dans zooplancton, constitué d’animaux pluricellu- Tara Oceans. l’évolution de la vie sur Terre, par exemple laires dont la taille va d’environ 0,1 millimètre 2015 en enrichissant l’atmosphère terrestre en à plusieurs centimètres, et le phytoplancton Médaille d’or oxygène. Ainsi a émergé, notamment au
(le plancton végétal). du CNRS. travers de discussions avec Gaby Gorsky, Oceans © Tara
28 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Colomban de Vargas et d’autres, l’idée de caractériser de façon exhaustive l’écosys- « Nous avons choisi tème planctonique, des virus jusqu’aux larves de poissons. C’est cette vision que nous avons des sites représentatifs réussi à faire financer en partie par des organismes publics (CNRS, CEA, en nous appuyant EMBL…). Nous avons recruté des spécia- listes de diverses disciplines, sollicité la sur des cartes dressées fondation Tara Océan et sa goélette du même nom et, ce qui était une partie essentielle de l’entreprise, nous avons par des océanographes » défini les procédures d’échantillonnage, en fonction des classes d’organismes et parsemés, il fallait des volumes d’eau aussi de l’imagerie réalisée in situ, grâce à des objectifs scientifiques que nous nous beaucoup plus importants qu’il n’était une caméra que l’on immergeait à des sommes fixés. pas question de pomper : cela aurait profondeurs variables (entre la surface et nécessité des moyens trop lourds. Leur 1 000 mètres de profondeur) et qui per- Y avait-il déjà eu d’autres missions récolte s’effectuait donc en laissant traî- mettait d’enregistrer des images d’orga- analogues d’exploration du plancton ? ner des filets, équipés de débitmètres et nismes de taille supérieure à 0,5 milli- Éric Karsenti : Depuis Darwin et son dont la maille avait une taille adaptée aux mètre environ. grand voyage autour du monde à bord du organismes visés. Quant au séquençage, il est question Beagle, et surtout l’expédition du Challen- Les échantillons étaient générale- aussi bien de métagénomique, c’est-à- ger (1872-1876) qui est à l’origine de ment conservés à – 20 °C, parfois à la dire du séquençage de l’ADN global de l’océanographie moderne, il y a eu peu température de l’azote liquide (– 195 °C) ; l’échantillon, que de métatranscripto- d’expéditions à long terme en circumna- certains organismes collectés étaient pla- mique, c’est-à-dire du séquençage de son vigation avec un programme intégré. Mais cés dans du formol. Tous les mois ou ARN. Ces analyses apportent des infor- il y a une dizaine d’années, le biologiste deux, on les expédiait à l’EMBL, à mations sur la diversité génétique et et homme d’affaires américain Craig Ven- Heidelberg, qui les répartissait ensuite taxonomique de chaque échantillon, ter a monté une expédition d’échantillon- entre le Genoscope, à Évry, et les labora- ainsi que sur les gènes exprimés. À ces nage de la diversité génétique des bacté- toires de Villefranche-sur-Mer, de « métaséquençages » s’est ajouté le ries océaniques. Cette Global Oceanic Roscoff, de Barcelone et de l’université de séquençage de quelques génomes entiers Sampling Expedition, qui s’est déroulée l’Arizona. Cela représentait à chaque fois de petits organismes eucaryotes, afin de de 2004 à 2006, a consisté à pomper l’eau environ une tonne de matériel ! fournir des références de comparaison. en surface pour recueillir les bactéries et De ce point de vue, le Genoscope, sous séquencer globalement leurs génomes. Les sites d’échantillonnage l’impulsion de Jean Weissenbach puis de En cela, Craig Venter a été un précurseur étaient-ils choisis au hasard ? Patrick Wincker, a réalisé un travail de la métagénomique, démarche qui Éric Karsenti : Pas du tout. Nous nous colossal et d’une très grande qualité. consiste à analyser le matériel génétique sommes efforcés de faire un choix de sta- de toute une population de microorga- tions représentatives (il y en a eu 210 au Qu’a-t-on ainsi appris sur la diversité nismes différents. Mais d’une part les total) en nous appuyant sur des cartes du microplancton marin ? techniques de séquençage de l’époque satellitaires dressées par des océano- Éric Karsenti : Pour les protistes, les étaient encore rudimentaires, d’autre graphes, en tenant compte des paramètres données des séquençages effectués in- part cette exploration se limitait à la gé- environnementaux (vent, température, diquent qu’ils regroupent de l’ordre de nétique et ne cherchait pas du tout à ca- courant…), de la richesse ou de la pauvre- 150 000 genres rien que dans les eaux de ractériser l’écologie des communautés té du milieu, des particularités de certains surface, alors qu’on ne connaissait une microbiennes. Son envergure n’est donc endroits… Nous voulions un échantillon- dizaine de milliers d’espèces seulement. pas comparable à celle de Tara Oceans. nage non seulement représentatif et assez En termes d’espèces, cela fait bien sûr complet, mais aussi qui soit corrélé avec beaucoup plus, peut-être entre 1 et 10 mil- De quelle façon la mission Tara Oceans les données environnementales et l’his- lions. Et le tiers environ de ces unités se déroulait-elle ? toire océanographique de la masse d’eau taxonomiques n’ont pu être rattachées à Éric Karsenti : L’équipage était consti- sondée. C’est ce qui fait la force de Tara aucun des groupes connus d’eucaryotes… tué de six marins, six scientifiques, un Oceans : une telle approche écosystémique Pour ce qui est des virus et bactéries, journaliste et un artiste. Nous navi- n’avait jamais été adoptée auparavant. les analyses montrent qu’ils englobent guions pendant trois ou quatre jours, près de 40 millions de gènes différents, puis restions en station 60 heures en Comment les échantillons dont la plupart (59 %) semblent bacté- général pour collecter des échantillons sont-ils analysés ? riens. Une partie des gènes répertoriés à différentes profondeurs – de la surface Éric Karsenti : Les analyses sont de provient d’études et missions anté- jusqu’à 600 mètres. deux types. Il s’agit d’une part d’imagerie, rieures, mais plus de 80 % d’entre eux Pour les protistes et autres microor- d’autre part de séquençage. L’imagerie, proviennent du recensement de Tara ganismes, il suffisait de pomper et filtrer par microscopie, par cytométrie en flux…, Oceans. On estime aussi qu’environ 30 % une centaine de litres d’eau. Pour les est essentiellement faite dans les labora- des dizaines de milliers d’espèces de bac- organismes plus gros, qui sont plus toires que j’ai mentionnés, mais il y avait téries contenues dans les échantillons de >
POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 29 MER ET MERVEILLES
> Tara Oceans n’étaient pas connues de la pauvres en nutriments, l’export de car- l’environnement explique seulement 18 % science. Ce chiffre serait de l’ordre bone désignant le processus par lequel le des variations de composition. de 90 % pour les virus. carbone contenu dans les organismes marins finit par couler et par se retrouver Les microorganismes planctoniques Vous avez obtenu des résultats séquestré dans les fonds. Mais il reste sont-ils répartis de façon particulière surprenants concernant des protistes encore beaucoup à comprendre… dans les océans ? nommés rhizaires. De quoi s’agit-il ? Éric Karsenti : Tara Oceans a confirmé des Éric Karsenti : Les rhizaires constituent Comment étudie-t-on les interactions choses que l’on savait déjà, comme le fait un grand groupe de protistes auquel ap- de tous ces organismes ? que la biodiversité du plancton est plus partiennent notamment les radiolaires. Éric Karsenti : Des méthodes bio- riche dans les régions tropicales mais qu’il Ils ont un squelette minéral dont informatiques permettent, à partir des est plus abondant dans les mers froides. émergent des pseudopodes. Certains rhi- données des séquençages de l’ADN et de Elle a aussi montré que la circulation océa- zaires sont des géants dans le micro- l’ARN des échantillons, qui renseignent nique joue un rôle particulièrement impor- plancton et peuvent atteindre plusieurs sur la nature et l’abondance des différents tant dans la façon dont se distribuent les centimètres, mais ils sont extrêmement organismes présents, de « cartographier » communautés d’organismes planctoniques. fragiles et passent donc le plus souvent les interactions. Leur principe consiste à Par exemple, une étude a porté sur inaperçus dans les prélèvements. Avec déterminer les cooccurrences et à les ana- l’influence des anneaux d’Agulhas (ou plusieurs autres chercheurs, Tristan lyser. L’idée est par exemple que si un anneaux des Aiguilles), de vastes tourbil- Biard, de la station biologique de Roscoff, taxon (un type d’organismes apparentés) lons qui se forment à l’est de l’Afrique du a étudié les rhizaires de taille supérieure donné A se retrouve systématiquement Sud, entre l’océan Indien et l’océan à 0,6 millimètre en examinant 1,8 million dans les échantillons où est présent le Atlantique sud. Les données de Tara d’images prises par une caméra spéciale taxon B, on « prédit » que les taxons A et Oceans ont montré que ces anneaux for- immergée, dans le cadre de 11 campagnes B sont en interaction. On vérifie ensuite ment une sorte de barrière qui isole l’une océaniques qui se sont déroulées entre 2008 et 2013, en particulier celle de Tara Oceans.
Et quels ont été les résultats ? Éric Karsenti : Cette étude a notam- « Les rhizaires auraient ment permis d’estimer la biomasse constituée par les rhizaires vivant dans les 200 premiers mètres de profondeur. un poids important Elle se révèle énorme, très supérieure à ce que l’on soupçonnait : en carbone, elle dans le bilan des flux équivaut à plus de 5 % de celle de tous les organismes marins. De plus, les rhizaires de carbone des océans » sont relativement abondants dans les vastes régions océaniques pauvres en nutriments, où ils seraient avantagés par leur capacité à vivre en symbiose avec les prédictions bio-informatiques en ob- de l’autre les communautés planctoniques des microalgues. Leur biomasse y est servant au microscope certains des des deux océans. Plus généralement, équivalente à celle de tous les autres échantillons, pour confirmer par exemple l’analyse des données de l’expédition organismes planctoniques de taille com- que les organismes A et B sont bien phy- devrait fournir une vision globale de la prise entre 0,2 et 20 millimètres. Ces siquement associés. concentration des organismes plancto- découvertes modifient notre compré- On observe ainsi que la plupart des niques et de leur diversité selon les hension des écosystèmes planctoniques, organismes sont en interaction, qu’il régions. Et la comparaison avec ce que et suggèrent que les rhizaires pourraient s’agisse de symbiose, de parasitisme ou de l’on sait sur les poissons sera sans doute avoir un poids important dans le bilan commensalisme. Ainsi, il n’y a quasiment utile pour la gestion des pêcheries. des flux de carbone des océans. pas de protistes isolés. On peut trouver aussi des relations d’exclusion (la pré- Le réchauffement climatique Y a-t-il d’autres études de Tara sence d’une espèce excluant celle d’une perturbe-t-il les populations Oceans qui portent sur les flux autre), et les chercheurs ont constaté que de plancton ? de carbone ? de telles relations concernent globalement Éric Karsenti : Tara Oceans a mis en évi- Éric Karsenti : Lionel Guidi, du labora- 20 % des organismes planctoniques. dence une stricte corrélation entre la toire de Villefranche-sur-Mer, et d’autres Ces cartographies des réseaux d’inte- température et la composition en archées chercheurs en ont publié une en même ractions prennent également en compte et bactéries du plancton. Dans les profon- temps que celle de l’équipe associée à les paramètres environnementaux (pH, deurs où la lumière pénètre, la tempéra- Tristan Biard. En s’appuyant sur des ana- température, concentration en phos- ture est, de fait, le principal facteur envi- lyses informatiques et génétiques, ils ont phates…). Or le rôle des facteurs environ- ronnemental qui influe sur la composition caractérisé certains réseaux d’organismes nementaux dans la composition des du plancton. On devrait donc pouvoir se planctoniques qui sont associés à l’export communautés planctoniques s’est révélé faire une idée de la façon dont la distri- de carbone dans les régions océaniques bien moins important qu’on ne le pensait : bution des organismes planctoniques
30 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Plusieurs milliers d’espèces de plancton inconnues
MODÉLISER L’ÉCOSYSTÈME OCÉAN
ort des avancées en écosystémique globale réalisées dans la première Fdécennie du projet Tara Oceans (2009-2019), et publiées dans les meilleures revues scientifiques, nous avons pu nous structurer en fédération de recherche (FR2022), un institut virtuel regroupant 22 équipes internationales (11 en France, dont la fondation Tara Océan) autour d’une nouvelle odyssée : Tara GO-SEE (Global Ocean Systems Ecology & Evolution). L’objectif est de comprendre les principes fondamentaux d’écologie et d’évolution d’un premier écosystème complexe sur notre planète, en vue d’établir une théorie quantitative robuste de sa dynamique et de sa résilience. Entre les atomes, les cellules, les organismes, d’un côté, et le climat, les étoiles et les galaxies de l’autre, pour lesquels des centaines de milliards d’euros ont été dépensés pour leur étude, se trouvent les écosystèmes : ces réseaux de vie autoorganisés et L’écosystème marin, dont le plancton est un rouage clé, est-il l’« objet » le plus complexe de l’Univers ? adaptatifs, qui interagissent avec l’environnement sur de multiples échelles. Les écosystèmes sont peut-être les « objets » les plus complexes de notre à découvrir la structure et la dynamique du « symbiotiques » n’ont pas encore été Univers, car ils intègrent l’ensemble du grand réseau de vie planctonique. quantifiées ni modélisées aussi bien en vivant dans sa matrice physicochimique ; Dans Tara GO-SEE, nous proposons écologie qu’en évolution. Une approche pour cette raison, ils ont longtemps de poursuivre notre approche « pan- au niveau de l’écosystème est nécessaire échappé à la mesure scientifique et écosystémique » pour répondre, au cours pour une compréhension holistique semblaient insondables. Or dans Tara des 10-15 prochaines années, de ces processus qui pourraient tout Oceans, nous avons prouvé le contraire. à quelques questions fondamentales. simplement réguler notre monde. Grâce à l’échantillonnage systématique Comment la vie s’est-elle diversifiée Pour ce faire, nous allons non seulement du plancton marin sur des échelles et complexifiée au niveau des continuer à exploiter les données taxonomiques (des virus aux animaux), écosystèmes ? Comment les organismes écomorphogénétiques issues des systémique (des gènes aux organismes) et interagissent-ils et quelles sont les règles expéditions Tara Oceans et Tara Pacific, spatiotemporelle (4 ans sur les océans d’auto-organisation du vivant dans mais aussi développer des nouvelles planétaires) intégrales, nous avons généré les écosystèmes ? Comment intégrer la approches analytiques pour combler des la plus grande base de données de complexité de la vie dans les modèles des lacunes d’information, et intégrer séquences ADN/ARN et d’images grandes fonctions émergentes et formaliser les données hétérogènes. d’organismes à l’échelle d’un biome. de l’océan (pompe à carbone, climat, Enfin nous retournerons en mer Pour la première fois nous percevons les réseaux trophiques et pêcheries). avec une nouvelle océanographie frontières de la complexité réelle d’un Notre hypothèse principale est que suffisamment flexible et réactive écosystème global, et nous avons les interactions des organismes et pour mesurer les processus clés de développé des concepts et méthodes leurs comportements collectifs sont l’écosystème océan sur des échelles pour intégrer les données génétiques, à la base des mécanismes qui génèrent spatiotemporelles pertinentes. d’imagerie, et environnementales la biodiversité et régulent les COLOMBAN DE VARGAS, (biophysicochimiques), et commencer communautés. Or ces forces FONDATION TARA OCÉAN
changera avec le réchauffement clima- d’ailleurs en cours, l’une sur la circulation À cela s’ajoutent les données issues tique. Par ailleurs, les résultats que j’ai océanique et la répartition du plancton, de la dernière expédition Tara Pacific déjà évoqués concernant les flux de car- une autre sur la métatranscriptomique des (2016-2018), qui a porté sur les systèmes bone sont un avant-goût de ce que l’on eucaryotes, une troisième sur les îles du coralliens du Pacifique, et notamment le peut apprendre sur la place du plancton Pacifique et le rôle du fer, la quatrième sur plancton qui y est associé. Mais nous avons dans la machinerie climatique de la Terre. les génomes de dizaines d’organismes uni- surtout pu créer une fédération de recherche cellulaires clefs. Il reste aussi à exploiter la internationale en automne 2018, avec une Quelles suites aura Tara Oceans ? dernière phase de la mission, qui s’est dé- vision renouvelée de notre projet au long Éric Karsenti : D’abord, l’exploitation roulée dans l’océan Arctique. De plus, cours de percer les mystères de l’écosystème complète des échantillons et données re- toutes les données de Tara Oceans sont océan (voir l’encadré ci-dessus). n cueillis demandera encore quelques années mises en accès libre et public, ce qui per-
© G.Bounaud-C.Sardet-Soixanteseize-Tara Expeditions © G.Bounaud-C.Sardet-Soixanteseize-Tara de travail. De nouvelles publications sont met à tous les chercheurs de les exploiter. Propos recueillis par Maurice Mashaal
POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 31 MER ET MERVEILLES Autant en emporte l’océan De ses expéditions, la goélette Tara a collecté nombre de spécimens d’espèces planctoniques, pour beaucoup inconnues, qui se laissent porter au gré des courants dans les océans. © Latreille-Tara Expéditions © Latreille-Tara
IMMORTELLE ? Cette petite méduse collectée en Méditerranée est une espèce proche de la méduse Turritopsis réputée pour être immortelle.
32 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 © John-Dolan
UNE FRUSTULE EN SILICE Les diatomées, ici Planktoniella sol. sont des algues unicellulaires enveloppées dans un squelette en silice, la frustule. » Univ. Chicago Press 2015, Noan LeBescot - CNRS - Tara Oceans, Eric Roettinger - Kahikai - Tara Oceans Tara - - Kahikai Roettinger Eric Oceans, Tara - CNRS LeBescot 2015, Noan Press Chicago » Univ.
LA GUERRE DES PTÉROPODES Trois différents mollusques ptéropodes collectés en Méditerranée. Deux d’entre eux sont protégés par de fragiles coquilles calcaires. Ils sont des proies naturelles du troisième ptéropode sans coquille au premier plan. World the Drifting of Wonders – Plankton © Christian Sardet, « Sardet, © Christian
POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 33 MER ET MERVEILLES
JUIN 2013
DÉCEMBRE 2013 Lorient MARS OCÉAN 2012 PACIFIQUE SEPTEMBRE MARS NORD 2011 2010 OCÉAN Honolulu ATLANTIQUE NORD