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POUR LA SCIENCE - HORS-SÉRIE - AOÛT-SEPTEMBRE 2019 - N° 104 OCÉANS — LE DERNIER CONTINENT À EXPLORER BEL : 9,40 € - CAN : 13,20 CAD - DOM/S : 9,40 € - ESP : 8,95 € - GR : 8,95 € - LUX : 8,95 € - MAR : 105 MAD - TOM/A : 2400 XPF - TOM/S : 1 320 XPF - PORT. CONT : 8,90 € - CH : 17,10 CHF HORS-SÉRIE POUR LA SCIENCE LE PLASTIQUE QUI MANGENT CES BACTÉRIES DÉCOUVERTE CULTIVONS-LE LE CORAIL POUR SAUVER PRÉSERVATION OCÉANS Édition française deScientific American L’IDÉE DE VIE BROUILLENT LES VIRUS MICROBES URTICANT D’UN SUCCÈS LE SECRET MÉDUSES 3’:HIKLTD=UU\^U\:?k@l@a@e@f"; M 01930 DAVID BRUNO TÉMOIN GRAND -104H

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GROUPE POUR LA SCIENCE LOÏC Directrice des rédactions : Cécile Lestienne MANGIN Rédacteur HORS-SÉRIE POUR LA SCIENCE en chef adjoint Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin Maquettiste : Ghislaine Salmon-Legagneur Réviseuses : Maud Bruguière, Chantal Ducoux, Anne-Rozenn Jouble

POUR LA SCIENCE Rédacteur en chef : Maurice Mashaal Rédactrice en chef adjointe : Marie-Neige Cordonnier La vie devant soi. Rédacteurs : François Savatier, Sean Bailly

Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe Community manager : Aëla Keryhuel Vraiment ?

Conception graphique : William Londiche Directrice artistique : Céline Lapert Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy Réviseuse : Anne-Rozenn Jouble Marketing & diffusion :Arthur Peys Direction du personnel : Olivia Le Prévost Secrétariat général : Nicolas Bréon e qui se passe dans nos mers est pire Fabrication : Marianne Sigogne et Olivier Lacam que la peste au Moyen Âge », se Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot désespérait en 1974 Romain Gary, Anciens directeurs de la rédaction : Françoise Pétry dont l’œuvre vient d’entrer dans La et Philippe Boulanger Conseiller scientifique :Hervé This Pléiade. « Il a fallu à la vie plus de cent A également participé à ce numéro : millions d’années pour produire la William Rowe-Pirra « tortue de mer géante, la baleine et le phoque moine. Il nous a suffi de trois générationsC pour en arriver à un point où la disparition totale PRESSE ET COMMUNICATION Susan Mackie paraît presque inévitable. » [email protected] • Tél. 01 55 42 85 05 PUBLICITÉ France [email protected] Quelque trente-cinq ans plus tard, où en est-on ? Les océans restent ABONNEMENTS un territoire aussi vaste qu’inconnu et dont l’exploration n’en est qu’à Abonnement en ligne : http://boutique.pourlascience.fr ses balbutiements. Pour aller de l’avant, le 11 juin 2019 à Paris, les plus Courriel : [email protected] Tél. : 03 67 07 98 17 grands experts européens de l’océan (Ifremer, CNRS, Sorbonne Adresse postale : Service des abonnements Pour la Science – 19 rue de l’Industrie – BP 90053 Université…) ont publié Navigating the Future V, un document de réfé- 67402 Illkirch Cedex rence destiné à guider les gouvernements européens sur les recherches Tarifs d’abonnement 1 an (16 numéros) océaniques et maritimes à mener jusqu’en 2030 et au-delà. France métropolitaine : 79 euros – Europe : 95 euros Reste du monde : 114 euros DIFFUSION Et chaque domaine de recherche défini dans cet état des lieux de Contact kiosques : À Juste Titres ; Stéphanie Troyard Tél. 04 88 15 12 48 la science nécessaire inclut une part importante dédiée à la préserva- Information/modification de service/réassort : tion, la protection et même la restauration du milieu marin déjà si www.direct-editeurs.fr menacé par le réchauffement climatique, la pollution, la surexploita- SCIENTIFIC AMERICAN tion… Et le temps presse. Editor in chief : Mariette DiChristina President : Dean Sanderson Executive Vice President : Michael Florek Dans la préface à l’édition de 1980 des Racines du ciel, prix

Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou Goncourt en 1956 (son premier), Romain Gary confiait que « les francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents contenus dans la revue « Pour la Science », dans la revue « Scientific American », dans les livres édités hommes ont toujours donné le meilleur d’eux-mêmes pour conserver par « Pour la Science » doivent être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 162 rue du Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris. une certaine beauté à la vie. Une certaine beauté naturelle… » Entre © Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, science, découverte et protection, plusieurs articles de ce Hors-Série d’adaptation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le nom commercial « Scientific American » sont la propriété de Scientific abondent en son sens et font apparaître, pour les océans… la promesse American, Inc. Licence accordée à « Pour la Science S.A.R.L. ». En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire d’une nouvelle aube. intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Origine du papier : Italie Taux de fibres recyclées : 0 % « Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » : Ptot 0.008kg/tonne Ce produit est issu de forêts gérées durablement et de sources contrôlées.

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 3 SOMMAIRE

N° 104 Août-septembre 2019

Océans MER ET LE DERNIER CONTINENT MERVEILLES À EXPLORER P. 6 P. 14 Constituez Repères Les coraux venus du froid votre collection L’indispensable pour apprécier ce numéro. André Freiwald de Hors-Séries Contre toute attente, des coraux vivent dans Pour la science les profondeurs et jusqu’aux latitudes polaires. Tous les numéros P. 8 depuis 1996 Avant-propos P. 22 pourlascience.fr BRUNO DAVID Des roses tapies au fond des mers « Seuls quatre hommes Nadine Le Bris ont plongé à plus de Les sites hydrothermaux sont des havres pour une multitude d’organismes. 10 000 mètres de profondeur, douze sont allés sur la Lune » P. 28 Entretien « Plusieurs milliers d’espèces de plancton repérées par Tara Oceans sont inconnues » Éric Karsenti

P. 32 Portfolio Autant en emporte l’océan Parmi le plancton se cachent des joyaux, des chefs-d’œuvre d’orfèvrerie miniatures. P. 36 Les virus, piliers de la vie marine Stéphan Jacquet et Caroline Depecker Abondants et variés, les virus aquatiques

E M 01930 - 104H - F: 7,90 - RD Édition française de Scientific American 3’:HIKLTD=UU\^U\:?k@l@a@e@f"; AOÛT-SEPTEMBRE 2019 N° 104

POUR LA SCIENCE LA POUR sont des acteurs clés des écosystèmes marins. HORS-SÉRIE HORS-SÉRIE

DÉCOUVERTE PRÉSERVER MICROBES MÉDUSES GRAND CES BACTÉRIES POUR SAUVER LES VIRUS LE SECRET TÉMOIN QUI MANGENT LE CORAIL BROUILLENT D’UN SUCCÈS BRUNO LE PLASTIQUE CULTIVONS-LE L’IDÉE DE VIE URTICANT DAVID

OCÉANS P. 44 Les bactéries qui aimaient le plastique Elizabeth Svoboda BEL : 9,40 € - CAN : 13,20 CAD - DOM/S : 9,40 € - ESP : 8,95 € - GR : 8,95 € - LUX : 8,95 € - MAR : 105 MAD - TOM/A : 2400 XPF - TOM/S : 1 320 XPF - PORT. CONT : 8,90 € - CH : 17,10 CHF 8,90 € 1 320 XPF - PORT. CONT : - TOM/S : 2400 XPF - MAR : 105 MAD TOM/A : 8,95 € - LUX : - GR : 8,95 € - ESP : 8,95 € - DOM/S : 9,40 € - CAN : 13,20 CAD BEL : 9,40 € En couverture : Maria-Luiza Pedrotti explore le monde inconnu © Harvepino / shutterstock.com des bactéries mangeuses de plastique.

4 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 VEILLER XXXXXXXAVIS RENDEZ-VOUS AU GRAIN XXXXXXXXXXDE TEMPÊTE par Loïc Mangin

P. 52 P. 82 P. 110 Des pouponnières pour le corail L’invasion des méduses Rebondissements Rebecca Albright Corinne Bussi-Copin et Jacqueline Goy L’énigme de la capsule Le réchauffement océanique menace les Rien ne semble enrayer l’essor des méduses, temporelle est résolue ! • coraux. Peut-on les sauver en les cultivant ? si fragiles et rudimentaires, en apparence. Pastèque et musique nigériane • Le World Wood Wide Web • Alzheimer : P. 60 P. 90 En images la maladie à deux prions • La haute mer, terre de découvertes Et pourtant, elle monte Romain Troublé Où s’arrêtera la hausse du niveau marin ? L’exploration scientifique de la haute mer P. 114 est un enjeu écologique planétaire ! Données à voir P. 92 Prendre le train, Les fonds des océans font grise mine prendre le temps P. 64 Thomas Peacock et Matthew Alford L’océan Austral, un modèle ? L’exploitation des métaux des grands fonds Robert Calcagno serait néfaste. Peut-on limiter les dégâts ? P. 116 L’océan Austral bénéficie d’un mode Les incontournables de gestion original. Renforçons-le ! Des livres, des expositions, P. 100 des sites internet, À bout de souffle des vidéos, des podcasts… P. 68 Clarissa Karthäuser, Andreas Oschlies à ne pas manquer. Des aires protégées ou désert marin ? et Christiane Schelten Hélène Le Meur Dans les océans, d’immenses zones Préserver la biodiversité marine et respecter appauvries en oxygène s’étendent. Pourquoi ? P. 118 les impératifs socioéconomiques : c’est possible ! Spécimen P. 108 Le goéland, un serial killer ! P. 70 Portfolio À lire en plus La mer, un coffre aux trésors P. 120 Toutes les solutions apportées à l’humanité Art & Science par l’océan : médecine, nourriture, matériaux… En sphère et contre tout P. 74 Au chevet des tortues marines Robert Calcagno À l’avenir, quelle place pourrons-nous laisser aux tortues marines, et comment ?

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 5 8 848 m Everest REPÈRES

Plateau continental 324 m Tour Eiffel 0 > – 200 m Zone exposée à la lumière solaire

Talus continental

– 4 300 m Profondeur moyenne de la plaine abyssale

Les plaines Les dorsales abyssales océaniques vec environ 307 millions es chaînes de montagnes de kilomètres carrés, elles sous-marines marquent Areprésentent l’essentiel des fonds Cla frontière entre deux plaques marins. Plates, elles s’étendent entre tectoniques. Elles se rencontrent 4 000 et 6 000 mètres de profondeur. dans tous les bassins océaniques. Ces plaines sont recouvertes de Le réseau de ces dorsales est continu sédiments et de « neige marine », et s’étend sur plus de 60 000 kilomètres. celle-ci étant constituée de squelettes Elles sont constituées du magma d’organismes, de déjections, de qui remonte du manteau terrestre poussières… agglomérées en « flocons ». à cet endroit. Les sources On trouve également des nodules hydrothermales – et leurs écosystèmes polymétalliques. Longtemps supposés si particuliers – sont essentiellement peu propices à la vie, on y a découvert réparties le long de ces dorsales. des espèces vivantes dans les années 1970. La vie y est néanmoins clairsemée, avec des espèces de petite taille. © Pour la Science © Pour

6 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Paré à plonger !

vec environ 361 millions de kilomètres colonne d’eau et sur les fonds marins, du pla- carrés, les océans couvrent 71 % de la teau continental jusqu’à la fosse des Mariannes. Asurface terrestre. Plus encore, ils L’océan abrite de 50 à 80 %, selon les estima- représentent 96 % du volume biosphérique, tions, des espèces vivantes. c’est-à-dire dédié à la vie. De fait, avec une Il régule également à plus de 80 % le climat profondeur moyenne de quelque 3 700 mètres, de la Terre. les océans sont surtout un volume gigantesque, Si grand, si omniprésent, et pourtant, de plus de 1,37 milliard de kilomètres cubes. l’océan demeure pour une grande part encore La vie s’y étend dans toutes les dimensions inconnu. Il est temps de s’immerger pour partir et s’est installée partout, ou presque, dans la à sa découverte !

Les monts Les fosses sous-marins océaniques es reliefs souvent assez abrupts es dépressions océaniques sont s’élèvent brusquement souvent situées dans les zones de Cau-dessus des plaines abyssales, Csubduction (là où une plaque jusqu’à parfois 4 000 mètres de hauteur. tectonique passe sous une autre). On en Environ 100 000 monts sous-marins trouve également dans les zones où deux sont répertoriés, mais seuls quelques-uns plaques océaniques s’éloignent l’une de (environ 1 %) ont été étudiés in situ. l’autre. La fosse la plus profonde connue Ces monts sont souvent d’anciens volcans est celle des Mariannes, dans la partie éteints, ou bien nés des mouvements nord-ouest de l’océan Pacifique. Selon des plaques tectoniques. Chaque mont, les derniers relevés, toujours difficiles ou chaîne de monts, constitue à réaliser, la profondeur atteindrait un hot spot de biodiversité réunissant 10 971 mètres. En mai 2019, l’Américain de nombreuses espèces uniques qui ne – 11 000 m Victor Vescovo a plongé dans la fosse se sont développées nulle part ailleurs. La fosse jusqu’à 10 928 mètres de profondeur. des Mariannes Au fond des fosses, malgré des pressions atteignant 1 100 atmosphères, vivraient des organismes dits « piézophiles », c’est-à-dire inféodées aux pressions hyperbares.

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PRENOMBRUNO DAVIDNOM

«Seuls quatre hommes ont plongé à plus de 10 000 mètres de profondeur, douze sont allés sur la Lune « BIO EXPRESS

1954 On dit que l’on connaît moins les océans Naissance à Lyon. étions dans l’océan Austral quand, un matin, au réveil, l’équipage nous apprend que la Lune : qu’en est-il vraiment ? 1979 que le navire aurait pu couler durant la Thèse sur les Bruno David : Effectivement, même si échinides (oursins) nuit ! En pleine mer de Weddell, en bien sûr on connaît assez bien les zones du Crétacé inférieur. Antarctique, nous aurions tous péri. Le proches des continents, l’humanité n’a ex- bateau était passé au-dessus d’un mont ploré qu’une toute petite partie des profon- 1996 sous-marin inconnu, non répertorié, deurs océaniques. Paradoxalement, on a Directeur d’environ un kilomètre de long et qui du laboratoire une idée moins précise de ce à quoi res- de Paléontologie culminait à 20 mètres seulement de pro- semblent les profondeurs océaniques que du CNRS à Dijon, fondeur. Tout autour, les fonds attei- certaines planètes. En nombre d’individus, devenu gnaient 500 mètres. Nous avions trouvé seuls quatre (Jacques Piccard, Don Walsh, Biogéosciences. une taupinière dans la Beauce ! James Cameron et tout récemment Victor 2011 Avec nos 12 mètres de tirant d’eau, huit Vescovo) ont plongé à plus de 10 000 mètres Directeur adjoint mètres de plus, et la situation aurait pu être de profondeur, dans la fosse des Mariannes, scientifique de dramatique. Nous en avons profité pour l’endroit le plus profond du monde l’Institut écologie l’explorer, le cartographier et le baptiser (10 971 mètres), alors que douze hommes et environnement Nachtigaller, c’est-à-dire Rossignol en alle- du CNRS, en charge sont allés sur la Lune. de la biodiversité. mand (la nationalité du navire) en réfé- Même du simple point de vue de la rence à un personnage de roman. cartographie, le fond des océans est mal 2015 Cette anecdote montre bien que connu, et il peut même réserver des sur- Président du l’on est loin de tout savoir sur la topo- Muséum national prises. Ce fut le cas en 2013, lors de ma d’histoire naturelle. graphie des fonds océaniques. Même à dernière grande mission avant d’être faible profondeur, il reste encore des

nommé président du Muséum. Nous choses à découvrir. - MNHN A. Iatzoura ©

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Et l’espace n’est d’aucun secours ? Bruno David : Non, les satellites ne On est loin de tout savoir sur renseignent que sur la surface. L’explora- tion des fonds marins et leur cartographie nécessitent un bateau équipé d’un sonar. la topographie des fonds Toutes nos informations proviennent de navires qui ont sillonné les mers. En cer- océaniques. Même à faible tains endroits reculés, les données sont parfois imprécises et ce que l’on pense profondeur, il reste encore être une plaine abyssale homogène ne l’est pas. Il y a encore des mare incognita. des choses à découvrir ! Comment expliquer cet écart de connaissances entre la Lune exemples de rifts qui ont avorté. Ainsi, descendre jusqu’à 50 mètres de profondeur. et les fonds marins ? l’Alsace est un rift, entre la Forêt-Noire et Une vraie liberté ! Bruno David : Les océans paraissent les Vosges, qui s’est ouvert l’Oligocène, il y Toutefois, dès le xixe siècle, de grandes proches, mais paradoxalement, il est très a 40 millions d’années. Puis il s’est arrêté… expéditions océanographiques ont com- difficile d’aller dans l’eau. Nous ne sommes Strasbourg aurait pu être sous l’eau. mencé à révéler les secrets des fonds marins pas faits pour. C’est aussi le cas de l’espace, grâce à des dragues, des chaluts… L’histoire mais nous avons probablement alloué plus Peut-on tenter d’établir du britannique Edward Forbes mérite de moyens pour y aller, que pour explorer une carte d’identité des océans ? d’être rappelée. En mer Égée, il constate le fond des mers. Cet écart devrait dimi- Bruno David : Ils représentent 71 % de la que la vie se raréfie avec la profondeur et nuer dans les prochaines années, notam- surface de la Terre, c’est connu. Ils consti- propose donc, en 1843, qu’il n’y a plus de ment grâce à des engins automatisés. Mais tuent également 96 % du volume biosphé- vie au-delà de 500 mètres. Pourtant, 10 ans le plancher océanique reste un environne- rique, c’est-à-dire offert à la vie. Sur les plus tard, le câble télégraphique reliant la ment très hostile, ne serait-ce qu’en continents, la vie n’occupe qu’une pellicule Sardaigne à l’Afrique du Nord se rompt. Il termes de pression. à la surface, au niveau des sols, et dans les est remonté et l’on y découvre des orga- airs, où volent les oiseaux. En revanche, nismes fixés qui vivaient à quelque Peut-on un jour trouver un endroit plus dans les océans, on trouve de la vie dans 2 000 mètres de profondeur. profond encore que les Mariannes ? toute la colonne d’eau. Ce volume biosphé- Les Anglais piqués au vif – nous Bruno David : Extrêmement impro- rique correspond au final à une enveloppe sommes à l’époque du grand empire britan- bable, car nous savons où trouver les très de 3 700 mètres d’épaisseur moyenne sur nique de la reine Victoria – diligentent les grandes profondeurs. Nous sommes attirés 71 % de la planète. premiers vrais bateaux océanographiques, par les extrêmes, que ce soit les plus hauts Autre aspect intéressant, les océans d’abord de petits vaisseaux, comme la cor- sommets montagneux ou les endroits les sont orientés selon un axe nord-sud. Ce ne vette Lightning (L’Éclair) puis d’imposants plus profonds. De fait, ces fosses ont été fut pas toujours le cas ! La Téthys dont nous navires militaires désarmés et réaménagés. découvertes très tôt, par exemple celle des avons parlé était orientée est-ouest. Et ça L’un d’eux, le Challenger effectue le premier Caïmans (plus de 7 000 mètres de profon- change tout, notamment en termes de bio- tour du monde et découvre la vie à deur), en 1873. Et désormais, nous savons diversité. Ainsi, pour le corail, nous avons 7 000 mètres de profondeur dans les que les fosses sont au niveau des zones de aujourd’hui des récifs dans les différents Caïmans. On se rend compte que la vie est subduction, où une plaque tectonique océans qui sont autant de zones indépen- partout. Viennent ensuite les expéditions plonge sous une autre. En connaissant le dantes pour leur évolution. En revanche, d’Albert 1er de Monaco. Tous les pays s’y mécanisme de fabrication, on a su où cher- dans la Téthys, la ceinture climatique tropi- mettent, chacun arme ses bateaux dédiés. cher, même si les plus grandes profondeurs cale était d’un seul tenant. La structuration On assiste à une sorte de compétition de avaient déjà été repérées. spatiale du vivant était plus homogène. connaissances, mais aussi pour l’appropria- Le paysage sous-marin évolue, mais à tion de nouveaux territoires. L’affaire prend une vitesse géologique. Rendez-vous dans Quels sont les grands jalons de un tour politique. Finalement, c’est un peu 500 000 ans pour peut-être voir le record l’exploration des océans ? comme pour la conquête de l’espace. des Mariannes battu. On peut aussi Bruno David : Pendant des siècles, elle Le mouvement prend de l’ampleur prendre date pour la fermeture de la s’est résumée à… rien. La pression hydros- jusqu’à la Première Guerre mondiale, ralen- Méditerranée. Cette mer est l’héritière tatique liée à la colonne d’eau empêche de tit, puis redémarre avec force après la d’un immense océan, la Téthys, qui rétré- respirer, même via un tuba, au-delà d’un Seconde Guerre mondiale, avec notam- cit inexorablement. D’ailleurs, au sud de mètre de profondeur : les muscles respira- ment tous les sous-marins d’exploration. la Grèce, en Crète, on voit bien la suture toires deviennent inopérants. On peut de la subduction avec l’Afrique. La bien injecter de l’air sous pression (ce que Où en est-on aujourd’hui ? Méditerranée va devenir un lac puis éven- font les Dupond & Dupont dans Tintin et Bruno David : Beaucoup d’efforts portent tuellement s’évaporer. le trésor de Rackam le rouge) pour contrer notamment sur l’océan Austral qui reste mal À l’inverse, un océan est peut-être en la pression, mais on est vite limité. connu. Plusieurs pays l’explorent, comme train de naître en Afrique de l’Est, où l’on L’avancée majeure est le scaphandre l’Angleterre, l’Australie, le Japon… Les Alle- observe une zone de divergence, un rift, qui autonome, mis au point dans sa forme mands sont parmi les mieux équipés, avec préfigure un océan. Difficile néanmoins actuelle par Jacques-Yves Cousteau et le Polarstern, un bateau extraordinaire sur d’être catégorique, car on connaît des Émile Gagnan en 1943. Dès lors, on pouvait lequel j’ai eu la chance d’embarquer. >

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> La France est quant à elle peu présente Cette approche exhaustive, en lien comme celui de Humboldt le long de l’Amé- dans cette zone, car dépourvue de bateau direct avec les missions du Muséum de col- rique du Sud, des remontées d’eau froide dédié. Elle est en revanche bien armée pour lection et d’archivage, aide à construire un (les upwellings) dont profitent les poissons

le subantarctique, à l’écart des glaces. On référentiel, un T0 d’un système pour un et donc les pêcheries, des courants chauds peut citer les installations aux Kerguelen, à endroit donné particulièrement sensible ou comme le Gulf Stream qui baigne les côtes Crozet… ainsi que les nombreuses expédi- intéressant. L’exploration du nord de la européennes et rend le climat tempéré de tions du Marion Dufresne. Nous disposons Nouvelle-Calédonie est en cours, celle de la ce côté-ci de l’Atlantique. également de bases en Antarctique où des Corse va bientôt démarrer, et il y eut le Un grand tapis roulant, ramifié, par- scientifiques invités peuvent faire de la gla- Mozambique, la Papouasie, la Guyane, et la court ainsi tous les océans : une goutte ciologie, de l’ornithologie… première, l’île Espiritu Santo du Vanuatu… d’eau met environ 1 000 ans à en faire le En dehors de l’Antarctique, la flotte tour. C’est dire l’inertie du système ! Un océanographique française (la FOF), Abordons maintenant les menaces retour à l’équilibre après une perturba- entretenue et mise à la disposition de la qui pèsent sur les océans. L’une tion nécessiterait des siècles. Et l’on n’est communauté scientifique par l’Ifremer est d’elles est l‘exploitation des ressources pas sûr de retrouver la situation d’avant fantastique, et puis le Nautile est un sous- minières. Qu’en pensez-vous ? le bouleversement. marin exceptionnel. Peu de pays ont de tels Bruno David : On trouve au fond des engins qui descendent aussi profond océans, en différents endroits, des res- Le système actuel est-il menacé ? (jusqu’à 6 000 mètres). Certains voudraient sources assez rares comme du palladium, Bruno David : Difficile de répondre. On l’arrêter. Je crois que c’est une erreur. du cadmium, des sulfures… tout ce qui sert a beaucoup entendu parler de la fonte de la à faire des téléphones portables. La tenta- calotte groenlandaise qui apporterait beau- Quelle est la place de Tara tion est donc grande d’aller les chercher. Ce coup d’eau douce dans l’Atlantique Nord et dans ce dispositif ? serait dramatique, particulièrement aux qui pourrait stopper le Gulf Stream, syno- Bruno David : Il s’agit d’une initiative niveaux des monts sous-marins et des nyme de refroidissement de l’Europe. Quoi privée qui arme un bateau beaucoup plus modeste. On ne peut pas comparer l’Ata- lante, qui met en œuvre le Nautile, de 85 mètres de longueur, avec une goélette de 20 mètres. Les moyens engagés ne sont pas les mêmes. Ceci étant dit, les Nous jouons aux résultats scientifiques de Tara sont re- marquables. Il n’y a pas concurrence, mais complémentarité. apprentis sorciers sur Un de leurs faits d’armes est la décou- verte d’environ 1,5 million d’espèces lors des systèmes gigantesques de leur circumnavigation. On sait que ce sont des espèces différentes, mais on ne les à inertie considérable a pas encore décrites. La grande surprise est qu’il y a énormément d’eucaryotes unicel- lulaires, qui sont certes microscopiques, mais assez complexes, à l’image des para- sources hydrothermales, parce qu’on dé- qu’il en soit dans le détail, nous jouons aux mécies en domaine continental. truirait des écosystèmes extrêmement apprentis sorciers sur des systèmes gigan- Avant, on avait décrit 300 000 espèces rares, plus diversifiés qu’on ne le pense. tesques à inertie considérable. océaniques. Et Tara en dévoile cinq fois Nous devons nous fixer des limites. L’équi- La fonte des glaces et le réchauffement plus, de totalement inconnues ! Première valent serait de ravager les oasis du Sahara ! climatique (par la dilation des océans) sont conclusion, on ne sait absolument pas com- L’exploitation des nodules polymétal- également les facteurs essentiels de hausse ment fonctionne l’océan en termes de liques est moins dramatique. Elle posera du niveau marin. Si toute la calotte antarc- chaînes alimentaires ! Tara a révélé notre bien sûr des problèmes, notamment de tique fondait, la hausse pourrait atteindre ignorance. turbidité, mais les nodules s’étalant sur de plusieurs dizaines de mètres… grandes plaines abyssales assez homo- Au Muséum, vous vous préoccupez gènes, par exemple autour de Clipperton, Le réchauffement influe aussi sur également de la biodiversité marine ? les conséquences de leur prélèvement l’acidification des organismes ? Bruno David : Oui. Dans le cadre de seraient moins irrémédiables. Bruno David : Effectivement, l’augmen-

La Planète revisitée, nous organisons des tation de la quantité de CO2 atmosphé- expéditions importantes qui balaient à Le changement climatique fait rique se traduit par celle du CO2 dissous la fois la partie continentale et la partie également peser plusieurs risques. dans les eaux océaniques. En conséquence, marine de certains endroits de la pla- Bruno David : L’un d’eux porte sur le le pH de l’océan est passé de 8,18 à 8,05. nète de façon à avoir une vision com- régime de courants océaniques et la circu- C’est assez considérable, car le pH suit une plète du continuum terre-mer. Nous lation thermohaline. Les variations de échelle logarithmique. Une telle baisse explorons du sommet d’une montagne concentration en sel et de température, nuit à un certain nombre d’organismes, jusqu’à 1 000 mètres de profondeur et aidées par la force de Coriolis liée à la rota- notamment ceux ayant besoin à un mo- tentons de dresser un inventaire global tion de la Terre, mettent en mouvement ment ou un autre de leur existence d’un de la biodiversité. l’eau. Il en résulte des courants froids squelette calcaire.

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J’ai étudié par exemple en 2014 l’impact golfe du Mexique, où les bactéries ont On peut toutefois remarquer une de l’acidification sur les larves d’oursins en dégradé le pétrole à un rythme que l’on forme de prise de conscience récente sur Antarctique, en collaboration avec des col- attendait plus lent. la nécessité de réagir. Les réflexions issues lègues belges. Les perturbations du méta- Aujourd’hui, la pollution par le plas- de la Conférence intergouvernementale bolisme se traduisent par des changements tique est désormais l’objet de toutes les sur la biodiversité marine (BBNJ) à dans l’allocation des ressources aux diffé- attentions, parce qu’on se rend compte laquelle le Muséum participait vont dans rents besoins : respirer, se reproduire… et qu’il y en a partout. Les quantités de plas- ce sens. Dans ce système de type onusien, donc construire un squelette. tique rejetées en mer sont énormes. Ce avec les contraintes que cela implique, on L’acidification pose des problèmes de matériau s’accumule, se décompose en essaie de définir des modes de régulation survie à long terme à divers types d’orga- microparticules et n’épargne aucune à l’échelle mondiale. nismes (diatomées, foraminifères…) zone, des plages jusqu’aux grands fonds. L’IPBES (la plateforme intergouverne- Précisons néanmoins qu’il y a une impor- Ainsi, en Écosse, la population de fulmars mentale sur la biodiversité et les services tante marge d’erreur, car on ignore tout des a diminué de 30 %, car ces oiseaux écosystémiques), qui a récemment rendu capacités d’acclimatation de ces espèces. ingèrent des microbilles de styrène (on son rapport sur l’état de la biodiversité parle de « larmes de sirènes ») qu’ils (elle indique notamment que les humains Un autre problème, cette fois prennent pour de la nourriture. ont modifié significativement 66 % du indépendant du réchauffement, Ces plastiques sont devenus un pro- milieu marin), fonctionne sur le même concerne les déplacements de faunes. blème majeur. Leur production devrait modèle. C’est une sorte de Giec de la bio- Bruno David : On parle ici d’espèces ralentir drastiquement, mais on n’en prend diversité, sachant que celle-ci est autre- potentiellement invasives, transportées pas le chemin, en tout cas à l’échelle mon- ment plus complexe à appréhender que le d’un endroit à l’autre par les eaux de ballast diale. C’est aberrant que les sacs en papier climat. La biodiversité globale ne peut être des bateaux. L’exemple emblématique est ne soient pas plus répandus, mais ils font approchée que comme l’agrégation de Asterias amurensis, une étoile de mer japo- face à une inertie des habitudes. Le plas- situations locales. On peut la comparer à naise qui a été « importée » en Australie où elle a retrouvé les conditions tempérées auxquelles elle n’aurait jamais eu accès parce qu’il fallait passer la ceinture tropicale et équatoriale. En quelques années, des mil- lions d’individus se sont développés dans la L’écosystème marin rade de Melbourne et ont tout détruit, les parcs ostréicoles, mytilicoles… Les tentatives de les enlever à la main est très résilient ont échoué. Mary Byrne, une collègue aus- tralienne a été sollicitée pour analyser la et est capable de se période de reproduction de cette étoile de mer. L’idée était d’empêcher le transport reconstituer rapidement des larves dans d’autres endroits en inter- disant la navigation pendant cette période. C’est un pis-aller. La bataille est per- due, sauf à espérer une autorégulation sur tique devrait être réservé aux usages pour un tableau impressionniste, presque poin- le long terme, du type de celle qui a sauvé lesquels il n’est pas remplaçable. tilliste composé de multiples touches. De la Méditerranée de l’algue Caulerpa taxi- près, on ne voit que des petites taches folia. Elle est en train de disparaître natu- Que pensez-vous des mesures prises bleues, jaunes, rouges… La vision d’en- rellement, l’arrachage n’y est que pour pour lutter contre ces menaces ? semble ne se révèle qu’en prenant du recul. peu de chose. Bruno David : Prenons le cas de la haute L’étendue de ce qu’il reste à faire est mer. Elle constitue un bien commun de considérable, tant l’ampleur des dégâts Autre danger, la pollution. l’humanité et n’appartient à personne. Il y est grande. Je me souviens par exemple Que peut-on en dire ? a bien des règles internationales pour l’ex- d’une expérience marquante avec les Bruno David : Jusqu’à présent, elle ploiter, mais aucune n’est contraignante. Or océans. C’était en 1999. J’étais en plon- était plutôt synonyme de marées noires. la haute mer est désormais très convoitée gée dans le Nautile au large d’une partie Gardons d’ailleurs en tête que les tristes pour les ressources que l’on a ailleurs épui- désertique du Pérou. Quasiment aucune expériences en Bretagne de l’Amoco Ca- sées, comme les poissons, les minerais… rivière ne se déversait dans le Pacifique diz, du Torrey Canyon… ont montré que Nous aurions besoin de nouveaux traités à cet endroit. Loin au large, à 2 500 mètres l’écosystème retrouve son état initial en prévoyant de vraies pénalités et devrions de profondeur, j’étais émerveillé par ce seulement 10 ans. Bien sûr, le bilan est imposer un moratoire complet sur l’exploi- que je voyais, des suintements hydro- catastrophique, et nous avons tous en tation des grands fonds. thermaux froids, un poulpe bleu, des tête les images d’oiseaux mazoutés. Mais Mais commençons par chez nous. oursins, des amoncellements de crabes l’écosystème est très résilient et est ca- Faisons en sorte que le Rhône arrête de rouges… et puis, soudain, un seau en pable de se reconstituer rapidement si on déverser des plastiques dans la Méditerranée, plastique beige avec une corde attachée. lui en laisse la possibilité. On l’a encore même si le Nil continue. Je ne vais pas jeter Tout est dit. n constaté récemment avec la fuite de la mon ticket de métro sous prétexte qu’il y en plateforme Deepwater Horizon, dans le a déjà plein sur le sol ! PROPOS RECUEILLIS PAR LOÏC MANGIN

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 11 Des océans, nous ne savons rien, ou presque.

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Des coraux vivant en profondeur dans des eaux glacées, des oasis de biodiversité près des eaux chaudes sortant à plus de 400 °C des entrailles de la terre, des organismes microscopiques qui n’ont rien à envier aux monstres de la science-fiction… Nous avons encore tant à découvrir dans les océans ! Des pans entiers, et essentiels, de la vie sous-marine ne sont qu’à peine devinés. Ainsi les virus, d’une si incroyable richesse qu’ils bousculent ce que l’on croyait savoir de la vie elle-même. Et les solutions aux plus grands maux que nous infligeons aux océans sont peut-être en leur sein : les chercheurs découvrent aujourd’hui des bactéries qui dégradent le plastique déversé par millions de tonnes dans les eaux du monde par les activités humaines.

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 13 © Divedog/shutterstock.com MER ET MERVEILLES

L’ESSENTIEL L’AUTEUR

On associe les coraux Ils fonctionnent aux seules mers chaudes différemment de leurs cousins des tropiques. C’est un tort. des mers chaudes : par exemple, ils n’ont On trouve également pas d’algues symbiotiques des récifs coralliens dans qui les nourriraient. les mers tempérées et mêmes ANDRÉ FREIWALD froides où ils prolifèrent Par contre, les deux types est professeur de paléontologie jusqu’à plusieurs milliers de coraux sont menacés par des invertébrés à l’université de mètres de profondeur. le réchauffement climatique. d’Erlangen et coordonne le projet Aces.

Les coraux venus du froid

Contre toute attente, des coraux s’épanouissent dans les profondeurs des mers continentales jusqu’aux latitudes polaires. Ils n’ont rien à envier en termes d’exubérance à leurs cousins des tropiques.

Des colonies blanches et orangées de Lophelia pertusa, avec leurs espèces associées, s’épanouissent dans un récif au large de l’Irlande, à environ 350 mètres de profondeur.

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© Ifremer, IceCTD cruise 2012 biologie que les coraux ne se développent que que biologie que les coraux ne se développent étendue.écologique etleur aujourd’hui importancement à leur mesurer seule oncommence Mais ibérique. péninsule Scandinavie, delaGrande-Bretagne etde la aulargedelacoraux sedéveloppent les naturalistes avaient quedes découvert profonde lesplusfréquents. Etau décrit poissonsabre, sébaste…où passent mollusques, crabes, étoilesnichent de mer… et unchampdetulipesoùse évoque dermes) Guilvinec, ladensité de crinoïdes(deséchino nante. uncanyoncommeceluidu Dans devied’unediversitéun concentré impression forme derécifs oudejardins decoraux abritant de vastesinattendu : forêts animales sous unspectacle expéditionsontrévélé plusieurs passant parleGuilvinec,l’Irlande etl’Islande, côtes jusqu’au large de la Norvège italiennes en Méditerranée. lescanyonsaulargedes Depuis AtlantiqueNord en particulier eten tempérées, en des margesocéaniquesmers lelong zones tropicales, ilssontaussiprésents nesontpasl’apanagedesmassifs coralliens demètres defond ? centaines Norvège en expérience même parplusieurs coralliens multicolores. s’émerveiller delaluxuriancedesrécifs eaux turquoisesdesCaraïbesn’apuque uiconque aeulachancedeplongerdansles Q De fait,onlittoujours De danslesmanuelsde le Dès Car, les décennies : deux onlesaitdepuis POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE Lophelia pertusa xviii e siècle,Karl Linnéavait déjà , l’undescoraux d’eau N° 104/ N° Prêt àtenterPrêt la Août-septembre 2019 xix e siècle,

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15 - - - > MER ET MERVEILLES

> dans les eaux chaudes, peu profondes et bai- intensive a déjà dévasté de vastes portions de gnées de lumière. Selon certains de ces ouvrages, ces dernières. Ainsi, 30 à 50 % des massifs les massifs coralliens se « nourrissent » des coralliens norvégiens, soit 1 500 à 2 000 kilo- nutriments et du plancton présents dans leur mètres carrés, auraient déjà été détruits. Les environnement. Or, les eaux tropicales superfi- chalutiers modernes attrapent le poisson en cielles en sont dépourvues. Rétablissons un peu raclant le fond, un désastre dans un milieu les faits. Les coraux tropicaux compensent ce aussi fragile. Récemment, des mesures de pro- manque grâce aux zooxanthelles, des algues tection partielles, sous la forme de clôtures de photosynthétiques unicellulaires avec lesquelles zones de pêche, ont été mises en place en ils vivent en symbiose. Au contraire, les coraux Australie, en Irlande, en Norvège… des eaux profondes n’hébergent pas d’algues, Malheureusement, le suivi de ces aires marines qui, de toute façon, ne survivraient pas dans protégées après 5 à 10 ans, notamment en l’obscurité des profondeurs. Aussi les biologistes Tasmanie et au large du Royaume Uni, s’il a ont-ils longtemps tenu ces coraux des profon- montré l’efficacité de la protection, a égale- deurs pour des structures exceptionnelles, ment révélé la faible résilience des récifs coral- éparses et incapables de former de grandes liens dont la récupération est particulièrement structures coralliennes. lente dans les zones les plus impactées. De surcroît, la pollution et des incidents AU NORD, C’ÉTAIENT LES CORAUX comme celui du Prestige coulé près de la bar- Ils se trompaient. Les recherches récentes rière de corail de Galice dégradent notable- ont montré que même dans le Grand Nord, des ment ces écosystèmes. L’Ifremer a mis en massifs coralliens profonds se développent évidence une forte concentration de déchets aussi vite que leurs homologues tropicaux. D’où au fond des canyons, notamment à proximité les coraux profonds tirent-ils leurs ressources ? des ports. En conséquence, l’un des principaux Consomment-ils directement zooplancton et objectifs de l’exploration scientifique des mas- crustacés microscopiques ? Comment les sifs coralliens est de les recenser et de surveil- régions profondes qui les abritent peuvent-elles ler leur évolution afin de mieux les protéger. être assez riches en nourriture ? Pour répondre, Pour ce faire, l’Union européenne a lancé les océanographes ont commencé à répertorier De nombreux animaux vivent plusieurs projets scientifiques : ACES, de et analyser les coraux des profondeurs et leur sur les récifs du corail Lophelia, 2000 à 2003, Coralfish entre 2008 et 2012, environnement. La tâche sera longue, car les qui se développe dans les eaux Hermione, de 2009 à 2013, Atlas profondes de l’océan Atlantique marges et les talus continentaux sont à peu près Nord. Ces espèces vivent jusqu’en 2020… Du sud de l’Europe jusqu’en aussi mal connus que les fosses océaniques ! souvent sur les parties mortes Islande, l’objectif est de recenser les coraux, D’ailleurs, l’étendue des massifs qu’ils y ont des récifs, telles les anémones d’établir l’histoire et les particularités écolo- trouvés, leur diversité et celle des espèces qu’ils (a et d) du bassin de Porcupine giques de chaque zone, de cartographier les au large de la Grande-Bretagne, accueillent ont surpris. qui ont été photographiées récifs et les jardins, de caractériser les Aujourd’hui, on réalise que l’extraordinaire par 700 mètres de profondeur. espèces principales et les communautés dynamisme de ces biotopes particuliers les Des octocoralliaires colorés qu’ils renferment, et enfin, de mesurer l’im- rend très sensibles aux activités humaines. colonisent aussi ces zones ; pact des activités humaines. De là, des Alors que les compagnies pétrolières s’inté- ici, Anthothelia grandiflora recommandations documentées pour l’ex- posée sur une éponge jaune b). ressent aux gisements profonds, souvent Lophelia (c) est généralement ploitation durable de ces écosystèmes seront proches des zones coralliennes, la pêche abondant au sommet des récifs. formulées.

a b © IFREMER/caracole 2001 © IFREMER/caracole

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Si les coraux des zones tempérées sont verticalement sur les parois verticales qui for- principalement rencontrés entre 50 et ment des « falaises » dans les canyons. 1 000 mètres de profondeurs (pour des tem- pératures entre 4 et 10 °C), dans les fjords PAR MONTS ET PAR COLLINES norvégiens et face à la côte ouest de la Suède, Sur les monts, les récifs sont parsemés, dans le Skagerrak, des coraux se développent comme le récif de Sula, en Norvège qui s’étend parfois à faible profondeur. On en trouve aussi entre 250 et 310 mètres de profondeur sur plus jusqu’à 4 000 mètres de profondeur. Des bar- de 13 kilomètres de longueur et 400 à rières de corail ceindraient donc toutes les 600 mètres de largeur. Il est constitué de marges continentales. dizaines de massifs coralliens allongés et de Ces observations ont ouvert un débat multiples collines où les massifs sont particu- sémantique sur l’appellation la plus judicieuse lièrement denses et élevés. Les collines concernant ces coraux tempérés. s’élèvent en moyenne à 15 mètres au- Initialement nommés « coraux pro- dessus du fond de la mer et culminent fonds » par opposition aux coraux à 35 mètres. Ces récifs sont surtout tropicaux, ils sont le plus souvent L’EXTRAORDINAIRE constitués des deux principales rebaptisés « coraux froids » espèces formatrices de récif dans l’At- (quoiqu’on les rencontre en lantique Nord et en Méditerranée, les Méditerranée là où la température DYNAMISME coraux Lophelia pertusa et Madrepora atteint plus de 14 °C), suite à la occulata. Quoiqu’on les ait observés découverte de récifs beaucoup plus systématiquement ensemble du golfe superficiels comme celui situé à seu- DES RÉCIFS de Gascogne à l’Islande, Madrepora lement 35 mètres de profondeur au occulata est plus fréquent dans les eaux large de Tjärno en Suède. chaudes des canyons de Méditerranée, Les zones coralliennes CORALLIENS tandis que Lophelia pertusa gagne en consistent en des structures grouil- importance en remontant vers l’Is- lant de vie, où se concentre une bio- LES REND lande. En Norvège, Lophelia pertusa est masse considérable, séparées par seul dans nombre de récifs. des zones désertes où la faune de Ces deux espèces peuvent montrer grande taille est rare. Ce contraste TRÈS SENSIBLES des couleurs diverses, de l’orange vif est confirmé tant par les échantil- au brun en passant par des tons de rose lons prélevés par les stations de très soutenus ou du blanc, la couleur mesure immergées que par les pho- AUX ACTIVITÉS dominante dans les récifs nordiques et tographies prises par les robots et notamment en Norvège. Les diffé- par les sous-marins. Entre les mas- HUMAINES rentes couleurs coexistant dans de sifs coralliens, c’est à peine si l’on nombreuses zones, on s’interroge aperçoit de temps en temps une encore sur leur origine : des facteurs éponge, une holothurie (concombre environnementaux ou génétiques, les de mer) ou encore un gros poisson. Cette hété- lignées bactériennes associées à chaque colo- rogénéité de la distribution est relativement nie… Au cœur du récif, le corail est arborescent commune aux récifs et aux « jardins » de coraux, et forme un réseau dense atteignant parfois ainsi qu’aux zones ou les coraux sont distribués plusieurs mètres de diamètre, surtout dans les >

c d © JAGO TEAM, TEAM, Seewiesen © JAGO

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 17 MER ET MERVEILLES

Les coraux des mers profondes vivent dans un pays de cocagne, où abonde le zooplancton dont ils se nourrissent. Le corail Lophelia (ci-dessous) est parfois entouré d’autres espèces de corail, par exemple de Madrepora (ci-contre), comme ici dans le bassin de Rockall par 820 mètres de fond.

> hautes latitudes. Plus au Sud, dans le golfe de Généralement blanc, Lophelia pertusa constitue Gascogne et les canyons de Méditerranée ou l’essentiel de la structure du massif. Cette pre- les monts sous-marins entre Gibraltar et les mière zone n’abrite que quelques éponges et Açores, les colonies, plus modestes, atteignent quelques coquillages, car Lophelia pertusa, pour rarement plus de 30 à 50 centimètres. éviter d’être colonisé par d’autres espèces coral- liennes ou par des prédateurs de coraux, fabrique LE VER ASSOCIÉ un mucus. À part certains bivalves, quelques gas- Les deux espèces coralliennes sont asso- téropodes et quelques octocoralliaires (des ciées en permanence avec Eunice norvegica, un coraux à huit tentacules) colorés, les prédateurs ver polychète prédateur, de 25 cen- potentiels sont « calcifiés » par le mucus. timètres de longueur, vivant à l’inté- Les éponges et les autres organismes qui rieur des colonies où il construit absorbent le calcaire structurent égale- lui-même des tubes, ce qui renfor- LES DEUX ESPÈCES ment le massif corallien, y créant cre- cerait la structure générale. En vasses et autres niches de vie. contrepartie, le ver profite d’un La variété des espèces est maximale apport de nourriture facilité. Cette CORALLIENNES dans la deuxième zone de vie, épaisse de symbiose est essentielle à la stabilité plusieurs mètres. Cette zone est consti- du massif. Des sébastes sont sou- tuée des squelettes calcaires des poly- vent observés, statiques, à côté SONT ASSOCIÉES piers morts ; elle offre d’innombrables d’une colonie au pied de laquelle ces cavités. Lophelia pertusa colonise égale- poissons semblent parfois monter la EN PERMANENCE ment cette zone, mais elle « pousse » garde. Lorsque l’on s’éloigne des mal sur les parois souvent verticales. En récifs, on trouve de nouveaux habi- revanche, les invertébrés y prolifèrent : tants comme de grandes éponges, AVEC EUNICE des anémones de mer aux vives cou- des crustacés ou des coraux qui ne leurs, des bivalves et des gastéropodes, forment pas de récifs, mais dont la des seiches et quelques espèces de forte densité crée parfois des « jar- NORVEGICA, UN VER coraux qui ne forment pas de colonies. dins » dont la structure offre des Sur les surplombs, de grands bivalves du fonctions similaires à celles des POLYCHÈTE genre Acesta se nourrissent de plancton. récifs : coraux noirs, gorgonaires, Les crustacés, étoiles de mer et autres hydraires, « plumes de mer »… oursins, qui se déplacent, jouent aussi Sur le récif de Sula que nous avons PRÉDATEUR un rôle important dans cet écosystème. étudié en détail, la vie s’organise en Par endroits, on note la présence de cinq « zones de vie » caractérisées par Lophelia pertusa vivant. des faunes différentes. La première Plus bas, dans la troisième zone de est l’imposante couche qui recouvre sur environ vie, de la vase, du sable et des restes de sque- 1,5 mètre d’épaisseur le sommet et la partie supé- lettes animaux se sont déposés dans la char- rieure des flancs des collines. Cette zone est sur- pente du massif. Dans cette zone, vieille de tout colonisée par Lophelia pertusa et, de façon plusieurs milliers d’années, des murs verticaux

marginale, par deux autres espèces de corail. se dressent parfois sur 15 mètres de hauteur. 2001 IFREMER/caracole Freiwald André 2001, © © IFREMER/caracole

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Les grandes éponges et les octocoralliaires, leurs formes variées. Un peu plus au sud se parsemés de quelques petits coraux branchus, dressent les monts Hovland, larges de 1 à dominent le paysage. 5 kilomètres et hauts de 150 mètres. En outre, Située sur la pente douce des derniers mètres leurs fondements sont enfouis sous les sédi- du massif, la quatrième zone de vie est un éboulis ments, probablement sur une centaine de de débris coralliens. On y rencontre les grands mètres. Ces monts sont très riches en coraux crustacés et les échiuriens, des vers pourvus branchus. Enfin, la troisième région corallienne d’une longue trompe contractile. Enfin, la partie du bassin de Porcupine se trouve à bonne dis- inférieure de cet éboulis, cinquième zone de vie, tance vers le sud-est, sur le talus continental est surtout colonisée par les éponges. irlandais. Ces monts, nommés Belgica, parfois Au large de l’Irlande, les coraux du bassin isolés, parfois groupés, forment des cônes de de Porcupine sont différents. On y trouve les 150 mètres de hauteur, flanqués de structures mêmes espèces coralliennes que sur la crête de allongées souvent ensevelies dans les sédi- Sula, mais elles vivent entre 600 et 900 mètres ments de la marge continentale ; leurs parois de profondeur sur les bords d’une dépression escarpées du côté de la fosse océanique sont proche du talus continental. Dans les recouvertes de coraux. années 1990, les océanographes ont découvert ces immenses massifs de coraux qu’ils se DES COURANTS VITAUX concentrent sur de curieux monticules, nom- Durant l’été 2001, lors de la campagne més monts carbonatés et révélés par l’équipe Caracole, Karine Olu, de l’Ifremer, à Brest, a de Jean-Pierre Heniet, de l’université de Gand, cartographié plusieurs monts du bassin de dans le cadre du projet européen Geomound. Porcupine et du bassin de Rockall, situé plus Certains monts sont noyés sous les sédiments, au Nord. Grâce au robot sous-marin Victor d’autres en émergent nettement. embarqué sur l’Atalante, l’équipe a cartographié Le bassin de Porcupine comprend trois des massifs coralliens à un mètre près, enregis- zones de monts d’apparences variées, sur les- tré la vie du fond en vidéo et prélevé des échan- quels poussent les coraux. Les monts de tillons. L’écosystème se distingue de plusieurs Magellan, les plus au nord, sont recouverts de façons de celui des coraux norvégiens. Les sédiments, à l’exception de quelques collines coraux forment ici des massifs moins impo- qui dépassent. Certains atteignent 90 mètres sants, mais beaucoup plus étendus. Ils com- de hauteur. Par rapport aux deux autres régions prennent une plus grande diversité de coraux coralliennes du bassin de Porcupine, les monts constructeurs. En outre, Aphrocallistes, une de Magellan se distinguent par leur taille et par éponge étonnante en forme d’entonnoir, >

DES CORAUX EN SYNERGIE

Lors du projet européen de ces coraux serait-elle de la Méditerranée, tandis Coralfish, initié en 2012, donc dépendante des qu’un scénario beaucoup plusieurs expéditions changements climatiques ? plus complexe s’impose Ifremer ont exploré Pour vérifier cette pour la seconde des récifs de coraux d’eau hypothèse, des analyses (Madrepora oculata). froide dans le golfe de génétiques, initiées dans Les résultats confirment Gascogne, en mer Celtique ce premier projet, ont été ainsi l’influence des et en mer d’Islande. finalisées dans le cadre changements climatiques Elles ont révélé la présence du projet européen Atlas passés sur ces deux espèces systématique et (2016-2020) : il s’est agi majeures constructrices l’importance de l’espèce d’étudier la distribution de récifs dans nos zones Madrepora oculata aux et la diversité génétique tempérées. Ils soulignent côtés de Lophelia pertusa actuelles de ces deux également la nécessité de que l’on croyait très espèces coralliennes depuis dissocier les processus de majoritaire. En fait, les deux la Méditerranée jusqu’à dispersion contemporains espèces forment des récifs l’Islande. Étonnamment, ces de l’histoire évolutive mixtes le long de la plupart deux espèces cosmopolites des espèces, afin des côtes européennes. La n’ont pas le même profil de mieux comprendre structure complexe mise au de distribution. Ainsi, la et prédire l’influence jour à la base de ces récifs recolonisation postglaciaire des changements Le robot sous-marin téléguidé Victor (en haut) indique, au moins dans de l’un (Lophelia pertusa) environnementaux passés de l’Ifremer, a exploré les coraux d’eau l’Atlantique, la succession semble avoir été soutenue et futurs sur la distribution profonde des bancs de Porcupine et de Rockall. de cycles d’extinction et par une dispersion larvaire des récifs, leur dynamique Ce mont (ci-dessus), dans le bassin de Porcupine, de recolonisation au gré importante véhiculée et leur connectivité. aurait deux millions d’années. Ce profil a été des périodes chaudes par les masses d’eaux et obtenu par des mesures sismiques et froides des périodes les courants principaux SOPHIE ARNAUD-HAOND, glaciaires. La distribution depuis une source proche IFREMER © André Freiwald IFREMER/caracole 2001 IFREMER/caracole Freiwald André ©

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> contribue de façon notable à la formation de la structure. On remarque aussi de nombreux échinodermes (oursins, étoiles de mer, cri- noïdes…) et autres anémones bigarrées. Malgré ces différences, les deux massifs coralliens se ressemblent par la force des cou- rants, dont la vitesse atteint, par endroits, 40 centimètres par seconde. Des vitesses com- parables se rencontrent dans d’autres massifs coralliens. Ces courants y sont-ils indispensables à la vie ? Nous sommes plusieurs à le penser. La croissance des coraux est continue, ce qui néces- site d’importants apports de plancton que seul un courant fort peut apporter. Ainsi, au prin- temps, pendant et après l’efflorescence du planc- ton, on observe une forte croissance du corail. TENTACULES ET CRUSTACÉS En 1997, à Sula, grâce à une caméra spé- ciale, nous avons observé, à deux centimètres de distance, comment les polypes attrapent de petits crustacés avec leurs tentacules, puis les ingèrent. Depuis, nous avons identifié toute Des crinoïdes vivent à quelque glaciation. Les estimations de la vitesse de une série de petits animalcules susceptibles 800 mètres de profondeur croissance et la datation radio-isotopique d’être consommés par le corail. sur l’un des tertres coralliens montrent que des bancs de coraux s’y for- du bassin de Rockall. Dans chacun des massifs étudiés, nous avons mèrent il y a 8 000 ans, soit 4 000 ans après le constaté que les coraux vivent dans un intervalle retrait des derniers glaciers. Des icebergs de profondeur réduit. Ainsi, tandis que certains géants auraient creusé des sillons d’une cen- bancs norvégiens commencent vers 100 mètres taine de mètres de largeur et d’une dizaine de de profondeur, ils s’étendent jusqu’à 200 voire mètres de profondeur. Les traces de ces sillons 300 mètres. Au large de l’Écosse et de l’Irlande, creusés par la « charrue glaciaire » sont visibles les coraux apparaissent vers 500 ou 600 mètres sur les enregistrements sonar. et se développent jusqu’à 1 000 mètres de profon- Les icebergs convoyaient aussi de gros deur. On connaît même des massifs plus pro- rochers qui se déposèrent sur le fond après la fonds. Apparemment, les colonies de polypiers fonte, constituant autant de surfaces d’ancrage ne se forment que si certaines conditions sont pour les coraux. Le massif de Sula, dont on réunies. Pour les connaître, nous avons comparé connaît bien l’histoire, a servi de modèle de la température, la salinité et la concentration en formation de massifs coralliens dans les mers oxygène des eaux environnantes. Les coraux profondes. Les monts du bassin de Porcupine profonds ont besoin d’une température de 4 à ont une origine encore plus reculée. Les gla- 12 °C et d’une salinité élevée. Les eaux salines ciers qui, à plusieurs reprises, se sont avancés contiennent en effet beaucoup de calcaire dis- au large des îles Britanniques ne les ont jamais sous, que les coraux utilisent pour construire atteints. D’après les mesures sismiques, les leur squelette. En outre, ils se développent dans premières formations coralières auraient entre les zones de fort courant, où se forment aussi 1,8 et 2,2 millions d’années. des ondes de marée (créées par des phéno- mènes de résonance à proximité des talus conti- NOURRIS AU PÉTROLE nentaux escarpés) qui concentrent les Quelles ont été les ressources de ces nutriments et le plancton. coraux, au tout début ? On sait que les hydro- Quand l’histoire de ces coraux profonds carbures, qui suintent des sources sous- a-t-elle commencé ? Ils existent au moins marines de pétrole, et les nutriments libérés depuis 240 millions d’années. Découverts dans par les sources hydrothermales entretiennent la péninsule antarctique, les Lophelia fossiles des communautés florissantes, les unes sur les les plus anciens datent d’environ 50 millions marges continentales, les autres le long des d’années. Des fossiles provenant du bassin de dorsales océaniques. Au sein de tels écosys- Porcupine dateraient d’environ 350 000 ans. tèmes, les hydrocarbures, le méthane et les Leur origine à cette époque pourrait s’expli- sulfures sont consommés par les micro-orga- quer par la fermeture de l’isthme de Panama nismes et constituent la base de la chaîne ali- conduisant à l’apparition du Gulf Stream. Sur mentaire. Dans la région de Sula, du méthane la crête de Sula, les premières larves de coraux sort du fond. Il est possible que certains coraux semblent s’être fixées dans les sillons laissés profonds bâtisseurs de récifs fassent toujours

par le retrait des glaciers à la fin de la dernière partie de telles chaînes alimentaires. © André Freiwald

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Toutefois, les connaissances acquises sur montrent que jamais les coraux profonds n’ont l’habitat des coraux, toujours situé dans des été asséchés, même pendant les périodes les zones à forts courants qui non seulement plus froides (dites « périodes glaciaires »), évite l’ensevelissement sous les apports sédi- quand le niveau de la mer était inférieur de mentaires, mais permet également un apport 120 mètres à son niveau actuel, comme c’était massif en particules ont conduit à penser que le cas il y a plus de 12 000 ans. les coraux profonds tirent l’essentiel de leur Ainsi, l’observation des récifs du nord de nourriture du plancton de surface qui sédi- l’Atlantique avait conduit les chercheurs à mente. Quelques études isotopiques favo- l’hypothèse d’une stase durant la dernière risent aussi l’hypothèse d’un apport période glaciaire suivie d’une recolonisation. nutritionnel reposant principalement sur les Ils avaient observé que les profondeurs de pré- apports de particules depuis la surface, davan- dilection des coraux dans ces zones du nord de tage que celle de la chimiosynthèse. l’Atlantique coïncidaient avec celle de la « veine d’eau méditerranéenne ». COURANTS ALTERNATIFS Ce courant, comme son nom l’indique ori- L’analyse de carottes sédimentaires a montré ginaire de Méditerranée, longe le golfe de Cadiz que des phases de croissance corallienne intense puis le golfe de Gascogne jusqu’à rejoindre les ont alterné avec des périodes d’apport sédimen- hautes latitudes. Son accélération à la fin de la BIBLIOGRAPHIE taire, ce qui produit des strates alternées. Ces dernière période glaciaire pourrait effective- phases sont liées à l’état des courants pendant ment coïncider avec la période de recolonisa- J. BOAVIDA ET AL., Out of the Mediterranean? Post-glacial les périodes correspondantes : lorsqu’ils étaient tion des récifs coralliens par des populations colonization pathways varied intenses, peu de sédiments se sont déposés et la refuges issues de latitudes moins élevée. among cold-water coral species, croissance corallienne a été importante. Lors des L’analyse de la diversité génétique des coraux Journal of Biogeography, périodes plus calmes, les sédiments s’accumu- de Méditerranée et de l’Atlantique, conduite à vol. 46(5), pp. 915-931, 2019. lèrent, ensevelissant les coraux et les détruisant. Ifremer, a récemment corroboré cette hypo- L. MENOT ET AL., The ecological D’après les premières datations, les phases riches thèse (voir l’encadré page 19). role of patchy cold-water coral en coraux se situent dans les périodes chaudes, Ainsi, les coraux des mers froides n’ont rien habitats: does coral density influence local biodiversity et les phases de sédimentation pendant les gla- à envier à leurs cousins des tropiques en termes in submarine canyons of the bay ciations. Ces couches alternées représentent une de richesse, de surprises et d’exubérance. of Biscay? DSBS 2018, nouvelle forme d’archives climatiques. Elles Alors, à vos équipements de plongée ! Monterey (Californie).

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POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 21 MER ET MERVEILLES

L’ESSENTIEL L’AUTEURE

Les sources hydrothermales métaux, et s’enrichit en résultent d’infiltrations à composés porteurs d’énergie, travers les fractures de la tel le sulfure d’hydrogène. roche d’eau de mer, qui se réchauffe et se transforme en Des bactéries qui utilisent profondeur avant de remonter. ces composés forment le premier maillon NADINE LE BRIS Lors de son passage dans d’écosystèmes foisonnants travaille au laboratoire d’Écogéochimie la roche, l’eau dissout divers autour des sources des environnements benthiques éléments, par exemple des hydrothermales. (UPMC-CNRS) de l’université Pierre-et-Marie-Curie et du CNRS, à Banyuls-sur-Mer.

Des roses tapies au fond des mers

Les sites hydrothermaux, dont le premier fut nommé « Jardin de roses » tant la vie qui s’y déployait surprit, sont des havres pour une multitude d’organismes. Ces habitants des profondeurs prospèrent grâce à une chimie du vivant inédite. © Universal History Archive / GettyImages Archive History © Universal

22 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 

Un fumeur noir, au large des îles Galápagos, dans le Pacifique. Contre toute attente la vie y abonde.

En 1977, on n’a observé que des sources de fluide tiède, nommées sources diffuses, dont la température n’excède pas 30 °C, et qui s’échappent de crevasses entre des lobes de lave refroidie ; avant de sortir, les fluides chauds y sont dilués par l’eau de mer froide (2 °C) qui circule dans le réseau de fractures du basalte. Deux ans plus tard, en 1979, on découvrait les fumeurs noirs, des « cheminées » dont le conduit central ardin de roses (Rose Garden), c’est ainsi qu’on laisse échapper des fluides hydrothermaux à plus aJ nommé la première source hydrothermale de 300 °C (voir ci-contre). Là encore, la vie foi- découverte. C’était en 1977, à 2 500 mètres de sonnait, que ce soit à l’intérieur des parois profondeur, au large des îles Galápagos, sur la poreuses des cheminées ou sur leurs flancs. dorsale Est-Pacifique, où la remontée du magma L’énergie utilisée par ces communautés est aussi engendre la croûte océanique. Ces sources d’eau d’origine chimique et elle abonde dans les réchauffée dans les entrailles terrestres confir- fumeurs noirs. maient que la lithosphère et l’océan échangent Cependant, il ne suffit pas que l’énergie de la chaleur. Cette observation constituait le soit disponible, encore faut-il pouvoir l’ex- but de l’expédition, mais celle-ci a tout de même ploiter, parfois dans des conditions de tempé- réservé une surprise de taille : les sources héber- rature et de toxicité particulièrement geaient une vie foisonnante (bivalves, crustacés, stressantes. Pour tirer profit d’un environne- vers…), dont le gigantisme, pour certains, et ment aussi réactif et instable, quelles straté- l’abondance étaient totalement inattendus dans gies adoptent ces espèces ? les abysses. Le nom traduit cette effervescence. Les sources hydrothermales ressemblent à On ne s’attendait pas à trouver de la vie dans des réacteurs chimiques où se rencontrent du cet environnement extrême, et trop éloigné de fluide hydrothermal et de l’eau de mer, deux la surface de l’océan pour autoriser la photosyn- liquides dont les compositions sont notablement thèse ; les organismes utilisent d’ailleurs une différentes. Les organismes tirent profit des autre source d’énergie, d’origine chimique. déséquilibres qui en résultent. Le fluide >

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 23 MER ET MERVEILLES

hydrothermal est notamment riche en sulfure > – d’hydrogène (H2S ou HS ), absent dans l’eau de Le ver Alvinella Pompejana métaux (fer, manganèse, zinc, cuivre et, en quan- mer où le soufre est présent uniquement sous sa (ci-dessus) survit sur les flancs des tités moindres, cadmium, plomb, mercure, arse- forme la plus oxydée, le sulfate (SO 2–). L’eau de fumeurs noirs, au plus près des nic, or et argent), dans des proportions variables 4 émanations, en construisant des mer contient en effet de nombreux composés, tubes protecteurs (à droite, indiqués selon son degré d’acidité et la nature des roches. – comme l’oxygène et le nitrate (NO3 ), capables par des flèches). Au sein du tube La composition des fluides hydrothermaux varie d’échanger des électrons avec le sulfure, qui se règne un microenvironnement donc d’une source à une autre. transforme alors en sulfate. interne moins hostile. Des bactéries À l’instar du sulfure, nombre de métaux des Cette dernière réaction est favorisée lorsque sulfo-oxydantes (les filaments fluides réagissent avec les composés oxydants de blancs sur la photographie du le sulfure du fluide hydrothermal jaillit du sol et médaillon) y prospèrent sur le dos l’eau de mer, offrant aux communautés micro- entre en contact avec l’eau de mer. Elle libère d’Alvinella pompejana. Les vers biennes une grande diversité de sources d’éner- une quantité importante d’énergie, que les Riftia Pachyptila (les tubes rouges et gie, dès lors qu’elles sont capables de concurrencer microorganismes exploitent. Certaines bacté- blancs) atteignant deux mètres de les réactions chimiques spontanées. Des écosys- longueur colonisent quant à eux ries, dites sulfo-oxydantes, catalysent cette réac- les sources diffuses (page ci-contre). tèmes variés se mettent alors en place autour des tion, détournant à leur profit les électrons Ils vivent en symbiose avec des sources. Des colonies de microbes et d’animaux échangés et l’énergie libérée pour synthétiser bactéries sulfo-oxydantes. marins s’y distribuent, selon leur tolérance aux des molécules d’ATP (adénosine triphosphate), températures élevées et leur capacité à exploiter vectrices de l’énergie au sein des cellules. Grâce les ressources disponibles. Ainsi, entre les fluides à cette énergie, d’autres microorganismes, dits brûlants des fumeurs noirs et ceux plus tièdes des chimio-autotrophes, fabriquent des biomolé- sources diffuses se décline toute une gamme cules à partir des composés inorganiques dis- d’habitats et de communautés. sous dans l’eau de mer, comme le dioxyde de

carbone (CO2). Ils fournissent ainsi une res- L’ENFER DES FUMEURS NOIRS source abondante à tout l’écosystème. Aucun organisme ne tolère le contact direct Comment expliquer la composition des avec les fluides des fumeurs noirs, dont la tem- fluides hydrothermaux ? Ceux-ci sont issus d’une pérature atteint 410 °C. Cependant, leur voisi- transformation progressive de l’eau de mer (riche nage est un peu moins hostile, grâce aux métaux

en sulfates), qui s’infiltre dans les fractures de la dissous transportés par le fluide : ceux-ci se WHOI, Ifremer/MESCAL at Program Colloquium and Morss InterRidge from ; Funding croûte océanique et réagit au contact des roches solidifient au contact de l’eau de mer froide, à haute température et forte pression – dans ces isolant le fluide chaud par une paroi minérale. conditions, les sulfates captent des protons H+ de Les sulfures de cuivre, de fer et de zinc consti- leur environnement et arrachent des électrons tuent ainsi des conduits de cheminée. Le fluide aux métaux des roches pour former des sul- chaud qui s’en échappe au sommet forme un fures –, avant de remonter vers la surface. En panache sombre chargé de particules de ces parallèle, le fluide s’acidifie et s’enrichit en com- mêmes sulfures métalliques. La fraction la plus

posés volatils issus du magma, comme le CO2 et fine, composée de nanoparticules, serait trans- parfois le dioxyde de soufre. De nombreux élé- portée sur de grandes distances. Plus encore, ments incorporés dans les roches de la croûte Joseph Resing, de l’université de Washington, océanique sont dissous par le fluide acide. et ses collègues, ont récemment montré que le

Celui-ci emporte ainsi du silicium et de multiples fer, mais aussi le manganèse et l’aluminium, and S.A. Soule (WHOI), 2010 Joyce, © S. Beaulieu, K.

24 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Des roses tapies au fond des mers

résistants aux fortes températures. Le record est détenu par l’archébactérie Pyrolobus fumarii, iso- lée dans une cheminée sur la dorsale Atlantique : elle supporte une température d’environ 120 °C. Au-delà, aucun organisme ne semble résister, de sorte que la zone de la cheminée la plus proche du fluide est dépourvue de vie voir( la figure ci- dessous). À partir de ce seuil de température, et jusqu’à la face externe, la paroi minérale abrite une succession de communautés microbiennes réparties selon leur tolérance thermique et de leurs besoins énergétiques. UN HÉRITAGE LOINTAIN La diffusion de molécules dans les parois poreuses conditionne les sources d’énergie dis- ponibles. La plupart des composés oxydants, tels l’oxygène, les nitrates et les sulfates, pro- viennent de l’eau de mer ; depuis l’extérieur, ils migrent au travers de la paroi où ils sont pro- gressivement consommés. Aux plus hautes tem- pératures, vers l’intérieur de la cheminée, seul

reste du CO2 apporté par le fluide. Les archées sont transportés sous forme dissoute sur de hyperthermophiles dites méthanogènes le longues distances et profitent donc à des orga- convertissent en méthane (CH ) en utilisant de 4 nismes plus éloignés. l’hydrogène ; ce sont les seuls organismes à ne Les cheminées hydrothermales atteignent dépendre que du fluide hydrothermal. Leur 10 à 20 mètres de hauteur et plusieurs mètres de métabolisme pourrait être hérité des plus diamètre. Dans ces assemblages de conduits et anciennes formes de vie, apparues lorsque les de roches poreuses qui séparent l’eau de mer et océans étaient dépourvus d’oxygène. Certains le fluide, la température et les conditions voient même dans les conditions régnant près chimiques varient fortement. Dépassant le plus des sources hydrothermales, celles qui ont favo- souvent 300 °C au contact du fluide, la tempé- risé la naissance de la vie. rature de la roche n’est plus que de quelques Le gradient de température à l’intérieur des degrés ou dizaines de degrés du côté opposé. parois minérales est relativement stable. À C’est à l’intérieur des parois de ces cheminées l’inverse, la région du mélange entre le fluide qu’ont été découverts les organismes les plus et l’eau de mer est une zone turbulente, où les conditions chimiques et la température fluc- tuent. La proximité immédiate de ces panaches, bien que riche en énergie, constitue donc un Eau de mer (2°C) environnement a priori défavorable à la vie. Quelques organismes réussissent tout de – 2– – O2, NO3 , SO4 , HCO3 même à prospérer au plus près des sorties de fluides de haute température. C’est le cas d’Alvi- nella pompejana, un ver annélide qui s’installe sur les flancs des fumeurs, où il construit un tube dans lequel il s’abrite (voir la figure page ci-contre). Celui-ci, constitué de protéines exceptionnelle- ment résistantes, le protège. Grâce à des électrodes miniatures, on a mon- Fluide tré que le milieu interne du tube comprend sur- hydrothermal tout de l’eau de mer. L’hypothèse la plus probable (350 °C) est que l’hôte le ventile (par des ondulations de — Paroi minérale son corps et en rentrant et sortant rapidement HS , H2S, H2 la partie supérieure de celui-ci) pour y maintenir CO2, CH4 une température tolérable. Ce faisant, il favorise Cu, Zn, Fe, Mn le développement de bactéries sulfo-oxydantes, 120 °C Habitat microbien 2°C dont les filaments couvrent son dos. Alvinella pompejana est donc armé pour l’envi- Les parois minérales des fumeurs noirs sont poreuses, de sorte que les espèces chimiques ronnement extrême des parois des fumeurs noirs, des fluides hydrothermaux et de l’eau de mer diffusent à l’intérieur(flèches pointillées orange où les quantités élevées de sulfure d’hydrogène,

© Takai JANSTEC © Takai et bleues). Elles alimentent une riche vie microbienne, capable de survivre jusqu’à 120 °C. de CO2 et de métaux toxiques (cuivre, cadmium, >

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 25 MER ET MERVEILLES

> plomb…) ainsi que les radicaux libres (des molé- cules très instables et très réactives) formés lors de l’oxydation du fer et du sulfure accompagnent d’importantes fluctuations de température. La croissance rapide de son tube, indispensable pro- tection contre ces fluides agressifs, contrebalance l’épaississement des parois de la cheminée, qui emprisonne progressivement la base du tube. UNE ESPÈCE INGÉNIEUR Cette pionnière est aussi une espèce « ingé- nieur » : ses colonies denses forment peu à peu une sorte de « revêtement isolant » sur les parois des fumeurs noirs. Les conditions beau- coup plus stables et moins toxiques qui en résultent autoriseraient l’installation d’autres espèces animales sur ces parois. Hors des zones les plus chaudes, privilé- giées par Alvinella pompejana, s’échappent par- fois des fluides dilués par l’eau de mer lors de leur passage au travers du réseau de fissures et Le site de Lost City (la cité perdue) d’un milieu particulièrement riche en ces deux de roches poreuses, et qui ont des températures sur la dorsale Atlantique doit son éléments. Ainsi le ver Riftia pachyptila, comme plus compatibles avec la vie. Parfois situées à la nom à la quasi-absence d’animaux les autres espèces du genre sibloglinidé, abrite chimiosynthétiques qui prospèrent base ou sur les flancs des cheminées, ces émis- sur les autres sources des populations de bactéries sulfo-oxydantes sions de basse température se rencontrent aussi hydrothermales. Les fluides sont dans son trophosome, un organe interne situé sur le plancher de laves basaltiques (ce sont les pourtant aussi riches en hydrogène, dans la partie blanche de son « tube ». En sources diffuses déjà évoquées). Bien que très en méthane et, dans une moindre retour, l’ en dépend totalement : elles mesure, en sulfures, mais ils se dilués, ces fluides restent enrichis en sulfure et distinguent par leur pH : 10 à transforment le sulfure d’hydrogène et le favorisent le développement d’assemblages Lost City contre 2 à 6 ailleurs. dioxyde de carbone en composés essentiels. denses et prolifiques d’invertébrés et de bacté- En conséquence, ils ne dissolvent L’efficacité de ces symbioses est révélée par ries chimio-autotrophes. pas les métaux lors de leur passage les taux de croissance exceptionnels des indi- On peut comparer l’environnement fluc- dans les roches du plancher vidus – presque un mètre par an – et de leurs océanique. Les fumeurs noirs sont tuant des sources diffuses à celui de la zone alors remplacés par des édifices populations. La concentration intracorporelle intertidale (la partie du littoral alternative- blancs de carbonates de calcium en sulfure du fluide interne deRiftia pachyptila ment dévoilée et recouverte par la marée). et de magnésium. peut atteindre plusieurs dizaines de milli- Cette comparaison est d’autant plus perti- grammes par litre, bien au-delà de sa teneur nente que la marée influe aussi sur les carac- maximale dans l’environnement et des seuils téristiques de l’environnement hydrothermal, de tolérance de la plupart des animaux ; il y à plus de 2000 mètres sous la surface. En effet, résiste notamment en « sélectionnant » ses elle crée des courants de fond, auxquels se formes les moins toxiques et en fixant le sul- superposent les turbulences du mélange entre fure sur son hémoglobine pour le transporter l’eau de mer et le fluide, de sorte qu’en un jusqu’aux bactéries. Sa capacité à fixer le sul- point donné, la température peut varier de fure et l’oxygène explique vraisemblablement plusieurs degrés en quelques heures, voire son taux de croissance record. minutes. Ces fluctuations de la température L’assimilation du sulfure dépend cepen- s’accompagnent d’une alternance entre phases dant de sa forme chimique dans l’environne- riches en oxygène et phases riches en sulfure, ment immédiat de la branchie de l’animal. Seul due aux variations des courants. Cet environ- le sulfure d’hydrogène passe la membrane nement est favorable aux symbioses chimio- branchiale. Or cette propriété peut être « neu- synthétiques, où les partenaires profitent tralisée » par le fer du fluide, qui a une forte mutuellement de leurs capacités à utiliser les affinité pour le sulfure, avec lequel il s’associe ressources disponibles. pour former des complexes bloqués par la Comme tous les animaux multicellulaires, membrane. En outre, le fer accélère l’oxyda- les espèces endémiques des sources hydrother- tion spontanée du sulfure, le rendant inexploi- males maintiennent constants leurs para- table pour les organismes vivants. mètres physicochimiques en dépit des Se pose aussi le problème de la toxicité. Des variations du milieu externe. En outre, certains deux formes acide et basique du sulfure d’hy- – invertébrés hydrothermaux absorbent l’oxy- drogène (H2S et HS ), H2S est la plus toxique gène et le sulfure de leur environnement, qu’ils du fait de sa capacité à diffuser au travers des concentrent en les fixant sur leur hémoglobine membranes biologiques et à inhiber le fonc- pour les transporter vers différents organes ; ils tionnement cellulaire. HS– prédomine dans Ifremer/EXOMAR

font alors bénéficier leurs bactéries symbiotes l’eau de mer faiblement alcaline, mais l’acidité ©

26 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Des roses tapies au fond des mers

du fluide hydrothermal, même en petite quan- celles du manteau terrestre : situées sous la tité, augmente notablement la proportion de croûte, elles sont le plus souvent loin de la sur- sulfure toxique H2S aux alentours des sources. face et inaccessibles aux fluides, mais parfois, Certaines espèces, tel Riftia pachyptila, déplacées par des forces tectoniques, elles s’en semblent éviter par des adaptations biochi- rapprochent, allant jusqu’à affleurer sur les miques la diffusion d’H2S à l’intérieur de leur fonds marins. Très réactives, les roches du man- branchie, alors que la forme moins toxique HS– teau s’altèrent au contact de l’eau. Ce phéno- est assimilée. D’autres organismes, tels les mène, nommé serpentinisation, produit de bivalves du genre Bathymodiolus, sont protégés l’hydrogène en grande quantité, qui réa- par des bactéries symbiotes qui consomment git lui-même spontanément à haute le sulfure directement dans leur branchie. température et haute pression

En plus d’être extrêmes, les environne- avec le CO2 pour former du ments hydrothermaux sont soumis à de vio- méthane. Ces deux compo- lentes perturbations naturelles. Les plus Les sites sés constituent des spectaculaires sont les éruptions volcaniques sources d’énergie alter- majeures, qui couvrent de lave un grand hydrothermaux natives au sulfure pour nombre de sites et suppriment toute trace de les communautés vie. Après ces épisodes, la vie se réinstalle vite recèlent des chimiosynthétiques autour des sources, selon une séquence de peuplant les sources recolonisation qui dure quelques années. réserves hydrothermales. POMPÉI SOUS LES MERS potentielles MÉTHANE Les tapis microbiens réapparaissent en pre- ET SULFURE mier. En moins d’un an, ils sont rejoints par des d’hydrogène AU MENU espèces pionnières telle Tevnia jerichonana, un Sur le site Rainbow, au ver apparenté à Riftia pachyptila. La suite est sud des Açores, où les fluides plus variable : ces espèces prospèrent ou laissent sont très concentrés en fer et les la place à d’autres qui deviennent à leur tour sulfures libres quasi absents de l’en- dominantes, mais les populations déclinent vironnement, le méthane constitue par parfois et s’éteignent. La recolonisation s’ac- exemple la source d’énergie principale de la compagne de changements rapides dans la moule Bathymodiolus azoricus. Celle-ci est composition des fluides, et donc dans les aussi associée à des bactéries sulfo-oxy- formes d’énergie disponibles, ainsi que dans les dantes, et cette double symbiose lui permet contraintes de température et de toxicité. Le de proliférer sur de nombreux sites de la dor- rôle de ces changements sur les successions sale Atlantique, aux teneurs variables en observées reste l’une des grandes questions méthane et en sulfure. actuelles ; en particulier, les conditions qui favo- Outre Rainbow, plusieurs sites hydrother- risent une espèce symbiotique plutôt qu’une maux sont situés sur des roches serpentini- autre sont débattues, faute de bien connaître sées : Logatchev, Ashadze… Ce dernier, les besoins physiologiques des différentes découvert en 2007 par une équipe franco- espèces et de leurs bactéries symbiotes. russe, est le plus profond, à 4 000 mètres sous Des événements moins violents que les BIBLIOGRAPHIE la surface. Sur les dorsales océaniques au vol- éruptions volcaniques conduisent aussi à canisme peu actif, qualifiées de lentes, ces l’extinction locale des populations. Ainsi, un S. TOXVAERD, A Prerequisite for environnements offrent une large gamme phénomène de séparation de phase se produit Life, J. Theor. Biol., vol. 474, d’habitats aux populations chimiosynthé- parfois à plusieurs centaines de mètres sous pp. 48-51, 2019. tiques, dont la croissance et l’extinction sont le plancher océanique : une fraction du fluide, E. BAKER ET AL., How many vent rythmées par la durée de vie des sources, sou- concentrée en éléments lourds (sels, fields? New estimates of vent field vent éphémères. Sur certains sites, les fluides métaux…), se condense sous forme de sau- populations on ocean ridges from sont non pas acides, mais basiques. Les precise mapping of hydrothermal mure, tandis qu’une fraction plus légère, discharge locations, Earth and fumeurs noirs sont alors remplacés par de enrichie en composés volatils (sulfure d’hy- Planetary Science Letters, vol. 449, spectaculaires « cités blanches » (voir la figure drogène, hydrogène, méthane…), remonte à pp. 186-196, 2016. page ci-contre). Celles connues aujourd’hui sont la surface. La composition des fluides hydro- J. RESING ET AL., Basin-scale principalement peuplées de microorganismes, thermaux change alors au cours du temps, les transport of hydrothermal mais elles pourraient avoir abrité des faunes éléments les plus volatils étant émis en pre- dissolved metals across the South macroscopiques abondantes. mier et les plus lourds ensuite. Lorsque la Pacific OceanNature , vol. 523, Les sites hydrothermaux offrent donc de pp. 200-203, 2015. fraction légère riche en sulfure s’épuise, les multiples preuves des spectaculaires facultés espèces symbiotiques, dont c’est la ressource N. LE BRIS et F. GAILL, How d’adaptation des organismes, mais ce n’est pas principale, disparaissent. does the annelid Alvinella leur seul intérêt. Ils représentent aussi des pompejana deal with an extreme Nous l’avons vu, la composition des fluides hydrothermal environment ?, in réserves potentielles d’hydrogène pour nos dépend des roches à travers lesquelles ils Rev. in Env. Sc. Biotech., vol. 6, sociétés humaines à la recherche d’énergies passent. Or dans certains cas, ces roches sont pp. 197–221, 2007. non polluantes. n

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 27 MER ET MERVEILLES

ÉRIC KARSENTI

« Plusieurs milliers d’espèces de plancton repérées par Tara Oceans sont inconnues « BIO EXPRESS Pour quelles raisons l’expédition Tara L’étude du plancton océanique et de 10 SEPTEMBRE 1948 Naissance à Paris Oceans a-t-elle été mise en place ? son rôle écologique était le principal Éric Karsenti : L’idée initiale était de objectif de l’expédition Tara Oceans. 1979 monter une expédition médiatique, Thèse à l’institut dans un objectif de vulgarisation scien- Pasteur Pouvez-vous nous rappeler ce que tifique, pour parler au grand public recouvre le terme de plancton ? 1996 d’évolution, de biologie marine… Mais Création du le coût d’une telle opération s’est révé- Éric Karsenti : Le plancton (marin) est département lé prohibitif. de biologie cellulaire constitué de tous les organismes vivants qui et de biophysique Par ailleurs, en discutant avec se laissent dériver à grande distance dans au Laboratoire Christian Sardet et Gaby Gorsky, de l’ob- l’océan, même si beaucoup d’entre eux, comme européen de biologie servatoire océanologique de Villefranche- les méduses, peuvent se déplacer activement moléculaire (EMBL). sur-Mer, ainsi qu’avec d’autres chercheurs, je me suis aperçu qu’on ne savait presque sur de courtes distances. Cela inclut donc les 2009 virus, les bactéries et archées, les protistes Directeur rien sur le plancton à l’échelle globale, alors (c’est-à-dire les eucaryotes unicellulaires tels scientifique même que les microorganismes marins que les protozoaires et les microalgues), le de l’expédition ont joué un rôle de premier plan dans zooplancton, constitué d’animaux pluricellu- Tara Oceans. l’évolution de la vie sur Terre, par exemple laires dont la taille va d’environ 0,1 millimètre 2015 en enrichissant l’atmosphère terrestre en à plusieurs centimètres, et le phytoplancton Médaille d’or oxygène. Ainsi a émergé, notamment au

(le plancton végétal). du CNRS. travers de discussions avec Gaby Gorsky, Oceans © Tara

28 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Colomban de Vargas et d’autres, l’idée de caractériser de façon exhaustive l’écosys- « Nous avons choisi tème planctonique, des virus jusqu’aux larves de poissons. C’est cette vision que nous avons des sites représentatifs réussi à faire financer en partie par des organismes publics (CNRS, CEA, en nous appuyant EMBL…). Nous avons recruté des spécia- listes de diverses disciplines, sollicité la sur des cartes dressées fondation Tara Océan et sa goélette du même nom et, ce qui était une partie essentielle de l’entreprise, nous avons par des océanographes » défini les procédures d’échantillonnage, en fonction des classes d’organismes et parsemés, il fallait des volumes d’eau aussi de l’imagerie réalisée in situ, grâce à des objectifs scientifiques que nous nous beaucoup plus importants qu’il n’était une caméra que l’on immergeait à des sommes fixés. pas question de pomper : cela aurait profondeurs variables (entre la surface et nécessité des moyens trop lourds. Leur 1 000 mètres de profondeur) et qui per- Y avait-il déjà eu d’autres missions récolte s’effectuait donc en laissant traî- mettait d’enregistrer des images d’orga- analogues d’exploration du plancton ? ner des filets, équipés de débitmètres et nismes de taille supérieure à 0,5 milli- Éric Karsenti : Depuis Darwin et son dont la maille avait une taille adaptée aux mètre environ. grand voyage autour du monde à bord du organismes visés. Quant au séquençage, il est question Beagle, et surtout l’expédition du Challen- Les échantillons étaient générale- aussi bien de métagénomique, c’est-à- ger (1872-1876) qui est à l’origine de ment conservés à – 20 °C, parfois à la dire du séquençage de l’ADN global de l’océanographie moderne, il y a eu peu température de l’azote liquide (– 195 °C) ; l’échantillon, que de métatranscripto- d’expéditions à long terme en circumna- certains organismes collectés étaient pla- mique, c’est-à-dire du séquençage de son vigation avec un programme intégré. Mais cés dans du formol. Tous les mois ou ARN. Ces analyses apportent des infor- il y a une dizaine d’années, le biologiste deux, on les expédiait à l’EMBL, à mations sur la diversité génétique et et homme d’affaires américain Craig Ven- Heidelberg, qui les répartissait ensuite taxonomique de chaque échantillon, ter a monté une expédition d’échantillon- entre le Genoscope, à Évry, et les labora- ainsi que sur les gènes exprimés. À ces nage de la diversité génétique des bacté- toires de Villefranche-sur-Mer, de « métaséquençages » s’est ajouté le ries océaniques. Cette Global Oceanic Roscoff, de Barcelone et de l’université de séquençage de quelques génomes entiers Sampling Expedition, qui s’est déroulée l’Arizona. Cela représentait à chaque fois de petits organismes eucaryotes, afin de de 2004 à 2006, a consisté à pomper l’eau environ une tonne de matériel ! fournir des références de comparaison. en surface pour recueillir les bactéries et De ce point de vue, le Genoscope, sous séquencer globalement leurs génomes. Les sites d’échantillonnage l’impulsion de Jean Weissenbach puis de En cela, Craig Venter a été un précurseur étaient-ils choisis au hasard ? Patrick Wincker, a réalisé un travail de la métagénomique, démarche qui Éric Karsenti : Pas du tout. Nous nous colossal et d’une très grande qualité. consiste à analyser le matériel génétique sommes efforcés de faire un choix de sta- de toute une population de microorga- tions représentatives (il y en a eu 210 au Qu’a-t-on ainsi appris sur la diversité nismes différents. Mais d’une part les total) en nous appuyant sur des cartes du microplancton marin ? techniques de séquençage de l’époque satellitaires dressées par des océano- Éric Karsenti : Pour les protistes, les étaient encore rudimentaires, d’autre graphes, en tenant compte des paramètres données des séquençages effectués in- part cette exploration se limitait à la gé- environnementaux (vent, température, diquent qu’ils regroupent de l’ordre de nétique et ne cherchait pas du tout à ca- courant…), de la richesse ou de la pauvre- 150 000 genres rien que dans les eaux de ractériser l’écologie des communautés té du milieu, des particularités de certains surface, alors qu’on ne connaissait une microbiennes. Son envergure n’est donc endroits… Nous voulions un échantillon- dizaine de milliers d’espèces seulement. pas comparable à celle de Tara Oceans. nage non seulement représentatif et assez En termes d’espèces, cela fait bien sûr complet, mais aussi qui soit corrélé avec beaucoup plus, peut-être entre 1 et 10 mil- De quelle façon la mission Tara Oceans les données environnementales et l’his- lions. Et le tiers environ de ces unités se déroulait-elle ? toire océanographique de la masse d’eau taxonomiques n’ont pu être rattachées à Éric Karsenti : L’équipage était consti- sondée. C’est ce qui fait la force de Tara aucun des groupes connus d’eucaryotes… tué de six marins, six scientifiques, un Oceans : une telle approche écosystémique Pour ce qui est des virus et bactéries, journaliste et un artiste. Nous navi- n’avait jamais été adoptée auparavant. les analyses montrent qu’ils englobent guions pendant trois ou quatre jours, près de 40 millions de gènes différents, puis restions en station 60 heures en Comment les échantillons dont la plupart (59 %) semblent bacté- général pour collecter des échantillons sont-ils analysés ? riens. Une partie des gènes répertoriés à différentes profondeurs – de la surface Éric Karsenti : Les analyses sont de provient d’études et missions anté- jusqu’à 600 mètres. deux types. Il s’agit d’une part d’imagerie, rieures, mais plus de 80 % d’entre eux Pour les protistes et autres microor- d’autre part de séquençage. L’imagerie, proviennent du recensement de Tara ganismes, il suffisait de pomper et filtrer par microscopie, par cytométrie en flux…, Oceans. On estime aussi qu’environ 30 % une centaine de litres d’eau. Pour les est essentiellement faite dans les labora- des dizaines de milliers d’espèces de bac- organismes plus gros, qui sont plus toires que j’ai mentionnés, mais il y avait téries contenues dans les échantillons de >

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 29 MER ET MERVEILLES

> Tara Oceans n’étaient pas connues de la pauvres en nutriments, l’export de car- l’environnement explique seulement 18 % science. Ce chiffre serait de l’ordre bone désignant le processus par lequel le des variations de composition. de 90 % pour les virus. carbone contenu dans les organismes marins finit par couler et par se retrouver Les microorganismes planctoniques Vous avez obtenu des résultats séquestré dans les fonds. Mais il reste sont-ils répartis de façon particulière surprenants concernant des protistes encore beaucoup à comprendre… dans les océans ? nommés rhizaires. De quoi s’agit-il ? Éric Karsenti : Tara Oceans a confirmé des Éric Karsenti : Les rhizaires constituent Comment étudie-t-on les interactions choses que l’on savait déjà, comme le fait un grand groupe de protistes auquel ap- de tous ces organismes ? que la biodiversité du plancton est plus partiennent notamment les radiolaires. Éric Karsenti : Des méthodes bio-­ riche dans les régions tropicales mais qu’il Ils ont un squelette minéral dont informatiques permettent, à partir des est plus abondant dans les mers froides. émergent des pseudopodes. Certains rhi- données des séquençages de l’ADN et de Elle a aussi montré que la circulation océa- zaires sont des géants dans le micro- l’ARN des échantillons, qui renseignent nique joue un rôle particulièrement impor- plancton et peuvent atteindre plusieurs sur la nature et l’abondance des différents tant dans la façon dont se distribuent les centimètres, mais ils sont extrêmement organismes présents, de « cartographier » communautés d’organismes planctoniques. fragiles et passent donc le plus souvent les interactions. Leur principe consiste à Par exemple, une étude a porté sur inaperçus dans les prélèvements. Avec déterminer les cooccurrences et à les ana- l’influence des anneaux d’Agulhas (ou plusieurs autres chercheurs, Tristan lyser. L’idée est par exemple que si un anneaux des Aiguilles), de vastes tourbil- Biard, de la station biologique de Roscoff, taxon (un type d’organismes apparentés) lons qui se forment à l’est de l’Afrique du a étudié les rhizaires de taille supérieure donné A se retrouve systématiquement Sud, entre l’océan Indien et l’océan à 0,6 millimètre en examinant 1,8 million dans les échantillons où est présent le Atlantique sud. Les données de Tara d’images prises par une caméra spéciale taxon B, on « prédit » que les taxons A et Oceans ont montré que ces anneaux for- immergée, dans le cadre de 11 campagnes B sont en interaction. On vérifie ensuite ment une sorte de barrière qui isole l’une océaniques qui se sont déroulées entre 2008 et 2013, en particulier celle de Tara Oceans.

Et quels ont été les résultats ? Éric Karsenti : Cette étude a notam- « Les rhizaires auraient ment permis d’estimer la biomasse constituée par les rhizaires vivant dans les 200 premiers mètres de profondeur. un poids important Elle se révèle énorme, très supérieure à ce que l’on soupçonnait : en carbone, elle dans le bilan des flux équivaut à plus de 5 % de celle de tous les organismes marins. De plus, les rhizaires de carbone des océans » sont relativement abondants dans les vastes régions océaniques pauvres en nutriments, où ils seraient avantagés par leur capacité à vivre en symbiose avec les prédictions bio-­informatiques en ob- de l’autre les communautés planctoniques des microalgues. Leur biomasse y est servant au microscope certains des des deux océans. Plus généralement, équivalente à celle de tous les autres échantillons, pour confirmer par exemple l’analyse des données de l’expédition organismes planctoniques de taille com- que les organismes A et B sont bien phy- devrait fournir une vision globale de la prise entre 0,2 et 20 millimètres. Ces siquement associés. concentration des organismes plancto- découvertes modifient notre compré- On observe ainsi que la plupart des niques et de leur diversité selon les hension des écosystèmes planctoniques, organismes sont en interaction, qu’il régions. Et la comparaison avec ce que et suggèrent que les rhizaires pourraient s’agisse de symbiose, de parasitisme ou de l’on sait sur les poissons sera sans doute avoir un poids important dans le bilan commensalisme. Ainsi, il n’y a quasiment utile pour la gestion des pêcheries. des flux de carbone des océans. pas de protistes isolés. On peut trouver aussi des relations d’exclusion (la pré- Le réchauffement climatique Y a-t-il d’autres études de Tara sence d’une espèce excluant celle d’une perturbe-t-il les populations Oceans qui portent sur les flux autre), et les chercheurs ont constaté que de plancton ? de carbone ? de telles relations concernent globalement Éric Karsenti : Tara Oceans a mis en évi- Éric Karsenti : Lionel Guidi, du labora- 20 % des organismes planctoniques. dence une stricte corrélation entre la toire de Villefranche-sur-Mer, et d’autres Ces cartographies des réseaux d’inte- température et la composition en archées chercheurs en ont publié une en même ractions prennent également en compte et bactéries du plancton. Dans les profon- temps que celle de l’équipe associée à les paramètres environnementaux (pH, deurs où la lumière pénètre, la tempéra- Tristan Biard. En s’appuyant sur des ana- température, concentration en phos- ture est, de fait, le principal facteur envi- lyses informatiques et génétiques, ils ont phates…). Or le rôle des facteurs environ- ronnemental qui influe sur la composition caractérisé certains réseaux d’organismes nementaux dans la composition des du plancton. On devrait donc pouvoir se planctoniques qui sont associés à l’export communautés planctoniques s’est révélé faire une idée de la façon dont la distri- de carbone dans les régions océaniques bien moins important qu’on ne le pensait : bution des organismes planctoniques

30 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Plusieurs milliers d’espèces de plancton inconnues

MODÉLISER L’ÉCOSYSTÈME OCÉAN

ort des avancées en écosystémique globale réalisées dans la première Fdécennie du projet Tara Oceans (2009-2019), et publiées dans les meilleures revues scientifiques, nous avons pu nous structurer en fédération de recherche (FR2022), un institut virtuel regroupant 22 équipes internationales (11 en France, dont la fondation Tara Océan) autour d’une nouvelle odyssée : Tara GO-SEE (Global Ocean Systems Ecology & Evolution). L’objectif est de comprendre les principes fondamentaux d’écologie et d’évolution d’un premier écosystème complexe sur notre planète, en vue d’établir une théorie quantitative robuste de sa dynamique et de sa résilience. Entre les atomes, les cellules, les organismes, d’un côté, et le climat, les étoiles et les galaxies de l’autre, pour lesquels des centaines de milliards d’euros ont été dépensés pour leur étude, se trouvent les écosystèmes : ces réseaux de vie autoorganisés et L’écosystème marin, dont le plancton est un rouage clé, est-il l’« objet » le plus complexe de l’Univers ? adaptatifs, qui interagissent avec l’environnement sur de multiples échelles. Les écosystèmes sont peut-être les « objets » les plus complexes de notre à découvrir la structure et la dynamique du « symbiotiques » n’ont pas encore été Univers, car ils intègrent l’ensemble du grand réseau de vie planctonique. quantifiées ni modélisées aussi bien en vivant dans sa matrice physicochimique ; Dans Tara GO-SEE, nous proposons écologie qu’en évolution. Une approche pour cette raison, ils ont longtemps de poursuivre notre approche « pan- au niveau de l’écosystème est nécessaire échappé à la mesure scientifique et écosystémique » pour répondre, au cours pour une compréhension holistique semblaient insondables. Or dans Tara des 10-15 prochaines années, de ces processus qui pourraient tout Oceans, nous avons prouvé le contraire. à quelques questions fondamentales. simplement réguler notre monde. Grâce à l’échantillonnage systématique Comment la vie s’est-elle diversifiée Pour ce faire, nous allons non seulement du plancton marin sur des échelles et complexifiée au niveau des continuer à exploiter les données taxonomiques (des virus aux animaux), écosystèmes ? Comment les organismes écomorphogénétiques issues des systémique (des gènes aux organismes) et interagissent-ils et quelles sont les règles expéditions Tara Oceans et Tara Pacific, spatiotemporelle (4 ans sur les océans d’auto-organisation du vivant dans mais aussi développer des nouvelles planétaires) intégrales, nous avons généré les écosystèmes ? Comment intégrer la approches analytiques pour combler des la plus grande base de données de complexité de la vie dans les modèles des lacunes d’information, et intégrer séquences ADN/ARN et d’images grandes fonctions émergentes et formaliser les données hétérogènes. d’organismes à l’échelle d’un biome. de l’océan (pompe à carbone, climat, Enfin nous retournerons en mer Pour la première fois nous percevons les réseaux trophiques et pêcheries). avec une nouvelle océanographie frontières de la complexité réelle d’un Notre hypothèse principale est que suffisamment flexible et réactive écosystème global, et nous avons les interactions des organismes et pour mesurer les processus clés de développé des concepts et méthodes leurs comportements collectifs sont l’écosystème océan sur des échelles pour intégrer les données génétiques, à la base des mécanismes qui génèrent spatiotemporelles pertinentes. d’imagerie, et environnementales la biodiversité et régulent les COLOMBAN DE VARGAS, (biophysicochimiques), et commencer communautés. Or ces forces FONDATION TARA OCÉAN

changera avec le réchauffement clima- d’ailleurs en cours, l’une sur la circulation À cela s’ajoutent les données issues tique. Par ailleurs, les résultats que j’ai océanique et la répartition du plancton, de la dernière expédition Tara Pacific déjà évoqués concernant les flux de car- une autre sur la métatranscriptomique des (2016-2018), qui a porté sur les systèmes bone sont un avant-goût de ce que l’on eucaryotes, une troisième sur les îles du coralliens du Pacifique, et notamment le peut apprendre sur la place du plancton Pacifique et le rôle du fer, la quatrième sur plancton qui y est associé. Mais nous avons dans la machinerie climatique de la Terre. les génomes de dizaines d’organismes uni- surtout pu créer une fédération de recherche cellulaires clefs. Il reste aussi à exploiter la internationale en automne 2018, avec une Quelles suites aura Tara Oceans ? dernière phase de la mission, qui s’est dé- vision renouvelée de notre projet au long Éric Karsenti : D’abord, l’exploitation roulée dans l’océan Arctique. De plus, cours de percer les mystères de l’écosystème complète des échantillons et données re- toutes les données de Tara Oceans sont océan (voir l’encadré ci-dessus). n cueillis demandera encore quelques années mises en accès libre et public, ce qui per-

© G.Bounaud-C.Sardet-Soixanteseize-Tara Expeditions © G.Bounaud-C.Sardet-Soixanteseize-Tara de travail. De nouvelles publications sont met à tous les chercheurs de les exploiter. Propos recueillis par Maurice Mashaal

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 31 MER ET MERVEILLES Autant en emporte l’océan De ses expéditions, la goélette Tara a collecté nombre de spécimens d’espèces planctoniques, pour beaucoup inconnues, qui se laissent porter au gré des courants dans les océans. © Latreille-Tara Expéditions © Latreille-Tara

IMMORTELLE ? Cette petite méduse collectée en Méditerranée est une espèce proche de la méduse Turritopsis réputée pour être immortelle.

32 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 © John-Dolan

UNE FRUSTULE EN SILICE Les diatomées, ici Planktoniella sol. sont des algues unicellulaires enveloppées dans un squelette en silice, la frustule. » Univ. Chicago Press 2015, Noan LeBescot - CNRS - Tara Oceans, Eric Roettinger - Kahikai - Tara Oceans Tara - - Kahikai Roettinger Eric Oceans, Tara - CNRS LeBescot 2015, Noan Press Chicago » Univ.

LA GUERRE DES PTÉROPODES Trois différents mollusques ptéropodes collectés en Méditerranée. Deux d’entre eux sont protégés par de fragiles coquilles calcaires. Ils sont des proies naturelles du troisième ptéropode sans coquille au premier plan. World the Drifting of Wonders – Plankton © Christian Sardet, « Sardet, © Christian

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 33 MER ET MERVEILLES

JUIN 2013

DÉCEMBRE 2013 Lorient MARS OCÉAN 2012 PACIFIQUE SEPTEMBRE MARS NORD 2011 2010 OCÉAN Honolulu ATLANTIQUE NORD

OCÉAN INDIEN e ap

OCÉAN OCÉAN SEPTEMBRE scales PACIFIQUE ATLANTIQUE 2010 SUD Première anne orient e ap SUD euième anne e ap onolulu roisième anne onolulu orient uatrième anne orient orient pdition ai ai D’après carte de be-pôles/Tara Expéditions de be-pôles/Tara carte D’après

La goélette Tara a plusieurs fois écumé les océans lors de 11 expéditions, comme Tara Oceans entre 2009 et 2013 (en pointillé), Tara Pacific entre 2016 et 2018 (en trait plein)…

UN PLANCTON DISCO Les cténaires sont des organismes carnivores. Ils se déplacent à l’aide de 8 rangées de cils qui sont chez certaines espèces bioluminescents et émettent des flashs lumineux et colorés. Ce juvénile a été collecté en mer Méditerranée.

UN VER MODÈLE Platynereis dumereii est un vers annélide au dimorphisme sexuel bien marqué : les femelles sont jaunes ; les mâles sont blancs sur une face, et rouge de l’autre. Ce ver est un organisme modèle en biologie et en génétique. » Univ. Chicago Press 2015 Press Chicago » Univ.

UN CRUSTACÉ BLEU Les copépodes, comme ce spécimen bleu, sont de petits crustacés libres ou World the Drifting of Wonders – Plankton bien parasites. Certains sont les hôtes du vibrion du choléra, ce qui explique le lien entre changement climatique, blooms planctoniques et épidémies. © Christian Sardet, « Sardet, © Christian

34 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Autant en emporte l’océan

POISSON AU MENU Cette méduse Liriope a attrapé un jeune poisson et l’a mangé en partie.

UN ÉVENTAIL DE RADIOLAIRES Cette photographie de radiolaires de la baie de Villefranche-sur-Mer montre une dizaine d’individus Aulacantha scolymantha, d’environ un millimètre de diamètre, deux grands radiolaires (Thalassicolla pellucida et Thalassolampe margarodes) et une colonie de Collozoum inerme (en bas à droite). Les petits points ocre sont des microalgues vivant en symbiose avec ces protistes.

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 35 MER ET MERVEILLES Les virus, piliers de la vie marine SSV1 (Fuselloviridé)

Abondants et variés – on n’en connaît sans doute qu’une infime partie –, les virus aquatiques sont des acteurs clés des écosystèmes marins.

SH1 (non classé)

ABV (Ampullaviridé)

n décembre 2013, après une odyssée de dont la longueur dépasserait dix millions 938 jours, l’expédition scientifiqueTara d’années-lumière. Tous ensemble, les virus Oceans s’est achevée. Elle rapportait plu- marins contiendraient plus d’atomes de car- sieurs milliers d’échantillons prélevés dans bone que 75 millions de baleines bleues. lesE océans du globe et dont l’analyse se pour- suit encore. Pour preuve, en mai 2019, une LE PROBLÈME DE LA DIVERSITÉ étude dirigée par Matthew Sullivan, de l’uni- C’est seulement à partir de 1989, grâce aux versité de l’État d’Ohio aux États-Unis, a travaux d’une équipe norvégienne, que l’on a pris porté de 16 000 à près de 200 000 le nombre conscience de l’abondance des virus dans des de populations virales océaniques connues. milieux aquatiques variés. On a mesuré de Cette diversité va de pair avec une pré- fortes concentrations dans les lacs, les sence importante : les virus pullulent rivières, les glaces ou les sédiments, des dans la mer. Souvenez-vous en quand profondeurs océaniques jusque dans les vous boirez la tasse cet été ! nuages parfois, ce qui suggère qu’ils Présents dans les océans à des jouent un rôle important dans le fonc- concentrations avoisinant dix mil- tionnement de la biosphère. lions par millilitre, les virus sont S’intéressant de plus en plus les entités biologiques les plus aux virus aquatiques, les cher- nombreuses sur la planète. Mis cheurs sont confrontés bout à bout, ils constitue- aujourd’hui à une difficulté raient un collier de perles Phage T4 (Myoviridé) de taille : leur diversité, les la Science - Pour Hsuan/shutterstock.com Jung ©

36 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 

L’ESSENTIEL LES AUTEURS

Les virus sont les entités des écosystèmes biologiques les plus et le maintien de leur abondantes biodiversité. et les plus variées des milieux aquatiques. La diversité des virus et celle de leurs hôtes sont Par des mécanismes de indissociables. Aujourd’hui, STÉPHAN JACQUET CAROLINE DEPECKER transfert de gènes et de la compréhension de leurs est directeur de recherche à l’Institut est journaliste scientifique. pression de sélection, les interactions constitue un national de la recherche agronomique virus jouent un rôle clef des enjeux de l’écologie (Inra). Il travaille en écologie microbienne dans le fonctionnement aquatique. aquatique à Thonon-les-Bains.

derniers travaux de Tara en attestent. Au des métabolismes associés tout au long de regard de cette diversité, les données de l’expédition. Ainsi, les résultats de référence sont rares, ce qui rend diffi- l’étude de mai 2019 surprennent. Elle ciles l’identification et la classifica- concerne des échantillons prélevés tion des nouveaux échantillons. Or en 80 sites, jusqu’à 4 000 mètres de le nombre d’échantillons analysés profondeur. a considérablement augmenté ces Grâce à de nouvelles dernières années, grâce à la mul- méthodes de séquençage des tiplication des expéditions. génomes viraux, les chercheurs Malgré la performance des outils ont analysé les variations géné- de biologie moléculaire, au tiques entre les individus au sein mieux 30 % des séquences de chaque population virale, génétiques virales examinées entre les populations au sein de ont été identifiées. chaque communauté virale et Pour autant, les informa- enfin, entre les communautés à tions issues de ces analyses travers plusieurs environnements sont précieuses et bouleversent cer- de l’océan mondial. Que révèlent tains résultats admis jusqu’à présent. Les ces variations ? organismes colonisés par les virus sont ainsi bien plus variés que les espèces bactériennes UN BERCEAU EN ARCTIQUE pressenties. La forme et la taille de certains PSV (Globuloviridé) D’abord, la quasi-totalité des communau- virus sont également surprenantes. Enfin, on tés de virus se répartit en seulement cinq commence à mesurer l’impact de la diversité groupes, selon leur localisation et leur profon- virale sur le monde vivant. Grâce à divers deur. Ensuite, la diversité virale mesurée dans mécanismes, comme la destruction d’une l’océan Arctique déroge à la règle selon laquelle espèce dominante au profit d’espèces plus la diversité est maximale au niveau des tro- rares ou le transfert de gènes viraux vers piques et diminue à mesure que l’on se rap- l’hôte, les virus maintiennent la biodiversité proche des pôles. Ce gradient se vérifie chez des écosystèmes aquatiques et facilitent le les organismes cellulaires et multicellulaires, brassage génétique. mais pas chez les virus. L’océan Arctique, for- Toutes les six à sept semaines pendant tement impacté par le changement climatique, près de trois ans, des échantillons en prove- serait le « berceau » de leur biodiversité. nance de la goélette Tara sont arrivés au D’autres programmes scientifiques sont Génoscope d’Évry, où leur matériel génétique arrivés à des conclusions similaires. Achevées viral fut analysé. La mission du voilier consis- en 2009, les expéditions océanographiques du tait à arpenter les océans afin d’y prélever tout programme Pame (Polar Aquatic Microbial type d’organisme marin invisible à l’œil nu. Ecology) étudiaient la diversité et la distribution Objectif de l’expédition : étudier divers éco- de l’ensemble des microorganismes habitant les systèmes planctoniques, notamment les inte- régions polaires : dans ces endroits, les résultats ractions des différents microorganismes les montrent que les virus sont abondants, diversi- uns avec les autres ainsi qu’avec leur environ- fiés et produits chaque jour en quantité. nement physico-chimique. Le programme GOS (Global Ocean Simultanément, les programmes Ovid Sampling), initié par Craig Venter, continue (Ocean VIrus Diversity), de Matthew Sullivan, d’analyser des échantillons recueillis et Tara-Girus, de Hiroyuki Ogata, ont carto- jusqu’en 2010. Les derniers résultats publiés, graphié la géographie des diversités virales et en 2017, concernaient les virus de la mer >

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 37 MER ET MERVEILLES

PRINCIPALES INTERACTIONS ENTRE VIRUS ET HÔTES DANS L’ÉCOSYSTÈME MARIN

r s s ala nali ccu o s sti co te o lm n h a i c S e a n Extension de niche n y o i S C Formation Nouveau de biofilm Virulence métabolisme

Influence sur le ilm phage t iof olé Prophage b ra microbiome e n d t Pathogénéicité n io t

a

m

r

o F Maniplulation de Maniplulation l’hôte des gènes chez l’expression aploïde : ré i h sis ey ta xl n u t h Virus Phages a n

a i l i

m E Intégration Agrégation Pha ge Mutation/ d é f Inactivation e n s e Résistance

ploïde : parvum uillarum i di sen m ng ey si siu a xl b e o u le n ri h m ib y a r V n P a i l i

Lyse m E Lyse

Résistance Recyclage du carbone et des nutriments

1. Les bactéries peuvent prévenir l’infection 5. Les phages peuvent manipuler l’expression 8. Le groupe important et diversifié des grands par des phages en modifiant leurs récepteurs des gènes des cyanobactéries qu’ils infectent. virus nucléocytoplasmiques (NCLDV) infecte de surface ou en dégradant les intrus. 6. L’interaction des phages avec leurs hôtes une série de protistes photosynthétiques tels 2. La formation d’agrégats ou de biofilms peut bactériens contribue au développement que Micromonas pusilla, Ostreococcus tauri également être une stratégie de défense. du microbiome intestinal des invertébrés et Prymnesium parvum produisant des toxines : 3. L’infection par des phages atténués peut comme des tuniciers. c’est toute la mortalité, la diversité et la entraîner l’intégration de leur ADN (sous forme 7. Chez Emiliania huxleyi, les cellules diploïdes production du phytoplancton qui dépend des de prophage) dans le génome de l’hôte et infectées par des virus peuvent être détruites virus ! Ces interactions dépendent de facteurs le protéger contre des phages similaires voire ou se transformer en cellules haploïdes que environnementaux tels que la température, 4. lui conférer de nouvelles caractéristiques. l’on pense résistantes au virus. la disponibilité en nutriments et la lumière.

> Baltique. De nombreux bactériophages, ou 200 litres d’eau de mer contiennent plus de « phages » (ces virus majoritaires à la surface 5 000 virus différents. de la planète infectent les bactéries et les La diversité virale aquatique est surpre- archées), y ont été identifiés, ainsi que des nante. En 2005, Mya Breitbart, de l’université virus de poissons. Les auteurs concluaient sur de Californie, et ses collègues ont observé que l’importance des virus dans la régulation de 30 à 90 % des séquences virales prélevées en l’ensemble des populations de la Baltique, des zone côtière n’ont aucun homologue connu bactéries jusqu’aux espèces eucaryotes les dans les bases de données génétiques exis- plus complexes. tantes. Une autre équipe californienne, dirigée Le programme GOS avait auparavant per- par Forest Rohwer, a peu après confirmé ce mis d’analyser par séquençage massif des résultat et a proposé pour la première fois une échantillons d’eau de différentes mers et pro- vue d’ensemble de la diversité et de la réparti- vinces océaniques telles que la mer Noire, la tion des virus marins. mer Méditerranée, la mer du Nord, ainsi que À partir de 184 échantillons récoltés pen- les océans Atlantique, Pacifique, Indien et dant dix ans jusqu’à 3 000 mètres de profondeur

Antarctique. En moyenne, on constate que sur 68 sites différents (dans la mer des Sargasses, 302, 2017 Viruses, 9(10), C. Brussaard, © M. Middelboe et

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le golfe du Mexique, les eaux côtières de la La littérature a essentiellement fait la Colombie-Britannique et l’océan Arctique), ces part belle aux virus à ADN et aux phages. scientifiques ont montré que plus de 91 % des Mais on sait depuis une dizaine d’années que séquences virales obtenues étaient inconnues. les virus à ARN sont aussi très abondants Parmi elles apparaissaient de nombreux cyano- dans l’océan et jouent des rôles sûrement phages nouveaux (virus des cyanobactéries, une clés dans la dynamique, la distribution et la sous-classe de bactéries photosynthétiques) et diversité du plancton. des virus à ADN simple brin (virus dont les Plusieurs études ont détecté de nombreux informations génétiques sont codées sur un seul virus à ARN différents infectant le plancton, brin d’ADN et non deux comme dans le génome mais seuls quelques-uns ont été isolés et des mammifères). Ainsi, selon leur estimation, caractérisés, à cause de la lourdeur des tech- la seule côte de Colombie-Britannique compte- niques nécessaires. Plus récemment, la méta- rait quelque 129 000 génotypes différents (un génomique, c’est-à-dire l’analyse du génome génotype est l’ensemble des constituants global de tous les microorganismes pré- génétiques caractéristiques d’un seul sents dans un échantillon (voir la figure organisme) dans les remontées d’eaux On peut page 41), a mis en lumière l’existence froides. L’ensemble de ces travaux de virus appartenant à la superfa- révèle l’ampleur de notre ignorance : imaginer soigner mille des Picornaviridés, des ils suggèrent qu’il existerait plu- minuscules virus à ARN longtemps sieurs centaines de milliers de géno- des récifs passés inaperçus. types viraux différents. En 2006, une étude d’Alexan- Nos analyses soulignent une coralliens infectés der Culley, de l’université biodiversité tout aussi élevée en d’Hawaï, a indiqué qu’aucun des eau douce. Avec Michaël DuBow, de par des bactéries virus à ARN recueillis dans l’université Paris-Sud, à Orsay, nous diverses eaux côtières n’apparte- étudions la diversité des virus « de grâce à des virus nait à la longue liste des phages. type T7 », un groupe majoritaire parmi Cette étude corroborait l’idée selon les virus de bactéries à ADN double brin. laquelle la plupart des virus à ARN ont Nous avons détecté, dans les eaux superfi- pour hôtes non pas des procaryotes (bac- cielles du lac d’Annecy, plus de 6 000 séquences téries ou archées), mais des eucaryotes, génétiques différentes dans un même échantil- c’est-à-dire des organismes cellulaires à lon (une date, une profondeur), soit autant noyau bien différencié tels que les algues, les d’« espèces » virales potentielles. mollusques, les arthropodes, les poissons et les mammifères. De fait, la diversité virale UN JUMBO observée ressemblait à celle de virus infec- POUR AIDER LE CORAIL tant des plantes ou des animaux terrestres, L’énorme quantité d’informations issues déjà connue et répertoriée dans les bases de de la biologie cellulaire et moléculaire a données génomiques. remis à plat nos connaissances sur les virus aquatiques. Tout d’abord, ils arborent des DES QUASI-ESPÈCES DE VIRUS structures moléculaires bien plus variées En 2019, Curtis Suttle, de l’université de qu’on ne l’imaginait. On connaissait surtout Colombie-Britannique, au Canada, et ses col- les bactériophages. De fait, aujourd’hui lègues ont livré une importante quantité de encore, plus de 90 % des virus connus sont données métagénomiques relatives à ce type regroupés dans l’ordre des Caudovirus, c’est- de virus : ces informations constituent ainsi à-dire des phages à ADN double brin. Cette une base de référence pour les prochaines configuration à ADN double brin est aussi études des virus à ARN. Ils ont également celle de nombreux virus du phytoplancton découvert de nouveaux virus de la famille des que l’on a rassemblés en une famille, les Marnaviridae, la plus grande. Enfin, les PhycoDNAviridés. Néanmoins, des virus à études révèlent que les virus à ARN sont ubi- ARN et, plus récemment, d’autres à ADN quitaires de par le monde et sont, pour l’es- simple brin, ont aussi été observés. sentiel en cours de spéciation : les auteurs Parmi ces derniers, Bonaishi se révèle parlent de quasi-espèces. potentiellement intéressant. Le génome inha- En 2018, les travaux de Takuro Nunoura, bituellement long (303 paires de bases) du de l’Agence japonaise pour la science et la phage récemment isolé dans la baie Van Phong, technologie marines et terrestres (Jamstec), au Vietnam, lui vaut d’être dans la catégorie à Yokosuka, et de ses collègues ont mis en « phage Jumbo ». Ce virus infecte les bactéries évidence la diversité des virus à ARN. Avec Vibrio coralliilyticus, pathogènes fréquents des leur méthode inédite, ils ont révélé la part algues Symbiodinium, hôtes photosynthé- importante, et jusque-là sous-estimée, des tiques des coraux. D’où l’idée de soigner les virus à ARN inclus dans des cellules euca- récifs par phagothérapie. ryotes (leurs hôtes). >

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 39 MER ET MERVEILLES

> La découverte des virus aquatiques à ADN quelques années détenu par Megavirus chilensis, simple brin est plus récente encore que celle des isolé des eaux côtières du Chili en 2010 : son virus à ARN. Connue pour infecter les plantes génome compte près de 1 260 millions de paires et les animaux – surtout les oiseaux, le porc et de bases et le diamètre de sa capside – son enve- les bovins –, cette catégorie virale joue un rôle loppe – est de 440 nanomètres sans sa couronne économique important en détruisant les récoltes de fibrilles (une bactérie compte entre 100 000 ou en infectant le bétail. En analysant la com- et plusieurs millions de paires de bases et munauté virale de divers écosystèmes marins, mesure en général quelques micromètres, soit des biologistes de l’université de San Diego, en quelques milliers de nanomètres). Californie, ont identifié de tels virus en Le record de Megavirus chilensis a été milieu aquatique, qui ressemblaient aux battu en 2018, à l’occasion de la réanalyse phages de la famille des Microviridés. de photographies de microscopie élec- Depuis tronique des années 1980. C’est de LES GÉANTS DES MERS cette façon que Brianna Bullard et L’inventaire des virus marins ne quelques années, George Shinn, de l’université du serait pas complet sans les virus Nebraska, aux États-Unis, ont géants (ou girus) dont certains asso- un nouveau découvert les Meelsvirus, des virus cient, à l’instar des cellules de mam- de 1,25 micromètre de longueur, mifères, de l’ADN et de l’ARN. C’est type de virus infectant les noyaux des cellules le cas de Marseillevirus, isolé dans une d’Adhesisagitta hispida, des vers pré- amibe d’eau douce. Le génome de ce a été identifié : dateurs du groupe des Chétognathes. virus ressemble à une mosaïque de Un an plus tard, dans des conditions gènes issus des trois règnes du vivant : le virus de virus similaires (une réinterprétation de bactéries, eucaryotes et archées ! microphotographies de 1967, déjà révisées La plupart des virus aquatiques en 2003), Roxane-Marie Barthélémy, de mesurent entre 30 et 60 nanomètres. Toutefois, l’université d’Aix-Marseille et ses collègues depuis 16 ans, les girus ont fait exploser les mirent au jour deux virus fusiformes qui critères de taille. Le premier, identifié en 2003 infectent les cellules d’autres Chétognathes : par l’équipe de Didier Raoult au cœur d’une Klothovirus casanovai de 3,1 micromètres de amibe Acanthamoeba polyphaga, ressemblait longueur et Megaklothovirus horridgei de plus de tant à une bactérie, notamment par sa taille, 3,9 micromètres (la photographie est tron- qu’il fut nommé Mimivirus (pour Mimicking quée). C’est deux fois la longueur de la bactérie Microbe Virus). Depuis, les virus géants Escherichia coli (voir la figure ci-dessous) ! Ces (Mamavirus, Medusavirus, Tupanvirus...) ont trois énormes virus sont de rares exemples de été retrouvés un peu partout dans le monde, girus infectant des animaux pluricellulaires. dans divers types de milieux. Les premiers Pandoravirus, d’autres virus Ces girus se distinguent aussi par leur taille, géants, avaient été découverts en 2013, par bien supérieure à la « normale ». Le record fut l’équipe de Chantal Abergel et Jean-Michel

VIH

Escherichia coli Pithovirus sibericum

Megaklothovirus horridgei

Klothovirus casanovai Mimivirus

Depuis une quinzaine d’années, on découvre des virus géants. En voici quelques spécimens comparés à la bactérie Escherichia coli et à un virus « classique » (le VIH). Pithovirus sibericum, découvert en 2014, infecte les amibes. Megaklothovirus horridgei et Klothovirus casanovai

repérés en 2019, sont les hôtes de vers marins Chétognathes (à droite, une tête de Spadella cephaloptera). Perez Yvan © Domi751 et

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Claverie : Pandoravirus salinus, près des côtes chiliennes, à l’embouchure de la rivière Tunquen et Pandoravirus dulcis, près de Melbourne, en Australie. D’environ un micromètre de longueur, ils sont visibles au microscope optique, et contiennent jusqu’à 2 500 gènes ! Leur nom évoque la boîte de Pandore mythologique, car leurs caractéristiques balaient tout ce que l’on croyait savoir des virus, et certains y voient même une nouvelle forme de vie. En 2018, la famille s’est agrandie avec trois autres pandoravirus mis au jour : Pandoravirus macleodensis à nouveau près de Melbourne, Pandoravirus neocaledonia à proximité de Nouméa, en Nouvelle Calédonie et Pandoravirus quercus à Marseille. Selon les découvreurs, avec leurs génomes géants aux nombreux gènes sans équivalent, les pando- ravirus seraient des fabriques à nouveaux gènes, qui apparaissent par hasard et qui sont donc différents d’une souche à une autre. LES VIRUS DE VIRUS Les virus géants présentent d’autres parti- cularités. D’une part, contrairement aux virus « classiques », certains, comme Mimivirus, ne détournent pas la machinerie cellulaire de l’hôte pour que celui-ci synthétise les protéines Washington de université Iverson, Vaughn © nécessaires à leur multiplication. Leur génome contient des gènes qui leur permettent d’assu- Représentation imagée du prennent des formes inhabituelles. Bouteilles, métagénome d’un échantillon marin. rer cette fonction. D’autre part, ce type de virus Chaque chaîne représente une ampoules, gouttes, épines, billes, filaments, à peut lui-même être infecté par un autre virus. séquence ADN reconstituée par une ou deux queues… D’aillerus, les dizaines de Depuis peu en effet, un nouveau type de virus analyse génomique. Les longues virus isolés et décrits sont regroupées en a été identifié : le virus de virus. chaînes représentent des séquences quelques familles selon leur forme. Le premier de ce genre, Spoutnik, a été de procaryotes, et les petites circulaires, des séquences de virus ou trouvé dans Mamavirus, dont il empêche le de plasmides (des molécules d’ADN VIRUS ET HÔTES COÉVOLUENT développement normal, mais dont le matériel autres que l’ADN chromosomique, La diversité des virus aquatiques suscite génétique lui est nécessaire pour proliférer. De chez les bactéries). de nombreuses questions sur l’histoire évolu- même qu’un bactériophage infecte une bacté- tive des virus et celle de leurs hôtes. Quand et rie, ce pathogène fut le premier membre d’une comment les virus sont-ils apparus ? La spéci- catégorie virale inédite : les virophages. ficité des virus pour leurs hôtes s’est-elle for- En 2011, Matthias Fischer, de l’université gée avant ou après la séparation, sur l’arbre de de Colombie-Britannique, a découvert l’évolution, des règnes du vivant ? On a en Mavirus, un virus du virus CroV (Cafeteria effet constaté que généralement, chaque type roenbergensis virus) qui infecte l’organisme de virus a un hôte privilégié et, inversement, marin Cafeteria roenbergensis. que chaque procaryote est la cible d’un virus La présence de séquences génétiques asso- particulier. Notamment, ils n’infectent pas ciées au virus Spoutnik dans des échantillons des organismes des autres règnes du vivant. d’eau de mer, mise en évidence par l’équipe de L’étude phylogénique des virus aquatiques, de Didier Raoult, suggère que cette interaction leur diversité et de ses liens avec la diversité virale originale n’est pas un cas isolé. Les bio- du vivant apporte des pistes de réponses. logistes se penchent à présent sur l’interaction Tout d’abord, des similitudes (des protéines du plancton marin, des virus géants et de leurs de la capside identiques, par exemple) ont été propres virus parasites. observées chez les virus infectant les trois Les virus se distinguent aussi par la diver- règnes du vivant, ce qui suggère que les virus sité de leurs formes. Leur étude par microsco- existaient avant la divergence de ces règnes. Au pie électronique a montré, dans les systèmes cours de l’émergence de ces trois domaines du aquatiques, la prédominance des phages à ADN vivant, des virus auraient été sélectionnés et double brin, constitués d’une tête icosaédrique auraient ensuite coévolué avec leurs hôtes. Trois (à 20 faces) et d’une queue de longueur variée. populations virales auraient ainsi connu en Néanmoins, dans les milieux hypersalés ou les parallèle des histoires différentes, associées à sources géothermales, les virus d’archées celles des trois domaines du vivant. >

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 41 MER ET MERVEILLES

> Plusieurs mécanismes permettent cette d’échantillons. Ces variations ont eu un impact coévolution des virus et de leurs hôtes et, de mesurable sur le nombre de populations de façon plus générale, lient étroitement diversité microorganismes, planctoniques notamment. virale et diversité du vivant. Les deux princi- Elles ont aussi modifié la quantité de matière paux sont la pression de sélection qu’exercent organique libérée sous forme de carbone ou de les virus sur les populations de procaryotes phosphore, ou encore la structure de la commu- (bactéries et archées), et le transfert de gènes. nauté bactérienne et la proportion de bactéries Un milieu donné comporte divers proca- dites lysogéniques. Ces bactéries portent un ryotes dont le nombre fluctue en fonction de la virus « dormant », c’est-à-dire qui ne se réplique pression de sélection exercée par les virus et ce, pas, mais qui peut se « réveiller » à tout moment de diverses façons. En « tuant le meilleur », c’est- en fonction de son environnement. à-dire en parasitant l’espèce la plus compétitive (qui est souvent la plus abondante) dans un TRANSFERT DE GÈNES écosystème donné, les virus laissent vacante une Un autre mécanisme important par lequel niche écologique où les espèces plus rares – la biodiversité virale influence le vivant est le moins compétitives pour les ressources nutri- transfert de gènes entre espèces. Un virus dor- tives, notamment – peuvent alors se développer. mant dans un procaryote ou un eucaryote peut Celles-ci profitent encore des éléments nutritifs intégrer son matériel génétique dans celui de relargués lors de la destruction cellulaire des son hôte. Cette intégration confère au receveur espèces dominantes – la lyse virale. Enfin, la lyse de nouvelles propriétés, en général une plus libère des enzymes qui perturbent les cellules, grande résistance et une protection contre détruisant les espèces les plus sensibles. La l’infection par d’autres virus, mais aussi des conjonction de ces effets accroît la diversité cel- propriétés métaboliques, morphologiques, lulaire et, par là même, celle des fonctions immunogénétiques, voire pathogènes inédites. codées dans les génomes du milieu. C’est ainsi que la bactérie responsable du cho- À Thonon-les-Bains, nous avons illustré ces léra, Vibrio cholera, a acquis sa toxicité grâce à différents processus lors d’expériences consis- un gène d’origine virale, tout comme tant à augmenter ou réduire le nombre de virus Corynebacterium diphteria (diphtérie) et bactériophages ou cyanophages au sein Clostridium botulinum (botulisme). De même, la syncytine, une protéine d’origine virale, semble indispensable à la formation du pla- centa des mammifères. Le transfert de gène a ici eu un effet positif. En milieu aquatique, le transfert de gènes entre les cyanobactéries et leurs virus, les cya- nophages, est particulièrement intéressant. Au fil de leur évolution, les cyanophages ont assi- milé dans leur génome de nombreux gènes – probablement récupérés chez leurs hôtes – qui codent des composants clefs de l’appareil pho- tosynthétique bactérien. Exprimés pendant l’infection, ces gènes assurent que la photosyn- thèse et d’autres fonctions de la cyanobactérie perdurent pendant la réplication des virus, alors que les protéines bactériennes dont c’était le rôle en temps normal sont devenues inopé- rantes. Le maintien de l’activité photosynthé- tique profite au phage : il peut continuer à utiliser la machinerie cellulaire de son hôte pour se répliquer jusqu’au dernier moment, lorsque la bactérie, gorgée de virus, explose. Bien qu’aléatoire (il dépend de la rencontre d’un virus et de son hôte), ce processus est très répandu chez les procaryotes. En 1998, Sunny Jiang et John Paul, de l’université de Californie à Irvine, aux États-Unis, évaluaient à 1014 le nombre de transductions virales (transferts de gène) ayant lieu chaque année dans la seule baie de Tampa, le long du golfe du Mexique sur la côte Les pandoravirus, en forme d'outre, sont parmi les virus aquatiques les plus déconcertants. Ouest de la Floride. Et en 2009, Forest Rohwer Géants parmi les géants, ils produisent au hasard de nombreux gènes, indépendamment. et Rebecca Vega-Thurber, de l’université d’État

Sont-ils une nouvelle forme de vie ? de San Diego, en Californie, avançaient le CNRS/AMU © IGS-

42 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Les virus, piliers de la vie marine

a b CO2

Cyanobactérie

ATP Glucose NADPH O2

Photosynthèse Synthèse de nucléotides

Virus avec gènes bénéfiques pour l’hôte H2O

c

Virus infectant

d Virus produits ml ml Virus sans gènes bénéfiques pour l’hôte i par

par Dans un environnement limité en ressources, le transfert de gènes joue un rôle notable. Un virus apportant à une cyanobactérie des gènes qui maintiennent sa photosynthèse et son virus

métabolisme (a) favorise cette population bactérienne (b) par rapport à d’autres infectées par des virus dépourvus de ces gènes (c) et dont le métabolisme s’est arrêté à cause de l’infection. Les cellules

alues ule favorisées vivent plus longtemps, et produisent alors plus de virus (b). Les virus influent aussi sur l’équilibre des écosystèmes en « tuant le meilleur ». Ainsi, l’algue Emiliania huxleyi est détruite en urs

© Pour la Science © Pour quelques jours par son virus EhV alors qu’elle était majoritaire dans le milieu (d).

nombre de 1024 pour l’ensemble des océans, changements évolutifs. Ils prendraient même selon une évaluation prenant en compte les part à la régulation climatique : en recyclant la concentrations bactériennes et virales connues, matière organique présente dans les océans, ils la probabilité de rencontre de l’hôte et du virus BIBLIOGRAPHIE modifient le flux de carbone qui y transite, ou encore les conditions environnementales. notamment son transfert vers le fond, et A. GREGORY ET AL., Marine Ce mécanisme de transfert génétique n’est DNA viral macro- and micro- influentin fine sur la quantité de gaz carbonique pas l’apanage des procaryotes. Il existe aussi, diversity from pole to pole, que ces derniers absorbent ou rejettent dans dans une moindre mesure, chez les eucaryotes. Cell, vol. 177, pp. 1-15, 2019. l’atmosphère. Les virophages semblent d’ailleurs aussi parti- R.-M. BARTHÉLÉMY ET AL., La compréhension de leur impact réel sur ciper au transfert de matériel génétique chez Serendipitous discovery in a l’environnement et de leur rôle dans l’évolu- ces organismes : Mavirus, le virus du virus CroV marine invertebrate (Phylum tion du vivant n’en est qu’à ses débuts… de découvert en 2011, pourrait être à l’origine des Chaetognatha) of the longest même que l’étude de leur diversité. Le volume giant viruses reported till date, transposons, ces fragments d’ADN capables de Virology : Current Research, 2019. des océans est tel que seule une infime propor- se déplacer et de se multiplier de façon auto- tion a été explorée à ce jour. Au-delà de nome dans un génome eucaryote. M. LEGENDRE ET AL., Diversity 200 mètres de profondeur, les sous-marins and evolution of the emerging Pandoraviridae family, scientifiques n’ont visité que l’équivalent de la DES ABYSSES Nature Communications, région parisienne. Qu’y a-t-il dans les milliards ENCORE INEXPLORÉS vol. 9, Art. 2285, 2018. de mètres cubes restant à explorer ? Près des Aujourd’hui, il n’est plus possible d’ignorer L. JACQUEMOT ET AL., sources froides d’où s’échappe le méthane, où le rôle des virus dans les écosystèmes aqua- Therapeutic Potential of a New des écosystèmes se constituent, ou dans les tiques. Par leurs activités régulatrices des Jumbo Phage That Infects Vibrio fumeurs chauds et noirs, des cheminées hydro- populations, ou grâce à l’action indirecte de coralliilyticus, a Widespread thermales riches en sulfure d’hydrogène ? Ou Coral Pathogen, Front. leurs gènes, les virus aquatiques, de par leur Microbiol., 02501, 2018. encore près des coraux profonds que l’on com- nombre et leur diversité, contribuent de façon mence à découvrir et des monts sous-marins essentielle à la biodiversité en augmentant la M. VLOK ET AL., Marine RNA inexplorés ? Et même dans les sédiments où les virus quasispecies are variabilité génétique des microorganismes. Ce distributed throughout the virus, prédateurs majeurs des grands fonds, faisant, ils participent à la régulation du fonc- oceans, mSphere, vol. 4, s’accumulent aussi au fil du temps et restent tionnement écologique de la planète et à ses e00157-19, 2018. actifs pendant des milliers d’années ? n

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 43 MER ET MERVEILLES Les bactéries qui aimaient le plastique

Maria-Luiza Pedrotti explore le monde inconnu des bactéries mangeuses de plastique. Ces microorganismes abondent dans les vortex de déchets flottant à la surface des océans. Pourront-elles en venir à bout ?

La vue depuis la proue de la goélette Tara tandis qu’elle affronte les grands

vents du Pacifique. Foundation Expeditions Tara – © Samuel Bollendorff

44 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 

L’ESSENTIEL L’AUTEURE

Le « continent de plastique » propriétés : elles fixent l’azote, est surtout un vortex géant échangent intensément des où s’accumulent les petits gènes et dégradent le plastique. fragments de plastiques. Elles inquiètent les autorités Une riche communauté sanitaires qui craignent microbienne s’y développe, la dissémination de résistances ELIZABETH SVOBODA distincte de celle que l’on aux antibiotiques. Journaliste scientifique trouve ailleurs. et écrivaine, elle Elles pourraient néanmoins contribue régulièrement Les bactéries présentes se aider à contenir la pollution à Discover, Newsweek, caractérisent surtout par trois par le plastique. Nautilus, Quanta…

sur la chaîne alimentaire de l’océan en général et, par extension, la santé des hommes. Les travaux de Maria-Luiza Pedrotti sur les microbes du vortex sont toujours en cours (voir l’encadré, page 48). Toutefois, ses études précé- dentes (sur les déchets en Méditerranée) avaient déjà révélé certaines particularités des microbes u milieu de l’océan Pacifique, à quelques qui prospèrent sur les fragments de plastique. centaines de kilomètres de Hawaï, un tourbillon de plastique ne cesse de croître CHOLÉRA ET AUTRES MENACES depuis les années 1980. Surnommé le Ceux du septième continent abritent de « septièmeA continent », ce vortex dit du grandes quantités de bactéries du genre Vibrio, Pacifique nord est le témoin monstrueux de notamment l’agent responsable d’une maladie la culture du jetable. Il est aussi, contre humaine tristement célèbre, le choléra. La toute attente, un terrain de jeu pour de plastisphère héberge d’autres dangers. nombreux microorganismes. Le vortex de déchets du Pacifique En 2018, des chercheurs du Leibniz Institute of nord n’est pas un « continent » À bord de la goélette Tara, l’océanographe solide, mais plutôt une soupe Freshwater Ecology and Inland Fisheries, en Maria-Luiza Pedrotti, du CNRS, et ses collè- tourbillonnante de milliards de Allemagne, et d’ailleurs, ont révélé que les bac- gues, traquent les mystérieux habitants de ce fragments de plastiques. Pour téries des microplastiques échangent très fré- qu’elle nomme la « plastisphère ». Leur objec- les étudier, des échantillons sont quemment des gènes. Cette activité accrue collectés par des filets Manta tif : identifier les microbes de ce nouvel éco- à maille fine(à gauche). La taille serait due à la vaste surface de croissance système et comprendre leur biologie. Il s’agit des fragments (à droite) varie offerte aux microbes par les plastiques. Ces d’apprendre comment ces organismes influent du micromètre au millimètre. échanges génétiques rapides facilitent >

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 45 MER ET MERVEILLES

> l’apparition et la diffusion de résistances aux vortex de déchets de l’Atlantique nord y ont antibiotiques qui, à terme, pourraient profiter découvert une concentration importante de à des agents infectieux humains. microbes capables de digérer les plastiques De telles découvertes ont mis en alerte les pour produire leur propre énergie. Les experts en maladies infectieuses. On ne peut recherches de Maria-Luiza Pedrotti confirment toutefois pas imaginer débarrasser l’océan de la présence de tels organismes. On pourrait Cet article a d’abord été publié ses monceaux de déchets plastiques. En effet, en anglais par Quanta Magazine, alors exploiter ces microbes pour dégrader au nous ignorons encore à quel point la faune une publication en ligne moins une partie des détritus flottants. microbienne de ces zones et les chaînes tro- indépendante soutenue par phiques de l’océan sont connectées : l’élimina- la Simons Foundation afin de I HAD A DREAM… favoriser la diffusion des sciences : tion de la plastisphère pourrait avoir des http://bit.ly/QM-Plastic La solution idéale est en amont. Elle consis- conséquences imprévues sur l’écosystème terait à endiguer durablement le flot de déchets océanique global. plastiques de manière à ne faire de la plastis- Ce n’est qu’une question rhétorique, car il est phère qu’un bref épisode de l’histoire. « Je rêve impossible de retirer ne serait-ce qu’une fraction que, dans plusieurs siècles, déclare Romain significative de tout le plastique présent. De fait, Troublé, directeur exécutif de la fondation Tara la plus grande part de cette pollution est micros- Océan, lorsque les géologues observeront les copique et ne peut pas être capturée. traces de cette couche de plastique, ils consta- Un espoir réside cependant au cœur même teront qu’elle s’est arrêtée à l’an 2050. » Afin de la platisphère pour en contrer les pires d’en savoir plus, nous avons rencontré Maria- effets. Des scientifiques français étudiant le Luiza Pedrotti à bord de Tara. « On pourrait endiguer la pollution grâce à plusieurs espèces de bactéries »

Comment en êtes-vous venue à étudier la distribution spatiale des fragments et enfin pour identifier la biodiversité associée au les communautés microbiennes plastique. Nous faisions jusqu’à cinq prélè- des vortex de plastique ? vements par jour : nous passions donc notre temps à cela ! Pour trente minutes passées Maria-Luiza Pedrotti : Pendant ma thèse, j’ai dans l’eau, un filet retenait jusqu’à 500 frag- travaillé sur la dispersion des larves d’oursins. ments de plastique. C’est beaucoup ! J’ai ensuite étudié la diversité bactérienne dans Nous séquençons deux molécules (les divers agrégats, notamment sur des fibres is- ARN ribosomaux 16S et 18S qui aident à sues d’installations de traitement des déchets. reconstruire l’histoire évolutive des orga- En 2014, j’ai coordonné une expédition qui nismes) de certaines bactéries, tandis qu’avec s’intéressait au plastique. Quand Romain Trou- le Genoscope (le centre national français de blé, de la fondation Tara, m’a proposé de la faire séquençage), nous réalisons une analyse sur Tara, j’ai tout de suite dit « Oui ! ». métagénomique. Nous obtenons ainsi un aperçu complet des communautés de Comment les échantillons sont-ils collectés microbes libres et de celles qui sont associées et analysés ? aux agrégats de plastique. Nous pourrons Maria-Luiza Pedrotti : Avec un filet de type mieux comprendre la dispersion des espèces Manta, à maille fine, que le navire traîne, nous invasives, toxiques et pathogènes. recueillons tous les fragments dont la taille est Nous analysons également des échantillons supérieure à 300 micromètres. Pendant la col- du vortex du Pacifique Nord pour déterminer lecte, nous avançons à seulement trois nœuds, la proportion de plastique par rapport au planc- car nous avons besoin de conditions calmes. ton, une sorte d’indicateur de l’état de l’envi- Nous avons déployé des filets dans le vor- ronnement. Quand le plastique est majoritaire, tex du Pacifique Nord en juin et juillet 2018 les poissons meurent, car ils ingurgitent sur- pour des analyses génomiques, pour évaluer tout ces microdéchets. Selon de précédentes

46 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Les bactéries qui aimaient le plastique

À bord de la goélette Tara, l’océanographe Maria-Luiza Pedrotti prépare son équipement. Elle dirige les travaux sur les communautés microbiennes qui se développent sur les fragments de plastique du vortex de l’océan Pacifique Nord.

études, on trouve six kilogrammes de plastique pour chaque kilogramme de plancton… Les microbes trouvés À quoi ressemble vraiment ce vortex sur les plastiques fixent de plastique du Pacifique Nord ? Maria-Luiza Pedrotti : Ce n’est pas une île que vous pouvez simplement nettoyer avec des l’azote, échangent navires. Il s’agit en fait d’une grande quantité de microplastiques étalée sur une vaste zone des gènes et dégradent où la concentration de plancton est très basse. Les publications évoquent la présence de les polymères macroplastiques (d’une taille typiquement supérieure à cinq millimètres), mais nous y avons principalement trouvé des microplas- tiques, ainsi que quelques rares gros objets. ments divers et à des concentrations de nutri- Un échantillon est difficile à décrire. Nous ments très différentes grâce à leur capacité à parlons de « soupe », mais c’est une « soupe fixer l’azote. appauvrie », riche en plastique et pauvre en En Méditerranée, nous avons aussi décou- plancton. vert que les espèces principales de bactéries sur les plastiques sont spécialisées dans la dégra- En quoi la communauté microbienne des dation d’hydrocarbures. Elles décomposent les vortex de plastique se distingue-t-elle ? polymères en monomères dont elles utilisent Maria-Luiza Pedrotti : Les communautés de le carbone pour produire de l’énergie. Le plus microbes que l’on trouve sur les plastiques dif- souvent, les microbes trouvés sur les plastiques fèrent des bactéries libres par leurs caractéris- fixent l’azote, échangent des gènes et dégradent tiques physiques et chimiques. Elles sont op- le plastique. portunistes. Sans substrat, les bactéries restent Certains organismes pathogènes sont éga- en dormance pendant longtemps. Mais une fois lement associés au plastique, nous allons donc accrochées, par exemple à un morceau de plas- les rechercher. Des collègues avaient trouvé des tique, elles se développent aussitôt. En Médi- bactéries du genre Vibrio (un groupe qui com- terranée, nous avons trouvé beaucoup de cya- prend les bactéries responsables du choléra) nobactéries benthiques sur les plastiques. Ces dans l’Atlantique Nord où elles étaient asso- organismes filamenteux vivent souvent dans ciées à des microplastiques. La plupart des

© Samuel Bollendorff – Tara Expeditions Foundation Expeditions Tara – © Samuel Bollendorff les profondeurs et s’adaptent à des environne- bactéries marines sont inoffensives, mais >

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 47 MER ET MERVEILLES

DU PLANCTON AU PLASTIQUE

’est en 2010, au cours de plastiques, la pollution marine fragments… un travail de fourmi sur Tara Oceans 2009-2013, résultante s’est dispersée largement. près de 70 000 fragments ! L’équipe a Cl’expédition dédiée au monde En 2014, l’expédition Tara Méditerranée aussi étudié la faune et la flore associée planctonique, que Tara s’est intéressée coordonnée par deux chercheurs CNRS, aux plastiques. au stock de plastique en mer. Nous dont Maria-Luiza Pedrotti, et Stéphane Les premiers résultats font apparaître avons commencé à prélever des Bruzaud, de l’université de Bretagne une concentration moyenne de microplastiques dans des filets et Sud, était entièrement dédiée à la microplastiques de surface en ouvert une importante page de la Méditerranée équivalente à celle recherche fondamentale sur les observée dans le continent interactions entre le plastique et les de plastique du Pacifique Nord. organismes qui forment la base de la Des micro-écosystèmes Des zones côtières à forte chaîne alimentaire marine : le plancton. (bactéries, microalgues, concentration de plastique En Arctique, Tara a identifié une microprédateurs…) ont été repérées près de Naples, importante zone d’accumulation de se développent à la de la Corse et de Marseille. microplastiques dans des régions Plusieurs liens entre plastique et vierges et isolées. L’étude publiée surface du plastique organismes vivants ont été mis en 2017 dans Science Advances met en en évidence. Ainsi, le plastique est évidence le transport à grande échelle d’autant plus incorporé dans les chaînes de débris de plastique flottants depuis compréhension des impacts du plastique alimentaires qu’il est abondant. l’océan Atlantique jusqu’à l’Arctique sur l’écosystème méditerranéen. Les communautés de plancton sont par le courant du Gulf stream et La mission a quantifié les fragments spécifiques des différents types de confirme qu’en seulement quelques de plastique, leur taille, leur poids plastiques. De véritables écosystèmes décennies d’utilisation de matières et la composition chimique de ces microscopiques avec des bactéries,

> plusieurs taxons peuvent causer des maladies chez les humains et les animaux. Sur les côtes, Dans quelle mesure le vortex du Pacifique ramasser des déchets Nord est-il comparable à celui de la Méditerranée ? Maria-Luiza Pedrotti : Nous comparons le sys- plastiques les empêche tème méditerranéen à celui du Pacifique pour voir si les bactéries s’y attachent de la même d’atteindre le plein océan façon au plastique. Les mécanismes sont-ils communs ou spécifiques à chaque zone ? Dans la Méditerranée, la diversité des bacté- plastiques dans les huîtres et les moules, qui sont ries sur les plastiques est supérieure à celle des des organismes suspensivores (les animaux aqua- bactéries libres. C’est très intéressant et cela tiques qui se nourrissent en filtrant de petits orga- soulève de nombreuses questions. Comment nismes comme le krill). Si vous mangez des expliquer cette surabondance ? Peut-être parce huîtres qui contiennent des microbes patho- que les bactéries sont spécialisées pour certains gènes, le transfert est direct. types de substrats, comme justement le plas- Autre menace : les poissons ne peuvent pas tique. Un de mes collègues, un étudiant, a mon- faire la différence et l’ingestion du plastique va tré que les biofilms bactériens naissent plus les affamer, ce qui va ensuite impacter toute la facilement sur le plastique dégradé que sur de la chaîne alimentaire. Tout est connecté. matière récemment jetée à l’eau. En 2018, on a découvert que les Comment les microbes des vortex microplastiques sont propices à interagissent-ils avec le reste de la chaîne l’apparition de résistances aux alimentaire océanique ? Ces changements antibiotiques. Comment cela peut-il peuvent-ils affecter les humains ? affecter le reste de l’écosystème ? Maria-Luiza Pedrotti : Le système de la plastis- Maria-Luiza Pedrotti : Des chercheurs alle- phère abrite des espèces microbiennes toxiques, mands ont comparé le transfert de gènes entre nous l’avons vu. Or on trouve beaucoup de ces des bactéries libres et d’autres associées à des

48 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Les bactéries qui aimaient le plastique

Ces travaux ont été prolongés sur tout le parcours de l’expédition Tara Pacific 2016-18, dédiée aux récifs coralliens, y compris dans le continent de plastique du Pacifique Nord. Aujourd’hui, la fondation Tara Océan s’intéresse au plastique à travers une nouvelle mission aux embouchures des fleuves européens, entre terre et mer cette fois, afin d’explorer et décrire les fuites de déchets plastiques vers la mer. Cette « mission microplastiques 2019 », dont le volet scientifique est coordonné par le CNRS, sillonnera plusieurs façades de l’Europe pendant six mois et explorera 10 grands fleuves. Elle se déroule jusqu’au 23 novembre 2019. Elle a pour objectifs majeurs d’identifier les sources de pollution, de comprendre leur fragmentation À bord de Tara, Mélanie Billaud et Nils Haentjens inspectent le contenu en fragments de plastique dans les fleuves et de prédire leur d’un échantillon d’eau de mer. dispersion vers l’océan mais aussi de marteler que les solutions pour des microalgues et des microprédateurs polymères utilisés pour les emballages stopper ce fléau sont à terre, se développent à la surface de ces à usage unique, ainsi que d’importantes et qu’elles impliquent toute la société. fragments. Parmi ces plastiques, on concentrations de fibres synthétiques observe une forte prépondérance des colonisées par des bactéries. FONDATION TARA OCÉAN

microfragments de plastiques. Il est notable- déchets plastiques d’atteindre l’écosystème ment plus important dans le second cas. Qui océanique global. plus est, il a souvent lieu entre des espèces dif- férentes. De tels échanges, rapides et nom- Les microbes des vortex peuvent-ils breux, favorisent l’adaptation des microbes (un nous enseigner de nouveaux moyens processus d’ordinaire très long) à un nouvel de dégrader les déchets ? environnement et la propagation de phéno- Maria-Luiza Pedrotti : On pourrait au moins mènes de résistances aux antibiotiques. endiguer la pollution par le plastique. Plusieurs Les risques pour la santé humaine sont espèces de bactéries et de champignons dé- importants ! Si vous vivez au Bangladesh, par gradent efficacement le polyéthylène, le poly- exemple, et que ces plastiques porteurs de bac- propylène et d’autres polymères. Pour ce faire, téries résistantes atteignent les rivières à partir ces microorganismes utilisent des enzymes qui des océans, une grave épidémie pourrait se BIBLIOGRAPHIE les découpent en monomères. déclencher. M. LUIZA PEDROTTI ET AL., Changes in the floating plastic Que prévoyez-vous d’étudier Est-il envisageable un jour de pouvoir pollution of the Mediterranean dans les années à venir ? nettoyer ces vortex de déchets ? sea in relation to the distance Maria-Luiza Pedrotti : Les plastiques peuvent to land, Plos one, Maria-Luiza Pedrotti : Selon moi, et en consi- vol. 11(8), e0161581, 2018. faciliter la colonisation bactérienne et être le vec- dérant l’ampleur du phénomène, c’est impos- teur de potentiels envahisseurs comme des algues sible. Nous ne pouvons simplement pas collec- M. ARIAS-ANDRES ET AL., nocives et des agents pathogènes. La première Microplastic pollution ter les microplastiques et être efficaces sur de increases gene exchange étape consiste à comprendre les mécanismes vastes zones. Même le plastique biodégradable in aquatic ecosystems, sous-jacents. La seconde consiste à essayer de n’est pas bon pour les océans, car il ne s’y dé- Environmental Pollution cultiver les organismes qui se lient au plastique. compose pas correctement. Bannir l’usage de vol. 237, pp. 253-261, 2018. Nous devons continuer nos recherches. Le sachets plastiques et les remplacer par des maté- D. DEBROAS ET AL., milieu des études sur les communautés micro- riaux biodégradables ne fonctionnerait pas. Plastics in the North Atlantic biennes associées au plastique est lacunaire ; nous Il n’existe pas de méthode magique pour garbage patch: A boat-microbe ne comprenons pas encore exactement comment for hitchhikers and plastic nettoyer les océans. Toutefois, le ramassage degraders, Science of The Total ces organismes affectent l’écologie océanique local, sur les zones côtières, est une bonne Environment, vol. 599-600, globale. Pour être crédible, nous devons avant n © Samuel Bollendorff – Tara Expeditions Foundation Expeditions Tara – © Samuel Bollendorff solution à préconiser, puisqu’il empêche les pp. 1222-1232, 2017. tout rester humble.

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 49 Dans cette image se cachent peut-être les médicaments de demain

50 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 VEILLER AU GRAIN

L’humanité aurait-elle pris conscience des dommages que ses activités infligent aux océans ? Peut-être… En tout cas, les initiatives pour réparer les dégâts se multiplient. Ici, on élève du corail pour espérer un jour recoloniser des récifs chatoyants de couleurs. Là, on délimite des aires protégées pour que la biodiversité se reconstitue, sans négliger les aspects socioéconomiques. Là encore, on organise la protection des tortues pour éviter leur disparition annoncée. Et au plus haut niveau des instances internationales, on réfléchit aux meilleures mesures à prendre pour protéger durablement les 71 % de la planète. Au-delà de la préservation de la nature, c’est également mettre toutes les chances de notre côté quant aux ressources que la mer recèle : médicaments, nourriture, nouveaux matériaux…

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 51 © Whitcombe/shutterstock.com Richard VEILLER AU GRAIN Des pouponnières pour le corail Le réchauffement océanique menace les coraux. Peut-on sauver ces animaux en les cultivant ? © Avec l’aimable autorisation de theoceanagency.org de autorisation l’aimable Avec ©

52 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 L’ESSENTIEL L’AUTEURE

Des biologistes essayent qui conduisent à des descendants plusieurs méthodes pour plus résilients ; la stimulation aider les coraux à s’adapter des algues symbiotiques au réchauffement climatique. des coraux pourrait aussi renforcer leur santé. Ils les poussent à se cloner plus vite et créent des larves Ces techniques sont REBECCA ALBRIGHT en laboratoire pour accroître prometteuses à l’échelle locale, spécialiste des coraux, leur diversité génétique. mais un sauvetage à l’échelle est conservatrice à mondiale ne sera possible l’Académie des sciences Un stress thermique que si nous ralentissons de Californie. favorise l’activation de gènes le réchauffement océanique.

Un plongeur contrôle des coraux plantés dans une baie, à Hawaï, pour déterminer comment l’acidification des océans, due au changement climatique, les affecte.

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 53 VEILLER AU GRAIN

ebout sur une plage australienne, je me pré- pare à plonger sur la Grande Barrière de corail, 10 ans après ma précédente plongée en ce lieu. Mon émotion avait été à la hauteur duD chemin parcouru : élevée dans l’Ohio, j’avais passé mon enfance à lire des livres sur la biolo- gie marine. J’avais passé mes niveaux de plon- gée dans les eaux troubles des carrières de calcaire de cet État, avant de partir, un an plus tard, explorer la Grande Barrière. Avec mon amie Émilie, nous avions passé deux merveil- leuses heures durant lesquelles, fascinées, nous contemplâmes une prospère forêt de corail regorgeant de seiches, de bénitiers géants vio- lets et de gracieuses tortues marines… Et me voilà de retour, cette fois en tant que chercheuse à l’Institut australien des sciences marines situé à Cape Ferguson dans le Queensland. Prête à m’émerveiller à nouveau, j’entre dans l’eau, puis regarde. Mon cœur se serre : plus aucune seiche, plus de tortues non plus… Le corail est pâle. La vie foisonnante a Les plongeurs fixent des coraux adopter celle du calcaire constitutif de l’exosque- cédé la place aux algues et aux sédiments… Ce élevés en laboratoire afin de lette des polypes : elles blanchissent. repeupler un récif, un peu comme choc date de 2014, alors que commençait le on plante de jeunes arbres pour troisième grand épisode de blanchiment. reconstituer une forêt. UNE KYRIELLE DE MENACES Les coraux sont de petits animaux, des Le blanchiment massif des coraux entamé polypes, sécrétant un exosquelette en calcaire (le en 2014 a duré trois ans, dévastant les récifs matériau du récif) et vivant en symbiose avec des sur toute la planète. Même si la surpêche, la zooxanthelles, des microalgues qui leur four- pollution et l’acidification des océans menacent nissent la majeure partie de leur nourriture et leur aussi les récifs coralliens, la principale inquié- confèrent leurs couleurs. Quand l’élévation de la tude à leur propos aujourd’hui est bien leur température des eaux marines stresse les coraux, destruction rapide et massive par le réchauffe- ils tendent à expulser leurs microalgues. Leurs ment des eaux océaniques. colonies perdent alors leurs couleurs pour Provoquées par des épisodes El Niño, les pre- mières grandes phases de blanchiment se sont produites en 1998 et en 2008. Celle de 2014 à 2017 a de loin été la plus longue et la plus ample LES CORAUX DANS L’ANTHROPOCÈNE puisqu’elle a concerné pas moins de 70 % des récifs coralliens du monde. Deux tiers des coraux u cours des à laquelle l’équipe à travers le monde. de la Grande Barrière de corail ont été soit sévè- 40 dernières de Terry Hughes de Selon les chercheurs, rement blanchis, soit détruits. Et la dévastation A années, l’université James Cook il est clair que les coraux continue : les récifs coralliens disparaissent sous l’intervalle de temps en Australie est parvenue sont entrés dans l’ère nos yeux. Au cours des 30 dernières années, nous séparant deux après avoir examiné géologique dite avons perdu approximativement 50 % des coraux événements de de près les évolutions de l’Anthropocène, blanchiment a été de cent récifs coralliens c’est-à-dire de la de la planète et les chercheurs estiment que pas divisé par cinq. situés dans les eaux domination de la vie plus de 10 % des coraux du monde survivront C’est la constatation territoriales de 54 pays sur Terre par l’humanité. jusqu’en 2050. Nous avons besoin de solutions

pour les sauver et il nous les faut très vite ! Video Down Way Berg Joe de autorisation l’aimable Avec ©

54 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Des pouponnières pour le corail

Même si les récifs coralliens ne couvrent afin de cultiver des coraux qui, ensuite, seront que 0,1 % de la surface du fond océanique, on y transplantés sur des récifs dégradés. Ces pou- rencontre 25 % des espèces marines connues, ponnières marines tirent parti du fait que la dont certaines nourrissent des millions de gens. reproduction des coraux peut être sexuée ou Ils représentent aussi des protections côtières non. Une colonie corallienne est en effet un naturelles capables d’atténuer jusqu’à 97 % de organisme clonal constitué de centaines de l’énergie des vagues et 84 % de leur hauteur. Et milliers de polypes qui sont les clones les uns puis, les coraux sont aussi à l’origine d’une acti- des autres. Chacun a la capacité de se repro- vité touristique. S’ils venaient à disparaître, les duire de façon sexuée en émettant des œufs et vies de quelque 500 millions de personnes du sperme qui fusionneront pour former des seraient compromises, entraînant un manque larves et de façon asexuée par bourgeonnement à gagner de plus de 30 milliards d’euros. de ses polypes pour en former d’autres (voir l’encadré page 57). DES SAPINS DE NOËL IMMERGÉS Quand une tempête endommage un récif Poussés par l’urgence de la situation, des corallien, il arrive qu’un fragment de colonie se chercheurs se sont mis à développer des moyens détache, soit emporté, se fixe au fond et recom- de plus en plus audacieux et créatifs pour main- mence à prospérer en se clonant. C’est pour- tenir les récifs coralliens et les restaurer. Les quoi les éleveurs de corail fragmentent techniques nécessaires doivent être bon marché volontairement des coraux afin d’en créer des et adaptables à grande échelle. Ces critères ont clones. Aujourd’hui, presque 90 espèces diffé- conduit à une poignée d’options fondées sur des rentes sont élevées à travers le monde. Les éle- processus naturels et des interventions veurs des Caraïbes et de l’Atlantique occidental humaines. Ensemble, ces actions pourraient font couramment pousser des dizaines de mil- aider les coraux à traverser les prochaines décen- liers de coraux et les transplantent sur des récifs nies – et atteindre, espérons-le, une période où dégradés, financés le plus souvent par des dona- l’humanité aura assez réduit ses émissions pour teurs privés, des subventions ou des pro- que le réchauffement climatique ralentisse. grammes gouvernementaux de restauration. Si vous plongez un jour à quelque sept kilo- Les chercheurs aimeraient amplifier ce type mètres de la côte de Floride, peut-être tombe- de restauration. Dave Vaughan, du laboratoire rez-vous sur des forêts d’arbres en plastique marin Mote, à Sarasota, en Floride, a découvert aux branches ornées de coraux, semblables à récemment que lorsqu’on réduit les coraux en des sapins de Noël décorés. Les chercheurs fragments de la taille d’une gomme, ils se régé- emploient de tels élevages en mer ou en bassin nèrent 25 à 50 fois plus vite que dans la nature. Et si des morceaux génétique- ment équivalents sont disposés à quelques centimètres les uns LE PIRE BLANCHIMENT DE TOUS LES TEMPS des autres, ils fusionnent à nouveau pour former une grande colonie. En quelques ntre 2014 de coraux de la plus coraux dues à cette leurs algues mois, l’équipe de Dave Vaughan et 2017, un grande ampleur élévation de symbiotiques, ce qui obtient ainsi des colonies coral- Eéchauffement jamais enregistrée. température se sont a privé les colonies anormal des eaux Au cours de l’année multipliées sur la coralliennes de leur liennes de la taille d’un ballon océaniques a 2016, en effet, les planète. Stressés, les source de nourriture, de football, ce qui, dans la provoqué le conditions de vie polypes coralliens dans nombre de cas nature, aurait pris des années. blanchiment difficiles pour les ont expulsé en masse jusqu’à la mort. 600 CORAUX EN UN APRÈS-MIDI Il y a douze ans, aux débuts de la culture corallienne, ripel l’équipe de Dave Vaughan a pro- des es duit 600 coraux en six ans ; elle er ue en fait aujourd’hui autant… en samriue p, ilippines un après-midi. Entre-temps, isues de lanimen aldives uvelle elle a appliqué avec succès sa aldnie surveiller technique de fragmentation à ssile rande une demi-douzaine d’espèces rale arrire r prale coralliennes. Dave Vaughan is ralliens prévoit de produire et de trans- planter jusqu’à 100 000 en 2019, et il s’est juré de ne pas prendre : NOAA Satellite and Information service / Carte réalisée par Mapping Specialists Mapping par réalisée / Carte service and Information Satellite : NOAA sa retraite avant d’en avoir

Source transplanté 1 million. >

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 55 VEILLER AU GRAIN

La reproduction sexuée est le moyen par lequel la nature accumule de la diversité. Comme les coraux sont fixés au plancher de l’océan, ils ne peuvent se déplacer à la recherche de partenaires. Pour se reproduire de façon sexuée, la plupart libèrent des ovules et des spermatozoïdes dans la colonne d’eau où, avec un peu de chance, des fécondations se produisent. Un phénomène qui devient de plus en plus improbable à mesure qu’une zone récifale se dégrade puisque les coraux vivants se retrouvent de plus en plus éloi- gnés les uns des autres. À l’Académie des sciences de Californie, en collaboration avec les ONG Nature Conservancy et Secore International, nous travaillons à assister © Getty Images © Getty la délicate sexualité des coraux. Nous avons > Quand il a commencé dans la culture de Les coraux du genre Acropora désormais une bonne idée du moment pendant coraux, la production d’un seul corail coûtait se reproduisent une fois par an lequel frayent les colonies (voir la figure ci-des- quelque 800 euros. Grâce à la technique de en été. Tout au long des milliers sus) : vers la fin de l’été, après le coucher du de kilomètres de la Grande fragmentation et après avoir amélioré ses Barrière de corail, ils émettent soleil et à la pleine lune (les coraux sont éton- méthodes, son équipe produit aujourd’hui cou- alors des paquets de namment romantiques). Au cours d’une des ramment un corail pour moins de 17 euros. En spermatozoïdes et d’ovules. nuits où cela se produit, nous plongeons munis faisant appel à des scientifiques amateurs et à de filets afin de prélever les gamètes (voir la des volontaires, Dave Vaughan est convaincu figure ci-dessous). Nous les apportons ensuite au qu’il réduira ce coût à deux euros par corail – un laboratoire, où nous les mélangeons dans des euro pour assurer la reproduction et un autre seaux d’eau de mer afin de déclencher des fécon- pour financer la transplantation. Même si le dations. Les larves ainsi produites ont la taille Service américain de la pêche maritime estime d’un grain de sésame. que restaurer les coraux « corne de cerf » et « corne d’élan » typiques des Caraïbes deman- FIV CORALLIENNE dera… 400 ans et 216 millions d’euros, l’objectif Dans la nature, tant qu’elles n’ont pas eu de Dave Vaughan est de les retirer de la liste des l’occasion de se fixer afin de commencer à espèces en danger avant sa mort. croître, elles sont vulnérables, susceptibles Ses techniques ont permis de rétablir de d’être mangées à tout moment. D’où l’intérêt nombreux récifs tels qu’on les avait connus en de les élever jusqu’à ce qu’elles soient assez termes de taille et de fonctionnement. Cela n’a grandes et fortes pour être transplantées sur le toutefois été possible que localement : les récif. L’objectif n’est pas de replanter des récifs mêmes résultats à l’échelle de l’écosystème entiers, mais plutôt d’y augmenter la diversité signifieraient un saut énorme. De fait, la plu- génétique tout en reconstituant assez la popu- part des campagnes menées jusqu’à présent ont lation afin que le récif puisse se rétablir par > restauré moins de un hectare, alors que les récifs se dégradent sur des centaines de milliers de kilomètres carrés. Le passage à grande échelle est donc l’un des plus grands défis à relever : on a par exemple estimé que la restau- ration des 2 300 kilomètres de la Grande Barrière à l’aide de fragments de corail à quatre euros pièce coûterait… 170 milliards d’euros. Parallèlement à ces pouponnières fondées sur la reproduction asexuée des coraux, des chercheurs tentent de favoriser leur reproduc- tion sexuée dans l’espoir d’augmenter leur diver- sité génétique. C’est important, car la baisse de diversité génétique accompagnant le déclin des populations réduit la résilience des colonies coralliennes face au réchauffement des eaux marines. Dans de nombreux récifs des Caraïbes, par exemple, un unique clone domine. Or la science et même l’histoire enseignent qu’une Les spermatozoïdes et les ovules des coraux « corne d’élan » diversité génétique trop faible conduit vite une sont prélevés sous l’eau à l’aide d’un entonnoir en tissu et population au désastre, particulièrement quand collectés dans un tube (ci-contre).

les conditions environnementales changent. International Secore Selvaggio de Paul autorisation l’aimable Avec ©

56 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Des pouponnières pour le corail

enacules

a ouce ASSISTER LA VIE CORALLIENNE ai uccale Mi-animaux, mi-végétaux, les coraux produisent leur descendance en se clonant uelee (reproduction asexuée) ou par la fusion d’un b c ovule et d’un spermatozoïde (reproduction sexuée) ; ils vivent aussi en symbiose avec des algues. D’où les quatre méthodes pour les aider à se multiplier et à prospérer présentées ci-dessous.

TROIS EN UN Un corail est fait de nombreux polypes dotés d’un squelette et d’une bouche. Chacun est nourri par des are algues (a) vivant sous un épiderme (b) entretenu par des bactéries (c). Ces trois organismes symbiotiques olpe bénéficient les uns des autres. Ce sont les algues qui donnent leurs couleurs aux coraux. erilisaion raae

olpe clon REPRODUCTION SEXUÉE Une nuit par an, une colonie corallienne libère des millions de minuscules billes translucides qui contiennent ovules et spermatozoïdes. Les billes raenaion remontent à la surface où leur membrane se dissout au contact de l’air. Si un spermatozoïde rencontre un ovule, la minuscule oureonneen larve issue de la fécondation grossit, nage vers les fonds olonie corallienne sous-marins, se fixe sur un substrat et devient un polype capable de bourgeonner.

REPRODUCTION ASEXUÉE Un polype se clone lui-même en formant un bourgeon qui se développe en un second polype identique au premier. En outre, si de fortes vagues brisent une branche du corail, les fragments peuvent se fixer au sol, pousser et devenir des copies conformes de l’organisme de départ.

Quelles solutions ? ALGUES FÉCONDATION CROISÉE GÈNES MICROFRAGMENTS Développer des algues Prélever spermatozoïdes et Stresser thermiquement Briser des coraux en petits résistantes à la chaleur ovules et les fusionner au les coraux favoriserait l’activation morceaux, ce qui favorise et les inoculer aux bébés laboratoire afin d’obtenir une de gènes de résistance la croissance de clones. En coraux afin de les rendre grande diversité génétique de thermique. Une fois dans planter des milliers sur les plus résistants à la larves, puis les planter sur le récif un récif, les coraux entraînés récifs dégradés afin qu’ils se chaleur. afin de le rendre plus résilient. transmettraient leur résilience. reconnectent en colonies. © Rebecca Konte © Rebecca

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> lui-même tout en devenant plus résilient aux changements de l’environnement. Nombre de récifs ont une trop faible diver- sité génétique pour produire des bébés coraux. En combinant multiplication asexuée et sexuée, nous serions à même de reconstruire des récifs sains dans le voisinage. L’objectif est de créer des coraux propagateurs de vie. Dans la nature, environ un bébé corail sur 1 million survit. D’où le grand intérêt de les aider à traverser les premiers stades de leur vie. Nous en sommes aujourd’hui à 100 % de succès dans la fécondation des coraux en laboratoire et la fixation des larves sur des tuiles pouvant être placées en mer. Lors d’un frai corallien à Curaçao dans les Caraïbes l’an passé, j’ai aidé Secore coraux entraînés étaient ensuite implantés sur International à récolter les ovules de 25 colonies. des récifs, où ils transmettraient leur résistance En deux petites journées, notre équipe en a à leurs rejetons, créant en quelque sorte des ramassé pas moins de 5 millions. générations de « supercoraux ». Le réglage épi- L’un des grands défis est de maintenir les génétique augmenterait la résistance coral- coraux juvéniles en vie une fois réimplantés lienne au blanchiment. En théorie du moins. dans l’océan. Après tout, les conditions de vie De fait, nous comprenons encore peu ce qui y règnent actuellement sont la cause prin- processus. Si les premiers essais de laboratoire cipale du déclin corallien, de sorte que tant que sont prometteurs, il reste à en mener en mer. nous n’avons pas maîtrisé le changement cli- Ils révéleront si les coraux entraînés trans- matique, la pollution et la surpêche, nous ne mettent effectivement leur résilience à leurs faisons qu’accorder un peu de répit aux coraux. descendants une fois intégrés à un récif, ce qui Qui sait, peut-être réussirons-nous à créer des permettra d’envisager cette approche à plus génotypes que nous reproduirons en masse et grande échelle, d’étudier son coût et d’éven- dont certains survivront. tuels risques inhérents. Toutefois, pour qu’un tel scénario se pro- duise, nous ne pouvons nous fier à la chance. DE L’IMPORTANCE Les conditions régnant dans les océans DU MICROBIOTE changent trop vite pour que la plupart des Madeleine van Oppen, quant à elle, étudie coraux s’adaptent naturellement, de sorte que la sélection artificielle. Un certain degré de les chercheurs s’intéressent aussi aux moyens diversité génétique existant au sein d’une même d’accélérer leur adaptation. Une approche pos- espèce, chaque individu est plus ou moins résis- sible consiste à renforcer les traits favorisant tant au blanchiment ou à la maladie. Comme des la tolérance au stress thermique et la capacité sélectionneurs cherchant à favoriser certains à se rétablir après une phase de blanchiment. traits d’une espèce animale, il serait intéressant Cette évolution « assistée » est déjà très pré- d’identifier les colonies de coraux résistantes et sente dans notre quotidien, puisque la plus de s’en servir pour produire une progéniture grande partie de la nourriture que nous résistante. Nous serions alors en mesure d’amé- consommons provient d’espèces ayant été liorer la tolérance à la température d’un récif modifiées par l’humanité. Nos animaux de entier puisque les gènes utiles seraient transmis compagnie ont aussi été élevés et sélectionnés aux générations suivantes. en fonction de traits esthétiques ou de person- Sélectionner des coraux est difficile car nalité. Dès lors, pourquoi ne pas en faire autant leur maturation nécessite parfois une décen- avec les coraux afin de favoriser leur résistance nie. L’adaptation aux changements environ- au changement climatique ? nementaux est compliquée pour la même en bas) milieu et (au Mizobe Mindy et Barott Katie Eggers, ; d’Amy Ruth Gates, de l’Institut de biologie marine raison. Toutefois les microorganismes et les de Hawaï, et Madeleine van Oppen, de l’Insti- algues vivant en symbiose avec les coraux se tut australien de science marine, travaillent reproduisent vite et influencent énormément ensemble à augmenter la résistance corallienne leur santé. Nous tentons donc de manipuler au stress. Afin de conditionner les coraux, Ruth ce microbiote corallien afin d’améliorer la Gates les place sur ce qu’elle nomme des « tapis santé des polypes. roulants environnementaux ». Ils y sont expo- Madeleine van Oppen développe actuelle- sés à des températures sublétales, dans l’espoir ment en laboratoire des souches d’algues et les de favoriser l’activation de gènes aidant à inocule à des bébés coraux afin qu’elles leur affronter durablement le stress thermique. confèrent une tolérance thermique. Avec Ruth Cette technique, nommée réglage épigéné- Gates, elle tente aussi d’appliquer plusieurs de

tique, serait plus enthousiasmante encore si les ces techniques (réglage épigénétique, sélection haut) (en Eggers d’Amy autorisation l’aimable Avec ©

58 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Des pouponnières pour le corail

Ces algues (en rouge) nourrissent Smithsonian Institution, à Washington, a mis un corail du genre Pocillopora sur pied la première banque génétique pour en bonne santé (à gauche). espèces de coraux en danger. En 2004, quelques Le réchauffement de l’eau conduit à leur expulsion (au centre) de sorte années après la naissance du premier bébé que le corail adopte la couleur humain issu d’un ovule cryopréservé (préservé de son exosquelette : il blanchit dans l’azote liquide), elle a en effet créé le pro- (à droite). Une fois séparés gramme de cryoconservation des coraux. Son de leurs algues, les coraux équipe a mis en place un système de congélation manquent de sucres (les points verts sont des protéines). du sperme corallien applicable à un large éven- tail d’espèces coralliennes. Pour le moment, elle a stocké 16 espèces provenant du monde entier, soit environ 2 % des quelque 800 espèces coral- liennes qui existeraient sur Terre d’après les estimations. Les spermatozoïdes décongelés ont des taux de fécondation comparables à ceux des artificielle et manipulation du microbiote) sur spermatozoïdes frais et les embryons issus de la un même corail est plus efficace que l’applica- fécondation in vitro se développent en polypes tion d’une seule à la fois. juvéniles en bonne santé. La plupart des techniques que nous utilisons Mary Hagedorn a distribué ces germo- n’en sont qu’à leurs balbutiements. Toutefois, plasmes, ou tissus vivants, dans les banques certains éléments suggèrent qu’en les associant, cryogéniques de divers pays. En théorie, ces nous aurons plus de succès. Une approche com- banques sont capables de conserver ces tissus binée se déroulerait ainsi : nous utiliserions pendant des centaines, voire des milliers d’an- d’abord la reproduction sexuée et l’évolution nées. Les cellules pourront être décongelées un assistée pour obtenir au sein de populations de jour et servir à des projets d’élevage en mer ou coraux une plus grande diversité et des individus en piscine. Les spermatozoïdes congelés servi- plus résistants au stress ; ensuite nous passe- raient par exemple à féconder des ovules venant rions à la production en masse en élevage par de zones hors de leur territoire d’origine, et ainsi multiplication asexuée ; puis nous transplante- à introduire de nouveaux gènes dans un bassin rions les individus obtenus sur des récifs. génétique corallien. Les banques servent bien Est-ce pour bientôt ? Pas exactement. sûr aussi à préserver les espèces récifales sus- Certaines techniques, comme la sélection arti- ceptibles de décliner ou de disparaître. ficielle sont faciles à mettre en œuvre immé- diatement ; elles sont aussi peu coûteuses et UN RÉCIF AU CONGÉLATEUR efficaces. Toutefois, nous avons encore du tra- Outre le sperme, Mary Hagedorn travaille vail afin d’établir la viabilité et l’adaptabilité à aussi à cryopréserver des ovules et même des grande échelle des autres techniques, et de larves entières. Elle espère y parvenir au cours des mesurer les risques d’entraîner des consé- années à venir, puis elle s’attaquera à la cryocon- quences écologiques non anticipées. Il est pos- servation de microfragments coralliens entiers. sible, par exemple, que les traits artificiellement Son équipe développe aussi des techniques de sélectionnés conduisent les coraux introduits cryopréservation de testicules de poissons afin à surclasser les populations natives au lieu de d’aider à préserver la diversité des poissons réci- s’y intégrer, ce qui ruinerait nos efforts pour faux. Son objectif ultime est de construire un favoriser la survie des récifs. BIBLIOGRAPHIE ensemble de banques hautement sécurisées ras- semblant les ovules, spermatozoïdes, embryons… BANQUE DE SPERME CORALLIEN T. P. HUGHES ET AL., Global des coraux et des autres espèces récifales en dan- warming and recurrent mass Que l’on utilise une ou plusieurs tech- bleaching of corals, Nature, ger. « Nous n’avons aucune idée de ce que la niques pour renforcer les coraux, une autre vol. 543, pp. 373–377, 2017. science sera capable d’accomplir dans un siècle », étape est cruciale : il faut conserver des sper- estime-t-elle. P. J. EDMUNDS ET AL., matozoïdes, des ovules, des larves et des frag- Persistence and change in Ces différentes pistes peuvent surprendre. ments de coraux entiers au sein de réserves community composition of reef Nombre d’entre elles doivent encore être mises équivalentes aux banques de semences main- corals through present, past, à l’épreuve, et de nombreuses interrogations tenues par les agronomes depuis des décen- and future climates, Plos One, subsistent quant à leur applicabilité à grande nies pour améliorer le rendement des cultures, article e107525, 2014. échelle, à leurs coûts et aux conséquences éco- la résistance aux maladies et la tolérance à la Projet de l’Académie logiques de la manipulation des systèmes réci- sécheresse. De telles banques permettent aux des sciences de Californie faux. Toutefois, les risques de l’inaction sont chercheurs de se procurer des éléments bio- pour les récifs coralliens : connus : de fortes menaces pèsent sur les coraux www.calacademy.org/explore- logiques essentiels à l’amélioration de la rési- science/ hope-for-reefs et les nombreuses espèces qui en dépendent. lience et de la biodiversité. Bien sûr, le premier défi reste de réduire les Projet des microfragments En s’inspirant des méthodes employées du laboratoire marin Mote : activités humaines responsables de ces pour la fécondation in vitro, Mary Hagedorn de https://mote.org/research/ menaces : les émissions de gaz à effet de serre, l’Institut de biologie de la conservation de la program/coral-reef-restoration la pollution et la surpêche.

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L’ESSENTIEL L’AUTEUR

La haute mer, au-delà Il importe de l’étudier en détail des limites des eaux pour comprendre les mécanismes territoriales, est l’objet des services écosystémiques de nombreuses convoitises. qu’elle rend, la séquestration du carbone par exemple. Elle est, en outre, soumise à de nombreux stress et La fondation Tara Océan est ROMAIN TROUBLÉ la biodiversité, notamment partie prenante de cette exploration directeur général planctonique, qu’elle abrite scientifique et des pourparlers de la fondation est particulièrement menacée. sur la protection de la haute mer. Tara Océan

La haute mer, terre de découvertes

L’exploration scientifique de la haute mer est indispensable à une meilleure connaissance de la biodiversité océanique et de sa dynamique. C’est un enjeu écologique planétaire ! Les discussions en cours pour sa protection doivent en tenir compte.

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physico-chimiques océaniques. Par exemple, plus l’eau de mer est chaude, moins les gaz,

dont le CO2, s’y dissolvent. Un océan plus chaud absorbera donc moins de gaz carbo- nique depuis l’atmosphère. La conséquence probable sera donc une accélération du réchauffement due à une diminution de l’effi- cacité du puits de carbone océanique. En revanche, prédire l’évolution et l’im- pact des processus biologiques planctoniques océan, le « Grand Bleu » produit environ impliqués dans la séquestration du carbone et 50 % de l’oxygène que nous respirons. Il donc le climat (en plus de la distribution et absorbe près de 25 % du carbone présent l’abondance des stocks de poissons et autres L’dans l’atmosphère et joue un rôle majeur fruits de mer) est une tout autre affaire. Il faut pour l’alimentation de la population mon- d’abord connaître la composition biologique diale. Il est aussi un régulateur essentiel de du plancton, comprendre comment les popu- la température globale : il absorbe et redistri- lations s’autoorganisent selon les paramètres bue la chaleur grâce à ses courants. Ces for- physico-chimiques locaux (leur développe- midables « services » rendus par l’océan ment dans l’océan est intimement lié à l’évo- dépendant de sa bonne santé. lution climatique), et enfin mesurer comment Or depuis plusieurs années, et de façon et à quelle vitesse le plancton pourrait s’adap- croissante, les études et rapports scienti- ter aux changements environnementaux. Il fiques montrent que l’océan est aujourd’hui s’agit aussi de comprendre quelles espèces : © Tara Océan Tara : © soumis à de nombreux stress et que la biodi- jouent un rôle clé dans les grands « services » versité est particulièrement menacée. Les écosytémiques, et notamment le piégeage et impacts cumulés du changement climatique le transfert de carbone vers les couches pro- (réchauffement, acidification, désoxygéna- fondes et les sédiments. tion…) associés aux pollutions directes des Décrypter le fonctionnement du planc- populations humaines, se révèlent plus ton, cet écosystème continu, quasi invisible, importants qu’on ne le croyait. en suspension et mouvement perpétuel, Les scientifiques parviennent assez bien à nécessite les méthodes de séquençage et

© Katatonia 82/Shutterstock - Portrait 82/Shutterstock © Katatonia prévoir et modéliser l’évolution des processus d’imagerie à haut débit mise en œuvre lors de >

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> l’expédition Tara Océans 2009-2013 (voir plusieurs consortiums scientifiques, les l’encadré page ci-contre), en partenariat avec équipes de la fondation Tara Océan travaillent le Génoscope-CEA, le centre national de avec les chercheurs pour synthétiser et parta- séquençage français. ger cette connaissance sur la haute mer et sa Les chercheurs ont révélé des millions de biodiversité, son rôle planétaire, pour mobili- séquences génétiques et des dizaines de mil- ser sur l’urgence de protéger l’océan. Sans liers de nouvelles espèces planctoniques. Les connaissances sur ces écosystèmes, comment réseaux d’interactions entre gènes et espèces éclairer les décideurs politiques, prendre des planctoniques permettent enfin d’appréhen- décisions rationnelles sur la gestion des terri- der la complexité de l’écosystème de manière toires maritimes, et permettre aux pays émer- objective, et d’espérer l’intégrer dans les gents et en développement d’utiliser ces modèles écologiques. nouveaux savoirs autour de l’océan ? LA HAUTE MER, LA RECHERCHE EN HAUTE MER UN CHEF D’ORCHESTRE L’un des grands enjeux tient à la définition Aujourd’hui pourtant, en haute mer, ce tré- d’un cadre pour la recherche en haute mer, sor de biodiversité océanique échappe à toute mais aussi et surtout pour organiser le partage protection et à tout contrôle des États. des bénéfices tirés des ressources génétiques Préserver ce patrimoine est un devoir pour la marines. Aujourd’hui, découvrir l’ADN de survie des générations futures. De même, la nouvelles espèces de plancton ou découvrir liberté de recherche est une condition sine qua des fonctions biologiques inconnues inté- non pour anticiper les évolutions à venir et resse la recherche médicale et de nom- ajuster le cadre juridique international breux laboratoires pharmaceutiques. alors que ces ressources, et les services Nous vivons On parle de 90 % des espèces marines écosystémiques liés, sont essentiels encore à découvrir ! pour assurer notre survie. une révolution Elles recèlent des trésors d’in- De fait, la haute mer, située au- formations sur la vie, l’adaptation delà des zones maritimes sous technologique du vivant, son évolution : des mys- juridictions nationales, est deve- tères biologiques à percer et à nue l’objet de toutes les convoi- dans la recherche partager ! La fondation Tara tises. Navigation, transport de Océan défend une position équili- marchandises, migrations, explora- sur la biodiversité brée entre liberté de collecte, tion, câbles et télécommunication, liberté de recherche et de décou- l’espace de la haute mer est un espace marine verte, et un accès pour tous aux res- de conquête et d’enjeux grandissant. sources, en solidarité avec les pays en Les négociations onusiennes, ouvertes en développement. septembre 2018 à New York, s’annoncent Depuis quelques années, nous vivons longues et ardues au vu des enjeux : elles une révolution technologique dans la devront permettre de définir un Traité inter- recherche sur la biodiversité marine. national pour l’utilisation durable et partagée Aujourd’hui, les infrastructures et les disci- de la biodiversité marine en haute mer. plines scientifiques évoluent et les capacités Contrairement aux ressources minérales, d’observation de l’océan s’élargissent de façon les ressources vivantes situées dans ces zones inédite, avec la surveillance par satellite, les ne sont pas considérées comme faisant partie flotteurs déployés, le séquençage massif à haut du patrimoine commun de l’humanité par la débit de l’ADN environnemental, l’imagerie Convention des Nations unies sur le droit de automatique, et le recours à l’intelligence arti- la mer. Les droits sur les ressources génétiques ficielle pour comprendre les relations entre marines, quant à eux, font débat. Certains toutes ces données hétérogènes. gènes issus des microorganismes comme le Selon la fondation Tara Océan, la défini- plancton représentent des trésors pour la tion d’un principe de « bien commun », avec médecine et les biotechnologies, et donc pour obligation de partager les données en accès l’avenir des sociétés humaines. Mais ni leur libre pour la communauté scientifique, est une exploitation, ni même leur existence n’avaient priorité pour suivre cette évolution rapide. été envisagées par ladite Convention établie La Convention sur le droit de la mer en 1982, à Montego Bay, en Jamaïque. de 1982 demeure un outil juridique essentiel Aujourd’hui, près de 40 ans plus tard, de des relations et des échanges internationaux, nombreuses ONG sont engagées sur les enjeux mais elle doit être complétée au regard de d’aires marines protégées et de pêche (voir Des l’avancée technologique ayant révélé le poten- aires protégées ou désert marin ? par H. Le Meur, tiel des ressources génétiques marines, page 68). Très peu travaillent sur les probléma- insoupçonnées à l’époque. Les négociations tiques de la recherche scientifique en haute s’annoncent très longues alors que l’agenda mer et à son développement. Associées à climatique et écologique s’accélère. Après

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À LA RECHERCHE DE L’INVISIBLE

et de comprendre l’impact des conditions environnementales sur cette véritable machine climatique qu’est la mer. En plus des interactions biologiques, l’expédition Tara Océans a permis de comprendre de quelle manière les facteurs environnementaux tels que la température, le pH et les nutriments (entre autres) influencent le plancton. Nous avons observé que aux profondeurs où pénètre la lumière du soleil, la température est le facteur environnemental principal influençant la composition des communautés de bactéries. Des communautés d’organismes différentes La goélette Tara, se forment en fonction de près de l’île Maurice la température de l’eau. De quoi donner à réfléchir dans le contexte de mbarquant des le fonctionnement et pour l’étude et la crise climatique actuel. biologistes marins, des l’évolution des écosystèmes compréhension de l’Océan, Dans une certaine mesure, Echimistes, des marins. par la communauté ce n’est que le début, océanographes, des Partie en 2009, l’expédition scientifique internationale. Les les ressources générées bio-informaticiens, Tara Océans a accompli données, notamment issues vont permettre de plonger généticiens… la goélette l’inventaire de biodiversité du séquençage massif de encore plus profondément Tara, armée par la fondation le plus vaste jamais réalisé dans l’univers Tara Océan, parcourt l’océan à l’échelle d’un biome planctonique. du globe pour étudier et planétaire, le plancton. Durant En comprendre comprendre l’écosystème quatre ans, Tara a sondé tous les rouages marin et ses réactions au les océans du globe, récoltant Durant quatre ans, qui régulent les changement climatique et plus de 60 000 échantillons Tara a sondé tous grands cycles aux activités humaines. d’eau et de plancton, créant biogéochimiques La goélette a déjà parcouru ainsi une base de données les océans du globe, du système Terre, plus de 450 000 kilomètres, de référence dévoilant une récoltant plus bref comprendre faisant escale dans plus photographie plus précise comment ça marche. de 60 pays lors de quatre des différentes régions de 60 000 échantillons Sans compter expéditions majeures, océaniques et des organismes que le séquençage menées en collaboration qui les habitent. Plus de ADN de ces avec des laboratoires 80 articles ont été publiés l’ADN et de l’ARN océanique, millions d’organismes, des internationaux (CNRS, EMBL, dont une dizaine dans les d’images et mesures, virus aux animaux, recèle CEA, PSL, MIT…). Ces prestigieuses revues Science, permettent également des mystères et des trésors programmes scientifiques Nature et Cell. Ils relatent d’explorer les interactions génétiques détenant contribuent aujourd’hui à le premier recensement entre les microorganismes des informations cruciales révolutionner les sciences détaillé de la biodiversité observés (compétition, sur l’origine de la vie, de l’océan, à la croisée des planctonique planétaire, et collaboration, prédation, son évolution disciplines pour comprendre constituent une ressource clé symbiose, parasitisme) et sa complexification.

plus de 10 ans de discussions préalables, les flécher de vrais financements pour renforcer États membres de l’ONU ont enfin abouti à la les capacités de recherche et d’innovation des définition de quatre grands axes de négocia- pays en développement. tion. Il s’agit de définir un cadre stable et Du dernier round de négociations en 2018, ouvert pour la définition des aires marines on retiendra un point très positif lié à l’aspect protégées en haute mer ; d’approuver le besoin contraignant du traité à venir : il ne s’agira pas d’études d’impact environnemental indépen- de simples recommandations, mais il aura dantes pour les activités humaines ; de définir force de loi, car il sera issu du droit interna- des règles pour l’accès et le partage des res- tional, inscrit sous l’égide de la Convention

© Sacha Bollet / Fondation Tara Océan Tara / Fondation © Sacha Bollet sources génétiques marines ; et enfin, de sur le droit de la mer. n

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L’océan Austral, un modèle ?

L’océan Austral, autour de l’Antarctique, un paradis blanc menacé ?

Célébrons le bicentenaire de la découverte de l’Antarctique en redécouvrant l’océan Austral et son mode de gestion original. Profitons-en pour renforcer sa protection et en faire un laboratoire et un modèle de la coopération internationale. D. Théron – Musée océanographique – Musée Théron D. ©

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L’ESSENTIEL L’AUTEUR

Découvert il y a 200 ans, L’établissement d’aires marines l’Antarctique est cerné protégées aiderait à le préserver. par l’océan Austral. Les deux Après quelques vicissitudes, un jouissent d’un statut particulier mouvement en ce sens semble en termes de protection. lancé, notamment grâce à la Chine.

Cela ne les empêche pas d’être Cet élan de protection pourrait ROBERT CALCAGNO menacés par le réchauffement ensuite s’étendre à l’ensemble est directeur général de l’Institut climatique et, pour l’océan, la des océans. L’humanité en serait océanographique, Fondation Albert Ier, surexploitation, la pollution… la première bénéficiaire. Prince de Monaco.

l’Antarctique sera l’objet de toutes les atten- tions du GIEC dans son « Rapport spécial sur l’océan et la cryosphère dans le contexte du changement climatique », qui sera présenté à Monaco en septembre 2019. UN RÉGIME DE GESTION AVANT-GARDISTE Heureusement, à l’isolement physique a suc- cédé un régime de protection internationale ori- e 19 février 1819, le capitaine britannique ginal et ambitieux, à tel point que la préservation William Smith, à bord du Williams of Blyth de l’Antarctique et de l’océan Austral est l’un des rapporte avoir vu des terres au sud du grands succès de la diplomatie multilatérale 62Le parallèle de latitude Sud. Voilà tout juste depuis le milieu du XXe siècle. Avec le traité sur 200 ans, l’Antarctique était observé pour la l’Antarctique de 1959 et surtout le Protocole de première fois, par-delà les vents toujours Madrid ratifié en 1998, l’Antarctique est un violents, les courants et les glaces qui le continent « dédié à la paix et à la science », pro- défendaient et le soustrayaient à la connaissance tégé de toute exploitation économique. Qu’en et à la marche du monde. D’ailleurs, il faudra est-il de l’océan qui baigne l’Antarctique ? attendre le 21 janvier 1840 pour que Dumont De fait, l’océan Austral abrite une vie marine, d’Urville et son équipage plantent leur drapeau d’une étonnante richesse. Sa diversité repose en sur les terres antarctiques. Aujourd’hui, l’isole- particulier sur une grande productivité plancto- ment de l’Antarctique et de l’océan Austral nique et sur le krill qui nourrit la plupart des pré- n’est plus qu’un souvenir, leur protection aussi. dateurs. Cette faune singulière adaptée à des Le continent blanc est désormais accessible conditions extrêmes a déjà révélé des propriétés en avion, sa péninsule accueille les bateaux de exceptionnelles : l’antigel naturel des légines (des croisière et à peine le trou dans la couche poissons), substances anticancéreuses produites d’ozone qui le surplombait se referme-t-il pro- par des espèces benthiques… C’est l’océan Austral gressivement que l’Antarctique est en première qui permet la survie des quelques espèces ter- ligne du réchauffement climatique. Fonte et restres, dont les célèbres manchots empereurs. dislocation des glaciers s’accélèrent, Et le changement climatique, lorsqu’il éloigne la contribuant pour un tiers à la montée du niveau nourriture marine des colonies, met à mal la de la mer. Quant au courant circumpolaire, il reproduction des manchots. n’empêche pas plus les microplastiques d’at- Pourtant, cette vie marine ne bénéficie pas teindre l’océan Austral que les vents n’inter- du même degré de protection que le continent, disent à la pollution atmosphérique mondiale et l’exploitation de l’océan Austral reste possible. d’imprégner la glace. Nul doute que Aujourd’hui essentiellement tournée vers le krill >

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> et la légine australe, la pêche est encadrée L’océan Austral est à la convergence de ces depuis 1982 par la Convention sur la conserva- réflexions. En l’absence de riverains – puisque tion de la faune et de la flore marines de l’Antarc- l’Antarctique n’appartient à personne – l’océan tique (CCAMLR). Avec 25 membres (24 États Austral est exclusivement constitué de haute et l’Union européenne) et 11 États adhérents, mer, qui pour être particulièrement éloignée des cette Convention rassemble tous les pays inté- centres de consommation et difficile d’accès, ressés par la pêche ou la recherche scientifique fait l’objet d’une pêche dynamique du fait de la dans l’océan Austral. Cas unique au monde, elle valeur du krill et de la légine. combine les objectifs de protection de l’environ- Considéré comme le cœur de la régulation nement et de gestion des ressources, qui sont du climat mondial par la distribution des cou- d’ordinaire menés par des organes distincts. rants qui transportent la chaleur, l’océan Austral Cette singularité permet une approche cohérente est aussi en première ligne du changement cli- de la zone, tout en posant la question des priori- matique comme de l’acidification de l’océan. tés, entre exploitation et conservation. En mars 2019, à Monaco, le groupe La CCAMLR a consacré l’essentiel de ses 20 Antarctica 2020 a appelé la CCAMLR à agir d’ur- premières années à la gestion de la pêche. En gence et à mettre en œuvre des mesures de s’appuyant sur un comité scientifique, elle a placé conservation efficaces avant qu’il ne soit trop la science et la coopération internationale au tard, et à protéger d’ici 2020, 7 millions de kilo- cœur de la gestion des ressources naturelles et mètres carrés des mers Australes, sous la forme s’est donné des fondements remarquables : une de très grandes AMP. Pour Antarctica 2020, la approche écosystémique qui va au-delà de la ges- protection de l’Antarctique n’est plus une ques- tion des stocks d’espèces commerciales, ainsi que tion de choix, mais de survie. le principe de précaution. On aurait pu espérer La CCAMLR est un instrument précurseur que ce dispositif, né du contexte géopolitique qui permet justement à la communauté inter- exceptionnel de l’Antarctique, serve de labora- nationale de créer des AMP en haute mer. toire pour une gestion responsable et durable de Dès 2005, les États parties décident la créa- l’océan et essaime peu à peu. Pourtant, ces prin- tion d’un réseau d’AMP autour de l’Antarc- cipes instaurés pour l’Océan austral n’ont pu tique. Mais, si la première autour des îles franchir le courant circumpolaire, alors qu’à tra- Orcades du sud entre en vigueur dès 2009, le vers le monde la surexploitation et l’épuisement mouvement s’enraye vite et il faudra attendre des ressources marines sont toujours la règle. 2016, après quatre échecs, pour que la mer de Ross amorce le dispositif à une échelle signi- LE LONG CHEMIN VERS LES ficative. Avec 2 millions de kilomètres carrés, AIRES MARINES PROTÉGÉES c’est à ce jour la plus grande AMP au monde. Depuis le début du siècle, la dégradation À nouveau, la suite est incertaine. Le projet généralisée de l’océan, que l’on a longtemps cru de création de cette AMP hors norme a béné- inépuisable et inaltérable, est de mieux en mieux ficié, dès 2010, d’un fort soutien de la reconnue et un élan a vu le jour en faveur de la Principauté de Monaco et de la Fondation création d’aires marines protégées, ou AMP (voir Prince Albert II de Monaco en particulier, Des aires protégées ou désert marin ? par s’appuyant sur le développement d’un soutien H. Le Meur, page 68). Conçues à l’origine pour à la fois public et gouvernemental. répondre à des enjeux locaux, notamment la Différents projets sont sur la table, en mer surexploitation, on leur demande aujourd’hui de de Weddell, autour de la péninsule ou le long contribuer à la résilience des écosystèmes marins des côtes de l’est de l’Antarctique. Mais l’océan face au changement climatique mondial. En l’ab- Austral n’a pas échappé à l’essoufflement du sence relative de perturbations d’origine anthro- multilatéralisme depuis le début du siècle. pique, ces AMP sont également des observatoires Sur le continent, le protocole de Montréal précieux des effets du changement climatique. entré en vigueur en 1985 a sans doute épargné L’attention se porte aujourd’hui sur la protec- l’Antarctique d’une stérilisation aux ultravio- tion des dernières grandes étendues de nature à lets en favorisant la reconstitution de la couche peu près préservée, ainsi que sur la haute mer. d’ozone. Mais depuis, du protocole de Kyoto à Après une décennie d’hésitations, les Nations l’Accord de Paris, les grandes déclarations unies ont réfléchi à un instrument permettant de débouchent sur bien peu d’actions, et l’Antarc- mieux encadrer la mer au-delà des juridictions tique pâtit de ce désengagement mondial. nationales. Certaines ONG invitent déjà à voir Même aussi loin, donner la priorité à la préser- plus loin et à bannir totalement l’exploitation de vation de la nature ne va pas de soi. ces espaces. Elles pointent du doigt la contradic- Les considérations environnementales tion qu’il y a à consommer autant d’énergie – et allant croissant, certains pays y voient une limi- souvent de subventions – pour poursuivre aussi tation inacceptable de leur liberté future. Ils loin les poissons, alors que la protection de la vont jusqu’à retourner l’exigence de baser la haute mer peut contribuer à régénérer des zones décision sur la « meilleure science disponible » côtières plus proches des ports de pêche. pour critiquer les fondements scientifiques des

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projets d’AMP. Une bien étrange interprétation L’Antarctique et l’océan Austral, 10e édition de la Monaco Blue Initiative que son du principe de précaution ! si loin et pourtant si convoités. pays s’engageait en faveur de la biodiversité et La CCAMLR n’est ni la baguette magique des AMP. Selon lui, la prochaine réunion de la tant espérée, ni une structure caduque. CBD pourrait être l’opportunité de déclarer un L’obligation de consensus qui y prévaut est un soutien à la création d’AMP en Antarctique. rappel qu’en matière de coopération interna- Dans le même temps, la déclaration com- tionale, les États ne sont contraints que par mune des présidents chinois et français indi- leur propre volonté. On peut s’interroger sur quait que les deux pays s’engageaient, dans le le droit d’un État à paralyser un accord inter- cadre de l’ONU, à œuvrer en faveur d’un national ; mais c’est un fait avec lequel on doit accord international sur la conservation et composer. Tout pays membre ou adhérent à la l’utilisation durable de la biodiversité marine CCAMLR qui n’accepterait pas librement une des eaux internationales. Les deux chefs contrainte reste libre de s’en retirer et de d’État se sont également entendus sur la retrouver sa pleine autonomie – comme les conservation et l’utilisation durable des États-Unis avec l’Accord de Paris. ressources biologiques marines de l’Antarctique, y compris sur l’idée d’établir LE PROCESSUS une aire marine protégée en Antarctique. RELANCÉ PAR LA CHINE ? L’océan Austral est immense, encore pré- Les progrès dépendront sans doute du servé, et essentiel à notre planète. Il est grand rôle que la Chine entendra jouer à l’avenir. Le temps de redécouvrir ce trésor et de bâtir sur pays est un acteur majeur dans la course mon- près de quatre décennies de coopération inter- diale aux ressources naturelles, qu’elles nationale et de bonne gestion. Une nouvelle soient halieutiques, agricoles ou minières. étape décisive est à portée de main : la création Mais la Chine fait aussi entendre sa voix dans d’un réseau ambitieux d’aires marines proté- les instances environnementales. gées autour de l’Antarctique. Une telle décision L’organisation de la prochaine conférence des remettrait l’océan Austral au cœur de l’élan parties de la Convention sur la diversité bio- mondial pour une gestion durable de l’océan, logique (CDB), en décembre 2020 à Kunming, referait des instances existantes un modèle et sera l’occasion pour la Chine de clarifier ses marquerait une renaissance de la coopération positions et, espérons-le, devenir un acteur internationale, qui pourrait s’étendre à la haute clé de la gestion durable de l’océan. mer. Comme le rappellent si souvent les En mars 2019, Chuanlin Huo, représentant experts du GIEC, l’océan, l’Antarctique et l’at- le Ministère de l’environnement de la République mosphère forment un ensemble vital pour

© D. Theron – Musée océanographique – Musée Theron © D. populaire de Chine, soulignait à l’occasion de la notre planète et pour l’humanité. n

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L’ESSENTIEL L’AUTEURE

Face à la chute des stocks Pour résoudre le problème, de poissons, la création une piste consiste à ajuster d’aires marines de très haute la règlementation en amont protection s’impose. avec les pêcheurs, tout en maintenant une zone Elles sont efficaces pour intégralement protégée. restaurer les écosystèmes, mais HÉLÈNE LE MEUR les États rechignent néanmoins Le modèle a fait la preuve est journaliste scientifique. à les imposer, de peur de de sa pertinence, notamment Elle s’intéresse en particulier mécontenter les populations en Italie, pour le bonheur aux relations entre riveraines.. des pêcheurs eux-mêmes. science et société. Des aires protégées ou désert marin ?

Sanctuariser des aires marines pour préserver la biodiversité marine est une démarche qui se heurte souvent aux impératifs socioéconomiques. Un compromis est possible.

En 2015, seuls 3,7 % des mers étaient concer- nés. On est loin du compte… « C’est déjà un progrès notable, tempère Joachim Claudet, directeur de recherche au CNRS au laboratoire Criobe, puisqu’il y a 10 ans, on en comptait seulement 0,2 % mais il ne faut pas relâcher l’effort. » Pour ce spécia- liste des aires marines protégées (AMP), cet engagement est crucial, car ces zones où les activités humaines sont réglementées ont urpêche, réchauffement climatique, pollu- prouvé leur efficacité pour protéger la biodiver- tion… les activités humaines dévastent les sité marine. À condition d’adopter le bon type écosystèmes marins et côtiers. Et tous les de réglementation. voyantsS sont au rouge. Selon le récent rapport de l’IPBES (la Plate-forme intergouverne- LA TAILLE COMPTE mentale sur la biodiversité et les services éco- Historiquement, ce sont les aires marines systémiques), 60 % des stocks de poissons protégées dites intégrales qui ont d’abord vu le marins ont été exploités au maximum (selon jour. Dans ces zones, tout prélèvement est tota- des critères de pêche durable) et les objectifs lement interdit. Et le bénéfice écologique est au fixés en 2010 par la Convention sur la biodi- rendez-vous. « Quand on arrête tout usage extrac- versité risquent fort de ne pas être atteints. tif, confirme Joachim Claudet, les écosystèmes Cette convention engageait les 160 États se restaurent, les poissons grandissent, sont plus signataires à faire de 10 % de leurs eaux territo- nombreux et repeuplent même l’extérieur de la

riales des aires marines protégées d’ici à 2020. zone. Plus l’aire est vaste, plus elle est efficace. » / shutterstock.com Vololibero ©

68 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 

Mais une réglementation aussi stricte n’est pas possible partout, sur- tout là où les populations dépendent de ces ressources marines, comme en Méditerranée. « On sait bien que dans des zones très peuplées, très impactées par les usages, des AMP gigantesques ne seraient pas respec- tées, admet Joachim Claudet ». De fait, ces sanctuaires ne représentent que 1,4 % des mers et océans. Comment alors protéger les écosystèmes tout en pérennisant les usages ? Pour atteindre les 10 % requis, nombre de pays ont déve- loppé des AMP moins strictes. Le problème, c’est que face aux résistances de tous ordres (opéra- teurs touristiques, pêcheurs, rive- Des aires protégées rains…), les responsables politiques À Torre Guaceto, près de Brindisi, ont tendance à relâcher les réglemen- dans les Pouilles, l’ouverture tations. On a vu ainsi fleurir toute une d’une aire maritime protégée fait le bonheur des pêcheurs. gamme de niveaux d’autorisation des usages. « Résultat, déplore Joachim ou désert marin ? Claudet, on a aujourd’hui des AMP qui, in fine, n’atteignent pas leurs objectifs écologiques. » Sont-elles pour autant discréditées ? Pour le savoir, le chercheur a analysé avec LE RETOUR DU SAR… ses collègues toutes les études disponibles sur les AMP partielles, soit 36 aires au total, afin d’identifier les critères indispensables à leur Torre Guaceto, en Italie, bon fonctionnement. L’idée étant de guider les une pêche trop intensive décideurs dans leur choix. À avait décimé une espèce de poisson très prisée, le sar. Or les sars sont aussi indispensables CONTRAIGNANTE OU SOUPLE ? à l’équilibre de l’écosystème. Selon leurs conclusions, deux stratégies Ils mangent les oursins qui sont possibles : adopter des réglementations de eux-mêmes mangent les algues pêche soit très contraignantes qui minimisent dites dressées. Celles-ci sont un peu aux zones tempérées ce les impacts, soit plus souples, mais couplées à que sont les coraux aux zones Le sar s’en va et le sar revient. l’existence d’une zone protégée intégrale, qui tropicales : elles abritent quantité garantisse la bonne santé de tout l’écosystème de larves, de juvéniles et sont sanctuaire à la fois source pérenne environnant. Joachim Claudet est formel : indispensables à bon nombre d’œufs et de larves et assurance « Sans cela, on épuise la ressource sans jamais d’espèces. Elles sont le signe du contre une erreur de gestion. bon état de santé de l’écosystème. Les pêcheurs engagés dans restaurer les écosystèmes ! » Quand les sars ont disparu, les la cogestion ont accepté d’être Autres leçons de cette étude, plus une AMP oursins devenus trop nombreux ont transparents sur l’abondance est protégée longtemps, plus elle est efficace. De mangé toutes les algues, ne laissant et la taille de leurs prises, données même, plus le budget et l’équipe qui lui sont derrière eux qu’un désert de roches nécessaires à la mesure de nues. Une aire marine protégée l’efficacité de l’AMP. Ils doivent consacrés pour la gestion sont conséquents, plus intégrale de 22 kilomètres carrés respecter une certaine longueur et les bénéfices sont importants. Cela peut paraître a alors été mise en place entre taille de mailles de filet et surtout trivial, mais encore fallait-il le démontrer. 2000 et 2005. Petit à petit, les sars ils ne pêchent dans l’AMP qu’une Joachim Claudet confirme que plus le niveau y sont devenus plus grands, plus fois par semaine. Résultat ? d’implication de toutes les parties prenantes en abondants, l’écosystème s’est Cette seule journée hebdomadaire restauré. Mais la loi obligeait à leur rapporte autant que l’ensemble amont – en particulier des pêcheurs – est fort, ouvrir la zone en 2005. D’où des autres jours de la semaine plus les bénéfices écologiques sont importants l’idée de l’écologue Paolo Guidetti de pêche à l’extérieur. De plus, (voir l’encadré ci-contre). Les autres objectifs qui d’impliquer toutes les parties même les zones extérieures en en découlent, sociaux, économiques ou cultu- prenantes, et surtout les pêcheurs, profitent puisque les larves dans une démarche co-construite de sar se dispersent sur plus de rels sont aussi majorés. À l’inverse, sans bénéfice d’ouverture de l’AMP : on y a 100 kilomètres. Les pêcheurs de écologique aucun des autres ne peut exister. Pas maintenu une petite zone Torre Guaceto sont désormais les de doute, les aires marines protégées, bien intégralement protégée, sorte de plus grands défenseurs de l’AMP. gérées, sont l’outil de choix pour restaurer la

© Damesea / shutterstock.com © Damesea biodiversité de manière durable. n

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 69 VEILLER AU GRAIN

La mer, un coffre aux trésors

Dans son nouveau parcours « L’Océan du futur », la Cité de la mer, à Cherbourg, rend hommage à la planète bleue. Y sont notamment montrées toutes les solutions apportées à l’humanité par les espèces vivant dans l’océan : médecine, nourriture, nouveaux matériaux…

UNE COQUILLE À TOUTE ÉPREUVE Le millefeuille de nacre qui constitue la coquille des ormeaux Haliotis tuberculata inspire les chercheurs pour fabriquer des céramiques très résistantes et pour concevoir des blindages et des gilets pare-balles. © La cité de la mer © La cité

UN CŒUR DE PIERRE Le poisson pierre Synanceia verrucosa est difficilement détectable au milieu des roches. Il est en plus doté de 13 épines dorsales qui libèrent un venin redoutable pouvant entraîner jusqu’à la mort des victimes par paralysie

des muscles cardiaques. Des biologistes cherchent à © K. Stuchelova/shutterstock.com

stabiliser la molécule active pour l’utiliser en cardiologie. de la mer /La cité © F.Bassemayousse

70 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 DU POULPE AU ROBOT Dépourvus de squelette, les tentacules du poulpe sont des modèles de souplesse. Des ingénieurs ont mis au point un prototype de bras robotique inspiré de ces tentacules qui aide les chirurgiens à atteindre des zones du corps humain difficiles d’accès. En 2017, une équipe de Harvard a également mis au point un robot-pieuvre entièrement mou. © La cité de la mer © La cité

UN CORAIL À DOUBLE EFFET Le corail des récifs est utilisé en chirurgie, notamment dentaire, pour favoriser la reconstruction osseuse. Les coraux produisent également des substances qui inspirent les laboratoires pharmaceutiques, comme la palytoxine

© Rich Carey/shutterstock.com © Rich utilisée contre le cancer. © OHishiapply/shutterstock.com

DANS LA PEAU D’UN REQUIN La peau de requin est hérissée de denticules très durs qui créent une fine couche d’eau statique autour du corps de l’animal (c’est l’effet Riblet) et facilitent sa glisse. Des combinaisons de natation ont copié cette structure qui intéresse aussi les industries aéronautique et navale. La structure de la peau de requin est également un modèle pour la conception de revêtements antibactériens.

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 71 VEILLER AU GRAIN

LARVES RÉVÉLATRICES Synergie mer et littoral (SMEL), un syndicat de professionnels de la mer de la Manche, détermine la qualité de l’eau de mer en observant la morphologie LA COLLE des larves d’oursins qui y évoluent. DE MOULE La moule s’arrime aux rochers grâce à des filaments, le byssus. Nommé « soie marine » ou « soie des rois » il était utilisé pour tisser des vêtements de luxe. Aujourd’hui, ses propriétés adhésives et sa résistance intéressent

© B. Zoonar/shutterstock.com les industriels.

PAR LE SANG BLEU ! La limule est dotée d’un sang bleu qui coagule instantanément autour de certaines bactéries. On l’utilise dans l’industrie pharmaceutique pour stériliser le matériel biomédical. Ainsi, chaque année, environ 500 000 limules sont ramassées aux États-Unis. © G. Guiffard /La cité de la mer /La cité Guiffard © G.

LA GUERRE DES ÉTOILES Certaines étoiles de mer produisent une substance, la roscovitine, dont les propriétés anti-inflammatoires et antibactériennes sont testées chez des malades atteints de mucoviscidose afin d’améliorer leurs capacités respiratoires.

72 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 La mer, un coffre aux trésors

LES BIENFAITS DU CRABE Les guerriers chinois se soignaient à l’aide de baumes fabriqués à partir de carapaces de crabe. Aujourd’hui, on utilise le chitosane qu’elles contiennent dans des pansements afin de favoriser la cicatrisation. © JasonBenzNenee/shutterstock.com

© B. Zoonar/shutterstock.com UN POISSON VOLE À NOTRE SECOURS UN DERNIER VER La rascasse volante Pterois volitans déploie ses ailes hérissées d’aiguillons venimeux. Ils contiennent des molécules qui détruisent de nombreuses espèces Le ver arénicole, qui s’enfouit dans le sable de bactéries et sont à ce titre étudiées par l’unité Biologie des organismes et des plages, a un sang qui stocke 50 fois plus écosystèmes aquatiques (CNRS) en partenariat avec la Cité de la mer. d’oxygène que le sang humain. Compatible avec tous les groupes sanguins (A, B, AB…), on espère en faire un jour un donneur universel. © G. Guiffard /La cité de la mer /La cité Guiffard © G. © La cité de la mer © La cité

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 73 VEILLER AU GRAIN Au chevet des tortues marines

Pourquoi, malgré la sympathie que nous avons pour les tortues marines, nous ne leur portons pas la considération qu’elles méritent ? À l’avenir, quelle place pourrons-nous leur laisser ? © Rich Carey/shutterstock.com © Rich

La tortue imbriquée (Eretmochelys imbricata) est l’une des espèces de tortues de mer les plus menacées d’extinction.

74 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 

L’ESSENTIEL L’AUTEUR

Les tortues marines sont Des mesures de protection apparues il y a 110 millions sont prises depuis quelques d’années et vivent années, mais l’équilibre reste à la croisée des mondes fragile compte tenu des de l’eau et de la terre. nombreuses pressions que nous faisons subir au milieu marin. En conquérant les mers, ROBERT CALCAGNO en investissant les littoraux, Leur sauvegarde est entre est directeur général en dégradant l’environnement, nos mains et dépend de notre de l’Institut océanographique, les humains ont bouleversé cet acceptation à laisser une place Fondation Albert Ier, équilibre, mettant en danger les à la nature sur notre planète. Prince de Monaco. populations de tortues.

obstruction du tube digestif par des matières plastiques, probablement confondues avec des méduses. Le journaliste de conclure : « Quelques grammes de plastique jetés à la mer et c’est une tortue de 300 kilogrammes qui est menacée de mort. » 20 ans plus tard, la situation ne s’est pas améliorée, elle a empiré. Parmi les sept espèces actuelles de tortues éjà en 1998 ! Cette année-là, le journal télé- marines (réparties en 2 familles et 6 genres) qui visé d’Antenne 2 consacre un reportage à la peuplent les océans du monde à l’exception de mort d’une tortue luth venue de Guyane et l’océan Arctique, six sont vulnérables ou mena- échouéeD sur la plage près de Royan. L’autopsie, cées. Deux d’entre elles (la tortue imbriquée en direct, révèle que le reptile a succombé à une Eretmochelys imbricata et la tortue de Kemp >

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 75 VEILLER AU GRAIN

> Lepidochelys kempii) sont même, selon l’UICN, sont créés entre les plaques osseuses de la cara- en danger critique d’extinction. Les tortues pace, ce qui allège l’animal. Une tortue peut marines sont pourtant protégées depuis 1991. atteindre 35 kilomètres par heure, une vitesse Durant les trois dernières décennies, la plu- équivalente à celle d’un maquereau. part de leurs populations se sont effondrées en Parce qu’elle se déroule à terre, la ponte est grande partie en raison des activités humaines : l’épisode le mieux connu de la vie des tortues braconnage, mais aussi urbanisation des côtes, marines. Physiquement éprouvant, cet acte rend surpêche, pollutions, collisions. Mais tout n’est la femelle très vulnérable et l’expose aux pires pas encore perdu, et nous pouvons aider les dangers. Afin de constituer les réserves de graisse tortues, en préservant leurs habitats par des indispensable à leur reproduction, les mâles et mesures de dimension internationale et en les femelles fréquentent les zones riches en améliorant nos connaissances à leur sujet. nourriture. Les femelles rejoignent ensuite les lieux de ponte. Là, de nuit, sur des plages à pente UNE VIE DE VOYAGES douce, elles creusent des nids et y déposent de Au même titre que les serpents et les cro- 80 à 150 œufs. Entre aires de nourrissage et lieux codiles, les tortues sont des reptiles et des- de reproduction, les tortues marines parcourent cendent donc d’un lointain lézard. La des centaines, voire des milliers de kilomètres. découverte d’un fossile dans une carrière du Par exemple, des tortues caouannes voyagent sur Bade-Wurtemberg, en Allemagne, au fond d’un près de 4 000 kilomètres de l’île de la Réunion lac pétrifié confirma cette hypothèse en 2015 : jusqu’à Oman, où se trouve l’un des deux plus cette Pappochelys rosinae, datée de gros sites de ponte de l’espèce. 240 millions d’années, a une forme Comment s’orientent-elles ? Pour intermédiaire entre les lézards de compenser les courants parfois forts, la cette époque et les tortues. UNE TORTUE visibilité restreinte en profondeur et Quelques dizaines de millions l’absence de repères, elles disposeraient d’années plus tard, certaines tortues d’une sorte de boussole, dont on sait peu se sont tournées vers la mer, sans PEUT ATTEINDRE de choses. Elles seraient capables de doute pour échapper aux prédateurs déterminer leur latitude et leur longitude. terrestres et exploiter de nouvelles Imprégnées de la signature magnétique ressources alimentaires. Les pre- 35 KILOMÈTRES de leur lieu de naissance, elles pourraient mières tortues marines sont datées du chaque année y retourner. Ce n’est pas Crétacé inférieur, il y a 110 millions suffisant, notamment en raison de la d’années. Il existait quatre familles, PAR HEURE, modification progressive du champ dont deux se sont éteintes, celle des magnétique terrestre. Elles utiliseraient toxochélidés et celle des protostégidés UNE VITESSE également l’odeur de la terre, transportée qui comportait un géant, la tortue par les courants, ainsi que les courants Archelon ischyros, dont la carapace eux-mêmes, porteurs d’informations. atteignait 2,2 mètres de longueur. ÉQUIVALENTE Pour en savoir plus sur leurs migra- Une impressionnante reproduc- tions, leurs techniques de navigation, tion de fossile peut d’ailleurs être leur alimentation, leur reproduction… observée au Musée océanographique À CELLE les investigations scientifiques se multi- jusqu’à la fin de l’année, dans un par- plient depuis une cinquantaine d’années. cours-exposition qui retrace l’his- D’UN MAQUEREAU Dès 1952, des opérations de marquage, toire des tortues marines, de leurs avec des bagues en métal, furent lancées origines à nos jours. pour suivre les voyages des tortues. Dans l’océan, les tortues ont dû Désormais, ce sont des puces électro- s’adapter pour survivre. Le premier défi fut niques insérées dans l’épaule qui renseignent les celui de la forte salinité de l’eau de mer, poten- spécialistes, ainsi que des balises de suivi satelli- tiellement toxique. Les reins étant insuffisants taire de plus en plus miniaturisées et perfor- à évacuer l’excès de sel, les tortues ont déve- mantes. On suit même des bébés tortues ! loppé un second organe régulateur, les glandes lacrymales. Plus grosses que le cerveau, elles UN APPÉTIT SANS LIMITE rejettent l’essentiel du sodium et une grande Depuis des millions d’années, les tortues quantité de chlore. Ces sécrétions ressemblent marines ont développé une pratique intime de à des larmes, laissant imaginer que les tortues l’océan, intuitive, de ses courants et de ses expriment des émotions. richesses. Même si la vie d’une tortue marine Autre adaptation, les pattes se sont aplaties tient plus du parcours du combattant que de la et sont devenues des nageoires. De plus, la croisière, cette pratique a assuré leur survie perte de mobilité entre les phalanges les a rigi- pendant très longtemps. Ce n’est que récem- difiées, les rendant plus adaptées. De même, ment que la donne a changé… Quel est le res- leur carapace est devenue plate et profilée, ponsable de cette dégradation ? L’humain et son facilitant aussi la nage. Mieux, des espaces se appétit insatiable.

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La consommation de leur viande, de leurs 16 000 carapaces, principalement de tortues œufs, et l’utilisation de leur carapace sont les rai- imbriquées. La ressource s’épuisant, la pêche sons initiales de la chute des populations de tor- s’est emparée d’endroits reculés, comme Bornéo, tues marines. Ce déclin s’est amorcé au xixe siècle Sulawesi, les Moluques… lorsque la consommation de chair et d’œufs, Durant des siècles, une gestion durable des jusqu’alors limitée à un cadre communautaire et tortues, pratiquée de manière empirique, avait rituel, a commencé à se banaliser. Il s’est accéléré sauvegardé les différentes espèces. La rupture avec l’essor du commerce des carapaces, trans- de ce fragile équilibre menace désormais de formées en objets exotiques pour l’Europe et rayer des océans ces animaux essentiels aux l’Asie. À la fin du xixe siècle, la France et la écosystèmes marins, et, par ricochet, à l’huma- Grande-Bretagne importaient annuellement nité. Les différentes mesures de protection >

SAUVER LES TORTUES À MONACO

e musée océanographique recueille des tortues malades ou blessées Ldepuis de nombreuses années, comme cette toute jeune caouanne trouvée en avril 2014 dans le port de Monaco, très affaiblie par une eau trop froide pour elle. Une mission qui nécessite un travail en réseau essentiel, tant pour la phase de soins que pour l’étude et la compréhension des tortues marines, jusqu’aux actions de sensibilisation et d’éducation du public. De longue date, le musée océanographique collabore avec le Réseau des tortues marines de Méditerranée française (RTMMF), qui regroupe des observateurs bénévoles chargés de collecter des données à des fins scientifiques et de conservation. Le réseau est notamment alerté par les usagers de la mer (pêcheurs, plaisanciers, plongeurs, baigneurs…) et autres organismes, comme les gendarmeries maritimes ou les capitaineries de port, Mise à l’eau de tortues marines dans le bassin de réhabilitation du musée océanographique de Monaco. susceptibles de repérer une tortue en difficulté. Soutenu par le ministère de la Transition écologique et solidaire, bien précis est mis en place. Si l’animal Méditerranée (CESTMed) au Grau-du-Roi, le RTMMF organise des stages de est décédé, une autopsie et des analyses qui durant la seule année 2016 a soigné formation et de perfectionnement et sont réalisées en partenariat avec 64 spécimens ayant ingéré des déchets, délivre les habilitations nécessaires pour l’université de Montpellier. Les résultats ayant été pris dans des filets de pêche manipuler les tortues, qui sont des espèces sont alors transmis au RTMMF, dans le ou percutés par des bateaux. Avec la protégées. En avril 2019, le musée cadre de programmes de recherche Fondation Prince Albert II de Monaco océanographique franchit un cap et communs. Si elle est vivante, un diagnostic et les Explorations de Monaco, l’Institut renforce son action avec l’ouverture est posé grâce à une batterie d’examens océanographique mobilise de nombreux d’un nouvel espace de visite et de (auscultation, analyses de sang, mais aussi partenaires pour la préservation des sensibilisation dédié aux tortues marines, échographie ou scanner). Débute alors la tortues marines. Au fil des ans, des actions sur près de 550 mètres carrés, ainsi qu’un phase de soins. La première patiente du ciblées à destination du public, des parcours-exposition. L’occasion pour le CMSEM, Avril, souffrait d’un problème aux décideurs et des acteurs de terrain ont grand public d’en apprendre davantage poumons qui nuisait à sa flottaison. Piqûre façonné un programme ambitieux visant sur ces espèces menacées et de s’engager d’antibiotiques et séances d’inhalation à sensibiliser et à agir. Cet engagement pour leur préservation. À l’abri des dans une cuve lui ont été administrées sur le long terme, en collaboration avec regards, le Centre monégasque de soins pendant plusieurs jours. Différents types les acteurs monégasques impliqués dans des espèces marines (CMSEM) est le cœur de soins peuvent être réalisés : bains d’eau la protection de l’océan et avec des de ce nouveau dispositif. Il permet de douce, curetage, application de miel partenaires nationaux ou internationaux, recueillir, entre autres, des tortues blessées pour la cicatrisation, séances d’ondes a permis de multiplier les réalisations, grâce au signalement donné par les magnétiques ou de lumière rouge… Une par-delà les frontières. Missions d’étude usagers de la mer, et s’inscrit dans un fois rétablie, la tortue quitte les bassins et de balisage, ateliers pédagogiques, réseau qui se construit à l’échelle de la de soin pour le bassin de réhabilitation de actions contre les pollutions, mobilisation Méditerranée. L’objectif : élaborer un 160 mètres cubes en extérieur, dernière des médias, organisation de colloques maillage suffisamment important avec étape avant le retour en mer, permettant et de conférences... En 2020, le Musée des centres implantés le plus régulièrement à l’animal de renouer avec son instinct de océanographique accueillera un atelier possible qui seraient autant de points chasse et ses réflexes naturels. Une mission international avec les experts de l’UICN, de sauvetage pour les animaux blessés. que mène également le Centre d’études visant à définir les priorités de conservation Lorsqu’une tortue est admise, un protocole et de sauvegarde des tortues marines de des tortues marines à l’échelle mondiale. © M. Dagnino - Institut océanographique - Institut © M. Dagnino

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 77 VEILLER AU GRAIN

> prises ces dernières décennies restent insuffi- samment appliquées, et leurs violations sont rarement sanctionnées dans nombre de pays. Malgré la très large ratification, à partir des années 1970, de conventions internationales pro- tégeant les tortues marines, les captures demeurent autorisées dans une quarantaine de pays (Papouasie-Nouvelle-Guinée, Nicaragua, Australie…). Cette pêche légale s’accompagne d’une autre, dite « accessoire », toute aussi des- tructrice : les tortues sont prises par accident dans les chaluts à crevettes, les hameçons des palangres ou les filets maillants à poissons. Victimes collatérales d’un ratissage qui ne les vise pas, elles meurent, souvent asphyxiées, avant d’être remontées à la surface. La pêche dite « fan- tôme » assombrit encore le tableau : abandonnés au fond de l’eau, volontairement ou non, des filets continuent pendant des années à emprisonner et à tuer des tortues, entre autres animaux. Pire : en dépit du renforcement des interdic- tions, le braconnage des tortues marines per- dure à grande échelle dans certains pays en développement. Il est le fait de populations pauvres ne comprenant pas pourquoi elles devraient renoncer à une nourriture tradition- nelle, riche en protéines, et particulièrement accessible. Mais aussi de réseaux transnatio- naux qui alimentent un trafic de carapaces, et Une tortue caouanne dans le bassin vulnérables aux maladies. Ils sont ainsi soupçon- surtout d’écailles, à destination de l’Asie. de réhabilitation du musée nés de favoriser la fibropapillomatose, une patho- océanographique de Monaco. logie se caractérisant par des tumeurs qui se COHABITER AVEC LES TORTUES ? multiplient et paralysent les fonctions vitales Outre la surexploitation, les menaces les jusqu’au décès. Les plastiques flottant entre deux plus importantes sont désormais liées à la fré- eaux sont tout aussi dangereux. Entravées par les quentation par l’homme des espaces néces- plus gros, des tortues finissent asphyxiées. saires aux tortues. À terre, sur les côtes ou au D’autres avalent les morceaux en les confondant large, leur cycle de vie est truffé d’obstacles : avec des méduses qui comptent parmi leurs mets occupation du littoral, braconnage, impacts de favoris. Les plastiques peuvent rester pendant des la pêche, pollution, collisions avec les navires… mois dans leurs intestins, entraîner des nécroses Parmi ces menaces, l’urbanisation du littoral et des perforations fatales. est le péril numéro un pour les tortues marines. Afin de mobiliser la société civile et de favo- Et il est sans doute le plus difficile à juguler, tant riser l’émergence de solutions efficaces pour une les enjeux financiers sont importants. La crois- Méditerranée libérée des déchets plastique, la sance exponentielle du tourisme mondial, parti- Fondation Prince Albert II de Monaco et ses culièrement dans le secteur balnéaire, entraîne partenaires (Tara Océan, Surfrider Foundation un bétonnage accéléré des côtes. La construction Europe, la Fondation MAVA et l’UICN) ont d’aménagements au bord des plages, au plus près lancé l’initiative Beyond Plastic Med (BeMed) en des flots, gêne l’accès aux sites de ponte, voire 2015. Depuis sa création, le programme a déjà les détruit. En juillet 2012, sur l’île caraïbe de soutenu 23 projets dans 11 pays du pourtour Trinidad, un lieu ancestral de nidification de tor- méditerranéen. En 2019, 500 000 euros ont été tues luths a été rayé en quelques heures de la investis pour une Méditerranée sans plastique. carte. Des engins de chantier ont écrasé des mil- Pour sauver les tortues marines, nous liers d’œufs et de nouveau-nés. devons en premier lieu, accepter de leur laisser L’urbanisation engendre d’autres problèmes. une place. Un sacré défi à l’heure où l’attrait L’éclairage artificiel qui l’accompagne désoriente des vacanciers du monde entier pour les plages les femelles venues pondre et les jeunes à peine de sable fin et cocotiers n’a jamais été aussi fort éclos. Des tortues ont été retrouvées errant sur et que l’aménagement touristique de ces litto- des parkings ou des routes à l’arrière des plages. raux est souvent perçu comme le principal, Sans surprise, les conséquences du rejet en voire l’unique levier de développement écono- mer de divers déchets, de résidus de pesticides et mique pour les régions alentour. de métaux lourds sont considérables. En premier Pourtant, bien géré, le développement tou-

lieu, les polluants chimiques rendent les tortues ristique peut se révéler bénéfique, en participant océanographique - Institut © M. Dagnino

78 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Au chevet des tortues marines

à la sauvegarde de sites et d’espèces menacées. dans l’ensemble de la région, elles bénéficient Baptisé « écotourisme », respectueux et ancré d’un haut niveau de protection. Les captures y sur la découverte du patrimoine naturel, il a sont interdites, le ramassage des œufs prohibé ou vocation à bénéficier aux populations locales. À réglementé… Avant d’en arriver là, autorités et celles-ci, une tortue vivante peut ainsi rapporter organisations non gouvernementales ont bataillé plus d’argent, grâce à l’attractivité touristique, ferme, tant l’exploitation des tortues était ancrée que sa chair et sa carapace. Dès lors, il devient dans la culture et les traditions locales. plus intéressant de la protéger que de la tuer. L’écotourisme s’est développé au Costa Rica LAISSER UNE PLACE À LA NATURE dans les années 1980 et l’ONU l’a consacré Un autre axe de protection est le dévelop- comme vecteur essentiel du développement pement des aires marines protégées. Il s’agit durable en déclarant l’année 2002 « Année inter- d’espaces marins délimités où s’exerce une nationale de l’écotourisme ». réglementation spécifique des activités, visant Cependant, le terme « écotourisme » n’est à la conservation de la vitalité des écosystèmes pas lié à de réelles obligations. Librement uti- marins, tout en permettant un développement lisé par les acteurs, à bon ou mauvais escient, local durable (voir Des aires protégées ou désert il est parfois galvaudé. Lors de sorties en marin ?, par H. Le Meur, page 68). Pour les tor- groupe, les tortues sont approchées de trop tues marines, les bénéfices sont réels : l’enca- près, harcelées en mer, éblouies à terre par des drement de la pêche diminue les captures torches ou des flashs. Pour la conservation des accidentelles, la maîtrise de la navigation réduit espèces, l’écotourisme reste un pis-aller. Il per- les collisions, les fonds marins et les zones d’ali- met pourtant de sensibiliser l’opinion, de mentation comme de pontes sont préservés. financer des actions de préservation et de Le développement des aires marines proté- convertir certains braconniers en guides tou- gées le prouve, l’homme, grandement respon- ristiques, protecteurs de l’environnement. sable de la raréfaction des tortues marines, est aussi capable de se mobiliser pour voler à leur LE COSTA RICA EN PRÉCURSEUR secours. Alors que ces animaux commencent à Le Costa Rica reste un exemple. Dans ce petit émouvoir l’opinion publique, des passionnés, pays d’Amérique centrale, entre Atlantique et bénévoles, chercheurs et responsables associatifs Pacifique, l’écotourisme sert de vitrine, mais aussi s’organisent pour les protéger. Certains sur- de locomotive économique. Avec 2,6 milliards de veillent les plages de pontes, placent si besoin les dollars (2,4 milliards d’euros) dégagés en 2014, œufs en couveuse, veillent à ce que les nouveau- le tourisme dit « vert » constitue désormais la pre- nés gagnent la mer sans encombre. D’autres ana- mière source de revenus. Dans ce panorama, les lysent leur mode de vie, adaptent les engins de tortues marines ont une place et un statut parti- pêche pour limiter au maximum les captures culiers. Sans échapper au braconnage qui sévit accidentelles, avec par exemple des lignes de palangres qui peuvent être équipées, à coût réduit, d’hameçons spécifiques que les tortues ne peuvent pas avaler. Ou encore, le Turtle Excluder Device (TED), un filet doté d’une trappe de sortie GARE AUX BALLONS ! permettant aux tortues de s’échapper. De plus en plus fréquemment, les tortues blessées et secourues à temps bénéficient d’une prise en charge, grâce au développement, sous es lâchers de ballons, très appréciés des enfants, différentes latitudes, de centre de soins et Lne sont pas anodins. d’une collaboration en réseau. La seule En altitude, les ballons se Méditerranée en compte trente-quatre, répar- dégonflent ou éclatent, tis dans quatorze pays. L’un d’eux vient d’ouvrir retombant souvent en de au musée océanographique de Monaco (voir multiples fragments. Flottant en surface, confondus avec l’encadré, page 77). des méduses, ils sont ingérés Les tortues marines symbolisent un monde par des tortues et des oiseaux. devenu instable, qui peut prochainement bas- Une étude sur des tortues culer soit vers un retour à l’équilibre, quand on échouées en Australie, a montré qu’un tiers d’entre elles recelaient des débris de ballons dans leur laisse la nature respirer, soit vers une dispari- tube digestif. Faut-il interdire les lâchers ? En France, les dix communes tion, quand on brise un maillon de la chaîne. de l’île de Ré ont franchi le pas en 2005, mais pour l’instant, elles font peu Victimes silencieuses de nos excès, les tor- d’émules. Pour le bien des tortues, il devient urgent de faire évoluer la tues marines peuvent-elles devenir les ambas- pratique. Selon l’association Robin des Bois, un million de ballons est lâché sadrices d’une nouvelle relation apaisée et chaque année en France. Le musée océanographique lance un appel à idées pour trouver des alternatives écoresponsables aux lâchers de ballons, une respectueuse de l’homme avec la nature ? Si bonne occasion de réfléchir et d’agir. Partagez vos bonnes idées par e-mail à nous ne laissons pas cette chance à des ani- [email protected] ou sur le groupe Facebook « Fête sans ballons ». maux que nous trouvons si sympathiques, à n © Magicinfot/shutterstock.com quelles autres espèces la laisserons-nous ?

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 79 À vos maillots de bain !

80 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 AVIS DE TEMPÊTE

Nous avons toutes les cartes en main pour ne pas faire des océans un milieu hostile, et notamment envers l’humanité. Si nous diminuions les émissions de gaz à effet de serre, nous ralentirions la prolifération des méduses si problématique sur nos plages. Du même coup, nous freinerions la hausse du niveau des mers qui menacent tant de zones habitées. Avec moins d’engrais azotés dans l’agriculture, les zones complètement dépourvues d’oxygène s’étendraient moins. En renonçant à l’exploitation des métaux qui jonchent les plaines abyssales, nous laisserions une chance de survie aux espèces animales qui les peuplent. À nous de jouer !

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 81 ©J. R. Sosky/shutterstock.com ©J. AVIS DE TEMPÊTE

L’ESSENTIEL LES AUTEURES

Depuis quelques années, les déchets… De multiples causes océans se gélifient : on y observe se dessinent. une augmentation spectaculaire des organismes gélatineux. Par leurs étonnantes facultés d’adaptation, des méduses Les méduses sont les profitent de ces conditions. principaux contributeurs CORINNE BUSSI-COPIN JACQUELINE GOY de cette gélification. Comment lutter alors est océanographe, chargée est attachée scientifique de que la vie de la plupart de mission pour la politique l’Institut océanographique. Surpêche, hausse de la de ces organismes nous des océans à l’Institut Elle a consacré sa carrière température marine, pesticides, est encore inconnue ? océanographique, à l’étude des méduses au Fondation Albert Ier, sein du Muséum national Prince de Monaco. d’histoire naturelle. L'invasion des méduses Les méduses pullulent de plus en plus et transforment les mers en jelly. Rien ne semble enrayer l’essor de ces animaux pourtant si fragiles et rudimentaires, en apparence. Leur secret ? Une étonnante faculté d’adaptation… et le soutien involontaire des humains.

calculer le coût de revient d’une telle invasion, ni d’épiloguer sur le ridicule de la situation : la plus haute technologie humaine à la merci d’une boule de gélatine. C’était, il y a vingt ans, la première manifestation spectaculaire de la gélification des océans. Connu sous le doux nom de groseille des mers, le coupable, un ani- mal marin carnivore et translucide de quelques centimètres, prolifère tant par endroits que la ersonne ne l’a vu s’approcher. En quelques mer ressemble à… une gelée de groseilles déco- minutes, le banc de petits organismes gélati- lorée. Mais les plus redoutés des contributeurs neux a colmaté les immenses filtres du circuit à la gélification des océans sont ses cousines, Pde refroidissement d’un réacteur de la centrale les méduses. nucléaire de Gravelines, près de Dunkerque, En quelques années, par leur pullulation, les provoquant son arrêt immédiat. Inutile de méduses se sont imposées non pas comme sujet

82 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 

d’étude pour les chercheurs, mais comme une assez bien la vie d’une méduse : manger pour se Pelagia noctiluca, grave préoccupation des professionnels de la mer reproduire. Et jusqu’au début des années 2000, le cauchemar à cause des nuisances qu’elles provoquent. Ainsi, la prolifération des méduses Pelagia noctiluca sur des vacanciers. Alors c’est un peu par la force des choses que les scien- les côtes méditerranéennes était tout aussi qu'elle suivait jusqu'à la fin duxx e siècle tifiques se sont penchés sur le sujet, mais depuis, simple : cyclique et bien réglée. Depuis les pre- des cycles de 12 ans, leur cri d’alarme est unanime : la conquête des mières pullulations décrites dans la région, cette méduse envahit océans par les méduses ne fait que commencer, en 1775, il y avait des années à méduses et des désormais chaque et l’homme est leur plus précieux allié… années sans, selon une périodicité de 12 ans. Et année les rives de la Méditerranée cette périodicité était corrélée aux fluctuations PRÉLUDE D'UNE CATASTROPHE climatiques, en particulier au recul des glaciers Les méduses sont des animaux très simples alpins. On avait même déduit de l’analyse des constitués de deux feuillets, l’ectoderme et l’en- conditions climatiques que les années à Pelagia doderme, limitant une masse gélatineuse où sont étaient toujours précédées de trois années insérés leurs deux uniques organes : l’estomac et chaudes peu pluvieuses. Mais depuis, les

© Paolo Barelli/Shutterstock © Paolo les gonades (voir l’encadré page 85). Cela résume méduses P. noctiluca ont brouillé les pistes. >

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 83 AVIS DE TEMPÊTE

La méduse Cyanea capillata doit son nom à sa couleur bleue Cette méduse Linuche unguiculata, photographiée au large des et à ses nombreux tentacules qui évoquent une belle chevelure. côtes de Tahiti, pullule tous les ans autour de l’île, jusqu’à entraîner De plus d’un mètre de diamètre, c’est la « crinière du lion », des interdictions de baignade et de navigation. Elle a la particularité la meurtrière dans la nouvelle éponyme de Conan Doyle. de vivre en symbiose avec une algue (les petites taches brunes). On retrouve parfois ces méduses rassemblées en grand nombre. Les croissants orange sont ses gonades. © Fabien Michenet/Anthony Berberian Michenet/Anthony © Fabien © Institut océanographique - Yves Bérard Yves - océanographique © Institut

> Désormais, elles sont là tous les ans, été la production marine. Dès lors, elles sont deve- comme hiver, et il faudra apprendre à nager entre nues l’un des acteurs principaux des change- ces masses de gelée et en évitant soigneusement ments de la biodiversité marine. leurs tentacules pour ne pas être piqué (c’est Se reproduire ? Dès que la température des l’espèce la plus urticante de la Méditerranée). eaux se réchauffe, au début du printemps, les Comment ces animaux que tous les naturalistes méduses P. noctiluca mâles émettent dans l’eau des XVIIe et XVIIIe siècles surnommaient gelée de des spermatozoïdes, lesquels fertilisent les mer ou eau coagulée, ces organismes composés à femelles qui les avalent. Entre midi et 14 heures, 98 % d’eau – presque des gouttes d’eau disper- les femelles pondent les œufs fécondés (de sées dans la mer – ont-ils pu en si peu de temps 0,3 millimètre, parmi les plus gros des méduses) contrarier tous les modèles de fluctuations et les évacuent par la bouche. Ces œufs hydroclimatiques établis jusqu’alors et qui éclosent, libérant une larve ciliée, la planula, avaient fonctionné pendant deux siècles ? dont la croissance aboutit en quelques jours à Puisque, comme tous les animaux, les une petite méduse ou éphyrule. Chez cette méduses mangent pour se reproduire, il est espèce, il n’y a pas de stade fixé comme chez les vraisemblable que l’étude de leur physiologie autres méduses (voir l’encadré page 86). apportera des réponses. Que mangent-elles et quand se reproduisent-elles ? C’est l’un des LA SURPÊCHE, UNE AUBAINE axes des programmes de l’Observatoire océa- Ainsi, l’équation est simple : manger pour se nologique de Villefranche-sur-Mer animés par reproduire – et plus la nourriture est abondante, Gabriel Gorsky ou encore Fabien Lombard. plus vite la maturité sexuelle est atteinte (en cinq Manger ? Vivant en pleine eau, les méduses mois en moyenne pour Pelagia). En Méditerranée, mangent du plancton et leur régime alimentaire Pelagia constitue presque un cas d’école : côté est varié. Elles attrapent aussi bien les œufs de nourriture, la mer en regorge depuis que la sur- tous les organismes marins que des larves et des pêche a pratiquement éliminé les poissons, aban- adultes de crustacés ou de mollusques, voire donnant ce qu’ils mangeaient aux espèces les des alevins de poissons. En étirant au maximum plus opportunistes – les méduses. Quant à la leurs tentacules très élastiques, elles augmen- température, elle croît inexorablement grâce à tent considérablement le volume d’eau pros- l’effet de serre, rendant les hivers moins rigou- pecté. Insatiables, elles sont capables d’avaler reux et prolongeant l’été. Dans ces conditions leur propre poids en nourriture en une journée. favorables, les méduses P. noctiluca se repro- Elles exercent ainsi une prédation énorme sur duisent en masse et s’installent durablement. le petit zooplancton (des animaux de quelques La conjonction de ces deux phénomènes est millimètres), mais aussi sur l’échelon supérieur l’une des explications les plus vraisemblables de la des poissons. Par leur pullulation, elles disparition de leur périodicité. On utilise d’ailleurs deviennent le point central de l’écosystème cette espèce comme témoin, une sorte de mar- pélagique marin en modifiant la composition queur des changements profonds qui touchent du zooplancton et en diminuant l’ensemble de l’écosystème pélagique de la Méditerranée.

84 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 L'invasion des méduses

Déjà en 1983, au congrès d’Athènes orga- Le cas le plus spectaculaire est celui des nisé par le Programme des Nations unies pour eaux territoriales de la Namibie, sur la côte sud- l’environnement, David Cargo, spécialiste amé- occidentale de l’Afrique, eaux réputées il y a ricain des méduses, avait manifesté son intérêt 60 ans encore pour leur exceptionnelle richesse pour les études sur celles de la Méditerranée, en poissons frétillant dans le courant du Benguela. afin d’en transposer ensuite les résultats à Ce courant froid océanique qui longe la côte d’autres mers. Cela est d’autant plus plausible depuis l’Afrique du Sud jusqu’à la zone équato- que tous les océanographes s’accordent pour riale produit une remontée des eaux profondes considérer la Méditerranée comme un modèle riches en nutriments, favorisant la productivité réduit d’océan et donc comme un modèle de du plancton et de l’ensemble de l’écosystème. production biologique. D’où l’intérêt des pro- Au large de la Namibie, la mer regorgeait de grammes qui se poursuivent depuis plus de petits poissons (sardines, anchois) qui atti- 30 ans dans tous les laboratoires riverains. raient les grands prédateurs – poissons (merlus, De fait, la Méditerranée est loin d’être la seule thons, mérous), oiseaux marins et otaries. zone concernée. Différents observateurs (tou- ristes, pêcheurs, industriels...) ont rapporté des LE DÉSERT DU GOBIE scènes identiques de pullulation dans toutes les La pêche s’est intensifiée. Les grosses proies mers de la planète. L’inventaire des zones infes- se raréfiant, les pêcheurs se sont rabattus sur les tées fait ressortir une vingtaine d’espèces de sardines et les anchois. À partir des années 1960, méduses dont la prolifération est due à une même de multiples chalutiers ont déversé leur trésor cause désormais bien identifiée et produisant les de poissons dans des navires-usines, poissons mêmes déséquilibres : la surpêche. Des zones aussitôt transformés en farine. Depuis 15 ans, entières sont devenues de grands déserts marins l’effondrement des stocks de sardines et d’an- où se côtoient des populations de méduses qui chois a entraîné un changement total de la pro- paraissent définitivement installées et une faune duction biologique dans les eaux namibiennes. appauvrie survivant à leurs agressions. Les oiseaux de mer et les mammifères marins >

SIMPLE, MAIS REDOUTABLE

’apparente fragilité des la proie paralysée à la méduses cache une bouche, qui l’engloutit. Lremarquable efficacité Entourée de lèvres pour se nourrir. Le corps parfois si allongées Estomac de ces animaux s’organise qu’elles forment des en parapluie à partir de bras, la bouche rejette Ectoderme l’ombrelle, constituée aussi les déchets. Endoderme d’une masse gélatineuse, L’estomac est prolongé Mésoglée la mésoglée, délimitée par par des canaux Gonade deux feuillets, l’ectoderme radiaires qui rayonnent Ombrelle et l’endoderme. comme les baleines Canal radiaire Au centre de l’ombrelle pend d’un parapluie et le manubrium, renfermant aboutissent à un canal Manubrium l’œsophage, qui relie la marginal circulaire, Bouche bouche à l’estomac et qui lequel nourrit tout Canal marginal contient aussi les gonades l’organisme. circulaire chez certaines espèces. Restés attachés à la L’ombrelle est bordée de proie, les cnidocytes filaments – les tentacules –, sont immédiatement parfois regroupés en faisceaux. remplacés par d’autres Pour se nourrir, les méduses cellules de même Tentacule utilisent une arme originale : nature. Celles-ci les cnidocytes, des cellules se forment à la base urticantes contenant un des tentacules, zone micro-harpon venimeux, dont d’activité intense sont couverts leurs tentacules de différenciation (chez certaines méduses, de cellules souches, ces cellules tapissent tout le puis migrent le long corps). Lorsqu’un minuscule du tentacule jusqu’à cil associé au harpon détecte la zone concernée. le contact avec une proie, Les méduses réservent le harpon, jusqu’alors replié, bien d’autres surprises. les statocystes, répartis au bord ont aussi la capacité d’émettre se détend, pénètre dans Elles respirent par la peau. de l’ombrelle, de même que de la lumière : leur gène de la proie et injecte le venin. Elles disposent de minuscules des ébauches d’yeux reliées bioluminescence est devenu Le tentacule ramène alors organes de l’équilibration, à des cellules nerveuses. Elles un outil classique en biologie. © Pour la Science © Pour

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 85 AVIS DE TEMPÊTE

DU POLYPE À LA MÉDUSE... AU POLYPE

Méduses adultes

Chaque larve devient un bébé méduse e s u CYCLE DE VIE d é m e DES SCYPHOMÉDUSES n u e n ET DES CUBOMÉDUSES n o FÉCONDATION d e Œuf ca p u ly til o c p no n Libération ia : u lag s Pe e d’éphyrules me us com d de fiixé é Espèces sans sta om ub Planula C

Strobilation par segmentation Chaque scyphistome Larve qui se produit fixe sur le des dizaines Espèces ayant sol d’éphyrules, un stade fixé toutes identiques Scyphistome © Caroline Pascal - Institut océanographique - Institut Pascal © Caroline

> sont en régression, et le gobie, le seul prédateur de la pêche commerciale depuis 1984, est deve- encore en lice, est en voie de disparition. Les nue un immense plan d’eau réservé à l’élevage de méduses, qui jusqu’alors luttaient pour une Rhopilema esculenta, une espèce comestible et la petite part du territoire, ont profité à la fois de la seule par ailleurs à résister à la dégradation du raréfaction de leurs prédateurs – notamment les milieu due à la surpêche et à la pollution chimique. thons et les tortues – et de celle de leurs compé- La baie de Chesapeake, sur la côte orientale titeurs directs pour le zooplancton : les anchois. des États-Unis, a elle aussi subi une agression, d’abord à cause de l’augmentation de la popu- CHANGEMENT DE RÉGIME lation humaine sur ses rives, puis de la pêche En particulier, deux méduses de grande taille et enfin de la récolte des huîtres, laissant cette quasiment absentes de cette région dans les baie envahie par la pollution. Une autre méduse années 1950, Aequorea forskalea et Chrysaora Chrysaora, l’espèce C. quinquecirrha, a exercé hysoscella, se sont mises à pulluler et à supplanter une prédation telle que l’écosystème est les poissons, au grand dam des habitants, privés aujourd’hui fortement modifié : d’abondantes de leurs plats traditionnels. La biomasse des espèces gélatineuses, sans aucun intérêt com- méduses dans les eaux namibiennes est mercial, se succèdent tout au long de l’année. aujourd’hui estimée à trois fois celle des pois- Et les exemples s’accumulent : P. noctiluca sons ! Par comparaison, et pour conforter ces s’attaquant aux fermes de saumons dans le nord observations, l’Afrique du Sud voisine, qui a éta- de l’Écosse, attirée par l’abondance de nourri- bli des conditions rigoureuses de pêche dans ses ture ; Aurelia aurita bouchant les filtres des eaux, ne connaît pas d’anomalies aussi spectacu- tuyaux de refroidissement des centrales laires dans son environnement marin. nucléaires installées dans les fjords de Suède ou D’autres zones sont touchées. En mer de immobilisant un porte-avions américain dans le Chine, la baie de Liaodong, dont Jing Dong, de port de Brisbane… Les mêmes causes (nourri- l’Institut de recherche des pêcheries marines de ture abondante du fait de la surpêche et tempé- Liaodong, et ses collègues étudient la rentabilité rature anormalement élevée) ont produit les

86 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 L'invasion des méduses

’originalité des méduses, et a b DU POLYPE À LA MÉDUSE... AU POLYPE certainement leur plus grand Latout, est d’avoir, pour la plupart, un cycle de vie comportant un stade plus discret – le polype. La différence entre les stades polype (fixé à un support) et méduse (libre) est telle qu’on les a longtemps pris pour deux espèces différentes. Les méduses se reproduisent en pleine eau de façon sexuée : des mâles produisent des spermatozoïdes, et des femelles, des ovules. En général, les cellules reproductrices sont évacuées dans la mer, où a lieu la fécondation. L’œuf évolue en quelques heures en une larve ciliée, la planula, qui tombe sur le fond, s’y fixe et c d devient un polype. Chez les espèces de la classe des telle Aurelia aurita (de a à d) et chez les cuboméduses, notamment, le polype, nommé scyphistome, bourgeonne ou reste solitaire (a). Sous de bonnes conditions de température et de nourriture, des sillons se forment dans sa partie supérieure (b, c). Chaque segment ainsi produit se détache en éphyrule qui se développe en pleine eau (d) pour donner une méduse sexuée. Un polype en produit ainsi des dizaines. Certaines espèces de Scyphozoa n’ont cependant pas de stade fixé,

comme Pelagia noctiluca. océanographique / Microaquarium © Institut

mêmes effets : une déviation de la production dans les eaux australes) – sont indispensables à des océans vers le maillon gélatineux. la vie de nombreux animaux : mammifères marins Toutefois, les pêcheurs ne sont pas les seuls (la baleine en mange plusieurs tonnes par jour), responsables de cette dégradation du milieu oiseaux, poissons, calmars… marin. Ils sont allés pêcher dans les zones qu’on De plus, l’absence de krill, grand consomma- leur avait indiquées. Grâce à l’Atlas des ressources teur de phytoplancton, permet à d’autres ani- biologiques des mers publié en 1972 par l’Organi- maux pélagiques phytophages et à fort taux de sation des Nations unies pour l’alimentation et croissance et de multiplication de pulluler, en l’agriculture, ils avaient à leur disposition une particulier les salpes, des animaux coloniaux géla- cartographie précise de la répartition des espèces tineux dont les chaînes dépassent parfois cinq à commerciales appartenant à tous les groupes six mètres de longueur. Ces animaux contribuent depuis le phytoplancton, le zooplancton, les mol- à la gélification des océans au même titre que les lusques, les crustacés jusqu’aux principales méduses. Et comme ils renferment 90 % d’eau, ils espèces de poissons et de mammifères marins. n’offrent aucun avantage alimentaire aux préda- teurs supérieurs. Ils ont un autre inconvénient, À QUI PROFITE LE KRILL... majeur : ils colmatent les fanons des baleines, Cet atlas a été établi grâce aux relevés des empêchant la filtration du plancton nourricier. instituts des pêches du monde entier et il a fait la Outre la pêche, les stocks de krill s’effondrent fierté des statisticiens qui, hélas, n’avaient pas aussi par un autre mécanisme plus complexe, prévu la moindre mise en garde sur la fragilité de faisant intervenir plusieurs niveaux du réseau ces stocks. En 30 ans, cette manne a été dilapidée trophique pélagique (l’ensemble des chaînes ali- et la pêche minotière s’attaque désormais à mentaires de la mer). L’usage des pesticides dans d’autres groupes que les poissons, en particulier l’agriculture intensive a un impact sur les orga- au krill. Or, ces petites crevettes des eaux nismes marins lorsque, par lessivage, ces produits froides – les Euphausiacés (Meganyctiphanes nor- toxiques se déversent en mer. Destinés à bloquer vegica dans les eaux boréales et Euphausia superba la mue des insectes, ils bloquent celle des >

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 87 AVIS DE TEMPÊTE

concentration telle que les excès sont rejetés dans les urines et ne sont pas retenus par les stations BESTIAIRE d’épuration, non équipées pour filtrer ces molé- cules. Arrivés en mer, ces hormones et d’autres GÉLATINEUX perturbateurs endocriniens ont le même effet sur les organismes marins que sur le corps humain : blocage de la reproduction sexuée et féminisa- out ce qui flotte en mer n’est pas tion. Toutefois, ces produits épargnent les méduse ! Le plancton Tgélatineux – l’ensemble des Groseille des mers espèces qui, comme les salpes et les méduses, ont organismes gélatineux qui flottent d’autres voies de reproduction. Cette explication en pleine eau, entraînés par les de la gélification des océans est très probable à courants – compte ainsi nombre cause du rendement de ce mécanisme de multi- d’autres organismes si divers qu’il est impossible de représenter plication, mais doit encore être confirmée. leur classification. Le cycle de vie des méduses préoccupe d’ail- Il comporte les siphonophores – telle leurs particulièrement les biologistes. la physalie –, souvent pris pour Physalie, vessie de mer Contrairement aux salpes, qui effectuent tout des méduses parce qu’ils présentent ou galère portugaise leur cycle de vie en pleine eau, la plupart des aussi des cellules urticantes ; les cténaires, telle la groseille de mer, à deux mètres de diamètre, rondes, méduses ont un stade fixé à un support, le polype. dont les deux tentacules portent carrées, plates ou en dôme, lisses Ce stade correspond à la forme de résistance des des cellules adhésives et non ou lobées, avec ou presque sans méduses qui restent ainsi tant que la température urticantes ; les thaliacés, telles tentacules, avec des bras oraux de l’eau n’augmente pas. Il est difficile de localiser les salpes, animaux coloniaux lisses ou en chou-fleur. Comme les les polypes à cause de leur petite taille. Or ils sont non urticants qui se nourrissent Scyphozoa, la plupart des Hydrozoa en filtrant le phytoplancton ; ont un stade fixé (polype) et un stade à l’origine des pullulations de méduses : lorsque sans oublier les œufs des poissons. libre (méduse). On en dénombre la température de l’eau est suffisamment élevée, À elles seules, les méduses ont des 840 espèces, dont seulement ils bourgeonnent abondamment. caractéristiques si variées que même 20 % ont un cycle de vie connu. En général, l’œuf des méduses évolue en larve à leur échelle, la classification est Les Cubozoa, qui tirent leur nom un casse-tête. On en compte plus de leur forme cubique, comptent qui se fixe et se transforme en polype. Deux types de 1 000 espèces, peu connues 40 espèces. Enfin, lesStaurozoa de bourgeons se forment : les uns, identiques au pour la plupart. On distingue tout – 20 espèces – n’ont pas de stade polype, restent reliés à lui et forment une colonie de même quatre grands groupes. libre. L’une d’elles, la très rare Lipkea nommée hydraire. D’autres s’évadent des Les Scyphozoa ou « méduses vraies », ruspoliana, serait aux méduses ce polypes. Ce sont alors des méduses qui nagent, dont on connaît 190 espèces, sont que le cœlacanthe est aux vertébrés : très variées : de quelques millimètres un lointain ancêtre commun… grandissent et se reproduisent. Mais les condi- tions du milieu modifient ce schéma. Certaines méduses émettent des œufs de résistance. C’est le cas de Margelopsis haeckeli qui conserve dans ses tissus un œuf plein de réserves pour survivre Cladonema Chironex Rhizostoma dans le froid et la nuit polaires. De plus, toutes les méduses ont la capacité de résorber leurs cellules HYDROZOA CUBOZOA SCYPHOZOA sexuelles déjà formées en cas de disette et de les (840 espèces connues) (40 espèces connues) (190 espèces connues) utiliser comme produits de réserve, puis de reprendre leur croissance quand les conditions s’améliorent. On voit là toutes les stratégies adap- tatives sélectionnées au fil de l’évolution et per- mettant à ces animaux de survivre si les conditions du milieu sont perturbées. L’arbre évolutif des méduses, fondé sur l’étude des formes actuelles. Il est encore STAUROZOA en discussion, d’autant que le génome (20 espèces connues) DES ENVAHISSEURS IMMORTELS n’est pas séquencé pour toutes les espèces. En combinant ces réactions des méduses aux

© Broadbelt ; evantravels/shutterstock.com © Broadbelt modifications de l’environnement, on comprend comment des organismes d’apparence aussi fra- > crustacés, également des arthropodes, qui n’at- gile transforment la mer en « gelée ». Cette résis- teignent plus le stade adulte. C’est ce qu’ont mon- tance expliquerait comment ces animaux ont tré notamment Rabin Sen Gupta, de l’Institut traversé toutes les vicissitudes des ères géolo- océanographique indien, à Dona Paula, et ses giques depuis plus de 600 millions d’années, âge collègues en 1996. Des pans entiers de la biologie du gisement d’Ediacara, en Australie, où ont été marine sont touchés, notamment le krill, ce qui récoltés leurs premiers fossiles. favorise encore la prolifération des salpes et À cela s’ajoute l’étonnante immortalité des d’autres organismes gélatineux phytophages. méduses, qui a fait la joie des médias du monde Et comme si ce scénario ne suffisait pas, il entier avec l’exemple de la petite méduse faut encore lui ajouter l’effet indirect des résidus Turritopsis nutricula, dont les élevages ont mis en médicamenteux sur la gélification des océans. Les évidence la capacité à revenir à un stade anté- hormones de substitution sont ingurgitées en rieur de développement. Ce phénomène, qu’un

88 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 L'invasion des méduses

15 1 - Aurelia aurita 13 2 - Cyanea lamarcki 11 2 1 3 - Chrysaora quinquecirrha 4 - Chrysaora melanaster 7 5 5 - Pelagia noctiluca 3 6 - Aequorea forskalea 4 8 16 17 et Chrysaora hysoscella 14 7 - Mnemiopsis et Aurelia aurita 12 8 - Rhopilema esculenta et Nemopilema nomurai En hausse (intervalle 9 - Chironex de confiance élevé) 9 10 - Catostylus mosaïcus En hausse (intervalle 6 11 - Chrysaora melanaster de confiance faible) 12 - Linuche unguiculata Stable 10 13 - Periphylla periphylla 14 - Aequorea aequorea et En baisse POPULATION GÉLATINEUSE Aurelia aurita Pas de données 15 - Cyanea capillata 16 - Chrysaora achlyos 17 - Cassiopea andromeda

La gélification des océans est un phénomène mondial, comme le montre cette carte, fruit d’une méta-analyse réalisée en 2012 sur les écosystèmes marins le long des côtes. Les méduses impliquées, dont certaines sont indiquées ici, diffèrent selon les mers. Sur le millier d’espèces connues, toutes ne pullulent pas. Moins d’une vingtaine sont problématiques.

naturaliste suisse, Pierre Tardent, a qualifié de années 1990, avec l’introduction fortuite du cté- réversion en 1980, consiste en une inversion du naire Mnemiopsis leidyi. L’animal s’est développé cycle de vie et avait été décrit dès 1844 par le à une telle vitesse qu’en quelques années, il est biologiste belge Édouard Van Beneden. De nom- devenu le plancton majoritaire, détrônant Aurelia breux auteurs se sont étonnés de ces réversions aurita et achevant l’effondrement des stocks de et les ont attribuées aux mauvaises conditions poissons qu’elle avait entamé dans les d’élevage. Elles traduisent surtout l’exception- années 1980, à la faveur de la pollution. nelle capacité des méduses à résister dès que le La liste n’est pas close de tous les méca- milieu se dégrade. Certaines peuvent même nismes qui favorisent les méduses, d’autant s’enkyster, telles ces méduses d’eau douce que le cycle de vie n’est connu que pour 20 % Craspedacusta sowerbyi qui ont survécu sous cette du millier d’espèces recensées. Rien ne semble forme de kyste pendant plus de 40 ans. arrêter leur résistance et leur prolifération. Tous les polypes n’émettent pas leurs méduses au même rythme. Seules une vingtaine LE RADEAU DE LA MÉDUSE d’espèces bourgeonnent avec une intensité telle EN PLASTIQUE que le milieu est vite envahi. C’est le cas de la Si la phase fixée sous forme de polypes pré- méduse-lune Aurelia aurita, très répandue sur la occupe tant, c’est surtout parce que les polypes côte atlantique, dont le polype se segmente à une se fixent en priorité sur les supports en plas- cadence exceptionnelle d’environ une éphyrule tique. Une expérience réalisée en 1965 dans la par jour en été. À l’inverse, les méduses austra- rade de Villefranche-sur-Mer a montré que des liennes – les redoutables cuboméduses – ont un plaques de polystyrène sont immédiatement polype qui reste isolé et qui se métamorphose en colonisées par des polypes de méduses, qui une seule méduse, ce qui limite leur pouvoir de créent vite une sorte de chevelure dense empê- BIBLIOGRAPHIE pullulation. Heureusement, car elles sont parmi chant tout autre fixation. Jennifer Purcell, de R. CONDON ET AL. (éd.), les animaux les plus toxiques et certaines sont l’Université de Washington Ouest, est parvenue bloom research: même mortelles. à la même conclusion en 2007 en étudiant les advances and challenges, : trends in large marine ecosystems, Hydrobiologia, vol. 690, pp. 3-20. vol. 690, Hydrobiologia, marine ecosystems, in large trends : Cependant, une autre préoccupation se des- préférences de substrat du polype d’Aurelia Mar. Ecol. Prog. Ser., vol. 591, 2018. sine : restreintes pour l’instant à la zone tropicale labiata ; elle recommande l’abandon de ce maté- R. CALCAGNO ET J. GOY, indo-pacifique, les aires de répartition de ces riau dans les constructions portuaires ou litto- Méduses. À la conquête des océans, cuboméduses pourraient s’étendre. Les océano- rales. Quand on connaît l’étendue du Éditions du Rocher, 2014. graphes redoutent que l’augmentation de la tem- 7e continent – ces îlots de nos déchets plas- K. A. PITT ET C. H. LUCAS (éd.), pérature des eaux de surface dilate la zone tiques qui dérivent dans les grands gyres océa- Jellyfish Blooms, Springer, 2014. tropicale vers le nord et vers le sud. Sa limite niques –, on ne peut que s’inquiéter. PH. CURY ET D. PAULY, Mange dépasserait alors le cap de Bonne-Espérance, per- En fabriquant ce nouvel écosystème, cet tes méduses !, Odile Jacob, 2013. mettant à ces espèces très dangereuses de colo- inquiétant plastisphère, l’homme n’a-t-il pas joué L.-A. GERSHWIN, Stung !, niser l’océan Atlantique. D’ailleurs, un autre à créer un nouveau pelagos, un monde destiné à Univ. of Chicago Press, 2013. moyen d’expansion existe déjà, plus pernicieux dériver éternellement à la surface des flots ? J.-CL. BRACONNOT, Les salpes, encore, car incontrôlable : le transport par les bal- Toutefois, à l’inverse des dieux grecs, il ne domine reines du plancton marin, lasts de bateaux. Ses effets peuvent être dévasta- pas sa création, qui risque fort de perturber à Pour la Science, n° 419, n jellyfish populations al. (2012), Increasing et L. Brotz D’après teurs, comme ce fut le cas en mer Noire, dans les jamais la quiétude des océans. pp. 36-43, 2012.

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 89 AVIS DE TEMPÊTE Et pourtant, elle monte

La hausse du niveau marin est une des nombreuses élaborés : par exemple, le RCP 8,5 correspond 32 centimètres et 5 mètres dans le deuxième conséquences du dérèglement climatique lié à l’absence de réduction des émissions de gaz scénario (RCP 4,5). À quoi ressembleront les aux émissions de gaz à effet de serre. L’ampleur à effet de serre ; dans le RCP 4,5, la réduction continents ? Illustration par quelques exemples du phénomène dépend de notre capacité à réagir. est modérée. Selon le premier, le niveau marin locaux, tirés de la carte interactive d’Alex Tingle, Ce sont donc plusieurs scénarios (notés RCP pour s’élèvera d’environ un mètre d’ici à 2100 fondée sur les données de la Nasa : representative concentration pathway) qui ont été et de près de 13 mètres en 2500 contre http://flood.firetree.net

Pourquoi la mer monte ? Changements dans le stockage d’eau terrestre, les prélèvements d’eaux souterraines, Modification de la circulation le ruissellement en surface, océanique en surface les infiltrations dans les aquifères. et en profondeur. Transfert d’eau des glaciers Affaissements de terrain et des calottes polaires dans les deltas, érosion Dilatation des vers les océans. accrue du littoral, océans sous l’effet tectonique des plaques. du réchauffement

La hausse du niveau marin, liée au réchauffement climatique, passe par plusieurs types de phénomènes. © IPCC

Une hausse inexorable ? Les mesures faites par Relevés mensuels les satellites TOPEX/ Lissage sur des périodes de trois mois Poseidon, Jason-1, Tendance générale Jason-2 et Jason-3 montrent une montée constante de la mer, de janvier 1993 à janvier 2019. Les variations qui apparaissent sur les mesures mensuelles (en bleu clair) ont

Niveau marin global moyen (en mm) (en marin global moyen Niveau été lissées (en bleu foncé) pour plus de clarté. La tendance (en rouge) est de 3,4 millimètres par an.

Années © Sergey Rusakov/shutterstock.com © Sergey © CSIRO

90 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 La Floride est réduite de moitié

Aujourd’hui +1 m +5 m +13 m

La Manche devient une île

Aujourd’hui +1 m

+5 m +13 m © : Cartes Alex Tingle

Les Kiribati disparaissent

Aujourd’hui +1 m

+5 m +13 m

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 91 AVIS DE TEMPÊTE Les fonds des océans font grise mine

De grandes quantités de métaux jonchent les grands fonds océaniques et n’attendent que d’être récupérés. Mais cette exploitation, imminente, serait néfaste pour l’environnement. Peut-on limiter les dégâts ?

L’objectif est de décrire la forme et la dyna- mique de ce nuage à l’aide d’un réseau de cap- teurs reliés au navire. Dans quel but ? Les données recueillies aideront à nourrir une réflexion générale sur l’exploitation minière en mer, une nouvelle industrie qui pourrait évrier 2018, à 50 kilomètres au large de San bientôt bouleverser les océans. Diego, en Californie. Le navire océanogra- Depuis des années, plusieurs États et phique Sally Ride flotte au-dessus de entreprises prospectent les grands fonds 1 000 mètresF d’eau. À son bord, huit conte- marins à la recherche de nickel, de cuivre, de neurs grands comme une voiture familiale cobalt et d’autres métaux de valeur. Parmi les sont remplis de sédiments dragués au fond du différents types de gisement, les plus intéres- Pacifique. Ils seront mélangés avec de l’eau de sants consistent en des accumulations, à plu- mer dans un énorme réservoir, puis réinjectés sieurs milliers de mètres de profondeur, de à 60 mètres de profondeur grâce à une concrétions rocheuses de la taille du poing et conduite d’évacuation. Là, ils formeront un riches en métaux : ce sont les nodules gros nuage de boue. Drôle d’idée ! polymétalliques. >

92 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 

L’ESSENTIEL LES AUTEURS

La demande en certains L’utilisation de machines métaux augmente et les pour les ramasser disperserait gisements terrestres s’épuisent, des monceaux de sédiments Les fonds d’où l’idée d’exploiter en tous sens. Les navires ceux des grands fonds marins. d’exploitation feraient de même en surface après avoir trié À plus de 4 000 mètres de le matériel dragué. THOMAS PEACOCK MATTHEW ALFORD profondeur, sur le fond des professeur de génie professeur océans, s’étendent d’immenses Dès lors, avant que ne mécanique à l’institut d’océanographie champs de nodules démarre cette nouvelle activité de technologie du physique à l’institut des océans polymétalliques contenant industrielle, il importe d’étudier Massachusetts (MIT), Scripps, aux États-Unis des proportions importantes comment minimiser son impact aux États-Unis font grise mine de nickel, de cuivre et de cobalt. environnemental.

Les grands fonds sont parfois tapissés de nodules polymétalliques. Ils abritent des formes de vie fragiles, comme ce Relicanthus (un cnidaire). © C. Smith & D. Amon, ABYSSLINE Project ABYSSLINE Amon, & D. © C. Smith

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 93 AVIS DE TEMPÊTE

> Pour les récolter, les industriels imaginent De petites nations insulaires, comme les des machines capables de travailler à ces pro- Tonga et les Îles Cook, ont des ressources trop fondeurs. Ces engins avanceraient lentement limitées pour développer elles-mêmes une telle sur le plancher océanique en aspirant la couche industrie. Elles négocient donc des droits d’ex- supérieure qui contient les nodules, opération ploitation minière à l’intérieur de leurs zones qui s’accompagnerait du relargage vers l’arrière économiques exclusives. S’agissant du plan- d’un important nuage de sédiments. Les cher océanique sous-jacent aux eaux interna- nodules remonteraient sur de grands navires tionales, c’est l’Autorité internationale des par des tuyaux de plusieurs kilomètres de long. fonds marins, ou AIFM (ISA en anglais), com- En triant le matériel prélevé, on obtiendrait des munément appelée l’« Autorité », qui l’admi- millions de nodules par jour. Les sédiments nistre depuis Kingston, en Jamaïque. Pour le restants seraient renvoyés dans la mer où ils moment, l’Autorité a accordé 28 permis d’ex- formeraient cette fois un nuage plongeant. ploration à des organismes de 20 pays. Quel impact une telle activité aura-t-elle Pendant que les entreprises prospectent les sur les organismes vivant sur le plancher océa- ressources, les chercheurs s’efforcent d’en nique et dans la colonne d’eau ? On comprend savoir le plus possible sur les éventuels effets désormais mieux l’expérience décrite au début. destructeurs de la nouvelle industrie et de déterminer dans quelle mesure on pourrait les UNE DEMANDE CROISSANTE réduire. Des gouvernements, des industriels, Les mines terrestres à fortes teneurs com- l’AIFM, des universités et des organismes mencent à s’épuiser. Pourtant, la demande ne scientifiques (en France, l’Ifremer et le CNRS) fait qu’augmenter, du fait de l’accroissement s’associent afin de lancer et de mener les pro- démographique, de l’urbanisation, du dévelop- jets de recherche nécessaires. pement rapide de technologies dépendant de Trois types de gisement sont prometteurs. certains métaux. Le premier est celui des « amas sulfurés ». Il On estime par exemple que la demande s’agit d’accumulations de sulfures métalliques

mondiale annuelle de nickel – environ 2 millions (FeS2, PbS, Au2S…) créées par les sources de tonnes actuellement – devrait augmenter de hydrothermales présentes sur les dorsales 50 % d’ici à 2030. Les gisements terrestres en océaniques, ces longues chaînes volcaniques contiendraient encore environ 76 millions de sous-marines qui marquent la frontière entre tonnes. Or, à elle seule, la zone de fracture de deux plaques tectoniques. Les amas sulfurés Clarion-Clipperton, c’est-à-dire la plaine abys- contiennent des masses notables de zinc, de sale s’étendant de Hawaï à la Basse-Californie, plomb et d’or. La Papouasie-Nouvelle-Guinée en contient à peu près autant ! Pour le cobalt, la a accordé à la société canadienne Nautilus situation est similaire : les réserves terrestres Minerals un permis d’extraction de ces sulfures sont évaluées à environ 7 millions de sur le site hydrothermal inactif de tonnes, mais les nodules de cette Solwara 1. De son côté, l’AIFM a émis même zone de fracture en sept permis d’exploration sur des contiennent autant voire plus. C’est LA PLUPART sites d’anciennes sources hydrother- pourquoi plusieurs entreprises, telles males se trouvant dans les eaux inter- que la GSR (la société belge Global nationales. Les scientifiques ont, eux, Sea Mineral Resources) ou la société DES PROJETS demandé un moratoire pour les sites anglaise UK Seabed Resources, se actifs, afin de protéger leurs écosys- tournent vers l’exploitation minière D’EXTRACTION tèmes uniques. en mer profonde, qu’elles espèrent Le deuxième type de gisement moins coûteuse à terme. intéressant est celui des encroûte- Simultanément, certains pays EN EAU PROFONDE ments cobaltifères. Le contact entre disposant de peu de ressources les courants marins et les flancs ou minérales terrestres, comme le CONCERNENT sommets de montagnes sous-marines Japon et la Corée du Sud, veulent entraîne en effet la précipitation des déjà prospecter les océans à la LES NODULES métaux contenus dans l’eau de mer. recherche de gisements. Ils ont donc Cela finit par créer des amas considé- commencé par explorer leur zone rables : même s’ils ne grossissent que économique exclusive (ZEE). En POLYMÉTALLIQUES de quelques millimètres par million septembre 2017, la Jogmec (Japan d’années, ils finissent par atteindre Oil, Gas and Metals National des épaisseurs de 5 à 10 centimètres. Corporation) a ainsi effectué dans les eaux ter- Outre du cobalt, ces amas contiennent du nic- ritoriales nippones l’un des premiers essais à kel et d’autres métaux intéressants. L’AIFM a grande échelle. Une excavatrice prototype a émis quatre permis d’exploration pour l’Ouest récolté des tonnes de zinc et d’autres métaux du Pacifique, mais l’extraction de ces encroû- en plusieurs endroits situés à 1 600 mètres de tements cobaltifères sera un défi : il est difficile profondeur, au large d’Okinawa. de les arracher au substrat rocheux, tandis que

94 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 ZEE desKiribati ZEE américaine (Hawaii)

© D’après World Ocean Review 1, Maribus, 2010 (planisphère); AIFM. Base de données de S. Claus et al., Flanders Marine Institute, consultée sur www.marineregions.org le 24/11/2016 (carte des permis d’exploration) un noyau dontlediamètre augmenteraun noyau ensuite àprécipiter,nus dansl’eausemettent formant derequin, lesmétauxconteparfois unedent un quelconquemorceau détritique, dematière sédiments. formationesttrès lente : Leur sur lefond,àmoitiéenterrésils jonchent dansles océanique, régions de du nombreuses plancher manganèse, parce que ce métal y domine. Dans nomme aussi nodulesde métalliques. les On lesnodulespoly typedegisement : troisième eauprofonde portent en tion minière surle unterrain tuent praticable. difficilement les pentes abruptes consti oùilssetrouvent RUÉE VERS LES NODULES D d’entre eux se sont aussi mis à prospecter sesontaussimisàprospecter eux d’entre pétrole, desableetdiamants. Dès lors,laplupartdesprojets d’explora Dès (une couleur par permis) Zone d’exploration Limite deplaque tectonique Amas sulfurés Encroûtements cobaltifères Nodules polymétalliques profonds à la recherche de profonds àlarecherchede exploitent lesfondsmarinspeu e nombreuxpays etentreprises recherches dansleur propre zone économique exclusive pays endéveloppement, et exploitation future par des aucune extraction nepeut maritime qu’ilsont ledroit (ZEE), c’est-à-dire l’espace Quand l’AIFM accorde un des zones protégées où mènent également des avoir lieu.Certains pays permis, elledéfinit des zones réservées àune D’EXPLORATION 0 d’exploiter. 500 PERMIS Nombre Nombre 1 000kilomètres Zone protégée Zone réservée mexicaine ZEE (en mètres) Profondeur gisement qui semblent particulièrement particulièrement quisemblent gisement eaux internationales trois typesde ontcartographiéchercheurs dansles critiques, tels lenickel etlecobalt. Les les grandsdemétaux fondsàlarecherche CHASSE AUCHASSE TRÉSOR - - - - Les fonds desocéans font grisemine ZEE desKiribati 6 000 4 000 2 000 ZEE américaine (Hawaii) (une couleur par permis) Zone d’exploration Limite deplaque tectonique Amas sulfurés Encroûtements cobaltifères Nodules polymétalliques explorer, on extrapole lesrésultats de mois. Enraison del’étendue dessurfacesà cules autonomes plusieurs sous-marins prend teurs dansdes véhi d’échantillonsembarqués potentiel etdecollec àl’aided’instruments matériau durci sansintérêt économique. aussi.Lerestemanganèse qu’ilcontient estdu plusqueles25 %de cela quifaitsonprix,bien nickel, son poids en cobalt ; cuivrec’est et en en 3 %de typiquement l’autre, unnodulecontient que les proportions d’un à endroit varient zone defracture de Clarion-Clipperton. Bien ploration denodulesdansla àlarecherche parmilliond’années. 1centimètre d’environ L’évaluation del’intérêt d’unsite minier À cejour, d’ex l’AIFMaaccordé 16permis raient être lesplusintéressants.raient des nodulesdemanganèse,quipour polymétalliques, quel’onnommeaussi plan économique,cesontlesnodules (régions colorées).prometteurs Surle POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE 0 grande comme l’Europe. plancher del’océan Pacifique Clipperton, unerégion du zone defracture deClarion- nodules demanganèsedansla (ci-dessous) 16 permis d’exploration Cet organisme adéjàémis dans leseauxinternationales. réglemente l’exploitation minière des fonds marins(AIFM) L’Autorité internationale 4 000 mètres. profondeur deplus rocheuses se trouve àune L’essentiel deces concrétions LES FONDS MARINS MÉTALLIQUES DANS CONCENTRATIONS 500 N° 104/ N° àlarecherche de 1 000kilomètres Août-septembre 2019 Zone protégée Zone réservée mexicaine ZEE (en mètres) Profondeur

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95 - - - > 6 000 4 000 2 000 AVIS DE TEMPÊTE

> l’échantillonnage sur l’ensemble du champ pressenti. Un site passe pour économiquement viable s’il promet au moins 10 kilogrammes de nodules par mètre carré, si peu ou pas de sédi- ments les recouvrent et si la pente du fond océanique est inférieure à 10 %, afin que les machines collectrices, roulant sur de lourdes chenilles, puissent s’y déplacer sans trop de difficulté. L’outil crucial de l’extraction minière sous- marine est la machine collectrice, alimentée par un câble électrique relié au navire. Elle doit être conçue pour exploiter la couche superficielle du fond océanique sur environ 50 kilomètres par jour, sans doute par allers et retours à l’intérieur d’une bande large d’un kilomètre. Des véhicules sous-marins autonomes aideraient à guider l’engin et à explorer les environs immédiats. Après avoir aspiré ou ramassé à la pelle les nodules et les sédiments qui les accompagnent, la machine effectuerait un tri grossier en expul- sant derrière elle le plus possible de boue. Un long tube équipé d’une série de pompes ferait ensuite remonter le matériau issu de ce pre- mier tri jusqu’à un navire de traitement ; les industries gazière, pétrolière et de dragage uti- lisent déjà couramment ce type de colonne ascendante. Le navire séparerait les nodules et renverrait le reste des sédiments dans l’océan par un tuyau d’évacuation. De gros navires minéraliers achemineraient ensuite les nodules jusqu’à une usine de traitement située à terre, qui en extrairait les métaux. SOUS L’ÉGIDE DES NATIONS UNIES Pour que cette collecte soit économique- ment rentable, les entreprises minières devront ramasser 3 millions de tonnes de nodules par an, soit environ 37 000 tonnes de nickel, 32 000 tonnes de cuivre, 6 000 tonnes de cobalt et 750 000 tonnes de manganèse. L’AIFM a été instaurée sous l’égide de la CNUDM, c’est-à-dire de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Celle-ci sti- pule notamment qu’une nation signataire doit Des nodules de manganèse entreprise ne trouvera vraisemblablement que prendre toutes les mesures nécessaires pour contenant des métaux 10 000 kilomètres carrés exploitables économi- protéger l’environnement marin. L’AIFM économiquement intéressants sont quement (soit environ 0,2 % de la zone de frac- remontés du fond du Pacifique accorde des permis d’exploration par zones de au cours d’une mission ture de Clarion-Clipperton). 150 000 kilomètres carrés. Comme les pays d’échantillonnage de la société La machine collectrice aspirerait les 10 à ayant ratifié la CNUDM ou l’ayant rejointe canadienne Nautilus Minerals. 15 centimètres superficiels du fond de l’océan (167 États et l’Union européenne) considèrent et compacterait le plancher océanique partout le fond des océans comme une ressource « pour où elle passerait. Or une grande diversité d’or- le patrimoine commun de l’humanité », toute ganismes d’une taille dépassant la cinquantaine entreprise ou organisme qui souhaite y pratiquer de micromètres vit dans les nodules ou dans une activité minière doit être parrainé par un les sédiments. La plupart de ces organismes ne pays ayant ratifié la CNUDM. Une fois les études résisteront pas au prélèvement de la couche prospectives faites, l’entreprise divise chaque superficielle du fond ou au nuage de sédiments parcelle en deux moitiés, dont l’une est choisie qui se redéposera. par l’Autorité et réservée pour une exploitation Des microorganismes plus petits, notam- éventuelle par un pays en développement. ment des bactéries, constituent le reste de la Les études suggèrent que sur une parcelle biomasse. On ne sait pas exactement ce qui

de 75 000 kilomètres carrés alloués, une arrivera à ces minuscules espèces. Projetées Minerals © Nautilus

96 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Les fonds des océans font grise mine

vers le haut avec les sédiments, elles se redé- turbulents. La conduite rejetant les sédiments poseront au fond quelques kilomètres plus pourrait descendre à plusieurs centaines de loin. Celles dont l’existence dépend des mètres de profondeur. Elle émettra un nuage nodules auront sans doute du mal à survivre. de forme plus ou moins conique, qui sera dilué Comme les nodules mettent des millions d’an- et distordu par les courants, puis transporté sur nées à se former et que, dans l’océan profond, plusieurs kilomètres par jour. les communautés biologiques éloignées des Au cours de l’expérience que nous avons évents hydrothermaux sont très lentes à se menée au large de San Diego en février 2018, développer, il est probable que les régions nous avons suivi le nuage à l’aide de plusieurs exploitées ne retrouveront pas leur état anté- instruments. Nous avons constaté que les cou- rieur avant une durée bien plus rants océaniques le rendaient longue que la vie humaine. sinueux, et observé la formation Ainsi, il y a près de 30 ans, des de filaments entremêlés. Un appa- chercheurs allemands ont utilisé un PLUS DE 25 ANS reil sous-marin et remorqué en a traîneau pour simuler le dragage le prélevé des échantillons. Nous long d’un chemin d’extraction ; quand APRÈS LE PASSAGE analysons les données recueillies les lieux ont été revisités en 2015, les afin d’en tirer les principales traces de passage de l’engin sem- D’UN TRAÎNEAU informations, telles que les blaient encore toutes fraîches. concentrations en sédiments à L’impact du nuage de sédiments SUR LE FOND MARIN, proximité ou à distance de la émis par la machine collectrice est conduite. un autre sujet de préoccupation. Des LES TRACES Les chercheurs tentent aussi courants de quelques centimètres de savoir dans quelle mesure la par seconde parcourent le fond de SEMBLAIENT ENCORE destruction de la vie dans une l’océan ; ils pourraient emporter les zone minière affectera les écosys- particules à plusieurs kilomètres du tèmes locaux, ainsi que les com- lieu d’extraction. Majoritairement TOUTES FRAÎCHES munautés abyssales adjacentes ou très fines, avec un diamètre de distantes de plusieurs kilomètres. l’ordre de 0,02 millimètre, ces parti- Au sein de la zone de fracture de cules sédimentent à une vitesse d’environ 1 mil- Clarion-Clipperton, l’AIFM a décidé de proté- limètre par seconde. Comme les nuages de ger neuf grandes régions et travaille aussi à sédiments émis par les machines atteindront l’établissement de zones protégées au sein de une dizaine de mètres de haut au sein des cou- chaque zone contractuelle. Des spécialistes rants de fond, ces particules pourraient être surveilleront en outre ces sanctuaires afin déplacées d’une dizaine de kilomètres de leur d’évaluer l’impact de l’extraction. lieu d’émission. Il importe aussi de comparer les avantages et inconvénients de l’extraction minière en mer SUIVRE LES NUAGES et sur terre. En République démocratique du Cette estimation est peut-être trop sim- Congo, qui fournit 60 % du cobalt utilisé sur la pliste, car les particules fines ont tendance à planète, l’exploitation minière se traduit par de floculer, c’est-à-dire à former des agrégats se la déforestation et de la pollution atmosphé- déposant plus vite que les particules isolées, ce rique, sans parler de l’exploitation des enfants qui limite l’étendue des nuages. Mais comme dans les mines. Dans certains pays, les entre- le taux de sédimentation dans les grands fonds prises qui extraient le minerai de nickel sont est extrêmement faible, de l’ordre du milli- en train d’épuiser les gisements faciles d’accès, mètre par millier d’années seulement, les bio- et se tournent vers des gisements dont l’exploi- logistes pensent que même le dépôt de très tation exige plus d’énergie et davantage de trai- faibles quantités de sédiments émis par les tements chimiques, et qui aura donc un plus machines collectrices suffirait à étouffer la vie fort impact environnemental. sur le plancher océanique jusqu’à des distances L’impact des usines exploitant les nodules dépassant la dizaine de kilomètres. doit aussi être considéré. Si un nodule ne ren- Le compactage du fond par le passage de la ferme que 30 % de métaux intéressants, le reste machine collectrice est aussi un problème. constitue du déchet, généralement sous forme L’étude des effets des tempêtes abyssales qui, de boue. Aujourd’hui, les usines de traitement de temps à autre, raclent les sédiments des des minerais renvoient ces boues dans la mine grands fonds fournira peut-être des éléments d’où elles ont été tirées. Mais on ne saura pas d’information précieux à cet égard. quoi faire de celles produites par l’exploitation Quant à l’impact des nuages de sédiments de millions de nodules océaniques. D’un autre relâchés par les navires sur l’environnement côté, l’extraction minière marine présente marin et son écologie, il est très difficile à éva- l’avantage de ne laisser sur place aucune infras- luer. Les courants qui animent les couches tructure lorsqu’un navire d’extraction quitte supérieures de l’océan sont plus rapides et plus une zone pour une autre. Il n’en va pas de >

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 97 AVIS DE TEMPÊTE

ET LA FRANCE DANS TOUT CELA ?

ans les années 1970, la France a été Dpionnière dans la découverte des sources hydrothermales métallifères et dans l’exploration des zones à nodules de la zone de fracture de Clarion- Clipperton (CCFZ), située Quelques exemples de nodules polymétalliques rapportés dans le Pacifique Nord de l’océan profond. Une telle concrétion contient typiquement 25 % de équatorial. son poids en manganèse et 3 % en cobalt, en cuivre et en nickel. L’exploration du fond de l’océan à la recherche de gisements Signé en 2014, le contrat d’exploration intitulé « Aspects écologique de métallifères a ensuite connu un fort des sulfures a été signé pour 15 ans. l’activité minière en mer profonde » ralentissement en raison de la Il vise à explorer les sulfures (Ecological aspects of deep-sea situation sur le marché des métaux. polymétalliques d’une zone de la mining), qui visait à évaluer les Puis, dans les années 2000, l’intérêt dorsale médioatlantique localisée impacts à long terme d’une pour les trois types de ressources entre 21° N et 26° N, par une exploitation des nodules minérales marines profondes – les profondeur moyenne de 3 400 mètres. polymétalliques sur l’environnement nodules polymétalliques dans les Les travaux d’exploration menés profond. La suite de cette action plaines abyssales, les amas sulfurés le ont pour objectifs l’évaluation des pilote s’articulera autour du suivi long des dorsales océaniques et des minéralisations, la recherche de sites environnemental du test d’un bassins proches des arcs volcaniques, prototype de collecteur de nodules et les encroûtements cobaltifères sur prévu par le contractant belge les pentes des monts sous-marins – GSR-Deme en 2019 dans la CCFZ. est revenu. Une expertise collective Afin de mieux comprendre les C’est pourquoi, dans le cadre sur les impacts organismes vivants autour des sources de la stratégie nationale relative hydrothermales, leur cycle de vie, à l’exploration et à l’exploitation environnementaux leur capacité de dispersion...., minières des grands fonds marins, de l’exploitation l’Ifremer pilote aussi un projet de l’État français patronne l’Ifremer des ressources minérales recherche en collaboration avec (l’Institut français de recherche profondes a été menée l’université Pierre-et-Marie-Curie, pour l’exploitation de la mer), qui le Muséum national d’histoire a signé deux contrats d’exploration naturelle et l’Institut océanographique des ressources minières en océan méditerranéen. Deux campagnes profond avec l’Autorité hydrothermaux, l’évaluation scientifiques ont déjà été réalisées internationale pour les fonds marins de la biodiversité et des facteurs en 2014 et 2018 (Bicose 1 & 2) sur (AIFM), et en assure la gestion. environnementaux. le site du permis sulfures. Signé en 2001, le contrat d’exploration Pour compléter cet appui à la Enfin, en collaboration avec le CNRS des nodules dans la zone de Clarion- puissance publique, l’Ifremer et dans le cadre de l’infrastructure Clipperton concerne les nodules explore aussi des grands fonds, européenne Emso-Eric, l’Ifremer polymétalliques dans un secteur y mène des recherches sur la pilote le fonctionnement d’un de 75 000 kilomètres carrés et court formation des ressources minérales observatoire du fond marin au sud jusqu’en 2021. Les recherches et développe des technologies de des Açores sur le champ hydrothermal effectuées sur la zone dans les reconnaissance, d’observation et Lucky Strike. Cet observatoire est années 1970 et 1980, puis pendant d’intervention sous-marine à opéré depuis 2010 et vise à acquérir les 15 premières années du contrat, plusieurs échelles. Avec le CNRS, il a des séries temporelles de données ont permis d’aboutir à une première aussi réalisé une expertise collective sur les processus hydrothermaux, estimation de la ressource, ainsi sur les impacts environnementaux tectoniques, volcaniques et les qu’à une meilleure connaissance de de l’exploration et de l’exploitation écosystèmes d’un site hydrothermal l’écosystème benthique. Les recherches des ressources minérales profondes actif de la dorsale médioatlantique. se concentrent aujourd’hui sur les (voir la bibliographie page ci-contre). PIERRE-MARIE SARRADIN impacts qu’aurait une exploitation, L’institut a par ailleurs participé à ET SÉBASTIEN YBERT notamment sur la vie marine profonde. un projet de recherche européen IFREMER © Brett Stevens © Brett

98 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Les fonds des océans font grise mine

> même à terre, où d’anciennes installations minières encombrent partout le paysage… Afin de diminuer les besoins en minerais et les impacts environnementaux associés, il est essentiel que la société développe à l’échelle planétaire un recyclage efficace des métaux. Pour autant, la récupération ne suffira pas à satisfaire la demande, qui est en augmentation constante. Il est aujourd’hui difficile de dire si, à quantité de minerai équivalente, l’exploita- tion du plancher océanique aura des consé- quences environnementales plus graves que celles de l’extraction terrestre. Bien entendu, la régulation des activités minières aura un effet sur ce bilan. L’AIFM ne dispose pas de navires pour inspecter les exploitations, de sorte qu’elle partage cette responsabilité avec les nations parrainant les entreprises minières. Elle ne peut que révoquer

le permis d’un pays ou d’une entreprise, sus- Jones Project/D.O.B. © SERPENT pendre les opérations ou imposer une amende si elle parvient à la conclusion que les opéra- Minerals, qui accorde à l’entreprise la priorité L’étoile Gorgonocephalus tions minières menées dans une zone ne res- quant à la prospection à la recherche de nodules caputmedusae fera-t-elle les frais de l’exploitation minière pectent pas les normes environnementales. cobaltifères de ses 23 000 kilomètres carrés de en eaux profondes ? Quatorze des pays membres des Nations zone économique exclusive. unies ont signé la CNUDM, mais ne l’ont pas L’exploitation minière des grands fonds ratifiée (dont les États-Unis), et 15 autres marins est ainsi sur le point de devenir une membres ne l’ont pas signée. Ces 29 États réalité. Étant donné son intérêt économique et pourraient essayer d’exploiter les eaux interna- stratégique croissant, certains États pourraient tionales sans respecter les règles de l’AIFM, lancer une exploitation pilote dans les 5 à laquelle devrait alors s’en remettre à la diplo- 10 prochaines années. Il est souhaitable dans matie internationale pour régler le litige. cette perspective que toutes les parties concer- L’organisation a publié une ébauche de la nées coopèrent, comme elles l’ont fait jusqu’à réglementation qu’elle prévoit pour l’exploita- présent, les essais industriels à petite échelle tion minière dans les eaux internationales. Les se faisant conjointement aux indispensables règles correspondantes visent à tout couvrir à recherches scientifiques. terme, de l’émission d’un permis d’exploration De fait, une grande partie de ce que nous et d’exploitation jusqu’aux mesures à prendre savons des écosystèmes et des ressources dans pour protéger l’environnement marin. L’AIFM les zones économiques exclusives est le fruit prévoit l’entrée en application de ces règles d’études menées en conjonction avec les entre- d’ici à 2020. Quant à l’activité dans les usines prises. Notre expédition de San Diego, par terrestres de traitement des nodules, sa régu- exemple, a été financée par l’institut de tech- lation relèvera des pays les accueillant. nologie du Massachusetts, l’institut Scripps d’océanographie en collaboration avec l’Auto- BIBLIOGRAPHIE UN CAUCHEMAR rité internationale des fonds marins, l’institut BIENTÔT RÉALITÉ ? d’études géologiques des États-Unis (USGS) J. DYMENT ET AL. (coord.), Les impacts environnementaux Un autre aspect important de la probléma- et l’entreprise GSR. En 2019, le projet euro- de l’exploitation des ressources tique posée par l’émergence d’une industrie péen JPI Oceans effectuera une étude dans la minérales marines profondes, minière en mer est l’exploitation au sein des zone de fracture de Clarion-Clipperton en col- Expertise scientifique collective, zones économiques exclusives des différents laboration avec l’AIFM et GSR. Synthèse du rapport, pays. Certains pays n’ont pas de mers profondes Certaines des directives et normes à appli- CNRS-Ifremer, 2014 http://bit.ly/Ifre-Nodu dans cette zone qui s’étend jusqu’à 200 milles quer dans l’exploitation commerciale pour- nautiques (370 kilomètres) à partir de la côte. raient être inspirées des règles relatives à des Biodiversity, species ranges, and D’autres en ont beaucoup, en particulier les industries existantes, et d’autres créées. Si les gene flow in the abyssal Pacific nodule Province : Predicting and États insulaires du Pacifique. Certains pays, telle différents acteurs en présence parviennent à managing the impacts of deep la République des Palaos, ont purement et sim- collaborer, l’exploitation minière du plancher seabed mining, Étude technique plement rejeté l’exploitation minière de leur océanique sera une référence éthique, de l’AIFM n°3, AIFM, 2008. plancher océanique. D’autres, tels les Tonga, les puisque, jusqu’à présent, la réglementation Site de l’AIFM : Kiribati et les Îles Cook, mettent une régulation n’a été établie qu’après la mise en exploitation www.isa.org.jm en place et recherchent des partenaires indus- d’une ressource naturelle. Nous pouvons cette Expérience Plumex de l’institut triels. Les Îles Cook ont par exemple signé un fois réfléchir et réguler avant d’exploiter à tort Scripps d’océanographie : contrat avec la société américaine Ocean et à travers. n www.mod.ucsd.edu/plumex

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 99 AVIS DE TEMPÊTE À bout de souffle

Dans les océans, s’étendent d’immenses zones appauvries en oxygène. La raison ? Le changement climatique et la pollution. Et les conséquences pour l’écosystème marin sont dévastatrices ! © Christian Rohleder © Christian

100 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 L’ESSENTIEL LES AUTEURS

Au gré des courants de polluants, via les fleuves et de l’activité biologique, ou l’atmosphère, perturbent des régions entières cette situation. de l’océan s’appauvrissent en oxygène. En conséquence, des régions totalement Dans ces zones (notées dépourvues d’oxygène CLARISSA KARTHÄUSER ANDREAS OSCHLIES CHRISTIANE SCHELTEN OMZ), un équilibre s’est apparaissent et s’étendent est doctorante est professeur au coordonne les installé entre l’apport en toujours plus. à l’institut Max-Planck centre Helmholtz recherches sur les oxygène et la consommation. de microbiologie d’océanographie à Kiel, interactions climato- La faune, du plancton marine à Brême, en Allemagne. biogéochimiques dans Le réchauffement aux poissons, a du mal en Allemagne. l’océan tropical climatique et le déversement à s’adapter. au centre Helmholtz d’océanographie.

hypoxiques, basculeront-elles vers l’anoxie ? Que nous apprend à ce sujet l’histoire de la Terre ? Suivons à la trace l’oxygène dans la mer. L’oxygène n’est pas réparti uniformément dans l’océan. On en trouve de grandes concen- trations près de la surface, où les algues, par la photosynthèse, en libèrent même plus que l’eau ne peut en stocker. Ces eaux de surface sont riches en oxygène même la nuit, alors que la photosynthèse est éteinte, grâce à un échange constant avec l’atmosphère. Par les courants marins et des processus de mélange, l’eau de surface atteint des zones plus profondes, là où des microorganismes l neige sur le fond des océans ! Cette « neige dégradent le matériel organique qui y coule, marine » est une pluie d’agrégats se déposant c’est la neige marine. La quantité d’oxygène dans les profondeurs. De quoi est-elle apportée par l’eau dépend surtout de sa tem- composée ? D’un mélange de microorganismes pérature avant qu’elle ne plonge ; en effet, morts,I ou mourants, de déjections de l’eau chaude absorbe moins d’oxygène que poissons, de sable, de suie… Au fond, ils sont l’eau froide. Pour preuve, on trouve de dégradés par des bactéries qui utilisent le peu grandes concentrations de ce gaz dans la mer d’oxygène disponible. Mais quand ce gaz vient du Labrador, entre le Canada et le Groenland, En recueillant la neige marine, à disparaître, s’il n’est plus délivré en quantité là où une grande partie des eaux profondes les chercheurs mesurent suffisante par les courants, une zone de l’Antarctique prend sa source. la quantité de carbone organique hypoxique voire anoxique se développe. Et la qui atteint les profondeurs. neige recouvre alors une zone morte… LE RÈGNE DE LA PHYSIQUE Des études récentes suggèrent que la Ce mouvement de plongée est dicté par teneur en oxygène de la mer a diminué ces der- la physique : les eaux refroidies sont plus nières décennies, et cette tendance devrait se denses et coulent. L’eau profonde revient au poursuivre. Les coupables en sont le change- contact de l’atmosphère, dans les zones de ment climatique et des apports importants en remontée tropicales et subtropicales (voir la nutriments. Par quels mécanismes ? Le réchauf- figure page suivante). C’est le schéma de la fement ralentit le mélange des océans et dimi- circulation thermohaline qui parcourt tous nue la solubilité de l’oxygène dans l’eau. Quant les océans du globe, un tour du monde par ce aux nutriments, ils arrivent toujours plus nom- biais prenant environ 1 000 ans. breux dans la mer, déversés par les industries, Pendant son voyage, la composition l’agriculture, les eaux usées… Conséquence : chimique de l’eau change, car il « neige » une croissance massive des algues et une continuellement de la biomasse morte depuis consommation accrue de l’oxygène lors de la les zones peu profondes. Et les microorga- dégradation de la biomasse morte. nismes qui s’en nourrissent prélèvent toujours Comment vont évoluer les zones déjà plus d’oxygène. Simultanément, le CO₂ et les pauvres en oxygène ? Des régions, déjà nutriments que les algues en surface avaient >

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 101 AVIS DE TEMPÊTE

> fixés sont relâchés. Lorsqu’elle passe dans l’Atlantique, l’eau du fond de la mer du Labrador est plus riche en oxygène que dans le Pacifique nord et l’océan Indien. Les eaux des profondeurs, aux abords des côtes occidentales des continents africain et américain, sous les tropiques, remontent de nouveau. C’est la conséquence des vents parallèles aux côtes qui poussent l’eau de surface vers l’équateur. En raison de la force de Coriolis, cette eau est déviée au large, ce qui entraîne la remontée de l’eau des couches La circulation thermohaline consiste en un déplacement, une sorte de tapis roulant, de l’eau profondes. Cette dernière est riche en nutri- en raison des variations de température et de salinité. Les eaux chaudes cheminent en surface, ments (nitrates, phosphates…), ainsi qu’en remontent l’Atlantique, se refroidissent, plongent, parcourent le trajet inverse en profondeur oligoéléments comme le fer. La croissance et remontent en surface dans l’océan Indien et dans l’océan Pacifique. du phytoplancton en est favorisée. Une partie des algues qui se multiplient est ingérée par le zooplancton et par des poissons C’est ainsi qu’apparaissent, entre 50 et (sardines, anchois…). L’autre partie coule 1 000 mètres de profondeur, des zones de dans des couches plus profondes et y meurt, minimum d’oxygène (ZMO ou OMZ pour faute de lumière nécessaire à la photosynthèse. l’anglais « Oxygen minimum zone »), parfois Les restes laissés par les prédateurs et leurs nommées zones d’ombre. déjections s’enfoncent eux aussi. Le matériel organique s’enchevêtre et s’agglomère en de LE VAMPIRE DES ZONES MORTES plus gros agrégats, formant des flocons de On trouve des concentrations particulière- neige marine qui mesurent parfois plusieurs ment faibles en oxygène, cet élément si millimètres. important pour la vie, près des côtes du Pérou, Les microorganismes qui sont établis sur du Chili, de la Namibie ainsi que dans le nord les flocons et d’autres qui nagent librement de l’océan Indien. C’est aussi le cas dans entraînent, par leur métabolisme, une plus d’autres régions où circulent des courants grande consommation d’oxygène sous la faibles, des régions côtières avec de forts zone où la photosynthèse est possible. Dans apports de nutriments depuis la terre ou dans ces zones, il n’y a pas non plus de mélange les mers intérieures. Un exemple, la mer suffisant, si bien que l’oxygène se raréfie. Baltique dans laquelle les fleuves apportent de grandes quantités d’azote d’origine agricole dont profitent les algues. En outre, on trouve 1 dans cette mer une couche stable composée d’une eau de surface chaude et pauvre en sel et, plus bas, d’une eau plus froide et plus salée, qui ne se mélangent presque pas. L’oxygène n’at- teint pas les profondeurs. L’oxygène a aujourd’hui totalement dis- paru du centre de la plupart des OMZ, au Pérou par exemple. Un écosystème particulier s’y développe : des microbes anaérobies pros- pèrent, grâce à un métabolisme qui ne néces- site pas, ni même parfois ne tolère, d’oxygène. La plupart des autres animaux ne peuvent survivre longtemps dans ces couches d’eau ; ce sont des zones mortes. Pourtant, elles ne sont pas désertes. Certains organismes se sont adaptés à la teneur très basse en oxygène et s’y protègent des pré- dateurs. C’est le cas de Euphausia mucronata, le type de krill le plus courant dans la zone de remontée des eaux (on parle aussi de upwel- ling) du courant de Humboldt, le long de l’Amérique du Sud. Ces petites crevettes passent la journée dans les profondeurs et ne s’aventurent vers le haut qu’à la faveur de l’obs- curité, pour manger des algues et chercher de

Un flocon de neige marine est un agrégat de biomasse morte coulant vers le fond de la mer. l’air. Différents poissons et copépodes (des marine Umweltwissenschaften für - Zentrum and Marum und Meeresforschung Polar- für Zentrum Helmholtz Institut Wegener Alfred Flintrop, © Clara

102 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 À bout de souffle

petits crustacés) survivent dans les zones éléments indispensables à mortes grâce à un métabolisme ralenti. la vie, comme l’azote. Dans Les mammifères marins qui plongent en pro- l’air, qu’il compose à 78 %, il LE VAMPIRE fondeur, comme les éléphants de mer, chassent se présente principalement préférentiellement dans les zones hypoxiques. sous la forme de molécule C’est aussi le cas du vampire des abysses N₂ inutilisable pour la plu- DES ABYSSES Vampyroteuthis infernalis (un poulpe), qui des- part des êtres vivants. Seuls cend de 600 à 900 mètres de profondeur. Il y quelques unicellulaires survit grâce à la grande surface de ses branchies peuvent rompre la liaison et SURVIT DANS et à l’hémocyanine, une hémoglobine bleue qui transformer l’azote de l’air se lie efficacement à l’oxygène à des concentra- en ammoniaque pour, par LES ZONES PAUVRES tions faibles. À long terme, tous ces animaux ont exemple, synthétiser des néanmoins besoin d’oxygène pour survivre. acides aminés. Les animaux et les EN OXYGÈNE GRÂCE LES AVATARS DE L’AZOTE plantes absorbent l’azote Pour de nombreux microorganismes, cette biologiquement dispo- règle ne s’applique pas : quand l’oxygène s’ame- nible. Lorsqu’ils meurent, À L’HÉMOCYANINE, nuise, ils passent simplement à la respiration les microorganismes anaérobie. Certains couvrent leurs besoins en recyclent leur biomasse et UNE HÉMOGLOBINE énergie et en CO₂ en oxydant des composés orga- relâchent de nouveau niques, comme du sucre ou des acides aminés. l’azote, principalement Ce faisant, ils réduisent le nitrate (NO₃–) en sous forme d’ammonium BLEUE nitrite (NO₂–), puis en protoxyde d’azote (N₂O) et de nitrate. Deux groupes et enfin en azote moléculaire (N₂). D’autres uti- de bactéries, abondants lisent des ions fer, manganèse ou sulfates (SO₄2–) dans les zones hypoxiques, à la place de l’oxygène. Certains habitants unicel- retransforment les nitrates et l’ammonium en

lulaires des zones hypoxiques sont en mesure de N2. Il s’agit, pour les unes, des bactéries déni- fixer le CO₂ perdu dans l’eau, comme les algues trifiantes, qui oxydent le carbone organique à avec la photosynthèse. Au lieu d’utiliser les rayons l’aide des nitrates, et pour les autres, des bac- du soleil, ils utilisent de l’énergie de liaison téries anammox (abréviation de « anaerobic chimique, stockée dans les composés anorga- ammonium oxidation », soit oxydation anaéro- niques réduits, comme l’ammonium (NH₄+) et bie de l’ammonium) découvertes à la fin des le sulfure d’hydrogène (H₂S). Leur oxydation années 1990. Ces dernières utilisent l’ammo- libère de l’énergie qui permet aux organismes de nium et les nitrates pour récupérer de l’énergie synthétiser du sucre et d’autres molécules néces- nécessaire à la fixation du CO₂. saires à leur croissance à partir du CO₂. La grande disponibilité en nutriments et la Les processus microbiens dans les OMZ pauvreté en oxygène créent des conditions jouent un rôle central dans le cycle de certains optimales pour ces processus : 20 à 40 % de la >

300 L’OXYGÈNE DES PROFONDEURS250 À l’ouest de l’Atlantique et

du Pacifique, au niveaumol/kg] des200 tropiques, commeμ dans le nord de l’Océan indien, à 400 mètres de profondeur, s’étendent150 d’immenses zones pauvres en oxygène (en rose). Au cours des cinquante dernières100 années, le volume80 mondial de ces zones dites de

minimum d’oxygène a étédissolved oxygen content [ multiplié par quatre.40 On trouve beaucoup d’oxygène (en orange)

aux hautes latitudes. C’est là que l’eau

10

mol/kg] dissolved oxygen content [ des profondeurs océaniques prend μ Graphic: Johannes Karstensen, SFB 754 / GEOMAR 0 Anoxique Riche en oxygène sa source. 3 Distribution of oxygen at about 300 – 500 m depth (σϴ=26.9 kg/m ). 0 © Johannes Karstensen et Rita Erven, Geomar Helmholtz-Zentrum für ozeanforschung kiel ozeanforschung für Helmholtz-Zentrum Geomar Erven, Rita et Karstensen Johannes © 0 10 40 80 100 150 200 250 300 10 40 80 100 150 200 250 300 GEOMAR / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 103 ). 3 Graphic: Johannes Karstensen, SFB 75 4 =26.9 kg/m ϴ Distribution of oxygen at about 300 – 500 m depth (σ AVIS DE TEMPÊTE

> consommation en azote disponible dans bien que dans les zones hypoxiques ou l’océan se produiraient dans les zones anoxiques, davantage de dioxyde de carbone anoxiques, bien qu’elles représentent moins de organique fixé atteint le fond et sort du cycle 1 % du volume total. Les zones mortes régulent que dans d’autres zones marines. ainsi sur le long terme la productivité maritime. Les émissions de gaz à effet de serre, de En effet, l’eau retourne à un moment ou un CO₂ en particulier, mais aussi de méthane et autre en surface et, souvent, la quantité d’azote de protoxyde d’azote, augmentent la tempéra- biologiquement disponible qu’elle contient ture de l’atmosphère et donc de celle de contraint la croissance des algues. l’océan. La diminution concomitante de la solubilité de l’oxygène dans l’eau de mer LA NEIGE CARBONIQUE entraînera l’extension des OMZ dans les Les eaux remontantes sont aussi impor- décennies à venir. De fait, leur volume mondial tantes dans le cycle global du carbone, car en a déjà été multiplié par quatre depuis le milieu surface, de grandes quantités de CO₂ sont du XXe siècle. La solubilité réduite n’explique fixées par la photosynthèse puis envoyées dans pourtant que moins de la moitié de l’appau- les profondeurs sous forme de neige marine. vrissement en oxygène. L’essentiel est lié à En moyenne, à peine 1 % du CO₂ atteint le fond l’affaiblissement de la circulation océanique, marin. Le reste est de nouveau relâché sous une autre conséquence du réchauffement de forme de CO₂ libre par des microorganismes l’océan : l’eau de surface devenant moins tandis qu’il traverse des centaines voire des dense, elle plonge moins et la colonne d’eau milliers de mètres de la colonne d’eau. En l’ab- devient plus stable. L’oxygénation des profon- sence d’oxygène, le processus est plus lent, si deurs de l’océan diminue.

NAISSANCE DES ZONES MORTES

Courants Circulation L‘eau riche en oxygène Des vents Des tourbillons Forte marins atmosphérique s‘enfonce en profondeur parallèles permettent productivité aux côtes des mélanges biologique entraînent la remontée

AMÉRIQUE RÉGION SUBTROPICALE

Zone de minimumd‘oxygène (OMZ) 50 m L’eau Apport de des profondeurs nutriments par ÉQUATEUR riche en nutriments les fleuves remonte

300 m

Poussières et pluie apportant des nutriments dans la mer 700 m Échange de gaz entre Dans les l‘océan et l‘atmosphère régions où les eaux remontent des profondeurs (upwelling en L’abondance en nutriments entraîne anglais), une une forte croissance combinaison de phénomènes des algues physiques et biologiques explique Zone de minimum le manque d’oxygène : la richesse en Les microorganismes d‘oxygène dégradent la biomasse nutriments et en plancton à la morte et utilise, ce faisant, (OMZ) surface conduit à une forte de l‘oxygène (respiration aérobie) consommation d’oxygène dans les zones plus profondes. Il n’y circule Si l‘oxygène manque, que des courants faibles, qui les microorganismes utilisent Plateau continental des éléments comme le nitrate transportent une eau relativement et le nitrite (respitation anaérobie)

pauvre en oxygène. Geomar Erven, © Rita

104 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Sauerstoff wird verbraucht À bout de souffle

En outre, les humains modifient le contenu L’événement de ce type le plus important en nutriments des mers, en y ajoutant jamais documenté a entraîné la mort d’un d’énormes quantités d’azote via les fleuves où nombre incalculable de poissons dans les eaux sont déversés les engrais chimiques et le lisier. côtières du Pérou en 2009. Avec l’expansion Près des côtes en particulier, les populations croissante des OMZ, de tels événements sur- d’algues et donc la consommation d’oxygène viendront plus fréquemment. explosent. En un temps très court, Au large, les populations de pois- la surfertilisation peut faire d’un sons sont aussi touchées par la quantité habitat riche en biodiversité une toujours plus faible d’oxygène. Un étendue d’eau hostile à toute vie. DE L’EAU PAUVRE exemple : le thon rouge de l’Atlantique, À long terme, les OMZ contre- un sportif de l’extrême qui parcourt de balancent en partie la surcharge en longues distances et fait des pointes à nutriments. En effet, des processus EN OXYGÈNE 80 kilomètres par heure. De telles per- microbiens y relâchent de l’azote N₂ formances demandent beaucoup d’oxy- sans « valeur » à partir des nitrates gène. C’est pourquoi les thons– dont et de l’ammonium des engrais. Cet EST REMONTÉE les populations sont déjà fortement effet tampon dépend toutefois décimées par la surpêche – sont mena- d’autres facteurs, comme la solubi- DES PROFONDEURS. cés par le réchauffement des océans et lité et la température de l’eau. Sur la solubilité décroissante de l’oxygène le moment, la dégradation des dans l’eau de mer. nutriments n’est pas propice aux SURPRIS, LES organismes à branchies. Mais sur la UN CERCLE VICIEUX durée, elle permet toutefois aux L’élargissement des zones mortes écosystèmes de se régénérer, POISSONS bouleversera tout autant les microorga- notamment en établissant un nou- nismes. Des chercheurs de l’institut vel équilibre entre apport et perte SONT MORTS. Max-Planck de microbiologie marine, à d’azote. Brême, et de l’université du Danemark du Sud ont plongé des détecteurs ultra- LE POISON DU POISSON sensibles en 2016 dans les eaux du golfe En Allemagne, les côtes de la mer Baltique du Bengale, qui borde la côte orientale indienne. illustrent ce qui se passe au niveau mondial Résultat : l’endroit est presque totalement lorsque la teneur en oxygène diminue : les popu- anoxique. Le presque est important, car les lations de poissons meurent en masse quand microorganismes, qui utilisent le nitrate et l’am- l’eau chauffe beaucoup en été. Cela s’est produit monium, sont souvent inhibés par des traces à l’automne 2017 où des milliers de cabillauds, d’oxygène. Mais si ce composé devait totale- de poissons plats et d’autres animaux marins ment disparaître, par exemple si la température morts ont été rejetés sur la plage d’Eckernförde. de l’eau monte, les bactéries dénitrifiantes et La cause principale était un vent du sud, fort et anammox pourraient devenir particulièrement persistant, qui a poussé l’eau de surface riche actives et transformer davantage de nutriments en oxygène de la côte vers le large. De l’eau en N₂. Une modification même faible de la pauvre en oxygène est remontée des profon- teneur en oxygène dans la région aurait ainsi des deurs, ce qui a visiblement surpris les poissons. conséquences importantes. Pour les cabillauds, le manque croissant d’oxy- Lors de l’expansion des OMZ, des proces- gène est problématique pour une autre raison. sus dits de rétroaction positive, c’est-à-dire qui Les œufs de cabillaud ont une densité qui cor- se renforcent seuls, surviennent. Le phosphate respond à celle de l’eau profonde de la Baltique : (PO₄3-), l’élément le plus abondant dans ils flottent un peu au-dessus du fond. Si cette l’océan avec le nitrate, est l’un des composants zone n’est plus suffisamment alimentée par de la neige marine. Quand l’oxygène est pré- l’eau qui arrive de la mer du Nord, riche en oxy- sent, il se concentre dans les sédiments où il se gène et plus lourde que celle de la Baltique, les lie à des particules, organiques ou non. Lorsque embryons meurent d’asphyxie. l’oxygène se raréfie, le phosphate retourne dans Un autre danger est l’enrichissement des la colonne d’eau proche du fond. régions pauvres en oxygène en sulfure d’hydro- Un cercle vicieux se met alors en place : si gène toxique. Ce composé se forme dans les l’oxygène manque, le phosphate devient dispo- sédiments, où il est retransformé par des nible, remonte dans la couche d’eau supérieure, microorganismes, en présence d’oxygène, en éclairée par le soleil, et favorise la croissance sulfate non toxique. Lorsque l’oxygène manque, des algues. Les cyanobactéries, qui peuvent le composé toxique s’échappe dans l’eau et fixer l’azote de l’air, profitent particulièrement occasionne des morts en masse. La libération du phosphate. Ainsi, davantage de biomasse est de sulfure d’hydrogène du fond marin s’est pro- produite, puis coule et est décomposée par les duite à maintes reprises près des côtes microorganismes qui consomment de namibiennes. l’oxygène. L’anoxie s’étend, et des surfaces >

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 105 AVIS DE TEMPÊTE

> toujours plus grandes libèrent du phosphate. De tels mécanismes de rétroaction sont diffi- Près du Pérou, les eaux ciles à stopper. Ils ont lieu par exemple dans la riches en nutriments Baltique où, malgré la réduction de l’apport en fournissent aux algues nutriments, les zones anoxiques s’étendent. (en vert) des conditions idéales de croissance. L’ANOXIE DU CRÉTACÉ Que pouvons-nous apprendre sur l’avenir des océans de l’histoire de la Terre marquée par l’alternance de périodes chaudes et froides ? Les événements anoxiques des océans ont eu lieu principalement au cours des périodes de réchauffement global rapide et étaient liés à de fortes concentrations de CO₂ atmosphérique. On trouve la trace de tels événements au Crétacé (entre 145 et 66 millions d’années). Ils sont probablement dus à l’éruption de vol- cans qui auraient libéré de grandes quantités de gaz à effet de serre et réchauffé l’atmos- phère. Les courants marins se sont modifiés. Les hautes températures ont aussi intensifié le cycle global de l’eau, un phénomène qui s’est accompagné d’une érosion accrue des roches et d’apports massifs de nutriments dans les océans, sous forme de phosphate. Au bout du compte, la quantité d’oxygène dans les mers a diminué considérablement. L’un de ces événe-

ments anoxiques, survenu il y a environ NASA/GSFC Team, Response Schmaltz, MODIS Rapid Jeff © 91,5 millions, a engendré une importante extinction de masse. réduisant l’épandage d’engrais et en construi- Le Crétacé fut marqué par des processus qui sant des stations d’épuration. font naître, encore aujourd’hui, des zones Au large, les produits de dégradation de pauvres en oxygène : mélange insuffisant de l’eau l’azote, comme les oxydes, constituent une des profondeurs combiné à une solubilité de source de nutriments supplémentaire et en l’oxygène réduite en raison de la hausse de la progression. Produits dans les régions indus- température de l’océan et des nutriments abon- trielles et aux transports nombreux, ils se dants. Une couche très fertile s’est formée près répartissent tout autour du globe et rejoignent de la surface de la mer, recouvrant une immense BIBLIOGRAPHIE la mer à la faveur des pluies. L’apport d’azote zone anoxique. La matière organique s’y dégra- atmosphérique dans l’océan correspondrait à D. BREITBURG ET AL., dant plus lentement, une quantité supérieure à Declining Oxygen in the Global la quantité déversée par les fleuves près des celle d’aujourd’hui atteignait le fond. Pendant Ocean and Coastal Waters, côtes au niveau mondial. des millions d’années, ce dépôt s’est transformé Science, vol. 359, eaam7240, 2018. en combustible fossile, que nous réintroduisons L. BRISTOW ET AL., TOMBE LA NEIGE… désormais dans le cycle du carbone. Depuis une décennie, les chercheurs com- N2 Production Rates Limited by En quoi contribuons-nous à l’expansion de Nitrite Availability in the Bay of prennent de mieux en mieux l’écologie et la régions marines pauvres en oxygène ? Et pou- Bengal Oxygen Minimum Zone, dynamique des zones pauvres en oxygène. Nature Geoscience, vol. 10, vons-nous empêcher que de nouvelles zones pp. 24-29, 2017. Toutefois, des questions sur leur apparition, le mortes se forment ? Nous avons deux leviers transport et la dégradation du matériel orga- d’influence : le réchauffement global et l’apport R. DUCE ET AL., Impacts nique en conditions anoxiques restent en sus- of Atmospheric Anthropogenic massif de nutriments. Nitrogen on the Open pens. Sans ces informations, les simulations Le changement climatique est un pro- Ocean, Science, vol. 320, informatiques ne peuvent que difficilement blème complexe qui ne peut être résolu qu’au pp. 893-897, 2008. faire des prévisions. Ainsi, la perte d’oxygène niveau international. La disponibilité en nutri- S. SCHMIDTKO ET AL., Decline moyenne réelle de la mer est environ deux fois ments dans la mer est à l’inverse un souci in Global Oceanic Oxygen supérieure à celle annoncée par des d’ordre régional. L’importante production de Content during the Past Five modélisations. biomasse près de la côte péruvienne résulte Decades, Nature vol. 542, Cet écart résulte-t-il d’une mauvaise estima- certes d’un processus naturel, la remontée pp. 335-339, 2017. tion de la circulation océanique et de ses modi- d’eau profonde riche en nutriments, mais dans L. STRAMMA ET AL., Expansion fications ? D’une compréhension incomplète des la Baltique ou le golfe du Bengale, les nutri- of Oxygen Minimum Zones processus biologiques et chimiques ? On l’ignore. May Reduce Available Habitat ments proviennent, pour une part non négli- for Tropical Pelagic Fishes, Des expéditions sur le long terme sont encore geable, des eaux domestiques, de l’industrie et Nature Climate Change, nécessaires, ainsi que des observations de la de l’agriculture. On peut donc agir en vol. 2, pp. 33-37, 2012. neige qui tombe sur le fond des océans. n

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Demain l’océan : des milliers Tara : 500 jours de dérive arctique d’initiatives pour sauver la mer… MICHÈLE AULAGNON-PONSONNET et l’humanité ET FRANCIS LATREILLE HUGO VERLOMME GALLIMARD, 2008 ALBIN MICHEL, 2018 (188 PAGES, 29 EUROS) (400 PAGES, 22,50 EUROS) n septembre 2006, la goélette Tara se ’océan est notre futur, le protéger, c’est Elaisse emprisonner par la banquise, au Lsauver l’humanité. Armés d’une planche nord de la Sibérie pour un étrange voyage : de surf ou d’un smartphone, à bord de la traversée de l’océan glacial Arctique, voiliers low-tech ou de navires à hydrogène au gré de la dérive des glaces. L’expédition futuristes, ils sont des millions, connus va durer plus de 500 jours. Confronté à la ou inconnus, à sauver requins et baleines, puissance des éléments, au jour permanent dauphins ou hippocampes, à cultiver le corail puis à la nuit polaire, l’équipage devra survivre ou les algues, à dialoguer avec les cachalots dans des conditions extrêmes et remplir ou à créer des sanctuaires. Autant de lanceurs coûte que coûte sa mission : étudier les effets d’espoir qui inventent des techniques et du changement climatique. Car le navire des métiers pour dépolluer l’océan, le guérir, est une plate-forme de recherche pour le ou capter son inépuisable énergie. programme scientifique européen Damoclès.

La belle aventure de l’océan Deep PIERRE ROYER ET JAMES NESTOR JEAN-BAPTISTE DE PANAFIEU BELIN, 2018 DUNOD, 2018 (336 PAGES, 23 EUROS) (216 PAGES, 29 EUROS) urant deux ans, l’auteur, qui a passé ’océan mondial, qui abrite la majorité Dsa vie sur l’océan, mais ignorait tout Ldes espèces vivantes sur Terre, génère de ce qui se trouve sous la surface, aussi une grande part de l’oxygène que a parcouru le globe en quête des secrets nous respirons. Il régule le climat de la des apnéistes, pour comprendre ce qui planète et joue un rôle majeur dans la nous connecte – physiologiquement, température terrestre. C’est aussi par la mer spirituellement – à l’océan et aux créatures que circulent les hommes et les marchandises, qui l’habitent. Il a rencontré des permettant aux économies de se développer. personnages hors-norme, qui ont De l’apparition de l’eau liquide, il y a plus de révolutionné les connaissances sur l’océan 4 milliards d’années, aux bateaux autonomes en marge des laboratoires et de la recherche et aux robots plongeurs, cet ouvrage retrace académique. Un périple aux frontières en 100 dates l’histoire mouvementée de la science à couper le souffle de l’océan et de son exploration. qui transforme notre vision de l’océan.

EXPOSITION

OCÉAN, UNE PLONGÉE INSOLITE MUSÉUM NATIONAL D’HISTOIRE NATURELLE, PARIS JUSQU’AU 5 JANVIER 2020

a nouvelle grande exposition du Muséum, au Jardin des plantes, Lnous plonge dans les profondeurs de l’océan ! Ce territoire qui recouvre 71 % de la surface de la Terre abrite une immense biodiversité encore insoupçonnée. Au fil d’un parcours immersif, vous pourrez explorer des milieux insolites à la rencontre d’espèces aux caractéristiques étonnantes. Un voyage sous la surface qui invite à prendre conscience de la richesse du milieu marin et alerte sur les menaces que les activités humaines font peser sur lui.

108 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 P. 110 REBONDISSEMENTS DES ACTUALITÉS SUR DES SUJETS ABORDÉS DANS LES HORS-SÉRIES PRÉCÉDENTS

RENDEZ-VOUS P. 114 P. 116 DONNÉES À VOIR LES INCONTOURNABLES DES INFORMATIONS DES LIVRES, DES EXPOSITIONS, SE COMPRENNENT MIEUX DES SITES INTERNET, DES VIDÉOS, LORSQU’ELLES SONT MISES EN IMAGES DES PODCASTS… À NE PAS MANQUER

P. 118 P. 120 SPÉCIMEN ART & SCIENCE UN ANIMAL ÉTONNANT CHOISI COMMENT UN ŒIL SCIENTIFIQUE PARMI CEUX PRÉSENTÉS SUR OFFRE UN ÉCLAIRAGE INÉDIT LE BLOG « BEST OF BESTIOLES » SUR UNE ŒUVRE D’ART

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 109 REBONDISSEMENTS

HORS-SÉRIE N° 103 : NOMBRES Une mémoire fondée sur l’aléa L’énigme de la capsule a mémoire de travail, Ll’une de celles décrites dans le Hors-Série n° 102 : temporelle est résolue ! « Les mutations de notre mémoire », permet notamment de garder Bernard Fabrot, un programmeur indépendant belge, est venu à bout à l’esprit le nécessaire d’une énigme posée il y a vingt ans par l’un des créateurs du système RSA. à l’accomplissement d’une tâche. Comment La solution n’était attendue qu’en 2035… fonctionne-t-elle ? Flora Bouchacourt et Timothy Buschman, de l’université de Princeton, aux États- es nombres sont au cœur de « fonctions à retard vérifiable » (notées VDF pour Unis, proposent un nombreuses énigmes, dont plusieurs Verifiable Delay Functions), aujourd’hui étudiées nouveau modèle plus en étaient proposées dans le Hors-Série pour sécuriser les blockchains, sur lesquelles accord avec les L observations que les n° 103 : « L’ordre caché des nombres ». reposent, par exemple, le bitcoin ou Ethereum. précédents, mettant en jeu L’une d’elles vient d’être résolue par le Belge C’est un des thèmes de recherche de Cryptophage, des connexions aléatoires Bernard Fabrot, programmeur indépendant. un groupe d’experts en cryptographie dirigé par récurrentes selon deux e « couches » neuronales, En 1999, à l’occasion du 35 anniversaire Simon Peffers, d’Intel, qui planchait également l’une étant liée aux du Laboratoire d’informatique du MIT, le cryp- sur le problème de Ronald Rivest. Ils ont été coif- perceptions sensorielles afin de maintenir l’afflux tologue américain Ronald Rivest (l’un des trois fés sur le fil par Bernard Fabrot. d’informations. inventeurs de l’algorithme de cryptographie Celui-ci a découvert par accident l’énigme à clé publique RSA) enferme dans une « capsule en 2015. Il en est venu à bout à l’aide de F. BOUCHACOURT ET T. BUSCHMAN, NEURON, temporelle » conçue par l’architecte Frank GNU MP, une bibliothèque logicielle de calculs PRÉPUBLICATION EN LIGNE, 2019 Gehry plusieurs objets offerts par les pionniers sur des nombres entiers, qui a accaparé une du numérique comme Bill Gates, Bob Metcalfe, partie de son ordinateur personnel (plus pré- Tim Berners-Lee… et promet le contenu à celui cisément, un cœur du microprocesseur) La nature, bonne qui résoudra le défi suivant, noté LCS35 : 24 heures sur 24 et sept jours sur sept, vacances Calculer w = 22t (mod n), pour exceptées, pendant trois ans et demi. Il devance pour… la nature t = 79 685 186 856 218 et n un entier donné de ainsi de quinze ans les prédictions de Ronald es bains de nature Lsont bons pour la santé, 616 chiffres décimaux, produit de deux grands Rivest, fondées sur la loi de Moore. les articles du Hors-Série nombres premiers (qui ne sont pas connus). Surprise, lorsqu’il envoie son résultat, le labo- n° 101 : « La révolution Trouver la valeur de w sans connaître la factori- ratoire de Ronald Rivest n’existe plus : il est inté- végétale » en attestaient. Ils sont aussi bons pour sation de n oblige à effectuer quelque 80 000 mil- gré dans une entité plus grande (le CSAIL) dont la planète ! C’est le sens liards d’opérations itérées de mise au carré la directrice n’a jamais entendu parler du pro- des résultats obtenus par modul n en commençant par 2. À la fin, on peut blème. Tout s’est bien terminé, par une cérémo- Victor Cazalis (CEFE) et Anne-Caroline Prévot traduire le résultat obtenu, w, en une phrase qui nie le 15 mai 2019 lors de laquelle la capsule (CESCO). À partir de trois est le Sésame de la capsule. temporelle a été ouverte. indicateurs (le score des candidats écologistes à Le problème a été conçu de façon à empêcher diverses élections, le tout calcul parallèle. C’est un exemple de LE COMMUNIQUÉ DU CSAIL : HTTP://BIT.LY/CSAIL-LCS35 soutien aux associations environnementales et la participation à un Le contenu de la capsule temporelle est dévoilé devant notamment celui qui en a eu l’idée, Ronald Rivest (à droite), programme de sciences et celui qui a réussi à l’ouvrir, Bernard Fabrot (à sa droite). participatives), ils ont montré que les Français ont des comportements d’autant plus écologiques qu’ils habitent dans un parc naturel (national ou régional), ou même simplement à proximité. On ne peut donc qu’encourager ces aires protégées, qui préservent le lien entre humains et nature, à poursuivre leurs actions. Et souhaiter voir le monde entier devenir parc naturel !

V. CAZALIS ET A.-C. PRÉVOT, BIOLOGICAL CONSERVATION, PRÉPUBLICATION EN LIGNE, 2019 © Rachel Gordon/MIT CSAIL Gordon/MIT © Rachel

110 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 HORS-SÉRIE N° 100 : MUSIQUE HORS-SÉRIE N° 101 : VÉGÉTAL Pastèque et musique nigériane Le World Wood Wide Web ’été est là, ses pics de chaleur et ses envies de rafraîchissement. Quoi de Champignons et bactéries relient les arbres Lmieux qu’une pastèque ? Oui, certes, et tissent un Wood Wide Web. La cartographie mais comment la choisir ? En habituant votre mondiale de ces symbioses révèle leur rôle clé oreille aux sons des tambours nigérians. dans la régulation du climat. C’est l’étonnante découverte du chercheur et chanteur nigérian Stephen Onwubiko qui a été présentée lors du 177e congrès de la Société américaine d’acoustique, à Louisville, dans le Kentucky, aux États-Unis, du 13 au 17 mai 2019. Une nouvelle vertu de la musique à ajouter à celles décrites dans le Hors-Série n° 100 : « Good vibrations » ! Lorsque vous hésitez face à un choix de pastèques, vous tapotez les fruits en espérant repérer le plus mûr. Stephen Onwubiko a étu- dié la perception de ces sons chez des ven- deurs et des consommateurs. Puis, avec la physicienne Tracianne Nielsen, de l’université Brigham Young, dans l’Utah, et la musicologue Andrea Calilhanna, de l’université de Sydney, en Australie, ils ont ensuite analysé ces sons et les ont comparés à ceux des igba, des tam- bours traditionnels du pays. Les points com- Les arbres des forêts tropicales et les microorganismes associés sont moins bénéfiques muns sont nombreux et, en particulier, les pour le climat que leurs homologues des régions tempérées et froides. sons produits par des pastèques mûres ou non se retrouvent dans le répertoire musical. ans les champignons, les forêts n’existeraient pas, le Hors-Série n° 101 : Selon les chercheurs, les ingrédients de la « La révolution végétale » le prouvait. De fait, les arbres profitent des musique traditionnelle nigériane (la hauteur, Sbienfaits que leur procurent les champignons et les bactéries avec lesquels les rythmes, les décalages, les syncopes…) ils sont en étroite association. Par exemple, avec les très nombreuses constitueraient au final l’entraînement parfait ramifications de leurs filaments (les hyphes), les champignons explorent un pour identifier les pastèques prêtes à être volume de sol beaucoup plus important que les seules racines de l’arbre et consommées. Une astuce à utiliser rapide- transfèrent à ce dernier eau et sels minéraux. Ces hyphes permettraient ment : les sons produits par une pastèque sont également aux arbres de communiquer et certains n’hésitent pas à parler de de plus en plus clairs à mesure qu’elle gagne Wood Wide Web. Une équipe internationale, emmenée par Brian Steidinger, de en maturité. L’été s’annonce bien, avec des l’université Stanford, aux États-Unis, a entrepris d’étudier à l’échelle mondiale concerts sur les étals des marchés ! les relations symbiotiques entre les arbres et leurs microorganismes, champignons mycorhiziens et bactéries fixatrices d’azote. S. ONWUBIKO ET AL., THE JOURNAL OF THE ACOUSTICAL À partir des données de la Global Forest Initiative, 31 millions d’arbres de SOCIETY OF AMERICA, VOL. 145, ART. 1708, 2019 28 000 espèces, répartis dans 70 pays de tous les continents (sauf Antarctique) ont été pris en compte. On apprend que le type de mycorhize dépend du climat. Les ectomycorhizes (les hyphes entourent simplement les racines de l’arbre) sont nota- blement plus abondantes dans les régions tempérées et froides que les endomyco- rhizes (les hyphes pénètrent à l’intérieur des racines de l’arbre). Or avec les premières (60 % des arbres mondiaux pour seulement 2 % des espèces !), la séquestration du carbone dans le sol est plus importante, grâce à des composés secondaires inhibant la dégradation de la matière organique. Avec le réchauffement du climat, les auteurs de l’étude prévoient une baisse de 10 % des champignons ectomycorhiziens et des arbres qui leur sont associés. La conséquence ? Une nouvelle augmentation du carbone atmosphérique… Les projets de reboisement, notamment celui du Programme des Nations unies pour l’envi- ronnement, doivent en tenir compte.

B. S. STEIDINGER ET AL., NATURE, VOL. 569, PP. 404-408, 2019 © Quik Shot/shutterstock.com

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 111 REBONDISSEMENTS

HORS-SÉRIE N° 102 : MÉMOIRE Multiplication express Alzheimer : la maladie our multiplier deux Pnombres à 3 chiffres en suivant la méthode à deux prions apprise à l’école, 3 × 3 = 9 multiplications élémentaires sont Les deux protéines caractéristiques de la maladie nécessaires, le Hors-Série d’Alzheimer – les protéines bêta amyloïdes et les protéines tau n° 103 : « L’ordre caché des nombres » en parlait. Et avec anormales – agiraient bien comme des prions, le type d’agents des nombres à n chiffres, infectieux en cause dans la maladie de la vache folle. n2 multiplications sont requises… c’est long, surtout quand n est très grand ! Joris van der Hoeven, de elon l’Organisation mondiale de la l’encéphalopathie spongiforme bovine, la mala- l’École polytechnique, et santé, 135 millions de personnes seront die de Creutzfeldt-Jakob… Comment sont David Harvey, de l’université de Nouvelle-Galles du Sud, Stouchées par la maladie d’Alzheimer reliés les prions à la maladie d’Alzheimer ? en Australie, ont mis d’ici à 2050, rappelait le Hors-Série n° 102 : Dès 2012, Stanley Prusiner avait montré au point un algorithme « Les mutations de notre mémoire ». C’est que la protéine bêta amyloïde se diffuse dans beaucoup plus rapide. Le nombre de multiplications dire que la course contre la montre pour le cerveau, un premier indice plaidant pour un intermédiaires est désormais comprendre et vaincre cette maladie est lancée ! comportement de prion. Après d’autres tra- en n log n, et c’est probablement le meilleur Une avancée importante vient d’être accomplie vaux allant dans ce sens, les biologistes ont résultat possible. En théorie, par l’équipe de Stanley Prusiner, de l’université cette fois mis au point de nouveaux outils on peut donc multiplier deux de Californie, à San Francisco, aux États-Unis : permettant de mesurer les quantités de pro- nombres à 100 chiffres en seulement 200 opérations les protéines qui déclenchent cette maladie téines circulantes : ils les ont utilisés pour au lieu des 10 000. Problème, agissent comme des prions. révéler l’activité de type prion des protéines l’algorithme ne fonctionne Les deux protéines en question sont les bêta amyloïdes et tau anormales dans le tissu pour l’instant que pour de très grands nombres. Les peptides bêta amyloïdes qui s’accumulent en cérébral de 75 patients atteints d’Alzheimer mathématiciens espèrent plaques (dites amyloïdes) en dehors des neu- d’âges divers (après leur mort) qu’ils ont néanmoins identifier des variantes de l’algorithme rones et les protéines tau anormales (elles comparée avec celle d’individus souffrant pouvant s’appliquer à des sont hyperphosphorylées). Ces dernières dés- d’autres formes de démence (quelque 25 cas). nombres plus petits. tabilisent les microtubules, les rails molécu- La maladie d’Alzheimer serait donc une D. HARVEY ET J. VAN DER laires le long desquels circulent divers pathologie à double prion. Selon les auteurs, HOEVEN, 12 AVRIL 2019 : messagers dans la cellule. de nouvelles voies menant à des tests de dépis- HTTPS://HAL.ARCHIVES- Les prions, dont la découverte en 1982 a tage et des médicaments d’un type inédit sont OUVERTES.FR/HAL-02070778 valu à Stanley Prusiner le prix Nobel de méde- désormais ouvertes… même si on ignore encore cine en 1992, sont des agents infectieux d’un aujourd’hui comment éliminer les prions ! genre nouveau : ce sont des protéines mal Dépression et repliées qui transmettent leur anomalie à A. AOYAGI ET AL., SCIENCE TRANSLATIONAL MEDICINE, musique triste VOL. 11, ISSUE 490, EAAT8462, 2019 d’autres en cours de formation. Ce type de dys- a musique est bonne fonctionnement est impliqué notamment dans Lpour la santé, le Hors-Série n° 100 : « Good vibrations » La protéine bêta amyloïde (en jaune) normale est présente de façon diffuse dans les neurones (à gauche). en apportait plusieurs Dans la maladie d’Alzheimer, elle s’agrège (à droite) en petits conglomérats. preuves. Pourtant, on peut se demander pourquoi les personnes dépressives préfèrent-elles les musiques tristes, celles-ci ne semblant pas améliorer leur état ? Une étude de Jonathan Rottenberg, de l’université de Floride du Sud, et de ses collègues, apporte une réponse inattendue. Des travaux précédents avaient proposé que la motivation de ce comportement était d’augmenter l’état dépressif, ou au moins le maintenir. Selon les chercheurs, c’est en fait plutôt un effet calmant et relaxant qui est recherché.

S. YOON ET AL., EMOTION, PRÉPUBLICATION EN LIGNE, 2019 © Prusiner lab - UCSF Institute for Neurodegenerative Diseases Neurodegenerative for Institute lab - UCSF © Prusiner

112 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 OFFRE D’ABONNEMENT 1 AN ABONNEZ-VOUS À

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La France et son réseau ferré : les lignes à grande vitesse (en bleu) et les principaux axes (en vert).

114 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 Prendre le train, prendre le temps

À la SNCF, des outils aident à visualiser le temps nécessaire pour parcourir la distance séparant deux villes à tout moment. D’autres mettent en évidence les retards en temps réel…

e réseau ferré et toutes les infrastructures le pays se transformer, se contracter ici, se dilater là, de façon liées au transport ferroviaire sont truffés à placer les villes sur des cercles (en rouge) correspondant chacun de capteurs qui collectent de grandes à un temps de voyage depuis la ville choisie. Les distances entre quantités d’informations. Pour les mettre les villes ont été remplacées par des temps de parcours. L’interface à profit, la SNCF et son unité Innovation & permet de choisir n’importe quel moment de la semaine. Recherche se sont tournées vers le Senseable À partir de Paris, par exemple, on se rend compte qu’il City Lab, de l’institut de technologie du est difficile de rejoindre rapidement les villes du nord Massachusetts. Il en résulte des outils qui de la France, excepté Lille (à l’instant montré ici). C’est aussi révèlent sous un autre angle les voyages en train. le cas pour Strasbourg. De Toulouse, toutes les villes indi- L’un des outils est la « France isochronique ». Au départ, quées sont à plus de quatre heures de trajet ! Lla France est représentée telle qu’on se l’imagine (ci-contre en L’autre application (non représentée) met en évidence haut), avec son réseau de lignes à grande vitesse (en bleu) et les retards, en temps réel, sur l’ensemble du réseau. On peut les principaux axes (en vert). Il suffit ensuite de cliquer sur une y voir que la réputation de la SNCF n’est pas méritée. Enfin, ville (Strasbourg, Toulouse ci-contre et Paris et ci-dessous) pour voir du moins, pas tout le temps !

La vidéo de la France isochronique : https://youtu.be/bGyfuSlYWa0 Le site du Senseable City Lab : http://senseable.mit.edu/ © MIT Senseable City Lab/SNCF Senseable City © MIT

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 115 LES INCONTOURNABLES

À LIRE À VISITER

Vivre avec la Terre (coffret de 3 volumes) Léonard de Vinci. La biographie Une histoire d’abeilles PERRINE ET CHARLES HERVÉ-GRUYER WALTER ISAACSON e Muséum d’histoire naturelle ACTES SUD, 2019 QUANTO, 2019 Ldu Havre accueille jusqu’au (1 050 PAGES, 79 EUROS) (590 PAGES, 27,50 EUROS) 10 novembre 2019 l’exposition Abeilles, une histoire naturelle conçue par le photographe Éric ous avez des jardinières sur votre e 2 mai 2019 dernier marquait Tourneret. Un volet scientifique balcon, quelques mètres carrés de le 500e anniversaire de la mort révèle les dernières découvertes V L sur l’organisation de la ruche, la potager, un grand jardin… voire envisagez de Léonard de Vinci. Faut-il encore communication, les mécanismes une reconversion au vert ? Cet ouvrage est présenter l’homme à qui l’on doit le tableau de prise de décision, les stratégies fait pour vous ! Il est le fruit de la Ferme du le plus célèbre du monde ? Walter Isaacson, de lutte contre les prédateurs, le rôle de l’épigénétique dans le Bec Hellouin, dans l’Eure, où les auteurs, ancien directeur de la rédaction façonnage de la colonie, Perrine et Charles Hervé-Gruyer, du magazine Time et professeur l’incidence de l’architecture sur la communication… L’autre versant expérimentent l’écoculture, une nouvelle à l’université de Tulane, à La Nouvelle- de l’exposition est dédié aux forme d’agriculture qui se fonde sur Orléans, pense que oui, et qui plus est en images rapportées de nombreuses l’imitation des écosystèmes naturels. prenant le temps nécessaire (près de contrées réparties sur les cinq continents (Népal, Cameroun, Le point de départ est l’observation et 600 pages) pour le prouver. Il s’est entouré Russie, Argentine, Mexique, la compréhension du fonctionnement des plus grands spécialistes, conservateurs Nouvelle-Zélande, Roumanie…) des milieux naturels, façonnés par et historiens et s’est plongé dans et qui illustrent la relation si singulière entre l’humain et des millions d’années d’évolution. les 7 200 pages des carnets manuscrits de l’abeille autour de la quête du Vivre avec la terre, objet littéraire et Léonard pour retracer la vie du « génie » et miel. Abeilles, une histoire naturelle s’inscrit dans le programme scientifique, donne aux lecteurs les moyens l’éclairer d’un jour nouveau. De ses débuts à Le Havre Nature, lancé en 2018 et de s’engager dans cette démarche. Jardiniers Florence dans l’atelier de son maître Andrea qui se décline dans sept lieux amateurs, professionnels de l’agriculture, del Verrocchio jusqu’au château du Clos emblématiques du patrimoine naturel de la ville. chercheurs y trouveront les résultats de Lucé, près d’Amboise, en passant par Milan, plusieurs années de recherche (la ferme a Rome, Venise… on découvre un Léonard de http://bit.ly/Havre-Bee été créée en 2004) : la description détaillée Vinci hors normes, autodidacte, esprit libre, de concepts clés, des données, des à l’insatiable curiosité et surtout plein de techniques alliant rendement et écologie qui joie et de fantaisie ! À ÉCOUTER ont fait leurs preuves… On apprend aussi qu’il se sentait inadapté, Plus encore qu’un manuel, ce livre se veut qu’il était distrait et prompt à la Ça nique un hommage à la beauté du monde, à son procrastination : ce serait une des raisons en botanique harmonie. « Le changement climatique de sa « faible » production artistique. Il s’accélère et devient chaque année plus n’empêche, même avec « seulement » une ’émission CQFD, sur la LRadio télévision Suisse (la évident, préviennent Perrine et Charles quinzaine de toiles, il a révolutionné la RTS), fête les plantes et leur Hervé-Gruyer. L’humanité ne prend peinture, avec son sfumato d’abord, qui irrépressible envie de se reproduire à travers une série pourtant pas les mesures que l’urgence consiste à rendre imprécis les contours, de cinq épisodes de 15 à écologique devrait imposer. L’effondrement conformément à ce que l’œil voit : La 35 minutes chacun. Ils qui menace nous offre une opportunité Joconde en est l’emblème. Ensuite, il aurait proposent de découvrir l’étonnante diversité des modes unique de construire un monde meilleur. été le premier à proposer qu’un portrait de reproduction des fleurs : Choisissons la transition plutôt que de la puisse exprimer les pensées de son sujet. les stratégies de pollinisation et les techniques de drague, le cas subir, rendons-la désirable et joyeuse. » En science, son apport est tout aussi particulier des orchidées, le À vos outils ! immense. Un esprit exceptionnel sur la vie rôle incontournable des duquel on doit se pencher et prendre abeilles, les enjeux de la conservation à l’heure où la exemple. C’est ce que pensait Steve Jobs ! biodiversité est si menacée…

http://bit.ly/CaNique

116 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 LES INCONTOURNABLES

À CLIQUER À VISITER L’Univers dans le creux de la main Des lions éveloppée par le Cern et DGoogle Arts & Culture, l’app Big Bang AR invite à un et des extraordinaire voyage interactif de 13,8 milliards d’années en réalité augmentée. On assiste à la formation des premiers hommes atomes à partir des particules fondamentales, à la naissance Une exposition en Ardèche, des toutes premières étoiles, de notre Système solaire et de la dans la réplique de la grotte Terre… Au passage, on crée une Chauvet, met à l’honneur supernova, on explore une nébuleuse… Avec cette les liens privilégiés application, on tient dans le qu’entretiennent humains et creux de la main l’espace, le temps et l’univers tout entier. félins depuis des millénaires. Cerise sur le gâteau, on peut prendre un #StarSelfie et ions, jaguars, tigres, panthères… Quel que soit le continent, les partager avec le monde entier le fait que notre corps est félins ont marqué par leur puissance et leur beauté les hommes composé à 90 % d’éléments et les civilisations qu’ils ont côtoyés. La première exposition créés lors d’une supernova, les 10 % restants étant issus internationale temporaire organisée par le site de la réplique de la directement du Big Bang. grotte Chauvet, en Ardèche, rend hommage à cette fascination quasi universelle à travers près de 180 œuvres qui invitent à un tour du monde et à un http://bit.ly/AppBB-AR L voyage dans l’histoire. Dans l’Europe préhistorique, le lion des cavernes effrayait nos ancêtres qui le représentaient sur les parois des grottes et sous forme de sculptures À VISITER (soixante-quinze représentations de lions des cavernes ornent les parois de la grotte Chauvet originale). Il était également intégré au monde des croyances, Envolez-vous l’hybride homme-lion en ivoire de mammouth découvert dans la grotte de e musée de l’Air et de Hohlenstein-Stadel, en Allemagne, en 1936, en atteste. Au Proche-Orient, et Ll’Espace, au Bourget, en notamment en Mésopotamie, Ishtar, la déesse de la sexualité et de la guerre, région parisienne, fête son centenaire. Pour l’occasion, il était surnommée Inanna ou « la lionne ». En Égypte antique, le lion, parfois rouvre « Planète Pilote », son vénéré comme un animal sacré, était un symbole de pouvoir et de force. Dans espace dédié aux enfants, qui peuvent, avec leurs parents, se les steppes d’Asie, les grands félins illustraient la brutalité du monde sauvage, glisser dans la peau d’un pilote, l’agressivité et la vaillance recherchées par le chasseur et le guerrier. En d’un astronaute, d’un steward… Amérique, le jaguar, l’alter ego du lion, est l’un des sujets les plus fréquemment en pénétrant dans le cockpit d’un petit avion de tourisme, représentés dans l’art précolombien. Admiré pour sa force, sa vivacité et sa un Airbus A320, une station vitesse, il est divinisé sous la forme d’hybrides hommes-jaguars. En Afrique, spatiale. Par divers dispositifs, le léopard est l’emblème des rois et prédomine dans la symbolique de nom- numériques ou mécaniques, le public découvre aussi les breuses sociétés africaines, détrônant le lion. principes de l’envol. À côté des objets rendant compte de ces relations étroites entre humanité Le musée se prépare également à rouvrir d’ici la fin de l’année et félins dans sept civilisations, les visiteurs pourront observer huit animaux l’aérogare historique, une naturalisés et la Uyan, la star de l’exposition. Il s’agit de la momie congelée merveille Art déco construite d’un lionceau, datée de 46 500 ans, découverte dans les glaces de Sibérie, en en 1937 à l’occasion de l’Exposition internationale par république de Sakha (Yakoutie), en 2015, et présentée pour la première fois l’architecte Georges Labro. en France. L’animal, maintenu dans une vitrine spéciale à –24 degrés, est Enfin, c’est l’occasion de particulièrement bien conservé, avec tous ses poils, y compris ses mous- redécouvrir la riche collection retraçant la conquête du ciel, de taches, ses coussinets, sa musculature, ses organes internes… On sait que le la naissance de l’aviation, au lionceau n’a même pas eu le temps de téter sa mère quand un éboulement xviiie siècle, jusqu’aux avions de chasse les plus récents. Le l’a emprisonné dans sa tanière. fleuron reste deux concordes, La dernière salle de l’exposition est développée en collaboration avec la dont le prototype 001. fondation Panthera, installée à New York. Elle présente l’état de conservation Embarquement immédiat ! actuel des grands félins dans le monde afin d’alerter sur les menaces et risques https://www.museeairespace.fr/ d’extinction. Après 400 siècles de fascination, les grands félins ont-ils toujours une place à nos côtés ?

http://bit.ly/Chauvet-Lion

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 117 SPÉCIMEN

Le goéland, un serial killer !

l est le héros d’un roman célèbre distance à l’origine du fanon, en l’occurrence la des années 1970 qui prône la liberté et pointe) était corrélé au nombre et à la gravité des l’accomplissement de soi. Et c’est blessures infligées par des goélands dominicains. peut-être pour cette raison que le goéland Sans agression, le profil est stable et bas. En ne prend guère de gants avec les autres revanche, avec des attaques répétées, le taux Iespèces animales. En 2015, Austin Gallagher, d’hormones croît rapidement après la naissance, de l’université Carleton, à Ottawa, avait montré traduisant un stress chronique. que les goélands dominicains Larus dominicanus Selon les auteurs, cette méthode pour recons- ont un faible pour les yeux des bébés phoques. tituer un aspect de la vie d’une baleine à partir des Ces oiseaux s’en prennent aussi aux baleines ! fanons serait utile lors d’autopsie, pour détermi- Alejandro Fernández Ajó, de l’université ner la cause de la mort. Et par conséquent, pour d’Arizona du Nord, aux États-Unis, a étudié les améliorer la protection des cétacés. fanons de cinq baleineaux échoués. À mesure qu’ils croissent, ces organes filtreurs accumulent, A. Fernández Ajó et al., à la façon des cernes d’un tronc, les hormones Conserv Physiol., vol. 6(1), art. coy045, 2018. du stress (le cortisol, la corticostérone…) et l’on peut y lire l’histoire de l’animal. Le profil des Cette photographie est extraite du blog

© John Dickens/Getty images Dickens/Getty John © hormones (la concentration en fonction de la Best of Bestioles : http://bit.ly/PLS-BOB

118 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 SPÉCIMEN

POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 119 ART & SCIENCE En sphère et contre tout Certains croient encore que la Terre est plate. Pourtant la question est réglée depuis plusieurs millénaires, grâce à l’intuition de philosophes et mathématiciens grecs. Une exposition en fait l’éclatante démonstration.

n 2020, une croisière organisée par la Flat lequel les étoiles et les planètes sont disposées Earth Society voguera vers l’Antarctique afin sur des sphères dont le centre est occupé par la de montrer que la Terre est un disque plat, Terre, elle-même sphérique. entouré d’un mur de glace et recouvert d’un La sphère céleste en argent (voir page ci- Edôme. Des fous isolés ? Pas tout à fait. En contre) trouvée dans la région du lac Van, à l’est France, selon une étude Ifop, 9 % de la popula- de la Turquie, est un magnifique témoignage. De tion croit « possible que la Terre soit plate ». 6,3 centimètres de diamètre et datée du iie siècle Tous ces platistes feraient mieux d’aller visiter avant notre ère, elle atteste des débuts de la l’exposition Le Monde en sphères, à la Bibliothèque fabrication de globes en Grèce, entamée par nationale de France, à Paris. l’astronome grec Eudoxe de Cnide au ive siècle Elle retrace 2 500 ans d’une histoire des avant notre ère. L’objet est dépourvu de bande sciences et des représentations du ciel et de la zodiacale, cette absence étant caractéristique Terre. Et l’on y découvre que le modèle sphé- des premiers globes fabriqués en Grèce. Parmi rique, que ce soit pour le ciel (la sphère céleste) les 48 figures ciselées à la surface de la sphère, ou pour notre planète, s’est imposé très tôt. Cette 46 représentent des constellations classiques, conception est née de l’observation des mouve- les deux autres correspondant à des groupes ments cycliques du ciel (mouvements du Soleil, d’étoiles innommés. de la Lune, des étoiles, des planètes…), des Le modèle sphérique fut perfectionné et éclipses et de l’ombre des gnomons sur les popularisé par Claude Ptolémée d’Alexandrie cadrans solaires. Elle doit aussi beaucoup à l’ana- au iie siècle. Son succès perdura jusqu’à la révo- lyse des propriétés géométriques de la sphère : lution copernicienne, au xvie siècle. La Terre c’est le plus grand des corps tridimensionnels cessa certes d’être le centre de l’Univers, mais réguliers, pour un volume donné ; le centre est pas d’être sphérique pour autant ! équidistant de tous les points de la surface… Et ainsi, dès le vie siècle avant notre ère, sous « Le Monde en sphères », jusqu’au 21 juillet 2019, l’impulsion de Pythagore, de Platon, d’Aristote… Bibliothèque nationale de France, le modèle sphérique s’imposa comme forme la site François Mitterrand, à Paris.

plus logique pour un cosmos harmonieux dans www.bnf.fr/fr/agenda/le-monde-en-spheres Kugel Alexis et de Nicolas autorisation l’aimable Avec ©

120 / POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE N° 104 / Août-septembre 2019 / 121 PROCHAIN HORS-SÉRIE en kiosque le 9 octobre 2019

Qui sommes-nous ?

Notre identité serait tapie dans notre ADN, et beaucoup y croient encore, le succès des tests génétiques le prouve. Pourtant, l’ADN est loin d’être un sanctuaire. Via l’épigénétique, nos gènes sont sous l’emprise de l’environnement. Avec les nouveaux outils comme CRISPR-Cas9, il est désormais possible de modifier des gènes dans n’importe quel type de cellule avec une facilité et une précision redoutables. Et notre microbiote, constitutif de notre être, contient trente fois plus de gènes que nos cellules ! Que devient alors l’idée d’individu ?

Achevé d’imprimer chez Roto Aisne (02) – N° d’imprimeur : 18/03/0020 – N° d’édition : M0770699-01 – Dépôt légal : juin 2019. Commission paritaire n° 0922K82079 du 19-09-02 – Distribution : Presstalis – ISSN 1 246-7685 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot. © Peshkova/shutterstock.com Ensemble Ensembleaidons les enfants malades. aidonsSoutenons les enfants la recherche malades. médicale. Soutenons la recherche médicale.

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