MIHAI DE BRANCOVAN

LA VIE MUSICALE

Munich. — Salzbourg.

Pour qui aime l'opéra, passer une semaine à Munich et une autre à Salzbourg, au rythme d'une représentation tous les soirs, rehaussé, par-ci par-là, de quelque matinée, n'a rien de désagréa• ble. Encore faut-il un estomac solide pour affronter un tel régime sans risque d'attraper une indigestion : fort heureusement, celui de votre serviteur l'est suffisamment. Le plaisir aurait, certes, été plus complet encore si le ciel avait bien voulu déverser un peu moins d'eau sur ces deux villes, lesquelles n'étaient pourtant pas en flammes. Il reste, et c'est là le principal, que cette douche (nullement écossaise, car d'une température remarquablement constante) a, malgré ses efforts, été incapable d'éteindre notre enthousiasme, sans cesse revivifié par le très haut niveau de la quasi-totalité des spectacles. A chaque nouvelle visite que je fais au festival de Munich, je suis frappé par son caractère profondément original, qui lui vient tant de la prodigieuse richesse du programme (pas moins de quatorze opéras différents !) que de l'existence d'une véritable troupe et, last but not least, de la présence, aux leviers de com• mande, d'un Kapellmeister à l'ancienne en la personne de Wolf- gang Sawallisch, lequel, infatigable, se dépense sans compter, dirigeant couramment plusieurs jours d'affilée, ou se mettant au piano pour accompagner des lieder ou faire de la musique de chambre avec des membres de son orchestre.

Munich étant la ville de Strauss, il est dans l'ordre des choses que la représentation la plus remarquable que j'y aie vue ait été le Rosenkavalier. Et cela grâce surtout au génie (le mot n'est pas exagéré) de Carlos Kleiber, qui réussit le tour de force LA VIE MUSICALE 213 de vous donner la sensation de l'entendre pour la première fois : je n'en finirais pas d'énumérer les détails qu'il découvre dans cette partition pourtant archiconnue, les voix habituellement cachées qu'il met en évidence, les nuances dont il la pare, les variations — légères mais essentielles — qu'il apporte au tempo. Dès la célèbre introduction on a le souffle coupé par cette inter• prétation passionnée, pleine de fougue et d'ardeur juvénile, mais aussi de charme et de finesse : un véritable enchantement, qui dure jusqu'à l'accord final. Constamment aiguillonné par ses gestes larges, vifs (Kleiber se démène énormément en dirigeant) et extraordinairement expressifs, l'orchestre accomplit des prodi• ges de virtuosité, vous baigne de sonorités somptueuses, mais sans jamais y noyer les chanteurs. Un chef aussi fabuleux aurait mérité une grande Maréchale, ce que Gwyneth Jones n'est malheureusement pas. Pour une fois, ce n'est pas tant de son fameux vibrato que je me plaindrai : il était réduit, en cette occasion, à des proportions à peu près acceptables. Non : le principal reproche que je lui ferai est tout simplement de ne pas être le personnage. Il lui manque cette noblesse naturelle, cette aisance, cette subtilité, cette séduction que lui apportait naguère Elisabeth Schwarzkopf et que l'on retrouve maintenant chez Kiri Te Kanawa. J'aurais souhaité aussi davantage d'émotion : dans toute la fin du premier acte, elle m'a laissé de glace. Quant à la phrase Hab' mir's gelobt du sublime trio final, elle exige une voix autrement pure et égale que ne peut l'être, même dans ses meilleurs jours (et c'en était un), la sienne. Le reste de la distribution était, par contre, aussi proche de la perfection que possible. Brigitte Fassbaender est, tant voca- lement que physiquement, un Octavian idéal : son superbe timbre de mezzo est exactement celui qui convient au rôle ; mince, svelte, elle porte avec élégance le costume masculin, et sait se mouvoir comme un jeune homme. J'aime infiniment l'élan, l'impatience et surtout la franchise de ce chevalier, que les grossièretés d'Ochs envers Faninal et Sophie mettent instantanément dans une rage qu'il ne cherche même pas à dissimuler. Comme à Paris l'automne dernier, Ochs avait la silhouette massive et la voix immense de Kurt Moll : impossible de ne pas éprouver de la sympathie pour ce gros rustre, plein de lui, truculent à souhait et s'exprimant dans le plus savoureux des patois ; je ne crois pas qu'il existe aujourd'hui un meilleur interprète de ce rôle. Je citerai encore Helen Donath (Sophie), Benno Kusche (Faninal), Gerhard Unger (un chanteur), David Thaw (Valzacchi) et Gudrun Wewezow (Annina), tous excellents. 214 LA VIE MUSICALE

La mise en scène classique d'Otto Schenk est vivante, amu• sante, sans lourdeur ni vulgarité, bref, aussi fidèle que possible à Hofmannsthal et Strauss. Les décors de Jiirgen Rose sont une fête pour l'œil, tout particulièrement celui du deuxième acte, qui a manifestement pour modèle le grand salon argent de l'Ama- lienburg. Ah ! si seulement nous avions eu Kiri Te Kanawa dans la Maréchale !

Une autre merveilleuse soirée a été la Clemenza di Tito, représentée dans ce joyau du style rococó qu'est le Cuvilliés- Theater, pour moi l'une des plus belles salles du monde. J'avais déjà vu ce spectacle en 1971, le soir même de la première : eh bien ! il n'a pas pris une seule ride depuis. Les interprètes sont presque tous inchangés, l'unique exception de taille étant Werner Hollweg, infiniment supérieur à son prédécesseur dans le rôle de Titus. Voilà un ténor qui réunit des qualités que l'on trouve bien rarement ensemble : une voix à la fois souple et héroïque, une technique souveraine, un style mozartien irréprochable. La Vitellia intrigante, tyrannique, orgueilleuse et très belle de Julia Varady est encore mieux chantée qu'il y a onze ans. Egale à elle-même, Brigitte Fassbaender triomphe avec aisance des terri• bles vocalises de Sesto, tandis que Lilian Sukis est une Servilia pleine de douceur, et Daphne Evangelatos un Annio très musical. Les excellents Münchner Philharmoniker (un grand coup de cha• peau à Karlheinz Hahn pour ses magnifiques solos de cor de basset et clarinette) sont dirigés avec autorité et intelligence par Reynald Giovanietti. Le décor simple et harmonieux de Jean- Pierre Ponnelle — qui a, comme d'habitude, signé également la mise en scène — est toujours aussi agréable à regarder. Une soirée d'une beauté parfaite, qui s'est achevée par d'intermina• bles applaudissements : ce n'était que justice.

Il est très instructif de voir deux fois le même spectacle, à quelques jours seulement d'intervalle : cela permet de mieux se rendre compte de tout ce que la qualité d'une exécution peut avoir d'imprévisible, d'aléatoire, de la foule d'impondérables dont elle dépend. C'est l'expérience que j'ai faite avec le Nozze di Figaro. Les artistes étaient rigoureusement les mêmes, pourtant ces deux représentations n'avaient que peu de choses en commun. La première était d'un niveau, somme toute, assez moyen. L'orchestre, apparemment pas encore tout à fait remis de l'effort fourni la veille sous l'emprise de la baguette magique de Carlos LA VIE MUSICALE 215

Kleiber, sommeillait doucement ; il y eut des flottements entre la fosse et la scène, et même un couac bien audible (la clari• nette de Voi che sapete) et d'autant plus irritant que ce genre d'accident n'est, fort heureusement, guère fréquent à Munich. Le diable ayant, semble-t-il, décidé de s'amuser ce soir-là, il a encore fallu que, pendant tout le début du Finale du quatrième acte, Margaret Price, Comtesse déguisée en Susanna, consacrât une bonne partie de son attention et de son énergie à retenir sa jupe, un méchant objet informe et noir, qui voulait à tout prix s'abandonner aux délices de la gravitation universelle. Il n'en fallait pas davantage pour que la vraie Susanna, pourtant habillée en comtesse Almaviva et devant, à ce moment-là, rester invisible, reprenne machinalement son métier de camériste et se précipite, avec force épingles, au secours de sa maîtresse. Peine perdue : ce n'est qu'à la force des mains que l'on réussit à empêcher le vête• ment rebelle de glisser à terre, en attendant que vienne le moment béni où la Comtesse doit sortir de scène. C'est merveille que la musique n'ait presque pas eu à pâtir du désordre et de l'hilarité provoqués par cette situation évidemment peu ordinaire. Rien de tel ne se produisit, par contre, trois jours plus tard, lorsque la représentation fut à peu près exemplaire. L'orchestre, dirigé du clavecin par Wolfgang Sawallisch, avait retrouvé sa forme habituelle. Margaret Price, que nul incident d'ordre vesti• mentaire n'est venu cette fois troubler, a remporté un triomphe bien mérité : son Dove sono a été salué par un mélange d'une éloquence toute bavaroise d'applaudissements et de trépigne• ments. Je dois dire cependant que je trouve très agaçante cette coutume qu'ont ici les chanteurs de revenir sur scène après la fin d'un air pour répondre aux ovations du public : on ne sait plus au juste si l'on est à l'opéra ou au concert. Belle présence, timbre séduisant, Wolfgang Brendel serait un excellent Comte si sa voix était un peu plus puissante : il y a des moments où l'on a vraiment du mal à l'entendre. Hermann Prey, un Figaro extrê• mement sympathique, est l'un de ces heureux êtres sur lesquels l'écoulement du temps semble ne pas laisser la moindre trace : il aura toujours ce visage ouvert, souriant, de gosse vif et intelli• gent. 11 lui arrive cependant de faire des fautes en italien ; ainsi, il s'obstine à dire tutti (au lieu de tutte) le macchine rovescierô, comme si macchina était un nom masculin ! est, comme d'habitude, une Susanna fraîche et spirituelle, Ann Murray un bon Cherubino (qui ne peut se comparer, malgré tout, à celui de Brigitte Fassbaender, que j'avais vu, ici même, il y a onze ans, et dont je me souviens encore), Kurt Moll un Bartolo 216 LA VIE MUSICALE

plus grand que nature. Le Basilio de David Thaw (un nom qui revient souvent sur les feuilles de distribution) est un chef-d'œuvre d'hypocrisie : il suffit de voir la tête extraordinaire qu'il s'est faite pour connaître à fond son caractère. Une fois de plus, son air, ainsi que celui de Marcellina (Gudrun Wewezow, autre pilier de la troupe munichoise) ont été omis, une pratique contre laquelle je ne cesserai de m'insurger. La mise en scène de Giin- ther Rennert, les décors et les costumes de Rudolf Heinrich portent allègrement leurs quatorze ans.

C'est à Munich, le 9 juillet 1978, qu'eut lieu la création de Lear, opéra qu'Aribert Reimann composa spécialement pour Dietrich Fischer-Dieskau, qui l'avait incité à entreprendre ce tra• vail. Le succès fut immédiat, et se renouvela à chacune des reprises qui se sont succédé régulièrement depuis. Cela n'a rien d'étonnant, car il s'agit indiscutablement d'une œuvre originale et puissante, qui dénote, chez son auteur, ce qu'il est convenu d'appeler une nature. Le livret, dû à Claus H. Henneberg, suit assez fidèlement la pièce pour ce qui est de la ligne générale, mais lui fait subir, dans le détail, des modifi• cations non négligeables. Ainsi, contrairement à ce qui se passe chez Shakespeare, on peut voir et entendre les bruyants cheva• liers de la suite de Lear, dont le comportement est à l'origine du conflit entre le vieux roi et ses deux filles aînées : c'est là un changement qui va plutôt dans le sens d'un éclaircissement de l'action. Il y en a d'autres, en revanche, qui ont l'effet exacte• ment inverse : par exemple, la suppression du personnage d'Os- wald, qui a pour conséquence de faire disparaître la cause de la condamnation aux ceps de Kent, laquelle apparaît, dès lors, comme un acte gratuit et difficilement compréhensible. On peut également regretter que les caractères de Goneril et Regan soient nettement moins bien différenciés que dans la pièce, ou qu'une scène aussi étonnante que celle où Lear fait juger ses filles, absentes, par un tribunal parfaitement dérisoire, ait été réduite à une simple allusion. Mais simplifier, couper, raccourcir ont été, hélas ! de tout temps les recettes de base pour la confection d'un livret. Reimann a choisi d'entrer d'emblée dans le vif du sujet, sans introduction d'aucune sorte. Dans le silence le plus total, les différents personnages s'avancent sur scène ; puis, lorsque chacun a gagné sa place, se fait entendre, a cappella et sur une seule note répétée, la voix de Lear, qui annonce son intention de diviser son royaume entre ses trois filles : un début frappant LA VIE MUSICALE 217 par sa concision, son dépouillement, et très efficace dramatique• ment. La suite est à la hauteur de ce commencement : la musi• que « colle » admirablement au texte, change de caractère, de couleur avec l'action, n'est jamais ennuyeuse. Comme dans Shakespeare, il ya des moments d'une violence inouïe (le plus pénible étant évidemment la scène où l'on arrache les yeux de Gloucester), mais il s'en trouve également de très émouvants, comme la complainte d'Edgar, les retrouvailles de Cordelia et de Lear, ou la mort de ce dernier. Prodigieux acteur, Dietrich Fischer-Dieskau donne de l'infor• tuné roi une incarnation saisissante : impossible d'oublier, quand on l'a vu, ce grand vieillard décharné, à la longue barbe blanche, terrible dans ses colères contre ses filles dénaturées et dans ses invectives contre les éléments, pitoyable dans sa folie, calme et résigné devant la mort. Il convient de préciser, par ailleurs, que Lear est un rôle exténuant, et que Fischer-Dieskau a maintenant cinquante-sept ans ; néanmoins, sa voix n'a pas donné le moindre signe de fatigue. Un exemple à méditer pour les jeunes chanteurs qui veulent à tout prix brûler les étapes et finissent par se retrou• ver presque aphones à quarante ans. Helga Dernesch (Goneril) et Julia Varady (Cordelia) étaient aussi extraordinaires l'une que l'autre, la première dans la méchanceté et la cruauté, la seconde dans la douceur et la tendresse ; tandis que Rita Shane (Regan), elle, se contentait malheureusement d'être stridente. C'était le seul point faible d'une distribution autrement admirable, qu'il serait trop long de donner in extenso, mais dont il faut citer au moins trois noms : ceux de David Knutson (Edgar), Werner Gôtz (Edmund) et Richard Holm (Kent). Jean-Pierre Ponnelle a transformé le plateau en la lande sur laquelle, nu-tête, le roi affronte la tempête : plantes, rochers, escarpements, rien n'y manque. C'est un magnifique décor, qui plie sous la bourrasque (les possibilités de la scène de Munich sont illimitées) et se modifie en fonction des exigences des diffé• rents tableaux. Forte, juste, la direction d'acteurs n'est pas moins réussie. Je reprocherai seulement à Ponnelle d'avoir fait de Goneril et Regan deux épouvantails, alors qu'elles devraient être très belles. Nous aurons bientôt l'occasion de reparler de Lear, puis• qu'il sera créé en novembre prochain au Palais Garnier. Vous pourrez alors juger sur pièces de l'ouvrage.

Pour notre plus grande joie, Dietrich Fischer-Dieskau était également l'interprète de Siegfried (non, pas celui que vous 218 LA VIE MUSICALE croyez : celui-ci est d'ailleurs un baryton !) dans une excellente exécution en concert de Genoveva. Cette unique incursion de Schumann dans le domaine de l'opéra, qui a pour sujet la légende de Geneviève de Brabant, ne réussit jamais à s'imposer à la scène, en raison de l'inégalité de son inspiration et surtout de ses faiblesses dramatiques. Jamais représentée de nos jours, elle mérite néanmoins d'être sauvée sous forme d'oratorio, ne serait-ce que pour la prière de l'héroïne à la Vierge, page de toute beauté, que Gabriele Benackova chanta de façon très expressive et tou• chante. Tous les solistes étaient d'ailleurs remarquables, qu'il s'agisse de Peter Schreier (l'intrigant Golo), de Marjana Lipovsek (la magicienne Margaretha), de Wolfgang Brendel (l'évêque Hidulfus) ou de Kurt Moll (Drago). Sans oublier, bien sûr, Wolfgang Sawallisch, dont la direction énergique et pleine de flamme a donné une nouvelle jeunesse à cette partition, qui ne pouvait assurément être mieux défendue.

Avant de quitter Munich, il me faut encore dire quelques mots de deux manifestations. La première était une très agréable soirée de musique de chambre, joliment appelée ici Kammer• musik-Serenade, donnée, dans le Cuvilliés-Theater (un cadre rêvé pour ce genre intime et raffiné), par des membres de l'Orchestre d'Etat de Bavière (qui n'est autre que celui de l'Opéra), lesquels nous firent entendre un Quintette pour piano et cordes de Hum• mel, le Quintette pour piano, hautbois, clarinette, cor et basson de Beethoven (pour ces deux œuvres, le clavier était tenu par Wolfgang Sawallisch, qui est un merveilleux pianiste), et la Séré• nade pour instruments à vents K. 388 de Mozart. La seconde, enfin, était une matinée intitulée Rund um die Oper (ce que l'on pourrait traduire par Autour de l'Opéra), au cours de laquelle le Staatsintendant August Everding — aidé par le comédien Heinz Rühmann, qui est une figure très populaire à Munich — s'efforça, avec un humour, une rondeur et un abat• tage très séduisants, de nous donner une idée de la façon dont peut fonctionner une maison aussi importante que celle qu'il dirige. Tout fut passé en revue, administration, répétitions avec piano, construction des décors, technique (son, éclairages, pla• teau), les responsables de chaque service venant à tour de rôle expliquer, souvent avec exemples à l'appui, en quoi consiste leur travail. Nous eûmes même droit à une interview du souffleur et à la métamorphose — opérée sous nos yeux, avec patience et méticulosité, par un maquilleur — de David Thaw en Basilio. Le corps de ballet exécuta un fragment de la Belle au bois dor- LA VIE MUSICALE 219 mant, le chœur chanta Va, pensiero, et le tout s'acheva par le Finale des Nozze di Figaro (que j'aurai donc vu trois fois en quatre jours !). Un spectacle divertissant et instructif, dont d'au• tres théâtres pourraient s'inspirer. *

Le festival de Salzbourg proposait, cette année, deux nou• velles productions, l'une admirable, l'autre plutôt décevante. Commençons tout de suite par cette dernière, pour en finir, ou presque, avec les critiques. Fidelio est, décidément, une œuvre excessivement difficile à réussir. On l'a vu à Paris l'hiver dernier, et on le revoit main• tenant ici, où cela choque d'autant plus que ces murs ont connu des interprétations qui compteront toujours parmi les plus gran• des. Peu de chefs ont su, ou savent, diriger cette partition : Furtwàngler, Klemperer, Bôhm, Karajan, Bernstein, sont les noms qui viennent spontanément à l'esprit. Lorin Maazel n'est, hélas ! pas de leur nombre. Le directeur de l'Opéra de Vienne (une nomination que j'ai toujours trouvée surprenante) mène les merveilleux Wiener Philharmoniker à la trique, avec une séche• resse et une rigidité toutes militaires. Sa direction est précise, on ne peut le nier ; mais où est donc l'âme ? C'est elle, pourtant, qui fait vivre Fidelio. Il serait cependant injuste d'imputer au seul chef ce demi- échec, dont les deux principaux solistes sont aussi partiellement responsables. Eva Marton a une grande voix, mais sa Leonore n'est pas émouvante pour deux sous ; elle est, de plus, desservie par une mauvaise diction et un physique ingrat. Quant à Reiner Goldberg, dont on attendait beaucoup, peut-être trop, il a seule• ment prouvé que l'on peut être un remarquable Parsifal et en même temps un très médiocre Florestan (il n'est d'ailleurs pas seul dans ce cas). Restent le Pizarro plus redoutable que jamais de Théo Adam, l'excellent Rocco de Kurt Rydl, le Don Fernando de Tom Krause et le Jaquino de Gôsta Winbergh. J'ai trouvé assez quelconque la Marzelline de Lillian Watson. Visuellement, par contre, il n'y a rien à reprocher à ce spectacle. Les décors de Hans Ulrich Schmùckle, qui a exploité à fond les possibilités de l'immense scène du Grosses Festspiel- haus, sont très impressionnants. Sans être d'une grande origina• lité (ce qui n'est pas forcément un défaut), la mise en scène de Leopold Lindtberg allie solidité et efficacité : pour ma part, je ne lui en demandais pas davantage. 220 LA VIE MUSICALE

Autant ce Fidelio était décevant, autant l'autre nouveauté de l'année était proche de la perfection. D'emblée, je dirai que ce Cosi fan tutte me semble infiniment supérieur à celui qui l'a immédiatement précédé dans ce même Kleines Festspielhaus, et qui m'a toujours prodigieusement agacé. D'abord, parce que Karl Böhm, dont les qualités de chef mozartien ne sont évidemment pas en cause, faisait un nombre considérable de coupures dans cette partition où rien n'est de trop ; ensuite, parce que la mise en scène appuyée et souvent vulgaire de Günther Rennert était en totale contradiction avec la musique. Or aucun de ces deux défauts ne subsiste dans la version qui a vu le jour cet été. Riccardo Muti — dont la force, l'ardeur, le nerf coutumiers vont de pair avec un style irréprochable — nous donne, en effet, le Cosi le plus complet que j'aie jamais entendu. Cela vaut tant pour les airs et les ensembles que pour les récitatifs, beaucoup plus développés que d'habitude, ce qui, loin d'engendrer une quelconque monotonie, enrichit l'action de détails utiles à sa compréhension et, plus d'une fois, fort savou• reux. La preuve est faite, désormais, que, pour peu que l'inter• prétation soit bonne, un Cosi sans coupures n'a aucune raison d'être long ou ennuyeux : tout au contraire ; c'est là une consta• tation dont il sera, espérons-le, tenu compte à l'avenir. Côté mise en scène, Michael Hampe démontre avec éclat que, contrairement à ce que pensent certains de ses collègues, il est encore possible de monter de façon intelligente et subtile cet ouvrage sans être obligé, pour autant, d'y introduire des choses qui n'y sont pas (comme, par exemple, 1' « homme en noir » de Jean-Claude Auvray). Il se contente de suivre le livret, de raconter une histoire, de créer des personnages vivants, réels, d'ossa e di carne comme dirait Despina : ce qu'il fait avec une grande finesse psychologique, et en maintenant constamment cet équilibre si difficile à trouver entre le comique et le sérieux ; il y a des gags dans ce Cosi, et même de très drôles, mais jamais hors de propos ou de mauvais goût. Quant aux décors de Mauro Pagano, ils sont un pur enchantement : nous sommes à Naples. et la mer est omniprésente, que l'action se déroule à l'extérieur ou à l'intérieur, les fenêtres des deux sœurs donnant toujours, comme il se doit, sur la célèbre baie. Les éclairages, ravissants, jouent de plus un rôle essentiel, puisqu'ils nous rappellent que Don Alfonso gagne son pari en une seule journée : c'est aux rayons d'un beau soleil matinal qu'est prise la décision de mettre à l'épreuve la fidélité des belles, alors que le repas de (fausse) noce a lieu sous un magnifique ciel étoile. LA VIE MUSICALE 221

Mais je n'ai encore rien dit des solistes. J'ai beaucoup aimé la Dorabella très séduisante et admirablement chantée d'Agnes Baltsa, le Ferrando très musical de Francisco Araiza, le Guglielmo sonore de James Morris (un nom que je rencontre pour la première fois) et le Don Alfonso gentiment ironique de José Van Dam. Margaret Marshall, dont le beau timbre velouté ne peut laisser indifférent, deviendra sans doute une grande Fior- diligi ; pour l'instant, son grave manque un peu de puissance, et son intonation n'est pas toujours d'une justesse irréprochable. J'ajouterai que son tempérament convient mieux à la tendresse de Per pietà qu'à l'héroïsme de Corne scoglio. Kathleen Battle est une Despina vive et sympathique, mais presque trop sérieuse sous ses déguisements de médecin et de notaire : il ne faut exagé• rer ni dans un sens ni dans l'autre. Je ne puis conclure sans souligner l'humour et l'imagination de l'accompagnement des récitatifs (le clavecin était tenu par Robert Kettelson), mais aussi le fait que j'ai relevé beaucoup trop de fautes d'italien, qu'il est impératif de corriger avant les prochaines reprises.

L'autre opéra de Mozart que l'on pouvait voir cet été à Salzbourg était Die Zauberflöte. Utilisant avec l'invention et l'esprit qui le caractérisent le splendide décor naturel de la Felsen• reitschule, Jean-Pierre Ponnelle a composé un spectacle merveil• leux, qui, à la fois féerique, populaire, sérieux et bouffe, ne doit pas être très éloigné de ce que recherchait Schikaneder. Rien de commun, toutefois, entre les moyens techniques d'aujourd'hui et ceux dont pouvait disposer, en 1791, le directeur du Theater auf der Wieden, lequel aurait été assurément bien incapable de couvrir d'étoiles, lorsque se montre la Reine de la nuit, le mur de pierre du Mönchsberg, ou de faire paraître, comme prisonniers des gale• ries de loges qui y sont creusées, les immenses rayons d'un soleil symbolisant le royaume de Sarastro. Les allusions à la franc- maçonnerie (par exemple les trois triangles concentriques pro• jetés, successivement, sur la paroi rocheuse, tandis que retentis• sent les accords du début de l'ouverture) sont claires, mais jamais pesantes. Impossible d'énumérer toutes les trouvailles dont est truffée cette mise en scène : je n'en finirais plus. Il y en a cepen• dant une, typique de l'humour de Ponnelle, que je ne puis passer sous silence : lorsque Papageno, terrifié, veut s'échapper en se jetant dans la fosse d'orchestre, c'est le chef en personne qui, le menaçant de sa baguette, lui crie le Zurück que le livret se contente d'attribuer à « une voix » pas autrement identifiée. 222 LA VIE MUSICALE

Le chef en question, c'est , dont la direction, précise et exempte de toute lourdeur, était en parfaite harmonie avec le caractère général de cette représentation. Difficilement surpassable, la distribution réunissait la Pamina pure et touchante d'Ileana Cotrubas, l'admirable Tamino de Peter Schreier, le Sarastro imposant de Martti Talvela, l'excellente Reine de la nuit de Zdzislawa Donat, le noble Sprecher de Walter Berry, l'inimitable Papageno de Christian Boesch (malheureusement je n'ai pu apprécier autant que les spectateurs autrichiens ses phra• ses en dialecte, qui étaient régulièrement accueillies par les éclats de rire de la majorité de l'assistance), enfin, l'adorable Papagena de Gudrun Sieber. Une Zauberflôte vraiment magique, qui a sans doute encore devant elle de nombreuses années de succès.

C'est au même Jean-Pierre Ponnelle (que j'aurai décidé• ment rencontré bien des fois au cours de ce voyage artistique) que Salzbourg doit une mise en scène prodigieuse, fantastique au sens propre du mot, des Contes d'Hoffmann. Le Prologue a pour cadre la place d'une petite ville allemande, entourée de maisons à pignons, et dominée par la façade du théâtre où la Stella chante Don Giovanni : nous sommes à nouveau au Grosses Festspielhaus, dont le plateau est l'un des plus spacieux du monde. Par des transformations à vue les unes plus spectaculaires que les autres, ce premier décor donnera naissance aux suivants : le labo• ratoire de Spalanzani, peuplé de myriades d'engrenages de toutes sortes ; la maison du conseiller Crespel ; enfin, Venise, avec ses masques à la Pietro Longhi, ses maisons sur pilotis et ses gon• doles glissant sur la surface lisse et réfléchissante de la scène. Quelques effets particulièrement réussis : dès qu'Hoffmann met les lunettes achetées à Coppélius, Olympia devient femme, et ce sont les autres personnages qui, sans exception, ont des mouve• ments d'automate ; ses deux défaillances, au milieu de ses cou• plets, correspondent d'ailleurs aux moments où Hoffmann, dis• trait, ôte ses lunettes, qu'il s'empresse, heureusement, de remettre sur son nez. Je citerai encore Antonia hypnotisée par Miracle ; ou le vol du reflet d'Hoffmann, qui reste effectivement imprimé sur le miroir. Mais cette production est également extrêmement intéres• sante du point de vue musical, car James Levine et Jean-Pierre Ponnelle (la même équipe que pour Die Zauberflôte) ont établi leur version en tenant largement compte de la nouvelle édition de Fritz Oeser, ce qui nous vaut la joie de découvrir des pages totalement inconnues jusqu'ici, comme le « trio des lunettes » ou LA VIE MUSICALE 223 les airs de Nicklausse, lequel prend une importance comparable à celle d'Hoffmann ; en fait, c'est la Muse qui prend l'aspect de l'étudiant, afin de détourner le poète de ses amours pour le rendre à son art. Une autre modification de taille est le fait que les trois actes se succèdent dans l'ordre Olympia, Antonia, Giu• lietta, qui est, en effet, celui voulu par Offenbach. Pour l'acte de Giulietta, Levine et Ponnelle ont cependant préféré s'en tenir prudemment à l'édition Choudens, les solutions proposées par Oeser ne les ayant pas entièrement convaincus. Les choses pour• raient toutefois changer avec la publication prochaine du volume contenant le commentaire et la description des sources de la nouvelle édition. Cela serait souhaitable, car c'est justement cet acte-ci qui a le plus souffert de l'histoire mouvementée de cette partition, et qui est le plus incomplet des trois. Placido Domingo, un Hoffmann idéal (sauf évidemment pour l'accent, qui n'est pas précisément authentique), était entouré de Catherine Malfitano, l'une des rares sopranos qui soit aussi bonne dans chacun des trois rôles féminins, de José Van Dam, satanique à souhait dans les quatre personnages maléfiques (et quelle superbe diction !), d'Ann Murray (la Muse et Nicklausse), ainsi que de Rémy Corazza, Jocelyne Taillon, Gérard Friedmann et Kurt Rydl. Des Contes qui sont déjà entrés dans la légende, et qu'il sera difficile d'égaler. Le dernier opéra que j'aie vu à Salzbourg a été Ariadne auf Naxos, donné, comme toujours, dans le cadre plus intime du Kleines Festspielhaus. Cette belle production restera à jamais associée au nom de Karl Bòhm, qui en fut le chef attitré jusqu'à sa mort. Comme l'année dernière, lorsqu'il était venu le rempla• cer presque au pied levé, c'est Wolfgang Sawallisch qui était au pupitre : un excellent straussien qui, sans égaler certes son grand prédécesseur, dirigea de main de maître ce merveilleux ouvrage, dont l'originalité étonne à chaque nouvelle audition. Il faut dire qu'il avait sous ses ordres les Wiener Philharmoniker et un magni• fique ensemble de solistes, en tête desquels il convient de placer la prodigieuse Zerbinetta d'Edita Gruberova, laquelle ne se contente nullement, dans son célèbre air de bravoure, de faire des proues• ses techniques à vous couper le souffle : elle joue de ces terri• fiantes vocalises, les rend signifiantes, expressives, débordantes d'humour et d'ironie, et tout cela avec la finesse la plus exquise. Non moins extraordinaire est, dans le Prologue, le Compositeur de Trudeliese Schmidt, qui incarne ce personnage si attachant avec toute la passion, le feu, l'intransigeance de la jeunesse. Anna Tomowa-Sintow est une très belle Ariadne, à la voix pure, au 224 LA VIE MUSICALE

timbre chaud ; James King, infatigable (combien de dizaines, voire de centaines de fois a-t-il bien pu chanter ce rôle ?), un Bacchus plus héroïque que jamais ; sans oublier le Maître de musique de Walter Berry, le Majordome hautain et arrogant de Peter Matic, et les quatre soupirants, directement issus de la commedia dell'arte, de Zerbinetta (Dale Diising, Kurt Equiluz, Siegfried Vogel et Murray Dickie), tous parfaits. La mise en scène de Dieter Dorn résout de façon très ingé• nieuse le problème délicat posé par P « opéra dans l'opéra » de la seconde partie : la tragédie Ariadne auf Naxos est jouée sur des tréteaux montés dans le somptueux salon de « l'homme le plus riche de Vienne », avec, en tout et pour tout, quelques accessoires assez rudimentaires pour suggérer la mer et les rochers. Les beaux décors et les costumes sont de Jiirgen Rose. Il ne me reste plus qu'à parler de quelques concerts. L'or• chestre étranger invité cette année par le festival était The Academy of Saint Martin in the Fields. Sous la direction de son chef, Neville Marriner, ce remarquable ensemble de virtuoses nous a fait entendre la Symphonie n" 103 de Haydn, ainsi qu'une exécution musclée, contrastée et d'une incomparable précision de la Symphonie « Haffner ». Les attaques étaient incisives, les tempi, en général, très vifs : cette fois au moins, les vœux de Mozart — qui souhaitait que le Presto final fût joué aussi rapi• dement que possible — auront été exaucés ! Entre ces deux ouvrages, Lynn Harrell nous offrit ce que je ne puis appeler autrement que l'ombre du Concerto pour violoncelle de Schu- mann : une interprétation pâle, ennuyeuse, sans vie. L'instru• ment refuse obstinément de chanter, le son est pauvre, discontinu, les mélodies ne sont pas soutenues, le discours est haché. Dom• mage. Je n'arrive pas à comprendre la réaction du public, dont l'enthousiasme fut tel que notre soliste nous gratifia d'un bis : las ! ce Prélude de Bach ne valait guère mieux que ce qui avait précédé. Tous les samedis et dimanches à onze heures ont lieu, dans la jolie salle du Mozarteum, des Mozart-Matineen. Celle à laquelle j'assistai était intéressante surtout pour les deux airs assez peu connus que chanta, de sa voix fraîche et agréable, Janet Perry : Voi avete un cor fedele, sur un texte de Goldoni (que je n'avais entendu qu'une seule fois auparavant : l'année dernière, au cours d'une autre de ces matinées), et Non so d'onde viene, sur des vers de Metastasio ; à remarquer que, assez curieu• sement, cette seconde page est destinée à une cantatrice (Aloysia Weber), alors que c'est un personnage masculin (Clisthène) qui LA VIE MUSICALE 225 s'y exprime. Je n'ai guère été séduit, en revanche, par le Troi• sième Concerto pour violon : Edith Peinemann a une sonorité rèche, un jeu sans chaleur ni charme, et l'accompagnement de l'Orchestre du Mozarteum dirigé par Leopold Hager était plutôt routinier. Chef et musiciens devaient cependant se racheter avec une Symphonie K. 319 bien équilibrée. On ne peut pleinement goûter le charme de Salzbourg sans être présent à au moins une Liederabend. Celle que j'eus le plai• sir d'entendre était donnée par Christa Ludwig, dont la forme vocale éblouissante a fait la joie de ses admirateurs, et Erik Werba. Il règne entre ces deux artistes et leur public une compli• cité telle que toute cette soirée s'est déroulée dans une atmo• sphère très particulière, faite d'intimité (Dieu sait pourtant si ce n'est pas là la première caractéristique du Grosses Festspiel- haus !), d'amitié et de communion dans l'amour de la musique et, tout spécialement, de ce genre d'une richesse inépuisable qu'est le lied. Le programme, composé avec autant de sensibilité que de science et d'esprit systématique, regroupait, par thèmes, des mélodies, souvent peu connues, dont le seul point commun était d'avoir pour support littéraire des poèmes de Goethe. Les auteurs, au nombre de dix, allaient de Mozart à Hugo Wolf, en passant par des noms aussi attendus que Beethoven, Schumann, Schubert, mais sans oublier pour autant Mendelssohn, Liszt, voire Tchaïkovski. Le public, aux anges, semblait décidé à passer la nuit dans la salle : les bis se succédèrent, en effet, pendant une bonne demi-heure ! Je ne pouvais rêver de plus belle conclusion à mon séjour salzbourgeois que cette merveilleuse soirée.

MIHAI DE BRANCOVAN

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