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L'Inconvénient

Wallace Roney sa place dans le temps Stanley Péan

Du populisme Number 68, Spring 2017

URI: https://id.erudit.org/iderudit/85386ac

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Publisher(s) L'Inconvénient

ISSN 1492-1197 (print) 2369-2359 (digital)

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Cite this review Péan, S. (2017). Review of [Wallace Roney sa place dans le temps]. L'Inconvénient, (68), 59–61.

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WALLACE RONEY SA PLACE DANS LE TEMPS

Stanley Péan

in de soirée caniculaire de juillet Roney avec le récit d’un rêve en tous au programme de la séance « Gone », 2012, Wallace Roney reprend son points identique au sien. un thème de Gershwin, dans un Fsouffle. Une heure plus tôt au théâtre – En plein le genre de coïncidence arrangement évoquant la version Maisonneuve de la Place des Arts, le à la Twilight Zone qui pourrait se de Miles accompagné par le grand trompettiste revisitait la musique des retrouver dans un de mes romans ! orchestre de sur Porgy and années fusion de son idole, au sein lancé-je en guise de boutade. Bess (Columbia, 1958). du collectif Miles Smiles, réunissant Nul ne reste insensible à l’émotion Au même titre que le reste de d’anciens compagnons de route de qui imprègne la voix de Roney lorsqu’il l’œuvre davisienne, Roney connaît cette . Maintenant, attablé évoque les grands disparus dont il a musique par cœur pour l’avoir écoutée, sur le patio avec son épouse Dawn et croisé la trajectoire, la même émotion étudiée, décortiquée tout au long de ses quelques-uns de mes amis autour d’un que celle distillée par sa trompette. Et années de formation. Si bien que lorsque repas haïtien, il multiplie les anecdotes pour cause. Miles avait accepté, contre toute attente, captivantes sur ces légendes du jazz l’invitation de Quincy Jones à replonger qu’il côtoie depuis ses débuts, il y a une • dans les musiques arrangées pour lui trentaine d’années. par Gil Evans jadis, il avait imposé la – Au lendemain de sa mort, j’ai rêvé Le 28 septembre 1991, alors qu’à présence à ses côtés de son protégé. de Miles. Dans le rêve, j’étais sur scène Santa Monica, en Californie, Miles Dans la captation vidéo de ce concert avec le groupe de Tony [Williams]. Tout Davis, soixante-cinq ans, succombait historique présenté au Festival de jazz à coup, Miles est sorti des coulisses. Il à une pneumonie, à de graves de Montreux le 8 juillet 1991, comme tenait sa trompette d’une main, a posé difficultés respiratoires et à un accident sur le disque qu’on en a tiré (Miles & l’autre main sur mon épaule. Nous vasculaire-cérébral, son héritier désigné Quincy Live at Montreux, Warner, jouions à l’unisson, mais des mots enregistrait un sixième album à titre 1993), la complicité entre mentor et plutôt que des notes jaillissaient de son de leader, Seth Air (Muse, 1992), au pupille est plus que manifeste. Véritable instrument. Il venait nous dire de ne pas légendaire studio de Rudy Van Gelder pas de deux, leur échange sur « Solea », trop pleurer sa mort, qu’il allait bien, à Englewood Cliffs, au New Jersey, à la par exemple, émeut encore plus qu’il veillait sur nous, qu’il était fier de tête d’un quintette ad hoc. En réaction quand on sait que Miles avait depuis nous. à la funeste nouvelle, le jazzman de longtemps promis à Wallace qu’ils Peu après, à une répète du groupe trente et un ans, seul trompettiste que arpenteraient ces avenues ensemble un de Williams, le batteur, qui avait fait ses le créateur de Kind of Blue et de Bitches jour. On n’aurait pas tort de considérer premières armes au sein du quintette Brew (Columbia, 1959 et 1970) ait ce concert comme la culmination du de Miles dans les années 60, a stupéfié jamais pris sous son aile, avait ajouté rapport que Miles a entretenu pendant

L’INCONVÉNIENT • no 68, printemps 2017 59 Déjà, certains critiques s’empressent par , qui, délaissant de le classer parmi les jeunes loups du momentanément le jazz fusion, monte néobop, aux côtés de ses contemporains un quintette dans la lignée de la néo-orléanais et formation de Miles Davis qui a fait . son renom. Ces expériences conduisent À l’automne 1983, pour souligner Roney à graver Verses (Muse, 1987), le retour officiel de Miles Davis un premier album somme toute à la vie active et honorer son legs conservateur qui contient l’embryon de au patrimoine culturel mondial, le tout ce qui allait suivre. Sur sa version Dr George Butler, alors vice-président de « Blue in Green », on entend un en charge de la division jazz du label soliste conscient de son héritage mais Columbia, organise la soirée Miles déjà soucieux de le personnaliser. Cet Ahead. Présenté au Radio City Music art de la ballade se raffinera au fil Hall le 6 novembre, l’événement de des enregistrements en leader ou en huit ans avec son disciple, né vingt- trois heures réunit d’anciens complices sideman, sur des standards et des thèmes quatre ans jour pour jour après lui. de Miles, des artistes qui l’ont marqué originaux autant que sur d’audacieuses « C’était mon deuxième père », affirme et d’autres qui ont été marqués par réinventions de thèmes empruntés à Wallace Roney, décomplexé. lui, dont la chanteuse Shirley Horn, la pop contemporaine : « Michelle » Fils d’un ex-boxeur devenu policier le tromboniste J.J. Johnson, le pianiste des Beatles et « I Will Always Love fédéral, Wallace Roney Jr et son frère Ahmad Jamal, le saxophoniste Jackie You » de Dolly Parton (Misterios, saxophoniste Antoine grandissent au McLean, le batteur , etc. 1994), « Let’s Stay Together » d’Al son des idoles de leur père, musicien Également de la partie ce dimanche-là, Green ou « Prototype » d’André 3000 amateur, au nombre desquelles Lee les membres du fameux quintette de (Prototype, HighNote, 2004), « Just Morgan, Clifford Brown et, bien Miles des années 60 (le saxophoniste My Imagination » des Temptations entendu, Miles. Ayant constaté que son , le pianiste Herbie ou « Stand » de Sly Stone (Lyrical, aîné était doté d’une oreille absolue, Hancock, le contrebassiste HighNote, 2005), ou encore « Let’s Mme Roney l’autorise à s’exercer avec la et le batteur Tony Williams) et, un peu Wait A While », popularisée par trompette de son père en l’absence et à plus tard, une fanfare de trompettistes Janet Jackson (If Only for One Night, l’insu de ce dernier. Le prodige est vite issus de diverses écoles stylistiques, dont HighNote, 2010). admis à la Settlement Music School de Lew Soloff, Art Farmer et un tout jeune « Je conçois ma musique comme une Philadelphie, où il entreprend des études Wallace Roney, encore méconnu. extension de Nefertiti, d’A Love Supreme, en musique classique. À quinze ans, Après une prestation à la tête de de Life Time de Tony Williams, du alors qu’il s’enrôle à la Duke Ellington son groupe du moment en conclusion sextette de Herbie et du dernier groupe School of the Arts à Washington D.C., du concert, à la réception suivant de Miles », déclare Roney à David R. il a déjà connu son baptême du feu en l’événement, Miles va directement Adler de JazzTimes, lors d’une entrevue studio. En 1979 et en 1980, le magazine saluer le cadet de la fanfare, qui l’a parue en septembre 2004. « Imaginez DownBeat le désigne étoile montante franchement impressionné. La star un concert de Lifetime auquel Miles de la relève ; à l’époque, il brille déjà veut notamment en savoir plus sur se joindrait à l’improviste, puis Wayne, au sein du big band du batteur Art l’instrument de Roney, qui lui avoue, puis Herbie qui aurait signé des Blakey, mais ne peut hélas pas tourner à embarrassé, qu’il l’a loué pour l’occasion. arrangements, puis Joe Zawinul et Ron l’étranger avec la grande formation hard Miles file alors son numéro à son [Carter]. Meshell Ndegeocello serait à bop parce que Wallace Sr l’estime trop interlocuteur et l’invite chez lui dès le la basse, puis Prince, Sly Stone, Bennie jeune. lendemain. Partant du principe qu’un Maupin et Mos Def s’ajouteraient. Malgré ces débuts plus que promet- musicien aussi talentueux ne peut jouer C’est grosso modo ce que je tente de teurs, dont une enthousiasmante sur une trompette de location, Miles lui faire : actualiser tous ces apports avec participation à l’emblématique Tradition offre l’une de ses Martin Committee. des trucs que j’entends aujourd’hui, les in Transition (Elektra, 1982) de « C’était le début d’un nouveau chapitre nouveaux synthétiseurs, les nouveaux l’aventureux saxophoniste Chico de ma vie », a affirmé Roney. Et d’une sons qui me parlent. Je mélange Freeman, Roney connaît des années de amitié de huit ans qui le marquera à tous ces éléments pour en tirer une vache maigre à New York, Mecque du jamais. musique innovatrice. » Sur No Room for jazz vers laquelle il a migré après des Fort de sa réputation grandissante, Argument (Concord, 2001), les plages études à Berklee. Sans trompette à lui Roney est invité à succéder à Terence « Homage and Acknowledgement » ni domicile fixe, il squatte chez des amis Blanchard comme trompettiste et (amalgame de « Filles de Kilimanjaro » ou dort sur des bancs publics et accepte directeur musical des Jazz Messengers de Miles et du premier mouvement d’A tous les engagements qui se présentent, d’ au milieu des années 80. Love Supreme de Coltrane), « Virtual peu importe le genre : jazz, mais aussi Et, le vent ayant résolument tourné Chocolate Cherry » (variation sur musique afro-cubaine, funk et pop. pour lui, il est également sollicité « D.M.S.R. » de Prince) et « Midnight

60 L’INCONVÉNIENT • no 68, printemps 2017 Photo : Przemek Wozny Photo : Przemek Wozny

Blue » témoignent de cette diversité donnés par Ornette les 8 et 10 juillet Sur les thèmes inédits, tantôt d’inspirations. 1997 à l’Avery Fischer Hall de New mélodiques et langoureux, tantôt plus Comme l’explique Ron Carter à York en compagnie de ses partenaires musclés et exigeants, composés par Stanley Crouch, qui rapporte ses paroles de l’époque de la naissance du free jazz l’un ou l’autre des membres du groupe, dans Considering Genius: Writings on (le contrebassiste Charlie Haden, le le trompettiste et ses interlocuteurs Jazz (Basic Books, 2006), « Wallace batteur ), le saxophoniste se livrent à un intense dialogue semble être le seul trompettiste qui ait avait recruté Roney pour remplacer musical nourri de bop, de free jazz, saisi le modus operandi de Miles. Il Cherry, décédé deux ans plus tôt. Qui d’improvisations modales et de funk. ne se borne pas à imiter l’agencement plus est, il l’avait également engagé dans Autant la reprise d’« Elegy », éloge de des notes ; il comprend pourquoi elles son groupe Prime Time : il avait côtoyé Tony Williams à Miles créé par les se suivent dans cet ordre. Et parce Roney sur Eyes… in the Back of Your survivants du second quintette et Roney qu’il saisit le concept bien au-delà Head (Blue Note, 1997) de la pianiste à l’époque de la tournée et du disque A de la simple imitation, il arrive à le , alors mariée à Roney, et Tribute to Miles (Qwest, 1993), que la développer à un niveau supérieur sur sur Cosmic Life de Mari Okubo (2004). surprenante relecture du « Clair de les plans de l’harmonie, de l’espace et du « Ornette aussi a été un maître pour lune » de Debussy donnent à entendre phrasé, pour mieux affirmer sa propre moi », d’épiloguer le trompettiste. un improvisateur méditatif, voire individualité. » mélancolique, dont le jeu virtuose reste Au-delà de ce qu’elle doit à Miles, • empreint de la même qualité d’émotion, cette individualité s’est nourrie d’autres de la même urgence qui l’ont toujours influences non négligeables, dont celles Wallace Roney a fait paraître à caractérisé. des trompettistes (avec l’automne 2016 son vingtième opus en Roney a raison de s’enorgueillir qui Roney avait l’habitude de croiser leader, au titre quasi revendicateur : A de toutes les rencontres musicales qui le cuivre), (qu’il a Place in Time (HighNote), à la tête d’une ont jalonné son parcours, de Pharoah côtoyé sur la scène du Blue Note à formation revampée. Des jeunes recrues Sanders et McCoy Tyner à Joni New York lors de son chant du cygne qui l’ont côtoyé en studio et sur scène Mitchell et même Juliette Gréco, l’ex- en 1993, concert publié sous étiquette ces derniers temps, il n’a gardé que Ben flamme de Miles Davis. Si vraiment il Telarc sous le titre To Diz, With Love), Solomon au saxophone ténor, faisant existe une vie après la mort, il y a fort à et Art Farmer. Il ne faut plutôt appel à des vétérans qui sont parier que le maître continue de veiller pas non plus sous-estimer l’apport des aussi de vieux comparses : sur son dauphin. Et qu’en écoutant leçons du trompettiste Don Cherry et au saxophone alto, aux sa musique en perpétuelle évolution, du saxophoniste Ornette Coleman en claviers et au piano, « Miles smiles », oserai-je conclure en matière d’audace harmonique. Ce n’est à la contrebasse et à la empruntant un titre célèbre. g certes pas un hasard si, lors des concerts batterie.

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