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SOCIETÉ DE PHARMACIE DE BORDEAUX ______

CENTENAIRE DE LA NAISSANCE D’ERNEST FOURNEAU ______

Conférence du professeur Guy DEVAUX UN GRAND PHARMACIEN, UN GRAND CHIMISTE : ERNEST FOURNEAU (1872-1949) Je remercie tous nos collègues de la Société de Pharmacie d’avoir accueilli favorablement ma suggestion de consacrer une séance spéciale à la célébration du centenaire de la naissance d’Ernest Fourneau. Lorsque ce projet avait été formé, j’étais loin de penser qu’il me reviendrait l’honneur de prononcer l’éloge de ce grand pharmacien et de ce grand chimiste. Mon intention initiale était, en effet, de confier ce panégyrique à l’un de ses nombreux élèves, qui aurait pu faire resurgir devant vous toute sa vigoureuse personnalité avec les anecdotes, les menus faits divers, qui ne manquent pas de marquer un travail quotidien dans l’intimité d’un savant. Cela n’a pas été possible pour des raisons diverses, et je fais appel à votre indulgence si mes propos — alimentés seulement des biographies écrites et de quelques interviews de personnes ayant connu Fourneau — ne reflètent qu’indirectement et imparfaitement cette grande destinée. Ernest Fourneau est né à le 4 octobre 1872. Son ascendance lointaine était espagnole, et, de ce fait, le nom de la famille ne fut établi qu’après quelques modifications. L’arrière-grand-père, natif d’un village des environs de Saint- Sébastien, s’appelait Jean Urnau. L’un de ses fils s’établit en , à Biarritz, comme tisserand, et, modifiant son nom, le fit précéder d’un Fo euphonique, le patronyme devenant Fournau avant sa fixation définitive en Fourneau par le père de notre jubilaire. Définitive, est-ce certain, comme le rappelait récemment à le professeur Gautier? puisque Ernest Fourneau lui-même, devant nommer un anesthésique local qu’il venait de préparer, et tenu de respecter la désinence aïne des parents pharmacologiques de la cocaïne, n’hésita pas a angliciser son nom en Store, et à préférer pour son produit le nom de Stovaïne à celui, un peu ridicule, de Fourneaucaïne... Par la suite, comme on le sait, il y eut aussi le Stovarsal, d’étymologie comparable. Ses parents se consacraient à l’industrie hôtelière de luxe à Biarritz. Cette station élégante se partageait en effet à l’époque, avec Nice et Deauville, la clientèle de la haute société française et étrangère. C’est donc dans un milieu choisi, raffiné et cultivé que se passa la jeunesse d’Ernest Fourneau. Ce contact, joint à l’éducation soignée que lui ménagèrent ses parents, à la finesse de son esprit et à la richesse de ses dons, explique le goût qu’il conserva toujours pour les lettres, la musique, les arts et toutes les activités de l’esprit, qui lui portaient délassement au milieu de ses travaux scientifiques. Après de brillantes études secondaires au Lycée de , il subit avec succès à Bordeaux, les épreuves du baccalauréat de l’enseignement spécial le l3 juillet 1889. Sa vocation pharmaceutique déjà née, sans perdre de temps, il s’inscrit dès le

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1er août comme stagiaire en pharmacie chez Félix Moureu, pharmacien à Biarritz. Félix Moureu était le frère aîné de Charles Moureu, qui devait devenir plus tard l’illustre chimiste que vous savez, professeur à l’École de Pharmacie de Paris, puis au Collège de France, et membre de l’Institut. Sûrement, les conseils affectueux que prodiguèrent les frères Moureu au jeune Fourneau influèrent largement sur l’orientation de sa carrière. L’une des premières conséquences fut qu’après l’accomplissement de son stage — qui durait alors trois ans — Fourneau obtint de sa mère de passer l’examen de validation à Paris plutôt qu’à Bordeaux. Pressentait-elle qu’elle allait perdre un sujet de valeur ? Je ne sais, mais notre Faculté se montra bien pointilleuse pour accorder l’autorisation. Arguant que notre stagiaire était entré chez Moureu le 1er août 1889, qu’il en était sorti le 24 juin 1892, n’ayant accompli que deux ans, 10 mois et 24 jours de stage au lieu des trois ans réglementaires, elle exigea une dispense ministérielle pour les trente-six jours manquants. Finalement, Fourneau obtint satisfaction et put passer son stage à Paris in extremis, la dispense ayant été accordée le l8 juillet, alors que l’examen était le 23... Ceci pour la petite histoire, mais je n’ose espérer que des cas semblables ne puissent se reproduire de nos jours. Sur les recommandations de Charles Moureu, en attendant le règlement de ces problèmes administratifs, Fourneau était allé s’entraîner aux reconnaissances dans le droguier particulièrement riche de l’Hôpital du Midi — aujourd’hui Hôpital Cochin —, qui, à côté des drogues courantes, renfermait quelques vieilleries de la matière médicale, parfois insinuées perfidement dans les reconnaissances le jour de l’examen... C’est là qu’il rencontra Marc Tiffeneau, futur doyen de la Faculté de Médecine de Paris, et que se noua une amitié durable, dont les liens se resserrèrent encore lorsque Tiffeneau épousa la plus jeune sœur de Fourneau, Marguerite. Après le stage vint l’année de service militaire. Sportif accompli — il remporta même un prix de trot attelé aux célèbres courses de Biarritz —, il s’adapta facilement à la situation et considéra les exercices militaires comme une nouveauté de plus. Puis ce furent les études à l’Ecole de Pharmacie de Paris. Ici, vous me permettrez d’avoir une pensée pour un de nos confrères, centenaire, qui fut condisciple d’Ernest Fourneau et son camarade d’internat. Il s’agit de M. Jean Gibert, qui fut longtemps pharmacien à Limoux, dans l’Aude, et qui m’a aimablement reçu chez son gendre, M. Léon Gouyon, notre confrère de la place Nansouty, pour me confier ses souvenirs. Qu’il en soit vivement remercié, et puisque son grand âge lui interdit de se joindre a nous ce soir (il m’a d’ailleurs écrit personnellement pour s’excuser, me dire combien il regrettait et m’assurer qu’il serait présent par la pensée), qu’il veuille bien recevoir l’assurance de mes sentiments respectueux et déférents. « Nous suivions, me disait-il, les cours de Béhal, encore jeune professeur, et qui nous passionnait avec la théorie et la notation atomiques, qui, de plus en plus, battaient en brèche la théorie équivalentielle de Berthelot. Les étudiants étaient d’ailleurs moins nombreux qu’aujourd’hui, et, en raison de l’ordre alphabétique, Fourneau avait pour voisins de travaux pratiques, d’un côté Ferdinand, avec qui il s’associa ensuite quelques années pour tenir une officine, et, de l’autre, moi-même, tandis que mon autre voisin était Hérissey, qui devint professeur à la Faculté de Pharmacie de Paris. Inutile de vous dire, continuait M. Gibert, qu’entre ces deux savants je n’avais pas l’occasion de chahuter ou de contester. Chacun était absorbé par les expériences que nous devions faire et ne parlait guère pendant le travail. Fourneau se révélait d’ailleurs un manipulateur d’une adresse et d’une minutie exceptionnelles. Cette maîtrise dans l’art de manipuler lui valut le prix des travaux pratiques dès la première année. » Son condisciple évoque aussi sa courtoisie, son élégance et sa distinction naturelle, qui complétaient les dons d’un être déjà exceptionnellement comblé.

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En 1895, il est reçu à l’Internat en Pharmacie des Hôpitaux de Paris, et c’est peut-être l’occasion de dire quelle excellente école représente l’Internat pour la formation d’un pharmacien, quelle que soit du reste son orientation professionnelle ultérieure. En 1898, il est pharmacien et passe un an dans le laboratoire de Charles Moureu pour s’initier à la recherche. Puis il se rend en Allemagne pour y compléter sa formation scientifique, passant trois années dans les laboratoires de maîtres illustres : Emile Fischer d’abord, Curtius et Gattermann ensuite, Willstätter enfin. Il y fait ses premières publications scientifiques et, surtout, prend acte du niveau élevé atteint par la chimie outre-Rhin, de l’organisation efficace de la recherche, de l’étroite collaboration entre l’université et l’industrie, ensemble de faits qui expliquait la prépondérance allemande dans le domaine des médicaments chimiques. Vers 1900, les médicaments synthétiques dont on parlait aux cours de pharmacie chimique étaient pour la plupart de fabrication ou d’origine allemande ; qu’il suffise de citer l’antipyrine et le pyramidon, l’acétanilide et la phénacétine, le sulfonal, l’aristol, le salol, l’orthoforme, les eucaïnes, etc. En France, au contraire, on se contentait de spécialiser des formules magistrales classiques plutôt que de créer de véritables médicaments nouveaux. Ayant constaté cet état de choses et revenu en France, Ernest Fourneau se fit un devoir d’élever notre pays à la hauteur de sa voisine en ce qui concerne les médicaments. Il eut le bonheur de faire partager ses vues à des industriels, les frères Poulenc, fondateurs des Etablissements Poulenc frères, berceau de la future Société Rhône-Poulenc. En 1903, il devint directeur de leur Laboratoire de recherche pharmaceutique, nouvellement créé, travaillant là aux côtés de Camille Poulenc, de Meslanc, tous deux docteurs ès sciences, de François Billon et de Georges Roché. Dès 1904, la stovaïne était découverte, succès retentissant, pas tellement parce que la première fabrication industrielle mettant en jeu — malgré les avertissements de Victor Grignard — 24 kilogrammes de magnésium pour la préparation d’un magnésien se solda par une formidable explosion... mais surtout parce qu’était découvert le premier anesthésique local réellement efficace sans présenter la toxicité de la cocaïne. Cette découverte fut accueillie avec enthousiasme, et, l’année suivante, plus de cent communications sur la stovaïne furent présentées au Congrès de Chirurgie de . La firme offrit même à l’inventeur un contrat magnifique que celui-ci refusa, afin de poursuivre son œuvre au profit de son pays, donnant ainsi la preuve de son patriotisme désintéressé. En même temps, avec son beau-frère, Tiffeneau, il avait créé un groupement, la Molécule, dont le nom dit assez quelles étaient les activités, et qui se réunissait au Cercle de la rue de Poitiers, regroupant des chimistes tels que Delépine, Sommelet, Blaise, Gabriel Bertrand, Delange, etc., et des industriels comme Camille Poulenc, Billon, Roché, Albert Buisson, Grillet, Duchemin, etc. Au cours de ces réunions, des idées s’échangeaient, des projets de recherche naissaient, des résultats étaient discutés, enfin des amitiés se nouaient, dont la plupart résistèrent à la dislocation du groupe vers 1907. La présence effective de Fourneau aux Etablissements Poulenc frères dura jusqu’en 1911, date à laquelle Emile Roux le pressentit pour occuper un poste de chef de service d’un laboratoire de chimie thérapeutique qui venait d’être créé à l’Institut Pasteur. Nul choix ne pouvait être meilleur, nulle atmosphère ne pouvait mieux convenir à Fourneau : la grande maison pastorienne était un foyer extraordinaire de convergence des idées et des hommes en matière de biologie, de physiologie, de bactériologie et de thérapeutique. Des laboratoires, dirigés par des hommes éminents comme Mesnil, Laveran, Delézenne, Marchoux, Levaditi, étaient prêts à renseigner Fourneau sur la valeur thérapeutique des molécules nouvellement créées par lui. Dès lors, son laboratoire devint célèbre par le nombre et la qualité des travaux qui en émanèrent. Une multitude de chercheurs, français et

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étrangers, furent attirés par le maître, et le nombre de ses élèves ou collaborateurs dépasse la soixantaine. Citons, en particulier, Tiffeneau, Crespo, Vila, Mme Ramart- Lucas, Girard, Sandulesco, M. et Mme Tréfouël, Mlle Benoît. Mme de Lestrange- Trévise, Bovet, Nitti, Mlle Staub, Ribas, Stefanopoulos, Tsatsas, etc., sans oublier son fils, M. Jean-Pierre Fourneau, qui nous fait l’honneur d’assister à cette séance apportant à notre cérémonie une délicate touche de piété filiale. Ernest Fourneau resta à l’Institut Pasteur jusqu’en 1946, réalisant là une œuvre scientifique immense, tout entière axée sur la chimie thérapeutique. A son départ, il continua à travailler, presque jusqu’au bout, dans un laboratoire que la société Rhône-Poulenc, avec laquelle il était toujours resté en relation, lui avait fait construire 27, rue Jean-Goujon. Ses travaux lui valurent les récompenses les plus flatteuses : Prix Gobley de l’Ecole de Pharmacie de Paris en 1905, Prix de la Chambre syndicale des produits pharmaceutiques en 1909, Prix Nativelle de l’Académie de Médecine en 1910 ; il fut cinq fois lauréat de l’Académie des Sciences avec le Prix Berthelot et la Médaille Berthelot en 1913, les Prix Jecker en l9l9 et 1931, Parkin en 1924, Laura Mounier de Saridakis en 1941. Les mérites de Fourneau étaient donc bien connus de l’Académie des Sciences, et il ne faut pas s’étonner qu’elle l’ait inscrit à trois reprises sur la liste de ses candidats dans la division des applications de la Science à l’industrie. Il n’eût tenu qu’à lui de persévérer pour s’en voir ouvrir les portes, mais son caractère lui faisait répugner de quitter son cher laboratoire pour se soumettre à la traditionnelle obligation des « visites »... Elu Membre de l’Académie de Médecine dès 19l9, il fut président de la Société de Pharmacie de Paris et surtout secrétaire général pendant quatorze ans de la Société chimique de France, dont il contribua largement à accroître le prestige et le rayonnement. Membre de nombreuses académies et sociétés scientifiques étrangères, Fourneau était officier de la Légion d’honneur et titulaire de diverses décorations étrangères. Sa renommée dépassait largement nos frontières au point qu’en 1920, à la demande de l’Université de Madrid, il créa un cours de chimie thérapeutique en Espagne, le professant deux années de suite et publiant ses leçons dans un volume intitulé Préparation des médicaments organiques. Cet ouvrage eut un tel succès qu’en dehors des éditions française et espagnole il fut traduit en anglais, en allemand et en russe, faisant connaître partout les techniques éprouvées et les heureuses réalisations du laboratoire de Fourneau. Son enthousiasme pour la chimie thérapeutique — je devrais dire sa passion — était tel qu’il ne ménageait ni sa peine, ni son temps pour parler d’elle dans de multiples articles de revues, conférences, causeries radiodiffusées, etc. A ce sujet, je rappellerai, complétant ainsi la liste de ses travaux parue en l949 dans le Bulletin de la Société chimique de France et qui n’en fait pas mention, qu’en 1924 il fit, devant la Faculté de Médecine et de Pharmacie de Bordeaux, une magistrale conférence sur la chimiothérapie, dont le Bulletin de notre Société conserve le souvenir. Il ne manquait pas non plus une occasion pour attirer l’attention des pouvoirs publics sur l’importance de la recherche thérapeutique et la nécessité de la doter de moyens suffisants. C’est ainsi qu’en 1933, lors de l’inauguration d’un buste de Charles Moureu, il disait : « Moureu a eu tous les honneurs, c’est ce qui coûte le moins cher à l’Etat, mais il n’a jamais eu en main un bon instrument de travail. Trop souvent, nos dirigeants trouvent commode, pour des raisons faciles à comprendre, de n’attribuer qu’une faible valeur aux conditions matérielles de travail. « De grandes découvertes, se plaisent-ils à dire, ont été faites avec des instruments rudimentaires. » » Telle n’est certes pas l’opinion de vrais chefs, et ce n’est pas une raison, parce que nos savants ont souvent été obligés de se servir d’instruments rudimentaires, pour s’imaginer qu’ils les préfèrent.

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» Comme l’a dit Claude Bernard : « Il est tout naturel que la production » scientifique soit en harmonie avec les moyens de culture que possède la science, » et il n’y a rien d’étonnant, dès lors, que l’Allemagne, où se trouvent installés le » plus largement les moyens de culture, devance les autres pays par le nombre de » ses produits scientifiques. » » Claude Bernard, poursuit Fourneau, représente justement le type le plus pur du génie scientifique, luttant toute sa vie contre la médiocrité des instruments de travail. Ce qui était vrai de son temps est encore malheureusement vrai aujourd’hui, et je puis affirmer que le plus récent des instituts de chimie de Paris est inférieur à bien des points de vue à celui de la plus petite université allemande. » Succès et honneurs dus à une activité scientifique exaltante furent assombris les dernières années, en premier lieu par le décès de son épouse en 1942, en second lieu par les événements pénibles survenus lors de la Libération. Des trois années passées en Allemagne, Fourneau avait conservé une certaine admiration pour l’organisation de la recherche allemande, et il était resté fidèle aux amitiés contractées alors. Il souhaitait sûrement une entente réelle entre deux peuples qu’il souffrait de voir s’entredéchirer dans des guerres stériles. Jamais, pourtant, malgré ses sentiments, il ne se départit d’un patriotisme irréprochable, lui qui avait, contre l’industrie allemande, créé la chimie thérapeutique française et l’avait hissée à un niveau élevé. On l’a vu à propos de la stovaïne, on le vit pendant la guerre de 1914-1918, on le vit pendant l’occupation, où jamais Fourneau ne fit intervenir ses amis allemands pour demander d’être soustrait aux restrictions que supportaient alors tous les Français : quatre fois par jour, il faisait, à pied ou à bicyclette, le chemin de son domicile à son laboratoire, il eut faim, il eut froid, sa maison d’Ascain fut réquisitionnée, etc. Malgré cela, des jalousies le firent dénoncer et emprisonner aux Tourelles en octobre 1944. Immédiatement, ses collègues de l’Académie de Médecine et de l’Institut Pasteur, de nombreux membres de l’Institut adressèrent une pétition indignée au ministre de l’intérieur pour obtenir sa remise en liberté. Satisfaction fut obtenue le 23 décembre 1944, et, l’année suivante, un non-lieu formel mettait un point final à cet épisode pénible que Fourneau supporta pourtant avec un calme et un stoïcisme exemplaires. A partir de 1948, sa santé fut ébranlée, et un mal implacable, malgré les soins les plus avertis, devait l’emporter le 5 août 1949, non sans qu’il eut revu Ascain et son cher Pays basque, où il s’était fait transporter dix jours avant sa mort et où il repose maintenant. Le moment est venu de parler de son immense œuvre scientifique. Le faire de façon complète exigerait, vous vous en doutez, plusieurs conférences, les travaux de Fourneau couvrant à eux seuls bon nombre des chapitres de la thérapeutique, Je devrai donc me limiter et tenter bien imparfaitement d’en refléter l’importance et l’étendue en rappelant quelques-unes de ses découvertes fondamentales. Si nous laissons de côté les premiers travaux, pourtant importants, effectués pendant son séjour en Allemagne, au cours duquel, anticipant les travaux de Fischer, il synthétisa l’un des premiers peptides, la glycyl-glycine, puis, avec Willstätter, fixa de façon définitive la structure de la lupinine, le premier grand succès de Fourneau fut la découverte de la stovaïne. L’idée germa peut-être en lui alors qu’il était encore dans le laboratoire de Willstätter ; celui-ci venait, en effet, d’établir la formule exacte de la tropacaïne, et il avait montré qu’elle présentait sur un support identique la fonction ester benzoïque de la cocaïne sans la fonction ester méthylique de cette dernière. Fourneau pensa donc que le facteur essentiel commandant le pouvoir anesthésique local résidait dans cette fonction ester benzoïque, la fonction amine assurant en outre, après salification, la solubilisation de la molécule. Avec une hardiesse étonnante, il simplifia donc à l’extrême la molécule, ne conservant que les éléments structuraux strictement nécessaires, et obtint un

— 35 — anesthésique local puissant, le chlorhydrate d’amyléine ou stovaïne, plantant ainsi le premier jalon d’un domaine où il devait s’assurer des récoltes particulièrement abondantes. Une autre étape importante est représentée par ses travaux sur les organo- arsenicaux, qui débutèrent en 1907 par un mémoire sur l’Atoxyl, mais qui se développèrent surtout à partir de 1921 : il combattit l’opinion d’Ehrlich, inventeur du Salvarsan, selon laquelle seuls les dérivés de l’arsenic trivalent étaient utilisables sans danger en thérapeutique, tandis que ceux de l’arsenic tétracoordiné provoquait des troubles nerveux (... les fameuses souris danseuses), qui en condamnaient l’emploi. Dans deux très importants mémoires publiés avec M. et Mme Tréfouël Navarro-Martin, il étudie de façon très systématique les acides phénylarsoniques montrant l’influence sur le coefficient chimiothérapique (c’est-à-dire le rapport entre la dose curative et la dose toxique) du nombre et de la position des fonctions aminées et hydroxylées fixées sur le noyau aromatique. Il arriva ainsi à l’acide acétylamino-3 hydroxy-4 phénylarsonique, le composé 190 F ou Stovarsol. Celui-ci se révéla très actif dans les spirilloses, trypanosomiases et trichomoniases diverses, et surtout, fait capital, contrairement aux organo-arsenicaux antérieurs, ce produit était actif per os, bien supporté par voie digestive, permettant ainsi le traitement de la syphillis par voie buccale. Un isomère du Stovarsol, l’Orsanine, préparé également par Fourneau, acquit une réputation avantageuse dans la thérapie de la maladie du sommeil. La lutte contre cette endémie tropicale était précisément à l’ordre du jour, et, en l920, une curiosité intense fut soulevée autour d’un nouveau trypanocide lancé par la maison Bayer sous le numéro 205. Le plus grand secret était exigé de tous ceux chargés, en Allemagne et à l’étranger, de faire des essais cliniques avec cette substance (le produit n’était confié aux médecins qu’avec l’engagement d’honneur de n’en point céder à des personnes susceptibles d’en déterminer la nature). Ce qui frappait le plus, c’était l’annonce d’un coefficient chimiothérapique inconnu jusqu’alors : l/l60, l pour guérir, 160 pour tuer. Fourneau décida de s’attaquer a ce problème. Explorant les brevets déposés par Bayer avant 1914, il se rend compte que cette firme s’est intéressée aux urées composées. Avec les Tréfouël et Vallée, il se lance alors dans l’étude de cette série, essayant de greffer sur l’urée l’acide para-aminobenzoïque et ses dérivés, mais sans obtenir de résultats comparables à ceux fournis par le 205 Bayer. C’est alors qu’ayant réussi à se procurer, par une voie détournée, une toute petite quantité du produit allemand, et l’ayant hydrolysé par de l’acide sulfurique, Fourneau s’aperçut, en goûtant les produits de dédoublement, que l’un d’eux avait une saveur nettement sucrée. Or, c’est là une des caractéristiques de l’acide méta-aminobenzoïque. A partir de ce moment, l’acide m. aminobenzoïque et ses dérivés furent employés dans la préparation des urées complexes et les résultats s’améliorèrent constamment jusqu’à la découverte d’un produit ayant le même coefficient chimiothérapique que le 205 Bayer. Le 205 Bayer devint donc le 309 F et fut spécialisé sous le nom de Moranyl. De l’avis de Fourneau lui-même, le fait d’avoir goûté les produits de dédoublement provient de sa formation pharmaceutique et des réflexes acquis par le biais des reconnaissances. Avec probité et désintéressement, Fourneau publie l’intégralité de ses travaux sur le 205 Bayer, au grand dam de la Farbenfabrik. Il faudrait citer encore ses recherches sur les antipaludiques, qui le conduisirent à la Rhodoquine, brillant concurrent de la Plasmoquine allemande. Comment ne pas rappeler aussi ici que c’est sous son impulsion et dans son laboratoire que fut effectuée, par les Tréfouël, Nitti et Bovet, la découverte surprenante du mode réel d’action du Prontosil de Domagk, amenant la préparation du p. aminobenzène sulfonamide ou l 162 F. et ouvrant ainsi la voie aux innombrables succès des sulfamides. Immédiatement après, Fourneau s’intéressa aux sulfones et découvrit

36 dans cette série le dérivé diacétylé de la diamino-diphénylsulfone, ou Rodilone, au remarquable coefficient chimiothérapique de 1/4 000. Mais les découvertes fameuses d’Ernest Fourneau ne se limitent pas aux antiparasitaires et aux antibactériens. Craignant d’être trop prolixe, je vais devoir — même pour des séries qui l’occupèrent longuement — me contenter d’une sèche énumération, qui dira pourtant combien son œuvre est abondante et variée : travaux sur les oxydes d’éthylène, les éphédrines, la lysocithine, les uréides hypnotiques, les organomercuriels, études sur la chimiothérapie du système sympathique, qui le menèrent notamment à des vaso-dilatateurs comme la Dilvasène, constituant l’amorce des travaux, qui aboutiront, dans son laboratoire même, à la découverte des antihistaminiques. Bien sûr, je passe sous silence les nombreux procédés originaux et la multitude de composés intermédiaires dont il enrichit la chimie organique. On ne peut qu’être frappé de le voir très tôt s’intéresser à des domaines aujourd’hui fondamentaux en chimie thérapeutique : influence de l’activité optique sur l’action physiologique et importance de la conformation des molécules, métabolisme des médicaments, rôle des membranes dans l’activité pharmacologique. Il aborda ce dernier point dès 1918, établissant qu’une membrane de collodion riciné à laquelle on a incorporé de la lécithine se laisse traverser par certains médicaments tels que le sulfonal, le chloral, le chloralose, alors que d’autres, comme l’antipyrine, l’hexamine, la pipérazine, ne passent pas. Il en tira, avec un prophétisme qui nous étonne aujourd’hui, des conclusions sur la diffusion de ces substances et la sélectivité de leur fixation dans les diverses parties de l’organisme. Véritable fondateur de la chimie thérapeutique française, oui, Ernest Fourneau a pleinement droit à ce titre, et nous pouvons être fiers de l’accoler au seul qu’il se reconnaissait lui-même, celui de pharmacien. Devant ceux qui critiquent la formation pharmaceutique, qui en dénoncent l’aspect encyclopédique, superficiel sur certains points, désuet et même en apparence inutile sur d’autres, Ernest Fourneau est une réponse. En un siècle où la science a atteint une telle complexité que les chercheurs se spécialisent dans des secteurs de plus en plus étroits, qu’ils deviennent étrangers et imperméables à toute autre discipline que la leur, des hommes, capables d’établir des corrélations entre des domaines différents, de relier plusieurs disciplines, de transposer des faits expérimentaux, sont de plus en plus nécessaires. Et cela est tout spécialement vrai dans le domaine si particulier de la recherche thérapeutique. Par sa vaste culture scientifique touchant les sciences physicochimiques, naturelles et biologiques, le pharmacien est parfaitement apte à jouer ce rôle dans une équipe ; il a vocation pour être ce chef d’orchestre de la recherche médicamenteuse. Aussi, il n’est que trop temps que soient créées dans nos Facultés de Pharmacie — comme on a commencé à le faire dans certaines universités — des certificats de chimie thérapeutique assortis de la cellule de recherche correspondante ; il n’est que trop temps que nous soient octroyés des moyens pour les faire fonctionner efficacement : il n’est que trop temps, enfin, que tous nous travaillions à abaisser barrières et cloisonnements entre les services enfin, que circulent les idées et se rencontrent les hommes. Ernest Fourneau nous a donné un magnifique exemple. A nous de le suivre.

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