Document generated on 09/23/2021 2:46 p.m.

Séquences La revue de cinéma

Arizona Dream Sylvie Gendron

Number 166, September–October 1993

URI: https://id.erudit.org/iderudit/59510ac

See table of contents

Publisher(s) La revue Séquences Inc.

ISSN 0037-2412 (print) 1923-5100 (digital)

Explore this journal

Cite this review Gendron, S. (1993). Review of [Arizona Dream]. Séquences, (166), 50–51.

Tous droits réservés © La revue Séquences Inc., 1993 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ senti le besoin de développer ce filon vole est ici synonyme d'élévation de être de les dominer comme elle m'apparaît comme un mystère. l'âme et, sans ambages, Kusturica domine tous et chacun autour d'elle. Prisonnière d'une intrigue à suspense utilise le plus souvent la «montée des Mais ce n'est pas là une élévation qui impose ses conventions, von corps» pour littéralement illustrer cette noble et nous constatons ce qui Trotta passe à côté d'un sujet idée. S'envoler, c'est approcher au entache son âme dans cette scène où, formidable. Son film possède bien sûr plus près son rêve. Tous les assise sur le lit avec Axel, elle lui un climat de tension efficace qui personnages du film cherchent à explique sa douleur de se trouver maintient l'attention du spectateur à quitter la terre tout en vivant ce vieille et laide, assez pour le perdre au grands coups d'effets habilement moment. profit d'une femme plus jeune. La rendus, ce qui en fait un thriller de glace sur l'armoire nous renvoie une qualité standard. Il faut saluer le jeu image grotesquement déformée, peut- sobre et subtilement nuancé de Caria être sa véritable image. Gravina. Elle réussit à conférer Paul rêve de devenir aussi célèbre beaucoup d'âme à cette oeuvre. que Pacino, De Niro et tous ces piliers Martin Girard du cinéma américain, dont la performance d'acteur touche au divin. Il vit constamment dans une réalité LE LONG SILENCE (Il Lungo Silenzio) — Réal.: altérée. Son élévation passe par la Margarethe Von Trotta — Scén.: Felice Laudadio — Phot.: Marco Sperduti — Mont.: notion de star, comme celles qui, Ugo de Rossi, Nino Baragli — Mus.: Ennio autrefois faisaient lever la tête des Morricone — Son: Remo Ugolinelli — Int.: foules qui les contemplaient en rêvant. Caria Gravina (Caria Aldrovandi), Jacques Perrin (Marco Canova), Alida Valli (Madame Mais il ne s'agit que d'une élévation Aldrovandi), Ottavia Piccolo (l'amie de Caria) lohnny Depp superficielle et Paul n'a pas cette — Prod.: Felice Laudadio — Italie/France — Axel rêve d'Alaska et se retrouve dimension poétique qu'ont les autres 1993 — 98 minutes — Dist.: Cine 360. volant sous forme d'un flétan dans le personnages. D'ailleurs, c'est sans désert d'Arizona. Ce poisson qui doute le personnage qui se prête le incarne son rêve est son idéal de vie. plus à l'identification du spectateur; sa Arizona Dream Pour lui, les poissons sont personnalité caméléon lui fait d'intelligentes créatures parce qu'elles atteindre les sommets de son art et «Si tu veux connaître quelqu'un, ne pensent pas et qu'elles ne vont pas nous emporte dans un monde de connais ses rêves». Tout le propos du là où l'humain souille la nature. Son références cinéphiliques qui sont sans film d' se résume à cette rêve ultime et réalisable: vivre en doute chères au réalisateur. phrase que cite Axel, le personnage Alaska avec les Inuit, être l'un deux, Quant à Grace, la belle-fille catalyseur du film. Mais dire cela, atteindre le calme et la sérénité des d'Elaine, son nom évoque son rêve c'est comme ne rien dire; choses simples et vraies. d'absolu le plus complet: la mort seule l'iconographie narrative d'Arizona Leo, l'oncle revendeur de Cadillac, peut la libérer du poids de son corps Dream est d'une telle complexité rêve d'empiler les voitures qu'il vend qui l'écrase sur cette terre, qu'une phrase aussi banale ne peut jusqu'à atteindre la lune. Pyramidale s'apparentant aux tortues qu'elle que réduire cette heureuse fiction à un structure capitaliste qui élève affectionne. La seule forme d'élévation amas de clichés délavés. Ce rêve l'individu qui réclame la lune. Plus à laquelle elle consent est arizonien que nous offre le metteur en prosaïquement, il veut épouser Millie, métaphysique. Lorsque, peu avant son scène d'ex-Yougoslavie est plus que la sorte de poupée Barbie polonaise. Elle suicide, elle quitte le sol, c'est d'une représentation cinématographique est pour lui la consécration du rêve façon ridicule, sans envergure ni d'une imagination débordante et américain: être riche, notable et poésie. Assise sur sa chaise, elle ne fantaisiste; il touche au merveilleux, à épouser une femme belle de quarante peut monter plus haut que le plafond, la poésie et à la passion, mais sans la ans sa cadette. À défaut d'un bloquée dans son envol. Cette image mièvre imagerie qui caractérise échafaudage de Cadillac, il «montera» en est une d'intense souffrance et la souvent la création par l'exploitation au ciel, atteignant la lune à bord de renvoie à ses propres limites tout en onirique. Ici, l'image est nette et l'ambulance qui le conduisait à nous révélant la grandeur de ses ferme, rien n'est éthéré. Les l'hôpital. Le rêve américain terni par aspirations. Son élévation spirituelle personnages, dans leur quête d'absolu la mort. ne peut qu'être absolue, se faire dans et de transcendance, sont plus Elaine, séduisante veuve l'éternité et non dans l'instant. qu'humains, avec des failles tangibles excentrique, ne rêve que de quitter le Tous ces rêves d'hier — Leo, Elaine et touchantes qui nous renvoient à sol, de s'arracher à l'attraction et Paul — et d'aujourd'hui — Axel et une réalité accessible. Tout ce qui terrestre et de survoler les êtres, peut- Grace — sont à l'image du rêve

50 Séquences américain, ancienne et nouvelle authenticité réelle. Il y a dans ce film universel et personnel. Ce film étrange façon. Pour Kusturica plus encore que des accents de vérité qui nous est à l'image de l'histoire de sa pour tout autre cinéaste de l'Occident touchent. Kusturica est un grand réalisation, de son réalisateur et de sa capitaliste, l'Amérique est depuis metteur en scène qui parvient à faire production: un mélange hétéroclite toujours le pays du rêve accessible. se côtoyer le sublime et le ridicule. En d'éléments à première vue disparates Toute l'histoire de ce pays se résume cela, il réussit quelque chose — il n'y a qu'à considérer le choix des d'ailleurs à la possibilité de réaliser ses d'unique: nous faire croire à la réalité comédiens — et pourtant homogène. rêves, qu'ils soient individuels ou visuelle, sinon tangible, de nos images Arizona Dream est peut-être le rêve collectifs. C'est une force motrice en rêvées. Sa mise en scène et sa du cinéma de l'avenir: européen- elle-même, ce qui, en l'occurrence, technique s'effacent au profit du jeu américain, ancien-nouveau, réalité- fait avancer les personnages du film. des acteurs laissant naître des rêve... Sans leur rêve, Axel, Leo et les autres personnages qui portent l'histoire Sylvie Gendron ne seraient que des Américains plutôt que d'être servis par une moyens plutôt pathétiques. caméra complaisante. C'est là une La possibilité de rêver donne sa qualité exceptionnelle. Par exemple, ARIZONA DREAM - Réal.: Emir Kusturica — les histoires des personnages que Paul Scén.: Emir Kusturica, David Atkins — Phot.: force au film et lui confère par Vilko Filac — Mont.: Andrija Zafranovic — moments une dimension lyrique et, à incarne s'imbriquent parfaitement Mus.: Goran Bregovic — Son: Vincent Arnadi d'autres instants, un côté burlesque du dans la ligne générale du récit. Jamais — Dec: Miljen Kljakovic — Cost.: Jill M. Ohanneson — Int.: lohnny Depp (Axel plus bel effet. Le contraste alimente le nous n'avons l'impression d'être Blackman), (Leo Sweetie), Faye film et se retrouve à tous les niveaux Dunaway (Elaine Stalker), (Grace), de lecture. C'est le personnage d'Axel (Paul), (Millie), Candyce Mason (Blanche), Michael J. Pollard qui exprime le plus de contrastes et (Fabian) — Prod.: Claudie Ossard - c'est ce qui en fait l'axe (Axel?) autour France/Yougoslavie — 1992 — 140 minutes — duquel tourne le film. Il travaille pour Dist.: Warner Bros. le service des pêcheries de New York combinant nature et ville. Il rêve Kalifornia d'Alaska mais se retrouve en plein désert. Il est orphelin et cherche une Dans une des premières scènes famille — autre thème favori de la du film de Dominic Sena, un des mythologie américaine. Tout ce qu'il protagonistes, Brian Kessler, fait valoir vit en rêve est inversé dans la réalité. son opinion libérale sur le sort que la Par exemple, les Inuit de son rêve font justice devrait réserver aux maniaques l'amour avec tendresse et délicatesse. meurtriers. Il est contre la peine de Lorsqu'il fait l'amour avec Elaine, il mort et en faveur d'une réhabilitation reprend en partie les mêmes gestes, des assassins. En fait, même s'il ne mais tout bascule dans la passion et la l'admet pas franchement, Brian est violence. L'aridité des paysages fasciné par le phénomène de exacerbe les passions des personnages l'impulsion meurtrière. Il veut savoir et, en même temps, contredit la qu'est-ce qui peut bien pousser un richesse de leurs visions intérieures. homme à enlever gratuitement la vie à De même, cette nudité du paysage témoin de cabotinage de la part de cet un autre. Sa copine Carrie, une jeune permet d'imaginer sans fin, de créer acteur. Une des scènes qu'il nous joue artiste, est fascinée elle aussi par une une vision nouvelle. Le désert — la re-création de la célèbre scène certaine forme de violence, sexuelle d'Arizona renoue avec le mythe du de l'avion dans celle-là: elle travaille sur une série de pionnier défricheur à qui tout reste à — est ponctuée par un intelligent photographies erotiques à saveur créer. montage qui témoigne du rêve de sado-masochiste. Ensemble, Brian et Le grand talent de Kusturica est Paul, tout en étant un vibrant Carrie veulent faire un livre portant sur certainement de savoir nous présenter hommage au cinéma. Le travail fait les plus fameux et les plus horribles les choses les plus improbables dans sur l'image et la bande sonore est meurtres des dernières années. Pour une perspective évidente. Si Elaine complètement incorporé au propos du ce faire, ils entreprennent une sorte de expose à Axel son projet de s'envoler, film qui gagne une texture et une unité pèlerinage morbide qui doit les lentement ils s'élèvent et restent en remarquables. conduire sur les lieux où se sont suspension, comme si cela était la Peu d'auteurs-réalisateurs parvien­ produits ces crimes. Brian espère chose la plus normale du monde. nent à une telle maîtrise de leur qu'en foulant le même sol que les Nous sentons chez Kusturica une univers, à savoir être à la fois aussi assassins il pourra mieux les

No 166— Septembre/octobre 1993 51