Henry Lerolle (Paris 1848- 1929 Paris) Deux femmes dans un intérieur Vers 1890 Huile sur toile 55 x 46 cm

Au dos : « portrait Yvonne Lerolle » « tableau peint par mon grand-père Henri Lerolle. Gabriel Rouart, ma grand-mère / étant Yvonne Lerolle mariée à E. RT ». Provenance : Collection Yvonne Lerolle, épouse Eugène Rouart, Collection Olivier Rouart, Collection Gabriel Rouart, par descendance, Toulouse, commerce d’art. Exposition : Au cœur de l’impressionnisme, la famille Rouart, exposition, musée de la Vie romantique, 3 février-13 juin 2004, Paris, 2004, n°30, p. 133.

On a longtemps sous-estimé le rôle que joua Henry Lerolle, peintre et collectionneur de premier ordre, dans l’histoire de l’art de la fin du XIXe siècle. Héritier d’une famille de bronziers d’art, Lerolle entre à l’âge de seize ans dans l’atelier de Lamothe : cet élève d’Ingres et collaborateur d’Hippolyte Flandrin est également le maître de Henri Regnault, d’ et de Charles Emmanuel Serret. Le jeune Lerolle fréquente le Louvre avec assiduité, et fait à cette occasion la rencontre de Jean-Louis Forain et d’Albert Besnard. Hostile à l’enseignement officiel de l’École des beaux-arts, il se forme à l’Académie Suisse. Il expose pour la première fois au Salon de 1868. Dans un ouvrage consacré à notre artiste, rapporte le souvenir de ses visites chez Henry Lerolle, qui, malgré son statut de peintre de Salon officiel, s’intéresse aux milieux d’avant-garde des peintres exposants aux Indépendants. Il s’entoure d’artistes dont il collectionne les œuvres, et reçoit chez lui Edgar Degas, Auguste Renoir, Albert Besnard, J. M. Sert, mais aussi des écrivains comme Stéphane Mallarmé, Paul Claudel, André Gide, Paul Valéry, ainsi que de nombreux musiciens. Henry Lerolle, en ses qualités de violoniste amateur et mélomane, s’initie à la musique contemporaine grâce à Alfred Chausson, qui n’est autre que le mari de sa belle-sœur, Jeanne Escudier. Par son intermédiaire, il rencontre certains grands compositeurs, notamment .

Notre artiste exécute des décorations d’édifices civils, notamment pour l’Hôtel de ville de Paris et la Sorbonne. Ses œuvres religieuses et rustiques lui procurent un franc succès : tout en restant accessible au public des Salons, il partage des préoccupations analogues à celles des impressionnistes, en privilégiant dans ses toiles le choix d’un cadre contemporain, ainsi qu’un goût pour les tonalités claires, le quotidien et le plein-air. Il rejoint également Puvis de Chavannes dans sa recherche d’harmonie et de grâce, et dans son souci de la composition et de la perspective.

Notre tableau se rattache à une série de toiles intimistes qu’on a peu l’habitude de voir chez un artiste plus prolixe en grandes compositions décoratives et champêtres. Autour des années 1890- 1900, alors qu’il se résigne à une relative solitude artistique et se tient de plus en plus à l’écart des succès officiels, Lerolle se plaît à décrire le cadre de sa vie familiale, en mettant en scène une ou deux figures féminines dans propre atelier, aménagé dans son hôtel particulier du 20 avenue Duquesne, près des Invalides. (ill. 1, 2 et 3).

ill. 1 : Henry Lerolle, Jeune femme assise devant la ill. 2 : Henry Lerolle, Intérieur, fenêtre dans un intérieur, huile sur toile, 41,5 x 34 cm, huile sur toile, 48 x 40 cm, collection particulière collection particulière.

ill. 3 : Henry Lerolle, Intérieur au fauteuil rouge, Huile sur toile, 46 x 38 cm, Signé (en bas à droite) « H. Lerolle », collection particulière

Henry Lerolle aborde, dans notre scène d’intérieur, un registre personnel et sensible : en effet, la jeune femme représentée de dos, assise dans un fauteuil et occupée à son ouvrage, n’est autre que sa fille Yvonne (1877-1944). Les inscriptions de son arrière-petit-fils au verso confirment son identité. Henry Lerolle a régulièrement représenté les siens comme en témoignent les nombreux portraits de sa femme, saisis dans l’intimité de sa vie quotidienne (ill. 4 et 5).

ill. 4 : Henry Lerolle, Madame Henry Lerolle, ill. 5 : Henry Lerolle, Portrait de Madame Henry localisation inconnue, Lerolle, née Madeleine Escudier, vers 1880, huile sur reproduit dans l’ouvrage de Maurice Denis. toile, 32,5 x 24,5 cm, collection particulière.

Les deux filles d’Henry et de Madeleine Lerolle, Yvonne et Christine, vont élargir le cercle familial à une autre grande famille d’amateurs et d’artistes, en épousant, par l’entremise de Degas, les fils de son ami Henri Rouart, industriel et collectionneur. Tout comme leur mère (ill. 6), elles vont devenir les muses des plus grands artistes de leur temps (ill. 7 et 8).

ill. 6 : Albert Besnard, Madame Henry Lerolle et sa fille Yvonne, vers 1879-1880, huile sur toile, 165,1 x 115,6 cm, Cleveland, Museum of Art

ill. 7 : Pierre-Auguste Renoir, ill. 8 : Maurice Denis, Yvonne et Christine Lerolle au piano, vers 1897, Portrait d’Yvonne Lerolle en trois aspects, 1897, huile sur toile, 73 x 92 cm, huile sur toile, 170 x 110 cm,Paris, musée d’Orsay. Paris, musée de l’Orangerie.

Les scènes d’intérieur de Lerolle témoignent de son admiration pour les maîtres hollandais du XVIIe siècle. Maurice Denis évoque, pour ces œuvres, la prédilection de l’artiste pour « une certaine couleur terre de Sienne rebattue de blanc dont il tire des effets voisins du camaïeu ». Le peintre s’inspire de la qualité de la lumière, traitée au naturel, de l’atmosphère paisible et sereine et de l’harmonie colorée des toiles de Vermeer. La fenêtre, motif récurrent chez ce dernier, est aussi au centre des préoccupations de Lerolle. Johannes Vermeer (1632-1675), qui souffrait jusqu’alors d’un relatif oubli, revient dans la lumière au cours de la seconde moitié du XIXe siècle grâce à une série de publications de l’historien d’art Théophile Thoré-Burger dans la Gazette des Beaux-Arts en 1866. Parfois chez Lerolle, le profil d’une femme, vraisemblablement son épouse ou sa fille, se détache à contre-jour devant une fenêtre. À l’instar de Vermeer, il renforce l’effet d’intimité en dévoilant la scène par l’encadrement d’une porte.

Par son lyrisme et sa qualité poétique, notre scène, d’une grande délicatesse, donne une idée juste du talent de l’artiste. Elle annonce l’esthétique symboliste et s’inscrit parfaitement dans le contexte idéaliste et intimiste de la fin du XIXe siècle. On peut souligner le lien de parenté des intérieurs de Lerolle avec la série de toiles énigmatiques du danois Vilhelm Hammershøi (1864 - 1916) : ce dernier met en scène, à partir de 1898, des personnages féminins souvent absorbés dans leur pensée, évoluant dans des pièces presque vides (ill. 9 et 10). L’atmosphère étrange et l’intimisme minimaliste de ses scènes sont associés à une gamme colorée restreinte de gris et de bruns. On retrouve, chez les deux artistes, la même prédilection pour les portraits de dos. L’œil du spectateur est attiré par la blancheur des nuques. L’identité et l’activité des jeunes femmes, indifférentes envers celui qui les contemple, ont tendance à se dérober. Le portrait de dos, qui ne laisse aucune prise à l’échange, donne libre cours à l’imagination : le peintre cherche à aller au delà des apparences afin de saisir la vérité intérieure du modèle, ses états d’âme, ses pensées et ses songes. Chez Hammershøi comme chez Lerolle, les attitudes statiques des personnages, leur silence et leurs gestes discrets et mesurés annoncent l’art d’Edward Hopper. Mais alors que les intérieurs austères et froids d’Hammershøi traduisent un mystère et une solitude presque inquiétants, les salons plus cossus et accueillants de Lerolle suggèrent davantage l’idée d’un bonheur simple et d’une intimité paisible.

ill. 9 : Willem Hammershoi, ill. 10 : Willem Hammershoi, Intérieur avec Ida sur un chaise banche, Intérieur avec une jeune femme vue de dos, 1900, 1903-1904, Huile sur toile, 57 x 49 cm, huile sur toile, 60,5 x 50,5 cm, monogrammé (b. d.) « VH » monogrammé (b.g.) « VH », Randers Kunstmuseum, Randers.

Amélie du Closel