Juliette Simont

MADRID-PARIS-BRUXELLES 2004-2016

18 avril, à l’aéroport de Bruxelles. C’est la première fois que j’y reviens, un peu moins d’un mois après. Par automatisme, j’em- prunte, depuis le parking, le chemin de toujours et je m’égare au bord d’un chantier entouré de barricades. Des pelleteuses s’affairent entre des containers débordant de décombres. Ce lieu dévasté était, il y a seulement un mois, l’esplanade des « dépose-minute » et, der- rière, le hall des départs. Accrochées aux barricades, des pancartes : « Par ordre de police, il est interdit de prendre des photos ». D’autres pancartes me guident à travers un dédale de baraquements provi- soires, sévèrement gardés, où l’enregistrement des bagages se fait de façon à la fois très ordonnée et fort rudimentaire. Des ordinateurs juchés sur des comptoirs de fortune en mauvais contreplaqué délivrent les étiquettes, les valises s’amoncellent sur d’énormes chariots que poussent des gros bras — il n’y a pas de tapis roulants. Puis, une fois terminées les formalités de cet insolite check-in, une juxtaposition de tentes et d’escaliers de secours conduit à la partie intacte de l’aéroport, les portes d’embarquement, précédées de la zone commerciale rutilante, qui, à peu près déserte, se morfond dans son luxe inutile : vu l’état des installations, peu de compagnies aériennes, pour le moment, décollent de Bruxelles. Des quatre capitales européennes touchées, depuis douze ans, par des attentats majeurs, trois — Madrid, Paris, Bruxelles — sont les nœuds de ma géographie existentielle, mes villes les plus proches, d’une proximité qui ne se mesure pas en kilomètres. Elles ont été semblablement blessées. Madrid, 11 mars 2004 ; Paris, 7 et

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 1 224/05/164/05/16 15:4515:45 2 LES TEMPS MODERNES 9 janvier 2015, 13 novembre 2015 ; Bruxelles, 22 mars 2016. Et chaque fois j’y étais. Pendant ou aussitôt après. Semblablement blessées mais ne réagissant pas semblablement à la blessure. C’est ce qui me décide à écrire ces lignes : mon triple ancrage fait que je puis, et c’est étrange, ébaucher une sorte de comparatif de ces villes en état de choc.

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A Madrid, c’était un anniversaire du 11 septembre 2001, trois ans et demi après. Le mieux planifié et le plus meurtrier des atten- tats de ces douze dernières années en Europe. Des bombes action- nées à distance par des téléphones portables, une dizaine d’explo- sions quasi simultanées, entre 7 h 35 et 7 h 40 du matin, dans des trains de banlieue et dans trois gares madrilènes : en cinq minutes, 192 morts, 1 400 blessés. Le lendemain, sous la pluie, deux mil- lions de Madrilènes prenaient la rue et marchaient, sans trop savoir encore qui accuser — on a cru d’abord, version accréditée par le gouvernement de droite de José María Aznar, à la culpabilité de l’ETA. Quand je suis arrivée, quelques jours plus tard, la vérité s’était fait jour, l’ETA n’avait rien à voir avec ce massacre dont les auteurs appartenaient à la mouvance Al-Qaïda. Les élections géné- rales avaient eu lieu le 14 mars, Aznar avait été châtié à un double titre : pour s’être accroché à la version ETA, d’abord fausse puis mensongère, et pour avoir, contre le pays entier, joué au chef de guerre et envoyé des soldats espagnols en Irak. Je me souviens de l’argument opposé à cette guerre, cet argument que j’ai si souvent entendu, partout, dans les grandes villes mais aussi au village, chez les intellectuels mais aussi chez des quidams, parfois illettrés : « Ce n’est pas du dehors que l’on peut venir à bout d’un dictateur, nous avons dû attendre quarante ans et la mort de Franco, eh bien, nous avons attendu. » J’ai trouvé, en mars 2004, Madrid extraordinairement normale, sans démonstration de force d’aucune sorte. C’est qu’en Espagne, précisément à cause de cette mémoire vivace de la dictature, la présence visible d’hommes en armes inquiète plus qu’elle ne ras- sure. La dernière fois qu’on avait vu des militaires dans les rues, c’était en février 1981 et c’était une tentative de coup d’Etat fran- quiste. Pour la même raison, aux balcons, pas de drapeaux — l’ef- fervescence patriotique se donne libre cours en cas de victoire

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 2 224/05/164/05/16 15:4515:45 MADRID-PARIS-BRUXELLES 2004-2016 3 footballistique, non dans les circonstances graves —, simplement des rubans noirs. La police était certainement là, partout, mais en civil. Les sirènes, oui, retentissaient autrement, laissant derrière elles une traîne d’angoisse. Un seul sujet, les attentats, mobilisait les conversations entrecoupées de toux et d’éternuements (« C’est à cause de ce jour-là. Il pleuvait. Nous marchions. Quelqu’un a crié : “Il ne pleut pas, c’est Madrid qui pleure.” Ce mot s’est répandu. Que pouvait-on faire ? Fermer les parapluies, non ? Depuis, tout le monde est enrhumé »). Reste que la ville, bien sûr moins pétulante qu’à l’accoutumée, faisait son deuil sans nul dramatisme. Et les forces de l’ordre, rompues depuis longtemps à la menace terroriste, accomplissaient leur tâche en toute discrétion. Trois semaines après les attentats, le commando responsable, cerné, se faisait exploser dans un appartement de la grande banlieue madrilène. Et les soldats espagnols étaient bientôt rapatriés d’Irak par le nouveau gouverne- ment socialiste.

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Dès le 14 novembre, c’est une posture quasiment inverse qui a été adoptée en France : le Président de la République se posant en chef de guerre, la rhétorique belliqueuse, l’état d’urgence avec les polémiques qui en résultèrent, le déploiement ostentatoire de la police et de l’armée. Une autre histoire, la fervente croyance en la grandeur et le rôle éminent de l’Etat souverain produisent, dans une situation similaire, d’autres effets. Je n’y insisterai pas, puisque c’est l’objet du numéro qu’on va lire. Mais comme 2015 a été long ! Et quelle bascule, par rapport au 11 janvier... En ce jour d’hiver bleu et clair, nous étions si nombreux, frigorifiés, à piétiner boulevard Voltaire ou boulevard Magenta, si nombreux que notre nombre nous réconfortait. Les tueurs avaient été neutralisés, nous applaudissions la police, nous chantions, nous brandissions des crayons, des hommes d’Etat ouvraient le cortège. « Nous sommes un peuple », titrait un quotidien le lendemain, et c’est bien en effet ce que nous avions ressenti sous ce froid soleil de janvier. Sauf qu’aussitôt des dissensions avaient surgi, favorisées peut-être par le slogan qui planait sur cette journée. « », ces mots, sûrement jaillis d’un cœur meurtri, étaient, pour l’usage collectif qui en a été fait, inexacts ( n’avait pas été la seule cible) et maladroits par leur immédiateté fusionnelle ; se répandant

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 3 224/05/164/05/16 15:4515:45 4 LES TEMPS MODERNES à l’imparable vitesse du tweet, ils exigeaient trop, ils intimaient trop abruptement et, sans y prendre garde, ils excluaient tous ceux qui n’étaient pas Charlie, qui ne pouvaient pas l’être — et qui pourtant réprouvaient ces crimes. Les questions posées par ces dissonances devinrent lancinantes au fil des mois qui suivirent. La posture martiale, régalienne, a achevé de démanteler le « nous » que nous avions entrevu le 11 jan- vier. Mais n’est-ce pas ce « nous » qui tente de se reconstruire, autre- ment, place de la République, au printemps 2016 ? Ce n’est sans doute pas par hasard si le lieu du deuil s’est transformé, ce prin- temps, en espace d’invention d’une parole politique, poétique, encore inchoative et balbutiante, et la réforme du droit du travail n’est vraisemblablement pas le seul déclencheur des Nuit debout. La conclusion des pages du jeune Amos Reichman, qui nous sont par- venues un mois avant la naissance du mouvement, a à cet égard quelque chose de prophétique.

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Je me souviens d’une interview de Michel Houellebecq, il y a quelque temps — c’était sans doute à propos de Soumission, peut- être avant. Il y disait de Bruxelles, ma ville natale, qu’elle est triste et sale et que l’on y sent comme nulle part ailleurs l’affrontement entre communautés (i.e. entre les musulmans — ou les Arabes ? — et les autres). Bruxelles est sale (et pour l’essentiel plutôt laide), c’est indubitable. Triste, le climat l’est plus que la ville elle-même. Quant à l’affrontement des communautés... Oui, Bruxelles est trompeusement calme, parcourue de tensions, de pauvreté. Une vraie ville, pas un décor à la Amélie Poulain ou un splendide espace muséal, aurais-je tendance à objecter à cette interview lue naguère et qui m’avait fait supposer que Michel Houellebecq ne se promène pas souvent en banlieue parisienne. Bruxelles n’a pas de banlieue au sens parisien de ce terme. Ses alentours sont cossus et, eux, vraiment calmes. La ville même, dont on ne sait pas assez qu’elle est beaucoup plus étendue que Paris quoique deux fois moins peuplée, est plus mélangée que la capitale de France et ce en raison, justement, de son étendue : il y a de la place — chose presque inconcevable pour un Parisien —, des « cases vides », les gens bougent en conséquence, les quartiers mutent, et pas toujours dans le sens de la gentrification. Barbès, Strasbourg-Saint-Denis,

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 4 224/05/164/05/16 15:4515:45 MADRID-PARIS-BRUXELLES 2004-2016 5 la Goutte d’Or, pour la majorité des Bruxellois, c’est à peu près la règle et nous vivons, peu ou prou, tous ensemble ; c’est plein de charme, même si ce n’est pas du tout exempt de difficultés, les- quelles poussent beaucoup de Bruxellois à se réfugier dans les paisibles faubourgs et à devenir navetteurs. Quoi qu’il en soit, l’après-22 mars à Bruxelles m’a paru moins oppressant que l’après-13 novembre à Paris, précisément à cause du mélange des communautés. A Bruxelles, sur la place de la Bourse, dans les jours suivant les attentats, les citoyens d’origine maghrébine étaient bel et bien présents. Le sol de cet espace piétonnier s’est très vite couvert d’inscriptions à la craie de couleur et les loufo- queries à la belge (« Faites des frites, pas la guerre » ou « L’humour belge est INDESTRUCTIBLE. S’ils tuaient la moitié de la popula- tion, on leur dirait : c’est pas mal, les gars, mais vous n’avez quand même fait le boulot qu’à moitié ») y côtoyaient des messages en arabe, obligeamment sous-titrés : « Ma religion est de paix », « Le terrorisme n’est pas une religion »... Et, même si les « amal- games », comme on dit, existent certainement depuis quelques années, le 22 mars me semble plutôt avoir produit une libération de la parole, une attention accrue de part et d’autre — comme si les communautés, secouées, prenaient soudain conscience de ce qu’elles partagent (la Belgique n’a pas, il est vrai, la même histoire coloniale que la France). Ce chauffeur de taxi, par exemple, jeune et barbu : je ne lui demande rien d’autre que de me conduire à des- tination ; et lui, spontanément, me parle des attentats, de sa désola- tion, de Salah Abdeslam, qui « n’est pas un enfant de Dieu » ; il m’apprend que ledit Salah Abdeslam aurait été aperçu dans une mosquée, et non dénoncé ; il tient à se démarquer de cette omerta. Des conversations de ce genre-là, avec des inconnus, j’en ai eu plusieurs, depuis les attentats, jamais en les sollicitant, souvent en en tirant quelque enseignement. A suivre... Et l’Etat là-dedans ? Que la classe politique ait fait preuve d’une notoire incurie par le passé, que la crise présente semble administrée erratiquement, cela ne fait pas l’objet de débats pas- sionnés — comme ce serait le cas chez notre grand voisin français. On soupire, sans plus. La Belgique n’est grande à aucun titre, et le sait. « Ceci n’est pas un pays », telle est la légende à la Magritte que tout Belge pourrait apposer sous une carte de Belgique (une vidéo humoristique, postée sur Youtube le lendemain des attentats, se termine ainsi : le protagoniste, accent wallon à couper au cou-

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 5 224/05/164/05/16 15:4515:45 6 LES TEMPS MODERNES teau, brandissant un drapeau noir-jaune-rouge de la main gauche et faisant de la droite un doigt d’honneur, déclare calmement, face à la caméra : « Amis terroristes, ceux à qui vous voulez faire peur n’existent même pas. Bonne journée »). Nous ne portons pas le passé d’une révolution héroïque et sanglante, l’indépendance s’est faite sans tragédie, donc sans marquer l’imaginaire collectif et sans l’imprégner de nationalisme. Faut-il rappeler le caractère pionnier, dans l’immédiat après-guerre, du Benelux, cette pré-Europe en miniature, union de petites nations conscientes de leur petitesse et de la nécessité de la dépasser ? Au plan politique, c’est un senti- ment répandu que, si ce non-pays survit à ses multiples fractures 1 , souvent in extremis, il ne le doit pas à ses dirigeants, mais à une manière d’être tenace et très particulière, qui combine pragma- tisme, anarchisme, fatalisme et autodérision. Souvenez-vous : en 2010-2011, la Belgique resta 540 jours sans gouvernement : nulle spectaculaire catastrophe ne s’ensuivit.

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Après les 7 et 9 janvier, l’urgence nous a semblé être de com- prendre quelque chose à l’islam, à son rapport avec le politique ; de rompre ce que Jean Birnbaum allait bientôt appeller le « silence religieux ». Nous donnions alors la parole à des penseurs de l’islam (Dieu, l’islam, l’Etat, no 683, avril-juin 2015). Les textes qui suivent, écrits pour la plupart après les attentats de Paris mais avant ceux de Bruxelles, font écho au 7 janvier et au 13 novembre, dans des registres très divers.

Juliette Simont 23 avril 2016

1. J’ai lu, sous la plume de Jean Daniel, dans son éditorial d’après les attentats du 22 mars, que la Belgique était déchirée non seulement du point de vue linguistique, mais aussi au plan religieux : elle compterait, écrit-il, un « territoire protestant » (« L’espoir dans la convalescence », L’Obs, 29 mars 2016). Je tiens à le détromper : voilà au moins une divi- sion dont ce (non-) pays est exempt. Le catholicisme y est religion d’Etat, et pourtant sans doute plus désaffecté qu’en France, en tout cas moins virulent : en Belgique, comme d’ailleurs en Espagne, autre pays catho- lique, l’institution du mariage homosexuel n’a posé aucun problème.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 6 224/05/164/05/16 15:4515:45 Alexandre Laumonier

HABITER MOLENBEEK

Molenbeek-Saint-Jean est désormais tristement célèbre dans le monde entier. Certains n’auront malheureusement pas été étonnés d’apprendre qu’une partie des terroristes ayant semé la mort à Paris habitaient ma commune. La liste des Molenbeekois impliqués dans des affaires terroristes internationales est hélas désormais trop longue, d’Abdessatar Dahmane (lié à l’assassinat du commandant Massoud en 2001), à Salah Abdeslam (lourdement impliqué dans les attentats parisiens et qui vient d’être arrêté dans son quartier d’ori- gine après quatre mois de cavale), en passant par une bonne dizaine d’autres. Vivant et travaillant à Molenbeek-Saint-Jean, au cœur de l’un de ces quartiers considérés comme une « plaque tournante belge du terrorisme islamiste », à quelques dizaines de mètres de l’appar- tement de l’un des présumés responsables des atrocités parisiennes, il m’est difficile de ne pas écrire ces quelques mots. Précisons d’abord le contexte. Contrairement à ce qu’affirment certains médias, Molenbeek n’est pas une « banlieue ». « Bruxelles » désigne une des trois régions de Belgique, cette région est constituée de vingt et une communes, dont font partie « Bruxelles ville » et Molenbeek. Bien qu’un canal forme indéniablement une frontière physique, sociale et symbolique entre ces deux communes, le centre de « Bruxelles ville » n’est qu’à quinze minutes à pied de chez moi, ou à trois arrêts de métro. Le qualificatif de « banlieue » est utilisé, à tort, pour renvoyer à l’image des cités franciliennes éloignées du centre de Paris et à leur charge de violence, de pauvreté et d’isla- misme radical. Molenbeek n’est pas une banlieue et, à l’image de la région bruxelloise dans son ensemble, cette commune est un

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 7 224/05/164/05/16 15:4515:45 8 LES TEMPS MODERNES ensemble de micro-quartiers incroyablement disparates. Il existe plu- sieurs Molenbeek et il est crucial de tenir compte de cette disparité. A quoi ressemble l’un de ces quartiers molenbeekois aujour- d’hui sous le regard des caméras du monde entier ? Tout sim plement à des rues majoritairement composées de ces maisons en brique typi- quement bruxelloises ; il y a bien quelques barres de type « HLM », mais celles-ci sont peu nombreuses et se fondent dans le paysage. Sans revenir sur la longue et passionnante histoire de la commune (qui a accueilli des communards parisiens en exil dans les années 1870, à une époque où son surnom était « le petit Manchester » en raison de son industrie florissante), Molenbeek comporte aujourd’hui en son sein quelques micro-quartiers constitués à 80 % d’habitants de nationalité belge appartenant à une communauté musulmane ayant des liens historiques principalement avec le Maroc et d’où sont issus un nombre particulièrement important de (parfois très jeunes) hommes ou femmes ayant épousé la cause djihadiste en Syrie. Cela étant dit, les rares statistiques disponibles montrent que si la moitié des Belges partis en Syrie viennent de la région bruxelloise, l’autre moitié provient de Flandre, et notamment de Vilvoorde et d’Anvers, Anvers où les prosélytes salafistes de Sharia4Belgium ont été consi- dérés par la Justice comme étant les principaux recruteurs de djiha- distes belges. Le problème de l’islamisme dépasse les frontières de Molenbeek. La commune, ou du moins certains de ses (micro-)quar- tiers, est qualifiée par la presse de « ghetto ». Bien que j’aie quelques doutes sur le véritable sens de ce mot (ou alors pris dans le sens de cette « fermeture excluante » dont parlait Max Weber), s’il existe un ghetto, alors Uccle, la riche commune bruxelloise où se rassemblent les exilés fiscaux français, est bien plus un « ghetto » que ma com- mune, foyer de diversité où plus de cent nationalités vivent sans qu’il n’y ait jamais aucune tension entre communautés. Abordons le point sensible : la forte densité de population appar- tenant à la communauté arabo-musulmane dans certains quartiers, dont le mien. Celui que l’on présente habituellement comme étant le plus jeune djihadiste au monde est un gamin de treize ans ayant grandi à Molenbeek, Younès, qui a laissé derrière lui des parents hagards d’incompréhension. Il a été entraîné là-bas par son grand- frère, Abdelhamid Abaaoud, considéré comme l’un des présumés commanditaires des attentats parisiens et mort à Saint-Denis. Younès était scolarisé à quelques centaines de mètres de chez moi et il m’est souvent arrivé de penser que, peut-être, je l’avais croisé à l’occasion.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 8 224/05/164/05/16 15:4515:45 HABITER MOLENBEEK 9 Peut-être était-il ce gamin qui m’avait souri en levant les yeux de sa PlayStation portable alors qu’il marchait dans ma rue, trois mètres derrière sa mère couverte de noir de la tête aux pieds, mains incluses, elle-même trois mètres derrière un mari perdu dans ses prières. Il serait malhonnête de ne pas écrire que, depuis quelques années, le poids de la religion se fait de plus en plus sentir dans la vie quoti- dienne du quartier, par petites touches. Un certain nombre de femmes et de jeunes filles qui travaillent dans les boulangeries et les épiceries, qui ne portaient naguère qu’un simple voile, arborent désormais le hijab. Il n’est plus rare, aujourd’hui, de voir dans les rues des petites filles de cinq ans voilées d’un joli hijab coloré — c’était beaucoup plus rare, voire inexistant, il y a quelques années. Bien qu’il soit interdit dans l’espace public, le niqab est bel est bien visible à la sortie de l’école la plus proche de chez moi. Il n’était pas rare que, dans l’ancien bureau de poste local, des chants religieux résonnent depuis les téléphones portables (j’ai une fois demandé à une femme de couper le son, arguant du fait qu’elle n’avait pas à m’imposer les prières d’une religion qui n’était pas la mienne ; elle l’a fait immédiatement, mais j’ai vu dans ses yeux qu’elle trouvait ma demande incongrue). Il n’est pas rare non plus de trouver, sur les comptoirs des boulangeries, des flyers pour telle ou telle manifestation musulmane où s’étalent les visages de prédica- teurs étrangers dont on apprend ensuite, en cherchant un peu sur internet, qu’ils appellent dans des vidéos à « brûler des Juifs ». Il y a aussi ces barbus prosélytes sinistres qui se déplacent par grappes de trois et font du porte à porte ou alpaguent les jeunes gens qui traînent dans les rues. Début 2015, un photographe de guerre et anthropo- logue a décidé de quitter Molenbeek et en a expliqué les raisons :

« [Ici] tout y est devenu gris, tout respire le pessimisme. Le radi- calisme et la grisaille de ma rue m’ont rendu dépressif. J’ai trouvé ter- rible que des personnes tentent dans la rue de me convertir à l’islam. »

Bien que personne n’ait jamais tenté de me convertir, je partage malheureusement ce constat quant à la grisaille et au pessimisme (même si la grisaille est plus bruxelloise, voire belge, que molenbee- koise — après tout, Bruxelles n’est pas Marseille). Peut-être le pho- tographe entendait-il également par « grisaille » la saleté de certaines rues, de véritables poubelles à ciel ouvert, avec trottoirs défoncés ; poubelles qui, parfois, subsistent pendant des semaines avant que les

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 9 224/05/164/05/16 15:4515:45 10 LES TEMPS MODERNES services communaux ne finissent par nettoyer (ce qui donne parfois lieu à des scènes d’une tristesse infinie, comme lorsque des Roms viennent ramasser le peu de déchets exploitables dont se sont débar- rassés les voisins, avant que des ressortissants des pays de l’Est ne viennent à leur tour récupérer ce qu’il reste de métal — il y a les pauvres, puis les plus pauvres, puis les plus pauvres encore). Qu’il y ait dans certains micro-quartiers des replis identitaires religieux est indéniable et ces replis sont de plus en plus visibles. Les regards se tournent logiquement vers la principale mosquée du quar- tier, l’une des plus fréquentées de la région bruxelloise, où parfois certains prédicateurs ne parlant que l’arabe sont invités et répandent des propos nauséabonds (un Marocain pratiquant, qui fut mon voisin pendant quelques semaines, s’y était rendu une fois, mais en était revenu effaré par le discours violent à l’encontre des femmes). Même si elle s’en défend, cette mosquée a formé plus d’un prédicateur qui a ensuite endossé la cause salafiste et est parti en Syrie, en embarquant au passage quelques jeunes du coin. Une femme politique, qui était autrefois dans le conseil communal de Molenbeek, m’avait appris un jour que cette mosquée était sous les radars des services de renseigne- ment depuis des années — mais visiblement aucune action ne semble avoir été efficace puisque très récemment encore des jeunes fréquen- tant le lieu ont décidé de « faire le djihad ». (On a toutefois apprécié le message clair diffusé le vendredi 13 novembre sur la page d’accueil de cette mosquée, condamnant avec force les attaques parisiennes, mais on aurait davantage encore apprécié que la grande prière du ven- dredi soit aussi ouverte aux non-musulmans.) On pourrait aussi évo- quer les mosquées plus ou moins officielles qui ont comme vitrine le statut d’association sans but lucratif, mais qui organisent en réalité des réunions dans des garages obscurs pour enrôler dans une cause répu- gnante des jeunes désœuvrés. Tout cela est su et connu depuis des années. Les débats sont vifs et le resteront, dans les semaines et les mois qui viennent, sur l’état de l’islam en Belgique — pour Rachid Madrane, un ministre bruxellois, « le péché originel, en Belgique, a été de confier les clés de l’islam à l’Arabie saoudite en 1973 ». Un responsable de mosquée m’a raconté, lors d’un rassemblement citoyen organisé sur la place communale de Molenbeek en hommage aux victimes de Paris, qu’il avait plus d’une fois demandé à des « représentants » anversois de Sharia4Belgium venus recruter devant sa mosquée de « dégager » et qu’il avait plu- sieurs fois signalé leur présence à la police ; un autre responsable

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 1010 224/05/164/05/16 15:4515:45 HABITER MOLENBEEK 11 religieux m’a affirmé, quant à lui, que certains des barbus prosélytes arpentant les rues venaient parfois d’Angleterre pour recruter de la « chair fraîche ». Tout est plus complexe qu’on ne l’imagine, et là encore les problèmes dépassent la seule commune de Molenbeek. J’ignore ce qui peut se passer dans la tête d’un jeune Molen- beekois comme Brahim Abdeslam qui, un jour, tient le mur en fumant des joints et en picolant, et trois mois après, avec un peu d’entraî- nement en Belgique, va se faire exploser sur la terrasse d’un café parisien. Tout cela semble dépasser le simple cadre religieux, même si les franges extrémistes de l’islam sont bien à l’œuvre ici. Brahim Abdeslam tenait un café qui fut frappé, début novembre, par une fer- meture administrative en raison de « trafic de drogue ». N’importe quel habitant sait qu’ici plus d’un café ou plus d’une épicerie, où deux bouteilles de Coca-Cola se battent en duel avec trois paquets de chips, sont en réalité des comptoirs de vente de drogue. Le sympathique vendeur de kebab au coin de ma rue fut malheureusement remplacé, pendant quelques mois, par l’un de ces cafés où des jeunes barbus fumaient du cannabis en terrasse alors qu’à l’intérieur Al-Jazira tour- nait en boucle à la télévision. Ces activités étant connues de tous, il est toujours surprenant de constater les délais nécessaires aux pou- voirs publics (plusieurs mois, voire davantage) pour faire fermer ces lieux qui participent à l’image dégradée de la commune. Malgré la grisaille et la crasse, malgré le poids de la religion et les cafés où se deale la drogue, Molenbeek n’est pas une commune beaucoup plus dangereuse qu’une autre. Je n’y ai pas subi la moindre agression en sept ans. Aucune voiture ne brûle, ici, lors du réveillon ; jamais Molenbeek, ni Bruxelles n’ont connu des émeutes comme celles de Clichy-sous-Bois en 2005 ; même dans les quartiers les plus difficiles, la police ne se fait que rarement caillasser, alors que c’est fréquent dans certaines cités franciliennes. En terme de « repli communautaire », la situation de certaines banlieues françaises est bien pire que celle de Molenbeek. Il n’y a pas de « Molenbeekistan », au contraire de ce qu’affirment certains médias (même si, et on le sait depuis des années, il y a des poches urbaines où les trafics d’armes et les discours radicaux vont de pair). A Molenbeek, le « sentiment d’insécurité » vient davantage des voitures roulant à contresens (une habitude dans le quartier) ou trop vite (la rue de Bruxelles connais- sant le plus d’accidents se situe à Molenbeek), de ces épiceries dis- simulant à peine des trafics de drogue, de la saleté de certaines rues. C’est en raison de ces diverses formes d’incivilité quotidienne

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 1111 224/05/164/05/16 15:4515:45 12 LES TEMPS MODERNES diffuse (et il y en a d’autres) que naît ce « sentiment d’insécurité ». Il y a bien des agents communaux qui sillonnent les rues, dont cer- tains ont été clairement engagés en raison de leur appartenance à la communauté arabo-musulmane (un peu à la manière de la politique des « grands-frères » menée dans certains quartiers français), mais que penser de ce que j’ai vu un jour, à savoir trois agents communaux passant dans une rue, serrant la main à des dealers de drogue connus de tout le quartier, avant de continuer tranquillement leur chemin ? 99,99 % des habitants de Molenbeek ne sont évidemment pas candidats au djihad, ni n’iront « brûler des Juifs » (même si, en raison de la question palestinienne et de certains prêches, je pense que, malheureusement, la majorité de mes voisins est antisémite). 99,99 % des habitants aspirent à coexister tranquillement les uns avec les autres. Si la situation de certains quartiers peut s’expliquer par un certain nombre de facteurs (emprise de la religion, sentiment d’impunité, facilité pour des terroristes à se cacher dans ce territoire dense, etc.), les principales causes de « tous les maux » dont souffre la commune sont ailleurs. Et elles sont connues de tous depuis trop longtemps. Il suffit d’examiner les chiffres, en l’occurrence ceux de la Commission communautaire française (Cocof), très détaillés, qui concernent non seulement la commune dans son ensemble mais aussi et surtout chacun de ses micro-quartiers. Molenbeek est la seconde commune la plus pauvre de Belgique (le triste record appartenant à une autre — bien plus petite — commune de Bruxelles, Saint-Josse-ten-Noode, à quelques pas du quartier européen) ; certains des quartiers de la commune sont parmi les plus denses de Bruxelles, les familles nombreuses représentent une part significative des ménages et la population globale des quartiers où habite la communauté musulmane a significa tivement augmenté depuis les années 2000 (le taux de natalité, en forte hausse depuis quelques années, y est le plus élevé de la région bruxelloise) ; la proportion de jeunes (15-24 ans) rapportée à la population globale y est particulièrement élevée ; le taux de mor talité y est supérieur à la moyenne régionale, de même que la part des habitants se déclarant en mauvaise santé ; le niveau moyen de revenu est inférieur à la moyenne nationale, notamment dans les quartiers à forte densité de population ; le taux moyen de chômage y est donc largement supé- rieur à la moyenne régionale, et un jeune sur deux est au chômage, ce qui peut s’expliquer par le fait que la plupart d’entre eux suivent une filière scolaire générale dont le niveau est très en dessous de la

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 1212 224/05/164/05/16 15:4515:45 HABITER MOLENBEEK 13 moyenne régionale. 51 % des habitants de Molenbeek ne paient pas d’impôts et 57 % de la population vivent sous le seul de pauvreté. Molenbeek est une commune minée par la pauvreté, où plus d’un habitant sur deux tente de survivre, surtout parmi la population la plus jeune, sous-éduquée, proie facile pour les barbus prosélytes qui sillonnent les rues. Au-delà de Molenbeek, et parce que malheureu- sement les journalistes en parlent peu, rappelons que dans la capitale de l’Europe, Bruxelles en tant que région, un tiers des habitants vit sous le seuil de pauvreté, un chiffre édifiant lorsque l’on sait par ail- leurs que Bruxelles produit plus de richesse que les deux autres régions de Belgique (il serait intéressant de savoir si ce chiffre a un lien avec ceux, récemment dévoilés par l’Organisation internationale pour les migrations, révélant que 62 % des habitants de la région bruxelloise sont nés à l’étranger ou issus de familles qui ont migré ici, « ce qui en fait la seconde ville au monde à afficher un taux aussi haut »). Bruxelles est donc une région fort contrastée : à Molenbeek, le revenu moyen par habitant est de 776 euros par mois, soit quatre fois moins que la seule allocation de résidence allouée à un commis- saire européen et vingt-six fois moins que le salaire de celui-ci. (Ajoutons en passant que les agents de l’Union européenne sont exemptés de l’impôt sur les personnes physiques, cet impôt sur le revenu dont n’importe quel Belge imposable doit s’acquitter. Dit autrement, un habitant de Molenbeek à faible revenu, mais payant cet impôt, finance les infrastructures publiques bruxelloises dont béné- ficient les fonctionnaires européens qui, eux, en profitent sans payer cet impôt-là, tout en percevant des salaires bien plus élevés.) Molenbeek est donc rongée par la pauvreté. Il y a peu de jour- nalistes pour rappeler que, il y a quelques mois, la commune était au bord de la faillite (ce qui a une fois de plus permis à certains politiques de stigmatiser la commune) : en raison de la croissance d’une population non imposable et qui ne cesse de s’appauvrir (le revenu moyen d’un Molenbeekois a diminué de 5 % en dix ans), mais qui demande mécaniquement davantage de moyens publics (revenus sociaux, etc.), les recettes issues de l’impôt ont évidem- ment baissé ; parallèlement, d’après un conseiller communal qui s’est publiquement exprimé sur cette quasi-faillite, la classe moyenne (celle qui paie l’impôt) se fait de plus en plus rare :

« Le manque de propreté, d’enseignement (de qualité), de logements de qualité abordables et d’espaces publics agréables,

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 1313 224/05/164/05/16 15:4515:45 14 LES TEMPS MODERNES

combiné à un sentiment d’insécurité, sont les principaux argu- ments de leur départ, surtout chez les jeunes familles. »

Il faut être honnête : Molenbeek continue à s’enfoncer. Tout concourt donc à ce que, dans certains quartiers, la misère sociale et intellectuelle soit un terrain fertile pour les recruteurs d’une idéologie répugnante. Quelles perspectives d’avenir cette commune, compte tenu de son état de délabrement financier et social, peut-elle proposer à une population en voie de paupérisation ? Comment redresser une telle situation sociale quand presque 55 000 personnes vivent sous le seuil de pauvreté ? Le vice-Premier ministre et ministre de l’Intérieur belge, Jan Jambon, membre du parti nationaliste flamand Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA), avec une tonitruance digne de Vladimir Poutine lorsqu’il voulait « buter les Tchétchènes jusque dans leurs chiottes », a déclaré, suite aux attentats de Paris, vouloir « faire le ménage à Molenbeek ». Monsieur Jambon, vu la saleté de mon quartier, le coup de balai proposé est vraiment le bienvenu (le prochain ramassage est mercredi prochain). Mais n’est-il pas un peu tard pour vous en préoc- cuper ? Pourquoi la Communauté flamande, où votre parti est majori- taire, a-t-elle totalement supprimé les subventions allouées à l’associa- tion historique Foyer dont le travail, depuis 1969, est si fondamental en terme d’aide sociale, d’insertion, de formation, de médiation inter- culturelle, au cœur de l’un des quartiers les plus difficiles ? Cette asso- ciation réussit pourtant l’exploit d’accomplir un travail déterminant à l’aide de bouts de ficelle et de contrats aidés. Le Premier ministre belge, Charles Michel, a affirmé après les attentats parisiens qu’« il y a eu une forme de laxisme, de laisser-faire. On paie la facture de ce qui n’a pas été fait par le passé ». Monsieur le Premier ministre, je vous remercie d’avoir avoué publiquement le « laxisme » dont les pouvoirs publics ont fait preuve ces dernières années dans ma com- mune ; pour autant, cela ne constitue en rien une excuse. Nous payons collectivement, Molenbeekois comme Parisiens, la « facture » (drôle de terme pour désigner des victimes d’attentats) parce que les gou- vernements fédéraux successifs ne paient plus les factures de la pré- vention, de la police et de la justice depuis fort longtemps. Un reportage de la télévision flamande, qui a refait surface dans les réseaux sociaux depuis les attentats de Paris, donnait il y a quelques années la parole à des travailleurs sociaux qui, déjà, s’in- quiétaient du manque d’attention des politiques envers la jeunesse

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 1414 224/05/164/05/16 15:4515:45 HABITER MOLENBEEK 15 pauvre d’origine étrangère, qui y voyaient un terrain favorable à une certaine forme de radicalisation religieuse. Lorsque le journaliste demande à Marcel Piccart, le bourgmestre de l’époque, de quoi il aurait besoin pour faire face aux problèmes de la commune, sa réponse est simple : « de l’argent », mais il ajoute, pessimiste, que les dotations de l’Etat fédéral allouées à Bruxelles sont en baisse constante. Un musulman interviewé affirme que, si la situation empire (chômage, isolement, etc.), les gens se tourneront de plus en plus vers Dieu. Johan Leman, le directeur de Foyer, cette association qui ne reçoit plus aucune subvention venant de Flandre, affirme, lui, que si rien ne se fait la génération suivante finira par se révolter. Eh bien nous y sommes, même si le visage de la révolte et de sa violence n’est sans doute pas celui auquel on s’attendait. Monsieur Michel, je ne peux vous tenir rigueur de n’avoir rien fait pour répondre à ce constat accablant car vous vous n’aviez que douze ans à l’époque : ce reportage date de 1987. C’était il y a presque trente ans ! Les problèmes sont donc identifiés depuis longtemps. Je sais pertinemment que, compte tenu de la complexité des strates de l’admi- nistration belge (communes, Régions, Communautés, Etat fédéral), certaines décisions ou investissements nécessitent du temps pour être actés, mais cependant je ne suis pas loin de partager l’opinion de très nombreux d’habitants qui pensent que la commune de Molenbeek a été abandonnée par l’Etat fédéral à son propre sort (de plus en plus triste). Je passe sous silence les propos déplacés de l’avant-dernier bourgmestre de Molenbeek, qui a régné durant vingt ans sur la com- mune en usant jusqu’à la corde un clientélisme communautaire, qui ose aujourd’hui se défausser sur l’actuelle législature pour la rendre responsable de la quasi- faillite de la commune et du nombre élevé de terroristes qui proviennent d’elle (Monsieur Moureaux, le déficit de la commune était, en 2006, alors que vous étiez aux manettes, plus important qu’en 2014). Quand à l’actuelle bourgmestre, Françoise Schepmans, élue en 2012, elle est également députée fédérale depuis 2014. Madame Schepmans, ne pensez-vous pas que Molenbeek, étant donné la situation actuelle, mériterait une bourgmestre qui puisse consacrer 100 % de son temps à sa commune ? Le travail à faire à Molenbeek est immense et il est affligeant que, face à cette situation terrible, les quelques associations qui font du sou- tien scolaire travaillent avec des moyens financiers littéralement déri- soires. Les renforts policiers sont les bienvenus (comme le vient de l’avouer le chef de zone de la police Bruxelles-ouest, dont fait partie

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 1515 224/05/164/05/16 15:4515:45 16 LES TEMPS MODERNES Molenbeek, « la norme financière pour les zones de police n’a pas été revue depuis douze ans ») ; les programmes de « déradicalisation » également. Mais le principal c’est l’éducation : comment se fait-il que, par anticipation, vu la forte hausse de la population depuis bien des années, aucun programme d’envergure pour la construction de crèches et d’écoles n’ait été mis en œuvre ? Un nouveau musée d’Art contem- porain va ouvrir bientôt le long du canal séparant Molenbeek de Bruxelles. Nul doute que ce musée participera à la gentrification ram- pante de la « Zone canal », ce qui n’augure rien de bon, et nul doute que les activités éducatives à destination des groupes scolaires pourront être bénéfiques à certains gamins. Mais nous n’avons pas forcément besoin de musée à Molenbeek ; nous avons besoin d’écoles, et des écoles qui offrent une mixité permettant à la classe moyenne de ne pas fuir la commune (même mon épicier favori, un Turc musulman prati- quant, a décidé de ne pas mettre ses enfants dans l’école la plus proche de chez lui en raison du manque de mixité — c’est dire !). Quel est le sens d’un tel musée au sein d’une commune où — il suffit d’entendre certains jeunes parler dans la rue — l’analphabétisme touche autant d’habitants ? Un musée n’est pas la bonne réponse à la misère sociale et éducative ; c’est mettre la charrue avant les bœufs. Au-delà de la question de l’éducation, il y a aussi celles de la mobilité et des projets d’urbanisation. Un exemple : l’escalator menant à l’arrêt de métro le plus proche de chez moi, lequel arrêt est situé près d’un terrain vague devenu un dépotoir crasseux, tombe en panne tous les deux jours depuis des années sans que personne ne s’en émeuve, ce qui de facto empêche les mères de famille se déplaçant avec une poussette (très nombreuses dans le quartier) d’accéder à un transport en commun public. Il y a également la question évidente de la pro- preté : il est impensable de hisser une commune vers le haut dont certaines rues ressemblent à des décharges ; on ne construit rien sur des ruines. Le travail est immense, à tout point de vue, et il faut le commencer au niveau le plus bas. Il ne se fera pas en quelques semaines ou en quelques mois. Cela demandera des financements conséquents de la part des responsables politiques, à tous les échelons. Affirmer que l’argent manque est un mensonge : le jour même où, l’année dernière, le gouvernement fédéral annonçait qu’il allait davan- tage contrôler les consommations d’eau et de gaz des chômeurs, « pour lutter contre la fraude », quelques heures plus tard nous appre- nions, stupéfaits, que suite à des accords fiscaux entre la Belgique et le Luxembourg des centaines de millions d’euros d’impôts dus par des

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 1616 224/05/164/05/16 15:4515:45 HABITER MOLENBEEK 17 grandes sociétés belges ne rentraient de fait plus dans les caisses de la Belgique. Contrôler ces salauds de pauvres chômeurs, surreprésentés à Molenbeek, est visiblement plus important que de rapatrier des impôts belges partis enrichir le Luxembourg (qui, c’est bien connu, grâce à Amazon, Apple ou Ikea, mène un train de vie misérable).

Trois derniers points pour conclure, même s’il y aurait encore beaucoup à dire. 1. Malgré ce portrait peu flatteur de Molenbeek, ou du moins de certains de ses micro-quartiers (mais les chiffres sont là, objectifs), la vie ici n’est pas que « grisaille ». Nous avons, à Molenbeek, une sorte de petit Bataclan, le VK, une salle de concert bien connue des Bruxellois, et divers autres lieux (comme le musée de la Fonderie ou la Maison des cultures et de la cohésion sociale de Molenbeek, gérée par l’administration communale). Molenbeek n’est pas ce « désert total » qu’évoquent parfois les médias, mais il est dommage de constater que, pour la plupart, ces lieux sont trop peu fréquentés par les habitants eux- mêmes (en tout cas par ceux qui résident dans les quartiers les plus communautarisés). C’est là encore un problème d’éducation : com- ment veut-on que les infrastructures culturelles molenbeekoises soient fréquentées par la population de la commune alors que la moitié de cette population est en situation de survie et qu’un tiers souffre d’anal- phabétisme ? Des associations comme Bonnevie, La Rue ou Foyer, font un travail de terrain précieux ; sans Foyer, Madame Laanan n’au- rait jamais pu prendre des cours d’alphabétisation et sa fille, Fadila, ne serait sans doute jamais devenue ministre de la Culture, de l’Audiovi- suel, de la Santé et de l’Egalité des chances. A l’heure où j’écris ces lignes, Foyer n’a, malheureusement, pas bouclé son budget 2016 ; aucun des maigres salaires de ses employés n’est pour l’instant garanti pour l’année prochaine. C’est un véritable cauchemar. 2. Je me suis rendu rue Delaunoy, à 150 mètres de chez moi, le lundi 16 novembre, où une importante intervention policière a eu lieu. Journalistes et badauds étaient tous regroupés aux deux extrémités de la rue bloquée par la police. Je suis resté deux heures. Il n’y avait rien à voir mais beaucoup à entendre : des journalistes interviewaient des jeunes gens et des habitants discutaient entre eux. J’ai parlé avec plu- sieurs voisins de la stigmatisation rampante de la commune depuis des années du fait du radicalisme, de la saleté du quartier, du fait qu’un voisin parfaitement trilingue (arabe-français-néerlandais) ait fini par

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 1717 224/05/164/05/16 15:4515:45 18 LES TEMPS MODERNES décrocher un travail parce qu’il avait enlevé son adresse molenbee- koise de son CV, etc. Aucune tension mais beaucoup de paroles. Le soir même, lors de son journal de 19 h 30, La Une, première chaîne de la télévision publique belge francophone, a rendu compte de cette opération en affirmant que « tout le quartier était bouclé », ce qui était faux : une seule rue et un seul carrefour l’étaient, et il était tout à fait possible de circuler autour, ce que j’ai fait en me rendant à un ren- dez-vous avec le correspondant bruxellois du Financial Times (le seul journaliste m’ayant joint suite aux messages que j’ai envoyés sur les réseaux sociaux où j’invitais les médias à me contacter s’ils voulaient un point de vue « de l’intérieur »). Le quartier n’avait rien à voir avec cette zone interdite décrite par la télévision. Plus lamentable, la jour- naliste a évoqué la « forte tension » qui régnait autour du théâtre des opérations. C’était de la pure désinformation : il n’y avait aucune ten- sion, tout le monde échangeait, personne ne haussait le ton, même en cas de désaccord (j’en ai eu un, assez vif, en discutant avec un jeune homme qui avait bien connu Salah Abdeslam, qu’il qualifiait de simple « bouffon prétentieux », et le ton n’est jamais monté). Molenbeek est cloué au pilori dans une grande partie du monde occidental, à tort ou à raison. Mais ce dont nous avons besoin, nous Molenbeekois, c’est que les journalistes fassent leur travail correctement plutôt que nous enfoncer davantage. Un technicien de TF1, qui avait couvert les très violentes émeutes de Clichy-sous-Bois en 2005, m’a avoué qu’il était extrêmement surpris de la gentillesse des Molenbeekois lors des interviews, comparée à l’agressivité de certains « banlieusards parisiens ». Ce qu’il avait appris de la commune, par médias interposés, lui en avait donné une image désastreuse, aussi avait-il l’air très heureux de constater que cette image avait été faussée — preuve, s’il en faut une, de la responsabilité des médias. Lors du rassemblement citoyen en hom- mage aux victimes, peu après les attentats, un journaliste clamait à sa caméra « qu’il n’y a là que des Blancs », ce qui était bien évidemment faux — en excluant les centaines de journalistes, à vue de nez, une petite moitié des 2 000 habitants rassemblés appartenait à la « communauté musulmane ». Nier leur présence en ce soir de rassemblement est tout simplement révoltant à l’égard des musulmans. 3. Au-delà de la pauvreté endémique et de l’importance grandis- sante de la religion, mon quartier souffre principalement d’une chose : l’absence presque totale de « commun ». Si, en cinq minutes de vélo, je peux traverser le canal qui me sépare de la véritable diversité de pensée pour rejoindre des amis et boire un verre, il n’y a par exemple, dans

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 1818 224/05/164/05/16 15:4515:45 HABITER MOLENBEEK 19 mon micro-quartier, aucun café comme le Carillon, Le Petit Cambodge, le Café Bonne Bière, La Belle Equipe ou le Comptoir Voltaire, ces lieux de rencontres et de joie parisiens où des êtres de toutes origines et de toute opinion politique ou religieuse se côtoyaient autour d’un verre avant de mourir sous les balles de mes voisins. Il est frappant, mais peut-être pas si étonnant, de remarquer que ces jeunes voisins soient allés donner la mort dans des lieux de rencontre qui, justement, n’existent pas ici à Molenbeek, ou si peu. C’est très précisément ce manque de « commun » qui enfonce, de plus en plus, les quartiers difficiles de Molenbeek. Nous avons certes le choix entre des salons de thés, quelques brasseries typiquement bruxelloises et des bars tenus souvent par des gens venant des pays de l’Est. Mais se rendre dans un salon de thé veut dire y aller sans compagnie féminine (compagne ou sœur), afin d’éviter les regards mal intentionnés ; fré- quenter une brasserie bruxelloise veut dire « se retrouver entre Blancs plutôt âgés » ; et se retrouver dans un café où les clients ne parlent que russe ou roumain n’aide pas les échanges. Ici, les gens se croisent dans la rue, se saluent, échangent parfois quelques mots dans les épiceries, mais fondamentalement nous ne nous parlons pas beaucoup et rions rarement ensemble. Tout simplement parce les lieux pour le faire sont rares. Impossible de trouver, ici, dans ces quartiers sensibles, un lieu comme La Belle Equipe, ce café parisien visé par mes voisins et qui était tenu par un juif et une musulmane — c’est impensable. Au cœur d’une Europe politique qui se délite de part en part et où les barbelés font leur réapparition, au cœur de cette capitale de l’Eu- rope où un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté, au cœur d’une commune de la capitale de l’Europe où des dizaines de milliers de gens ne font que survivre, renouer avec le « commun », localement, au quotidien, est, au-delà des réponses politiques apportées au désastre actuel, un projet citoyen qu’il reviendra à tous, musulmans, juifs, chré- tiens, athées ou je-ne-sais-quoi-d’autre, de construire ensemble. Aujourd’hui la balle est dans le camp de mes voisins musulmans. Peut- être aurai-je un jour, même très lointain, si je reste à Molenbeek, l’oc- casion de m’asseoir dans un café du quartier tenu par un Juif pour par- tager un moment avec le petit Younès qui, s’il revient de Syrie, ne sera plus si petit et qui, si son cerveau n’a pas été complètement lessivé par la barbarie, aura sans doute des choses à dire sur la folie des hommes.

Alexandre Laumonier 21 mars 2016

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 1919 224/05/164/05/16 15:4515:45 Rafaëlle Maison

LE NOM DE L’ENNEMI QUAND LES LOGIQUES DE GUERRE TRANSFORMENT LE DROIT COMMUN

Le 19 octobre dernier, à la suite de l’opération militaire qui visait un camp de l’Etat islamique en Syrie où se trouvaient des ressortissants français, Madame Christiane Taubira, alors ministre de la Justice, répondait à l’hypothèse d’une possible exécution extrajudiciaire :

« Il ne s’agit pas de “décider de tuer Untel”, il s’agit de ne pas se laisser neutraliser par la présence éventuelle de ressortis- sants français qui auraient choisi de se rendre sur des théâtres de guerre et d’y jouer un rôle actif [...]. La justice ne perd pas ses droits et obligations, mais la riposte à ce terrorisme, telle qu’orga- nisée, répond à une nécessité militaire que l’on ne peut ignorer 1 . »

Depuis lors, de très sanglants attentats terroristes ont touché Paris le 13 novembre 2015 et encore intensifié le recours à un vocabulaire guerrier. Ces attentats sont qualifiés par le Président de la République « d’acte de guerre » commis par une « armée terro- riste ». Dans son discours du 14 novembre, il affirme que la France « agressée » emploiera « tous les moyens, dans le cadre du droit, intérieurs et extérieurs » pour y répondre. Pour le territoire national, l’état d’urgence, permettant l’adoption de mesures exceptionnelles, est décrété ce même jour. Le 16 novembre, des frappes aériennes touchent, selon le ministère de la Défense, des centres de comman- dement et d’entraînement de l’Etat islamique à Raqqa, dans le nord

1 . Le Monde, 19 octobre 2015.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 2020 224/05/164/05/16 15:4515:45 LE NOM DE L’ENNEMI 21 de la Syrie. Les événements du 13 novembre à Paris légitiment-ils ces réactions ? Quelle que soit la réponse qu’on apporte à cette question, elles s’inscrivent dans une tendance qui a suscité l’éton- nement de nombreux analystes.

Il y a un certain temps que l’emploi, par l’exécutif français, d’une terminologie singulière, d’abord empruntée à l’administra- tion Bush, pose question. On se souvient ainsi certainement du discours du Président Hollande justifiant la guerre au Mali par la nécessité de lutter contre une « agression d’éléments terroristes » (déclaration du 11 janvier 2013). Cette grammaire de la « guerre contre le terrorisme » est troublante parce qu’elle fusionne des champs lexicaux relevant, d’une part, du droit de la guerre et, d’autre part, du droit du temps de paix. Les mots de la guerre pro- noncés par la Ministre Taubira (« rôle actif sur des théâtres de guerre — nécessité militaire ») et ceux de la paix (« justice — ter- rorisme ») se trouvent donc mêlés dans un discours politique qui vise à justifier un recours à la force s’exceptant du cadre du droit commun. A l’évidence, dans cette grammaire mêlée, la part du vocabulaire belliqueux tend, depuis les attentats de Paris, à s’accroître. La confusion des mots de la guerre et de la paix est également palpable dans la nomination de l’ennemi. Le Président français évoque le 14 novembre 2015 une « armée terroriste ». Et, depuis un certain temps, on voit apparaître, dans des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, l’expression « combattant terroriste » ou plus précisément « combattant terroriste étranger », désignant essentiellement les ressortissants occidentaux engagés dans le conflit qui se déploie sur les territoires de la Syrie et de l’Irak ; par là ces résolutions renvoient donc immédiatement à l’actualité des attentats de Paris.

Grégoire Chamayou, dans sa Théorie du drone, soulignait que la pratique contemporaine de recours aux drones était en contradic- tion avec les principes classiques du droit de la guerre 2 . Ainsi, l’ex- ceptionnel droit de tuer qui relève de ce régime de guerre est phi- losophiquement fondé sur la possibilité d’une réciprocité, sur le

2. Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique éditions, 2013.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 2121 224/05/164/05/16 15:4515:45 22 LES TEMPS MODERNES risque d’être soi-même l’objet de la violence, risque qui disparaît pour les opérateurs de drones. De plus, le recours aux drones excède le champ territorial d’application du droit de la guerre qui vise à cantonner, en des espaces bien identifiés, le régime excep- tionnel de recours à la violence qu’il autorise. Il est vrai que le droit de la guerre, ou le droit humanitaire, n’est malheureusement que peu respecté. Mais, pour le moins, il continue de permettre d’évaluer le comportement des belligérants et, quoique trop rare- ment, de le sanctionner.

Or, pour ce qui est de la nomination ou de la désignation de l’ennemi, la confusion entretenue dans le discours politique semble finalement trouver des prolongements juridiques. Cette mutation du droit international est sans doute liée à l’évolution du phéno- mène terroriste lui-même, car il paraît difficile avec l’apparition de l’« Etat islamique » de ne pas rendre compte d’un engagement militaire collectif à prétention territoriale 3 . Il y a combat, et pas seulement attentats dé-territorialisés. Le terroriste est, dès lors, aussi un combattant lorsqu’il agit dans le cadre du territoire en conflit. La formule « combattant terroriste » qui apparaît dans les résolutions du Conseil de sécurité pourrait donc simplement viser à décrire un nouveau réel terroriste et à réintégrer le « terroriste » dans le droit de la guerre, en le tenant pour un « combattant ». Mais telle ne semble pas être la véritable fonction de l’emploi de cette nouvelle terminologie. De façon plutôt inquiétante, elle tend à modifier des règles de comportement nées d’un vaste consensus social international.

3. Pierre-Jean Luizard, Le Piège Daech. L’Etat islamique ou le retour de l’Histoire, La Découverte, 2015, p. 152 : « Ce qui distingue l’Etat islamique de tous les autres mouvements djihadistes, c’est bien la volonté d’appliquer la charî’a sur un territoire spécifique doté de son propre Etat et de ses propres institutions. Il y a là une rupture fondamen- tale avec la pratique d’Al-Qaïda dans la mesure où il offre aux commu- nautés sunnites qu’il sollicite une “sortie vers le haut”. Al-Qaïda, en revanche, n’offre de son côté que le terrorisme et une guerre sans fin, avec une perspective très lointaine et peu réaliste d’instauration du califat ».

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 2222 224/05/164/05/16 15:4515:45 LE NOM DE L’ENNEMI 23

I. LES TERRORISTES ET LES COMBATTANTS

Le droit international de la guerre est construit autour d’une distinction fondamentale entre objectifs civils et militaires, entre personnes civiles et combattants. Cette distinction vise à res- treindre l’emploi de la violence de guerre aux seuls objectifs mili- taires et aux seuls combattants, dans le but de protéger au maximum les biens et les personnes ne participant pas de l’appareil guerrier qui doivent, pour des raisons morales aussi bien que sociales, être protégées.

Seuls les combattants sont, dans ce droit, des « objets légi- times de la violence de guerre ». Mais que désigne le terme « com- battants » ? Les combattants, dans le droit de la guerre, sont les membres des forces armées ou de groupes armés organisés, ou bien encore des personnes (des civils) qui, sans être formellement membres de groupes armés, participent directement aux hostilités. Toutes ces personnes peuvent légitimement être mises hors de combat par l’emploi de la violence de guerre 4 . En revanche, ce régime exceptionnel ne justifie jamais l’emploi d’une violence dont la finalité n’est pas de mettre hors de combat, mais, par exemple, d’infliger des « souffrances inutiles », d’obtenir des informations par la torture, d’éradiquer ou de punir l’ennemi. De même, si le combattant tombe aux mains de l’ennemi, il doit jouir d’un régime de détention spécifique, celui des prisonniers de guerre. Ce régime n’est pas un régime punitif, il est un régime de sécurité qui vise d’abord à empêcher la participation au combat.

4. On lit dans la déclaration de Saint-Pétersbourg du 11 décembre 1869, qui visait à interdire l’usage de certaines armes en temps de guerre : « Que le seul but légitime que les Etats doivent se proposer, durant la guerre, est l’affaiblissement des forces militaires de l’ennemi ; qu’à cet effet, il suffit de mettre hors de combat le plus grand nombre d’hommes possible ; que ce but serait dépassé par l’emploi d’armes qui aggraveraient inutilement les souffrances des hommes mis hors de combat ou rendraient leur mort inévitable. » Pour Eric David, ce texte, jamais abrogé, signifie que « le but de la guerre est non de tuer l’adversaire, mais de le mettre hors de combat ; dès lors, une arme dont l’emploi aboutit nécessairement à tuer tous ceux qu’elle atteint dépasse manifestement ce but », Principes de droit des conflits armés, Bruxelles, Bruylant, 1994, p. 267.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 2323 224/05/164/05/16 15:4515:45 24 LES TEMPS MODERNES Ceux qui ne relèvent pas de cette détention de sécurité parce qu’ils sont des rebelles dans un conflit interne doivent encore être traités humainement et jugés régulièrement pour les actes qui leur sont reprochés. La punition par l’exécution sommaire est ainsi en droit absolument exclue, même dans le régime moins protecteur des conflits armés internes où le statut de prisonnier de guerre ne se rencontre pas.

Ajoutons enfin que l’exercice de la force de guerre n’est auto- risé que lorsque les sociétés rencontrent un seuil de violence élevé. Ainsi, le droit de la guerre ne s’applique — et l’emploi de la vio- lence de guerre par un acteur n’est légitime — que lorsqu’un conflit armé est identifiable. Dans le cadre de conflits non internationaux, par exemple, le second Protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1977 prévoit son application aux « conflits qui se déroulent sur le territoire d’une Haute Partie contractante entre ses forces armées et des forces armées dissidentes ou des groupes armés organisés qui, sous la conduite d’un commandement responsable, exercent sur une partie de son territoire un contrôle tel qu’il leur permette de mener des opérations militaires continues et concer- tées ». Le protocole ne s’applique en revanche pas « aux situations de tensions internes, de troubles intérieurs, comme les émeutes, les actes isolés et sporadiques de violence et autres actes analogues, qui ne sont pas considérés comme des conflits armés 5 ». Ce qui peut apparaître comme une règle tautologique (le droit de la guerre ne s’applique que quand il y a guerre) exprime l’interdiction de l’em- ploi de la violence spécifique à la guerre en temps de paix. De même, la violence de guerre est spatialement restreinte au territoire de l’Etat ou des Etats qui sont en guerre.

Dans ce contexte juridique, il n’est pas question de « terro- ristes », même s’il est évidemment fréquent que des Etats nom- ment « terroristes » des combattants ennemis. De deux choses l’une donc : ou bien le « terroriste » est consi- déré comme un combattant dans une situation de conflit armé, et il relève du régime que l’on vient de décrire ; ou bien il agit dans un contexte qui n’est pas celui du conflit armé, et il relève des

5. Article premier du Protocole additionnel (II) aux Conventions de Genève du 8 juin 1977, « Champ d’application matériel ».

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 2424 224/05/164/05/16 15:4515:45 LE NOM DE L’ENNEMI 25 catégories des droits pénaux nationaux — le cas échéant soutenus par des coopérations judiciaires organisées dans certaines conven- tions internationales visant des actes spécifiques de terrorisme. Dans ce cas, le terroriste ne peut être un objet légitime de la vio- lence de guerre.

II. LA LÉGISLATION INTERNATIONALE D’EXCEPTION

Le droit de la guerre ici brièvement présenté est inscrit dans les grands traités internationaux que sont les Conventions de Genève, adoptées en 1949, et leurs protocoles additionnels, adoptés en 1977. Ces traités, négociés sous l’égide du Comité international de la Croix-Rouge, tirent leur force, dans la société internationale, du fait qu’ils ont été acceptés par la majorité des Etats. Ils expriment donc l’accord atteint par des gouvernements de puissance extrême- ment diverse. Or, les catégories qu’ils consacrent se trouvent aujourd’hui altérées par une législation d’une tout autre nature, celle du Conseil de sécurité, organe politique restreint de l’Organi- sation des Nations Unies, où dominent, parmi les quinze Etats qui le composent, les membres permanents que sont les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Russie et la Chine, membres perma- nents qui disposent du pouvoir d’empêcher l’adoption de résolu- tions déplaisantes à leurs yeux. Ces membres permanents, et plus particulièrement les puissances occidentales, sont en outre fré- quemment à l’origine des résolutions proposées au vote. Très sou- vent donc, les résolutions sont l’expression de volonté des Etats occidentaux qui disposent par là d’un moyen de modifier — ponc- tuellement — l’état du droit. « Ponctuellement » car, en principe, le Conseil de sécurité n’intervient que pour répondre spécifique- ment à une crise majeure et localisée. Mais, par l’altération, même ponctuelle, des catégories classiques du droit de la guerre, l’éco- nomie de ce droit se trouve néanmoins modifiée. Et les résolutions dont il sera question ici excèdent souvent le cadre spécifique dans lequel elles prétendent d’abord opérer.

Quelles sont, dans les récentes résolutions du Conseil de sécurité, les occurrences des évolutions lexicales dans la désigna- tion de l’ennemi? Nous prendrons ici les exemples du Mali et du conflit syro-irakien.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 2525 224/05/164/05/16 15:4515:45 26 LES TEMPS MODERNES

Le cas malien est fort intéressant. Au début de l’année 2012, un certain nombre de groupes armés associant rebelles touaregs et mouvements proches d’Al-Qaïda prennent le contrôle du nord du territoire malien. En décembre 2012, ils menacent d’une offen- sive vers la capitale, Bamako. L’intervention militaire française « Serval », lancée le 16 janvier 2013, s’autorise de cette menace 6 . Dans la résolution 2085 (20 décembre 2012) qui précède l’in- tervention française de janvier 2013, le Conseil de sécurité des Nations Unies décrit le conflit dans le nord du Mali et ses protago- nistes. Il y distingue, en condamnant les atteintes aux droits de l’homme qui y sont perpétrées (et en signalant qu’elles pourraient relever de la Cour pénale internationale), « des rebelles armés, des terroristes et d’autres groupes extrémistes, des réseaux de crimi- nels ». La résolution autorise une mission africaine à faire recours à la force afin de soutenir le gouvernement malien. Elle promeut dans le même temps un processus politique au Mali. Les groupes rebelles maliens peuvent participer aux négociations dès lors « qu’ils rompent tout lien avec les organisations terroristes ». Les organisations terroristes ne relèvent, quant à elles, que d’un régime de sanction développé par le Conseil de sécurité depuis les atten- tats du 11 septembre 2001.

On voit ainsi apparaître deux types de combattants : les rebelles d’une part, avec qui l’on peut négocier, qui sont donc des sujets politiques ; les terroristes d’autre part qui, pas plus que les membres de « réseaux criminels », ne sont des interlocuteurs et qui relèvent d’un régime de sanction de nature pénale. Ces distinctions peuvent encore se justifier au regard du droit de la guerre. Dans un conflit armé interne — partiellement décrit par la résolution qui autorise une mission africaine à aider le Mali à « reprendre les zones du nord de son territoire qui sont contrôlées par des groupes armés terroristes et extrémistes » —, tous les hommes en armes agissant de concert sont des combattants. Certains d’entre eux sont des combattants avec qui l’on doit négocier parce qu’ils relèvent d’un

6. La menace sur la capitale malienne semble avoir été très largement exagérée ; voir les enquêtes des journalistes David Revault d’Allonnes, Les Guerres du Président, Le Seuil, 2015, et Christophe Boisbouvier, Hollande l’Africain, La Découverte, 2015.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 2626 224/05/164/05/16 15:4515:45 LE NOM DE L’ENNEMI 27 mouvement de libération nationale (ici touareg), d’autres des combattants qui ne relèvent que d’un statut pénal. Il ne serait donc pas question de reconnaître à ces derniers la condition de prison- nier de guerre, ce qui n’est pas contraire au droit des conflits internes que j’ai brièvement présenté ci-dessus.

Mais un événement récent révèle que la représentation du conflit imposée par le Conseil de sécurité, même si elle n’entre pas en conflit direct avec le droit de la guerre, est empreinte de distinc- tions (« rebelles/terroristes ») que ce droit ne reconnaît pas. La Cour pénale internationale vient en effet d’être saisie d’un acte d’accusation contre un combattant touareg participant d’un groupe terroriste pour la destruction de mausolées à Tombouctou en 2012. L’acte d’accusation précise qu’Ahmad al-Faqi al-Mahdi était membre du groupe Ansar Dine, groupe inscrit sur les listes du Conseil de sécurité en tant que groupe terroriste 7 . Accusé par la Cour pénale internationale d’avoir été particulièrement actif dans le contexte de l’occupation de la ville de Tombouctou, son com- portement est saisi sous la qualification de « crimes de guerre 8 ». Or, les crimes de guerre sont nécessairement commis lors d’un conflit armé, et en rapport avec celui-ci. Tout « terroriste » qu’il soit donc au regard de la lecture du Conseil de sécurité, l’accusé qui est présenté devant la Cour n’en relève pas moins du droit international de la guerre : il participe, pour le droit de la guerre, de forces combattantes insurrectionnelles ayant pris le contrôle de la ville de Tombouctou.

Les mutations lexicales apparaissent encore beaucoup plus nettement dans le cas du conflit syro-irakien. Dans une résolution 2170 du 15 août 2014, le Conseil de sécurité emploie le terme « combattants terroristes étrangers ». Il se déclare « préoccupé par l’afflux de combattants terroristes étrangers qui rejoignent les rangs de l’Etat islamique d’Irak et du Levant et du Front al-Nosra »

7. La liste est disponible sur le site des Nations Unies (www.un.org/ sc/suborg/fr/sanctions/1267/aq_sanctions_list). 8. L’acte d’accusation du 18 septembre 2015 est disponible sur le site de la Cour pénale internationale (www.icc-cpi.int). Les charges contre Ahmad al-Faqi al-Mahdi ont été confirmées par une décision du 24 mars 2016.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 2727 224/05/164/05/16 15:4515:45 28 LES TEMPS MODERNES et consacre une partie de la résolution au traitement qui devrait leur être réservé par les Etats. Cette résolution décrit en préambule une situation qui diffère du phénomène terroriste habituel, en raison de l’emprise territoriale des mouvements :

« [...] une partie du territoire de l’Irak et de la Syrie est sous le contrôle de l’Etat islamique d’Irak et du Levant et du Front al-Nosra [...] leur présence, leur idéologie extrémiste violente et leurs agissements sont préjudiciables à la stabilité de l’Irak, de la Syrie et de la région. »

La résolution suivante, 2178, du 24 septembre 2014, intégrale- ment consacrée au phénomène et imposant cette fois aux Etats l’adoption de mesures, décrit ce que sont ces « combattants terro- ristes étrangers » aux yeux du Conseil de sécurité :

« [...] des individus qui se rendent dans un Etat autre que leur Etat de résidence ou de nationalité, dans le dessein de commettre, d’organiser ou de préparer des actes de terrorisme, ou afin d’y participer ou de dispenser, ou recevoir un entraînement au terro- risme, notamment à l’occasion d’un conflit armé. »

La condamnation est montée d’un cran : le Conseil est désor- mais « gravement préoccupé par quiconque cherche à se rendre à l’étranger pour y devenir un combattant terroriste ». La figure du « combattant terroriste », dessinée par le Conseil de sécurité, est ainsi spécifiquement appliquée à des individus qui ne sont pas les nationaux des Etats syrien et irakien sur le territoire duquel le conflit se déroule. Les individus qu’il s’agit ainsi de saisir, « combattants » sur le territoire des Etats en conflit, seraient des « terroristes » en dehors de ceux-ci ? Ce double statut traduit sans doute le phénomène de mobilité des « combattants terro- ristes » qui, en effet, se déplacent d’un Etat dont ils sont les ressor- tissants (où ne s’applique pas le droit de la guerre) vers un Etat en guerre (où ce droit s’applique). Ils s’associent à un combat réprouvé par leur Etat de nationalité et reviennent dans cet Etat, le cas échéant afin d’y commettre des attentats.

Mais ce double statut, qui semble consacré par le Conseil de sécurité pour le cas syro-irakien, vient d’abord justifier l’édifica-

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 2828 224/05/164/05/16 15:4515:45 LE NOM DE L’ENNEMI 29 tion d’un régime national de contrôle des populations qui sort du cadre du droit commun. En entretenant l’incertitude, il paraît de plus laisser ouverte la possibilité de l’« éradication » du combat- tant terroriste en tout lieu.

III. STRATÉGIES MILITAIRES ET CONTRÔLE DES POPULATIONS

La fonction première de la résolution 2178 relative aux « com- battants terroristes étrangers » est d’imposer aux Etats membres des Nations Unies l’adoption de mesures nationales permettant de lutter contre le phénomène de départ de leurs nationaux vers le ter- rain de conflit syrien. Leur imposer ou plutôt leur permettre, car la résolution, dont le texte est présenté par plus de cent Etats, est bien soutenue par des Etats qui souhaitent mettre en application les mesures dont il est question. De quoi s’agit-il ? Il s’agit essentiel- lement de criminaliser certains comportements individuels : la sortie du territoire national dans le but de participer ou de se pré- parer au terrorisme, la fourniture de fonds et l’organisation du voyage à cette fin (paragraphe 6 de la résolution 9 ). Le régime imposé va immédiatement trouver des prolongements dans les droits internes. Ainsi, pour la France, la loi du 13 novembre 2014, votée moins de deux mois après la résolution 2178 (le projet de loi était d’ailleurs adopté le 9 juillet 2014 en Conseil des ministres), crée un « dispositif d’interdiction de sortie du territoire » où les interdictions sont prononcées par le ministre de l’Intérieur. La même loi étend le régime pénal du terrorisme en introduisant le délit d’apologie du terrorisme dans le code pénal (article 421-2-5), en retenant l’hypothèse de l’entreprise terroriste individuelle et en assimilant à l’acte de terrorisme des actes préparatoires tels que le fait « d’avoir séjourné à l’étranger sur un théâtre d’opérations de

9. La résolution oblige également les Etats à interdire l’entrée sur le territoire de personnes qui chercheraient à y accéder pour commettre les actes dont la criminalisation s’impose (paragraphe 8 de la résolu- tion). Dans ce dernier cas (entrée sur le territoire), la résolution précise « qu’aucune disposition du présent paragraphe n’oblige un Etat à refuser à ses propres ressortissants ou résidents permanents l’entrée ou le séjour sur son territoire ». Elle n’oblige pas, mais elle permet donc aux Etats de refuser l’accès au territoire à leurs nationaux.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 2929 224/05/164/05/16 15:4515:45 30 LES TEMPS MODERNES groupements terroristes » (article 421-2-6). Critiqués pour les atteintes portées aux droits fondamentaux, ces dispositifs natio- naux ont été renforcés en France par l’état d’urgence décidé le 14 novembre 2015. Les principales critiques de la loi sur l’état d’urgence 10 soulignent que des mesures de privation de liberté (assignation à résidence) ou des perquisitions peuvent être déci- dées par le pouvoir exécutif (ministre de l’Intérieur ou préfet) alors qu’elles exigent habituellement l’intervention d’un juge.

Le régime du « combattant terroriste » institué par la résolution 2178 a en effet pour principale caractéristique de faciliter pour les Etats la construction d’un système de contrôle de la mobilité de leurs nationaux ou résidents : ceux sur qui pèse le soupçon d’une parti- cipation au terrorisme à l’étranger (et non plus seulement en Syrie). Mais, dans la même résolution 2178, le Conseil de sécurité affirme aussi, le 24 septembre 2014, « qu’il faut combattre par tous les moyens, conformément à la Charte des Nations Unies, les menaces que font peser sur la paix et la sécurité internationales les actes de terrorisme, notamment ceux perpétrés par des combat- tants étrangers 11 ».

La formule, qui figure dans le préambule de la résolution, est un peu alarmante. Les spécialistes du droit de la « sécurité collec- tive », produit par le Conseil de sécurité dans le respect de principe de la Charte des Nations Unies, notent que l’emploi des termes « par tous les moyens » signale généralement la possibilité donnée aux Etats de recourir à la force militaire. On peut donc se demander si l’emploi de cette formule dans la résolution 2178 pourrait consti- tuer une base de justification à l’élimination des « combattants ter- roristes », y compris nationaux, par des moyens militaires, par exemple par le moyen d’exécutions extra-judiciaires ? Deux obser- vations s’imposent alors.

Si l’on peut certainement admettre que des moyens militaires soient employés sur un terrain de guerre contre des combattants, en

10. Loi du 20 novembre 2015 prolongeant l’état d’urgence pour trois mois, dont l’application a été prorogée pour trois nouveaux mois par la loi du 19 février 2016. 11. C’est nous qui soulignons.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 3030 224/05/164/05/16 15:4515:45 LE NOM DE L’ENNEMI 31 dehors de cet espace le recours à des moyens militaires n’est pas consacré par le droit de la guerre qui, on l’a dit, confine le recours à la violence de guerre au territoire de l’Etat en proie à un conflit interne ou au territoire des Etats qui s’opposent militairement en cas de conflit international. Sur le terrain de guerre, et s’agissant ici des territoires syrien et irakien, le recours à la violence de guerre contre les « combattants terroristes » n’est pas en soi interdit. En revanche la question se pose de savoir par qui elle peut être légalement exercée. On quitte ici le registre du droit de la guerre (jus in bello) pour celui du droit régissant le recours à la guerre (jus ad bellum), codifié par la Charte des Nations Unies.

L’intervention d’un Etat extérieur au conflit n’est possible, en soutien du gouvernement aux prises avec un conflit interne, que si ce gouvernement la demande ou l’accepte (cas malien, cas ira- kien), et dès lors que ce gouvernement ne réprime pas ainsi un mouvement de libération nationale. A défaut d’acceptation gouvernementale, une intervention extérieure n’est possible que si le Conseil de sécurité des Nations Unies l’autorise. Aucune de ces deux conditions n’est explicitement remplie dans le cas des bombardements contre les forces de l’« Etat islamique » en Syrie : bombardements américains, lancés en septembre 2014, puis russes, français et britanniques en 2015.

Certes, on a d’abord opportunément considéré l’absence d’opposition du gouvernement syrien de Bachar el-Assad aux frappes aériennes étrangères comme une forme d’acceptation. Mais la question de la légalité des frappes au regard du droit inter- national pouvait paraître douteuse, et c’est sans doute pourquoi l’exécutif français tenta quant à lui, en septembre 2015, d’avancer la notion — également inadaptée — de légitime défense 12. Or, la

12. Voir l’intervention du Premier ministre, Manuel Valls, à l’Assemblée nationale, à l’occasion de la présentation de l’opération « Chammal » étendue à la Syrie le 15 septembre 2015 : il s’agit de « mieux identifier et localiser le dispositif de Daech pour être en mesure de frapper sur le sol syrien et d’exercer ainsi — je veux le souligner tout particulièrement — notre légitime défense, comme le prévoit l’article 51 de la Charte des Nations Unies », compte rendu intégral de la séance du 15 septembre, p. 7214.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 3131 224/05/164/05/16 15:4515:45 32 LES TEMPS MODERNES formule de la résolution 2178, exigeant des Etats qu’ils combattent « par tous les moyens » les actes de terrorisme, sans autoriser explicitement de telles frappes, pourrait donc permettre à certains acteurs (les Etats intervenants contre les forces de « l’Etat isla- mique ») de les justifier. C’est d’ailleurs ce vers quoi le Conseil de sécurité a semblé ultérieurement s’orienter. En effet, la résolution 2249 du 20 novembre 2015, adoptée après les attentats de Paris, affirme dans des termes particulière- ment vifs que « l’Etat islamique d’Irak et du Levant (EIIL, égale- ment connu sous le nom de Daech) constitue une menace mondiale d’une gravité sans précédent contre la paix et la sécurité internatio- nale ». Le Conseil y « demande aux Etats membres qui ont la capa- cité de le faire [...] d’éradiquer le sanctuaire » créé par les terro- ristes « sur une partie significative des territoires de l’Irak et de la Syrie » 13. Cette demande d’« éradication », ou d’« élimination », du « sanctuaire » de Daech est réitérée dans la résolution 2254 du 18 décembre 2015 et ne peut être interprétée que comme autorisant les Etats à employer la violence de guerre sur le territoire de l’Irak et de la Syrie. Certes, cette dernière résolution 2254 soutient un processus politique pour le règlement du conflit syrien et recom- mande un cessez-le feu. Mais, dans la lignée du précédent malien, les groupes désignés comme terroristes sont exclus de ce processus et le cessez-le-feu n’interdit pas la poursuite des offensives qui les visent. Ainsi, pour le Conseil de sécurité, « le cessez-le-feu sus- mentionné ne s’appliquera pas aux actions offensives ou défen- sives dirigées » contre Daech ou les autres groupes terroristes.

Est-ce à dire que le « combattant terroriste », avec qui l’on ne peut négocier et qui n’est pas un sujet politique, ne peut qu’être « éradiqué » en son « sanctuaire » ? L’effrayante terminologie de l’éradication excède d’ailleurs la résolution du Conseil. Elle est, par exemple, également employée par l’exécutif français 14. Mais

13. Dans la version anglaise : « Calls upon Member States that have the capacity to do so to take all measures [...] to eradicate the safe haven [the terrorist groups] have established over significant parts of Iraq and Syria. » 14. Par exemple, le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, dans un entretien pour France Info le 19 novembre 2015 : « Il faut éradi- quer les terroristes parce que ce sont des monstres et qu’ils veulent

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 3232 224/05/164/05/16 15:4515:45 LE NOM DE L’ENNEMI 33 on n’ira pas jusqu’à affirmer que l’ajout du qualificatif « terro- riste » à celui de « combattant » permettrait également d’envisager l’extermination de l’ennemi, car c’est bien son « sanctuaire » qu’il s’agit d’« éradiquer ». Et, par ailleurs, le Conseil réaffirme la nécessité de respecter le droit humanitaire, c’est-à-dire le droit de la guerre, à l’intention des Etats auxquels il s’adresse 15. Toutefois, l’emploi de cette terminologie inhabituelle peut inquiéter. Pourquoi, ainsi, ne pas se limiter à évoquer la défaite des groupes armés condamnés ?

*

Plusieurs enseignements peuvent être tirés de cette séquence juridique relative aux « combattants terroristes étrangers » en Syrie. D’abord, on voit comment la production consensuelle du droit international se trouve altérée par une logique de guerre où domine le Conseil de sécurité des Nations Unies. Celui-ci vient, en un mouvement assez étonnant, associer « combattants » et « terro- ristes », ce qui paraît remplir plusieurs fonctions.

détruire notre société, mais il faut refuser l’amalgame et il faut continuer à vivre et ne pas faire ce que ces gens voudraient que nous fassions, c’est-à- dire des oppositions absurdes. » 15. Par exemple, dans le point 5 de la résolution 2249, qui demande l’« éradication » du sanctuaire, on lit que le Conseil de sécurité « demande aux Etats membres qui ont la capacité de le faire de prendre toutes les mesures nécessaires, conformément au droit international, en particulier à la Charte des Nations Unies, au droit international des droits de l’homme, au droit inter- national des réfugiés et au droit international humanitaire, sur le territoire se trouvant sous le contrôle de l’EIIL, également connu sous le nom de Daech, en Syrie et en Irak, de redoubler d’efforts et de coordonner leur action en vue de prévenir et de faire cesser les actes de terrorisme commis tout particulière- ment par l’EIIL, également connu sous le nom de Daech, par le Front al-Nosra et tous les autres individus, groupes, entreprises et entités associés à Al-Qaïda, ainsi que les autres groupes terroristes qui ont été désignés comme tels par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, ou qui pourraient par la suite être considérés comme tels par le Groupe international d’appui pour la Syrie avec l’approbation du Conseil de sécurité, conformément à la Déclaration du Groupe en date du 14 novembre, et d’éradiquer le sanctuaire qu’ils ont créé sur une partie significative des territoires de l’Irak et de la Syrie ». La phrase est pour le moins complexe, et plutôt obscure.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 3333 224/05/164/05/16 15:4515:45 34 LES TEMPS MODERNES

Tout d’abord, la formule est le support de législations natio- nales d’exception. On voit ainsi une nouvelle forme d’imbrication du droit international et national, où le pouvoir de l’Etat ne se trouve plus limité par les normes internationales sur les droits fondamentaux issues de grands traités multilatéraux tels que le Pacte sur les droits civils et politiques de 1966, mais au contraire se trouve invité, par les résolutions du Conseil de sécurité, à res- treindre ces droits. Le droit qui est en question ici est relatif à la mobilité des nationaux puisque l’article 12 du Pacte de 1966 affirme que « toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien » et que « nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son pays ». Certes, ce même article permet de restreindre ces droits dans le but de protéger la sécurité nationale ou l’ordre public 16, mais la juste cause de la restriction est ici prédéterminée par l’acte international qu’est la résolution du Conseil, visant ainsi à sim plifier et à généraliser le recours à l’in- terdiction de sortie du territoire.

La notion de « combattant terroriste » semble aussi permettre de légitimer un recours à la force en dehors de l’espace d’applica- tion du droit de la guerre : le combattant terroriste pourrait, en tout lieu, être combattu « par tous les moyens » ? Par ailleurs, le com- battant, parce que terroriste, ne serait pas un sujet politique, même si son combat exprime une prétention territoriale : il devrait être exclu des négociations politiques de règlement de la crise et sa pré- sence territoriale éradiquée. Cette éradication exige des interven- tions militaires étrangères, sous la forme de frappes aériennes, qui ne sont plus seulement autorisées mais désormais demandées par le Conseil de sécurité.

Une telle évolution paraît confirmer que l’Organisation des Nations Unies, dominée en cette matière par son Conseil de sécu-

16. Article 12, paragraphe 3, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 : « Les droits mentionnés ci-dessus ne peuvent être l’objet de restrictions que si celles-ci sont pré- vues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui, et compatibles avec les autres droits reconnus par le présent Pacte. »

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 3434 224/05/164/05/16 15:4515:45 LE NOM DE L’ENNEMI 35 rité, n’est plus le lieu de la promotion de solutions politiques pour des conflits complexes, mais celui de la validation de dynamiques militaires issues de volontés étatiques unilatérales, dynamiques, qui se prolongent dans des systèmes nationaux d’exception. L’un des lieux d’une nouvelle « gouvernance insécuritaire 17 » ?

Rafaëlle Maison 27 mars 2016

17. Pour reprendre la formule d’Alain Joxe, Les Guerres de l’empire global. Spéculations financières, guerres robotiques, résistance démo- cratique, La Découverte, 2012.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 3535 224/05/164/05/16 15:4515:45 Amos Reichman

NOTRE JEUNESSE, SON HISTOIRE

Un soir de novembre, la France jouait contre l’Allemagne. Ce n’est jamais tout à fait un match de football. Il y avait eu la demi- finale de Séville, en 1982. Il y avait eu la grande histoire. Ce soir de 2015, j’étais au stade. La rencontre se voulait amicale. Dès le début de la seconde période, j’apprenais que des bombes avaient explosé autour du stade, que des tirs avaient ensanglanté le canal Saint-Martin de mon enfance. Alors, avant que l’attaquant français André-Pierre Gignac ne marque le second but dérisoire du seul match amical dont une génération garderait à jamais mémoire, j’ai quitté Saint-Denis, roulé jusqu’à Paris. J’ai trouvé refuge chez des amis. Notre génération rencontrait son histoire. L’histoire... On nous l’avait pourtant apprise sur les bancs de l’école. Tragique, violente, sublime, dérisoire. Derniers enfants du xxe siècle, nés dans le fracas de la chute du mur de Berlin, nous la lisions, l’imaginions, elle restait inaccessible, de l’ordre du loin- tain. Nous ne pensions pas la vivre un jour. Elle était bien rangée dans les livres, improbable dans nos vies. La guerre appartenait au monde d’hier. Nous étions une génération hors champ. Et puis est venu 2015. Bientôt nous dirons 15. Comme il y eut 14 et 18, 39 et 45, 68 et 81, loterie de l’Histoire. Cette sale année 15 qui vit l’histoire faire irruption dans nos vies. Tragique, vio- lente. Le familier s’est transformé. Les rues, les avenues, les lieux que nous arpentions n’auront plus jamais le même visage. Un vernis de tristesse a enduit les murs de la ville. Chez nos grands- parents, il y avait cette pudeur dans le regard, au moment de parler de la Seconde Guerre mondiale. Comme chez tous ceux qui avaient

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 3636 224/05/164/05/16 15:4515:45 NOTRE JEUNESSE, SON HISTOIRE 37 connu l’Histoire, de celle qui suscite la disparition, le scandale absolu de l’innocence dérobée. Bien sûr, ils racontaient, ils trans- mettaient. Mais l’on sentait qu’ils ne pouvaient pas tout dire, quelque chose restait de l’indicible, il fallait l’avoir vécu pour savoir. Comme un mauvais rêve, nous avons traversé cette année. Des secousses avaient déjà marqué nos vies, comme un pres- sentiment historique, un écho lointain du possible basculement. Nous n’étions encore que des enfants ce mardi 11 septembre. Une journée de collège ensoleillée qui s’est finie comme aucune autre. Les devoirs oubliés et les yeux des parents braqués sur la télévi- sion, sans que les nôtres ne comprennent tout à fait ces images irréelles qui resteraient à jamais dans nos mémoires. Sans doute est-ce notre scène primitive : avant Internet, avant les téléphones portables, nous avions appris que tout pouvait s’écrouler, que l’his- toire, si invraisemblable soit-elle, pouvait exister au présent. Traversée par l’événement, notre jeunesse ne devait pourtant pas s’en trouver transformée. New York était trop loin. Les tours jumelles trop hautes. Nous étions nombreux à n’avoir jamais entendu parler du « World Trade Center » avant cette date. Dans nos têtes, le visage d’Oussama ben Laden devait progressivement s’inscrire. Mais sa longue barbe paraissait d’un autre monde, il était un enfant d’Arabie saoudite, caché dans les grottes afghanes, qui frappait les Etats-Unis. Alors, naïvement, encore préservés, nous avons continué à courir dans les rues, à jouer, encore. Quelques mois plus tard, c’était pendant les vacances de Pâques. De nouveau, cette même esquisse d’instabilité, d’un mou- vement sous-jacent, terriblement puissant, qui pourrait nous embarquer, un jour, peut-être. Le dimanche 21 avril, Jean-Marie le Pen se qualifiait pour le second tour de l’élection présidentielle. De nouveau, « quelque chose » se passait. Difficile pour les jeunes adolescents que nous étions de comprendre ce qu’il en était, mais, indéniablement, « ça » arrivait. Le même regard hébété des parents. Avec du recul, je me demande si la stupeur des adultes ne venait pas davantage de l’effondrement de leurs certitudes que de la pré- sence du candidat de l’extrême droite au second tour. Ils pensaient vivre dans un monde stable, vacciné contre les tourments de l’his- toire. Héritiers du pire, ils avaient préféré jeter un voile pudique sur l’hypothèse tragique. En ce dimanche 21 avril, elle refaisait surface, le temps d’un frisson électoral. Une manifestation et deux semaines plus tard, le candidat négationniste, nostalgique de

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 3737 224/05/164/05/16 15:4515:45 38 LES TEMPS MODERNES l’Algérie française, était largement défait. Alors, comme quelques mois auparavant, après le 11 septembre, la vie devait continuer. L’histoire nous avait effleurés, suffisamment pour marquer notre mémoire, pas assez pour changer nos vies. Mardi 11 septembre 2001. Dimanche 21 avril 2002. Notre jeunesse était baptisée. Les éléments du décor de notre histoire étaient en place. D’un côté, l’horreur faite spectacle, la religion dévoyée prête à toutes les atrocités contre le reste du monde. De l’autre, la politique du pire, la peur comme arme électorale, le repli, les murs et, toujours, l’innocence prise pour cible. Enfants gâtés, nous croyions être arrivés dans un monde en marche, l’euro remplaçait le franc, le mur de Berlin n’était qu’un mauvais souvenir des parents, la guerre une histoire de grands- parents. Les bienveillants professeurs de nos jeunes années expli- quaient que la génération du baby-boom partirait à la retraite à l’âge où nous entrerions sur le marché du travail, que nous pour- rions traverser les frontières sans crainte ni difficulté, que la vie serait simple. Alors s’assiérait sur un monde en progrès une jeu- nesse insouciante. Nous sentions pourtant que ce paradis promis tenait surtout du discours, qu’il était déjà perdu. Les événements de 2001 et 2002 n’en étaient pas les seuls indices. Quelque chose de pourri germait dans notre monde. Et l’odeur nauséeuse d’un avenir incertain mon- tait à notre nez. L’âge d’or qui nous avait été préparé craquait de tous côtés. L’Europe était malade. Il fallait être aveugle pour négliger le résultat du référendum de 2005. En France, la violence couvait. Cette même année 2005, l’état d’urgence était décrété à la suite de l’embrasement des banlieues. Il existait des territoires oubliés où la frustration s’exprimait par un accès de violence, où la police, l’Etat étaient pris pour cible. Sans y participer, j’observais l’actualité qui n’accouchait pas encore de l’histoire, rêvant naïve- ment d’une grande révolte nationale, européenne, pleine d’illu- sions romantiques, les bourgeois unis aux déshérités pour tout changer, vaincre les inégalités, plonger dans on ne savait quoi, mais quelque chose qui ressemblerait à l’histoire, quand l’exis- tence prend vie. C’est qu’à défaut d’histoire notre génération a grandi sous le Soleil de l’oubli. Etait-ce l’illusion du nouveau millénaire ? Comme il y eut une crise de l’an 1000, faisions-nous l’expérience, sans bien en avoir conscience, d’une crise de l’an 2000 ? Etrange

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 3838 224/05/164/05/16 15:4515:45 NOTRE JEUNESSE, SON HISTOIRE 39 rhétorique que celle du progrès béat, « naturel ». Il suffisait de « profiter ». La télévision, le téléphone portable, Internet, le tou- risme, l’argent, tout devait être là, si proche. C’était du moins ce qu’on nous « vendait ». L’époque incitait à poser le moins de ques- tions possibles. Il y avait eu trop de cadavres au xxe siècle, trop de désastres. « Le meilleur, c’est un sommeil bien ivre, sur la grève », écrivait Rimbaud. Nous en étions là, le bonheur de la vie accom- plie en moins. Ce que l’on appelait communément le « métro boulot dodo » était un anesthésiant bien plus profond. Il s’agissait de travailler du lundi au vendredi, se reposer le week-end, mais aussi sortir, boire et draguer, souvent pour « oublier ». Oublier quoi ? Souvent les journées du lundi au vendredi, la soirée du pré- cédent week-end. Oublier l’ennui d’une vie sans histoire. Cet océan d’oubli dans lequel nous baignions contaminait les grands sentiments, de ceux qui mettent l’existence en danger, qui l’exaltent, la justifient. Pour aimer, encore faut-il se souvenir. Ne serait-ce que de l’être aimé. La tiédeur de l’époque n’y incitait pas. L’amour était une résistance au temps de l’oubli. Mais il était si fragile, devenu si peu commun dans nos contrées en quête de sens. La distance entre les êtres était creusée par l’essor des nouvelles technologies, capables de tant apporter, de tant éloigner, aussi. Avec Internet, toute l’histoire était à portée de clics. Mais une histoire jetable, à consommer. Il n’était plus besoin de connaître les dates, les processus, les complexités qui font les vies amenées à changer le monde. En ligne, l’encyclopédie suffisait à notre pauvre désir. A défaut de vivre l’histoire, nous pouvions passer nos jour- nées à traîner sur cet espace virtuel, vidéos et vies des autres, doux anesthésiant pour se détourner de nos propres vies. En 2008, la crise financière était en partie celle de ce monde virtuel, celle des crédits bancaires fantasmés, d’un argent aussi rêvé qu’inexistant. Cette bulle de la virtualité a explosé. Le chômage, le doute, la peur de l’avenir se sont peu à peu imposés. Notre jeunesse promettait de jeunes adultes inquiets. Sous d’autres latitudes, la possibilité d’une grande histoire était néanmoins suggérée. Comment oublier cette nuit de novembre 2008 ? J’avais suivi les résultats des élections améri- caines, les oreilles colées à cette petite radio grise glissée sous mon oreiller. Quand Barack Obama prononça son discours de victoire et qu’il parla « à tous ceux qui, ce soir, nous regardent au-delà de nos frontières, dans les parlements et les palais, à tous ceux qui

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 3939 224/05/164/05/16 15:4515:45 40 LES TEMPS MODERNES sont réunis autour des radios dans les coins oubliés du monde », j’ai cru à l’Histoire. En 2011, à la télévision, il y eut ces images du Caire, de la place Tahrir, d’une Révolution comme seuls les livres pouvaient en raconter. Cela pouvait donc exister, en vrai. Mais d’Obama aux printemps arabes, à des degrés divers, à mille nuances près, l’Histoire ne pouvait tenir toutes ses promesses. Elle a rappelé les Illusions perdues balzaciennes à notre mélancolique souvenir. Nous avions vingt ans, et en France, l’histoire demeurait en suspens. Elle manquait tellement au pays que les autorités commé- moraient, sans cesse. L’année qui devait précéder le retour du tragique historique dans l’Hexagone fut celle du souvenir paro- xystique. 2014 restera comme l’année de l’« histoire antiquaire ». Le centenaire de la Première Guerre mondiale avait envahi notre présent, partout, sans cesse. Au prix d’une étrange absurdité : en 2014, nous célébrions le début d’une boucherie. Si le manque d’histoire n’était pas si criant, l’Etat aurait pu avoir la décence d’attendre 2018 pour se réjouir de la fin d’un massacre. Mais non, la France était décidément trop pressée. 2014, toujours, la France commémorait les soixante ans de la Libération, du grand hommage normand aux festivités parisiennes. Derrière ces grandes messes républicaines se lisait la nostalgie d’un sentiment que notre jeu- nesse observait avec distance et révérence, l’héroïsme. Nous avions grandi dans une France sans héros. Privés de Poilus, de Résistants, il nous restait tout de même Zinédine Zidane, el Magnífico. Mais était-ce assez pour donner sens à notre his- toire ? La victoire de la France en 1998 restera comme le grand moment de gloire, de fierté de notre jeunesse. La France avait gagné, son héros l’avait portée au firmament. Mais le dérisoire de l’objet explique sans doute les failles béantes à venir. Dix-sept ans plus tard, dans les rues de Paris, des enfants qui pleuraient de joie une nuit de juillet en assassineraient d’autres. Certains pouvaient penser que nous entrions dans une post- modernité anhistorique, faite de ressassements et d’hommages. La France, vieille nation fatiguée, s’observait dans un album de famille jauni. Le souvenir figé ou la mémoire ritualisée ne font pas une politique. Manquait l’essentiel, la vibration présente, la concorde vécue. A force de commémorer une histoire aseptisée, nos hommes politiques oubliaient la possibilité du tragique et ne prenaient pas le risque d’écrire le présent pour conjurer le pire.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 4040 224/05/164/05/16 15:4515:45 NOTRE JEUNESSE, SON HISTOIRE 41 Peut-être, pour se prémunir contre les drames de 2015, aurait-il été de leur devoir, durant toutes ces années, celles de notre enfance, de notre jeunesse, d’inventer une autre histoire, capable d’emporter les êtres, de les faire participer au grand labyrinthe de la vie. La muséification du passé, mêlée à la promesse d’un monde sans his- toire, ne pouvait rien augurer de bon. Nous étions plongés dans un état de somnolence dont seule l’horreur de 2015 pourrait nous sortir. L’histoire, bien qu’esca- motée, était décidément rusée. 1415, Azincourt. 1515, Marignan. 1715, la mort du roi Soleil. 1815, le crépuscule de l’Aigle. Elle bégaye étrangement, notre histoire de France. En 2015, elle est revenue. A force de n’être plus observée qu’à la longue vue, elle a fini par faire exploser notre quotidien. En janvier, on assassinait l’intelligence heureuse, la liberté, celle qui permettait de dénoncer la bêtise crasse, sans honte, sans peur, qui envoyait valser les fanatismes, qui représentait ce qui était, Jean-Marie le Pen en porc, et Mahomet, tout simplement. Puis ce furent les policiers, dont on aimait tant se moquer, qu’on finit presque par tant aimer. Et les Juifs, toujours, comme si on ne pardonnait pas à ce peuple de révérer le même Dieu depuis cinq millénaires, comme si sa continuité était un défi trop insupportable au monde de l’oubli. En 2006, il y avait eu l’assassinat d’Ilan Halimi. En 2012, les crimes de Mohammed Merah. L’antisémitisme n’en avait pas fini de hanter l’histoire. Il est toujours aussi difficile d’accepter ces événements, jus- tement, de les représenter. Deux frères, nés à Paris, ont donc tué , pour « venger le prophète Mahomet » comme l’un d’entre eux a hurlé... Ils ont tué les caricaturistes et journalistes de Charlie Hebdo... Ces dessinateurs qui avaient le sens le plus aigu de la vie. Ceux qui ont suffisamment vécu pour voir le monde avec les yeux de l’enfant qui comprend tout, qui ose tout. Les frères Kouachi étaient également nés avec cette génération de l’oubli. Plus qu’aucun autre, ils avaient tout oublié, de l’huma- nité, de Dieu. Après janvier, témoins sidérés de l’apparition d’une violence si peu croyable, il a fallu essayer de reprendre vie. Traverser la fin de l’hiver. Puis, tant bien que mal, le printemps, l’été, lentement, se ressaisir. Attendre et espérer. Que cela passe. Qu’on retrouve le grand rire. La rentrée de septembre était lourde. La menace tou- jours plus pesante. Et puis un soir d’automne, c’est revenu.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 4141 224/05/164/05/16 15:4515:45 42 LES TEMPS MODERNES L’histoire, toujours elle, prend par surprise. Même si on s’y était préparé, si quelque chose devait bien arriver, pas comme ça, pas ce soir-là. Il faisait si doux ce vendredi soir. Après tout, peut- être pouvions-nous vivre, passer du temps avec ceux que nous aimons, aller voir un match de football, dîner, boire, assister à un concert. Et puis, bientôt, les téléphones qui sonnent, les messages qui s’accumulent, l’angoisse, presque enivrante, à ne plus bien comprendre le réel, ça recommence, ou plutôt ça commence, un peu partout, où nous étions tous, au stade, en ville ; des natifs de Paris, Bruxelles, Syrie, des monstres qui viennent quand même de quelque part, impardonnables, inhumains, et pourtant, à un moment, c’est une main née à la fin du xxe siècle, comme la nôtre, qui appuie sur la gâchette, des terroristes, assurément, ont tiré sur tout le monde, sur l’innocence, une génération qui voulait vivre, voyager, exister, construire son histoire loin du sang. Les terro- ristes se sont fait sauter. Des kamikazes en plein Paris. Mot japo- nais, imaginaire moyen-oriental, réalité française. L’histoire cham- boule tout. Nos représentations ne seront plus jamais les mêmes. Hagards, survivants malgré nous, heureux d’être en vie alors que nous n’avions rien fait pour la mettre en danger, nous nous comptons, fébrilement. Et à la télévision, en arrière-fond, le nombre de morts qui grimpe, le Président tremblant et, peut-être le plus émouvant, dans toutes les langues du monde, parfois même en français, les grands du monde qui nous soutiennent. L’histoire, nous avions justement appris ce qu’elle avait été entre la France et l’Allemagne, que c’était d’ailleurs en partie ça, l’Histoire du xxe siècle qui nous avait vu naître, la rivalité, la guerre, la haine, puis la réconciliation. Alors, le 11 janvier quand la Chancelière allemande appuie sa tête sur l’épaule du Président français, le 13 novembre quand dans un allemand incompréhensible pour beaucoup elle dit toute la solidarité de son peuple, il y a de quoi avoir les poils qui se hérissent, l’histoire, sans doute dérisoire, montre qu’elle existe, pas seulement dans l’horreur, mais dans la continuité ténue d’un fil qui peut être celui de la vie, et pas néces- sairement le déchirement, la destruction. Ces scènes franco-alle- mandes au milieu de la tragédie disent mieux qu’aucune autre ce passage d’une histoire à l’autre. L’imaginaire structurant du xxe siècle, celui des guerres mondiales, laisse sous nos yeux place à celui du tragique terroriste. Le dernier France-Allemagne a eu lieu le 13 novembre. C’est maintenant une autre histoire.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 4242 224/05/164/05/16 15:4515:45 NOTRE JEUNESSE, SON HISTOIRE 43 Nous n’étions pas préparés à cela, à cette irruption de la mort dans nos quartiers, aux cadavres sur nos trottoirs, à la mort des innocents. Elle est horrible cette histoire. Nous n’en voulions pas. 15 restera une sale année, une année de morts. Mais l’histoire, si tragique soit-elle, est marquée par des instants de relève, de force trouvée dans le tréfonds des générations. En 15, il y a également eu cette immense manifestation, celle du 11 janvier. La plus importante depuis la Libération. Certains peuvent bien gloser, jouer au professeur aigri, faire l’appel. Qu’importe... Nous étions des millions et des millions. Et se sentir entouré par des millions et des millions de gens, sidérés, endeuillés, rassemblés, c’est un sentiment unique, de force, de fraternité, d’es- pérance. Notre jeunesse en avait bien connu des manifestations, notamment « étudiantes », ces joyeux ersatz du grand soir. Mais là, plus rien à voir. En ce 11 janvier, l’histoire avait quelque chose de sublime. Dans un même lieu, nous étions des millions à partager un même temps. Evidemment, cette histoire était d’une terrible fragilité, l’inquiétude a fini par revenir, les attentats, de nouveau, par frapper. Puis, après le 13 novembre une pulsion de mort a semblé s’être emparé du pays. Etat d’urgence permanent, guerre, déchéance de nationalité, élections régionales. A trop vouloir pré- server la vie, qu’en restera-t-il ? D’un hiver l’autre, les mots ont bien changé. Pourtant, dans l’histoire qui est en train de s’écrire, rien n’est fatalité. A com- mencer par la peur. Demain, après-demain, nous continuerons à nous moquer des fanatiques qui n’ont que la mort à la bouche. Mais aussi à combattre, inlassablement, les corbeaux qui attisent les braises de la division, tout occupés qu’ils sont à vouloir imposer un modèle de société toujours plus rétrograde, plus suspicieux envers l’innocence, la légèreté. Evidemment, la menace est lourde. La Côte d’Ivoire, le Mali, la Turquie, le Pakistan ; l’Irak et la Syrie ont encore connu l’hor- reur en 2016. D’autres attentats, peut-être toujours plus violents, ne sont pas à exclure. L’arrivée dans quelques années d’une Le Pen au pouvoir non plus. C’en est presque drôle de penser aux espoirs béats que promettait le nouveau millénaire. Après 15, nous n’avons plus d’excuses. Nous ne pouvons plus nous contenter de la ber- ceuse du progrès, ni d’une histoire plastifiée qui est la meilleure propédeutique à la tragédie. L’histoire, nous devrons l’écrire,

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 4343 224/05/164/05/16 15:4515:45 44 LES TEMPS MODERNES patiemment, ensemble, vivante, et précieusement, connaissant sa fragilité. Les parents nous avaient promis un monde sans soucis. Au fond, nous n’y croyions pas. Il y avait quelque chose de touchant dans leur doux mensonge. Héritiers des Guerres mondiales, de la Guerre froide, des décolonisations, les « grands » voulaient nous protéger, eux-mêmes sans doute encore trop abasourdis. L’histoire nous était dérobée. Confusément, nous la cherchions. Nous en étions comme orphelins. Le monde dans lequel nous avons grandi, celui de Zidane et Chirac, d’une Europe vacillant entre crise et construction, de la mondialisation et de l’économie malade, était le résidu titubant des secousses qui, de Paris à Berlin en passant par Moscou et Alger, avaient structuré le siècle passé. En 2015, l’his- toire suspendue a retrouvé pied, dans le sang. Il nous incombe de tout faire pour que les temps à venir ne soient pas ceux de l’affron- tement généralisé et de la destruction. A nous d’élever l’histoire. A la croisée des chemins, après Charlie et le Bataclan, il nous revient d’affronter cette rencontre avec l’histoire, collectivement, pour faire en sorte que l’inimaginable ne revienne pas trop réel, drapé de vert ou de brun. A notre génération de suturer les plaies, recoudre la France et l’Europe, retisser les liens méditerranéens. Jamais nous n’en ferons assez pour conjurer la tragédie. Certaine- ment, cela prendra du temps, ce sera particulièrement difficile. Peut-être même, en dépit de nos efforts, ce sera d’une horrible vio- lence. La mort rôde de nouveau. Cela commencera sans doute par du dérisoire, avancer, sourire, aimer, se moquer, écouter, se révolter face à la bêtise et à l’injus- tice. Puis nous inventerons des façons de vivre, de nous regarder, de tenir ensemble. Nous sommes si nombreux. Alors, petit à petit, ensemble, nous tracerons notre sillon, en toute connaissance de cause, sans jamais oublier comment s’est évanouie notre jeunesse, en ces journées de janvier et novembre 15, qui seront pour toujours notre histoire.

Amos Reichman 3 mars 2016

P.S. Aujourd’hui 22 mars, Bruxelles vient d’être frappé, alors que j’étais en train de relire mes épreuves.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 4444 224/05/164/05/16 15:4515:45 Guillaume Boccara

ARRÊTONS DE PERDRE DU TEMPS ! NOTES SUR LE TERRORISME ET LA CONDITION POSTCOLONIALE

ÉTAT D’URGENCE... SOCIALE ?

Après les attentats terroristes qui ont frappé la ville de Paris le vendredi 13 novembre, je reprendrais, pour commencer, ce qu’a dit le rappeur français Youssoupha : « Arrêtez de perdre du temps ! » Car depuis les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher en janvier 2015, c’est ce qui s’est passé.

Nous avons perdu du temps à nous demander si les actes commis au nom de l’islam représentaient ou non l’islam authen- tique. Nous avons perdu du temps à nous demander si, dans la conti- nuité des attentats de janvier 2015, les assassins visaient principa- lement les Juifs — en raison de leur prétendu soutien incondi- tionnel à la politique menée par Israël en Palestine —, si ces attentats manifestaient l’importation sur le territoire national du conflit israélo-palestinien ou s’ils étaient dirigés contre la société française dans son ensemble. Nous avons perdu du temps à nous demander si certains Français de confession musulmane et/ou d’origine maghrébine constituaient ou non une sorte de cinquième colonne au cœur même de l’Hexagone, une sorte d’armée de réserve pour les terro- ristes de l’Etat islamique. Nous avons perdu du temps à nous battre au sujet de l’irrespon- sabilité des caricaturistes de Charlie Hebdo, du droit au blasphème

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 4545 224/05/164/05/16 15:4515:45 46 LES TEMPS MODERNES ou encore du nécessaire respect dont chacun doit faire preuve envers les croyances religieuses.

Ceci étant posé, une précision s’impose afin que ce premier constat ne soit pas l’objet d’une mauvaise interprétation et qu’il ne conduise pas certain(e)s, une fois encore, à nous faire perdre du temps. Je ne considère pas que nous ayons perdu du temps à débattre, argumenter, délibérer ou discuter — ceci forme le cœur même d’une démocratie saine qui construit la citoyenneté par la confrontation d’idées et d’opinions au sein de l’espace public. Ce que j’affirme, avec Youssoupha Mabiki, c’est que nous avons perdu du temps, d’une part, parce que le débat s’est structuré autour de faux problèmes et, d’autre part, parce que les questions qui ont été posées sont marquées par des présupposés idéologiques dangereux relatifs à la nature de la société française actuelle et à l’« identité » de ses habitants.

Nous avons perdu du temps parce que cela fait trop longtemps que le débat politique tend à se racialiser. Cela fait au moins vingt ans que l’on a tendance à interpréter les problèmes sociaux, écono- miques et politiques, à partir d’une grille de lecture culturelle, eth- nique ou raciale. La vision du monde ethno-différencialiste, mino- ritaire dans les années 1970 et circonscrite aux cercles de ladite « nouvelle droite », s’est diffusée, lentement, pernicieusement, jusqu’à devenir la doxa de notre époque. Une doxa ethno-nationaliste qui conçoit l’identité d’un point de vue culturel et non d’un point de vue politique ou social. Une doxa essentialiste qui cherche à définir de manière arbi- traire un nombre précis de traits ou caractéristiques prétendument typiques et transhistoriques de la culture et de l’identité fran- çaises. Une idéologie dominante racialisante qui contribue à pro- duire des sujets racisés et qui prétend redécouvrir la soi-disant dif- férence immuable ou le gap culturel infranchissable qui existerait entre un « Nous » — représentant les Français à part entière — et un « Autre » — représentant les Français entièrement à part —, assumant en cela pleinement la ligne de partage autrefois dénoncée par le poète et homme politique Aimé Césaire.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 4646 224/05/164/05/16 15:4515:45 ARRÊTONS DE PERDRE DU TEMPS ! 47 Une doxa qui contribue autant à produire un ordre social racia- lisé qu’à le considérer comme naturel et le prendre pour acquis. Une doxa racialisante partagée — bien que reposant sur des registres distincts et entraînant des effets sociopolitiques diffé- rents — autant par les protecteurs d’une supposée identité cultu- relle française de « pure souche » que par les fervents défenseurs du multiculturalisme black, blanc, beur 1 .

De la même manière, je considère que nous avons perdu beau- coup de temps dans la mesure où, depuis la nébuleuse prétendu- ment progressiste de la gauche radicale, anti-impérialiste et déco- loniale, on a eu tendance à penser les dynamiques sociales à partir d’une sociologie critique appauvrie, faussée et simplificatrice des réalités socio-économiques et politiques nationales et globales. Le sociologisme 2 archaïque d’une certaine gauche, qui s’autopro- clame tiers-mondiste et postcoloniale (et, parfois également, anti- blanche, adepte de la lutte des races et antimarxiste), a engendré un occidentalisme aussi nocif que l’orientalisme dénoncé par le père des études postcoloniales lui-même, Edward Saïd.

1. Sur ce point, voir les analyses critiques pionnières de l’anthro- pologue Jean-Loup Amselle dans Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs (Payot, 2010) et Vers un multiculturalisme français (Flammarion, 2010). 2. Si je partage en grande partie la défense de la sociologie déve- loppée par Bernard Lahire (cf. Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », La Découverte, 2016) contre ceux qui accusent cette discipline de contribuer, à travers sa démarche compré- hensive, à déresponsabiliser les agents sociaux qui commettent des actes moralement répréhensibles, je pense toutefois qu’un grand nombre d’ana- lystes, sociologues attitrés ou « de gouttière », font effectivement preuve de sociologisme et de nationalisme méthodologique ; ne considérant l’espace social que sous la forme simplifiée d’une division rigide et mas- sive entre dominants et dominés — oubliant de restituer la diversité et la complexité des situations de domination et des interactions sociales — et ne prenant pas en compte les voies et les échelles multiples au travers desquelles s’opèrent les processus de socialisation et de formations d’identités et d’altérités. Je renvoie sur ce point à l’excellente mise au point du sociologue Cyril Lemieux, « Vous avez dit “sociologisme” ? », Libération, 25 avril 2015.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 4747 224/05/164/05/16 15:4515:45 48 LES TEMPS MODERNES En faisant autant de généralisations sur un « Occident » démo- niaque, fondamentalement et naturellement raciste, colonialiste et prédateur, et en le dénonçant en bloc comme l’unique responsable de tous les maux qui frappent le monde, on a fini par engendrer une sorte de légende noire essentialiste et simplificatrice des dynamiques socio-historiques nationales et globales. Certains esprits pseudo-subversifs sont restés enfermés dans la période qui a précédé la chute du mur de Berlin et n’ont pas perçu que les choses avaient changé 3 , crachant des paroles fallacieuses, saturées de haine et de ressentiment, laissant de côté, dans leurs analyses, le rôle de la Russie, de la Chine, de la Turquie, de l’Iran et de l’Arabie saoudite, et oubliant de réfléchir aux dynamiques socio- politiques propres aux pays arabes. Et, finalement, recourant uni- quement et systématiquement à une interprétation en termes de victimisation, dénonçant l’existence d’un colonialisme interne à un pays, la France, qui continuerait de traiter les enfants d’immi- grés comme il avait traité leurs grands-pères et arrière-grands- pères durant l’époque coloniale, ou encore comparant le traite- ment réservé aux Arabes dans la France d’aujourd’hui au sort des Juifs dans les années 1930.

De sorte que, pris en étau entre deux discours doxiques sans doute opposés (bien qu’ils s’appuient sur la même clé de voûte essentialiste et fassent tous deux preuves de nationalisme métho- dologique), nous avons glissé peu à peu vers le pire scénario idéo- logique possible, une sorte de perfect storm, à savoir : une vision essentialiste des dynamiques socioculturelles à partir de laquelle, pour certains, l’ennemi terroriste (les « Autres ») serait parmi « Nous » et, pour d’autres, les pseudo-démocraties occidentales, « blanches » et « judéo-chrétiennes », auraient été et seraient pour toujours colonialistes et racistes.

3. Sur ce thème, je me permets de renvoyer à ma contribution « La desaparición : terrorismo, islamofobia y el eclipse del antisemi- tismo », dans Discutir Houellebecq. Cinco ensayos críticos entre Buenos Aires y París (Capital Intelectual, Buenos Aires, 2015, pp. 115-147).

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 4848 224/05/164/05/16 15:4515:45 ARRÊTONS DE PERDRE DU TEMPS ! 49

L’APRÈS-13 NOVEMBRE : RIEN DE NOUVEAU SOUS LE SOLEIL RACIALISATEUR ?

Malheureusement, les attentats du 13 novembre paraîtraient avoir provoqué des réactions qui continuent de nous faire perdre du temps.

Ainsi, alors que certains conformistes de l’anticonformisme s’indignent devant un soi-disant discours qui donnerait aux morts de Paris plus de valeur qu’aux victimes des « pays du Sud », d’autres demi-habiles s’enferment dans une « réflexion » ad infini- tum quant aux déterminations sociales et politiques qui nous per- mettraient de comprendre (et de déresponsabiliser ?) les actes commis par les terroristes, tout en limitant malheureusement leurs analyses au contexte français et en ne prenant pas en compte les processus de socialisation et les mécanismes d’identification trans- nationaux et globaux qui se donnent aussi bien sur internet qu’à travers les expériences bien réelles de l’antisémitisme et de la rhé- torique anti-occidentale de nombres de gouvernements et de mou- vements politiques et sociaux se réclamant de l’islam. Alors que certains essaient de justifier l’injustifiable et partent d’une vision biaisée des déterminismes sociaux et réductrice du « système » social, réifiant, une fois de plus, la nature sociale de ces jeunes des quartiers marginalisés, victimes sociales et histo- riques d’une France fondamentalement raciste, coloniale et islamo- phobe, d’autres, qualifiés d’« ethno-différencialistes », épigones d’une vision herdérienne de la nation et de la Kultur, se délectent face à la prétendue émergence d’une guerre de civilisation qu’ils avaient eux-mêmes annoncée. Alors que certains cherchent à essentialiser les musulmans et ne considèrent en rien les multiples figures de l’identité musul- mane dans la France d’aujourd’hui, affirmant que le fondamenta- lisme est inhérent à l’islam puisque les « Arabes » n’ont jamais eu de siècle des Lumières, d’autres, vecteurs d’un antisémitisme poli- tique d’un nouveau type, trouvent les causes de ces actes terroristes dans l’irrésolue question palestinienne et le supposé « philosémi- tisme d’Etat ».

Allons-nous continuer à perdre du temps ? N’existe-t-il pas d’échappatoire à cette entreprise de naturalisation des conditions

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 4949 224/05/164/05/16 15:4515:45 50 LES TEMPS MODERNES de dominant et de dominé ? Est-il possible que les conditions sociohistoriques de l’exercice de la domination changent et se complexifient sans pour autant que les conditions de dominant et de dominé se reconfigurent ? Comment continuer à penser un seul instant qu’un tel événement, qui a frappé en plein cœur une France jeune et multiculturelle au sein même de l’espace public du vivre ensemble, n’ait pas contribué à déplacer certaines lignes de frac- ture dans la construction des identités sociales et politiques ? Est-il seulement plausible que la déflagration du 13 novembre n’ait pas ébranlé les vieilles mémoires coloniales, ni même produit de nou- velles mémoires vivantes de la mort postcoloniale ?

A ces multiples interrogations, je voudrais donner, tout en restant prudent, des premiers éléments de réponse en m’appuyant sur les signes précurseurs d’un réveil sociopolitique salutaire. Car face aux pseudo-critiques postcoloniales et aux ethno- différencialistes pseudo-républicains qui nous font perdre du temps, on voit émerger de nouvelles voix véritablement critiques. Des voix qui proviennent des rangs mêmes de ceux qui sont catalogués comme subalternes ou « racialisés » par la doxa diffé- rentialiste.

C’est ainsi que le chanteur de Zebda, Magyd Cherfi, a déclaré que c’est suite aux attentats du 13 novembre qu’il « [est devenu] solennellement français 4 ». Artiste d’un groupe de musique qui n’a jamais hésité à critiquer la discrimination dont sont victimes les enfants d’immigrés d’origine maghrébine en France, Magyd affirme qu’il est plus que jamais nécessaire de défendre la liberté attaquée, l’Etat de droit et la liberté d’opinion. Il soutient publique- ment que, pour lui, la journée du 13 novembre a représenté, d’une certaine manière, une renaissance ou, plus exactement, une sorte de baptême par le feu. Cette nuit-là, profondément touché par l’at- taque, il a senti que quelque chose de fondamental était en danger. Dans un texte émouvant publié dans Libération et intitulé « Carnages », il ne cherche aucune excuse aux terroristes. Il ne fait pas mention, à la différence du sociologue Jean-Francois Bayart

4. « Carnages », 15 novembre 2015 (http://www.liberation.fr/debats/ 2015/11/15/carnages_1413562).

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 5050 224/05/164/05/16 15:4515:45 ARRÊTONS DE PERDRE DU TEMPS ! 51 dans le même quotidien 5 , de la question palestinienne, ni de la politique extérieure de la France, pour expliquer les attentats. Sa réflexion porte sur ce que nous avons perdu et sur la manière dont lui-même a changé ce jour-là. Son message, certes né de l’émotion mais marqué par la réflexivité, et la signification socio- logique de celui-ci ne sont toutefois pas à rejeter d’un revers de main comme semble le laisser entendre le philosophe Alain Badiou dans une longue conférence pseudo-critique qui contribue, une fois encore, à nous faire perdre du temps 6 . C’est le même type de message que transmet l’Association des étudiants musulmans de France. Ces jeunes déclarent dans une vidéo — disponible sur internet — qu’ils « [sont] unis » contre le terrorisme. Ils ne cherchent pas à justifier l’injustifiable, ni à perdre du temps en reconstruisant la généalogie de l’horreur à partir de grilles de lectures victimaires et partiales qui prennent rarement en compte la complexité des déterminations croisées, sédimentées et supranationales. « J’ai mal à ma France », insistent-ils, lançant un appel à la fraternité et à l’union de tous les habitants du pays 7 . Une voix chante, doucement, « ils voulaient affaiblir la France ; ils ont renforcé le cœur des Français ».

Ce qui ressort de ces réactions, c’est qu’à aucun moment elles n’ont recours à la victimisation. A aucun moment elles ne cèdent à une quelconque sociologie réductrice qui consisterait à ne com- prendre les attentats qu’en référence au contexte socio-historique franco-français, au passé colonial et au présent des discriminations qui, bien entendu, existent dans l’Hexagone. Souffrant pour et avec la France, ils se sentent français pour la première fois parce qu’ils sont profondément conscients que, malgré les discriminations et la stigmatisation bel et bien réelles, la France et certains de ses habi- tants ne les ont pas autant fait souffrir que les terroristes ont fait souffrir et saigner la France. Face au discours totalitaire des terro-

5. « Le retour de boomerang », 15 novembre 2015 (http://www. libe ration.fr/debats/2015/11/15/le-retour-du-boomerang_1413552). 6. (http://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/alain-badiou- penser-les-meurtres-de-masse). 7. (http://abonnes.lemonde.fr/attaques-a-paris/article/2015/11/16/ nous-sommes-unis-la-video-de-solidarite-des-etudiants-musulmans_ 4811017_4809495.html).

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 5151 224/05/164/05/16 15:4515:45 52 LES TEMPS MODERNES ristes qui simplifie, « fictionnalise » et découpe la réalité sociale selon de dangereuses dichotomies (musulman versus hérétique ; Orient versus Occident ; Noir versus Blanc ; etc.), de nombreux citoyens et habitants de France ont fait savoir qu’ils ne tomberaient pas dans le piège de la division, de la haine et de la prétendue guerre de civilisation. Il s’agit de se mobiliser contre le terrorisme pour défendre la démocratie, l’humanité, la vie.

AU-DELÀ DE LA CONDITION POSTCOLONIALE : CONSTRUIRE DE NOUVELLES MÉMOIRES ET DÉMOCRATISER LA DÉMOCRATIE

Ce qui précède m’amène à parler de la « positivité » — entendue dans le sens foucaldien de productivité — inattendue de cet attentat monstrueux. En effet, l’effet pervers (i.e. non prévu) de cet acte pervers est qu’il ouvre la possibilité d’une reconfigura- tion du corps politique et social et de la citoyenneté française. Il paraît avoir ouvert un espace de réflexion autour de ce qui nous unit, de ce qui fait que nous partageons, au-delà des différences de religion, de mémoire et de culture, une même humanité, un même destin. En quelques mots, la déflagration du 13 novembre pourrait avoir contribué à réduire en miettes le consensus racialisateur et différentialiste qui structure, depuis une trentaine d’années, une certaine vision et division légitime du monde social. Elle pourrait avoir projeté la France dans une nouvelle ère. Une nouvelle période historique. Une nouvelle représentation du monde qui s’appuierait sur de nouveaux principes de vision et de division du monde social. Pour le dire autrement, à partir de la conceptualisation andine du temps et de l’espace, cette journée du 13 novembre 2015 peut se lire comme une sorte de Pachakuti français.

Ainsi, pour beaucoup de jeunes, l’ébranlement fut tel qu’ils semblent avoir été propulsés à l’extérieur de la condition coloniale. Pour la première fois depuis plusieurs décennies, ils ont l’opportu- nité de ne plus être « esclaves de l’esclavage », comme l’écrivait Frantz Fanon, de s’échapper du carcan essentialisé et rigide d’un passé colonial qui tend à se perpétuer en Europe. Baptisés par le feu, ces sujets postcoloniaux voient s’ouvrir, devant leurs yeux ébahis, un nouvel horizon politique marqué par la légitimité de leur

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 5252 224/05/164/05/16 15:4515:45 ARRÊTONS DE PERDRE DU TEMPS ! 53 appartenance à une collectivité politique et sociale non segmentée selon des lignes raciales ou ethniques. Le souffle de la déflagration les a fait passer de l’autre côté de l’Histoire. Non pas de l’autre côté de la « ligne de couleur » ou de la « ligne raciale ». Mais bien dans un au-delà des dichotomies racialisantes ou ethnicisantes. Depuis le 13 novembre, leurs mémoires pourraient être radica- lement différentes. Marquées par un nouveau traumatisme, certes. Mais par un traumatisme qui peut leur permettre de s’extraire de la condition coloniale de Noir ou d’Arabe. Ce 13 novembre, beau- coup de jeunes se sont affranchis de la condition imposée, exclu- sive et dévalorisée, de fils et filles d’immigrés pour revêtir, avec orgueil, le nouvel habit de citoyen à part entière. Citoyens d’ori- gines diverses, assurément. Des origines géographiques, culturelles ou religieuses qui ne les enferment plus dans une condition de dominé, mais leur permettent d’être les protagonistes de cette nou- velle Histoire qui émerge des décombres. De nouveaux sujets poli- tiques qui découvrent que, à travers leurs actions et leurs pensées, ils peuvent influencer et participer à la construction d’un nouveau socius. Non pas en passant par le moment dialectique de la sépara- tion ou de la négativité d’un racisme antiraciste, telles que Sartre les décrit (tu me traites de Nègre ? Très bien, contre toi, je serai le Nègre, je ferai de ma négritude mon étendard 8 ). Mais bien en fai- sant preuve de compassion au sens rousseauiste du terme 9 . En embrassant la peine de l’Autre. Parce que l’Autre, c’est désormais soi-même.

En faisant l’expérience de l’horreur du 13 novembre et en prenant conscience, d’un point de vue sentimental, des faits mais aussi d’eux-mêmes, il semblerait que beaucoup de jeunes soient sortis de leur condition particulière de victime raciale pour entrer dans la condition universelle de victime politique. Toutefois, pour que cette déflagration devienne un véritable Pachakuti ou, pour le dire autrement, pour que la configuration sociale en France puisse changer radicalement, il est nécessaire de

8. Cf. Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », in Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, PUF, 2011 (1re édition 1948). 9. Cf. Jean-Jacques Rousseau, Essais sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 5353 224/05/164/05/16 15:4515:45 54 LES TEMPS MODERNES forcer un peu le « destin social et politique » en déplaçant la que- relle intellectuelle et la mobilisation sociale dans deux directions.

Nous devons éviter que la destruction de l’Etat social, le mépris et la croissance des inégalités, d’un côté, et la diffusion du venin ethno-différencialiste, la rhétorique du ressentiment racia- lisant et l’essentialisme identitaire, de l’autre, nous empêchent d’entrer dans cette nouvelle ère et nous maintiennent prisonniers du modèle monstrueux du capitalisme productiviste différencia- liste. Un modèle qui n’est plus l’apanage du seul « Occident », mais que partagent désormais la Chine, la Russie et les pays arabes qui s’accommodent très bien d’un système qui homogénéise à travers le marché et « hétérogénéise » à travers la culture 10. Le défi est gigantesque. Toutefois, m’inspirant d’un texte récent d’Etienne Balibar, je dirais que c’est la seule direction viable qui nous est offerte 11. L’unique réponse au terrorisme est : 1) la lutte intellectuelle et éducative contre les idéologues de la mort ; 2) la démocratisation de la démocratie et la construction d’une société plus juste et plus ouverte à la diversité socioculturelle. Il s’agit, ni plus ni moins, de construire un nouvel humanisme à l’échelle mondiale.

Guillaume Boccara Janvier 2016

10. Cf. Guillaume Boccara, « Tous homo œconomicus, tous différents. Les origines idéologiques de l’ethno-capitalisme », Actuel Marx, no 56, pp. 40-61. 11. « ¿Qué clase de guerra es esta ? », Ñ. Revista de Cultura, 634, 21/11/2015, p. 14.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 5454 224/05/164/05/16 15:4515:45 Bruno Karsenti

LA MARQUE ET LE CRIBLE POLITIQUE ET RELIGION DANS LES SOCIÉTÉS MODERNES

Comment faire pour trancher entre les différentes prétentions à dire la vérité de la situation présente de la France, et plus largement de l’Europe, dans leur rapport à l’islam et aux violences qui se réclament de lui ? De toutes parts du débat intellectuel, les préten- dants ne manquent pas. Etre capable de « voir ce qu’on voit », déciller le public, risque pourtant de n’être qu’un mot d’ordre si l’exercice de sincérité ne trouve pas sa mise à l’épreuve. Qui ne prétend pas être sincère, le plus sincère de tous, lorsqu’il pose son diagnostic ? Les titres de créance, les différences d’accent ou de ton, s’ils peuvent aiguiller le jugement, ne suffisent évidemment pas. Deux traits, toutefois, peuvent servir de critère : d’une part l’adoption d’un point de vue fondé en raison, l’exhibition aussi claire et complète que possible des principes à partir desquels la situation est analysée ; d’autre part la capacité à tirer des consé- quences pratiques, le passage du diagnostic à la thérapie assumée, l’aptitude à se prononcer sur ce qu’il convient de faire étant donné la situation décrite. L’intervention de Pierre Manent dans Situation de la France 1 satisfait à ces deux exigences, quant aux principes et quant aux conséquences. Si bien que, lorsqu’il invite l’homme européen à scruter le fond de son âme avec sincérité et qu’il se réclame de cette introspection pour parler, ce n’est pas qu’on le croit : c’est plutôt qu’on l’écoute. Quoi qu’il en soit des objections qui viennent à l’esprit, on accepte le plan de discours qu’il a dégagé. Plus

1. Publié aux éditions Desclée de Brouwer, 2015.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 5555 224/05/164/05/16 15:4615:46 56 LES TEMPS MODERNES encore, on éprouve à son égard de la gratitude pour l’avoir enfin dégagé. Ce discours est enfin politique, parce qu’il est républicain au sens littéral : il se fonde dans le souci de la chose commune. Certes, les républicains attitrés en sortent mal servis : la laïcité de l’Etat n’impliquant nullement, dans l’expérience réelle des sujets des sociétés européennes, la laïcité de la société — expression dépourvue de sens, une société ne pouvant pas être neutre —, toute prétention à juger des mœurs musulmanes au nom d’une univer- salité abstraite porte à faux. Et cependant, il reste que ce n’est que dans leur rapport à la chose commune, à la res publica, que Français et Européens prennent consistance. Dans la situation pré- sente, cette consistance est en défaut, tel est le diagnostic ; et c’est depuis notre inconsistance que la consistance des musulmans est perçue, à l’intérieur et à l’extérieur, comme une menace. Toutes les parties en débat, par ce livre, sont ainsi renvoyées dos à dos. Non pas seulement les républicains intransigeants, mais aussi les cosmopolites intempérants — leurs véritables adversaires dans une lutte qui n’oppose pas la droite et la gauche, l’une et l’autre se trouvant très équitablement distribuées à chacun des deux pôles. Retrouver consistance (discours qu’on stigmatise vite comme identitaire) passerait paradoxalement par une ouverture inédite (discours qu’on stigmatise tout aussi vite comme défai- tiste). Manent a prévenu son lecteur : son discours a de quoi plaire et déplaire alternativement à tout le monde. Du moins est-ce le cas si l’on se porte d’emblée à l’examen des conséquences, sans dis- cuter des principes. Pour ma part, je m’efforcerai ici de lire le livre à l’endroit et de repartir des principes. En ce qui concerne les pré- conisations, disons-le d’emblée, elles me paraissent pleines de sagesse, de pondération et d’intelligence politique. Sans doute fau- drait-il entrer dans le détail de l’application pour en mesurer la viabilité dans tel ou tel secteur — peu de choses, par exemple, sont dites du système éducatif ; et, j’y reviendrai pour finir, la remarque, si claire soit-elle (un « point sur le i » de la page 165), sur la fer- meté à l’encontre d’un antisémitisme porté par l’islam me semble appeler une précision. Mais, si importante soit l’action requise en situation, elle ne doit pas épargner l’examen théorique, ou plutôt historico-théorique, qui commande le diagnostic. D’autant qu’à y introduire certaines variations, d’autres préconisations pourraient éventuellement apparaître.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 5656 224/05/164/05/16 15:4615:46 LA MARQUE ET LE CRIBLE 57 En quoi réside la consistance musulmane, la consistance attri- buée par Manent à l’islam, en Europe et dans le monde ? Si elle est politique, ce n’est pas au sens où la nôtre peut se dire politique, là est la vraie différence qu’il faut traiter si l’on veut que nos sociétés, qui rassemblent des chrétiens, des juifs, des musulmans, des agnostiques et des athées, puissent devenir le lieu d’une cer- taine « amitié civique » et donc se conformer à l’exigence républi- caine authentique. Le point de vue adopté par Manent est celui du républicain réaliste. Or rien n’est moins évident que d’être un républicain réaliste, et non pas imaginaire (comme le sont ceux que j’ai appelés les républicains intransigeants). Car il faut savoir éviter la fausse contradiction qui empêche l’amitié civique de se tisser : celle entre religion et politique, prises comme deux puis- sances hétérogènes dont la relation n’admettrait que deux ver- sions, la confusion supposée prémoderne ou la séparation sup- posée moderne. Lorsqu’à la séparation que nous revendiquons dans nos mœurs, nos modes de vie et nos institutions, la religion porte atteinte en prétendant imposer ses normes, nous pensons qu’il y a là atteinte à nos principes. Nous avons raison, mais pas pour les raisons que nous croyons. Jamais la promotion de l’Etat neutre n’a impliqué la formation d’une société neutre. En revanche, l’Etat neutre implique qu’au plan de la société un travail sur les normes, sur les règles qui déterminent les manières de penser et d’agir des individus et rendent effective leur socialisation, se conduise. Ce travail est complexe et on peut dire qu’il s’effectue au plan des mœurs. Celles-ci deviennent politisables en un sens laïque, c’est- à-dire que s’aménage en elles un processus de transformation où se marque leur inscription dans un Etat qui n’est pas religieuse- ment fondé. Laissons pour l’instant de côté la définition de ce travail, admettons seulement qu’il existe. Soulignons bien, toutefois, qu’il ne relève pas de la fabrication de la loi, mais d’un certain rapport aux règles qui se manifestent socialement, aux différents niveaux d’existence des individus concrets, dans leurs différentes sphères d’action. Les individus d’une société à Etat neutre ne sont pas les mêmes que ceux de la société d’un Etat religieux, parce qu’ils se rapportent aux règles qui commandent leurs pensées et leurs actions différemment que lorsque l’instance politique, celle qui

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 5757 224/05/164/05/16 15:4615:46 58 LES TEMPS MODERNES produit la loi et garantit son exécution, est fondée religieusement, voilà tout ce qu’il faut reconnaître. Une société ne peut pas être laïque, puisqu’elle ne peut pas abolir les règles qui la constituent en se conformant simplement à l’exigence univoque de l’égalité devant la loi, c’est-à-dire à l’abs- traction des particularités d’appartenance, d’origine et de croyance. Une société est faite de sous-groupes et les individus sont socialisés dans et par les sous-groupes, ils ne sont pas socia- lisés au plan de l’Etat. Un Etat laïque, en revanche, est un Etat qui s’est élevé au-dessus des sous-groupes dont il neutralise les normes particulières dans la définition de l’individu comme citoyen, et dans l’attribution à cet individu de droits qui valent du seul fait qu’il est un individu. Par contraste, un Etat non laïque est un Etat qui laisse pénétrer une détermination de groupe, ou de sous-groupes (avec son critère fondamental qui est l’appartenance religieuse), dans sa loi. Nous ne sommes pas ainsi : nous sommes sécularisés (socialement) et laïques (politiquement). Les musul- mans sont, ailleurs qu’en Europe, à la tête d’Etats non laïques. Pour une part importante de la population qu’ils représentent mondialement, ils ne sont ni sécularisés ni laïques — et ce n’est faire tort à quiconque que de le noter. Ce n’est pas la seule reli- gion à être dans ce cas. Mais c’est la seule religion qui, par les actes de violence qu’elle déclenche dans les sociétés européennes, des actes accomplis par des citoyens d’Etats européens, qui justi- fient leurs actions par les normes de cette religion et qui se pré- valent pour cela de la référence non seulement à un corpus reli- gieux, mais à l’existence d’Etats religieux ailleurs qu’en Europe, font resurgir avec une telle acuité le conflit normatif que les sociétés européennes pensaient avoir résolu. Le républicain réaliste se distingue du républicain imaginaire non par le fait qu’il est moins sévère ou plus conciliant sur les débordements du religieux, mais par le fait qu’il ne les traite pas du tout du même point de vue. Son diagnostic sur la situation est fondé sur de tout autres principes, tirés de la définition d’une société moderne (séculière) comme une société où il y a des reli- gions. Celles-ci, certes, ne se projettent pas dans l’Etat ; l’Etat n’en reflète aucune, il est neutre par rapport à elles (neutralité qui, comme dans la laïcité à la française, peut signifier leur forclusion publique ou bien, comme dans un modèle anglo-saxon, leur trai- tement égal), mais leur existence n’est pas occultée.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 5858 224/05/164/05/16 15:4615:46 LA MARQUE ET LE CRIBLE 59 C’est ici qu’il faut être attentif. En fait, le républicain réaliste, du fait qu’il se concentre sur la société, franchit un pas de plus : il dit aussi que les religions, en tant qu’elles existent, sont marquantes. Que leur prégnance sociale n’est pas sans effet sur la façon dont la société dans son ensemble se conçoit. Que leur prétention normative — présente dans toute religion, l’islam ne se distinguant pas ici — n’est jamais désactivée dans la vie sociale, comme le croit ou le voudrait le républicain imaginaire. Tout le problème est de comprendre comment une telle prétention, si elle n’est pas niée — si on ne renvoie pas la religion à une croyance privée, voire à un délire privé, une petite folie concédée à chaque croyant pris individuellement, ou à chaque groupe restreint bien confiné, pas plus encombrante que de jouer au tennis ou de collec- tionner des timbres —, peut être admise.

Dans la vision habituelle des choses, on pose alors le problème ainsi : que peut-on tolérer de la religion comme productrice de normes dans des sociétés comme les nôtres ? Comment les reli- gions peuvent-elles s’inscrire et s’épanouir dans une société sécu- lière, la société correspondant à un Etat laïque ? Autant d’interro- gations familières dont les présupposés ne vont pourtant pas de soi. On fait alors comme si l’Etat et la société étaient le contenant, et la religion le contenu, le contenu devant se couler sans dommage dans le contenant, s’y conformer au sens littéral du terme. Le répu- blicain imaginaire, intransigeant, tout comme le cosmopolite intempérant ratent complètement ce problème, parce qu’ils ne rai- sonnent qu’à partir de l’Etat et des individus, les uns pour faire valoir la loi du premier en restreignant les droits du second ; les autres en arguant des droits du second pour remettre en question les restrictions imposées par le premier. Le républicain réaliste est supérieur, parce qu’il comprend qu’entre l’Etat et l’individu il y a la société et que c’est là que le religieux et le politique s’articulent réellement. Mais le républicain réaliste peut encore être plus ou moins conséquent : il peut en rester à une composition statique, en termes de contenant et de contenu, et se demander simplement à quelles conditions les religions sont inscriptibles dans une certaine forme qui s’est suffisamment détachée d’elles pour pouvoir pré- cisément les contenir — entendons, pour les limiter. Or dès qu’il pose la question de la marque religieuse, il s’engage dans une voie plus étroite, qu’il lui faut bien toutefois emprunter s’il veut déplacer

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 5959 224/05/164/05/16 15:4615:46 60 LES TEMPS MODERNES le regard et introduire quelque nouveauté dans notre manière d’aborder le lien entre religion et politique dans la modernité. Car il ne se donne pas la facilité de faire de la religion une détermina- tion sans effets sur le cadre dans lequel elle s’inscrit. En républi- cain, il vise la chose commune, ou encore le bien commun. En républicain moderne, il n’admet pas que ce commun tire sa valeur de bien d’une quelconque caractérisation religieuse. Toutefois, s’il est rigoureux dans son réalisme, il doit refuser la métaphore du contenu et du contenant, qui laisse penser qu’on a affaire essentiel- lement à des éléments hétérogènes et déliés. Prendre la mesure du problème religieux, c’est consentir à rejouer la grande hypothèse de la séparation, partir de la puissance du religieux en ce qu’elle n’est pas désactivable, mais seulement requalifiable du moment que l’argument de la non-limitation à des conditions d’apparte- nance, d’origine ou de croyance, a investi la pensée des normes et a commandé à un certain degré leur formulation. C’est le geste le plus difficile et il n’est pas certain qu’en l’ac- complissant on puisse rester fidèle aux principes de départ. On s’aventure tout au moins sur un terrain glissant. Pour s’en tenir au discours de Manent, on en vient par exemple à parler de la société française ou européenne comme « chrétienne ou de marque chré- tienne », déclenchant les hauts cris aussi bien des républicains intransigeants que des cosmopolites intempérants. Qu’est-ce qui choque dans cette proposition ? C’est l’idée que la laïcité de l’Etat soit compatible avec un marquage religieux de la société. Pourtant, faire de la religion quelque chose qui détermine vraiment les indi- vidus à penser et à agir, admettre que c’est le cas en toute société, pour autant qu’une société n’est jamais neutre, suppose qu’on en vienne là. La séparation du religieux et du politique, lorsqu’elle n’aboutit pas à une éradication du religieux, ne ressaisit celui-ci que sous le sceau du privé, de la « confession ». Mais c’est aussi cette mise sous scellés dans une sphère privée dont on ne veut rien voir qu’a remise en question le républicain réaliste. Il a admis, en d’autres termes, que le bien commun, en toute société, y compris dans les sociétés séculières, est religieusement et politiquement qualifié, et que c’est une illusion de croire qu’il ne puisse être que politiquement qualifié. Entendons bien : il ne dit pas qu’il s’agit de la même qualification, mais il dit que cette double qualifi- cation intervient forcément dans ce que veut dire bien commun pour des individus réels, c’est-à-dire socialisés. Le vrai prix du

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 6060 224/05/164/05/16 15:4615:46 LA MARQUE ET LE CRIBLE 61 réalisme, le vrai risque encouru dans la liaison du politique et du religieux dont on est capable, y compris dans les sociétés modernes, se joue en ce point. La liaison est première, pas seulement histori- quement, mais logiquement. En fait, elle n’est jamais abolie, même lorsqu’on prône la séparation. Car la séparation, dans la modernité, ne vaut que du point de vue de l’Etat, pas du point de vue de la société. En toute rigueur, il ne faut donc pas dire de la religion qu’elle s’inscrit dans la société, mais qu’elle entre forcément dans sa constitution en tant que société. C’est en ce sens qu’elle la marque. Elle n’est pas un simple contenu, mais elle contribue à dessiner une forme — une forme sociale. Ce qu’on rejoint ici, c’est en somme la réalité de nos mœurs. Ce qui permet à Manent d’affirmer que les musulmans sont consistants par leurs mœurs, c’est que la marque religieuse y est puissante : dans les pays musulmans, elle est congruente à la loi politique, tandis qu’en Europe elle informe les conduites de vie assez puis- samment pour qu’y soit reconnaissable une référence partagée à un bien commun propre aux musulmans, dont l’affirmation dans un Etat laïque demande légitimement à être prise en compte. Mais la question n’est pas celle de la reconnaissance par l’Etat. Elle est celle de la participation à la vie de la nation, en tant que musulman. Elle est donc celle de la présence des musulmans dans une société définie, cette société dont l’Etat réfléchit la structure, sur laquelle il agit par ses lois (pour autant qu’il les a pensées en rapport à la société dont il est l’Etat), mais qu’il ne constitue pas. La vraie ques- tion est sociale : quelle est cette société dans laquelle et à laquelle les musulmans ont à être présents, avec leurs mœurs, en tant que musulmans ? C’est là que, pour Manent, le diagnostic est sombre. Cette société, la nôtre, n’est pas consistante, pas suffisamment consis- tante en tout cas pour poser un bien commun à la définition duquel une religion comme la religion musulmane pourrait contribuer.

A quoi tient cette inconsistance ? A l’inconscience du mar- quage de la société française, et plus largement européenne. A son refoulement ou à son déni — un déni qui est au fond un déni du christianisme. La proposition peut toutefois être entendue en deux sens. En un premier sens, celui qui justifierait tout à fait qu’on s’insurge contre la thèse de Manent, la référence au christianisme irait en fait à des mœurs chrétiennes, les mœurs d’une société chrétienne. On

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 6161 224/05/164/05/16 15:4615:46 62 LES TEMPS MODERNES se doute que les critiques se sont rués sur ce sous-entendu. Pour le rejeter, il n’est d’ailleurs pas nécessaire, comme le journal Libération en date du 25 octobre 2015, de dénoncer là une « thèse catholique de droite », il suffit de se dire qu’elle est sociologique- ment peu crédible. Lorsque Manent parle, d’un seul souffle, d’un « pays chrétien ou de marque chrétienne », il faut dire que la confusion est proche. En réalité, il y a alternative : car la marque est tout autre chose qu’une caractérisation religieuse des règles informant les comportements. Ou plutôt, elle est bien cela, mais non pas sans que le rapport à un plan qui transcende les régulations pratiques du groupe ne se soit tissé et n’ait conféré en retour un aspect particulier à ces régulations. Soyons plus précis : une société de marque chrétienne ne se définit pas comme une société dont les mœurs obéiraient aux dogmes du christianisme. Elle n’est donc pas une société chrétienne, en un sens analogue à ce qu’est une société musulmane dans un Etat musulman. Une société de marque chré- tienne est une société dans laquelle les mœurs sont modifiées en tant que mœurs, une société dont la constitution morale se forme sur une autre base que les règles sociales héritées se perpétuant sous la forme de régularités de comportement — ces régularités dotées d’une opacité constitutive, et opérantes en vertu de cette opacité, qu’on rassemble justement sous le terme de mœurs. Le second sens de la proposition de Manent est en effet celui-ci : nous ne sommes pas consistants par nos mœurs, mais nous n’avons pas à l’être, pour autant justement que nous héritons du christianisme qui n’est pas une religion de mœurs. Cet héritage est très paradoxal : il est le foyer de notre vraie consistance, celle d’une société qui, religieusement et politiquement (les deux, sans confusion, mais sans séparation), a décollé de sa reproduction dans et par ses mœurs. Ce n’est pas qu’elle n’ait pas de mœurs. C’est qu’elle peut et même doit s’ouvrir considérablement sur ce plan, étant donné que ce n’est pas ce plan qui détermine sa manière de se perpétuer et de se développer dans l’histoire. Une société de marque chrétienne, dans cette mesure, est disposée à se développer en tout autre chose qu’une société chrétienne et à s’ajointer à tout autre chose qu’un Etat chrétien. La société sécu larisée, ou plura- liste, et l’Etat laïque (où la loi vaut également pour tous, chrétiens ou pas) sont des figures qui émergent de la matrice chrétienne, c’est-à-dire de cette religion singulière qu’est le christianisme. Si une consistance nous est accessible, c’est en passant par cette

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 6262 224/05/164/05/16 15:4615:46 LA MARQUE ET LE CRIBLE 63 transformation, en la comprenant, en la recueillant. C’est ce que nous ne faisons pas, de sorte que face à l’autre consistance (celle, musulmane, par les mœurs) nous n’affirmons rien de consistant. Si l’on veut discuter la thèse de Manent, c’est à ce sens que prend le mot marque pour nous-mêmes qu’il faut s’affronter. Résumons la thèse complète : elle suppose qu’on différencie reli- gion et politique, mais sans les séparer ; qu’on soit ferme sur la neutralité de l’Etat, sans la confondre avec celle de la société, qui n’existe pas ; qu’on distingue les mœurs et la loi, mais qu’on ne résorbe pas toute religion, toute empreinte sociale d’une religion, dans celle des religions de mœurs ; qu’on admette qu’il peut y avoir d’autres politiques que la nôtre, adossées à des religions de mœurs, mais dehors ; que le pluralisme religieux interne n’ôte rien au fait qu’une religion puisse être socialement marquante, c’est-à-dire non pas se confondre avec la politique, mais engager un rapport spécifique entre le social et le politique qui prévaut culturellement ; enfin, qu’il y a une marque chrétienne de notre forme de vie sociale et politique qui doit être réactivée si l’on veut être conséquent et consistant. Cela suppose donc, en dernière analyse, de revenir sur l’empreinte sociale du christianisme, sur sa marque, qui ne se résume pas à des « règles de mœurs ». La consistance des musul- mans n’est pas celle des Européens. Or les musulmans ne seront pleinement chez eux en Europe que si leur consistance s’ajuste à la consistance retrouvée des Européens.

En quoi la religion chrétienne serait-elle spécifiquement mar- quante et conditionnante à l’égard de la politique que nous voulons mener ? On dira : en ce qu’elle soumet le problème de gouverne- ment des hommes, le problème politique au sens strict, à une ten- sion particulière, du seul fait qu’une autre acception de la vie com- mune est venue investir les esprits. Mais cela n’est pas assez précis. Car c’est vrai de toute société, pour autant que la religion et la politique s’y distinguent. La typologie spontanée, à cet égard, est plutôt inverse de celle de Manent et le discours de la laïcité paraît en résulter comme un aboutissement. On l’a déjà dit, selon la vision dominante, les sociétés prémodernes mélangent les choses, là où la modernité a su introduire une séparation. Qui plus est, cette séparation est favorisée par le christianisme, en ce qu’il rend à César ce qui est à César, et au Christ ce qui est au Christ. Dès lors, l’histoire de la modernité ne serait pas celle d’une marque, mais

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 6363 224/05/164/05/16 15:4615:46 64 LES TEMPS MODERNES celle d’un démarquage. Et la laïcité serait la fin de ce démarquage, son terme, une fois le christianisme mis lui-même à distance. On a vu en quoi cette vision est fausse : ce n’est pas qu’il y ait eu confu- sion puis séparation, c’est qu’il n’y a jamais eu séparation mais toujours corrélation, une société forgeant pour elle-même un prin- cipe d’union qui ne peut pas ne pas composer le religieux et le politique. Ce qui s’est passé sur le grand fond historico-anthro- pologique des sociétés, c’est que cette corrélation est devenue plus intime et plus paradoxale avec le christianisme, la laïcité elle- même ne se détachant ultimement que comme une variation de ce paradoxe. Le récit de Manent suppose que la marque chrétienne ait été enveloppée dans la vie politique de l’Occident — l’Eglise d’Orient n’ayant pas connu le même destin — sous l’aspect d’une injonction de rejoindre et de construire une vie nouvelle, au-delà de la commu- nauté empirique des Etats et des corps qu’ils comprennent. L’Eglise est alors cette médiation singulière qui figure en ce monde ce qui n’est pas de ce monde, fait signe vers un commun universel auquel les fidèles appartiennent déjà, mais seulement en ce qu’ils le visent comme la fin ultime de leur existence individuelle et collective. Cette marque-là définit la proposition chrétienne, celle d’une liberté plus haute pour l’individu — plus haute que celle qu’il pourrait atteindre en tant que citoyen des Etats — jointe à une communion avec tous les hommes, affranchie de cette limitation nécessaire que les Etats impliquent. Cela ne peut pas ne pas avoir d’effets sur la politique. Entendons : cela en a de bien plus puissants que lorsque la religion reste confinée dans des « règles de mœurs », sans affecter l’idée de communauté et l’idée d’individualité libre d’une double transformation ou d’un double exhaussement. Manent ne dit rien, et on le regrette, de l’étape cruciale dans l’émergence de la laïcité, à savoir le basculement qui s’amorce dès le xiie siècle de l’inclusion de l’Etat dans l’Eglise à celle de l’Eglise dans l’Etat 2 . Il est plus explicite sur la nationalisation du salut chrétien dont il fait le cœur de la Réforme. Quoi qu’il en soit, on discerne que, pour lui, la ligne ne dévie pas : on assiste à l’intensifi-

2. Pour comprendre ce basculement, on sait en effet, depuis Corpus Mysticum de Henri de Lubac (Aubier, 1949) et sa reprise par Michel de Certeau dans La Fable mystique (Gallimard, 1982), qu’il faut remonter très haut, à la théologie du xiie siècle.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 6464 224/05/164/05/16 15:4615:46 LA MARQUE ET LE CRIBLE 65 cation du même marquage. La proposition chrétienne se politise, en même temps que la politique se christianise plus profondément. En surface, il y a séparation, plus accusée à mesure que l’histoire avance. Mais c’est parce qu’en sous-sol, ou sous la peau en quelque sorte, il y a une relation plus fine et plus intime. Le gouvernement des hommes métabolise à un niveau toujours plus intérieur, plus organique, la question du salut telle que le christianisme l’a lancée : celle d’un Dieu penché sur les hommes et dont dépend leur éléva- tion, celle d’une libération par l’accès à une vie nouvelle qu’au- cune vie ici-bas ne peut contenir et vers laquelle l’Eglise fait signe. Et pourtant, il y a plusieurs manières d’entendre les modalités de cet enveloppement. Ou encore il y a, sur la base des vicissitudes de la proposition chrétienne, plusieurs manières de décrire notre « dispositif théologico-politique », celui que la critique du discours abstrait de la politique moderne permet en effet de rejoindre, pour enfin poser avec acuité la question de la présence de l’islam en Europe, comme du rapport de l’Europe au monde musulman dans toute son amplitude. La proposition chrétienne se formule comme une alliance. La marque chrétienne de la société européenne typique est une struc- ture d’alliance. En cela, elle est d’ailleurs plus exactement judéo-chrétienne, le Dieu « ami des hommes » (ou tout au moins concerné par le destin de son peuple, ce peuple qui le reconnaît comme son Dieu), étant un legs juif. L’« éminence » du rôle des juifs en Europe se justifie par là. Cette alliance n’est pas un contrat politique, au sens du lien interhumain constitutif d’une commu- nauté politique. Elle a un sens spirituel, parce qu’elle engage un rapport à la transcendance. Et c’est ainsi que la religion et la politique forment leur nœud subtil, où l’écart ne se traduit pas, en réalité, en séparation. Le critère fondamental par lequel Manent distingue l’islam des deux autres monothéismes se trouve là. Certes, la distinction majeure repose surtout sur l’ancrage impérial de l’islam, son étrangeté à l’histoire des nations — voire des cités avant les nations. Sur ce point, maints problèmes sont d’ailleurs soulevés qui appelleraient des précisions — à propos de la façon dont le schème de la cité innerve la tradition musulmane, à propos du nationalisme arabe, de l’interprétation de son échec dans la position correcte du problème contemporain de l’islamisme. Mais, de toute façon, il ne semble pas que ce soit le lieu stratégique du débat. Conceptuellement, la pente est prise à partir du moment

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 6565 224/05/164/05/16 15:4615:46 66 LES TEMPS MODERNES où l’on pose l’étrangeté de l’islam à l’alliance (thèse qui n’est formulée qu’in extremis dans les dernières lignes, mais qui est en fait très tôt, dès qu’il est question de « religion de mœurs », le levier du raisonnement de Manent). Et cette question elle-même est commandée en amont par le lien tissé entre l’alliance et la poli- tique dans la matrice européenne. Vivre politiquement dans l’ho- rizon de la proposition chrétienne, vivre en européen, c’est donc penser la société comme tendue vers son dépassement. L’alliance a pour effet qu’au gouvernement de la société s’articule la bienveil- lance de Dieu, instance nécessaire à ce que ce gouvernement se conduise en vue d’accomplir une justice plus haute que celle actuellement réalisée dans l’ordre social. C’est ici que l’on ne peut suivre Manent. Car il faut recon- naître un point : c’est que ce marquage, si prégnant soit-il, n’est pas sans se modifier sensiblement dans le mouvement par lequel la justice se comprend comme sociale ; et que la société politique se laisse analyser non simplement à travers l’idée d’un gouvernement de soi ou d’une autolégislation — thèse de la politique moderne, dans sa version explicite —, mais aussi comme autodépassement, comme changement selon la justice — thèse moderne voilée par le discours explicite, néanmoins essentielle au déploiement de la modernité réelle, et non imaginaire ou idéologique. Que veut-on dire par là ? Simplement que pour concevoir la société européenne comme chrétienne, il a fallu encore la conce- voir comme société. Ou encore, lorsqu’une société chrétienne se conçoit comme société, elle n’est plus aussi chrétienne qu’elle le croit. Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit irreligieuse, ni antichré- tienne. On ne revient pas sur le fait que la neutralisation religieuse d’une société est un non-sens sociologique et politique. Seulement, on admet qu’un certain rapport à soi du corps social a modifié la relation entre le religieux et le politique, entre la justice des hommes et la justice de Dieu, modification qui a affecté jusqu’à la structure d’alliance chrétienne ou judéo-chrétienne. Cette modifi- cation, la description que donne Manent de notre histoire nous empêche de la voir et de la comprendre. L’histoire de l’émancipation européenne non seulement poli- tique, mais d’abord sociale, c’est-à-dire d’abord éprouvée dans les sphères d’actions où les individus ont fait l’épreuve d’un rapport réflexif aux règles où la question de la justice prenait forme, n’est sans doute pas étrangère à l’approfondissement du christianisme.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 6666 224/05/164/05/16 15:4615:46 LA MARQUE ET LE CRIBLE 67 Mais dans cette histoire, celui-ci a moins agi comme une marque que comme un crible. Ce qu’on entend par là, c’est qu’il a servi aux sociétés modernes pour construire leur idée de la justice, mais il n’a pas marqué de son sceau indéfectible cette idée. Celle-ci lui était même étrangère sur un point essentiel : c’est qu’elle naissait à même les pratiques sociales (à commencer par l’activité produc- tive, par le travail), comme des pratiques au sein desquelles les individus devenaient toujours mieux disposés à concevoir la nature et la justice des règles, et par là même à agir sur elles. Le socia- lisme a émergé à ce stade de la transformation des sociétés où cette prise des pratiques sociales sur leur propre tendance à la justice, sur leur aptitude à devenir plus justes, est devenue une visée poli- tique explicite. Que ce geste de dépassement ait usé du crible chrétien, c’est certain. Quant à dire qu’il était chrétien, il y a là une réduction trompeuse. Pour Manent, quoi qu’il en soit, il apparaît que le socia- lisme est aujourd’hui mort et enterré dans sa vocation profonde de discours sur la « vérité sociale » (p. 116), tandis que le christia- nisme est toujours vivant. Mais la question est surtout de savoir ce qui doit être vivant pour que la politique des modernes pour- suive sa propre recherche de la justice pour chacun et pour tous. Or de ce point de vue, la marque chrétienne, le crible transposé en marquage, détourne de ce qu’il faut se ré-exercer à voir.

Poser la question de la justice des sociétés modernes autrement que ne le fait le discours politique obnubilé par les droits indivi- duels et l’Etat souverain est aujourd’hui une tâche urgente. C’est au fond celle qu’endosse le républicain réaliste lorsqu’il se sent poussé à reconstruire l’amitié civique autrement que les autres : car il voit clairement qu’une union réelle autour d’un bien commun ne se construit pas dans le langage des droits qui ne connaît que l’in- dividu et l’Etat. Dans cette voie, censée mener à notre consistance dans ce qu’elle a d’irréductible à d’autres types de consistance, il doit forcément aller jusqu’à revisiter ce « dispositif théologi- co-politique » que la politique moderne entendait dépasser, au nom précisément de la séparation du religieux et du politique. Or ce dispositif, il s’agit de savoir en quoi il est théologique et en quoi il politique. Nous savons que séparer trop vite et trop nettement nous fait perdre notre principe d’union, mais nous savons également que rabattre chaque plan l’un sur l’autre nous fait manquer l’écart dans

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 6767 224/05/164/05/16 15:4615:46 68 LES TEMPS MODERNES lequel nous nous sommes engouffrés. C’est ici que le républicain réaliste peut tomber, ne plus être républicain sous couvert de réa- lisme. Il est réaliste en ce qu’il rejoint l’expérience politique des modernes dans ce qu’elle a de concret : celle de sujets qui ne sont pas indifférents, dans le moment où ils conçoivent le bien commun, à ce qui relève d’une détermination religieuse de ce bien — au fait qu’il soit « plus grand qu’eux », pour reprendre encore les termes très justes de Manent, et qu’en conséquence sa transcendance soit sensée, voire présupposée immanquablement. Cela revient à dire qu’il n’y a pas de politique sans idéalisation au plan de la société, autrement dit sans que le collectif que nous formons ne soit dépassé en pensée par une idée plus juste de son actualisation, à même d’orienter nos actions. Pour faire de ce processus l’attestation d’un certain « dispositif théologico-politique », il faut cependant plus : il faut admettre qu’une certaine représentation de Dieu, un certain rapport à Dieu, soit le ressort de l’idéalisation. Il faut que la transcendance se résolve en représentation de la divinité à laquelle il s’agit pour nous de participer, dans l’exhaussement qui caractérise aussi bien notre politique que notre religion et qui les rend en vérité congruentes. Le républicain réaliste doit-il aller jusque-là ? Rien ne l’y oblige, si l’idée de société, et non celle de Dieu, guide sa réflexion. Il consentira alors tout à fait à suivre l’histoire religieuse de cette idée. Il confrontera les religions en fonction de la place qu’elles lui font, de la description qu’elles en donnent et de la façon dont elles la rattachent à l’idée de justice divine comme à celle de salut. Surtout, il s’interrogera sur le crible que la religion chrétienne, ou judéo-chrétienne, a fourni à la position du problème de la justice sociale, comme principe de transformation des sociétés modernes prises comme des unités réelles, susceptibles d’un bien réellement commun, et d’un bien commun qui soit réellement un bien. Mais il saura distinguer cette ligne d’évolution criblée, répu- blicaine effectivement, de la persistance d’une marque chrétienne. Faute d’y parvenir, il laissera échapper le sens propre de la poli- tique des modernes, que la théorie politique moderne a recouvert et à la recherche duquel il consacre ses efforts. L’alliance judéo-chrétienne est-elle une marque ou un crible ? Dans sa version chrétienne, elle est inséparable de la grâce de Dieu, ultime condition du salut. Dans sa version juive, elle est inséparable de la loi, qui est celle de Dieu pour son peuple. Dans

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 6868 224/05/164/05/16 15:4615:46 LA MARQUE ET LE CRIBLE 69 aucun des deux cas, elle ne se confond pas avec le pacte interhu- main, ce pacte dont la politique moderne a fait sa pierre angulaire en le reprenant à la science du droit naturel de la seconde scolas- tique et de l’âge classique. Il faut concéder à Manent que c’est à partir de là que l’expérience politique effective, celle qui lie néces- sairement le problème politique et le problème religieux, a com- mencé à se brouiller pour les Européens. Néanmoins, elle ne s’est pas brouillée parce que la centralité de l’alliance avec Dieu, propo- sition conditionnante dans la politique que les Européens entendent mener, a cessé d’être présente aux meilleurs esprits. Elle s’est brouillée parce qu’à l’idée d’une justice produite par la transfor- mation interne des rapports sociaux a fait écran l’idée d’une reconstruction de la société sur la seule base des volontés indivi- duelles et de la volonté de l’Etat. Ce qui a manqué, ce n’est pas la structure de l’alliance, avec l’intervention de la volonté bienveil- lante de Dieu pour nous élever au-delà de notre condition. C’est la reconnaissance politique de la société comme vectrice de justice, c’est-à-dire comme plan d’existence humaine susceptible d’auto- dépassement. Si l’on opte alors pour cette autre version de notre « consis- tance », si l’on cherche à l’établir ailleurs que dans un dispositif théologico-politique où Dieu se trouve impliqué en lieu et place de la société, qu’en est-il de la situation présente, celle de la relation des deux « consistances », européenne et musulmane ? A quel cor- rectif sommes-nous amenés, en passant de la marque au crible ?

Reprenons le problème de plus haut. Raisonner en termes de marque comme le fait Manent, c’est forcément mesurer la religion musulmane à l’aune de l’alliance dont on postule qu’elle lui est étrangère, parce que, pour ce qu’on en perçoit, elle n’est qu’une reli- gion de mœurs. En soulignant cette partialité, il ne s’agit pas de s’au- to-accuser d’ignorance et d’arguer qu’il nous faudrait en savoir plus sur cette altérité qu’on connaît si mal. Sans doute les progrès dans la connaissance mutuelle sont-ils toujours bons à prendre, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. L’écueil est plus important : il est de placer la construction de l’amitié civique sous condition d’explici- tation dogmatique et par là de s’installer sur un terrain théologique. Or si l’on fait cela, ce n’est pas seulement qu’on interroge une communauté dans sa capacité à introduire un rapport réflexif à ses mœurs et d’accéder à une justice qui s’incarnerait au-delà de ses

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 6969 224/05/164/05/16 15:4615:46 70 LES TEMPS MODERNES mœurs ; c’est qu’on lui demande de penser à Dieu comme d’autres y pensent lorsqu’ils accomplissent cette opération. C’est pourquoi, d’ailleurs, on se donne ce concept de « mœurs » en contrepoint. Son contenu véritable, engendré littéralement par la thèse de la « société de marque chrétienne », c’est celui d’une obéissance aveugle au joug arbitraire de Dieu. C’est celui du portrait inversé de ce qu’on sait être la « marque chrétienne » (où Dieu est mieux défini par la grâce que par le joug, le fidèle par la libre foi que par la foi servile). Ainsi, on a une contre-marque, seul moyen pour penser ce qui dif- fère de nous. Parti d’une intention de républicain réaliste, on est alors dans l’impasse. Jamais on ne sera entendu et en appeler aux chrétiens de France comme à ceux qui, par la conscience plus aiguë qu’ils auraient de notre alliance, seraient comme une avant-garde effi- cace dans l’œuvre de tissage qui nous requiert effectivement ne convainc pas. Ce n’est pas que cet appel soit injustifié : c’est que raisonner en termes de « marque chrétienne » de la société conduit inéluctablement à l’impasse. Le judaïsme et le christianisme sont les religions à travers lesquelles la modernité s’est pensée comme projet d’émancipation. Même lorsque la modernité se pensait contre elles, on accordera qu’elle se pensait avec elles, en passant par le crible de leurs idéalisations. Et cependant, la modernité a forgé son idée du bien commun, ses propres leviers dans la recherche de la justice. Faut-il aller jusqu’à dire qu’elle a produit sa propre religion ? Certains, au xixe siècle, pensaient qu’il lui fal- lait le faire. Et encore au début du xxe siècle, lorsque les sciences sociales réfléchissaient sur les valeurs des modernes au-delà des formalisations du droit politique, l’idée d’une « religion de l’avenir » n’avait rien d’incongru. Mais parler de crible judéo-chré- tien déplace de toute façon la question. Car on s’en tient dans ce cas aux religions existantes. Plus exactement, on s’en tient aux religions qui ont une histoire européenne. C’est la bonne manière de poser le problème : non pas celui de l’histoire judéo-chrétienne de l’Europe, mais celui de l’histoire européenne du judaïsme et du christianisme — auquel peut alors s’ajouter, sous des conditions particulières qui sont encore à éta- blir, une histoire européenne de l’islam (qui emporte avec elle évidemment celle de la colonisation et de la décolonisation). Cette histoire n’est pas la même pour chacun des monothéismes : dans le cas du judaïsme et du christianisme, elle est celle d’un crible ancien

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 7070 224/05/164/05/16 15:4615:46 LA MARQUE ET LE CRIBLE 71 qui a forcément conduit les fidèles à se rapporter à leur propre reli- gion autrement, en même temps qu’ils se servaient de celle-ci pour s’approprier l’idéalisation de la société par elle-même. Au cours de cette histoire, l’idée de société a transcendé l’idée de communauté, ce qu’elle n’a pu faire sans le crible fourni par l’idée judéo-chré- tienne (et là encore, sans doute plus chrétienne que juive) d’un autre commun, d’un commun au-delà du commun dont on fait actuellement l’expérience ; mais ce qu’elle n’a pu faire non plus sans que l’idée de commun religieux en sorte altérée, puisqu’il lui fallait alors composer avec l’idée qu’un commun non religieux a la capacité intrinsèque d’être plus juste qu’il n’est. Evidemment, penser en termes de crible est plus compliqué que penser en termes de marque. Il me paraît pourtant que c’est la seule manière de lier vraiment le politique et le religieux chez les modernes, c’est-à-dire chez ceux qui ont pensé non l’émancipa- tion des individus, non la construction de l’Etat neutre, mais le rapport de la société à elle-même qui rend possible que les indi- vidus soient libres et l’Etat neutre. Le paradoxe, c’est qu’ils n’ont pas pu le faire sans s’engager dans un mouvement religieux qui était un mouvement critique à l’égard de leur religion en même temps qu’il se nourrissait de l’impulsion qu’elle leur donnait.

L’islam n’a qu’un rapport extérieur à cette histoire ambiva- lente, où les termes de communauté et de liberté sont redéfinis à la fois dans et hors des grammaires religieuses. Ce n’est pas qu’il ne figure pas ou ne soit pas en mesure de figurer dans l’histoire euro- péenne, c’est qu’il n’y figure qu’à titre subalterne ou périphérique. Par là, on veut dire : il n’a pas fourni à l’idée de société juste par elle-même ses outils d’élaboration critique. Néanmoins, la ques- tion de son appartenance à ces sociétés peut être abordée autrement que sur le mode théologique, avec pour critère la marque de l’al- liance et pour difficulté son étrangeté putative à ce marquage-là. L’enjeu serait plutôt de concevoir son appartenance à l’Europe à partir de son exposition au même type d’épreuve que les autres religions ont traversé. Soulignons : cette épreuve n’est pas celle d’un cantonnement à la sphère privée, elle n’est pas de désactiva- tion. Elle est de contribution aux procédures d’idéalisation consti- tutives de la modernité. Elle est de participation à, et d’altération par, l’idée non religieuse de société historiquement engagée dans

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 7171 224/05/164/05/16 15:4615:46 72 LES TEMPS MODERNES un processus de transformation en fonction d’un idéal de justice qu’elle a elle-même conçu. Le républicain réaliste, lorsqu’il observe l’islam, voit-il une religion de mœurs ? En un sens, cela est vrai : mais non parce que les mœurs seraient l’indice d’un manque à la théologie de l’al- liance. Plutôt parce que ce qu’on voit comme des mœurs résulte d’une désarticulation dans la double qualification, religieuse et politique, du bien commun. Les sociétés modernes ont quant à elles construit une certaine articulation : elles l’ont fait en se pensant et en se pratiquant comme des sociétés. C’est la perception sociale de soi des sociétés modernes qui a rendu possible, une fois encore, que religion et politique se composent sans s’abolir l’une dans l’autre, comme c’est encore le cas dans les Etats européens. Ce que constate le républicain réaliste dans l’islam, et qu’il appelle une religion de mœurs, c’est l’effacement de ce dispositif : non pas d’un dispositif théologico-politique, mais d’un dispositif socio- politique qui nous définit. L’histoire européenne du judaïsme, du christianisme et de l’islam (distinguée nettement de l’histoire judéo-chrétienne de l’Europe, à quoi conduit la thèse de la marque) se ramène alors à l’histoire de ce dispositif. Or si la bonne focale est cette histoire européenne, et qu’en elle la place de l’islam reste périphérique, la préconisation politique qui se dessine est de relancer cette formation historique, c’est-à-dire de l’écrire et de l’enseigner, et d’en faire l’horizon intellectuel dans lequel les législations sur les cultes méritent d’être replacées pour espérer avoir quelque effet. Précisons de quoi on parle : de l’histoire des monothéismes en Europe, de leur conjonction avec la formation des sociétés européennes comme sociétés historiques, agissant sur elles-mêmes pour se transformer. Une histoire des religions, mais une histoire des religions intéressée — une histoire socialiste des religions, qui leur pose la question du commun telle que les sociétés modernes sont parvenues à la formuler et qui la leur pose comme une question qui ne leur a pas été étrangère, puisqu’elle a en réalité marqué en elles certaines évolutions (l’islam, bien que périphérique en Europe, ne faisant pas à cet égard exception si on élargit le spectre d’analyse et si on envisage, par exemple, l’impact qu’a eu sur lui la question de la modernité dans le monde shiite 3 ).

3. On consultera à ce sujet le récent numéro des Temps Modernes,

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 7272 224/05/164/05/16 15:4615:46 LA MARQUE ET LE CRIBLE 73 Et cependant, si l’on pose le problème en ces termes, on bute immédiatement sur un obstacle qui est parfaitement perçu par Manent à partir de ses prémisses théologico-politiques. Cet obs- tacle est le point de rupture que représente la destruction des juifs dans l’histoire de l’Europe. Pourquoi est-ce un point de rupture ? Parce que l’histoire européenne a engendré un crime de masse qui touchait le cœur de son dispositif. Une politique s’est mise en place qui a fait des porteurs d’une religion ses ennemis déclarés, voués à l’anéantissement. L’Etat a agi sur la société pour en extirper une partie et pour la détruire. Il a agi sur la société, dans l’une de ses composantes religieuses. Mais était-ce pour autant une guerre contre une religion ? Sans avoir à se lancer dans une interprétation de l’antisémitisme euro- péen et de la pente qui l’inclinait irrépressiblement au crime, on peut se limiter à dire ceci : ce n’est pas n’importe quelle manifesta- tion du judaïsme, ce n’est pas le judaïsme comme religion qu’on voulait détruire — même si, en surface, les arguments théologiques pouvaient habiller les intentions —, mais c’est l’ensemble des juifs, comme peuple inscrit comme il l’était en Europe, et donc comme participant comme il y participait à la construction des sociétés européennes. C’était la contribution juive à l’histoire de l’Europe qui était le véritable ennemi. Les pages que Manent consacre à la Shoah restituent avec sobriété et justesse la cassure qu’elle représente dans l’histoire de l’Europe. A raison, l’accent est mis sur l’échec de l’Etat libéral européen en ce qu’il « n’était pas parvenu à mener à bien une transformation de la forme de vie juive en droits garantis des indi- vidus-citoyens juifs » (p. 46). Si l’on prend les choses depuis le xixe siècle, à l’échelle de l’Europe entière, c’est en effet la persé- cution sociale des juifs qui, non contenue par l’Etat, monte fina- lement dans l’Etat pour devenir une persécution d’Etat. Plus loin, Manent pose alors la question la plus difficile : non pas pour- rons-nous oublier, mais pourrons-nous comprendre ce qui s’est passé sans y rester enfermés et construire une amitié civique euro- péenne au-delà de l’échec ? Il le faut, sans quoi notre inconsistance serait définitive. En d’autres termes, la Shoah doit être vue en face, comprise, et même toujours mieux comprise dans l’échec européen

« Dieu, l’islam, l’Etat », no 683, avril-juin 2015, et plus particuliè rement les articles d’Anoush Ganjipour et de Mohammad Ali Amir-Moezzi.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 7373 224/05/164/05/16 15:4615:46 74 LES TEMPS MODERNES qu’elle a signifié, mais elle ne doit pas grever notre tâche actuelle d’une incapacité chronique, elle ne doit pas nous affaiblir en nous reconduisant à l’échec. Le problème est pourtant inscrit dans la formule que je viens d’employer. « Toujours mieux comprise », que signifie-t-elle ? Et n’est-ce pas mieux aborder le problème de notre consistance, juste- ment, que de mieux la comprendre ? L’antisémitisme est un pro- blème moderne : c’est en vérité le problème posé par « l’indivi- du-juif », avec tiret, le tiret exprimant le fait qu’il puisse se dire citoyen et juif sans hiérarchiser ni subordonner 4 . Socialement, c’est celui d’une communauté qui est persécutée aussi bien en tant que communauté visible — repérable par ses pratiques religieuses, disons ses mœurs — qu’en tant que communauté invisible, en tant que constellation d’individus membres d’un peuple qui se dit peuple sans que cela n’hypothèque son appartenance à la nation. Que l’Etat moderne ait failli, cela ne fait aucun doute. Mais cela ne dit rien du problème social. Ce qui frappe alors, que l’on pense à l’une ou l’autre des deux nations qui furent, dans l’Europe de l’Ouest, ses principaux terreaux, c’est la composition particulière de l’émancipation européenne et de l’identité juive qui s’y était réalisée. C’est le mixte, ou pour mieux dire la fécondation réci- proque, qui nous paraît parfois très étrange avec le recul, entre une transformation du judaïsme, le mouvement par lequel il s’appro- fondissait en tant que tradition, et l’assomption, la radicalisation des idéaux modernes, qu’il s’agisse de la liberté des individus ou de la justice sociale. L’histoire européenne ne peut s’écrire sans s’interroger sur ce fait : elle a été, pour partie, négatrice de cette relation ténue, de cette conjonction entre religion et politique, ou plus exactement entre religion et idéalisation de la société, une conjonction qu’elle implique pourtant, qu’elle requiert même au titre d’histoire de sociétés libres, capables d’impulser les conduites dans le sens d’une justice plus élevée. De sorte que c’est bien sa propre histoire, en tant qu’elle a pour ressort essentiel la pensée et l’élaboration de

4. Manent, dans la citation que je viens de donner, met le tiret ailleurs : entre individu et citoyen, qualifié de juif. On comprend qu’il indique par là que c’est bien un homme juif singulièrement défini qui devient citoyen. En déplaçant le tiret, je veux seulement dire que s’est joué pour le citoyen juif quelque chose de son être juif dans le fait de devenir citoyen.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 7474 224/05/164/05/16 15:4615:46 LA MARQUE ET LE CRIBLE 75 ce crible, que l’Europe a risqué de perdre par l’extermination des juifs. Je ne peux ici m’attarder sur les réflexions que ce fait suscite. Je me borne à le noter. Sans préjuger du sens qu’il faut lui donner, le seul fait de le noter a une conséquence sur un aspect important de notre situation.

Les juifs sont à nouveau au centre de la tourmente en Europe. Ils ne le sont pas comme il y a soixante-dix ans, mais ils le sont de façon patente, et aucune édulcoration, relativisation ou précaution oratoire, ne doit le masquer. L’Etat libéral ne parvient pas à empê- cher les assassinats ; et ceux-ci, en l’espèce, se font au nom de l’islam. Que celui-ci soit étranger à la partie sombre de l’histoire de l’Europe n’y change rien. Manent nous prévient contre toute tentation à faire peser sur l’islam un passif qui ne correspond à rien dans sa propre histoire. Tout dépend cependant de l’extension qu’on donne à ce passif, car il grève l’histoire européenne non pas d’un poids de culpabilité inexpiable, mais d’une interrogation per- manente sur l’échec des sociétés européennes à concevoir leurs opérations d’idéalisation comme relevant de la conjonction entre religion et politique, et donc sur les véritables gestes requis par les individus pour être à la hauteur du projet qu’ils endossent et à la réalisation duquel ils sont appelés. C’est très exactement dans cette perspective que la Shoah assigne l’Europe à une compréhension d’elle-même et y remplit une fonction heuristique. Mais alors les musulmans ne sont pas indirectement concernés par le problème, ils le sont directement. Et ils le sont en ce sens précis qu’ils sont la communauté au sein de la nation d’où proviennent les tueurs. J’ai évoqué en commençant le « point sur le i » de la page 165. Il s’agit d’une mise en garde : musulmans de France, sachez qu’en France, dans la nation française (« de marque chrétienne »), les juifs jouent un « rôle éminent ». Sur le mode explicite, on est dans le prolongement de la phrase en effet remarquable de Manuel Valls sur les juifs de France après la tuerie de la porte de Vincennes : « La France, sans les juifs de France, n’est plus la France. » Manent, en philosophe, s’attache à dégager le sens de la phrase. Le rôle est défini, dans le dispositif théologico-politique décrit plus haut, comme un rôle dans l’alliance, comme l’éminence dans la média- tion entre Dieu et les hommes dont on ne saurait se passer sans perdre l’idée même d’alliance. Le déplacement qu’on a proposé de la problématique nous épargne de discuter la question sur le plan

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 7575 224/05/164/05/16 15:4615:46 76 LES TEMPS MODERNES théologique. En revanche, il nous permet de la préciser sur le plan sociopolitique. Ce qui est en cause, c’est bien l’antisémitisme dont souffrent aujourd’hui les sociétés européennes, un antisémitisme dont il faut se demander à quelles sources il puise actuellement. Qu’en est-il alors ? Des musulmans, en tant que musulmans, tuent des juifs parce qu’ils sont juifs, dans des nations où le crible politi- co-religieux européen est effectif, mais où il reste brouillé et inconscient de lui-même. Si l’histoire de ce crible est aussi celle de sa récusation dans le génocide et si les musulmans ne portent aucu- nement la charge de ce passé, il reste que leur enrôlement au pré- sent dans les violences antisémites fait surgir la question de leur position dans la politique européenne elle-même, en ce qu’elle est fondée sur un projet de justice commune qui dépend lui-même d’une certaine articulation entre citoyenneté et appartenance. Or la question est bien de savoir quel rôle les musulmans s’at- tribuent à eux-mêmes au sein de ce projet. Faire de leur enrôlement dans le crime l’expression malvenue et regrettable d’une stigma- tisation subie est évidemment une élision qui ne trompe que ceux qui veulent l’être. En revanche, considérer que les musulmans occupent aujourd’hui une place dans l’histoire européenne, une histoire où l’Europe retrouve une difficulté qui lui est constitutive, un échec et une sécrétion pathologique du crible politico-religieux qu’elle présuppose, c’est les considérer comme les sujets euro- péens qu’ils sont d’ores et déjà. Ce n’est pas leur faire porter un passif qui n’est pas le leur, mais c’est comprendre que l’histoire européenne a été radicalement transformée par la rupture qu’est la Shoah et que l’interprétation de cette rupture n’est pas séparable du combat qu’il faut mener si l’on veut défendre ce projet. Bref, le crible politico-religieux de l’Europe, d’un bord à l’autre de cette faille, ne se lit pas de la même manière. Soyons alors tout à fait clairs : faire que les musulmans parti- cipent pleinement du projet européen, c’est aussi intégrer les actes antisémites commis au nom de l’islam dans le dispositif d’auto- compréhension des sociétés européennes. Les intégrer en tant que tels, c’est-à-dire en reconnaissant la fonction qu’ils remplissent. Plus précisément : c’est reconnaître dans ces actes la fonction avec laquelle ils renouent dans notre histoire — pour les Européens que nous sommes, qui que nous soyons —, à savoir celle de la réacti- vation de l’écueil majeur de notre crible politico-religieux. Ce qui signifie récuser une interprétation théologique de l’antisémitisme

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 7676 224/05/164/05/16 15:4615:46 LA MARQUE ET LE CRIBLE 77 musulman afin de le considérer pour le fait social qu’il est, en ce qu’il fait désormais partie de notre véritable situation. Ou encore : c’est mettre les musulmans devant leurs responsabilités de membres d’une entité politique en quête de sa forme, une forme qui, correctement conçue, les implique bel et bien non comme des citoyens abstraits, mais comme des « individus-musulmans ». Certes, on peut considérer qu’empêcher cet antisémitisme est une conséquence attendue des autres préconisations que donne le livre de Manent, celles qui visent une présence à la fois plus pleine, plus fluide et plus intégrée de la religion musulmane en Europe (une plus grande tolérance aux signes et aux pratiques lorsqu’ils n’entravent pas les modes de relations d’une société ouverte, un engagement des pouvoirs publics dans les conditions matérielles d’indépendance de l’islam de France à l’égard de tout financement venant de l’étranger, autrement dit d’Etats religieux). On peut considérer aussi que la reconnaissance du « rôle éminent des juifs » dans la nation de la part des musulmans eux-mêmes est un pas décisif. Mais, sans rien nier de l’importance de ces propositions, le point qui reste intouché, c’est l’auto-analyse de l’Europe et des nations qui la composent, au prisme d’actes de guerre de ce type, et non pas d’un autre. Regarder l’antisémitisme en face, ce n’est pas tourner les yeux vers le passé : c’est regarder ce qu’on ne comprend pas dans le fonctionnement de l’Europe actuelle. On peut être persuadé que la dérive est due justement à l’incon- sistance diagnostiquée et au fait que l’Europe telle qu’elle se construit ne parvient pas à être une forme politique. Mais ce n’est pas suffisant : il faut creuser plus profond et dire pourquoi. Or le risque est qu’à insister exclusivement sur le fait que l’Europe doive surmonter spirituellement sa culpabilité, on se détourne de cette auto-analyse comme de l’un des leviers privilégiés pour retrouver une véritable consistance. Dans ce cas, le « point sur le i », pour opportun qu’il soit, voit inévitablement sa portée limitée, sinon amoindrie.

Bruno Karsenti

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 7777 224/05/164/05/16 15:4615:46 Jérôme Meizoz

LETTRE À MICHEL HOUELLEBECQ

Pour M. Michel Thomas, Paris Lausanne, décembre 2015

Monsieur, bonjour,

Le 7 janvier 2015 ont eu lieu les attentats que vous savez contre Charlie Hebdo et contre le magasin Hyper Cacher. Depuis 2010, l’ordina- teur des frères Kouachi comportait, semble-t-il, plusieurs références à vos livres publiés sous le nom de plume de Michel Houellebecq. Survient un événement et soudain tout est changé. Une variation de contexte transforme de fond en comble les lec- tures qui sont faites de votre roman. D’autant plus que tout, dans votre roman conjectural Soumission, a été conçu pour entrer en résonance avec l’actualité. A quoi s’ajoute encore une réception soigneusement préparée : dès fin novembre, Flammarion lançait un plan médiatique d’envergure pour faire parler du livre en amont de sa parution. Un processus de best-seller (industriel et transnational) a été lancé, avec l’active participation de cette part de vous présente dans l’espace public sous le nom de Houellebecq. Car vous incarnez depuis longtemps déjà un personnage (les Latins diraient une persona) à divers égards fictif, un masque déployé dans une pluralité d’activités (roman, chanson, cinéma, art, poésie, etc.). En y engageant sciemment votre corps dégradé, tout un théâtre vestimentaire et gestuel, vous réalisez ce que les artistes contempo- rains nomment une performance. Quelques jours avant le 7 janvier, le quotidien suisse Le Temps

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 7878 224/05/164/05/16 15:4615:46 LETTRE À MICHEL HOUELLEBECQ 79 m’avait demandé un entretien au sujet de Soumission. Les attentats de Paris ont constitué un tel choc que j’ai décliné cette invitation. Peu après, je me suis retiré de l’organisation d’un colloque consacré à vos livres (Université de Lausanne, 3-4 mars 2016). Il ne vous est peut-être pas indifférent de connaître les raisons de ce double retrait. Impossible pour moi d’ouvrir Soumission début janvier, après que la sanglante réalité a dépassé toute anticipation fictive. Il m’a fallu attendre pour cela la torpeur générale de juillet et le (relatif) silence des médias. Cela a été une lecture professionnelle, crayon en main. Dès 2001, j’ai pris Les Particules élémentaires et Plateforme comme sujets d’enseignement, puis dirigé des mémoires uni versitaires à leur sujet. J’en suis arrivé à vous lire par le biais de recherches sur la médiatisation des écrivains. En effet, vos ouvrages ont obtenu une certaine reconnaissance sur deux plans souvent opposés, le succès commercial et le prestige parmi les pairs : tout le monde connaît Houellebecq, auteur mainstream, et en même temps vos romans font l’objet d’évaluation par vos pairs et suscitent des études universitaires dans plusieurs pays. Durant l’été, j’ai enfin trouvé le courage d’ouvrir Soumission. Qu’avais-je devant moi ? Un roman paresseux. Certes, tout y était de votre marque (car c’est bien de cela qu’il s’agit, du devenir-marque d’un auteur très médiatisé). Mais l’ambiguïté comique, mais le por- trait décapant, drôle et cruel, du monde contemporain, mais le déta- chement d’un mélancolique aux prises avec un monde dégradé (par- fois) rédimé par le plaisir et la confiance qu’accordent de providentiels personnages féminins : tout cela s’était évaporé. Soumission m’est apparu comme un mécanisme construit (un script doctor l’approuve- rait), mais sans conviction, saturé de clichés et sans guère de recul sur eux. Autant dire, par rapport à ce dont vous avez été capable, une régression, voire un ratage. Au moins les événements auxquels votre roman s’est trouvé mêlé donnent-ils à penser. Comment et par quels dispositifs le roman se fait-il parfois sismographe du monde réel ? Quelle est la relation entre la fiction et le monde qu’elle désigne ? Quel est l’impact de celle-ci sur lui ? Enfin, en quoi leurs contextes modifient-ils les usages des romans ? Imaginant la France dans un futur proche, vous aviez le choix d’autres scénarios possibles que l’élection d’un président musulman : par exemple, l’évolution du catholicisme intégriste, le chaos du chan- gement climatique ou les suicides chez France Télécom. En optant

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 7979 224/05/164/05/16 15:4615:46 80 LES TEMPS MODERNES pour cette intrigue et aucune autre, vous avez fait usage de votre liberté. Cette fiction tâte ou teste diverses opinions dans l’air du temps. Elle se nourrit avant tout des idées ou des fantasmes du moment, ceux d’Alain Finkielkraut, Eric Zemmour ou Renaud Camus, dont toutes les gazettes de France et de Navarre se font en long et en large l’écho. Ainsi déclarez-vous à propos du Suicide français (2014) du journaliste Eric Zemmour :

« J’ai l’impression [...] qu’au milieu d’un continent qui se suicide, la France est l’un des seuls pays à se battre désespérément pour survivre. [...] Il y a un suicide plus général qui est celui de l’Occident, suicide économique, démographique et surtout spirituel, et si ce discours parle à mon narrateur, c’est parce qu’il évoque la réelle impossibilité de vivre sans Dieu. » (Le Figaro, 6 janvier 2015)

Peu à peu, votre personnage s’est mis à endosser des thèses poli- tiques assez univoques, et vous craignez avec raison d’être épinglé une fois pour toutes comme un papillon :

« Chacune de mes déclarations est soupesée, analysée, décor- tiquée, dans le but de traquer le dérapage, ce à quoi se résume à peu près le débat intellectuel dans ce pays. » (Le Figaro, 7 août 2015)

Pourquoi cette crainte ? Parce que dans Soumission (et dans vos entretiens à la presse, qui relèvent pour moi d’un acte romanesque global) vous avez mis un frein à la complexité polyphonique des Particules élémentaires. Dans votre récent roman, par exemple, inu- tile de chercher des énoncés du type :

« Pouvait-on considérer Bruno comme un individu ? [...] sa vision hédoniste de la vie, les champs de forces qui structuraient sa conscience et ses désirs appartenaient à l’ensemble de sa géné- ration. [...] il n’était que l’élément passif du déploiement d’un mouvement historique. » (Les Particules élémentaires [1998], J’ai lu, 2000, p. 178)

Au Figaro encore, vous concédez ce renoncement à faire place à des voies et voix alternatives :

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 8080 224/05/164/05/16 15:4615:46 LETTRE À MICHEL HOUELLEBECQ 81

« La seule théorie authentiquement perdante en ce moment, c’est l’idéologie débutée avec le protestantisme, atteignant son apogée au siècle des Lumières et aboutissant à la Révolution, fondée sur l’autonomie de l’homme et le pouvoir de sa raison. Ça, c’est une idéologie qui est très mal partie ; je ne lui ai d’ailleurs même pas donné la parole dans mon roman. » (Le Figaro, 6 janvier 2015)

Avec toute la prudence de l’interprète professionnel, il faut bien en venir maintenant aux opinions du personnage Houellebecq (et peut- être, par devers lui, à celles du citoyen Michel Thomas, même s’il pré- fère, apparemment, demeurer hors champ). Soyons clairs, je compte parmi les lecteurs qui ne peuvent s’identifier à vos déclarations hostiles au monde musulman. Cela limite certes ma disponibilité à vos récents écrits, mais c’est le risque avec n’importe quel lecteur. Vous captez les noirceurs et les angoisses du temps avec une satanée intuition, c’est vrai, mais Soumission donne surtout voix au chapitre à certaines thèses du moment, sans produire en même temps leur parodie. Se pose alors très vite, en vous lisant, la question du lien entre le discours du roman et celui de l’auteur. Celle, par exemple, de l’auteur implicite, pour reprendre la notion de Wayne C. Booth. Il faut dans ce domaine beaucoup de prudence interprétative et des outils de lecture aussi fins que ceux de Raphaël Baroni ou Liesbeth Korthals Altes. En tant que fiction, Plateforme propose un dispositif plus complexe que vos propos télévisés à l’égard de l’islam (août 2001), qui vous ont valu un procès. C’est la fameuse dissociation (heu ristique) de l’auteur et du narrateur, enseignée du collège à la faculté. Celle-ci, au demeu- rant très utile pour lire la fiction, ne permet pourtant pas de rendre compte du rapport effectif des lecteurs à l’univers romanesque. Car ce que nous savons d’un auteur (le masque Houellebecq par exemple) peut informer, transformer la lecture du roman, d’autant plus si celui-ci désigne l’actualité. Pour échapper à une lecture souvent piégée, j’ai quant à moi opté pour l’étude des « postures » auctoriales, cherchant à rester attentif à la relation complexe entre les conduites publiques d’un écrivain (comme statut et rôle), les informations sur l’individu civil (Michel Thomas) et les diverses voix coexistantes dans le roman. Car telle était, à vos débuts, votre griffe romanesque : l’ambiguïté fondamen- tale, permise par une savante polyphonie, quant à l’attribution des opinions professées par les personnages, le narrateur, l’auteur impli-

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 8181 224/05/164/05/16 15:4615:46 82 LES TEMPS MODERNES cite, voire les explicites interventions d’auteur. L’une de vos plus fines lectrices, Liesbeth Korthals Altes, à propos des Particules élémen- taires, l’a ainsi formulé :

« Ce roman possède certes des traits du roman à thèse, notam- ment le fort appel à l’adhésion du lecteur. Mais il n’en présente guère l’univocité : parodie, incongruité et humour minent, pour le lecteur sensible à ces signaux, toute cristallisation en une doctrine. Ils invitent au contraire à une connivence avec l’auteur, même si la position affective et idéologique de celui-ci reste finalement insai- sissable, oscillant entre des registres incompatibles — ironique, grotesque et désespéré. » (« Persuasion et ambiguïté dans un roman à thèse postmoderne, Les Particules élémentaires », in Sabine van Wesemael [dir.], « Michel Houellebecq », Cahiers du CRIN, 2004, p. 43)

La stratégie commerciale de votre éditeur vise un très large public. Vous ne savez pas comment vos lecteurs vont intégrer ce roman à leur vie quotidienne. S’il va contribuer à modifier leur perception des rapports sociaux dans la France d’aujourd’hui, par exemple. Cela n’est pas votre problème, me direz-vous, le roman avant tout est un genre à visée divertissante :

« Suis-je islamophobe ? Probablement, oui. [...] Ce n’est pas mon rôle d’être responsable, je ne me sens pas responsable. Le rôle d’un roman c’est de divertir. » (« Am I islamophobic ? Probably yes », The Guardian Weekly, September 25, 2015, p. 39)

Votre livre appartient désormais à ceux qui en feront usage et l’inté- greront à leur perception du monde actuel. Peut-être en tireront-ils des conclusions inquiétantes, exagérées, sommaires ? Je ne le sais pas, mais il est permis de le craindre. A l’heure où les chaînes TV et la presse des groupes privés cherchent à tout prix les extrêmes à travers des sujets qu’ils souhaitent fédérateurs (Joséphine ange gardien ou les films ani- maliers) ou clivants (identité, islamophobie, mariage pour tous), vous voilà devenu le clivant idéal. Et maintenant, quel rôle les lecteurs professionnels vont-ils jouer dans cette histoire ? Ou, en termes de politique de la lecture : à quoi les interprètes institutionnels (comme c’est mon cas : universitaires, critiques littéraires spécialisés, enseignants, etc.) s’engagent-ils en commentant

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 8282 224/05/164/05/16 15:4615:46 LETTRE À MICHEL HOUELLEBECQ 83 (à la suite des grands médias, car ils arrivent toujours après) un auteur en vue, dont les romans abordent des questions — parfois des faux pro- blèmes — qui divisent la société ? A cela, je n’ai pas non plus, pour l’instant, de réponse précise. Plutôt une sorte d’intuition ou de sentiment informé. Cela engage la question de la pertinence des études littéraires et celle du statut de l’interprétation aujourd’hui. Mais sans l’événement Charlie Hebdo, une telle interrogation aurait pu rester purement scolastique. Ce n’est plus le cas, tout est changé. Ce que je constate, c’est qu’il y a congruence entre vos interroga- tions fantasmatiques et une mécanique éditoriale de large audience. Une machine puissante qui n’a guère besoin du soutien des lecteurs professionnels pour exister. Or, de ceux-ci, les universitaires notam- ment, elle reçoit une forme de légitimation symbolique, volontaire ou non. Il faut donc s’autoriser une question en amont : pourquoi consa- crer tant d’énergie à tel auteur plutôt qu’à d’autres ? Que fait-on quand on lit et commente professionnellement des œuvres ? La lecture compte parmi les actes de la citoyenneté. Et derrière tout corpus de commentaire ou d’étude (pour un journaliste comme pour un profes- seur), il y a un choix, un geste initialement politique. Tout cela me mène à une décision dont je vous fais part ici bien qu’elle ne me réjouisse pas. Je ne souhaite plus, actuellement, accorder une telle place à vos écrits au sein de recherches réalisées dans mon métier de ser- vice public. Parfois, quand cela me paraîtra pertinent, j’y reviendrai, mais sans plus. Il me semble préférable d’évoquer des auteurs passionnants qui évoquent (un exemple entre mille) l’univers du travail (F. Bon, E. Filhol, Th. Beinstingel), les transformations des espaces ruraux (M.-H. Lafon) ou les lieux de l’épique contemporain (M. de Kerangal). Qui parlent du monde actuel à partir de questions décisives — pas toujours traitées par la presse quotidienne — sans sacrifier aux passions tristes ni attiser des penchants violents, fussent-ils présentés sur le mode comique. Lucidement, une telle limite a été tracée dès Les Particules élémentaires :

« On peut envisager les événements de la vie avec humour pendant des années, parfois de très longues années, dans certains cas on peut adopter une attitude humoristique pratiquement jusqu’à la fin ; mais en définitive, la vie vous brise le cœur. » (p. 291)

Vous avez des devanciers prestigieux, auxquels votre person- nage emprunte des traits, Louis-Ferdinand Céline, Charles Baudelaire ou

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 8383 224/05/164/05/16 15:4615:46 84 LES TEMPS MODERNES Antonin Artaud notamment. Le public a vu dériver Céline vers des croyances paranoïaques. A l’époque, c’était la crainte des Juifs puis le péril jaune. Céline aimait le prophétisme de l’homme « seul contre tous », avec un attrait certain pour l’abjection sous toutes ses formes. Etait-ce un martyr comme il le prétend, et une partie de la critique après lui ? Absolument pas. Ou alors de lui-même, seulement. La comparaison s’arrête là, pour le moment. Encore une brève anecdote. Ma thèse de doctorat comportait un long chapitre sur les pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline. Or, ma directrice d’études ne voulait pas lire ce corpus d’écrits controversés, interdits de réédition et circulant alors sous le manteau. Elle a pourtant accepté que j’y travaille, relisant et évaluant mes propos. Sur le moment, cette attitude m’a paru étrange, voire problématique. Mais je comprends mieux maintenant que, selon les parcours de vie, certains écrits puissent avoir une résonance insupportable. Il peut être légitime de ne pas se blesser avec des textes, sans pour autant interdire aux autres (ici, un jeune doctorant, passionné et très ignorant) de les étudier de près. Durant toutes ces années, j’ai souvent travaillé sur des textes d’au- teurs pour lesquels je n’éprouvais guère de sympathie politique ou per- sonnelle. (Est-ce d’ailleurs la question ? Pas sûr, mais cela se joue aussi sur ce plan, soyons francs.) Ceux de Céline, de Cendrars, de Ramuz et puis les vôtres. Je l’ai fait, bien que votre personnage (encore une fois, persona serait plus juste) provoque chez moi une sorte de nausée, de méfiance, parfois de pitié, je ne sais pas trop. Mais même ce genre de ressentis appelle la méfiance, tant il répond de manière pavlo- vienne à la mise en scène même de Houellebecq. En étudiant des auteurs qui m’étaient peu sympathiques, je cher- chais à comprendre leurs raisons et leurs formes. Me confronter à la différence et ne pas être d’accord me semblait une énergie tout aussi importante que d’admirer. (J’ai même ma petite idée sur les consé- quences parfois malheureuses de l’admiration inconditionnelle des herméneutes pour leur objet d’étude.) Aujourd’hui, quinze ans plus tard, mes sentiments sont un peu différents. Sans doute, dans la mesure où mon métier consiste à trans- mettre, ai-je tout simplement de plus en plus besoin de parler de ce qui me paraît mériter attention, ouvrir de nouvelles pistes. En tant qu’en- seignants, journalistes, lecteurs et critiques professionnels, nous ne sommes pas neutres. Chacun exerce (qu’il le veuille ou non) un pou- voir sur les écrits qu’il aborde. Oh, modeste, certes. Ne serait-ce que par leur simple sélection, leur mise en lumière ou par les commen-

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 8484 224/05/164/05/16 15:4615:46 LETTRE À MICHEL HOUELLEBECQ 85 taires qu’il y ajoute. Autant donc en faire l’usage le plus conscient. C’est un minuscule clinamen dans l’avalanche des déclarations média- tiques, mais il est décisif.

Je vous prie, Monsieur Thomas, de recevoir mes salutations de lecteur attentif. Jérôme Meizoz

P.S. Voici quelques lectures afin de prolonger ces réflexions et questions :

— Raphaël Baroni, « Comment débusquer la voix d’un auteur dans sa fiction ? Une étude de quelques provocations de Michel Houellebecq », in Arborescences, 2016 ; « Regarder le monde en face ? », in L’Œuvre du temps, Le Seuil, « Poétique », pp. 167-200. — Jean-Louis Dufays, « Lire, c’est aussi évaluer. Autopsie des modes de jugement à l’œuvre dans diverses situations de lecture », Ela (revue de dictatologie des langues et cultures), no 119, 2000, pp. 277-291 ; « Stéréo- types, sens, valeurs : pour une axiologie du littéraire », Degrés, no 79-80, 1994, pp. 1-16. — Pascal Durand & Sarah Sindaco (dir.), Le Discours « néo-réaction- naire », Paris, CNRS, 2015. — Vincent Guiader, « L’extension du domaine de la réception. Les appro- priations littéraires et politiques des Particules élémentaires », in Isabelle Charpentier (dir.), Comment sont reçues les œuvres, Créaphis, 2006, pp. 177-190. — Liesbeth Korthals Altes, Ethos and Narrative Interpretation. The Negotiation of Values in Fiction, Lincoln/Londres, University of Nebraska Press, 2014 ; « Persuasion et ambiguïté dans un roman à thèse postmoderne, Les Particules élémentaires », in Sabine van Wesemael (dir.), « Michel Houellebecq », Cahiers du CRIN, vol. 43, no 1, juin 2004, p. 43. — Jérôme Meizoz, « Le roman et l’inacceptable : polémiques autour de Plateforme » (de Michel Houellebecq), Etudes de lettres, no 3-4, 2003, pp. 125-148, repris dans L’Œil sociologue et la littérature, Slatkine, « Erudition », 2004, pp. 181-210 ; « Au-delà médiatique et lassitude de la singularité : La Carte et le Territoire », in La littérature « en personne ». Scène médiatique et formes d’incarnation, Slatkine, « Erudition », 2016. — Louise Moor, « Posture polémique ou polémisation de la posture ? Le cas de Michel Houellebecq », in COnTEXTES, no 10, avril 2012 (http:// contextes.revues.org/index4921.html).

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 8585 224/05/164/05/16 15:4615:46 Christine Fauré

LE RISQUE DE LA CARICATURE

Le 7 janvier 2015, le comité de rédaction du journal Charlie Hebdo est presque entièrement décimé. Dans les médias, à l’an- nonce du massacre, comme s’il était besoin de donner une légiti- mité à ce journal, on évoque à satiété le xviiie siècle des Lumières, la République, la loi instaurant la laïcité. En fait, ce discours est réducteur : les ingrédients politiques et artistiques sont à la fois plus divers et plus courageux. Ils appartiennent à cet immense tra- vail de sape que des libres penseurs, sous tous les régimes poli- tiques, ont mené à l’encontre de la parole religieuse et de ses inter- dits. Charlie Hebdo s’inscrit dans une longue durée historique, aux marges des pouvoirs, un pied dans l’actualité, l’autre dans la trans- gression. Par sa truculence, ses audaces dans les mots et les images, sa réactivité aux événements excentriques, Charlie Hebdo distille une parole minoritaire. Dans quelle mesure a-t-il été reflet et moteur d’une opinion ? Sur la sexualité, la cause semble entendue, et on montrera comment le journal a accompagné la révolution sexuelle des années 60 avec ses soubresauts. Quant au chapitre des religions, la chape conservatrice qui s’est abattue sur les sociétés contemporaines et les tensions géopolitiques qui les traversent rendent le décryptage des situations évoquées par les dessins plus difficile à saisir, chaque décennie apportant son trouble. Enfin, pour la défense de nos valeurs contre l’antisémitisme, l’islamisme radical et la lutte contre l’extrême droite, Charlie Hebdo a innové, transférant dans le domaine de la caricature et de la bande dessinée des sujets peu courants dans ce genre artistique. Je veux rendre hommage à ces artistes : ils ne sont pas

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 8686 224/05/164/05/16 15:4615:46 LE RISQUE DE LA CARICATURE 87 seulement des virtuoses capables d’extraire en quelques minutes la cocasserie d’une situation, ils s’appuient sur un socle historique et mettent en œuvre des enchaînements improbables qui captent l’imagination.

SEXE ET POLITIQUE

En 1960, Hara Kiri mensuel est sorti de l’imagination d’un ancien d’Indochine qui avait pour mission de déterrer les cadavres pour les rapatrier en France 1 . Devenu à son retour colporteur puis chef des ventes du journal satirique Zéro, Georges Bernier, alias professeur Choron du nom de la rue où il logeait, réunit des dessi- nateurs qui voulaient créer un journal pour ne pas avoir à placer leurs dessins. Avant d’être « bête et méchant », Hara Kiri débor- dait de qualificatifs : « irrespectueux, tonique, curieux, déconcer- tant, mordant, brutal, insolite, cruel, ahurissant, rafraîchissant, bizarre, explosif 2 ». L’ubuesque directeur de revue se délectait de situations absurdes, d’attitudes grandiloquentes, entre surréalisme et comique troupier. Hara Kiri vous invitait à une nouvelle nais- sance, à un nouveau regard : « Constamment, vous remontiez dans le temps, jusqu’à la seconde où les grandes lèvres de votre mère se sont écartées comme des rideaux de théâtre sur le spectacle du monde 3 » ; théâtre encore cette crèche qui s’ouvre dans le giron d’un samouraï mais d’où l’enfant Dieu, après l’exposition, a besoin d’une échelle pour sortir de scène (premier numéro vendu en kiosque 4 ). La religion catholique donne une mauvaise représenta- tion qui ne doit rien au surnaturel. Et Choron, cet ancien enfant de chœur, en connaissait les coulisses mieux que personne. Cette bande de frères de sang ne comptait presque aucune femme, à l’exception de la journaliste Sylvie Caster, et les ques-

1. Pacôme Thiellement, « Le professeur Choron », in Arnaud Baumann et Xavier Lambours, Dans le ventre de Hara Kiri, Paris, La Martinière, 2015, p. 36. 2. Voir la couverture du premier Hara Kiri, encart paru dans Arts en novembre 1960, in Virginie Vernay (éd.), Ça, c’est Choron, Grenoble, Glénat, 2015, p. 42. 3. Ibid., op. cit., pp. 16-17. 4. Ibid., op. cit., p. 54.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 8787 224/05/164/05/16 15:4615:46 88 LES TEMPS MODERNES tions de sexualité n’étaient pas au programme autrement que par un exhibitionnisme récurrent volontiers pratiqué lorsqu’ils étaient ensemble ou pour accueillir un nouvel arrivant. Arnaud Baumann interroge la journaliste sur son intégration dans le groupe :

« — Tu devais être un peu isolée en tant que femme ?... — Non, répond-elle, parce que c’était mon endroit, parce qu’ils ne m’ont jamais fait aucune embrouille. On me disait sou- vent : “Mais comment vous faites avec tous ces machos ? Cavanna n’était pas du tout misogyne. Reiser et Cabu non plus” 5 . »

Faut-il s’étonner que les premiers textes de Bernier soient mar- qués par la guerre, la mutilation des corps, les envies de meurtre, les revanches de l’arrière... La multiplication des titres, Hara Kiri mensuel (1960-1985), Charlie (1960-1981), L’Hebdo Hara Kiri (1969-1970) et Charlie Hebdo (1970-1982), était une manière, pour Choron, de contourner la censure qui menaçait les publica- tions 6 et les procès qui siphonnaient les budgets. En 1968, Hara Kiri mensuel connut un moment de répit car le journal était en prise avec les événements. « Il est interdit d’interdire », devenu le slogan de la contestation, était inventé par un certain Jean Yanne, supporter du comique grinçant de la revue, aux côtés de Jean- Christophe Averty et de Francis Blanche.

C’est dans le premier Charlie Hebdo, celui de 1970, que les femmes s’affichent. Elles courent, elles sautent, prennent des ini- tiatives sexuelles, incarnent la femme active et libre. En 1992, Choron se proclame sexologue dans les œuvres publiées à la Bibliothèque de la rue des Trois-Portes, pour mieux se moquer de la presse du cœur qui se propose de résoudre les problèmes des lecteurs 7 . A l’occasion, il égrène des souvenirs d’enfance, à la

5. Recueilli par Arnaud Baumann et Xavier Lambours, Dans le ventre de Hara Kiri, op. cit., p. 183. 6. Choron dirigeait d’autres revues, tel Am Stram Gram, 1966, ou B.D. L’Hebdo de la BD, 1981-1982, restées sans postérité. Voir Ça c’est Choron, ibid., op. cit., pp. 100-101. 7. Ibid., op. cit., p. 339 ; et Choron et Vuillemin sexologues, Magic Strip, 1992.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 8888 224/05/164/05/16 15:4615:46 LE RISQUE DE LA CARICATURE 89 manière de Fellini dans Amarcord : des gros seins qui se gonflent comme des ballons. Les dessins de Vuillemin traduisent plutôt un dégoût des organes sexuels, de leur contour indécis et misérable, qu’une transfiguration allègre du quotidien. Choron n’a pas été touché par la grâce de la libération des femmes. La nudité des femmes dans les romans-photos de Hara Kiri avait un but commercial avoué : faire vendre 8 , sans plus de phrases. L’Hebdo Hara Kiri, relayé par Charlie Hebdo en 1970, met en circulation une tout autre vision des femmes et du couple. Après l’interdiction de Hara Kiri suite à une couverture résultant d’un télescopage entre un fait divers — l’incendie d’un dancing qui fit de nombreuses victimes — et la mort du général de Gaulle : « Bal tragique à Colombey, 1 mort », le sourire carnassier de la jeune coureuse blonde de Wolinski fait son apparition. Plus parisienne et moins charnue que les demoiselles à longues chaussettes de Robert Crumb, elles aussi très affairées dans le domaine sexuel, l’héroïne de Wolinski, appelée aussi Scoopette, entre scoop et escapade, se livre à toutes les gymnastiques sexuelles que notre société contem- poraine veut bien pratiquer 9 . Image inversée de l’obsédé sexuel, la jeune femme qui monte aux arbres — « Je ne pense qu’à ça » (1972) — déploie une activité débordante, fait preuve d’une logique désopilante, ce qui peut inspirer à un « brave type » des idées de meurtre. Reiser dans « Vive les femmes 10 » scénarise les péripéties hilarantes du quotidien paradoxal de la femme libérée. Les unes de Charlie Hebdo ont scandé les grands moments de la libération sexuelle des femmes des années 1970 : le Manifeste des 343, pétition en faveur d’une loi sur l’avortement signée par des femmes connues dont Simone de Beauvoir, devient devant le succès de la une de Charlie, signée Cabu, le « Manifeste des 343 salopes » : « Qui a engrossé les 343 salopes du Manifeste sur l’avortement 11 ? » demande un Michel Debré livide qui répond par l’argument nataliste : « C’était pour la France » (12 avril 1971).

8. « Les romans-photos par Wolinski », in Ça c’est Choron, op. cit., p. 138. 9. Elisabeth Roudinesco, « Wolinski et les femmes », in Wolinski, 50 ans de dessins, BNF, Paris, Hoëbeke, 2012, p. 23. 10. Reiser, Vive les femmes, Paris, Gallimard, « Folio », 1982. 11. Le Manifeste publié par Le Nouvel Observateur, le 5 avril, sera

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 8989 224/05/164/05/16 15:4615:46 90 LES TEMPS MODERNES « Défense d’avorter » : mais elles avortent sous le coup de la matraque en manifestant (Reiser, 16 octobre 1972) ; la loi Veil pro- visoire sur le droit d’avorter : « Et l’avortement, ça vient ! » (Willem, 30 septembre 1974), puis pérennisation de la loi (Cabu, 3 mai 1979). Enfin, cette célébration de la pilule contraceptive le jour de la fête des Mères (Reiser, 2 juin 1977), qui condense toute l’impatience féminine, se joue dans ce bras d’honneur contre l’ordre maternel imposé. L’équipe de Charlie Hebdo participe à cette idéologie du plaisir et du sexe comme en témoignent les photos de nus des prin- cipaux acteurs de la revue pour le livre Carnet d’adresses (1983), à l’initiative d’Arnaud Baumann 12. Cavanna, Berroyer, Siné y dévoilent leurs charmes, dans une joyeuse exaltation du corps, sans outrance ni excès.

En 2015, face à l’accélération de la bande image de la vie poli- tique qui tous les jours se dote d’un nouveau sujet, l’éloge du corps et du plaisir sexuel semblera un peu dérisoire. L’actualité morti- fère de la vie internationale au Moyen-Orient est du pain bénit pour la nouvelle génération de dessinateurs, , , Coco, Félix, Catherine, , . Les épisodes de guerre, aux confins du surréel, motivent leurs sarcasmes. Dans ce contexte, les thèmes chers à Wolinski paraissent dépassés : le héros a vieilli et ses lec- teurs aussi. « J’oublie l’inoubliable ». Dans « J’ai fini ma page », sa muse se rebelle :

« Je dessine une femme en cherchant une idée pour ma page de Charlie Hebdo. Cette femme me regarde d’un œil critique : “Tu ferais mieux de dessiner Hollande ou Obama... au lieu de me caresser avec ton porte-mine japonais”, dit-elle. Puis elle s’est levée et elle a disparu. Je suis resté seul avec ma page incomplète. Alors, pour finir, j’ai dessiné Hollande 13. »

désormais connu sous le titre que lui aura donné la une de Charlie Hebdo, in Charlie Hebdo. Les Unes 1969-1981, Les Echappés, 2014. 12. In Dans le ventre de Hara Kiri, ibid., op. cit., pp. 26, 170, 206. 13. Wolinski, « J’ai fini ma page », « J’oublie l’inoubliable » ; les courtes bandes dessinées de Wolinski ont été regroupées après sa mort, in Charlie Hebdo. Tout est pardonné, préface de Riss, Paris, Les Echappés, 2015, pp. 164-166.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 9090 224/05/164/05/16 15:4615:46 LE RISQUE DE LA CARICATURE 91 Le bonheur est désormais frappé par la nostalgie. Le rappro- chement américano-cubain lui rappelle ses douze voyages à Cuba (« les amoureux du Malecon »), alors que le dessinateur Babouse 14 met au portrait du Che Guevara des oreilles de Mickey avec cet art du raccourci propre au langage de Charlie Hebdo. Le sillon artistique qu’a creusé Wolinski n’apparaît plus doté d’un sens poli- tique subversif, à tel point que, après la mort du dessinateur, Jean- Marie Gourio, membre de Hara Kiri et de Charlie Hebdo, écrit en guise d’épitaphe :

« Wolinski, il ne doit pas comprendre : il n’a dessiné que des femmes nues qui courent dans les levers de soleil ou alors des filles avec la jupe qui s’est soulevée par un petit vent les jours d’automne. Et se faire abattre pour une caricature politique, il doit pas en revenir 15. »

La veine édénique, plus ou moins trempée de psychanalyse, s’était tarie. Les thèmes phare des années 1970 prenaient leur congé. Le journal satirique L’Assiette au beurre (1901-1912), durant ce qui était considéré comme l’âge d’or de la caricature et souvent cité dans Charlie Hebdo, n’accordait aucune attention au sexe. Ce n’était pas un sujet de société sauf s’il s’agissait d’une pratique sociale indigne : la prostitution, seule occasion où une femme était entr’aperçue nue 16. Les thèmes de prédilection de la revue étaient l’armée, la patrie, le colonialisme, la police, l’Eglise, l’école. Jules Grandjouan (1875-1968 17), le dessinateur vedette de L’Assiette au beurre, dont les affinités politiques avec l’antimilitarisme, l’anti- parlementarisme et l’anarchisme de son temps étaient notoires, s’autorisait à dessiner une femme nue lorsqu’elle personnifiait un

14. Ibid., p. 176. 15. Dans le ventre de Hara Kiri, ibid., op. cit., p. 218. 16. Une femme crucifiée dans l’étal (19 juillet 1902). L’huissier : il lui reste encore son lit pour gagner son pain (23 septembre 1905) ; in L’Assiette au beurre (1901-1912). L’âge d’or de la caricature, imp. France Quercy, Les Nuits rouges, 2007. 17. Jules Grandjouan, dessinateur de presse et illustrateur, inven- taire établi par Noémie Koechlin, Paris, N. Koechlin, 2003.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 9191 224/05/164/05/16 15:4615:46 92 LES TEMPS MODERNES idéal 18, une valeur : la pensée libre surplombant de la blancheur de son corps les éteignoirs de la pensée. Ou encore les revendications de la classe ouvrière du 1er mai : 8 heures de travail, 8 heures de loisirs, 8 heures de sommeil : ces trois déesses déshabillées incar- nant ces moments de bonheur étaient les nouvelles allégories du xxe siècle naissant, au sexe invisible ou voilé. Au xviiie siècle, avant la Révolution et pendant, la caricature politique battait son plein ; elle combinait le grotesque des corps déformés qui relève du burlesque avec un mouvement de désacra- lisation de la société : « donner un corps aux ennemis poli- tiques 19 »... Mais aucune figure verticale ne s’échappait de ce monde rampant et grimaçant. « Les parties sales » de l’anatomie, ventre, fesse, sexe, nez et bouche, siège de l’engloutissement et de la déglutition, offraient des morceaux de bravoure aux carica- turistes pour déclencher le rire aux dépens de ces personnages puissants, désignés comme amoraux et corrompus. Eveiller le désir n’était pas le but poursuivi, même si l’on s’interroge parfois sur les effets ressentis par le spectacle d’une cour transformée en véritable lupanar. Il a fallu le croisement de la caricature révolutionnaire avec des images d’orgie empruntées à la littérature libertine, pour outrepasser les limites sociales et accéder à un certain baroque sexuel. En témoignent deux caricatures de 1790-1791, inspirées d’Arcimboldo (1527-1593), reproduites dans l’ouvrage de l’histo- rienne américaine Lynn Hunt 20 : portrait d’une aristocrate portant perruque et, à cheval sur le front, une croupe féminine avec jambe pendante, signe de sa lubricité ; et un second portrait censé repré- senter l’abbé M., certainement l’abbé Maury, un constituant connu pour son goût du stupre ; la face de l’abbé est entièrement rongée par une scène d’orgie à laquelle il prend une part active, où les corps et les sexes s’emmêlent, il n’a plus de visage, les corps ne sont pas déformés mais dessinés avec une grande précision. Lorsque Arcimboldo composait ses portraits à partir de fruits et de

18. Jules Grandjouan, dessinateur de presse et illustrateur, ibid., op. cit., p. 173. 19. Antoine de Baecque, La Caricature révolutionnaire, Paris, Presses du CNRS, 1988, p. 41. 20. Lynn Hunt (ed.), The Invention of pornography : obscenity and the origin of modernity, 1500-1800, New York, Zone Books, 1996, pp. 422-423.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 9292 224/05/164/05/16 15:4615:46 LE RISQUE DE LA CARICATURE 93 légumes, il voulait faire rire. Alors que les scènes d’orgie des deux portraits du xviiie siècle dans le style d’Arcimboldo ont pour réfé- rent lisible les transgressions sexuelles des grands de l’époque. Wolinski à son tour se souvient d’Arcimboldo lorsqu’il pose, le visage entièrement grimé, pour un projet de livre d’Arnaud Baumann, Artistes peints 21 : avec un pot de fleurs sur le front, des couples d’amoureux dénudés s’enlaçant sur ses joues, dans des tons de rose, vert, jaune. Que veut dire Wolinski à travers cette peinture : faire rire ou signifier l’importance du sexe dans ses res- sorts artistiques ? Le photographe s’est interrogé sur son regard absent comme si plus rien n’avait d’importance. L’image de l’ar- tiste est envahie par son œuvre jusqu’à la dissolution de ses propres traits. Aucun des dessinateurs de Charlie Hebdo, pressentis pour le livre, ne s’est fait peindre le visage avec une telle intensité en recouvrant de peinture la moindre parcelle de peau. Il faut croire que Wolinski voyait dans ce maquillage baroque, historiquement connoté, l’expression de son obsession de l’amour et du sexe.

Exposer le désir sexuel est une entreprise risquée dans une société balisée par la religion. L’Europe a connu, dans sa redécou- verte de l’Antiquité à la Renaissance, des moments cruciaux où l’al- liance du sexe et de la politique s’est révélée meurtrière. L’agression que subit l’écrivain toscan, Pierre l’Arétin (1492-1566) après la publication à Rome de ses Sonnets luxurieux 22, illustrés de gravures libertines, est significative des interdits de l’époque : l’écrivain est poignardé par un sicaire du dataire pontifical en 1525. Il survit et se réfugie à Venise hors de portée du pouvoir du pape. Ces Sonnets et dialogues inspirés des cultes priapiques grecs et romains circulent dans toute l’Europe et leur influence littéraire s’avère persistante avec des traductions en espagnol, en latin, en allemand, hollandais, français, anglais 23. Deux cent cinquante ans plus tard, le marquis de Sade se souvient explicitement de l’Arétin, plus que les commenta- teurs contemporains ne l’admettent. Cet épisode somme toute mineur par ses conséquences, puisque l’Arétin continue à écrire et à publier après la tentative

21. Dans le ventre de Hara Kiri, ibid.. op. cit., p. 86. 22. Pierre l’Arétin, Sonnets luxurieux, Paris, Rivage, « Rivage poche », 1996. 23. Lynn Hunt, ibid., op. cit., p. 26.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 9393 224/05/164/05/16 15:4615:46 94 LES TEMPS MODERNES d’assassinat, est une sorte d’archétype du risque encouru lorsque le sexe se mêle à la politique. Au xxe siècle, dans nos sociétés démocratiques, on a oublié les risques liés à la libération du sexe, à tel point que même l’éventua- lité du sida persuade difficilement les populations de se protéger. Wolinski 24 peut flotter en toute tranquillité sur son matelas pneu- matique, un livre ouvert sur l’estomac, abandonné à son rêve peuplé de femmes et de corps ruisselants : dans une piscine à ciel ouvert, des naïades se livrent autour de lui à des jeux homosexuels. Ce tableau s’intitule Vive la France, comme un remerciement iro- nique à une telle permissivité. En revanche, lorsque, grâce aux miracles technologiques, ces dessins atteignent en moins d’une minute des contrées reculées, dont les populations sont éloignées de notre histoire culturelle, le risque revient comme un boomerang.

LES RELIGIONS

De mémoire de caricaturiste, la religion a toujours été la pre- mière cible. Au Moyen Age, des moines pourceaux se nichent dans les recoins des cathédrales. Au xvie siècle, sous l’influence de la Réforme, des artistes peintres inversent les symboles de la puis- sance papale qu’ils diabolisent ou animalisent : le pape en âne, le moine en veau 25. La Révolution française, avec l’expropriation des biens de l’Eglise, l’interdiction des congrégations, le « bref » du pape Pie VI qui soutient Louis XVI, suscite une débauche de charges anticléricales d’inspiration carnavalesque 26. Mais c’est sous la IIIe République que la caricature de la religion connaît son apogée. L’anticléricalisme républicain assimile l’Eglise aux classes possédantes et veut soustraire la société civile à son influence. La religion devient un sujet de conflit parfois violent. La loi de sépa- ration de l’Eglise et de l’Etat institua la laïcité en 1905, autrement

24. Wolinski, Vive la France, Paris, Le Seuil, 2013. 25. Enfer ou paradis. Aux sources de la caricature, XVIe-XVIIe siècles, sous la direction de Frédéric Elsig et Simona Sala, Musée international de la Réforme, Genève, 2014. 26. Antoine de Baecque, La Caricature révolutionnaire, op. cit., p. 89.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 9494 224/05/164/05/16 15:4615:46 LE RISQUE DE LA CARICATURE 95 dit la neutralité de la société en matière de religion, et abrogea uni- latéralement le Concordat napoléonien. Que restait-il de cette guerre faite au pape et à l’Eglise au xxe siècle, dans la décennie 1970-1980 ? Dans Hara Kiri et le pre- mier Charlie Hebdo, la récolte des dessins anticléricaux est mince. Les dessinateurs stigmatisent le célibat des prêtres, les interdictions sexuelles que l’Eglise prodigue à ses fidèles. La crise des vocations et le recul de la croyance frappent les âmes les mieux intentionnées. Le Christ apparaît comme un prestidigitateur sortant un lapin de son chapeau en guise de miracle (Gébé, 5 avril 1971) et l’enfant Jésus dans sa crèche pique une colère (Reiser, 27 décembre 1971). Ces attaques de la religion, à quelques exceptions près, visent le catholi- cisme. En 1979, au moment de la Révolution iranienne, les unes de Charlie Hebdo 27 prêtent attention au choc pétrolier qui affecte direc- tement les Français, le prix du baril étant multiplié par deux. La dimension islamique du nouvel Etat reste une histoire loufoque de barbe trop longue portée par un vieux mégalomane : « Si je déclenche une guerre mondiale, je me rase la barbe » (Reiser, 14 novembre 1979). Le partage des religions dans le monde suit la géologie des sous-sols : un écriteau est cloué à la croix du Christ : « Pour le pétrole, adressez-vous à Allah » (Gébé, 28 novembre 1979). A chacun son territoire : le Christ n’est pas habilité à se prononcer sur les zones pétrolifères que l’Islam régente ! Les Versets sataniques de Salman Rushdie, parus en 1988, lui valent une fatwa qui le contraint à vivre caché. En 1989, le premier Charlie Hebdo ne paraissant plus depuis 1981, le professeur Choron publie Les Versets sataniques de l’Evangile 28 enluminés par Vuillemin, qu’il déclare « mieux que le bouquin que Khomeiny veut flinguer ». Bernier alias Choron revisite de façon délirante la naissance du Christ, son enfance, ses premiers disciples, ses para- boles, ses miracles. Mais le texte manque son objectif, il ne fait pas rire. L’anachronisme systématique sur lequel il joue tombe à plat, dépourvu du souffle que la passion anticlé ricale inspire parfois.

27. Charlie Hebdo. Les Unes 1969-1981, ibid., op. cit. 28. Ça, c’est Choron, op. cit., p. 329. Voir aussi Georget Bernier alias Professeur Choron, Les Versets sataniques de l’Evangile ; Choron et Vuillemin sexologues ; Y’a rien d’pire que l’ignorance !, dessins de Vuillemin, édition établie par la petite Virginie, Bibliothèque de la rue des Trois-Portes, rtp, s.d.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 9595 224/05/164/05/16 15:4615:46 96 LES TEMPS MODERNES En revanche, le deuxième Charlie Hebdo s’ouvre en 1992 sous les auspices de trois religieux qui marchent d’un pied ferme pour reconquérir leurs prérogatives : un rabbin, un évêque et un imam 29. Le deuxième Charlie Hebdo a été victime d’un incendie en 2011 et dix de ses membres ont été tués en 2015. Jamais carica- turistes n’auront payé sur notre sol un tel tribut au fanatisme. Au xixe siècle, ils allaient en prison lorsqu’ils froissaient les autorités politiques et religieuses, le dessinateur Honoré Daumier, person- nage clé de la caricature politique, en fit l’amère expérience. Dans le premier Charlie, la place de la caricature religieuse était sans importance. Les grandes batailles menées au nom des dogmes et des croyances étaient derrière lui. Il intervenait désor- mais sur les effets sociaux du catholicisme. Dans les années 1990, la donne change. Des conflits menés au nom d’Allah avaient éclaté. En Algérie une guerre civile, au début mal identifiée par les Européens mais dont nous savons aujourd’hui la cruauté insensée, opposa l’ANP (Armée nationale populaire) et des groupes islamistes, le FIS (Front islamique du salut). La cari- cature commente l’actualité, que fit Charlie ? A chaque dessin, s’interdisant la généralisation, il précise qu’il s’agit de l’Algérie, intégrant dans la caricature des signes de reconnaissance : « La perquisition chez les barbus » (novembre 1993) du pacifiste Cabu montre des croyants, Coran à la main, qui se livrent à un sombre trafic de membres coupés et les proposent à une clientèle fémi- nine : « Simplement une réunion Tupperware », disent-ils à l’ar- rivée du policier algérien venu perquisitionner. Parodiant le style des actualités, le repas de rupture du jeûne qui marque la fin du Ramadan 30 inspire à Charb et à Cabu l’idée d’un festin cannibale dans la meilleure tradition pantagruélique : « Ils ne mangent que le soir mais ils se rattrapent ». Ainsi les mécanismes de la création dans la caricature, comme dans d’autres domaines artistiques, se nourrissent-ils d’une transfi- guration de la réalité recomposée à l’aune d’un passé. Les ogres poli- tiques et religieux qui avalent le peuple, le pauvre, en tout cas l’homme désarmé, pullulent dans l’histoire occidentale de la caricature. Dans les années 2000, Charlie Hebdo ridiculise les rites et les croyances chers aux islamistes, notamment les soixante-dix vierges

29. Charlie Hebdo. Les 20 ans, 1992-2012, Les Echappés, 2012. 30. Ibid., op. cit., pp. 105, 108.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 9696 224/05/164/05/16 15:4615:46 LE RISQUE DE LA CARICATURE 97 promises aux kamikazes et plus généralement aux martyrs. « Le kamikaze gagne 70 vierges : vierges, j’ai l’idée qu’on va le rester ! », rétorquent les promises opulentes en roulant des hanches (Tignous, 10 octobre 2001 31). Il passe au crible leur Code pénal, la lapidation des femmes adultères 32, les coups de fouet pour tenue indécente 33. Il participe bien sûr au débat qui, en France, entoure les signes religieux ostentatoires dans les établissements scolaires. Charlie Hebdo est en majorité favorable au vote d’une loi, alors que l’éco- nomiste , membre du collectif, avoue sa réticence à l’interdiction :

« Les signes religieux ne me dérangent pas : les kippas, les croix, les foulards... je m’en fous 34. »

Cabu déclare une femme voilée « l’homme de l’année 2003 35 ». Adaptation en couleur par Catherine du Cri de Munch : une femme sans voile porte son sexe sur son visage 36. Riss voile un chien qui prend place à côté de femmes voilées auquel il fait dire : « Depuis que je porte le voile, je suis enfin respecté par les hommes. » Ce qui est bon pour les femmes est bon pour les animaux, car ils se situent au même niveau dans l’échelle du vivant 37. Déjà en 1999, Honoré augurait que le port du voile était un préalable à celui de la burqa, ce qui rendrait impossibles les indi- vidualisations exigées par nos sociétés démocratiques. Le désir de soustraire au regard des hommes le visage des femmes ne pou- vait s’arrêter en si bon chemin. Ces caricatures sur l’islam 38 alternent avec des satires du catholi- cisme, tout aussi nombreuses et efficaces. Dans notre société

31. Ibid., p. 167 32. Lapidations à mort en Iran : « Tu la vises ou tu la pointes », Cabu, 30 juillet 2008, ibid. op. cit., p. 266. 33. Soudan : « 20 coups de fouet pour deux femmes vêtues de manière indécente », Riss, 28 octobre 2009, ibid., op. cit., p. 279. 34. Ibid., op. cit., Charlie Hebdo, 2003, p. 187. 35. Ibidem. 36. Catherine, « Vagin Munch », 23 janvier 2008, ibid., op. cit., p. 258. 37. Riss, 9 novembre 2011, ibid., op. cit., p. 218. 38. Honoré, « Foulard à l’école, si ça continue », 13 janvier 1999, ibid., p. 128.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 9797 224/05/164/05/16 15:4615:46 98 LES TEMPS MODERNES cynique, la torture et la mort du petit Jésus est devenue un jeu de Noël 39 ; la contraception 40 est pressentie comme un meurtre d’enfant. La « tendance au repentir 41 » que l’Eglise exprime à l’égard des Juifs et des protestants, des sorcières, des philosophes et des artistes, est encore une manière de minimiser la portée criminelle de ses actes dans l’Histoire. Le pardon aux « fascistes » nous propulse dans l’ab- surde. Et le rire reprend ses droits sur un sujet spécialement sen- sible : la passivité de la hiérarchie cléricale face à la déportation des Juifs. Le changement de pape en 2005 est une occasion de brocarder l’obstination de Jean Paul II 42, raidi dans ses principes contre la contraception, l’avortement et l’usage du préservatif, malgré des conséquences mortifères. Charb 43 reprend le flambeau pour dénoncer la « professionnalisation » de l’action d’un nouveau pape dépourvu de charisme. Pour être élu, il doit avoir un programme connu. Le télescopage entre le monde de l’entreprise et celui de la religion sert de base au comique de situation. L’année 2006 plonge dans le désordre cet équilibre entre reli- gions. En effet, la reproduction dans Charlie Hebdo des douze caricatures de Mahomet publiées dans le journal danois Jyllands- Posten, dont celle le représentant avec une mèche allumée dans le turban, signée par des dessinateurs danois, a mis le feu aux poudres. Sous prétexte qu’il est interdit de représenter le Prophète, des asso- ciations islamiques en France ont porté la question devant la Justice qui leur a donné tort. Il n’y a pas de délit de blasphème en France. Cabu, dans un style que n’aurait pas désavoué Coluche, « C’est dur d’être aimé par des cons », dessine un Mahomet « débordé par les intégristes 44 ». Il persiste d’ailleurs dans son attaque des religions, toutes complices entre elles. « Révélation 45 du Da Vinci Code

39. « Jeu de Noël », Riss, 23 décembre 1992, ibid., p. 12. 40. « La contraception selon l’Eglise », Charb, 7 septembre 1999, ibid., op. cit., p. 41. 41. Gébé, « Repentance », 15 octobre 1997, ibid., op. cit., p. 93. 42. Tardi, « Pape », 6 avril 2005, ibid., op. cit., p. 220. 43. Charb, « Pape », 6 avril 2005, ibid., op. cit., p. 220. 44. Ibid., op. cit., p. 229 ; célèbre couverture de Charlie Hebdo publiée le 8 février 2006. Sur le procès des caricatures, voir aussi Philippe Val, C’était Charlie, Paris, Grasset, 2015, pp. 181-192, ainsi que le film de Daniel Leconte (2008), C’est dur d’être aimé par des cons. 45. Cabu, « Da Vinci Code », 17 mai 2006, ibid., op. cit., p. 233.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 9898 224/05/164/05/16 15:4615:46 LE RISQUE DE LA CARICATURE 99 no 2 » ; « Jésus aurait couché avec Mahomet et leur fils s’appel- lerait Judas ». Cette parodie des histoires extraordinaires, racontées par des journalistes, ouvre une déferlante de moqueries sur Mahomet, le Coran, l’Islam radical vaincu par du sirop. Riss et Charb s’invitent à ce festival du rire légitimé par « un beau procès 46 ». Pourtant, ils savent que les islamistes sont des adversaires entêtés, que le rire n’est pas une activité anodine, qu’il peut tuer 47. Sa force, dès qu’il retentit, effraie les sociétés soumises à l’emprise dictatoriale de la religion 48. Umberto Eco, dans Le Nom de la rose, avait traité à sa manière la puissance du rire symbolisée par la quête du livre dis- paru d’Aristote sur la comédie : l’Eglise médiévale aurait été déchirée par des luttes fratricides, Franciscains défenseurs du rire contre Bénédictins adversaires de la gaieté. Lors de l’année précédant le massacre, Cabu réitère ses attaques contre la barbarie des décapitations, alors que Charb, avec une intuition que nombre de commentateurs ont déjà saluée, lance sa dernière provocation : « Toujours pas d’attentat en France ! » « Attendez ! » nous dit un petit djihadiste, kalachnikov en bandoulière : « On a jusqu’à la fin janvier pour présenter nos vœux 49. » Salman Rushdie n’est pas mort à la suite des Versets sata- niques et de la fatwa émanant du Guide de la Révolution iranienne, l’Ayatollah Khomeiny. Les dessinateurs du journal Jyllands- Posten, à l’origine des premières caricatures de Mahomet, malgré des menaces de mort et un attentat déjoué, sont en vie. Le gouver- nement français ne ménage pas sa rhétorique sur l’Etat protecteur. Le risque était connu de tous et les alertes nombreuses. Pourquoi les mesures de sécurité étaient-elles quasi inexistantes ? Ce qu’il faut bien appeler incurie s’est soldé par dix morts : l’élite de la caricature française et, à ses côtés, ceux qui contribuaient par leurs chroniques et leur savoir-faire au succès du journal.

46. Cabu, « Procès », 14 février 2007, ibid., op. cit., p. 245. 47. Charb, « Coran », 7 février 2007, ibid., op. cit., p. 245. 48. Luz, « 100 coups de fouet si vous n’êtes pas mort de rire », couverture de Charia Hebdo, 2 novembre 2011, ibid., p. 296. 49. Dessin paru dans Charlie Hebdo le mercredi 7 janvier, jour même de l’attentat. Cf. Charlie Hebdo. « Tout est pardonné », préface de Riss, Paris, Les Echappés, 2015, p. 66.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 9999 224/05/164/05/16 15:4615:46 100 LES TEMPS MODERNES

L’INTELLECTUEL ENGAGÉ FAÇON CHARLIE

Avec la direction de Philippe Val et l’influence grandissante de Caroline Fourest et Fiammetta Venner, le deuxième Charlie Hebdo se renouvelle : il n’était pas dans l’ADN du premier Charlie de faire des reportages de plusieurs jours et d’aborder des sujets marqués par la tragédie et la souffrance et qui ne faisaient rire personne.

« Le premier [Charlie] traitait peu du reste du monde et prati- quement toujours par la dérision. Il avait un art, souvent irrésis- tible du survol. Il n’avait d’engagement que par défaut. Sa posture lui évitait de s’engager dans les débats qui auraient rendu la rédaction houleuse, laquelle finissait par tomber d’accord sur ce qui provoquait l’éclat de rire le plus énorme 50. »

Autrement dit, le consensus de la rédaction était davantage fabriqué par le rire que par une somme d’idées. Mais ce rire res- tait dans l’implicite et comportait des zones d’ombre. Le deu- xième Charlie Hebdo voulait sortir du rituel qui unissait les cari- caturistes de tous les pays pour avancer « des informations » qu’on ne trouverait pas ailleurs. La première tentative fut ce Hors-série no 1 consacré au procès Touvier (4 mai 1994), reportage de Riss, préface de Cavanna 51. Il mérite quelques explications. Sur un tel sujet, il était difficile de faire un récit désopilant ; le traitement du drame par ces professeurs du rire fou mérite son nom de reportage. Autour de Paul Touvier, ce collaborateur qui fit massacrer sept Juifs à Rilleux-la-Pape en représailles à l’exécution de Philippe Henriot commise la veille par la Résistance, les acteurs du procès sont présentés avec brièveté. Ce laconisme ne nuit pas à l’intérêt de l’affaire puisque, dès le début, on sait que ces événements anciens qui mettent en cause de vieux messieurs vont être jugés à l’aune du nouveau Code pénal définissant le crime contre l’hu- manité. La nouveauté qui tranche avec les procès de la Libération se situe dans cette application en droit interne de normes juri- diques internationales.

50. Philippe Val, C’était Charlie, op. cit., pp. 87-88. 51. Charlie Hebdo Hors-série, no 1, mercredi 4 mai 1994.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 100100 224/05/164/05/16 15:4615:46 LE RISQUE DE LA CARICATURE 101 L’organisation de la salle est importante. Touvier est dans sa cage de verre, devant siègent ses avocats face à ceux de la partie civile. Neuf jurés entourent le président et ses assesseurs. Le procès de l’ancien milicien, commencé le 17 mars 1994 devant la cour d’assises des Yvelines, à Versailles, se termine en avril 1994 par la réclusion à perpétuité de Touvier. Il porte dans son déroulement les marques des difficultés et des errances d’une justice encore hésitante à déclarer coupable l’un de ses nationaux — rappelons que Touvier avait bénéficié d’une remise gracieuse de peine accordée par le Président Pompidou en 1971. Pendant six semaines, le reporter Riss a noté scrupuleusement toutes les inflexions du procès : la défense de Touvier, menée par Me Trémolet de Villers, veut se soustraire à la jurisprudence de Nuremberg et mettre à profit l’histoire, sinueuse en France, de la définition du crime contre l’humanité, encore mal dégagée de la notion de crime de guerre. Mais la tentative de discuter des qualifi- cations juridiques auxquelles il est fait recours tourne court et fait place à des discours plus convenus : la respectabilité des membres de la Collaboration, les arguments révisionnistes habituels sur le nombre de morts dans le génocide des Juifs, le témoignage de la femme de Touvier et de sa fille, et le défilé des ecclésiastiques qui lui ont permis d’échapper à la justice pendant de nombreuses années ne réussissent pas à retourner la situation en faveur du milicien. Le contenu du cahier vert dans lequel il confiait ses pensées le fait appa- raître comme un antisémite obsessionnel en toutes occasions. Se succèdent à la barre avec éclat des historiens de la période : François Bédarida, Robert Paxton, le politologue René Rémond ; puis les avo- cats de la partie civile : Maîtres Jacob, Libman, Marina Cousté, Dumas, Zaoui, Jakubowicz et enfin Me Leclerc. Ils obtiennent la condamnation à la prison à vie de Touvier, déjà deux fois condamné à mort. Dans ce reportage en bande dessinée, à la fois synthétique dans ses écritures et mouvementé dans sa composition, l’humour ne perd pas ses droits : un vieil avocat se fait draguer par une avocate stagiaire. « Le procès de Touvier aura été l’un des derniers hoquets de la grande honte. Celui de Papon sera le tout dernier », écrit Cavanna dans sa préface. Et en 1998, Charlie Hebdo récidive en publiant le procès Papon : 400 dessins d’audience de Riss.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 101101 224/05/164/05/16 15:4615:46 102 LES TEMPS MODERNES « Après seize ans de procédures, Maurice Papon, quatre- vingt-sept ans, ancien secrétaire général de la préfecture de la Gironde sous Vichy, ancien préfet de Paris, ancien trésorier de l’UDR, ancien ministre de Giscard, comparaît devant la cour d’as- sises de Bordeaux. Il est accusé de complicité de crime contre l’humanité pour avoir participé entre 1942 et 1944 à la déportation de 1 690 Juifs de Bordeaux vers Auschwitz 52. »

La technique pour rendre compte du procès s’enrichit considé- rablement. Aux dessins de Riss, s’ajoutent les documents utilisés, reproduits, ainsi que des photos ; différentes séquences scandent pédagogiquement le récit intégral du procès : le curriculum vitae de Papon, les organisateurs des persécutions antijuives à Bordeaux, les crimes contre l’humanité reprochés à Papon, Papon et la Résis- tance, Papon et l’épuration... avec en annexe l’affaire de l’historien Henri Amouroux, accusé par l’un des avocats des parties civiles, Me Boulanger, d’avoir participé aux réunions de la Propagan- dastaffel avec les Allemands. Amouroux s’estimant diffamé fut néanmoins débouté. Dans ces hors-séries aujourd’hui difficiles à trouver 53, l’ambi- tion de Charlie Hebdo est de hausser la bande dessinée au niveau d’une écriture historique et judiciaire. La tentative est parfaitement réussie. Elle s’inscrit dans la ligne éditoriale de Philippe Val, que celui-ci précise dans son livre :

52. In « Procès Papon », Charlie Hebdo Hors-série, no 6, p. 3. 53. Ces numéros hors-séries ont déserté les magasins de la Bibliothèque nationale de France : rien dans la tour 2/8/2, lorsque l’on va les consulter sous leur cote Fol-LC2-7695 et Fol LC2 7314. Aucune corres- pondance avec la cote. Les hors-séries de Charlie Hebdo ont disparu. Rétrospectivement, ce manque en place constitue un scandale dans un pays où il n’y a pas de censure, mais où l’on considère toute disparition d’ou- vrage, quel que soit le sujet, comme accidentelle. Ces défaillances rejoignent le puits sans fond des préjudices causés par les guerres et les déménage- ments. Les dessinateurs de Charlie Hebdo se sont fait tuer pour une œuvre qui n’est pas conservée dans son intégralité par la Bibliothèque bénéficiant du dépôt légal. On notera que ces hors-séries sont également absents de la Bibliothèque publique d’information (Beaubourg), de la Bibliothèque de Sciences politiques (Paris) ; ils sont clairsemés à la Bibliothèque de docu- mentation internationale contemporaine (BDIC-Nanterre).

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 102102 224/05/164/05/16 15:4615:46 LE RISQUE DE LA CARICATURE 103 « C’est un travail à la fois journalistique et graphique qui prouve que le projet de Charlie est en train de s’accomplir : faire exister le dessin comme élément d’analyse et d’observation de toutes sortes de situations 54. »

Philippe Val en donne comme exemple sa série d’éditoriaux de 2002 contre Noam Chomsky 55. Il y revient à plusieurs reprises et ainsi nous offre-t-il un aperçu de ce qu’il entend par engage- ment 56 dans sa chronique « Pour aller à gauche, c’est par où ? 57 » :

« Si j’ai commencé en parlant de Noam Chomsky, c’est qu’il vient de publier un petit livre intitulé Propaganda, aux Editions du Félin, dans une collection justement nommée “Danger public” et qui est exemplaire de ce qui empoisonne cette gauche [...]. »

Il ne s’agit plus pour Val de revenir sur la complaisance de Chomsky à l’égard des négationnistes (même si celle-ci reste la toile de fond impardonnable pour ces éditoriaux), mais de critiquer ses conceptions de la démocratie : démocratie participative irréelle, ou démocratie exclusive, qui contrôle étroitement l’action du citoyen et les moyens d’information auxquels il a accès. L’objet du différend porte cette fois sur le rôle exagéré que le professeur accorde aux manipulations médiatiques des gouvernements américains : « Pour lui, la démocratie n’est que le totalitarisme plus les médias », nous dit Val. Les critiques de Val à l’égard des travaux de Chomsky sur la politique internationale des Etats-Unis trouvent pourtant leur contre-feu au sein même du journal, avec une réponse de Guillaume Lecointre, zoologiste, professeur au Muséum national d’histoire naturelle et chroniqueur à Charlie Hebdo entre 1995 et 2005 58: toute censure aurait été contraire aux principes du journal.

Charlie Hebdo dessina contre les guerres qui endeuillèrent les Balkans, contre l’envoi de l’armée française au Rwanda, contre la

54. Philippe Val, C’était Charlie, op. cit., p. 99. 55. No 522, 19 juin 2002 ; no 523, 26 juin 2002 ; no 524, 3 juillet 2002. 56. C’était Charlie, op. cit., pp. 88, 159-160. 57. Charlie Hebdo, no 522, 19 juin 2002. 58. Guillaume Lecointre, « Comment lire Chomsky », Charlie Hebdo, no 520, 14 août 2002.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 103103 224/05/164/05/16 15:4615:46 104 LES TEMPS MODERNES multiplication des camps de concentration dans le monde. La montée du Front national dans l’opinion publique française, avec la starifi- cation de ses chefs, Jean-Marie puis Marine Le Pen, a été l’objet d’un souci constant des caricaturistes. En 2015, Riss a rassemblé une série de dessins contre la dirigeante d’extrême droite 59 : « Je suis Marine » ; « Contre Ebola, Le Pen veut fermer les frontières » (Luz) ; « J’irai ramener les migrants avec les dents » (Coco). Le traitement des grands sujets où se jouent la vie et la mort de la civilisation nous donne le profil de l’engagement de Charlie Hebdo et souligne la justesse de son ironie. Cependant, les causes mortifères ne sont pas leur spécialité. Malgré une actualité souvent morose, « y a de la joie » dans Charlie Hebdo, de l’espérance et une projection dans l’avenir.

« Un barreau de plus sur l’échelle de l’évolution [...] à l’heure où l’on ne cesse de déplorer la perte d’idéaux porteurs de lende- mains qui ne chantent pas trop faux, le féminisme, loin d’être un combat dépassé, pourrait être un beau programme 60. »

Faire du « féminisme l’avenir de l’homme », dans ces temps sombres où la condition des femmes dans le monde ne cesse de s’assombrir, en voilà une bonne idée ! La postérité du professeur Choron, chauffée au soleil de 68, est « une déchirure inespérée du ciel ! 61 ».

On manquerait l’essentiel si l’on acceptait l’idée que la carica- ture, par la transgression qu’elle opère, suscite sa propre punition. « Ils l’ont bien cherché, ils n’avaient qu’à respecter les autres... », cet état d’esprit aussi se retrouvait énoncé après les attentats du 7 janvier 2015. Il apparaissait à ces « Je ne suis pas Charlie » qu’il y avait dans ces crimes comme une forme de justice, une revanche de classe inhérente aux jeunes des banlieues. Emmanuel Todd a

59. « Je suis Marine », Riss, avec la collaboration de Luz, Coco et Catherine, in Charlie Hebdo. Tout est pardonné, 2015, op. cit., p. 67. 60. Hors-série Charlie Hebdo, avril-mai 2011 : « Le féminisme est l’avenir de l’homme », édito Gérard Biard, p. 3 ; entretien avec Caroline Fourest, « Le féminisme est intimement lié à la défense de la laïcité », pp. 10-13. 61. « Zarzelettres », in Charlie Hebdo, 25 mai 2011, Bernard Maris, alias Oncle Bernard.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 104104 224/05/164/05/16 15:4615:46 LE RISQUE DE LA CARICATURE 105 voulu donner une assise scientifique à ce type de discours. Avec une conviction qui met en avant ses obsessions politiques, il assi- mile les « Je suis Charlie » aux classes moyennes et affirme que « les forces sociales qui se sont exprimées le 11 janvier sont celles qui avaient fait accepter le traité de Maastricht. L’émotion née de la tuerie du 11 janvier a ressuscité non pas la République mais la coalition qui avait voté sa dissolution dans le nouvel ordre européen 62 ». A quand l’analyse de classe pour les morts du 13 novembre ? Ces attentats ont ciblé encore des artistes, des musi- ciens et des amateurs de musique cette fois, mais aussi des hommes et des femmes attablés dans des restaurants et des bars. Pour revenir à l’œuvre de Charlie, rappelons comment Cabu, le pacifiste, voyait le scandale des caricatures de Mahomet : « Pour la première fois, un événement mondial est provoqué par un dessin 63. » Ce qui l’intéressait, c’était la force du dessin.

Christine Fauré

62. Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Paris, Le Seuil, 2015, p. 82. 63. Film de Jérôme Lambert et Philippe Picard, Conférence de rédaction de Charlie Hebdo, février 2006.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 105105 224/05/164/05/16 15:4615:46 Rachel Katz

LE POLICIER

Cela faisait un bon moment qu’il m’observait m’entêter à me brûler les doigts pour rallumer les bougies posées au cœur d’un amas de photos, de poèmes, fleurs, dessins d’enfants, de mots écrits à la main, au feutre de couleur, de tours Eiffel clignotantes, mélange hétéroclite, baroque, amoncelé dans une poésie jaillie du pavé, au pied du Bataclan. Des tubes de verre, coupes kitsch de faïence et brisures de miroir, pots de confiture, photophores impro- visés, les protégeaient du vent glacial de ce soir de décembre, mais c’étaient les flammes nues, vacillantes, que je m’obstinais à ral- lumer avec un mauvais briquet. Je me retournai. Nos regards se croisèrent. C’était un jeune policier, trente ans peut-être, une bonne bouille, et je crus voir un léger sourire amusé. J’allai vers lui. Et s’il était possible d’enfreindre la règle de la distance et du silence... La question que je lui posai était bredouillante, ce n’était même pas une question, plutôt un constat sur ma difficulté à réaliser, intellectuellement oui, mais pas complètement, peut-on réaliser ce qui s’est passé ?

— Est-ce que vous, qui êtes en faction, ici, devant ce lieu, et qui voyez tous ces gens passer, tout le temps, s’arrêter, est-ce que vous réalisez... — Oui ! très bien même. Voix claire, précise, balayant d’un trait la question. — Je réalise, depuis janvier. Et plus encore, depuis novembre. Regard franc qui scrute le mien. Oui, j’ai envie d’entendre. — Je fais partie des policiers qui, avec les pompiers, ont été

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 106106 224/05/164/05/16 15:4615:46 LE POLICIER 107 les premiers sur place, à la rédaction de Charlie Hebdo. Et ce que j’ai vu, ça vous retourne ! Après, vous ne pouvez plus dormir, parler, travailler comme avant, ce n’est pas possible. Cabu, Wolinski, je les ai vus morts. Cabu... c’était mon héros ! Quand j’étais gamin, je regardais à la télé Récré A2. Il y avait Goldorak. Je ne trouvais pas ça très bien fait, beaucoup trop violent, assez lourd, stupide, mais après... après il y avait le Club Dorothée, et Cabu ! Il était là, avec ses vestes à carreaux, très colorées, un peu clown, et son petit foulard noué autour du cou, et il dessinait. Il dessinait au tableau, en direct. Plus tard, dès que j’ai eu un peu d’argent de poche, je me suis acheté Le Grand Duduche, puis Charlie, Fluide glacial, La Grosse Bertha. Le Grand Duduche, quand j’étais au lycée, j’étais fan ! — Cabu et Wolinski dessinaient magnifiquement les filles. Joann Sfar dit qu’il est venu à Paris parce que les filles dessinées par Cabu étaient les plus belles du monde. — Oui... Et je les ai vus morts, tous ! C’était un massacre, de la barbarie. Ensuite il y a eu la mort de ce policier, Ahmed Merabet. Il venait d’avoir une promotion, tout allait bien pour lui, il faisait des projets. Je travaillais avec lui depuis des années ; c’était aussi un ami personnel. Et ils l’ont abattu comme un chien, même pas un chien, en pleine tête ! — Vous êtes en première ligne, ici, et devant tous les sites protégés. Comment faites-vous pour le vivre ? Vous avez un gilet pare-balles, mais... — Ça ? Mais les balles de kalachnikov passent au travers ! Ce sont des armes de guerre qui font des trous... comme mon pouce. Ce gilet ne nous protège pas de ces balles-là. Je vous mon- trerai tout à l’heure : il y un poteau dans le passage qui est criblé de trous, vous verrez. Non, s’ils viennent, il faudra viser la tête, les jambes, les genoux, ce qui n’est pas facile, et il faudra faire vite. Mais je vais vous dire : je n’hésiterai pas à tirer, parce que, eux, n’hésiteront pas. En fait, c’est assez simple : nous exaltons la vie, ils exaltent la mort. Et on ne parle pas assez des blessés. Ils sont très nombreux. Il y a aussi un commissaire qui a pris une balle de kalachnikov, en plein dans la colonne vertébrale. Il ne remarchera jamais. Beaucoup d’autres sont encore entre la vie et la mort, et ce sont parfois des dizaines d’opérations qui les attendent.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 107107 224/05/164/05/16 15:4615:46 108 LES TEMPS MODERNES Un autre policier sort de la voiture, garée un peu plus loin sur le boulevard ; ils y font de courtes pauses. Il s’avance et vient le relayer. Quartier libre, mais le sandwich et le café chaud attendront, car le jeune policier veut me faire voir quelque chose dans le passage. — Venez ! L’impact de la balle d’arme de guerre dans le poteau d’acier brun, octogonal, de plus de vingt centimètres de diamètre, fait un trou plus gros que mon pouce, impact en biais, bord net, arrondi et tranchant sur la gauche, mourant sur la droite. De ceux qui dévastent tout, gilet pare-balles, chair, os. Il touche de son index ganté cette blessure dissymétrique, gueule noire, béante. Il est plein de silence. D’autres impacts, un peu partout, sur les murs, les boiseries de fenêtres, la porte cochère de l’immeuble d’en face. Des carreaux cassés. Là-haut, de l’autre côté de la rue, je revois cette jeune femme, accrochée au bord d’une fenêtre sur le flanc du Bataclan, et qui suppliait doucement : « Aidez-moi, je suis enceinte ! » La scène, filmée en plongée, ne le montrait pas, mais la fenêtre est haut perchée. Le passage est très long, des lueurs faiblardes, d’un jaune vert. Pas une ombre. Il m’accompagne, il m’explique par où les terroristes sont arrivés, ici les gens sortaient, certains sont tombés sous les balles. D’autres ont pu fuir dans ce goulot glauque. J’ai su à ce moment-là pourquoi j’étais venue au Bataclan, ce soir-là, à cette heure précise. Ce n’était pas seulement pour ranimer les flammes vacillantes de quelques bougies qui avaient froid dans le vent, mais pour ce jeune policier avec qui j’ai parlé pendant plus de quarante minutes et qui m’accompagna pour toucher du doigt cette réalité de la guerre.

Nous revenons vers le carrefour. Il remarque ma pâleur. De quoi avons-nous parlé, à bâtons rompus, dans ce vent d’hiver qui girouettait autour de nous... des femmes, de la liberté, de la laïcité. Jeune policier, voyageur, féru d’histoire. — Pourquoi vous intéressez-vous autant à l’histoire ? — Je suis né dans une région, la Normandie, qui porte les marques de la guerre, des guerres. A certains endroits, dans les

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 108108 224/05/164/05/16 15:4615:46 LE POLICIER 109 champs, la terre est gonflée sous les blessures d’obus, creusée, meurtrie. Vallonnements dessinés par la guerre. — La laïcité, seule réponse au terrorisme ? — Oui. Je ne vois rien d’autre. Féru d’histoire et féministe. Il connaît tout de la longue conquête de la liberté des femmes, des lois iniques, des sorcières brûlées au Moyen Age, parce qu’elles étaient belles et libres, refu- saient le diktat des inquisiteurs. Des suffragettes aux lois de Simone Veil. Et 1965 : « Il a fallu attendre 1965 en France pour qu’une femme puisse travailler sans l’autorisation écrite de son mari ! C’était hier ! » Droit de vote en Turquie, 1928, « bien avant les Françaises qui, elles, n’ont voté qu’en 1945 ». Et il me pose des questions, teste mes connaissances d’un œil malicieux, et je me gourre sur la date de la votation féminine en Suisse, 1982 ? « Non, la votation : 1971, quand même ! » Il est très en colère contre le recul des libertés pour les femmes, insidieusement, ou moins insi- dieusement, un peu partout dans le monde. Cheveux et corps emprisonnés et interdits. Chevelure flamboyante des insoumises, chantées par les poètes. Foulard, burqa, toutes les religions, dans leurs aspects les plus radicaux, n’aiment pas les femmes et s’em- ploient à les voiler, les interdire. Fatih, ce quartier d’Istanbul, où, il y a peu, les filles se promenaient en minijupe, comme dans les dessins de Cabu, cheveux au vent, « aujourd’hui, ce ne sont pas des foulards que l’on voit, mais des burqas. Si Atatürk voyait ça ! Vous devez vous battre, ne rien concéder, sur rien. Vous êtes respon- sables de votre destin ». Il me parle de Méa Shéarim, quartier ultra-orthodoxe de Jérusalem, filmé par Amos Gitaï, dans Kadosh, qui l’a impressionné. Il me parle de Bourguiba. — Ce n’était pas un saint, les geôles de Bourguiba étaient pleines d’opposants. — Oui, mais il a contribué à la libération des femmes tuni- siennes et à instaurer la laïcité. — Vous savez comment il appelait le voile ? — Non. — « Ce misérable chiffon ! » Il sourit. Un autre policier intrigué par notre longue discussion arrive. Je m’excuse, j’ai dérangé le protocole... — Mais nous avons parlé histoire !

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 109109 224/05/164/05/16 15:4615:46 110 LES TEMPS MODERNES — Il est très calé. Dès qu’il a cinq minutes, il se plonge dans un bouquin, et il nous en parle. J’ai lu des livres que je n’aurais jamais lu sans lui.

Je lui dirai au revoir, à l’italienne, le poing vers moi, pour garder son image. Il connaît, bien sûr, c’est une jolie coutume, napolitaine ou sarde, je ne sais plus, « Bonne chance à vous ! » Il me souhaite aussi la chance et, à nouveau, je serre le poing pour garder son sourire.

J’hésite, mais j’irai jusqu’au bout du passage, mal éclairé, désert, flanqué de chaque côté d’entrées de garages, d’ateliers de carrosserie, je croiserai un pauvre hère, famélique, droit comme un I et marchant vite, portant un sac plastique avec quelque sand- wich, et qui me saluera d’un claquant : « Alors, la belle, on s’est perdue ? »

Rachel Katz Mars 2016

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 110110 224/05/164/05/16 15:4615:46 Françoise Beauguion

LE LIEU MELILLA, VILLE AUTONOME ESPAGNOLE AU NORD DU MAROC

Une superficie de douze kilomètres carrés entourée de grillage et de mer, un espace fermé où il est difficile d’entrer, de sortir, surveillé par des gardes armés. La frontière — deux clôtures de six mètres de hauteur, des barbelés, des piquets pointés vers l’extérieur, des diffu- seurs de gaz, des tranchées, des radars, des détecteurs de mouve- ment, des éclairages de forte puissance et des caméras de surveil- lance — est ponctuée de miradors. Les gardes veillent. Quand des Noirs tentent de grimper aux grillages, la police intervient. Personne ne doit passer. Alors les Noirs tombent et se cassent des bras, des jambes, retournent sur le mont Gourougou quelque temps avant de recommencer. Il arrive parfois qu’ils réussissent. Mais rarement.

La frontière est ouverte sur trois endroits où la police contrôle les identités et fouille l’intérieur des voitures. On y trouve régulièrement un Noir enfermé dans le coffre ou plié en deux sous une couverture. Les Noirs ne peuvent pas se présenter à la frontière parce qu’ils sont noirs, ils sont tout de suite remarqués. Alors ils escaladent les bar- rières ou se cachent dans les voitures. Ils viennent du Mali, du Sénégal, de Mauritanie, du Congo, de Côte d’Ivoire, du Niger et du Nigéria. Du Cameroun. Du Tchad et du Soudan. Le plus difficile pour eux est d’entrer dans le Lieu, mais, une fois à l’intérieur, ils sont pris automatiquement en charge par le Centre d’accueil temporaire pour immigrés afin d’être un jour acceptés sur le Continent européen.

Le Centre, une allée bordée de palmiers entourée de baraque- ments alignés, n’est pas au centre du lieu, mais collé au mur de

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 111111 224/05/164/05/16 15:4615:46 112 LES TEMPS MODERNES barbelés. Il faut marcher vingt minutes pour accéder à la ville. Le périmètre est fermé. Un badge est nécessaire pour passer devant les gardes armés.

Les Marocains de la région entrent et sortent du Lieu sans difficulté, mais le Centre ne les accueille pas : ils n’ont pas le statut d’immigrés.

Les Arabes des pays alentour tentent alors le passage de la frontière avec de faux passeports marocains ; la peau basanée des Algériens, des Syriens et des Kurdes suffit à tromper la police. La majorité d’entre eux passe facilement.

Une fois à l’intérieur, les faux passeports marocains ne servent plus. Les Syriens et les Kurdes entrent dans le Centre en présentant leurs vrais papiers d’identité. Ils seront ensuite hébergés par le Centre trois à six mois avant de partir pour l’Europe. Mais les Algériens, eux, sont partis sans leurs passeports. Fuir son pays est sévèrement puni par la loi algérienne, s’ils sont renvoyés chez eux, ils risquent dix ans de prison. Ils choisissent alors de vivre illégale- ment dans la ville comme clandestins et tentent de se frayer le soir un passage dans les ferrys ou les lignes marchandes.

Cette nuit, Amina 1 et son fils dorment dans une tente en face du Centre. Ils sont arrivés de Syrie il y a quelques jours, mais comme elle est marocaine, elle n’a pas accès au Centre. Son mari, syrien, est mort. Elle attend malgré tout qu’on les autorise à passer en Europe, elle et son fils.

Trente Noirs escaladent les barrières de la frontière. Omar réussit à passer. Son corps entaillé par les barbelés.

Interrogatoire.

Les habitants du Lieu vivent en toute tranquillité. La mairie, les bureaux officiels et les rues commerçantes se concentrent autour d’un rond-point ainsi que du parc, qui s’étend sur deux cents mètres. Des arbres de différentes espèces y donnent de

1. Tous les prénoms ont été changés.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 112112 224/05/164/05/16 15:4615:46 LE LIEU 113 l’ombre dans les allées et les fleurs de la couleur. Les habitants promènent leurs chiens, courent, marchent main dans la main. Les palmiers sont très hauts et les fontaines bleues s’éclairent à la nuit tombée. Des promeneurs flânent dans les rues, autour du port ou au bord de la mer. Les trottoirs sont propres, les bars ouverts et les restaurants complets.

Le Centre a la capacité d’accueillir jusqu’à cinq cents per- sonnes. Mille cinq cents demandeurs d’asile y logent en ce moment. C’est le mois d’août et il fait très chaud. L’humidité est insupportable. Devant le Centre se trouve une zone vide et autour de la zone vide, juste à côté de la tente d’Amina, des clôtures, un golf et un aéroport. Les pelouses arrosées contrastent avec la pous- sière de la terre. Il n’y a personne sur le terrain, les joueurs ne reviendront qu’en fin de journée quand l’air sera à nouveau respi- rable. On pourra alors les voir passer dans des voiturettes le long des parcours.

On voit aussi passer les demandeurs d’asile toute la journée. Ils vont et viennent avec des sacs plastiques remplis de provisions. Les corps sont noirs, arabes, étrangers. Ils marchent en file indienne le long de la route qui relie le Centre au centre-ville sur une dis- tance de trois kilomètres. Errance. Le paysage défile, toujours le même. Les pas adultes sont lents, les enfants courent, s’énervent et crient. Les jeunes hommes ont souvent une bière à la main. Toute cette agitation n’est pas très rassurante. Surtout le soir, quand il fait noir. Regardez-les marcher, les corps sont lourds et les vêtements usés. Ils transpirent. Ils se ressemblent tous.

Il y a devant le Centre un pont qui est gardé par les Noirs. C’est un repère, un point de rendez-vous, car dessous, à l’abri du soleil et de la pluie, se trouve un bar clandestin. Ils y vendent de la bière et du whisky. Ils y vendent aussi des repas cuisinés sur un feu de bois et ils dansent, en transe, même à midi. Dès le matin, ils se soûlent et parfois les Arabes les rejoignent discrè- tement. Amina n’aime pas voir les Syriens y aller. Elle soupire et murmure quelques mots dans sa langue et demande à son fils d’aller chercher de l’eau. Nous allons faire du thé tant que la braise est rouge.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 113113 224/05/164/05/16 15:4615:46 114 LES TEMPS MODERNES Un Marocain soulève son tee-shirt et montre son dos, ses bras, son torse scarifiés par une lame. Il dit s’être lacéré lui-même. Semble fou.

Omar est assis sur une palette près du feu, il regarde vague- ment devant lui immobile. Soudain, le patron du bar se lève et demande au Marocain de partir. Il ne semble pas comprendre. Le patron l’attrape par le col et le pousse loin du pont. Mais l’autre paraît drogué et perdu. Il piétine un moment l’air de rien avant de revenir vers la bière. On le frappe alors violemment à la tête avec une pierre.

La police locale, la police nationale, la guardia civil. Au début, les clandestins et les demandeurs d’asile ne les distinguent pas les unes des autres.

Amina range dans la tente la nourriture qu’une femme vient de lui donner. La tente est bleu gris. Cela fait un mois qu’elle et son fils dorment dehors. Un mois qu’ils n’ont pas pris de douche. Sans confort. Mais le Centre va finir par nous accueillir. Le Centre va nous accepter. Quand un bruit sourd s’élève dans le ciel de l’autre côté du terrain de golf, elle dit en arabe que, tout de même, ce n’est pas possible tous ces avions qui s’envolent au-dessus de sa tête. Ce n’est pas possible. De la tente, Amina regarde son fils jouer avec un autre garçon de son âge dans le tas de sable à côté des Syriens. Près d’elle, un jeune homme, qui veille sur eux la nuit, se repose.

Mehdi, lui, quitte tous les matins le Centre pour aller au rond- point. Trois ans et huit mois qu’il est dans la ville, prisonnier du Lieu. Il était d’abord clandestin comme les autres, comme ceux qu’il retrouve au rond-point, puis le Centre a fini par l’accepter, il ne sait pas pourquoi.

Pour un jour, sortir du Lieu.

La lumière baisse, la nuit arrive tous les jours un peu plus tôt, les heures sont longues. Dans le squat appelé la Maison sale, quinze corps sont allongés les uns à côté des autres sur des matelas posés à même le sol. Les murs sont noirs de suie. Au lever du jour,

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 114114 224/05/164/05/16 15:4615:46 LE LIEU 115 on peut voir des déchets par terre, des canettes de bière vides, des paquets de chips périmés, des mégots de cigarettes. Les torses sont nus et les visages cachés. L’odeur est écœurante. Il n’y a pas l’eau courante, l’électricité a été coupée et la cire des bougies coule sur le sol. De l’autre côté du mur, des voitures tout-terrain passent à vive allure. Le bruit est permanent. La porte d’entrée ne ferme plus et les corps endormis ne sont pas à l’abri d’une descente de police en pleine nuit. Il n’y a pas de place, la pièce au rez-de-chaussée est trop petite pour accueillir tout le monde. Malgré tout, les clandes- tins dorment encore. Ils se lèvent le plus tard possible pour ne pas arriver trop tôt au centre-ville où ils passeront la journée.

La mer sépare la ville du Continent. Les bateaux des gardes- côtes longent le littoral de jour comme de nuit. Avant, des clandes- tins se cachaient dans les grottes et attendaient le moment d’entrer en douce dans un bateau, mais elles ont été vidées par la police.

Ils les enferment quelques jours au commissariat et les frappent avec une tige de fer.

Mehdi est au rond-point. Il porte un gilet de sécurité jaune, un seau d’eau et un chiffon posés à ses pieds. Il attend les clients. Derrière, on voit les clandestins de la Maison sale qui arrivent. Certains s’assoient sur le banc, d’autres par terre, ils se parlent à peine. Il y a une fontaine au milieu du rond-point où ils prennent l’eau pour boire et remplir les seaux. Une voiture tout-terrain s’ar- rête, Mehdi s’approche du conducteur, ils semblent se connaître. Puis Mehdi prend le seau et le chiffon et commence à laver la voi- ture. Vingt minutes plus tard, la carrosserie est parfaitement propre. Mehdi vient de gagner deux euros.

Les températures sont au-dessus des normales de saison. A 15 heures, le ciel est gris. Automne. Les pneus des voitures tout-terrain écrasent les feuilles rouges. Les rues sont vides. Amina soupire, coincée sous la tente avec son fils. Omar, sous le pont avec les autres Noirs, regarde droit devant lui. Mehdi attend debout face au rond-point, il ne travaillera peut-être pas aujourd’hui. Il pleut. L’eau s’infiltre à travers le tissu gris bleu de la tente. Les clandestins vont rester enfermés toute la journée dans les Maisons sales. L’hiver s’installe.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 115115 224/05/164/05/16 15:4615:46 116 LES TEMPS MODERNES

Le soir, Mehdi boit quelques bières avant de rentrer au Centre.

La mairie sonne toutes les heures des chants de Noël, les déco- rations sont allumées dans les rues commerciales et les guirlandes enroulées autour des palmiers du parc. Il est midi. On promène nos chiens vêtus de manteaux. On court. On marche en couple main dans la main. On prend la voiture tout-terrain pour rentrer à la maison même si nos maisons ne sont pas très loin.

Cette nuit, il y a eu une grande bagarre devant le Centre entre clandestins et Kurdes syriens. Une centaine d’hommes d’un côté et trois cents de l’autre. Quatre blessés ont été emmenés à l’hôpital dont un vieil homme battu à mort. Amina raconte que la police était là à 3 heures du matin. Impossible de dormir avec les gyro- phares. Et le froid, le bruit, la violence. Ils ont tous été exclus du Centre pour une durée indéterminée. Les Kurdes syriens dorment désormais devant le Centre, comme Amina qui craint la présence des Kurdes à ses côtés.

Rond-point. Nabil se lève du banc où il est assis depuis deux heures pour aller acheter une cigarette. Il boîte.

Une cigarette coûte zéro euro et vingt centimes.

Ils ont des plaies infectées sur les jambes, les bras. Nabil dit qu’il en a même entre les jambes, mais l’hôpital refuse de le rece- voir. Les plaies ouvertes sur le dos, sur les mains, des Noirs accro- chés aux barbelés. Des blessures sur le crâne. Une bagarre. Les dents qui bougent quand ils mangent le pain rassis. Les dents qui tombent. Ils ne pensaient pas à ça en venant ici mais impossible de revenir en arrière. Alors ils attendent. Ils attendent qu’on les accepte.

Le Centre a distribué des manteaux verts aux Noirs et aux Arabes pour les protéger du froid. Tous se ressemblent, on peut les voir passer toute la journée dans la ville. Ils vont et viennent avec des sacs plastiques remplis de provisions. Ils marchent en file indienne le long de la route, tous pareils, tous étrangers.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 116116 224/05/164/05/16 15:4615:46 LE LIEU 117 Il y a en bordure du golf un arbuste où Amina se cache. Ce n’est pas toujours simple de se dévêtir dehors, mais elle a appris à faire vite. Le ciel de fin de journée s’assombrit, les Noirs et les Arabes vont bientôt rentrer dans le Centre. Elle allume un feu, s’assoit sur une pierre et raconte à la visiteuse. C’est la nuit le plus dur. Les rats sont attirés par la nourriture dans la tente, ils viennent souvent. Et puis il fait froid, je ne sors pas de la tente même si j’ai besoin, même si je sens ma vessie gonfler, je préfère attendre le lever du jour. C’est trop dangereux la nuit, avec les Noirs et les Syriens qui boivent de l’alcool. Regarde, j’ai ma batte avec moi dans la tente. Et une tige de fer. Une dans chaque main, regarde comme je ne me laisse pas faire ! Je n’ai pas peur. Je suis une femme, mais je sais me défendre. Les nouilles chinoises sont prêtes. Amina et son fils mangent devant le feu et dans le silence. La femme qui est venue leur donner la nourriture repart.

Les clandestins — marocains et algériens — n’ont pas eu de manteaux verts.

La nuit, comme toutes les nuits depuis deux ans, Nabil tente d’accéder au port. Du haut de la muraille, il jette une corde qui est d’un côté accrochée au mur d’un bâtiment de la ville et qui tombe de l’autre dans les rochers de la mer. Nabil se hisse et glisse. Parfois, il se fait prendre par la police, mais s’il réussit à accéder aux rochers, il peut longer le bas de la muraille jusqu’aux grilles du port gardé par la guardia civil. Il ne faut pas faire de bruit. A la moindre respiration, au moindre galet déplacé, les chiens se réveillent. Ils sentent tout. La plupart du temps, ce sont eux qui le surprennent, pas les gardes. Et il entre dans la mer et nage le long du grillage. L’eau est froide. L’eau est très froide. Le ferry se trouve au bout de la jetée. Nabil doit contourner une barrière, monter dans le bateau et se cacher dans les soutes.

Une voiture de sport rouge est garée devant le Centre.

Les jours deviennent plus longs et plus chauds. Quelques feuilles poussent sur les arbres. Bourgeons. Il ne pleut plus. Mehdi n’a toujours pas reçu l’autorisation de partir sur le Continent, mais il a rendez-vous à 17 heures avec la police dans un des bureaux du Centre. Le prochain départ serait prévu pour mardi. Au rond-point,

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 117117 224/05/164/05/16 15:4615:46 118 LES TEMPS MODERNES on voit les clandestins qui s’agitent. Il paraît que Nabil a réussi à se cacher dans un bateau et qu’il est en chemin pour le Continent.

Interrogatoire.

Mehdi est libre de s’en aller. La police et le Centre lui ont donné l’autorisation de rejoindre le Continent via le ferry Melilla- Malaga. Medhi s’en va. Amina et son fils, eux, sont autorisés à entrer dans le Centre. Dans trois mois ils partiront à leur tour pour le Continent et d’autres arriveront dans la ville. Comme Nadim, jeune chef cuisinier algérien de vingt-deux ans, qui quitte tout pour réaliser son rêve : faire un stage auprès d’un grand chef étoilé en France. Et Samir. Amadou. Moussa qui veut gagner suffisamment d’argent sur le Continent pour aider sa famille restée au pays. Baran, un Kurde qui a fui l’appel militaire de Bachar el-Assad ; il sera demandeur d’asile au Centre. Mais pas Ali qui est marocain, ou le petit Karim qui n’a pourtant pas plus de quinze ans. Ou Hosseine, Tanan, Youssouf. Ou Hassen, Hamid. Jahid.

Françoise Beauguion

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 118118 224/05/164/05/16 15:4615:46 Audrey Lasserre

QUAND LA LITTÉRATURE SE MIT EN MOUVEMENT : ÉCRITURE ET MOUVEMENT DE LIBÉRATION DES FEMMES EN FRANCE (1970-1981)

« Ecrire, ne pas écrire, telle est la question. — Pas du tout, rectifia Rose Prudence, la question c’est : qu’est-ce que les mots ont à voir avec la Révolution, et vice versa 1 ? » Ainsi nous ren- seignent sur les enjeux d’une décennie Rose Prudence et Catherine Crachat, pseudonymes 2 de deux militantes du Mouvement de libé- ration des femmes 3 et chroniqueuses du « Sexisme ordinaire » des

1. Catherine Crachat (Cathy Bernheim) et Rose Prudence (Liliane Kandel), « Les Chroniques du sexisme ordinaire : la tête d’une fille », Les Temps Modernes, janvier 1978, no 378, p. 1106. 2. Les deux pseudonymes agissent comme un éventail de la contes- tation possible du mythe du féminin. Catherine Crachat est, en supplé- ment, une référence littéraire à l’œuvre de Pierre-Jean Jouve. Sur les pseu- donymes, voir « La signature au sein du Mouvement de libération des femmes : une tentative de révolution de l’autorité et de l’auctorialité », Le Genre des signatures, sous la dir. de Frédéric Regard, Martine Reid et Anne Tomiche, Paris, Champion, à paraître. 3. Ce travail n’aurait pas été le même sans les entretiens que certaines femmes du Mouvement m’ont, au fil des années, accordés ; ne pouvant les citer toutes ici, je souhaite néanmoins les remercier tout particulièrement. Je suis également redevable des travaux de chercheuses qui m’ont précédée, notamment ceux de Françoise van Rossum-Guyon, Béatrice Slama et Christine Planté, dont on trouvera les références précises dans ma thèse, Histoire d’une littérature en mouvement : textes, écrivaines et collectifs édito- riaux du Mouvement de libération des femmes en France (1970-1981), Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle, 2014, à paraître en 2016 aux Presses universitaires de Lyon, dans la collection « Des deux sexes et autres ».

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 119119 224/05/164/05/16 15:4615:46 120 LES TEMPS MODERNES Temps Modernes. Le Mouvement des femmes en France, qui trouve son impulsion en 1970 4 , ne fut en effet pas seulement un mouvement politique et social, ce fut également un mouvement culturel d’ampleur et l’une des dernières, si ce n’est la dernière, avant-garde littéraire que la France a connue. Vue de l’étranger, l’activité des littératrices constitue même un des principes distinc- tifs de la lutte des femmes en France. Les manifestantes qui déposent publiquement une gerbe de fleurs à la femme plus inconnue encore que le soldat inconnu sous l’arc de Triomphe, le 26 août 1970, sont déjà pour certaines — appe- lées à le devenir pour d’autres — des écrivaines. Dix ans plus tard, le MLF, depuis peu marque déposée à l’Institut national de la propriété industrielle, appartient à une éditrice, Antoinette Fouque, promotrice d’une écriture dite féminine. En l’espace d’une décennie, paraît un ensemble de textes qui s’inscrivent au sein de deux ten- dances majoritaires — mais antagonistes — du Mouvement, le fémi- nisme d’une part, et la néo-féminité, ou éloge de la différence, d’autre part. En miroir, un double rhizome éditorial se développe, partageant maisons d’édition et revues en deux factions militantes et littéraires bien distinctes. On le constate, peut-être avec surprise, toutes les femmes du MLF ne se disent donc pas féministes. Décrivant son expérience du Mouvement des femmes aux Etats-Unis, l’écrivaine et philo- sophe Françoise Collin prévient ainsi en 1972 :

« [...] on hésite parfois à utiliser le terme de “féministe” qui est attaché à une certaine tradition et à une certaine forme de lutte, le terme de mouvement des femmes, Women’s Movement, est plus juste 5 . »

Pourtant, en France, c’est bien la lutte féministe qui est revendi- quée, dès l’origine du Mouvement, par certaines femmes qui se regroupent sous l’appellation des Féministes révolutionnaires. Plus qu’un groupe, elles deviennent rapidement une tendance du Mouvement des femmes. Leur féminisme est résolument matérialiste.

4. Mon ouvrage inventorie et analyse toutes les sources et ressources à disposition pour évaluer cette date qui a fait l’objet de débats et de polé- miques successives. 5. Françoise Collin, « Le New York des femmes », La Revue Nouvelle, 1973, p. 25.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 120120 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÉCRITURE ET MOUVEMENT DE LIBÉRATION DES FEMMES EN FRANCE 121 En réaction, un second groupe guidé par Antoinette Fouque, Psychanalyse et Politique, et les femmes qui en sont proches (Hélène Cixous notamment) refusent cette appellation, préférant parler, par exemple, de « femmes en lutte » ou « en mouvements 6 ». C’est de cette tendance que procèdent, du point de vue éditorial, les éditions Des femmes et, du point de vue littéraire, ce qui sera rapidement appelé « l’écriture féminine ». Ces deux tendances œuvrent dans une logique radicale. Le tra- vail de Psychanalyse et Politique consiste, dans la lignée de la rup- ture inaugurée par Mai 1968, et non dans la continuité des mouve- ments de femmes du siècle passé et de la pensée du Deuxième Sexe, à « déconstruire le féminisme comme idéologie et à faire émerger un sujet femme 7 ». Formidable formule à laquelle les féministes répondraient sans doute que le travail consistait pour elles, dans la lignée de la rupture consacrée par Mai 1968, et dans la continuité (redécouverte) des mouvements de femmes du siècle passé et de la pensée du Deuxième Sexe, à déconstruire la femme comme idéologie et à faire émerger un sujet qu’il soit sans autre qualificatif, féministe, ou lesbien. Au-delà des groupes et des tendances, les femmes du Mouvement choisissent de proposer une forme de contestation politique collective radicalement neuve. Le Mouvement des femmes s’incarne dans la conscience de chaque femme en lutte. Le MLF n’est donc pas, à proprement parler, délimitable puisqu’il est constitué non seulement par « les femmes qui viennent aux AG ou qui travaillent déjà dans les différents groupes de conscience constitués » mais encore par « chaque femme isolée, dans la famille, dans le travail, dans la société 8 ». De façon fractale, chaque femme en mouvement (ou en lutte), à l’instar de chaque groupe de femmes, est donc le Mouvement de libération des femmes, ainsi que le résume Gisèle Halimi au début des années 1980 :

6. Voir notes 33 et 35. 7. Antoinette Fouque, « Droit de réponse », Libération, 26 décembre 2008 et « Une lettre d’Antoinette Fouque », Le Monde, 14 et 15 décembre 2008. 8. Martine, Cercle Elisabeth Dimitriev, compte rendu de différentes réunions pour discussion collective [n.d.], Fonds Anne Zelensky, Boîte MLF, Bibliothèque Marguerite Durand.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 121121 224/05/164/05/16 15:4615:46 122 LES TEMPS MODERNES « Pour les profanes, et pour nous aussi, il faut savoir que le Mouvement de Libération des Femmes, eh bien ! C’est toutes les femmes en lutte qui veulent se libérer 9 ! »

Ainsi le fait que le Mouvement soit en toute femme, alors que dans le même temps toute femme est le Mouvement, contribue à rendre possible sa dimension artistique, en particulier littéraire. Chaque ouvrage, chaque texte, se met à porter en son propre tracé le Mouvement de libération des femmes. Pendant dix ans, la litté- rature se met tout autant au service du Mouvement que le Mouvement irradie la littérature, chacun influençant et informant la pratique et la pensée de l’autre. Depuis la fin des années 1960, il convient mieux, pour qui entend désigner l’activité de production textuelle, de parler d’écriture plutôt que de littérature 10. Ecrire, résume alors Marie-Anne Macé dans son étude du Roman français des années 1970, « s’impose comme le mot d’ordre de la litté- rature 11 » de ces années-là. C’est cette coïncidence entre écriture et Mouvement de libération des femmes dont il sera question, afin de retracer un mouvement politique qui fut et se fit littéraire et, dans le même élan, une littérature qui fut et se fit politique. Par là même, il s’agit de redoubler la question posée par tout un mouve- ment de femmes à la littérature elle-même, contestant ses défini- tions premières et repoussant les limites qui lui ont été assignées.

LES GUÉRILLÈRES : LITTÉRATRICES DANS L’ACTION MILITANTE (1970-1973)

En France, certaines soulignent combien et comment « [l]’œuvre littéraire de Monique Wittig a irradié le mouvement féministe et lesbien en train de naître 12 » alors que d’autres rap-

9. Fini le féminisme ? : compte rendu intégral du Colloque international féminisme et socialismes, Paris, Palais de l’Unesco, 13-15 octobre 1983, Paris, Gallimard, 1984, p. 400. 10. Voir notamment Roland Barthes, « La mort de l’auteur » (1968), in Le Bruissement de la langue, Paris, Le Seuil, 1984, p. 66. 11. Marie-Anne Macé, Le Roman français des années 1970, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1995, p. 15. 12. Suzette Robichon, « Monique Wittig, une œuvre pionnière », in

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 122122 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÉCRITURE ET MOUVEMENT DE LIBÉRATION DES FEMMES EN FRANCE 123 pellent que Les Guérillères en particulier sont devenues dans les années 1970 « un modèle pour la pensée utopique et féministe des pays francophones 13 ». Peu d’œuvres ont produit cet effet. La figure de Wittig elle-même est tout aussi exemplaire du lien qui se tisse entre les actrices littéraires et le militantisme. A l’instar de Monique Wittig, en effet, plusieurs littératrices des années 1970 ont non seulement été partie prenante du Mouvement de libération des femmes, mais encore l’ont fait advenir. Le terme de « littéra- trices », modernisé ici, est préféré à celui d’« écrivaines » ou d’« autrices » car on trouve au sein des pionnières du MLF certes des écrivaines déjà reconnues (Françoise d’Eaubonne, Christiane Rochefort, Monique Wittig), mais aussi des critiques et de futures éditrices (la plus connue d’entre elles est sans contestation Antoinette Fouque). Loin de prétendre retracer l’histoire du mouvement dans son exhaustivité (car des zones d’ombre se projettent là où les litté- raires ne sont pas), il s’agit pour moi tout à la fois d’écrire quelques passages d’une histoire littéraire pour le moment lacunaire et de repenser le rapport du littéraire au politique. Les femmes dont je retrace l’histoire sont non seulement des militantes, mais surtout des militantes dont le métier est (ou sera au cours de la décennie) d’écrire, d’éditer, de critiquer. Leur compétence, leur pratique et leur attachement à l’écriture littéraire ont en fait informé le mouve- ment, lui ont donné une forme particulière. Slogans, chansons, tracts se révèlent un matériau militant et littéraire : militant mais littéraire ? L’attention au sexisme de la langue comme l’exigence d’une révolution culturelle en sont également des indices. Dès les premières années, les textes littéraires servent la cause des femmes, alors que les femmes mettent leur plume au service de la lutte. Il ne s’agit pas de hasard mais bien de causalité forte : une des principales références du Mouvement est l’essai d’une femme de lettres, qui devient également une figure tutélaire au cours de la décennie, Simone de Beauvoir. Celle-ci a pu dire à quel point sa position de féministe et d’écrivaine se trouve modifiée par la ren-

Marie-Hélène Bourcier et Suzette Robichon (dirs.), Parce que les les- biennes ne sont pas des femmes : autour de l’œuvre politique, théorique et littéraire de Monique Wittig, Paris, éd. Gaies et lesbiennes, 2002, p. 15. 13. Marthe Rosenfeld, « Vers un langage de l’utopie amazonienne : Le Corps lesbien de Monique Wittig », Vlasta, vol. 4, mai 1985, p. 55.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 123123 224/05/164/05/16 15:4615:46 124 LES TEMPS MODERNES contre des jeunes femmes qui animent le MLF à cette époque, la tirant vers un féminisme radical. A l’origine du Mouvement juste- ment se trouvent notamment une écrivaine, Monique Wittig, et une future éditrice, Antoinette Fouque. Toutes deux font partie des « têtes » du MLF, elles dont les options politiques divergeront radicalement à l’image des tendances qui s’affirment peu à peu au sein du Mouvement lui-même, elles dont le rapport différent à l’écriture trace une ligne de partage difficilement infranchissable entre féministes en littérature et partisanes différentialistes de l’écriture dite féminine. Il est à ce sujet fréquent de méconnaître en histoire littéraire la phase qui précède 14 l’apparition de l’écriture féminine et sans laquelle on ne saurait comprendre ce qui s’apparente à un mou- vement littéraire. Dès le premier collectif du Mouvement, « Libé- ration des femmes : année zéro 15 », cherche à se formuler une dénonciation des difficultés d’accès à la création, notamment à l’écriture, des femmes et une réflexion sur les entraves sociales à leur reconnaissance. L’appel à la prise de parole et à la venue à l’écriture de toutes les femmes, sans mention de l’inscription d’une nécessaire féminité, caractérise déjà ces premières années. Elle s’accompagne cependant d’un questionnement sur l’apport spécifique des femmes, par rapport aux hommes, lequel ouvre, parfois malgré lui, la voie à la pensée d’une spécificité féminine. La présence des littératrices parmi les militantes et initiatrices du Mouvement n’est pas le seul signe du lien qui se tisse entre la littérature et le Mouvement de libération des femmes. L’usage du texte littéraire comme matériau de l’expression politique, et de la politique comme enjeu des textes littéraires, forge également cette corrélation. Cette série textuelle, dont la spécificité est d’être collective dans sa pratique et dans ses formes de diffusion, reven- dique un usage de la langue qui vise à transformer le monde. De la manifestation de rue (slogans, chansons) au texte manifestaire, la libération passe aussi par la venue à l’écriture, les femmes deve-

14. Pour en comprendre les enjeux depuis la fin du xixe siècle, je renvoie à la thèse de sociologie de Delphine Naudier, La Cause littéraire des femmes : modes d’accès et modalités de consécration des femmes dans le champ littéraire (1970-1998), Paris, EHESS, 2000, 2 vol. 15. « Libération des femmes : année zéro », Partisans, Paris, Maspero, no 54-55, juillet-octobre 1970.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 124124 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÉCRITURE ET MOUVEMENT DE LIBÉRATION DES FEMMES EN FRANCE 125 nant sujets et autorités par l’auctorialité. L’écriture constitue alors le moment d’une prise de conscience de l’oppression et le moyen d’une possible libération. Le Mouvement se fait, dès l’origine, le lieu des actions poétiques collectives. Le MLF ouvre ainsi un questionnement sur la littérature elle- même. D’une part, on l’interroge comme vecteur potentiel de clichés forgeant l’oppression par un dressage sociopolitique. C’est par exemple « Le mythe de la frigidité féminine » signé par Christiane Rochefort au sein de « Libération des femmes : année zéro ». D’autre part, on la dénonce comme le lieu de l’exclusion des femmes. C’est le propos de Jacqueline Feldman dans « La culture, le génie et les femmes ». Cette rupture épistémologique est annonciatrice de la prise de conscience d’une « création étouffée » de laquelle découlent bientôt la recherche d’illustres prédécesseuses et l’affirmation contemporaine d’une écriture littéraire des femmes, pour certaines féminine. Cette écriture littéraire émergente est souvent confrontée à une alternative contrainte par le rapport de genre ; elle n’a d’autre choix possible que la singerie des hommes ou la révolte par l’impo- sition du point de vue de « la femme ». Pour mieux comprendre le partage du Mouvement en deux tendances ennemies l’une de l’autre 16 qui trouve à s’illustrer à tra- vers la pratique littéraire, mais aussi à s’irriguer à sa source, il peut être utile de suivre le fil de deux des récits quant aux origines du Mouvement, en les confrontant. Ces deux récits matérialisent deux tendances du Mouvement incarnées par deux littératrices : la future éditrice Antoinette Fouque et l’écrivaine Monique Wittig. Deux figures littéraires et politiques se font face : une (future) éditrice et une écrivaine, une étudiante en thèse et une autodidacte, une « femme en mouvement » définissant le féminisme comme la « dernière métaphore historiquement connue 17 » du « patriarcat » et une féministe revendiquant l’influence des radicales améri- caines. L’une donne la priorité à la lutte des classes et l’autre à la lutte des femmes. L’une défend une pratique théorique et une

16. Soulignons cependant l’existence entre les deux, penchant tantôt d’un côté tantôt de l’autre, de multiples positions, tendances, regroupe- ments — et individues — refusant tout à la fois le conflit et la réduction du mouvement à ces deux pôles opposés. 17. Antoinette Fouque, Gravidanza. Féminologie II, Paris, Des Femmes-A. Fouque, 2007, p. 104.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 125125 224/05/164/05/16 15:4615:46 126 LES TEMPS MODERNES pensée critique inédite menée au sein d’un cercle d’initiées, l’autre une pratique militante de rue donnant voix à la théorie afin de fomenter un mouvement féministe de masse. Wittig et son œuvre se comprennent aussi à l’aune de l’émer- gence politique du lesbianisme. Dans un contexte de non-mixité, à la fois enjeu et impératif révolutionnaire, et de dissociation de la sexualité et de la procréation, l’homosexualité trouve un lieu favo- rable où s’exprimer sans répression d’un désir jusque-là jugé anormal. Les femmes du Mouvement remettent ainsi en cause la normativité hétérosexuelle qui ne peut plus s’assimiler à la sexua- lité. Les mots et les textes accompagnent cette évolution. Dès 1970, Françoise d’Eaubonne invite, dans son essai Eros minori- taire, à la recréation linguistique. Contre les clichés, mais égale- ment pour des raisons révolutionnaires (le terme correspondant au projet radical), le terme « homosexualité » est rapidement aban- donné par les militantes féministes au profit de celui de « lesbia- nisme ». Dans le même temps, Psychanalyse et Politique sémantise le terme d’homosexualité de façon inédite, l’assimilant à la pré- sence symbolique d’un seul sexe. Homosexualité ou lesbianisme, la pratique sexuelle est pour certaines vécue comme une option politique et une position révolutionnaire à part entière. Si l’on a pu écrire récemment que Simone de Beauvoir avait conçu son œuvre, et en particulier Le Deuxième Sexe, d’un point de vue hétérosexuel, elle n’en occupe pas moins à l’époque une place de choix au sein du Mouvement et pour les femmes qui parti- cipent de celui-ci. Son essai de 1949 est pour toutes un héritage admiré et souvent contesté, comme le confirment les témoignages rassemblés en 1998 par Catherine Rodgers 18 ; il tient lieu et place, dans l’intimité de la lecture, de « Mouvement d’avant le Mouve- ment 19 », pour reprendre l’expression que la philosophe Michèle Le Dœuff nous offre dans L’Etude et le Rouet. Avec Le Deuxième Sexe, se construit la possibilité d’un féminisme nouveau, faisant voler en tesselles la mosaïque pourtant bien assemblée de l’éternel féminin. Tout contre lui, se développe une pensée différentialiste

18. Catherine Rodgers, Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. Un héritage admiré et contesté, Paris ; Montréal (Québec), L’Harmattan, coll. « Bibliothèque du féminisme », 1998. 19. Michèle Le Dœuff, L’Etude et le Rouet. Des femmes, de la philo- sophie, etc., Paris, Le Seuil, 1989, p. 70.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 126126 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÉCRITURE ET MOUVEMENT DE LIBÉRATION DES FEMMES EN FRANCE 127 qui vise à réévaluer le féminin, que l’essai n’a de cesse de disquali- fier et à reposer une différence que Beauvoir cherchait à « neutra- liser ». Mais dans un cas, comme dans l’autre, la lecture du Deuxième Sexe est un préalable commun de la formation intellec- tuelle et des œuvres de ces femmes qui, dans les années 1970, sus- citent le Mouvement de libération des femmes en France. Le Mouvement se caractérise enfin, durant ces premières années d’activité, par des pratiques manifestaires innovantes, dans la pragmatique du discours (banderoles, vêtements, gestes), et sur- tout dans le discours lui-même qui est l’objet de séances d’écriture collectives. Je considère ainsi les slogans, les tracts, les chansons mais aussi les poèmes et les récits de vérité ou de fiction dont on retrouve la trace dans le journal du Mouvement de libération, Le torchon brûle, entre 1971 et 1973. Parmi ces textes, certains se veulent littéraires, d’autres contiennent plutôt des éclats de littéra- rité. Autant de preuves qu’écriture littéraire et expression politique, bien loin d’être incompatibles, sont pour la circonstance souvent mêlées. L’influence du surréalisme, même si elle ne caractérise pas uniquement le MLF, en constitue un indice de qualité. Elle se lit tout autant dans le projet de changer la vie entière par les luttes, associant Marx et Rimbaud à la manière d’André Breton, que dans celui de mettre au service de la lutte un savoir-faire littéraire. Plusieurs femmes au sein du Mouvement transmettent la pensée et l’œuvre surréaliste tout en la contestant — en particulier pour son versant misogyne. Le groupe le plus évidemment vecteur de sur- réalisme est celui des artistes des Petites Marguerites, Christiane Rochefort tenant un rôle de choix dans cette configuration, qui comptait entre autres Cathy Bernheim, Monique Bourroux, Julie Dassin, Christine Delphy, Catherine Deudon, Misha Garrigue, Rachel Mizrahi et Monique Wittig. Il sera à l’origine de nombreux slogans-phare du MLF et du très efficace « Contre-questionnaire pour les états-généraux » de Elle, en 1970 20. Un projet commun affleure, celui de la réinvention de la figure de l’artiste et parfois de la matière même d’une création au féminin ouverte à tous les pos- sibles. On ne saurait négliger en ce sens l’essai de Xavière Gauthier, Surréalisme et Sexualité, publié en 1971. L’universitaire — l’ou- vrage est une version remaniée d’une thèse de philosophie — et

20. Cf. Le Sexisme ordinaire, Paris, Le Seuil, 1979, p. 367.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 127127 224/05/164/05/16 15:4615:46 128 LES TEMPS MODERNES future écrivaine fréquente à cette époque le groupe d’Antoinette Fouque et développe, dans cet écrit, une critique de la position sub- versive d’un surréalisme qu’elle évalue comme un mouvement conservateur en matière de sexes et de sexualité. L’intérêt de Surréalisme et Sexualité est également d’exemplifier la possible interaction générationnelle en matière d’influence, car c’est dans cet écrit que Xavière Gauthier propose, pour la première fois, le terme et le concept de « femellitude » qui ouvre la voie de l’écri- ture féminine.

ÉCRIRE, DISENT-ELLES (1973-1977)

En 1973, paraît La Création étouffée, pamphlet de Suzanne Horer et Jeanne Socquet, préparé au sein du Mouvement depuis 1971. Le texte écrit à quatre mains est suivi de témoignages de créa- trices, notamment d’écrivaines telles que Marie Cardinal ou Marguerite Duras ; Colette Audry, écrivaine, éditrice et responsable de la première collection « Femme » créée en 1964 en France (chez Denoël-Gonthier), y participe également. Le collectif révèle les entraves que rencontrent les femmes en matière de création litté- raire, à l’instar de la pratique par les femmes de tous les autres arts (une remise en question similaire anime ainsi les arts plastiques 21, le cinéma 22 ou la chanson 23). C’est à partir de cette publication que plusieurs romancières, nées dans l’intervalle qui sépare 1910 de 1920 (Duras, Sullerot, d’Eaubonne, Groult), commencent à dénoncer publiquement la catégorie critique des « ouvrages de dames », dite aussi de la « littérature féminine », qui les a contraintes

21. On se reportera pour un panorama complet des arts plastiques à l’ouvrage de Fabienne Dumont, Des sorcières comme les autres. Artistes et féministes dans la France des années 1970 (Rennes, PUR, 2014). 22. On consultera avec profit la thèse d’Hélène Fleckinger, Cinéma et vidéo saisis par le féminisme (France, 1968-1981), soutenue à l’Uni- versité Paris 3, en 2011. 23. L’association Chansons de femmes naît en 1975, avec notamment pour objectif de « faire reconnaître l’existence de la création féminine dans le domaine de l’écriture et de la composition des chansons ». Elle regroupe la moitié des autrices et compositrices en activité et met en place un labora- toire, une phonothèque, un spectacle et un festival annuel. Voir « Chansons de femmes », L’Information des femmes, no 11, novembre 1976, p. 6.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 128128 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÉCRITURE ET MOUVEMENT DE LIBÉRATION DES FEMMES EN FRANCE 129 à tenir une position littéraire de « résistance 24 » (Rochefort) face à la dévaluation et la réception critique sexiste de leur œuvre. Dans le même temps, le Mouvement se transforme en vaste atelier d’écriture, légitimant la pratique de l’écriture par des femmes et contribuant, de fait, à la favoriser. En témoigne la venue à l’écriture de femmes du Mouvement aussi diverses que la photographe Catherine Deudon, la jeune étudiante Leïla Sebbar ou la plasticienne devenue poétesse Charlotte Calmis, qui fonde dans le même élan l’association « La Spirale : libérer l’énergie créatrice ». Créant un réseau de sociabilité littéraire inédit, le Mouvement des femmes permet aux plus « jeunes » en écriture de se lier à des écrivaines plus expérimentées. La pratique de l’écri- ture est alors tout autant individuelle que collective. La Foire des femmes à la Cartoucherie de Vincennes, organisée en juin de cette même année 1973 à l’ini tiative de Madeleine Laïk, est la première manifestation féministe entièrement dédiée à la créati- vité. Plusieurs femmes — Annie Sugier et Anne Zelensky tenant le rôle de cheville ouvrière — y travaillent alors sur un conte féministe écrit à plusieurs mains. Cinq mille personnes assistent à cette performance en plein air. L’explosion de la pratique littéraire rend immédiatement, par contraste, les silences de l’histoire littéraire suspects. Elle amène les contemporaines à mettre en question le passé, à la recherche de prédécesseuses, jusqu’alors inconnues, qui pourraient servir d’exemples et de modèles. 1973 est ainsi l’année de la redécou- verte 25 de Virginia Woolf en France, A Room of One’s Own deve- nant la référence des femmes en lutte qui réfléchissent sur la pra- tique artistique et, en particulier, littéraire. L’ouvrage, par son propos comme par son ton, se révèle d’une étonnante actualité. Au même moment, une autre figure littéraire sort des limbes de l’his- toire de la littérature de langue française grâce aux travaux de Dominique Desanti : Flora Tristan, écrivaine et féministe. Ces redécouvertes annoncent une série de relectures, mais montrent aussi à quel point les écrivaines des années 1970 sont

24. « La femme et l’écriture », Liberté, vol. 18, no 4-5 (106-107), 1976, p. 115. 25. Voir notamment Viviane Forrester, Virginia Woolf, Paris, ORTF, et La Quinzaine Littéraire, 1973.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 129129 224/05/164/05/16 15:4615:46 130 LES TEMPS MODERNES ignorantes non seulement des féministes 26 mais encore des écri- vaines qui les ont précédées. La période est fertile en jugements convenus : les femmes accéderaient pour la première fois, dans l’histoire, à la littérature. Au-delà de la confirmation de l’ostra- cisme dont sont victimes les littératrices du passé, cette confi- guration permet également aux écrivaines des années 1970 de se faire l’origine, en tant que femme, d’une parole jusque-là réputée inouïe. Si les femmes ont de tous temps été empêchées d’écrire, alors leurs œuvres, de femmes, sont résolument neuves. L’entrée en nombre des femmes en écriture pose, dans le même temps, la question de la diffusion et donc de l’édition de leurs textes. 1973 est, à ce titre, l’année de la préparation éditoriale des éditions Des femmes, créées en décembre 1972 27. Le projet initial, paru dans Le torchon brûle, journal du MLF — que les femmes (en lutte) éditent les textes que les femmes (en lutte) écrivent —, naît de l’am- biguïté d’un mouvement qui voit dans toute femme une femme en mouvement. Le partitif des femmes en témoigne, cette maison d’édi- tion dirigée par Antoinette Fouque, issue du Mouvement de libéra- tion des femmes et animée principalement, puis exclusivement, par les membres du groupe Psychanalyse et Politique, se veut la maison d’édition de toutes les femmes (écrivaines, éditrices et lectrices), et non des seules militantes. Loin de rester en retrait, les revues constituent une courroie de transmission essentielle en matière de diffusion. 1973 voit ainsi la dernière parution du Torchon brûle, et la première parution en novembre des Cahiers du GRIF, animés, de Belgique, par un groupe de militantes parmi lesquelles figure l’écrivaine philosophe Françoise Collin. En décembre, ce sont les chroniques du « Sexisme ordinaire » qui paraissent dans Les Temps Modernes, sous le patro- nage de Simone de Beauvoir. Les deux dispositifs empruntent au Mouvement des femmes son fonctionnement collectif. La revue comme les chroniques s’adressent à toutes les femmes dans une logique explicitement féministe. De 1973 à 1977, le système, à partir du bénévolat et de l’arti-

26. Comme l’atteste déjà le titre choisi pour le premier collectif du Mouvement des femmes, « Libération des femmes : année zéro ». 27. Voir Delphine Naudier, op. cit., et Bibia Pavard, Les Editions Des femmes. Histoire des premières années, 1972-1979, Paris-Budapest- Torino, L’Harmattan, 2005.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 130130 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÉCRITURE ET MOUVEMENT DE LIBÉRATION DES FEMMES EN FRANCE 131 sanat du militantisme, évolue cependant progressivement vers une diffusion de plus en plus organisée et professionnalisée qui s’ins- crit dans un véritable phénomène éditorial. Les collections « femmes » qui apparaissent au sein des catalogues des maisons d’édition parisiennes en sont le signe le plus évident. Les textes littéraires, en particulier, y occupent une place de choix. L’évolution de ces collections spécialisées est parallèle à celle du Mouvement des femmes, elles se multiplient à partir de 1973 et périclitent au début des années 1980. Pourtant, le succès ne sépare pas totalement les équipes édito- riales de leur origine militante. En témoignent tout d’abord, tel le revers de la médaille, les quelques publications conflictuelles, à l’instar de celle des Chinoises (1975) de Julia Kristeva aux éditions Des femmes 28. De ce militantisme, découle à l’inverse la logique sororale qui préside à leurs travaux. Cette sororité irrigue l’en- semble des rapports des écrivaines les plus assises dans le champ (Simone de Beauvoir et Benoîte Groult notamment) aux écrivaines plus jeunes : les premières signent fréquemment des préfaces qui introduisent et soutiennent les ouvrages des secondes. Le plus exemplaire de ce fait remarquable est certainement la publication en France par les éditions du Seuil des Nouvelles lettres portugaises (1974), défendues par Rochefort, Beauvoir et Wittig, et qui ren- seigne de surcroît sur la portée internationale du phénomène de solidarité entre femmes, et particulièrement entre écrivaines. Dans l’ensemble, ce phénomène de venue à l’écriture et à l’édition, qui prend son essor à partir de 1973, aide à comprendre que le Mouvement des femmes modifie les possibilités d’accès des femmes à la création littéraire, levant les verrous en amont et en aval de l’écriture. Mais le processus ne s’arrête pas là. En permet- tant aux femmes d’écrire et de publier, le Mouvement modifie donc la sélection textuelle opérée par l’époque. Comme lors de toute émergence d’un groupe littéraire nouveau, ce que sont les femmes en mouvement de cette décennie, c’est la définition même de la littérature qui en vient à être modifiée par les nouvelles occur- rences qui la constituent. L’affaire du Monde des livres en témoigne. 1973 est, en effet, l’année de la préparation d’une série d’entretiens entre Xavière

28. Voir Julia Kristeva, Les Samouraïs, Paris, Fayard, 1990, pp. 241- 244 (et http://www.pileface.com/sollers/spip.php?article1472#section2).

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 131131 224/05/164/05/16 15:4615:46 132 LES TEMPS MODERNES Gauthier et Marguerite Duras, visant à être intégrés, pour le pre- mier d’entre eux du moins, dans un dossier sur l’écriture des femmes à l’origine commandé à Xavière Gauthier par Le Monde des livres. Refusé par l’éditorial 29 parce que le projet que décrivent les textes collectés n’y serait pas de la littérature, il donnera matière aux Parleuses (1974), mais également à un dossier « Luttes des femmes » au sein de Tel Quel à l’été 1974. Comme La Création étouffée, le dossier publié par l’équipe telquelienne témoigne de la maturation du travail au sein des groupes du Mouvement, dont il se fait d’ailleurs l’écho. Ce dossier permet de constater l’adéqua- tion, voire l’identification, des luttes à l’écriture. Mais il est égale- ment exemplaire d’un processus où la définition même de la litté- rature se voit, de façon performative, modifiée par une avant-garde littéraire. En retour, c’est à partir de 1973 que l’on note historiquement un élargissement du lieu du Mouvement, dont l’effet touche toutes les femmes qui se veulent en lutte. L’écriture et le texte deviennent des espaces et des instruments privilégiés de la lutte des femmes. Ainsi en 1975, Chantal Chawaf, Hélène Cixous, Catherine Clément, Marguerite Duras, Xavière Gauthier, Sarah Kofman, Annie Leclerc et Victoria Thérame déclarent « en tant que femmes, [se] considér[er] comme engagées dans une histoire qui est celle de toutes les femmes en lutte 30 », alors que certaines d’entre elles, tout en étant publiées aux éditions Des femmes, ne fréquentent pas ou n’ont pas fréquenté avec régularité un des groupes du Mouvement. Elles ajoutent « en tant qu’écrivains travaill[er] et écri[re] dans le but de transformer le rapport des femmes à la parole et à l’écriture et de combattre l’oppression économique et phallocratique qui pèse sur les langages de femmes », résumant ainsi le programme de toute une période : écrire, disent-elles. L’appartenance au Mouvement ne se définit donc plus seule- ment par la participation aux réunions et/ou aux actions publiques de rue, mais aussi par la publication d’un texte de femme. On assiste à la relève d’une avant-garde féministe, constituée notam- ment par des écrivaines dont les compétences spécifiques infor- ment la pratique politique, par une avant-garde féminine, dont

29. Voir le dossier « Luttes de femmes », Tel Quel, no 58, été 1974. 30. « Combien la femme ? », Libération, 26 mars 1975, p. 11 (en italiques dans le texte).

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 132132 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÉCRITURE ET MOUVEMENT DE LIBÉRATION DES FEMMES EN FRANCE 133 l’écriture devient le terrain de lutte tout autant que le moyen d’agir sur les structures sociales. La première cherchait l’égalité dans une logique matérialiste ; la seconde souhaite et défend la valorisation du féminin dans une logique différentialiste. Les deux ne se com- prennent que dans une visée révolutionnaire. De cette extension textuelle du lieu du Mouvement des femmes procède aussi l’apparition possible d’un réformisme. Si toutes les femmes, en particulier celles qui écrivent, sont nécessairement en lutte, alors tout discours (littéraire) produit par une femme revêt, par définition, une vertu politique. Benoîte Groult résume le pro- cédé à sa manière dans Ainsi soit-elle, pamphlet réformiste emblé- matique : l’ampleur est telle que les femmes sont « qualifi[ées] aujourd’hui de MLF dès qu’elles s’avisent de broncher 31 », c’est-à- dire de prendre la parole, de protester ou d’écrire. Ce réformisme trouve sa voix/voie en littérature en 1975, « Année internationale de la femme » qui crée une véritable opportunité éditoriale pour des textes visant un large public. Plusieurs écrivaines de France, toutes tendances confondues, se retrouvent en octobre de cette même année, lors de la Rencontre québécoise internationale des écrivains à Montréal, pour la pre- mière fois consacrée à « La femme et l’écriture ». Les communica- tions comme les débats, ayant été intégralement publiés en revue, deviennent une source fertile d’histoire littéraire qui n’avait pas encore été exploitée. Les interventions d’Annie Leclerc et de Christiane Rochefort montrent surtout à quel point « la différence » est, à cette époque, unanimement revendiquée par les matérialistes et les différentialistes, mais dans une acception politique déjà dis- tincte : elle est réaction à l’oppression pour les premières, et valori- sation par le symbolique d’une expérience personnelle et subjec- tive pour les secondes. L’alternative déjà formalisée par Virginia Woolf dans A Room of One’s Own devient alors un autre lieu commun du Mouvement, de la critique littéraire féministe et des écrivaines. Les femmes qui écrivent se voient prises en tenaille entre l’imitation dépréciative de la littérature (des hommes), c’est-à-dire le plagiat ou la singerie, et l’innovation, mais toujours et nécessairement en tant que femme. Il faut ainsi se distinguer par sa différence avec l’homme et inscrire textuellement le féminin. C’est le principe fondateur d’une nou-

31. Fernande Gontier, Benoîte Groult, Paris, Klincksieck, 1978, p. 5.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 133133 224/05/164/05/16 15:4615:46 134 LES TEMPS MODERNES velle veine littéraire, l’écriture féminine, qui trouve à se formuler. Une parole inouïe et différente qui identifie le corps féminin et la jouissance au texte, sous la plume d’une femme, tout en étant fon- damentalement indéfinissable, tel est le principe directeur de cette nouvelle mouvance littéraire. Du point de vue des genres littéraires, la fiction, le poème, le théâtre, l’utopie et l’essai protéiforme sont, pour reprendre les mots de Charlotte Calmis au sujet de la poésie, « à la femme le LIEU de sa révolution 32 ». Car l’écriture féminine ambitionne de révolutionner la femme et la littérature. Dans un élan qui n’a en définitive rien de paradoxal depuis Roland Barthes, l’écriture (féminine) vient alors s’opposer au concept de littérature (féminine) pour le supplanter. A partir de la fortune de l’écriture derridienne, l’écriture féminine se déploie d’abord contre la littérature féminine, catégorie critique avec laquelle les écrivaines ont dû constamment négocier jusque-là. Mais l’écri- ture féminine se déploie surtout contre la littérature (c’est-à-dire masculine) ainsi que Marguerite Duras l’affirme :

« On peut dire qu’il n’y a que les femmes qui écrivent complètement. Peut-être n’y a-t-il que les femmes qui écrivent 33. »

L’écriture féminine, loin de promouvoir uniquement l’entrée des femmes en écriture, se veut ainsi le lieu d’une pratique esthé- tique nouvelle qui, comme toute affirmation littéraire d’avant- garde, emprunte à l’hégémonie comme à l’anathème.

LE DIFFÉREND DE LA DIFFÉRENCE (1977-1981)

En 1977, éclate la première crise ouverte au sein du Mouvement de libération des femmes. La divergence tacite au sein du Mouvement, depuis l’ossification de ses tendances théoriques, se révèle sans ambiguïté avec l’affaire Barbara qui oppose Mireille Deconinck, gérante salariée de la librairie Des femmes à Lyon, aux éditions Des femmes. Un premier procès aux prudhommes confronte cette ancienne meneuse du mouvement des prostituées à

32. Charlotte Calmis, « Une écriture du réquisitoire... La Spirale », in Regards et autres écrits, Paris, Souffles d’Elles, 2004, p. 30. 33. « Luttes de femmes », Tel Quel, op. cit., p. 99.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 134134 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÉCRITURE ET MOUVEMENT DE LIBÉRATION DES FEMMES EN FRANCE 135 Lyon à ses anciennes employeuses. Le procès est bientôt suivi par une riposte cette fois-ci des éditions Des femmes qui accusent l’an- cienne salariée et le collectif de femmes du Mouvement qui la sou- tient de « diffamation ». En cette même année 1977, l’ancienne militante de Vive la Révolution, Nadja Ringart, passée au début de la décennie par les réunions du groupe Psychanalyse et Politique, publie dans Libération un article au titre retentissant : « La naissance d’une secte ». Elle y dénonce pour la première fois les pratiques du groupe d’Antoinette Fouque où militantisme, psychanalyse sau- vage et manipulation mentale seraient pratiqués de concert. Elle y révèle aussi l’anathème lancé par la dirigeante des éditions Des femmes contre les féministes. La même année, contredisant le « Je suis féministe 34 » que Simone de Beauvoir revendiquait en 1972, Hélène Cixous affirme qu’elle n’est pas féministe et se dit résolu- ment opposée au féminisme de la première, mais surtout de la deu- xième vague tant elle y voit une idéologie « réactionnaire 35 ». Or ce qu’elle refuse, tel qu’elle l’explicite clairement, c’est « l’efface- ment de la différence 36 » qu’Antoinette Fouque appelle quelques années plus tard un « gynocide 37 ». L’écriture féminine s’affirme dans l’opposition au féminisme, le féminisme dans son opposition à l’écriture féminine. Le dif- férend de la différence vient d’éclater. On évoque, en ce sens, à la fois le conflit qui oppose les deux courants et le désinvestissement de certaines femmes, en désaccord ou lassées par ce conflit ago- nistique 38. Ce désinvestissement signale tout autant l’évolution du

34. Voir « Je suis féministe », in Simone de Beauvoir et Alice Schwarzer, Entretiens avec Simone de Beauvoir, traduit par Léa Marcou et Daniel Mirsky, Paris, Mercure de France, 2008. 35. Hélène Cixous, « Entretien avec Françoise van Rossum-Guyon », Revue des sciences humaines, « Ecriture, féminité, féminisme », no 168, 1977, p. 481. 36. Ibid., p. 480. 37. « Le féminisme de la non-différence — sexuelle, économique, politique — est l’atout maître du gynocide », entretien de Kate Millett et d’Antoinette Fouque, Des femmes en mouvements / Hebdo, no 28, du 16 au 23 mai 1980, pp. 12-15. 38. Voir le texte non signé à l’époque de Catherine Deudon, « Les tendances contre le mouvement », Libération du 27 juin 1974, repris dans Les femmes s’entê tent, no 1, 1975.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 135135 224/05/164/05/16 15:4615:46 136 LES TEMPS MODERNES Mouvement des femmes — « Un certain MLF est mort 39 », écrit en 1978 Geneviève Fraisse — que l’affrontement des deux tendances théoriques le caractérise tout en le minant, durant les dernières années. Les revues deviennent donc, à partir de 1977, le véritable instru- ment de ces deux tendances rivales : aux partisanes de l’écriture féminine, la revue Sorcières, emmenée par Xavière Gauthier et à laquelle collaborent de toutes jeunes recrues comme Nancy Huston et Leïla Sebbar ; aux féministes révolutionnaires qui se réunissent avec d’autres féministes matérialistes, Questions féministes, revue placée sous la direction de Simone de Beauvoir et à laquelle colla- bore Monique Wittig. Ces deux périodiques accueillent les polé- miques de la fin de la décennie : mères contre guérillères et lesbiennes contre féministes. La période se caractérise aussi par le passage d’une presse militante à une presse professionnelle et par l’apparition de maga- zines de très large diffusion, dont le militantisme n’est plus la visée. Alors que les périodiques du Mouvement des femmes s’af- frontent sur les crises internes du Mouvement, la vogue des pério- diques de très large diffusion, tel notamment F Magazine, donne en retour l’impression d’une « récupération » de la lutte des femmes et d’une « commercialisation » du féminisme 40. En octobre 1977, est également fondée Tierce, maison d’édi- tion issue du Mouvement. A sa tête, Françoise Pasquier, Yolaine Simha (connue sous le pseudonyme d’Igrecque) et Françoise Petitot souhaitent offrir un autre lieu de publication à des textes féministes, divergeant du différentialisme des éditions Des femmes et de leur ligne éditoriale. Le nom de la maison joue la polysémie : elles sont trois fondatrices et, en imprimerie, la tierce est la der- nière épreuve avant le tirage, servant aux ultimes vérifications. C’est au sein de cette maison que Questions féministes (1977-1980),

39. Les Révoltes logiques, numéro spécial « Les lauriers de mai ou les chemins du pouvoir (1968-1978) », Paris, Solin, février 1978, repris dans Geneviève Fraisse, La Fabrique du féminisme, Congé-sur-Orne, Le Passager clandestin, 2012, p. 35. 40. Voir Liliane Kandel, « L’explosion de la presse féministe », Le Débat, no 1, 1980 (initialement publié dans Pénélope, « Les femmes et la presse », no 1, juin 1979, pp. 49-71 ; et Françoise Collin, « Au revoir », Les Cahiers du GRIF, no 23-24, 1978, p. 20.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 136136 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÉCRITURE ET MOUVEMENT DE LIBÉRATION DES FEMMES EN FRANCE 137 La Revue d’en face (1978-1983) et Parole ! (1978), puis Les Cahiers du Grif (1984-1993) trouvent logiquement leur place. Avec des moyens sans commune mesure comparés à ceux des édi- tions Des Femmes, et dans une tension existante avec cette maison qui détient le quasi-monopole de l’édition militante, les fondatrices de Tierce « pens[ent] important qu’un lieu existe où puisse s’ex- primer la multiplicité et la diversité 41 ». Leur intérêt se porte effec- tivement sur des ouvrages différents, en premier lieu parce que Tierce se définit comme une maison d’édition féministe, aux anti- podes du refus du féminisme par Antoinette Fouque. Le catalogue de ces premières années en témoigne très nettement : à côté d’ou- vrages de synthèse sur des questions d’actualité concernant les droits du travail, la contraception ou l’avortement, ce sont princi- palement des essais, comme celui de Françoise d’Eaubonne, Contre violence ou la Résistance à l’Etat (1978), qui y voient le jour. Face à l’affirmation de l’écriture féminine, à la vogue qu’elle connaît alors comme à la reconnaissance littéraire qu’on lui octroie, la fin de la décennie voit aussi, et par réaction, se formuler les cri- tiques de cette écriture sexuée que les écrivaines féministes nour- rissent depuis le milieu de la décennie. Si Beauvoir et Wittig s’op- posent à l’écriture féminine, c’est à la fois dans une logique matérialiste puisque l’écriture des femmes, en tant que classe, n’est vouée qu’à disparaître selon le principe révolutionnaire auquel elles souscrivent toutes les deux. La femme est de surcroît, pour les deux penseuses, un mythe. Du point de vue strictement littéraire cependant, Beauvoir et Wittig ne critiquent pas l’écriture féminine pour les mêmes motifs. Beauvoir voit, en particulier dans les textes d’Hélène Cixous, une parole incompréhensible et un signe d’éli- tisme 42. Cette écriture contrevient à la nécessaire clarté qui fonde, pour Beauvoir, la communication littéraire. On lit alors à travers

41. Martine Storti, « Les éditions Tierce », Libération, 24 novembre 1977. 42. Voir le texte que Beauvoir donne en introduction à Anne Ophir, Regards féminins. Condition féminine et création littéraire, Paris, Denoël- Gonthier, 1976, ou Alice Jardine et Simone de Beauvoir, « Interview with Simone de Beauvoir », Signs, vol. 5, no 2, hiver 1979, ou encore Simone de Beauvoir, « Sur quelques problèmes du féminisme », La Revue d’en face, Paris, édit. Tierce, no 9-10, 1er trimestre 1981, pp. 10-11.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 137137 224/05/164/05/16 15:4615:46 138 LES TEMPS MODERNES les propos beauvoiriens l’antagonisme de deux générations qui coexistent dans l’espace littéraire, c’est-à-dire la rivalité de deux esthétiques littéraires successives. Wittig, pour sa part, insiste sur la vision idéaliste que véhicule l’écriture féminine. Or, pour Wittig, l’écriture est un travail et une production matérielle 43. La fin de la décennie est, en retour, le moment d’une critique du féminisme par les partisanes de l’écriture féminine. La déclara- tion d’Hélène Cixous à Françoise van Rossum-Guyon se fait rapi- dement le signal d’un non-féminisme revendiqué. Nombreuses sont celles du Mouvement des femmes pour qui le féminisme ne va pas de soi et qui s’y trouvent, par leur démarche littéraire, radicale- ment opposées. Cette charge prend alors un tour paradoxal lors- qu’aux Etats-Unis la critique littéraire et féministe voit dans les œuvres principalement différentialistes de celles qui refusent de se dire féministes le cœur même de ce qui devient outre-Atlantique le « French Feminism », incarné notamment par Hélène Cixous, Luce Irigaray et Julia Kristeva. En 1979, ce refus du féminisme se mue en France, sous la plume de Maria Antonietta Macciocchi, en post- féminisme 44, alors que le « French Feminism » est au même moment célébré aux Etats-Unis. En septembre 1979, en effet, le colloque organisé par le New York Institute for the Humanities autour du Deuxième Sexe (« The Second Sex : Thirty Years later »), tandis qu’Antoinette Fouque est en train de déposer en préfecture le MLF, est le théâtre d’une vio- lente altercation entre Hélène Cixous et Monique Wittig, qui y communiquent toutes deux. Par Hélène Cixous, qui se revendique comme une représentante des tendances (littéraires) françaises, s’affirme un « French Feminism » qui ne coïncide pas avec le féminisme en France. Par Monique Wittig et, dans le sillage de sa pensée, les lesbiennes séparatistes du Mouvement des femmes en France, le féminisme apparaît comme une option politique dépassée par le lesbianisme, perçu comme la seule position de résistance à l’hétérosexualité. De toutes parts donc, dans l’opinion publique, comme parmi les écrivaines qui ont fait le Mouvement,

43. Voir « Le Point de vue, universel ou particulier », publié en France en 1982 comme avant-note à La Passion de Djuna Barnes et repris dans les éditions ultérieures de La Pensée straight. 44. Voir Maria Antonietta Macciocchi (dir.), Les Femmes et leurs maîtres, Paris, Christian Bourgois, 1979, p. I.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 138138 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÉCRITURE ET MOUVEMENT DE LIBÉRATION DES FEMMES EN FRANCE 139 le féminisme est un phénomène qui appartient au passé, une idée politique qui vient en 1979 d’être dépassée. Mais si un certain MLF est mort, il n’en reste pas moins qu’une autre pratique émerge, comme le révèle la sortie des femmes de la tendance « lutte des classes » des organisations d’extrême gauche aux- quelles elles prenaient activement part. Le regroupement collectif sous l’appellation des « dissidentes » s’accompagne de leur réinvestisse- ment dans le Mouvement de libération des femmes, à travers un intérêt marquant pour le livre. Plusieurs dissidentes du groupe Révolution ! créent ainsi la librairie féministe Carabosses à Paris, puis le café litté- raire Barcarosse. Elles y organisent des débats, des rencontres et dif- fusent les informations du Mouvement, devenant un des lieux cen- traux de la capitale, en contrepoint de la librairie des éditions Des Femmes. De ce groupe, naît en fin de décennie l’association Elles tournent la page, qui propose non seulement des ateliers d’écriture, de critique de livres mais aussi de films, de voix-mouvements et de danse, tout en mettant à la disposition, dans son local, une bibliothèque. 1977 est également l’année où Domna C. Stanton donne pour Tel Quel un article sur les départements d’Etude de femmes aux Etats-Unis, qu’elle présente comme « la manifestation universitaire du MLF 45 ». En France, le Mouvement des femmes initie, en fin de décennie, une véritable révolution épistémique et épistémologique par la prise en compte des femmes : naissent ensemble l’histoire des femmes et la critique littéraire féministe. Dans le même temps, l’af- firmation de cette critique féministe annonce, par un effet de vases communicants, la décrue du Mouvement. Le développement de l’histoire des femmes, et des féminismes en particulier, coïncide alors avec la prise de conscience par les militantes elles-mêmes du devenir historique du Mouvement qu’elles ont contribué à faire exister pendant dix ans, au moment même où son histoire s’achève avec la tentative d’appropriation du MLF par Antoinette Fouque. Dénoncée par de nombreuses militantes et intellectuelles comme « une imposture 46 », l’affaire du dépôt du sigle MLF ne s’arrête pas en 1979. En 2008, la France est à nouveau le théâtre d’une tentative de transformation du mouvement collectif en un

45. Domna C. Stanton, « Parole et écriture : Women’s Studies, USA », Tel Quel, no 71/73, automne 1977, p. 120. 46. Chroniques d’une imposture, Paris, Association du mouvement pour les luttes féministes, 1981.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 139139 224/05/164/05/16 15:4615:46 140 LES TEMPS MODERNES groupe d’abord « fondé », puis devant les protestations « cofondé » par l’éditrice 47. La volonté farouche de donner au Mouvement des femmes des fondatrices doit agir en révélateur. Le « mouvement [de libération des femmes] est la forme spé- cifique de l’art révolutionnaire 48 », expliquait déjà Antoinette Fouque à Catherine Clément en 1980 après son appropriation légale du MLF. Dès la fin des années 1970, l’éditrice cherche de toute évidence à s’approprier, c’est-à-dire à adapter à un usage qui lui est propre, le Mouvement des femmes pour l’inscrire dans une tradition littéraire, celle de l’avant-garde. Elle tente ainsi de forcer le seul trait distinctif de l’avant-garde que le Mouvement des femmes ne possède pas : celui du chef de file ou de la figure tuté- laire de l’écrivaine. Par le négatif, ce désir hégémonique invite nécessairement à considérer ce qui pourrait au cœur du Mouvement des femmes le qualifier d’avant-garde littéraire. Comme nous l’avons constaté, tout au long de la décennie, l’art et le politique y sont amalgamés dans un seul et même élan, à travers la forme singulière que prend l’investissement des écri- vaines au sein du collectif, mais aussi à travers l’histoire des revues et des collectifs éditoriaux qui s’y font jour. « Nos luttes changent la vie entière », scandent les femmes qui défilent dans les pre- mières manifestations d’ampleur, en hommage au projet rimbal- dien. La littérature de femmes (en lutte), devenue pour certaines littérature féminine à l’aune de la littérature prolétarienne, rejoint le principe d’identification de la littérature à la révolution analysé par Laurent Jenny dans son essai, Je suis la révolution. Histoire d’une métaphore (1830-1975) 49. Certes, le concept d’avant-garde, tout comme la réalité qu’il recouvre, est problématique. Néanmoins, le Mouvement de libéra- tion des femmes, notamment l’écriture féminine, par la rupture idéologique et esthétique, le groupe et les manifestes qui y sont

47. Voir « L’héritage féministe détourné », Libération, 7 octobre 2008 et Françoise Picq, « MLF : 1970, année zéro », Libération, id. ; et « MLF, le mythe des origines », Prochoix, no 46, décembre 2008. 48. Antoinette Fouque, « Notre ennemi n’est pas l’homme mais l’impérialisme du phallus », entretien avec Catherine Clément, Le Matin de Paris, 16 juillet 1980, p. 13. 49. Laurent Jenny, Je suis la révolution. Histoire d’une métaphore (1830-1975), Paris, Belin, 2008.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 140140 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÉCRITURE ET MOUVEMENT DE LIBÉRATION DES FEMMES EN FRANCE 141 publiés, tout comme par l’importance des revues, en relève sans ambiguïté 50. A l’instar de la distinction entre les avant-gardes posée dans Théorie de l’avant-garde (1974) par Peter Bürger, le Mouvement des femmes est à l’origine d’une rupture violente avec la littérature et les pratiques de l’institution, rupture qui se mue progres sivement en son contraire : écrire un texte de femme (en lutte) devient un moyen de faire une entrée (remarquée) dans le champ littéraire. C’est ce que dénonce, au nom d’un autre projet d’avant-garde, Annie Le Brun dans son pamphlet, Lâchez tout, en 1977. Quoi qu’il en soit, le début des années 1980 entérine la fin des avant-gardes politiques et littéraires, et l’effondrement de la possi- bilité même du projet révolutionnaire. Se produit alors, pour reprendre les termes de Dominique Viart, « une mutation esthétique majeure 51 » qui ouvre une période nouvelle de l’histoire littéraire. Les propos éclairants de Philippe de la Genardière, écrivain et direc- teur de la collection « Textes » chez Flammarion, « plus des textes de femmes verront le jour, plus il y aura de chance de déplacer la littérature 52 », apparaissent, au seuil de cette décennie nouvelle, comme le principe définitoire d’une époque néanmoins révolue.

Audrey Lasserre

50. C’est d’ailleurs en ce sens que Susan Rubin Suleiman publiait « A Double Margin : Reflections on Women Writers and the Avant-garde in France », in Joan DeJean et Nancy K. Miller (dir.), Displacements. Women, Tradition, Literatures in French, Baltimore-London, Johns Hopkins University Press, 1991, pp. 182-207. 51. Dominique Viart, « Histoire littéraire et littérature contemporaine », in Mathilde Barraband (dir.) « L’histoire littéraire du contemporain », Tangence, no 102, 2013, p. 126. 52. Philippe de la Genardière, Le Magazine Littéraire, no 180, jan- vier 1982, p. 34.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 141141 224/05/164/05/16 15:4615:46 Bernard Fandre

VIE DE PIRI

Pour Piri, évidemment.

PROLOGUE

Tout ce qui est relaté ci-après est marqué au coin d’une double nécessité : les conséquences conjuguées, pour ainsi dire méca- niques, d’un oui et d’un non. Oui à la prise en charge et en compte inconditionnelle d’un être misérable, Piri, persécuté par la stupide iniquité de la police et de la justice. Non à une soi-disant répu- blique et à ses représentants, les politiciens et les fonctionnaires (associatifs contractuels compris), toujours prêts à couvrir leurs erreurs et abus de pouvoir du voile rapiécé de la Loi. L’homme qui parle ici, et qui a pris fait et cause pour Piri, est selon toute vraisemblance sur l’ultime versant de son existence, dans le dernier tiers ; il a, par suite d’une vocation, maltraitée dans les faits, servi quarante ans dans la fonction publique. Accompagnant Piri, à sa demande instante, minute par minute, ce qu’il a vu du tra- vail social ou de la bureaucratie judiciaire a confirmé tout le mal qu’il pensait déjà du service public à la française.

BRÈVE CHRONOLOGIE

Décembre 2013. Une troublante invitation : Piri me fait par- tager son extrême dénuement une semaine durant, à Otomani (Roumanie).

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 142142 224/05/164/05/16 15:4615:46 VIE DE PIRI 143 Fin février 2014. Les pouvoirs publics démantèlent à Grenoble un supposé « réseau de proxénétisme rom ». Piri est jetée en prison. Fin juin 2014. Piri est élargie par la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Grenoble. A ma demande, elle m’est confiée. Début juillet 2015. Piri est jugée.

LETTRE À UNE AMIE AU SUJET DE MA RENCONTRE AVEC PIRI ET DE CE QUI S’ENSUIT (1er SEPTEMBRE 2014)

Allez, je me jette à l’eau. Je vis depuis deux mois et demi mari- talement avec une prostituée roumaine de cinquante-trois ans, plutôt grosse, complètement illettrée, qui ne parle que quelques mots de notre langue et pour qui je suis capable, semble-t-il, de sacrifices sans limites. Tu m’as aperçu en sa compagnie la seule fois où je t’ai croisée récemment. Retour en arrière. Je rencontre cette femme il y a deux ans, elle m’accoste (je devais la regarder car quelque chose m’a instantanément plu en elle), me propose de la suivre dans un hôtel de passe (vingt euros) pour y faire l’amour moyennant trente euros. Tout se passe de façon presque mira- culeusement pure. De loin en loin, j’éprouve le besoin, certes pas sexuel, de la revoir (son visage) et je retourne sur le boulevard... L’été dernier, las des proxénètes hôteliers, je lui propose de venir chez moi, ce qu’elle accepte joyeusement. Là, « tout bascule », comme on dit aujourd’hui. Elle me demande si je peux devenir son mari (é possibile tou mari) ; je déploie alors toute la plastique pho- nologique dont je suis capable pour lui expliquer que je l’aime énormément, mais que ce serait là une entreprise suicidaire pour nous deux. Je ne sais plus si tu sais ou non que je suis parti tout seul en Inde quarante jours en octobre et novembre derniers. Avant que je ne parte, la dame en question, Piri, qui vit dans un camp sans eau ni électricité, a l’idée saugrenue de m’inviter chez elle, dans son pays d’origine (tou vénir coum mé a la Romania). J’hésite un peu mais finis par lui promettre que, oui, j’irai à mon retour d’Inde avec elle a la Romania. Ce que je fais pendant une semaine en décembre 2013. Petit village à la frontière entre la Hongrie et la Roumanie (ma Piri parle plutôt, de préférence, le hongrois), semaine lugubre mais bouleversante, petite maison de deux pièces, un peu en ruine, sans eau courante ni chiotte, ablutions dans des bassines d’eau chauffée sur un poêle. Elle a pris avec moi le pre-

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 143143 224/05/164/05/16 15:4615:46 144 LES TEMPS MODERNES mier avion de sa vie (Lyon-Budapest) et je rentre seul à Grenoble, me disant que je ne remettrai jamais les pieds en Roumanie. Elle reste pour les « fêtes » dans son village. Quand elle revient à Grenoble pour gagner sa vie avec ses fesses rondes, je lui fais comprendre que la cohabitation (qu’elle n’a d’ailleurs pas demandée) me semble toujours aussi peu souhaitable, pour elle comme pour moi. Moment difficile (nous avons été conjoints une semaine durant). Mais je ne me défile pas, j’ai le souci d’elle — et un peu de moi. Le 25 février dernier, en ouvrant le journal, j’apprends que les pouvoirs publics, nos gardiens avisés, ont décidé, à quelques jours des élections municipales, de rassurer les citoyens en portant un coup fatal à un « réseau de prostitution rom ». Quatre camps sont perquisitionnés à l’aube, quatre-vingts putes interrogées, cinq proxénètes sont mis au trou, sur lesquels je ne verserai pas une larme, plus une femme : ma Piri, présumée surveillante et rece- veuse des fonds engrangés par les putes de la gare. Crois-moi, je ne suis ni un naïf, ni un romantique, mais ces imputations sont de la plus haute fantaisie, il n’y a ni surveillante ni receveuse, c’est d’ail- leurs contraire à toute anthropologie de la prostitution, Piri est seu- lement et visiblement la doyenne des putes ; paradoxalement elle est par ailleurs sûrement la plus jeune dans le métier (deux ans à peine), elle a mis au monde et élevé cinq garçons du même père qui ont aujourd’hui de vingt-six à trente-six ans, lesquels ont tous séjourné à Grenoble dans divers camps, accompagnés de jeunes compagnes, mères pour la plupart et toujours prostituées à l’instar de leur « belle-mère » et bien avant elle... C’est sans doute trop demander à des juges (femmes) sorties de l’ENM, et à quelques gendarmes enquêteurs, de comprendre un traître mot à tout ça. Par le canal de l’avocate commise d’office, j’ai demandé à être entendu par la juge d’instruction chargée du dossier. Piri a été incarcérée pendant quatre mois à la maison d’arrêt de Bonneville (Haute-Savoie, à cent cinquante km de Grenoble) où elle a vécu un véritable enfer, ne comprenant pas ce qu’elle faisait là, ne parlant pas un mot de notre langue, sans un sou ni autres vêtements que ceux qu’elle avait sur elle le jour de son interpellation, ni autres visites que les miennes, et prenant quatorze kilos. J’ai connu douze parloirs (de quarante-cinq minutes chacun) en trois mois. Le 19 juin, deux juges (femmes) ayant refusé sa mise en liberté malgré mon audition par la juge d’instruction et mon engagement à la

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 144144 224/05/164/05/16 15:4615:46 VIE DE PIRI 145 prendre totalement en charge jusqu’à son procès, la chambre d’ins- truction de la Cour d’appel (saisie par son avocate) l’a remise en liberté et me l’a confiée. Depuis, nous vivons, elle et moi, un enfer d’une autre nature, mais je ne regrette pas un seul instant ce que j’ai fait.

AUTRE LETTRE À UNE AUTRE AMIE AU SUJET DE PIRI (12 OCTOBRE 2014)

Ce que vous me dites de ce fonctionnaire ottoman, plongé au cœur du massacre des Arméniens, ajouté à la métaphore qu’il emploie (un homme au bord d’une rivière), m’a touché en plein cœur : quand je me demande comment tout ça a commencé et pour- quoi je suis là, je me dis qu’elle se noyait et que, sans me poser la moindre question, j’ai plongé et suis encore en train de nager, elle s’agrippant terriblement à moi au risque de nous faire un peu couler tous les deux... Si je vais relâcher sa main ? Sans doute pas de sitôt même si nous vivons une sorte d’enfer : elle me fait depuis le début des scènes de jalousie, me soupçonnant sans cesse de liai- sons cachées. Je l’assure chaque fois que je le peux, mais sans effet, que je n’ai pas tenu d’autre femme qu’elle dans mes bras depuis dix mois, ce qui est rigoureusement exact. Mais je suis sur le point de vous donner une image assez fausse d’elle, elle a beau me ruiner, en un sens, la vie, je n’arrive pas à lui en vouloir et elle m’émeut comme au premier jour. Je sais cependant qu’entre elle et moi rien n’est possible d’autre que ce que nous vivons aujourd’hui : une résistance à l’arbitraire délirant de la « justice », un huis clos sans mots ni références communes, l’attente, sans date prévisible, d’une séparation qui, pour des raisons très différentes, nous brisera à tous deux le cœur. Elle est à mille lieues de se douter qu’elle représente pour moi l’expérience humaine la plus neuve qu’il m’ait été donné de vivre. Je ressens deux choses en sa compagnie : que les êtres que je connais n’appartiennent pas au même monde qu’elle et moi, et que personne qui ait partagé ma vie ne m’a autant intéressé qu’elle. Cette femme appartient à un autre monde que le nôtre, qui est pourtant mien et auquel j’ai eu accès d’emblée, sans me poser la moindre question. Une prochaine fois, si vous n’êtes pas lasse, je vous parlerai peut-être de ce que vous qualifiez (mer- veilleusement, à mon point de vue) d’autogénocide des Tsiganes, je crois être devenu mieux qu’un spécialiste de leur histoire, de

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 145145 224/05/164/05/16 15:4615:46 146 LES TEMPS MODERNES leur culture : l’un des leurs en ceci que je suis le compagnon d’une de leurs femmes, même si Piri accepte mal son origine et ne prise guère beaucoup ses congénères. Mais je suis dans le même cas, n’est-ce pas ? Bonsoir, chère jeune dame.

NOTICE PRÉSENTANT LES PROTAGONISTES DU DOSSIER JUDICIAIRE

Les gens dont il va être question ne se connaissent pas forcé- ment dans leur patrie d’origine, la Roumanie, quoique vivant dans des villages pas très éloignés les uns des autres du même départe- ment (au sens administratif français) : Bihor. Ils ont en commun d’avoir habité le(s) même(s) camp(s) (« Platz »). Comme disent les journalistes, gardiens scrupuleux de la nouvelle objectivité (eux savent, vous, citoyens, ne saurez pas) : les noms ont été changés.

Virgil : sans vouloir en aucune façon s’ériger en juge, ni même en sociologue, on peut penser qu’il appartient à la catégorie définie ci-après comme celle du strizzi (souteneur). Peu représentatif du milieu des camps, il y jouit d’une aura certaine. Il sait lire, écrire, compter, il a la cinquantaine, mince, ne joue pas aux cartes. Passe la moitié de son temps en Roumanie où il a une épouse et une maison cossue, un projet immobilier commercial, etc. Fait office de chauffeur-transporteur pour les candidats à l’émigration écono- mique. A déjà été condamné pour proxénétisme dans son pays d’origine. Il ne fera pas appel.

Ibolya : la belle courtisane du précédent rapporte des sommes importantes à son protecteur et amant à qui la lie une relation com- plexe, non exempte de contrainte et de violence. Il est possible qu’elle ait accepté de collaborer avec la police en échange d’un permis de séjour de longue durée ; avant le coup de filet, elle entre- tenait une relation clandestine avec un homme sensiblement plus jeune qu’elle et en voie d’insertion (comme ils disent). Vit en couple avec ce dernier. N’était pas présente à l’audience.

Istvan : frère de Virgil, la taille nettement en dessous, petit malfrat donc. Quand cette histoire commence, il est en prison pour vol (à la roulotte) en récidive. A mis Piri sur le trottoir.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 146146 224/05/164/05/16 15:4615:46 VIE DE PIRI 147 Joshka, Tamara, Cornélia : le triangle fatal, sans doute à l’ori- gine de toute l’affaire. Tamara vit de longue date avec Joshka, se prostitue depuis son plus jeune âge pour contribuer à l’ordinaire du couple. Elle porte plainte contre Joshka pour exploitation sexuelle, cinq mois avant le coup de filet, déclenchant l’enquête, laquelle consiste principalement en écoutes téléphoniques peu concluantes, péniblement exploitées (conversations en romani, roumain, hon- grois). On peut raisonnablement penser que le fait générateur de cette soudaine dénonciation est que Joshka vient de se mettre en ménage avec la sœur de Tamara, Cornélia, qui attend de lui un enfant. Tamara a vécu quelques années avec le fils aîné de Piri dont elle a eu une fille. Tamara n’était pas présente à l’audience, continue de se prostituer, est en ménage avec l’ancien compagnon de Cornélia...

Joshka a la trentaine râblée, musculeuse. Plutôt un mari qu’un strizzi. Quand l’affaire éclate est il en prison pour vol. S’estimant trop lourdement condamné (son point de vue peut se partager), il fera appel.

Irina : jeune et accorte prostituée qui va porter plainte en même temps que Tamara pour une sombre histoire d’automobile dérobée. Ne sera pas présente à l’audience.

Ferenc : mari sinon strizzi, chauffeur-transporteur, vraisembla- blement une balance, le seul mis en liberté (tous les autres détenus comparaîtront), après huit mois de détention. N’aura rien de plus pressé que de disparaître.

Les frères Varga : ce sont d’honnêtes commerçants en tout genre (commerce de la chair, rapines de toutes sortes, location de lieux occupés sans titre, prélèvements sur le travail d’autrui, ces deux dernières activités exercées par l’intermédiaire de leur sœur Monica). La police semble leur faire une place à part ; ils ne sont pas inquiétés, sont soit des informateurs, soit ne perdent rien pour attendre, les deux étant compatibles.

Garga et Cordoan : amis et complices de Joshka. La femme de Garga, Elena, a été brièvement la compagne du fils aîné de Piri.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 147147 224/05/164/05/16 15:4615:46 148 LES TEMPS MODERNES Viorica : c’est elle qui a fourni son premier client à Piri moyen- nant un pourcentage. Cependant que Piri se noyait en prison, elle continuait, silhouette copieuse et gironde, de tenir le haut et le bas du pavé, se livrant peu ou prou à ce qu’on a reproché sans raison aucune à Piri, à savoir prélever des tantièmes sur le travail des autres filles.

RAPPORT, DE PRIME ABORD INUTILE, PRÉSENTÉ À L’AVOCATE DE PIRI (COMMENTAIRE DE SA PART : « QU’EST-CE QUE VOUS VOULEZ QUE JE FASSE DE ÇA ? » DE FAÇON PARFAITEMENT INATTENDUE, ELLE FERA, LORS DE SA PLAIDOIRIE, UN USAGE COPIEUX, SUBTIL ET EXPLICITE, DE CE QU’IL CONTIENT)

Si elle n’avait été jetée en prison par la justice, jamais je n’au- rais eu la légèreté ou l’inconscience de partager la vie de Piri, encore moins de lui proposer de partager la mienne. En prison elle se noyait, j’ai plongé, je nage encore, elle s’agrippe à moi. Ce que la justice a fait, elle doit nous permettre de le défaire, elle doit nous rendre la possibilité de nos autonomies respectives. Ce que j’ai pensé et dit de Piri, je le pense et dis encore : c’est une femme droite, d’une grande intelligence instinctive, elle n’a rien à voir avec les charges qui sont retenues contre elle.

Sur son enfance et sa vie de femme

Cinquième d’une fratrie de huit enfants, on lui confie à douze ans l’entretien de la famille, le ménage, la préparation des repas et les soins à prodiguer aux trois plus petits de ses frères et sœurs. Les parents et les quatre premiers enfants travaillent. Ainsi, n’étant jamais allée à l’école, elle est la seule des huit à ne savoir ni lire ni écrire (elle compte mal, ne sait déchiffrer l’heure que sur un cadran doté d’aiguilles, ignore jusqu’à l’existence de la Suisse, est inca- pable de s’orienter, etc.). Mariée à quinze ans à Kalman Kulcsar, un Tsigane, elle accouche de son premier garçon, Kalman, à la veille de ses seize ans (en 1977). Dans les dix ans qui suivront, elle mettra au monde quatre autres garçons du même père : Robi, Rémus, David et Attila. Son mari travaille dans le bâtiment, il boit et la frappe. Elle en divorce en 1997 (les rapports d’audition la

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 148148 224/05/164/05/16 15:4615:46 VIE DE PIRI 149 disent toujours mariée au même homme, père de ses enfants, cela montre le sérieux de l’enquête comme de la traduction), obtient la garde de ses enfants qu’elle élève donc seule et qui n’ont, que je sache, jamais eu maille à partir avec la police ou la justice. Dès son troisième enfant, elle a recommencé à travailler dans des exploi- tations agricoles collectives. Après son divorce, elle ira travailler à Budapest sur les marchés, dans le commerce, comme employée de maison, dans le bâtiment, enfin, pendant de nombreuses années, dans une champignonnière où elle effectue des travaux de ramas- sage et de stockage extrêmement pénibles. Si elle a jamais procédé à une quelconque collecte, c’est bien à celle-là, et non à celle de l’argent gagné par des filles dont elle ne faisait que partager la misère, et certainement pas pour le compte de souteneurs avec les- quels elle n’a jamais eu le moindre rapport de subordination ou de coopération. Elle se remarie en 1999, à Budapest, avec un Hongrois, Laszlo Nemeth, dont elle n’est pas officiellement séparée. Pendant toutes ces années, elle a eu à cœur d’acquérir de modestes parcelles et une ou deux masures dans son village d’ori- gine, Otomani, où sont logés, sans confort ni commodités, ses fils, leurs compagnes et leurs enfants. Ses fils travaillent de temps à autre dans le bâtiment ou l’agriculture, sans grande conviction. Ils ont, pour au moins deux d’entre eux, des compagnes tsiganes qui négocient leurs charmes au bord des routes (en romanès la drom), pratique très fréquente dans le milieu tsigane et dont nos savants tsiganologues ne rendent, pour ainsi dire, aucun compte.

Sur sa venue à Grenoble et son entrée dans la prostitution

Il y a plus de deux ans, son dernier fils, Attila, l’ayant quittée, souffrant de maux de dos, d’estomac, épuisée, elle vend finalement les derniers animaux qu’elle élève dans le village d’Otomani où elle est revenue après l’échec de son union avec Monsieur Nemeth ; elle se laisse convaincre par sa « belle-fille », Bianka, ex-com- pagne de son fils David et mère de sa petite-fille, que les poubelles (goubelles) et la mendicité offrent, à Grenoble en particulier, des ressources suffisantes pour subsister, voire s’enrichir un peu. Disons, dès maintenant, que Bianka est accompagnée d’un nommé Marin, aigrefin, semble-t-il, lequel devra repasser la frontière après un vol à la roulotte qui tourne mal et est son protecteur puisque

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 149149 224/05/164/05/16 15:4615:46 150 LES TEMPS MODERNES Bianka a déjà l’expérience de la prostitution et s’y livre dès son arrivée à Grenoble. Piri va mendier et faire les goubelles. C’est ici qu’entre en jeu Istvan, frère du proxénète Virgil, qui séduit Piri puis lui suggère qu’elle peut bien mieux gagner sa vie en mon- nayant ses charmes. Réaction outrée de Piri qui résiste tant bien que mal. Conduite au bord de la route, à Domène, elle y reste un jour ou deux, prostrée et en larmes. Nul ne l’aborde lors de cette première tentative. Le nommé Istvan n’en croit d’ailleurs pas ses yeux et la soumet à des fouilles humiliantes, convaincu qu’elle dis- simule de l’argent. Il la transfère à la gare de Grenoble où elle sera accompagnée dans ses premiers pas par la nommée Viorica, maquerelle expérimentée, qui lui fournit son premier client sans omettre de prélever quarante pour cent sur le montant de la passe. Ici intervient un petit signe de ce que la superstition appelle destin : Piri, très croyante, aurait dit à Istvan que le « Seigneur » lui ferait payer sa mise sur le trottoir : très peu de temps après, Istvan, récidi- viste, est jeté en prison pour un vol à la roulotte. Libre désor- mais de ses mouvements, Piri va décider de continuer un peu son activité, ne serait-ce que pour faire face à des dépenses indispen- sables nécessitées par sa petite maison d’Otomani. A cette motiva- tion s’ajoute le fait que le téléphone tsigane a appris à ses fils, restés au pays, à quelle activité leur mère se livre désormais. Pour elle, c’est une grande honte, elle en souffre beaucoup. Dans les mois qui suivent, ses fils la rejoindront à Grenoble accompagnés de jeunes femmes, leurs compagnes et les mères de leur(s) enfant(s), rompues au commerce de la chair, encouragés, on doit le dire, par le nommé Virgil qui n’est pas seulement proxénète, mais aussi passeur-transporteur entre la France et la Roumanie (sept à dix pas- sagers à cent euros la place, plus trente euros le bagage volumi- neux). Les passeurs, avec les logeurs, les voleurs et les souteneurs me paraissent constituer une constellation complète. Les logeurs sont des petits malins qui, arrivés les premiers dans un squat ou un camp, vont faire payer à des congénères moins chanceux (moins malins) un « loyer » de soixante-quinze à cent euros, alors qu’ils sont occupants sans titre et parfois même bénéficiaires d’un héber- gement social.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 150150 224/05/164/05/16 15:4615:46 VIE DE PIRI 151

Sur les circonstances de son interpellation et sur les éléments du dossier tels que je les comprends

Quand Piri s’est retrouvée menottée, à l’aube du 25 février, elle a cru à une méprise ou à une mauvaise plaisanterie. En garde à vue, elle a nié évidemment toute implication dans un quelconque trafic, reconnu aisément qu’elle se prostituait, s’est tue sur des entourages (ceux des trois camps où elle a séjourné : La Tronche, rue de Stalingrad, rue Antoine Polotti) dont elle ne pouvait pas ne pas connaître les activités douteuses, mais dont elle redoutait les représailles en cas de confidences aux autorités. Elle craignait par- ticulièrement pour trois de ses fils restés au camp de la rue Antoine Polotti. Quand son avocate lui a demandé si elle connaissait quelqu’un qui pouvait se porter garant pour elle, elle n’a pas men- tionné mon nom ni parlé de la relation pourtant forte qui nous unis- sait. Le dossier lui reproche une complicité avec Joshka, Virgil, Garga. Outre qu’elle le nie, aucun témoignage ne vient appuyer une telle complicité. Rien d’étonnant à cela puisque cette compli- cité n’existe pas. Beaucoup plus étonnants sont l’ignorance des enquêteurs et le caractère erroné de certaines de leurs allégations ou encore certaines de leurs abstentions (je me pose encore la même question au sujet des nommés Varga, proxénètes notoires, dont la sœur Monica était la logeuse du squat de la rue Polotti et qui percevait des tantièmes sur les passes des filles occupant le même territoire que les gagneuses d’au moins deux de ses frères : ils sont, à ma connaissance, en liberté). Deux exemples frappants : non seulement Piri n’avait pas de relations avec Joshka, mais ce dernier était très défavorablement disposé envers elle (méfiance et hostilité distante), la compagne qui l’a dénoncé, Tamara, avait vécu assez longtemps avec le fils aîné de Piri, Kalman, dont elle a eu une fille, Ramona ; la femme de Garga, Elena, a eu une liaison avec le même Kalman — et non, comme le disent les documents de l’instruction, avec son frère Attila. S’agissant du travail des enquêteurs, toujours selon mes sources, les rapports entre Joshka et Tamara sont sans doute à mettre sur le compte d’une vendetta familiale sur fond de jalousie (Joshka vient de faire un enfant à la sœur cadette de Tamara, Cornélia, ce dont les résultats de l’enquête ne dis- conviennent pas).

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 151151 224/05/164/05/16 15:4615:46 152 LES TEMPS MODERNES Par ailleurs, on semble reprocher à Piri un lien formel avec Virgil : mais c’est le frère de ce dernier, Istvan, qui l’a mise sur le trottoir, frère qu’elle a fidèlement visité en prison pendant un an, à qui elle envoyait un peu d’argent et pour la défense de qui elle a donné sept cent cinquante euros en liquide à un avocat gre- noblois... jusqu’à ce que la fille de Istvan, Tabita, révèle à Piri que son père avait au pays une régulière, s’ajoutant à ses deux femmes et dix enfants. De ce jour, elle a décidé de le quitter. On comprend que Virgil ait foutu une paix royale à Piri dont, par ailleurs, il contrariait à l’occasion l’activité au bénéfice de sa protégée Ibolya. Comment imaginer, dans ces conditions, que Piri ait eu à cœur de travailler pour Virgil ? Autant les rapports d’enquête me semblent cousus de fil blanc, autant Virgil m’apparaît comme le prototype du souteneur patenté (du strizzi, terme d’argot viennois, signifiant tonton) : le critère étant la pluralité de femmes au travail (ce qui n’est pas le cas des « maris ») ; j’accorde une très grande foi aux récits de Piri, foi dont je n’ai jamais eu de raisons de penser qu’elle ait été trompée. Une fois (transport de la Roumanie vers la France), Piri a été admise au domicile de Virgil, fort luxueux, où vit son épouse légitime ; il pense surtout à réaliser un petit complexe immobilier comprenant des surfaces commerciales dans sa commune de X. J’ajouterai que Virgil est mince, ne joue pas aux cartes, a fait usage de son droit au silence lors de sa garde à vue, nie tout en bloc, possède et conduit une voiture, etc. Les maris ne répondent en rien à ce portrait robot. On raconte que sa principale gagneuse, Ibolya, l’ayant trompé en son absence avec un très jeune rival, il l’a cruellement frappée devant au moins un témoin. Je voudrais rappeler, voire établir une fois pour toutes, que la langue de Piri est le hongrois et non le roumain qu’elle ne pratique que par défaut. Il en va de même pour Joshka et les autres prota- gonistes du dossier, à l’exception de Ferenc et des frères Virgil et Istvan qui ne parlent que le roumain et le romanès (langue tsi- gane). L’épisode qui concerne Irina, l’une des plaignantes dans le dossier, tel qu’il ressort de la lecture des documents judiciaires, renforce cette impression d’incompréhension radicale des enquê- teurs (il est vrai qu’il faut des mois d’observation pour y voir un peu clair). Irina, dont le strizzi s’appelle Sandor, a acheté une voi- ture à Joshka en Roumanie qu’elle a dû faire réparer. Pendant la

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 152152 224/05/164/05/16 15:4615:46 VIE DE PIRI 153 réparation un ami de Joshka a mis la main sur les clés et les papiers de la voiture (confiés au garagiste) et a dérobé l’automobile. Irina a donc porté plainte. Je viens de rencontrer personnellement Irina qui a accouché d’une fille il y a quelques jours à Marghita (Roumanie) ; j’ai aussi rencontré une ou deux fois son strizzi, Sandor, qui fait également travailler deux jeunes Tsiganes sur les routes environnantes... Une nouvelle de toute dernière heure indi- querait que Sandor vient d’abandonner Irina. J’ai un jour noté, pour mieux comprendre la situation, cette phrase (au sujet des liai- sons chez les jeunes tsiganes prostituées) : « un empilement d’unions avec de la progéniture à tous les étages ». Les enfants aux besoins desquels on ne pourra subvenir sont systématiquement confiés aux orphelinats. Piri a, au bas mot, trois à quatre petits enfants qui ont fini ainsi (ils n’ont même jamais été prénommés).

Sur nos différences de vie et de sensibilité

Sa jalousie est maladive et ruine au quotidien une cohabitation qui pourrait autrement être douce. Tous mes amis (et quelques tra- vailleuses sociales) ont pu assister à des excès de violence verbale ou gestuelle en rapport avec ma supposée concupiscence patho- logique envers les jeunes femmes. Mes moindres gestes sont épiés, mes conversations et mes appels téléphoniques sont écoutés, par- fois enregistrés, pour être disséqués ensuite, le plus souvent fau- tivement en raison de sa méconnaissance du français, l’écran de mon ordinateur est observé à chaque instant. J’ai essayé, dès sa sortie de prison, d’être loyal avec elle en lui représentant que tout avenir en tant que couple nous était interdit, par ma volonté autant que par l’objectivité de notre situation. Rien n’y a fait. Entre ma visite de décembre dernier et aujourd’hui (octobre 2014), je constate ceci : sa petite maison, dans laquelle elle a investi une grande partie de l’argent de son travail passé et récent, de pauvre et un peu déglinguée, mais parfaitement tenue, qu’elle était, est devenue un taudis sordide par la négligence de son dernier fils, garçon sympathique et nullement idiot, compagnon paresseux d’une Tsigane prostituée plutôt joviale et drôle, qui est une véri- table souillon quand il s’agit de tenir une maison.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 153153 224/05/164/05/16 15:4615:46 154 LES TEMPS MODERNES

Sur la différence entre strizzi et mari : le « familisme amoral » selon Banfield

Edward Banfield est l’auteur d’une percutante étude de socio- logie relative aux familles paysannes pauvres du Basilicate dans les années 50, dans laquelle il élabore le concept de « familisme amoral », The Moral Basis of a Backward Society, étude non tra- duite en français. Sa thèse peut se résumer ainsi : sous le fouet de la nécessité, ce qui favorise la famille et lui profite échappe à toute caractérisation morale dans une société pourtant religieuse et moralisatrice. Est bien ce qui est bon pour la famille en dehors de toute autre considération. Un an d’intimité croissante avec Piri, ses sœurs de misère, sa famille, le milieu tsigane en particulier, me fait penser que ce concept a une grande validité pour expliquer la prostitution très étendue des jeunes femmes, bien plus que la notion de réseaux (ils existent certes, mais marginalement) souvent uti- lisée pour encourager le sensationnalisme des journalistes et la peur des bien-pensants... Je pèse ici mes mots : telle association censée venir en aide aux Tsiganes roumains, ou telle autre qui entend combattre la prostitu- tion offrent, directement ou indirectement, un soutien actif à des hommes qui favorisent la prostitution de leur compagne et en vivent. Et c’est ma Piri, jeune prostituée indépendante de plus de cinquante ans, qu’on jette en prison pour proxénétisme et associa- tion de malfaiteurs ! La croyance irrationnelle dans l’existence sys- tématique de réseaux offre un alibi commode pour continuer ces actions, aux frais du contribuable, au nom de sympathiques idées sur la dignité des femmes, idées qui trahissent presque comique- ment la méconnaissance de ce que ces femmes tsiganes vivent, des causes qui président à leur situation, de leurs conditions ordinaires de vie. Il faut mentionner aussi le profond aveuglement des travail- leuses sociales qui veulent trop souvent que celles dont elles ont la charge aient des projets ou une vie de couple (catégories qu’elles devraient, puisqu’elles y tiennent, se réserver), quand les perspec- tives de ces femmes tsiganes, déracinées, sont au mieux une survie à très court terme, au sens figuré, et parfois au sens propre. Un détail qui juge l’époque : les seules fois où j’ai été interrogé humai- nement au sujet de notre relation, c’était pour savoir si nous avions encore des relations sexuelles.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 154154 224/05/164/05/16 15:4615:46 VIE DE PIRI 155

COMMENTAIRE D’UN RAPPORT TRÈS MÉDIOCRE PRODUIT PAR UNE TRAVAILLEUSE SOCIALE SUR LA SITUATION DE PIRI

Dès maintenant, quelques « énormités » doivent être cor rigées : Virgil n’a jamais été « chef » de quelque camp que ce soit (bien trop malin pour ça, ne s’expose jamais inutilement), ni a fortiori son frère Istvan (la pointure en dessous). Intéressant de savoir néanmoins que le logeur de la rue de Stalingrad, un nommé Viorel (qui figure comme un familier sur les photos du site Facebook de telle association censée venir en aide aux Tsiganes roumains), percevait soixante-quinze euros par mois et par personne, mais ne faisait pas payer l’influent Virgil. Piri a été six mois en couple avec Istvan avant qu’il ne la pousse à se prostituer. Deux à trois semaines après ce « brillant » résultat, il était incarcéré pour vol en récidive. Affinant sans cesse mes données, je suis en mesure de préciser que les sept cent cinquante euros versés par Piri à un avocat grenoblois pour la défense de Istvan l’ont été à la demande de Virgil qui lui avait promis de les lui rembourser, ce qu’il n’a évidemment jamais fait. Les belles-filles de Piri n’ont jamais donné d’argent à d’autres qu’à leur mari. Ceux qui déposent les filles sur leur lieu de travail le font dans l’exercice d’un commerce, celui de passeur-transpor- teur, en l’occurrence taxi pour les petites distances, dont j’ai claire- ment parlé dans ma note précédente. Si une fille paie une contribu- tion à quelqu’un d’autre qu’à son mari ou à son strizzi, c’est en général à une autre fille représentant un ou plusieurs strizzi qui se considèrent comme ayant un droit d’antériorité sur l’emplacement où se tient le commerce (voir ce que j’ai écrit à propos de Viorica et de Monica, sœur des strizzi Varga. Voir aussi le principe sur lequel vivent les logeurs). Il faut d’urgence rendre justice à Monsieur Nemeth, le second époux de Piri, puisqu’il n’a jamais levé la main sur elle, c’est un homme doux et un artisan talentueux. Elle l’a quitté parce qu’il gaspillait tout l’argent du ménage, allant jusqu’à faire des dettes importantes qu’elle a dû acquitter. Nous ramenons dans nos bagages les originaux des déclarations devant le notaire des trois belles-filles de Piri ; deux de ces femmes se prostituaient des années avant la « chute » de Piri ; l’autre a été une occasionnelle quelques mois durant. Elles ont exercé un peu à Domène, sur les boulevards la nuit, à la gare. Elles attestent que Piri n’a joué aucun rôle dans leur activité ou influencé leur

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 155155 224/05/164/05/16 15:4615:46 156 LES TEMPS MODERNES situation. Encore une fois, Virgil a facilité la venue des fils et des belles-filles de Piri uniquement en tant que passeur-transporteur. Il ne favorisait en rien leur activité, l’entravant plutôt au bénéfice d’Ibolya.

LETTRE À UNE (AUTRE) AMIE (4 MARS 2015)

Tu ne peux pas savoir le chagrin que j’ai — et elle, Piri, n’est pas en cause, c’est l’état du monde que j’évalue à travers elle. Elle est ma pierre de touche. Elle n’en a pas la moindre idée, mais sa seule présence a su me révéler le poids du monde et sa qualité, son titre exact (au sens des métaux précieux). Un mélange massif d’incurie et d’impéritie, l’archétype même du mépris charitable : la travailleuse sociale qui lui a fait perdre deux mois sur six de son allocation temporaire d’attente (trois cent trente euros mensuels), qui n’a pas renouvelé à temps sa carte d’aide médicale d’Etat (quinze jours de retard), qui la convoque à 9h (petit mot de sa main faisant foi) et la rabroue parce qu’elle aurait dit 9 h 30... Sur un quai de tram, au pied d’une borne à composter, gît un billet de dix euros soigneusement plié ; je ne l’ai pas sitôt vu que j’entends Piri héler un vieil Arabe qui s’éloigne : « Monsieur, vous avez perdu quelque chose ! » L’avocate. Il faudra se souvenir de son nom, l’inscrire sur les stèles de la morgue de classe. Parce que je lui demande la photocopie d’une pièce, elle me dit, furieuse, qu’elle n’a pas de temps à perdre : « Monsieur Fandre, je suis une professionnelle » (gare à la pluralité des sens !). Elle enchaîne sur la modestie de la rétribution qu’elle peut attendre en fin de procédure au titre de l’aide juridictionnelle (comme si je l’avais choisie ou contrainte de prendre ce dossier), évoque ses deux déplacements à la maison d’arrêt de Bonneville et les frais afférents ; spontanément, je lui rappelle mes treize parloirs. Elle a alors ces mots : « Pour vous, c’est un choix de vie ! » Non, je n’ai pas choisi ma vie, je suis plutôt une sorte de Noé qui n’aurait embarqué qu’un seul être pour le sauver de la destruction. Madame la juge d’instruction a bientôt fini d’instruire (sous quelques jours), maintient ses charges malgré un dossier vide (avo- cate dixit), procès à six mois ; elle accorde une permission d’un mois à Piri pour retourner en Roumanie du 17 mars au 19 avril 2015.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 156156 224/05/164/05/16 15:4615:46 VIE DE PIRI 157

LETTRE À UNE JOURNALISTE « SPÉCIALISÉE » QUE J’ESSAIE D’ALERTER À L’APPROCHE DU PROCÈS (7 MAI 2015)

On ne choisit pas le moment où l’on entre dans la vie de quelqu’un et je regrette que le moment soit délicat pour vous. En comprenant bien que vous ne pouvez vous engager à rien, je souhaite vous communiquer un document qui rassemble tout ce que j’ai pu écrire au sujet de cette femme tsigane roumaine d’expression hon- groise pour qui j’ai pris fait et cause il y a quatorze mois, lorsqu’elle a été jetée en prison pour la première fois de sa vie, à cinquante-trois ans, sur des fondements qui me sont apparus inexistants (ainsi qu’à son avocate commise d’office). Je crois qu’il faut éviter à tout prix de lire cette histoire avec les lunettes du courrier du cœur ou des magazines de psychologie comme l’ont fait les travailleuses sociales, l’avocate, etc. ! C’est plutôt un engagement en faveur d’une victime de l’ignorance et de l’indifférence sur fond de préjugés que vous connaissez bien. Si j’ai donné un an de ma vie à cette femme, dans des conditions difficiles, c’est que j’ai pour elle une estime et une tendresse qui ne se sont pas démenties, jointes à une indignation qui m’a soulevé et ne passe pas. Paraschiva (Piri) est convoquée devant le tribunal correctionnel le 20 mai prochain et j’aimerais qu’un journaliste instruit de ces questions, honnête et indépendant, puisse assister à l’audience. J’espère que vous aurez le temps de me lire... J’ai essayé par la présente de préparer notre échange de la semaine à venir. Très cordialement à vous.

AUTRE LETTRE À LA MÊME JOURNALISTE (23 MAI 2015)

Je ne crains pas qu’elle soit lourdement condamnée, seulement qu’elle le soit, ne serait-ce que pour couvrir la préventive (et dissi- muler l’erreur de la justice, l’en exonérer). Croyez-moi, je garde et ai gardé tout au long la tête froide, malgré des avanies sans nombre venant des travailleurs sociaux, de l’avocate, de la jalousie délirante de Piri à qui j’ai expliqué dès sa sortie de prison, avec l’aide d’un traduc- teur hongrois, les raisons de mon engagement et son terme (le juge- ment). Quant à l’avocate, il m’a fallu des mois avant de comprendre parfaitement (c’est le cas aujourd’hui) ce dossier d’une complexité

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 157157 224/05/164/05/16 15:4615:46 158 LES TEMPS MODERNES inouïe et qui n’intéresse personne. Il était trop tard pour en changer, et au demeurant elle est plutôt bonne, quoique ne travaillant pas — au motif implicite que sa dépense d’énergie doit être proportionnée à la rétribution qu’elle anticipe. J’ai pris continûment les avis d’une amie avocate qui m’a dissuadé, à ce stade, d’en changer. Je pense qu’un as du barreau n’aurait pas changé grand-chose à la détermination imbé- cile de la juge d’instruction. Au risque de vous paraître vulgaire, je veux vous rappeler aussi que je subviens à tous les besoins de Piri depuis plus d’un an : cela représente des milliers d’euros... Cela aurait été plus simple pour moi de vous expliquer tout cela de vive voix, mais j’ai évidemment un profond respect pour votre volonté. Bien à vous.

LETTRE À UNE TRAVAILLEUSE SOCIALE QUI, RARE OCCURRENCE, MÉRITE CE NOM (8 JUILLET 2015)

Vous êtes bien la seule, Madame, parmi tous les travailleurs sociaux, à avoir accompli une action de qualité en faveur de Paraschiva, faite de tact, de compréhension, d’humanité... Elle et moi, nous vous en remercions du fond du cœur. Elle a été hier condamnée à quatre mois de prison et cinq ans d’interdiction du territoire français... Juste de quoi couvrir une enquête de gendar- merie calamiteuse et une instruction désinvolte. Pour nous, c’est parfait (quoique parfaitement scandaleux). Elle aura purgé sa peine, pour ainsi dire, en préventive, jusqu’au dernier jour, ce qui n’est pas le cas de la plupart des délinquants. Petit détail, non le moindre : Piri n’a jamais commis aucun délit. Merci, Madame, vous rachèteriez presque, à vous toute seule, une profession dont je dirai à l’avenir tout le mal que je pense d’elle. Très cordialement.

ÉPILOGUE

Courriel adressé à un chercheur (sociologue) présent à l’audience, mais n’ayant pu assister au prononcé du jugement (7 juillet 2015)

Tous sont relaxés du chef de traite des êtres humains (ma protégée n’était pas concernée). Tous sont interdits du territoire

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 158158 224/05/164/05/16 15:4615:46 VIE DE PIRI 159 français pour cinq ans. Joshka et Virgil sont lourdement condamnés à cinq ans de prison. Garga à deux ans, Cordoan à un an. Ferenc écope de trois ans avec mandat d’arrêt à l’audience. Paraschiva Nemeth (Piri) : quatre mois (de quoi couvrir la détention subie, éviter la relaxe...). Bien à vous.

Commentaire

L’abandon du chef de traite des êtres humains, fréquent, semble-t-il, dans les procès de cette sorte, enlève toute vraisem- blance aux notions conjointes de réseau et de proxénétisme... si prisées du journaliste comme du politicien. Il y a très certainement des hommes qui ont tiré profit de la prostitution de leurs com- pagnes, ne serait-ce qu’en vivant sur les revenus engendrés... Mais le tribunal n’a pas paru convaincu par l’objectivité de la contrainte exercée sur les intéressées. Quant à Piri, rendue parfaitement indé- pendante par les circonstances (emprisonnement de son protecteur, voir ci-dessus), elle est tout de même condamnée à quatre mois de prison pour... « proxénétisme aggravé et association de malfai- teurs ». Plus cohérent, le ministère public avait requis deux ans dont un avec sursis, sans demande de mandat de dépôt à l’au- dience... Il faudrait faire une large publicité à ce jugement auprès des jeunes candidats au « beau métier de proxénète ». Quatre mois pour proxénétisme aggravé, c’est donné ! L’honneur de la gendar- merie et de la magistrature est sauf. Quant aux entrailles de la pro- cédure, je note que l’ordonnance de renvoi faisait grief à Piri d’avoir tiré profit de la prostitution d’une de ses « belles-filles », laquelle l’a précédée de plusieurs années dans ce noble métier immémorial et continue de l’exercer à ce jour. Il n’en a pas été une seule fois question pendant le procès... Légèreté, indifférence machinale, désinvolture ? Le gros des charges retenues contre elle (surveillance, collecte de l’argent des passes) provenait des témoi- gnages des chauffeurs de taxi en faction devant la gare. Les gen- darmes prétendent avoir recueilli leurs témoignages... mais n’ont pas pensé à relever leurs identités ! La clôture de l’instruction a été retardée pour retrouver les intéressés. En vain. A l’audience, les deux ou trois plaignantes (donc seuls témoins à charge) étaient absentes, alors qu’elles résident à Grenoble où

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 159159 224/05/164/05/16 15:4615:46 160 LES TEMPS MODERNES elles vivent toujours des mêmes activités dont les bénéficiaires (maris) sont désormais différents. Que la justice l’admette ou non, le point de départ de cette « grosse » affaire est une vendetta familiale (la grande sœur supplantée par sa cadette) montée en épingle, à la veille des élections municipales, sur fond du prurit que causent à la population honnête, notamment commerçante, les innombrables jeunes prostituées rom du centre de Grenoble et de sa périphérie. Le journal local, qui avait pourtant réservé sa une trois jours de suite à l’affaire quand elle éclata, à quelques semaines des élections municipales, ne jugera pas utile de produire une ligne, un an et demi plus tard, relative à un procès qui se déroulera pendant deux jours pleins. L’intérêt pour le « réseau de prostitution rom » aura disparu, comme par magie, avec le changement de saison. Misère du journalisme.

MÉLANCOLIES D’AUTOMNE

« Un tel appareil judiciaire distingue toujours un Etat à la veille d’une débâcle politique, économique et morale. Il essaie de conserver son éclat et sa gloire au moyen de tribunaux, de la police, et en abusant des gendarmes et des dénonciateurs de la plus basse espèce. » (Jaroslav Has˘ek, Le Brave Soldat Chvéïk)

LÉGITIMITÉ DU TRAVAIL SOCIAL

J’ai cru discerner chez les travailleurs sociaux une propension quasi unanime à traiter leurs ressortissants selon leur croyance dans l’efficacité de la triade, Liberté, Volonté, Responsabilité, dont découle tout naturellement l’attachement presque comique aux notions bien bourgeoises de couple, de projet, d’avenir... notions désopilantes quand on veut les appliquer à la pauvreté, au réprouvé, à l’exclu. Ce que je sais avec certitude, c’est que ces travailleurs (sociaux) avaient entre leurs mains un sujet fragile et précieux, Piri, qu’ils ont su férocement utiliser comme un otage pour — pro- visoirement — me clouer le bec. Je n’ai rencontré quelque huma- nité que chez les matons du parloir et chez certains flics du rang lors du contrôle judiciaire...

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 160160 224/05/164/05/16 15:4615:46 VIE DE PIRI 161

TSIGANES ET POLITICIENS

Les politiciens ont l’obsession des réseaux. On les comprend : on n’est jamais mieux éclairé que par sa propre pratique. Quand ils veulent démanteler un camp, ils invoquent sa pénétration par des réseaux mafieux. L’honorable société secrète n’a pourtant jamais eu pour vocation de disputer des épluchures aux rats et à des maris avinés. Mais comme il est opportun de décider une rafle à la veille des élections ! Et, surtout, de procéder au démantèlement des camps entre la fin du mois de juillet et le début du mois d’août...

ISOLEMENT DE LA TSIGANOLOGIE, INSULARITÉ DE LA BONNE CONSCIENCE

Il y a trente ans on glosait beaucoup sur l’identité, l’évolution, la mutation tsigane (sic). Depuis, plus de nouvelles... J’ai peur que la tsiganologie ne soit devenue une de ces innombrables branches de la pseudo-science humaine à forte connotation appliquée, pra- tique et sociale. Seuls quelques historiens, parmi lesquels Henriette Asséo, me semblent ne pas tomber sous le coup de ce que Spinoza dénonçait chez les philosophes : « Ils conçoivent les hommes en effet, non tels qu’ils sont, mais tels qu’eux-mêmes voudraient qu’ils fussent. » Quand des jeunes chercheurs sans culture ou des retraités bienveillants s’écrient par exemple que cette population (celle des camps) n’est pas plus délinquante qu’une autre, on a l’ir- résistible envie de conseiller aux seconds la pêche à la ligne, et aux premiers le départ à la retraite anticipée. Comme si la plus noire misère ne créait pas, très généralement, la délinquance la plus active ! Et que dire de la fameuse culture tsigane, notion qui rend le même son creux qu’un tambourin. Les idées générales et les bons sentiments sont de piètres filets. Que dire encore de l’absence com- plète de références à la prostitution, réputée, dans toute la littéra- ture, incompatible avec la fameuse culture, alors qu’on constate qu’elle déferle sur les populations les plus misérables, notamment rurales, depuis bien des années. Sur le versant de l’image animée, nouvelle maîtresse du monde : le lyrisme militant de tel cinéaste qui porte son métissage tsigane comme un saint sacrement produit parfois quelques beaux

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 161161 224/05/164/05/16 15:4615:46 162 LES TEMPS MODERNES moments qui tournent vite au cliché ; Kusturica, décrié par les intellectuels, a mieux réussi à rendre la réalité tsigane au moyen de sa caricature sardonique. Il faut dire qu’il a partagé sa jeunesse avec les Tsiganes de Macédoine. Le chef-d’œuvre d’Aleksandar Petrovic´ (J’ai même rencontré des Tziganes heureux) est bien mieux qu’une parfaite réussite néo-réaliste, c’est une fresque ethnographique splendide et dramatique.

EUX ET NOUS

Je garde une dent contre mon entourage qui est complètement passé à côté de l’être qu’est Piri. J’ai songé aux causes possibles de cette impossibilité d’accéder à un autrui radicalement autre et je n’en vois qu’une. The century of the self (le siècle du soi) empêche de considérer tout horizon qui n’est pas semblable en tout point à celui du soi en question. Quand je me suis laissé aller à faire part de l’effrayante misère que j’ai pu voir de près à Grenoble et en Roumanie, mon entourage proche et moins proche n’a, en réponse, pas tari d’anecdotes sur sa vie à la dure au service militaire (quand il existait) ou la vie difficile, sous nos latitudes, dans les années 50 (dans l’après-guerre) ; je passe sous silence le grand-père analphabète. Piri est rentrée chez elle à la fin du mois de juillet 2015, dans sa petite maison bien améliorée par l’investissement du montant de ses allocations temporaires d’attente (ATA). Elle a finalement touché l’intégralité de ces versements et les a utilisés pour réparer le bâti, améliorer le confort (salle de bains), financer quelque outil ou moyen de subsistance. C’était bien le moins de la part d’un sys- tème politique et judiciaire qui lui a sans motif infligé de telles souffrances. Tous les jours, par le truchement de Skype, je peux la voir et lui parler. Elle me dit son amour.

Du début à la fin (dont je préfère tout ignorer), il y a fort à parier que je me suis laissé guider par elle — comme dans une danse.

Bernard Fandre

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 162162 224/05/164/05/16 15:4615:46 Joëlle Hansel

ÊTRE ARABE ISRAÉLIEN AUJOURD’HUI : L’ITINÉRAIRE EMBLÉMATIQUE DE GEORGE DEEK1

1 La vague d’attentats qui marque l’actualité en Israël depuis plusieurs mois conforte une idée solidement ancrée : les relations entre Juifs et Arabes sont placées inéluctablement sous le signe du conflit. Ce qui est vrai pour les Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza vaudrait aussi pour les citoyens arabes de l’Etat d’Israël qui constituent aujourd’hui plus de 20 % de la population totale du pays 2 . Parler d’une « radicalisation de la société israé- lienne » dans laquelle la discrimination des minorités et le racisme ne font que s’aggraver est devenu un lieu commun 3 . Les déclara- tions fracassantes de certains députés de la Liste arabe unie à la Knesset perpétuent l’image d’une société dont une bonne partie des membres ne se sentent pas israéliens et se définissent avant tout comme palestiniens. Le conflit entre Juifs et Arabes, qui a éclaté avant même la naissance de l’Etat d’Israël, s’est envenimé au moment de sa créa- tion. Les événements qui ont marqué l’année 1948 en témoignent 4 .

1. Diplomate arabe israélien dont je fais le portrait et décris l’itinéraire plus loin. 2. Soit 1 700 000 sur un total de 8 462 000 d’habitants dont 6 335 000 Juifs, suivant un recensement réalisé au début de l’année 2016. 3. J’ai discuté cette thèse dans un article intitulé « La société israé- lienne se radicalise-t-elle ? », Le Droit de vivre, no 660, février 2016, p. 39. 4. Voir, parmi les nombreux ouvrages consacrés à cette année cruciale Benny Morris, 1948 : A History of the First Arab-Israeli War, Yale University Press, 2008.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 163163 224/05/164/05/16 15:4615:46 164 LES TEMPS MODERNES C’est à ce moment-là que se sont élaborés les deux narratifs qui sont encore en vigueur aujourd’hui. Leur radicale opposition tient en quelques mots : « Indépendance versus Nakba 5 ». Selon le nar- ratif israélien, le 14 mai 1948, date de la création de l’Etat d’Israël, marque une pierre blanche : la réalisation du projet sioniste et l’édification d’un Etat juif souverain. Selon le narratif palestinien, la création d’Israël a coïncidé avec la « Nakba » ou la « catas- trophe » qu’a constitué l’exode de près de 700 000 Arabes qui ont fui ou ont été expulsés du territoire du nouvel Etat 6 . Près de soixante-huit ans après les événements, leur souvenir reste encore vivace. Il alimente, chez une partie des Arabes israé- liens, un nationalisme qui se manifeste particulièrement le « jour de la Nakba ». En 1998, Yasser Arafat, alors président de l’Auto- rité palestinienne, a instauré cette journée de commémoration, le 15 mai, au lendemain même de la fête de l’Indépendance qui célèbre l’anniversaire de la création de l’Etat d’Israël. Suivant les années, elle donne lieu, en Israël, à des rassemblements pacifiques ou à des manifestations violentes au cours desquelles sont brandis des drapeaux palestiniens. Un député de la droite ultra-nationaliste

5. Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Yoav Gelber, Independence versus Nakba (en hébreu), Zmora-Bitan and Dvir Publishers, 2004. En 2003, un ouvrage intitulé Histoire de l’autre (traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech, et de l’arabe par Rachid Akel) est paru aux édi- tions Liana Lévi, avec une introduction de Sami Adwan, Dan Bar-On, Adnan Musallam et Eyal Naveh. Rédigé par six professeurs d’histoire israéliens et six professeurs d’histoire palestiniens, le livre met en regard les deux narratifs en confrontant la manière dont ils font la relation de trois moments clés : la Déclaration Balfour de 1917, la Guerre de 1948 et la première Intifada de 1987. Alors qu’il a rencontré une large audience à l’étranger, son usage n’a pas été autorisé dans les lycées israéliens — où il n’est néanmoins pas interdit de traiter de la Nakba — et palestiniens. Je remercie Naomi Vered, l’un des six professeurs israéliens, pour les infor- mations qu’elle m’a données à ce sujet. 6. Cet exode a commencé, en fait, en novembre 1947, lorsque le plan qui prévoyait l’établissement d’un Etat israélien et d’un Etat palestinien a été approuvé, le 29 du même mois, par l’Assemblée générale de l’ONU. Accepté par les dirigeants du « Yishouv », ou de la communauté juive en Palestine, ce plan de partage a été rejeté par les pays arabes. L’exode pales- tinien s’est achevé à l’issue de la guerre d’Indépendance, en juin 1949. Seuls 150 000 Palestiniens sont restés établis dans le nouvel Etat.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 164164 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÊTRE ARABE ISRAÉLIEN AUJOURD’HUI 165 a préconisé, il y a quelques années, de la considérer comme une infraction passible d’une peine de trois ans de prison. Tout en déclarant que cette proposition de loi constituait « un danger pour la démocratie », Avishay Braverman, alors ministre des Affaires des minorités, a souligné que « la délégitimation de l’Etat d’Israël par une frange extrémiste des Arabes israéliens ne contribue pas à favoriser la coexistence 7 ». Le chemin qui mène à cette coexistence n’est pas pavé de roses, surtout s’il doit aboutir à une véritable vie en commun. Bien qu’il existe en Israël des villes mixtes où cohabitent Juifs et Arabes, cela ne signifie pas que leurs relations soient toujours de tout repos. Durant l’été 2014, une « journée nationale de la colère », organisée en signe de protestation contre l’opération « Bordure protectrice », a donné lieu à des émeutes au cours desquelles certains manifes- tants ont scandé des slogans de soutien au Hamas. Des troubles ont éclaté à Jaffa, en août 2015, au prétexte que les Juifs auraient eu l’intention de s’emparer de la mosquée d’Al-Aqsa 8 . Du côté juif, on observe, depuis plusieurs années, la multiplication des actes de vandalisme (« Tag Mehir », « prix à payer ») qui consistent à taguer des mosquées, incendier des voitures ou déraciner des oli- viers appartenant à des Palestiniens. L’ironie du sort a voulu que les jeunes auteurs de ces actes soient allés jusqu’à s’en prendre à l’armée israélienne en attaquant une base militaire. Par ailleurs, plusieurs Arabes israéliens ont été impliqués dans les attentats, au couteau, à la voiture bélier et à l’arme à feu, perpé- trés ces derniers mois. Il n’est pas rare non plus que des membres de leur communauté décernent à leurs auteurs le titre de « martyr », comme l’ont fait, d’ailleurs, ouvertement des députés de la Liste arabe unie. Du côté juif, un incendie criminel a causé la mort, fin juillet dernier, dans le village palestinien de Douma, de trois membres d’une même famille, dont un enfant d’un an et demi. Désormais, on parle de « terroristes juifs » et Benyamin Netanyahou

7. Cité dans l’article de Brenda Gazzar, « Arabs slam bill to crimina- lize “Nakba” », Jerusalem Post, 17 mai 2009 (http://www.jpost.com/Israel/ Arabs-slam-bill-to-criminalize-nakba). 8. Cette fausse accusation qui a été à l’origine de la seconde Intifada en 2000 (« Intifada Al-Aqsa ») a été de nouveau formulée pour justifier les attentats terroristes actuels.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 165165 224/05/164/05/16 15:4615:46 166 LES TEMPS MODERNES lui-même a qualifié cet attentat d’« acte terroriste dans tous les sens du terme ». On ne saurait minimiser la gravité de ces faits. On ne saurait pas non plus en tirer parti pour donner raison aux Cassandre qui peignent sous un jour sombre l’avenir des relations entre Arabes et Juifs en Israël. Ce serait là, en effet, méconnaître un phénomène qui, sans être tout à fait nouveau, prend de plus en plus d’ampleur. Aujourd’hui, une nouvelle génération d’Arabes se sentent israé- liens à part entière et pleinement membres d’une société à laquelle ils apportent une précieuse contribution. C’est ce qu’atteste le nombre élevé de juristes de haut niveau, dont un juge à la Cour suprême, d’universitaires et de savants de réputation internatio- nale, de médecins, de journalistes et d’intellectuels, d’écrivains, d’artistes, d’acteurs et de comédiens, qui sont des figures de proue de la culture israélienne 9 . Sur le plan politique, une évolution notable s’est produite lors de l’élection du Premier ministre en mars 2015, lorsque la Liste arabe unie est devenue la troisième formation politique du pays. L’intégration d’Arabes israéliens dans les rangs de l’armée est un fait qui mérite d’être signalé. En vertu d’une décision prise par David Ben Gourion en 1948, ceux-ci avaient été dispensés du service militaire qui incombait à leurs concitoyens juifs, druzes, bédouins et tcherkesses 10. Il n’était pas question, en fait, de les mettre dans une situation où ils auraient à combattre les membres de leur peuple servant dans les armées des pays arabes. Cette mesure était également motivée par le souci de ne pas leur donner accès à certaines fonctions d’ordre sécuritaire. Bien qu’elle ait été,

9. L’un des cas les plus représentatifs est celui de Lucy Aharish, journaliste, animatrice d’émissions à la télévision israélienne et présenta- trice vedette du journal d’information sur I24 News. Elle a fait partie des quatorze citoyens israéliens qui ont allumé, en avril 2015, les flambeaux du Jour de l’Indépendance lors de la cérémonie officielle qui s’est tenue, comme chaque année, au mont Herzl. En réaction aux controverses que cette décision a soulevées de la part de l’extrême droite israélienne et d’Arabes israéliens et palestiniens, elle a déclaré refuser la victimisation tout en revendiquant pleinement ses droits en tant que citoyenne arabe. 10. Voir Ilan Greilsammer, « Les Arabes israéliens : un défi pour la démocratie », Les Temps Modernes, « La sexagénaire jeunesse d’Israël » (tome II : Des Israéliens se parlent, nous parlent), nos 652-653, janvier- avril 2009, pp. 130-142.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 166166 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÊTRE ARABE ISRAÉLIEN AUJOURD’HUI 167 en un sens, justifiée, elle a empêché les Arabes israéliens de béné- ficier d’un moyen d’intégration majeur dans la société israélienne. C’est cette situation qu’entendent changer ceux qui appellent les jeunes à s’enrôler dans l’armée, comme le père Gabriel Nadaf 11. Dans une « nation start-up » comme Israël, c’est particulière- ment dans ce domaine que se produisent des changements mar- quants. Des centres de high-tech ont été inaugurés dans des villes arabes. Nazareth n’est plus seulement réputée pour ses lieux saints et ses attractions touristiques, mais aussi pour le parc industriel ultramoderne qui y a été inauguré en 2012. Pour l’un de ces jeunes ingénieurs arabes de high-tech qui travaillent main dans la main avec leurs collègues juifs, « la diversité est un formidable cataly- seur. Il faut une coopération pour que chacun y trouve son compte 12 ». C’est cette coopération que promeut Tsofen, une asso- ciation juive-arabe dont le mot d’ordre est éloquent : « La diversité au moyen de la technologie ». Elle a pour vocation « de promou- voir l’intégration des citoyens arabes israéliens dans l’industrie du high-tech » afin de « faire d’Israël une société plus juste et plus équitable 13 ». Le fait qu’il y ait des diplomates arabes est peu connu 14. Cela peut paraître surprenant : comment un Arabe issu d’une famille palestinienne qui a connu la Nakba peut-il représenter l’Etat juif à l’étranger ? Cette question renvoie à une autre, tout aussi cruciale : est-il possible, sans pour autant oublier son passé, de se libérer du ressentiment pour se tourner vers l’avenir ? Ces thèmes ont été au cœur du discours que George Deek (trente-deux ans) a fait à Oslo en septembre 2014, alors qu’il était numéro deux à l’ambassade d’Israël en Norvège 15. Il y a employé

11. De rite grec orthodoxe, le père Nadaf est à la tête du Israeli Christians Recruitment Forum. 12. Voir l’article de Nathalie Hamou, « La high-tech, nouvelle frontière des Arabes d’Israël », Les Echos, 13 janvier 2015 (http://www.lesechos.fr/ 13/01/2015/LesEchos/21854-055-ECH_la-high-tech--nouvelle-frontiere- des-arabes-d-israel.htm). 13. Voir le site de cette association (http://tsofen.org/en/). 14. Pourtant la nomination du premier ambassadeur d’Israël arabe, Ali Yahya, remonte à 1995. 15. Ce discours est devenu « viral » sur You Tube où il a été vu, à ce jour, plus de 150 000 fois (https://www.youtube.com/watch?v=8m6ux- IeNo4). Les citations qui figurent dans le présent article sont extraites de

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 167167 224/05/164/05/16 15:4615:46 168 LES TEMPS MODERNES explicitement le mot « Nakba ». Dans la bouche d’un membre d’une famille qui a subi cette épreuve, l’usage de ce terme pouvait sembler naturel. Dans celle d’un diplomate représentant l’Etat juif, il l’était beaucoup moins. En Israël, le mot « Nakba » est banni des discours officiels et rarement employé dans le langage courant. On ne le trouve pratiquement que dans les travaux universitaires comme ceux des « nouveaux historiens » israéliens qui ont « revi- sité », dans les années 1980, les événements de l’année 1948, ou bien sous la plume de journalistes dans un quotidien marqué à gauche comme Haaretz. Pour bien des Israéliens, parler de la Nakba revient à remettre en question le narratif fondateur de leur Etat et à donner raison aux pays arabes et à la direction palestinienne qui ont, depuis toujours, rejeté sur Israël seul la responsabilité d’une tragédie dans laquelle ils ont eu largement leur part. Bien peu partagent la conviction d’un historien comme Benny Morris qui estime que l’« on peut tout à fait être sioniste tout en prenant en compte les pages sombres de l’histoire d’Israël 16 ». En utilisant le terme « Nakba », George Deek est donc allé à l’encontre d’un consensus bien établi en Israël. En racontant l’his- toire de sa famille, il a appelé ses concitoyens juifs à prendre conscience d’un traumatisme dont on peut reconnaître l’existence

sa traduction française légèrement modifiée (http://www.pneumatis.net/ 2014/11/georges-deek-mon-histoire-familiale-en-1948-de-la-fuite-de-jaffa- a-un-avenir-en-israel/) ainsi que d’une discussion entre George Deek et Lee Smith (Hudson Institute, Washington, 29 octobre 2015) qui a porté sur la question suivante : « What does the latest wave of violence in Israel portend ? » (https://www.youtube.com/watch?v=pXD2C6r564o). Je me suis aussi servie d’un discours encore non publié que George Deek a bien voulu me communiquer. Voir aussi mon interview parue dans L’Arche Magazine, « De Jaffa à Oslo. L’itinéraire de George Deek, issu d’une famille palestinienne et devenu ambassadeur d’Israël en Norvège », no 653, mars 2015 (http://larchemag.fr/2015/03/12/1545/de-jaffa-a-oslo/). 16. Voir à ce propos « Benny Morris : the 1948 was an Islamic holy war » (interview où il affirme que la guerre menée alors par les pays arabes contre Israël était un Jihad), Middle East Quaterly, été 2010, pp. 63-69. Sa position sioniste distingue radicalement Morris d’autres « nouveaux historiens », notamment d’Ilan Pappé qui a mis la révision de l’histoire de l’Etat d’Israël au service de la cause palestinienne et qui sou- tient le boycott des universités israéliennes.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 168168 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÊTRE ARABE ISRAÉLIEN AUJOURD’HUI 169 sans pour autant donner raison à ceux qui l’exploitent pour inciter à la haine d’Israël :

« Quand l’ONU approuva l’établissement d’Israël, et que l’Etat d’Israël fut créé quelques mois plus tard, les dirigeants arabes avertirent les Arabes que les Juifs allaient les tuer s’ils res- taient chez eux et se servirent du massacre de Deir Yassin comme exemple. Ils leur dirent : “Quittez vos maisons et courez au loin.” Ils leur promirent que leurs cinq armées détruiraient en quelques jours l’Etat qui venait tout juste de naître. Horrifiée par ce qui risquait d’arriver, ma famille décida de fuir. Mes grands-parents, George et Vera, eurent tout juste le temps de se marier avant de quitter Jaffa où la famille Deek était implantée depuis plusieurs siècles. Ma grand-mère n’eut même pas le temps de mettre sa robe de mariée. Après ce mariage express, ils se réfugièrent au Liban en faisant une partie du voyage à pied. L’histoire de ma famille n’est qu’une histoire — et probablement pas la pire — parmi toutes les histoires tragiques de l’année 1948. »

Revenus à Jaffa un an après l’avoir quittée, les grands-parents de George Deek n’ont connu que brièvement la situation de réfugiés qui est encore le lot de nombreux Palestiniens aujourd’hui. Ils n’ont pas non plus subi le sort du reste de leur famille qui a été dispersée aux quatre coins du globe, y compris dans des pays arabes dont on leur refuse aujourd’hui encore la citoyenneté. Néanmoins, leur uni- vers a été entièrement bouleversé. Sur les 70 000 Arabes qui habi- taient la ville avant la guerre d’Indépendance, il n’en restait plus que 4 000. Ces derniers se retrouvaient tout à coup dans la situation d’une minorité qui devait adopter une langue et une culture qui leur étaient étrangères. Ils n’étaient pourtant pas totalement isolés de leurs voisins juifs. Avant même la création de l’Etat, le grand-père de George Deek travaillait à la Compagnie d’électricité où il entretenait des relations cordiales avec ses collègues juifs. Après la guerre d’Indé- pendance, c’est même l’un d’eux qui l’avait aidé à revenir à Jaffa avec sa famille et à retrouver son ancien emploi. Il faisait partie de ces Arabes palestiniens, relativement nombreux à l’époque, qui parlaient yiddish 17.

17. Voir le témoignage d’Adin Steinsaltz dans le numéro des Temps Modernes paru en septembre 1979, et consacré aux rencontres à Paris

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 169169 224/05/164/05/16 15:4615:46 170 LES TEMPS MODERNES Les mélanges entre les différentes populations qui habitaient Jaffa n’étaient pas rares. George Deek et sa famille, qui appar- tiennent à la communauté chrétienne orthodoxe dont son père a été le dirigeant, avaient pour voisins « des musulmans, des Juifs et même un prêtre polonais qui, né juif, avait été caché dans un monastère pendant la Shoah et qui, après s’être converti, avait demandé à remplir sa mission dans le pays de ses ancêtres ». Lui- même avait fait ses études primaires au Collège des Frères de Jaffa. Il était ainsi « un chrétien orthodoxe qui faisait ses études dans une école française catholique où la majorité des élèves étaient musul- mans, dans un Etat juif, au Moyen-Orient arabe ». Malgré les relations personnelles qu’elle entretenait avec ses voisins juifs, la famille Deek restait profondément marquée par le souvenir de la Nakba. C’est ce qui explique que le père de George Deek, qui a pourtant œuvré activement pour la coexistence entre Juifs et Arabes à Jaffa, ait été membre de la « Ligue démocratique nationale » (« Balad »), parti arabe ultra-nationaliste et antisio- niste. George Deek lui-même s’identifiait, dans son adolescence, à la cause palestinienne qu’il défendait avec passion, en pleine seconde Intifada, face à ses camarades de classe juifs du lycée de Tel-Aviv où il était l’un des seuls élèves arabes. Pourtant, c’est cette interaction quotidienne avec des jeunes juifs de son âge qui l’a amené à changer sa manière de voir et qui a fait naître en lui, peu à peu, un sentiment d’appartenance à la société israélienne. Un autre fait a enclenché, très tôt, ce pro- cessus : sa rencontre, à l’âge de sept ans, avec Abraham Nov qui a été son professeur de musique. Au contact de ce rescapé de la Shoah qui, après avoir perdu tous les siens, était venu en Israël où il avait fondé une famille, il a compris « que l’on ne peut regarder en arrière, vers le passé et les tragédies que l’on a vécues, que si l’on se tourne d’abord, résolument, vers le futur en construisant non seulement un foyer, mais aussi un pays qui est aujourd’hui,

entre Israéliens et Palestiniens, p. 508 : « Laissez-moi vous dire que l’une des choses les plus étranges que j’ai découvertes lorsque je me suis rendu pour la première fois, après tant d’années, dans la vieille ville de Jérusalem, c’est d’y constater qu’un grand nombre d’Arabes parlaient yiddish. » Voir aussi « Speaking Yiddish in Gaza », par Michael Dorfman, Forward, 6 septembre 2015 (http://forward.com/culture/yiddish-culture/ 320338/speaking-yiddish-in-gaza/).

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 170170 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÊTRE ARABE ISRAÉLIEN AUJOURD’HUI 171 comme c’est le cas d’Israël, à la pointe du progrès dans tous les domaines ». C’est cette ligne de conduite qu’avaient suivi ses grands-parents lorsqu’ils avaient décidé, à la fin de la guerre d’In- dépendance, de retourner à Jaffa au bout d’un an d’exil dans un camp de réfugiés au Liban. Réalisant qu’ils étaient dans une impasse, ils prirent une décision qui paraissait apparemment impensable : « se joindre à ceux que leur communauté considérait comme des ennemis ». Cette décision de se tourner vers l’avenir implique que l’on surmonte des obstacles que George Deek connaît bien pour y avoir été confronté lui-même. Considérer ses deux identités, israélienne et arabe-palestinienne, comme non contradictoires exige, en effet, « un énorme travail sur soi, aussi bien sur le plan intellectuel que sur le plan affectif ». S’intégrer à la société israélienne, c’est s’ex- poser aussi bien à la discrimination et au racisme de la part de la majorité juive qu’à des critiques virulentes issues de sa propre communauté. Il faut aussi tenir compte d’un blocage psychologique :

« Beaucoup d’Arabes israéliens pensent qu’ils n’ont le choix qu’entre deux options : soit s’assimiler à la société israélienne en renonçant à leur spécificité, comme Amjad, personnage d’une série télévisée très populaire dans notre pays — “Travail d’arabe” de l’écrivain Sayed Kashua 18 —, qui, à force de “faire le Juif”,

18. Ecrivain arabe israélien de langue hébraïque, auteur de romans traduits en français (La Deuxième Personne ; Les Arabes dansent aussi), Chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres, éditorialiste à Haaretz, scé- nariste du film Mon fils sorti en 2014. « Travail d’arabe » (Avoda aravit ) a gagné le prix de la meilleure série télévisée au Festival du film de Jérusalem et a acquis une immense popularité en Israël, malgré les vives critiques qu’il a suscitées aussi bien du côté juif que du côté arabe. Kashua y met en scène des personnages qui représentent des archétypes et se retrouvent souvent dans des situations désopilantes : Amjad qui cherche désespérément à être accepté par la majorité juive ; Amal (interprétée par Mira Awad, actrice et chanteuse), farouche défenseur du nationalisme palestinien, et Meïr, Israélien de droite et quelque peu raciste, qui tombent, à leur corps défendant, follement amoureux l’un de l’autre ; Nathan et Timna, Juifs de gauche et belles âmes qui nourrissent, à leur insu, des préjugés anti-arabes. Sayed Kashua a quitté Israël avec sa famille pour s’installer aux Etats-Unis. Voir sa « Correspondance par-delà l’exil » avec

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 171171 224/05/164/05/16 15:4615:46 172 LES TEMPS MODERNES sombre dans le ridicule ; soit s’engager, au contraire, dans la voie du séparatisme nationaliste qui consiste à se définir avant tout comme palestinien, en considérant que le fait d’être citoyen israé- lien n’est qu’un incident technique. En vivant dans le ressenti- ment et en cultivant la haine, on gaspille un potentiel précieux qui pourrait contribuer au développement et à l’épanouissement de la société arabe en Israël 19. »

L’un des obstacles les plus redoutables est, pour George Deek, celui qui a fait de la situation de victime le fondement même de l’identité palestinienne :

« Les pays arabes et le leadership palestinien ont mis en place, dès 1948, un narratif victimaire qui a instrumentalisé la Nakba en transformant ce désastre humanitaire en arme politique dirigée contre l’Etat d’Israël. Sous couvert d’empathie avec les Palestiniens, la Communauté internationale a repris ce narratif, en considérant qu’ils étaient les plus faibles et qu’ils avaient donc des excuses pour se livrer au terrorisme. Nous, Arabes israéliens, nous nous sommes aussi complu dans cette position de victime comme si elle pouvait nous tenir lieu d’identité. C’est justement cette victimisation qui entretient en nous la haine et la frustration, et qui nous enchaîne au passé 20. »

Ce narratif victimaire a été au cœur des discours qui attisent la haine contre Israël et prônent sa destruction. Il est aujourd’hui la pierre angulaire de la campagne menée par le mouvement du BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions). Aux Etats-Unis, ce der- nier est particulièrement actif sur les campus où ses promoteurs exercent des pressions pour obtenir des universités des résolutions décrétant le boycott académique d’Israël. La stratégie des organi- sateurs du BDS consiste à embrigader dans ses rangs des étudiants de bonne foi, mais quelque peu crédules, en présentant Israël comme un Etat d’apartheid contre lequel tous ceux qui sont sou- cieux de défendre les droits de l’homme doivent se liguer. C’est ce

Etgar Keret, romancier israélien dont les livres sont aussi traduits en français, dans Le Monde Diplomatique, 8 octobre 2014. 19. Voir mon article, « De Jaffa à Oslo », op. cit. 20. Ibidem.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 172172 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÊTRE ARABE ISRAÉLIEN AUJOURD’HUI 173 détournement de la défense des droits de l’homme contre lequel s’est élevé Irwin Cotler, ancien ministre canadien de la Justice et militant pour les droits de l’homme :

« Ce n’est pas tant le phénomène même de la délégitimation d’Israël qui est préoccupant. Il n’est, malheureusement, pas nou- veau. Ce qui l’est et qui constitue un danger réel, c’est la justifica- tion de cette délégitimation au nom de toutes ces nobles causes que sont la lutte contre le racisme, la loi internationale et les droits de l’homme 21. »

C’est précisément ce discours qui sert de couverture pour atteindre l’objectif dont Omar Barghouti, cofondateur du mouve- ment BDS, ne fait pas mystère : l’« euthanasie du sionisme » ou, ce qui revient au même, la négation du droit d’Israël à l’existence. Les organisateurs du BDS reprennent également la vieille antienne qui a été, depuis toujours, celle du nationalisme palesti- nien. C’est ce que note George Deek :

21. (https://engageonline.wordpress.com/2011/07/07/irwin-cotler- on-judging-the-distinction-between-legitimate-criticism-and-demoniza- tion/). Voir aussi Lord Jonathan Sacks, « We must fight BDS in the name of human rights », Jerusalem Post, 6 novembre 2015 (http://www.jpost.com/ Opinion/We-must-fight-BDS-in-the-name-of-human-rights-405787) ; Monica Osborne, « “Academic Boycott” is an Oxymoron », The Chronicle of Higher Education, 19 février 2016 (http://chronicle.com/article/ Academic-Boycott-Is-an/235350). Signalons aussi l’action de Bassem Eid, militant palestinien pour les droits de l’homme et résident israélien de Jérusalem-Est, contre le boycott. Voir The Times of Israel, 11 juin 2015 (http://fr.timesofisrael.com/bassam-eid-israel-nest-pas-un-etat- dapartheid/) et son article du 12 février 2015 (http://blogs.timesofisrael. com/we-palestinians-hold-the-key-to-a-better-future/). En vertu de deux arrêts de la Cour de cassation rendus en octobre 2015, le boycott des pro- duits israéliens est, désormais, illégal en France où il est considéré comme un délit de « provocation à la discrimination et à la violence envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déter- minée » (article 24, alinéa 8 de la loi sur la presse. Source : http://www. lemonde.fr/police-justice/article/2015/11/06/l-appel-au-boycott-de- produits-israeliens-est-illegal_4804334_1653578.html).

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 173173 224/05/164/05/16 15:4615:46 174 LES TEMPS MODERNES « Du point de vue palestinien, le conflit ne met pas en pré- sence deux mouvements nationaux : d’une part, le mouvement national du peuple palestinien et, d’autre part, celui du sionisme comme mouvement national du peuple juif. Il n’y a qu’un seul mouvement national, celui du peuple palestinien, qui fait face à Israël, entité coloniale imposée au Moyen-Orient par l’impéria- lisme occidental. »

Le refus de considérer Israël comme un peuple qui a conservé son identité nationale tout au long de son histoire était au cœur de la charte de l’OLP qui, établie dans les années 1960, visait « l’éli- mination de la présence sioniste et impérialiste » de Palestine. L’existence même du peuple juif était considérée comme une invention du sionisme. Ainsi, l’article 20 de la Charte énonçait sans ambages que le « judaïsme » n’était qu’une religion et que « les Juifs ne constituent pas un peuple unique doté d’une identité propre ». Le Conseil national palestinien a abrogé depuis longtemps les articles de la Charte mettant en cause le droit d’Israël à l’exis- tence 22. Néanmoins, le refus de reconnaître les Juifs comme un peuple et un Etat-nation ayant des droits historiques sur la terre d’Israël reste profondément enraciné dans l’esprit des Palestiniens et des Arabes israéliens qui professent le nationalisme séparatiste. A cet égard, la définition du sionisme qu’ont donnée les profes- seurs palestiniens dans Histoire de l’autre est édifiante :

« Mouvement politique colonialiste qui conféra aux Juifs un caractère nationaliste et ethnique. S’opposant à l’intégration des Juifs dans leur pays d’origine, le sionisme incita ceux-ci à l’émi- gration en Palestine où ils posséderaient, selon ce mouvement, des droits historiques et religieux, pour résoudre le “problème juif” en Europe 23. »

22. En avril 1996, soit trois ans après la Déclaration de principes signée à Washington, le 13 septembre 1993, par Yitzhak Rabin, Premier ministre israé- lien, et Yasser Arafat, Président du comité exécutif de l’OLP, et deux après les Accords d’Oslo. 23. Voir dans Histoire de l’autre (op. cit., p. 90), la définition pales- tinienne du sionisme, et à la p. 91, la définition israélienne qui lui est dia- métralement opposée

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 174174 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÊTRE ARABE ISRAÉLIEN AUJOURD’HUI 175 Un autre argument du mouvement BDS et, généralement, des discours antisionistes consiste à soutenir qu’un Etat ne peut être à la fois « juif » et « démocratique ». Cette contestation n’est pas seulement le fait des ennemis déclarés d’Israël. Elle est partagée, comme le note Benyamin Neuberger, à l’intérieur même du pays, par des groupes aussi hétérogènes que « des Juifs ultra-orthodoxes radicaux, des nationalistes juifs farouches, des islamistes et des nationalistes arabes, des Juifs ultra-libéraux et socialistes ». Selon eux, « il y a une contradiction absolue entre le caractère juif de l’Etat et son caractère démocratique, aussi faut-il choisir entre un Etat juif et un Etat démocratique 24 ». Pour les partis politiques arabes qui siègent aujourd’hui à la Knesset, la judéité de l’Etat d’Israël est incompatible avec le principe d’« une démocratie pour tous ses citoyens 25 ». Si Israël veut vraiment être une démocratie où règne l’égalité des droits, il doit donc accepter que sa singularité de foyer national du peuple juif s’efface au profit d’une « universa- lité » dans laquelle cette dernière ne peut que se dissoudre. Dans un article paru en 2009, Ruth Gavison, juriste de renom et lauréate du Prix Israël, a dressé un constat qui renforce l’idée d’un refus qui s’étendrait à l’ensemble de la société arabe israélienne :

« La négation d’Israël au droit d’exister en tant qu’Etat juif est devenue maintenant une position communément soutenue, et de plus en plus légitime. Parmi les Arabes israéliens, il est presque impos- sible de trouver quelqu’un qui veuille soutenir, du moins publique- ment, le droit des Juifs à l’autodétermination nationale en Terre d’Israël [...] Un tel Etat est par nature non démocratique et incapable de protéger les droits de l’homme. Ce n’est que s’il perdait son carac- tère juif, insistent-ils, que l’existence d’Israël serait justifiée 26. »

24. Benyamin Neuberger, « Etat juif et démocratique. Essai de définition », Les Temps Modernes, 2009, op. cit., pp. 19-45 (https://www. cairn.info/revue-les-temps-modernes-2009-1-page-19.htm). 25. Telle est la plateforme de Balad : « Lutter pour transformer l’Etat d’Israël en démocratie pour tous ses citoyens, quelle que soit leur nationalité ou leur origine ethnique. » 26. Ruth Gavison, « Plaidoyer pour le droit à un Etat juif », Les Temps Modernes, op. cit., pp. 46-85 (http://www.cairn.info/revue-les-temps- modernes-2009-1-page-46.htm).

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 175175 224/05/164/05/16 15:4615:46 176 LES TEMPS MODERNES La position de George Deek se situe aux antipodes de celle qui est, selon cette analyse, le lot de bien des membres de sa commu- nauté. Pour lui, c’est justement le fait qu’Israël soit un Etat juif qui fait de son existence même un « véritable défi pour le monde arabe ». Comme il le dit avec force, « un Moyen-Orient qui n’a pas de place pour les Juifs n’a pas de place pour l’humanité ». A l’heure où la persécution et l’extermination des minorités par l’Etat isla- mique menacent « de faire disparaître la diversité religieuse, cultu- relle et ethnique qui a été propre au Moyen-Orient tout au long de son histoire », le rôle d’Israël est tout à fait crucial. En tant que seul Etat non arabe et non musulman au Moyen-Orient, il reste, comme il l’a été tout au long de son histoire, porteur de cette différence irré- ductible qui fait de lui un rempart contre Daesh et sa volonté d’im- poser une idéologie unique dans cette région du monde. En outre, de toutes les minorités qui vivent au Moyen-Orient, Israël est la seule qui ait à la fois « la volonté et la capacité, y com- pris la puissance militaire », de préserver la diversité qui a fait sa richesse. C’est également, dans cette région, la seule démocratie où, en dépit de la discrimination et des disparités économiques et sociales qui subsistent, toutes les minorités ethniques et religieuses, chrétiens et musulmans — Arabes, Bédouins, Druzes, Tcherkesses et Bahaïs —, ont leur place 27. Pour le jeune diplomate, les Arabes israéliens doivent refuser l’alternative stérile qui ne donne le choix qu’entre l’assimilation et le séparatisme. Ils doivent s’engager, comme le font déjà nombre d’entre eux, dans une « troisième voie qui consiste à vivre dans l’Etat juif et à en être pleinement citoyen, non parce que cela nous a été imposé de l’extérieur, mais parce que nous l’avons choisi 28 ». Telle est la condition qui permettra de donner aux Arabes un rôle

27. Voir Eléonore Merza, « Les Tcherkesses d’Israël : “des Arabes pas arabes” », Bulletin du Centre de recherche français de Jérusalem, no 23, 2012 (http://bcrfj.revues.org/6850). Le centre mondial des Bahaïs se trouve à Haïfa où leur temple qui surplombe la ville en est devenu le symbole. Fondée au xixe siècle en Iran, leur religion qui prône l’unité spi- rituelle de l’humanité et l’égalité des religions, des peuples et des sexes, compte aujourd’hui 7 000 000 de fidèles appartenant à 2 100 groupes eth- niques et répartis dans 189 pays. 28. « De Jaffa à Oslo », op. cit.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 176176 224/05/164/05/16 15:4615:46 ÊTRE ARABE ISRAÉLIEN AUJOURD’HUI 177 de premier plan dans la société israélienne dont ils deviendront les acteurs, au même titre que leurs concitoyens juifs. Dans les temps sombres que vit Israël où les attentats terro- ristes sont presque quotidiens, le discours de George Deek et des autres Arabes israéliens 29 qui s’engagent dans la « troisième voie » redonne de l’espoir. Il suscite aussi des interrogations : la coopé- ration fructueuse qui s’est instaurée entre Juifs et Arabes dans tant de domaines peut-elle servir de modèle à l’ensemble de la société israélienne ? La diversité qui est souvent un facteur de division peut-elle devenir un « formidable catalyseur » ? Ces vastes questions restent ouvertes. Ceci dit, le combat pour la justice sociale peut réunir Juifs et Arabes autour d’une même cause. A l’heure où la résolution du conflit israélo-palestinien reste improbable, les problèmes d’ordre économique et social qui préoc- cupent tous les citoyens israéliens sont les plus urgents. Alors que l’égalité des droits est — quoi qu’en disent certains — un fait incontestable, l’égalité des chances reste un défi que doivent relever toutes les franges de la société israélienne, quelle que soit leur identité religieuse, culturelle ou ethnique 30.

Joëlle Hansel

29. Citons, parmi tant d’exemples, Khaled Abu Toameh, journaliste arabe israélien, qui a fait, en mars 2014, une conférence au Sénat où il a vigoureusement critiqué le leadership palestinien tout en jugeant la paix possible, « à condition qu’Israéliens et Palestiniens restent séparés ». 30. A l’intérieur même de la société juive, les inégalités économiques et sociales affectent particulièrement les Juifs d’origine éthiopienne ainsi que les habitants des villes de développement de la périphérie-sud d’Israël.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 177177 224/05/164/05/16 15:4615:46 Maurice Goldring

BARBÈS-BIARRITZ

Hasard ou perversité, quelques habitants de Biarritz logent aussi à Barbès. Ils partagent le temps et l’espace entre la Goutte-d’Or et la Reine des Plages. Huit cents kilomètres, cinq heures de train, bientôt quatre, une heure d’avion, des habitants qui respirent l’air marin et le carbone du boulevard Barbès. Qu’y a-t-il de commun entre ici et là ? Apparemment, rien. Biarritz est une ville touristique en bord de mer, située aux premières places dans le classement des villes romantiques. La Goutte-d’Or 1 est un quartier d’immigration et de commerces asso- ciés. La foule de Biarritz est bronzée en été, pâle en hiver. Le bronzage de Barbès traverse les quatre saisons. Les sorties d’écoles, d’églises et de cinéma sont claires en bord de mer, foncées aux bouches de métro. Les mosquées sont à un jet de pierre de la synagogue, l’église évangé- liste côtoie l’église Saint-Bernard. Dans les deux territoires, une population d’environ 25 000 habi- tants se comprime là-bas dans un mouchoir de poche, se dilate ici dans les grands espaces. La surface de Biarritz est de 11,6 km2, la Goutte-d’Or se contente de 0,37 km2. 2 200 habitants au kilomètre carré à Biarritz, 35 000 à Barbès. A Biarritz, les habitants sont plus âgés, les classes d’école ferment. 20 % des habitants ont plus de soixante-quinze ans. La proportion des jeunes diminue, car les familles peinent à se reloger sur place et l’espérance de vie blanchit les têtes. A la Goutte-d’Or, on ouvre tous les ans de nouvelles classes. La plupart des habitants sont jeunes, locataires.

1. Voir aussi mon livre, La Goutte-d’Or, quartier de France, éditions Autrement, 2006.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 178178 224/05/164/05/16 15:4615:46 BARBÈS-BIARRITZ 179

Rien de commun donc sinon l’inscription dans l’Hexagone. Sinon la notoriété. Je dis j’habite Barbès, tout le monde s’étonne. Je dis j’ha- bite Biarritz, tout le monde s’extasie. Puis, petit à petit, en cherchant, émergent des liens. Dans les deux territoires, les usagers de l’espace public ne sont pas les électeurs et les intérêts des uns et des autres sont parfois ou souvent contradictoires. Les touristes sont bienvenus à Biarritz, ils sont au cœur des activités commerciales, la source princi- pale d’emplois. Ils rendent les mois de juillet et d’août insupportables aux résidents. Ils sont là deux semaines par an et pèsent 365 jours sur les finances municipales. A Barbès, les clients, les commerçants légaux ou illégaux, tous ceux qui vivent du quartier mais ne l’habitent pas, n’y votent pas, se heurtent à la qualité de vie des électeurs-résidents : saleté des rues, bruits, difficultés de déplacement. Les élus doivent composer avec ces intérêts divergents.

Les conflits naissent de ces contradictions. La politique consiste à dégager un minimum d’intérêt général pour que la vie ensemble soit possible. Difficile ? Les deux territoires sont guettés par le repli protec- tionniste. Une ville de riches retraités avec des résidences protégées, des gardiens aux portes, des patrouilles de police. Un quartier où des visiteurs admireront l’exotisme de la misère, l’adhésion aux traditions les plus rétrogrades. Est-ce cette recherche d’équilibre constant que mènent la gauche et une alliance hétéroclite au pouvoir dans les deux territoires, à contre-courant des évolutions nationales ? A Barbès, les descendants d’immigrés récents qui sont électeurs votent généra lement à gauche. A Biarritz, sociologiquement, la droite devrait régulièrement l’emporter. Une majorité centre gauche accueillante aux logements sociaux, aux nouveautés, aux festivals, à la modernité, l’emporte contre les crispa- tions ghettoïsantes. Dans ces deux territoires, le Front national et les gauches extrêmes sont contenus.

Ces étranges échos méritent-ils une exploration ? Les « quartiers » sont trop souvent pris comme des entités fermées sur elles-mêmes. On les comprendrait mieux peut-être en les mettant en rapport avec d’autres quartiers qu’on n’appelle pas quartiers, parce qu’ils sont habités par des gens aisés ou riches. Un quartier n’existe que dans son rapport aux autres territoires, une nation est faite de ces diagonales et de ces jeux de miroirs.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 179179 224/05/164/05/16 15:4615:46 180 LES TEMPS MODERNES

TOUT BOUGE

La première caractéristique de ces deux territoires est le mouve- ment perpétuel. Les migrations à l’année, les transhumances saison- nières empêchent l’assoupissement. La Goutte-d’Or est un petit village de 23 000 habitants en constant bouleversement. Les grues des chan- tiers quadrillent le ciel. Les importantes opérations de rénovation urbaine sont saluées par ceux qui souhaitent un quartier équilibré. Elles sont réprouvées par d’intransigeants rebelles qui estiment que les com- munautés, les réseaux de solidarité et d’accueil sont détruits par l’urba- nisme modernisateur. « La mixité sociale, c’est la guerre faite aux pauvres », écrivent-ils sur les murs. Naguère, leurs ascendants ont condamné pour les mêmes raisons la destruction des bidonvilles. A Biarritz, ville de 25 000 habitants, une étrange convergence entre des patriotes attachés au patrimoine et une droite recroquevillée s’oppose à la construction de nouveaux logements sociaux qui ne peuvent être que des « cités » dangereuses. Ainsi la mixité sociale est- elle une guerre faite aux pauvres à Barbès, et une guerre faite aux riches à Biarritz.

Le mouvement des vagues détruit le littoral et porte les surfeurs. Les mouvements de population rongent les frontières et libèrent les esclaves. Ils sont des sources de développement, des moyens de survie, d’enrichissement, de libération. Pour les uns enrichissement et ouver- ture, pour les autres nuisance, concurrence, menaces. Les mouvements de population liés au tourisme sont inhérents au développement touris- tique de Biarritz. La population statique en vit et se plaint de ce qui la fait vivre. Elle se plaint des envahissements, des concerts bruyants, des jeunes qui consomment on ne sait quoi sur les plages. Pourtant, son niveau de vie, ses emplois sont liés au tourisme. Sans tourisme, pas d’emplois permanents ou précaires, pas de petits boulots d’été. Sans tourisme, la valeur du patrimoine immobilier chute brutalement. Le tourisme, première industrie, est accusé de dénaturer les côtes, de transformer les cultures locales en folklore. Il coupe les villes côtières d’un « authentique » Pays basque. Il empêche les enfants des habitants de se loger. Il permet des équipements sportifs et culturels hors norme qui sont à la fois une chance et un poids financier. Sans commerces, la Goutte-d’Or est un ghetto.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 180180 224/05/164/05/16 15:4615:46 BARBÈS-BIARRITZ 181 Entre les deux, lequel mérite le plus le nom de quartier en mouve- ment ? Barbès certainement. Il fut d’abord quartier d’accueil des Français de province venus construire le Paris de Haussmann. Il connut ensuite l’immigration issue du Maghreb, de l’Afrique noire et, plus récemment, de l’Europe centrale. Les immigrés se dirigent naturelle- ment vers les lieux où des amis les ont précédés, où les logements sont bon marché, où il est possible de trouver des emplois licites ou illicites, où l’on peut vendre, échanger, survivre. Les trottoirs sont étroits, les logements petits, les terrasses rares. Aujourd’hui, la Goutte-d’Or est un marché ethnique en gros et en détail pour toute l’Ile-de-France. Les vendeurs à la sauvette gâchent la vie des commerçants qui ont pignon sur rue. Les commerces ethniques chassent les commerces de proximité traditionnels. Les boutiques de téléphone, de coiffure, les boucheries hallal, les épiceries exotiques créent de monstrueux embouteillages. Ces commerces licites et illicites (drogues, cigarettes de contrebande, contrefaçons) s’agglutinent sur les trottoirs entre Barbès et Château-Rouge et rendent le déplacement des piétons difficile. Les accès au métro Barbès-Rochechouart et Château- Rouge sont parfois de lents embouteillages. En même temps, la Goutte-d’Or est l’un des endroits de Paris où les loyers sont les plus bas et le quartier attire aussi une population des couches moyennes qui préfèrent un quartier tumultueux à une banlieue lointaine.

A Biarritz, comme à Barbès, les élus doivent en permanence cher- cher l’équilibre entre les vagues saisonnières, les marées commerciales, ceux qui en vivent et ceux qui votent. Les habitants sont invisibles et minoritaires dans l’usage et le partage de l’espace public. Mais ce sont eux qui votent, qui dirigent les associations, qui pétitionnent, qui militent, qui envoient des lettres aux journaux, savent se faire entendre, réclament un retour sur leurs investissements politiques ou citoyens. Les politiques qui gèrent ces territoires de France doivent réconci- lier l’irréconciliable : le flux et la tranquillité, le nombre et l’individu. Ces contradictions peuvent nourrir le désespoir, le pessimisme, la colère, le sentiment d’impuissance, et de ce gouffre naissent le vide de la pensée et les zones blanches de solutions. Pour envisager un avenir moins morbide, mieux vaut penser ces contraires non comme des catastrophes, mais comme des frottements, des mutations, des creusets qui forgent les sociétés de demain. L’avenir du Pays basque, ce n’est pas Ramuntcho, ce ne sont pas les petits villages colonisés par les

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 181181 224/05/164/05/16 15:4615:46 182 LES TEMPS MODERNES urbains, mais un développement économique et culturel où le local devra s’adapter pour survivre. L’avenir de la Goutte-d’Or n’est pas une concentration de misère, d’exotisme et d’immeubles insalubres. Il faudra se moderniser pour survivre.

MIXITÉ SOCIALE

L’Hôtel du Palais, le bar du Bristol, la terrasse du Radisson vous hissent dans le luxe. A la Goutte-d’Or, Tati, Guerrisoldes et les restau- rations rapides vous plongent dans les catacombes des catégories sociales. Ces assignations spectaculaires permettent les simplifications. L’Hôtel du Palais fait de Biarritz une ville de riches. Les bouis-bouis de Barbès font de la Goutte-d’Or un quartier de pauvres. L’INSEE, piqué au vif, répond que 70 % des habitants de Biarritz ont un revenu qui leur permet d’accéder à un HLM. La Goutte-d’Or est un quartier de pauvres, mais l’INSEE rebelle répond qu’une partie de la population est bien intégrée. Tellement bien même que certains craignent l’em- bourgeoisement du quartier. L’ancienne rue des Gardes rebaptisée rue de la Mode préfigure la transformation du quartier en nouveau Marais. La brasserie face au métro Barbès a ouvert au printemps 2015. Les signes d’embourgeoisement se multiplient. Les prix relativement bas de l’immobilier attirent de nouveaux habitants dans la Goutte-d’Or. Au recensement de 1999, les ouvriers étaient trois fois plus nombreux que la moyenne parisienne et les cadres deux fois moins nombreux. En 2007, l’embourgeoisement du quartier se reflète dans les statistiques : la proportion de cadres a augmenté, les employés et les ouvriers partent. Ils sont passés de 18 % à 4 %. Le quartier reste populaire en raison de l’importance du logement social et de son attractivité com- merciale. Dans la Goutte-d’Or, l’un des objectifs affirmés de la Zone de sécurité prioritaire (ZSP) est de maintenir sur place la population des couches moyennes qui supportent mal la saleté, la prostitution, le trafic et la consommation publique de drogues.

Biarritz semble plus assurée dans son identité sociale. Elle est une ville touristique chère. Dans les rues du centre, Hermès, Lacoste, Bompart ont colonisé les vitrines. Les commerces de proximité sont chassés par les marques. Les banques, assurances, agences immobi- lières complètent les devantures. Le mètre carré flambe. Les Biarrots et Biarrotes ne peuvent plus se loger en ville, ils vont plus loin, dans

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 182182 224/05/164/05/16 15:4615:46 BARBÈS-BIARRITZ 183 l’arrière-pays qui ne porte pas le nom de banlieue. Les écoles se vident, les familles s’en vont, les volets des résidences secondaires ne s’ouvrent qu’au soleil.

La mixité sociale est un souci, un sujet, un problème, à Barbès comme à Biarritz. Pour 20 000 habitants, chaque territoire dispose d’une salle de cinéma, Le Louxor à Barbès, Le Royal à Biarritz. Les noms parlent. L’Egypte pour le cinéma du quartier à centralité immigrée du monde arabe. Le Royal pour la Reine des plages et la plage des Rois. Les bobos, les ambassadeurs, les écrivains, les universitaires, les chercheurs, les journalistes, les cinéastes, les peintres, les musiciens, les sociologues surfent sur une vague qui les porte comme la marée porte les yachts dans les ports de plaisance. Ils se distinguent des vacanciers, des touristes, qui avancent avec leurs enfants à la queue leu leu sur les étroits trottoirs de Biarritz, achètent des cartes postales avec le rocher de la Vierge et les vagues hurlantes, des jeux de plage et des livres de vacances. A la Goutte-d’Or, les bacs +6 ou +7 sont portés par des migrants qui savent à peine parler le français, qui achètent des produits cancéri- gènes pour éclaircir la peau, qui vendent des contrefaçons, achètent de la malbouffe. Partout, ici ou là, les classes moyennes et intellectuelles surnagent, se distinguent.

A Barbès, dit Jeanne Labrune, dans Visions de Barbès, les misé- rables sont si nombreux qu’on vit en apprenant à se défendre d’eux. Si on donne à l’un, on est injuste envers les autres. A Biarritz, on satisfait sa mauvaise conscience en donnant une pièce à un jeune qui fait la manche pour prendre l’autobus, « un euro pour mon ticket s’il vous plaît ». A Barbès, on ne peut pas satisfaire sa conscience à si bas prix. On enjambe le cul-de-jatte dans l’ascenseur, on s’écarte pour laisser passer la mendiante araignée, le mendiant sans bras ni jambes sur une planche à roulettes pour qui le boulevard Barbès est un skateboard. Les amis de Jeanne Labrune ne vivraient pour rien au monde dans un quartier pareil. Sale, plein de mégots, de papiers gras. Un quartier où les habitants n’appellent jamais le service des encombrants. Ses amis veulent être entourés de propreté, saluer les gens convenables qui connaissent le bon boucher. Qui pourrait leur donner tort ? A Biarritz en été, les poubelles débordent, sont entourées de mégots et de papiers gras. La navette se remplit de touristes, de planches de surf, de poussettes, de parents, de grands-parents,

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 183183 224/05/164/05/16 15:4615:46 184 LES TEMPS MODERNES d’étrangers qui demandent où descendre et les habitués qui occupent les places assises les renseignent avec ardeur. A la Goutte-d’Or, les bus explosent de touristes, de Caddie, de poussettes. Les touristes brandissent des plans, regardent les stations qui s’allument, rassemblent les enfants et ferment leur sac. A la Goutte-d’Or, les pharmacies débordent de produits éclaircis- sants. A Biarritz, elles débordent de produits bronzants.

Comment reconnaît-on un quartier en mouvement ? A l’inquié- tude de ses habitants. Immigrés récents sans papiers, ils rasent les murs. Immigrés moins récents, ils veulent partir dans des lieux plus conformes à leur ascension sociale. Intégrés intellectuels bac +6, artistes et chercheurs, musiciens et cinéastes, ils voudraient l’exotisme d’une centralité africaine et la tranquillité de la place des Vosges. A Biarritz, on dit tellement aux habitants que c’est une ville de riches que s’ils habitent un appartement ou une maison, ils se sentent cou- pables. A cause d’eux les familles vont se loger à Arcangues ou Urrugne, Cambo ou Saint-Pee-sur-Nivelle. L’été, ils sont irrités par les estivants qui occupent l’espace public et guettent les plaques 64 pour montrer qu’elles sont devenues minoritaires. L’inquiétude des clients de l’Hôtel du Palais est moins visible.

IDENTITÉ

Les commerces sont les premières cartes d’identité. Ils sont les traits ethniques les plus spectaculaires. Vous pouvez cacher votre figure, votre langue, vos croyances. Vous ne pouvez pas dissimuler les vitrines. Des amis viennent habiter chez vous deux ou trois semaines. Les premiers renseignements porteront sur les lieux d’achat, où trouver du pain, du lait, des médicaments, du fromage, de la charcuterie. Ensuite, viennent les lieux de culture, les musées, les médiathèques. Mais d’abord le commerce.

A Biarritz, les restaurants maghrébins et africains se remarquent. Les boutiques casher ou hallal manquent. A Barbès, pour pénétrer dans une boucherie qui vend du jambon, des rôtis de porc, il faut traverser le boulevard. Il faut traverser aussi pour la fromagerie d’antan, munster, livarot, maroilles. Pas trois cents mètres, mais il faut néanmoins fran- chir la frontière. A Biarritz, pour le boucher et le fromager, le bou-

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 184184 224/05/164/05/16 15:4615:46 BARBÈS-BIARRITZ 185 langer d’antan, il faut prendre la voiture, ou marcher au moins cinq cents mètres. La même distance à la Goutte-d’Or vous fait quitter le quartier et vous fait dire que les commerces familiers ont disparu, à Biarritz on retrouve ces commerces familiers sans quitter la ville. Ce n’est donc pas la distance qui crée les frontières. Les commerces de bouche en priorité. Vous ne pouvez pas acheter des aliments et fréquenter des restaurants sans révéler l’intime. A Biarritz, chez Pilou, le patron donne le lieu où ont été plantés les cèpes et les truffes. Pied de cochon, poissons de saison, accent de la région, serveuse, toujours accorte, qui accueille les personnes âgées par un « bonjour jeune homme » sonore. Même atmosphère d’appartenance chez Hernani. Cidrerie, morue, lomo, patxaran et manzana. Le tou- risme envahissant exige sa ration d’authenticité, les danses basques, les chœurs d’hommes dans les églises, les sports de force, le fronton, la pelote. Jamais les touristes n’en sont rassasiés.

Les traditions les plus récentes deviennent objets de résistance à la mondialisation, au fric bétonneur. La Goutte-d’Or authentique est celle des migrations africaines. Si dans le quartier arrivent de nouvelles migrations d’Asie ou d’Europe de l’Est, des usagers de drogue qui ne comprennent que le russe, ils sont chargés de tous les maux, le deal, les réseaux, les contrefaçons, ce sont eux, les nouveaux arrivants d’Afrique noire ou d’Europe de l’Est. Les Roumains, les Roms, les enfants men- diants. Ils étalent leurs produits sur les trottoirs, devant les épiceries africaines, les coiffeurs, les produits éclaircissants, les bananes plan- tains, et les querelles ne cessent pas. Les jeunes Biarrots quittent la côte pour trouver du travail, pour les études, pour les rencontres. Ils ont souvent la nostalgie du pays où ils ont grandi et aspirent à y revenir. On vit rarement à la Goutte-d’Or parce qu’on aime le quartier. On n’aime pas mais on reste. Parfois, à force d’habiter, on finit par aimer. Les migrants y trouvent des loge- ments à bon marché, des réseaux pour du travail. Les intégrés dénichent des logements meilleur marché, au centre de la capitale. Quand ils auront des enfants, ils partiront. Ils reviendront acheter un pain rond, une galette de ramadan, chercher des nouvelles du pays. Les couches moyennes survivent dans la Goutte-d’Or en évitant les nuisances ou en devenant des militants de la mixité sociale, de la prévention contre la politique sécuritaire, de l’accueil généreux contre le repli égoïste. Héros, militant, courageux, impliqué, chaque pas est un acte, chaque parole est un appel, chaque regard une invitation. Ces militants tiennent

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 185185 224/05/164/05/16 15:4615:46 186 LES TEMPS MODERNES le quartier debout. Ils sont patriotes à leur manière et lorsque l’un des leurs s’en va, ils le considèrent parfois comme un déserteur. Ceux qui restent estiment avoir le droit d’attribuer une carte de résident. D’autres patriotes mettent en avant d’autres critères : soutenir la mixité sociale à la Goutte-d’Or, se féliciter de la destruction de taudis mortifères, applaudir les centres de musique, les nouvelles brasseries, les instituts culturels, vous range dans la catégorie des envahisseurs bobos qui n’ai- ment pas Barbès. Si vous n’aimez pas, partez.

A Biarritz, pour les abertzale, un certain nombre d’indicateurs vous donnent le droit d’appartenance. Soutien à la langue basque, ins- cription des enfants dans une ikastola, reconnaissance d’une spécificité identitaire du territoire, adhésion aux frontières historiques d’un terri- toire sacré, baptisé par le sang des etarras, demande de rapprochement des anciens etarras. Pour être classé touriste : émettre des doutes sur l’avenir d’une langue basque qui est de moins en moins employée et prend le statut de langue étrangère, se demander pourquoi une double signalisation alors que tout le monde comprend les noms en français, poser des questions sur les replis identitaires et la préférence régionale. N’importe laquelle de ces questions vous range dans la catégorie des étrangers, des « de quoi je me mêle, si vous n’aimez pas, partez ». Les différents groupes de pression attribuent des définitions à leur territoire qui permettent d’obtenir des droits et des privilèges supplé- mentaires. Les organisations nationalistes, sociales, politiques ou culturelles détiennent le label, décident qui est un « vrai » Basque ou un touriste. Biarritz est en équilibre permanent entre une ville stigma- tisée comme étant cosmopolite et une ville au cœur du Pays basque. Le nom, l’adresse, la maîtrise de la langue basque peuvent intervenir dans les recrutements. A Barbès, la notion d’authenticité n’est pas moins contraignante. La modernisation, la construction de nouveaux immeubles, la mixité sociale, les nouvelles immigrations sont des « dangers » pour les tradi- tions. Et pour les emplois. Les subventions et les places doivent tenir compte de l’adresse et des engagements dans la vie locale. Les lieux culturels doivent-ils sauvegarder les traditions ou se hisser à l’excel- lence qui dépasse les murs et brouille les frontières ?

Que rien ne bouge, que les voitures se figent, que le train à grande vitesse s’arrête à Tours, que les cafés ferment à 22 heures, que les fêtes populaires, casetas à Biarritz, fêtes de Bayonne, fêtes de la Goutte-

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 186186 224/05/164/05/16 15:4615:46 BARBÈS-BIARRITZ 187 d’Or, soient pointées du doigt comme des nids d’alcool, de drogues, de nuisances. Que les frontières se ferment. Le commerce doit rester local, bergers, fermes biologiques. Les marques de luxe icones de la mondia- lisation sont dans les boutiques à Biarritz, dans la rue à Barbès, mais, en vitrines ou sur les trottoirs, elles insultent la France dite profonde. Des voix, souvent extérieures, regrettent les bouleversements qui modifient le « village » de Barbès. Les « vrais » Basques pensent que Biarritz n’est pas une ville basque. Entre les villes côtières qui vivent du tourisme ouvert professionnellement sur le monde et ses multiples fonctions, habitat, communication, spectacles, festivals, et l’intérieur qui demande que les emplois soient réservés aux autochtones, la coexistence est tendue. Faut-il parler basque pour exercer une profes- sion médicale dans les cliniques ? Un nationalisme poussif demande le maintien d’une ruralité dépassée. « Le Pays basque est une belle région et les Basques amoureux de leur région sont attachés à leurs tradi- tions. » C’est ainsi que le site d’Atlantico présente le refus du maire d’Arcangues de marier un couple du même sexe. C’est en évoquant les « frontières sacrées » du Pays basque que les élus socialistes proposent un regroupement identitaire des communes.

INTÉGRISMES

Un djihadiste attaque le commissariat de la rue de la Goutte-d’Or. Le quartier est bouclé, les images familières occupent les écrans pendant tout ce 7 janvier 2016. A Biarritz le 28 mai 2015, une dizaine d’armes et plusieurs kilos d’explosifs et de composants pouvant servir à leur confection ont été trouvés rue de la Poste, en plein centre-ville, deux personnes sont arrêtées. La télévision régionale consacre trois minutes au fait, les chaînes nationales l’ignorent. Un fourgon de police stationne devant l’immeuble, la rue de la Poste n’est pas fermée, les gens passent. La ville reste tranquille, les politiques se taisent, les habitants ne s’in- quiètent pas. Il y avait pourtant de quoi faire sauter le quartier. Il faut bien se résigner : un danger familier est moins dangereux qu’un danger étranger. Mais en quoi les uns et les autres sont-ils plus ou moins fran- çais ? Les etarras et leurs explosifs refusent d’être français, ils veulent être indépendants. Les djihadistes sont français par le sol et par le sang.

Des élus de tous bords vont manifester pour le rapprochement des prisonniers basques. Un prisonnier basque condamné pour avoir tué un

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 187187 224/05/164/05/16 15:4615:46 188 LES TEMPS MODERNES gendarme aurait-il des privilèges par rapport à un prisonnier « fran- çais » emprisonné pour trafic de drogue ? Jamais les habitants de la Goutte-d’Or, ses élus, ses associations n’ont manifesté en faveur du rapprochement des terroristes islamistes de leur famille. Constatons que les frères basques des djihadistes obtiennent une solidarité eth- nique que la population de la Goutte-d’Or refuse aux terroristes.

Des voiles partout à la Goutte-d’Or. A Biarritz, des bonnes sœurs avec coiffes, robes jusqu’aux chevilles, et des prêtres ensoutannés, les boutons descendent jusqu’aux semelles. C’est le diocèse de Mgr Aillet dont la première décision, quand il est arrivé à Bayonne, a été d’ex- clure les filles des enfants de chœur. Depuis, un prêtre orthodoxe et intégriste est tombé amoureux, Il a été muté. Aussi faible que le moine boudhiste de la rue Polonceau qui a rejoint une belle à Berlin. Il ne faut jamais désespérer des hommes, ils sont plus riches que tous les désespoirs, moins mauvais que tous les pessimismes. Mgr Aillet, évêque de Bayonne, haute figure de la réaction cléricale, organise un colloque avec le soutien financier d’organisations nord- américaines opposées à l’avortement, qu’il compare au génocide nazi. Une contre-manifestation citoyenne, laïque, républicaine — chrétiens progressistes —, rassemble quasiment toutes les forces politiques de la ville, à l’exception de l’UMP, quelques centaines de personnes sont ras- semblées Place Clémenceau. Pas de police. Aucun uniforme à l’horizon. Tous les commerces sont ouverts. On se connaît, on s’interpelle, on se félicite.

Samedi 19 juillet 2014. A l’appel d’organisations de soutien aux Palestiniens se tient une manifestation interdite à Barbès. Près du métro. Entre Château-Rouge et Barbès. Chez moi. Pendant deux heures, fenêtres ouvertes, j’entends les explosions des grenades lacrymogènes, les effluves de Mai 68. Quelques milliers de manifestants. Les casseurs sont convaincus qu’en venant ici pour détruire les distributeurs et les abribus en signe de solidarité pour les Palestiniens, ils obtiendront natu- rellement la sympathie du quartier. Erreur totale. Les musulmans qui travaillent ou qui habitent ici craignent plus que les autres Français l’im- portation du conflit du Moyen-Orient. Ce sont eux qui ont le plus à perdre. Economiquement par les fermetures de commerces et leur dégra- dation. Moralement, pour le risque d’une stigmatisation accrue d’un quartier « dangereux ». Politiquement, parce qu’ils sont intégrés dans la

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 188188 224/05/164/05/16 15:4615:46 BARBÈS-BIARRITZ 189 société française et ne veulent pas en être séparés par une minorité fié- vreuse. Les commerçants sont à leur porte et regardent avec envie les vendeurs à la sauvette qui, d’habitude poursuivis par la police, travaillent aujourd’hui protégés par les cars de CRS. Le soir, je demanderai à Guichi, le restaurant casher de la rue Myrha, s’il y a eu du grabuge chez lui. Le patron me répond : « Pas du tout. Comment voulez-vous qu’il y ait du grabuge ici, nous sommes tous dans le quartier arabe, voyons... » On demande au tailleur africain où il part en vacances. Au pays, bien sûr. Quel pays ? En Ile de France, quelle question...

Il y a plus de communautarisme au Pays basque qu’à Barbès. Les musulmans n’ont pas de partis politiques, pas d’écoles confession- nelles. Les personnes des quartiers défavorisés ont un impérieux besoin des services publics. Dans leur vie quotidienne, ils envoient leurs enfants dans les écoles de la République et réclament davantage de classes, davantage de mixité sociale. Les services publics sont présents avec les agences pour l’emploi, les services de santé, les commissa- riats. Les habitants fréquentent des médecins du Maghreb, des ensei- gnants venus d’Algérie, des infirmières africaines et du tiers monde, des policiers des Antilles. Ils ont tous les jours, dans leur vie quoti- dienne, des exemples d’intégration réussie. Les nationalistes basques récusent ce modèle, ils proposent aux élections des partis autonomistes ou indépendantistes, réclament et obtiennent des écoles bilingues. Le creuset est à Barbès, le repli identitaire au Pays basque.

SÉCURITÉ, DÉLINQUANCE

Quant à la question de la sécurité, de la délinquance, la Goutte- d’Or l’emporte haut la main, semble-t-il. Voyons. Le refrain est lanci- nant. La sécurité est la première des libertés. Si vous vous endormez la peur au ventre parce que derrière les arbres rôdent des prédateurs, si vous cousez la bourse de tissu qui contient les quelques billets ou la carte bleue pour les courses derrière la ceinture du pantalon parce que d’habiles mains étrangères se faufilent dans les poches béantes, si vous regardez derrière vous sans pouvoir profiter des chutes du Niagara ou des vitrines de Noël, si votre poitrine se gonfle, votre pouls s’accélère, chaque fois que vous entendez des pas sur le bitume, si vous prenez un taxi blindé pour rentrer chez vous après le spectacle, la vie vaut-elle

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 189189 224/05/164/05/16 15:4615:46 190 LES TEMPS MODERNES encore la peine ? En supposant même dans ces conditions que vous soyez encore en pleine santé ? Les candidats aux postes d’élus de la République le savent bien et ne plaisantent jamais à ce sujet. Les cimetières des vaincus du suffrage universel sont remplis de cadavres de postulants qui avaient placé dans leurs discours l’expression « sentiment d’insécurité » au lieu de surfer sur les peurs. Eliminés ceux qui avaient essayé de raisonner sur le sujet. Ecrasés ceux qui avaient affirmé, chiffres à l’appui, que les voitures tuent plus que les requins, et pourtant les requins font plus peur que les voitures, pourquoi ? Ces raisonnements sont bons pour les non-candi- dats. Vous vous présentez pour un poste de conseiller municipal ou de président de la République, désormais vous porterez l’insécurité comme Jésus portait sa croix.

Les chiffres et les statistiques sont impuissants.

Que la peur du crime ne dépende pas de son abondance peut se véri- fier en tissant les liens entre Biarritz et Barbès. Les habitants de Barbès n’ont pas plus peur que les Biarrots, alors que la Goutte-d’Or est un chaudron d’incivilités. Les habitants de Biarritz ne sont guère plus tran- quilles que les Barbésiens alors que Biarritz, si l’on excepte les fraudes sur l’impôt et les voitures sur les trottoirs, est une oasis de respect mutuel. L’expression des craintes sécuritaires sont étonnamment sem- blables. L’insécurité traverse les frontières et les territoires. Sud-Ouest du 28 août 2014 : le maire de Biarritz, Michel Veunac, est satisfait du nouveau système de prévention et de sécurité mis en place en juin sur le « front de la délinquance et des incivilités ». Police nationale, CRS, police municipale, BAC, sont désormais coordonnés. Un conseil local de sécurité et de prévention fera un bilan régulier de leur activité. Des caméras de surveillance filmeront les vagues. A la Goutte-d’Or, Daniel Vaillant, alors maire du 18e, et Manuel Valls ont mis en place une Zone prioritaire de sécurité qui regroupe la police nationale, les CRS, les douaniers, la justice et les services d’hygiène. Un conseil local de sécu- rité fera un bilan régulier. A intervalles réguliers, les maires, les ministres visitent les rues et les plages, le jour, la nuit, ils répondent aux doléances des habitants avides d’uniformes.

Pour nous débarrasser des idées reçues, un bon jumelage vaut mieux que mille démonstrations.

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 190190 224/05/164/05/16 15:4615:46 BARBÈS-BIARRITZ 191 A Paris, le chauffeur de taxi qui me ramène rue Polonceau me dit : « C’est bizarre, quand je raccompagne des clients rue de la Pompe ou avenue Foch, ils me demandent toujours d’attendre qu’ils soient ren- trés dans l’immeuble, on ne sait jamais. Quand je raccompagne des clients à la Goutte-d’Or, jamais ils ne me demandent d’attendre. » C’est un quartier où il ne se passe jamais rien de dangereux, il y a trop de monde, trop de policiers et dès qu’un incident éclate, tout le monde intervient. Autre version de la définition du quartier par Guichi : « C’est un quartier arabe, ici. »

A Barbès, les mendiants sont partout, près des distributeurs de banque, des sorties de magasins, de la mosquée. Des femmes voilées, certaines âgées, des femmes de l’Est avec leurs enfants. Des hommes robustes avec une pancarte, « j’ai faim ». Des hommes avec moignons, pansements, déformations monstrueuses. A Biarritz, les mendiants se trouvent à la sortie des églises, des grands magasins. Ils ont souvent des chiens, des anneaux au nez et aux oreilles. Quand ils montent dans la navette gratuite, les habitués froncent les sourcils. C’est Biarritz quand même. A l’association humanitaire Zuekin, à l’Hôtel social, des lieux d’accueil pour les naufragés, l’arrivée de la mendicité d’Europe centrale — Polonais, Russes, Albanais — crée des tensions avec la mendicité d’Europe occidentale ou méridionale. Les commerçants se plaignent. Dans les galeries commerciales, les mendiants chassent les clients. Il y a des bagarres dans les parkings. Dans les galeries commerciales, les vigiles privés font régner l’ordre.

A la Goutte-d’Or, certains endroits sont plus chauds que d’autres. Des habitants excédés lancent des bassines d’eau sur les pisseurs et les vendeurs qui se disputent. Pour la majorité des résidents, ces aspérités sont lointaines. Les portes se blindent, les télécommandes remplacent les clés. Il suffirait de légaliser les drogues pour que les halls d’im- meubles redeviennent des lieux de passage pour poussettes, enfants braillards, couples amoureux, visiteurs du soir. En attendant, la prohi- bition entretient les entrelacs entre gendarmes et voleurs. Encore que la consommation en groupe en bas des immeubles de drogues légales, tabac et alcool, provoque des affrontements qui ne sont pas moins vifs.

Les fêtes de quartier, l’énorme fête de Bayonne, les casetas qui débordent sur toute la côte, le bruit, l’odeur de pisse, les poubelles qui vomissent. Le lendemain, nettoyage en grand et la normalité

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 191191 224/05/164/05/16 15:4615:46 192 LES TEMPS MODERNES reprend. C’est pareil, sauf que ces fêtes sont fugitives. C’est comme ça tous les jours dans certains secteurs de la Goutte-d’Or. Les riverains déplorent les rassemblements de la Grande Plage, si belle le jour avec ses tentes, ses parasols, ses enfants bronzés, les parents admiratifs, les grands-parents béats. Si belle le jour. Le soir, les jeunes, c’est-à-dire les enfants bronzés qui ont grandi, se sont éman- cipés, sortent en bande pour boire de l’alcool, fumer des produits nocifs, s’attrouper autour d’une guitare, crier, faire du bruit, attirer des uniformes, parfois se battre, les gendarmes interviennent. Les habitants de la ville ont les nerfs à vif, réclament plus d’uni- formes sur la Grande Plage. Davantage de patrouilles. De ces inci- dents, on ne parle guère, même dans les pages locales du Sud-Ouest. La mairie reçoit des lettres de gens qui se plaignent des jeunes qui boivent et fument, les commerçants déplorent la mendicité autour de leurs boutiques. Les élus doivent prendre le courrier sur ce sujet au sérieux, autant à Biarritz qu’à Barbès.

L’insécurité vient d’ailleurs. Eric Lejoindre, le nouveau maire du 18e, interviewé sur les émeutes et les casseurs, donne une indication : les jeunes du quartier n’ont pas participé aux exactions. Parmi les per- sonnes arrêtées, ils sont une petite minorité. Quand je me rends au commissariat de Biarritz pour demander des éclaircissements sur un incident à la Grande Plage, on me répond qu’il y avait quelques jeunes avinés pris dans des embrouilles, que la police avait dû utiliser des pis- tolets lacrymogènes. Rien de bien grave. Et puis ajoute la policière qui me reçoit : « Ce n’étaient pas des gens d’ici, vous comprenez. » Je lui dis : « Lucie n’est pas d’ici non plus. — Non, dit la policière, votre petite-fille, ce n’est pas pareil. Vous comprenez ? » A Biarritz comme à Barbès, s’il y a des embrouilles, elles ne sont pas dues aux gens du quartier, mais à des gens « qui ne sont pas d’ici ». Si tout le monde restait chez soi, il n’y aurait pas d’embrouilles. Les gens du quartier sont tous des gens paisibles et respectueux de la loi. Dès que les gens voyagent, les ennuis commencent. D’ailleurs, qui sont les incarnations suprêmes de la délinquance ? Les gens du voyage.

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Selon le géographe Jacques Lévy, les sociétés modernes se partagent entre deux groupes difficiles à réconcilier : d’abord ceux qui, par leur lieu d’habitation, leur travail, leur mode de vie, sont ouverts au monde, se

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 192192 224/05/164/05/16 15:4615:46 BARBÈS-BIARRITZ 193 montrent ainsi plus inventifs, plus productifs et jugent les ouvertures de manière positive. L’autre groupe, par son adresse, son passé, sa forma- tion, son idéologie, ne peut ou ne veut pas tirer parti de cette ouverture. Le premier groupe, que Jacques Lévy appelle « la classe créative », tend à occuper le centre des grandes villes. Le second groupe, pas toujours formé des plus pauvres, s’exclut du premier groupe, quitte le centre pour une périphérie toujours plus lointaine et forme la population la plus insa- tisfaite. D’un côté les citadins qui sont français, européens et citoyens du monde ; de l’autre les nostalgiques de l’Etat-nation comme intermédiaire obligé des relations sociales. Et pour qui les autres administrations trans- nationales sont hostiles et incompréhensibles.

Pour le second groupe, Bruxelles et l’immigration sont devenus les boucs émissaires de leurs malheurs et de leurs frustrations. Ils ont peur du premier groupe. Ils ont peur de ce qui est différent, nouveau, ouvert. Pour le premier groupe, les centre-villes sont des lieux de mixité et de création. La périphérie est plus conservatrice. Partout, ces centres sont l’avenir du pays et des régions. Ils n’ont pas à avoir honte, à s’excuser d’être ce qu’ils sont. « Ils représentent l’horizon souhaitable pour toute la société », dit Jacques Lévy. On ne reviendra pas en arrière, vers une France rurale de petits clochers, « douce France de mon enfance », ni vers la France industrielle des mines et des usines. Biarritz et la Goutte-d’Or font partie du premier groupe. Ouverts au monde par nature et par nécessité. Se fermer, c’est mourir. Dans ces villes-monde, les minorités sont la majorité : les étrangers, les touristes, les migrants, les homosexuels, les artistes, les étudiants. Dans ces deux circonscriptions, le Front national est tenu en haleine, l’extrême gauche stagne au-dessous de 5 % et l’extrême nationalisme fait du sur-place. L’intégrisme religieux de Mgr Aillet provoque de vives réactions, les équipes politiques municipales sont formées des alliances entre gauche et centre et société civile. L’intégrisme identitaire est plus présent ici qu’au Nord. Ces territoires, nous dit-on, ont une forte identité et il faut la protéger. Protection, identité, les mots se répètent, défilent. Ils tra- duisent une panique devant la montée des mouvements identitaires dont on croit se protéger en reprenant les angoisses.

La politique consiste à créer un intérêt général entre des intérêts divergents, parfois contradictoires. Il est de l’intérêt de tous, donc aussi des moins démunis, de maintenir à flot la partie de la population qui se noie. Et il est de l’intérêt de tous, donc aussi des plus démunis, de vivre

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 193193 224/05/164/05/16 15:4615:46 194 LES TEMPS MODERNES dans des sociétés et dans des quartiers où une classe moyenne, édu- quée, salariée, entreprenante, accepte de partager l’espace et les res- sources. Le peuple parle parfois avec haine, avec rancœur. Le repli égoïste, c’est la guerre civile et dans une guerre civile, les plus pauvres, les plus faibles, sont les premières victimes. La recherche constante de compromis sociaux, culturels, c’est la politique au sens noble. Le compromis est un chemin tracé par tous. Ici et là, sur la mappemonde, les zones vertes se rétrécissent et des zones brunes ressurgissent. Une politique qui ne tient pas compte de ces menaces est aveugle. La politique aujourd’hui construit la société de demain. Si elle cède aux avidités égoïstes, aux replis identitaires, aux « tisseurs » de barbelés, elle détruira les forêts et édifiera des murs frontaliers. Des murs où dans le béton frais on plantera des tessons de bouteille. Là où on laisse se construire des ghettos de luxe, il faut multiplier les gardes armés, les caméras, les méfiances et les peurs. Telle est la bataille qui se mène tous les jours à la Goutte-d’Or et à Biarritz. Une partie de la population des deux rives s’arc-boute pour empêcher les dérives vers le ghetto. Avec des succès et des échecs. L’équilibre ne s’obtient qu’à grands coups de pédaliers.

Les mouvements de retrait crispé se développent dans les pays européens. Ils veulent détricoter l’Europe, fermer les frontières à tout ce qui est étranger, purifier les populations. Les spéculations et les cri- minalités financières se jouent des frontières, le réchauffement de la planète passe les douanes, tous ces défis nécessitent des solidarités à l’échelle planétaire et les nationalismes carrés installent des péages. Dans certains pays, les territorialistes, les purificateurs, arrivent au pouvoir. Malheur d’abord à ceux qui sont à l’intérieur. Dans nos pays d’Europe occidentale, les partis territorialistes représentent désormais un danger réel. Ils sont d’autant plus dangereux que les partis univer- salistes et républicains croient pouvoir leur résister en reprenant leurs peurs. Barbès et Biarritz nous disent tous deux, à leur manière, qu’il est possible de résister à ce repli mortifère.

Maurice Goldring

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 194194 224/05/164/05/16 15:4615:46 Micheline B. Servin

KARL KRAUS, ÖDÖN VON HORVÁTH, EDUARDO DE FILIPPO, LA MODERNITÉ À CONTRE-MODE

Centenaire de la Première Guerre mondiale étant, la Comédie- Française a programmé au Vieux-Colombier, sa seconde salle, l’adapta- tion d’un texte sans équivalent dans la littérature historienne ou générale. Rédigé entre 1915 et 1917, comptant quelque sept cent cinquante pages, dans l’édition en français 1 , l’opus, que son auteur qualifiait de « théâtre martien », est composé de cinquante-cinq scènes dialoguées et de didas- calies. Une traversée de la Première Guerre mondiale, que l’adaptation concentre à Vienne, de ce fait sur les gens et leurs attitudes, leurs mots, que l’auteur a observés et recueillis. Un plaidoyer virulent contre la guerre, la bêtise ordinaire et la culture de la haine. Les Derniers Jours de l’humanité de Karl Kraus, conception et mise en scène de David Lescot. David Lescot a conçu la théâtralisation d’un cabaret musical. Dans le grand cadre doré au lointain, un miroir dans lequel se reflètent les spectateurs au début (un artifice, ce n’est pas une identification de ces derniers aux personnages qui permettrait la réflexion critique) ; opacifié pendant la représentation, il sert d’écran. Sur la scène, à jardin un demi- queue noir, à cour un piano droit brisé de guingois, des claviers et des tables d’harmonie au sol, des tas de livres en vrac, des morceaux de chaises et de planches, un univers ante-électronique et fracassé que les paroles des personnages de Karl Kraus, « témoin auriculaire 2 », peuplent ;

1. Traduction, notes et glossaire des principaux noms de personnes, de jour- naux et de lieux cités de Jean-Louis Besson et Henri Christophe, éd. Agone, 2005. 2. En réféférence au titre de l’essai d’Elias Canetti, qui fut par ailleurs sub- jugué par les lectures publiques de Karl Kraus, admiratif de sa verve satirique

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 195195 224/05/164/05/16 15:4615:46 196 LES TEMPS MODERNES

ils représentent des Viennois de diverses classes, la « masse » (Canetti), sur laquelle l’adaptation se focalise, par des dialogues sélectionnés et resserrés qui alternent avec la musique : des adap tations pour piano que Damien Lehman interprète en direct, convoquent la culture, principale- ment de l’époque : de Schreker, Colomb (Les Mains bénies), Mozart (Requiem), Haydn (Deutschland über alles accompagnant ironiquement un couple), Strauss (les officiers), mais surtout de Berg (dont des extraits de Wozzeck et sa musique pour le poème de Hauptmann), Die Nacht (chanté par Sylvia Bergé), de Zemlinsky (que les nazis interdiront et dont ils persécuteront les compositeurs). Une idée épatante qui aurait gagnée à davantage de mesure. En introduction, un extrait de l’opéra Les Stigmatisés (1915). Le ton est donné, une note noire et abrasive. Entre Denis Podalydès, vêtu d’un costume étriqué, livre en main. En adresse à la salle, il commence à lire la peinture « accoustique » de l’agitation sur le Ring, haut-lieu de rencontres viennois où se mêlent les crieurs de journaux, les badauds clamant une chose et son contraire : « A mort la Serbie ! A mort la Vie ! », hurle l’un qui commet un lapsus probant, « A mort la Serbie ! A la vie », rectifie un autre, un officier et trois subalternes, Novotny, Pokorny et Povolny, bornés et s’accordant pour finir chez Hopfner ; une foule au sein de quoi un homme rameute en agitant les « mânes du prince héritier assassiné », agite la peur de l’« encirclement » (sic), de l’envahissement et brandit la patrie et la solidarité de guerre ; les slogans meurtriers contre la France, l’Angleterre et l'Italie, le vocabulaire incertain et les lapsus fleurissent, l’hystérie s’attise, « A mort ! » en slogan unificateur que le comédien, corps en angles, voix modulée, énergie nerveuse, rappelle. Il offre une prouesse sidérante qui évoque les témoignages, dont celui d’Elias Canetti, des lectures publiques de Karl Kraus et une transcription scénique du fanatisme qui transmue le rire en effroi. Suivent des séquences rapides, jouées sur le mode des sketches, qui illustrent une manière mutante de vivre. Les costumes typent une kyrielle de personnages que se répartissent les comédiens, également chanteurs, des gens, la « masse » avide de « puissance » (Elias Canetti). Un meneur et quatre niais modifient l’en- seigne de boutiques qu’ils jugent non patriotique, enlevant un mot ou une syllabe à celle d’un tailleur (une touche d’antisémitisme), des adjectifs ennemis à celle d’un vendeur de gramophones (en prime, l’illettrisme pointé), une lettre afin de germaniser celle d’un café avec l’assentiment

à cette époque (cf. La Conscience des mots, Albin Michel, 1984, pp 51-64 et 292-317).

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contraint du propriétaire, menace et patriotisme obligeant. Apparaît un parcours d’aveuglement et de boursoufflures d’orgueil patriotique par le biais de bobards sur l’absence de pénurie de produits alimentaires, le plaisir à faire la queue, mais également sur les profiteurs ordinaires, marchands de produits alimentaires au noir, ostensibles voleurs maniant la menace et la peur pour une salade. Une humanité banale d’une cocas- serie se noircissant à mesure que la guerre se déroule, grouillant sous la férule de facteurs manipulatoires. La religion figure au tableau : un aumônier aux armées s’ébaubit de tirer un obus puis bénit le canon, la guerre étant un commandement de Dieu. La presse s’y distingue : la jour- naliste, naïve et inexpérimentée, clame « Je ne décris que du vécu », à ce titre elle essaie l’engin destiner à tuer, ultérieurement transforme des mots bredouillés par un soldat et des phrases dénuées de sens d’officiers, afin de communiquer des combats glorieux, ne retient des propos de marins que la joie d’avoir coulé un sous-marin ennemi. Le vécu, montré falla- cieux, au service de la propagande officielle, l'incultation de la haine, une langue sommaire et une absence de pensée, ce haut-mal selon Karl Kraus. La succession calculée de situations théâtralise des exemples de la perte d’humanité à « l’arrière ». Le rejet des blessés de guerre, le condi- tionnement à la hiérarchie et aux codes militaires (un officier somme un soldat devenu aveugle de le saluer) juxtaposés à une scène familiale : une mère observe son fils et sa fille (le choix de Bruno Raffaelli pour ce rôle-ci, parmi d’autres, convient à la monstruosité du conditionnement des enfants) jouer à s’entretuer et explique que son fils « mène une sainte guerre défensive » contre les ennemis qu’ils nomment (français, anglais et italiens, en termes racistes). Choix judicieux, une saynète entre une Allemande et une Autrichienne ; elles parlent des monuments, coussins et livres pour enfants patriotiques ; l'une prévoit la victoire des Allemands et leur butin, une faible part étant consentie aux Autrichiens, ce que l'autre accepte. Illustration de la morale instaurant l’assujettissement de la femme à l’homme, une jeune mariée écrit à son époux au front qu’elle est enceinte et qu’elle lui fait confiance pour accepter l’enfant de la solitude et de la faiblesse (un des clichés de la littérature de l’époque). Des duos récurrents, tels des refrains comiques par répétition, l’officier et ses subalternes dangereusement serviles, l’Abonné et le Patriote, fatalistes utiles entrant chacun de son côté en lisant un journal, se heurtent de dos, échangeant des banalités fatalistes, l’Optimiste, naïf invétéré, et le Râleur (Denis Podalydès) d’un pessimisme d’une lucidité perturbatrice. La scène 54, ce dernier (à son bureau) dans un resserre- ment qui en préserve l’esprit et des réflexions. « [...] C’est nous qui avons

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inventé cette chose, et ce qui nous menace dans notre dos n’est pas la mitrailleuse, mais le banal miracle qu’elle existe. Si on lui avait susurré que, dès la première année de la guerre, une raffinerie de pétrole ferait 137 % de bénéfice net sur la totalité du capital en actions, que la banque Creditanstalt 19,9 millions de bénéfice net et que les trafiquants seraient dédommagés au centuple de la dépréciation du sang d’autrui, le diable lui-même se serait prononcé en faveur d’une paix par renonciation [...] », que le comédien dit avec la simplicité d’un hors-jeu (parole de Kraus) ; un monologue propre à conclure. Mais, comme dans l’œuvre, un épi- logue. Quelques notes au piano désaccordé, sur le front, la débandade, le bilan des cadavres, des gaz, par des officiers refusant la défaite (les quatre comédiens engoncés dans des capotes, portant des masques à gaz, se tiennent immobiles face à la salle). La juvénile Pauline Clément, juste en journaliste et jeune mariée enceinte, récite les descriptions de dévasta- tions et d’exactions, les « Visions », avec une application et une atonalité malencontreuses, cependant que de courts films documentaires de pay- sages et de villes détruits sont projetés. D’autres ont précédé durant des sketches, interventions dialectiques : la fabrication d’armes, les tran- chées, des Poilus, des blessés soignés par des infirmières, réapprenant à marcher sur leurs jambes tremblantes, des mutilés parvenant à sculpter des figurines pour un théâtre miniature ; l’historien Laurent Véray, conseiller de Davis Lescot, expose que certains sont des reconstitutions. Réalisés du côté français, ils témoignent des conséquences des actions qui réjouissent les Autrichiens ; paroles de victimes versus paroles de bourreaux 3 ). La preuve par l’image des conséquences des mensonges, de l’endoctrinement, de l’incapacité de pensée et d’indi vidualité, la perte d’une conscience, la banalisation du mal (Hannah Arendt). Des paroles captées par Karl Kraus, témoin auriculaire sagace, ressort l’influence de la morale, des mentalités, de l’éducation, du nationalisme, de la peur et de la haine, de la manipulation de la masse par le politique et la presse, et montre que le terrain était préparé à l’adhésion autrichienne au nazisme. Par-delà, que ces facteurs contribuent à l’instau ration d’un régime totali- taire (cf. Hannah Arendt). Les Derniers Jours de l’humanité, œuvre cen- tenaire d’une modernité persistante, adaptée avec intelligence (l’intégra- lité sollicite davantage encore), jouée talentueusement et représentée avec un mordant atténué, n’en lance pas moins une alerte aujourd’hui.

3. Voir le programme qui fournit des informations et des explications perti- nentes sur le spectacle ainsi que des photogrammes. Les films proviennent des collections du CNC et du musée Albert-Kahn.

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Il n'y a pas de hasard ! Figaro divorce d’Ödön von Horváth, mise en scène de Christophe Rauck, théâtre du Nord (Lille). Dans la préface 4 à la pièce, Ödön von Horváth expose : « Figaro divorce commence quelque temps après Le Mariage de Figaro de Beaumarchais. Je me suis néanmoins autorisé à situer l’action à notre époque [il l’écrivit en 1936] car les problèmes de la révolution et de l’émi- gration sont primo : intemporels, et secundo : particulièrement actuels. La révolution dont parle cette comédie n’est donc pas celle de 1789, la grande Révolution française, mais simplement toute révolution car tout bouleversement par la force trouve un dénominateur commun dans ce que nous respectons ou méprisons dans notre relation à la notion d’humanité. » Ödön von Horváth (1901-1938) s’opposa à Hitler et à ses bras armés, à Vienne, dès 1921, puis s’installa à Berlin en 1924, s’en enfuit peu après que ses livres furent des 20 000 brûlés le 10 mai 1933 et que ses pièces furent interdites. Il revint à Vienne, où ses positions publiques et répétées contre le nazisme le mirent en danger. Après l’Anschluss, com- mença son errance par plusieurs villes dont Budapest, Prague, Amsterdam et Paris, où, le 1er juin 1938, une branche de marronnier le tua. L’exil et ses difficultés de toutes sortes, il en possédait l’expérience. Les attitudes des gens et la montée de ce bouleversement que fut l’hitlérisme, il les avait observées, sources d’inspiration de son œuvre dramatique et romanesque qui réfléchit les faits afin d’en dégager la signification. Figaro divorce, « une comédie », écrit-il, en connaissance de la tragédie. Dans le tableau I (acte I) le comte et la comtesse Almaviva fuient afin de sauver leur tête, Suzanne par fidélité à sa maîtresse et Figaro à son épouse sont de l’équipée, nocturne comme dans le dernier acte de la pièce de Beaumarchais. Une lumière, celle d’un poste de frontière où ils sont suspectés d’espionnage, inquiétés pour défaut de passeport ; un nom prononcé par le comte permet le passage ; la vente de bijoux lui permettra de maintenir son train de vie, le temps que la turbulence se calme. Figaro appréhende différemment leur situation. Avec Suzanne, il part pour Grand-Bisbille, où il reprend son métier de barbier-coiffeur et se fait une clientèle. Maintenant qu’ils sont installés, Suzanne veut un

4. Non reproduite dans l’édition française, traduction d’Henri Christophe, Ödön von Horváth, Théâtre complet, tome 5, L’Arche Editeur, mais elle l’est dans Ödön von Horváth, repères de Heinz Schwarzinger, Actes Sud-Papiers, 1992, p. 70. La traduction du texte représenté est signée Henri Christophe et Louis Le Goeffic.

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enfant, il s’y refuse. D’une aventure avec un garde-forestier, elle récolte opprobre et rejet. Figaro se fait objecter qu’immigré il ne possède aucun droit. Il décide de revenir en France, Suzanne refusant de le suivre, il divorce. Elle sert clandestinement dans un bar tenu par Monsieur de Chérubin jusqu’à une dénonciation. Le comte l’aide pour l’obtention d’un permis de travail. Elle s’avoue aimer Figaro. Accompagnée du comte et de la comtesse, elle repart pour la propriété de ces derniers. Figaro en est l’intendant ; retrouvailles avec Suzanne. Et il sait que, le bouleversement étant passé, un vrai changement s’annonce. Trois actes, chacun composé de quatre tableaux, cinq pour le deuxième, pas de mort, la réconciliation pour finir. Une comédie dont la singularité tient aux situations concrètes et significatives de la condition de l’exilé dans des contextes que précisent les dialogues, révélant des mentalités et des comportements à forte résonnance encore de nos jours. Les costumes indiquent un passé proche, avec des touches du pré- sent. Les deux couples d’exilés s’étant séparés, les lieux de leurs tribula- tions se multiplient, des lettres, acheminées de manière hasardeuse, servent leurs rencontres, sagacement amenées dans un dispositif scé- nique que ferme une toile blanche, écran au lointain ; des meubles et des accessoires dans les espaces latéraux où, à l’occasion, se joue une situa- tion ; à cour un piano droit dont joue Nathalie Morazin, également chan- teuse et comédienne (Fanchette ne s’en laissant pas conter). Mozart en ouverture, Les Noces de Figaro (l’air de Chérubin diffusé), une adap- tation du Freischütz (Weber), « La Chanson de Suzanne » (Jérôme Correas), pour clore un madrigal de Monteverdi ; seuls les lieder de Hugo Wolf, intercalés à ces choix disparates, s’accordent, de loin, à la pièce. Ils accompagnent les placements d’accessoires par les comédiens, les changements de tableaux, ceux-ci illustrés de vidéos projetées : un cerf en ombre chinoise, les gardes-frontières de profil alors qu’ils jouent de dos, une complémentarité de vue intéressante qui se perd ensuite, une pente enneigée, des gros plans en noir et blanc du visage de Suzanne, alors confondu avec celui de la comédienne, et dramatisant le person- nage, des vues récurrentes d’enfants sortant d’un bois et courant dans un pré, elles en couleurs ; peut-être des rappels de la vie joyeusement inno- cente ou l’illustration du rêve de Suzanne. Elles prolongent les jeux, illustrent les situations mais ralentissent le rythme, voire dramatisent émoussant la causticité. Les fonctionnaires obéissants, exerçant un pouvoir sur des étrangers en danger, les petits notables grossiers, repliés sur eux-mêmes, forts de ce qu’ils estiment leur bon droit, tous se posant en garants d’une morale

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pudibonde, obsédés par la faute et l’écart, qui masque leur malignité, mais elle n’en jaillit pas moins par Marc Chouppart, Guillaume Lévêque, Jean-François Lombard, Pierre-Henri Puente, Marc Susini ; chacun jouant plusieurs rôles dont, évitant d’en accuser les traits, ils font res- sortir la cruauté (ils sont de Grand-Bisbille, bourg évidemment fictif mais que Horváth situe dans cette Bavière favorable aux nazis) que com- plètent les femmes, sous la coupe des hommes néanmoins qu’elles sur- veillent et dupent. La sage-femme, pétulante par Flore Lefebvre des Noëttes ; elle manigance afin de forcer Figaro à engrosser Suzanne, la maternité étant la fonction première de la femme, en vain. L’épouse du pâtissier entend être obéie, jouée par Caroline Chaniolleau, par ailleurs juriste tranchante et secrétaire attentive du bureau de la Ligue internatio- nale d’aide aux immigrés ; dans une société oppressive, la possibilité d’une résistance existe qui dépend d’un choix personnel. Le mani- chéisme est étranger à Horváth, surtout pour les personnages principaux repris de Beaumarchais. Le comte Almaviva, incapable de s’adapter au changement, de rompre ses habitudes matérielles et morales, de se défaire de son sens de l’honneur qui le transforme en escroc involontaire et le mène en prison, tout leurré et humilié qu’il est, il aide Suzanne ; Jean-Claude Durand possède une forte prestance, dont le jeu de l’immaturité, de l’aveuglement et de la naïveté, ménage un comique subtil. La comtesse, Caroline Chaniolleau (entre autres rôles), évolue de l’effondrement à la fuite dans une reconstitution illusoire de la vie antérieure, éduquée à le soutenir, fût-ce dans des erreurs. L’émigration contraint Suzanne à changer, à s’émanciper de ses maîtres d’avant, elle n’en demeure pas moins asservie à des rêves (la maternité, l’amant de diversion), elle refuse le mensonge, veut vivre libre, dans une ignorance des circons- tances qui, s’y opposant, la mettent en danger ; Cécile Garcia-Fogel dont le jeu d’un détachement maniéré, existant pour lui-même, étouffe les complexités du personnage et le situe en parallèle de tout. Le divorce est acté dès l’exil. Entre autres conséquences, le désir d’enfant n’est que mots. Ce qui renforce la motivation du refus d’engendrer de Figaro, fondée sur la condition incertaine de l’exilé et sur sa lucidité pessimiste concernant l’état du monde, en l’occurrence cette société dangereuse, qui leur nie tout droit. Figaro s’adapte aux circonstances ; son passé, subtile- ment rappelé à l’occasion du passage de la frontière, l’y a préparé. Personnage aux multiples vies, à qui Suzanne reproche un embourgeoi- sement. En déduire l’inévitabilité de cette trahison de ses idéaux serait vue courte. Il part de Grand-Bisbille, il se comprend qu’il a gardé une

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relation avec la France (non pas fuie, mais quittée afin de suivre son épouse) : accueilli en intrus par l’ex-jardinier autopromu intendant, un garde républicain (dont le costume évoque le xviiie siècle) apporte une lettre le nommant officiellement intendant. Sa première mesure consiste à démasquer l’imposteur et ses malversations (il détourne l’allocation aux enfants réfugiés au château). Christophe Rauck a choisi, avec perti- nence, de terminer par la variante, à l’allure de conte enseignant. Figaro estime qu’au bouleversement succédera une remontée, parce que le temps de l’humiliation et de l’injustice, qui provoquent la vengeance, est passé. Quand il lui est demandé de préciser, tel le Sphinx de la mytho- logie grecque, il répond par une énigme : « On la cherche toujours, on ne la trouve jamais, et pourtant on ne cesse de la perdre. » Il en chuchote la solution à Fanchette qui l’énonce à haute voix : « Il a dit que c’est l’hu- manité. » Etonnant Figaro ! Personnage d’un pragmatisme perspicace, défendant la vie, fût-ce au prix de complaisances de façade, humaniste dispensant l’espoir dans l’avenir, un homme, pas un héros. John Arnold le joue avec une mesure et une théâtralité souple, une vérité qui lui pré- serve un mystère. La représentation manque un peu de nerf mais non pas d’intelligence, elle est d’un théâtre populaire vers le haut. Et si c’était d’avec la violence que Figaro divorçait ? D’avec toute forme d’humilia- tion, cette atteinte à l’humain, aux droits élémentaires ? Une pièce poli- tique, par-delà les tracas de l’exil.

De la signification des choix : Eichmann à Jérusalem de Lauren Houda Hussein, mise en scène de Ido Shaked, Théâtre Majâz / Théâtre Gérard-Philipe (Saint-Denis). Le titre, qui reprend sans vergogne celui du reportage de Hannah Arendt, envoyée spéciale du New Yorker au procès du criminel nazi qui se tint à Jérusalem en 1961, est flanqué d’un titre complémentaire, non pas celui qui fit polémique, « Rapport sur la banalité du mal », mais une phrase de la philosophe, extraite des Origines du totalitarisme : « Ou les gens normaux ne savent pas que tout est possible. » Sortie de son contexte, elle soulève des interrogations capitales : qui sont les gens normaux ? seraient-ce les spectateurs ? Auquel cas considérés ignorants que « tout est possible ». Par ailleurs, que signifie « tout » ? La représentation consiste en une sorte de reconstitution du procès, sans tribunal, mais une grande table entourée de chaises et d’un petit cube présentant sur une face un portrait d’Eichmann, transposition de la cage de verre dans laquelle l’accusé était enfermé. Une voix off informe : « La mort d’un homme est ici attendue. Tous les mots que vous allez entendre

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sont les siens, les questions posées sont celles des juges, les discours prononcés ceux du procureur général, et les témoignages ceux des survi- vants... » A comprendre : le texte étant composé de documents, de la vérité il sera question. Une affirmation à tout le moins désinvolte car il ne s’agit que d’extraits, donc du produit d’une sélection afin d'une signifi- cation orientée. Ces extraits proviennent d’archives, dont françaises, ainsi que de La Cage de verre (journal du procès Eichmann) de Haïm Gouri, et principalement du connu reportage de Hannah Arendt. Ils ont été agencés en un montage textuel, à plusieurs intervenants que les sept comédiens, dont deux femmes, vêtus à l’ordinaire, jouent alternativement. Le concept est avoué d’emblée. L’un d’entre eux montre une petite photographie d’Eichmann puis la glisse dans la poche de poitrine de sa chemise ; Eichmann de théâtre, il dit avec désinvolture l’ignorance de ce qui se pas- sait. Un autre décrit l’ambiance dans la salle du tribunal. Un autre, pré- senté comme le procureur général Hausner, commence à questionner Eichmann, pas le même comédien qu’au début. Accusé de crime, témoins rescapés, intervenants officiels du procès interchangeables. C’est ainsi que, dans un échange par surcroît rapide entre l’accusé et le procureur, deux comédiens sont alternativement l’un et l’autre en un amalgame obs- cène. La carrière du fonctionnaire zélé est retracée, la superficielle évoca- tion de sa capture en Argentine insinue une illégitimité en plus de l’illéga- lité et ses explications choisies souscrivent à son irresponsabilité dans les crimes (il désapprouvait le peu dont il eut connaissance, il se devait d’être un fonctionnaire militaire appliqué et obéissant aux ordres de sa hié- rarchie). Sa participation à la conférence de Wannsee peut introduire le doute, mais l’auteur et le metteur en scène glissent. Une piètre part est accordée aux témoignages des rescapés, peu nombreux et brefs, mini- misent l'ampleur et l'horreur des conséquences de l’application des ordres par le criminel, agent, de la « destruction programmée des Juifs d’Eu- rope » (Raul Hilberg) ; une attention plus conséquente à ses décisions concernant la déportation d’enfants de la France à Auschwitz (spectacle destiné à un public français). Comme dans Eichmann à Jérusalem, le reportage, un passage concernant le rôle des Juifs. D’une part, qu’ils se sont laissé mener à la mort comme des moutons à l’abattoir, ce que contre un rescapé en arguant que pour s’opposer encore aurait-il fallu une organisation armée, ce qui était impossible (le propos aurait gagné au rappel d’actes de résistance, pas seulement dans le ghetto de Varsovie). D’autre part, l’accusation de complicité que Hannah Arendt porte contre les respon- sables communautaires, pertinemment critiquée par un extrait de la

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correspondance avec Gershom Scholem. Le passage intitulé « Ponce Pilate » convient au dessein du montage dont la transcription scénique comprend également des intitulés projetés par rétroprojecteur, des schémas dessinés à la craie, ou encore l’annonce d’une projection de documents d’exactions : les comédiens se placent de dos pour regarder l’écran qui demeure noir ; faire dire au censé procureur des excuses d’avoir infligé cette épreuve tombe complètement à plat, tout comme les demandes de silence à la salle (la tentative de confusion de la salle du tribunal et de celle du théâtre est une vue de l’esprit). Se garder d’attiser le voyeurisme est louable, mais cet écran noir vient en conclusion de la trop faible attention aux victimes dans ce survol du procès focalisé sur Eichmann. La conclusion n’en est pas la sentence, mais une voix off disant un texte alambiqué d’un Je marchant dans les rues, vers le théâtre, la rétine recouverte de poussière et constatant que « rien n’a changé », en substance. « Rien », quoi ? La réponse est dans le concept de la représentation de ce montage dont Eichmann est le sujet premier, joué par sept comédiens, ce qui met sur un même plan bourreau et victimes : le criminel pourrait être n’im- porte qui. Une transcription, avec le contresens ordinaire, de « la banalité du mal » dont Arendt s’est expliquée : « Ce n’était pas de la stupidité mais une curieuse et authentique inaptitude à penser. Il fonctionnait dans son rôle de grand criminel de guerre aussi bien que sous le régime nazi [...] 5 . » Ce qui n’a rien à voir avec la banalisation qu’opère ce théâtre. Faudrait-il comprendre dans le second titre du spectacle : un homme normal qui ne savait pas que tout était possible ? Hélas, oui. Un détourne- ment des enseignements du procès d’Adolf Eichmann, l’empêchement à la pensée, donc sur la responsabilité individuelle dans le crime.

Une bienvenue remise à l’heure de la pendule théâtrale, à contre-cou- rant de la mode complaisante à des formes éclatées visant au visuel, aux performances narcissiques d’acteurs, aux créations collectives ou du met- teur en scène supplantant le texte, comme l’amusement de la culture (acception anthropo-philo sophique). L’Art de la comédie d’Eduardo De Filippo, mise en scène de Patrick Pineau, Théâtre 71-Malakoff. Eduardo De Filippo (1900-1984), acteur considéré de génie par ses pairs, metteur en scène et auteur dramatique prolixe, est singulièrement méconnu en France ; ses pièces quasiment introuvables et non représen-

5. In Considérations morales, Payot & Rivages, 1996, p. 26.

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tées. (Giorgio Strehler mit en scène mémorablement La Grande Magie, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, dont il fut le premier directeur, en 1985 ; Dan Jemmett présenta une adaptation atterrante de comique balourd, à la Comédie-Française, en 2010). Serait-ce parce qu’il est considéré, avec raison, comme le grand représentant du théâtre populaire italien et de la comédie, ce genre encore ravalé derrière la tragédie (« noble ») et le drame, ou parce que son rire est subversif ? Patrick Pineau, comédien de solide formation depuis 1988, metteur en scène féru de textes, faisant écho aujourd’hui (dont Les Barbares de Gorki, à l’Odéon, Peer Gynt d’Ibsen, Le Suicidé d’Erdman, au Festival d’Avignon, mais également de Tchekhov, Durif ou Grumberg), fidèle à des comédiens, dans l’esprit d’une troupe avec sa compagnie Pipo, conjugue cohérence et pertinence avec L’Art de la comédie 6 . Ecrite au début des années 1960, elle a pour cadre le bureau du nou- veau préfet d’une ville italienne. La scénographie prend en compte l’es- pace scénique vide, découpé par deux étroits escaliers métalliques laté- raux donnant à une première passerelle et, au-dessus, accolée au mur du lointain, une seconde ; un bureau, deux chaises, un fauteuil. Au début, dans la pénombre, la silhouette d’un homme faisant les cent pas ; sans doute est-il là depuis l’aube. Le planton, brave, humble et généreux (Nicolas Bonnefoy, également juste dans d’autres rôles), doute que le préfet le reçoive, mais Oreste Campese, acteur-directeur, persiste à tenter sa chance. Comment s’adresser à un préfet, jamais il n’a joué un tel rôle. « Mais pourquoi être aussi humble envers un représentant de l’autorité dont le devoir est d’écouter le peuple et de pourvoir à ses besoins dans la limite de ses possibilités ? Non, non, non : nous sommes en démocratie ! », réfléchit-il. Des situations ordinaires et simples, canevas sur lesquels fleu- rissent des dialogues d’une grande virtuosité langagière et d’un humour pince-sans-rire, finement drôles, et fourmillent de détails concrets. Le préfet (Fabien Orcier, assise ferme et verbe tempéré) se fait servir, prend son temps. Le secrétaire (Christophe Vandevelde) s’échine à son confort, se donne de l’importance et déconseille de perdre son temps avec un baladin. Le préfet supposant ce dernier excentrique le reçoit. Le cliché est faux. Oreste Campese (Mohamed Rouabhi au jeu posé) relate que le théâtre ambulant familial a brûlé, qu’il est sur la paille ; il ne vient pas solliciter une aide financière, mais que l'édile assiste à la prochaine repré- sentation que sa troupe donne au théâtre municipal qui l’accueille gracieu-

6. Texte français d’Huguette Hatem, L’Avant-Scène Théâtre, no 744, 15 février 1984.

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sement. Le préfet a fait l’acteur dans sa jeunesse. S’ensuit une dispute sur le théâtre et les publics, et sur le pouvoir des comédiens. Oreste, dont les réparties ont fait mouche, prévient que l’art de ses comédiens leur permet de jouer les personnes qu’il doit recevoir. Le secrétaire lui remet par mégarde la liste de celles-ci. Le préfet comprend la méprise, source d’une angoisse qui va s’amplifier et de déstabilisation. Des entrées successives, toutes poussées par l’urgence. Le docteur (Manuel Le Lièvre épatamment hilarant dans le sérieux fébrile) sollicite l’autorisation d’afficher les lettres de reconnaissance des malades qu’il a guéris, car beaucoup d’entre eux déposent des offrandes au pied de la statue de la Vierge à proximité de chez lui et des familles mènent cabale contre lui si un parent décède ; sa réputation est en jeu et cette concurrence déplaît à l’athée qu’il est. Le curé (Marc Jeancourt, nerveux avec drôlerie) demande que la fille d’un garagiste soit placée dans une maison car elle veut accoucher dans l’église, or sa grossesse est consécutive à sa relation avec un homme marié et père de deux enfants ; pas question de divorce bien que l’épouse le souhaite afin de se remarier avec son amant ; le curé, dont le bedeau est communiste, estime que ce serait la solution mais Rome l’interdit. L’institutrice (Sylvie Orcier, en angles nerveux) veut se délivrer d’avoir puni un enfant qu’elle affirme avoir disparu, or les parents (braves gens apeurés aux manières frustres) jurent que cet enfant n’existe pas ; elle s’emporte qu’ils ne l’ont pas déclaré car il naquit d’un inceste. L’entrée du pharmacien coupe court ; lui veut obtenir la levée de l’interdiction d’exercice par défaut de diplôme qui le réduit à l’indigence et menace de se suicider, ce que le préfet, persuadé d’avoir affaire à un comédien, le défie de faire ; il avale des cachets, s’écroule ; le médecin constate son décès. Prestation des comédiens ou non ? Oreste refuse de répondre. Un enchaînement des situations d’une facétieuse logique atteignant l’extravagance et l’absurde, la perturbation de la perception de la réalité, en preuves incontestables du pouvoir du théâtre à mettre en jeu la vie, les préoccupations des gens, du notable au montagnard frustre, et la comédie du pouvoir. La défense du théâtre commence par une dispute sur la pra- tique en dilettante et en professionnel, les auteurs, la crise du théâtre (de nouvelles formes versus le répertoire, déjà !), le public (les élites ou les gens), le rôle de l’Etat (un ministère de la Culture et du Tourisme), la condition de l’artiste et des comédiens, demandeurs de considération, non pas d'aumône ; des thèmes encore percutants, d’autant plus qu’en des termes argumentés et moqueurs envers l’administration. Elle se poursuit par les preuves : des personnages et leur drame, étonnamment humains, et desquels surgit une critique des incursions de l’Eglise dans la vie des indi-

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vidus (les superstitions qu’elle entretient, ses hypocrisies sur le couple), des tabous ou des spéculations. L’art de la comédie, celui du texte et des comédiens, formidables serviteurs d’un vrai théâtre populaire, intelligent. L'épatant spectacle tourne en province, mais n’est pas programmé au Festival d’Avignon ni dans des théâtres nationaux.

La Mer d’Edward Bond, mise en scène d’Alain Françon, à la Comédie-Française. Ecrite 7 en 1973, elle est une des premières pièces de l’écrivain anglais. Le comité de lecture de la Comédie-Française l’inscrivit au répertoire en 2001, sans suite. Eric Ruf, estimant opportune sa représen- tation, sollicita Alain Françon. L’ex-directeur du théâtre national de la Colline, depuis La Compagnie des hommes (1992), a créé plusieurs pièces d’Edward Bond, une indication de leur complicité de regard cri- tique sur la société occidentale, la guerre, la violence dans ses diverses sortes. Pour l’heure, celle de la mer, élément naturel et celle des humains, membres d’une société, en l’occurrence une petite ville de la côte ouest de l’Angleterre au début du xxe siècle. La représentation commence par une séquence impressionnante : projection sur fond noir profond de formes blanches mouvantes, grondements, éclairs dans une semi-obscurité ; deux silhouettes d’hommes, des appels et des insultes hurlés. La tempête se calme, mais des répliques reviennent entre les séquences qui se déroulent dans des lieux différents, une boutique, un salon, la plage, des tableaux hyperréalistes d’une facture picturale parfaite, précisément datés (Jacques Gabel) et éclairés par une lumière d’une intensité artificielle (Joël Hourbeigt) favorable à l’exposition des personnages et de leurs comportements dont les costumes respectent les différences sociales (Renato Bianchi). Mrs Rafi, riche veuve, prétextant un achat de tissu, questionne Hatch, commerçant en besoin de ses commandes, au sujet du naufrage dans lequel a péri le fiancé de sa nièce Rose ; il est garde-côte par ailleurs et Willy, ami du disparu, a déclaré qu’un homme ne leur avait pas porté secours. Hatch fournit des explications vaseuses, évoque des exercices de tirs de l’armée positionnée en défense de l’île. Persuadé que des « étrangers » arriveront d’une « autre planète » (sujet de La Guerre des mondes, H. G. Wells, 1894), il a constitué une milice sauvage avec des gars sans boulot ; dans son esprit, les naufragés sont les agents de rensei- gnement des envahisseurs. Il retrouve le cadavre du disparu et s’acharne

7. Nouvelle traduction de Jérôme Hankins, L’Arche Editeur, 2016.

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à le poignarder. Finalement Evens et Mrs Rafi incitent Willy et Rose à partir afin d’entreprendre de vivre. Des tableaux se font écho. Chez Hatch, Mrs Rafi refuse le tissu commandé. Elle dirige la répé tition d’une adap tation d’Orphée, qu’elle joue, et d’Eurydice, rôle attribué à Rose qui refuse ce parallèle inepte et l’enterrement au cours duquel des comptes se règlent, mais ne se liquident pas. Le théâtre de la religion et celui de l’adaptation d’un classique, l’un et l’autre sont invalides à représenter le vrai drame, mais également révé- lateurs des attitudes de classes et des rancœurs qui minent cette société dont des scènes mettent au jour l’importance de l’argent, le pouvoir qu’il confère, les inégalités et les frustrations consécutives qui charrient des vio- lences mutant en une folie multiforme. Celle-ci explose à la faveur de situations dont le comique prend un tour inquiétant. La mise en scène est précise, les comédiens jouent épatamment. Elsa Lepoivre, Jessica ridicule, inhibée et humiliée par Mrs Rafi chez le commerçant, à la répétition dans le salon de cette dernière, se venge en donnant de la voix chantée lors de l’enterrement, l’emporte sur elle dans un duo d’une cocasserie iconoclaste, qui désarçonne le pasteur falot, incapable d’empêcher le fiasco de la céré- monie religieuse, (Eric Génovèse). Hervé Pierre atteint une hauteur supé- rieure, Hatch, cauteleux et matois, contraint de céder à Mrs Rafi, déprécié et refoulant ses remarques puis sortant de ses gonds quand la commande est refusée ; progressivement, il inquiète en fomenteur de rumeur avide de pouvoir, l’exerçant sur des frustrés illettrés et crédules en quête de recon- naissance, sous couvert d’assurer une protection ; il effraie quand il multi- plie les coups de couteau sur le cadavre. Un seul du groupe manipulé par une spéculation de complot, favorisée par la peur et la haine, s’en libère : Hollarcut par Stéphane Varupenne, dont le jeu traduit l’évolution de la brutalité de rancœur à son abandon puis à une revendication de respect : il exige que Mrs Rafi le nomme « Monsieur Hollarcut » maintenant qu’il est acculé à travailler dans son jardin qu’il lui prédit surprenant ; une méta- phore annonciatrice d’un changement. Auquel Evens aspire, mais il se limite à des phrases et à vivre à la marge dans un refus de cette société, une attitude inefficace, par Laurent Stocker (grimé et perruqué imperceptible- ment en homme d’âge), au jeu poétique d’une aménité subtile. À son apogée, la stricte Mrs Rafi, par Cécile Brune, grande bourgeoise exerçant son pouvoir sur tout et sur tous, garante de cet ordre, juste avant la fin, dans un bilan d’échec de vie, confie qu’il lui pèse, mais néanmoins qu’elle assume. D’autres personnages de petite consistance dont Rose et Willy, unis arbitrairement, en vue d’une échappée de cette société aliénante et oppressive, refermée sur elle-même, fauteuse de maux et de chefaillons.

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Le premier sujet d’intérêt d’Edward Bond et d’Alain Françon et de la pertinence de la pièce aujourd’hui, dont la représentation accorde une part à la violence sociale et au comique régalant et démystificateur.

La pensée et la transmission, ainsi que la culture existent, dont l’au- dience relève de la responsabilité des directeurs des théâtres et des centres dramatiques nationaux, scènes nationales, festivals, tous sub- ventionnés pour une mission, du moins était-ce en ce dessein qu’ils ont été soutenus, jusque dans les années 1980. Pourquoi mettre en scène Les Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos ? Adaptation et mise en scène de Christine Letailleur, théâtre de la Ville. Des cent soixante-quinze lettres, ne subsistent que des fragments de quelques mots ou lignes (un seul extrait) dont la lecture ou l’écriture, une feuille de papier en main, ne durent que le temps de quelques respi- rations, de liaisons entre des situations qui sont jouées dans un décor unique et vaste (murs gris, nombreuses portes, une galerie à laquelle accède un escalier, pour des circulations), aussi géométrique ; la lumière blanche découpe l’espace ; des costumes d’époque stylés et de nom- breux extraits de symphonies de Mozart, dont la diffusion à forte inten- sité donne un tour d’opéra et une emphase au spectacle orné d'anachro- nismes sémantiques illustrés de gestes obscènes (« l’organe » descend de la gorge au bas-ventre, et autres du genre), des rajouts textuels dans le but évident d’introduire des jeux comiques. Par exemple, Emilie qui s’exclame « I love l’opéra » avec l’accent, à quatre pattes, sert d’écri- toire à Valmont, puis subit son assaut ; Cécile de Volanges court folle- ment aux appels répétés de sa mère « Cécile ! », en modulant des « Maman ! » ; Danceny (Manuel Garcie-Kilian), jouvenceau narcissique, danse au milieu de la scène, sous le regard de femmes masquées se tenant sur la galerie comme à l’opéra, bien qu’il soit chez de Merteuil qui le surprend et s’en amuse, ou encore Azolan, le chasseur de Valmont, que ce dernier interrompt dans ses ébats avec une servante, et qui cavale en chemise en hurlant « Mon maître ! » ; lui mettre en bouche un parler frustre, le faire grasseyer comme un valet de farce, provoque les rires mais au prix d’un contresens : il est le chasseur du vicomte, un homme raffiné, qui le voussoie et dont il ne doit pas entacher la réputation. Cette corruption du texte dénature l’observation fine d’une petite noblesse en voie de bascule dont il témoigne, empêche la suggestion, les ambiguïtés, la complexité des personnages et des liens entretenus. Les

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liaisons dangereuses, dont les lettres sont les messagères complémentaires et révélatrices des relations de salon, de boudoir et d’affaires (le sens du mot liaison au xviiie siècle), sont jouées dans leur l’acception moderne ; Madame de Volanges déplore, en accentuant les mots, « les liaisons dan- gereuses » après la mort de Madame de Tourvel et le retrait de Cécile, l’une et l’autre au couvent, en conclusion d’un drame, genre du xixe, fomenté par Madame de Merteuil, dont on oublie souvent que sa volonté de vengeance provient d’une humiliation qui atteint à sa réputation et à son rang dans la société. Or des humiliations, elle en a déjà subies et elle a œuvré pour n’en plus subir. Connaissant les mœurs, le pouvoir des médi- sances et des rumeurs, elle s’est astreinte à acquérir une maîtrise de soi, avertie que l’infime faux-pas est interdit à la femme, à la différence de l’homme. Dans cette construction de soi en société, l’inclination du cœur est une faiblesse dangereuse, ainsi qu’elle l’expose (lettre LXXXI) à Valmont qu’elle savait être amoureux de Madame de Tourvel. Qu’elle exige qu’il la lui sacrifie révèle leur relation, elle le voudrait de sa trempe, un partenaire de confiance (« [...] je déclare avec plaisir que je préfère la paix et l’union : mais s’il faut rompre l’une et l’autre, je crois en avoir le droit et les moyens. J’ajoute donc que le moindre obstacle mis de votre part sera pris de la mienne pour une véritable déclaration de guerre », lettre CLIII). Il louvoie (jeu explicite de fausseté). « Hé bien ! la guerre ! » Dans l’attitude de Merteuil se comprend également le refus d’une morale à fondement religieux. Une libertine selon les deux significations succes- sives du mot : esprit fort, libre de Dieu, et s’adonnant au plaisir. « Le liber- tinage sans rigueur morale n’est que dévergondage » (Roger Vailland). Madame Merteuil n’est pas une dévergondée. Les schématismes et la volonté de faire théâtre altèrent ce que, dans son roman épistolaire, Laclos met en lumière de la condition des femmes ; un sujet sur lequel il s’est exprimé en prenant leur parti (cf. son Essai sur l’éducation des femmes). La lettre I, de Cécile de Volanges (Fanny Blondeau) à son amie restée au couvent, quelques phrases dites avec une allégresse niaiseuse font rire ; des émois suscités par Danceny ; des « je t’aime » échangés à la cantonade, comme s’ils en étaient libres ; loin d’être violentée par Valmont, elle l’aguiche et, en chemise, le précède joyeuse pour la leçon de « catéchisme », mot que lui emploie dans une lettre à Madame de Merteuil, en libertin, au sens fort (libre de Dieu, donc du péché). Dans la suite du contresens, la prégnance religieuse, dont s’est libérée également Madame de Merteuil, est complètement ignorée (le directeur de conscience moralisateur et culpabilisant est remplacé par un curé de comédie, Guy Prévost), ce qui achève la trahison du texte. Madame

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de Volanges et Madame de Rosemonde (respectivement Véronique Willemaers et Karen Rencurel sont charmantes, parfaites pour la comédie bourgeoise qui vire au drame avec la présidente de Tourvel, Julie Duchaussoy) ; elle s’astreint à l’impassi bilité puis cède avec emportement (sa mort, rapidement dite), Madame Bovary avant l’heure. Le Valmont de Vincent Perez, séducteur vaguement désabusé, davantage faible que cynique, peu inquiétant ni singulier, caressant Madame de Merteuil (elle sur une ottomane, lui se coulant contre elle, une des images-clichés), que Dominique Blanc joue avec un maintien sans faille (même quand elle dit l’extrait de la lettre LXXXI, vêtue d’un corset et d’un pantalon court, sans même un jupon sur les paniers ; comme si elle pouvait paraître ainsi, par surcroît à Valmont quand elle sait, prête à la guerre, qu’ils vont s’af- fronter !), hypocrite par nécessité. Les comédiens sont parfaits sous la direction de Christine Letailleur qui rate le roman, son écriture, son esprit, son enseignemet. Madame de Merteuil, en majesté, entre et sort par la porte centrale dans une lumière de contre-jour ; vers la fin des grondements sonores sourds annoncent sa chute, des huées fusent depuis la salle quand sa fuite et les ravages de la maladie sont narrés ; fâcheusement, ils prêtent au public un jugement moralisateur. Laclos s’en garde, qui la préserve (enlaidie mais forte tête, laissant des dettes mais emportant des bijoux), tout en se protégeant de la censure. Le spectacle vulgarise le texte, il s'étale à l’opposé de « la singularité d’être français » (Roger Vailland) caracté- risée par l’irrespect, l’élégance, l’exigence de langue, ces qualités qui lui sont reconnues. Il rassemble des éléments connus pour divertir un public contenté d’amusement et d’émotions faciles avec un alibi culturel, fort propre à s’exporter à l’étranger 8 : la réputation du roman en appât.

A la Colline, théâtre national, deux créations ; la première d’une pièce, la seconde d’un work in progress : Les Gens d’Oz 9 de Yana Borissova, mise en scène de Galin Stoev. L’auteure est bulgare ; le metteur en scène, originaire de Bulgarie, réside entre Bruxelles, où est implantée sa compagnie, Sofia et Paris, artiste associé à La Colline 2015-2016. Sous le nom d’Oz, une maison qui est vécue comme vivante par les quatre habitants, sans soucis d’argent. Anna

8. Production : théâtres nationaux de Rennes et de Strasbourg ; coproduction Prospero, réseau de partenaires européens : théâtres de Liège, Berlin, les festivals d’Emilie Romagne, de Zagreb (la Croatie candidate à l’adhésion à l’UE), d’Athènes-Epidaure. 9. Traduction Galin Stoev et Sacha Carlson, Editions Théâtrales.

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(par Bérangère Bonvoisin, raffinée, discrètement blessée), une écrivaine, réputée mais en panne, héberge depuis des années Truman, ronchon doté d’humour, par Yoann Blanc), qui fut musicien et deux jeunes amis, Sart (Vincent Minne), un divorcé lassé des conquêtes féminines, et Erwin (Tristan Schotte), timide en société, néanmoins parvenant à retenir l’atten- tion d’une jeune Mia (Edwige Baily), assistante d’édition passionnée de littérature et des romans d’Anna, au cours d’un repas. Dans un décor beige, le mur du lointain légèrement concave vers le bas (commode pour s’adosser et se laisser glisser au sol, et des projections abstraites) d’un coin, avec une machine à écrire et de deux immenses polochons (pour s’allonger, se cacher, sauter), des costumes contemporains. En fait de mise en scène, des entrées et des sorties, des dits de texte frontaux, dont l’un à un micro, des courses des arrêts. Rien. Dans le flottement de la direction d’acteurs, des esquisses d’aveu de soi et de conversations sur la maison, l’amour, la jeu- nesse et la vieillesse, la littérature et l’édition, en lieux communs futiles. Un songe creux et long.

Quant au work in progress, il met en pratique le concept de mêler le théâtre et le cinéma, dans le but d’une « perception différente » de la même « pièce », expose doctement la metteuse en scène brésilienne. Les spectateurs sont répartis en deux salles. Dans l’une, le théâtre que filment trois techniciens et les trois actrices. Dans l’autre, le mixage et la projec- tion des images. Pas besoin d’explications prétentieuses pour comprendre. What if They Went to Moscow ? d’après Les Trois Sœurs d’Anton Tchekhov, « spectacle » de Christiane Jatahy 10 ; principalement en portugais surtitré. Mentionner le nom de Tchekhov est abusif. Il y a bien trois sœurs, Irina, Olga et non pas Macha mais Maria. C’est l’anniversaire de la pre- mière et celui de la mort du père. Quant à Moscou, ce serait pour aller sur la tombe de Lénine, de Dostoïevski et de Tolstoï (le premier repose dans un mausolée, le second est enterré à Saint-Pétersbourg et le troisième à Toula) et pour rencontrer les Pussy Riot. Finie de la Russie ! D’ailleurs l’une d’entre elles relate une manifestation de lycéens et d’étudiants réprimée par la police à São Paulo. Il faut être dans le concret : l’anniver- saire, une aubaine pour la convivialité, Olga offre des boissons et des gâteaux à des spectateurs, interpelés en français, invités à danser sur la

10. Christiane Jatahy est artiste associée au Cent-Quatre, lieu de la ville de Paris, spécialisé dans les performances, l’utilisation de nouvelles technologies, avec options « jeunisme » et étranger.

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scène. Une chanson façon rock interprétée en direct, la plus jeune partant dans une danse hystérique, elle est ivre et scandalise en empruntant la robe noire de Maria, dont le premier jeu est de s’immerger dans un grand aqua- rium transparent — les deux autres ne seront pas de reste ultérieurement et successivement, mais elles ne seront pas filmées par un technicien, avatar de Verchinine qu’elle séduira (elle ne supporte plus son mari, sans raison). Des pans de bois peints, déplacés à vue, des meubles du tout-venant, des prises de vue en direct. Un matelas au sol (allusion à l’incendie dans la pièce) et grande scène de coït : Maria et l’avatar de Verchinine nus, puis lui s’éloignant et la filmant dans des poses lascives ; après son départ, elle se masturbe longuement, se frappe les cuisses et le sexe, comme si lui seul la menait et qu’elle le châtiait, hystérique calmée par Olga. Quelle peinture de la femme, par des femmes ! Les trois sœurs se chamaillent pour un télé- phone portable, se jalousent, se cajolent, chantent (« Nous les garçons et les filles », tube des années 1960 !). Enfin elles s’assoient à la table face au public et s’interrogent : « Comment changer ? » Pourquoi veulent-elles changer ? Comment le pourraient-elles, elles qui ne s’interrogent jamais ? Une performance à la godaille, un fourre-tout de trucs et de ressorts éculés, une gaminerie avec un zeste de pornographie. Ce n’est pas Tchekhov qui les inspire mais la téléréalité. Les trois actrices joviales, énergiques, sympas, un spectacle voulant grossièrement faire vrai. Les jeunes specta- teurs heureux, debout. Le théâtre désignifié. Pour finir, projection des spectateurs de l’autre salle et de l’entrée des actrices. Après le long entracte, durant lequel des cocktails brésiliens sont offerts. Le film de la performance qui se rejoue. Des images en noir et blanc « artistiquement » incertaines, un mixage (issu de la méthode des DJ), avec des gros plans, des changements d’angles. Je m’esquivai sans tarder. Pour qu’un concept vaille, ne serait-ce que d’une petite valeur artistique, il faut quand même posséder un autre savoir et un minimum de propos. Cet objet de consom- mation illustre cette manière de « création » en vogue dans des théâtres subventionnés unis en réseaux européens ; il correspond à l’incitation offi- cielle, dont celle de la ministre de l’Education nationale, à la participation festive. Quelle éducation culturelle, quelle formation du goût, divul- gue-t-il ? Relire La Culture démolie de Karl Kraus. Les conséquences en sont hélas connues.

Quelques jours à Athènes. En mai dernier, l’espoir était palpable. Depuis, il y eut le référendum de juillet 2015, par lequel à 61,31 % les citoyens grecs votèrent contre les mesures d’austérité, mais non pas à la sortie de la Grèce de l’Europe, la surdité des autorités européennes à

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leurs voix, la signature du mémorandum début août stipulant de nou- velles restrictions économiques que le Premier ministre, Alexis Tsipras, tente encore de négocier. Il veut préserver les secteurs déjà fortement atteints de l’éducation et de la santé ou les retraites les plus basses (par- ticulièrement important car les grands-parents aident leurs enfants et leurs petits-enfants). Dans les administrations étatiques comme munici- pales, l’habitude du recrutement par clientélisme des précédents élus pèse, les syndicats veillent aux emplois sans discernement de compé- tence. Les denrées de consommation ordinaire n’ont augmenté que de manière infime, mais les impôts et les diverses taxes ont bondi. Des enfants abandonnent l’appartement ou la maison légués par leurs parents faute de pouvoir payer les taxes. Aujourd’hui, dans les rues ou les trans- ports en commun, les visages traduisent la fatigue, les regards la tris- tesse. Les gens tiennent. M’étonnant du peu de femmes enceintes, plu- sieurs personnes me dirent : « Avec quel argent élever un enfant, quel avenir lui offrir ? » (Depuis l'injonction de restrictions budgétaires par la « troïka », 2010, les taux de mortalité néonatale et infantile ont aug- menté de 32 % pour l'une, 51 % pour l'autre). Les touristes envahissent les sites, se pressent à l’Acropole, étrangers à la crise dans laquelle se débat le pays. Quel avenir pour la Grèce dont l’économie s’affaiblit, que l’Euro- groupe contraint à privatiser le port du Pirée (vendu aux Chinois), des aéroports rentables (quatorze à l’Allemagne), à s’endetter pour rem- bourser sa colossale dette, préoccupation primordiale du ministre fédéral allemand des Finances, Wolfgang Schaüble, qui ne cache pas sa volonté de la faire sortir de l’Europe ? Et ce alors que les bénéfices réalisés par la BCE sur le rachat de la dette grecque en 2010 et 2011, qu’elle s’était engagée à reverser à la Grèce, ne l’ont pas été depuis 2013 ; ils s’élèvent pour 2014 et 2015 à 3,3 milliards d’euros. La BCE argue les avoir versés aux banques nationales créditrices et qu’il faudrait une décision de l’Eu- rogroupe pour les débloquer. Or, pratiquant la stratégie de la carotte et du bâton, celui-ci veut contraindre la Grèce à céder à toutes ses exi- gences de réformes dont l’atteinte à toutes les retraites alors que le Premier ministre veut préserver les plus basses. Officiellement, le taux de chômage baisse (26 %), mais, officieusement, il augmente car tous les sans-travail, un taux élevé de jeunes, ne sont pas répertoriés. Dans plusieurs quartiers, des hommes de tout âge, maigres, attendant à la sortie de supermarchés un don de denrées ; dans les rues, des mendiants attendent du pain, un peu d’argent. A cela s’ajoute le nombre important (environ 70 000) et croissant de migrants, une autre source d’inquié-

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tudes pour les Grecs (12 000 000), dont beaucoup gardent le sens de l’accueil et de l’entraide. Le Premier ministre dispose d’une majorité incertaine. Au cas où elle lui ferait défaut, la Constitution impose de nouvelles élections. La poussée et l’expansion des idéologies de droite extrémiste (néo-nazie en Allemagne, néo-fasciste en Croatie, Pologne, Hongrie, Autriche, en France avec le Front national) caractérisent l’ac- tuelle Union européenne ; en Grèce, Aube dorée, parti ouvertement néo- nazi, atteint 7 % (score aux dernières élections), ce qui n’exclut pas une hausse si le FMI et les instances européennes maintiennent leurs exi- gences dont des économistes ont prouvé leur incompatibilité avec un avenir et la démocratie. La mémoire de l’histoire demeure vive en Grèce, dont celle du xxe siècle marquée par les dernières luttes contre les Turcs (la domination ottomane pendant plus de quatre siècles, une lutte armée de libération), une première dictature, la Seconde Guerre mondiale et l’occupation féroce de l’Allemagne, la guerre civile, la seconde dictature (des colonels), et les diktats des commissions euro- péennes depuis 2010. Et la mémoire de la démocratie. Se réunir en assemblée quand surgit un problème d’importance. Le vendredi 31 mars, dans le théâtre Sfendoni, à proximité de l’Acropole, quelque cinq cents artistes, acteurs, danseurs, chorégraphes, metteurs en scène, scénographes se sont réunis (la séance fut ouverte par un acteur, épistate notant les noms de qui voulait parler, en temps limité à trois minutes, non respectées. En revanche la liberté de parole le fut, on me dit qu’une telle discipline était inhabituelle, n’em- pêche !) afin de définir une attitude face à une situation estimée intolé- rable : la programmation exclusivement belge, majoritairement flamande, du prochain Festival d’Athènes et d’Epidaure par son nouveau « cura- teur », l’ambassadeur culturel de Flandre, Jan Fabre, plasticien et « per- formeur », l’un des fossoyeurs officiels de la culture humaniste ; sans sur- prise, il s’était réservé la part du lion dont une création durant vingt-quatre heures, Mount Olympus. Accessoirement, il méprisait les contacts et les contrats signés par son prédécesseur, Yorgos Loukos, une autorité reconnue, au demeurant directeur artistique du Ballet national de Lyon, qui assurait (bénévolement, me fut-il dit) la direction artistique du festival qu’il avait hissé à un haut niveau, avec des artistes internationaux et grecs, depuis 2006 ; son mandat devait s’achever fin mars, il fut limogé en décembre au soudain motif d’un déficit de 2,2 millions d’euros. Jan Fabre fut nommé « curateur » mi- février, après s’être assuré d’une subvention annuelle de 5 millions d’euros et d’une liberté totale d’action. Aux artistes grecs, dont il avait déclaré tout ignorer, il réservait des workshops dans le

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cadre d’AYA (Academy of Young Artists), où, durant trois festivals, des coaches de son choix devaient dispenser une formation à son univers esthétique, à l’issue de quoi les « initiés » sélectionnés seraient pro- grammés en 2019, en clôture de son mandat. Ce fut moins la somme allouée que l’arrogance de Jan Fabre, son mépris des artistes grecs et sa programmation nationaliste qui offusquèrent ; plusieurs employèrent le mot colonialisme. Durant cette assemblée, des opinions diverses s’expri- mèrent. Le principal fut le vote à main levée de la demande de démission de Jan Fabre au motif d’accaparement du Festival pour lui-même et les Belges, ainsi que celle du ministre de la Culture, que l’envoi d’une lettre exposant leur position aux concernés concrétisa. L’attitude de Jan Fabre ne peut surprendre qui a assisté à ses spectacles : s’y perçoient son goût du pouvoir, de la nudité crue (des interprètes), sa mystico-mythologie du chef. De plus, elle rappela celle des ministres et autres émissaires euro- péens, ainsi que celle du FMI, envers Alexis Tsipras depuis son élection (2015). Le 2 avril, Jan Fabre claqua la porte en arguant d’une hostilité des artistes à son encontre, omettant qu’elle ne se manifesta qu’après sa conférence de presse dévoilant sa programmation ; le 4 avril, un rempla- çant, directeur d’un théâtre athénien, était nommé. Entre autres, l’exclu- sion de spectacles grecs privait des artistes d’une opportunité de présenter leur travail en bénéficiant ne serait-ce que d’une somme peu importante, l’Etat ne subventionnant pour ainsi dire que le théâtre national et le fes- tival. Des théâtres et des fondations privés, telle la célèbre fondation Onassis qui, en plus, dispose des subsides pour la présentation des spec- tacles qu’elle produit à l’étranger, contribuent à des productions. Mais pour le grand nombre d’entre elles, notamment de théâtre et de danse, ce sont les metteurs en scène et les chorégraphes qui payent de leurs deniers, les comédiens et les danseurs étant rémunérés à la recette.

L’an dernier, j’avais découvert le théâtre Porta mis à la disposition de l’homme de théâtre expérimenté, Thomas Moschopoulos, par la pro- priétaire au demeurant auteure et actrice, Xenia Kalogeropoulou. Pas de subventions, néanmoins une programmation régulière et exigeante, l’ac- cueil de spectacles, des ateliers de formation, quinze personnes rémuné- rées, des prix de billets accessibles, un public fidélisé. Opus, chorégraphie de Christos Papadopoulos, musique de Jean- Sébastien Bach, arrangement de Komilios Selamsis. Captivante création que Opus, un titre à comprendre dans le sens de composition musicale et chorégraphique. La musique n’accompagne pas la danse qui ne l’explicite pas, mais en écrit la composition par les

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mouvements, le rythme dans l’espace. Ecriture sur une grande page blanche, pliée à angle droit ; le sol et le mur du lointain, deux surfaces identiques. Au bout d’un câble, effleurant le sol, une ampoule électrique éteinte. A cour, en dehors de l’aire scénique, quatre musiciens avec violon, violoncelle, flûte traversière, clarinette basse. Vêtu d’un pan- talon et d’un polo à manches aux coudes noirs, un danseur entre, puis se couche, membres légèrement repliés. Le violon joue deux notes, sa tête se lève, deux autres, son avant-bras effectue un mouvement précis. Les notes se répètent, entrecoupées de silences pendant lesquels le danseur fige sa position. Entreront successivement, vêtus semblablement à un détail près qui individualise subtilement, deux danseurs et une danseuse. Par gestes et mouvements précis du corps, chacun écrit les notes jouées par l’instrument qui lui correspond. Progressivement, les mouvements suivent les instruments indifféremment. Les notes répétées en glissandi s’apparentent à une musique sérielle, à laquelle correspond l’éloigne- ment des danseurs dans l’espace. Puis un suspens. La lampe s’allume, qui sera hissée au fur et à mesure de l’exécution, transcription du temps, celui de l’adaptation d’un quatuor de Bach. Avec des gestes épurés, doigts dans le prolongement du bras ou légèrement repliés ou fermés en poing, mouvements calculés des bras, des jambes et du corps qui tracent d’éphémères lignes brisées, droites, de longueurs différentes, les danseurs se déplacent comme imperceptiblement, les visages tournés vers un côté ou le haut, les regards portant loin, les gestes similaires ou non. Pieds glissant sur le sol, des avancées, des reculs. Pour la coda, un quatuor constitué que la lampe surplombe. La transcription chorégra- phique par des danseurs instrumentistes du classicisme de la musique, de sa mesure parfaite, de son humanisme, offre à entendre et à voir en une complétude fondant l'intelligence au ressenti profond. Une sérénité émane de cette création élégante et singulière, conciliante de la Leon and The Wolf Dance Company.

Une pièce romantique française, aujourd’hui à Athènes. Les Caprices de Marianne d’Alfred de Musset, adaptation et mise en scène de Thomas Moschopoulos. La difficulté d’être et d’aimer de jeunes gens, sujet d’actualité. La représentation s’inscrit dans un décor rouge (rideau de velours ouvert à l’italienne) et noir (un sofa, des sièges modernes, un piano demi-queue), comprenant un grand miroir dans un cadre doré, et les costumes sug- gèrent le xixe siècle. En français, puis en grec (traduction de Xenia

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Kalogeropoulou), Hermia (la mère de Célio) dit un extrait du premier chapitre de La Confession d’un enfant du siècle d’un troublant écho aujourd’hui. Un pianiste joue un prélude de Chopin, musicien plusieurs fois invité. Claudio, l’époux âgé de la jeune Marianne, et son valet, loup noir sur le visage, épient, chacun à moitié dissimulé derrière un pan du rideau. Le texte est celui de la première version de la pièce (1833), dont des personnages secondaires ont été supprimés. Ciuta, l’entremetteuse qui disparut pour raison de bienséance dans la seconde version (1851), suggère une gouvernante, sorte de substitut de mère, à Octave dont elle dissipe les moments de tristesse en lui servant du Lacryma Christi, ce vin que, dans la pièce, il commande à l’auberge. Dans cette représenta- tion, aucun lieu n’est indiqué, l’attention est portée sur l’essentiel : les rencontres, les tête-à-tête, ce qu’ils provoquent et révèlent des person- nages. La jalousie et l’autorité du podestat Claudio, qu’il exerce sur Tibia, chargé d’espionner son épouse Marianne, et son complice dans l’assassinat de l’innocent Célio, amoureux d’elle sans espoir. Sa timi- dité, qui confine à l’impossibilité d’être, peut s’expliquer par la relation à sa mère Hermia (l’opposé de Ciuta) ; il lui confie ses tourments d’aimer sans retour, ce qui ravive en elle le souvenir du jeune homme, mort d’amour pour elle, déjà mariée. Un rajout et un jeu subtil expli- citent cette ressemblance de destin : Hermia dit, en français, un extrait de La Nuit de décembre (« Un malheureux vêtu de noir / Qui me res- semblait comme un frère »), fusionnant son fils et le jeune homme de sa jeunesse, à qui vie est redonnée en un second Célio (les deux jeunes gens, l’un de face, l’autre de dos, assis au piano) qui prend la suite du rôle ; une idée pénétrante théâtralement aboutie. Il eût fallu une Marianne, personnage armée d’une finesse d’esprit et d’expression, lucide sur sa condition de femme asservie à un mari imposé, aspirant à une liberté de choix, mais la comédienne pose sans nuances. Comment Octave pourrait-il être troublé par elle ? Or il l’est. A sa première entrée, coiffé, maquillé, costumé en David Bowie de théâtre ; l'actualisation détonne. Heureusement le comédien, de belle présence, sous le paraître, avec une assurance désinvolte, insinue des failles en lesquelles se devine l’être qui apparaît quand, vêtu alors de noir, ayant choisi la fidélité à Célio, donc l’amitié avec lui que des jeux ont soulignée, il le découvre mort. Plus que le drame de l’amour, fût-il illusoire, ce sont sa consé- quence funeste et le refus de la frivolité d’Octave qui se distinguent dans la mise en scène, conduite avec maîtrise en une théâtralité assumée à l’image du bouquet de fleurs blanches au pied du corps de Célio

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recouvert d’un linceul, fruit d’une connaissance de l’œuvre de Musset, trop oubliée.

Les deux autres textes méritaient attention, leur représentation, décidée sur projet, devait permettre leur création en Grèce. Les Désarrois de l’élève Törless, le premier roman de Robert Musil choqua à sa parution (1906). Musil réfuta avoir écrit sur l’homosexualité, ce que Georgia Mavragani ignore. Elle a écrit une adaptation personnelle et sa mise en scène sommairement géométrique ne tolère aucun doute. Quatre ampoules électriques au bout de câbles descendant des cintres pour quasiment seule lumière dans l’espace noir. Quatre jeunes hommes en uniforme gris (l’action se déroule dans une école militaire), joués avec efficacité. Invention de réminiscences : « Tu te souviens » répété comme pour contraindre à leur jeu. Beineberg et Reiting, les tourmenteurs pre- miers sont indifférenciés et minorés. Le second inflige une violence à l’encontre de Basini, le faible, dénudé, qui cède au corps à corps com- plaisamment (position de magazine « spécialisé »). Le désarroi de Törless, il n’en montre pas d’autre, est celui de l'homosexualité. Il se masturbe quand, au loin, les deux autres violent Basini. Rhabillé, ce dernier aguiche Törless qui le repousse (le refoulement), leur bagarre déclenche le désir, ils se dénudent, font l’amour (homosexualité révélée). Les spectateurs en position de voyeurs de clichés qui assènent une banale vision fantasmatique de l’homosexualité masculine. Dès lors, rien à faire du péril des justiciers autoproclamés (implicitement soutenus par les autorités qui punissent le petit voleur pauvre à la différence des autres et dont le nom à consonance italienne n’est pas anodin : les Autrichiens méprisaient les Latins), de l’exercice de la force et du pouvoir sur le faible, de la religion et des désarrois de Törless en quête de savoir et de comprendre, perturbé par la découverte de la violence, bref du roman et de la pensée de Musil.

Le Faiseur de théâtre de Thomas Bernhard, mise en scène de Akilas Karazisis. La pièce est mal commode, c’est connu. Un vieil acteur, Bruscon, arrive à Utzbach afin d’y jouer La Roue de l’Histoire avec sa femme, son fils et sa fille. Il monologue sur son passé, sur les plus grandes scènes, sur la perte d’art et de culture, sur la persistance répugnante de l’hitlérisme, en s’interrompant pour des critiques acerbes contre tous dont l’aubergiste accaparé par la fabrique du boudin. Mais peu a importé le texte. Des coupes et des suppressions de personnages (la

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femme de l’acteur, celle de l’aubergiste et sa fille, pour les principaux supprimés), réduits à quatre. Ensuite, le comédien principal débite son texte avec une superficialité et de petits effets cabotins, multiplie les jeux anecdotiques ; ses partenaires recourent aux traits épais. La mise en scène gère la mise en place des accessoires et d’un praticable pour la représentation, devant un fatras de meubles parmi lesquels le portrait d’Hitler, bien que le texte mentionne qu’il soit accroché, justification d’une diatribe de Bruscon, esquivée. Un halo rouge au lointain précède la tentative de représentation. C’est l’inverse dans la pièce (les specta- teurs du théâtre dans le théâtre désertent la salle, afin de voir l’incendie du presbytère voisin), mais cela permet un final sur César, Churchill, Napoléon et Marie Curie (un travesti muni de lunettes de plongée). La fabrication banale d’un théâtre amateur substituée à la charge corrosive de Thomas Bernhard. Programmer cette pièce, en plus d’entretenir du théâtre, complétait avec pertinence celle du roman de Musil, dans lequel, une trentaine d’années après sa publication, se lut une prémoni- tion par identification des germes du nazisme et de son audience en Autriche.

Au centre culturel Onassis, Lacrimal, chorégraphie de Harry Koushos. Dans un vaste espace blanc, à pas réguliers, des hommes et des femmes vêtus uniformément de noir, en pantalon, marchent en solitaire, en files, à deux ou trois de front, l’un accélère, un autre ralentit ; s’en- tendent des éclatements comme s’ils posaient les pieds sur du papier bulle. Les marcheurs doivent passer derrière le mur du lointain puisqu’ils reviennent à maintes reprises. La marche globalement lente à un moment se fait martiale. Sans l’interrompre, au milieu de cette foule disciplinée, un homme, puis un autre, puis une femme se dénudent. Finalement, entièrement nus, ils demeurent sur le plateau. Danseurs de métier, ils prennent des poses de statues qui m’ont évoqué l’art nazi, tout comme la nudité plastique, et une ronde stylée ce naturisme prisé pour les mouvements de jeunesse hitlérienne. La musique contempo- raine de Dimitris Skillas, en laquelle s’entendent des références à Wagner ou Stravinsky, accompagne en direct. Un bref solo de mouve- ments géométriques par une danseuse, en fin. La participation des qua- rante marcheurs est une (la participation d’amateurs, possible, ce qui plaît sur les scènes européennes officielles), la partie chorégraphique en est une autre, qui n’est pas simplement comme il me fut dit « un exer- cice sur l’esthétique des années trente », sans autre précision. Les années trente où ? Illustrant qu’elle idéologie ? Au cours de l’échange qui suivit,

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un ami qui avait la même perception que moi lâche le nom éclairant : « Leni Riefenstahl ». Que se passe-t-il en Europe pour que des artistes reviennent à ces années trente hitlériennes avec fascination, seule cette chorégraphie-ci, ou avec inquiétude en choisissant de représenter des textes d’auteurs qui avaient perçu le péril ?

De retour à Paris, au théâtre des Mathurins : Le Monde d’hier de Stefan Zweig, adaptation de Laurent Seksik, « spectacle de » Jérôme Kircher et Patrick Pineau. Aucun mot qui ne soit de Stefan Zweig dans ce montage fidèle à l’es- prit de son récit. « Il m’a fallu être le témoin sans défense et impuissant de cette inimaginable rechute de l’humanité dans un état de barbarie qu’on croyait depuis longtemps oublié, avec un dogme antihumaniste consciem- ment érigé en programme d’action. » Cette phrase extraite de la préface en fil conducteur de l’adaptation qui fait sa part à Stefan Zweig, ému de ses premières publications dans un milieu où la culture se res pirait comme l’air et le cosmopolitisme était un art de vivre. L’écrivain, sa passion de la littérature, sa collection de manuscrits et de livres, quelques-unes de ses connaissances, ses voyages, autant de traces du « monde d’hier », dont les étapes de la disparition sont marquées à partir de son appartenance au peuple juif. Stefan Zweig, obser vateur des milices, les futures SA, entraî- nées par des officiers à proximité de la frontière entre l’Allemagne et l’Autriche, alors qu’il réside dans sa maison de Salzbourg, l’inquiétude de la montée des nationalismes. Les réflexions générales et les faits du quo- tidien éloquents. Les amis qui ne le saluent plus dans la rue, mais qui proposent de le voir en cachette, ses livres vendus à des millions d’exem- plaires devenus introuvables, la perquisition infondée de la police, la nécessité de l’exil. D’Angleterre, il apprend les mesures antijuives, ainsi l’interdiction aux Juifs de s’asseoir sur un banc, ce que sa mère avait l’ha- bitude de faire et dont il vécut la mort avec tristesse et soulagement, car elle échappa ainsi au pire qu’il avait pressenti proche. Dans ce pays, où il fut connu, il devient un apatride, ennemi potentiel après la déclaration de la guerre à l’Allemagne, comme tant de Juifs épuisés, fuyant la mort, comme lui. Devant un rideau gris plissé, posé de biais, Jérôme Kircher, vêtu d’un pardessus dont il se défera après avoir posé son chapeau, dispo- sant pour tout accessoire d’une chaise, donne à entendre le texte avec une sincérité retenue, passeur en empathie et conscience des mots. Il évite une incarnation qui serait fausse, d’ailleurs il lit un passage et un autre est entendu par voix off. Il œuvre avec nuances, silences, inflexions d’hu-

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mour, dans une sorte de rencontre intime avec Stefan Zweig, qu’il offre en partage. Un passage de témoignage. Comment le nazisme, dont les Juifs ont été les premières et singulières victimes, est-il arrivé dans l’indif- férence générale et le nationalisme a-t-il contribué à la barbarie ?

Bovary d’après Gustave Flaubert, texte 11 et mise en scène de Tiago Rodrigues, théâtre de la Bastille. Trois acteurs, deux actrices, sèment et lancent en l’air des feuilles blanches qui, tombées, constituent un tapis. L’écrit à l’origine de la représentation. Debout, une feuille en main, Jacques Bonnaffé, vêtu tel un bourgeois de province d’hier, fait entendre les réflexions de Flaubert, qu’il suggère. « Merci chère amie [...], voici donc toute l’histoire... » La publi cation en feuilleton du fameux Madame Bovary dans La Revue de Paris « déjà connue pour être hostile à ce gouvernement ». Quelques mois après (1857), comparution en justice. « J’ai été accusé d’atteinte à la morale et à la religion. » Des extraits de la correspondance de Flaubert avec Elisa Schlésinger, des minutes du procès, ensuite des propres réflexions (indubitablement identifiées par des « Vous êtes tous des fils de pute », dans la bouche d’Emma ; une facilité langagière lui seyant mal) de Tiago Rodrigues, homme de théâtre et directeur du Teatro Nacional D. Maria II (Lisbonne), qui voue à la littérature une passion contagieuse. Des tables, des tabourets, des cadres de de bois clair, à l’intérieur desquels sont suspendues loupes polies et dépolies. Des vêtements contemporains et deux gris pardessus pour l’accusation, Me Pinard (Ruth Vega-Fernandez), et pour la défense, Me Sénard (David Geselson), qui s’affrontent dans ce procès, mettant en jeu l’ambivalence des bonnes mœurs et de la religion. Le premier cite des extraits que le second réfute en lui objectant qu’il a lu le roman avec des loupes défor- mantes et que Flaubert, interdit de voix à son procès, a écrit un roman édifiant. Emma Bovary (Alma Palacios) a ses propres arguments qu’elle cite, numéros de page à l’appui. Charles Bovary (Grégoire Monsaingeon), présenté brave et peu futé, fut ébloui par elle qui souffre de vivre avec lui (il se repose sur son épaule pendant qu’elle expose sa déception), si étranger aux romans dont elle a acquis le goût au convent. Flaubert est attentif à Emma qui le déconcerte par moments. Le bal chez le comte fond ses rêves et la réalité du moment, non pas sur une valse mais sur deux chansons de Bette Davis, Emma danse seule la concordance entre son rêve et la réalité libératoire ; seul Flaubert de loin suit le mouvement.

11. Bovary, trad. Thomas Resendes, Les Solitaires intempestifs, 2015.

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Amoureuse, abandonnée, cédant au désespoir, espérant encore, elle dément les arguments de l’accusation et de la défense. Les panneaux sont dégagés. Me Pinard, entre deux assauts contre le personnage plus que contre l’auteur, embrasse avec passion Emma, puis se contente de pour- suivre l’accusation (Flaubert avait compris, comme lui seul pouvait comprendre son roman, un passage de lettre, dont l’arrière-plan politique s’entend dans l’extrait du discours sur la place de la ville). Cette inter- prétation psychologique (une facilité, de même que dans l’usage de « verge » en place de « cravache » ou d’un cactus incongru) certes sug- gère l’hypocrisie officielle et la frustration, mais atténue ce que signifia ce procès pour « outrage aux bonnes mœurs » sous la férule religieuse (ce qui pourtant est d’actualité). Emma se définit dans son rapport aux autres, les avocats se faisant qui Homais qui Léon ou la fille d’Emma. Emma les attire tous, qui la bécotent. Un nouvel espoir avec celui-là, le besoin d’être aimée autant que d’aimer, la déception et la détresse. Emma abandonnée (« Vous êtes tous des fils de pute », autre facilité), son sui- cide incité par Homais et Lheureux (même vêtement gris et mêmes comédiens, sortes de Picard et Sénard) : un flacon de pharmacie jaune soufre est poussé en avant-scène, « L’arsenic est là », répété avec insis- tance. La mort est dite, Emma reste seule, sa tête émergeant de feuilles qu’elle tient contre elle, données par Charles (tout lui échappant, Flaubert s’éloigne). A lui, le méprisé, la conclusion adressée au public, qui le révèle honnête homme, d’une lucidité empreinte de philosophie : « Nous allons mourir. Mais toi, putain d’Emma Bovary, amour de ma vie, tu vivras toujours. Comme dans les livres. Tu as gagné. » Bovary ? Emma et Charles. Hommage à Flaubert et à la littérature, à ses pouvoir de for- mation, de sollicitation de la pensée et des rêves, des interprétations que ce théâtre personnel et humain, accompli en complicité avec des comé- diens ayant bonne prise sur ce qu’ils disent et jouent, offre. « Ce que Madame Bovary m’a fait à moi, à treize ans, est aussi important que le fait que j’ai été éduqué par mes grands-parents», Tiago Rodrigues dixit.

Micheline B. Servin

BBAT-Temps_Modernes_689.indbAT-Temps_Modernes_689.indb 223223 224/05/164/05/16 15:4615:46 Cet ouvrage a été achevé d’imprimer sur Roto-Page par l’Imprimerie Floch, à Mayenne en mai 2016 Dépôt légal : juin 2016 Numéro d’impression : ***** Numéro d’édition : 302694 Imprimé en France

No de commission paritaire : 0316 K 82876

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