De Pompéi à Bliesbruck-Reinheim : Vivre en Europe romaine

par M. Jean-Paul Petit, membre titulaire

Les découvertes archéologiques effectuées à Bliesbruck-Reinheim (département de la -Land de Sarre) - petite ville romaine établie en Gaule Belgique, l'une des provinces septentrionales de l'Empire romain (fig. 01)- et le travail scientifique intense qui y a été réalisé depuis une vingtaine d'années font que ce site apparaît aujourd'hui comme une réfé­ rence pour les chercheurs qui tentent de définir la place de ce type d'agglo­ mération dans l'économie et la société de l'Occident antique (1).

Fig. 01. Vue aérienne de Pompéi (photographie Frédéric Lontcho).

Voir pour une synthèse sur ce site J.-P. Petit avec la collaboration de P. Brunella, Bliesbruck-Reinheim, Celtes et Gallo-Romains en Moselle et en Sarre, Paris 2005. De Pompei à Bliesbruck-Reinheim : Vivre en Europe romaine

Mais comme la plupart des lieux de fouilles, il ne livre cependant que des vestiges matériels extrêmement fragmentaires, dont l'interprétation est délicate. Cette incertitude tient d'abord à la difficulté inhérente à l'identifi­ cation des vestiges ou objets retrouvés. De plus, même lorsqu'il est possible de les identifier, ils ne représentent que très partiellement les activités des hommes qui nous les ont transmis. Pour les restituer, l'archéologue tente aussi d'évaluer ce qu'il n'a pas retrouvé sur le site qu'il a fouillé. Pour ce travail de détermination et de restitution, il procède à des comparaisons éta­ blies au moyen de répertoires d'objets ou de structures mieux conservés et déjà connus . Pour l'époque romaine, la communauté scientifique dispose d'un exceptionnel conservatoire de la civili sation et de la vie quotidienne, à savoir les villes ensevelies par l'éruption du Vésuve en 79 après L-C., en particulier Pompéi (fig. 02) et Herculanum. Ces sites sont devenus, grâce à l'intelligente politique d'ouverture de Pietro Giovanni Guzzo, Surintendant de Pompéi et des sites du Vésuve et de ses collaborateurs, un extraordinai­ re laboratoire de recherches internationales, dans tous les domaines de l'ar­ chéologie. Pour tous ceux qui étudient la ville romaine, phénomène qui a marqué si fortement l'histoire urbaine européenne, Pompéi et Herculanum sont devenues une référence incontournable.

L'exposition organisée par le Conseil Général de la Moselle en parte­ nariat avec la Surintendance archéologique de Pompéi et avec la collabora­ tion du Kreis du Saarpfalz (mai à septembre 2007) a tenté la mise en pers-

Fig. 02. Vue aérienne de Bliesbruck ; au premier plan les vestiges de l'agglomération structurée le long de l'ancienne route départementale (photographie Conservation d'archéologie du Conseil Général de la Moselle).

386 pective des vestiges bien connus de Pompéi avec les découvertes et les élé­ ments comparables de Bliesbruck-Reinheim conservés in situ dans le Parc archéologique européen, lieu de l'exposition (2). Le programme scienti­ fique de cette exposition élaboré par Sara Santoro et l'auteur de cette contri­ bution a été validé par un conseil scientifique réunissant plusieurs spécia­ listes européens (3). Cette exposition a donné lieu à l'édition d'un ouvrage dans lequel les différents aspects de ce programme sont analysés par de nombreux spécialistes européens (4).

Bien sûr, il existe un décalage chronologique entre Pompéi et Bliesbruck-Reinheim : la vie déjà longue de la première se fige lorsque la seconde est seulement en train de prendre son envol.

En effet l'histoire urbaine de Pompéi remonte au début du VIe siècle av. J.-C. Les villages qui s'épanouissaient sur les bords du fleuve Sarno, là où il débouche dans la mer Tyrrhénienne, au croisement de routes reliant F arrière-pays à la côte, furent entourés par une enceinte bâtie en pierre de tuf. Elle enserrait une superficie de 64 hectares occupée par trois sanc­ tuaires, des marchés, des maisons et des champs. A cause de son port et de

2. Cette exposition était placée sous le haut parrainage de Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la Culture et de la Communication et de Francesco Rutelli, Ministro per i Beni e le Attività Culturali. Le comité d'organisation était le suivant : - Pour le Conseil général de la Moselle, Philippe Leroy, Sénateur de la Moselle, Président du Conseil général ; Lionel Fourny, Directeur général des services dépar­ tementaux ; Denis Schaming, Directeur général adjoint, chargé de la culture, du tou­ risme et des sports, directeur de projet ; Philippe Brunella, Conservateur du patrimoi­ ne, chef de projet ; Christian Septon, Ingénieur en chef, coordinateur technique ; Jean-Paul Petit, Conservateur en chef du patrimoine, commissaire scientifique. - Pour la Surintendance archéologique de Pompéi : Pietro Giovanni Guzzo, Surintendant, Grete Stefani, responsable des collections de Pompéi. - Pour l'Université de Parme : Sara Santoro, Professeur, Département d'Histoire., commissaire scientifique. - Pour le Kreis du Saarpfalz : Clemens Lindemann, Landrat, Gerhard Klein, Directeur de la Stiftung Europäischer Kulturpark Bliesbruck-Reinheim. 3. P. G Guzzo, Surintendant archéologique de Pompéi, M. Gras, Directeur de l'Ecole Française de Rome, S. Martin-Kilcher, Professeur à l'Université de Berne, C. S. Sommer, Directeur du Service de l'Archéologie du Land de Bavière, R. Echt, Professeur à l'Université de Sarrebruck, J.-M. Demarolle, Professeur emèrite à l'Université de et F. Sarateanu-Miiller, responsable des fouilles de la villa de Reinheim. 4. J.-P. Petit, S. Santoro (éd.), Vivre en Europe romaine. De Pompéi à Bliesbruck- Reinheim, Paris 2007. Nous nous référerons à plusieurs reprises aux contributions de cet ouvrage qui permettent une entrée synthétique dans les différents aspects qui vont être abordés afin d'abréger au maximum la bibliographie qu'il serait nécessaire d'in­ diquer vu la nature et la complexité des thèmes abordés. son marché, la ville tomba sous l'influence des Étrusques et des Grecs (VIe siècle av. J.-C.), ensuite des Samnites (Ve-IIe siècles av. J.-C.) et enfin des Romains (fig. 03). Ayant perdu son indépendance en 80 av. J.-C, elle devint une colonie romaine à vocation économique productive et commerciale (5).

Aux Ve et IVe siècles av. J.-C., Bliesbruck-Reinheim était le siège d'un pôle princier celtique (6) (fig. 04), et ce n'est qu'une centaine d'années après la conquête romaine, au milieu du Ier siècle apr. J.-C, que fut créée, sur les bords de la Blies, une agglomération qui se transforma progressive­ ment en une petite ville qui atteint son apogée au IIIe siècle apr. J.-C.

Mais les deux cités se distinguent également par leur taille, leur statut juridique, ainsi que par des traditions urbaines différentes. Cependant un voyageur de l'Antiquité qui se serait déplacé d'une ville à l'autre aurait trouvé dans les deux un même concept d'habitat aggloméré, un même modèle urbain, bien que décliné de manière locale, et un mode de vie com­ parable (7)(fig. 05 et 06). La mise en perspective de ces deux mondes si éloignés l'un de l'autre nous aide à saisir leurs similitudes et, par là même, permet de faire ressortir les différences, et donc, en définitive de mieux res­ tituer et de mieux comprendre.

Des précautions à prendre

Mais cette mise en perspective demande de la prudence et des précau­ tions. Les sites urbains antiques de la région du Vésuve ne représentent pas l'unique modèle de ville romaine, mais seulement une des innombrables déclinaisons de ce concept d'habitat groupé d'origine méditerranéenne, qui présentait de nombreux avantages tant pour le pouvoir central, en facilitant sa gestion politique et administrative, que pour les habitants, en matière de développement économique, de sécurité et de qualité de vie (8). Ce concept d'habitat groupé s'est donc répandu et imposé dans toutes les provinces de l'immense empire, aussi bien celles qui bénéficiaient déjà des fruits d'une

5. S. Santoro, B. Sassi, Pompei avant les Romains dans J.-P. Petit, S. Santoro, op. cit., p. 35-42. 6. R. Echt, W. Reinhard, La tombe de la Princesse de Reinheim et les tombes princières de Sarre dans J.-P. Petit avec la collaboration de P. Brunella, op. cit., p. 33-66. 7. A. Wallace-Hadrill, Vivre dans une petite ville : de Pompei à Bliesbruck dans J.-P. Petit et S. Santoro (éd.), op. cit. p. 61-68 et S. Martin-Kilcher, De Bliesbruck vers Pompei dans J.-P. Petit et S. Santoro (éd.), op. cit., p. 69-74. 8. Pour une vision d'ensemble de la ville antique, voir par exemple X. Lafon, J.-Y. Marc et M. Sartre, La ville antique dans J.-L. Pinol (éd.) Histoire de l'Europe urbai­ ne, I. de l'Antiquité au XVIIIe siècle, p. 17-282. Fig. 03. Rhyton en bronze en forme de tête de cerf, employé dans le symposium. Il s'agit d'une production hellénistique de grande qualité, réalisé par les ateliers de la Grande e Grèce au II siècle av.J.-C. et Fig. 04. Le service à vin déposé dans trouvé à Herculanum (photographie la tombe princière. Il comprend une cruche Surintendance archéologique à bec tubulaire, deux cornes à boire de Pompei). décorées d'appliques ajourées et de rosettes en feuilles d'or et deux coupes en bronze (photographie Landesdenkmalamt de la Sarre).

Fig. 05 et 06 : Vase en bronze en forme de panier (long. 22,5 cm, haut. 14,4 cm), décou­ vert à Pompei dans la maison de Marcus Fabius Rufus. Il est décoré d'un perroquet, oiseau originaire de la Perse. Cette figure traduit le goût des Romains pour l'exotisme et la conscience d'être les maîtres du monde et de toutes ses richesses. Le perroquet (long. 6 cm) retrouvé à Bliesbruck, qui provient d'un récipient analogue, témoigne de la diffusion dans tout l'Empire d'objets qui symbolisent cette idéologie (photographie Surintendance archéologique de Pompei et Tiziana Bertani, Metz). longue tradition de vie urbaine, comme la Grèce, l'Asie Mineure ou l'Egyp­ te, que celles organisées en entités territoriales plus ou moins grandes, où l'habitat était principalement dispersé et déjà regroupées autour de centres fortifiés, les oppida, sortes de « villes » celtiques (9).

Sur ces bases, se met en place une urbanisation différenciée entre le monde méditerranéen, en particulier l'Italie, et les régions plus septentrio­ nales. Au sud, les villes - au sens donné à ce terme par beaucoup d'histo­ riens de l'Antiquité, c'est-à-dire dotées d'un pouvoir politique sur des ter­ ritoires, même de petites dimensions, qu'elles contrôlent - constituaient un réseau serré (10). Dans les parties plus septentrionales de l'Europe, organi­ sées en entités administratives regroupées autour d'un chef-lieu (11) - seule ville répondant à la définition précédente - les agglomérations dites secon­ daires (par rapport à ce chef-lieu) jouent un rôle quasi-urbain, sinon sous l'aspect administratif et juridique, du moins comme lieu de concentration d'un certain nombre de fonctions : production artisanale, marché et distri­ bution commerciale, centre de rassemblement (et de contrôle) des popula­ tions (par exemple à travers la présence de thermes publics) dans un cadre de vie inconnu auparavant (12).

Cette mise en perspective est aussi pertinente car les villes campa- niennes détruites par l'éruption du Vésuve n'étaient pas « extraordinaires » dans l'Antiquité, mais elles le sont devenues en raison de leur tragique des­ tin qui a permis leur conservation spectaculaire. On sait bien que Pompéi ne fut pas un centre où se sont créés des modes de vie ou bien des styles artis­ tiques ou décoratifs nouveaux (par exemple en matière de peinture murale). Elle correspondait plutôt à une ville que l'on pourrait qualifier aujourd'hui de « provinciale », où la mode était dictée par Rome et par les grandes

9. Voir par exemple S. Fichtl, La ville celtique. Les oppida de 150 av. J.-C. à 15 ap. J.- C, Paris, 1994 ou plus récemment G. Kaenel, Agglomérations et oppida de la fin de l'âge du fer. Une vision synthétique dans C. Haselgrove (dir.). Celtes et Gaulois. L'Archéologie face à l'Histoire. Les mutations de la fin de l'Age du fer, Glux-en- Glenne, 2006, p. 17-40 (Bibracte 12/4). 10. Voir par exemple J.-P. Morel, Les agglomérations secondaires dans l'Italie romaine dans J.-P. Petit, M. Mangin avec la collab. de P. Brunella (dir.), Les agglomérations secondaires. La Gaule Belgique, les Germanies et l'Occident romain. Actes du col­ loque de Bliesbruck-Reinheim/ (21-24 oct.1992), Paris, 1994, pp. 153-162. 11. Voir en dernier lieu M. Dondin-Payre, Les composantes des cités dans les Trois Gaules : subdivisions et agglomérations du territoire. Problématique et méthodolo­ gie dans R. Hanoune (dir.), Les villes romaines du Nord de la Gaule, Lille, 2007, p. 397-404 (Revue du Nord, Hors-série, Collection Art et Archéologie, 10) 12. Voir par exemple M. Mangin, Les agglomérations secondaires de l'Occident romain : publications récentes dans Dialogues d'Histoire Ancienne, 21,1, 1995, pp. 302-314. ou M. Reddé, Les agglomérations secondaires en Gaule dans Journal of Roman Archaeology, 8, 1995, p. 511-513. métropoles méditerranéennes comme Alexandrie, dont on suivait et imitait volontiers les tendances.

Cette conservation exceptionnelle donne aussi la possibilité de mesu­ rer la nature et l'importance de la perte d'informations sur les autres sites. Pompéi et Herculanum fournissent donc des modèles d'interprétation qui, bien sûr, ne sauraient être transférés tels quels sur les autres sites romains, mais auxquels les données en provenant peuvent être confrontées. Par ailleurs, la ville se trouvait, au moment de l'éruption, dans une situation peu normale, car soumise depuis quelques années à une succession continue de tremblements de terre, ce qui rend difficile sa comparaison avec quelque autre site que ce soit (13).

Enfin, rien ne se transforme davantage dans le temps que l'idée, la structure, l'image d'une ville. Faite d'accélérations et de ralentissements, sa vie est marquée par la discontinuité des événements et par la continuité de l'histoire. Alors que Pompéi, nous apparaît arrêtée dans une phase de son développement, Bliesbruck et les autres agglomérations se sont étendues, transformées et ont disparu dans le mouvement continu de l'histoire. Leurs vestiges ont dans de nombreux cas encore marqué longtemps le paysage urbain et rural (14).

Il faut donc faire preuve de finesse dans la confrontation entre une his­ toire ordinaire, celle de Bliesbruck-Reinheim, et une tragédie extraordinai­ re, celle de Pompéi.

De l'Europe romaine à l'Union européenne

La mise en perspective de ces deux villes, produits d'une longue his­ toire non romaine (grecque, étrusque et samnite pour l'un, celtique pour l'autre) nous impose de mener une réflexion sur ce processus de transfor­ mation des cultures locales à l'intérieur d'un système à la fois un et divers. Unitaire, il est caractérisé par l'uniformité des lois, de l'administration et de l'économie, ainsi que par le partage de la langue, de la monnaie et de la cul­ ture officielle. Mais il reste aussi marqué par la diversité, car les peuples

13. Voir par exemple P. Allison, Pompeian Households, an analysis of Material Culture, Los Angeles, 2004, p. 178-198. 14. Voir L. Clemens, Tempore romanum constructa. Zur Nutzung und Wahrnehmung antiker Überreste nördlich der Alpen während des Mittelalters, Stuttgart 2003 (Monographien zur Geschichte des Mittelalters, 50) ou de manière plus synthétique L. Clemens, Les monuments antiques au Moyen Age : perception et utilisation dans J.-P. Petit et S. Santoro (éd.), op. cit., p. 53-60. intégrés ont pu garder certains de leurs particularismes comme les modes, les traditions religieuses ou encore les habitudes alimentaires.

Depuis le XIXe siècle, ce processus d'acculturation est qualifié de romanisation ; il est actuellement au centre des recherches, non seulement historiques (15), mais aussi politiques et anthropologiques. L'idée d'y voir un précédent, un exemple, une figure du processus de construction de l'Union européenne est évidemment séduisante, malgré des points de départs différents : l'une, née d'une conquête et soumise au pouvoir d'un seul homme ; l'autre, d'une décision libre et dotée d'un régime démocra­ tique (16).

La ville et ses monuments

Dans le monde romain, les villes avaient des dimensions, des statuts juridiques, des caractères économiques différents, mais partout un voyageur aurait trouvé un paysage urbain semblable. La place publique (forum), les monuments religieux et les thermes représentaient les éléments fondamen­ taux de la structure romaine de la ville. Ils constituaient les outils de la ges­ tion sociale et politique de la vie collective. D'autres espaces publics, ayant des fonctions spécifiques, pouvaient s'y ajouter, comme le marché alimen­ taire (macellum) et les édifices de spectacles, théâtre et amphithéâtre. Les recherches menées à Bliesbruck ne sont pas assez développées pour connaître réellement l'apparat monumental de cette agglomération. En son cœur les thermes publics, seul monument fouillé à ce jour, ouvraient sur un axe nord-sud, face à une place qui n'est connue pour l'instant qu'à travers des sondages, des prospections géophysiques et des photographies aériennes. Ces recherches révèlent un espace fermé par deux bâtiments, dont l'un, au nord, a un caractère basilical, alors que l'autre semble corres­ pondre à une aile de boutiques, similaire aux ailes qui encadraient les thermes (17). Au milieu de cet espace structuré par un réseau de chemins a

15. C. Goudineau, De Pompei à Bliesbruck : réflexions sur la romanisation dans J.-P. Petit et S. Santoro (éd.), op. cit., p. 29-34. Pour une réflexion plus générale voir par exemple P. Le Roux, La romanisation en question dans Annales EHSS, 2004, n° 2, p. 287-311. 16. Voir M. Telo', L'identité de l'Union Européenne au XXIe siècle et l'héritage fécond de l'Europe romaine dans J.-P. Petit, S. Santoro (éd.), op. cit., p. 23-26 ou encore A. Mehl, Réflexions sur l'Europe romaine et l'Europe communautaire dans L'Europe et la Gaule romaine. Voies commerciales, moyens de transport, Paris, 2002, p. 11-16. 17. J.-P. Petit (dir.), Le complexe des thermes de Bliesbruck (Moselle). Un quartier public au cœur d'une agglomération secondaire de la Gaule Belgique, Paris 2000, p. 56-62 De Pompei à Bliesbruck-Reinheim : Vivre en Europe ro maine

été repérée une construction semi-circulaire, centrée sur l'axe est-ouest des thermes, dont la fo nction n'a pas encore pu être identifiée : abside d' un bâtiment, simple édicule ou nymphée? Cette mise en scène architectonique et la nature des bâtiments suggèrent qu'il s'agit du centre public de l'agglo­ mération. Il ne possédait pas tous les éléments caractéristiques du forum d' une ville comme Pompéi, en raison de la différence de statut de l'agglo­ mérati on. Au contraire de Pompéi, Bliesbruck, qui dépendait du chef-lieu Metz, ne jouait pas un rôle politique important.

Les thermes étaient indispensables dans une ville romaine car l'adop­ tion de pratiques liées au « soin de soi » servait à distinguer le Romain du Barbare. La participation à la vie sociale de la cité , signe tangible de l' inté­ gration dans l'Empire, nécessitait de soigner son apparence et de se confor­ mer aux impératifs de la mode. Chacun essayait de le faire en fonction de ses moyens. Les thermes assuraient l' hygiène de tous, jeunes et vieux, mais correspondaient aussi à un véritable centre de loisirs et à un lieu de socia­ bilité collective au cœur de la ville. À Pompéi, ville romaine de dimensions moyennes, existaient cinq complexes de thermes publics (18), alors qu'à Bliesbruck, un seul établissement est attesté, en l'état actuel des recherches (19) (fig. 07 et 08).

Fig. 08. Le bassin dans le caldarium des thermes du Forum (partie réservée aux hommes) à Pompéi (photographie Conservation d'archéologie du Conseil général de la Moselle).

Fig. 07. Les thermes de Bliesbruck (photographie Conservation d'archéologie du Conseil général de la Moselle).

18. N. de Haan, Etablissements publics et luxe privé. La culture du bain à Pompéi dans J.-P. Petit, S. Santoro (éd.), op . cit., p. 209-21 3. 19. Le monument a été publié de manière complète dans J.-P. Petit (dir.) op . cit . . Voir aussi J.-P. Petit avec la coll aboration de P. Brunella, op . cit. p. 67-88 .

393 Dans toutes les régions de l'Empire, le programme architectural des thermes se trouvait soumis aux mêmes codifications imposées par la pra­ tique du bain (20). Les thermes de Bliesbruck (21) ont été établis selon le schéma dit « pompéien » c'est-à-dire avec des pièces balnéaires disposées en enfilade, ce qui a permis un développement monumental qu'accentuaient par ailleurs les deux ailes de boutiques qui les encadraient. Celles-ci sont aussi à rapprocher des rangées de boutiques que l'on rencontre en milieu urbain, principalement dans le monde méditerranéen. Ce type d'aménage­ ment est fréquent à Pompéi (22).

De la ville à la maison

Le projet de développement du Parc archéologique européen vise notamment la restitution, non point de manière virtuelle, mais à l'échelle 1, d'un tronçon de la rue principale avec les maisons qui la bordaient (23). C'est pourquoi la recherche a été développée dans la compréhension de l'articulation verticale de la maison, en recherchant dans les villes vésu- viennes les suggestions, voire les modèles nécessaires pour redonner une volumétrie aux structures arasées de l'agglomération gallo-romaine.

A Pompéi le manque d'espace conduisit au Ier siècle ap. J.-C. au déve­ loppement en hauteur de la maison urbaine (24). Le phénomène encore en gestation dans cette ville, devint, quelques décennies plus tard, une solution courante à Rome, à Ostie, ainsi que dans les provinces. Des portiques, des balcons et de grandes fenêtres articulèrent alors la façade, faisant évoluer la conception traditionnelle de l'espace domestique, normalement fermé vers l'extérieur pour des raisons de sécurité. En façade, des boutiques ouvraient sur un portique ou sur le trottoir. La façade était peinte avec des couleurs

20. A. Bouet, Le loisir et la culture des thermes en Italie et en Gaule dans J.-P. Petit, S. Santoro (éd.), op. cit., p. 215-219. Pour la Gaule cf. l'étude d'ensemble du même auteur, A. Bouet, Thermae Gallicae. Les thermes de Barzan et les thermes des pro­ vinces gauloises, Bordeaux 2003 (Aquitania Suppl. 5, Ausonius Mémoires 10). 21. J.-P. Petit (dir.), op. cit. p. 146-152. 22. J.-P. Petit (dir.), op. cit. p. 137-141. 23. Voir J.-P. Braun, J.-P. Petit, L'aménagement d'une zone de restitution dans le Parc archéologique européen de Bliesbruck-Reinheim dans Actes du colloque Monum de 2005, à paraître. 24. D. Scagliarmi Corlàita, De Pompéi à Ostie, naissance de la façade dans J.-P. Petit, S. Santoro, op. cit. p. 95-101. vives et décorée d'enseignes de boutiques, de figures de divinités, d'ins­ criptions électorales, comme le montrent les découvertes de Pompéi (25).

À Bliesbruck, comme à Pompéi, l'organisation des quartiers constitués de maisons rectangulaires, allongées, mitoyennes ou séparées par d'étroits ambitus, rendait également inexistants, ou peu perceptibles, les côtés et l'ar­ rière. Les maisons s'inscrivaient dans une trame constituée de parcelles allongées perpendiculaires (parfois légèrement obliques) à la voie. Ce type d'agencement, qui existait à Pompéi dès le IIP siècle av. J.-C, traduit sur­ tout un besoin économique, en donnant la possibilité à un grand nombre d'artisans-commerçants de s'établir le long des voies (fig. 09 et 10).

Fig. 09. Pompéi. La rue des Augustales (photographie J.-P. Brun / CNRS-Centre Jean Bérard, Naples).

Fig. 10. Le quartier Ouest de la petite ville de Bliesbruck (photographie DRTC, Conseil Général de la Moselle). Il est bordé d'un portique constitué de piliers maçonnés massifs.

25. B. Gesemann, Die Strassen der Antiken Stadt Pompeji. Entwicklung und Gestaltung, Frankfurt/Main, 1996 (Europäische Hochschulschriften 56, Reihe XXXVIII Archäologie). Les maisons des quartiers de Bliesbruck (26) ouvraient par un portique sur la voie dont les supports, poteaux en bois, colonnes ou piliers en pierre soutenaient souvent un étage. Le portique constituait un espace de circula­ tion, lié à la propriété qu'il bordait, et marquait l'articulation entre le domaine privé (la maison) et l'espace public (la rue) (27).

L'origine de ce type d'aménagement peut être recherchée à Pompéi (28), où beaucoup de constructions possédaient un étage en surplomb au- dessus du trottoir dont l'aménagement montre qu'il était aussi lié à la pro­ priété qu'il bordait (29). À Herculanum, les portiques liés aux maisons et soutenant généralement des étages étaient fréquents (30).

Dans le quartier Ouest de Bliesbruck, l'étage de façade débordait le portique en porte-à-faux. A la fin du IIe siècle apr. J.-C, cet espace couvert a été fermé plus ou moins complètement au droit du porte-à-faux (dans la partie nord du quartier) ou soutenu par une deuxième série de supports qui doublaient ceux du portique. Ces transformations augmentèrent l'espace de façade dédié aux activités artisanales et commerciales, tout en maintenant la fonction de circulation du portique, devenu une galerie accessible depuis la rue par des entrées, parfois de véritables porches.

De la maison des notables à celle des artisans-commerçants

La maison urbaine apparaît non seulement comme un lieu d'habita­ tion, mais elle est aussi l'expression de besoins sociaux. Dès lors, son archi­ tecture et son organisation nous renseignent également sur le comportement et sur les valeurs culturelles de ses occupants.

26. J.-P. Petit avec la collaboration de P. Brunella, op. cit., p. 89-120. 27. J.-P. Petit avec la collaboration de P. Brunella, op cit., p.100-101 ; C. S. Sommer, Place, rue, portique, forum : espaces publics, lieux d'échange et de communication dans J.-P. Petit et S. Santoro (éd.), op. cit., p.87-94. Pour une étude générale de cet aspect voir H. Kaiser, C. S. Sommer, Die römischen Befunde der Ausgrabungen an der Kellerei in Ladenburg (1981-1985 und 1990), Stuttgart, 1999, p. 337-343. 28. Voir par exemple V Spinazzolla, Pompei allaluce degli scavi nuovi di Via dell'Abbondanza anni 1910-1923, Rome, 1954. 29. C. Saliou, Entre public et privé : la rue. Données archéologiques : l'exemple des trot­ toirs de Pompéi dans J.-P. Petit et S. Santoro (éd.), op. cit., p. 81-86. De manière plus complète C. Saliou, les trottoirs de Pompéi : une première approche dans Bulletin Antike Beschaving, 74,1999, p. 161-218. 30. A. Maiuri, Ercolano : i nuovi scavi (1927-1958), Rome, 1958. À Pompei, ainsi que dans l'Italie centrale, les notables vivaient dans de grandes maisons (31) (jusqu'à 1500-3000 m2) qui abritaient la cellule familiale au sens large, qui comprenait le maître et sa famille, ainsi que les membres d'une vaste parentèle ; s'y ajoutaient des travailleurs libres, des esclaves et des esclaves affranchis qui restaient liés à leur ancien maître. Ces maisons étaient organisées autour de Y atrium et du jardin à péristyle avec une entrée souvent encadrée de boutiques. Ce modèle de maison de notable se diffuse dans les villes des provinces, en particulier en Gaule, sans Vatrium, qui avait déjà perdu sa fonction traditionnelle au milieu du Ier siècle apr. J.-C Dans ces maisons, l'architecture comme la décoration, et donc le luxe, se trouvent placés au service de l'émulation sociale. De tels éléments se traduisent en particulier par le développement des pièces de réception et de banquet, sans oublier celui des bains privés comme lieux de sociabilité réservés aux maîtres, ainsi qu'à leurs invités. La somptuosité des salles à manger (triclinia), l'aménagement des jardins, la richesse des objets et du décor, ainsi que les références au monde de la culture littéraire et artis­ tique gréco-romaine reflétaient la position sociale et le rôle public du patron (32) (fig. 11 et 12).

Fig. 11 et 12 : Pichet en bronze de Pompei et pichet en bronze de Bliesbruck. Ces deux récipients, se rapportant au même type destiné au service de l'eau à table, mais séparés par plus d'un siècle, témoignent de pratiques de réception similaires à Pompei et à Bliesbruck. Le pichet de Pompei mêle décors végétaux (acanthe, rose), animaliers (cygnes) et divins (Amour portant un faon) faisant ainsi référence au monde de l'amour et du vin. Celui de Bliesbruck, également décoré (grenade, pomme de pin, Amour avec rhyton appuyé à un autel) renvoie à un culte à mystères, sans doute celui de Bacchus (photographie Surintendance archéologique de Pompei et Roman Schmidt, B

31. Voir par exemple F. Pesando, « Domus » Edilizia private e società pompeiana fra IH e I secolo a. C, Pompei, Rome, 1997 ou J.-A Dickmann , domus frequentata. Anspruchsvolles Wohnen im pompejanischen Stadthaus, Munich, 1999 (Studien zur antiken Stadt, 4-1) et J.-A. Dickmann, Der Fall Pompei : Wohnen in einer Kleinstadt dans W. Hoepfner(dir.), Geschichte des Wohnens. Bd I. 5000 v. Ch.-500 n. Ch.. Vorgeschichte, Frühgeschichte, Antike, Stuttgart, 1999, pp. 609-678. 32. Voir par exemple Y. Thébert, Vie privée et architecture domestique en Afrique romaine dans P. Aries , G. Duby (dir.), Histoire de la vie privée. l.De l'Empire romain à Van mil. Volume dirigé par Paul Veyne , Paris, 1999 (édition de 1985 revue et corrigée), pp. 295- 416 ou A. Wallace-Hadrill, Houses and Society in Pompeii and Herculanum, Princeton, 1994, p. 38-61 ou encore P. Zanker, Pompeji, Stadtbild und Wohngeschmack, Mainz, 199, p. 23-26 et 141-210 (Kulturgeschichte der antiken Welt, 61). Les sources écrites des Ier siècles av. et apr. J.-C. témoignent de l'im­ portance du banquet vespéral dans ce contexte (33). Il représentait une véri­ table cérémonie de civilité au service de l'émulation sociale. Il s'inscrivait dans un jeu complexe, obligeant les notables à se recevoir régulièrement et engageant entre eux une compétition dans l'étalage du luxe. La pratique du banquet faisait partie de la culture des élites qui se répandit en Gaule après la Conquête.

Mais à Pompéi, la plupart des maisons avaient toutefois des dimen­ sions plus petites (en moyenne 200-400 m2) et une articulation plus simple (34). Y habitaient des artisans, des commerçants, des personnes exerçant des professions libérales (maîtres d'école, médecins, écrivains...). Les plus pauvres vivaient dans leur taberna (une boutique-atelier d'environ 30 m2) possédant à l'étage supérieur une sorte de mezzanine (pergula).

Le modèle de la maison à péristyle était absent des petites villes comme Bliesbruck où ne résidaient pas les élites. La plus grande partie des populations urbaines vivait dans des maisons rectangulaires, allongées et alignées le long des voies, sur lesquelles elles ouvraient par leur petit côté. Le plan s'organisait généralement ainsi : en façade, une ou deux boutiques ouvraient largement sur un portique ou une galerie ; une vaste halle centra­ le occupait une bonne partie du rez-de-chaussée et donnait accès, vers l'ar­ rière, à des locaux plus petits, pièces de séjour ou à vocation artisanale (35). Des modifications touchèrent progressivement les façades et de nouvelles techniques (toitures en tuiles, murs en pierre, sols pavés ou construits en dur, murs décorés d'enduits peints) et nouveaux types de pièces, sous-sols et pièces chauffées par le sol apparurent.

La maison romaine urbaine se caractérise par des fonctions multiples : résidentielles autant que politiques, religieuses et professionnelles - gestion et contrôle des affaires dans les maisons de notables, production et commer­ ce dans les maisons de Bliesbruck ou dans les maisons-ateliers de Pompéi. Les pièces n'avaient pas qu'une seule fonction bien déterminée, comme aujourd'hui : elles pouvaient surtout dans les grandes maisons abriter des activités différentes selon le moment de la journée et les personnes qui s'y

33. Voir par exemple Edward Robinson, Roman Cuisine dans J.-P. Descoeudres, Pompeii revisited. The Life and Death ofa Roman Town, Sydney 1994, p. 114-129 34. E. Mastrobattista, S. Santoro, Les maisons d'artisans-commerçants dans l'urbanisme de Pompéi dans J.-P. Petit, S. Santoro (éd.), op. cit. p. 113-120. Voir pour une étude plus générale A. Wallace-Hadrill, op. cit., p. 118-141. 35. Habiter et travailler sous un même toit. Les maisons d'artisans-commerçants en Gaule du Nord et dans les Germanies dans J.-P. Petit, S. Santoro (éd.), op. cit., p. 121-128 avec bibliographie. trouvaient. A cet effet on disposait de meubles mobiles - sièges pliants, lits de repos ou de lecture, tables, candélabres qu'on pouvait aisément déplacer afin d'aménager l'espace, en vue de tel ou tel usage (36). A Pompéi, c'est en particulier le cas des nombreux cubicula et de l'atrium. A Bliesbruck, dans les maisons d'artisans-commerçants, les pièces chauffées par le sol et décorées d'enduits peints pouvaient sans doute servir de triclinium, de pièce de réception ou encore de bains (37).

Mais la maison était aussi le lieu sacré d'une religion privée et fami­ liale, dont le maître organisait le culte. Dans ce cadre, on vénérait de nom­ breuses divinités, en particulier les Lares. A Pompéi (38), dans les riches demeures, on vénérait aussi le Génie du patron et celui de l'empereur, que ce soit devant les élégants laraires (fig. 13) (édicules abritant les images des dieux) de la partie résidentielle ou devant les laraires au décor plus simple de la partie domestique.

Fig. 13. Le laraire de Terzigno (photographie Surintendance archéologique de Pompéi) Dans la cuisine de la villa de Terzigno, en périphérie de Pompéi, se trouvait un laraire peint avec son autel. Par la naïveté de la peinture, ils témoignent de la religiosité des esclaves de la maison. Sur la paroi où sont représentées les offrandes alimentaires, les deux Lares encadrent le Génie du maître. Au-dessous, les deux serpents bienveillants se dirigent vers l'autel sur lequel est posé un plat contenant deux œufs et une pomme de pin, symboles de renaissance et d'éternité.

36. J.-A. Dickman, op. cit., p. 281-288. 37. J.-P. Petit avec la collaboration de P. Brunella, op. cit., p. 102-103. 38. Voir par exemple T. Fröhlich, Lararien und Fassadenbilder in den Vesuvstädten. Untersuchungen zur volkstümlichen pompejanischen Malereien, Mayence 1991 ou P. Connor, Lararium-Household Religion dans J.-P. Descoeudres, Pompeii revisited. The Life and Death of a Roman Town, Sydney 1994, p. 90-99. Des laraires identiques pouvaient exister dans les maisons d'artisans- commerçants comme le montre par exemple une découverte faite dans une petite ville de la Suisse romaine, Vitudurum (39). Mais à Bliesbruck, et de manière générale en Gaule du Nord et dans les Germanies, les autels domestiques ou les oratoires privés se trouvaient sans doute dans les sous- sols qui sont caractéristiques des maisons d'artisans-commerçants. Leurs aménagements, niches voûtées parfois peintes, murs avec des joints tirés au fer et soulignés de peinture rouge ou décorés d'enduits peints, montrent que la fonction utilitaire attestée par la présence d'amphores n'est pas unique. Le soin apporté aux aménagements tout comme la présence de tables mono­ lithes en pierre suggèrent également une vocation religieuse (40). En effet ces tables constituées d'un pied en forme de colonne et d'un plateau circu­ laire, vu leur hauteur, ne servaient pas au repas, qu'il soit pris assis ou allongé. L'iconographie antique suggère qu'elles faisaient office de dressoir ou qu'elles étaient utilisées pour la présentation des mets lors de banquets. Les découvertes régulières de ce type de table dans les sous-sols ou dans des pièces décorées d'enduits peints indiqueraient que ces lieux pouvaient servir à organiser des banquets dans le cadre familial.

De la maison des artisans-commerçants à leurs activités économiques.

Les artisans-commerçants sont surtout connus par les vestiges des activités qu'ils ont laissés autant à Pompéi (41) qu'à Bliesbruck (42) qui étaient des petites villes où ces activités économiques étaient importantes. Nous ne prendrons en compte pour cette mise en perspective que celles attestées à la fois dans ces deux agglomérations.

À Pompéi les fouilles ont mis au jour de très nombreuses tavernes (43), gargotes et auberges (caupona, thermopolium) dont les

39. E. Deschler et alii, VITUDURUM 7. Ausgrabungen im Unteren Bühl. Die Funde aus Metall, ; Ein Schrank mit Lararium des 3. Jahrhunderts, Zurich, 1996 (Monographien der Kantonsarchäologie Zürich, 27). 40. J.-P. Petit avec la collaboration de P. Brunella, op. cit., p. 103-107. 41. J.-P. Brun, les artisans à Pompéi dans J.-P. Petit, S. Santoro (éd.), op. cit., p. 147-154. 42. S. Casadebaig, L'artisanat et le commerce à Bliesbruck dans J.-P. Petit, S. Santoro (éd), op. cit., p. 159-166 ; J.-P. Petit avec la collaboration de P. Brunella, op. cit., p.120-140. 43. Voir par exemple V. Gassner, Die Kaufläden in Pompeii, Vienne, 1986 (Dissertationen der Universität Wien) ou la partie consacrée à ce type d'établisse­ ments dans G. F. La Torre, Gli impianti commerciali ed artigianali nel tessuto urba­ no di Pompei, in Pompei. L'informatica al servizio di una città antica. Analisi delle funzioni urbane, Rome 1988, p. 75-102. Fig. 14 : Le thermopolium de la taverne d'Asellina au moment de la fouille (photographie Surintendance archéologique de Pompei). façades se reconnaissent souvent à leur comptoir caractéristique (fig.14). Ces établissements sont localisés dans les secteurs les plus densément fré­ quentés, les rues commerçantes, autour des monuments publics et près des portes de la ville. Ils peuvent être assimilés à des fast-food ou à des snack­ bars. La plupart des habitants de Pompéi s'y restauraient, car dans la majo­ rité des maisons les cuisines étaient absentes. A Bliesbruck la situation paraît identique : les cuisines ne sont pas attestées dans les maisons d'ar­ tisans-commerçants et en particulier aux IIe et IIP siècles, l'artisanat ali­ mentaire occupe une place importante dans les quartiers tandis que plu­ sieurs tavernes encadrent les thermes, à proximité du centre public.

Le travail du métal occupe une place importante dans les deux villes. A l'époque romaine, il a déjà une longue histoire, même en Gaule, où cependant le fer n'est abondamment utilisé et produit qu'aux IP et Ier siècles av. J.-C L'époque romaine n'est pas marquée par des innovations dans ce domaine. Elle se caractérise surtout par un changement d'échelle de produc­ tion lié à une demande très forte. Celle-ci a provoqué une évolution rapide de l'organisation du travail et des techniques de production (44).

44. V. Serneels, Réflexions sur la consommation de fer dans l'Antiquité et spécialement à l'époque romaine dans M. Mangin (dir.) Le fer, Paris, 2004, p. 206-209 (Collections Archéologiques). Pour un bilan sur la métallurgie en Gaule voir C. Domergue, M. Leroy (éd.), Mines et métallurgie en Gaule : recherches récentes dans Gallia, 57, 2000, p. 1-158. Dans le domaine de l'outillage, le fer permit une augmentation de la productivité artisanale et agricole. De même, ses usages étaient multiples dans la construction et dans l'équipement. Il n'est donc pas étonnant que les forgerons aient occupé une place significative à Pompéi et à Bliesbruck, villes où les activités artisanales étaient importantes, mais qui se situaient aussi au centre de riches régions agricoles.

Les études spécialisées menées dans le cadre des vastes recherches mises en place en depuis une quinzaine d'années ont permis de reconstituer les phases de travail du fer, toutes présentes à Bliesbruck, à l'exception de la réduction à partir du minerai, réalisée près des lieux d'ex­ traction (45).

Les artisans maîtrisaient eux aussi parfaitement le travail des alliages à base de cuivre, bronze et laiton, utilisés dans de nombreux domaines : petit outillage et instruments, équipement de la maison, bijoux et objets de parure et enfin vaisselle. La technique la plus courante était la fonte à la cire perdue dans un moule en terre d'un seul bloc ou le coulage dans un moule bivalve. A Pompéi, les indices attestant la présence de bronziers dans la ville sont ténus, sans doute en raison des conditions des découvertes, sur­ tout anciennes, alors qu'à Bliesbruck, les données sont plus précises et montrent la nature des productions (46).

Le pain occupait une place importante dans la nourriture des habitants de Pompéi et de Bliesbruck. Trente-quatre boulangeries ont été recensées à Pompéi (fig. 15). Le processus de fabrication du pain, était quasi industriel. Les moulins de grandes dimensions, équipés de meules en pierre volca­ nique, étaient entraînés par des ânes ou des mules alors que des pétrins mécaniques servaient à la préparation de la pâte. A Bliesbruck, au Ille siècle, au moins deux boulangeries-meuneries sont attestées par la décou­ verte de grandes meules, différentes toutefois de celles utilisées à Pompéi. Elles faisaient partie de moulins entraînés par des animaux de trait, mais se caractérisaient par une démultiplication de la rotation grâce à un système d'engrenages en bois, qui autorisait un rendement plus important (47).

Pompéi produisait des quantités notables de tissus, destinés en parti­ culier à l'habillement. L'importance de cet artisanat est marquée par la pré-

45. Voir en dernier lieu M. Bienfait, La sidérurgie en milieu urbain dans la Gaule de l'Est : réflexions sur les types d'activités pratiquées dans J.-C. Béai, J.-C. Goyon, Les artisans dans la ville antique, Lyon 2002, p. 69-76. 46. Voir la partie consacrée à ces établissements dans G. F. La Torre, op. cit. 47. J.-P. Petit avec la collaboration de P. Brunella, op. cit. p. 128-133. Fig. 15. La boulangerie de Popidius Pricus à Pompéi (photographie Conservation d'archéologie du Conseil Général de la Moselle). Elle comprenait, dans une grande halle dallée de pierres volcaniques, une série de 5 moulins qui étaient entraînés par des ânes et un petit moulin à bras. Le four maçonné est de dimension imposante. sence sur le forum du magnifique édifice d'Eumachia, siège de la corpora­ tion des foulons. Cinq étapes, souvent effectuées dans des ateliers diffé­ rents, rythmaient la transformation de la laine brute en un tissu : le lavage de la laine, la teinture des fibres, le filage, le tissage et le traitement final par les foulons (48). A côté du tissu, on produisait aussi du feutre. Le cuir est également essentiel pour l'habillement, mais les tanneries, en raison des nuisances qu'elles provoquaient, étaient repoussées en périphérie de la ville.

A Bliesbruck et dans les villes de la Gaule, les données concernant cet artisanat sont beaucoup plus rares et les vestiges difficiles à identifier, sou­ vent en raison de leur mauvais état de conservation. Ce sont surtout les outils et les instruments en métal, en os ou en terre cuite qui témoignent des activités liées à la fabrication de vêtements. La découverte d'une forme de cordonnier à Bliesbruck revêt, dans ce contexte, un caractère exceptionnel.

48. Voir J.-P. Brun, op cit. p. 147-151. A la recherche des artisans-commerçants

L'analyse des données relatives aux maisons bien connues et bien étu­ diées de Pompéi et leur mise en perspective avec celles fournies par les fouilles des maisons de Bliesbruck ou d'autres petites villes de Gaule du Nord ou des Germanies permet de saisir et de mieux comprendre le déve­ loppement des maisons d'artisans-commerçants et donc de mieux cerner leurs occupants.

La maison de l'Antiquité se différencie à beaucoup d'égards de la nôtre. Et ces différences se perçoivent essentiellement dans les habitations des notables où le luxe a pour but d'indiquer la place dans un réseau de rela­ tions sociales. Mais à Pompéi les éléments architecturaux et décoratifs qui le caractérisent touchent progressivement une frange plus large de la popu­ lation. Il ne s'agit plus alors de luxe véritable, mais de symboles qui servent de modèles, même aux classes les plus modestes pour lesquelles la maison ne jouait qu'un rôle fonctionnel et privé et correspondait aussi au lieu de travail. C'est sans doute le même phénomène que traduit le développement des maisons de Bliesbruck à partir de la fin du IIe siècle où les artisans-com­ merçants se sont appropriés la culture du bain, du banquet et du loisir avec leurs moyens, à en juger par l'étroitesse des espaces et la qualité des enduits (49).

Sur le plan économique, leur place dans la société romaine reste difficile à préciser (50) . En effet malgré les données archéologiques, qui montrent la place importante des ateliers en milieu urbain et la nature diver­ sifiée des activités, le rôle économique et social réel des artisans-commer­ çants n'apparaît nullement dans les sources littéraires antiques, lesquelles n'affichent que mépris à l'égard de ces activités, même si les élites n'hési­ taient pas à tirer des revenus d'activités artisanales et commerciales, en particulier de l'artisanat urbain, parfois de façon camouflée.

A Pompéi, les artisans occupaient une place importante dans la ville à partir de l'époque augustéenne. Mais ils dépendaient des notables dont ils constituaient une partie de la clientèle. Rares sont, semble-t-il, ceux qui ont pu s'élever dans la hiérarchie sociale

49. J.-P. Petit .-Les pièces chauffées par hypocauste dans les maisons d'artisans-commer­ çants gallo-romains à Bliesbruck et Schwarzenacker : un critère de statut social et d'intégration culturelle dans Regards sur la Gaule de l'Est. Hommage à J.-M. Demarolle, Metz, 2004, p. 276-297. 50. Voir par exemple J.-P. Morel, L'artisan dans A. Giardina (dir.), L'homme romain, Paris, 2002,pp.277-314. Pourtant en Gaule, les images retrouvées témoignent de l'importance économique et sociale des artisans-commerçants et de leur intégration dans la culture dominante.

Les monuments funéraires, où ils se font représenter dans une attitude valorisante accompagnés de leurs outils de travail et de leur main-d'œuvre montrent leur prospérité relative et suggèrent leur respectabilité et leur sérieux professionnel (51).

D'autres données vont dans ce sens. A Bliesbruck, la découverte de nombreux artefacts perdus semble montrer une certaine aisance de ces arti­ sans-commerçants. Outre les monnaies, qui permettent de mesurer com­ ment leur usage varie entre le Ier et le IIIe siècle après. J.-C., la fouille a livré de nombreux petits objets dont la valeur se trouve davantage liée à la natu­ re du matériau utilisé qu'au travail parfois de haute technicité que nécessi­ tait leur fabrication : fibules, objets de parure parmi lesquelles les bagues à intaille, qui représentent un fort symbole de romanisation, ne sont pas rares, appliques de coffre figurées....

Si dans la société antique, la culture était l'apanage des notables, ces derniers n'étaient pas les seuls à savoir lire, écrire et compter. Ces activités étaient exercées au quotidien par les artisans-commerçants, comme en témoignent les découvertes archéologiques (fig. 16). APompéi, les inscrip-

Fig. 16. Un dé exceptionnel, à faces inscrites, découvert à Bliesbruck (photographie Roman Schmidt, Blieskastel) Les six faces de ce dé portent des mots gravés et incrustés (en majuscules) correspondant à la valeur des points : I, AV, EST, ORT, URBIS, ITALIA. Ce dé s'insère dans une petite série d'exemplaires identiques et fabriqués dans le même matériau, sans doute à Autun. Les mots gravés font partie du vocabulaire du jeu de l'Antiquité. Ce dé appartenait sans doute à un jeu de société, sur lequel aucun texte ne nous renseigne toutefois et qui faisait sans doute appel au mouvement et à la géographie

51. J.-M. Demarolle, Image de soi, image sociale : les monuments funéraires des arti­ sans-commerçants entre Seine et Rhin dans J.-P Petit, S. Santoro (éd.), op. cit., p. 172-182 ou J.-M. Demarolle, Un corpus en question, l'iconographie des scènes de métier en Gaule Belgique dans M. Polfer (dir.), L'artisanat, continuités et ruptures (Italie et provinces occidentales), Monographies Instrumentum 20, Montagnac, 2001, p. 43-53 tions peintes sur les façades de maisons en témoignent largement. A Bliesbruck, les fouilles des deux quartiers et des boutiques du complexe des thermes ont livré une quantité relativement importante d'instruments liés à la pratique de l'écriture, stylets, spatules à cire, boîtes à sceau, encriers et couteaux à tailler les calâmes. La pratique de l'écriture des habitants de l'agglomération peut se mesurer aux graffites sur des poteries qui ont été retrouvés, parmi lesquels un objet tout à fait « extraordinaire », un simu­ lacre de phallus en terre cuite, amulette propitiatoire ou gag obscène, gravé d'une très belle écriture cursive.

La découverte d'instruments de toilette en nombre (sondes et cure- oreilles, rasoirs, pincettes, plaquettes à fard, cuillers à onguent et flacons à huile et à parfum en verre et parfois en bronze), utilisés pour des soins cos­ métiques comme pour des usages plus spécialisés de médecine ou de phar­ macie, et la proportion qu'ils représentent parmi l'ensemble du mobilier tout comme leur répartition régulière dans les quartiers, indiquent qu'ils étaient d'usage courant et témoignent du souci de soigner leur apparence qu'avaient les habitants.

Les sources écrites et les découvertes archéologiques montrent aussi que ces artisans-commerçants étaient organisés en corporations ou en col­ lèges professionnels autorisés par l'État, placés sous la protection d'une ou plusieurs divinités et parfois sous le patronage d'un personnage influent issu des classes supérieures. Ces corporations défendaient les traditions et assuraient aux membres une sépulture digne. Ils se réunissaient régulière­ ment, parfois dans des bâtiments dont ils étaient propriétaires, pour rendre un culte à leur dieu patron et à l'empereur ou pour d'autres cérémonies, dont l'un des moments forts était le banquet. Mieux connus en Italie et à Pompéi (52), ces lieux de réunion sont difficiles à identifier en Gaule et seuls certains caractères architecturaux permettent parfois de les distinguer des autres maisons, comme cela a pu être fait à Schwarzenacker (53) (fig. 17), une petite ville voisine de Bliesbruck.

Toutes ces données mettent donc en exergue l'orgueil et la fierté qu'éprouvent les artisans-commerçants pour leur travail et démontrent leur aspiration à améliorer leur position sociale et à la revendiquer à travers l'imitation des modes de l'élite.

52. C. Ebnöther, Assemblée, banquet, culte : à la recherche des vestiges archéologiques des associations professionnelles et religieuses dans les provinces nord-occidentales dans J.-P. Petit, S. Santoro (éd.), op. cit. p.183-186. Pour Pompéi ces établissements sont étudiés dans B. Bollmann, Römische Vereinshäuser. Untersuchungen zu den Scholae der römischen Berufs- Kult- und Aaugustalen Kollegien in Italien, Mainz, 1998. 53. A. Kolling, Die Römer Stadt in Homburg-Schwarzenacker, Homburg 1993. Loin de vouloir présenter de façon nouvelle la vie quotidienne à Pompéi ou, plus généralement, à l'époque romaine, les promoteurs de l'ex­ position ont donc voulu donner à cette opération audacieuse qu'est la mise en perspective des vestiges bien connus de Pompéi avec les découvertes et les éléments comparables de Bliesbruck-Reinheim une dimension aussi bien économique qu'anthropologique à travers les thèmes abordés.

Ces points de vue ont permis aux chercheurs de partager avec le public une dimension de l'archéologie qui vise à chercher dans l'analyse du passé une expérience sociale élargie, ici à travers les thèmes abordés : la maison, déjà si moderne et pourtant si différente de la nôtre, et le travail. La ques­ tion de la romanisation, ce phénomène d'acculturation qui a permis d'inté­ grer au sein d'une même unité administrative et culturelle des peuples si différents, invite, en rappelant nos racines culturelles communes, à réfléchir sur l'identité européenne. Cette exposition s'inscrit ainsi pleinement dans la vocation du Parc archéologique, pôle scientifique et culturel, mais aussi lieu de rencontre sur la frontière ouvert à tous et fondé sur l'idée européenne.

Fig. 17. Les statuettes de la maison de corporation de Schwarzenacker (photographie Jean-Claude Kanny, CDT Moselle) Six statuettes d'excellente facture en bronze ont été retrouvées dans le sous-sol de la maison de corporation de Schwarzenacker. Un Génie du peuple romain, une Victoire (dieu du commerce et des marchands), Neptune trônant (dieu de la mer et des rivières) et Apollon (dieu des arts). Une deuxième statuette de Mercure a également été trouvée. Coiffé du pétase et tenant le caducée de la main gauche et une bourse de la main droite, il est assis sur un rocher. À ses pieds se dresse un coq. A côté se trouvent un bélier bondissant et un sanglier.