Perspective Actualité en histoire de l’art

1 | 2014 L’atelier The workshop/studio

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/perspective/4295 DOI : 10.4000/perspective.4295 ISSN : 2269-7721

Éditeur Institut national d'histoire de l'art

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2014 ISSN : 1777-7852

Référence électronique Perspective, 1 | 2014, « L’atelier » [En ligne], mis en ligne le 24 juin 2014, consulté le 01 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/perspective/4295 ; DOI : https://doi.org/10.4000/perspective. 4295

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L’atelier est compris dans plusieurs temps et plusieurs espaces, de la fabrique en série des fgurines antiques à sa dissémination géographique au XX e siècle avec des artistes multipolaires. La notion d’atelier interpelle directement la recherche en histoire de l’art, mais la sociologie et la muséologie comme l’histoire économique et politique sont elles aussi mobilisées dans ce numéro qui tente une approche globale de ce concept et ce lieu. Ce numéro est en vente sur le site du Comptoir des presses d'universités.

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SOMMAIRE

Éditorial Anne Lafont

Tribune

Pourquoi l’atelier compte-t-il plus que jamais ? Rachel Esner

Débat

La notion d’atelier de l’Antiquité au XIXe siècle : chronique d’un appauvrissement sémantique Pascal Griener

Enquête sur l’atelier : histoire, fonctions, transformations Jean-Marie Guillouët, Caroline A. Jones, Pierre-Michel Menger et Séverine Sofo

De l’atelier au monument et au musée Oskar Bätschmann, Aldo De Poli, Dario Gamboni, Daniel F. Herrmann et Giles Waterfeld

Berlin, Lubumbashi, Marseille : dynamiques de création et transformations urbaines Gabi Dolff-Bonekämper, Matthias Einhoff, Philippe Foulquié et Patrick Mudekereza

Travaux

L’atelier du coroplathe : un cas particulier dans la production céramique grecque Arthur Muller

Les ateliers d’artistes au Moyen Âge : entre théorie et pratiques Sophie Cassagnes-Brouquet

Jacques-Louis David et ses élèves : les stratégies de l’atelier Philippe Bordes

Actualité

Scriptorium: the term and its history Alison Stones

Du maître d’œuvre isolé à l’agence : l’architecte et ses collaborateurs en France au XVIIe siècle Alexandre Cojannot

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La pédagogie de l’atelier dans l’enseignement de l’architecture en France aux XIXe et XXe siècles, une approche culturelle et matérielle Guy Lambert

Les ateliers de Die Brücke, lieux de fusion de l’art et de la vie Hélène Ivanoff

L’atelier d’Ai Weiwei : « Make it simple » Estelle Bories

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Éditorial Editorial

Anne Lafont

1 Brassaï, Jean Marais, Pablo Picasso, tout comme les univers de Francisco de Goya et de Gustave Courbet, Olympia d’Édouard Manet, Endymion d’Anne-Louis Girodet, la photographie, la peinture, le modèle, le nu, le pinceau, la palette, le drapé… Tous ces éléments, présents plus ou moins explicitement dans la scène d’atelier photographiée par Brassaï : Picasso mime l’artiste peintre, Jean Marais lui sert de modèle (1944), forment un condensé de l’histoire de l’art occidental, mais aussi une caricature de l’atelier. Il s’agit peut-être de son chant du cygne, car, dans cette configuration déjà obsolète au milieu du XXe siècle – et plus encore au sortir de la Seconde Guerre mondiale – l’atelier d’artiste n’existe plus. Cette fiction livre donc l’image familière – quoique datée – d’un artiste peignant un nu féminin, scène paradigmatique de la création artistique, où, à l’instar du bouquet de fleurs, la femme est offerte au regard et au pinceau d’un duo masculin. Le pseudo-modèle, élégant contrepoint vêtu, joue évidemment avec la pose et la nudité du corps de la jeune femme peint par le maître.

2 Comme le titre de cette photographie l’indique, Jean Marais et Pablo Picasso sont engagés dans un jeu simiesque – redevable d’une tradition répandue et aussi ancienne que les singes-peintres de David Teniers – qui raille le mythe du grand art sortant d’un non moins légendaire atelier en tant qu’antre du créateur surhomme. Cette photographie, isolée, fonde une lecture de l’image au second degré, cependant son appartenance à une série photographique beaucoup plus littérale et conventionnelle dans son ensemble – série que Brassaï réalisa dans les années 1930 et 1940, toute à l’iconographie idolâtre de Henri Matisse, Aristide Maillol, Pablo Picasso, Georges Braque, Salvador Dali, Alberto Giacometti sur leurs lieux de travail – révèle une conception de l’atelier plus mitigée. 3 Ce cliché, qui occupe donc une place particulière dans la série que Brassaï a réalisée sur les ateliers de ses contemporains, invite à sonder ce que recouvre cette notion dans le champ de l’histoire de l’art. Comment les artistes ont-ils envisagé l’atelier à différentes époques et en différents points du globe – si tant est que cet objet ait une valeur et une définition comparables dans les écarts temporels et spatiaux que nous nous apprêtons à

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faire ? Et dans quelle mesure l’atelier interpelle-t-il encore les chercheurs après ce clin d’œil de Brassaï ? 4 Ce numéro de Perspective nous éclairera-t-il davantage sur l’ambiguïté délicieuse de cette photographie ? Rien n’est moins sûr. En revanche, il alimentera certainement la réflexion sur cet espace dont les avatars sont multiples de l’Antiquité grecque à la Chine contemporaine. Boutique de confection familiale, emplacement à ciel ouvert, usine où la division et la délégation du travail sont fort éloignées de la vision romantique que les peintres européens ont tenté d’imposer au XIXe siècle, l’atelier fut continuellement réinventé. D’ailleurs, moins il s’impose de manière univoque et circonscrite dans sa fonction, plus le volume s’enrichit de pistes pour l’histoire de l’art. Ainsi, ce numéro de Perspective participera désormais des outils critiques permettant de réévaluer les questions d’auctorialité, de diversifier la nature des objets muséifiés et d’augmenter le nombre de lieux dans lesquels l’art se fabrique, s’expose, s’enseigne et se vend. De nouvelles questions émergeront également dans l’étude historique et sociologique de l’organisation, à la fois genrée et nationalisée, du travail artistique. 5 L’indéfinition de l’atelier est donc au fondement même de son intérêt. Sa flexibilité sémantique permet un engagement des auteurs dans des directions multiples, qui abordent, par tous les côtés, l’art, son histoire, ses mythes, ses acteurs, ses lieux, ses clans, ses hiérarchies, sa scénographie, ses pratiques, sa chronologie… toutes sortes de catégories qui font notre miel, que l’on s’en délecte ou que l’on tente par tous les moyens d’y résister. L’atelier est donc ici entrepris à hue et à dia, mais il en sort renforcé comme objet de l’histoire de l’art. Ceci n’avait pas échappé à de nombreux auteurs avant Perspective (et la bibliographie qui se constitue d’un article à l’autre en témoignera) mais ce terme prend néanmoins une ampleur nouvelle à cette occasion. 6 Aussi, sans conduire une étude anthropologique de l’atelier, il nous a semblé que l’enjeu était de faire ressortir les invariants de cette notion dans le temps et dans l’espace, ce qui, après lecture des articles, tient en l’articulation de trois éléments : un site de travail (intérieur ou extérieur) ; un espace de stockage (matériaux et outils plus ou moins concrets) ; et un lieu de sociabilité, car ce sont les élèves, les mécènes, les correspondants, les clients, les conservateurs, les agents, les amis, les rivaux, les employés, la famille, les visiteurs… qui, directement ou métaphoriquement, témoignent de la réalité de ce lieu, et partant, de la réalité d’une œuvre. En effet, qui pourrait croire en l’existence d’un artiste sans œuvre, et d’une œuvre sans lieu, même réduit à sa plus infime situation ? Une des raisons d’être de notre discipline s’avère intimement liée à l’existence spéculaire de l’atelier, ce qui explique sans doute que les auteurs ont accepté de déplier ce concept dans toutes les directions. Le lecteur goûtera ici l’extension inattendue de son acception grâce à l’investissement constant des artistes et des historiens de l’art. 7 L’ambition de ce numéro a donc été l’accroissement tous azimuts du champ de l’atelier et le refus d’homogénéiser trop commodément cette notion et cet objet. L’option contraire aurait conduit – et on le lira d’entrée et à plusieurs reprises dans ce volume – à un étiolement du concept. De ce point de vue, le sommaire est éloquent, qui, sur les plans géographique, historique et méthodologique, soutient tout le long l’hétérogénéité de principe, puisque les auteurs invités comme les ateliers évoqués émanent de différents lieux dans le monde ; puisque les collectifs d’artistes contemporains côtoient le scriptorium médiéval, alors que la sociologie de l’art et les études muséologiques ne sont pas moins éloquentes que le témoignage du directeur d’un lieu polyvalent de

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création, ni plus pertinentes que l’inscription de l’atelier dans l’histoire de l’éducation et de l’enseignement professionnel. 8 Ce numéro en est aussi un de collaboration dans la vie de la revue puisque nous sommes trois à y avoir travaillé à partir des propositions des membres des comités : Pierre Wachenheim, Olivier Bonfait et moi-même, dernière arrivée à la rédaction. Nous nous sommes succédé au cours d’une année toute en transition et en renouvellement, car la version en ligne de Perspective est accessible depuis septembre 2013 grâce à la mutation numérique opérée par Robin Emlein et Élise Gruselle, secrétaires de rédaction. Ce sera d’ailleurs désormais la possibilité de développer de nouveaux projets, qui verront le jour dans les mois et les années qui viennent et sur lesquels nous reviendrons. La vie d’une revue tient en sa mobilité, en sa capacité à se transformer au gré des équipes et des mandats, d’autant qu’elle se veut un instantané de l’actualité de la recherche. Ce défi est désormais le nôtre : continuer à faire de Perspective un atelier de la recherche internationale en histoire de l’art.

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Tribune

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Pourquoi l’atelier compte-t-il plus que jamais ? Why the studio matters as never before

Rachel Esner Translation : Géraldine Bretault

1 « Mon atelier, en fait, est le lieu où je me trouve » déclarait Daniel Buren dans un entretien en 1988 1, résumant ainsi sa conviction que seul l’art produit in situ a une chance d’échapper aux conditions idéologiques qui lui sont imposées par les institutions du monde de l’art – dont l’atelier fait partie. À l’époque, les artistes avaient déjà commencé à délaisser leurs espaces de travail depuis plus d’une décennie. Pourtant, l’atelier demeurait intimement associé aux notions d’identité artistique et de production artistique, comme en témoigne la célèbre déclaration de Bruce Nauman : « Ma conclusion était que j’étais un artiste et que j’étais dans l’atelier, donc tout ce que je faisais dans l’atelier était nécessairement de l’art » 2. En dépit de ce qu’affirment les artistes, les critiques et aujourd’hui les administrateurs d’académies désireux de réduire leurs frais, la « chute » de l’atelier ne s’est jamais concrétisée, pas plus que l’avènement d’une ère « post-atelier » 3. En réalité, il semblerait que même ceux qui prétendent aujourd’hui n’avoir besoin que d’un ordinateur portable et d’un café pour mener à bien leurs activités créatives continuent toujours à se définir, ainsi que leur art, par rapport à cet espace mythique et mythifié qu’est l’atelier d’artiste 4.

2 Pour l’artiste, l’atelier est ainsi une donnée incontournable bien que périodiquement contestée. Comme Robert Storr l’écrit : « Au final, les artistes travaillent où ils peuvent, et comme ils peuvent. Il n’y a rien de mystérieux là-dedans, puisque les artistes se doivent d’être pragmatiques même lorsqu’ils prétendent ne pas l’être ou lorsqu’ils s’évertuent à se déguiser ou à masquer leur démarche » 5. Qu’est-ce donc qui suscite un tel intérêt (public) autour de l’atelier – le lieu de travail concret, mais aussi ses nombreuses représentations dans la peinture, le dessin, la photographie et même des médias plus récents comme le cinéma (documentaire ou biographique) et la vidéo ? L’intérêt pour l’artiste et son lieu de travail remonte à l’Antiquité : Pline l’Ancien consignait déjà dans sa Naturalis Historia les visites qu’il rendait aux artistes célèbres de

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son temps. À partir de la Renaissance, à commencer par les Vite de Giorgio Vasari et jusqu’aux visites des souverains et des adeptes du Grand Tour aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’atelier a été un lieu de pèlerinage. Le XIXe siècle, avec l’avènement du romantisme et du positivisme, a vu l’émergence d’une croyance en un lien indissoluble entre l’artiste, son art et son lieu de travail : chaque élément était le reflet des autres, si bien que connaître l’atelier du peintre revenait à connaître le peintre et à comprendre ses créations, souvent considérées comme une extension de l’homme 6. Selon les termes de Charles-Augustin Sainte-Beuve – il parle d’écrivains, mais la formule s’applique aussi bien aux peintres et aux sculpteurs –, « La littérature, la production littéraire, n’est point pour moi distincte ou du moins séparable du reste de l’homme et de l’organisation ; je puis goûter une œuvre, mais il m’est difficile de la juger indépendamment de la connaissance de l’homme même ; et je dirais volontiers : tel arbre, tel fruit » 7. Ce phénomène se double d’un intérêt grandissant de la presse pour les artistes 8, au point qu’à la fin du XIXe siècle nous pouvons parler d’un véritable culte non seulement de l’artiste, mais aussi de l’atelier – qui se poursuit bien sûr jusqu’à nos jours. 3 À côté de cette fascination pour la personne de l’artiste telle que son environnement de travail la reflète s’exerce une fascination presque aussi importante pour les détails de sa démarche artistique 9. La croyance ancestrale qui veut que l’acte créateur ait lieu dans l’esprit (et non au moment de la réalisation), et soit par conséquent à la fois invisible et indicible, fait partie intégrante du mythe de l’artiste. Au fil des siècles, elle a conduit à une certaine fétichisation de l’objet créé et de l’exécution en tant que telle, considérés comme des substituts de ce qui reste nécessairement hors de vue. L’accès à l’atelier, que ce soit dans la réalité ou par la représentation, semble donc receler la promesse d’un accès au véritable instant de création, au moment où l’acte créateur prend forme. Or s’il y a une chose que les artistes ont toujours pris soin de soustraire aux regards, c’est ce qui se passe réellement dans l’atelier ; ils veillent à entretenir l’illusion d’une pratique artistique assimilable à une forme de magie, en mettant en avant leur statut et leur personnage plutôt que le travail manuel 10. La promesse demeure néanmoins entière et renforce la nature fétichiste du trio artiste/œuvre/ atelier, en entretenant une sorte de désir perpétuel. 4 Ces notions, me semble-t-il, ont sérieusement besoin d’être déconstruites. Mais comment parvenir à nos fins ? Il y a plusieurs années, j’ai écrit, dans un article publié dans Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft : « Représenter […] l’atelier n’est ni un simple exercice ni un inventaire, mais plutôt une forme de réflexion philosophique sur l’un des problèmes les plus fondamentaux de l’artiste dans le monde moderne : le conflit entre l’autonomie et l’engagement, entre les besoins du discours autour de l’artiste moderne et la réalité tangible de l’artiste. C’est évidemment une problématique qui a continué de préoccuper les artistes tout au long des XXe et XXIe siècles. […] De fait, peu de chose sépare les méditations peintes de Caspar David Friedrich ou de Frédéric Bazille de celles d’Henri Matisse ou de Pablo Picasso, ou même – en dépit de la différence de médium – de celles de Bruce Nauman ou de Paul McCarthy. Une réelle compréhension de la fonction de l’atelier à travers les différentes économies de la modernité nécessitera une approche qui ignore les limites du temps et de l’espace, sans pour autant négliger les conditions spécifiques dans lesquelles chaque artiste travaille » 11.

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5 Comprendre les différentes manifestations de l’atelier d’artiste en tant que lieu de la praxis et en tant qu’idéologie appelle donc une méthodologie transhistorique, transnationale et à travers différents supports. Pour cela, il faut également une connaissance de l’histoire, de l’économie du monde de l’art, des stratégies que les artistes emploient (et ont dû employer) pour acquérir ou maintenir leur statut. Par ailleurs, cela nécessite de connaître les conditions matérielles et les paramètres cognitifs qui sous-tendent concrètement le travail des artistes. À mesure que la science et l’anthropologie affinent notre compréhension des bases neurologiques et philosophiques de la créativité, et de la « fabrication » en général, ces champs d’exploration prendront sans doute une importance croissante. Ils représentent certainement un des meilleurs moyens de rompre avec la dichotomie entre l’esprit et la matière qui a nourri pendant des siècles la mystification et la fétichisation de l’artiste, comme de ses créations 12. 6 Finalement, pourquoi l’atelier compte-t-il plus que jamais ? Ces dernières années, on assiste à un retour de l’artiste comme figure centrale dans le monde de l’art. Après avoir été déclaré « mort » par Roland Barthes et par Michel Foucault il y a environ quarante ans, l’artiste (souvent masculin) connaît actuellement un renouveau en tant que messie et moteur économique – songez à Thomas Hirschhorn, dont les projets sont conçus pour initier un changement social, ou à l’extraordinaire cote de certains artistes sur le marché de l’art. Ce retour est heureusement contrebalancé avec force par les spécialistes qui abordent « l’artiste » (historique et contemporain) non plus comme un producteur unique et autonome, mais plutôt comme un signe discursif 13. Je voudrais suggérer, cependant, que si nous voulons éviter de retomber dans une conception moderniste et universaliste de l’artiste, avec sa rhétorique du génie et son attachement à la biographie individuelle et à l’œuvre, nous devons non seulement continuer à déconstruire l’homme (ou la femme), mais aussi l’atelier. Nous parviendrons ainsi à une meilleure appréhension du lieu de travail de l’artiste comme n’étant jamais neutre ou naturel, mais incarnant en soi un paradigme institutionnel. Telle est, me semble-t-il, la tâche qui nous attend, et elle est d’importance, car l’œuvre d’art comme fétiche et l’artiste comme héros mythique – dont l’atelier est l’emblème – sont un obstacle à la compréhension de la production artistique et de sa réception en tant que pratique sociale et matérielle, profondément enracinée et complètement engagée dans le cours du monde.

NOTES

1. « Entretien avec Phyllis Rosenzweig (1988) », dans Daniel Buren, Les Écrits, 3 vol. (1984-1990), Jean-Marc Poinsot éd., Bordeaux, 1991, III, p. 358. 2. « My conclusion was that I was an artist and I was in the studio, then whatever I was doing in the studio must be art » (Ian Wallace, Russel Keziere, « Interview with Bruce Nauman », réédité dans Janet Kraynak éd., Please Pay Attention Please: Bruce Nauman’s Words, Cambridge [MA], 2005, p. 194).

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3. Pour une discussion intéressante sur ce sujet, ainsi que des démonstrations pertinentes sur le rôle constant de l’atelier dans l’après-guerre et dans la production contemporaine, voir Wouter Davidts, Kim Paice éd., The Fall of the Studio: Artists at Work, Amsterdam, 2009, en particulier p. 2-20. 4. La bibliographie des travaux sur l’atelier d’artiste est déjà vaste et semble être en expansion constante. Les publications récentes incluent : Rachel Esner, Sandra Kisters, Ann-Sophie Lehmann, Hiding Making – Showing Creation: The Studio from Turner to Tacita Dean, Amsterdam, 2013 ; Guido Reuter, Martin Scheider éd., Inside/Outside: Das Atelier in der zeitgenössischen Kunst, Petersberg, 2012 ; Alex Coles, The Transdisciplinary Studio, Berlin, 2012 ; et Michael Diers, Monika Wagner éd., Topos Atelier: Werkstatt und Wissensform, Berlin, 2010. 5. « The bottom line is that artists work where they can, and how they can. There is nothing mysterious about this, since artists must be pragmatic even when they pretend not to be or do the best they can to disguise themselves or conceal their process » (Robert Storr, « A Room of One’s Own, a Mind of One’s Own », dans Mary Jane Jacob, Michelle Grabner éd., The Studio Reader: On the Space of Artists, Chicago/Londres, 2010, p. 62). 6. Pour une discussion approfondie sur ces questions, voir Rachel Esner, « In the Artist’s Studio with L’Illustration », dans RIHA Journal, 69, mars 2013, publié en ligne : www.riha-journal.org/ articles/2013/2013-jan-mar/esner-lillustration (consulté le 6 mai 2014) ; Rachel Esner, « Visiting Delaroche and Diaz with L’Illustration », dans Nineteenth-Century Art Worldwide, 11/2, printemps 2012, publié en ligne : www.19thc-artworldwide.org/summer12/rachel-esner-visiting-delaroche- and-diaz-with-lillustration (consulté le 6 mai 2014) ; et Rachel Esner, « Nos artistes chez eux. L’image des artistes dans la presse illustrée », dans L’Artiste en représentation : images de l’artiste au XIXe siècle, Alain Bonnet éd., (cat. expo., La Roche-sur-Yon, Musée municipal/Laval, Musées de Laval, 2012-2013), Lyon, 2012. 7. Charles Augustin Sainte-Beuve, « Étude de biographie morale », dans Revue Contemporaine, 1869, p. 597. 8. « The Mediatization of the Artist » est le titre d’une conférence que l’auteur organisera en juin 2014 à Amsterdam (avec Sandra Kisters) et qui explorera ce phénomène dans la culture d’élite et dans la culture populaire, du XIXe siècle à nos jours. Voir http://asca.uva.nl/ conferences/mediatization-of-the-artist/mediatization-of-the-artist.html (consulté le 8 mai 2014). 9. Voir Ann-Sophie Lehmann, « Epilogue: ‘Good Art Theory Must Smell of the Studio’ », dans Esner, Kisters, Lehmann, 2013, cité n. 4, p. 246-249. 10. Tel est le postulat sur lequel les auteurs et les directeurs de publication ont fondé leurs essais dans Esner, Kisters, Lehmann, 2013, cité n. 4. 11. « To depict the […] studio is no mere exercise or stock-taking, but rather a form of philosophical reflection on one of the most fundamental problems of the artist in the modern world: the conflict between autonomy and engagement, between the demands of the discourse of the modern artist and the reality of actually being one. This is of course a problem that would continue to occupy artists throughout the twentieth and twenty-first centuries. […] In fact, very little separates the painted meditations of Friedrich or Bazille from those of Henri Matisse or Pablo Picasso, or even – despite the different mediums – those of Bruce Nauman or Paul McCarthy. A real understanding of the function of the studio in the various economies of modernity will require an approach that ignores the boundaries of time and space without, however, ignoring the specific conditions under which individual artists work » (Rachel Esner, « Presence in Absence – The Empty Studio as Self-Portrait », dans Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft, 56/2, 2011, p. 262). 12. Voir Lehmann, dans Esner, Kisters, Lehmann, 2013, cité n. 4, p. 245-255. 13. C’est l’approche choisie, par exemple, par les auteurs présentés dans Sabine Fastert, Alexis Joachimides, Verena Krieger éd., Die Wiederkehr des Künstlers: Themen und Positionen der aktuellen

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Künstler/Innenforschung, Cologne, 2011. Voir aussi les écrits de Beatrice von Bismarck, en particulier Auftritt als Künstler: Funktionen eines Mythos, Cologne, 2010.

INDEX

Geographical index: Europe, États-Unis Mots-clés: atelier, création, marché de l’art Chronological index: 1500, 1700, 1800, 1900, 2000 Keywords: creation, art market, studio

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La notion d’atelier de l’Antiquité au XIXe siècle : chronique d’un appauvrissement sémantique The notion of atelier from Antiquity to the nineteenth century: chronic of a semantic wane

Pascal Griener

1 La notion d’atelier vaut le détour. Elle permet d’expliciter les modalités d’un lent rétrécissement sémantique, qui a coûté cher à l’histoire de l’art dès le XIXe siècle. En effet, la richesse initiale d’un vocabulaire permettait de décrire les pratiques collectives à l’œuvre dans l’atelier. Les excès du connoisseurship et la valorisation humaniste de l’artiste ont conjugué leurs forces pour réduire cette richesse. Les recherches ont négligé d’y porter attention, ne considérant dans une pratique collective que l’exécution d’une volonté unique, ou qu’une juxtaposition de manières individuelles, prêtes à conquérir leur autonomie. Depuis une trentaine d’années, de courageuses tentatives ont sorti notre discipline de l’ornière. Mon essai propose de revisiter la notion d’atelier selon des lignes de forces nouvelles, qui requièrent les services de la philologie, de l’historiographie, de l’histoire culturelle et, enfin, du structuralisme.

Le mot et la chose : champs sémantiques européens

2 Le terme « atelier » désigne, en français, l’espace de travail où œuvrent un ou plusieurs artistes ou artisans. En Europe, cet espace est désigné par des termes très différents. Nommer une réalité revient à la découper comme unité significative, en l’intégrant dans un système de valeurs. À cet égard, les termes désignant, en plusieurs langues, la même réalité de l’« atelier » illustrent pleinement cette idée. Il importe donc de décrire la manière dont, de la Grèce antique à la fin du XVIIIe siècle, le langage a saisi la réalité du travail artistique et de l’espace où il s’effectue. La traductibilité relative de ces termes, d’une langue à l’autre, trahit des cultures à l’univers mental souvent original 1.

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L’antre originaire d’une pratique – déposer, vendre, fabriquer

3 En grec, έργαστήριον désigne un espace de travail individuel ou collectif : dans sa définition la plus simple, il qualifie la chambre où travaille un artisan, et où il vend sa marchandise. Dès l’Antiquité cependant, des unités de production rassemblent plusieurs dizaines, parfois plusieurs centaines d’ouvriers (manufactures de lits, d’armes), toutefois sans division du travail. Souvent, ces unités servent de grands propriétaires ou le palais d’un prince ; d’autres, des grands chantiers publics. Les sculpteurs du Parthénon, et Phidias le premier, peaufinent leurs œuvres dans leur έργαστήριον 2. Le feu y constitue souvent un outil nécessaire3. Par extension, έργαστήριον désigne un atelier, une manufacture, une mine, une boucherie, un barbier, l’antre d’un forgeron. Cette palette de significations est donc large, puisqu’elle comprend la description d’un lieu de production individuel ou collectif, soit autonome, soit lié à une grande propriété ; par métonymie de synecdoque, le terme peut désigner le groupe même des individus qui travaillent dans une unité de production.

4 La langue latine découpe la même réalité de manière légèrement différente. Le terme qui domine le champ de la langue latine est Officina 4. L’origine de ce vocable – opificina – souligne que dans ce lieu travaille l’opifex, le faiseur d’opus, l’artisan. Peintres et sculpteurs sont compris dans cette désignation générique. Ainsi, Sénèque décrit un peintre ignorant du monde, calfeutré dans son atelier : « Romanius Hispon l’excusa sur son ignorance : « Un peintre », dit-il, « enfermé dans son atelier […] » [Hispo Romanius ignorantia illum excusavit : pictor, inquit, intra officinam suam clausus] 5. Et Quinte- Curce d’évoquer les défenseurs d’une ville, qui organisent le travail technique à accomplir en vue de leur défense – les autorités « distribuent les artisans […] dans les ateliers » [opifices […] in officinas distribuunt] 6. Vitruve confère au terme officina sa valeur catégorielle. L’architecte romain, très attentif à l’adéquation des constructions à leur fonction explicite, spécifie déjà les différents types d’officinae : « Cette exposition ne convient pas moins pour les galeries de tableaux, et les ateliers de broderie et de peinture, parce que le jour, qui y est toujours égal, ne diminue pas l’éclat des couleurs » [Non minus pinacothecae et plumariorum textrina pictorum officinae, uti colores eorum in opere propter constantiam luminis immutata permaneant qualitate] 7.

Le modèle antique et les traditions européennes

5 Dans ce creuset latin assez unitaire, les cultures européennes vont forger des significations particulières, qui infléchissent sensiblement la saisie d’une même réalité.

6 Dès le VIIIe siècle, le sens latin va s’élargir de manière très originale sur quelques territoires de la Romania, mais surtout en Italie et en Espagne. 7 En italien, un terme nouveau va s’affirmer, qui connaîtra une brillante destinée dans la littérature artistique : celui de bottega 8. Ce vocable, qui reprend une dimension oubliée de l’έργαστήριον, désigne initialement un magasin et un dépôt. Dans la Romania du VIIIe siècle, les Gloses de Reichenau proposent un véritable dictionnaire latin, dans un monde où le vocabulaire de cette langue classique a cessé d’être évident, au point de se perdre partiellement dans la mémoire collective. Dans son manuscrit, le glossateur anonyme ressent le besoin de commenter le terme apotheca, qu’il définit comme un magasin situé au rez-de-chaussée, et où l’on expose sa marchandise 9. La pratique en chambre est ici saisie par le biais de son résultat : la marchandise en dépôt. Le terme

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décrit également un cellier situé dans une maison d’habitation (cellarium) 10. Au XIIe siècle, c’est à partir de cette signification que le terme désigne un laboratoire, un lieu où l’on prépare des médecines 11. Un siècle et demi plus tard, l’acception d’« atelier artisanal » est parfaitement certifiée ; Boccace, dans son Decameron, fait dire à l’un de ses personnages :« Madame, j’ai vu ce soir, tard le soir, devant la boutique de ce menuisier qui est notre voisin, un coffre qui n’était pas trop grand » [Madonna, io vidi questa sera al tardi, dirimpetto alla bottega di questo legnaiuolo nostro vicino, una arca non troppo grande] 12. Le trattatisme renaissant confirmera largement cette acception – ainsi chez Leon-Battista Alberti, qui parle d’une Bottega d’argentiere 13. La bottega se caractérise donc comme un espace de vente, autant que de production. Cet élément est capital, même s’il suscite quelques tensions à l’âge classique, quand la représentation humaniste de l’artiste tente de rejeter dans l’ombre la composante manuelle de l’art, comme sa dimension commerciale. Ainsi, le dictionnaire de l’Accademia della Crusca (1612) souligne bien ces deux fonctions – production et vente – de la bottega 14. Cependant, Filippo Baldinucci, artiste et conservateur des collections du grand-duc de Toscane, retire toute référence à une fonction commerciale dans la définition que propose son propre Vocabolario (1681) 15. Ce rejet relève d’une volonté claire : ségréger la figure de l’artiste de celle du monde commerçant. Le fait est d’autant plus remarquable que Baldinucci appartient à l’Accademia della Crusca 16. 8 En espagnol, curieusement, c’est le terme estudio qui, en tout cas dès le XIVe siècle, décrivait le lieu où travaille l’avocat ou l’homme de lettres 17. À la Renaissance, cette culture importe le terme français « atelier », dont le « chic » semble faire merveille – à tel point que le terme, devenu taller, désigne définitivement l’atelier de l’artiste. Deux dictionnaires du XVIIIe siècle en attestent : celui de Joseph Baretti (1778), un ami de Sir Joshua Reynolds, et celui de Francesco Martinez (1788) 18. 9 En français, le terme officina reste un point de référence connu au Moyen Âge 19. Il a donné naissance aux termes usine et officine, c’est-à-dire aux termes désignant un lieu de fabrication pour le premier, et de préparation médicinale pour le second. Cependant, au XIVe siècle apparaît le terme astelier, synonyme d’officina 20. À l’origine, « atelier » décrit un tas de bois, c’est-à-dire un dépôt de matériel. Par métonymie, il qualifie le lieu où un artisan travaille le bois, surtout des tonneaux21. À la Renaissance, le vocable décrit déjà l’antre de l’artisan comme de l’artiste. Bernard Palissy anoblit son métier en empruntant à Pline une anecdote sur le pouvoir que détient l’art – celui de tromper les animaux. Le céramiste se donne à admirer en nouvel Apelle : « il y a un chien en mon hastelier de l’art de la terre, que plusieurs autres chiens de sont prins à gronder à l’encontre, pensans qu’il fust naturel » 22. Astelier apparaît également chez Rabelais 23. À l’époque de Louis XIV, André Félibien associe encore les artistes à des ouvriers parce qu’ils travaillent dans le même type de chambre 24. En français, dès la Renaissance, le terme détient une signification précise, qui mérite d’être soulignée : celle d’un lieu où une production associe plusieurs acteurs. Cette acception est précisée au XVIIe siècle par Antoine Furetière puis Gilles Ménage, qui décrivent « des lieux où les Charpentiers, Peintres, Sculpteurs tiennent plusieurs Ouvriers qui travaillent sous leurs ordres à de grosses besognes » 25. Ménage relève que l’origine du terme renvoie probablement au monde de la ferme, avec ses cours où tout un personnel vit et travaille à faire valoir les terres. Jean-François Féraud appuie cette nouvelle dimension du terme, qui rapporte au système de production dans sa dimension hiérarchique :« lieu où certains ouvriers travaillent sous un même maître » 26. En France, le mot va même

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désigner, par extension, un personnel hiérarchisé en unité de production27. Un système de subordination clair est ici induit par l’entreprise de grandes tâches. 10 La langue anglaise, qui entretient des rapports étroits de parenté avec les territoires germaniques du continent, intègre une acception très voisine : « Werkehowse: Artificina, opificium » 28. Le sens grec s’est transmis de manière explicite dans la langue anglaise, dès le Moyen Âge : vers 1475, l’équivalence « Warkehowse: Ergastulum » est reconnue 29. En moyen-anglais, parlé entre la seconde moitié du XIIe et le milieu du XVe siècle, Werk qualifie d’ailleurs à la fois le travail intellectuel et le travail artistique 30. À la Renaissance cependant, le terme Werkhouse, qui décrit l’atelier comme l’échoppe, connaît son déclin ; il est finalement supplanté par workshop, où le suffixe -shop marque fortement la dimension commerciale de la pratique exercée dans l’atelier. Ainsi, Thomas Watson évoque dans la préface à sa Khekatompathia (1593) : « Alexandre le Grand, passant quelque temps dans l’atelier d’Apelle, inspecta avec curiosité quelques- unes de ses œuvres ; à cause de la longue période de temps qu’il passa à les contempler, beaucoup d’autres personnes en vinrent à tant apprécier le travail habile du peintre, qu’immédiatement après le passage du roi, ils achetèrent toutes ses peintures, à quelque prix qu’elles fussent » [Alexander the Great, passing on a time by the workshop of Apelles, curiouslie surueyed some of his doinges; whose long stay in viewing them brought all the people into so great a good liking of the painters workemanship that immediatelie after, they bought up all his pictures, what price soeuer he set them at] 31. 11 Dans les pays germaniques, c’est le terme Werkstatt qui assume la description d’un espace de travail artisanal, et artistique au sens d’aujourd’hui. La Werkstatt, à l’origine, réfère à un établi. Par un biais métonymique, le terme désignant l’établi décrit l’espace où l’artisan entrepose cet outil, généralement non mobile. La dimension pratique, manuelle du travail accompli dans ce lieu semble donc ici prépondérante. Samuel von Butschky, dans son Pathmos (1677), fait référence à « L’atelier d’un sculpteur fertile en productions » [eines kunstreichen bildhauers werkstat] 32. Johann Wolfgang von Goethe même, pourtant très sensible au vocabulaire italien, conserve l’usage de ce terme : « L’artiste est le plus souvent […] confiné aux limites d’un atelier solitaire » [Der bildende Künstler [...] ist meist auf eine einsame Werkstatt beschränkt] 33. Dans les territoires allemands, le terme latin officina, lui, s’est conservé dans les textes théoriques rédigés en cette langue 34. 12 Au début du XVIIIe siècle, l’encyclopédie de Johann Heinrich Zedler tente de transporter dans les États germaniques l’acception française de l’atelier que nous avons repérée dans le dictionnaire de Ménage : Zedler comprend l’Attelier, gallicisme patent, comme une cour de ferme avec ses lieux d’activité artisanale35. Dans une société encore essentiellement agricole, ce modèle a possédé une certaine prégnance. La ferme constitue en effet une unité d’exploitation où plusieurs types d’artisans joignent leurs forces. Nous avons vu que cette signification est déjà bien connue chez les Grecs. Tout naturellement, ces artisans disposent de locaux dans la ferme ; ils y fabriquent et réparent tous les objets servant à l’exploitation des terres.

La révision humaniste : de l’atelier au « studio »

13 Au XVIe siècle, la volonté de conférer une dimension plus noble au travail de l’artiste, en le distinguant du monde artisanal, affecte jusqu’au vocabulaire désignant l’antre de l’artiste 36. Cette volonté émerge en Italie, puis graduellement dans le reste de l’Europe.

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Ce phénomène nous permet de dévoiler une composante majeure de l’atelier : celui-ci ne relève pas seulement d’une histoire des pratiques, mais aussi d’une histoire des représentations. Le XVIe siècle est celui des académies, formées sur le modèle humaniste : lieux de sociabilité où s’exerce la réflexion théorique garante d’un art à dimension intellectuelle, mais aussi lieux d’enseignement. Le terme d’école, scuola, va donc contaminer le champ sémantique où dominait le terme bottega. Pourtant la pratique des ateliers, elle, ne semble pas avoir beaucoup changé.

14 Un sondage effectué dans l’œuvre littéraire de Giorgio Vasari suffira à faire comprendre cette évolution soudaine, et lourde de sens. Dans ses Vite de la première période, Vasari n’utilise que le terme de bottega : ainsi, dans son récit de la vie de Giotto, il narre comment un envoyé du pape Benoît IX est « allé un matin à l’atelier de Giotto, qui était en train de travailler » [andato una mattina in bottega di Giotto, che lavorava] 37. Dans la dernière partie des Vite, qui décrit l’apogée de l’art à Florence à l’âge de Michel-Ange, la terminologie s’infléchit. Certes, Vasari signale que Michel-Ange est mis en apprentissage chez Davide et Domenico Ghirlandaio ; on le place dans leur bottega pour que le jeune homme apprenne les rudiments de l’art 38. Cependant, la Vita de Michel-Ange comprend une élaboration historiographique importante, qui établit le mythe de la fondation médicéenne de l’Accademia delle Arti del Disegno de Florence 39. Lorenzo, désirant favoriser le développement de grands artistes, réclame l’organisation d’une scuola, plus connue sous le nom d’Accademia del Giardino, lieu d’excellence s’il en est. Le terme scuola supplante subrepticement le terme bottega. Au XVIIIe siècle, l’édition des Vite établie par Guglielmo della Valle (1791), propose le commentaire suivant : « On croit qu’il [Lorenzo Costa] aurait eu 200 élèves » [Si vuole che esso abbia avuti 200. Scolari] 40. Une grande bottega, dirigée par un artiste aux tâches multiples, est soudain rehaussée en école, version privée d’une véritable académie. La création artistique se donne presque tout entière dans l’acte d’idéer ; l’exécution manuelle est dévalorisée. Dans sa pièce Emilia Galotti (1772), Georg Ephraïm Lessing fait dire au peintre Conti que Raphael, même s’il était né sans bras, aurait été le plus grand peintre de tous les temps – il voyait ses « peintures » entièrement peintes dans son esprit 41. 15 L’oblitération partielle d’un terme – bottega – doit être considérée d’un point de vue structural 42 : cette oblitération induit un fonctionnement élargi du mot « école », qui se substitue à un ancien terme pour anoblir l’activité qu’il désignait 43. Ce mouvement triomphe au XVIIe siècle, lorsque la conceptualisation de l’atelier devient l’enjeu d’un connoisseurship en plein développement. Dans sa Galleria portatile, le père Sebastiano Resta compare le rapport entre les artistes d’une même école à une généalogie sur le modèle nobiliaire. Au terme de cette généalogie, la maniera, écriture personnelle de chaque artiste, se forme lentement chez un maître, puis chez ses disciples, qui sont comme les fils d’une même souche héréditaire. Chacun de ces héritiers définit peu à peu sa personnalité stylistique ; cette dernière s’affermit et se détache lorsque l’apprenti quitte l’atelier du maître 44. Une parenté les rattache qui évoque celle du sang – mais, pas plus qu’elle, celle-ci n’exclut les différences de caractère, bien au contraire. L’idéologie qui préside au connoisseurship recherche, de manière obsessionnelle, à reconnaître l’œuvre de mains individuelles dans l’atelier collectif ; ce dernier n’est plus alors compris, potentiellement, que comme une réunion d’individus en attente d’individuation. Le travail collectif, mené par une équipe hiérarchisée, n’est plus saisi comme tel ; d’ailleurs, les dictionnaires anglais relèvent que l’atelier (Workhouse) désigne aussi une unité de fabrication où l’on force les pauvres à travailler pour gagner

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leur pain 45. Surtout, la conceptualisation du travail artistique tend à nier radicalement la réalité de l’œuvre à plusieurs mains. 16 Luigi Lanzi achève la mutation de ce système de représentations. L’auteur de la Storia pittorica évoque clairement l’époque du XIVe siècle comme une période où l’art n’a pas encore atteint la reconnaissance à laquelle il a droit : « ce siècle rude ne distinguait pas encore la noblesse de la peinture ; on qualifiait de maîtres ceux que nous nommons aujourd’hui professeurs, et boutiques/ateliers [botteghe] ce que nous nommons aujourd’hui lieux d’étude [studi] » [Il rozzo secolo non discerneva peranco la nobiltà della pittura: dicea mastri quegli che ora nominiam professori, e botteghe quelle che ora chiamiamo studi] 46. Lanzi, habilement, historicise la question : le terme bottega relèverait d’un autre âge, aux valeurs révolues. Le terme studio ressortit tout naturellement au vocabulaire humaniste : il repose sur un parallèle entre le peintre et le poète ou le philosophe, c’est-à-dire qu’il tente de rehausser l’artiste en lui conférant la dignité attachée aux arts libéraux. Lanzi, cependant, pose comme acceptée cette substitution du terme studio au terme bottega. Lanzi s’y est tenu : « Baccio della Porta fut appelé un jeune de Florence, parce qu’il tint un atelier [tenne studio] près d’une porte de la Cité » [Baccio della Porta fu detto un giovane di Firenze perché tenne studio presso una porta della Città] 47. À propos d’Andrea del Sarto, il affirme : « J’ai reconnu, dans la galerie Albani, le Saint-Laurent avec d’autres saints, tableau qui est aussi dans la galerie Pitti, la Visitation de Notre-Dame dans le palais Giustiniani, la naissance de la Vierge, du couvent des frères Servites, chez M. Pirri, à Rome ; toutes peintures parfaitement achevées, toutes en petites proportions, toutes de la main d’un ancien maître, toutes attribuées à Andréa. Il ne me paraît pas invraisemblable que les meilleures d’entre elles aient du moins été faites dans son atelier [studio], et retouchées par lui, ainsi que le pratiquèrent quelquefois le Titien et même Raphaël » [Trovai il quadro di San Lorenzo con altri Santi, ch’è a Pitti, in galleria Albani; la Visitazione di Nostra Donna in palazzo Giustiniani; la Nascita di Nostra Signora a’ Servi presso il sig. Pirri in Roma: pitturine bellissime, tutte in picciole tavole, tutte di antica mano, tutte credute di Andrea. A me non pare inverisimile che le migliori di tanto numero fossero almeno fatte al suo studio, e da lui ritocche, come costumavano talora Tiziano e Raffaele istesso] 48. 17 Une langue ne hiérarchise pas toujours les valeurs de travail artistique selon un même découpage : la langue catalane en offre un exemple original. La division entre lieu de travail noble/chambre du praticien y est négociée de manière étonnante : obrador désigne l’artiste travaillant dans son atelier, mais aussi l’atelier même du peintre. L’atelier du sculpteur, considéré comme relevant d’une pratique plus manuelle, reçoit seul la dénomination de taller 49. Ce phénomène prouve que la distinction entre métier élevé/métier artisanal est vécue comme devant être opérée, même lorsqu’elle est investie dans des couples d’oppositions différents. 18 Goethe tentera d’imposer au Nord de l’Europe ce vocabulaire humaniste rehaussant l’antre de l’artiste. Les circonstances de cette tentative sont capitales, et valent d’être rappelées. Avant lui, dès le début du XVIIIe siècle, une évolution s’enregistre dans les territoires germaniques qui trahit déjà ce désir. Johann Jakob Bodmer et Joseph Breitinger proposent le terme de Studierzimmer pour décrire l’antre de l’artiste, sur le modèle du cabinet où s’enferment le savant ou le poète 50. Le vocable connaît une brève destinée, avant d’être oblitéré par le modèle italien dès l’époque de Goethe. Dans son introduction aux Propyläen (1798) que nous avons déjà citée, Goethe esquisse le portrait

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du peintre traditionnel comme d’un être que la pratique de l’atelier tend à confiner à l’univers des arts mécaniques et, plus grave encore, à l’isolation sociale, qui l’empêche de connaître la société polie. À cet égard, l’artiste se distingue de l’écrivain formé aux écoles et plus ouvert sur le monde. À ce modèle, Goethe oppose un artiste idéal, érudit et homme du monde, qui tient studio. À Rome, c’est avec respect qu’il pénètre dans l’atelier de Jean-Germain Drouais, l’élève favori du grand Jacques-Louis David : « J’ai vu dans son atelier [Studio] qu’il a laissé à sa mort la figure de grandeur humaine d’un Philoctète » [Ich habe in seinem verlassenen Studio die lebens-grosse Figur eines Philoktet gesehen] 51. Cependant, le terme studio connaîtra une destinée modeste dans les États allemands, et restera peu usité. La pratique raffinée par la maîtrise technique jouit d’une réputation extrêmement élevée dans le monde germanique : aussi le terme Werkstatt n’est-il pas vécu comme un terme péjoratif. 19 En Angleterre, on observe la même tentative d’anoblissement : une des premières occurrences du terme studio apparaît dans un compte rendu anonyme de l’Histoire de la peinture en Italie de Stendhal que publie l’Edinburgh Review de 1819, dans lequel il est affirmé à propos de Cimabue que « la plus grande œuvre qui sortit de son atelier [Studio], fut son étudiant Giotto » [the greatest work that proceeded from his studio, was his scholar Giotto] 52. Les termes studio et scholar sont bien donnés comme des vocables qui décrivent conjointement un même régime de réalité raffinée. Le terme studio s’impose chez un Charles Lock Eastlake, très germanophile et grand admirateur de Goethe. Son édition anglaise du Handbuch de Franz Kugler traduit ainsi Werkstatt : « la peinture semble, cependant, être venue de l’atelier [Studio] du Pérugin, car bien qu’on y reconnaisse la main de Raphael en certaines parties, en d’autres, la main de Lo Spagna [Giovanni di Pietro] et d’autres artistes est visible » [The picture appears, however, to have come from the studio of Perugino, for, though we recognize the hand of Raphael in some parts, in others that of Lo Spagna and other less important artists is visible] 53. Elizabeth Rigby, qui a traduit le texte, est l’épouse de Eastlake : elle remplace presque systématiquement Werkstatt par studio. 20 On mesure les conséquences idéologiques de l’évolution que je viens de dessiner. Au siècle des Lumières, les philosophes ont su les dénoncer, mais sans être entendus par l’histoire de l’art. Tout d’abord, le connoisseurship pur qui, on l’a vu, rejette dans l’ombre l’étude transparente de la pratique collective au sein de l’atelier, ne convainc heureusement pas tous les amateurs. Certains esprits forts préfèrent saisir l’œuvre d’art comme la résultante de forces économiques et de pratiques sociales, qui dénoncent radicalement la représentation de l’artiste informée par le connoisseurship, comme par une tradition « hagiographique ». Ainsi, Johann Heinrich Merck s’interroge sur ces déterminants lorsqu’il s’exclame : « De combien de compositions de Rubens devrions-nous nous passer, si cet homme n’avait dû dépenser tant d’argent pour son écurie et pour sa table ? Il vivait comme un prince, et ainsi, il lui était permis de mettre le monde à contribution, et d’organiser les fabriques de peintures, qu’on nomme aujourd’hui, dans les galeries de l’Europe, l’école de Rubens » 54. Pour Merck, Rubens est le patron d’une officina, c’est-à-dire, d’une usine. Mais les marchands d’art préfèrent attribuer au maître des tableaux que cent mains ont pourtant créés. 21 D’autre part, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert tente de réévaluer la pratique artisanale en la rehaussant au niveau d’une pensée investie dans le faire. La définition de l’atelier s’en ressent : l’entrée juxtapose les lexèmes « magasin », « chantier », « atelier », « boutique », qui doivent tous expliciter la notion. Très vite, cependant, l’

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Encyclopédie réserve « atelier » à l’artiste, tandis que « chantier » touche le monde ouvrier et « boutique » les autres arts mécaniques. Au sein d’une hiérarchie qui valorise les arts mécaniques, le dictionnaire de Diderot et d’Alembert conserve une place particulière à la pratique artistique55. 22 Dans l’ensemble, ce type d’analyse ne suscite pas l’enthousiasme. Dans son acception anoblie, et italienne, l’artiste trône, non dans une Werkstatt/workshop, mais dans un studio 56. Mais Goethe, surtout, puis l’école romantique vont faire de l’atelier l’antre même d’un esprit, la métaphore spatiale d’une intériorité toute vouée à la création57. Impossible, dans ces conditions, de saisir la dimension collective, hiérarchisée d’un travail artistique, dans l’espace qui est le sien. Au XIXe siècle, entre la réalité courante de l’atelier et sa représentation, la rupture est totale.

La production collective du multiple : une réalité reconnue, puis cachée

23 Revenons brièvement sur la réalité de l’atelier et de ses pratiques, pour mieux la contraster avec les représentations qui la subliment. Au Moyen Âge, la production de l’atelier est garantie par la vertu des lois corporatives et par celle du contrat 58. Si l’œuvre porte une signature, cette dernière constitue le plus souvent une marque de fabrique, qui confirme la valeur d’un produit sorti d’un atelier de maître et dont l’exécution collective a été surveillée par lui. Pieter Bruegel l’Ancien et son studio produisent plus de dix exemplaires connus du Recensement à Bethléem (1566) 59. L’exemplaire le plus célèbre est conservé aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique, à Bruxelles, mais d’autres versions rejouent le même thème, dans la même composition, au détail près. Les couleurs, différentes quand on les compare segment par segment d’une peinture à l’autre, s’harmonisent et s’équilibrent au sein d’une même peinture pour produire un effet général assez standardisé ; on peut comparer ces exemplaires à l’interprétation d’une même partition par différents instrumentistes issus d’une même famille. La production, légitimée par l’atelier Bruegel, réunit le travail de plusieurs mains sous une représentation unique : celle du chef éponyme de l’entreprise. Au XVIIe siècle, peu d’artistes refusent de se laisser tenter par ces stratégies économiques ; Johannes Vermeer, qui tient à une qualité sans compromis, peint seul et avec lenteur. Il n’ambitionne que de satisfaire un petit cercle de collectionneurs. Sa gestion de l’excellence possède un caractère si confidentiel et si radical qu’elle lui coûtera sa réputation dès sa mort. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que Théophile Thoré-Bürger réassigne à cet artiste un corpus d’œuvres qui, faute d’une mémoire vivante du peintre, avait été presque entièrement attribué à d’autres maîtres 60. Peter Paul Rubens, en revanche, ne risquait guère de subir un tel destin. L’artiste, qui vit sur un grand pied, a compris que pour conserver la renommée du génie dans le temps, l’artiste doit paradoxalement mettre en scène l’autographie dans la pléthore. Quand il a achevé une composition comme sa Descente de Croix, Rubens monnaie son invention (inventio) dans des répliques aux formats divers, dont il distribue l’exécution à ses nombreux assistants. Quelques retouches finales, jetées par le maître ici ou là, confèrent à chaque « réplique » l’authenticité minimale requise. Voici comment il décrit ce type d’œuvre à Sir Dudley Carleton, ambassadeur d’Angleterre : « V. E ne doit point se figurer que les autres [tableaux exécutés par des assistants] sont de simples copies, tandis qu’ils sont si bien retouchés de ma main qu’on les distinguerait

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difficilement des originaux ; et malgré cela elles sont taxées à un prix très inférieur » 61. Le corpus immense de l’œuvre déploie l’invention de l’artiste, servie par une armée d’exécutants. Sur cette constellation d’images, la main du maître s’applique avec parcimonie, en priorité sur les seules peintures vendues à haut prix.

24 Au XIXe siècle, ce jeu d’illusions prend une dimension presque dramatique. La massification de la production augmente substantiellement. Pourtant, dans la mouvance post-romantique, le geste original du créateur n’a jamais été autant célébré. Le musée public devient alors le lieu élu où se contemple la production du génie, idée et main tout à la fois. L’œuvre du génie offre une expérience qui semble détourner le modèle chrétien de la transsubstantiation – la présente présence de l’artiste apparaît, telle une épiphanie, dans sa création matérielle. Or la massification de la production demeure incompatible avec une représentation du geste artistique comme transis dans sa manifestation matérielle. Un corollaire logique de cette contradiction est le dédoublement fréquent de l’atelier. Antonio Canova en possède deux : dans l’un, il travaille avec ses assistants, qui exécutent les marbres d’après ses plâtres à l’aide du système de mise aux points. Dans l’autre, soigneusement éloigné de cette usine à multiples, il reçoit ses commanditaires – plusieurs clients croient qu’il a lui-même taillé toutes ses sculptures 62. Un Léopold Robert, de même, possède deux ateliers, pour les mêmes raisons 63. 25 Avec Jean-Léon Gérôme, cette contradiction entre pratique et représentation est minutieusement gérée, dans un monde artistique que la reproduction photographique a profondément transformé64. Peintre à succès, Gérôme a épousé Marie Goupil en 1853. Fille d’Adolphe Goupil, grand éditeur d’art international, elle va ouvrir à son époux les portes d’une célébrité résolument moderne. La maison Goupil offre à l’artiste un contrat alléchant, qui lui vaut un tantième sur toutes les reproductions de ses tableaux. De grandes peintures comme Suites d’un bal masqué (1857, Chantilly, Musée Condé) 65 font l’objet d’une campagne de reproduction sur des supports multiples – gravure, photogravure, etc., ad nauseam. D’autres œuvres sont copiées à l’huile, au format réduit, par une armée de peintres sous contrat. Régulièrement, le maître passe chez Goupil et signe une à une toutes ces copies, que la maison déverse ensuite sur le marché londonien par l’intermédiaire du marchand Ernest Gambart. 26 Cette rupture entre pratique et théorie est d’autant plus difficile à comprendre que l’histoire de l’art du XIXe siècle a saisi, avec une acuité sans précédent, la nature pratique du travail en atelier et la « cuisine » qui s’y apprête. Jean-François Mérimée, Mary Merrifield et Sir Charles Lock Eastlake publient des ouvrages sur les anciennes pratiques d’ateliers ; ces livres demeurent des classiques encore aujourd’hui 66. 27 Au XVIIIe et XIXe siècle, l’atelier devient également un lieu d’enseignement canonique dans le cursus académique, surtout en France. L’institution rehausse le prestige du peintre et chef d’atelier qui obtient sa nomination comme professeur à l’académie de peinture et de sculpture. Ses étudiants comptent au titre de disciples et font valoir sa renommée. L’École des beaux-arts, qui est créée à après la Révolution, formalise cette pratique. Jacques-Louis David taille la figure d’un grand chef d’atelier. Conséquemment, il jouit de la réputation conférée à un grand chef d’école – on parle d’ailleurs de l’École de David, qui réunit les élèves formés dans son atelier 67. Au Salon, les peintres affichent fièrement leur affiliation jusque dans le catalogue listant les œuvres qu’ils exposent : « Y., élève de M. X ». Car l’atelier d’enseignement établit un puissant rapport hiérarchique entre le maître et son disciple. Le maître y prépare ses

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disciples aux concours académiques contre argent comptant ; il les associe souvent à ses grands travaux – Jérôme-Martin Langlois, prix de Rome 1809, a mis la main à l’ Enlèvement des Sabines de David, et exécuté une copie de son Marat 68. L’obtention du prix de Rome consacre l’excellence d’un élève, mais rend aussi justice à sa généalogie artistique. À Paris, l’École des beaux-arts agrège des professeurs qui enseignent les rudiments de l’art dans leur propre atelier d’enseignement ; le dessin donne lieu à un enseignement général à l’École même. Après la réforme de 1863, les ateliers privés perdent un peu de leur prépondérance. Le gouvernement de Napoléon III impose l’organisation d’ateliers d’enseignement à l’École même ; ces unités pédagogiques sont confiées à des maîtres aux principes esthétiques plus diversifiés, qui assument l’enseignement de base au bénéfice des étudiants 69. Mais les professeurs continuent d’enseigner dans leur atelier-école, qui leur rapporte un revenu substantiel. La fréquentation de l’École reposant sur une inscription sélective et sur la réussite régulière aux concours, plusieurs jeunes artistes se lassent et préfèrent rejoindre des ateliers privés 70. 28 Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’enseignement académique perd graduellement son ascendant, comme sa légitimité. La lisibilité des écoles et des identités forgées par le modèle généalogique des grands ateliers pâlit considérablement. En 1889, Eugène- Melchior de Voguë souligne ce problème de lisibilité dans un dialogue fictif sur l’exposition universelle de cette année-là : « que parlez-vous d’école ? Voilà un mot qui n’a plus de sens chez vous, dès que l’on avance dans le siècle. On descend un fleuve qui roule ses eaux compactes entre des rives très variées d’aspect : tour à tour riantes prairies, avec les derniers survivants du dix-huitième siècle, sévères horizons classiques sous l’Empire, gorges romantiques ensuite ; un peu languissant et décoloré au milieu de sa course, le fleuve se divise, quand il arrive à nos années, en mille canaux qui se frayent des lits individuels » 71.

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29 L’histoire du terme montre donc que la désignation de l’antre de l’artiste dessine trois champs sémantiques majeurs : celui de la pratique artisanale, dominante dans les pays du Nord, comme en France ; celui du négoce, qui domine en Italie ; et celui de l’étude raffinée, qui procède d’un idéal humaniste et qui tente de s’imposer dès le XVIIIe siècle. Par là, le terme « atelier » relève non seulement d’un vocabulaire décrivant les pratiques ; il devient l’enjeu de systèmes de représentation. L’oblitération des vocables jugés trop entachés de pratique a infléchi le vocabulaire artistique. Or ce vocabulaire, de manière saussurienne, se construit comme un système organique d’oppositions ; qu’un terme soit remplacé, et tout le système se rééquilibre. Nous avons vu que le terme « école » a largement profité de ce changement, mais qu’il a payé cette extension de son usage en perdant sa précision opératoire.

30 Dès la fin du XXe siècle, de magnifiques études ont enfin thématisé le travail à plusieurs mains dans l’atelier artistique. La production de masse a reçu une attention nouvelle. Certains travaux, comme ceux de Jennifer Montagu, ont même montré que l’atelier du bronzier romain, à l’âge baroque, ne peut nullement constituer une entité rationnelle d’analyse des productions qui en émanent. Les mêmes artistes, sous-contractés par plusieurs maisons de production, rendent futile toute tentative de rapporter un style à un atelier ; seule l’évidence archivistique permet de connaître l’origine concrète d’une

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pièce commandée 72. L’historien de l’art doit ici s’inspirer d’autres disciplines pour recharger son imagination théorique. Il me suffira de citer un exemple particulièrement fécond. Dans une étude proprement géniale sur la guerre, John Keegan propose d’abandonner l’analyse d’une bataille du point de vue exclusif des chefs qui se sont affrontés sur le théâtre d’un conflit 73. En analysant Waterloo, Keegan opère une révolution copernicienne. Il tente en effet de saisir la bataille dans toute son épaisseur, telle qu’elle est aperçue et vécue par des soldats, des officiers de bas rang, enfin par les troupes en charge de la logistique. La bataille, même dans tels de ses mouvements décisifs, prend sa forme grâce à ces hommes et à leur représentation segmentée du théâtre. Attribuer l’issue de l’affrontement à l’effet lisse d’une volonté unique relève du simplisme. Keegan produit une construction historique qui rejette dans l’invraisemblable toutes les analyses antérieures du conflit, ravalées au rang de peintures d’histoire sans vérité. 31 L’histoire des ateliers artistiques, elle, attend toujours son John Keegan.

NOTES

1. Barbara Cassin éd., Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles, Paris, 2004. 2. Alison Burford, Künstler und Handwerker in Griechenland und Rom, Mayence, 1985 ; Phillip V. Stanley, « The Value of Ergasteria in Attica: A Reconsideration », dans Münstersche Beiträge zur Antiken Handelgeschichte, 9/1, 1990, p. 1-13. Un ouvrage général sur l’atelier : Peter M. Lukehart éd., The Artist’s Workshop, (Studies in the history of art, 38, Symposium papers), Washington, D.C., 1993. 3. Henri Estienne, Thesaurus graece linguae, Paris, [vers 1860], III, colonnes 1973-1974 ; Henry George Liddell, Robert Scott, A Greek-English Lexicon, Henry Stuart Jones, Roderick McKenzie éd., Oxford, (1871) 1996, p. 682 ; Brill’s New Pauly, « Ergasterion », publié en ligne : http:// referenceworks.brillonline.com/browse/brill-s-new-pauly (consulté le 25 mars 2014). 4. Thesaurus Linguae Latinae, Leipzig, 1968-1983, IX/2, cols. 513-514. 5. Sénèque, Controversiae, 10, 5, 19. 6. Quinte Curce, De Rebus Gestis Alexandrini Magni Regis Macedonium, 4, 2, 12. 7. Vitruve, De Architectura, 6, 4, 2. Chez Vitruve, l’Officinator est l’architecte qui dirige une équipe, ce qu’on appellerait aujourd’hui un chef d’atelier d’architecture. 8. Max Pfister éd., Lessico Etimologico Italiano, III, Wiesbaden, 1989, cols. 156-160, « Apotheca ». 9. Manlio Cortelazzo, Paolo Zolli, Il Nuovo Etimologico, Bologne, (1979-1988) 1999, p. 238-289. 10. Hans-Wilhelm Klein, André Labhardt, Manfred Raupach éd., Die Reichenauer Glossen, 2 vol., Munich, 1968-1972, I, p. 152 (45), « Apotheca: Cellarius » ; André Labhardt, Contributions à la critique et à l’explication des Gloses de Reichenau, Neuchâtel, 1936. Le glossaire biblique est lié à la tradition italique, le glossaire alphabétique à celle du monastère de Corbie (Somme). 11. Tullio de Mauro éd., Grande Dizionario dell’Uso, 6 vol., Turin, 1999, I, « Bottega » ; et Ghino Ghinassi éd., Novo Vocabolario della Lingua Italiana, Florence, (1870-1897) 1979, p. 226-227. 12. Giovanni Boccaccio, Decameron, IVe journée. 13. Leon-Battista Alberti, Apologhi, 27.

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14. Vocabolario degli Accademici della Crusca, Venise, 1612, p. 129, « stanza, dove gli artefici lavorano, o vendon le merci loro. Lat. officina, taberna ». 15. Filippo Baldinucci, Vocabolario Toscano dell’ Arte del Disegno, Florence, 1681, « Bottega f. Stanza dove gli Artefici lavorano ». 16. Baldinucci était membre de l’Accademici della Crusca (son pseudonyme : « Lustrato »). Son Vocabolario est dédié à l’Académie. 17. Martin Alonso, Diccionario medieval español, 2 vol., Salamanque, 1986, II, p. 1105. 18. Joseph Baretti, A Dictionary Spanish and English, and English and Spanish, 2e éd., Londres, 1778, « Taller » ; Francisco Martinez, Introduccion al conocimiento de las bellas artes, Madrid, 1788, p. 381 (estudio, p. 174, désigne exclusivement une étude pour un tableau). 19. Walter von Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch, Bâle, 1922-2002, VII, p. 334-335. 20. Voir note 19. Au XVIIe siècle, l’équivalence est clairement donnée entre les deux termes, par exemple par Jean Nicot, Thrésor de la langue françoise tant ancienne que moderne (1621), Paris, 1960, p. 54, « Attelier. Officina ». 21. Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française, I, Paris, 1882, p. 457, « Attelier : 1. Bûcheron, 2. Tas de bois ». 22. Bernard Palissy, Recepte veritable, Keith Cameron éd., Genève, 1988, p. 135. Pline raconte qu’un étalon hennit devant un cheval peint par Apelle (Pline, Histoire naturelle, Livre XXXV, § 95). 23. « Comment seroit sans elle porté le plâtre à l’astelier ? », Pantagruel, II, 40. 24. André Félibien, Des Principes de l’architecture, de la sculpture et de la peinture, Paris, 1690, p. 487, « Attelier, lieu où les peintres, les sculpteurs & les autres ouvriers travaillent ». 25. Gilles Ménage, Dictionnaire etymologique de la langue françoise, nouvelle édition, Paris, 1750, I, p. 104. 26. Jean-François Féraud, Dictionaire critique de la langue française (1787), éd. en fac-similé par Philippe Caron, Terence Russon Wooldridge, Tübingen, 1994, p. 183-184. 27. Trésor de la Langue Française, publié en ligne : http://atilf.atilf.fr (consulté le 25 mars 2014), « atelier ». 28. Albert Way éd., Promptorium Parvulorum sive Clericorum (1440), Londres, 1865, p. 522 ; Robert E. Lewis éd., Middle English Dictionary, Ann Arbor, 1999, partie W. 3, p. 346, origine au XIIIe siècle. 29. Sidney J. Herrtage éd., Catholicon Anglicum: An English-Latin Wordbook Dated 1485, Londres, 1882, p. 408. 30. Lewis, 1999, cité n. 28, p. 349, sens 10b et 10c. 31. Thomas Watson, Khekatompathia, Or, The Passionate Centurie of Love (1593), Manchester, 1869, p. 3. Il s’agit d’un des plus anciens recueils de sonnets de la langue anglaise ; sa dimension humaniste est donc forte. 32. Samuel von Butschky, Pathmos enthaltend Sonderbare Reden und Betrachtungen, Leipzig, 1677. 33. Johann Wolfgang von Goethe, Propyläen, I, 1, Tübingen, 1798, p. xxxv. 34. Marie-Claude Déprez-Masson, Technique, mot et image : le De Re Metallica d’Agricola, Turnhout, 2006, p. 260. Traité de la Renaissance de Georg Bauer, dit Agricola. Pour Agricola, l’Officina est surtout un atelier où le métal est extrait du minerai. 35. Johann Heinrich Zedler, Johann Peter von Ludewig, Carl Günther Ludovici, Grosses vollständiges Universal-Lexicon Aller Wissenschafften und Künste, Halle/Leipzig, 1732, I, col. 2001, « Atelier, siehe Bau- oder Zimmerhof ». 36. Martin Warnke, L’Artiste et la cour : aux origines de l’artiste moderne, Paris, 1989 [éd. orig. : Hofku ◌̈nstler: zur Vorgeschichte des modernen Ku◌̈nstlers, Cologne, 1985] ; Michael Wayne Cole, « Origins of the studio », dans Michael Wayne Cole, Mary Pardo éd., Inventions of the Studio, Renaissance to Romanticism, Chapel Hill, 2005, p. 1-35 ; Andrew Ladis éd., The Craft of Art: Originality and Industry in the Italian Renaissance and Baroque Workshop, Athens (GA), 1995 ; Francis Ames-Lewis, The Intellectual Life of the Early Renaissance Artist, New Haven, 2000 ; Carmen Bambach, Drawing and Painting in the Italian Renaissance Workshop: Theory and Practice, 1300-1600, Cambridge, 1999.

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37. Giorgio Vasari, Le vite de’ più eccellenti pittori, scultori e architettori nelle redazioni del 1550 e 1568 (1550), Rosanna Bettarini, Paola Barocchi éd., 14 vol., Florence, 1996-1997, II, p. 103. 38. Vasari, (1550) 1996-1997, cité n. 37, VI, p. 9. 39. Zygmunt Waźbiński, L’Accademia Medicea del Disegno a Firenze nel Cinquecento, idea e istituzione, Florence, 1987 ; Patricia L. Rubin, « Vasari, Lorenzo and the Myth of Magnificence », dans Gian Carlo Garfagnini éd., Lorenzo il Magnifico e il suo mondo, Florence, 1994, p. 427-442 ; Caroline Elam, « Il giardino delle sculture di Lorenzo de’ Medici », dans Paola Barocchi éd., Il Giardino di San Marco: maestri e compagni del giovane Michelangelo, Cinisello Balsamo, 1992, p. 157-170. 40. Georgio Vasari, Vite, Guglielmo della Valle éd., Sienne, 1791, III, p. 354. 41. Georg Ephraïm Lessing, Emilia Galotti, Leipzig, 1803, p. 11. 42. Au sens classique, celui que lui donne Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Rudolf Engler éd., Wiesbaden, 1989, I, p. 192. 43. Sur la notion d’école, voir Christine Peltre, Philippe Lorentz éd., La Notion d’école, Strasbourg, 2007. 44. Geneviève Warwick, The Arts of Collecting: Padre Sebastiano Resta and the Market for Drawings in Early Modern Europe, Cambridge, 2000. 45. Cette acception est reprise par Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert, Encyclopedié ; ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des metierś , Paris, 1751, I, p. 480. 46. Luigi Lanzi, Storia pittorica della Italia, 6 vol., Bassano, 1809, I, p. 34. 47. Lanzi, 1809, cité n. 46, I, p. 150. Dans vol. I, p. 98, Lanzi utilise même le terme de façon métapho rique, pour qualifier une école : « Ce que j’appelle la troisième période de la gravure est celle dans laquelle, la presse et l’encre à impression ayant été inventés, cet art parvint à son état le plus florissant ; et où, sorti pour ainsi dire de l’enfance, il se sépara de celui des orfèvres et produisit un nouvel atelier [studio], où une foule d’élèves vinrent se former » [L’ultimo stato della impressione in rame chiamo quello in cui, trovato già il torchio e l’inchiostro da stampa, l’artifizio di cui scrivo cominciò ad esser perfetto; e fu allora ch’esso, quasi figlio adulto, si separò dall’artifizio dell’orefice, e da sé aprì studio e formò allievi]. 48. Lanzi, 1809, cité n. 46, I, p. 166. 49. Diccionario manual de voces téchnicas castellanos de bellas artes, Mexico, 1848, p. 140, « obrado », et p. 188, « taller ». 50. Johann Jakob Bodmer, Johann Jakob Breitinger, Discourse der Mahlern, Zurich, 1721, I, Disc XXIV (s.p.) ; en allemand, studium réfère à la formation académique (Duden, VIII, p. 3795), mais il est donné comme utilisé par les artistes ; dans cette logique, « Studio » appartient à ce champ sémantique. 51. Johann Wolfgang von Goethe, Italienische Reise, 2 vol., Christoph Michel, Hans Georg Dewitz éd., Francfort, 1993, I, p. 556 (Sämtliche Werke, I, 15/1, 2), Rome 22 février 1788. 52. Compte rendu de Stendhal, « Histoire de la peinture en Italie » (1817), dans The Edinburgh Review, Or Critical Journal, 32, juillet-octobre 1819, p. 320-339, citation p. 322. 53. Sir Charles Lock Eastlake éd., Handbook of Painting: The Italian Schools, Translated, from the German of Kugler, by a Lady, 3e édition, Londres, 1855, II, p. 333 ; Adele M. Ernstrom, « ‘Equally lenders and borrowers in turn’: the working and married lives of the Eastlakes », in Art History, 15, 1992, p. 470-485. 54. « Wie viele Compositionen von Rubens würden wir entbehren müssen, wenn nicht dieser Mann so vieles geld zu seinnem Marstall und zu seiner tafel nöthig gehabt hätte? Er lebte, wie ein Fürst, und also war es ihm erlaubt, hierzu die Welt ein wenig contribuabel zu machen, und die Fabriken von Gemälden anzulegen, die man heutzutage, in Galerien von Europa, die Rubensische Schule nennt » (Johann Heinrich Merck, « Ueber die bei Kunstwerken objectiv gleichgültige Absicht der Urheber », texte paru dans le Merkur en 1781, repris dans Adolf Stahr éd., Ausgewählte Schriften, Oldenburg, 1840, p. 195-199). 55. Diderot et d’Alembert, 1751, cité n. 45, I, p. 840.

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56. Jakob et Wilhelm Grimm, Deutsches Wörterbuch, Munich, 1999, 33 vols, XX, cols. 285-286. 57. Sur cette question, voir le magnifique livre d’Eva Mongi-Vollmer, Das Atelier des Malers, Berlin, 2004 ; Philippe Hamon, « Le topos de l’atelier », dans René Démoris éd., L’Artiste en représentation, (colloque, Paris, 1991), Paris, 1993, p. 125-144 ; Pascal Griener, Peter J. Schneemann éd., Images de l’artiste, (colloque, Lausanne, 1994), Berne/New York, 1998. 58. John White, Duccio, Tuscan Art and the Medieval Workshop, Londres, 1979 ; Phillip Lindley, « Gothic sculpture: studio and workshop practices », dans Phillip Lindley éd., Making Medieval Art, Donington, 2003, p. 54-80. 59. L’Entreprise Brueghel, Peter van den Brink, Dominique Allart éd., (cat. expo., Maastricht, Bonnefantenmuseum, 2001-2002), Gand, 2001 ; le cas des Cranach est aussi paradigmatique, Gunnar Heydenreich, Lucas Cranach the Elder: Painting Materials, Techniques and Workshop Practice, Amsterdam, 2007. 60. John Michael Montias, Vermeer and His Milieu: A Web of Social History, Princeton, 1989 ; Frances Suzman Jowell, « Vermeer and Thoré-Bürger: recoveries of reputation », dans Studies in the History of Art, 55, 1998, p. 34-57. 61. Pierre-Paul Rubens, Lettre à Sir Dudley Carleton, 12 mai 1618, dans Max Rooses, Charles Ruelens éd., Correspondance de Rubens et documents epistolaireś concernant sa vie et ses œuvres, Anvers, 1898, II, p. 151 ; Anna Tummers, Koenraad Jonckheere éd., Art Market and Connoisseurship: A Closer Look at Paintings by Rembrandt, Rubens and Their Contemporaries, Amsterdam, 2008. 62. Hugh Honour, « Canova’s studio practice: I; the early years », dans The Burlington magazine, 114, 1972, p. 146-159, et « Canova’s studio practice: II; 1792-1822 », dans The Burlington magazine, 114, 1972, p. 214-229 ; Laura Donadono, Riccardo Dalla Negra éd., Lo studio di Antonio Canova, storia e restauro, Rome, 2007. La muséalisation de Canova est marquée par cet idéal, voir Johannes Myssok, « The Gipsoteca of Possagno: from artist’s studio to museum », dans Christopher R. Marshall, Sculpture and the Museum, Farnham, 2011, p. 15-37. 63. Cecilia Hurley, « L’atelier des frères Robert à Rome (1829) par Aurèle Robert », dans Kunst + Architektur in der Schweiz, 53, 2002/3, p. 58-61. 64. Pamela M. Fletcher, « Creating the French Gallery: Ernest Gambart and the Rise of the Commercial Art Gallery in Mid-Victorian London », dans Nineteenth Century Art Worldwide, 6/1, 2007, publié en ligne : www.19thc-artworldwide.org/spring07/46-spring07/spring07article/143- creating-the-french-gallery-ernest-gambart-and-the-rise-of-the-commercial-art-gallery-in-mid- victorian-london (consulté le 26 mars 2014) ; Jean F. Buyck, « Gambart & Cie. Quelques remarques à propos d’un ‘tycoon’ et ‘ses’ artistes », dans Après & d’après Van Dyck : la récupération romantique au XIXe siècle, (cat. expo., Anvers, Hessenhuis/Stadsbibliotheek, 1999), Anvers, 1999, p. 80-88 ; Stephen Bann, « Reassessing repetition in nineteenth-century academic painting: Delaroche, Gérôme, Ingres », dans The Repeating Image: Multiples in French Painting from David to Matisse, (cat. expo., Baltimore, Walters Art Museum/Phoenix, Museum of Art, 2007-2008), New Haven, 2007, p. 26-51. 65. L’œuvre de Jean-Léon Gérôme Suites d’un bal masqué (huile sur toile, 50 x 72 cm) fut exposée au salon de 1857 à Paris et acquise à Londres par le duc d’Aumale en 1858. Voir Gérôme and Goupil: Art and Enterprise, (cat. expo., Bordeaux, Museé Goupil/New York, Dahesh Museum of Art/ Pittsburgh, Frick Art & Historical Center, 2000-2001), Paris, 2000. 66. Jean François Léonor Mérimée, De la peinture à l’huile, des procédés matériels employés dans ce genre de peinture, depuis Hubert et Jean Van-Eyck jusqu’à nos jours, Paris, 1830 ; Mary Philadelphia Merrifield, Original Treatises, Dating from the XIIth to XVIIIth Centuries on the Arts of Painting, in Oil, Miniature, Mosaic, and on Glass, Londres, 1849 ; Sir Charles Lock Eastlake, Materials for a History of Oil Painting, 2 vol., Londres, 1847-1869. 67. Antoine Schnapper, David, la politique et la Révolution, Pascal Griener éd., Paris, 2013. 68. Schnapper, 2013, cité n. 67.

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69. Alain Bonnet, « La réforme de l’École des beaux-arts de 1863 : Peinture et sculpture », dans Romantisme, 93, 1996, p. 27-38. 70. France Nerlich, Alain Bonnet éd., Apprendre à peindre : les ateliers privés à Paris, 1780-1863, Tours, 2013. 71. Eugène Melchior de Vogüé, Remarques sur l’exposition du centenaire, Paris, 1889, p. 140-141. 72. Jennifer Montagu, « The Limits of Connoisseurship. A consideration of Roman Baroque Sculpture », présenté au colloque Connoisseurship : l’œil, la raison et l’instrument, Paris, 22 octobre 2011 (publication prochaine par l’École du Louvre, Paris). Autres exemples : Meisterwerke Massenhaft: Die Bildhauerwerkstatt des Niklaus Weckmann und die Malerei in Ulm um 1500, Heribert Meurer éd., (cat. expo., Stuttgart, Wurttembergisches̈ Landesmuseum, Altes Schloss, 1993), Stuttgart, 1993 ; Michele Tomasi, Sabine Utz éd., L’Art multiplié : production de masse, en série, pour le marché dans les arts entre Moyen Âge et Renaissance, Rome, 2011 ; David Saunders, Marika Spring, Andrew Meek éd., The Renaissance Workshop: The Materials and Techniques of Renaissance Art, Londres, 2013 ; et surtout une publication importante : Le Grand Atelier : chemins de l’art en Europe, Ve-XVIIIe siècle, Roland Recht éd., (cat. expo., Bruxelles, Palais des beaux-arts, 2007-2008), Bruxelles, 2007. 73. John Keegan, The Face of Battle, Londres, 1978.

INDEX

Mots-clés : sémantique, atelier, studio, terminologie, humanisme, connoisseurship, mode de production, enseignement artistique, école des beaux-arts Keywords : semantics, education, workshop, studio, terminology, humanism, connoisseurship, mode of production, school of fine arts Index géographique : Europe, Italie, France, Angleterre, Allemagne

AUTEUR

PASCAL GRIENER

Docteur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (1984), et de Oxford University (1990, sous la direction de Francis Haskell), Pascal Griener est depuis 1995 professeur d’histoire de l’art et de muséologie à l’université de Neuchâtel. Il est notamment l’auteur de La République de l’œil : l’expérience de l’art au XVIIIe siècle (Paris, 2010) et a édité et préfacé Antoine Schnapper, David, la politique et la Révolution (Paris, 2013).

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Enquête sur l’atelier : histoire, fonctions, transformations Investigating the studio: history, functions, transformations

Jean-Marie Guillouët, Caroline A. Jones, Pierre-Michel Menger et Séverine Sofio Traduction : Géraldine Bretault

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce texte résulte d’échange de courriels.

1 Une stylisation de l’histoire de l’atelier d’artiste fait dépendre ses fonctions du degré d’individualisation du travail créateur, des innovations esthétiques et de l’économie de la production artistique. La périodisation qui suit fournit une trame sommaire.

2 Indistinction entre art et artisanat d’abord : les ateliers sont situés dans les monastères, dans les demeures des mécènes de la cour ou se confondent avec le domicile ou avec la boutique d’artisan en ville. 3 Variabilité croissante des emplacements et des organisations de travail ensuite, avec la coexistence d’un modèle artisanal et d’un modèle lettré de l’artiste, au tournant de la Renaissance. La diversification des sources de commande confère une importance croissante à la localisation en ville. La hiérarchie des réputations s’exprime dans l’intensité de la demande qui converge vers les artistes les plus fameux, et qui appelle le développement et la structuration du travail en atelier : entreprise organisée selon une division hiérarchique du travail, avec un volume d’assistants et d’apprentis corrélé au pouvoir de marché (marché de commandes) de l’artiste, mais aussi à ses caractéristiques personnelles (Michel-Ange ne dirige pas un atelier comme Raphaël). 4 Avec le développement du marché aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’atelier élargit ses fonctions : lieu de production doté de ses règles d’organisation du travail sous la supervision du maître ; lieu de formation d’élèves qui ne sont pas simplement des assistants ; lieu d’exposition et de vente.

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5 Le modèle de l’atelier-entreprise perdure pour la sculpture, mais reflue en peinture, au cours du XIXe siècle. La fonction de production de la sculpture requiert plus de capital et plus de travail, ainsi qu’une spécialisation explicite des compétences. À l’inverse, l’individualisation croissante du travail créateur en peinture va à l’encontre de la production collective en atelier, et redistribue les fonctions d’enseignement, d’exposition, de vente et de sociabilité en fonction des caractéristiques personnelles des peintres. Les deux phénomènes émergents sont, d’une part, l’importance de la localisation des ateliers dans l’espace urbain et leur agglomération dans certains quartiers, cités et immeubles résidentiels ou locaux industriels reconvertis (Le Bateau- Lavoir, La Ruche, l’immeuble du Bauhaus à Dessau, The Factory à New York, etc.) ; et, d’autre part, la fonction support des ateliers pour l’organisation du travail par échanges, pour le regroupement en mouvements, en tendances ou en coalitions d’intérêt, pour la mobilisation des promoteurs de l’innovation artistique dans la presse, la critique, les milieux artistiques et intellectuels, et pour la densification des interactions avec les acteurs du marché (marchands, galeristes, collectionneurs, conservateurs de musée). 6 L’évolution récente est celle de la variété des pratiques : le travail en atelier individuel ou en atelier-entreprise (celui de Jeff Koons par exemple) persiste, mais la diffusion du travail par projet, ou des solutions plus ou moins radicales de dématérialisation et de nomadisation (installations, créations in situ, performances, art vidéo, art numérique, art conceptuel) découple le travail d’une proportion importante d’artistes visuels de son ancrage physique dans un atelier doté de ses diverses fonctions traditionnelles (production, stockage, présentation, vente, formation d’élèves ou de compagnons, sociabilité). [Pierre-Michel Menger]

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Pierre-Michel Menger. S’agissant du travail en atelier, quelle est l’amplitude des variations dans la pratique des peintres et des sculpteurs aux différentes périodes qui peuvent être distinguées selon un découpage pertinent ? Comment agissent les principaux facteurs explicatifs des variations dans l’organisation et la fonction des ateliers ? Comment agit la localisation de l’activité artistique dans l’espace urbain ? L’interaction ville-cour ? Les poids respectifs de la commande mécénale et du travail pour le marché ? Le contrôle des ressources que procure la réputation sur un marché local ou supra-local de production, en fonction de la capacité d’innovation (voir l’exemple de Rembrandt) ? L’organisation collective versus le degré d’individualisation du travail créateur ? Le rôle des formats et des matériaux des œuvres ? Jean-Marie Guillouët. Si l’on envisage le Moyen Âge dans sa longue durée (du Ve au XVe siècle), il est difficile de ne pas penser que les évolutions les plus remarquables se rencontrent plutôt vers le milieu de la période qu’autour de ses bornes, hautes ou basses. Au XIIe siècle, des changements importants semblent intervenir dans l’organisation pratique de la production artistique et artisanale et, conséquemment, dans le fonctionnement des ateliers. C’est du moins ce que l’on peut déduire des sources du siècle suivant, dont la fonction codificatrice participe de la « révolution scripturaire » des XIIe et XIIIe siècles1. Bien sûr, cela ne veut pas dire que n’existaient pas antérieurement des structures de production organisées et localisables (école palatine d’Aix, scriptoria bénédictins romans ou certains ateliers itinérants, reconnus sous des noms de convention tels que le Maître de Cabestany…), mais l’effort de codification et de normalisation par l’écrit qui touche alors bien des aspects de la vie sociale et institutionnelle de l’Occident accompagne autant qu’il engendre de nouvelles organisations de l’atelier. La naissance des ateliers laïcs d’enluminures, notamment au XIIIe siècle dans le nord de la France 2, ainsi que la standardisation

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croissante du travail et de ses divisions au sein des chantiers de construction civile comme religieuse 3, en sont de bons exemples. La structure et le fonctionnement de l’atelier, tels qu’ils se dessinent alors, ne peuvent en outre être compris indépendamment du contexte corporatif et/ou confraternel contemporain qui impose ses contraintes. C’est le cas à la fin du Moyen Âge lorsque de nombreux ateliers-boutiques urbains prennent une dimension entrepreneuriale grandissante. Des règles et des limitations spécifiques apparaissent alors (quant au nombre d’apprentis et à la durée de l’apprentissage, l’interdiction de détenir deux boutiques non contiguës en ville, la limitation de l’accaparement des matières premières…) qui visent à éviter l’émergence de monopoles locaux. L’opposition voire la confrontation de la logique des métiers avec celle de l’atelier a déjà été observée par une historiographie de la production, parfois d’inspiration marxiste, qui a mis en évidence les conséquences du phénomène identifié de la « fermeture des métiers » à la fin du Moyen Âge (c’est-à-dire l’érection de barrières fiscales ou réglementaires toujours plus contraignantes et la captation de l’accès au métier par les enfants de maîtres). Cette dernière évolution affecte l’organisation du travail dans l’atelier, où se généralise le salariat et/ou la sous-traitance, ce qui a des conséquences pour le travail d’analyse formelle de l’historien de l’art 4. Séverine Sofio. Pour répondre à une telle question, il semble d’abord essentiel de savoir de quoi l’on parle exactement, car, pour la période 1750-1850, par exemple, et pour un niveau de consécration équivalent, un peintre de fleurs, un portraitiste et un peintre d’histoire n’auront pas le même type d’atelier. Pareillement, au sein d’une même spécialité, un peintre reconnu sur le marché local ou au-delà et jouissant de revenus confortables, et un peintre travaillant à la lisière de l’artisanat et vendant difficilement ses œuvres auront des ateliers fort différents, que ce soit du point de vue de l’organisation interne, des matériaux et des techniques utilisés, de la taille ou du nombre de personnes qui le fréquentent. Outre la production d’œuvres, il ne faut pas oublier que l’atelier est aussi le lieu où l’on reçoit les élèves, qu’ils soient « ponctuels » (c’est-à-dire des amateurs qui viennent aux cours hebdomadaires annoncés dans les journaux, par exemple), ou « réguliers » (c’est-à-dire de futurs professionnels qui viennent tous les jours à l’atelier). Selon le niveau de ces derniers, ils peuvent être plus ou moins présents et plus ou moins impliqués dans le processus de production des œuvres. Ainsi, dans les petits ateliers où les élèves sont peu nombreux, ces derniers sont d’abord cantonnés aux tâches « ingrates » considérées comme formatrices, puis ils gagnent progressivement en responsabilités, passant du rang d’apprentis à celui d’assistants, jusqu’à devenir de véritables compagnons de travail dont la présence est nécessaire à l’atelier, pour encadrer les élèves, recevoir les visiteurs (qui peuvent être nombreux, selon la notoriété du maître), avancer la réalisation des toiles en cours ou assurer les commandes de copies d’œuvres du maître. En revanche, chez les artistes consacrés, où les élèves sont assez nombreux pour être rassemblés dans un atelier propre sous la surveillance d’un massier (ou d’une massière, pour les ateliers féminins), maîtres et élèves ne travaillent que rarement ensemble, en pratique 5. Enfin, on peut également évoquer la place de l’atelier par rapport au logis, qui, là encore, est extrêmement variable selon le degré de visibilité et le niveau de vie des artistes. Au XVIIIe siècle, l’atelier peut être une partie du logement, parfois associée à

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une petite boutique, comme c’est généralement le cas pour les graveurs, et pour nombre de peintres qui exercent également une activité de doreur, d’encadreur ou de restaurateur d’œuvres, voire de marchand de tableaux ou d’objets d’art 6. Dans le cas où l’atelier est dans le prolongement direct du logement, il faut imaginer celui-ci encombré par le matériel et les ustensiles pour la peinture, les plâtres servant de modèle ou les étoffes utilisées dans les mises en scène de portraits par exemple ; le reste du logement est réservé aux membres de la famille, dont on peut, dans ces conditions matérielles d’existence, difficilement imaginer qu’ils ou elles pratiquent une autre activité que la peinture. Ces conditions matérielles qui résultent d’une absence totale de cloisonnement entre les activités professionnelles et la vie domestique, favorisent ainsi certainement la reproduction sociale dans les franges les moins privilégiées de la population des peintres, comme c’est le cas, à la même époque, dans la plupart des autres communautés de métier 7. C’est aussi un des facteurs favorisant grandement l’entrée des femmes dans la pratique picturale, puisque dans ces ateliers-logements, tous les membres de la famille, quels que soient leur âge ou leur sexe, sont alors, naturellement, mobilisés dans la production et la vente des toiles 8. Caroline A. Jones. Le terme « studio » conserve irrémédiablement une connotation « privée », par opposition aux espaces désignés par des termes tels que atelier, bureau, entrepôt, galerie – tous des lieux où travaillent des artistes. La singularité sémiotique du terme « studio » véhicule des informations sociales importantes, qui visent à distinguer cet espace par rapport à des désignations moins prestigieuses comme celle d’« atelier » (auquel il est assimilé dans cette question) 9. Cette distinction (la référence à Pierre Bourdieu étant ici délibérée) a pris tout son sens précisément pendant la Renaissance, accentuée par les défenseurs des arts libéraux (Michel-Ange, Léonard de Vinci), qui tentaient de dissocier ce lieu qu’ils voulaient appeler studio (et son occupant génial, solitaire, intellectuel) des botteghe rattachées aux arti ou guildes (avec leurs apprentis affairés, leurs maîtres, leurs commandes et leurs marchandises). La bottega (atelier) révèle de facto son association avec les guildes, puisque ce terme est une vernacularisation du latin apothēca, désignant l’« apothicaire ». C’est dans ces boutiques que les artisans se procuraient leurs pigments, et, par extension, c’était aussi un lieu où le travail des artistes des guildes pouvait être commandé et acheté 10. La lente désertion des guildes bien établies et de leur système de succession familiale en faveur de la première désignation moderne du « génie artistique » (sous- entendant une mobilité de classe) est un récit que l’on retrouve dans toute l’Europe entre le XIVe et le XVIIIe siècle. Certes, le « studio de Rubens » ou le « studio de Rembrandt » étaient parfois peuplés d’employés et d’assistants aussi affairés que dans n’importe quel atelier de guilde. Cependant, la construction idéologique du studio en tant qu’espace privé s’est rapidement développée en ces lieux, notamment en raison du pouvoir grandissant de l’auctorialité. D’un point de vue pragmatique et politique, l’opposition aux ateliers des guildes ne pouvait que renforcer le prestige des académies, issues d’un pouvoir centralisé (le roi, le duc local) et souvent en conflit ouvert avec les pouvoirs et les enseignements plus décentralisés des guildes. À Paris, une figure comme Jean-Baptiste-Siméon Chardin fut d’abord reçu maître à la guilde de Saint-Luc en 1724, avant de renoncer à ce statut seulement quatre ans plus tard pour intégrer l’Académie royale de peinture et de sculpture, plus prestigieuse 11.

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De façon similaire, même si l’Accademia de Florence était une des institutions académiques les plus anciennes et les plus révérées, les puissantes guildes florentines étaient toujours très actives ; il a fallu attendre l’institution d’une « chambre de commerce » (Camera di Commercio, Arti e Manifatture) en 1770, pour qu’elles soient finalement abolies. Que pouvait bien offrir l’Académie qui faisait défaut à la guilde ? Le cas de Chardin est instructif à cet égard. Se conformer au fonctionnement de type corporatiste de la pratique de son père signifiait habiter le foyer familial, différer ses noces et accepter le commerce quotidien d’un atelier ayant pignon sur rue (Chardin père fabriquait des tables de billard). Obtenir le privilège de l’Académie lui offrait en revanche l’indépendance et la possibilité de disposer d’un studio – Chardin obtint effectivement des salles de travail dans le palais royal (tout comme, par la suite, Jacques-Louis David et de nombreux artistes de sa génération demandèrent et se virent confier un atelier au sein du Louvre) – ce qui revenait à poser la libre-pensée comme une condition indispensable à toute création par l’artiste éclairé. De la promotion des arts libéraux par les humanistes italiens du Cinquecento (Michel-Ange, Léonard de Vinci) aux ambitions des maîtres français du XVIIIe siècle (Chardin, David), nous pouvons constater combien le studio était un objet de convoitise. Cette antinomie entre le studio et l’espace de la guilde devait se prolonger jusqu’au cœur du XIXe siècle, lorsque le studio finit par se dissocier définitivement du système académique, prenant le sens d’une simple pièce privée. À mesure que la modernité était théorisée, le studio se singularisait encore davantage comme un lieu d’expérimentation individuelle et d’originalité, aussi éloigné du « travail manuel » des artisans du XVIe siècle que des « machines » des artistes académiques du XIXe siècle 12.

Pierre-Michel Menger. Comment l’étude des caractéristiques physiques et fonctionnelles des ateliers (surface, architecture, localisation, découpage en unités spécialisées) contribue-t-elle à l’analyse stylistique du travail créateur ? À son analyse génétique ? Les enquêtes célèbres d’attribution, de désattribution et de réallocation de l’auctorialité individuelle ou collective (tel que le Rembrandt Research Project) sont-elles des cas limites ou se diffusent-elles à mesure que le détail du travail en atelier et des contrats spécifant les formes et les niveaux de collaboration de tous ceux qui sont impliqués dans la production des œuvres est exploré ? Jean-Marie Guillouët. Il existe bien sûr des cas très intéressants où une bonne connaissance des caractéristiques physiques et fonctionnelles de l’atelier oriente et éclaire l’analyse stylistique des œuvres médiévales. Ce constat est surtout valable pour les quelques très grands ateliers de la fin du Moyen Âge connus de longue date tels que celui de celui de Robert Campin à Tournai ou de Jérôme Bosch à Bois-le-Duc, pour lesquels la documentation permet de bien saisir l’organisation pratique du travail entre les différents acteurs présents 13. Dernièrement, il a été rappelé le rôle pionnier de chercheurs comme Léon Délaissé, dès 1959, dans ce mouvement de prise en considération des conditions matérielles et historiques de la production des manuscrits enluminés dans les Flandres bourguignonnes à la fin du Moyen Âge 14. En revanche, lorsque la documentation est moins riche, le danger pour l’historien de l’art est de se trouver prisonnier d’une vision en partie mythifiée de l’atelier médiéval. Quelques sources célèbres (avec, en tête, les écrits d’Étienne Boileau) décrivant une situation historiquement donnée, ont été par la suite érigées en modèle universellement valable 15. La diversité des pratiques artisanales au Moyen

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Âge soulignée dans des synthèses récentes (bipartition versus tripartition hiérarchique, articulation entre travail libre et travail juré autour de l’atelier, main- d’œuvre servile…) 16 interdit en effet d’imaginer l’atelier médiéval comme une structure fonctionnellement stabilisée, inscrite dans une évolution économique tendant vers le capitalisme moderne, au sein de laquelle le travail de l’historien de l’art consisterait à faire émerger des personnalités artistiques singulières 17. Quoi qu’il en soit, on aurait tort de penser que la démarche heuristique ne fonctionne que dans le sens proposé par cette question. C’est en effet aussi, à l’inverse, l’analyse formelle et stylistique des œuvres qui permet de mieux comprendre le fonctionnement et l’organisation de l’atelier. C’est le cas par exemple des ateliers de sculpteurs d’os et d’ivoire des Embriachi, dans l’Italie des XIVe et XVe siècles, dont le travail a dernièrement été étudié avec précision par Michele Tomasi, qui a ainsi su enrichir notre compréhension des conditions matérielles et organisationnelles de cette production au sein de l’atelier 18. Cette question a d’autant plus retenu l’attention des historiens de l’art qu’elle touche à des œuvres produites en masse et distribuées dans toute l’Europe médiévale. On retrouve des questions voisines à propos, par exemple, des reliefs d’albâtres anglais, élaborés en grands nombres dans des officines spécialisées à partir du XIVe siècle et jusqu’à la réforme anglicane 19. Mais dans tous ces cas, c’est bien l’auctorialité collective qui est au cœur de l’analyse de cette production « dans laquelle les voix individuelles s’intègrent harmonieusement dans la polyphonie collective 20 ». Séverine Sofio. Rares sont les peintres qui travaillent totalement seuls avant la seconde moitié du XIXe siècle. Dans le contexte de l’atelier familial, il existe une véritable division du travail, où chacun et chacune contribuent à la production des œuvres, aux différentes étapes de leur réalisation. Il est aujourd’hui difficile de connaître le détail du mode d’organisation, bien évidemment. Les binômes d’artistes (je préfère « binôme », plus neutre que le mot « couple ») qui ont travaillé longtemps côte à côte constituent à cet égard un sujet d’étude passionnant, dont l’un des résultats concrets peut être la réattribution de tableaux, dans la mesure où, sans surprise, de nombreuses œuvres sont aujourd’hui faussement attribuées au plus célèbre des deux membres du binôme. Dans celui que formaient Marie-Éléonore Godefroid et François Pascal Simon Gérard dit le baron Gérard, par exemple, on peut supposer sans risque de se tromper que plusieurs toiles de Godefroid passent aujourd’hui pour des Gérard, à l’instar du Portrait de Tommaso Sgricci peint et exposé par Godefroid au Salon de 1824, qui est actuellement attribué à Gérard (1824, Modène, Museo civico di storia e arte medievale et moderna). Godefroid, élève de Jean-Baptiste Isabey et professeur de dessin et de piano à l’institut de Saint-Germain de Jeanne Campan, a rejoint Gérard (souvent présenté à tort comme son maître) en 1806 pour travailler à ses côtés, s’occuper de ses élèves et l’assister dans les nombreuses commandes de portraits et de copies de ses propres œuvres qui lui étaient adressées. Elle résida ainsi chez le couple Gérard jusqu’à la mort du peintre en 183721. Sur le même sujet, on peut évoquer le travail remarquable d’Elizabeth Guffey sur la collaboration entre Constance Mayer et Pierre-Paul Prud’hon, voisins d’atelier à la Sorbonne, qui ont travaillé côte à côte au moins à partir de 1803 et jusqu’en 1821, année de la mort de Mayer (elle aussi, d’ailleurs, souvent présentée à tort comme élève de Prud’hon). Guffey montre ainsi, sur plusieurs tableaux, combien il est difficile de distinguer l’apport de l’un ou de l’autre 22.

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Il me semble que l’on pourrait étudier, dans cette même perspective, les œuvres du trinôme inséparable constitué par Gabrielle Capet, Adélaïde Labille-Guiard et François-André Vincent, dont on sait avec certitude qu’ils ont partagé un atelier pendant au moins dix ans, des années 1790 à la mort de Labille-Guiard en 1803. À cet égard, le tableau très émouvant de Capet, L’Atelier de Madame Vincent en 1800 (1808, Munich, Neue Pinakothek), montrant Labille-Guiard travaillant sous l’œil de Vincent qui la conseille, aux côtés de Capet elle-même, le pinceau à la main, apparaît comme une mise en abyme exceptionnelle du travail collectif et de l’idée de famille en peinture 23. Caroline A. Jones. De nos jours, être invité dans l’atelier d’un artiste est un événement solennel, un rituel canonisé par les artistes, les conservateurs, les collectionneurs ou les critiques, sous le nom de « visite d’atelier ». Cela suggère une fonction persistante de l’atelier comme marqueur social ainsi que comme espace de travail parfaitement pratique. La singularité intrinsèque de l’atelier est cultivée de manière à différencier ce lieu stratégique sur les plans intellectuel et social de la « boutique » (comprise du point de vue psychologique) – c’est-à-dire le marché, qu’il s’agisse de l’espace physique de la galerie, d’une foire artistique ou d’un musée. Si l’œuvre d’art est une fonction de ce que Jacques Derrida nommait l’economimesis, alors l’atelier est l’équivalent spatial de ces argumentations qui utilisent « la question du salaire » pour distinguer l’art du reste 24. Pour reprendre la discussion de la question précédente, l’atelier présente un enjeu immobilier qui marque l’autonomie de l’artiste, et se joue dans l’accueil attentionné de l’invité dans cet espace. Néanmoins, ces considérations idéologiques sur l’atelier ne recouvrent qu’une partie de la problématique. Avec le modernisme, l’environnement et les caractéristiques physiques de plus en plus urbains des espaces d’atelier sont devenus prédominants. Les artistes se détournèrent des aménagements domestiques privilégiés jusque-là (même les plus fabuleux, à l’image de la maison et des espaces de travail de Claude Monet à Giverny) en faveur de structures construites à cette fin, aménagées avec des claires-voies faisant entrer la lumière du nord. Beaucoup furent conçues précisément pour les artistes immigrés que Paris attirait comme des mouches (à titre d’exemple, voir l’atelier d’Alberto Giacometti à Paris photographié par Robert Doisneau). Ces endroits eurent une influence indéniable sur les œuvres qui y furent créées, du cirque miniature d’Alexander Calder, aménagé dans son petit appartement parisien à la fin des années 1920, aux silhouettes épurées des hommes qui marchent de Giacometti. Les analyses des historiens sociaux de l’art soulignent le fait que la Factory d’Andy Warhol ait occupé une véritable usine, semblable aux vastes espaces sans cloisons loués par la génération précédente des peintres de l’École de New York 25. Après la Seconde Guerre mondiale, ces lofts industriels baignés de lumière avaient été abandonnés par les entreprises pour des raisons de dégraissement d’effectifs ou de déménagement en banlieue. Les volumes spacieux de ces sites incitèrent les artistes à renoncer aux peintures « de cabinet » pour envisager des toiles au format monumental26. Robert Motherwell fit précisément référence à cette échelle et à la valeur ascétique du vide dans une série tardive, commencée en 1967, intitulée Open, inspirée par le châssis d’une toile posée contre une autre dans le vaste espace de son loft post-industriel.

Au XXIe siècle, l’extraordinaire succès de certains artistes contemporains leur permet – ou les conduit, selon votre point de vue – à concevoir leurs ateliers à la manière

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d’une entreprise (les start-ups sont peut-être une bonne analogie), en s’installant dans des usines (comme Warhol en son temps) et en y renouvelant de manière radicale l’organisation du travail. L’acquisition par Olafur Eliasson d’une ancienne brasserie dans le quartier Prenzlauer Berg à Berlin, la répartition de son équipe, composée d’une centaine d’employés, sur trois étages de cette vaste usine et la création d’une école d’art dotée d’un cursus de cinq ans (avec des ateliers d’apprentissage pour les étudiants) sont à comparer aux activités des ateliers de la Renaissance ou du XVIIIe siècle, mais à une échelle gigantesque. Ces modes de production génèrent un certain stress sur un marché gouverné par l’auctorialité, et Eliasson (pour ne citer que lui) est très conscient du besoin d’autoréflexion et de transparence. « L’atelier est totalement ouvert », remarque-t-il, désapprouvant les peintres qui dissimulent les centaines d’employés occupés à exécuter « leurs » toiles abstraites, ou qui gardent le mystère sur les modalités de réalisation de l’œuvre. Cela étant dit, on perçoit aussi une certaine crispation dans sa réponse prudente face à l’inévitable question sur la nature collaborative de son atelier : « J’aimerais penser que je suis responsable de l’idée. J’espère que nous sommes tous d’accord sur le fait que je reste maître de l’arbitrage final »27. Que l’œuvre d’art soit une prouesse architecturale reflétant la lumière de façon spectaculaire ou un film montrant les employés occupés à leurs tâches, les caractéristiques physiques et fonctionnelles du studio sont inscrites dans l’élaboration même des œuvres d’art28.

Pierre-Michel Menger. La localisation géographique des ateliers a pris une importance croissante à mesure que sa dimension fonctionnelle interne (lieu exclusif ou principal de production et de stockage) refluait. Ce diagnostic est-il une illusion de rétrodiction, ou doit-on élargir la défnition de l’atelier à la somme des lieux de travail, éphémères, récurrents, alternatifs, qui sont mobilisés par une variété grandissante d’intervenants dans le processus créateur ? Jean-Marie Guillouët. Cette proposition pose peut-être bien des problèmes pour le Moyen Âge et me semble construire une opposition qui n’a pas lieu d’être. Pour étudier le fonctionnement de l’atelier médiéval, il me paraît d’abord difficile de ne pas prendre en considération les loges des chantiers de construction, que ces derniers aient été civils ou religieux. Dès lors, la question de la localisation géographique se pose bien sûr en d’autres termes que pour les ateliers artisanaux d’œuvres mobilières puisque l’emplacement de la loge n’a fait l’objet d’aucun arbitrage. Tout au plus, il est vrai que certaines contraintes pratiques liées à l’approvisionnement en matériaux de construction confèrent au choix de l’emplacement de l’atelier toute son importance. Cette dernière remarque conduit à élargir encore le périmètre de ce que le médiéviste peut qualifier d’atelier puisqu’il paraît dès lors nécessaire d’y adjoindre les carrières ou les forges de travaux, que ces dernières aient été pérennes ou temporaires. Ainsi, par exemple, ce sont autant les qualités propres de la pierre que les facilités du transport fluvial, minimisant les ruptures de charge, qui expliquent le succès des carrières de tuffeaux sur les berges du Cher et de la Loire. Pour les ateliers-boutiques, en revanche, il est vrai que l’on peut observer des stratégies d’occupation spatiale employées par les acteurs afin de répondre à différentes contraintes, parfois tout à fait locales. Ainsi, à Londres à la fin du Moyen Âge, les ateliers se concentrent à l’ouest de la ville, près des lieux de la demande –

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comme pour les enlumineurs – ou de l’approvisionnement – comme pour les huchiers ; les ateliers d’orfèvres, quant à eux, sont implantés aux bords de la longue artère traversant le centre de la cité29. Cependant, comme pour les loges des chantiers de construction, ces considérations ne paraissent pas devoir être mises en relation avec un quelconque reflux de l’importance fonctionnelle interne de ces ateliers. Ainsi, l’atelier des menuisiers parisiens reste un lieu de production, de stockage et de vente à la fin du Moyen Âge en même temps que sa localisation obéit à des logiques aisément décryptables : primitivement situés à proximité des quais pour des raisons de facilité d’approvisionnement en matière première importée, ils s’installent plus tardivement, hors les murs, dans le faubourg Saint-Antoine afin d’échapper aux contraintes réglementaires corporatives30. Plus généralement, on voit que les ateliers-boutiques des artistes s’implantent en obéissant à des logiques autant pratiques (locaux adaptés) ou économiques (coût et disponibilité des terrains) que sociologiques (proximité des réseaux de parentèle et de collaboration) en même temps qu’ils profitent des opportunités créées par la requalification urbaine, comme ce fut le cas du pont Notre-Dame à Paris au début du XVIe siècle31.

Enfin, il convient ici de signaler que la ville n’était pas le cadre unique de l’activité de l’atelier médiéval. Il faut en effet aussi reconnaître aujourd’hui le poids et le rôle des ateliers artisanaux ruraux pour lesquels la question géographique se pose en d’autres termes ; et cela même s’il s’agit d’une production que les historiens de l’art peuvent juger plus éloignée de leurs préoccupations en raison de sa moindre qualité et de sa diffusion locale32.

Séverine Sofio. Au cours de la première moitié du XIXe siècle, pour différentes raisons, le niveau de vie moyen des artistes augmente33 et les ateliers se distinguent de plus en plus systématiquement des logements. Néanmoins, par commodité, atelier et logement sont soit à la même adresse, soit à proximité l’un de l’autre – on peut évoquer l’exemple de Louise et Louis Hersent, tous deux peintres, qui achetèrent un vaste atelier à Paris, rue Cassette, non loin de leur domicile, rue Saint-Germain-des- Près, au début des années 182034. Sophie et François Rude, eux, vivaient, travaillent et enseignaient au même endroit (33 rue d’Enfer) pendant plus de vingt ans à compter de leur installation à Paris en 182935. Néanmoins, lorsque l’atelier du maître n’est pas assez grand, ou lorsqu’il décide d’ouvrir un atelier d’élèves féminines en plus de son atelier d’élèves masculins, il lui est parfois nécessaire de louer une autre salle. C’est le cas d’Anne-Louis Girodet lorsque celui-ci ouvre son atelier de jeunes filles, sur les conseils de son amie Françoise Robert en 181836. Le maître de Girodet, Jacques-Louis David, disposait d’un atelier composé de plusieurs pièces au Louvre jusque sous l’Empire : une pour travailler seul, une pour travailler avec ses élèves les plus confirmés, une pour recevoir ses élèves les plus jeunes et (pendant un temps) une pour recevoir ses élèves femmes37. L’exemple de David est l’occasion d’évoquer les quelques dizaines d’artistes qui, depuis l’Ancien Régime, bénéficient d’un logement au Louvre (puis à l’Institut de France ou à la Sorbonne, après leur éviction du Louvre, destiné à n’être qu’un musée sous l’Empire). Pour ces artistes qui jouissent de ce qui est considéré comme un privilège exceptionnel – être logés par le Roi – mais vivent, en pratique, dans des conditions totalement insalubres et dans une promiscuité difficilement imaginables, vie professionnelle et vie familiale sont inextricablement liées. Leur correspondance avec la Direction générale des Bâtiments est en grande partie conservée aux Archives

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nationales : on connaît donc bien leur existence quotidienne, le plan de leurs ateliers et les problèmes d’organisation qu’implique la nécessaire cohabitation de dizaines de familles d’artistes et de leurs élèves dans des espaces réduits, vétustes et encombrés qui n’avaient évidemment pas été prévus pour ce type d’activité38. Il me semble important, enfin, de rappeler que l’atelier, qu’on pourrait dire « personnel », n’est pas le seul espace où travaillent les artistes au début du XIXe siècle. Les peintres copistes sur porcelaine par exemple, travaillent moins souvent chez eux qu’à la manufacture de Sèvres, c’est-à-dire là où sont produites les plaques de porcelaine sur lesquelles ils (ou elles, car les femmes sont nombreuses dans cette spécialité) peignent, ou bien au Louvre, c’est-à-dire là où sont conservées les œuvres copiées, dans des ateliers collectifs ou individuels (un atelier individuel étant un privilège). Ces artistes utilisant des supports extrêmement fragiles, ont le droit, que n’ont pas la plupart des copistes sur toile, de travailler ailleurs que dans les salles du musée, où les bousculades sont fréquentes autour des œuvres les plus copiées, comme on peut le constater dans les courriers envoyés à la Direction du musée, aujourd’hui conservés aux archives des musées nationaux39. Caroline A. Jones. Pour certains artistes majeurs des années 1960 (Daniel Buren, Robert Smithson), il était indispensable de rejeter l’atelier en tant qu’entité physique pour tenter de créer des œuvres d’art « sur place » (telles que les œuvres de Buren sur les arrêts de bus à Los Angeles) ou de proposer des créations in situ (la signification diffuse de la Spiral Jetty de Smithson est à cet égard apodictique). Cette posture antagoniste vis-à-vis de l’atelier s’était déjà atténuée dans les années 1990, malgré la persistance du conceptualisme comme cadre de référence incontournable. L’on avait remporté la bataille, et la mainmise idéologique de l’atelier n’était plus un gage indispensable de la fonction auctoriale. L’art se crée désormais lors de performances, sur place, in situ, sur Internet, de manière interactive, éphémère, sous forme d’installations, de projections vidéo – bien qu’il existe toujours des ateliers qui servent de lieu de production et de stockage des œuvres d’art comme c’est le cas depuis le Cinquecento. La production artistique est simplement trop éclectique pour réduire l’atelier à une condition structurelle garantissant de ce qu’est l’art. Cela dit, de plus en plus d’artistes disposent de plusieurs ateliers, en réponse à des besoins de mobilité et de flexibilité de la production à l’ère de la mondialisation. Il serait instructif de cartographier l’emplacement actuel des ateliers de certains artistes très cotés. Conséquence possible de la tendance des méga-galeries multinationales à ouvrir des filiales à Londres, New York, Los Angeles, Hong Kong ou aux Émirats arabes unis, les artistes contemporains louent parfois des ateliers à plusieurs endroits – pas tant pour occuper les hauts lieux du marché de l’art que pour se rapprocher des espaces d’échange culturel, des lieux offrant des avantages immobiliers ; ou des foyers de main-d’œuvre attractive dans des villes comme Berlin, le quartier de Brooklyn à New York, Lagos, Shanghai ou Bombay. Citons l’exemple de Francesco Clemente qui, travaillant plusieurs années en Inde dans les années 1980, a collaboré avec des artisans locaux dont les noms sont absents sur les œuvres signées de son nom. Plus récemment, l’artiste conceptuel suisse Christian Jankowski a commandé des peintures dans des ateliers du village d’artistes de Dafen, dans le delta de la rivière des Perles en Chine : là encore, celles-ci ont été exposées en série, sous son nom, et vendues sans aucun problème comme « des Jankowski ».

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Des ateliers alternatifs sont en passe d’émerger, reflet de désirs utopiques pour des aménagements à but non lucratifs, pour un engagement qui confond la vie et l’art, ou pour des projets sociaux d’« ateliers communautaires ». Ces utopies occupent des positions variables vis-à-vis du marché de l’art. Respectivement, un exemple de modèle non lucratif serait l’atelier ouvert et collaboratif de Matthew Day Jackson (comprenant des sections consacrées à l’imprimerie, la métallurgie, la découpe au laser et le travail au tour) financé par une bourse de développement des petites entreprises à Brooklyn. Jackson espère ouvrir ce lieu à d’autres artistes qui partagent son état d’esprit et le financer grâce aux tirages et aux multiples vendus sur le marché de l’art traditionnel, au bénéfice de futurs projets. Parmi les alternatives qui confondent la vie et l’art, on peut inclure Mildred’s Lane, la maison/lieu de travail/ forme d’art de J. Morgan Puett dans la Pennsylvanie rurale, ainsi que le projet collaboratif High Desert Test Sites d’Andrea Zittel, près du parc national Joshua Tree, en Californie. Tous deux peinent à se positionner en tant qu’organisations à but non lucratif, alors qu’ils ont peut-être simplement envie de s’inscrire plutôt dans le champ de « l’art » que dans celui des institutions. On pourrait attribuer le statut d’« atelier communautaire » au projet « The Land » de Rirkrit Tiravanija, dans lequel la riziculture sert à financer une population vaste et intermittente d’artistes locaux et internationaux venus créer des espaces et des activités à Chiang Mai, en Thaïlande.

Pierre-Michel Menger. Où se matérialisaient autrefois et se matérialisent aujourd’hui l’interaction et la sociabilité des artistes ? Quelle part avait l’atelier et quelle part conserve-t-il ? Jean-Marie Guillouët. D’abord, notons que cette question des sociabilités de l’atelier est très liée à la question précédente de sa géographie (je citerai ici l’exemple des liens familiaux tissés entre le brodeur Louis Daucourt, l’orfèvre Regnaut Danet et le peintre Noël Bellemare, tous installés sur le pont Notre-Dame à Paris peu après 1512)40. Mais indépendamment des sociabilités produites par la proximité géographique, il me paraît nécessaire de bien distinguer dans l’atelier les sociabilités verticales du métier, celles qui lient le maître à l’apprenti ou au compagnon/salarié, et les sociabilités horizontales, celles de la parentèle et de l’association. En outre, l’atelier-loge peut aussi être occasionnellement le cadre d’une rencontre avec de grands commanditaires. On le voit par exemple en 1453 alors qu’Étienne Bobillet et Paul Mosselmann reçoivent 110 sous pour avoir fait visiter à René d’Anjou l’atelier à Bourges où ils travaillaient à la tombe de Jean de Berry41. Cependant, une telle situation paraît avoir été rarissime. La question des sociabilités artistiques dans l’atelier et autour de celui-ci (qu’il s’agisse de l’atelier-loge ou de l’atelier-boutique) me paraît prendre une acuité toute particulière lorsqu’il s’agit d’étudier la transmission et la circulation des techniques et des savoir-faire autant que celle des styles. L’atelier est en effet d’abord le lieu de l’apprentissage pour la plupart des artistes et artisans médiévaux qui commencent par y être apprentis ; il est tout autant le lieu du perfectionnement et de l’émulation concurrentielle, notamment pour les grandes loges de chantiers qui constituent de véritables carrefours artistiques et artisanaux tout au long du Moyen Âge42. Au sein de l’atelier se nouent des liens professionnels qui jouent un rôle essentiel dans la diffusion des formes, parfois renforcées par des solidarités familiales et/ou

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ethniques. On a pu documenter par exemple, dans la péninsule Ibérique pendant la première moitié du XVe siècle, le parcours d’un groupe de sculpteurs et tailleurs de pierre septentrionaux (picards, normands ou flamands) dont l’association dans un atelier itinérant est clairement le produit de ces sociabilités de chantiers et d’ateliers43. Cet exemple donne bien raison aux historiens des techniques qui insistent sur la nécessité d’une perspective micro-historique pour aborder l’étude de l’atelier médiéval et des modalités de l’apprentissage dont il est le cadre44. Séverine Sofio. C’est évidemment dans leurs ateliers que les artistes passent le plus clair de leur temps : ils y travaillent, y reçoivent leurs élèves et leurs visiteurs, y conservent leur matériel et leurs tableaux achevés. Avant que le Salon ne devienne progressivement au début du XIXe siècle l’instance centrale du monde de l’art, les artistes ne disposaient que de peu d’endroits pour montrer leurs œuvres : les expositions sont rares (outre le Salon de l’Académie royale, il y a l’Exposition de la Jeunesse, un jour par an pour les débutants, le Salon de la Correspondance pendant quelques années, et les Salons de l’Académie de Saint-Luc entre 1751 et 1776…), et les marchands de tableaux, peu nombreux, privilégient de toute façon à la production contemporaine les tableaux anciens, qui se vendent mieux et plus chers45. Le moyen le plus simple pour les artistes de faire connaître leur travail, reste donc d’ouvrir régulièrement leur atelier, par exemple à l’occasion de l’achèvement d’un tableau important, avant que celui-ci ne soit livré à son commanditaire. De nombreuses annonces de ce type paraissent donc dans les journaux spécialisés, et les dates de ces événements circulent dans les correspondances, ou de bouche à oreille46. On sait que Jean-Baptiste Greuze ne procédait plus que de cette manière après son humiliante réception à l’Académie royale : boycottant le Salon, il recevait régulièrement dans son logis-atelier du Louvre, à quelques mètres des locaux de l’exposition47. Néanmoins ces visites sont, de fait, réservées à un public déjà socialement trié, constitué de ceux qui lisent les journaux spécialisés ou qui sont assez socialisés dans le monde de l’art pour avoir eu connaissance de cet événement : c’est-à-dire les confrères et consœurs des artistes en question, les amateurs, les mécènes, les commanditaires ou les « amis des arts »48. D’ailleurs, on mesure la révolution qu’a pu représenter la mode des expositions publiques, surtout à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, en permettant à un public qui n’était pas déjà familier des arts, d’accéder au spectacle d’œuvres récentes dont on parlait abondamment aussi bien dans les gazettes populaires que dans les revues spécialisées49.

Les visites de ce type se prolongent au-delà du XVIIIe siècle, mais elles sont de facto réservées aux gens du monde de l’art et ne sont plus annoncées dans les journaux – signe probable que le Salon, annuel après 1834, a remplacé la visite d’atelier, d’autant que le livret (que l’on peut conserver au-delà de l’exposition, bien sûr) mentionne l’adresse de chaque exposant, permettant ainsi aux potentiels clients de pouvoir contacter directement les artistes. Le comte de Forbin, directeur des musées, comme Dominique Vivant Denon avant lui, est un habitué de ces visites d’atelier50, qui lui permettent – comme à des commissaires d’exposition et des conservateurs en art contemporain d’aujourd’hui – de se tenir au courant de l’actualité de l’art-en-train- de-se-faire, de repérer tel artiste ou telle œuvre qu’il serait intéressant d’intégrer à une liste de commandes officielles (pour le début du XIXe siècle), ou à une exposition ou une collection (pour aujourd’hui). Les visiteurs d’ateliers sont souvent des étrangers, profitant d’un passage à Paris pour découvrir des artistes fameux. Sous cet

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angle, l’atelier de la sculptrice Félicie de Fauveau à Rome devient un véritable lieu de sociabilité pour les artistes français de passage en Italie dans les années 1830-184051.

Au XIXe siècle, l’atelier est, par excellence, le lieu où l’artiste est en représentation, son « musée personnel » et le centre de sa sociabilité professionnelle. À partir du moment où l’artiste devient, dans les représentations collectives, un être singularisé par un don qui le distingue du commun des mortels52, l’atelier devient aussi, en conséquence, un endroit autour duquel se cristallise l’imaginaire romantique, l’espace qui, par métonymie, évoque le mystère du génie de l’artiste. En témoignent les toiles célèbres qui figurent l’atelier dans des mises en scène énigmatiques (Horace Vernet, Gustave Courbet…) ou suggèrent l’ampleur d’une œuvre en montrant l’artiste au travail (Adrienne Grandpierre-Deverzy, L’Atelier d’Abel de Pujol, 1836, Valenciennes, Musée des beaux-arts). Caroline A. Jones. La plupart des artistes contemporains déjà cités – J. Morgan Puett, Matthew Day Jackson, Rirkrit Tiravanija, Olafur Eliasson – revendiquent l’importance de produire le type d’échanges sociaux et intellectuels dont ils ont besoin et envie, bien conscients que le monde de l’art n’existe pas sans ces interactions. Si « l’atelier » n’est pas toujours en mesure d’offrir ces différentes fonctions, dans le cas d’Eliasson par exemple, l’artiste considère qu’il relève de sa responsabilité de créer des conditions d’interaction. Dans son atelier berlinois, il y a trois cuisiniers, une grande cuisine et une très longue table autour de laquelle tout le monde se retrouve pour le déjeuner : étudiants, géomètres, architectes, historiens de l’art, artistes en résidence et les visiteurs éventuels (professeurs, critiques, commissaires d’exposition, collectionneurs) qui se trouvent là. La vie parisienne des cafés, le Cedar Bar dans le Manhattan de l’après-guerre, Exploding Plastic Inevitable et la Factory de Warhol, ou encore la scène gay de Berlin dans les années 1990 ont tous contribué à bâtir la légende et les traditions du monde de l’art. Les artistes contemporains préfèrent sans aucun doute se considérer comme partie prenante d’un monde social dont ils ont la responsabilité plutôt que de devoir quitter un atelier isolé pour se retrouver à travailler dans un fast-food.

Pierre-Michel Menger. Comment défnir la résidence d’artiste d’aujourd’hui ? Comme une simple aide au logement à loyer subventionné (résidences offciellement répertoriées) ou à loyer rendu gratuit par l’action collective (squat) ? Caroline A. Jones. À l’instar de la colonie d’écrivain ou du congé sabbatique de l’universitaire, la résidence d’artiste est un véritable fourre-tout. De nombreuses résidences impliquent un lourd engagement au profit de la communauté, que ce soit sous la forme de conférences, de services en conseil ou à des séances d’évaluation de projets ; certaines comportent une obligation de production (en réalité une commande officieuse, d’une œuvre censée demeurer sur les lieux). Les éventuels candidats doivent mesurer les répercussions de la perturbation, du choc culturel et du déracinement face aux avantages potentiels de la mise en réseau, de la rémunération et de la stimulation que représente la découverte d’un lieu exotique. L’expression « en résidence » rappelle justement que l’artiste n’habite pas dans ces lieux, mais y demeure pour une période définie, selon des modalités institutionnelles plus ou moins généreuses. Les squats à Berlin, qui savent même séduire un artiste à

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succès comme Tino Sehgal, offrent un capital culturel (dépositaires d’un cachet bohème) et sous-entendent des liens précieux avec une communauté underground – or, s’ils sont ainsi valorisés, c’est justement parce qu’ils sont affranchis des contraintes qui accompagnent souvent la résidence d’artiste.

NOTES

1. Sur cette question, voir les travaux fondateurs de Michael Clanchy (From Memory to Written From Record: England 1066-1307, Oxford, 1979) jusqu’à, dernièrement, François Menant, « Les transformations de l’écrit documentaire entre le XIIe et le XIIIe siècle », dans Natacha Coquery, François Menant, Florence Weber éd., Écrire, compter, mesurer : vers une histoire des rationalités pratiques, Paris, 2006, p. 34-50. 2. Medieval Manuscripts, their Makers and Users: A Special Issue of Viator in Honor of Richard and Mary Rouse, Turnhout, 2011. 3. Dieter Kimpel, « Le développement de la taille en série dans l’architecture médiévale et son rôle dans l’histoire économique », dans Bulletin monumental, 135, 1977, p. 195-222. 4. Sur l’histoire de la production au Moyen Âge, on consultera en premier lieu les travaux de Philippe Braunstein (dont d’abord Travail et entreprise au Moyen Âge, Bruxelles, 2003) et ceux de Jean-Pierre Sosson (dont « Une approche des structures économiques d’un atelier d’art, la corporation des peintres et selliers de Bruges, XVe-XVIe siècles », dans Revue des archéologues et historiens d’art de Louvain, 3, 1970, p. 91-100 ; Pascale Lambrechts, Jean-Pierre Sosson, Les Métiers au Moyen Âge : aspects économiques et sociaux, [colloque, Louvain-la-Neuve, 1993], Louvain-la- Neuve, 1994 ; « La production artistique dans les anciens Pays-Bas méridionaux, XIVe-XVIe siècles », dans Simonetta Cavaciocchi éd., Economia e arte secc. XIII-XVIII, Florence, 2002, p. 675-701). 5. Alain Bonnet, France Nerlich, Apprendre à peindre : les ateliers privés à Paris 1780-1863, (colloque, Tours, 2011), Tours, 2013. 6. Jean Châtelus, Peindre à Paris au XVIIIe siècle, Paris, 1998. 7. Steven Laurence Kaplan, La Fin des corporations, Paris, 2001. 8. Melissa Hyde, « Les femmes et les arts plastiques au temps de Marie-Antoinette » dans Anne Vallayer-Coster : peintre a ̀ la cour de Marie-Antoinette, (cat. expo., Washington, National Gallery of Art, 2002/Dallas, Dallas Museum of Art, 2003/New York, The Frick Collection, 2003/ Marseille, Museé des beaux-arts, 2003), Marseille/Paris, 2003, p. 75-93. 9. Cet héritage est passé en revue dans le chapitre « The Romance of the Studio » du livre de Caroline A. Jones, Machine in the Studio: Constructing the Postwar American Artist, Chicago, 1996, p. 1-59. 10. Reflétant ce schéma mercantile, les peintres florentins furent regroupés avec les docteurs, les apothicaires et les marchands d’épices dans la guilde Arte dei Medici e Speziali à partir de 1314. 11. Dans un ouvrage à paraître, Ewa Lajer-Burcharth explore les tensions perceptibles dans la peinture de Chardin entre les sujets élaborés au sein de la structure de la guilde et ceux formés dans la modernité émergente de l’Académie. Je remercie le professeur Lajer-Burcharth d’avoir bien voulu partager son travail en cours, qui constitue la source de ces précisions. 12. Qu’il soit apocryphe ou non, cet adage de Michel-Ange est resté célèbre : « Si dipinge col cervello, non con le mani » (« On peint avec son cerveau, pas avec ses mains »). Voir Gaetano

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Milanesi, Le Lettere di Michelangelo, Florence, 1875, p. 489 ; Martin Wackernagel, The World of the Florentine Renaissance Artist, Princeton, 1981, p. 312 [éd. orig. : Der Lebensraum des Kunstlers̈ in der florentinischen Renaissance, Leipzig, 1938] ; Philip Sohm, « Maniera and the Absent Hand: Avoiding the Etymology of Style », dans RES: Anthropology and Aesthetics, 36, 1999, p. 100-124, notamment p. 101. 13. Albert Châtelet, « L’atelier de Robert Campin », dans Albert Châtelet, Jean Dumoulin éd., Les Grands Siècles de Tournai (12e-15e siècles), Tournai, 1993 ; Brigitte de Patoul, Roger van Schoute, Les Primitifs flamands et leur temps, Tournai, 1994. 14. Cela notamment à l’occasion de la célèbre exposition La Miniature flamande : le mécénat de Philippe le Bon (cat. expo., Bruxelles, Palais des beaux-arts/Amsterdam, Rijksmuseum/Paris, Bibliothèque nationale de France, 1959), Bruxelles, 1959. Voir à ce propos : Marc Gil, « La théorie de l’atelier et de l’officine dans la miniature septentrionale (L. Delaissé) : modèles alternatifs à la lumière des sources et de la recherche actuelle », dans Image et images du Moyen Âge : mélanges en l’honneur de Jacques Charles Lemaire, Orléans, 2014, p. 109-127. 15. Critiques déjà faites dans Philippe Wolff, Frédéric Mauro, L’Âge de l’artisanat ( Ve-XVIIIe siècle), (Histoire générale du travail, 2), Paris, 1960, p. 132. 16. Ces questions ont fait l’objet d’une réévaluation récente dans la synthèse remarquable de Philippe Bernardi, Maître, valet et apprenti au Moyen Âge : essai sur une production bien ordonnée, Toulouse, 2009. 17. Voir à ce propos le compte rendu d’Étienne Anheim, « Les hiérarchies du travail artisanal au Moyen Âge entre histoire et historiographie », dans Annales : histoire, sciences sociales, 4, 2013, p. 1027-1038. 18. Michele Tomasi, Monumenti d’arvorio: i dossali degli Embriachi e i loro commitenti, Pise, 2010. Voir notamment le chapitre « tipologie, modi di produzione, stile », p. 173-232. 19. Sculptures d’albâtre du Moyen Âge : d’Angleterre en Normandie, Laurence Flavigny, Christine Jablonski-Chauveau éd., (cat. expo., Rouen, Musée départemental des antiquités/Évreux, Musée de l’ancien évêché, 1998), Rouen, 1997 ; Nigel Ramsay, « La production et exportation des albâtres anglais médiévaux », dans Artistes, artisans et production artistique au Moyen Âge, III, Paris, 1990, p. 609-619. 20. Tomasi, 2010, cité n. 18, p. 369. 21. Léon Arbaud, « Mademoiselle Godefroid », dans Gazette des Beaux-Arts, 1869, I, 2 e série, p. 38-52, 512-522 ; Séverine Sofio, « L’art ne s’apprend pas aux dépens des mœurs ! » Construction du champ de l’art, genre et professionnalisation des artistes (1789-1848), thèse, École des hautes études en sciences sociales, 2009, p. 437 et suiv. 22. Elizabeth E. Guffey, Drawing an Elusive Line: the Art of Pierre-Paul Prud’hon, Newark/Londres, 2001. 23. Sofio, 2009, cité n. 21, p. 175-176. 24. Jacques Derrida, « Economimesis », dans Sylviane Agacinski, Jacques Derrida, Sarah Kofman et al., Mimesis des articulations, Paris, 1975, p. 57-93. 25. Cet argument est développé dans l’ouvrage de Caroline A. Jones, Machine in the Studio, Chicago, 1996. 26. Entre 1940 et 1970, un faisceau de facteurs, des réglementations de zonage à l’automatisation et à la hausse de la demande immobilière, conduisit les entreprises à quitter les villes américaines pour s’installer en banlieue dans des usines ou des « parcs d’entreprises ». A Manhattan, la dépression immobilière atteignit un point critique lors de la crise pétrolière et de la récession des années 1970 – une situation bénéfique pour les lieux de vie et de travail des artistes (Gordon Matta-Clark par exemple) mais terrible pour les finances de la ville. Pour un récit nuancé, voir Pamela Lee, Object to be Destroyed : The Work of Gordon Matta-Clark, Cambridge, 2000.

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27. “The studio is totally open […] I’d like to think that I’m in charge of the idea. I hope we all agree that I’m the one who finally decides”. Réponses d’Olafur Eliasson aux questions qui suivirent son discours au Massachusets Institute of Technology le 13 mars 2014, dans le cadre de sa résidence pour le prix Eugene McDermott. 28. Movement Microscope (2001), dernière œuvre de ce type d’Eliasson, fut présentée lors de l’exposition Danser sa vie (Paris, Centre Pompidou, 2011-2012). 29. Sophie Cassagnes-Brouquet, L’Art en famille : les milieux artistiques à Londres à la fin du Moyen-Âge (1350-1530), Turnhout, 2005, p. 34. 30. Agnès Bos, « L’atelier du menuisier à Paris à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance », dans Le Plaisir de l’art : mélange Barral I Altet, Paris, 2012, p. 283-289. 31. Étienne Hamon, Une capitale flamboyante : la création monumentale à Paris autour de 1500, Paris, 2011. 32. Catherine Verna, Entreprises de campagne médiévales : innovation, travail et marché (XIIe siècle – vers 1550), habilitation à diriger des recherches, université Paris 1, 2008 ; cité dans Anheim, 2013, cité n. 17, p. 1028. 33. Séverine Sofio, La Parenthèse enchantée : genre et beaux-arts, 1750 - 1850, Paris, à paraître. 34. Louis Hersent : peintre d’histoire et portraitiste, Anne-Marie de Brem éd., (cat. expo., Paris, Maison de la vie romantique, 1993-1994), Paris, 1993. 35. Monique Geiger, Sophie Rude : peintre et femme de sculpteur, une vie d’artiste au XIXe siècle (Dijon- Bruxelles-Paris), Dijon, 2005. 36. François-Louis Bruel, « Girodet et les dames Robert », dans Bulletin de la société de l’histoire de l’art français, 1, 1912, p. 76-93. 37. Sofio, 2009, cité n. 21, p. 188 et suiv. 38. Emmanuelle Philippe, Séverine Sofio, « ‘I was born in this palace…’ Emotional bonds in the artistic community of the Louvre (1750-1800) », dans Susan Broomhall éd., Emotions in the Household, 1200-1900, Basingstoke/New York, 2008, p. 234-251. 39. Séverine Sofio, « Les vertus de la reproduction. Les peintres copistes en France dans la première moitié du XIXe siècle », dans Travail, genre et sociétés, 19/1, 2008, p. 23-39. 40. Hamon, 2011, cité n. 31, p. 207. 41. Pierre Pradel, « Nouveaux documents sur le tombeau de Jean de Berry, frère de Charles V », dans Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, 49, 1957, p. 141-157 et p. 142. 42. Philippe Braunstein, « Maîtrise et transmission des connaissances techniques au Moyen Âge », dans History of Technology, 21, 1999, p. 155-165. Cette dimension du chantier a été particulièrement mise en évidence pour celui du dôme de la cathédrale de Milan. Voir le chapitre « La communication dans le monde du travail à la fin du Moyen Âge », dans Philippe Braunstein, Travail et entreprise au Moyen Âge, Bruxelles, 2003, p. 459-475. 43. Sur l’atelier du maçon Jalopa, voir J. Ibáñez Fernández, « Seguendi il corso del sole : Isambart, Pedro Jalopa e il rinnovamento dell’ultimo Gotico nella Penisola Iberica durante la prima metà del XV secolo », dans Lexicon, 12, 2011, p. 27-44. 44. Liliane Hilaire-Pérez, Catherine Verna, « La circulation des savoirs techniques du Moyen Âge à l’époque moderne. Nouvelles approches et enjeux méthodologiques », dans Tracés : revue de sciences humaines, 16, 2009, p. 25-61. 45. Patrick Michel, Le Commerce du tableau à Paris dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : acteurs et pratiques, Villeneuve d’Ascq, 2007. 46. Châtelus, 1998, cité n. 6. 47. Greuze et l’affaire du « Septime Sévère », Annick Lemoine éd., (cat. expo., Tournus, Hôtel Dieu- Musée Greuze, 2005), Paris, 2005. 48. Charlotte Guichard, Les Amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle, Seyssel, 2008. 49. Thomas E. Crow, La Peinture et son public à Paris au dix-huitième siècle, Paris, 2000.

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50. Sébastien Allard, Marie-Claude Chaudonneret, Le Suicide de Gros : les peintres de l’Empire et la génération romantique, Paris, 2010. 51. Félicie de Fauveau : l’amazone de la sculpture, Christophe Vital, Ophélie Ferlier et al. éd., (cat. expo., Les Lucs-sur-Boulogne, Historial de la Vendée/Paris, Musée d’Orsay, 2013), Paris, 2013. 52. L’Artiste en représentation : images des artistes dans l’art du XIXe siècle, Alain Bonnet éd., (cat. expo., La-Roche-sur-Yon, Musée de La-Roche-sur-Yon/Laval, Musée de Laval, 2013), Lyon, 2012.

INDEX

Index géographique : Europe, États-Unis Mots-clés : travail, création, marché, profession, sociabilité, atelier, corporation, métier, apprentissage, chantier, peinture, famille, femme, formation Keywords : work, creation, art market, profession, sociability, workshop, corporation, construction, painting, family, women, education

AUTEURS

JEAN-MARIE GUILLOUËT

Membre de l’Institut universitaire de France, Jean-Marie Guillouët enseigne l’histoire de l’art à l’université de Nantes depuis 2002. Il étudie actuellement l’histoire sociale et culturelle du geste technique dans les métiers artistiques et artisanaux à la fin du Moyen Âge.

CAROLINE A. JONES

Caroline A. Jones est professeur d’histoire de l’art au sein du programme « History, Theory, Criticism » au Massachusetts Institute of Technology. Elle étudie l’art contemporain, notamment ses modes de production, sa diffusion et sa réception.

PIERRE-MICHEL MENGER

Pierre-Michel Menger est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de sociologie du travail créateur. Ses travaux portent notamment sur le travail, les professions et les marchés de l’emploi, ainsi que sur la production culturelle, les professions et les marchés artistiques.

SÉVERINE SOFIO

Séverine Sofio est chargée de recherche au CNRS et enseignante à Sciences Po. Spécialiste en sociologie historique des beaux-arts, elle étudie les conditions de travail et l’évolution des carrières des artistes hommes et femmes en France aux XVIIIe et XIXe siècles.

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De l’atelier au monument et au musée From studio to monument to museum

Oskar Bätschmann, Aldo De Poli, Dario Gamboni, Daniel F. Herrmann et Giles Waterfield Traduction : Géraldine Bretault

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce texte résulte d’échange de courriels.

1 L’évolution récente des musées, avec l’accent mis sur l’événementialité des expositions temporaires et la tendance à la délocalisation par création de filiales, voire de franchises, a donné un relief nouveau aux institutions qui, comme les ateliers d’artistes ayant fait l’objet d’une patrimonialisation, s’inscrivent dans une temporalité plus longue et sont liées pour leur raison d’être à une personne et souvent à un lieu. La conservation des ateliers, comme celle des maisons d’artistes dont ils sont souvent (mais non toujours) une partie, a dépendu d’abord de la piété et servi au culte de l’art et des artistes. Cette dimension cultuelle, particulièrement évidente lorsque les lieux concernés incluent la sépulture de l’artiste, n’est pas incompatible avec la valeur historique ni avec l’intérêt scientifique, lequel doit au contraire en tenir compte et l’intégrer à son propos, mais elle s’oppose au postulat d’autonomie qui a gouverné l’esthétique muséologique moderniste.

2 Comme l’atelier lui-même, la problématique de la conservation de l’atelier fait partie d’ensembles plus vastes : maisons d’artistes, monuments, lieux de mémoire… Leur spécificité tient au fait qu’ils attirent et retiennent en raison de leur proximité, réelle ou supposée, avec le phénomène de la création artistique. À ce titre, ils appartiennent à la fois au passé dont ils témoignent, et au présent de la réception des œuvres, toujours actualisée par chaque sujet : ils représentent un lieu physique où ces deux moments du temps peuvent entrer en contact. 3 L’enjeu de cette articulation soulève des questions nombreuses, dont plusieurs sont abordées dans notre débat : celle du cadre de délimitation de l’objet conservé, et du contexte qui lui

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demeure ou non associé ; celle des conditions de l’authenticité (matérielle, génétique, vécue) de la transmission ; celle du rapport entre la dimension mythique de l’atelier, comme représentation et comme attente, et la volonté d’informer objectivement ; celle, enfin, de l’actualité de l’atelier au vu de l’évolution des pratiques et des lieux de l’activité artistique. [Dario Gamboni]

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Dario Gamboni. Les ateliers, notamment ceux qui ont été conservés, faisaient souvent partie d’ensembles architecturaux et fonctionnels plus vastes, comprenant selon les cas habitation, galerie, entrepôt, etc. Dans quelle mesure est-il légitime de les en isoler ? Ce problème se pose-t-il différemment selon l’origine historique et culturelle de l’atelier ? Oskar Bätschmann. Il est sans doute préférable, ou à tout le moins souhaitable, que soient conservés les ensembles architecturaux et fonctionnels dont faisaient partie les ateliers. C’est ce qu’on a heureusement fait avec la Villa Stuck à Munich, par exemple. Mais le choix concret d’une solution ou d’une autre dépendra toujours moins de la doctrine de conservation à laquelle on adhère, et bien davantage des finances à disposition, de la volonté et de la possibilité qu’une société, une fondation, une ville ou un État assume le soin de veiller à la conservation d’un ensemble. L’expérience commune montre que l’intérêt public pour un atelier d’artiste diminue rapidement une fois que l’attrait de la nouveauté s’est dissipé, et qu’il a tendance à disparaître tout à fait, ce qui a des conséquences graves pour la conservation matérielle. Giles Waterfield. L’atelier d’artiste, conservé ou en activité, a toujours fonctionné selon une grande variété de modalités : comme le foyer de la créativité artistique individuelle, comme un atelier de production d’œuvres exécutées mais non conçues par des assistants, ou encore comme un lieu d’exposition et de vente d’œuvres d’art, un lieu de vie, une retraite pour la méditation personnelle, un foyer d’hospitalité conviviale ou érotique. L’atelier conservé peut être considéré soit comme une sorte de document, soit comme un lieu de mémoire. Dans le premier cas, il peut être justifié de traiter le studio comme un phénomène isolé, ce qui implique que l’artiste soit placé sous un microscope et analysé comme un individu à part. Dans le second cas – qui, il faut le dire, séduit généralement un large public –, il est impensable d’isoler l’atelier de son environnement, ce qui reviendrait à considérer l’artiste non plus comme un individu, mais comme un simple moteur dans la création des œuvres d’art. La relation entre l’atelier et la demeure ou la galerie, ou toute autre entité ayant subsisté, n’enrichit pas seulement notre compréhension de la personne, elle reflète surtout le processus complexe selon lequel cet artiste (ou ses admirateurs) choisit d’être commémoré, ainsi que le contexte dans lequel son œuvre a évolué. Des notions telles que la « mort de l’artiste » – au sens de mort de l’auteur, de rejet de la biographie – sont, assurément, particulièrement inopérantes dans ce contexte. L’atelier conservé fait partie d’un mouvement plus large qui vise à conserver, voire à monumentaliser la demeure des hommes (et, moins souvent, des femmes) illustres. Apparu au début du XIXe siècle, ce mouvement concerne surtout la maison d’écrivain ; il peut aussi s’agir de la demeure d’un compositeur, d’un architecte, d’un homme politique, sans oublier Sigmund Freud. Ces habitations et lieux de travail conservés pourraient être regroupés sous le terme de « musées de personnalité », suggérant non seulement leur association avec tel individu mais aussi le statut particulier que

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cette personne a acquis au cours de sa vie, voire même après sa mort par le biais du musée. Daniel F. Herrmann. Ces dernières années ont vu émerger une tendance à intégrer des environnements d’ateliers au sein des musées d’art. Ces espaces sont pour la plupart des reconstitutions de lieux de travail ayant appartenu à des auteurs uniques. S’ils présentent de grands avantages, ils ne sont pas pour autant exempts d’inconvénients 1. Parmi les avantages potentiels, il faut citer l’effet spectaculaire et l’apport didactique d’une confrontation visuelle directe, la prise en charge immédiate de la conservation du matériel exposé, ainsi qu’un accès élargi pour les chercheurs comme pour les visiteurs 2. Quant aux écueils éventuels, ils incluent le risque de privilégier la biographie comme principale méthode d’interprétation, et de perpétuer des conventions artistiques traditionnelles au détriment de modes alternatifs de production artistique. Ces dispositifs muséalisés ne montrent jamais qu’un état unique de l’atelier. Ils suggèrent un locus unicum de production du génie, alors que beaucoup d’artistes disposent de plusieurs lieux où exercer leur activité : planche à dessin, pièce à vivre, atelier d’imprimerie, fonderie, etc. Ces présentations mettent en outre l’accent sur un moment particulier et contingent de la production, au lieu de renseigner sur l’évolution des pratiques de l’artiste tout au long de sa vie. Si tel est déjà le cas lorsqu’un atelier d’artiste est converti en musée, l’intégration d’un atelier au sein d’un musée préexistant est encore plus problématique. Dans ce cas, l’espace de production est coupé de son site de développement historique et vidé de sa substance 3. Coupé de son contexte de production privée, transféré dans un contexte de réception publique et implanté ou greffé sur le corps-hôte du musée, l’atelier devient une transplantation.

Aldo De Poli. Le jugement porté sur l’art contemporain à la fin du XXe siècle contribue à renforcer le processus d’idéalisation de l’artiste et de sa personnalité multiple, présente dans de nombreux domaines. L’œuvre, et bien sûr l’ensemble du microcosme créatif mis en action, devient l’objet d’intérêt et de protection. L’atelier, l’habitation, la bibliothèque, mais également la rue, le quartier, le café, jusqu’au jardin à la campagne et au paysage – en bref, les lieux qui servent de cadre à la vie quotidienne – sont mis en valeur ; ils sont le théâtre des événements culturels, les lieux privilégiés où se déroulent les scènes de la vie, et donc de cette œuvre d’art suprême qu’est l’existence. Du fait de la large divulgation permise par les moyens de communication de masse, la vie de l’artiste d’aujourd’hui appartient à tous. Cette prise de conscience en vient à conditionner la définition même de la patrimonialisation. L’aspect architectural tant de l’habitation que de l’atelier prend une place prépondérante dans le projet de storytelling de l’ensemble du parcours créatif. Nous ne sommes qu’au début d’un processus de dispersion totale des témoignages historiques, consécutive à l’apparition d’Internet. Après une lente phase de délocalisation des œuvres de l’atelier au musée, l’offre culturelle du futur va connaître une phase inquiétante de dématérialisation du patrimoine. De nos jours, c’est à travers l’œuvre, réelle et virtuelle, que la vie est racontée ; les lieux de l’artiste sont conservés, non pas dans un souci mal dissimulé de provoquer la surprise, mais bien en tant que preuves documentaires d’une existence. L’artiste est,

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la plupart du temps, lui-même auteur de l’aménagement des différents espaces de vie, souvent en collaboration avec des architectes et des paysagistes. Mettre en scène des comportements privés, des fragments du quotidien, des objets de peu de prix, voilà la scénographie recherchée pour lui prêter une valeur quasi mythique. Cette sensibilité nouvelle amène à rendre visibles tous les espaces du travail de création, y compris les espaces intimes et privés. À la permanence des lieux originels vont s’ajouter des centres de documentation offrant des archives et des salles de conférences, des espaces pour l’accueil des visiteurs, et des fondations chargées de faire connaître et de veiller à la sauvegarde d’importantes collections patrimoniales.

Dario Gamboni. Les ateliers qui ont fait l’objet d’une patrimonialisation l’ont été dans des conditions et selon des procédés divers : conservation et/ou reconstitution (partielle ou complète) in situ, déplacement et reconstruction comme entité individuelle ou intégrée à un nouvel ensemble, etc. Certaines conditions et certains procédés vous paraissent-ils garantir un meilleur résultat, une plus grande authenticité, une plus grande lisibilité ? Avez-vous à l’esprit des réussites et des échecs qui serviraient de modèles respectivement positifs et négatifs ? Giles Waterfield. À mon sens, l’atelier idéal est celui qui a été conservé – ou semble avoir été conservé – en l’état. C’est-à-dire un atelier qui nous permette de pénétrer avec notre imagination dans l’esprit de l’artiste, où les objets contenus dans la pièce ne soient pas seulement des reliques inanimées (comme dans le sanctuaire d’un saint, par une analogie évidente) mais demeurent chargés de sens. Idéalement, l’espace doit parler de lui-même, provoquer une expérience empathique chez le visiteur, en lui permettant d’imaginer l’atelier du temps de son utilisation et de comprendre le processus – technique ou mental – qui aboutissait à la création de l’œuvre d’art. Pour qu’une expérience soit réellement concluante (tout imprégnée soit-elle de préjugés romantiques), le visiteur doit prendre en compte le cadre de l’atelier – s’il était considéré comme un espace privé, et le demeure, ou si son existence est proclamée à l’univers – ainsi que ses abords physiques. Idéalement, il faudrait percevoir la poussière, le froid, l’odeur de la peinture, qui souvent rendaient ces espaces rien moins qu’attrayants. Parmi les ateliers conservés les plus évocateurs et fascinants, il faut citer le Musée Gustave Moreau à Paris. La demeure et l’atelier du grand peintre symboliste furent légués à l’État français, selon sa volonté, en 1897, avec près de 20 000 de ses œuvres, dans un geste qui marquait sa foi en son propre génie. Restauré avec soin, son appartement a ouvert au public en 1991. Toujours à Paris, le Musée Bourdelle célèbre la carrière d’un éminent sculpteur, qui vivait et travaillait en ces lieux. À sa mort, son atelier fut conservé par sa famille (une situation fréquente) et des galeries d’exposition lui furent adjointes pour montrer son travail, ainsi que de la sculpture en général. L’atelier de Bourdelle forme le cœur du musée. L’atelier d’Antoine Wiertz à Bruxelles est un cas bien plus complexe, en raison de la perception variable de la qualité artistique de ce peintre d’histoire. La vaste salle d’accueil contient des œuvres – de tradition romantique – qui éblouissaient le public avant sa mort en 1865. Autrefois délabré, le musée Wiertz vient d’être restauré, dans le respect des aspirations de son ancien propriétaire. L’atelier transporté, puis recréé sur un autre site représente un phénomène fascinant en soi, qu’il s’agisse des fragments de l’atelier de Bertel Thorvaldsen dans son musée éponyme, de l’atelier de Constantin Brancusi à Paris, ou de l’atelier de Francis Bacon

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à Dublin. Que la reconstitution soit une réussite ou un échec, l’atelier ne peut être que radicalement altéré, et ce malgré l’étude la plus fidèle possible de l’original. Il se produit, en fait, une mutation de cet atelier en œuvre d’art de plein droit – une forme de collaboration tacite entre l’artiste d’origine, le conservateur invisible, et même le restaurateur –, une œuvre d’art dans laquelle le visiteur a également un rôle de créateur. Il est (normalement) impossible d’entrer physiquement dans un espace de ce genre, mais on ne peut davantage y entrer par l’imagination ; au lieu de cela, il devient soit une puissante œuvre sculpturale (comme dans le cas de Brancusi), soit le spectacle d’un désordre qui titille et mystifie le visiteur (comme à Dublin). Oskar Bätschmann. Dans le cas de l’atelier Brancusi à Paris, par exemple, on a opté pour une solution de déplacement et pour la reconstruction dans un nouveau contexte. Les espaces qui en résultent, en bordure du Centre Pompidou, doivent être qualifiés de stériles, mais ils demeurent préférables à une destruction pure et simple. La comparaison de l’état actuel de l’atelier Brancusi avec les photographies de l’atelier original démontre que tous les espaces qui ne sont plus habités et qui sont conservés deviennent des espaces morts. Il y a un devoir primordial, qui doit précéder toute action de modification de l’ensemble d’un atelier et de son contexte, ou de déplacement de telle ou telle partie : celui de procéder à une documentation photographique complète de l’ensemble architectural et fonctionnel. La documentation qui en résulte doit être mise à la libre disposition des chercheurs, et ce autant que possible en ligne. Cette documentation complète, qu’on peut définir comme une conservation immatérielle, est en fait plus importante que la conservation matérielle, qui se révèle souvent fragile. Aldo De Poli. Dans l’hypothèse d’une mise en valeur de l’espace d’un atelier, trois possibilités d’intervention sont envisageables. La première option est celle de la conservation apparente ; la deuxième porte sur l’extension des espaces de vie à l’extérieur du bâtiment, voire sur la construction d’un « paysage d’auteur » ; la troisième tente la restitution symbolique et scénographique d’un lieu depuis longtemps disparu. La première approche, celle de la conservation apparente, étudie les modalités spatiales, les solutions, les arrangements qui doivent être retenus ou expérimentés pour ouvrir au public les espaces intérieurs les plus importants, ceux chargés d’histoire et de mémoire. Dans l’objectif d’une conservation absolue, toutes les transformations nécessaires pour garantir des conditions optimales de fonctionnalité et de sécurité, indispensables pour la mise en valeur de la collection et pour une articulation efficace du parcours de la visite, doivent être assurées. Dès le départ, la capacité expressive du lieu doit faire l’objet d’un examen critique croisé ; des hiérarchies entre les sections sont à déterminer, des valeurs immatérielles sont mises en relation avec des objets physiques, on attribue une forte valeur symbolique à quelques détails traités avec un souci particulier. Au-delà de la rigueur philologique, le parcours de la visite est donc défini dans le but non seulement d’informer et d’éduquer, mais aussi de provoquer la surprise. La deuxième approche s’intéresse à la construction d’un fragment de « paysage d’auteur », selon un principe de contrôle du cadre environnemental de l’atelier. Dans ce théâtre de la vie, sont pris en considération des éléments culturels préexistants, qui viennent apporter un complément aux jardins et aux espaces extérieurs

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proposés. On met en valeur, par exemple, la vue d’une partie de la ville, encadrée par les fenêtres, ou bien, avec un changement de parcours, on cherche à préserver des perceptions sensorielles de la nature. La présence de la ville et de la campagne est alors vue comme une extension inévitable du microcosme des objets et des sentiments personnels. Un fragment de paysage, au même titre qu’un document autographe, peut être considéré comme l’anticipation d’une œuvre d’art. Tel est le cas, par exemple, du domaine La Ribaute, dans le village de Barjac (Gard), un fragment de paysage d’art conçu par Anselm Kiefer qui représente bien plus que le simple atelier de l’artiste. Parfois, la spécificité du lieu ne rend pas légitime d’en isoler les ateliers. Dans ce cas, on doit élargir la vision rendue publique, jusqu’à doubler voire tripler l’étendue du site. En l’absence d’une campagne d’information adaptée, cependant, cette extension peut ne pas être comprise par ceux qui, par hasard, habitent un tel « écomusée d’art ». Troisième option, on peut privilégier la restitution symbolique d’un site disparu, c’est-à-dire la mise en valeur de lieux de vie qui n’existent plus, qu’ils aient été pillés ou détruits. La valeur sociale qui anime cette nouvelle sensibilité coïncide avec l’attrait de l’inconnu ou la nostalgie. Grâce à des techniques multimédia de simulation et à des reconstructions scénographiques, il a été possible, dans des projets d’aménagement récents, de réaliser des opérations de reconstruction fragmentaire, soit des copies de salles particulières, soit des évocations de sites historiques marquants, aujourd’hui disparus – comme dans l’installation Il sogno di Alberto (2011) de Studio N!03, dédiée à la mémoire des lieux de vie du peintre futuriste Fortunato Depero 4. Le parcours de la visite, y compris les dépôts documentaires et les reconstructions multimédia, peut s’interrompre et même se fragmenter, avec des ruptures spatiales ou visuelles soudaines créées pour provoquer le dépaysement visuel et narratif. Dans l’installation vidéo Les portes de Cittàdellarte, un travail de Studio Azzurro présenté au Musée du Louvre en 2013 dans le cadre de l’exposition Michelangelo Pistoletto : Année 1, le paradis sur terre, quelques textes écrits, messages ou titres, interviennent dans le parcours. Il ne s’agit plus de notices explicatives, relatives à un objet, mais de voix narratives, de slogans, de témoignages. Totems que l’on peut toucher, installations sonores à écouter, les mots acquièrent de ce fait une épaisseur et une matérialité qui viennent renforcer la perception collective d’un espace désormais partagé. Daniel F. Herrmann. L’installation d’un atelier d’artiste dans un musée d’art est une anomalie. Traditionnellement, l’atelier d’artiste est un lieu de production. C’est un espace étroitement associé à la personne de l’artiste qui se situe souvent au croisement entre sa vie et son travail. La continuité impliquée entre la vie et la production artistique suggère son authenticité immédiate. À l’inverse, le musée d’art traditionnel est un lieu de réception. En son sein, le contexte original de l’atelier en tant que site de production privée génère un conflit systémique 5. Les musées d’art organisent et structurent l’expérience du visiteur à travers des dispositifs de contextualisation 6. En tant qu’espace de production privé, l’atelier d’artiste ne structure pas l’expérience des visiteurs selon le même mode. Il est dépourvu de panneaux, de cartels, de textes sur les cimaises, de médiateurs et de conventions d’usage public fixées par l’histoire. Alors que les musées guident notre expérience selon une clarté ordonnée, l’iconographie dominante de l’atelier d’artiste au XXe siècle considère le chaos et le désordre comme des indices de créativité.

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L’implantation d’un atelier d’artiste au sein d’un musée brouille par conséquent les limites traditionnelles du contexte muséal. L’écart entre l’expérience vécue dans chacun de ces deux espaces entretient la confusion : l’atelier transplanté est investi du statut d’œuvre d’art en tant que telle. C’est ce que je constate dans la présentation de l’atelier de Francis Bacon à la Hugh Lane Gallery à Dublin, et c’est un écueil que la reconstitution de l’atelier d’Eduardo Paolozzi à Édimbourg essaie d’éviter constamment.

Dario Gamboni. La fascination exercée par l’atelier tient souvent au mystère qui lui est associé, à l’idée qu’il s’agit d’une sorte de retraite impénétrable où a eu lieu, dans le secret, l’acte créateur. Cette représentation mentale est-elle compatible avec l’accès public et collectif qui justife sa conservation et sa « muséalisation » ? Le modèle de l’atelier ouvert, lieu de représentation et de sociabilité, de collaboration et parfois d’enseignement, s’y prête-t-il mieux ? De façon plus générale, peut-on rendre justice à la part de mythe et de culte qui entoure l’atelier d’artiste sans y contribuer soi-même ? Daniel F. Herrmann. Deux problèmes se posent ici à mon sens : premièrement, une grande part de la production artistique est réalisée en situation de collaboration. Or, la plupart des présentations d’ateliers au sein de musées ne rendent pas compte de ces autres contextes de création, des pratiques éditoriales collaboratives, ni de la présence d’assistants. Au contraire, ces installations induisent et reposent sur le modèle très traditionnel de l’artiste génial créant dans l’isolement – un modèle dépassé, vivement contesté par les artistes eux-mêmes. Deuxièmement, je pense qu’il y a un risque de décontextualisation. Lorsqu’il est visité dans son contexte originel, l’atelier d’artiste est à la fois signifiant et significatif de l’authenticité artistique. Cette attente d’authenticité est reportée sur l’atelier reconstitué au sein du musée. En effet, le musée traditionnel repose souvent sur la présence d’un auteur, figuré in absentia par ses œuvres. L’introduction d’un site de production (re)construit dans le cadre muséal entraîne un transfert de ces attentes d’authenticité et d’autorité, de l’œuvre d’art individuelle à l’atelier de l’artiste, et, par extension, de l’œuvre d’art absente à l’artiste absent. Dès lors, la reconstitution d’atelier risque fort de privilégier la biographie par rapport à l’histoire de l’art, et les œuvres d’art courent le danger de devenir de simples reliques. En vue d’épargner aux ateliers exposés cette atrophie, au regard de l’histoire de l’art, il me semble que les reconstitutions d’ateliers se doivent d’intégrer la cicatrice résultant du processus de greffe. Les institutions doivent mettre en évidence l’écart qui existe entre le contexte de production de la greffe et le contexte de sa réception sur le corps-hôte. Cela peut au moins être accompli par la signalétique, mais doit avant tout se manifester dans des expositions, des présentations et des programmes publics de contextualisation. Quel que soit l’impact visuel de la mise en scène d’un atelier, ce n’est pas sa prétention à l’authenticité, mais bien sa relation au contexte muséologique qui confère son importance à ce dispositif. Les meilleures institutions ont une conscience aiguë de ces risques, qu’elles savent même exploiter en faveur de leur programmation artistique : l’exposition de 2006 intitulée The Studio, à la Hugh Lane Gallery, en était un parfait exemple 7.

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Giles Waterfield. Ces ateliers sont des lieux d’une grande puissance évocatrice, très expressifs, qui se suffisent souvent à eux-mêmes. Le conservateur pédagogique peut faire peser une menace décisive sur leur identité, ne pouvant s’empêcher d’interpréter, d’installer des notices et de présenter des vitrines, d’ordonner, d’expliquer. Le Musée Eugène Delacroix en est un parfait exemple : la poésie que dégage l’atelier au cœur de son jardin paisible, creuset de tant de créativité et de tumulte, disparaît derrière une série d’expositions sans pertinence. En Allemagne, une tradition intéressante liée à l’aliénation brechtienne semble être de mise dans les musées consacrés à un personnage illustre. Au Buddenbrookhaus à Lübeck ou à la Beethovenhaus à Bonn, par exemple, toute reconstitution d’un intérieur historique (hormis la présentation d’artefacts associés au héros éponyme) est écartée en faveur d’une quantité de matériel didactique imprimé. Existe-t-il une raison pour que l’atelier cesse d’être un lieu de sociabilité et d’instruction, un lieu où l’artiste contemporain pourrait puiser son inspiration ? Un bel atelier est un endroit profondément stimulant. Je voudrais citer ici l’exemple d’une maison d’écrivain, Dove Cottage, dans le nord de l’Angleterre, où résidaient William et Dorothy Wordsworth ; on y accueille régulièrement des séances d’écriture créative pour des publics scolaires et adultes, ce qui semble décupler le pouvoir évocateur de son trésor de souvenirs et d’associations. Le problème consiste à trouver des conservateurs, professeurs ou artistes qui soient capables de traiter ces sites délicats, parfois évanescents, avec toute la sensibilité qu’ils méritent, pour en faire ressortir l’essence même. Aldo De Poli. À l’origine de toute organisation architecturale se trouve le souhait de disposer d’un agencement formel fixe, considéré comme la condition nécessaire pour développer un certain rite social partagé par la communauté. Dans la longue tradition de l’architecture commencée par Vitruve, une telle intention abstraite de prévoir la forme de l’espace est définie comme utilitas. Dans la préfiguration du projet d’un atelier devenu lieu de mémoire, il faut tout d’abord comprendre la signification ancienne du lieu : le fait d’avoir été un dispositif favorisant l’invention. Avec l’ouverture au public de l’expérience d’un parcours de visite sur ce même lieu (l’atelier), vient se superposer un nouveau rite. Peut-être plus organisé, mais plus lent, davantage contemplatif et ponctué de pauses. L’ancien atelier est devenu musée. Ces deux réalités, opposées dans leur fonctionnement, ont des racines nombreuses et très profondes dans l’imaginaire collectif. Comme l’affirme John Serota, le musée d’aujourd’hui doit offrir des contenus différents de ceux de l’enseignement classique et d’Internet. Dans la ville contemporaine, d’autres lieux servent à accueillir la culture. Le consommateur culturel d’aujourd’hui est à la recherche d’émotions qu’il veut trouver dans des visites nouvelles de lieux réputés et privilégiés. La condition pour marquer l’actualité de l’œuvre d’art consiste dans la sauvegarde des lieux d’origine de l’artiste, considérés comme la toile de fond indispensable au déroulement de ce rite social partagé. L’avantage symbolique et scientifique de la concentration des témoignages dans un seul lieu permanent tient au fait qu’il renforce la dimension mythique, qu’il s’érige en lieu de mémoire où se croisent les événements collectifs accumulés au cours des années et en des endroits divers.

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En dépit de l’importance des racines, il est très fréquent d’assister à la création d’un nouveau musée d’artiste, dans un lieu entièrement différent, qui n’a plus aucun rapport avec le lieu de production original, considéré trop fragile et inadapté à l’accueil des visiteurs. Une politique de conservation des ateliers, protégés autant en raison de leur valeur artistique que pour leur valeur historique, doit prévoir des programmes d’extension dans d’autres lieux, riches d’une spatialité fortement marquée qui s’ajoute au souvenir de l’emplacement originel. Les mythes remplacent peu à peu la réalité. Les conventions symboliques remplacent la description de la réalité. Le contenu du projet devient de plus en plus complexe ; on passe d’un cadre statique à une tension dans le processus et l’interprétation, où le souvenir et la mémoire exigent une redéfinition permanente. On introduit alors de nouveaux contenus dans un programme d’interprétation métaphorique du patrimoine historique, en mettant le sujet dans des conditions susceptibles de traduire l’atmosphère de l’environnement ou l’originalité de l’objet évoqué, en faisant appel à de nouvelles perceptions. De ce nouveau contexte architectural vont naître des émotions, des souvenirs, des perceptions qui se traduisent en expériences, en une synthèse entre réalité et imagination. Oskar Bätschmann. On ne peut pas éviter de contribuer publiquement, pour les visiteurs, à la mystification du lieu créateur. En revanche, il est possible d’éviter de participer personnellement à la poursuite de ce processus de mystification, contrairement à ce qui a été fait à la maison de Goethe, par exemple, que l’on a conservée et restaurée à Weimar dans le but d’offrir la demeure d’un génie à la vénération.

Dario Gamboni. Le développement de pratiques artistiques comme l’art in situ et la performance, de même que la délégation partielle ou complète de la réalisation matérielle des œuvres, ont amoindri voire aboli le rôle de l’atelier pour nombre d’artistes. D’un autre côté, il arrive fréquemment que les lieux du patrimoine (musées, Kunsthallen et centres d’art, bâtiments historiques, etc.) fonctionnent provisoirement ou durablement comme des lieux de création. Quelles diffcultés, quelles limites et quelles nouvelles possibilités ces développements offrent-ils à la patrimonialisation de l’atelier ou de ce qui en tient lieu ? Giles Waterfield. On a beaucoup glosé sur la disparition de l’atelier, sur sa transformation en bureau, sur son manque de pertinence à l’heure actuelle, en raison de la nature de l’art créé aujourd’hui. Pourtant, le studio comme l’atelier restent des lieux puissants pour la création d’œuvres d’art et demeurent indispensables pour de nombreux artistes, que ce soient des lieux de solitude créative ou de sociabilité, ou encore des points de vente pour les œuvres d’art. Une visite dans des ateliers d’artistes à Los Angeles – lieux de monstration et de vente, comme dans le cas de Thomas Houseago ou Mark Bradford – suggère que la tradition se perpétue avec vigueur, et que ce style ancien de théâtralité indirecte conserve sa prééminence. Je ne vois pas en quoi le transfert d’une bonne part du travail créatif vers le musée poserait problème. En revanche, l’idée que des œuvres d’art soient créés à destination du musée reste plus délicate. Ce phénomène relativement récent ne manquera pas d’avoir de fortes répercussions sur la nature de l’art en tant que tel, et sur le musée qui l’abrite.

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Daniel F. Herrmann. Je n’irais pas jusqu’à affirmer que les pratiques contemporaines éliminent le site de production. Il est vrai que certaines formes contemporaines réunissent les sites de production et de réception, mais, contrairement aux présentations muséalisées, elles le font de manière délibérée et très consciente. Au lieu de chercher à rationaliser après coup la présentation de la production au sein d’un contexte de réception traditionnel, concevoir l’espace muséal comme un lieu de production dès le début est une stratégie pertinente adoptée par un grand nombre de résidences d’artistes, d’expositions et de projets interventionnistes. Ces propositions autorisent une critique institutionnelle ainsi que des expériences formelles, tout en interpellant les artistes, les conservateurs et les visiteurs. Elles s’opposent par principe aux pratiques de présentation statiques, tout en permettant la production de nouvelles œuvres, souvent extérieures au marché de l’art traditionnel. C’est à mon avis une bonne chose. Pour autant, toute stratégie artistique visant à esthétiser la production court le risque de la nostalgie : je m’intéresse de près aux expérimentations artistiques qui élargissent les définitions de l’« œuvre d’art » pour y inclure le processus de fabrication de manière explicite. Or, si nous muséalisons le « travail » en tant que tel, comment empêcherons-nous sa marchandisation ? Et comment empêcherons-nous ces œuvres de n’être que la simple réplique et la représentation des modèles réducteurs de production artistique que nous critiquions auparavant ? Par chance, la fréquentation des artistes contemporains offre de nombreuses occasions d’explorer et d’approfondir ces questions. Ils ont le mérite de mettre en avant des problématiques souvent bien plus intéressantes que celles soulevées par les institutions muséales elles-mêmes. Oskar Bätschmann. Depuis 1955 environ, les espaces d’exposition sont devenus des lieux qui ont remplacé les ateliers traditionnels, où l’artiste était censé créer quelque chose dans le secret, en espérant que quelque collectionneur, quelque marchand d’art ou quelque conservateur de musée s’intéresserait à ses productions. Les lieux d’exposition sont souvent devenus des lieux de création et de réalisation des idées d’un artiste. Il est clair que ces activités artistiques, si elles ne peuvent être conservées, et dans la mesure où elles présentent un intérêt suffisant, doivent elles aussi faire l’objet d’une documentation. Aldo De Poli. La vue de tant d’architectures récentes nous amène à faire la réflexion suivante : pour réaliser le plus simple des lieux de mémoire, une culture riche est indispensable. C’est le temps présent qui intéresse, aujourd’hui, un temps où les lieux de création sont partout. De la même façon que les pratiques artistiques peuvent se dérouler dans tant de lieux différents, l’emplacement d’un nouveau musée devient de plus en plus éphémère. Depuis l’arrivée d’Internet, on assiste à un processus de dispersion des témoignages historiques. Avec la dématérialisation du patrimoine, que j’ai déjà évoquée, le nouveau protagoniste de la consommation des biens culturels ne sera plus le groupe social, mais bien l’individu isolé. La définition formelle de l’institution « musée », au cours des deux derniers siècles, a connu trois phases. De la reconnaissance de la suprématie de la collection, on est passé à une phase centrée sur le public, pour arriver à la phase actuelle, où prévaut la culture du lieu, qui s’incarne dans l’expressivité tranquillisante de la permanence du

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site urbain et naturel et aussi, dans une moindre mesure, dans l’iconicité dépaysante du bâtiment nouveau.

Cependant, depuis le début du XXIe siècle, on voit s’affirmer une quatrième phase : la suprématie de la singularité, des univers privés, des petits mondes sensibles et des lieux de vie chargés de micro-histoires, devenus le dépôt d’une nouvelle anthropologie du temps présent. Le protagoniste est alors l’individu isolé, vu d’abord comme un collectionneur involontaire, puis comme un découvreur curieux de la vie et du travail de l’autre, ou encore comme un inventeur, convaincu du caractère inédit de ses propres parcours dans le musée, enfin comme l’utilisateur inconstant de séquences logiques intermittentes et d’espaces virtuels toujours en mouvement. Comme on peut le voir parallèlement, dans les projets architecturaux d’autres édifices publics, le musée d’aujourd’hui perd son poids d’histoire, de sobriété et d’efficacité, lequel est remplacé par un charme aimable, une familiarité plaisante, un dépassement des limites spatiales vers l’infini du paysage. Une part de la substance du lieu est véritablement modifiée. Pour reprendre les mots de Hans Magnus Enzensberger, de nos jours, ce ne sont plus des présentations d’objets ou des dépôts du patrimoine matériel qui incarnent le luxe social du XXIe siècle, mais le silence et le vide.

NOTES

1. Voir Daniel F. Herrmann, « On Transplants. A Frame Analysis of Artists’ Studios in Art Galleries », dans Jon Wood éd., The Studio in the Gallery: Museum, Reconstruction, Exhibition, Ashgate, 2014 (à paraître) ; Daniel F. Herrmann, Kirstie Meehan, « Lebenserhaltende Massnahmen. Das Paolozzi Studio in Edinburgh », dans Guido Reuter, Martin Schieder éd., Inside/Outside: Das Atelier in der zeitgenössischen Kunst, Petersberg, 2012. 2. Voir Margarita Cappock, Barbara Dawson, Francis Bacon’s Studio at the Hugh Lane, Dublin, 2001. 3. Sorcha Carey, « Excavations in the Artist’s Studio », dans Apollo, 156/488, 2002, p. 43. 4. L’œuvre a été présentée à l’exposition La magnifica ossessione au Museo di arte modernae contemporanea di Trento e Rovereto (MART) du 26 octobre 2013 au 16 février 2014. 5. Voir Brian O’Doherty, Studio and Cube: On the Relationship Between Where Art is Made and Where Art is Displayed, Princeton, 2008. 6. Voir Walter Bernhart, Werner Wolf éd., Framing Borders in Literature and Other Media, (Studies in Intermediality, 1), Amsterdam, 2006. 7. The Studio, Jens Hoffman, Christina Kennedy éd., (cat. expo., Dublin City Gallery The Hugh Lane, 2007), Dublin, 2007.

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INDEX

Mots-clés : atelier, conservation, éducation, muséographie, patrimonialisation, reconstitution, création, patrimoine Keywords : studio, conservation, education, museum studies, cultural heritage, reconstruction, creation Index géographique : Europe, États-Unis Index chronologique : 2000, 1900, 1800

AUTEURS

OSKAR BÄTSCHMANN

Oskar Bätschmann, professeur émérite de l’université de Berne et Research Professor à l’Institut suisse pour l’étude de l’art à Zurich, est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont The Artist in the Modern World: The Conflict between Market and Self-Expression (1997).

ALDO DE POLI

Architecte diplômé et professeur à la faculté d’architecture de l’université de Parme, Aldo De Poli a collaboré à de nombreuses expositions (la Biennale de Venise, Arti & Architettura...) et a publié sur l’architecture, les maisons-musées et la muséographie.

DARIO GAMBONI

Dario Gamboni est professeur d’histoire de l’art à l’université de Genève. Il prépare un ouvrage sur les musées d’artistes et de collectionneurs pour la « Yale Series on the History and Theory of Art Museums » (à paraître).

DANIEL F. HERRMANN

Daniel F. Herrmann est Eisler Curator & Head of Curatorial Studies à la Whitechapel Gallery. Conservateur en 2004-2010 à la Scottish National Gallery of Modern Art, il était en charge de la reconstitution de l’atelier d’Eduardo Paolozzi.

GILES WATERFIELD

Giles Waterfield est directeur des Royal Collection Studies et Associate Lecturer au Courtauld Institute. Il a signé de nombreuses expositions (The Artist’s Studio, 2009) et publications académiques (The People’s Galleries, à paraître en 2015).

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Berlin, Lubumbashi, Marseille : dynamiques de création et transformations urbaines Berlin, Lumumbashi, Marseille: dynamics of creation and urban transformation

Gabi Dolff-Bonekämper, Matthias Einhoff, Philippe Foulquié et Patrick Mudekereza

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce texte résulte d’un échange de courriels.

1 Au-delà de l’inspiration que le travail dans un quartier particulier peut représenter pour l’artiste, tout débat sur l’atelier dans la ville, compris au sens large, doit questionner l’engagement social, politique et culturel que l’artiste peut apporter à ce lieu. Il s’agit ici de discuter du potentiel d’articulation et d’action, voire de résistance politique et sociale associée à la présence d’artistes, de leurs activités et de leurs œuvres dans une ville. L’art et les artistes ont le pouvoir de transformer les espaces urbains. Invitant à un autre regard, ils savent mobiliser le potentiel esthétique du revers de la ville, des arrière-cours, des usines abandonnées, des friches – en bref, des « non-lieux ». Ce faisant, ils mettent en marche un nouveau circuit de valorisation culturelle, sociale et économique de ces espaces liminaires, au risque que ces lieux, dans l’avenir, s’embourgeoisent. On les mobilise au profit de l’image de marque de la ville, les prix montent, et au bout de quelques années, les artistes pionniers, qui ne sont pas (encore) devenus riches et célèbres, doivent partir ailleurs et investir un nouveau (non-)lieu. L’atelier peut donc avoir un rôle fortement ambivalent dans ce qu’on appelle la gentrification urbaine et immobilière.

2 Qu’en est-il dans les grandes villes en Europe et dans les nouvelles métropoles, par exemple en Afrique ? Trois interlocuteurs ont accepté de se pencher sur la question des interactions entre l’atelier et l’espace urbain dans plusieurs villes : à Marseille, où Philippe Foulquié a dirigé pendant deux décennies la Friche la Belle de Mai, un centre d’art et de culture situé dans une ancienne manufacture de tabac près de la gare Saint-Charles ; à Lubumbashi, en République

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démocratique du Congo, où Patrick Mudekereza est fondateur du centre d’art Picha ; et à Berlin, où Matthias Einhoff, artiste, a fondé et dirige la KUNSTrePUBLIK, une organisation à but non lucratif, ainsi que le Zentrum für Kunst und Urbanistik (ZK/U), un lieu de travail et d’expositions se trouvant dans un ancien entrepôt de chemin de fer. 3 Cette réflexion s’articule autour de quatre thèmes : la topographie sociale de la ville, comprenant les quartiers dans lesquels s’installent les artistes ; la politique sociale, reflet de la fonction civilisatrice et d’intégration que l’on a voulu attribuer à l’art, à la création et au beau ; la réhabilitation et la réanimation des quartiers insalubres et des friches urbaines dans les métropoles à travers leur appropriation par des artistes ; et, enfin, l’économie du marché immobilier, en lien avec l’activité culturelle qui valorise les terrains et entraîne une augmentation des prix, et la dynamique positive – ou négative – qui en découle pour les acteurs culturels. [Gabi Dolff-Bonekämper]

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Gabi Dolff-Bonekämper. Des artistes arrivent dans votre ville de partout. Où installent-ils/ elles leur lieu de travail ? Existe-t-il des lieux traditionnels, des « quartiers d’artistes » intra-urbains ou périphériques ? Peut-on observer une répartition territoriale selon l’origine ou l’appartenance culturelle des artistes ? Ou encore selon le genre de création – peinture, sculpture, installations, art conceptuel ? Matthias Einhoff. Nombre d’artistes qui viennent à Berlin travaillent à la limite des champs traditionnels de l’art plastique – peinture, sculpture, performance. Ils sont actifs dans l’art de « projets » qui a pris tant d’importance ces dix dernières années. Le travail d’atelier classique a revêtu une forme hybride dans laquelle se combinent un activisme personnel et une production centrée sur le conceptuel, ponctués d’incursions dans le monde numérique et physique, et menés avec une grande part d’autogestion à tous les niveaux sociaux. La transformation de la notion d’art, d’une pratique axée sur l’œuvre en une pratique focalisée sur la production de l’œuvre, est nettement visible dans le cosmos berlinois artistique. Le lieu de travail est l’espace du projet, que ce soit la rue, un appartement privé, un cybercafé ou un atelier « classique ». Cela dit, le choix du lieu de travail de l’artiste est déterminé le plus souvent par des contraintes économiques plutôt qu’artistiques. On ne peut parler de libre choix que pour quelques rares artistes, qui ont le privilège de bénéficier d’un financement assuré par un programme de soutien à la création artistique. Patrick Mudekereza. Il y a deux espaces à Lubumbashi pour les artistes locaux ou de passage : l’Institut français et le centre d’art Picha. J’ai moi-même travaillé à l’Institut pendant sept ans. En 2010, j’ai voulu monter un espace indépendant, dans l’esprit de certaines initiatives des années 1960 – c’est-à-dire celles qui se donnaient la liberté de penser le monde sans dépendre d’une métropole. Avec Sammy Baloji, photographe, avec qui je collabore depuis 1998, nous avons lancé ce centre d’art pour donner un cadre physique à nos actions. Dans ce lieu, le travail avec l’environnement immédiat (le quartier) n’est pas tellement notre point fort car nous sommes situés en centre- ville, et dans un contexte qui ne s’y prête pas beaucoup. En revanche, nous développons des interventions dans divers lieux de la ville ou de la périphérie. Le travail le plus long a été réalisé avec le village de Makwacha, à 41 kilomètres de Lubumbashi. C’est un village où les femmes se réunissent durant la saison sèche (mai-

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août) pour décorer leurs cases de peinture à l’argile. Nous y avons organisé des résidences avec des artistes contemporains, et invité les Lushois à visiter le village. La fête organisée à l’occasion de cette visite a depuis été reprise par une agence de voyage qui l’a transformée en une attraction pour la région. À Lubumbashi, bien qu’il ne fonctionne actuellement plus comme tel, il existe un quartier conçu comme un « complexe culturel », rassemblant le théâtre de la ville (devenu depuis le siège du parlement provincial de la province du Katanga dont Lubumbashi est le chef-lieu), une école de musique (devenue la station nationale de radiophonie et de télévision), un musée (qui est encore un musée) et plusieurs lieux « récréatifs ». Philippe Foulquié. Pour les artistes à Marseille, qu’ils y commencent leurs carrières ou qu’ils y arrivent déjà formés d’ailleurs, toutes les solutions et tous les quartiers sont exploitables et exploités, avec bien sûr une densification au centre-ville. L’installation d’ateliers et d’espaces de travail n’obéit donc pas à des phénomènes d’entraînement qui pourraient produire des « quartiers d’artistes », pas plus qu’à des regroupements professionnels, disciplinaires, identitaires ou religieux. À l’image du quartier du cours Julien à Marseille, où cohabitent salle de concert, bars musicaux et librairies, on pourrait, au contraire, considérer la réalité de « quartiers artistiques », où se regroupent des établissements publics et privés ou semi-privés, aux caractères culturels variés.

Gabi Dolff-Bonekämper. Quelles sont, selon vous, les qualités des « non-lieux », des terrains vagues, des friches industrielles, des quartiers délaissés, qui peuvent attirer les artistes ? Y a-t-il, dans votre ville, des zones squattées par ce qui est appelé en Allemagne une Freie Szene (à savoir une « culture libre » qui recouvre toutes les initiatives artistiques prises en dehors des institutions offcielles), où s’installent les artistes ? Quelle est la réaction des habitants ou des autres acteurs sociaux ? Matthias Einhoff. L’histoire et la situation géopolitique de Berlin ont provoqué l’apparition de nombreux terrains vagues, que les artistes des années 1990 et 2000 ont bien voulu utiliser, occuper, travailler et interpréter. La notion de « terrain vague » a été inventée dans les années 1990 par l’architecte catalan Ignasi de Solà-Morales pour décrire les friches urbaines, des espaces qui échappent à la logique de la productivité des villes – des espaces qui font partie de l’histoire urbaine au-delà de l’efficacité et d’une légitimité hégémonique 1. Au sein des terrains vagues, les artistes engagés dans la transformation du concept d’art investissent des lieux non achevés, qui se placent dans une évolution ouverte. Ces artistes permettent de penser la société autrement car ils sont les témoins de ruptures. Les friches, les bâtiments hors d’usage, les espaces libres sont des documents vivants des tremblements de la société. L’artiste est un séismographe sociétal. La devise urbanistique de la « reconstruction critique » – c’est-à-dire le retour au schéma urbain très dense du XIXe siècle –, tout comme la politique foncière libérale de la ville, ont causé la disparition d’une grande partie de ces terrains. Aujourd’hui, les artistes ont du mal à trouver des surfaces et des espaces qui n’ont pas encore été repris au profit de dynamiques purement économiques. Les acteurs de la planification urbaine voient d’un œil bienveillant ces rares « lieux libres et vides »

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encore occupés par les artistes. Enfin, comme l’a exprimé le géographe américain Richard Florida, les offices de planification et de gestion ont pu se rendre compte que la présence d’artistes est un atout à l’image de marque d’une ville. Patrick Mudekereza. Les lieux se mesurent par la charge qu’ils portent. Celle-ci peut être historique ou venir de son appropriation actuelle, ou alors elle peut être liée à un aménagement urbain qui laisse des manques qui en disent long sur la construction sociale. À Lubumbashi, nous avons les vestiges d’une « zone neutre », ancien terrain de démarcation entre la ville « blanche » et les « cités indigènes ». C’est un terrain vague, rien de plus à première vue. Mais en le pensant comme une frontière de la ségrégation, il prend un tout autre intérêt. Avec Simon Njami, nous sommes intervenus sur ce terrain en 2010 en montrant des vidéos, pour en faire le temps d’un soir, un lieu de partage. Nous n’avons pas, à proprement parler, de friches industrielles, mais il existe des pratiques artisanales à pied d’œuvre. En fait, Lubumbashi étant une ville minière, les premiers « squatters » sont des mineurs. C’est assez déroutant de venir dans ces mines avec des artistes étrangers, de rencontrer ces creuseurs et les gardiens de l’usine, toujours en marche, tant bien que mal. On peut voir ce que cette déliquescence de l’industrie représente pour une société qui a fondé tous ses espoirs sur elle. Philippe Foulquié. L’absence ou la faiblesse des phénomènes spéculatifs comme l’absence de décisions politiques et/ou économiques conduisent à l’abandon de vastes espaces et zones urbaines. C’est bien sûr dans les zones les moins économiquement vivaces que sont investis les projets d’installations artistiques. Ainsi la Friche la Belle de Mai, fondée en 1992, a-t-elle pu bénéficier à la fois de la stagnation des spéculations financières, dans une ville où la crise économique atteignait alors son paroxysme, et des atermoiements des politiques publiques de développement. La Friche la Belle de Mai occupe une position très favorable, à côté de l’ancienne gare de marchandises près de la gare Saint-Charles, entre l’hyper-centre de Marseille et les quartiers Nord, d’une part, et en surplomb des quartiers de la Belle de Mai et d’Arenc-Villette d’autre part, où était installé l’essentiel de l’industrie marseillaise liée au port et à ses activités, jusqu’à son dépérissement dans les années 1990 et la disparition des entreprises. En 1990, quand la manufacture de tabac a fermé ses portes, la Friche est alors un peu devenue comme le château fort ou l’église majeure de ce village de friches industrielles. Les artistes sont ainsi venus réaliser un morceau de l’histoire d’une refondation architecturale et urbaine, réinventant les usages de lieux qui n’avaient pas été conçus pour eux et proposant des finalités différentes qui devront surmonter les regrets et les cicatrices laissés par l’ancienne histoire.

Gabi Dolff-Bonekämper. Avez-vous vu des œuvres ou des projets qui ont accompagné voire déclenché des mouvements sociaux et culturels à l’échelle du quartier ou de la ville entière ? Matthias Einhoff. À Berlin, les artistes se mêlent directement des affaires politiques sans forcément se servir de leur art. Ils forment des réseaux (Koalition der Freien Szene aller Künste 2, par exemple), ils prennent position sur les questions sociopolitiques (à l’image du manifeste du groupe Haben und brauchen [avoir et avoir

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besoin]) 3. Le Skulpturenpark Berlin-Zentrum qui a occupé, de 2006 à 2011, une friche intra-urbaine, a présenté une série de projets artistiques qui ont en effet commenté le rapport entre la politique foncière et les questions sociales. Ainsi a-t-on traduit en art les controverses du champ social, l’intention étant davantage de rendre compte d’une situation que de s’investir directement dans un activisme sociopolitique. Patrick Mudekereza. En octobre 2013, le film Code minier, production de la Biennale de Lubumbashi projetée dans une ancienne salle de cinéma à l’abandon dans un quartier populaire, a déclenché la colère des spectateurs. Lorsque nous avons refait la projection au centre Picha deux semaines plus tard, l’entreprise minière décriée dans le film a envoyé deux de ses employés pour marquer sa protestation. De façon similaire, la performance de lancement de l’installation Entrer dans la mine d’Ângela Ferreira, œuvre produite en 2013, a été particulièrement émouvante pour le public. L’artiste avait fait poser une sculpture inspirée de la tour de l’architecte constructiviste russe Vladimir Tatline sur une station-service de style moderniste conçu par l’architecte belge Claude Strebelle en plein centre-ville de Lubumbashi. Pour célébrer la rencontre de ces utopies lointaines, un couple de chanteurs lyriques lushois entonnait, du haut d’une pompe à essence, une chanson en langue kibemba, laquelle raconte l’histoire d’un nouvel employé d’une mine de la région, qui écrit une lettre d’adieu à sa mère avant « de mourir sans avoir été malade » sous terre. Philippe Foulquié. Les rapports entre les œuvres, les projets et les mouvements sont rarement explicites et exclusifs. Par exemple, cette sorte de mouvement des friches et projets émergents, à dimensions culturelles doit évidemment beaucoup à l’existence antérieure de projets similaires. De même, la Friche la Belle de Mai a pu inspirer, sans pour autant devenir un modèle, de nombreuses aventures de ce type telles l’Entrepont à Nice, la Friche Lamartine à Lyon, les Ateliers du Vent à Rennes, etc. Si les œuvres ne reflètent pas les propos sociaux et politiques, les artistes en tant que citoyens le font notamment par leur fort engagement sur des problématiques économiques, culturelles, internationales, culturelles et urbaines. La Friche a provoqué des évolutions aux conséquences multiples : l’ouverture du premier cybercafé de France, l’accueil de productions cinématographiques, l’accueil et l’accompagnement des projets du groupe de musique IAM, ou encore les diverses formes et expériences de résidences artistiques. La seule présence des artistes, sans le souci de leur socialisation, leurs démarches et leurs œuvres, ne provoque pas d’événement urbain, social ou politique. Il est important de le rappeler, il ne faut pas idéaliser les artistes.

Gabi Dolff-Bonekämper. Les artistes transforment une friche en un lieu d’effervescence culturelle, les prix montent, l’industrie créative s’installe, et les artistes, dont les revenus n’ont pas forcément augmenté proportionnellement, se retrouvent contraints de quitter le quartier. Dans votre ville, les ateliers d’artistes ont-ils un statut privilégié – par exemple, une étiquette Freie Szene qui les distingue sur le plan de l’occupation des sols ? Matthias Einhoff. Depuis 1993, le sénat de Berlin assure un soutien financier au bureau des ateliers géré par l’association des artistes créateurs (Bund Bildender Künstler). Actuellement, nous ne comptons plus que huit cent cinquante ateliers à

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loyer contrôlé dont la fonction d’atelier est assurée 4. Malgré ce soutien, le prix des ateliers neufs se situe à peine en dessous des prix du marché. Votre question décrit en fait déjà comment la politique et l’administration perçoivent le rôle les artistes : comme la roue d’un moulin créateur de valeurs. Pour emprunter les divers sens de capital employés par Pierre Bourdieu : les artistes produisent un capital culturel qui prend la forme d’un gâteau, dont les investisseurs, les administrations, les conseillers en communication, les entrepreneurs touristiques, etc. prennent tous des parts importantes, pour les transformer ensuite en capital économique – à l’artiste, il ne reste plus que les miettes. Depuis longtemps, les artistes contribuent à l’image de la ville en tant que « zoo ». En outre, on cherche à leur apprendre à construire eux-mêmes leur espace et à devenir autosuffisant – d’ailleurs, une idée éclairante : les singes plantent, soignent et récoltent leurs propres bananes. Mettre à la disposition des artistes des zones libres, libérées et ouvertes, ne figure pas dans ce scénario. Il faut admettre que pour beaucoup d’artistes, de toute façon, une zone distincte, à part, mise à disposition par la municipalité, aurait peu d’attrait car cela représenterait déjà une instrumentalisation au nom des intérêts de la ville. En revanche, les artistes à Berlin ont cherché des zones propres à eux, espaces dans lesquels on peut réaliser des œuvres qu’il serait en effet impossible à créer s’il fallait obtenir une autorisation administrative. Ces lieux, même s’ils restent soumis aux contraintes économiques d’une métropole en croissance, créent un contrepoids au développement immobilier ultra-rapide des dernières décennies. Grâce à eux, il est encore possible de trouver des ateliers à prix abordable. Le fait que ce programme fut co-initié par des artistes lui donne plus de légitimité auprès des acteurs de la « scène ». Patrick Mudekereza. Lubumbashi reste une ville assez isolée et peine donc à attirer une communauté d’artistes permanents. Le seul cas qui s’en rapproche est celui du village de Makwacha mentionné plus haut, qui a beaucoup changé grâce à son statut de « village des femmes peintres » devenu quasi officiel, depuis le travail avec les artistes et la médiatisation qui s’en est suivie. Philippe Foulquié. Au-delà de la question des prix de l’immobilier, on peut se demander si cultiver un certain esprit corporatif ne pourrait pas permettre aux acteurs culturels de confronter les élus et les administrations de plain-pied ou d’être en position de négocier. En 2010, nous avons inventé, à la Friche, un mode d’université populaire, intitulé « Pensons le matin », qui prend la forme d’une réunion mensuelle, ouverte à tous, convoquant des interventions de compétences diverses et fonctionnant sur l’exploration expérimentale de questions sociales et culturelles. C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’a été organisé en octobre 2013 un colloque de trois jours sur « La ville à l’épreuve de la démocratie ». Parce que cette université populaire a été fondée pour servir la participation des citoyens, elle est un instrument d’action intéressant à expliquer. Mais ici encore, il faut se souvenir que le sujet qui nous occupe est l’atelier d’artiste, et que ce dernier peut, en effet, devenir un lieu très politique. On ne peut pas dire, au bout de plus de trois années et près de quarante réunions faites dans le cadre de cette université populaire, que la question ait été élucidée. Mais est-ce bien son enjeu ? Associer des intellectuels et des chercheurs, des artistes et des opérateurs culturels, des habitants

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et des curieux et beaucoup d’étudiants a en tout cas répondu à d’autres nécessités. L’existence d’un espace de pensée au sein d’un établissement culturel représente en soi un enrichissement de la réflexion, nourri d’expériences de qualité. Ainsi pouvons- nous revendiquer la pérennité à Marseille de cet atelier d’université populaire ouvert à tous, gratuit et bénévole.

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4 La mise en valeur de l’espace urbain à travers la présence d’artistes, en échappant à la création de valeurs économiques, ouvre en effet une réflexion sur le potentiel utopique de l’art, qui associe la libre-pensée à la création artistique. Réapparaît donc au lointain le concept de l’effet civilisateur de l’art sur le citoyen introduit par Friedrich Schiller dans ses lettres sur l’éducation esthétique de 1795 5. Loin de vouloir éduquer l’homme à la bonne perception de l’art, Schiller proposa de l’éduquer à travers l’art, à travers la perception du beau, qui place l’individu face au libre choix, entre le sensuel et le moral (das Sinnliche und das Sittliche), un choix qui transformera le sujet en citoyen. [Gabi Dolff-Bonekämper]

NOTES

1. Ignasi de Solà-Morales Rubió, « Presente y futuros: Arquitectura en las ciudades », dans Presente y futuros: Arquitectura en las grandes ciudades, Ignasi de Solà-Morales Rubió éd., (cat. expo., Barcelone, Centre de Cultura Contemporània), Barcelone, 1996, p. 10-23. 2. Voir http://berlinvisit.org/ (consulté le 5 mai 2014). 3. Voir http://habenundbrauchen.de/ (consulté le 5 mai 2014). 4. Voir http://berlin-studio-program.de (consulté le 6 mai 2014). 5. « Si, au contraire, nous nous abandonnons à la jouissance de la vraie beauté, nous sommes en cet instant maîtres au même degré de nos forces passives et de nos forces actives, et nous nous donnerons avec la même aisance aux choses graves et au jeu, au repos et à l’activité, à la résistance et aux états de laisser aller, à la pensée abstraite et à l’intuition sensible » (Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Paris, 1992, p. 284-287 [éd. orig. : « Über die ästhetische Erziehung des Menschen in einer Reyhe von Briefen », dans Die Horen, Tübingen, 1795]).

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INDEX

Mots-clés : atelier, friche urbaine, gentrification, topographie sociale, métropole, politique culturelle, squat Keywords : workshop, industrial wasteland, gentrification, social topography, metropolis, cultural policy, squat Index géographique : Marseille, Lubumbashi, Berlin Index chronologique : 1900, 2000

AUTEURS

GABI DOLFF-BONEKÄMPER

Professeur à la Technische Universität à Berlin depuis 2002, Gabi Dolff-Bonekämper étudie la théorie du patrimoine et l’urbanisme d’après-guerre en Europe. Elle fut experte du groupe sur le patrimoine culturel auprès du Conseil de l’Europe de 2000 à 2012.

MATTHIAS EINHOFF

Matthias Einhoff est artiste, compositeur et interprète. Outre la mise en place de projets artistiques internationaux (Hamburger Kunstverein, Jaaga Creative Common Ground en Inde, etc.), il dirige KUNSTrePUBLIK et le Zentrum für Kunst und Urbanistik.

PHILIPPE FOULQUIÉ

Philippe Foulquié fonda en 1987 à Marseille, à la demande de la ville, le théâtre Massalia, premier théâtre permanent de marionnettes en France. Il mit en place Système Friche Théâtre en 1990 et la Friche la Belle de Mai en 1992.

PATRICK MUDEKEREZA

Patrick Mudekereza est écrivain et acteur culturel à Lubumbashi, en République démocratique du Congo. Après avoir été programmateur du centre culturel français de Lubumbashi, il fonda en 2008 le centre d’art Picha, qu’il co-dirige avec Sammy Baloji.

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Travaux

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L’atelier du coroplathe : un cas particulier dans la production céramique grecque Coroplastic workshops: a singular case in Greek ceramic production Das Atelier des Koroplastikers : ein Sonderfall der griechischen Keramikproduktion La bottega del coroplasta: un caso particolare nella produzione ceramica greca El taller del coroplasta: un caso particular en la producción cerámica griega

Arthur Muller

1 La coroplathie (ou coroplastie) désigne la fabrication, par des artisans appelés coroplathes (ou coroplastes), de statuettes, de protomés et de reliefs figurés en terre cuite : d’emblée, le matériau relie cette activité à la grande famille de la production céramique. Dans l’étude de cet artisanat, on a souvent utilisé le terme « atelier » pour désigner des régions ou des centres de production caractérisés par un répertoire et un style communs (BESQUES, 1963 ; L’Art merveilleux, 1984), de même que, pour la sculpture ou la peinture, ce mot s’applique à une école artistique réunie autour d’un maître ; ainsi, Pausanias parle de l’ergasterion, l’atelier de Dédale ou atelier attique (V 25, 13). Mais ergasterion en grec ancien, comme « atelier » aujourd’hui, désigne aussi concrètement le lieu où travaillent des artistes ou des artisans à une production de quelque nature qu’elle soit (FISHER-HANSEN, 2000, p. 119, n. 3) ; c’est le mot qu’utilise Pausanias encore lorsqu’il mentionne l’endroit où Phidias avait réalisé la statue chryséléphantine du Zeus d’Olympie (V 15, 1). C’est en ce sens concret que sera compris ici « atelier », étendu à toutes ses composantes – immobilières (murs et installations), mobilières (outils) et humaines (le personnel) – dans le monde grec, de l’époque archaïque à l’époque hellénistique.

2 Les textes anciens sont de peu de secours pour aborder les ateliers en général et ceux des coroplathes en particulier : les plus importants ont été réunis et commentés depuis quelque temps (BESQUES, 1963, p. 5-9). L’iconographie, en particulier l’imagerie des vases

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attiques, fournit un certain nombre d’indications pour les ateliers de potiers, mais jamais pour ceux des coroplathes (CHATZIDIMITRIOU, 2005). C’est donc l’archéologie, plus attentive depuis quelques décennies aux problématiques liées à l’artisanat en général, qui fournit l’essentiel des données : outre celles que l’on tire des productions elles- mêmes, en l’occurrence les figurines surabondantes dans les musées et leurs réserves, il y a les vestiges plus ou moins discrets d’installations artisanales, mis au jour un peu partout. Parmi ceux-ci, ce sont les ateliers de céramistes qui laissent les traces les plus visibles et les mieux identifiables ; aussi sont-ils les mieux documentés. 3 Les travaux récents sur l’artisanat grec en général (BLONDÉ, MULLER, 1998, 2000) et sur les céramistes en particulier forment un ensemble d’une richesse impressionnante. On y trouve des études par site ou par région (par exemple LIPPOLIS, 1996 ; BRUNET, 1998 ; FISHER-HANSEN, 2000 ; ESPOSITO, SANIDAS, 2012a ; SANIDAS, 2013), des études portant spécifiquement sur les ateliers de céramistes (BLONDÉ, PERREAULT, 1992 ; CUOMO DI CAPRIO, 1992 ; MONACO, 1999, 2000 ; HASAKI, 2002, 2006 ; STISSI, 2012). Mais en comparaison du nombre des études globales portant sur les ateliers de potiers, et malgré l’essor récent des recherches sur la coroplathie (CAUBET, 2009), bien peu encore a été fait sur les ateliers produisant des terres cuites figurées, à de rares exceptions près et en dehors évidemment d’études spécifiques consacrées à un atelier particulier : mentionnons à ce titre des études par sites (MASSA, 1992 ; BANAKA, 1997), une étude régionale consacrée à la Sicile (PISANI, 2013), ou encore une approche technique consacrée au moulage (MULLER, 1997a). 4 À l’évidence, on ne peut étudier l’atelier du coroplathe qu’au sein des artisanats céramiques. Toutefois, les modalités de production particulières des terres cuites lui donnent une place singulière, à la fois dépendante et autonome, tant dans l’espace et l’organisation topographique de la production que dans la main-d’œuvre impliquée. Dégager des modèles est cependant illusoire : en raison d’abord du caractère encore très lacunaire de la documentation archéologique, et ensuite de l’étendue du cadre chronologique envisagé ici, qui recouvre des situations bien différentes.

Les techniques de la coroplathie : de l’objet unique à la production en série

5 Les procédés de fabrication des figurines de terre cuite relèvent, selon les conceptions modernes, à la fois de l’artisanat et de l’industrie. Dans tous les cas, le matériau utilisé est une terre à base d’argile : débarrassée de ses impuretés par lavage et décantation, enrichie de dégraissant pour limiter son retrait ultérieur, et additionnée d’eau, elle forme une pâte d’une plasticité qui autorise différents procédés de façonnage. Au séchage principalement et un peu encore à la cuisson, elle perd de 6 à 12 % de son volume (retrait) ; la cuisson enfin, à une température relativement basse de 750 à 950 °C, lui confère une dureté irréversible.

La fabrication d’objets uniques : tournage, modelage

6 Jusqu’au VIIe siècle avant J.-C., et même jusqu’à l’époque classique en Béotie, les figurines sont des pièces uniques, dans une vaste gamme de dimensions et de niveaux

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de qualité. Pour les plus ambitieuses, qui devaient être creuses pour ne courir aucun risque à la cuisson, l’artisan montait le corps au tour, comme un vase, puis déformait le volume de section ronde obtenu avant de le compléter par des adjonctions modelées (tête, bras), ou éventuellement moulées pour les visages. Cette technique se prête particulièrement à la fabrication de statuettes féminines vêtues, mais elle a aussi été utilisée pour la fabrication d’animaux, dont on assemblait les parties – corps, pattes, cou, tête – tournées séparément (par exemple, JAROSCH, 1994, p. 55-58), ceci jusqu’à l’époque hellénistique (par exemple The Bull, 2003, p. 172-179 ; fig. 1).

7 Des statuettes de grande taille, jusqu’à une soixantaine de centimètres, pouvaient aussi être intégralement modelées. Pour éviter l’éclatement à la cuisson, les corps se réduisaient à une planche complétée de bras plus ou moins développés et d’une tête schématisée. Le modelage massif était aussi utilisé pour des statuettes développées comme de véritables rondes bosses, mais de taille bien plus modeste, autour de dix ou quinze centimètres, pour une cuisson sans risque : représentations animales et anthropomorphes de « style primitif » et stéréotypées ou, au contraire, sensiblement plus élaborées, comme les scènes de la vie quotidienne réalisées par des modeleurs béotiens du premier quart du Ve siècle avant J.-C., ou les statuettes exceptionnelles de très grande qualité plastique, plus ambitieuses par la taille et évidées à l’arrière, produites à Thasos au IVe siècle avant J.-C. (MULLER, 1996, p. 66-80 ; fig. 2).

8 Tournées et creuses, ou modelées et massives, ces figurines sont pour les plus anciennes décorées avant cuisson, dans la technique du « vernis noir » utilisée pour les vases contemporains, dans une gamme chromatique réduite mais avec des motifs décoratifs d’une précision étonnante. Les statuettes modelées plus récentes sont peintes après cuisson de couleurs plus vives et variées, mais aussi plus fragiles.

La production de masse : la chaîne opératoire de la production moulée

9 Tournées ou modelées, et même très ressemblantes, ces figurines restaient des objets uniques, façonnés suivant un procédé artisanal. Ce n’est qu’avec le moulage que l’on passe, durant le haut archaïsme, à un mode de fabrication répétitif, quasiment industriel, faisant appel à des outils de production (BAUDRY, BOZO, 1996 ; MULLER, 1997b). Ceux-ci sont obtenus en prenant une ou plusieurs empreintes en argile sur un prototype, une statuette réalisée en modelage ; ces impressions, simples pour un prototype sans revers (fig. 3) ou constituées de deux valves pour un prototype traité comme une ronde-bosse (fig. 4), reproduisent en creux ou en négatif l’image du prototype : une fois cuites, elles servent de moules. Pour la fabrication des figurines, l’artisan presse une feuille d’argile dans le moule simple ou, le cas échéant, dans chacune de ses valves qu’il referme ensuite l’une contre l’autre, puis démoule rapidement pour recommencer aussitôt ; il n’a plus qu’à retoucher si besoin les épreuves obtenues et à les laisser sécher. La cuisson ne pose pas de problème : en effet, les figurines moulées sont creuses avec des parois fines et percées d’une petite ouverture, l’évent, qui laisse s’échapper les vapeurs de cuisson. Très bien cuits, les moules ne s’usent pas mais peuvent s’encrasser ou se casser. Ils permettent la fabrication de nombreux exemplaires mécaniquement identiques au prototype, mais de dimensions légèrement inférieures en raison du rapetissement, addition des retraits de la pâte du moule et de la figurine qui en est tirée.

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10 Le moulage, pratiqué en Orient dès le IIIe millénaire avant J.-C., a probablement été réinventé au VIIe siècle avant J.-C. à Samos, où affluaient des objets orientaux, et où bronziers et céramistes multipliaient les expériences. Il s’est ensuite rapidement généralisé dans toute la Grèce au VIe siècle avant J.-C. sous la forme du moulage bivalve qui permet d’obtenir des figurines au revers détaillé. L’adoption de cette technique, à la fois très simple à mettre en œuvre et autorisant une très grande productivité, a sans doute été la réponse technique à la forte augmentation de la demande en objets de piété, au moment de l’essor des sanctuaires à l’époque archaïque (MULLER, 2000, p. 92-95). Aux époques classique et hellénistique, le procédé a gagné en complexité pour certaines productions de qualité : on tirait séparément de moules bivalves ou simples la masse de l’œuvre – le corps – et les abattis – toutes les parties en projection ou en contre-dépouille (tête, bras, jambes, ailes…) –, puis on assemblait ces éléments avant la cuisson (fig. 5). On obtenait ainsi de vraies rondes-bosses en réduction. Les artisans soigneux différenciaient avant la cuisson les figurines en variant la position des membres, en combinant des têtes et des corps différents, en ajoutant des éléments moulés ou modelés (coiffes, couronnes…), en remodelant les coiffures, ou encore après la cuisson en les peignant de couleurs différentes. 11 Cette technique de fabrication a eu un double impact sur la diffusion des figurines. D’une part, la productivité a dégagé des surplus commercialisables, le moulage ouvrant la possibilité d’une production de masse (dans un atelier actuel travaillant à l’ancienne, une personne façonne vingt-cinq statuettes par heure : MULLER, 1996, p. 43 ; fig. 6). D’autre part, les moules eux-mêmes, pris en plusieurs exemplaires sur le même prototype, ont été l’objet de commerce, ce qui a multiplié les sites de fabrication d’un même type (MULLER, 2000, p. 99-100).

La production dérivée

12 À cette première forme de prolifération s’ajoute un phénomène supplémentaire, inhérent à la technique du moulage : la production dérivée (JASTROW, 1939 ; NICHOLLS, 1952 ; MULLER, 1997b, p. 449-456). Il est facile de surmouler une figurine elle-même tirée d’un moule, c’est-à-dire de prendre un nouveau moule ou plusieurs sur celle-ci, comme on en avait pris sur le prototype. De ces nouveaux moules ou surmoules, dits de deuxième génération, on tire des figurines de deuxième génération, ou surmoulages. Sur ces premiers surmoulages on peut reprendre d’autres surmoules d’où seront tirées des figurines de troisième génération. La chaîne opératoire du moulage décrite ci- dessus se répète donc en boucle à partir de la prise d’empreinte, jusqu’à une dizaine de fois. Toutefois, chaque nouvelle génération, en raison de l’addition des retraits de l’argile des surmoules et des surmoulages, rapetisse de 10 à 20 % et perd en qualité, jusqu’à devenir méconnaissable (fig. 7). Il est aussi possible, en modelage, de transformer une figurine moulée avant sa cuisson, par exemple en ajoutant un manteau à une péplophore : elle devient alors un prototype secondaire, sur lequel le coroplathe prend des moules d’où est tirée la nouvelle version du type (MULLER, 1996, p. 45-46). Une série, c’est-à-dire l’ensemble des objets, toutes générations et versions confondues, qui dépendent mécaniquement d’un même prototype (NICHOLLS, 1952 ; MULLER, 1997b, p. 451), peut ainsi se développer à travers une multiplication vertigineuse tant des moules que des figurines, dans une qualité de plus en plus dégradée cependant (fig. 8).

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13 Les surmoulages et fabrications de nouvelles versions se font aussi bien dans l’atelier à l’origine de la série que dans n’importe quelle autre officine : un type donné peut donc être fabriqué au même moment sur plusieurs sites, proches ou très éloignés les uns des autres (MULLER, 2000 ; HUYSECOM, 2000). Inutile d’imaginer de complexes circuits commerciaux pour expliquer l’immense succès de la koinè rhodo-ionienne au VIe siècle avant J.-C., puis du style dit « de Tanagra » à l’époque hellénistique, devenus des langages formels communs à la plus grande partie du monde antique : il a été favorisé par ces procédés qui encourageaient la paresse créatrice, dans une société qui ne connaissait évidemment pas la propriété artistique. Ainsi, dans les mains d’artisans peu soucieux de qualité, d’artisanat d’art la coroplathie est devenue une industrie aux délocalisations multiples, capable du meilleur comme du pire.

L’équipement nécessaire à la fabrication de figurines

14 De la description des techniques de fabrication se dégage l’inventaire des installations et des outils requis pour fabriquer des figurines. Pour la préparation du matériau, il faut des bassins et des installations hydrauliques (adduction et évacuation d’eau), ainsi que des surfaces dures pour le malaxage. Le façonnage requiert un tour pour les figurines tournées, un établi et surtout des outils de production, les moules, à partir du moment où le moulage s’est imposé. Les autres outils du façonnage sont des plus banals : fil pour découper des croûtes d’argile qui seront pressées dans le moule ou rouleau pour les aplatir, des spatules, des ébauchoirs et des stylets en os, bronze ou bois pour les opérations de modelage. Après le séchage, qui ne nécessite qu’un espace de préférence ventilé et à l’ombre, la cuisson exige un four, a priori de dimensions modestes, les objets à cuire n’étant jamais très grands. Pour la mise en peinture, il faut des pots ou des godets pour les couleurs, ainsi que des pinceaux de différentes épaisseurs pour les aplats ou les détails. Enfin, un espace de stockage (du matériau préparé, des produits finis) et éventuellement de vente est prévu dans les ateliers les plus importants.

15 La plus grande partie de cet équipement est celui de tout atelier de potier : les installations fixes mais aussi le petit matériel, dont les potiers ont l’usage pour affiner le façonnage et pour décorer les vases. Seuls les moules pour le façonnage sont donc propres au coroplathe, encore que le potier pouvait aussi en posséder pour fabriquer des vases moulés (AKAMATIS, 1993). On connaît désormais de nombreux fours de tous types (HASAKI, 2002, en recense 459 pour le seul monde grec ; voir aussi MONACO, 1999, 2000) : les plus nombreux cependant pendant tout le dernier millénaire avant J.-C., et de loin, sont de plan circulaire ou piriforme, avec un support central pour la sole et un diamètre le plus souvent modeste, de 1,20 mètre à 1,5 mètre (HASAKI, 2006, p. 224-225, type IA). Les fours rectangulaires sont exceptionnellement utilisés pour des figurines, comme à Camarina (PISANI, 2008, p. 22-23 : type IIC). Rares sont en revanche les installations de lavage connues, peut-être parce que l’on manque de fouilles extensives mettant au jour toute l’emprise des ateliers ; l’atelier de Phari à Thasos avec son réservoir et ses spectaculaires bassins de décantation est de ce fait exceptionnel (BLONDÉ et al., 1992, p. 12-18). Plus rares encore sont les vestiges de tours ou même d’établis, comme celui de la Terracotta Factory de Corinthe (SANIDAS, 2013, p. 135). Pour ce qui est des moules, la plupart des sites urbains du monde grec en ont livré, complets ou fragmentaires. Il s’agit le plus souvent de trouvailles dispersées ou même hors

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contexte, comme à Thasos (MULLER, 1996, p. 33, n. 35, et 1999, p. 281), mais aussi, plus rarement, de concentrations de centaines de valves complètes ou fragmentaires qui signalent des ateliers comme, par exemple, à Corinthe (STILLWELL, 1952), à Corcyre (PREKA-ALEXANDRI, 2014), à Argos (BANAKA, 1997), à Pella (AKAMATIS, 1990, p. 181, 2012, p. 53) ou encore à Tarente (FERRANDINI TROISI et al., 2012, p. 36-40). Quant aux autres petits outils de façonnage, ébauchoirs, spatules, stylets…, très peu en ont été trouvés dans des ateliers de céramistes : font exception ceux d’Ilion (MILLER, 1991, p. 56-57) ou de Corcyre (KOURKOUMÉLIS, DEMESTICHA, 1997). En revanche, la mise en peinture est mieux attestée par des trouvailles de godets avec des restes de couleurs, par exemple à Athènes (atelier du Commercial Building II, SANIDAS, 2013, p. 86), à Phères (DOULGERI- INTZESILOGLOU, 1997, p. 303), et surtout à l’agora de Pella, où a aussi été trouvée une palette de coloriage (AKAMATIS, 1990, p. 179-180).

Les ateliers de coroplathes

Des particularités de la chaîne opératoire à l’organisation de la production

16 Le mode de fabrication original au moyen de moules, que les figurines ne partagent dans l’Antiquité qu’avec de rares autres productions en terre cuite, comme certains vases (vases plastiques, bols à relief), les lampes ou les terres cuites architecturales, a eu des conséquences importantes sur l’organisation humaine et matérielle de la production. En effet, à la différence des autres artisanats où la fabrication est de bout en bout aux mains d’un artisan unique détenteur d’un savoir-faire, une technè, la chaîne opératoire de la fabrication des terres cuites est fractionnable, entre plusieurs intervenants et plusieurs lieux.

17 Le tournage d’une statuette demande le savoir-faire d’un artisan longuement formé, un potier ; le modelage exige un minimum de dextérité et de créativité. Le moulage en revanche ne nécessite aucune compétence particulière : au prix d’une formation minimale, de quelques semaines, il est à la portée de n’importe quel tâcheron (PILLET, 1982, p. 57 ; MULLER, 2011). Au contraire, la réalisation, en amont, des prototypes est l’affaire de modeleurs, capables aussi bien d’invention que de variations infinies autour d’un thème unique, et doués d’une culture qui les met en phase avec les réalisations et les évolutions de la grande plastique. Les modeleurs de prototypes sont en fait des sculpteurs : c’est chez eux que l’on trouve la pratique régulière du modelage en terre ou en cire pour la réalisation des modèles qui sont ensuite reproduits, éventuellement par des techniciens, dans le marbre ou dans le bronze. Peut-être ces sculpteurs fabriquaient-ils aussi les moules de première génération. Enfin, le façonnage par moulage est encadré dans la chaîne opératoire par la préparation du matériau d’une part, la cuisson d’autre part, opérations qui demandent des équipements mais aussi des compétences techniciennes : ce sont les potiers qui possèdent les unes et les autres. 18 Sont donc impliquées dans la fabrication des personnes aux compétences très différentes : un sculpteur-artiste qui n’intervient que très ponctuellement pour la création, un ouvrier-manœuvre et un potier-technicien pour la (re)production en masse (BARRA BAGNASCO, 1996b, p. 185). Ces personnes peuvent ne faire qu’une : c’était certainement le cas, durant le haut archaïsme, des potiers qui fabriquaient des

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statuettes en tournage et modelage et les peignaient avant cuisson. Mais ce que l’on entrevoit de la production ultérieure, au moyen de moules, laisse plutôt penser qu’elle était aux mains de personnes différentes, aux compétences inégales mais complémentaires (MULLER, 2011). Aussi la chaîne opératoire se fractionne-t-elle, du point de vue topographique aussi, en au moins deux lieux – l’atelier du sculpteur et l’atelier du potier-coroplathe. Au prix de quelques transports, de terre préparée et de statuettes prêtes à cuire, elle peut même se fractionner en trois : l’atelier du sculpteur, l’atelier du mouleur et l’atelier du potier. Les données archéologiques présentées ci- dessous permettent d’illustrer ces deux situations. 19 La production dérivée introduit une autre forme de fractionnement de la chaîne opératoire, dont les reprises en boucle décrites ci-dessus peuvent apparaître en des lieux aussi bien voisins que géographiquement très éloignés : ainsi, un kouros vêtu créé en Ionie du sud a été reproduit à différentes générations sur plus d’une vingtaine de sites de la Méditerranée et de la mer Noire pendant la seconde moitié du VIe siècle avant J.-C. (HUYSECOM, 2000). Sur la base de l’analyse technique d’abord (caractéristiques de production et de facture) et stylistique ensuite des statuettes moulées, on est amené à distinguer entre des ateliers créateurs et des ateliers dérivatifs (MULLER, 1997b, p. 458). Les premiers sont peut-être à l’origine des prototypes et fabriquent en tout cas des objets de première génération, qui présentent une réelle unité stylistique si les prototypes sont de la même main – celle du « maître d’atelier » ou celle du sculpteur auquel l’atelier achète des prototypes ou des moules de première génération. Tel serait le cas de l’atelier-boutique imaginé par le peintre Jean-Léon Gérôme, qui reproduit des créations du sculpteur Jean-Léon Gérôme : la Danseuse au cerceau, la Grande Tanagra à côté de l’ouverture, ainsi que les masques du premier plan, repris de la Joueuse de Boule (fig. 9). Les ateliers dérivatifs en revanche reproduisent par surmoulage des créations déjà existantes : leur répertoire se constitue au hasard des achats ou des importations qu’ils surmoulent. Les choses sont évidemment loin d’être aussi tranchées : le même atelier peut être à la fois créatif pour certaines de ses productions et dérivatif pour d’autres. La production du potier contemporain Kostis Chrysogelos, qui travaille à Thasos, illustre parfaitement cette situation (PAPADOPOULOS, 1999) : dans le répertoire éclectique de terres cuites qu’il produit en petites quantités à côté des vases se trouvaient ces dernières années des surmoulages d’un relief paysager et de terres cuites architecturales achetés dans le commerce, d’une statuette antique et de timbres amphoriques trouvés sur le site archéologique près de l’atelier, mais aussi des statuettes et des reliefs figurés de première génération reproduisant des prototypes réalisés par des amis ou des sculpteurs de passage. 20 Tous ces phénomènes inhérents à la technique du moulage expliquent en premier lieu l’ubiquité de la fabrication de figurines et permettent de rendre compte des particularités des ateliers révélés par les fouilles. Encore convient-il de souligner le caractère très incomplet de celles-ci, ainsi que le fait que bien des ateliers ne sont « identifiés » que par des trouvailles mobilières (moules, figurines et vases) recueillies dans des dépotoirs ou des remblais.

Ateliers de potiers avec une production annexe de figurines

21 De nombreux ateliers de potiers ont été recensés, confirmant l’ubiquité d’un artisanat répondant aux besoins courants de toute communauté (FISCHER-HANSEN, 2000 ; HASAKI,

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2002 ; STISSI, 2012). Il s’agit d’établissements où se déroule toute la chaîne opératoire de la production de vases : on y trouve des installations de lavage, un ou parfois plusieurs fours, des espaces de travail et de stockage, voire une habitation. Parmi eux, un nombre non négligeable (13 sur les 47 du tableau FISHER-HANSEN, 2000, p. 110-111 ; 20 sur les 60 du tableau STISSI, 2012, p. 219-224) produisait, en plus des vases, des terres cuites figurées : en témoignent alors, dans les dépotoirs associés à l’atelier, des figurines et des moules. À en juger d’après le nombre des trouvailles, cette production est presque toujours secondaire par rapport à celle des vases : elle est peut-être aussi occasionnelle, comme dans la poterie contemporaine de Kostis Chrysogelos évoquée ci-dessus. Les patrons-potiers devaient s’adresser à un sculpteur pour lui acheter des moules de première génération, ou bien ils se constituaient un répertoire en surmoulant des figurines existantes. Parmi les nombreux exemples, mentionnons les ateliers d’Athènes (SANIDAS, 2013, p. 69-102), de Corinthe (STILLWELL, 1948, 1952 ; SANIDAS, 2013, p. 126-136), de Corcyre (PREKA-ALEXANDRI, 1992, 2014), de Phères de Thessalie (DOULGERI- INTZESSILOGLOU, 1997), d’Héphestia sur l’île de Lemnos (MASSA, 1992), d’Aulis en Béotie (THREPSIADIS, 1960) et de Locres Épizéphirienne (MEIRANO, 2012 ; fig. 10-11).

22 Dans certains cas, on entrevoit une forme de spécialisation, ou du moins une cohérence dans les gammes de produits ou les techniques de production de ces ateliers de potiers. Ainsi, les céramistes de la Corinthe archaïque produisent des objets à destination votive, des vases miniatures et des figurines modelées (SANIDAS, 2014), comme le font également des ateliers d’Athènes (SANIDAS, 2013, p. 70-71) ou de Locres (BARRA BAGNASCO, 1996a, p. 32). À Thasos, la composition des pâtes et la température de cuisson distinguent deux artisanats céramiques qui fonctionnent parallèlement durant le IVe siècle avant J.-C. : l’un produit de la céramique à vernis noir et de la commune, l’autre de la céramique culinaire et de la commune ; c’est à ce dernier que les analyses rattachent la production des figurines (MULLER, 1999, p. 284). L’atelier hellénistique de Phères fabrique principalement des objets moulés de petite taille – bols à reliefs, lampes et figurines – à côté de petits vases tournés (DOULGERI-INTZESSILOGLOU, 1997, p. 299-303). Souvent, c’est encore la technique du moulage qui rassemble, au sein d’un même atelier, la production des terres cuites architecturales et celles des figurines, comme à Naxos, à Gela ou à Medma (FISHER-HANSEN, 2000, tableau, p. 110-111). En général, la production de figurines est associée à celle de petits vases dans des ateliers disposant de fours modestes (diamètre autour de 1 mètre) ; celle de statues de terre cuite ou de très grandes statuettes (certaines statuettes de Corcyre dépassent 0,60 mètre) est associée à la fabrication de grands vases de transport et de stockage (BARRA BAGNASCO, 1996a, p. 32).

Ateliers de mouleurs techniquement dépendants d’ateliers de potiers

23 La fouille de plusieurs maisons urbaines a livré des moules, en nombre variable, mais toujours suffisant pour imposer d’y restituer une activité de façonnage de figurines, surtout lorsqu’y étaient associés des stocks de terre prête à l’emploi et des exemplaires de figurines tirées de l’un ou l’autre de ces moules. Ces ateliers dans les maisons d’habitation ne possèdent qu’exceptionnellement des installations de lavage de la terre ; surtout ils n’ont presque jamais de four (BARRA BAGNASCO, 1996b, p. 184). Autrement dit, la chaîne opératoire est ici doublement fractionnée : comme dans la

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situation précédente, les positifs – prototypes ou figurines-patrices – sont réalisés hors de l’officine ; de plus, le mouleur doit, sauf exception, s’approvisionner en terre auprès d’un atelier de potier ou d’un fournisseur spécialisé (SANIDAS, 2013, p. 89-91 et p. 118) et dans tous les cas faire cuire sa production chez un potier ou dans un four communautaire s’il en existe. Relèvent de ce cas de figure par exemple les ateliers de mouleurs dans les maisons d’habitation d’Abdère (LAZARIDIS, 1960, p. 72-76), d’Olynthe (maison B i 5 : CAHILL, 2002, p. 253 ; SANIDAS, 2014 ; fig. 12), de Halos en Thessalie (REINDERS, 1988, p. 117-131), de Corinthe (Terracotta Factory : SANIDAS, 2013, p. 135-136 ; SANIDAS, 2014), du quartier du théâtre à Délos ( BRUNET, 1998, p. 684), de Tricarico en Lucanie (CAZENOVE, FÉRET, 2010), etc. On est typiquement en présence d’un artisanat d’importance très variable, qui va de l’activité occasionnelle de « coroplathes amateurs » au répertoire limité (LAZARIDIS, 1960, p. 76, n. 1) jusqu’à une activité soutenue et spécialisée, comme dans la Terracotta Factory de Corinthe. Dans tous les cas, cette production reste techniquement dépendante d’un atelier de potier.

24 D’autres officines, installées quant à elles dans les boutiques d’édifices à vocation commerciale (suites de pièces simples ou doubles, ouvrant sous un portique), sont de la même façon limitées au façonnage, en y ajoutant certainement la vente. L’exemple le plus connu est celui de l’agora de Pella, dont plusieurs boutiques de l’aile orientale étaient aux IIIe-IIe siècles avant J.-C. affectées au façonnage de bols à reliefs et de statuettes. Les moules y ont été trouvés en nombre, et sans doute le volume de la production était-il important (AKAMATIS, 1990 et 2012). Il y avait dans d’autres quartiers de la ville des ateliers de potiers où il était possible de s’approvisionner en terre et de cuire la production (LILIBAKI-AKAMATI, 1997 ; LILIBAKI-AKAMATI, AKAMATIS, 2008), la mise en peinture s’effectuant dans les boutiques de l’agora, comme l’attestent la palette et les pots de peinture évoqués plus haut. À Délos, l’officine de l’aile sud de l’agora des Italiens (BRUNET, 1998, p. 684) et à Athènes celles de deux édifices commerciaux à proximité de l’agora, respectivement au sud-est (NICHOLLS, 1995 ; SANIDAS, 2013, p. 84-86) et au nord-ouest (SANIDAS, 2013, p. 86), relèvent de ce même cas de figure, avec la différence que, si des ateliers de potiers contemporains sont connus à Athènes, ce n’est toujours pas le cas à Délos (BRUNET, 1998, p. 688). À Thasos enfin, la concentration de moules dans les « boutiques sud-ouest » de l’agora (MULLER, 1996, p. 33, n. 35), et peut- être à Argos dans le bâtiment K de l’agora (SANIDAS, 2013, p. 157), laisse aussi supposer l’existence de telles officines.

Ateliers de coroplathes autonomes ?

25 Enfin, les fouilles semblent suggérer l’existence, bien plus rare, d’ateliers de coroplathes à la fois spécifiques – ils produisent principalement sinon exclusivement des figurines – et autonomes, avec toutes les installations nécessaires à la fabrication. Les publications (FISCHER-HANSEN, 2000, tableau p. 110-111, STISSI 2012, tableau p. 219-224) y signalent en tout cas des fours, alors qu’elles sont plus évasives sur les installations de préparation du matériau. Elles précisent parfois que ces ateliers créent leurs propres prototypes et qu’on peut donc les considérer comme créateurs (par exemple MEIRANO, 2012, p. 259). Entrent dans cette catégorie par exemple l’atelier de la porte V d’Agrigente à la production « énorme et variée » (FISCHER-HANSEN, 2000, p. 94) et un atelier d’Argos à l’est de l’agora, qui n’est cependant connu que par la trouvaille d’un lot important de moules de qualité remarquable (BANAKA, 1997, p. 319-324 ; SANIDAS,

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2013, p. 157). Cette situation mal établie est en tout cas nettement minoritaire par rapport à celles décrites ci-dessus.

26 Autrement dit, l’archéologie n’a pas révélé jusqu’à présent de manufacture spécialisée qui réunirait en un même lieu toute la chaîne de production et toutes les catégories de personnel ou du moins toutes les compétences, avec une stricte division des tâches : un sculpteur modeleur-créateur de prototypes, des techniciens préparant le matériau et assurant la cuisson, des mouleurs et des peintres-décorateurs en nombre suffisant pour assurer une production soutenue et variée (BARRA BAGNASCO, 1996b, p. 184). Les sources littéraires font pourtant connaître, pour d’autres secteurs de production il est vrai, l’existence de grandes manufactures autonomes, de véritables PME où travaillaient plusieurs dizaines d’esclaves : cent vingt peut-être dans l’armurerie du père de Lysias, le métèque Kephalos (Lysias, 12, 19), une trentaine dans la fabrique de couteaux, vingt dans celle de lits du père de Démosthène (Démosthène, 27, 9). Sans le dire explicitement, c’est sur ce modèle que l’on imagine volontiers l’activité de l’atelier de Diphilos à Myrina (BESQUES, 1963, p. 18) : les signatures qui caractérisent sa production permettent de dresser un répertoire d’au moins quarante types différents, répartis sur plus d’un siècle (environ 50 avant J.-C.-50 après J.-C. ; KASSAB, 1988 ; KASSAB TEZGÖR, 2001). Diphilos était-il un maître créateur de prototypes, éventuellement patron propriétaire d’un atelier et de son personnel, « humble industriel » donc (POTTIER, 1909, p. 6) ? Cet atelier ne produisait-il que des figurines ? Quoi qu’il en soit, son nom semble bien être devenu une « marque de fabrique » (BESQUES, 1963, p. 17). C’est ce que suggèrent la longévité de la production ainsi que le formulaire de la « signature », réduite au nom au génitif comme dans les estampilles de lampes, alors que la signature répond normalement à la formule « o deina epoiesen », « un tel a fait » (MULLER, 2011, p. 51-53). Mais cela implique-t-il pour autant une manufacture spécialisée, un « Grossbetrieb industriellen Gepräges » (SCHEIBLER, 1984, p. 131) ? Rien n’est moins sûr. Au final, la manufacture spécialisée dans la coroplathie reste un rêve d’archéologue…

La taille des ateliers et le personnel

27 Reste donc l’impression d’un artisanat indissociable d’une façon ou d’une autre de la production des vases, représenté par des ateliers plutôt modestes (PISANI, 2012, p. 323). Modestes par les surfaces occupées, que cette activité soit intégrée, comme c’est le cas le plus fréquent, au sein d’ateliers de potiers éventuellement importants, ou qu’elle se développe dans des espaces spécifiques, maisons-ateliers ou boutiques, où ne se pratique que le façonnage. Modestes aussi par le personnel employé, car le procédé mécanique du moulage permet à deux ou trois personnes d’assurer une production consistante. Rares sont en tout cas les ateliers qui devaient occuper un plus grand nombre d’individus à la production de figurines : cela a pu cependant être le cas dans la Terracotta Factory de Corinthe (SANIDAS, 2013, p. 135) ou l’atelier de Figareto à Corcyre (PREKA-ALEXANDRI, 2014).

28 Plusieurs chercheurs ont essayé d’évaluer la taille des ateliers de potiers (SCHEIBLER, 1984, 1986 ; HASAKI, 2006 ; STISSI 2012). Le modèle familial occupant deux à cinq personnes – le potier, citoyen libre ou métèque, et sa famille donc, femme et enfants – et le modèle de la petite entreprise – avec un patron citoyen ou métèque occupant cinq à dix salariés ou esclaves, en propriété ou en location – suffisent pour rendre compte de l’importante production céramique d’Athènes aux VIe-Ve siècles avant J.-C., surtout dans

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le cadre de regroupements avec mise en commun de moyens (SCHEIBLER, 1986). Le modèle familial et celui aussi de la petite entreprise seraient prédominants encore aux périodes ultérieures, avec une large majorité d’ateliers équipés d’un seul four (HASAKI, 2006, p. 225) ; ils n’en sont pas moins d’efficaces « machines à produire », dont la seule multiplication est à l’origine des énormes productions de vases à Corinthe et à Athènes (STISSI, 2012, p. 210-211). Le modèle de la grande manufacture employant quelques dizaines d’esclaves autour de plusieurs tourneurs ne paraît pas avoir existé avant le changement d’échelle de l’époque romaine (SCHEIBLER, 1984, p. 131 ; CHATZIDIMITRIOU, 2005, p. 156). Dans ce cadre, le travail des enfants et de la femme du potier trouve quelques attestations. L’imagerie des vases attiques montre souvent des enfants actionnant le tour où travaille le patron, et plus rarement des femmes actives dans la poterie, dont une peintre de vases : elles sont généralement identifiées comme les femmes des patrons-potiers (CHATZIDIMITRIOU, 2005, p. 151-152) ; en outre, deux signatures témoignent de l’activité d’une potière-tourneuse (CHATZIDIMITRIOU, 2005, p. 152-153). 29 À l’évidence, la production de figurines s’intègre sans difficulté dans de tels ateliers. Le façonnage par moulage est l’une des tâches confiées aux subalternes, apprentis et aides : femme et enfants du potier dans le modèle familial, esclaves ou salariés dans le modèle de la petite entreprise. De même, la mise en peinture des figurines pourrait être, comme l’est la décoration des vases, une activité de début de carrière ou féminine : c’est ainsi que l’imagine Jean-Léon Gérôme (fig. 9). À côté de mises en peintures et parfois de dorures techniquement raffinées, de maladroits bariolages montrent que l’habileté ou simplement le soin étaient loin d’être toujours au rendez- vous (KASSAB TEZGÖR, 2007, p. 235). À plus forte raison, lorsque le moulage des figurines est délocalisé dans le cadre domestique, ce sont des enfants et sans doute aussi des femmes qui y sont affectés, hypothèse que confortent quelques observations. Ainsi, l’analyse des empreintes digitales dans les lampes moulées d’Alexandrie (VIIe-VIIIe siècle après J.-C.) a montré qu’elles avaient été façonnées par des enfants de huit à douze ans (DZIERZYKRAY-ROGALSKI, GRZESZYK, 1991). Quant à l’existence de femmes coroplathes, elle trouve confirmation dans les noms féminins au génitif gravés, avant cuisson, au dos de moules classiques et hellénistiques de Tarente. Les femmes qui les ont fabriqués en sont sans doute aussi les premières utilisatrices (FERRANDINI TROISI et al., 2012, p. 49). Ce sont d’ailleurs de très jeunes filles que l’on voit occupées au moulage dans l’atelier contemporain sri-lankais évoqué ci-dessus (fig. 6). 30 La place des artisans dans la société et leur statut juridique échappent presque toujours dans la documentation matérielle, à de rares exceptions près, qui concernent surtout les métiers de la construction mentionnés dans les comptes officiels de grands chantiers (FEYEL, 2006, p. 319-340). Un récent examen des sources archéologiques a cependant montré qu’ils sont bien présents et intégrés dans la cité, aux cultes de laquelle ils participent (GILLIS, 2013, p. 29-182). Mais si les coroplathes-mouleurs se recrutent bien parmi les femmes et les enfants-apprentis, on les imaginera volontiers dans les rangs les plus effacés et les plus dépendants de la société. Peut-on atteindre les pratiques religieuses propres aux céramistes ? Dans quelques ateliers de potiers (Corcyre : PREKA-ALEXANDRI, 2014) ou à proximité immédiate (stelai shrines à Corinthe : STILLWELL, 1948 ; GILLIS, 2013, p. 272-278) ont été reconnus des sanctuaires. Il existe aussi des témoignages de cultes adressés à des divinités spécifiques – Artémis Epiklivanios, « qui préside au four », Athéna Erganè, « l’industrieuse », Poseïdon à Corinthe – et de

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dévotions envers des puissances démoniques qui pourraient compromettre la cuisson : on pourrait en reconnaître l’image dans des modelages grossiers, peut-être destinés à être placés sur les fours (GILLIS, 2013, p. 183-340).

La production de figurines dans l’espace de la ville

31 L’imbrication de la production coroplastique dans la production céramique en général impose d’examiner son implantation topographique dans le cadre d’une approche globale des implantations des ateliers de potiers et, au-delà, des implantations artisanales.

Un artisanat plutôt urbain

32 Les notions de « quartiers artisanaux » et plus spécifiquement de « quartiers de potiers » ou « céramiques », se sont constituées dans la recherche sur la base d’une généralisation abusive à partir de sites urbains très incomplètement fouillés, au premier rang desquels Athènes, avec son « Céramique » et son industrial district au sud- ouest de l’agora (YOUNG, 1951). Ces notions sont aujourd’hui remises en cause (ESPOSITO, SANIDAS, 2012b ; HELLMANN, 2012) : au fur et à mesure que s’étendent les fouilles systématiques ou de sauvetage dans les sites urbains, on se rend désormais compte de la présence des activités artisanales et en particulier des ateliers de céramistes dans tous les quartiers des agglomérations et à leur périphérie (fig. 13). Au fil du temps, leur densité varie de façon aléatoire ou selon des critères (proximité des matières premières, comme pour le Potters’ Quarter à Corinthe, de l’eau, des voies de communication, de la clientèle) qui n’ont rien à voir avec la planification urbaine. D’ailleurs, lorsque celle-ci existe, comme dans les villes nouvelles, elle ne prévoit que la répartition des zones à vocation religieuse, publique et résidentielle : aucune planification n’a pu être observée en ce qui concerne les activités économiques, de production et de vente. En dehors des agoras commerciales, la puissance publique est tout simplement indifférente à leur implantation ; elle n’intervient qu’exceptionnellement, par exemple à Athènes pour interdire l’installation de tanneurs sur l’Ilisos en amont du sanctuaire d’Héraklès, pour d’évidentes raisons de salubrité (loi sacrée IG I3 257).

33 Pour les ateliers de potiers, l’image générale est celle d’une implantation dans l’habitat pour les périodes anciennes (géométrique, haut archaïsme) ; elle peut s’y maintenir dans certains cas, comme à Héraklée de Lucanie aux IVe-IIIe siècles avant J.-C. (FISHER- HANSEN, 2000, p. 96) ou à Pella (LILIBAKI-AKAMATI, 1997 ; LILIBAKI-AKAMATI, AKAMATIS, 2008). Le plus souvent cependant, à partir de l’époque archaïque, les ateliers de potiers à la recherche d’espace s’installent à la périphérie des agglomérations importantes, immédiatement à l’intérieur où à l’extérieur des murs et le long des routes principales. Dans les grands sites de production céramique, de remarquables concentrations se forment avec peut-être une mise en commun de moyens, bassins de lavage et fours (STISSI, 2012, p. 212, 215 ; SANIDAS, 2013, p. 194) : le Céramique d’Athènes, le Potters’ Quarter à Corinthe, près d’une riche argilière ( STILLWELL, 1948) et le quartier de Centocamere à Locres Épizéphyrienne ( BARRA BAGNASCO, 1996a ; MEIRANO, 2012) en constituent des exemples significatifs. Ces ateliers en périphérie peuvent être de véritables « machines à produire », sans résidence : le potier, sa famille et son

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personnel habitent ailleurs, en ville (STISSI, 2012, p. 209 ; SANIDAS, 2013, p. 217). Cette situation résulte de facteurs multiples : contraintes immobilières (besoin de place, prix des terrains en ville, éventuelle taxation sur les fours : SANIDAS, 2013, p. 226), évolutions urbaines, en particulier embellissements monumentaux, qui ont chassé du centre vers la périphérie les activités les moins nobles (BÉAL, 2002).

34 Quant à la coroplathie, elle apparaît plus sensiblement et généralement comme une activité urbaine. Activité annexe de certains ateliers de potiers, la production de figurines trouve les mêmes implantations, urbaine parfois et périphérique le plus souvent ; mais plus ils sont situés loin à l’extérieur des remparts, moins souvent les ateliers de potiers produisent aussi des figurines. Quant aux ateliers qui ne pratiquent que le façonnage de figurines, ils sont tous urbains, qu’ils se trouvent dans des maisons d’habitation ou dans des édifices commerciaux ; les abords proches des agoras d’Athènes ou d’Argos en ont livré de nombreuses traces (BANAKA, 1997 ; SANIDAS, 2013). C’est d’ailleurs dans ce milieu urbain que les ateliers de coroplathes sont au plus près des sculpteurs susceptibles de les fournir en prototypes ou en moules de première génération. Les exemples de tels voisinages sont nombreux : à Athènes, où dans l’ industrial district l’atelier de coroplathe de la maison L est à deux pas de la rue des marbriers (YOUNG, 1951, p. 235) ; à Délos, où coroplathe et sculpteur occupent des boutiques de l’agora des Italiens (BRUNET, 1998, p. 684) ; ou à Locres, où des fondeurs de grandes statues de bronze travaillent parmi les ateliers de céramistes du quartier de Centocamere (FISCHER-HANSEN, 2000, p. 100).

35 On peut maintenant essayer de mettre en relation trois traits caractéristiques relevés dans ce qui précède : premièrement, la dépendance technique des ateliers de façonnage par rapport à des ateliers de potiers pour la préparation du matériau et la cuisson ; deuxièmement, la séparation fréquente, dans le modèle de la petite entreprise, entre la poterie-lieu de travail et l’habitation du patron-potier ; et enfin, ce que l’on entrevoit du personnel affecté au moulage, femmes et enfants. Cela suggère une forme d’organisation où la dépendance technique se doublerait d’une dépendance économique et familiale : le façonnage des figurines pourrait n’être qu’une activité délocalisée de l’atelier de potier, que le patron-potier confie à sa propre famille, dans sa maison en ville ou même dans un atelier-boutique en location. On retrouverait ainsi, mais avec une division topographique, la situation banale de la coroplathie comme activité annexe des ateliers de potiers. Si vraisemblable qu’elle soit, cette organisation doit cependant rester une hypothèse, dont on voit hélas mal quelle vérification archéologique elle pourrait recevoir.

Rapports avec les lieux de « consommation »

36 À la différence des autres productions des céramistes, avant tout utilitaires, les terres cuites figurées n’ont de fonction que dans la piété envers les dieux et envers les morts. Quelle que soit leur identification (divinités ou mortels ?) et leur rôle précis, la grande majorité des figurines a une destination votive, partout dans le monde grec : les femmes principalement ont offert dans les sanctuaires de divinités féminines des quantités impressionnantes de ces objets modestes, statuettes et protomés en général de piètre qualité, que l’on dénombre parfois en milliers d’individus quand on n’en pèse pas les fragments par tonnes (fig. 8). Quant à l’usage de placer des figurines – des mêmes types le plus souvent – dans les tombes, il ne concerne pratiquement que les

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femmes et les enfants, et il est limité à certaines régions du monde grec : les nombreuses trouvailles des nécropoles de Myrina en Asie Mineure et de Tanagra en Béotie, mais aussi de Tarente en Grande Grèce, sont les exemples les plus connus. Les maisons grecques en revanche ne livrent que très peu figurines : quelques jouets, des témoignages de cultes domestiques et peut-être, à partir de l’époque hellénistique, des éléments de décor. Aussi la question du rapport entre les lieux de production des figurines d’une part, les lieux de « consommation » d’autre part concerne-t-elle en premier lieu et partout les sanctuaires, en second lieu les nécropoles en certaines régions.

37 On fait souvent état de liens privilégiés entre tel atelier de coroplathe et tel sanctuaire, allant jusqu’à évoquer l’existence d’« ateliers de sanctuaires » (BESQUES, 1963, p. 14), expression qui suggère une dépendance topographique, mais aussi administrative et économique. Rares cependant sont les ateliers de céramistes à l’intérieur même des sanctuaires : les attestations les plus sûres concernent des ateliers de terres cuites architecturales, liés au fonctionnement temporaire d’un chantier de construction, comme à Némée (SANIDAS, 2013, p. 181 et 141-143) ou à Naxos de Sicile (LENTINI, 2012, p. 286). Quant à la production de vaisselle et de figurines, elle paraît exceptionnelle dans les sanctuaires, comme à Naxos encore à l’époque archaïque, avec un four (LENTINI, 2012, p. 286), dans le sanctuaire d’Artémis à Aulis (THREPSIADIS, 1960, bâtiments Π et N, sans four), ou encore, peut-être, dans le sanctuaire de la Mère des dieux à Pella (LILIBAKI- AKAMATI, 2000, p. 37 et n. 161) ; l’existence d’un atelier, lui aussi sans four, dans (ou contre ?) le sanctuaire d’Apollon Daphnéphoros à Érétrie a été mise en doute (HUGUENOT, 2012, p. 184). En revanche, nombreux sont les ateliers, équipés ou non d’un four, proches de sanctuaires urbains ou de banlieue, dont la production de vases et surtout de figurines se retrouve dans le mobilier votif de ces sanctuaires. Entre autres exemples, mentionnons l’atelier polyvalent du VIIe siècle avant J.-C. à Athènes dont les figurines modelées ont été offertes dans l’Éleusinion voisin (SANIDAS, 2013, p. 70-71), les ateliers de Corcyre (PREKA-ALEXANDRI, 2014), ceux de Métaponte (FISCHER-HANSEN, 2000, p. 105 ; MILLER AMMERMAN, 2014) et ceux de plusieurs sites de Sicile (PISANI, 2012, p. 312). Il n’y a là rien que de tout à fait normal : les coroplathes satisfont une demande locale, à commencer par la plus proche ; tout aussi évidemment, le gros de leur production, en dehors de quelques types très spécifiques, peut être offert dans plusieurs sanctuaires (MULLER, 1999, p. 282). Ce n’est pas le sanctuaire qui attire l’atelier du coroplathe dans une relation d’exclusivité, mais plutôt l’atelier du potier qui répond de façon opportuniste aux besoins en objets votifs pour les sanctuaires les plus proches. 38 Un autre voisinage fréquent, entre la production de figurines et les tombeaux, comme à Athènes (et pas seulement au Céramique, d’ailleurs : SANIDAS, 2013, p. 87-88 ; fig. 13), à Corinthe, à Phères, à Prinias et à Naxos (STISSI, 2012, tableau p. 219-224 ; PISANI, 2012, p. 319), a suggéré parfois un lien privilégié : les coroplathes viendraient fabriquer et proposer leur marchandise au plus près de la clientèle (KASSAB TEZGÖR, 2007, p. 355-356). Mais si un tel rapprochement se comprend pour des activités qui ont un débouché exclusivement funéraire, comme les établissements d’embaumement à Alexandrie, il est hors de propos pour les coroplathes, dont la production est destinée en majorité aux sanctuaires. En fait, les raisons d’un tel voisinage sont à chercher ailleurs : quand ce n’est pas tout simplement la présence des argilières et de l’eau en périphérie de la ville qui attire les ateliers de céramistes, comme à Corinthe, ce sont l’évolution urbaine et le besoin de place qui ont progressivement amené les artisans dans les proasteia et en

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bordure des routes, là où se trouvaient déjà les nécropoles depuis que s’est généralisée aux VIIe-VIe siècles avant J.-C. l’habitude d’enterrer les morts hors les murs (SANIDAS, 2013, p. 232-233). 39 Au terme de cette brève enquête, le résultat peut paraître décevant : le « coroplathe » comme on l’entend généralement aujourd’hui, artiste-artisan modeleur qui dominerait toute la chaîne de production des figurines, et dont Diphilos passe pour le représentant idéal (POTTIER, 1909, p. 6), n’existe quasiment pas dans l’Antiquité, pas plus que son « atelier », entendu comme le lieu unique de la création et de la fabrication des figurines. Les particularités techniques de la chaîne opératoire du moulage des terres cuites ont au contraire favorisé l’éclatement de la fabrication entre plusieurs personnes, plusieurs lieux et plusieurs sites. Cet « artisanat d’art » est une activité secondaire, aussi bien dans l’atelier du sculpteur, modeleur occasionnel de prototypes, que dans celui du potier, où le façonnage des figurines au moyen de moules est délégué à des tâcherons sans qualification et souvent délocalisé dans la maison ou le magasin. Quant aux figurines, malgré d’évidentes réussites artistiques, on peut sans hésiter les qualifier dans leur très grande majorité de produit industriel, en raison tant des quantités réalisées que du procédé de reproduction, fondamentalement mécanique et si moderne, du moulage et du surmoulage. Les recherches récentes sur l’artisanat de la coroplathie, curieuses désormais de toutes les implications de la mise en œuvre de cette technique particulière, originale d’ailleurs dans la production artisanale antique, apportent ainsi leur contribution à la déconstruction de la trinité artiste/œuvre d’art/ atelier que Rachel Esner appelle de ses vœux.

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RÉSUMÉS

Indissociable des artisanats céramiques, la fabrication de terres cuites figurées y occupe cependant une place originale, à la fois dépendante et autonome, du fait des techniques – moulage et surmoulage – qu’elle met en œuvre dès le VIIe siècle avant J.-C. La chaîne opératoire est fractionnable entre plusieurs personnes et donc plusieurs lieux : parfois un sculpteur pour la création occasionnelle des prototypes, et toujours un potier-technicien pour la préparation du matériau et la cuisson et un tâcheron-mouleur pour le façonnage. La coroplathie est ainsi une activité modeste, tantôt intégrée aux ateliers de potiers, tantôt séparée dans des officines limitées au façonnage mais techniquement dépendantes des potiers. Ces situations, toutes deux bien attestées dans le monde grec classique et hellénistique, pourraient en fait se réduire au schéma unique de la production de figurines, activité annexe des potiers, avec un façonnage éventuellement délocalisé dans une boutique ou à la maison et confié à la femme et aux enfants du potier. En revanche, la manufacture spécialisée entièrement autonome ne paraît pas avoir existé. Dans tous les cas, la coroplathie est une activité urbaine, qui satisfait de façon opportuniste la demande d’objets votifs pour les sanctuaires proches : les maisons-ateliers et les ateliers-boutiques d’édifices commerciaux limités au façonnage sont centraux, tandis que les

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ateliers de potiers produisant des figurines sont plutôt en périphérie mais jamais loin hors les murs, où ils voisinent avec les nécropoles.

Though inseparable from ceramics in general, the fabrication of terracotta figurines is both dependant upon and independent from the rest of ceramic art due to the techniques used – casting and overmolding – beginning in the 7th century B.C.E. The operational sequence can be divided among several people and, by extension, several sites: intermittently, a sculptor, for the occasional creation of prototypes; and always a potter-technician for preparing materials and firing, as well as a piece-worker responsible for casting. A modest activity, coroplastic work is sometimes integrated into potters’ workshops and sometimes located in separate shops limited to shaping and technically dependent on potters. These situations, both of which are shown to have existed in Ancient Greece during the Classical and Hellenistic periods, can in fact be reduced to a single model of figurine production as a secondary activity of potters, with the shaping of pieces occasionally undertaken in a separate shop or at home by the potter’s wife and children. Production does not seem to have existed, however, as a separate, specialized practice. In any case, coroplasts exercised in an urban environment, taking advantage of a demand for votive objects in nearby sanctuaries: live-in workshops and storefront workshops in commercial buildings where work consisted of shaping pieces were located centrally, while the workshops of potters producing figurines were located instead on the outskirts but never far outside the city walls, and in close proximity with necropoleis.

Die Herstellung von figürlichen Terrakotten ist untrennbar vom keramischen Handwerk, auch wenn sie in ihrer gleichzeitigen Abhängigkeit und Autonomie einen Sonderplatz einnimmt, der sich vor allem auf die Abdruck-und Überformungstechniken seit dem 7. Jahrhundert v. Chr. gründet. Das Herstellungsverfahren kann auf mehrere Personen und Orte aufgeteilt werden. Dabei bedarf es manchmal eines Bildhauers zur gelegentlichen Herstellung von Prototypen und immer eines Töpfermeisters zur Aufbereitung und zum Brennen des Materials, sowie eines Gesellen zum Nachmodellieren der Abdrücke. Die Koroplastik ist daher eine eher schlichte Tätigkeit, die entweder direkt in den Töpferateliers oder in den getrennten Modellierwerkstätten, die allerdings technisch auch von den Töpfern abhängen, ausgeführt wurde. Diese beiden für die klassische und hellenistische Epoche nachgewiesenen Situationen in Griechenland können im Grunde auf ein gemeinsames Schema der Figurinenproduktion reduziert werden, indem es sich um eine untergeordnete Aktivität der Töpfer handelt, deren Ausführung eventuell in einem Geschäft oder einem Privathaus von der Frau und den Kindern des Töpfers übernommen wurde. Im Gegenzug dazu scheint die spezialisierte und vollständig unabhängige Herstellung nicht existiert zu haben. In allen Fällen erscheint die Koroplastik als ein urbanes Phänomen, das zweckdienlich die Nachfrage an Votivgegenständen für die naheliegenden Kultstätten befriedigte: während die Atelierhäuser und -geschäfte merkantiler Einrichtungen, die sich auf das Modellieren beschränkten, zentral gelegen waren, befanden sich die Töpferateliers, die die Figurinen herstellten, eher in der Peripherie, jedoch nie weit von den Stadtmauern, in direkter Nähe zu den Nekropolen.

Sebbene indissociabile dall’artigianato ceramico, la fabbricazione di terrecotte vi occupa tuttavia un posto originale, al tempo dipendente e autonomo, per via delle tecniche – calco e surmoulage – che essa mette in opera a partire dal VII secolo a.C. La catena operatoria è suddivisibile in varie persone e pertanto in vari luoghi: intervengono talvolta uno scultore per l’eventuale creazione dei prototipi, sempre un vasaio specializzato per la preparazione del materiale e la cottura, e un operaio-stampatore per la formatura. La coroplastica è dunque un’attività modesta, talora integrata alle botteghe dei vasai, talora divisa in officine specializzate nella formatura ma tecnicamente dipendenti dai vasai. Tali situazioni, entrambe ben attestate nel mondo greco classico ed ellenistico, potrebbero di fatto ridursi allo schema unico della produzione di statuette,

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attività accessoria dei vasai, con la formatura talora delocalizzata in un negozio o in casa e affidata alla moglie e ai figli del vasaio. D’altro canto, la manifattura specializzata e interamente autonoma non sembra essere mai esistita. La coroplastica è in ogni caso un’attività urbana, che soddisfa in maniera opportunista la domanda di opere votive per i santuari limitrofi: le case- bottega e le botteghe-negozio di edifici commerciali limitati alla formatura sono centrali, mentre le botteghe di vasai che producono statuette sono perlopiù situate in periferia ma mai troppo al di fuori delle mura, dove confinano con le necropoli.

Indisociable de las artesanías cerámicas, la fabricación de figurillas de terracota ocupa entre ellas un lugar peculiar, dependiente y autónomo a la par, por las técnicas de moldeo y sobremoldeo utilizadas a partir del siglo VII a. C. El proceso de elaboración consta de varias personas, es decir varios espacios: en ocasiones, un escultor para la creación de los prototipos, en todos los casos, un técnico-alfarero para la preparación del material y la cocción, y por fin un obrero encargado del modelado. Así, la coroplastia es una actividad modesta, unas veces integrada a los talleres de alfareros, otras veces apartada a lugares que se limitan al modelado pero dependen técnicamente de los alfareros. Estas situaciones, perfectamente documentadas en el mundo griego clásico y helenístico, podrían reducirse al esquema único de la producción de estatuillas, actividad anexa de los alfareros, con el modelado eventualmente desplazado, realizado en una tienda o en la casa por la mujer o los hijos del alfarero. En cambio, no parece que se diera una fabricación especializada completamente autónoma. La coroplastia es siempre una actividad urbana, que satisface de forma oportunista la demanda de objetos votivos para los santuarios cercanos: las casas-talleres y los talleres-tienda de los edificios comerciales dedicados exclusivamente al modelado son centrales, mientras que los talleres de los alfareros que producen las estatuillas se encuentran más bien en la periferia, cerca de los muros, donde lindan con las necrópolis.

INDEX

Index géographique : Grèce Index chronologique : 700 avant J.-C., 600 avant J.-C., 500 avant J.-C., 400 avant J.-C., 300 avant J.- C. Keywords : coroplastic studies, crafts, ceramics, terracotta, pottery, workshop Mots-clés : coroplathie, artisanat céramique, artisanat, terre cuite, poterie, atelier-boutique

AUTEUR

ARTHUR MULLER

Arthur Muller, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud et ancien membre de l’École française d’Athènes, est professeur d’archéologie grecque à l’université SHS Lille 3 et membre de l’Institut universitaire de France. Une partie de ses travaux porte sur la coroplathie : il l’a abordée d’abord comme une industrie d’art dont il a étudié les modalités de production en masse et de diffusion, avant de s’orienter vers les questions relatives à l’identification et la fonction des figurines replacées dans leurs contextes.

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Les ateliers d’artistes au Moyen Âge : entre théorie et pratiques Artists’ workshops in the Middle Ages: between theory and practice Künstlerateliers im Mittelalter : zwischen Theorie und Praxis Le botteghe degli artisti nel medioevo: tra teoria e pratica Los talleres de artistas en la Edad Media: entre teoría y prácticas

Sophie Cassagnes-Brouquet

1 En dépit de son apparente simplicité, le terme d’atelier convoque une polysémie assez troublante pour le chercheur en histoire de l’art médiéval. Après avoir longtemps laissé la place à la seule personnalité artistique de l’individu, créateur génial et isolé, l’histoire de l’art s’est consacrée, en particulier au cours des deux dernières décennies du XXe siècle, à replacer la création artistique médiévale dans son cadre de production, l’atelier. Le terme prend alors une dimension spatio-temporelle sous la forme de l’atelier-boutique où l’œuvre est généralement commandée, produite et vendue, mais aussi une connotation socio-économique évoquant le groupe humain, fortement hiérarchisé, qui, sous la responsabilité d’un maître, concourt à sa réalisation. À la fois cellule de base de la création et espace de formation des artistes, cette conception doit aussi composer avec la mobilité des artistes. En effet, si certains créateurs passent toute leur carrière dans la même ville, voire dans la même boutique, les ateliers sont aussi très souvent itinérants, en particulier pour les métiers de la construction tels que la maçonnerie, la sculpture et la peinture murale. La définition de l’atelier devient alors beaucoup plus ambiguë puisque, pour certains auteurs, elle s’associe à celle de chantier, par essence mouvant et temporaire. Cette notion convoque une troisième acception du terme, cette fois de nature stylistique, employée en histoire de l’art pour circonscrire un groupe d’artistes produisant, à un certain moment et en un lieu donné, des œuvres qui témoignent d’une communauté stylistique ou une école. Selon cette acception du terme, l’identification de l’atelier remplace celle de la main du créateur dans la recherche d’une chronologie, voire d’une généalogie de l’œuvre produite.

2 Cette pluralité de significations engendre nécessairement une grande variété d’approches : des tentatives de reconstitution d’ateliers par le biais de recherches

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d’archives ou d’explorations archéologiques aux analyses sur les groupes humains qui y participent à partir de l’iconographie ou de textes contemporains, en passant par l’aspect économique de la production artistique ou l’exploration stylistique de tel ou tel atelier. C’est ainsi qu’au cours des dernières décennies s’est développée une abondante production historiographique qui prend le plus souvent la forme de monographies consacrées à un atelier ou à une production spécifique, ou d’ouvrages généraux. 3 Même si quelques synthèses régionales ont été tentées, ce qui frappe dans cette immense production, c’est l’approche pluridisciplinaire de la notion d’atelier qui prédomine aujourd’hui. Par des voies séparées d’abord, et davantage complémentaires de nos jours, à l’occasion de colloques ou de publications, les historiens de l’art médiéval ont scruté l’atelier pour définir des styles et des parcours artistiques, tandis que les historiens se sont penchés sur les sources d’archives pour écrire une histoire économique et sociale de l’atelier. Ces approches ont été complétées plus récemment par l’étude archéologique des ateliers et des chantiers de constructions ainsi que par l’analyse des œuvres selon des méthodes scientifiques toujours plus précises. 4 La multiplicité des sources et des compétences mises en œuvre explique un relatif émiettement de la recherche et une production historiographique de plus en plus difficile à maîtriser, même si quelques ouvrages collectifs, comme le deuxième volume de La grande storia dell’artigianato ( FRANCESCHI, 1999) consacré au Quattrocento, tentent d’en proposer la synthèse. Les catalogues de plusieurs expositions remarquables – comme celles à Londres consacrées à l’art sous les Plantagenêts, Age of Chivalry: Art in Plantagenet England, 1200-1400 (Age of Chivalry, 1988), suivie en 2003 par celle intitulée Gothic: Art for England, 1400-1457 (Gothic, 2003) ou encore celle à Bruges, Age of Van Eyck: the Mediterranean World and Early Netherlandish Painting, 1430-1530 (Age of Van Eyck, 2002) pour n’en citer que quelques-unes – proposent d’importantes contributions au monde des ateliers ainsi qu’à leurs pratiques. Plus rares sont les auteurs qui abordent l’ensemble des pratiques artistiques médiévales, au nord comme au sud de l’Europe, et sur une longue durée (LINDLEY, 2003).

Un retour aux sources

5 Le XIXe siècle et les premières décennies du siècle suivant ont été marqués par un énorme travail de recherche et de publication des sources historiques, comme en témoignent, entre autres, les travaux de Julius von Schlosser (SCHLOSSER, 1915-1920), de Victor Mortet pour les ateliers en France (MORTET, 1911) ou encore d’Otto Lehmann- Brockhaus pour ceux d’Allemagne et d’Italie (LEHMANN-BROCKHAUS, 1938) ou d’Angleterre (LEHMANN-BROCKHAUS, 1955). Cette collecte importante a permis de mettre en lumière des pans entiers de la vie artistique du Moyen Âge ainsi que la vie et les modes de production des ateliers.

6 Cependant, les sources d’archives, loin d’avoir toutes été recensées et encore moins publiées, ont été revisitées au cours des dernières années par les historiens selon une optique assez différente de celle de leurs prédécesseurs. Il ne s’agit plus de privilégier l’identification d’une main ou d’un atelier, mais d’appréhender la totalité de la pratique artistique, l’implantation des artistes au sein de l’espace urbain, ainsi que leur inscription dans la vie sociale, économique et culturelle de leur temps comme l’avait déjà envisagé Frederick Antal dans son ouvrage de l’immédiat après-guerre Florentine

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Painting and its Social Background: The Bourgeois Republic before Cosimo de’ Medici’s Advent to Power: XIV and Early XV Centuries (ANTAL, 1947).

7 Tout aussi indispensables à la connaissance des ateliers que des chantiers, les documents d’archives se révèlent très inégaux, selon les temps et les lieux, tant par leur qualité que par leur conservation. Rarissimes pour le début de la période médiévale, ils sont beaucoup plus nombreux pour le XVe siècle ; ils sont aussi très inégalement répartis selon la géographie. Au foisonnement des fonds italiens et de la couronne d’Aragon s’oppose la relative médiocrité des archives françaises et des fonds de l’Europe du nord. Néanmoins, une approche moins sélective que celle des premiers historiens de l’art a permis à de nombreux chercheurs de réexaminer la réalité des ateliers en faisant feu de tout bois : sources notariées, contrats (BAYLISS, 2001), registres fiscaux, municipaux, ecclésiastiques, fonds de paroisses ou de confréries, et surtout comptes royaux et princiers. 8 Dans le domaine français, les travaux de Françoise Robin sur la production artistique à la cour de René d’Anjou (ROBIN, 1985) ainsi que le colloque Artistes, artisans et production artistique au Moyen Âge, réuni à Rennes en mai 1983 sous l’égide de Xavier Barral I Altet (BARRAL I ALTET, 1986-1990), marquent l’avènement d’une redécouverte des sources d’archives de la part des historiens comme des historiens de l’art. 9 Pour le nord de la France et des anciens Pays-Bas bourguignons, les travaux de Jean- Pierre Sosson dans les années 1980 ont fortement contribué à une meilleure connaissance de la vie des ateliers de peinture. Sur la base de documents prescriptifs comme les statuts de métiers et les ordonnances communales, mais aussi des contrats et des commandes, il a pu retracer la dynamique économique et sociale des milieux artistiques dans les villes de Flandres au XIVe et XVe siècle, en particulier à Bruges, où cet élan fut encouragé par l’essor des marchés et la mise en place d’ateliers de peinture à forte capacité de production (SOSSON, 1982a). Les archives bourguignonnes, et anglaises, m’ont permis une approche assez semblable dans le domaine de la peinture, puis des ateliers en général (CASSAGNES-BROUQUET, 2001a, 2005).

10 À l’autre extrémité de l’Europe, les riches archives de la couronne d’Aragon donnent à voir un aperçu assez documenté de la vie d’un atelier, à l’exemple de celui du sculpteur de retables Pere Oller, actif à Gérone, puis à Vich, dans les trois premières décennies du XVe siècle (VALERO, 1999). Grâce aux archives, Juan Vicente Garcia Marsilla a pu retracer la vie artistique de la Valence tardo-médiévale et l’histoire des ateliers qui l’animaient (GARCIA MARSILLA, 2011). Cette démarche, favorisée par des fonds d’archives abondants, est également très privilégiée en Italie, en témoignent les travaux de Raffaella Pini (PINI, 2005) qui a reconstitué le monde des peintres à Bologne entre 1348 et 1430, ou ceux de Hayden Maginnis, qui s’est servi des archives siennoises foisonnantes pour reconstituer la situation des premiers peintres de la ville dans ses dimensions aussi bien économique et sociale, que religieuse et intellectuelle (MAGINNIS, 2001).

11 Ce nouveau regard porté sur les sources manuscrites a permis de souligner le rôle des métiers et de leurs statuts dans la création médiévale, au nord comme au sud de l’Europe (RECHT, 1999). La confrontation entre les textes normatifs et la réalité de la pratique, qu’il est parfois possible de discerner au travers des œuvres conservées ainsi que dans des sources textuelles ou iconographiques, autorise une lecture différente des statuts mettant en lumière les stratégies utilisées par les ateliers pour faire œuvre de création et s’octroyer une certaine latitude tout en se conformant aux règles édictées.

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S’appuyant sur des données textuelles restées jusque-là en partie inédites, Claire Dumortier a démontré comment des artisans différents – sculpteurs, peintres et doreurs – collaborent à la réalisation des retables sculptés anversois aux XVe et XVIe siècles (DUMORTIER, 2002).

12 La publication et l’analyse des fonds des cours princières italiennes du Quattrocento, en particulier des registres de comptes, ont permis de mieux appréhender non seulement le recrutement des artistes et la place de ceux-ci au sein de la cour, mais aussi les modalités de fonctionnement des ateliers au sein desquels collaborèrent de nombreux artistes au service du prince (WACKERNAGEL, 1938 ; JACOBSEN, 2001). L’étude magistrale de Thomas Tuohy sur Ferrare à l’époque de Hercule Ier d’Este constitue l’une des tentatives les plus accomplies de synthèse historique sur l’organisation d’une cour princière de la première Renaissance (TUOHY, 1996). À travers l’étude des lois promulguées par la reine Isabelle Ire de Castille, Marie-Tere Alvarez a pu aussi montrer comment, en offrant des exemptions fiscales, la souveraine réussit à attirer des artistes du Nord, en particulier flamands et allemands, en Castille où ils implantèrent leurs ateliers (ALVAREZ, 1998).

13 Cette approche documentaire des ateliers et des chantiers se traduit également par un regain d’intérêt pour la publication ou la réédition d’ouvrages théoriques comme celui du moine Théophile, la Schedula diversarum artium, ou du traité de peinture de Cennino Cennini, Il Libro dell’arte, pour les plus connus (SCHELLER, 1963, 1995). Le premier, redécouvert en 1774 par Gotthold Ephraim Lessing dans la bibliothèque de Wolfenbüttel, a été publié en latin dès 1781 à Londres et à Brunswick, puis traduit en français par Charles de l’Escalopier en 1843 et à nouveau par l’abbé Migne en 1851. Elle a fait depuis cinquante ans l’objet de plusieurs traductions : en anglais, sous le titre de Theophilus : On Divers Arts par John G. Hawthorne et Cyril Stanley Smith, accompagnée d’un appareil critique (HAWTHORNE, SMITH, 1963) ; en français par André Blanc ( BLANC, 1980) ; en italien par Adriano Caffaro, sous le titre Le varie arti (CAFFARO, 2000). Le traité de Cennino Cennini, depuis longtemps considéré comme l’une des grandes sources de l’histoire de la peinture médiévale a été publié en français pour la première fois en 1858 par Victor Mottez. Plus récemment, il a fait l’objet d’une édition par Franco Brunello (CENNINI, 1993) ainsi que d’une traduction en français par Colette Déroche (CENNINI, 1991). 14 Ces textes, désormais plus accessibles, permettent de revisiter la théorie médiévale des arts et de la confronter à la pratique. L’historien des techniques Erhard Brepohl a consacré une thèse aux liens entre la théorie et la pratique de l’orfèvrerie à travers l’ouvrage du moine Théophile (BREPOHL, 1987). Dans le même esprit, le centre André Chastel et le comité français du Corpus Vitrearum ont organisé en juillet 2006 un colloque intitulé Le Vitrail et les traités du Moyen Âge à nos jours, qui témoigne de l’intérêt renouvelé des chercheurs pour les réflexions théoriques des artistes du Moyen Âge (BOULANGER, HÉROLD, 2008). La prise en compte de l’ensemble de ces ouvrages que l’on peut désigner par le terme de « traité » a permis de nombreuses découvertes et en a fait des sources désormais incontournables. Elles se prêtent à des analyses aussi diverses que stimulantes : commentaires historiques, critiques, analyses expérimentales des données techniques, etc. 15 Les chantiers archéologiques permettent également de confronter ces ouvrages théoriques à la pratique. L’ouvrage de John Blair et Nigel Ramsay, English Medieval

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Industries (BLAIR, RAMSAY, 1991), est à ce titre exemplaire. Rassemblant les contributions des meilleurs historiens de diverses techniques artisanales – David Parsons pour la pierre, Nigel Ramsay pour l’albâtre, Marian Campbell pour l’orfèvrerie, Richard Marks pour les vitraux, etc. –, cet ouvrage confronte des sources historiques originales aux chantiers archéologiques pour une meilleure connaissance des ateliers médiévaux. 16 Si cette démarche est féconde pour le Moyen Âge central et tardif, l’approche archéologique s’avère encore plus opérante pour la connaissance des ateliers du haut Moyen Âge, et en particulier pour les civilisations du nord de l’Europe. Torbjörn Brorsson, en proposant un catalogage systématique d’artefacts, de céramiques usées et d’orfèvreries mis au jour lors de fouilles archéologiques réalisées en 1993 dans la forteresse scandinave de Viking de Borgeby, en Scanie, dans le sud de la Suède, a montré la présence d’un atelier d’orfèvrerie au début du XIe siècle, avec ses outils et une partie de ses productions (BRORSSON, 1998). Cette découverte archéologique vient conforter la connaissance des ateliers fournie par les données textuelles et normatives de la période. Très utile pour l’étude des chantiers de construction ou des ateliers de céramiques et d’orfèvrerie, la démarche archéologique est tout aussi prometteuse pour la connaissance des ateliers urbains de verrerie, comme l’ont montré de récentes fouilles réalisées à Murcie (JIMENEZ, MUNOZ LOPEZ, THIRIOT, 2000).

Nouvelles sources, nouvelles approches

17 L’étude des productions des ateliers s’est aussi nourrie au cours des dernières décennies de données techniques. Dans le domaine de la peinture, la réflectographie infrarouge est utilisée depuis des décennies pour révéler le dessin sous-jacent. De plus, l’amélioration constante des techniques et le développement de la numérisation ont permis d’assembler les réflectogrammes. S’appuyant sur ces découvertes, de nombreuses études ont permis une meilleure identification des mains issues du même atelier et elles soulignent la division du travail en leur sein. Les colloques organisés par l’Institut supérieur d’archéologie et d’histoire de l’art de l’université de Louvain-la- Neuve, tous les deux ans depuis 1979, permettent de faire régulièrement le point sur les études concernant le dessin sous-jacent. Les catalogues des musées et des expositions tiennent de plus en plus compte de la documentation infrarouge dans la présentation des peintures. La connaissance de l’œuvre d’un peintre comme Louis Brea s’est ainsi enrichie grâce à ces enquêtes techniques, comme le montre l’étude de Maria Clelia Galassi, qui a pu démontrer, à propos des œuvres conservées à Savone et à Gênes, la présence de repentirs, et une variété de styles et de techniques qui témoignent de la participation de collaborateurs à l’œuvre du peintre (GALASSI, 2006). Sam Hodge avait un peu plus tôt utilisé la même approche technique pour son analyse du retable castillan de Santa Marina, conservé au Musée des beaux-arts des Asturies à Oviedo. La présence de deux types de dessins sous-jacents ainsi que de deux styles de peinture et de dorure indique que deux maîtres ont travaillé conjointement à la réalisation de ce retable et ce dès sa conception (HODGE, 1998).

18 Dans le domaine de la peinture comme de la sculpture, une connaissance approfondie des supports de la création est également rendue possible depuis une vingtaine d’années par les progrès de la dendrochronologie et l’examen au microscope des différentes espèces de bois (sur ce dernier point, voir KLEIN, 1998).

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19 À ces approches techniques, ainsi qu’à l’étude des sources documentaires, vient s’ajouter encore assez timidement l’étude des sources iconographiques. Depuis l’ouvrage essentiel de Virginia Wylie Egbert en 1967, The Medieval Artist at Work (EGBERT, 1967), il faut bien admettre que les études iconographiques dans ce domaine, à l’exception de celles concernant la représentation des architectes et des chantiers de construction (KIMPEL, 1986 ; HAMON, 2007 ; CASSAGNES-BROUQUET, 2011), restent encore trop ponctuelles et trop rares, l’image médiévale servant davantage à illustrer le propos qu’à étayer une réflexion.

L’atelier, un espace de création

20 Les dernières décennies ont vu la floraison de nombreux ouvrages entièrement ou partiellement consacrés aux activités des ateliers du Moyen Âge. Cherchant à présenter une synthèse ou – plus souvent – à caractère monographique, ils témoignent d’une production foisonnante qui est pourtant encore loin d’avoir épuisé le sujet.

21 Leurs auteurs sont tributaires d’ouvrages fondateurs comme celui d’Andrew Martindale, The Rise of the Artist (MARTINDALE, 1972), une brillante étude des hiérarchies au sein du système de mécénat médiéval. Une approche assez semblable est au fondement des travaux de Bruce Cole sur les artistes italiens, travaux rassemblés en 1983 dans The Renaissance Artist at Work, from Pisano to Titian ( COLE, 1983). La seconde partie de l’ouvrage présente une étude détaillée de la vie des ateliers de la Renaissance italienne au travers de l’étude des matériaux et des techniques employés par les peintres, les dessinateurs et les sculpteurs. Dans ce domaine, les travaux des historiens de l’art ont bénéficié d’une réflexion renouvelée des médiévistes sur l’apparition et l’organisation des cours dans l’Europe médiévale. Le processus de civilisation des mœurs, mis en avant par Norbert Elias (ELIAS, 1973), et la mise en place de cours princières et royales sont en effet étroitement liés au développement d’un mécénat princier et à l’apparition de l’artiste de cour, magistralement étudiée par Martin Warnke (WARNKE, 1989). Les artistes de cour et ceux travaillant dans le cadre des ateliers urbains ont cependant été trop souvent opposés. Les sources d’archives montrent en effet que les princes s’adressaient aussi bien à leurs artistes en titre qu’à des ateliers urbains, voire à des marchands pour se procurer des œuvres d’art. 22 Ces œuvres fondatrices ont encouragé une deuxième génération de chercheurs à se pencher sur la vie des ateliers dans des cadres géographiques plus restreints comme ceux des peintres à Sienne ou à Florence (MAGINNIS, 2001 ; MAISONNEUVE 2012), ceux des artistes au service des ducs de Bourgogne (CASSAGNES-BROUQUET, 1998, 2004a), les ateliers de tombiers du Tournaisis (NYS, 1993) ou encore ceux des sculpteurs en Bourgogne aux XVe et XVIe siècles (CHÉDEAU, 1999). Essentielle, tout autant que première, la question de la constitution des ateliers reste néanmoins assez peu posée, sans doute faute de documentation. La richesse des fonds d’archives italiens ouvre cependant des pistes, comme en témoigne l’étude que Hillie Smit a consacrée à la fondation des ateliers de tapisserie par des artistes flamands installés en Italie entre 1420 et 1520 (SMIT, 2002). Cet art, peu développé dans la péninsule, est longtemps demeuré l’apanage du nord de l’Europe, à tel point que le terme d’arazzi reconnaît la suprématie de la capitale de l’Artois en la matière. Très longtemps, les cours italiennes demeurèrent importatrices de tapisseries jusqu’à ce que certains princes, en particulier les Este et les Gonzague,

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entreprennent de développer cet art dans leurs capitales. C’est cette aventure sans lendemain que retrace Smit dans un article paru dans l’ouvrage Flemish Tapestry Weavers Abroad: Emigration and the Founding of Manufactories in Europe ( SMIT, 2002). L’auteur montre comment, entre 1440 et 1470, des ateliers se développèrent et organisèrent la formation de tapissiers italiens, travaillant pour Francesco Sforza à Milan, des municipalités comme Sienne, Bologne et Florence, ou le pape Nicolas V et ses successeurs à Rome. Cette démarche fructueuse semble devoir être poursuivie et appliquée aux autres expressions artistiques. 23 Beaucoup plus nombreuses sont les études consacrées aux pratiques artistiques des ateliers. Elles se nourrissent de l’étude des fonds d’archives ainsi que de nouvelles approches techniques. Les colloques de l’université de Louvain-la-Neuve déjà cités, consacrés au dessin sous-jacent à la peinture, ont permis à de nombreux historiens de l’art de présenter leurs recherches sur ces pratiques d’atelier au travers de monographies comme celle que Maryan Ainsworth a consacrée à l’atelier de Gérard David (AINSWORTH, 1993) ou l’excellente série de publications intitulées Making and Meaning réalisées sous l’égide de la National Gallery à Londres comme celle consacrée au Diptyque Wilton (GORDON, 1994). Les ateliers du Quattrocento ont aussi fait l’objet d’approches techniques à l’exemple de celle de Cinza Maria Mancuso centrée sur la bottega de Giovanni Bellini au travers de l’analyse des pigments et des liants de trois panneaux peints conservés au Indianapolis Museum of Art : Vierge à l’Enfant avec saint Jean-Baptiste (vers 1490-1500) de Giovanni Bellini et son atelier, Madone à l’Enfant de Niccolò Rondinelli et Vierge à l’Enfant attribuée à l’atelier de Giovanni Bellini. Une comparaison entre les techniques et la qualité de l’exécution a permis de mettre en lumière le rôle du chef de l’atelier, en l’occurrence Giovanni Bellini, dans l’élaboration des trois peintures (GALLONE, MANCUSO, 2004). Dans la péninsule ibérique, une étude pluridisciplinaire réalisée à l’occasion de la découverte d’un grand calvaire peint sur un mur de l’église du couvent des Franciscains de Leiria au Portugal a révélé l’organisation et les pratiques d’un atelier de peinture murale portugais à la fin du XVe siècle. La stratigraphie, la composition des rendus et les différentes étapes du processus de peinture, la palette, les liants, les giornate ont été analysées ainsi que le rapprochement de ces techniques avec celles évoquées dans les traités d’auteurs contemporains comme celui de Cennini (HORTA, 1998).

24 L’intérêt croissant porté aux collaborations au sein des ateliers a remis en question l’image construite au XIXe siècle de l’artiste solitaire, ainsi que l’attribution des œuvres à une seule et unique personne. Ces approches ne remettent pas en cause la hiérarchie au sein des ateliers et soulignent, au contraire, l’importance des relations qui se tissent entre le maître, les valets et les apprentis en particulier dans les chantiers de construction (BERNARDI, 2011). Les statuts de métiers et les traités apportent certes des réponses normatives et théoriques, mais elles doivent être vérifiées à l’aune des œuvres. Les sources notariées permettent aussi d’appréhender ce groupe humain qu’est l’atelier au jour le jour, comme en témoigne la monographie d’Iris Kalden consacrée au sculpteur de Würzburg Tilman Riemenschneider. À partir de documents qui couvrent une période d’une quarantaine d’années, la chercheuse a reconstitué la composition de l’atelier de l’artiste formé d’une douzaine d’apprentis et de vingt-six valets ayant travaillé à la réalisation de nombreuses sculptures auprès du maître, des valets dont le style peut être clairement distingué (KALDEN, 1991). Dans le domaine italien Giorgio Bonsanti s’est intéressé à la bottega de Giotto. Il a examiné la carrière de l’artiste par le

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biais de son atelier dont les membres changeaient en permanence, appuyant ses travaux sur l’étude des peintures murales d’Assise, de Padoue et des chapelles Bardi et Peruzzi de Santa Croce de Florence, ainsi que sur les panneaux peints considérés comme de purs produits de l’atelier (BONSANTI, 2000a, 2000b, 2000c, 2000d). Elvio Lunghi, quant à lui, a porté ses recherches sur les ateliers familiaux et la production artistique sous le gouvernement de l’Église à travers quelques familles de peintres de Foligno entre 1440 et 1470 (BENAZZI, LUNGHI, 2004).

25 Les dernières décennies ont donc vu la revalorisation de l’œuvre collective. Cette tendance reflète un intérêt croissant pour les notions de modèle et de réplique vers lesquelles se tourne aujourd’hui une grande partie de la production historiographique consacrée aux ateliers. 26 Au travers de l’exemple siennois, Maginnis, déjà cité, a souligné l’importance de la collaboration entre les artistes, liée à l’usage soutenu de la présentation des dessins et des carnets de modèles aux commanditaires, une pratique en plein essor à la fin du Moyen Âge attestée par une documentation plus abondante (ce qui ne signifie pas qu’elle n’existait pas auparavant ; MAGINNIS, 1995). Dans le domaine de la peinture murale italienne, Carmen Bambach a porté son attention sur les cartons et les techniques de transfert sur les parois en démontrant la complexité des pratiques d’atelier dans l’Italie du XIVe au XVIe siècles par la mise en perspective des données archéologiques, des traités théoriques et des sources comptables (BAMBACH, 1999). Megan Holmes offre, pour sa part, une perspective intéressante en choisissant volontairement de ne pas se pencher sur un atelier renommé, mais plutôt sur celui de copistes dont elle analyse les pratiques et les stratégies promotionnelles à Florence au XVe siècle. Les œuvres produites dans cet atelier ont été généralement attribuées au Pseudo Pier Francesco Fiorentino, mais l’auteur suggère de l’appeler Lippi et Pesellino Imitator. Cet atelier répondait à une forte demande d’images mariales dérivées de l’œuvre de ces deux artistes, tirant leur renommée de leur association aux Médicis. Leur aura a sans aucun doute été un facteur de publicité auprès des clients, de même que la rapidité d’exécution des peintures grâce à des méthodes de transfert mécaniques permettant de satisfaire une clientèle plus vaste et moins prospère. Le riche stock de cartons de la boutique suggère que son maître était en relation étroite avec Lippi et son fils (HOLMES, 2004). Andrea Golden aboutit à des conclusions très semblables concernant les pratiques de création de l’atelier de Bellini qui relèvent des mêmes techniques de standardisation par le biais de modèles et de transfert des dessins (GOLDEN, 2004). C’est sur les modèles utilisés par les ateliers de la Renaissance italienne que se concentre l’attention de Linda Pisani, qui examine les échanges de carnets de modèles entre les sculpteurs florentins du XVe siècle (PISANI, 2004 ; SCHELLER, 1963, 1995).

27 Ce type d’enquête a déjà été mené pour des périodes antérieures comme l’a fait Peter Kurmann à propos des ateliers de sculpteurs rémois au XIIIe siècle. Son analyse stylistique de l’ensemble des décors de la cathédrale de Reims met en évidence la circulation des artistes, mais aussi celle des modèles. La transmission de nouvelles formules stylistiques et de nouveaux types figurés suggère que les échanges prenaient la forme non seulement de dessins, mais plus probablement de modèles en trois dimensions, en particulier pour les figures ou les draperies (KURMANN, 1998). L’étude approfondie des sculptures de Reims démontre une différence notable entre le traitement de la tête et du drapé des sculptures au cours d’une même campagne de travaux, ce qui permet d’avancer l’hypothèse d’un roulement entre plusieurs

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sculpteurs. Il est possible d’imaginer que certains d’entre eux étaient spécialisés, à l’image de celui chargé de la quasi-totalité des marmousets figurant sur les consoles. Les reliefs inachevés de la façade du début du XIVe siècle de la cathédrale d’Orvieto offrent l’occasion de reconstituer ce processus de création collective avec une certaine précision. Chaque sculpteur était cantonné à l’exécution d’un type de détail, qu’il réalisait pour chacun des reliefs de la façade. Plus récemment des réserves ont cependant été émises quant à cette distribution du travail par Fabienne Joubert (JOUBERT, 2008).

28 Ces conclusions sont plus importantes qu’elles ne le semblent à première vue car elles obligent les historiens de l’art à substituer une vision synchronique à une vision diachronique des styles (RECHT, 1999). La notion d’atelier prend alors une autre dimension et pose la question de la domination d’un atelier principal ou celle des influences réciproques.

L’atelier, un espace social

29 À cette vision renouvelée des ateliers et de la création vient s’ajouter une connaissance approfondie de leur place dans l’espace urbain et de leur rôle social. Il convient de souligner ici l’importance de l’ouvrage de Richard Goldthwaite, paru en 1993, intitulé Wealth and the Demand of Art in Italy, 1300-1600, qui a influencé toute une génération de chercheurs. Partant de la situation particulière de l’Italie, il étudie la naissance d’une demande d’art religieux et les conséquences de cet engouement sur l’appareil liturgique, dont les attributs matériels se multiplièrent. L’auteur associe à ce courant le foisonnement des motivations religieuses, avec une prolifération concomitante des chantiers dans toutes les disciplines artistiques. Cette floraison déboucha plus tard sur une imagerie profane issue de l’incroyable richesse des arts de la péninsule italienne (GOLDTHWAITE, 1993).

30 En réponse à cette ample synthèse, l’ouvrage de Richard et Mary Rouse, Manuscripts and their Makers: Commercial Book Producers in Medieval Paris, 1200-1500 (ROUSE, ROUSE, 2000), propose une monographie particulièrement soignée du milieu des enlumineurs parisiens, fruit de longues années de travail dans les archives parisiennes. Les mille deux cents notices biographiques, mises en relation avec les manuscrits et croisées avec les recherches menées par des historiens des textes et des enluminures, ont permis de localiser et nommer les scribes, les enlumineurs et les libraires parisiens des trois derniers siècles du Moyen Âge et de reconstituer ainsi avec une précision phénoménale le milieu des métiers du livre dans le Paris médiéval. 31 L’intérêt des historiens se porte chaque jour davantage sur ce lieu de sociabilité qu’est l’atelier-boutique comme le souligne l’article « La bottega come spazio di sociabilità » de Franco Franceschi publié dans son ouvrage consacré à l’histoire de l’artisanat (FRANCESCHI, 1999). Au cœur de cet espace social, de nombreuses études se penchent également sur le rôle de la famille et des lignages. Margaret Haines cherche à explorer le lien familial dans le milieu des artistes florentins en s’interrogeant plus particulièrement sur la manière dont les artistes transmettaient leurs talents et leur savoir-faire au sein de l’atelier de génération en génération, mais aussi comment ils nouaient des alliances matrimoniales pour créer de nouveaux réseaux, s’appuyaient entre eux pour conquérir des commanditaires et des mécènes, et collaboraient aux

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chantiers les plus importants (HAINES, 2000). Cette emprise familiale est parfaitement illustrée par des lignages bien connus comme celui des Cosmati, étudié par Alessio Monciatti (MONCIATTI, 2004), celui des Embriachi (TOMASI, 2001, 2004) et bien entendu par la grande famille des Parler (PICCININI, 2004). Dans le cas d’artistes qui cherchaient à s’implanter dans de nouveaux territoires ou travaillaient ensemble pour un même mécène, la fratrie peut constituer une sauvegarde, avant de permettre plus tard à chacun de ses membres de prendre son indépendance et de fonder son propre atelier avec plus ou moins de succès (CASSAGNES- BROUQUET, 2004b).

32 Centre de production et de sociabilisation, l’atelier ou la bottega sont aussi un rouage essentiel de l’économie médiévale. Sa dimension pécuniaire est au cœur de nombreuses recherches actuelles comme en témoigne l’intérêt que leur porte Alain Erlande- Brandenburg dans sa synthèse intitulée Le Sacre de l’artiste : la création au Moyen Âge, XIVe- XVe siècle( ERLANDE-BRANDENBURG, 2000). Espace de création, l’atelier est aussi une boutique où les artistes, comme on le dit dans le Paris médiéval, ont « fenêtre à vendre ». En Flandres comme en Italie, l’essentiel de la production artistique se faisait sur commande, mais les historiens de l’art ont récemment démontré l’existence de stocks de produits invendus ou produits en surplus qui alimentaient un premier marché de l’art. C’est ainsi qu’Alison Wright a consacré une monographie aux stratégies commerciales de l’atelier d’Antonio Pollaiuolo, peintre, sculpteur et orfèvre florentin du XVe siècle (WRIGHT, 2005). De son côté, Jean Wilson a exploré la nature de la demande de peintures dans la Bruges du XVe siècle et des premières décennies du siècle suivant, sous l’influence d’un riche patriciat urbain, ses conséquences sur la production et les pratiques promotionnelles mises en place par les peintres. (WILSON, 1998). Des travaux plus récents, comme ceux de Rita Comanducci sur les ateliers florentins, se penchent sur le financement et l’organisation des boutiques. Elle a montré que les artistes qui travaillaient pour des mécènes avaient moins de difficultés à maintenir leur clientèle que ceux qui travaillaient uniquement pour le marché (COMANDUCCI, 2004).

Ateliers et chantiers, une production bibliographique abondante

33 L’attention portée par les historiens et les historiens de l’art aux ateliers s’est, jusqu’ici, principalement concentrée sur les ateliers de peinture et d’enluminure. Dans ce domaine, les arts décoratifs et précieux restent encore largement des territoires à défricher tout comme la sculpture ornementale. Les champs d’études de la sculpture monumentale et de l’architecture ont en revanche construit une tradition historiographique européenne et française bien établie, notamment grâce à l’ouvrage de Pierre du Colombier, Les Chantiers des cathédrales ( COLOMBIER, 1953), la synthèse fondamentale de Marcel Aubert intitulée « La construction au Moyen Âge » parue dans le Bulletin monumental ( AUBERT, 1960-1961) et le catalogue de l’exposition à Strasbourg consacrée aux bâtisseurs des cathédrales gothiques, sous la direction de Recht (Bâtisseurs…, 1989). L’imposant catalogue consacré à la famille des Parler à l’occasion de l’exposition organisée à Cologne en 1978, Die Parler und der schöne Stil, 1350-1400, a également posé les fondements de nouvelles recherches concernant l’espace germanique et l’Europe centrale, notamment grâce à l’article de Barbara Schock-

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Werner sur l’organisation des chantiers (SCHOCK-WERNER, 1978). La même année paraissait l’importante synthèse de Günther Binding et Norbert Nussbaum sur les chantiers de construction au nord des Alpes qui prenait pour point de départ les sources iconographiques contemporaines (BINDING, NUSSBAUM, DEUTSCH 1978).

34 Les chantiers sont ainsi devenus à eux seuls un vaste domaine de la recherche, tant pour les historiens de l’économie, qui se penchent sur leur financement et leur gestion, que pour les historiens de la société médiévale, en raison des groupes humains et des profils professionnels qu’ils convoquent, ou pour les historiens des techniques, qui s’intéressent aux machines et aux procédés qui y sont employés. Cet intérêt commun devrait être encouragé par une approche pluridisciplinaire combinant l’histoire des sciences et des techniques, l’approche des connaissances mathématiques et physiques, la géologie et la botanique, le tout en lien avec les matières premières que sont l’archéologie, l’histoire et bien sûr l’histoire de l’art. 35 Bien que reconnue par tous les historiens comme l’un des plus grands secteurs de l’économie médiévale après l’agriculture et le textile, la construction n’a toujours pas reçu l’attention qu’elle mérite de la part des spécialistes de l’économie médiévale, même si des recherches comme celles de Philippe Lardin pour la Normandie (LARDIN, 1998) ont démontré son poids économique, social et politique dans la ville médiévale. 36 Cependant, force est de constater que, si les publications se multiplient, elles demeurent souvent de nature monographique, éparses, et parfois difficiles d’accès. Cet obstacle est souligné par Roberto Cassanelli dans son introduction à Cantieri medievali, l’un des rares ouvrages qui tente une approche synthétique pour l’ensemble de l’Europe médiévale (CASSANELLI, 1998), tout comme dans le livre de Philippe Bernardi Bâtir au Moyen Âge (BERNARDI, 2011). Cette dispersion des connaissances s’accompagne encore souvent d’une vision trop théorique, focalisée sur des conceptions abstraites comme celle des « constructeurs de cathédrales ». Dieter Kimpel a révélé le risque de généraliser sur une longue durée de telles formules ou de juxtaposer des phénomènes qui ne se ressemblent qu’en apparence (KIMPEL, 1989).

37 L’approche professionnelle du chantier se concentre le plus souvent sur le personnage emblématique du maître d’œuvre, maître maçon et architecte, dont la carrière est plus facile à retracer que celle des autres participants grâce aux sources documentaires et iconographiques. Si certaines personnalités de la fin du Moyen Âge, comme les Parler ou Henry Yevele, ont donné lieu à de nombreuses publications, la recherche tente de remonter à des périodes plus anciennes, au moment où la profession se spécialisait et sortait de la sphère religieuse, tel que le fait Krystyna Białoskórska à propos de Maître Simon et de son activité en Pologne dans la première moitié du XIIIe siècle (BIAŁOSKÓRSKA, 1994). S’appuyant sur des documents, des signatures, des effigies d’architectes, des marques et des graffitis associés aux maçons, les matériels et les pratiques d’un atelier employé à construire des abbayes cisterciennes au sud-est de la Pologne, elle démontre l’existence d’un grand atelier dirigé par un architecte cistercien Simon ayant travaillé à San Galgano avec des maçons italiens laïques. Cette découverte vient bousculer l’idée bien établie selon laquelle les Cisterciens construisaient eux-mêmes leurs églises. 38 Des méthodes de recherche ont montré leur utilité dans ce domaine. Ainsi, l’informatique a permis à Ann Priester une approche originale de la construction à Rome aux XIIe et XIIIe siècles (PRIESTER, 1993). En enregistrant sur une base de données les caractéristiques architecturales et ornementales de trente-cinq clochers encore

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conservés, elle a révélé la nature des chantiers de construction à Rome. Elle en a conclu qu’il existait alors quatre ateliers de maçons de brique très actifs mais qui connurent un déclin au début du XIIIe siècle en raison d’une augmentation des commandes adressées aux marbriers. Ces méthodes, aussi ponctuelles soient-elles, permettent sans doute d’aborder de manière inédite une thématique déjà largement illustrée, pour autant qu’elles soient reliées entre elles et avec toutes les disciplines qui permettent d’aborder un sujet aussi ample que la construction médiévale. 39 On l’aura compris, les enquêtes sur les ateliers et les chantiers médiévaux ne manquent pas, même si l’abondance des sources et des méthodes appelle encore à de nouvelles recherches. Le foisonnement des publications témoigne de l’engouement des chercheurs pour cette thématique. Cependant, au terme de quelques décennies qui ont vu se développer une multiplicité de questionnements, ne serait-il pas temps, non pas de faire une pause dans la recherche monographique, mais de tenter une approche plus synthétique à l’échelle nationale ou européenne des connaissances approfondies acquises désormais sur les ateliers du Moyen Âge ? Elle pourrait prendre la forme de colloques, répondant quelque quarante années plus tard à l’impulsion donnée par celui organisé à Rennes en 1983 (BARRAL I ALTET, 1986-1990).

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RÉSUMÉS

L’historiographie des ateliers d’artistes au Moyen Âge a connu au cours des dernières décennies un profond renouvellement. Un retour aux sources documentaires, archéologiques et iconographiques ainsi qu’un accès à de nouvelles méthodes scientifiques telles que la réflectographie infrarouge et la dendrochronologie ont permis une connaissance plus sûre des conditions de la création médiévale. L’atelier n’est plus seulement considéré comme un espace mais aussi comme un lieu où se nouent des collaborations fructueuses, au sein de lignages d’artistes, mais aussi avec de nombreux collaborateurs. L’approche sociologique et économique de son fonctionnement a permis de mettre en évidence une création à plusieurs mains. Une vaste production historiographique, couvrant toute l’Europe, témoigne de l’engouement des chercheurs pour le sujet. Très souvent dispersée, peu accessible, elle est également marquée par

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des inégalités, deux zones géographiques demeurant prédominantes : l’Italie et les Pays-Bas. Très nombreuses aussi sont les publications sur les chantiers médiévaux. Elles se caractérisent par le même foisonnement et la même dispersion. Face à ce vaste océan de monographies se manifestent quelques tentatives de synthèse, malheureusement encore trop peu nombreuses.

The historiography of artists’ workshops in the Middle Ages has undergone a profound renewal over the past decades. A return to primary sources, whether textual, archaeological, or iconographic, and access to innovative scientific methods such as infrared reflectography and dendrochronology have created more reliable conditions for understanding artistic creation in medieval times. No longer considered as just a space, the workshop is now studied as a place for fruitful collaborations, both within a particular artist’s lineage and with numerous associates. Sociological and economic approaches to the workshop system have made it possible to discern the presence of several contributors to a single work. The scope of existing literature on the subject suggests considerable academic interest. Nonetheless, research in the field, often dispersed and sometimes not readily available, is also marked by certain disparities, with two geographic regions dominating: Italy and the Low Countries. The numerous studies published on medieval construction sites can also be characterized as abundant yet dispersed. A few surveys have attempted to bridge the gaps in a sea of monographs, but they remain too few and far between.

Die Kunstgeschichtsschreibung auf dem Gebiet der Künstlerateliers im Mittelalter hat sich in den letzten Jahrzehnten stark erneuert. Die Aufarbeitung dokumentarischer, archäologischer und ikonographischer Quellen einerseits sowie der Zugang zu neuen Methoden, wie z.B. Spektrographie und Dendrochronologie, andererseits haben eine genauere Kenntnis des mittelalterlichen Kunstschaffens ermöglicht. Dabei wird das Atelier nicht mehr lediglich als Raum verstanden, sondern als Ort fruchtbarer Zusammenarbeit mehrerer Künstlergenerationen und verschiedener Mittelspersonen. Die soziologische und ökonomische Analyse der Atelierstruktur hat es ermöglicht, dieses mehrhändige Produktionsprinzip eindeutig aufzuzeigen. Die breitgefächerte kunsthistorische Forschung, die ganz Europa abdeckt, zeugt von dem wachsenden Interesse der Wissenschaftler an diesem Thema. Dabei fällt jedoch auf, dass dieses Forschungsinteresse nicht auf ganz Europa gleichverteilt, sondern unregelmässig und für manche nur schwer zugängliche Zonen splitterhaft auftritt, während zwei geographische Hauptzonen weiterhin dominieren: Italien und die Niederlande. Die Publikationen, die sich den mittelalterlichen Baustellen widmen, sind ebenfalls sehr zahlreich und von derselben Reichhaltigkeit und Verstreuung geprägt. Im Blick auf diesen Strom an Monographien lassen sich einige, aber leider immer noch zu spärliche Versuche einer Zusammenführung benennen.

Gli studi sulle botteghe degli artisti nel medioevo hanno conosciuto un profondo rinnovamento nel corso degli ultimi decenni. Un ritorno alle fonti documentarie, archeologiche e iconografiche, come pure un accesso a nuovi metodi scientifici, quali la spettrografia e la dendrocronologia, hanno portato ad una conoscenza più solida del contesto della creazione medievale. La bottega è considerata non più come un mero spazio, ma come un luogo in cui si stringono legami fecondi, in seno a dinastie di artisti ma anche con numerosi collaboratori. Ricerche sociologiche ed economiche sul suo funzionamento hanno permesso di individuare dei processi di creazione a più mani. Una vasta produzione storiografica, che copre l’Europa intera, testimonia del fervore degli studi in questo campo. Ciononostante, essa è spesso dispersa e poco accessibile, come pure caratterizzata da squilibri giacché due aree geografiche sono privilegiate: l’Italia e i Paesi Bassi. Numerose sono ugualmente le pubblicazioni sui cantieri medievali, segnate dalla medesima abbondanza e dalla medesima dispersione. Di fronte ad un sì vasto oceano di monografie affiorano dei tentativi di sintesi, tuttavia ancora troppo poco numerosi.

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En las últimas décadas la historiografía de los talleres de artistas de la Edad Media ha llegado a renovarse profundamente. El regreso a las fuentes documentales, arqueológicas e iconográficas y también el acceso a nuevos métodos científicos como la espectrografía y la dendrocronología han permitido un conocimiento más seguro de las condiciones de la creación medieval. Ya no es considerado el taller sólo como un espacio sino como un lugar en que se entablan colaboraciones fructíferas, dentro de linajes de artistas pero también con numerosos colaboradores. Gracias al enfoque sociológico y económico de su funcionamiento, se ha podido evidenciar una creación realizada de forma colectiva. Una amplia producción historiográfica, que abarca todo el territorio europeo, atestigua del marcado interés de los investigadores para el tema. A menudo diseminada, de acceso difícil, dicha producción se señala por sus irregularidades, predominando dos zonas geográficas: Italia y los Países Bajos. También numerosas y caracterizadas por la misma abundancia y la misma dispersión son las publicaciones sobre las obras medievales. Frente a esta profusión de monografías se manifiestan algunas tentativas de síntesis, desgraciadamente escasas, aún, a día de hoy.

INDEX

Keywords : workshop, storefront workshop, reflectography, dendrochronology, construction Mots-clés : atelier, atelier-boutique, dendrochronologie, réflectographie, chantier Index géographique : Italie, France, Pays-Bas Index chronologique : 1000, 1100, 1200, 1300, 1400, 1500

AUTEURS

SOPHIE CASSAGNES-BROUQUET

Après un doctorat d’histoire sous la direction de Jacques Le Goff sur la violence des étudiants à Toulouse aux XVe et XVIe siècles, et un doctorat d’histoire de l’art sur le mécénat des ducs de Bourgogne, Sophie Cassagnes-Brouquet a mené des recherches sur la vie des artistes médiévaux à Londres. Ses travaux portent actuellement sur les conditions de la production artistique et sur la vie culturelle et artistique à Toulouse au Moyen Âge. Elle est membre de l’UMR CNRS Framespa, Acteurs, Sociétés et Économies.

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Jacques-Louis David et ses élèves : les stratégies de l’atelier Jacques-Louis David and his students: strategies of the studio Jacques-Louis David und seine Schüler: Atelierstrategien Jacques-Louis David e i suoi allievi: le strategie dell’atelier Jacques-Louis David y sus alumnos: las estrategias del taller

Philippe Bordes

1 À l’automne 1781, grisé par son succès lors de sa première participation au Salon, Jacques-Louis David prit une initiative plutôt déplaisante. Après cinq années passées à l’Académie de France à Rome au cours desquelles il avait posé les bases d’un style propre à lui, il était de retour à Paris depuis environ un an. Constatant que sa consécration parisienne lui permettait d’augmenter le prix de ses œuvres, il écrivit en décembre 1781 au bureau du Lazaret de Marseille qui lui avait commandé le tableau de Saint Roch (1780, Marseille, Musée des Beaux-Arts) et le lui avait réglé depuis un an et demi, mais qu’il avait tardé à expédier justement pour pouvoir l’exposer et le mettre en valeur au Salon. Il demanda aux édiles un complément de paiement ou alors de se contenter d’une copie « qui serait faite sous ses yeux et qui serait corrigée par lui ». On pense naturellement à la formulation de la célèbre liste fournie à Dudley Carleton en avril 1618, par laquelle Rubens énumérait et vantait les mérites de plusieurs tableaux à vendre, réalisés par ses élèves mais qu’il se proposait de retoucher avec soin.

2 Comme l’a finement remarqué Antoine Schnapper, cette initiative de David est la première indication que le peintre nouvellement agréé par l’Académie royale accueille des élèves1. Plusieurs témoignages attestent que dans les années 1780 ces derniers l’assistaient pour peindre les répétitions de ses compositions qu’il signait ensuite. François-Xavier Fabre serait ainsi l’auteur de la réduction du Bélisaire demandant l’aumône (1784, Paris, Musée du Louvre) et Anne-Louis Girodet de celle du Serment des Horaces (1786, Toledo, The Toledo Museum of Art), qui comportent des révisions vraisemblablement décidées par David. Dans les ateliers, cette subordination et cette discrétion des élèves par rapport au maître étaient traditionnelles, de même que

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l’obligation d’effectuer parfois de basses tâches d’intendance rappelant l’univers artisanal de la maîtrise2. 3 Il semble toutefois qu’en pratique David cherchait à rompre avec ce modèle. Ses relations avec ses élèves dans les années 1780 furent animées par un sentiment de réciprocité, peut-être même de fraternité, impliquant l’émulation et l’échange. En témoigne l’aide apportée par Jean-Germain Drouais quand le maître peinait à parachever le Serment des Horaces, puis par François Gérard pour terminer Les Licteurs rapportent à Brutus le corps de ses fils (1784, 1789, Paris, Musée du Louvre). Si son atelier partageait avec les autres ateliers privés de son temps l’objectif de préparer des jeunes gens aux concours académiques, il offrait cependant de nombreux aspects singuliers, qui tenaient autant au caractère de l’homme qu’à sa stratégie pour conquérir une position prééminente dans le monde des arts. Les élèves des écoles de dessin de l’académie avaient l’obligation de suivre concurremment les leçons d’un maître, auprès duquel ils pouvaient s’exercer à la peinture. Très tôt, semble-t-il, la formation des élèves de David se déroula dans un lieu distinct de l’atelier où il réalisait ses propres tableaux. Le rayonnement de son « école » fut tel qu’en raison de l’affaiblissement du système académique de l’Ancien Régime, jugé arbitraire et exclusif, elle acquit une renommée inédite et un statut presque institutionnel. 4 Les raisons ayant incité David à recevoir des élèves à son retour de Rome furent multiples. En plus de mettre à sa disposition des assistants, l’atelier d’enseignement lui procurait un surcroît de prestige et légitimait ses prétentions à viser une charge de professeur à l’Académie royale ou de directeur de l’école de Rome. L’atelier d’élèves offrait également une source de revenus. À la veille de la Révolution française, la direction des Bâtiments du roi couvrait les frais de certains élèves des ateliers privés, probablement des pensionnaires en attente de partir pour Rome3. Chez David, quelques jeunes sans ressources ne payaient rien, mais en général pour bénéficier de ses conseils il fallait lui verser chaque mois douze livres, le montant pratiqué dans la plupart des autres ateliers. Comme nous l’apprend le Toulousain Pierre-Théodore Suau, cette somme fut doublée en 1811 lors du déménagement de l’atelier du collège du Plessis, dans le Quartier latin, à l’ancien collège des Quatre-Nations4. Le fonctionnement entraînait des frais de modèle et de chauffage, mais David paraît avoir toujours pu jouir d’un local mis à sa disposition pour ses élèves par les gouvernements successifs. Une motivation d’une autre nature était le sentiment de trouver chez ses élèves des alliés dans sa lutte contre la « manière française » et « le mauvais goût de peinture » auxquels ses collègues de l’académie demeuraient fidèles, selon lui, pour masquer leurs faiblesses5. En 1784, Drouais obtint le grand prix de peinture, puis, lors du Salon de 1785, devant le Serment des Horaces, les élèves de David se firent remarquer en louant bruyamment leur maître et en dénigrant à l’envi les sommités académiques. Au sujet des Horaces, le peintre aixois Joseph II Cellony, comme d’autres visiteurs, observa : « On vient au salon pour admirer ce tableau presqu’avec exclusion. À mon avis, il y a du fanatisme dans ce fait. Il est jusqu’au point que les vrais connaisseurs et les artistes judicieux et non jaloux, n’osent en citer les défauts ; ils craindraient de révolter ». Il dut avouer cependant que l’imitation du style de David s’était répandue en peu d’années : « c’est le ton actuel de l’Académie, et il y a une Révolution en peinture comme il y en a eu une dans la musique »6. Quant à Charles-Nicolas Cochin fils, il s’étonna en 1786 de l’efficacité de la formation dispensée dans « l’École » de David, montée « je ne sais par quel miracle, à un tel degré que les élèves dès l’âge de 19 ans y sont déjà des hommes ». Et à propos des tableaux des concurrents pour le grand prix en 1786 qui pour la plupart

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avaient adopté sa manière et que les juges académiques avaient sanctionnés, il écrivit : « les professeurs sont humiliés et irrités de voir tous les prix remportés par les élèves de David »7. Bien que plusieurs de ses élèves au cours des années 1780 remportassent le grand prix à l’académie, David conçut son atelier comme une instance d’opposition à l’institution, qui en retour, selon ses dires, ne cessait de persécuter tous ceux qui se réclamaient de son école. Encore en juillet 1816, au début de son exil à Bruxelles, lorsqu’il exhorta Gros de se charger de ses « chers élèves », il ne manqua pas de lui rappeler son combat : « Défendez ces chers jeunes gens, quand ils seront en état de concourir au grand prix de Rome, de l’injustice de leurs juges, qui n’ont cessé de poursuivre leur maître. Préservez-les ; soyez leur guide »8. 5 L’intensité et la fécondité des échanges entre David, Drouais et Girodet au sein de l’atelier durant les années 1780 ont inspiré un livre majeur de Thomas Crow (CROW, 1995) d’une grande force narrative, qui suit la trame affective de « fils laissés sans père et des substituts paternels qu’ils ont cherchés » en tant que peintres9. Son récit s’ouvre sur l’exégèse des souvenirs publiés conjointement en 1839 par Jean-Baptiste Debret et Alexandre Péron10, deux élèves moins connus que Étienne-Jean Delécluze, auteur du livre clé de l’historiographie de l’atelier, Louis David, son école et son temps (1855), dont Jean-Pierre Mouilleseaux procura une réédition en 198311. Les analyses visuelles de Crow, particulièrement attentives aux points de convergence (Drouais) et de divergence (Girodet) avec le maître, sont au service d’une thèse centrale, selon laquelle le passage par l’atelier demeura l’expérience marquante de la vie des élèves12. Les correspondances laissées par de nombreux artistes passés par l’atelier l’attestent suffisamment, tout comme la persistance chez certains d’entre eux à revendiquer au grand jour l’appellation d’« élève de David », tel que le faisaient Jean-Louis Laneuville quand il signait ses portraits et Jean-Baptiste Isabey pour s’identifier dans les livrets des Salons sous l’Empire. L’idée que l’atelier de David fut, non seulement un lieu d’exercice artistique, mais aussi un lieu de construction personnelle et de maturation individuelle, est rappelée par Barthélémy Jobert dans son compte rendu du livre de Crow : « l’atelier est également un lieu de vie, de formation humaine et intellectuelle, où s’affirment les personnalités, où les peintres rencontrent les écrivains et les politiques, point qu’on aurait tendance à négliger au profit de considérations purement esthétiques et que l’auteur remet justement en valeur » (JOBERT, 1999, p. 92 ; voir aussi BAJOU, 2005, p. 54-55). Dans un livre dense privilégiant des problématiques psychanalytiques et philosophiques, Satish Padiyar tente d’aller plus loin encore, en s’attachant à repérer la circulation du désir sexuel au sein de l’atelier, en proposant comme clé de lecture le tableau de Léonidas aux Thermopyles (1813, Paris, Musée du Louvre) qui devient l’expression d’un idéal fraternel et homosocial (PADIYAR, 2007). Enfin, dans une remarquable thèse de sociologie, Séverine Sofio attribue au sentiment d’hostilité envers l’institution académique qui régnait dans l’atelier de David un rôle décisif dans l’émancipation professionnelle des artistes, au profit en particulier des femmes (SOFIO, 2009, p. 35-196).

6 Le travail de Crow fut facilité par d’importants travaux antérieurs : le catalogue de l’exposition David e Roma, organisée par Régis Michel et Arlette Sérullaz à Rome en 1981, qui détaillait les relations entre le maître et Drouais, et celui de l’exposition consacrée au seul Drouais organisée par Patrick Ramade à Rennes en 198513. À son tour, le livre de Crow contribua à encourager de nouvelles recherches. Une exposition de grande ampleur consacrée à Girodet circula en France et en Amérique du Nord à partir

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de 2005, accompagnée d’un catalogue conçu par une équipe coordonnée par Sylvain Bellenger (Girodet, 2005) et d’un cédérom offrant plus de 1 100 pages de documents réunis et commentés par Bruno Chenique (CHENIQUE, 2005). La même année, Anne Lafont publia une monographie sur Girodet soulignant ses multiples écarts par rapport aux normes de son temps. Sous l’intitulé « Fratricides : le schéma filial dans l’atelier de David », elle évoque les années 1780 et qualifie le maître de « frère aîné de cette petite société de peintres » qui favorise une « collaboration compétitive » (LAFONT, 2005a, p. 44). Avec le temps et le décalage à la fois générationnel, émotionnel et artistique qui se crée entre ses élèves, le chef d’atelier se contente du rôle paternel qu’il est amené à jouer. En novembre 1820 depuis son exil à Bruxelles, dans une lettre à Louis-Charles- Auguste Couder qui avait fréquenté l’atelier à Paris, il évoque la visite que lui rendent Horace Vernet et Théodore Géricault : « ils sont venus à Bruxelles dans l’intérêt de me voir encore et de m’embrasser, nous avons bu à la santé de ceux de mes élèves qui n’ont jamais refroidi pour moi leur attachement filial, vous êtes du nombre mon ami »14. 7 Toujours en 2005, Richard Dagorne organisait au Musée Girodet à Montargis une exposition ambitieuse intitulée Au-delà du Maître : Girodet et l’atelier de David (Au-delà du Maître, 2005). Se manifestait en particulier le souci d’ajouter au récit du premier atelier de David un nombre plus important d’élèves, tels Fabre, Jean-Baptiste Wicar, Isabey et Antoine-Jean Gros. Dans son livre de 1995, Crow avait rappelé comment ce dernier s’émancipa de sa formation davidienne en mettant ses pinceaux au service de l’héroïsme de Bonaparte. En effet, jusqu’à la fin de sa vie et en dépit de ses propres digressions sous l’Empire, David administra à ses élèves des leçons indexées sur le principe académique de la hiérarchie des genres qui privilégiait l’histoire ancienne et la fable. Développant ces analyses, David O’Brien publia une importante monographie sur Gros en 2006, qui fait la part belle à ses grandes réalisations napoléoniennes. 8 O’Brien rappelle au passage que vers 1790 le maître confia à son élève les portraits (dessinés pour certains) de célébrités et de députés en vue d’une collection gravée (O’BRIEN, 2006, p. 20). David avait accepté ces travaux secondaires par complaisance pour les commanditaires et en surveilla tout au plus l’exécution. Par rapport à l’esprit d’étroite collaboration des années antérieures, ce fait suggère une prise de distance à l’égard des élèves qui serait nouvelle. Le désarroi entraîné par la mort de Drouais en 1788 et les relations constamment difficiles avec Girodet ont certainement joué dans ce sens, mais le souci manifesté par David de moins s’impliquer dans la vie des élèves s’explique surtout par les circonstances révolutionnaires. S’étant rangé dans le camp favorable au nouvel ordre politique, en 1790 il fut accaparé par sa participation aux initiatives destinées à libéraliser les institutions artistiques et par son projet de porter sur la toile la scène du serment du Jeu de paume, pour lequel il devait réunir le financement. Quant aux trois autres acteurs introduits dans le panorama de l’atelier de David lors de l’exposition à Montargis, ils ont également été, au cours des dernières années, le sujet de recherches qui mettent en relief combien les personnalités parmi les élèves de David étaient diverses : Fabre, l’émigré pusillanime (François-Xavier Fabre, 2008), Wicar, le jacobin impétueux (CARACCIOLO, 2009, 2011) et Isabey, l’audacieux mondain (Jean-Baptiste Isabey, 2005 ; LÉCOSSE, 2005a, 2005b).

9 Durant les mois les plus tumultueux de la Révolution, à partir de la fondation de la république et de l’élection de David comme député de Paris à la Convention, celui-ci associa des élèves à la confection de décors et de peintures éphémères pour les fêtes publiques et à la réalisation de répliques de la Mort de Marat (1793-1794, Bruxelles,

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Musées royaux des beaux-arts de Belgique), mais il faut croire que ses charges politiques multiples lui laissaient peu de temps pour suivre les élèves15. Du reste, l’association des artistes en « commune générale des arts », puis en « société populaire et républicaine des arts », où tous les âges se retrouvaient sur un pied d’égalité, nourrit l’esprit d’indépendance chez les jeunes qui s’y pressaient en nombre. Dans ce contexte de radicalisation culturelle, le prestige qu’avait acquis le style « romain » de David en tant que paradigme de l’art républicain se fissura. La Mort de Marat en témoigne au sein même de son œuvre : lors des réunions des clubs professionnels, des clivages se firent jour opposant anciens et modernes, les partisans d’un art nourri de références et ceux qui prônaient un art en prise avec l’énergie de l’événement et la vérité de la société. David assistait rarement à ces réunions, mais son statut de député fit de lui l’intermédiaire entre les artistes et le gouvernement, reconnu par tous et contesté seulement à l’approche de Thermidor. 10 En août 1793, l’ouverture du Muséum central des arts livrait un ensemble incomparable de modèles pour l’étude des artistes. Ceux qui estimaient avoir souffert du système académique n’hésitaient pas à étendre leur hostilité aux ateliers privés dirigés par ses anciens membres. Ces jeunes artistes voyaient l’étude et la copie des maîtres au Muséum comme la meilleure école pour se former librement16. La suspension du concours au grand prix de peinture pendant trois ans, conséquence de la dissolution de l’académie en 1793, mina encore plus la raison d’être de la formation que dispensait David. Si l’on ajoute son indisponibilité après Thermidor, lors d’une incarcération qui dura environ un an, on conçoit qu’à sa sortie de prison, malgré un groupe d’élèves qui lui manifesta publiquement sa fidélité, il dût ressentir le besoin de revoir son enseignement. Il s’agissait dès lors moins d’accomplir un vaste effort de régénération artistique comme dans les années 1780, que de préserver des acquis et de se renouveler personnellement (BORDES, 2005). Il se montra soucieux de ne pas brider les élèves et de s’en tenir à des généralités en matière de principes17. Quant à l’organisation pratique de la reprise de l’atelier, au printemps 1796, il se préoccupa d’aider plusieurs élèves à se soustraire à la réquisition militaire et de faire équiper la salle de moulages d’après des statues antiques18. 11 Sous le Directoire, la diversité de l’offre était à l’ordre du jour chez les peintres, désormais libres de faire commerce de leurs productions. Cette perspective inédite réveilla d’ailleurs la tentation d’appliquer à leur activité le régime de la patente19. Depuis 1789, la scène artistique de la capitale avait considérablement changé, avec une nouvelle génération, en particulier d’anciens élèves de David qui réalisaient leur ambition d’attirer les regards sur eux au Salon et dans les lieux à la mode. L’œuvre la plus exemplaire de ce phénomène est La Réunion d’artistes dans l’atelier d’Isabey (1798, Paris, Musée du Louvre), un portrait collectif exposé par Louis-Léopold Boilly au Salon de 1798. L’atelier avec son décor à la mode ne se présente pas comme un lieu de travail voué à l’étude et à la pédagogie, mais comme un espace de sociabilité et de divertissement, à l’image de ces scènes d’ateliers du XVIIe siècle dues à des peintres nordiques, où l’artiste jouit de la compagnie de clients, d’amis, de musiciens et de serviteurs. Selon Bruno Chenique, l’entreprise et l’exposition de ce plaidoyer en faveur d’une égalité des conditions et des genres, qui réunit « dix-huit peintres, trois sculpteurs, trois architectes, deux graveurs, un compositeur de musique, un tragédien, un comédien, un chanteur et un homme de lettres », fut un acte politique destiné à entériner les acquis de la Révolution20. Cette idée fait écho à la thèse développée par

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Tony Halliday selon laquelle la génération postrévolutionnaire de Gérard et d’Isabey s’efforça de convaincre les critiques et le public que leur travail de portraitiste se nourrissait d’autant d’ambition et méritait la même considération que les sujets historiques21. David, soucieux de s’inscrire dans l’air du temps et de rappeler la prééminence de son talent, s’aventura sur ce terrain du portrait historié et, parfois à ses dépens, approcha de « nouveaux enrichis » (comme on le disait à l’époque), tels que Henriette de Verninac et Juliette Récamier, mais pour lui l’essentiel résidait ailleurs. Son tableau Les Sabines (1799, Paris, Musée du Louvre) qu’il exposa en 1799, fruit de trois années de travail, fut reçu comme un manifeste en faveur de principes anciens, nonobstant la nouveauté de dénuder les figures, un parti pris théorisé longuement dans une brochure éditée pour l’occasion. De manière explicite, le sujet et la composition traduisent la volonté qu’avait David de soutenir et ranimer le cursus professionnel qui passait par les concours, organisés à partir de 1797 sous l’égide de l’Institut national. Ses figures posées et peu liées entre elles – une résolution esthétique ayant particulièrement frappé les visiteurs anglais à Paris durant la Paix d’Amiens (1802-1803) – ont inspiré des gravures de détail d’après le tableau – figures, têtes, autres parties du corps – destinées à l’étude. 12 La fin du Directoire et le début du Consulat sont sans doute les années les plus familières dans l’histoire de l’atelier de David, grâce au récit de Delécluze qui restitua avec verve les caractères balzaciens, les tendances artistiques et les crises, allant jusqu’à inventer des conversations. Les souvenirs consignés par cet ancien élève, qui après 1814 abandonna la peinture pour la critique, sont orientés par un souci romanesque et par sa fidélité au classicisme du maître. Il met dans la bouche de David des paroles que ses propres écrits et d’autres témoignages permettent de confirmer ou de nuancer. Les partis pris de Delécluze, en premier lieu la vision de l’activité révolutionnaire de David comme un égarement, peuvent aisément se débusquer en s’appuyant sur ces autres sources et sur les productions elles-mêmes. Néanmoins, l’historien a du mal à ne pas s’appuyer sur ce monument historique et littéraire, tant sont abondantes les informations fournies. On le sait, la fin des années 1790 est l’époque de la fronde des Primitifs – appelés aussi les « Penseurs » ou les « Médiateurs » – qui estimaient que le style des Sabines n’était pas assez en rupture avec la « manière française » et qui ont été chassés de l’atelier par le maître vers octobre 1799 à cause de leur insolence. Jean-Auguste-Dominique Ingres et Jean-Pierre Granger sont alors les élèves les plus proches de David et un temps ses collaborateurs. Ces deux amis formaient un autre petit groupe dans l’atelier, désigné par Péron, en raison de ses goûts, comme « la suite des Penseurs » (BORDES, 2009). Le succès que ces deux élèves remportèrent au concours du prix de Rome – en 1800 un premier prix est attribué à Granger et un second à Ingres, lauréat l’année suivante – leur garantit un prestige énorme auprès des autres élèves. Cela aurait dû ravir leur maître, mais en vérité leur volonté de se détacher de son enseignement était trop évidente pour qu’il l’ignore. Au même moment, s’affirmait un groupe de jeunes gens nettement plus discrets, les Lyonnais Pierre Revoil et Fleury-François Richard (BÉGHAIN, BRUYÈRE, 2014). Ces derniers étaient réceptifs à l’atmosphère sépulcrale qui régnait dans les salles historiques qu’Alexandre Lenoir avait agencées au Musée des monuments français, ainsi qu’à l’éclat précieux des enluminures et des objets d’art du Moyen Âge. Motivés par les récits de chevaliers et de troubadours, ils s’écartèrent radicalement de la voie des concours et du grand genre. Quand on songe avec quel dogmatisme David s’était employé dans les années 1780 à opposer son imaginaire romain aux sujets nationaux encouragés par la

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direction des Bâtiments, la liberté qu’il accorda à ces élèves qui œuvrèrent dans le « genre anecdotique » est bien le signe de son nouveau pragmatisme. En 1803, intervenir auprès de la municipalité de Lyon afin d’aider Revoil à obtenir la direction de l’école de dessin de la ville ne lui posa d’ailleurs aucun problème de conscience artistique. 13 Depuis une quinzaine d’années, deux aspects de la vie de l’atelier de David que Delécluze avait largement ignorés ont été mis en avant par les chercheurs. Le premier concerne les leçons qu’il donnait à des femmes, tout au long de sa carrière semble-t-il. Il s’agit d’une activité relativement discrète dont les conditions d’exercice sont mal connues : ce sont tantôt des cours particuliers, tantôt des cours au profit d’un petit groupe de femmes réunies probablement chez lui, en tout cas sans qu’il n’y ait de contact avec l’atelier des jeunes gens (STRUCKMEYER, 2013, p. 128-129). Mary Vidal dans son étude de cet « autre atelier », ainsi qu’Astrid Reuter dans sa monographie sur Marie Guilhelmine Benoist née Laville-Leroux, recensent plus d’une vingtaine de noms de peintres et de dessinatrices, dont plusieurs se réclamèrent « élève de David » dans les livrets du Salon entre 1796 et 1810 (VIDAL, 2003 ; REUTER, 2002, p. 17-67 ; voir aussi SOFIO, 2007). Sofio a inscrit ces données dans une ambitieuse analyse sociale des milieux artistiques parisiens dans lesquels les femmes parvenaient à trouver leur place (SOFIO, 2009). L’esprit d’initiative et le sentiment de confiance qui s’emparèrent de nombreuses femmes sous le Directoire et le Consulat se traduisit par l’envie de soumettre leurs œuvres au jugement du public et par le désir de bénéficier d’une éducation artistique. Si dans certains cas David voulait satisfaire des demandes de familles amies, il ne pouvait ignorer que la participation croissante des femmes à la vie publique relevait d’un projet politique et social esquissé au début de la Révolution, puis combattu par le gouvernement révolutionnaire. Le temps consacré par David à Angélique Mongez, née Levol sous l’Empire, l’aidant à atteindre son ambition de peindre des sujets antiques dans un style héroïque, correspond à une démarche clairement volontariste de sa part (FIELDS DENTON, 1998 ; DOY, 1998 ; REUTER, 2002, p. 67-85). À Bruxelles, c’est Sophie Frémiet, âgée de 21 ans, qu’il sollicita pour la répétition des Adieux de Télémaque et Eucharis (1818, collection particulière). 14 L’autre aspect récemment abordé est la rivalité entre les différents ateliers sous le Consulat et l’Empire : les plus courus étaient alors ceux de David, de François-André Vincent, de Jean-Baptiste Regnault et de Joseph-Benoît Suvée jusqu’à son départ pour Rome en 1801, même si certains élèves de Pierre Peyron, Girodet et Nicolas-André Monsiau obtinrent également des prix. Cette rivalité ne se limitait pas au cadre des compétitions organisées sous l’égide de l’Institut, où l’influence de Vincent et ses amis était prépondérante (GRIGSBY, 1997, p. 86-99 ; CUZIN, 2013, p. 205-206, 233-234, 279-281) ; les enjeux étaient également artistiques et esthétiques. Dans un texte rédigé probablement vers 1802, Vincent reproche à Suvée et à David « de confondre le caractère de la peinture et de la sculpture, et de méconnaître les limites des deux arts » 22. Cela devint plus tard un leitmotiv des attaques contre les classiques. Quant à David, il fait sans doute référence à l’enseignement de Vincent dans une lettre écrite en 1801 au ministre de l’Intérieur Jean-Antoine Chaptal, souvent citée, où il se pose en « artiste passionné pour le progrès des arts, encore tout échauffé des combats sans nombre qu’il a essuyés depuis vingt années, et qui mourrait de désespoir s’il voyait de nouveau le mauvais goût de peinture relever sa tête orgueilleuse ». Sans « modestie » comme il le reconnaît, il affirme, « c’est que, seul, citoyen ministre, je vaux une académie. Les élèves

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qui sortent journellement de mon école, les prix qu’ils remportent annuellement dans les concours publics confirment assez cette vérité »23. Le positionnement de Regnault à cette époque demeure peu étudié. Pourtant son originalité est patente : dans les années 1780 il fut l’un des premiers à revendiquer la prééminence paradigmatique du nu masculin, que David reprit à son compte (SOLOMON-GODEAU, 1997 ; FEND, 2003) ; en pleine Révolution il ouvrit un atelier pour les femmes ; puis vers 1800 il eut l’ambition de faire revivre le motif rococo du nu féminin en le révisant à la manière d’un Antonio Canova. 15 David et Vincent s’accordèrent pourtant sur la nécessité de soutenir la peinture d’histoire face à la pression qu’exerçait le gouvernement en privilégiant l’illustration de l’épopée napoléonienne. Avec pragmatisme, Martin Drölling conseilla en 1812 à son fils Michel-Martin Drölling, qui avait étudié avec David et remporté le prix de Rome en 1810, « de t’occuper un peu de batailles car comme le système dans les arts est changé, il faut suivre le torrent car vous vous donnez beaucoup de peines à étudier les mœurs et les costumes des Anciens et puis quand vous serez de retour à Paris, il faudra faire pour gagner de l’argent, des bottes et des sabres, etc. ou des portraits »24. 16 Les élèves de David, qui traitaient ceux de Vincent de « Brosseurs », ont cependant le sentiment de travailler différemment des autres : un topos des récits des anciens élèves qui passèrent chez David après un apprentissage auprès d’un autre maître est le besoin de désapprendre à dessiner et à peindre, autrement dit d’appréhender la nature sans céder aux facilités du pinceau (comme chez Vincent) ni étaler des savoirs anatomiques (comme chez Regnault). L’étude de l’anatomie est alors un enjeu particulier : à la fin de l’année 1797, Jean-Joseph Sue le fils installa un cours de dissection dans un local au Louvre, mais six mois plus tard des habitants se plaignirent de cet « entrepôt de parties de cadavres, qui en pourrissant infectent l’air » ; ce sont finalement Jean-Antoine Houdon et Regnault qui prirent la défense de Sue. Les débats suscités par les Recherches sur l’art statuaire de Toussaint-Bernard Émeric-David, rédigées entre 1797 et 1800 mais publiées seulement en 1805, ainsi que les démonstrations du médecin sculpteur Jean- Galbert Salvage en 180425 favorisèrent un rendu figuratif soulignant l’anatomie (JOLY, 2013). Tandis que David, selon les souvenirs des anciens élèves, fonda plutôt ses leçons sur des principes de modération et de synthèse, comme dans les Sabines, les changements qu’il opéra entre les deux phases de conception de Léonidas témoignent néanmoins de ses préoccupations à ce sujet (JOHNSON, 1993, p. 121-173).

17 Les recherches sur l’atelier de David durant l’Empire, à l’époque où il peignit les deux toiles du Sacre de Napoléon (1806-1807, Paris, Musée du Louvre), puis acheva Léonidas, se caractérisent par deux approches distinctes. La première, centrée sur la figure de Georges Rouget, consiste à préciser le rôle et le degré de participation de cet élève à l’exécution des tableaux du maître (POUGETOUX, 1993 ; Georges Rouget, 1995 ; Sacre…, 2004). Pour ordonner ses immenses compositions, David comptait sur l’aide d’un décorateur de théâtre, Ignace-Eugène-Marie Degotti, et, pour peindre les portraits et les draperies, il fit de Rouget un assistant salarié26. En 1812, Suau confia à son père, « c’est lui qui a peint les draperies et même souvent les chairs dans les tableaux de M. David »27. 18 La correspondance de Suau qui couvre les années 1810 à 1813, nouvellement étudiée par Nina Struckmeyer (STRUCKMEYER, 2013), renseigne sur les conseils que David donna à cette époque à ses élèves. Le Toulousain trouve d’ailleurs que le maître « parle de façon énigmatique » et il ne manque pas de relever quelques contradictions dans ses propos. Cette autre approche de la vie de l’atelier consiste à redécouvrir les témoignages des

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élèves, toujours impressionnés par leurs contacts avec le peintre célèbre et prompts à en rendre compte dans leurs correspondances. Depuis l’exposition Les Élèves espagnols de David organisée en 1989 à Castres par Jean-Louis Augé et Marie-Paule Romanens 28, ce sont plutôt les appréciations formulées par des élèves allemands qui ont retenu l’attention des chercheurs (STRUCKMEYER, 2013 ; SAVOY, NERLICH, 2013), ainsi que celles de François-Joseph Navez, né en territoire autrichien à Charleroi (COEKELBERGHS, JACOBS, LOZE, 1999, p. 18-25). Betsy Rosasco et Charlotte Christensen, quant à elles, ont rouvert le dossier des lettres de Christopher Wilhelm Eckersberg (ROSASCO, 2006 ; CHRISTENSEN, 2009). Arrivé à Paris en mai 1811, le Danois évoque ses journées au Musée Napoléon et comment il se réunissait avec de jeunes peintres allemands pour former une « petite académie » où l’on dessinait d’après le nu. Puis, en septembre de la même année, cédant probablement aux recommandations de son protecteur Tønnes-Christian Bruun Neergaard, il se rendit chez David, auprès duquel il étudia jusqu’en 1813, date de son départ à Rome. La lettre capitale du 14 octobre 1811 au graveur Johann Frederick Clémens, publié en danois par Henrik Bramsen en 1947, est traduite en anglais par Rosasco et en allemand par Christensen29. Eckersberg y décrit la variété des modèles que David met sous les yeux de ses élèves : « il y en a un exactement comme Hercule, un autre comme le Gladiateur, et un troisième qu’on croirait un jeune Bacchus ou Antinoüs, et trois autres qui changent chaque semaine ». De passage dans l’atelier tous les jours vers onze heures, le maître corrigeait les élèves en ne reprenant, non pas leur figure au crayon ou à la craie, mais en les invitant seulement à la comparer au modèle. David invoquait l’antique et les maîtres, mais il ne parlait jamais de ses propres œuvres et il se disait « l’ennemi juré de toute manière ». Le 22 juin 1812, Eckersberg raconte que David s’était rendu chez lui pour voir son tableau du Christ bénissant les enfants (1812, église de Horne, île de Funen) qui lui avait fait très bonne impression. Le maître aurait voulu qu’Eckersberg concourût pour le prix de peinture, en tant qu’étranger seulement pour l’honneur, mais le Danois rechigna : « je m’exposerais à beaucoup de désagréments, et je serais contraint de poursuivre dans l’atelier de David ». Il trouvait utile de s’exercer au dessin et à la couleur d’après le modèle, mais estimait qu’un tableau ne se résumait pas à cela : « David n’est pas enclin à laisser partir les élèves, car cela l’honore d’avoir d’excellents élèves et lui assure un louis d’or tous les mois ». 19 En conséquence de la proscription qui le frappa au début de l’année en 1816, David dut abandonner ses élèves. Cette séquence dans l’histoire de l’atelier a été fort bien étudiée (ALLARD, CHAUDONNERET, 2010, p. 116-122). Les orphelins du peintre de Léonidas durent supplier Gros de reprendre son atelier, car celui-ci hésita longtemps, déchiré entre le devoir de maintenir la jeunesse dans la voie qu’avait tracée son maître et la crainte que la défense de cet héritage, ouvertement contesté pour sa froideur, soit un combat qui le dépassa. Dans la mesure où l’enseignement dispensé devait continuer à préparer pour les concours, Gros ne pouvait qu’être mal à l’aise dans ce nouveau rôle, car sa réputation reposait sur l’exaltation coloriste des sujets nationaux, des toiles alors remisées par le gouvernement royal en raison de leur iconographie. Il était conscient que la reprise de l’atelier de David entraînait l’obligation de faire ses preuves dans le genre historique. 20 De Bruxelles, où deux anciens élèves, Joseph-Denis Odevaere et Navez, l’accueillirent à son arrivée, David ne cessa de répéter à ses correspondants parisiens qu’il était heureux. En raison de son âge sans doute et de ses réticences à adosser son enseignement aux concours de l’académie locale, il n’ouvrit pas d’atelier de formation.

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Il se contenta de recevoir de jeunes artistes et de leur rendre visite pour commenter leurs œuvres. Il apporta sans doute un soutien à Pierre-Joseph-Célestin François, qui en 1821 parvint à fonder une classe de peinture d’après modèle vivant à l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles30. Sans véritable concurrent sur place, sinon le vieux André Lens, né en 1739, d’emblée il occupa une position prééminente parmi les artistes de la ville. En septembre 1817, il écrit : « je paye mon hospitalité par les soins que je donne à ceux qui cultivent mon art, et chacun s’aperçoit ici de l’influence de ma présence »31. Des travaux sur son exil ont détaillé ses relations avec Navez (COEKELBERGHS, JACOBS, LOZE, 1999) et avec Sophie Frémiet, qui, en 1821, épousa le sculpteur François Rude (GEIGER, 2004 ; Francoiş & Sophie Rude, 2012). 21 Malgré les leçons libéralement prodiguées par le peintre exilé, depuis son départ de France en 1816, il est patent que l’idée de « l’école de David » a définitivement remplacé la réalité de l’atelier de formation. Trente-cinq ans plus tôt, David avait mis en place une machine à concours en adéquation avec un académisme que les artistes, les collectionneurs et les gouvernements, surtout après la Révolution, estimaient de moins en moins adaptée aux évolutions et aux demandes de la société. Un horizon de pratiques nouvelles se dégageait, avec moins de contraintes et d’affirmations doctrinales – en d’autres termes, avec moins d’enseignement. Le romantisme légitima durablement une sorte de nihilisme pédagogique. D’un autre côté, les conseils que David donnait à ses élèves, soucieux de les aider à trouver et à emprunter leur propre voie, se conçoivent aisément comme opposés à tout académisme. Devant ses élèves, il aurait comparé l’académie à « la boutique du perruquier, on ne peut en sortir sans avoir blanchi son habit. Que de temps vous perdez à oublier ces attitudes, ces mouvements de convention dont ses professeurs tendent, comme une carcasse de poulet, la poitrine du modèle ! Ils vous apprendront sans doute à faire votre torse, le métier enfin ; car ils font métier de la peinture ; quant à moi, le métier, je le méprise comme la boue »32. 22 L’histoire de l’atelier de David ici esquissée reste largement à écrire. Non pas celle, morcelée, des quelque quatre cents artistes ayant profité de ses leçons, mais celle du rôle déterminant de cette institution dans une construction historique de l’art entre 1780 et 1820 en phase avec les termes des contemporains. Cette histoire n’opposerait plus classicisme, romantisme et réalisme, mais transcenderait le principe réducteur d’une succession de styles et parviendrait à tenir compte de l’ensemble des forces contradictoires qui s’exercent sur les créations.

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NOTES

1. Jacques-Louis David, 1989, p. 117. L’ouverture de l’atelier est généralement située à l’automne 1780. En effet, Philippe-Auguste Hennequin, qui se dit « l’élève le plus ancien » dans ses Mémoires, se souvient d’avoir été introduit auprès de David à l’époque où il ébauchait Bélisaire, tableau auquel il se consacra à partir de novembre 1780. Par ailleurs, il signale que la copie de Saint Roch que David voulut faire réaliser, donc dans le courant de l’année 1781, lui fut confiée, puis retirée au profit de « Gar… », probablement Jean-François Garneray, également l’un des premiers élèves. Il ajoute enfin qu’à l’époque où David fit un voyage en Flandres (octobre 1781), « le nombre des élèves commençait à être considérable ». Philippe-Auguste Hennequin, Mémoires de Philippe- Auguste Hennequin : un peintre sous la Revolutioń et le Premier Empire ecritś par lui-même, Jenny Hennequin éd., Paris, 1933, p. 56-57. 2. Selon Hennequin le tout premier atelier de David se trouvait « dans l’un des pavillons de l’Hôtel de Ville, place de Grève » ; l’atelier personnel était « à côté » de celui des élèves (Hennequin, 1933, cité n. 1, p. 58, 69-70). Sur les différentes localisations de l’atelier des élèves, voir STRUCKMEYER, 2013, p. 127-129. 3. Voir la quittance pour l’année 1787 publiée par Jacques Louis Jules David, Le Peintre Louis David 1748-1825 : souvenirs & documents inédits, Paris, 1880, p. 57-58. 4. Paul Mesplé, « David et ses élèves toulousains », dans Archives de l’art français, 24, 1969, p. 98. Voir aussi SCHNAPPER, 1993, p. 913. En décembre 1796, David écrit à un élève (« Laffrey ») : « Il m’est actuellement de toute impossibilité, citoyen, de donner gratuitement mes soins à l’éducation des jeunes gens qui fréquentent mon atelier ; des raisons impérieuses m’obligent de moins consulter les sentiments de mon cœur que l’état de ma fortune. Si vous désirez continuer à recevoir mes leçons, vous voudrez bien vous conformer à payer par mois la somme de 12 liv., prix ordinaire des autres ateliers » (Daniel et Guy Wildenstein, Documents complementaireś au catalogue de l’œuvre de Louis David, Paris, 1973, p. 137, no 1237). 5. L’emploi péjoratif de « manière française », courant dans les milieux romains proches de Mengs, se retrouve sous la plume de Stanislas Potocki en 1787 ; Maria Evelina Zoltowska, « La première critique d’art écrite par un Polonais : Lettre d’un étranger sur le salon de 1787 de Stanislas Kostka Potocki », dans Dix-huitième siècle, 6, 1974, p. 339. Dans une lettre à Chaptal écrite en 1801, citée plus bas dans le texte, David exprime sa crainte du retour du « mauvais goût de peinture ». 6. Lettre de Joseph II Cellony du 27 septembre 1785 publiée en février 2014 dans un catalogue de la librairie historique Jérôme Cortade Le Prosopographe à Bougival (p. 2, no 7). À la veille des événements de l’été 1789, ce lieu commun bien établi pouvait s’appliquer à l’atelier : « les David et les Drouais ont fait une grande Révolution dans cette partie [les arts]. Ils ont amené à Paris le goût sévère et épuré de l’antique au temps d’Apelles » (lettre de Hugues-Adrien Joly du 16 avril 1789 ; Hugues-Adrien Joly, Lettres [de Joly] à Karl-Heinrich von Heinecken 1772-1789, William McAllister Johnson éd., Paris, 1988, p. 158). 7. Lettre de Charles-Nicolas Cochin fils à Jean-Baptiste Descamps du 3 septembre 1786 (Christian Michel éd., « Lettres adressées par Charles-Nicolas Cochin fils à Jean-Baptiste Descamps 1757-1790 », dans Archives de l’art français, 28, 1986, p. 80). 8. Lettre de David à Antoine-Jean Gros du 18 juillet 1816, citée dans ALLARD, CHAUDONNERET, 2010, p. 119-120. 9. « [...] sons left fatherless, and of the substitutes they sought » (CROW, 1995, p. 1). 10. Alexandre Péron, Examen du tableau du serment des Horaces, peint par David, Paris, 1839. L’auteur précise qu’il doit « les principaux traits » de sa notice à Debret (p. 32). 11. Étienne-Jean Delécluze, Louis David, son école et son temps: souvenirs, Jean-Pierre Mouilleseaux éd., Paris, 1983. 12. Voir le compte rendu de l’ouvrage de Crow : BORDES, 1996.

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13. David e Roma, (cat. expo., Rome, Académie de France à Rome, 1981-1982), Rome, 1981 ; Jean- Germain Drouais 1763-1788, (cat. expo., Rennes, Musée des beaux-arts, 1985), Rome, 1985. 14. Lettre du 16 novembre 1820 citée par WILDENSTEIN, 1973, cité n. 3, p. 220, no 1887 ; et par Pierre Loze, « David et l’art en Belgique », dans 1770-1830 : autour du néo-classicisme en Belgique, Denis Coekelberghs, Pierre Loze éd., (cat. expo., Bruxelles, Musée communal des beaux-arts d’Ixelles, 1986), 1985, p. 445, n. 6. 15. En 1793 Nikolaus Müller de Mayence fut tellement déçu par le peu d’attention que David accordait à ses travaux qu’il quitta son atelier pour celui de Jean-Baptiste Regnault (STRUCKMEYER, 2013, p. 124). 16. Le musée « contribua à creuser le fossé qui séparait les premiers élèves de David, les Girodet et Gros, de ceux qui entrèrent dans l’atelier de David sous le Directoire, Ingres notamment » (ALLARD, CHAUDONNERET, 2010, p. 116). 17. C’est le sens de la remarque du graveur Henri-Charles Muller : « Dans cette dernière période à laquelle j’ai eu l’avantage d’appartenir, l’enseignement de David eût mérité d’être recueilli jour par jour par un sténographe, à cause de l’intérêt qu’il savait y répandre, et qu’une longue expérience avait dégagé de tout ce qu’il y eut d’exclusif dans ses premières années » (« Souvenirs d’atelier, par M. Muller. Lu dans la séance du 21 octobre 1845 », dans Annales de la société libre des beaux-arts, 15, 1847, p. 177). 18. WILDENSTEIN, 1973, cité n. 4, p. 135-36, no 1227, 1230. 19. Édouard Pommier, « De l’art libéral à l’art de la Liberté : le débat sur la patente des artistes sous la Révolution et ses antécédents dans l’ancienne théorie de l’art », dans Bulletin de la société de l’histoire de l’art français, 1992, p. 147-167. 20. Bruno Chenique, « L’atelier d’Isabey : fraternité des arts et fraternisation des genres », dans Au-delà du Maître, 2005, p. 116-125. Pourtant, si la demande implicite d’une égalité des genres est d’une radicalité certaine à l’aune du dogme moderniste prônant une création sans entraves, le reniement de l’art républicain incarné par le modèle davidien afin de se faire accepter dans les rangs des élites postrévolutionnaires est le signe d’un conservatisme non moins certain. 21. Tony Halliday, Facing the Public: Portraiture in the Aftermath of the French Revolution, Manchester, 1999. Voir aussi LAFONT, 2005b. 22. Cette remarque figure dans les Rapports à l’Empereur sur le progrès des sciences, des lettres et des arts depuis 1789 (Rapport sur les Beaux-arts : Peinture), remis par Joachim Le Breton en 1808. Udolpho Van de Sandt a dirigé une édition critique (Paris, 1989) comprenant une analyse par Sylvain Laveissière, « Le rapport sur la peinture », p. 25-33, citation p. 94-95. 23. Le texte le plus complet de cette lettre à Chaptal, du 11 germinal an IX (1 er avril 1801) se trouve dans le catalogue de la vente d’autographes à l’hôtel Drouot à Paris, du 10 mai 1995, lot no 191 (notice avec extraits et fac-similé du folio 1 verso) ; retranscrite par l’auteur lors de ce passage en vente. Des extraits sont repris dans Jacques-Louis David, 1989, p. 599. 24. Lettre du 22 avril 1812, publiée par Carole Blumenfeld, « Les conseils avisés d’un peintre à son fils : la correspondance entre Martin Drölling (1752-1817) et Michel-Martin Drölling (1786-1851) », dans Bulletin de la société de l’histoire de l’art français, 2009, p. 300. 25. Un consensus s’exprime le 27 octobre 1804 à l’Institut entre Vincent, David, Regnault, Houdon, Charles-Clément Balvay dit Bervic et Le Breton au sujet des gravures de Salvage d’après le Gladiateur. Ces rapporteurs recommandent le moulage du modèle qu’il présentait à l’entrée du Salon « pour qu’on puisse en répandre des copies dans les Écoles » : « En réduisant ce plâtre à l’état d’Écorché, M. Salvage s’est proposé de prouver que cette statue n’est réellement belle, que parce que les principes anatomiques y sont fidèlement observés et qu’il est impossible de faire de pareils chefs-d’œuvre, si l’on ne réunit pas la science positive de l’anatomie au génie et au talent de l’artiste » (Marcel Bonnaire éd., Procès-verbaux de l’académie des Beaux-Arts, 3 vol., Paris, 1937-1943, II, 1940, p. 288. Ce rapport fut reproduit par Charles-Paul Landon dans ses Nouvelles des arts, 4, an XIII-1804, p. 75).

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26. Alain Pougetoux (Georges Rouget, 1995, p. 12) note que Rouget fut admis, vers la fin de l’année 1799, à travailler dans l’atelier de David et non dans celui des élèves : « [David] semble s’être donc attaché personnellement le jeune garçon, le soustrayant ainsi, dès son arrivée, à l’éventuelle influence de l’atelier des élèves ». Il souligne à quel point l’atelier devint un vivier d’assistants : « D’autres élèves encore avaient un prestige particulier lors de leur entrée chez David : certains, tels Jérôme-Martin Langlois ou Alexandre-Évariste Fragonard, devaient pour partie à un père artiste, connu de David, leur admission dans l’école la plus recherchée. Le cas le plus célèbre et le plus particulier fut celui des frères Franque, Jean-Pierre et Joseph, deux frères jumeaux originaires d’un village de la Drôme : leur talent avait été reconnu par les autorités locales alors que les deux jeunes gens n’étaient encore que bergers. Ils avaient été envoyés à Paris afin de parfaire leur formation et, devant la Convention, le 15 janvier 1792, furent solennellement adoptés par David. Il faut remarquer, dans le cas de ces deux frères, comme dans celui de Langlois, que David avait une certaine tendance à se rembourser de ses gestes de bienveillance envers ses élèves en les faisant, par la suite, travailler à ses propres œuvres. On sait ainsi que Jean-Pierre Franque collabora aux Sabines, avant d’être remplacé par Langlois pour avoir trop affirmé son indépendance envers David en adhérant aux idées du groupe des Primitifs ». 27. Mesplé, 1969, cité n. 4, p. 102 (lettre du 12 février 1812). 28. Les Élèves espagnols de David, Jean-Louis Augé, Marie-Paule Romanens, (cat. expo., Castres, Musée Goya, 1989), Saint-Sébastien, 1989. 29. Les originaux en danois des lettres citées dans le texte : Henrik Bramsen, C.W. Eckersberg i Paris: Dagbog og Breve 1810-13, Copenhague, 1947, p. 65-66, 78-81, 90-93. Les traductions en français sont de l’auteur d’après les traductions anglaises et allemandes citées. 30. Célestin François, le neveu de Pierre-Joseph-Célestin François, célèbre l’événement en 1821 par un petit tableau représentant La Classe de Pierre-Joseph-Célestins François à l’Académie de Bruxelles (1821-1822, Bruxelles, Musée de la Ville), où, selon Barbara Issaverdens, François et David sont représentés en pied au premier plan ; voir 1770-1830, 1985, cité n. 12, p. 430-431, no 434, reproduit. 31. Lettre du 21 septembre 1817 à de Coster « pour remettre à M r Le Sieur », citée par 1770-1830, 1985, cité n. 12, p. 439, 445, n. 2. Sur l’enseignement de la peinture à Bruxelles au moment où David s’y installe, voir Christophe Loir, « Aux origines de la vie publique de l’artiste en Belgique », dans Revue belge de philologie et d’histoire, 83/4, 2005, p. 1211-1224. 32. David, 1880, cité n. 3, p. 57.

RÉSUMÉS

Entre son retour de Rome en 1780 et le moment de son exil à Bruxelles en 1816, Jacques-Louis David accueille plusieurs générations successives d’élèves. Depuis une vingtaine d’années, les travaux sur ces élèves ont souligné l’impact sur leur carrière de la formation reçue dans l’atelier du maître. L’un des acquis notables de la recherche a été de révéler l’émergence au Salon, dans le contexte révolutionnaire et impérial, de femmes artistes ayant bénéficié des leçons de David, qui fut concurrencé dans cette démarche par Jean-Baptiste Regnault et François-André Vincent. Le nombre important d’élèves étrangers s’étant rendu à Paris sous le Consulat et au début de l’Empire, attirés par la renommée du maître, est un phénomène ayant également retenu l’attention des chercheurs. Du point de vue de la recherche sur l’art de David, tout autant que ses œuvres, ses relations avec ses élèves, dont le degré de proximité et la nature des collaborations

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n’ont cessé d’évoluer avec les régimes politiques, permettent de mesurer le rôle de l’atelier dans sa stratégie pour établir et maintenir sa position prééminente aux yeux de ses contemporains. Très tôt, en raison de l’esprit de clan qui y régna dans les années 1780, son atelier est très tôt désigné comme l’« école » de David, une expression qui devint courante au XIXe siècle pour désigner un style censé avoir dominé son temps. Aujourd’hui, c’est au contraire l’hétérogénéité des pratiques picturales de ses élèves qui est mise en évidence.

Between his return from Rome in 1780 and his exile in in 1816, Jacques-Louis David welcomed several successive generations of students. Over the past twenty years, research on his students has highlighted the impact of the master’s teachings upon their later careers. One of the most notable achievements has been to reveal the emergence at the Salon, in the Revolutionary and Imperial contexts, of women artists having benefitted from lessons by David, who competed in this capacity with Jean-Baptiste Regnault and François-André Vincent. The arrival of a large number of foreign artists, who were drawn to Paris during the Consulate and the beginning of the Empire on the strength of the master’s reputation, is another phenomenon that has garnered scholarly attention. Regarding research on David’s art itself, his relations with his students – of which the nature and degree of intimacy evolved in keeping with the political regimes – as much as his own works demonstrate the extent to which the studio played a role in his strategy to establish and maintain what was perceived by his contemporaries as his preeminent position. The spirit of fellowship that reigned in David’s studio in the 1780s caused it be described early on as the “school” of David, an expression that become common in the twentieth century for designating a style perceived as dominant during its time. Nowadays, scholars instead emphasize the heterogeneous nature of artistic practices by David’s students.

Während der Jahre zwischen seiner Rückkehr aus Rom 1780 und seines Brüsseler Exils 1816 hat Jacques-Louis David mehrere aufeinanderfolgende Generationen von Schülern ausgebildet. Die Forschung der letzten zwanzig Jahre, die sich mit diesen Schülern beschäftigt, hat die Bedeutung dieser Ausbildung im Atelier des Meisters für ihren weiteren Werdegang unterstrichen. Eine wesentliche Erkenntnis der Forschung betrifft hierbei das vermehrte Auftauchen im Salon von Künstlerinnen, die von David oder auf konkurrierende Weise von Jean-Baptiste Regnault und François-André Vincent unterrichtet wurden. Ein weiteres, von der Forschung aufgezeigtes Phänomen betrifft die ausländischen Schüler, die angezogen von der Reputation des Meisters während des Konsulats und des zweiten französischen Kaiserreichs nach Paris kamen. Im Blick auf die Kunstforschung zu David und seinem Werk ermöglicht es gerade die Betrachtung der Beziehungen zu seinen Schülern, deren Natur und Nähe mit jedem politischen Regime wechselte, die strategische Rolle seines Ateliers zu verstehen, das ihm seine proeminente Stellung in den Augen seiner Zeitgenossen gewährte. Schon früh verweist die im neunzehnten Jahrhundert geläufige Benennung des Ateliers und seines seit den 1780er Jahren herrschenden Gemeinschaftssinns als „Schule“ Davids auf einen Stil, der in seiner Zeit dominiert hat. Im Gegenteil dazu rückt in der heutigen Forschung eher die Heterogenität der unterschiedlichen Bildsprachen seiner Schüler in den Vordergrund.

Tra il suo ritorno da Roma (1780) e l’esilio a Bruxelles (1816), Jacques-Louis David accolse varie generazioni di allievi. Negli ultimi vent’anni, le ricerche hanno evidenziato il ruolo che la formazione ricevuta nell’atelier del maestro svolse sulla carriera di tali allievi. Uno dei risultati più importanti è stata la scoperta dell’apparire al Salon, in età rivoluzionaria e imperiale, di artiste donne che beneficiarono delle lezioni di David; in questo processo il pittore fu concorrente di Jean-Baptiste Regnault e François-André Vincent. L’alto numero di allievi stranieri che, attirati dalla fama del maestro, si recarono a Parigi sotto il Consolato e all’inizio dell’Impero, ha ugualmente attirato l’attenzione degli studiosi. Nelle ricerche sull’arte di David, tanto le sue opere quanto il suo rapporto con gli allievi – che, nel grado di vicinanza e nella

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natura delle collaborazioni, non smise mai di evolvere insieme ai regimi politici – permettono di misurare il ruolo giocato dall’atelier nell’affermare e nel mantenere una posizione di primo piano agli occhi dei contemporanei. In virtù dello spirito di clan che vi regnava negli anni ottanta del Settecento, l’atelier fu ben presto chiamato la “scuola” di David – un’espressione che divenne corrente nel XIX secolo per designare uno stile ritenuto dominante sull’arte del proprio tempo. Oggi è invece l’eterogeneità delle pratiche pittoriche degli allievi ad essere valorizzata.

Entre su regreso a Roma en 1780 y su exilio a Bruselas en 1816, Jacques-Louis David acoge a varias generaciones sucesivas de alumnos. Desde hace unos veinte años, los trabajos de dichos alumnos han puesto de relieve el impacto que supuso en sus carreras la formación adquirida en el taller del maestro. Uno de los logros relevantes de la investigación ha sido revelar la emergencia en el Salón, en el contexto revolucionario e imperial, de mujeres artistas que habían recibido las enseñanzas de David, imitado en eso por Jean-Baptiste Regnault y François-André Vincent. La llegada a París, durante el Consulado y al principio del Primer Imperio, de numerosos alumnos extranjeros, atraídos por el renombre del maestro, es un fenómeno que también ha llamado la atención de los investigadores. Desde el punto de vista de la investigación sobre el arte de David, al igual que sus obras, las relaciones que mantuvo con sus alumnos, cuyo grado de proximidad y naturaleza de las colaboraciones evolucionaron sin tregua con los regímenes políticos, permiten medir el papel del taller en su estrategia para establecer y mantener una posición preeminente de cara a sus contemporáneos. Muy temprano, por el espíritu clánico que imperó allí en los años 1780, su taller fue conocido como la « escuela » de David, una expresión que llegó a generalizarse en el siglo XIX para referirse a un estilo que supuestamente había dominado su época. Hoy en día, al contrario, se privilegia la heterogeneidad de las prácticas pictóricas de sus alumnos.

INDEX

Index géographique : France, Belgique Keywords : studio, education, neo-classicism Mots-clés : atelier, enseignement, néo-classicisme Index chronologique : 1800, 1700

AUTEURS

PHILIPPE BORDES

Premier directeur du Musée de la Révolution française à Vizille, près de Grenoble, de 1984 à 1996, Philippe Bordes est, depuis 2001, professeur d’histoire de l’art moderne à l’université Lyon 2. De 2007 à 2010, il a dirigé le département des études et de la recherche à l’Institut national d’histoire de l’art. Il a notamment publié Jacques-Louis David: Empire to Exile (New Haven, 2005) et Représenter la Révolution : les Dix-Août de Jacques Bertaux et de François Gérard (Lyon, 2010). Ses recherches actuelles portent sur les imaginaires sociaux du portrait et sur les enjeux politiques du rococo.

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Actualité

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Scriptorium: the term and its history Scriptorium : le terme et son histoire

Alison Stones

1 What is a scriptorium and how does it fit into the notion of atelier? Broadly speaking, both terms have come to refer to places where people met in the past or meet today to work together on collaborative projects. While the term scriptorium is usually associated with the writing of religious books in a monastic context in the early Middle Ages, the notion of a place of communal work, workshop or atelier is in place in the Livre des métiers composed by Étienne Boileau († 1270).1 Boileau describes the rights and privileges of the Corporations of Guilds that regulated production in Paris of a wide range of crafts – books, panel painting, sculpture, metal, glass... – as well as who did the work (primarily lay craftsmen and women), and where it was done (a home or shop in an urban setting). We shall see that the scriptorium underwent a number of shifts in meaning in the Middle Ages and in modern perceptions, while modern case-studies can shed light on how a pre-modern scriptorium most likely functioned.

Origin of the term scriptorium

2 For Isidore of Seville (c. 560-636), the word scriptorium referred to a metal instrument or “style” (stylus) used for writing on wax tablets.2 The early monastic rules of Pachomius (c. 345), Benedict (c. 529), and Ferréol (c. 560) make mention of writing and reading as necessary skills of the monks, but the term scriptorium is absent. Did the monastery of Cassiodorus (c. 485-585) at Vivarium have a purpose-designated room set aside for writing? What was it called? Although a tinted drawing of Cassiodorus’s monastery in a manuscript in Bamberg (Staatsbibliothek Msc. Patr. 61, f. 29v) does not indicate the location of the scriptorium, we do know that it was important enough for one of its products, a prized pandect (a complete Bible in one volume) to be acquired a century later in Rome in 679-680 by Benedict Biscop and Ceolfrith of Wearmouth- Jarrow and used in Northumbria as a model for three more pandects, of which one, the

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Codex Amiatinus, survives in the Biblioteca Medicea-Laurenziana in Florence (MS Amiatinus 1).

3 Much uncertainty surrounds the origin of the concept of the scriptorium as a room for writing, as it has come to be known. Even the plan of the monastery of St. Gall from the early ninth century identifies only the benches and desks of the scribes but does not name the room in which they are found on the plan, occupying the north-east corner of the ground floor of the abbey church with the library above (infra sedes scribentium, supra biblioteca).3 The eighth-century English abbot Alcuin, in his Poem 126, refers to a place where scribes were working; the seventeenth-century thinker du Cange cites Aelfric of Eynsham († c. 1010), Adelhard of Bath († c. 1152), and Peter Abelard († 1142), among others, for the use of the term scriptorium.4 Yet it is unclear how many monasteries and cathedrals had a permanent space allocated to copying manuscripts and whether, as has been said of Tournai in the eleventh century, monks, nuns, and clerics wrote in the cloisters of their monasteries. The key question as to how many and which books were copied “in-house” and which were acquired from outside can only be answered on a case-by-case basis.

A shift in meaning: scriptorium as product

4 More generally, in the secondary literature, the term scriptorium refers not so much to the place of production but rather to its products, books sharing similar characteristics of structure and layout, script and decoration, which are presumed to have been made by the same team of craftsmen or women and in the same place. Numerous older publications pioneered an approache aimed at reconstructing and re-clustering the products of scriptoria in an age when the books had been dispersed far from their place of origin. This approach is now widely practiced, from studies of the beginnings of book production in Northumbria to contemporary analyses of monastic and cathedral products and holdings throughout Europe and beyond. Émile Lesne paved the way with a general study of books, scriptoria, and libraries published in 1938 and reprinted in 1964,5 while a similar general approach was taken up again recently in Ralf Stammberger’s study of medieval manuscripts through scribes and scriptoria in 2003.6 Elias Alvery Lowe’s studies published in the 1920s of French manuscripts from the scriptoria of Lyon and of the Northumbrian monasteries under the influence of Cassiodorus were among the early monographic works on particular scriptoria and offered models that have been generalized widely throughout the twentieth and early twenty-first centuries.7 The term scriptorium has even been used to refer to manuscript production in non-western cultures such as that of the Minangkabau (Sumatra).8 But most studies that include the term scriptorium in their title assume that the products in question derive from one and the same monastic scriptorium.

5 I draw together here some of the monographic analyses of scriptoria published over the last twenty years, and occasionally earlier, by country, many of which use the term scriptorium in their title (of course, many earlier studies did as well). In all of them, an underlying assumption is that of local production, whether it be in a cathedral, abbey, collegiate church, or even a royal court. The Benedictine abbeys and their products and holdings have been an important focus since the early works of Lesne and Lowe, followed by the Cistercian abbeys and their manuscripts and scriptoria. For Britain, the

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Benedictine abbey (now cathedral) of Saint Peter at Gloucester and the Cistercian abbey of Margam have been the focus of recent monographs.9 In France, key studies of the manuscripts associated with the Benedictine Abbeys of Moissac and Saint-Martial de Limoges published in the late 1960s and early 1970s brought to the fore the important question as to whether and which among the surviving manuscripts known to have been owned by the respective abbeys were made in situ or imported, for instance from the mother-house of the reforming abbey of Cluny.10 In the case of Limoges, two of the most impressive books were owned respectively by the Cathedral of Saint-Étienne at Limoges and the Collegiate Church of Saint-Yrieix. Were these books made at the Benedictine Abbey of Saint-Martial or rather at a scriptorium attached to one of the secular establishments? 6 Similar questions are raised in the exhibitions and catalogues devoted to the early manuscripts of the Benedictine Abbey of Saint-Vaast at Arras and at Albi Cathedral.11 But the majority of recent studies of monastic scriptoria in France, Belgium, and elsewhere have focused on the Cistercians. The question is, again, the degree to which the manuscripts owned by the Cistercian abbeys were made there or imported from a mother-house and transmitted to daughter-houses of the same filiation: Cîteaux, Clairvaux, Haute-Fontaine, Igny, La Charité, Cheminon, Montier-en-Argonne, Pontigny, Fontenay, Villers, Chaalis, Cadouin.12 The Cistercien abbeys elsewhere in Europe have also been foci for monographs, on Aldersbach in Bavaria,13 Zwettl in Austria,14 Sitticum in Slovenia,15 and Alcobaça in Portugal.16 From all these monographic studies, it is only now becoming possible to assess the important issues of production and transmission in and among these major manuscript collections.17 Meanwhile, other monastic and secular orders have also been receiving important monographic treatment: St. Benedict’s monastery of Monte Cassino and the Benedictine Abbeys of San Galgano in Italy, Bosau in Austria, Echternach in Luxemburg,18 the Praemonstratensian Imperial Abbey of Weissenau in Baden-Württemberg,19 the Augustinian canons of St. Maria Magdalena in Frankenthal,20 and the Dominican nuns of St. Katharina at St. Gall.21 What are the links among the products of these houses? The publication of monographs on the holdings and products of other monastic and clerical establishments will pave the way towards comparative studies that will be the focus for future research.

Appropriations and extensions of the term scriptorium

7 Several more broadly-based activities have already addressed comparative questions, both in print, in a museum context, and more recently on line. They represent different efforts on the one hand to understand how the medieval scriptorium worked and on the other hand to provide the means to reconstruct and regroup the products of centers of production whose manuscripts are now widely dispersed due to such destructive activities as the dissolution of the monasteries, the French Revolution, the sequestering of manuscript collections during the Second World War, or the dismemberment of complete manuscripts and the removal of illustrations to make “pictures” or scrapbooks.

8 The journal of manuscript studies entitled Scriptorium was founded in the immediate post-war period by Frédéric Lyna and Camille Gaspar under the general editorship of François Masai. Its first volume appeared in 1946-1947, and it continues to publish both scholarly articles on manuscripts and (since 1957) a bibliographical appendix with

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indices of manuscripts cited. Today, among many other functions, the website allows searches of manuscripts cited in the journal and Bulletin codicologique.22 9 A different approach is to be found at the Scriptorial of Avranches, a purpose-designed museum dedicated to the 203 manuscripts of Mont-Saint-Michel, transferred in 1791 to the Bibliothèque municipale d’Avranches along with other manuscript holdings of the region, from the Abbeys of Montmorel and Lucerne, and from the Cathedral Chapter and Bishopric of Avranches. This is a physical representation of the approach to understanding scriptoria addressed in the monographs on the manuscripts of particular abbeys. The Scriptorial, opened in 2006, incorporates the cellar of an early thirteenth-century house and presents the manuscripts of Mont-Saint-Michel in their historical context, surrounded by objects of daily life, pilgrim badges, coins, liturgical vessels, models of the abbey and explanatory plaques.23 There are permanent exhibitions in ten rooms, a temporary exhibition space, and a film projection area. Original manuscripts, notably the spectacular Cartulary of Mont-Saint-Michel MS 210 (c. 1149-1150), are on display in the area called the Treasury.24 This enterprise provided the impetus for the re-edition of Monique Dosdat’s catalogue of the manuscripts of the scriptorium of Mont-Saint-Michel, for which Geneviève Nortier in 1957, Michel Bourgeois-Lechartier and François Avril in 1967 and J. J. G. Alexander in 1970 had laid the ground-work.25 10 A third kind of approach is represented by online manuscript projects that provide the visual and informational means for scholars to embark on projects of reconstruction and analysis of manuscripts now widely scattered: scriptoria can be reconstructed from the data provided. One example is the Digital Scriptorium (DS), a growing image database of medieval and renaissance manuscripts that unites scattered resources from many institutions into an international tool for teaching and scholarly research.26 Launched on the Web in November 1997, DS has undergone many transformations and currently hosts images and data from some forty institutions – universities, seminaries, abbeys, public and private libraries, museums – in the United States and at the American Academy in Rome. It offers simple searches by text and shelf mark, and advanced Boolean searches allow selection and grouping of items from the database according to keywords. DS is only one of many online manuscript databases, together with the Cambridge-based website Scriptorium: Medieval and Early Modern Manuscripts Online,27 that make use of the term scriptorium in its name. Other manuscript online databases have adopted more neutral names, such as e-codices – Virtual Manuscript Library of Switzerland for manuscripts in Swiss collections28 and Manuscripta Mediaevalia for German collections.29 Still other databases concentrate on the holdings of particular institutions, including Gallica, Banque d’images and Mandragore for the Bibliothèque nationale de France; Corsair for the Pierpont Morgan Library, New York; Digitised Manuscripts for the British Library; Digital Images from the Bodleian Libraries Special Collection, Oxford; and Parker Library on the Web for Corpus Christi College Cambridge (by subscription only). Many other websites are devoted to single manuscripts, among which I single out Verdun BM 98 and 107, the Missal and Breviary made for Renaud de Bar, digitized by Arkhênum,30 as well as his Pontifical, divided between the Narodni Knihovna in Prague and the Fitzwilliam Museum in Cambridge. Collectively, these databases are changing the way research is conducted, the kinds of questions that can be asked about scriptoria, and what was made in particular centers and outside them.

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The product of a contemporary scriptorium: The Saint John’s Bible31

11 How can a contemporary scriptorium shed light on a medieval one? Donald Jackson is scribe and calligrapher to Queen Elizabeth II and to the House of Lords Crown Office of Great Britain and Northern Ireland. His base of operations is his home and studio in Wales, where he and his team of scribes and illuminators have worked together to produce, among many other manuscripts, The Saint John’s Bible. It is a contemporary manuscript product in seven volumes and 1,150 parchment pages of calfskin made over thirteen years in a modern-day scriptorium headed by Donald Jackson. Officially commissioned in 1998 by Saint John’s Abbey in Collegeville, Minnesota, after three years of preliminary discussions, The Saint John’s Bible was brought to a conclusion in May 2011. The text is the New Revised Standard Version, Catholic Edition, of the Bible. Two teams were set up: the Saint John’s team consisted of theologians, bible scholars, and historians whose function was advisory; the Wales team comprised twenty members, including project and studio managers and assistants, planners, and coordinators, a computer graphics specialist and a proofreader, six scribes, six artist calligraphers, and four collaborative artists. Donald Jackson and Sally Mae Joseph were both scribes and artist calligraphers. New scripts were designed by Donald Jackson, who trained the scribes. The text was written with quill pens of goose wing feathers and black ink mixed from Chinese stick ink; vermillion and blue made from a mixture of azurite and ultramarine were used for the start of paragraphs, verse numbers, and marginal notes. The text format is two columns of fifty-four lines, and the design layout was planned on computer. Footnotes, headings, chapter numbers, capitals, and Hebrew text were added at various stages. Time taken to copy one page by hand varied between seven and a half and thirteen hours.

12 The passages from the Bible to be illustrated were chosen by the Saint John’s committee. Preliminary sketches were made by Donald Jackson and guest artists and sent with explanations to the Saint John’s committee for approval; after that work could start on the illustrations by Donald Jackson and additional artists. The Wales team members worked both in sessions at Donald Jackson’s contemporary scriptorium in Monmouth, Wales, where team members could work as a group and discuss their work together, and in the private studios of the artists and collaborators. For the most part, two of the six scribes worked mainly in the scriptorium, but four of the scribes did most of their allocated work in their own studios. The entire scribal team did come together at the scriptorium at six- to seven-week intervals to work together, compare hands, check progress, and ensure their scripts were staying as close to each others’ as possible. The finished product will be bound in Welsh oak boards and permanently housed and displayed at the Hill Museum and Manuscript Library at Saint John’s Abbey and University in Collegeville, Minnesota. A limited Heritage Edition of full-size reproductions, a reduced-size Trade Edition and fine art prints of any page are available for purchase. The working methods demonstrated by Jackson and his team – partly in the scriptorium in Wales, partly elsewhere, in the homes or workshops of the participants – no doubt resemble what happened in the high Middle Ages, once the activity of the monastic scriptorium had given way to the more flexible lay scriptorium, atelier, or workshop based in an urban setting.

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From scriptorium to atelier

13 Whereas The Saint John’s Bible is a very special book, made in a very special scriptorium, the move away from ecclesiastical production per se had begun by the twelfth century and gathered momentum in the thirteenth century. Lay production did not entirely replace monastic and clerical production but, already in the Liber ordinis of the Parisian abbey of Saint-Victor (c. 1139), mention is made of scribes from outside the abbey writing for pay.32 By the early thirteenth century, the university had developed a structure for controlling book production in Paris, and activity was based in the homes of parchmenters near the Sorbonne and those of scribes living in proximity to the cathedral of Notre-Dame.33 Avril has shown that Parisian illuminators, too, were working outside the monasteries and cathedrals by the early thirteenth century.34 To what extent was the work group-based and done in a single place? Avril’s use of the term atelier makes eminent sense for illumination, for which materials are costly, including gold and silver and expensive pigments, and better kept locked up and made available under supervision – on the model of the ecclesiastical scriptorium.35 Once production took place outside the controlled environment of the scriptorium, other people were involved in the administration of commission and production. By 1400, the activities of the marchand, or book-dealer, had come to dominate the book trade, and the scriptorium as such had given way to the atelier.36

NOTES

1. René de Lespinasse, Francois Bonnardot, eds., Les Métiers et corporations de la ville de Paris, XIIIe siècle : le livre des métiers d’Étienne Boileau, Paris, 1879. 2. Isidore, Etymologies, 6, 9, 2, cited in Charlton Thomas Lewis, Charles Short, A Latin Dictionary, Founded on Andrews’ Edition of Freund’s Latin Dictionary, Revised, Enlarged, and in Great Part Rewritten, Oxford, 1879, and by Jan Frederik Niermeyer, Mediae Latinitatis Lexicon minus, C. Van de Kieft, G. S. M. M. Lake-Schoonebeek, eds., Leiden/New York/Cologne, (1976) 1997. Ronald Edward Latham, ed., Revised Medieval Latin Word-List from British and Irish Sources, London, (1965) 1973, gives scriptorium regis as “scribal department c. 1178, 1200” and scriptoria as “penner 1234; scriptorium (monastic) c. 1266, c. 1330.” Niermeyer also cites Thangmar’s Vita Bernwardi (before 1013), in which scriptorium has a second meaning as a “monastic writing- room.” See also Denis Muzerelle, Vocabulaire codicologique : répertoire méthodique des termes français relatifs aux manuscrits, Paris, 1985, p. 66, para. 2., heading Locaux et mobilier : scriptorium 212.01: “Locaux d’un établissement ecclésiastique où s’effectue le travail de copie des livres.” See also Olga Weijers, Vocabulaire du livre et de l’écriture au Moyen Âge, (Études sur le vocabulaire intellectuel du Moyen Âge, 2), Turnhout, 1989. 3. Codex Sangallensis 1092. Walter Horn, Ernst Born, The Plan of Saint Gall: A Study of the Architecture and Economy of, and Life in, a Paradigmatic Carolingian Monastery, 3 vols., Berkeley/Los Angeles/London, 1979, vol. 1, pp. 145-147. Along the north and east walls are seven desks for writing (big enough to accommodate two monks at each desk) and seven windows. In the center

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is a large square table set on a plinth (www.stgallplan.org/en/index_plan.html, accessed January 1, 2014). 4. Charles du Fresne sieur du Cange, et al., Glossarium mediae et infimae latinitatis, rev. ed., Niort, 1883‑1887, vol. 7, col. 370a (www.ducange.enc.sorbonne.fr, accessed January 1, 2014). 5. Émile Lesne, Les Livres : « scriptoria » et bibliothèques du commencement du VIIIe à la fin du XIe siècle, (Lille, 1938) New York, 1964. 6. Ralf M. W. Stammberger, Scriptor und Scriptorium: Das Buch im Spiegel mittelalterlicher Handschriften, Graz, 2003. 7. Elias Alvery Lowe, Codices lugdunenses antiquissimi : le Scriptorium de Lyon, la plus ancienne école calligraphique de France, Lyon, 1924; Elias Alvery Lowe, “A key to Bede’s Scriptorium: some observations on the Leningrad manuscript of the ‘Historia ecclesiastica gentis Anglorum’,”in Scriptorium, 12, 1958, pp. 182-190; Malcolm B. Parkes, The Scriptorium of Wearmouth-Jarrow (Jarrow Lecture), Jarrow, 1982. 8. Em Yusupha, Katalogus manuskrip dan skriptorium Minangkabau = Catalogue of manuscripts and scriptorium in Minangkabau, Tokyo, 2006. 9. Robert B. Patterson, The Original Acta of St. Peter’s Abbey, Gloucester, c. 1122 to 1263, (Gloucester Record Series, 11), Gloucester, 1998; Robert B. Patterson, The Scriptorium of Margam Abbey and the Scribes of Early Angevin Glamorgan: Secretarial Administration in a Welsh Marcher Barony c. 1150-c.1225, Woodbridge, 2002. 10. Danielle Gaborit-Chopin, La Décoration des manuscrits à Saint-Martial de Limoges et en Limousin du IXe au XIIe siècle, Paris/Geneva, 1969; Jean Dufour, La Bibliothèque et le scriptorium de Moissac, Geneva/Paris, 1972; Chantal Fraïsse, “Quelques observations sur le Scriptorium de Moissac au début du XIIe siècle,” in Mémoires de la Société archéologique du Midi de la France, 52, 2002, pp. 29-50 and www.societes-savantes-toulouse.asso.fr/samf/cadrgepu.htm (accessed January 1, 2014). 11. Laurent Wiart, Enluminures arrageoises : le scriptorium de l’Abbaye Saint-Vaast d’Arras des origines au XIIe siècle, (conference, Arras, 2002), Paris, 2002; Le Scriptorium d’Albi : les manuscrits de la cathédrale Sainte-Cécile (VIIe-XIIe siècle), Matthieu Desachy, ed., (exh. cat., Albi, Médiathèque Pierre- Amalric, 2007), Rodez, 2007. 12. Yolanta Zaluska, L’Enluminure et le scriptorium de Cîteaux au XIIe siècle, Cîteaux, 1989; Anne- Marie Turcan-Verkerk, “La bibliothèque de l’abbaye de Haute-Fontaine aux XIIe et XIIIe siècles : formation et dispersion d’un fonds cistercien,” in Recherches augustiniennes, 25, 1991, pp. 223-261; Jean-Paul Bouhot, Jean-François Genest, André Vernet, La Bibliothèque de l’abbaye de Clairvaux du XIIe au XVIIIe siècle, II, Les manuscrits conservés, 1, Manuscrits bibliques, patristiques et théologiques, Paris, 1997; Marie-Geneviève Masson, “L’ancienne bibliothèque d’Igny. Témoignage et inventaires (XVIIe-XVIIIe siècles),” in Cîteaux: Commentarii Cistercienses, 49, 1998, pp. 259-307; Anne- Marie Turcan-Verkerk, Les Manuscrits de la Charité, Cheminon et Montier-en-Argonne, collections cisterciennes et voies de transmission des textes, IXe-XIXe siècles, (Documents, études et répertoires, Institut de recherche et d’histoire des textes, 59), Paris, 2000; Thomas Falmagne, Un texte en contexte : les “Flores paradisi” et le milieu culturel de Villers-en-Brabant dans la première moitié du XIIIe siècle, (Le Scriptorium de Villers, catalogue raisonné des manuscrits), Turnhout, 2001; Monique Peyrafort-Huin, Patricia Stirnemann, La Bibliothèque médiévale de l’Abbaye de Pontigny, XIIe-XIXe siècles, Paris, 2001; Dominique Stutzmann, La Bibliothèque de l’abbaye cistercienne de Fontenay (Côte-d’or) : constitution, gestion, dissolution (XIIe-XXIIIe s.), 4 vols., dissertation, École nationale des chartes, 2002; Jean- François Genest, ed., Les Manuscrits de Clairvaux de Saint Bernard à nos jours, Troyes, 2006; Anne Bondéelle-Souchier, Patricia Stirnemann, “Vers une reconstitution de la bibliothèque ancienne de l’abbaye de Chaalis : inventaires et manuscrits retrouvés,” in Monique Goullet, ed., Parva pro magnis munera : études de littérature tardo-antique et médiévale offertes à François Dolbeau par ses élèves, Turnhout, 2009, pp. 9-73; François Bougard, Pierre Petitmengin, Patricia Stirnemann et al., La Bibliothèque de l’abbaye cistercienne de Vauluisant : histoire et inventaires, (Documents, études et

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répertoires, Institut de recherche et d’histoire des textes, 83), Paris, 2012; Alison Stones, Thomas Falmagne et al., Manuscrits de Cadouin, Périgueux, 2014. 13. Donatella Frioli, Lo scriptorium e la biblioteca del monastero cisterciense di Aldersbach, Spoleto, 1990. 14. Charlotte Ziegler, Joachim Rössl, Zisterzienserstift Zwettl, Katalog der Handschriften des Mittelalters, 4 vols., Vienna, 1985-1997. 15. Nataša Golob, Twelfth-Century Manuscripts: The Sitticum Collection, Ljubljana/London, 1996. 16. Thomas Amos, Jonathan Black, Descriptive Inventories of Manuscripts Microfilmed for the Hill Monastic Manuscript Library, Portuguese Libraries, The Fundo Alcobaça of the Biblioteca Nacional, Lisbon, 3 vols., Collegeville (MN), 1988. 17. See Thomas Falmagne, “Le réseau des bibliothèques cisterciennes aux XIIe et XIIIe siècle : perspectives de recherche,” in Nicole Bouter, ed., Unanimité et diversité cisterciennes : filiations- réseaux-relectures du XIIe au XVIIe siècle, (conference, Dijon, 1998), (CERCOR Travaux et recherches, 12), Saint-Étienne, 2000, pp. 195-217. 18. Francis Newton, The Scriptorium and Library at Monte Cassino, 1058-1105, Cambridge, 1999; Riccardo Francovich, Marco Valenti, eds., Scriptorium dell’Abbazia, Abbazia di San Galgano, (conférence, Chiusdino, Siena, 2006), Borgo San Lorenzo (Florence), 2006; Renate Schipke, Scriptorium und Bibliothek des Benediktinerklosters Bosau bei Zeitz: die Bosauer Handschriften in Schulpforte, Wiesbaden, 2000; Nancy Netzer, Cultural Interplay in the Eighth Century: The Trier Gospels and the Making of a Scriptorium at Echternach, Cambridge, 1994. 19. Solange Michon, Le Grand Passionnaire enluminé de Weissenau et son scriptorium autour de 1200, Geneva, 1990. 20. Aliza Muslin-Cohen, A Medieval Scriptorium: Sancta Maria Magdalena de Frankenthal, (Wolfenbutteler̈ Mittelalter-Studien, 3), Wiesbaden, 1990. 21. Simone Mengis, Schreibende Frauen um 1500: Scriptorium und Bibliothek des Dominikanerinnenklosters St. Katharina St. Gallen, Berlin, 2013. 22. Much is now on line at www.scriptorium.be/index.php?lang=en (also in French, Dutch, German; accessed January 1, 2014). 23. For the Scriptorial d’Avranches, see www.scriptorial.fr (accessed January 1, 2014). 24. Emmanuel Poulle, Pierre Bouet, Olivier Desbordes, eds., Cartulaire du Mont-Saint-Michel : fac-similé du manuscrit 210 de la Bibliothèque municipale d’Avranches, Arcueil, 2005; K.S.B. Keats-Rohan, ed., The Cartulary of the Abbey of Mont-Saint-Michel, Donington, 2006; Monique Dosdat, L’Enluminure romane au Mont-Saint-Michel : Xe-XIIe siècles, Rennes, (1991) 2006, pp. 25-33 and pp. 69-70. 25. Geneviève Nortier, “Les bibliothèques médiévales des abbayes bénédictines de Normandie, III, La bibliothèque du Mont-Saint-Michel,” in Revue Mabillon, 1957, pp. 135-171; Michel Bourgeois-Lechartier, François Avril, Millénaire du Mont-Saint-Michel : le Scriptorium de l’abbaye du Mont-Saint-Michel, Paris, 1967; J. J. G. Alexander, Norman Illumination at Mont-Saint-Michel, 966-1100, Oxford, 1970. 26. Cited from DS homepage at http://bancroft.berkeley.edu/digitalscriptorium (accessed January 1, 2014). 27. See Scriptorium: Medieval and Early Modern Manuscripts Online at http:// scriptorium.english.cam.ac.uk (accessed January 1, 2014). 28. Holdings from 39 libraries in Switzerland, Swiss manuscripts in Austrian, German, French, Russian, and US collections, totaling 1,054 manuscripts: http://www.e-codices.unifr.ch (accessed January 1, 2014). 29. 75,000 documents are available at www.manuscripta-mediaevalia.de (accessed January 1, 2014). 30. See www1.arkhenum.fr/images/dr_lorraine_ms/MS0107/index.html (accessed January 1, 2014). Other manuscripts made for Renaud de Bar are digitized at

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www.manuscriptorium.com.apps/main/en/index.php?request=show_tei_ digidoc&virtnum=1&client= (Prague, Narodni Knihovna XXIII.C.120); www.fitzmuseum.cam.ac.uk/pharos/collection_pages/middle_pages/MS.298/FRM_TXT_SE-MS. 298.html (Cambridge, Fitzwilliam Museum 298); www.bl.uk/catalogues/illuminatedmanuscripts/ record.asp?MSID=8114&CollID=58&NStart=8 (London, British Library, Yates Thompson 8). 31. The Saint John’s Bible is the result of collaboration between Donald Jackson and his team and Saint John’s Abbey in Collegeville, MN. I thank Donald Jackson, Matthew Heintzelmann, Tim Ternes, and Linda Orzechowski for providing the information given here, some of which is also on the Web (www.vam.ac.uk, www.saintjohnsbible.org; accessed January 1, 2014). See also Christopher Calderhead, Illuminating the Word: The Making of the Saint John’s Bible, Collegeville (MN), 2005. 32. Françoise Gasparri, “Scriptorium et bureau d’écriture de l’abbaye de Saint-Victor,” in Jean Longère, L’Abbaye parisienne de Saint-Victor au Moyen Âge, (Biblioteca victorina, 1), Paris, 1991, pp. 119-139; Gilbert Ouy, La Bibliothèque médiévale de l’Abbaye parisienne de Saint-Victor : première partie, les manuscrits catalogués par Claude de Grandrue, 1514, 3 vols., s.l., 1993. 33. See especially Richard H. Rouse, Mary A. Rouse, Manuscripts and Their Makers: Commercial Book- Producers in Medieval Paris, 1200-1500, 2 vols., London/Turnhout, 2000, especially. pp. 17-49. 34. François Avril, “À quand remontent les premiers ateliers d’enlumineurs laïques à Paris,” in Françoise Hospital et al., Enluminure gothique, (Dossiers de l’archéologie, 16), 1976, pp. 36-44; J. J. G. Alexander, Medieval Illuminators and Their Methods of Work, New Haven/London, 1992. 35. Jean-Luc Deuffic, Du scriptorium à l’atelier : copistes et enlumineurs dans la conception du livre manuscrit au Moyen Âge, Turnhout, 2011. 36. Brigitte Büttner, “Jacques Raponde, ‘marchand’ de manuscrits enluminés,” in Médiévales : langue, textes, histoire, 14, 1988, pp. 23-32; see also Rouse, Rouse, 2000, cited n. 33.

INDEX

Mots-clés: scriptorium, atelier, histoire des techniques, manuscrit Geographical index: France, Grande-Bretagne Keywords: history of techniques, scriptorium, manuscript, workshop Chronological index: 1100

AUTHOR

ALISON STONES

University of Pittsburgh

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Du maître d’œuvre isolé à l’agence : l’architecte et ses collaborateurs en France au XVIIe siècle From independent practice to architecture agency: the architect and his collaborators in seventeenth-century France

Alexandre Cojannot

1 La notion d’atelier n’est pas souvent, pour ne pas dire jamais, employée au sujet des architectes actifs en France aux XVIe et XVIIe siècles, et ce quelle que soit la définition qu’on lui donne. Dans son acception première, le mot a un sens seulement topographique1. Jusqu’au XVIIIe siècle, il désigne en effet l’endroit où des artisans ou des ouvriers sont réunis pour travailler ensemble à l’exécution d’un même ouvrage et, comme le précise Antoine Furetière, « il se dit principalement des bastiments »2. Un chantier de construction est ainsi composé d’un ou plusieurs « ateliers », où les différents corps de métier préparent les matériaux avant de les mettre en œuvre : en ce sens, l’atelier concerne beaucoup l’architecture, mais peu l’architecte. Quant à l’atelier entendu au sens contemporain d’école ou de groupe de collaborateurs et de disciples participant à l’activité d’un maître, tel qu’il a été forgé par la littérature artistique à partir du XVIIIe siècle, il n’est pas non plus appliqué aux architectes. Intrinsèquement liée à la production matérielle de l’œuvre, la notion paraît en effet inopérante au sujet de ces derniers, qui conçoivent et conduisent l’ouvrage sans prendre directement part à la construction. La notion spécifique d’agence la remplace alors, mais celle-ci, renvoyant à une organisation du travail inconnue en France au moins jusqu’au règne de Louis XIV, est généralement considérée comme trop anachronique pour être appliquée aux premiers siècles de la période moderne. À la différence des maîtres d’œuvre de la fin du Moyen Âge, dont l’activité s’inscrit généralement dans le cadre de collaborations entre corps de métiers spécialisés3, et contrairement aux architectes italiens, qui, à partir de la Renaissance, sont ordinairement présentés comme travaillant avec des assistants et des élèves dans un studio4, les architectes français de la première modernité semblent condamnés à être

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pensés comme des artistes isolés5. Or il est évident qu’ils ne font pas exception et que des formes de collaboration plus ou moins discrètes ou masquées ont toujours existé.

2 L’idée que l’on se fait des architectes de la période moderne découle en grande partie des conceptions théoriques qui ont été élaborées à la Renaissance, notamment à partir de la définition qu’en donne Vitruve au premier livre de son traité (De Architectura, I, 1). Selon ce dernier, l’architecte, en plus de maîtriser l’art de bâtir, doit être versé dans des disciplines aussi diverses que les lettres, la géométrie, l’optique, l’arithmétique, l’histoire, la philosophie, la musique, la médecine, le droit et l’astronomie, autant de domaines qui ont incontestablement fondé la conception italienne de l’architecte comme homme universel6. 3 Le modèle qui émerge à partir du XVIe siècle dans le reste de l’Europe, moins imprégné de réflexion théorique et de culture humaniste, revêt un caractère plus professionnel et technique, mais non moins ambitieux7. Philibert Delorme a été le premier à le mettre en évidence dans son traité de 1567, le Premier Tome de l’architecture, qui constitue un jalon fondateur pour la France8. S’il fait mine de prendre ses distances par rapport à Vitruve, Delorme examine comme lui la multiplicité des connaissances théoriques utiles à l’architecte, tout en développant l’expérience, les savoir-faire techniques et les qualités innées qu’il juge plus nécessaires encore. C’est ce qu’il illustre par ses célèbres allégories du bon architecte, représenté d’une part sous la forme d’un homme doté de trois yeux, quatre oreilles et quatre mains, en train d’instruire un jeune disciple, et d’autre part, solitaire et sortant de ses méditations pour affronter les difficultés de la pratique9. Ainsi s’est imposée en France l’idée d’un architecte prodige, polyvalent, à la fois homme d’art et artiste, homme de cabinet et homme d’action, occupant une place unique et centrale dans le système de production architecturale. 4 Si elles sont en général trop lacunaires pour juger du travail effectivement fourni par un architecte du XVIIe siècle, les sources permettent néanmoins de confirmer que bien peu possédaient toutes les qualités et les compétences nécessaires au plein exercice de leurs fonctions. Même lorsqu’ils les réunissaient, les circonstances de la commande et la multiplicité de leurs occupations ne leur permettaient pas d’assumer eux-mêmes toutes les responsabilités, et il leur fallait trouver des moyens de déléguer à des tiers.

L’entreprise et la conduite de l’ouvrage

5 La première solution, du moins la plus élémentaire, consistait à remettre à un entrepreneur affidé l’exécution de l’ouvrage, afin d’alléger la charge du maître d’œuvre dans la conduite des travaux. Comme la majorité des architectes étaient issus de familles d’artisans du bâtiment, c’était souvent un parent qui était choisi, comme on le constate pour Salomon de Brosse avec son fils Paul ou son neveu Charles Du Ry ; Jacques Lemercier avec ses demi-frères Pierre et Henri ; Louis Le Vau avec son père, puis avec son beau-frère Charles Thoison ; ou Jules Hardouin-Mansart avec son frère Michel. Une fois le succès atteint, les relations familiales directes de l’architecte suffisaient toutefois rarement à la tâche et des professionnels de plus grande envergure devenaient des partenaires réguliers, ainsi Jean Thiriot pour Lemercier ou Michel Villedo pour Le Vau.

6 Le système reposait sur une relation de confiance – on soupçonne souvent une forme de collusion, mais il serait sans doute plus juste de parler d’association tacite – et l’on peut

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se demander comment se répartissaient les tâches dans la conduite ou le contrôle de l’exécution. La responsabilité de « conduire » ou d’« avoir l’œil » sur les ouvrages est assez rarement mentionnée dans les marchés de construction, qui n’évoquent souvent que le respect du devis et des dessins. Or, lorsque les travaux étaient entrepris en bloc, l’entrepreneur général se retrouvait, de fait, à coordonner le travail des artisans de tous corps de métiers. Un maître maçon tel que Villedo n’a jamais porté le titre d’architecte, mais il endosse indubitablement ce rôle quand il écrit en 1644 au chancelier Séguier afin de lui soumettre différentes options pour les travaux en cours dans son hôtel10. Cet exemple jette rétrospectivement un doute sur le statut et les fonctions réellement exercées par Le Vau, alors âgé de 22 ans, sur le chantier de l’hôtel Bautru en 1634. Il a certes été possible de démontrer que les dessins et devis de l’hôtel ont bien été donnés par le jeune architecte, mais leur exécution fut confiée à Villedo et ni les contrats, ni les procédures engagées après l’achèvement des travaux ne mentionnent le nom de Le Vau11. Peut-être Villedo, plus âgé et expérimenté, était-il l’interlocuteur principal du maître d’ouvrage, auquel cas on serait en présence d’une structure de collaboration inverse à celle que l’on imagine habituellement, où l’architecte ne serait en quelque sorte que le collaborateur artistique d’un bâtisseur qui occuperait la position dominante du point de vue professionnel. 7 La nécessité de confier le suivi des chantiers à des tiers a progressivement abouti à l’apparition d’une catégorie professionnelle nouvelle, que l’on pourrait appeler « architectes-conducteurs », dont l’émergence n’a sans doute pas été suffisamment étudiée jusqu’à présent. Elle n’existe pas encore en France au XVIe siècle, semble-t-il, et Delorme évoque seulement la possibilité pour l’architecte d’être assisté par un « contrerolleur », qui, selon sa définition, n’est pas un homme de l’art, mais un administrateur doué d’une certaine culture technique12. Au siècle suivant, Jacques Lemercier a peut-être joué un rôle moteur dans l’apparition de véritables conducteurs d’ouvrages. Dans le cas de chantiers lointains, comme les châteaux de Richelieu et de Thouars, il confie les travaux à ses demi-frères Pierre et Henri, qui ne sont pas les entrepreneurs des ouvrages, mais bien des représentants de l’architecte, dotés d’une certaine liberté de proposition13. Sur certains chantiers parisiens, Lemercier peut également avoir recours à cette solution, ainsi avec Louis Petit, qualifié d’architecte des Bâtiments du roi, à l’hôtel de Liancourt entre 1635 et1642, et avec le jeune Pierre Cottart pour les écoles extérieures de la Sorbonne entre 1647 et 164814. Petit semble d’ailleurs se spécialiser dans les fonctions d’architecte-conducteur, acquérant en 1645 un office de contrôleur des Bâtiments du roi dont il exerce ensuite consciencieusement la charge jusqu’à la fin de sa carrière, notamment à Versailles à partir des années 1660. En 1670, il rédige les devis et assure la conduite de l’église de l’Assomption à Paris à partir des dessins envoyés par Charles Errard de Rome15. Sans dépendre d’aucun « atelier » ou « agence », l’architecte Petit apparaît donc comme un collaborateur régulier de ses confrères et préfigure par son activité le développement des charges de contrôleur, qui se multiplieront à la fin du siècle dans l’administration des Bâtiments du roi16. 8 Au sein de la génération suivante, Pierre Bréau incarne toute l’ambiguïté de la fonction de conducteur, à cheval entre les carrières d’architecte et d’entrepreneur17. D’abord assistant, puis associé des entrepreneurs des Bâtiments du roi au Louvre et aux Tuileries, il est apprécié par Jean-Baptiste Colbert, qui l’emploie dans ses demeures à Paris et à Sceaux et le nomme contrôleur des bâtiments de Clagny, dont il suit toute la construction sous les ordres d’abord d’Antoine Le Pautre, puis de Jules Hardouin-

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Mansart, avant de conduire la Grande Écurie à Versailles. Il se comporte sur ses chantiers en véritable architecte-conducteur, procédant aux adjudications d’ouvrages, produisant devis et dessins contractuels et employant même à cette fin des dessinateurs, François Cauchy et Louis Vigneux. Il excelle dans la mise en œuvre des matériaux et dans l’appareillage, qualité particulièrement recherchée aussi bien par Colbert que par Hardouin-Mansart. 9 Le rapport entre l’architecte qui conçoit les ouvrages et celui qui en suit l’exécution peut être de différentes natures. Lorsque, comme Hardouin-Mansart à Clagny, le maître d’œuvre s’astreint à être présent sur le chantier plusieurs jours par semaine, le conducteur est étroitement encadré par celui-ci, dans lequel cas on peut sans nul doute parler d’une véritable collaboration entre hommes de l’art, qu’elle soit choisie ou non. En revanche, lorsque l’architecte ne vient presque jamais sur le chantier et qu’il s’en remet à un homme de confiance, il s’agit plutôt d’une délégation de maîtrise d’œuvre, comme par exemple lorsque Lemercier suit ses projets provinciaux depuis Paris ou qu’il se réserve d’être seulement le recours éminent en cas de différend pendant les travaux de l’hôtel de Liancourt.

Travaux d’écriture, de calcul et de dessin

10 L’éloignement géographique ou l’accumulation des charges professionnelles ne sont pas les seules explications des différentes modalités de conduite de travaux. Vraisemblablement, il intervient une forme de choix personnel de l’architecte dans l’exercice de son métier. S’il arrive à Lemercier de déléguer la direction de certains chantiers, force est de constater qu’en contrepartie il s’applique avec un soin particulier aux tâches qui relèvent de la conception18. Tout au long de sa carrière, il produit des dessins de tout type et d’une qualité graphique exceptionnelle, dont le caractère autographe ne fait pas le moindre doute. Des devis et des mémoires, également de sa main, prouvent qu’il rédige lui-même ces documents techniques et qu’il sélectionne en personne les artisans appelés à exécuter ses projets. Il prend enfin volontiers part aux débats sur des projets ardus en matière de génie civil, tels que la construction des ponts et de canaux19.

11 L’approche équilibrée de Lemercier, issue d’une longue lignée de maîtres d’œuvre français et d’une formation approfondie en Italie, est peut-être celle d’un architecte qui préfère le travail de cabinet à la fréquentation assidue des chantiers. Elle ne semble en tout cas pas très représentative de la pratique professionnelle de ses contemporains, apparemment plus contrastée. François Mansart paraît montrer un attachement plus exclusif à la pratique du dessin, qui occupe dans son œuvre une place centrale et constitue visiblement son moyen d’expression privilégié, tandis que la rareté des textes et annotations conservés de sa main révèle une pratique maladroite de l’écriture20. À l’inverse, Le Vau a laissé de très nombreux écrits autographes – devis, lettres, mémoires, calculs, comptes, quittances, etc. – rédigés d’une plume vive et pleine de caractère. L’abondante production graphique liée à son œuvre présente en revanche souvent des faiblesses d’exécution et l’on peine à y discerner ce qu’il pourrait avoir tracé lui-même21. Enfin, de manière paradoxale, Jules Hardouin-Mansart, l’architecte qui mena la plus belle carrière de son siècle et sur qui les sources écrites et graphiques conservées sont de loin les plus nombreuses, n’a laissé que fort peu de textes

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autographes, rédigés avec une écriture et une orthographe médiocres, et presque aucun dessin attribuable avec certitude à sa main22. 12 Parce qu’ils ne disposaient pas tous de la même culture et des mêmes savoir-faire, et parce que l’évolution des pratiques professionnelles et administratives exigeait d’eux une production documentaire toujours plus abondante, les architectes se sont progressivement entourés d’un cercle de collaborateurs directs, au sujet desquels on dispose de peu d’informations. On sait par exemple que Philibert Delorme a employé au moins deux « secrétaires » successifs, un nommé Guillaume de Longuespée en 1548 et Étienne Revenu, un neveu de l’architecte, en 155723. Un siècle plus tard, Le Vau, à partir de 1657 au moins, a un « commis » en la personne d’Étienne Blondet, qui loge encore chez lui à sa mort en 1670. Hardouin-Mansart, en 1684, réclame de Louvois la nomination d’un secrétaire, « un homme, écrit-il, pour bien écrire sous moy toutes choses »24. Ces hommes de plume rendent des services administratifs et comptables, mais ils participent aussi aux activités architecturales, notamment à travers la production des devis. 13 Bien plus délicate est la question, pourtant cruciale, des dessinateurs. Le silence à peu près absolu des sources à leur sujet n’est pas étonnant, car le dessin d’architecture ne constitue pas une activité professionnelle à part entière aux XVIe et XVIIe siècles. Il s’agit alors seulement d’une pratique, partagée avec un savoir-faire inégal par les maîtres d’œuvre et par les artisans du bâtiment et du décor – maçons, charpentiers, menuisiers, peintres ou sculpteurs –, ainsi que par quelques amateurs, tels que Pierre Lescot ou Claude Perrault. 14 Parmi ceux qui en font une spécialité, presque aucun n’apparaît dans les actes avec la qualification de dessinateur. Jacques Ier Androuet du Cerceau est qualifié en 1546 de « portrayeur », terme qui correspond bien à sa pratique presque exclusivement graphique de l’architecture, mais il est plus généralement dit architecte25. De même au siècle suivant, Jean Marot, dont l’activité de concepteur de bâtiments reste marginale par rapport à celle de dessinateur et de graveur d’architecture, porte toujours le titre d’architecte, ou éventuellement la fonction double d’« architecte et dessinateur du roi » lorsqu’il participe à la campagne de relevé des maisons royales commandée par Colbert26. Toutefois, force est de constater que ces spécialistes eux-mêmes semblent avoir une pratique relativement solitaire de leur art et ne constituent pas de véritables « ateliers » pour leur production graphique27. 15 Y avait-il dès lors la place, dans l’entourage des maîtres d’œuvre, pour des assistants dessinateurs ? C’est très vraisemblable, mais rien ne permet de l’affirmer avec précision, si ce n’est l’évidente hétérogénéité des dessins issus de leur activité28. Par analogie avec la peinture, on peut supposer que des travaux de dessin devaient être confiés à de jeunes gens en cours de formation, mais, à la différence des autres arts, on ne dispose malheureusement pas de contrats d’apprentissage, puisque les architectes ne relevaient pas d’un métier constitué en maîtrise29. Leur recrutement devait donc se faire de manière informelle, par relations de proximité, en premier lieu dans la famille, ce qui explique la constitution de lignées d’architectes sur plusieurs générations, en second lieu dans l’entourage professionnel et artistique. À côté de ces apprentis, il existait probablement de véritables spécialistes du dessin, employés à la tâche ou pour des durées déterminées. Bertrand Jestaz a mis au jour un exceptionnel contrat passé par Michel Hardouin en 1669 avec un nommé Louis Pierretz pour l’employer pendant un an « en qualité de dessignateur [...] en tous ses hastelliers pour les desseings et pour

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le soing de tailler et faire tailler la pierre » moyennant deux cents livres par an30. Sans doute est-ce là une trace des pratiques de polyvalence, entre dessin technique et construction, qui avaient cours sur les chantiers et qui restent généralement tues par les actes, où n’apparaissent que les noms des entrepreneurs et des maîtres d’œuvre. 16 La situation s’éclaircit dans la seconde moitié du siècle, à la faveur du développement de l’architecture royale sous Louis XIV. Lorsque Le Vau devient premier architecte du roi en 1654, il a déjà derrière lui une carrière brillante, malgré une formation initiale moins complète que la plupart des architectes de son temps, notamment dans le domaine graphique. Dès ses premiers ouvrages pour le roi, il choisit de déléguer en sous-main la conception ornementale du décor intérieur à un spécialiste, Jean Cotelle, chose que son prédécesseur Lemercier n’aurait certainement jamais faite31. Aussi n’est- il pas étonnant que Le Vau soit, quelques années plus tard, le premier à afficher ouvertement qu’il emploie des dessinateurs à ses frais. En 1662, il réclame en effet du roi le paiement de ses gages en retard, en faisant valoir qu’il « a esté employé seul depuis huict ou dix ans à inventer, dessigner et conduire tous les ouvrages qui se sont faicts dans tous ses bastiments, tant au Louvre qu’à Vincennes et ailleurs, y ayant vacqué jour et nuict comme il faict encore à présent, avec des dessignateurs et autres ouvriers qu’il entretient et paye journellement à grands frais »32. C’est, en d’autres termes, la première évocation explicite d’une agence d’architecte en France. La description de son vaste cabinet de travail, à l’hôtel de Longueville en 1670, équipé de tables sur tréteaux tout au long des murs, permet d’imaginer quel fut le lieu de cette production collective de dessins. 17 L’unique collaborateur direct de Le Vau dont le nom ait émergé à ce jour avec certitude est son élève François D’Orbay, dont la contribution artistique, après avoir été largement surévaluée par Albert Laprade, a été presque niée par Hilary Ballon, ce qui paraît significatif de la difficulté à envisager en termes nuancés la collaboration entre architectes33. D’Orbay entre chez Le Vau vraisemblablement à l’âge de 20 ans, vers 1654, alors qu’il a déjà dû recevoir une formation de la part de son père maître maçon. Pendant les premières années, des traces graphiques de sa présence sont repérables, même si elles sont difficiles à déceler, tant la main du dessinateur se confond apparemment avec celle de Le Vau. Après 1660 et son voyage en Italie, sa production graphique se développe rapidement en quantité et en qualité, au point d’occulter celle de son maître. Pourtant, D’Orbay n’est jamais reconnu en tant qu’architecte : à la mort de Le Vau en 1670, il fait office de premier architecte du roi pendant quelque huit ans sans en porter le titre, avant de se voir supplanté par Hardouin-Mansart et de poursuivre sa carrière au second rang de l’architecture royale. Sa personnalité reste avant tout celle d’un dessinateur et son parcours incarne l’importance croissante de cette fonction auxiliaire auprès des architectes à cette période. 18 Sous Hardouin-Mansart, les dessinateurs d’architecture gagnent en légitimité et en visibilité, grâce à la création d’un « bureau des dessins » au service du premier architecte, dont les membres sont rémunérés directement par le roi, et avec l’apparition du titre de « dessinateurs des Bâtiments du roi »34. Cette délégation officielle d’une partie de la production graphique a suscité des commentaires variés, depuis la légende noire, colportée par Saint-Simon, d’un Mansart exploitant de jeunes talents tenus dans l’ombre, jusqu’aux débats récents sur l’activité graphique du premier architecte, dont il nous reste si peu de traces. Mansart dessine-t-il beaucoup d’esquisses et d’avant-projets destinés à être détruits au profit de dessins mis au net,

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comme le veut Claude Mignot ? Ou se contente-t-il le plus souvent de guider et de corriger le travail de ses subordonnés, selon l’analyse de Bertrand Jestaz ? Le dilemme n’est pas tranché, mais il a le mérite de poser la question du rôle des collaborateurs dans l’opposition dialectique entre « dessin » et « dessein ». Dans la première hypothèse, les dessinateurs tendent à n’être que des copistes et des techniciens, l’invention graphique demeurant entièrement l’œuvre du maître. Dans la seconde, ils sont les interprètes de ses conceptions et la fonction centrale du dessin dans l’invention artistique se trouve relativisée. Peut-être y a-t-il la place pour une interprétation tierce, qui accorderait aux collaborateurs une part un peu moins passive dans le processus de conception de l’architecture.

La personnalisation paradoxale de l’œuvre architecturale

19 L’idéal théorique du bon architecte, dont l’isolement repose sur la concentration de toutes les compétences en une personne et sur son positionnement central dans le système de production, a conditionné aussi bien l’image que les maîtres d’œuvre se font d’eux-mêmes que celle qu’ils donnent aux maîtres d’ouvrage et à la société en général. Cet idéal a également, bien sûr, conditionné le regard des historiens, mais il ne saurait constituer aujourd’hui notre unique grille de lecture. Comment articuler cette conception, si prégnante dans la culture moderne et contemporaine, avec l’étude des réalités historiques complexes que les sources nous permettent d’approcher, même de manière partielle et partiale ? La question ne se pose évidemment pas de la même manière pour le début et pour la fin de la période, entre le XVIe siècle, époque à laquelle les architectes sont effectivement rares et singuliers, et le XVIIIe siècle, lorsque l’architecture se constitue en profession avec des carrières relativement structurées. Entre ces deux périodes, le XVIIe siècle offre un champ d’étude propice à une approche nuancée des parcours individuels, de leurs divergences et de leurs éventuelles complémentarités.

20 Plus que toute autre discipline artistique, l’architecture se prête aux collaborations, tout d’abord parce que sa conception nécessite des compétences techniques et artistiques très diverses, et ensuite parce que son exécution, forcément dissociée de la conception, est elle-même partagée entre divers intervenants. Au XVIIe siècle, des spécialités professionnelles apparaissent et s’affirment, certaines internes à la pratique architecturale, comme c’est le cas avec des contrôleurs et des conducteurs d’ouvrages ou des dessinateurs, d’autres aux marges de la discipline, telles que celles des ingénieurs militaires, des hydrauliciens, des jardiniers, voire des artistes du décor. Cette diversité croissante des compétences et des fonctions est, à n’en pas douter, voilée par les sources elles-mêmes, dans lesquelles la responsabilité éminente de l’architecte-concepteur est le plus souvent proclamée, et elle se trouve encore atténuée par le regard rétrospectif de l’historien de l’art, lorsqu’il perpétue inconsciemment les conceptions théoriques issues de la littérature artistique. 21 Il n’est pas question ici d’affirmer que la collaboration était le mode ordinaire de la conception architecturale à l’époque moderne, ce qui serait évidemment excessif et mensonger. Notre propos est encore moins de mettre en cause les mérites artistiques et professionnels reconnus aux architectes pour les attribuer à leurs collaborateurs et élèves, comme le firent Saint-Simon avec Mansart ou Laprade avec Le Vau. Il faut en

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revanche se proposer d’appliquer à l’architecture française de la période moderne le projet d’une histoire from below, pour employer de manière quelque peu provocante une notion empruntée à l’histoire sociale anglo-saxonne. Étudier les figures secondaires ou subordonnées, telles que celles des entrepreneurs, des artisans spécialisés, des dessinateurs, des experts et des techniciens, dans leur relation avec les maîtres d’œuvre, passe par la reconstitution de leur carrière et de leur milieu professionnel, mais surtout par un examen approfondi des sources écrites et graphiques, abondantes mais très partiellement exploitées à ce jour. C’est à ce prix que l’on pourra comprendre comment s’est articulée, dans le champ spécifique de l’architecture, l’affirmation de la responsabilité personnelle, conception clé de la Renaissance, avec la spécialisation croissante des compétences et des savoir-faire.

NOTES

1. Sur les différentes acceptions du terme d’atelier dans la France moderne, voir Bénédicte Gady, L’Ascension de Charles Le Brun : liens sociaux et production artistique, Paris, 2010, p. 356-361. 2. Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye/Rotterdam, 1690, non paginé, ad vocem « attelier » ; Augustin-Charles d’Aviler, Cours d’architecture, Paris, 1691, II, p. 394. 3. Pour le domaine français, voir notamment Étienne Hamon, Une capitale flamboyante : la création monumentale à Paris autour de 1500, Paris, 2011, p. 195-212 et 266-270. 4. Sur le cas de Rome, le plus étudié, voir In Urbe architectus: modelli, disegni, misure. La professione dell’architetto. Roma, 1680-1750, Bruno Contardi, Giovanna Curcio éd., (cat. expo., Rome, Castel Sant’Angelo, 1991-1992), Rome, 1991, en particulier p. 143-153. 5. Même pour le XVIIIe siècle, il est rare que le travail des architectes en agence soit mis en évidence, hors du contexte des Bâtiments du roi. Par exemple, si un rapprochement stimulant est effectué entre Jean-Michel Chevotet, Pierre Contant d’Ivry et Pierre-Jean-Baptiste Chaussard, il n’est pas accompagné d’une analyse sur la nature et les modalités de leurs relations (Jean-Louis Baritou, Dominique Foussard éd., Chevotet-Contant-Chaussard : un cabinet d’architectes au siècle des Lumières, Lyon, 1987). 6. Spiro Kostof, The Architect : Chapters in the History of a Profession, New York, 1977 ; Giuseppe Barbieri, « Il decalogo delle virtù dell’architetto da Alberti a Palladio », dans Arte lombarda, 64, 1983, p. 53-59 ; Yves Pauwels, « L’architecte, humaniste et artiste », dans Louis Callebat éd., Histoire de l’architecte, 1998, p. 63-85. 7. Pour la France et les Provinces-Unies, voir respectivement Claude Mignot, « La figure de l’architecte en France à l’époque moderne (1540-1787) » et Konrad Ottenheym, « The rise of a new profession : the architect in 17th-century Holland », dans Guido Beltramini, Howard Burns éd., L’architetto: ruolo, volto, mito, (colloque, Vicence, 2006), Venise, 2009, p. 177-191 et 199-219 ; pour l’Angleterre, Anthony Gerbino, Stephen Johnston, Compass and Rule: Architecture as Mathematical Practice in England, 1500-1750, New Haven, 2009. 8. Philibert Delorme, Premier Tome de l’architecture, Paris, 1567 (reproduit dans Philibert De l’Orme, les traités d’architecture, Jean-Marie Pérouse de Montclos éd., Paris, 1988), en particulier fol. 1-4, 10-14v, 19v-24, 50-51v et 279-283 ; Jean-Marie Pérouse de Montclos, Philibert De l’Orme, architecte du roi (1514-1570), Paris, 2000, p. 93-105. 9. Delorme, 1567, cité n. 8, fol. 51v et 283.

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10. Lettre citée par Édouard-Jacques Ciprut, « Notes sur un grand architecte parisien, Jean Androuet du Cerceau », dans Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, 113, avril- juin 1967, p. 175, n. 79. 11. Alexandre Cojannot, Louis Le Vau et les nouvelles ambitions de l’architecture française, Paris, 2012, p. 16-25. 12. Delorme, 1567, cité n. 8, fol. 279v. 13. Alexandre Gady, Jacques Lemercier, architecte et ingénieur du roi, Paris, 2005, p. 84-85 et 264-265. 14. Gady, 2005, cité n. 13, p. 83 et 331-333, et p. 89 et 406-407. 15. Emmanuel Coquery, Charles Errard, ca. 1601-1689 : la noblesse du décor, Paris, 2013, p. 156 et 412-413. 16. Sur les contrôleurs des Bâtiments du roi et leurs rapports avec le premier architecte, voir Thierry Sarmant, Les Demeures du Soleil : Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi, Paris, 2003, p. 119-128. 17. Sur Pierre Bréau, voir Alexandre Cojannot, « Claude Perrault et le Louvre de Louis XIV », dans Bulletin monumental, 161/3, 2003, p. 235-236 ; Sarmant, 2003, cité n. 16, p. 61-65 ; Bertrand Jestaz, Jules Hardouin-Mansart : la vie et l’œuvre, Paris, 2008, I, p. 74, 98-100 et 198-199. 18. Gady, 2005, cité n. 13, p. 81-83. 19. Gady, 2005, cité n. 13, p. 27-31, 66, 215-218. 20. Claude Mignot, « Un architecte artiste », dans François Mansart, le génie de l’architecture, Jean- Pierre Babelon, Claude Mignot éd., (cat. expo., Paris, Centre historique des Archives nationales, hôtel de Rohan, 1998-1999), Paris, 1998, p. 37-43 ; Alexandre Cojannot, « En relisant les devis et marchés de François Mansart », dans Bibliothèque de l’École des chartes, 157/I, 1999, p. 230-238. 21. Cojannot, 2012, cité n. 11, p. 30-33. 22. Jestaz, 2008, cité n. 17, I, p. 41-42, 49, 387-388 et suiv. ; Claude Mignot, « Mansart et ‘l’agence des Bâtiments du roi’ », dans Alexandre Gady éd., Jules Hardouin-Mansart 1646-1708, Paris, 2010, p. 12 et 45-58. 23. Maurice Roy, Artistes et monuments de la Renaissance en France, Paris, 1929, p. 157, n. 1 ; Catherine Grodecki, Les Travaux de Philibert Delorme pour Henri II et son entourage : documents inédits recueillis dans les actes des notaires parisiens, 1547-1566, (Archives de l’art français, nouvelle période, 34), Paris, 2000, p. 10 et 93 ; Pérouse de Montclos, 2000, cité n. 8, p. 59. 24. Jestaz, 2008, cité n. 17, I, p. 211. 25. Claude Mignot, « Du dessin au projet : Du Cerceau architecte ? », dans Jacques Androuet du Cerceau, « un des plus grands architectes qui se soient jamais trouvés en France », Jean Guillaume éd., (cat. expo., Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine, 2010), Paris, 2010, p. 241. 26. Arch. nat., Min. centr., CXVIII, 84, transaction du 10 avril 1670. 27. Peter Fuhring, « Du Cerceau dessinateur », dans Jacques Androuet du Cerceau…, 2010, cité n. 25, p. 65. 28. Voir, par exemple, le corpus des dessins conservés de François Mansart, catalogué dans François Mansart, le génie de l’architecture…, 1998, cité n. 20, p. 259-266. 29. Le seul cas connu à ce jour pour un architecte parisien est celui d’un jeune homme placé en tant qu’apprenti auprès de François Mansart pendant son séjour à Toulouse en 1619 (Georges Costa, « François Mansart à Toulouse », dans Bulletin monumental, 152/4, 1994, p. 462). 30. Jestaz, 2008, cité n. 17, I, p. 196 et II, p. 225. 31. Cojannot, 2012, cité n. 11, p. 262-268. 32. Bibl. nat. de Fr., Mss., Mél. Colbert, vol. 104, fol. 140-141 ; Albert Laprade, François d’Orbay, architecte de Louis XIV, Paris, 1960, p. 107. 33. Laprade, 1960, cité n. 32 ; voir aussi Louis Hautecœur, compte rendu de l’ouvrage de Laprade, dans Journal des Savants, 1960-2, p. 59-66 ; Hilary Ballon, Louis Le Vau: Mazarin’s College, Colbert’s Revenge, Princeton, 1999, p. 140-143 ; Alexandre Cojannot, ad vocem, dans Allgemeines Künstlerlexikon, 29, Munich/Leipzig, 2001, p. 38-40 ; Jestaz, 2008, cité n. 17, I, p. 200-201, 215-216.

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34. Jestaz, 2008, cité n. 17, p. 217-228, 338-343 ; Mignot, 2010, cité n. 25, p. 45-58. À titre de comparaison, voir les travaux d’Anthony Geraghty sur les dessinateurs employés par Wren, et notamment The Architectural Drawings of Sir Christopher Wren at All Souls College, Oxford: A Complete Catalogue, Londres, 2007, p. 8-13.

INDEX

Mots-clés : architecture, métier d’architecte, sociologie du travail, dessin d’architecture, chantier Index géographique : France Keywords : architecture, architect, sociology of work, architectural drawing, construction Index chronologique : 1500, 1600, 1700

AUTEURS

ALEXANDRE COJANNOT

Archives nationales

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La pédagogie de l’atelier dans l’enseignement de l’architecture en France aux XIXe et XXe siècles, une approche culturelle et matérielle Teaching practices in architecture workshops in nineteenth- and twentieth- century France, a cultural and material approach

Guy Lambert

1 En raison de sa polysémie, le terme « atelier » recouvre des réalités hétérogènes – celles d’espace de production autant que d’apprentissage, dans les mondes de l’art comme dans ceux de l’industrie – entre lesquelles existent des parentés et des recoupements de sens. À ne considérer ici qu’un seul type d’atelier, dédié à la formation des architectes, cette richesse sémantique conjugue encore différentes valeurs culturelles, tant elle désigne « à la fois le lieu physique de l’enseignement, le lien quasi tribal ou clanique qui l’organise et l’anime et le groupe d’élèves correspondant, le patron et bien sûr, l’esprit architectural qui y est inculqué » comme l’énonce Jean-Pierre Martinon1. Occupant une place centrale dans tous les travaux consacrés depuis les années 1970 à l’histoire de l’École des beaux-arts2, l’atelier d’architecture a le plus souvent été envisagé sous la forme qu’il a prise dans ce système éducatif, dont le rayonnement reflète la valeur de modèle pour l’enseignement de l’architecture au XIXe siècle.

2 L’intérêt croissant pour d’autres lieux et d’autres modes de formation, tout comme la perpétuation d’un apprentissage de la conception par la pratique même – qu’illustre aujourd’hui l’enseignement du « projet » dans les écoles d’architecture – invitent à interroger plus largement les réalités de l’atelier. Si, depuis 1968 en France avec l’implosion de l’École des beaux-arts, il n’est plus structuré autour d’un maître exclusif, l’apparente longévité de l’atelier comme mode pédagogique individuel et collectif ne doit pas occulter les mutations qu’il a connues au gré de ses déclinaisons dans les divers lieux d’enseignement de l’architecture3. Plusieurs recherches menées au cours de la

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dernière décennie témoignent d’un intérêt renouvelé pour les modalités didactiques qui y sont mises en œuvre, ce qu’une lecture diachronique peut éclairer4. 3 Les difficultés rencontrées pour décrire le quotidien des ateliers tiennent non seulement à l’état des sources – les documents majeurs n’étant d’ordinaire pas conservés5 – mais aussi à la nature même de l’apprentissage, le plus souvent oral et manuel. Restée jusqu’alors à distance des programmes de recherche qui ont examiné de nombreux champs de l’enseignement à partir de l’histoire de l’éducation et de l’histoire de l’art, l’histoire de l’architecture peut bénéficier aujourd’hui des apports de ces travaux pour engager une approche de la formation architecturale plus sensible à ses réalités culturelles et à sa matérialité.

Un paradigme de l’atelier ?

4 Tel qu’il se formalise durant le XIXe siècle, l’atelier d’architecture peut être comparé à ceux de peinture et de sculpture par son organisation et, du moins à l’École des beaux- arts, par son ascendance académique, à savoir la préparation au prix de Rome. Si l’institution scolaire organise des cours et des concours, l’apprentissage pratique des élèves s’effectue dans ces ateliers privés, sous l’autorité d’un maître. Bien des différences méritent d’être soulignées, à commencer par les liens qui satellisent majoritairement les ateliers d’architecture à l’École, quand au contraire les ateliers indépendants prévalent dans la formation des peintres6. Mais leurs singularités tiennent aussi à la nature des activités des architectes autant qu’aux attendus de leur formation, mêlant aptitude artistique et savoirs techniques de la construction. Tout au long du XIXe siècle tend à s’accentuer la distinction entre l’atelier scolaire et l’agence d’architecture, autrement dit entre le cadre d’une éducation principalement artistique et celui de la pratique professionnelle. Pour autant, l’importance de l’apprentissage concret du métier atteste bien des interactions entre ces deux lieux, originelles pour ainsi dire dans la mesure où l’un est la transposition de l’autre sur un mode didactique, ce que consacre alors la dénomination de chef d’atelier comme « patron »7. Si cette pédagogie, dont l’École des beaux-arts constituait le référent hégémonique au XIXe siècle, jouissait alors d’une réputation certaine, portée par le talent de l’élite architecturale qu’elle produisait, elle a également été décriée d’un autre point de vue, au nom de la faible préparation de la majorité des élèves aux réalités de leur métier.

5 Pour comprendre les appréciations divergentes de ce système éducatif, il faut le confronter à l’existence d’un autre mode pédagogique issu de l’École polytechnique, qui consistait en une formation plus encadrée. Plusieurs recherches récentes ont abordé cette dialectique, les unes au filtre d’une histoire conjointe de différents établissements8, les autres en suivant le rayonnement international de ces modèles9. Examinés selon cette perspective comparatiste, les éloges en faveur de l’atelier et de ses vertus didactiques apparaissent comme une expression de la composante artistique du métier d’architecte. D’un principe différent, l’enseignement de l’architecture en écoles d’ingénieurs associait des cours magistraux, répétés après l’étude et faisant l’objet d’une validation, avec des exercices visant l’entraînement graphique des élèves10. Ne cherchant pas nécessairement à former des architectes en tant que tels, la transmission des connaissances et des savoir-faire est conçue dans l’optique d’un cursus court. Inversement, le caractère académique de l’atelier supposait une progression plus souple et plus ouverte. À l’École des beaux-arts, la division en deux niveaux – la seconde

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puis la première classe – s’accompagnait d’une construction du cursus fondée sur les succès aux concours scolaires : ceux-ci procuraient les médailles et mentions, converties en « valeurs », pour accéder en première classe puis pour se présenter au diplôme (créé en 1867). Mais les élèves pouvaient aussi fréquenter l’atelier sans prendre part aux concours de l’École, ou encore pour préparer les épreuves d’admission à celle- ci. S’écartant de la vision simplificatrice d’un antagonisme entre les deux modèles pédagogiques académique et polytechnique, l’étude croisée de leur évolution conduit à les percevoir comme les « pôles entre lesquels évoluent les systèmes d’enseignement de l’architecture »11. Si un établissement comme l’école d’ingénieurs de Lausanne illustre l’incursion de l’atelier dans une école à caractère polytechnique dans les années 1940 et 195012, l’histoire des écoles d’architecture en France avait en revanche témoigné depuis la deuxième moitié du XIXe siècle d’une aspiration à mieux régir la progression des élèves. 6 La disparition de la section d’architecture de l’École des beaux-arts en 1968 marque la fin d’une acception particulière de l’atelier. Le contexte d’expérimentations didactiques qui émerge alors, propice à toutes formes de pluridisciplinarités, conduisit à reformuler l’esprit et les modalités d’un mode de formation collectif finalement plus opératoire qu’il n’y paraissait. Chargé de ses connotations passées, le terme d’« atelier » parfois requalifié pour désigner des structures didactiques alternatives (comme l’« atelier collégial » par exemple), est volontiers honni au début des années 1970 et remplacé le cas échéant par celui de « studio ». L’espace des écoles d’architecture témoigne aussi de ces incertitudes, au moment où certaines d’entre elles gagnaient de nouveaux locaux : quand le plan de celle de Bordeaux affirmait encore ostensiblement l’autonomie de l’atelier, le programme de celle de Nantes était au contraire frappé d’une « somme d’interdictions, en premier lieu celle de permettre, de favoriser, de suggérer même l’évocation de l’atelier »13 comme l’observe Michel Denès. Pour autant, considérée plus largement et sur une période allant jusqu’aux dernières décennies du XXe siècle, la primauté d’une pédagogie de l’atelier dans l’enseignement de l’architecture apparaît comme une forme particulière d’apprentissage intellectuel et pratique où perdure le sens du travail collectif14. La diversité des modes didactiques qui y sont employés reflète notamment les différentes manières d’envisager la formation, qui s’inscrivent entre l’application d’un réalisme professionnaliste et une transposition plus théorique des pratiques de la conception.

Une géographie mouvante de l’enseignement

7 Envisagée à l’échelle de l’École des beaux-arts, la géographie des ateliers s’avère aussi complexe que leur histoire, elle renvoie notamment à la liberté de l’enseignement et à la latitude laissée aux élèves de choisir un maître, en fonction du succès de son atelier ou de sa notoriété professionnelle, voire de solliciter en ce sens un architecte qui n’était pas encore « patron » comme ce fut le cas d’Eugène Viollet-le-Duc ou Auguste Perret pour ne citer qu’eux. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, ces ateliers liés à l’École des beaux-arts, non seulement plus nombreux, présentent de surcroît une variété de statuts. La réforme de 1863 a instauré trois ateliers d’architecture « officiels », dirigés par des professeurs nommés par l’École, ce qui a conduit à qualifier les autres d’ateliers « libres » ou « extérieurs ». Vers la fin du siècle, émerge parmi ces derniers une spécialisation nouvelle, celle d’ateliers dits « préparatoires » destinés prioritairement

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aux élèves « admissionistes » préparant le concours d’entrée à l’École. Si la géographie culturelle des ateliers reflète celle des figures d’enseignants qui la personnalisent, ce paysage mouvant mis en lumière par les travaux consacrés depuis une trentaine d’années à l’École des beaux-arts tient autant aux cycles de vie de ces « institutions dans l’institution »15, tel que les définit Jean-Pierre Martinon, qu’aux mouvements des professeurs et des populations d’élèves. La création d’un nouvel atelier, sa transmission naturelle à un collaborateur voire à un ancien élève – ou, au contraire, une scission ou une crise de succession – tout comme la nomination du patron d’un atelier libre à la tête d’un atelier officiel peuvent s’interpréter, aux yeux du sociologue ou de l’ethnologue, comme des situations « familiales ». « Espaces, mariages, pouvoirs, territoires, qu’ils fussent institutionnels, grégaires ou alimentaires »16, pour reprendre les termes de Martinon, mettent en œuvre une généalogie symbolique autant que pragmatique et relèvent à la fois d’une passation symbolique de pouvoir et de la perpétuation d’une culture.

8 Dresser la cartographie de ces ateliers soulève plusieurs difficultés, à commencer par l’hétérogénéité et l’éclatement des informations. Elle s’est pourtant construite à la croisée de deux types d’approches, l’une pensée à l’échelle globale de l’École, l’autre axée sur la figure d’un patron ou la trajectoire d’un ou plusieurs élèves. Les premiers travaux consacrés à l’enseignement de l’architecture à l’École des beaux-arts ont contribué dès les années 1970 à établir un inventaire de ses ateliers qui en restitue la chronologie voire les effectifs17. Corrigée et complétée par Jean-Pierre Épron en 1993, cette cartographie peut aujourd’hui encore être précisée, non seulement en raison d’un approfondissement des connaissances mais aussi grâce à un renouvellement du regard18. Le Dictionnaire des élèves architectes de l’École des beaux-arts (1800-1968) en ligne depuis 2013, élaboré sous la direction de Marie-Laure Crosnier Leconte à partir du dépouillement systématique des registres matricules de l’École conservés aux Archives nationales, peut être mis à profit d’un tel projet19. Bien que centré sur le parcours scolaire individuel des élèves, cet outil informe indirectement sur la population des « patrons » mais concourt aussi à documenter les ateliers à leur échelle collective. Si un nombre croissant de monographies d’architectes permet aujourd’hui d’approfondir les connaissances générales, les recherches portant sur un atelier et ses différents protagonistes sont encore peu développées. Les recherches que Joseph Abram a consacrées à l’enseignement d’Auguste Perret restent exemplaires à ce titre, tant par la volonté d’envisager conjointement le point de vue des élèves et du maître que par les sources utilisées, rapprochant documents graphiques et entretiens20. Les études menées ces dernières années sur l’atelier d’Henri Labrouste peuvent toutefois en être rapprochées21. 9 La diffusion du modèle pédagogique de l’atelier d’architecture s’étant étendue à d’autres établissements entre le milieu du XIXe siècle et celui du XXe siècle, la géographie de l’enseignement architectural doit être appréhendée à une échelle plus vaste. En témoignent tout d’abord les trois ateliers de l’École spéciale d’architecture, créée en 1865 en concurrence au système de l’École des beaux-arts et sur le principe de l’École centrale des arts et manufactures. Reprenant le modèle académique, pourtant critiqué par Émile Trélat, fondateur de cet établissement privé, ils restent à vrai dire mal connus22. Plus significativement, les données récemment accumulées sur les écoles régionales d’architecture, instituées officiellement en 1903 et ouvertes progressivement, élargissent amplement le champ de ce paysage mouvant de

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l’enseignement. Organisées sur le modèle de l’École des beaux-arts mais d’abord dépourvues d’ateliers internes, ces dernières restent inféodées à leur aînée parisienne – seule habilitée à délivrer le diplôme et conservant le jugement des concours – et sont perçues comme des « ateliers extérieurs » au quai Malaquais. « La plupart des élèves, las de ces désavantages, gagnaient Paris au terme de leur seconde classe. Pire, ils y étaient parfois encouragés par leurs enseignants ! »23 constate Daniel Le Couedic, évoquant à ce propos ceux de Lille. Seule l’école d’architecture d’Alger, récemment étudiée par Malik Chebahi, peut prétendre à une part d’autonomie de ce point de vue, davantage pour des questions de distance d’ailleurs qu’en raison de la spécificité d’un contexte extra-européen24. 10 Cette géographie humaine jusqu’ici évoquée gagnerait à être complétée par l’observation d’une géographie physique de ces ateliers. À Paris, tous ne sont pas situés à proximité de l’École, certains en sont même assez éloignés : si le fait est connu, il attend toutefois encore d’être précisément cartographié. Quelles que soient les logiques qui la sous-tendent, « polarités artistiques » ou « facteurs de dispersions »25, l’implantation de ces ateliers met aussi en œuvre des contingences matérielles, dont le transport des châssis les jours de rendu des concours de l’École est sans doute l’une des plus emblématiques. Les incidences de cette géographie sur l’enseignement se mesurent plus nettement encore lorsque la distance entre le jury et l’atelier atteint une échelle nationale : à Strasbourg, « les projets, dont les rendus sont réglés sur les horaires de train, partent vers Paris pour y être jugés et parfois même en reviennent sans avoir été examinés par le jury et sans plus d’explication »26.

Acculturation et tissu relationnel : de la solidarité scolaire aux sociabilités professionnelles

11 La sociabilité des ateliers d’architecture est aujourd’hui globalement assez connue, notamment grâce aux récits d’acteurs ou de détracteurs du système des beaux-arts, publiés en nombre croissant vers la fin du XIXe siècle. Si quelques-uns de ces textes devenus emblématiques ont été réunis sous forme d’anthologie27, de nouveaux témoignages, spontanés ou collectés plus systématiquement, apportent pour le XXe siècle des éclairages qui révèlent entre autres les variations du système des ateliers à travers ses continuités et sa diffusion dans les écoles régionales28. L’existence d’un enseignement mutuel, par lequel les « nouveaux » acquéraient les savoir-faire au contact des « anciens », ne serait-ce qu’en participant comme « nègres » aux projets scolaires de ces derniers, constituait non seulement un apprentissage de la conception architecturale, mais contribuait aussi à construire une connivence corporative traversant les générations. Ce mode de fonctionnement conduit à s’interroger sur la création de nouveaux ateliers comme ceux de l’école de Strasbourg : « Comment avait- on pu ouvrir, en 1921, un nouvel atelier dans lequel n’existait aucun ‘ancien’ pour transmettre les acquis ? »29 s’interroge Anne-Marie Châtelet qui a consacré avec Franck Storne un ouvrage à ce sujet. L’atelier est plus largement le lieu d’une acculturation, celle d’un apprentissage par immersion, dont les modalités – au-delà des rituels et du folklore volontiers festif qui en constituent le versant le plus manifeste – tissent des liens multiples entre le cadre scolaire et la vie professionnelle. Ainsi l’acquisition d’une langue commune constitue-t-elle un vecteur essentiel de ce

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phénomène : « un très vieil architecte et le jeune élève parlaient le même langage et derrière certains mots, entendaient les mêmes objets les mêmes actions »30 témoigne aujourd’hui René Beudin, qui a fréquenté l’École après la Seconde Guerre mondiale.

12 Ce contexte d’émulation et d’entraide produit un tissu relationnel qui offre le substrat d’une sociabilité professionnelle quand il ne débouche pas sur des collaborations plus concrètes entre architectes. L’émergence à la fin du XIXe siècle d’associations regroupant les anciens élèves d’un atelier le matérialise sans doute mieux que les dîners annuels. Comparables sans doute à celles qui réunissent les ingénieurs d’une même école, elles prolongent dans la vie professionnelle des solidarités nouées autour des tables à dessin et arborent le « blason »31 du patron. Certaines d’entre elles étendent même cette double vocation à l’échelle de plusieurs professeurs successifs dont elles affichent la filiation, telle l’amicale des anciens élèves des ateliers d’Abel Blouet, d’Émile Gilbert, de Charles Questelet de Jean-Louis Pascal créée en 1893 qui affiche pour ainsi dire la généalogie de l’atelier32. Une étude « collective » de l’atelier Guadet-Paulin menée à partir de la génération inscrite à l’École à la fin du XIXe siècle laisse penser que les débats professionnels, comme la défense des diplômés par exemple, n’avaient sans doute guère cours dans ces relations d’ordre confraternel, où s’observent pourtant bien des vecteurs de perméabilité entre l’atelier scolaire et l’exercice du métier33. Parmi ceux-ci, l’émergence de collaborations professionnelles entre camarades, déjà manifeste au début du XIXe siècle avec un exemple aussi emblématique que celui de Charles Percier et Pierre-François-Léonard Fontaine, est devenue courante à la fin du siècle, pour répondre en équipe à un concours public ou plus durablement pour fonder une agence commune34.

Une histoire matérielle de la pédagogie d’atelier

13 La pédagogie de l’atelier est sans doute la question dont l’analyse s’est le plus renouvelée au cours des dernières années. À l’image des recherches sur l’École des beaux-arts, la production des ateliers, appréhendée à travers la confrontation des travaux d’élèves, a longtemps été envisagée dans la seule perspective de la virtuosité et de l’excellence scolaire, certes induites par le principe même des concours, celui du prix de Rome en tête, qui est d’ailleurs explicitement au cœur de l’ouvrage de Jean- Pierre Martinon35. Principale source exploitée jusqu’à présent, la monumentale collection de projets primés, connue par les dessins conservés à l’École ou par leur version imprimée dans les recueils de « concours scolaires », a souvent été examinée à l’aune du système de valeurs construit par les acteurs eux-mêmes. De même, l’apprentissage en atelier a été étudié en s’intéressant surtout aux stratégies mises en œuvre en vue d’une réussite aux concours, pour acquérir les « valeurs » nécessaires au cursus, mais non sans effets pervers parfois. Si la place qu’y tiennent les techniques de rendu s’est développée au point qu’au XXe siècle « l’architecture tend à n’être plus que l’ombre d’elle-même » comme l’estime Henri Bresler, l’existence de « trucs » propres à l’entourage de chaque patron conférait aux travaux de ses élèves une physionomie dans laquelle transparaissaient « les indices permettant, lors des jugements, d’identifier l’atelier d’origine des projets »36.

14 Nourri en particulier par les apports de l’histoire de l’éducation et de la pédagogie, se manifeste aujourd’hui un intérêt croissant pour les modalités concrètes de la formation architecturale37. L’attention portée notamment à la matérialité des supports

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didactiques, à leur usage mais aussi aux objectifs présumés des exercices déplace le regard, longtemps focalisé sur les cours publiés et les projets primés, vers les réalités de l’apprentissage et de la transmission proprement dites, dans lesquelles l’oralité, le langage graphique et les manipulations tenaient une place importante qu’ils ont conservée jusqu’à aujourd’hui38. Reflétant une histoire de l’architecture non plus seulement centrée sur la production des objets – fussent-ils des projets de concours – mais globalement plus attentive aux processus créatifs et à leur acquisition, la démarche interroge un éventail élargi de sources. Si, de nos jours, « dessins et maquettes disparaissent, souvent le lendemain de leur présentation, à la manière d’un autodafé »39 comme le constate Jacques Gubler, les archives personnelles des architectes témoignent depuis longtemps d’une disparité en la matière, contenant parfois des dessins scolaires non primés voire inachevés ou des notes prises par les élèves, à la fois sous forme écrite et graphique. Pour reconsidérer les exercices et les projets d’élèves à l’aune de leur contexte d’élaboration et de visées pédagogiques implicites et explicites, l’étude du parcours individuel croise celle du corpus plus vaste des travaux scolaires. Si à l’École des beaux-arts une telle collection de dessins s’est constituée progressivement et systématiquement comme un tableau de l’excellence, ailleurs, elle a émergé plus récemment, fruit par exemple d’une collecte méticuleuse comme pour l’école de Strasbourg, où les aléas de la conservation des documents ont produit un « ensemble dont une des valeurs est de ne résulter d’aucun dessein particulier » comme le souligne Anne-Marie Châtelet40. Comme pour d’autres domaines de la culture architecturale, le détour par l’étude du livre et des bibliothèques, notamment celles qui existaient au sein des ateliers, fournit des clés à l’analyse du corpus de référence autant qu’aux réalités des pratiques d’atelier. Ces livres témoignent de la place que tenaient dans ces bibliothèques les œuvres des anciens élèves, notamment dans les recueils de « prix » et de « concours scolaires » représentant le vecteur et le produit d’un « système autoréférentiel »41, selon l’expression de Jean-Philippe Garric, tandis que l’examen matériel des ouvrages conservés fournit des indices sur l’usage dont ils pouvaient faire l’objet42. 15 Pour autant, dans quelle mesure ces sources graphiques et imprimées, au même titre d’ailleurs que l’écrit et la photographie, permettent-elles de saisir les modalités de l’apprentissage en atelier ? À l’instar de l’acquisition par les élèves des savoir-faire et d’une formation pratique, la correction par l’enseignant met en jeu l’explication et le conseil par le geste et la parole plus souvent sans doute que par l’écrit et le dessin. Si les périodes récentes sont paradoxalement les moins riches en travaux scolaires conservés, du moins procurent-elles potentiellement des témoignages permettant de saisir la posture de l’enseignant et son rapport avec son auditoire. Loin d’être secondaire, la question est essentielle pour interroger la stature du « patron », qui, selon Michel Denès, est « tantôt maître et tantôt modèle »43.

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NOTES

1. Jean-Pierre Martinon, Traces d’architectes : éducations et carrières d’architectes Grand-Prix de Rome aux XIXe et XXe siècles en France, Paris, 2003, p. 94. 2. Sans dresser ici l’historiographie de l’enseignement de l’architecture à l’École des beaux-arts, il faut au moins mentionner deux ouvrages qui, sur le long terme, croisent l’analyse de sa production avec celle de son organisation : The Architecture of the École des beaux-arts, Arthur Drexler éd., (cat. expo., New York, Museum of Modern Art, 1976), New York/Cambridge, 1977 ; Jacques Lucan, Composition non-composition : architecture et Théories, XIXe-XXe siècles, Lausanne, 2009. Ce dernier constitue la première synthèse de cette ampleur publiée en français sur le sujet. 3. Bibliothèques d’atelier : édition et enseignement de l’architecture, Paris 1785-1871, Jean-Philippe Garric, Marie-Laure Crosnier Leconte, Valérie Nègre et al. éd., (cat. expo., Paris, Institut national d’histoire de l’art, 2011), Paris, 2011 ; Guy Lambert, Estelle Thibault éd., L’Atelier et l’Amphithéâtre : les écoles de l’architecture, entre théorie et pratique, Wavre, 2011. 4. Les travaux consacrés tout récemment à l’histoire de plusieurs écoles nationales supérieures d’architecture (ENSA), héritières d’écoles des beaux-arts plus anciennes ou d’écoles régionales d’architecture – dont le principe est institué en 1903 – fournissent bien des éléments pour appréhender la place de l’atelier parmi les constantes de l’enseignement de l’architecture. Dominique Amouroux éd., Le Livre de l’école nationale supérieure d’architecture de Nantes, Gollion, 2009 ; Anne-Marie Châtelet, Franck Storne éd., Des Beaux-arts à l’université : enseigner l’architecture à Strasbourg, Paris/Strasbourg, 2013. 5. Jean-Pierre Épron, l’un des premiers, l’a souligné dans « Expert et l’École », dans Roger-Henri Expert 1882-1955, Paris, 1983, p. 36. 6. France Nerlich, Alain Bonnet éd., Apprendre à peindre : les ateliers privés à Paris 1780-1863, Tours, 2013 ; Dominique Poulot, Jean-Miguel Pire, Alain Bonnet éd, L’éducation artistique en France : du modèle académique et scolaire aux pratiques actuelles XVIIIe-XIXe siècles, Rennes, 2010. 7. Sur ce point, une confrontation avec l’imbrication des vocations professionnelle et pédagogique des ateliers d’artistes est ici éclairante : voir Nerlich, Bonnet, 2013, cité n. 6, en particulier les articles introductifs (p. 17-54 et 59-69). 8. Bibliothèques d’atelier, 2011, cité n. 3 ; Lambert, Thibault, 2011, cité n. 3. 9. Aux États-Unis, où l’impact de l’École des beaux-arts est bien connu, une telle bipolarité est attestée : Michael J. Lewis, « 1860-1920. The Battle beetwen Polytechnic and Beaux-Arts in the America University », dans Joan Ockman, Rebecca Williamson éd., Architecture Schools: Three Centuries of Educating Architects in North America, Cambridge (MA)/Londres/Washington, D.C., 2012, p. 66-89. L’approche du contexte suisse est nouvelle de ce point de vue : Colette Raffaele, Eugène Beaudouin et l’enseignement de l’architecture à Genève, Lausanne, 2010, p. 51-76. 10. Valérie Nègre, « Architecture et construction dans les cours de l’École centrale des arts et manufactures (1833-1864) et du Conservatoire national des arts et métiers (1854-1894) », dans Bibliothèques d’atelier, 2011, cité n. 3, p. 43-59 ; Estelle Thibault, « Continuité et transformations d’un dispositif pédagogique. Enseigner l’architecture à l’École Polytechnique (1867-1910) », dans Lambert, Thibault, 2011, cité n. 3, p. 132-172. 11. Raffaele, 2010, cité n. 9, p. 51. 12. Raffaele, 2010, cité n. 9, p. 64-67. 13. Michel Denès, Le Fantôme des Beaux-arts : l’enseignement de l’architecture depuis 1968, Paris, 1999, p. 43. 14. De ce point de vue, la confrontation avec les renouvellements qui interviennent plus tôt dans l’enseignement d’atelier aux États-Unis est instructive : Kathryn H. Anthony, « Studio Culture and Student Life. A World of its Own », dans Ockman, Williamson, 2012, cité n. 9, p. 396-401.

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15. Martinon, 2003, cité n. 1, p. 94. 16. Martinon, 2003, cité n. 1, p. 29. 17. Richard Chafee, « The Teaching of architecture at the Ecole des Beaux-Arts », dans Drexler, 1977, cité n. 2, p. 500-502. 18. « Les ateliers de l’École des beaux-arts. Essai de chronologie : 1793-1968 », dans Jean-Pierre Épron éd., Architecture : une anthologie, 2, Les architectes et le projet, Liège, 1992, p. 113-129. 19. Voir www.purl.org/inha/agorha/001/7 (consulté le 11 mars 2014). 20. Joseph Abram, Perret et l’école du classicisme structurel (1910-1960), Nancy, 1985. 21. Labrouste (1801-1875), architecte : la structure mise en lumière, (cat. expo., Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine, 2012-2013), Paris, 2013. Voir notamment les articles de Marc Le Cœur (p. 192-199) et de Sigrid de Jong (p. 200-209). 22. Depuis la parution l’ouvrage de Frédéric Seitz ( Une entreprise d’idée : l’École spéciale d’architecture, 1865-1930, Paris, 1995), des recherches sont venues compléter les connaissances sur les cours de cette école, mais son enseignement d’atelier n’a quant à lui pas encore fait l’objet d’études nouvelles. 23. Daniel Le Couedic, « Nantes et la douloureuse gestation des écoles régionales d’architecture », dans Amouroux, 2009, cité n. 4, p. 27. 24. Malik Chebahi, L’Enseignement de l’architecture à l’école des Beaux-arts d’Alger et le modèle métropolitain : réceptions et appropriations. 1909-1962, thèse, université Paris-Est, 2013. 25. Mélanie Traversier, « Le quartier artistique, un objet pour l’histoire urbaine », dans Histoire urbaine, 26, 2009, p. 5-20. 26. Michel Denès, « La refondation (1965-1975) », dans Châtelet, Storne, 2013, cité n. 4, p. 45. 27. Annie Jacques éd., Les Beaux-arts, de l’Académie aux Quat’z’arts, anthologie historique et littéraire, Paris, 2001. 28. De nombreux témoignages d’élèves comme d’enseignants ont été réunis dans les ouvrages portant sur les écoles nationales supérieures d’architecture : Amouroux, 2009, cité n. 4 ; Châtelet, Storne, 2013, cité n. 4. 29. Anne-Marie Châtelet, « L’École régionale d’architecture de Strasbourg (1921-1965) », dans Châtelet, Storne, 2013, cité n. 4, p. 26. 30. René Beudin, Charrette au cul les nouvôs ! Le parler des architectes, Paris, 2006, p. 6. Si le « glossaire » proposé par l’auteur, assumant sa valeur nostalgique, pour ne pas dire patrimoniale, ne concerne que la période d’après-guerre, il en fournit une image matérielle autant que culturelle. Il arrive encore que l’une ou l’autre des écoles nationales supérieures d’architecture entretienne ou ravive cette tradition. 31. Pour reprendre une métaphore largement employée par Jean-Pierre Martinon, dans Martinon, 2003, cité n. 1. 32. Abel Blouet a repris en 1825 l’atelier de Delespine – dont il avait été l’élève – et l’a dirigé jusqu’à sa mort en 1853. 33. Guy Lambert, Culture et stratégie de l’architecte au service de l’État : Paul Guadet (1873-1931), architecture, techniques et institutions, thèse, université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 2007, p. 68-81. 34. Cette question est examinée finement par Jean-Charles Cappronnier, L’Agence d’architecture de Charles Duval et Emmanuel Gonse (1905-1937) et les enjeux de la première reconstruction, thèse, université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 2007, p. 22-90. 35. Martinon, 2003, cité n. 1. 36. Henri Bresler, « Dessiner l’architecture. Point de vue Beaux-arts et changement de point de vue », dans Images et imaginaires d’architecture, (cat. expo., Centre Georges-Pompidou, 1984), Paris, 1984, p. 35. Essentiels pour saisir ces pratiques, les témoignages attestent en outre de la récurrence de « trucs d’atelier » à l’École sur la longue durée : voir par exemple Épron, 1983, cité

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n. 5, p. 66-67 ; Victor Laloux (1850-1937) : l’architecte de la gare d’Orsay, Marie-Laure Crosnier Leconte éd. (cat. expo., Paris, Musée d’Orsay, 1987), Paris, 1987, p. 63-65. 37. La transposition de cette approche à l’histoire de l’enseignement de l’architecture et de la construction a profité en premier lieu à l’étude des cours. Voir Lambert, Thibault, 2011, cité n. 3, notamment les articles de Valérie Nègre, de Guy Lambert et d’Estelle Thibault ; Émilie d’Orgeix, Isabelle Warmoes éd., Les Savoirs de l’ingénieur militaire (1751-1914), Paris, 2013. 38. Plusieurs recherches historiques sur la formation des ingénieurs et sur l’enseignement scolaire du dessin ont montré la voie à une telle analyse « matérielle » des exercices graphiques. Voir Bruno Belhoste, Antoine Picon, Joël Sakarovitch, « Les exercices dans les écoles d’ingénieurs sous l’Ancien Régime et la Révolution », dans Histoire de l’éducation, 46, 1990, p. 53-109 ; Renaud d’Enfert, L’Enseignement du dessin en France : figure humaine et dessin géométrique (1750-1850), Paris, 2003. Le regain d’intérêt pour l’étude de l’oralité a jusqu’à présent porté essentiellement sur sa forme magistrale (cours, conférence et congrès) mais peu encore sur la parole du maître dans l’apprentissage en atelier. Voir notamment les travaux de Françoise Waquet : Parler comme un livre : l’oralité et le savoir (XVIe-XXe siècle), Paris, 2003 ; Les Enfants de Socrate : filiation intellectuelle et transmission du savoir XVIIe-XXIe siècle, Paris, 2008. 39. Jacques Gubler, « Préface », dans Raffaele, 2010, cité n. 9, p. 6. 40. Anne-Marie Châtelet, « Histoire et mémoire », dans Châtelet, Storne, 2013, cité n. 4, I, p. 8. Tous les dessins scolaires collectés ont été reproduits. Classés par type d’épreuves et confrontés aux sujets d’exercice, ils constituent le deuxième volume de l’ouvrage. 41. Jean-Philippe Garric, « Bibliothèques d’atelier », dans Bibliothèques d’atelier, 2011, cité n. 3, p. 5. 42. Noémie Lesquins, « La Bibliothèque de l’atelier Pontremoli : fragments d’histoire de bibliothèques des ateliers d’architecture de l’École des beaux-arts », dans Jean-Michel Leniaud, Béatrice Bouvier éd., Le Livre d’architecture, XVe-XXe siècle : édition, représentation et bibliothèques, Paris, 2002, p. 199-245. 43. Denès, 1999, cité n. 13, p. 37.

INDEX

Index géographique : France, Paris Mots-clés : enseignement de l’architecture, histoire de l’architecture, histoire de la pédagogie, éducation artistique Keywords : architectural education, history of architecture, history of education, art education Index chronologique : 1800, 1900

AUTEUR

GUY LAMBERT

École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville, IPRAUS (UMR AUSser 3329)

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Les ateliers de Die Brücke, lieux de fusion de l’art et de la vie The studios of Die Brücke, a fusion of art and life

Hélène Ivanoff

1 « La voie du développement dans ces domaines de notre vie extérieure, depuis les premières applications sur textile dans la première pièce qui nous servait d’atelier à Dresde jusqu’à l’harmonie totale et achevée de l’espace de chacun de nos ateliers de Berlin, fut une progression logique ininterrompue, allant de concert avec notre évolution artistique dans les peintures, les arts graphiques et les arts plastiques »1. D’après Ernst Ludwig Kirchner – fondateur avec Erich Heckel, Fritz Bleyl et Karl Schmidt-Rottluff de l’association artistique Die Brücke –, la décoration des différents ateliers du groupe correspondait à un processus créatif continu, prenant naissance dans les premiers tissus réalisés pour les ateliers de Dresde et s’accomplissant dans la conception architecturale et ornementale des ateliers de Berlin. Présentés comme un cycle s’achevant par la synthèse harmonieuse de ses séries successives, ces agencements étaient indissociables de la création artistique globale du groupe. Créée à Dresde en juin 1905, Die Brücke fut transférée à Berlin en 1911, où Kirchner, Heckel et Schmidt-Rottluff retrouvèrent Max Pechstein et Otto Mueller ; l’association devint l’un des mouvements représentatifs de l’expressionnisme allemand, soit des nouvelles tendances de l’art moderne, jusqu’à sa dissolution en mai 1913. Lieux d’habitation et d’exposition des œuvres des artistes membres, ces ateliers sont l’une des scènes où l’expressionnisme se donnait en spectacle : au temps des premiers cabarets, les artistes de Die Brücke développaient dans l’intimité de leurs ateliers de nouvelles formes de théâtralité. Ces lieux de sociabilité reflétaient la vie culturelle du début du XXe siècle, tout en proposant une contre-culture en rupture avec les normes établies. Ils constituaient enfin l’un des sujets majeurs de la production artistique du groupe, l’espace figuré et l’espace vécu se confondant dans l’entre-deux d’une esthétique imitative et décorative. Dans les publications existantes, les ateliers de Die Brücke sont étudiés le plus souvent séparément, en fonction des périodes ou des artistes, notamment par Hanna Strzoda pour Kirchner2 et par Aya Soika pour Pechstein 3. L’atelier y est saisi tant comme un lieu de production artistique que comme une œuvre

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d’art, un espace de sociabilité et de représentation sociale, et, enfin, un espace réel et imaginaire de création. Toutefois, une analyse d’ensemble des ateliers de Die Brücke conduit à interroger le rapport de ces espaces réels et symboliques à la notion d’œuvre d’art totale ou Gesamtkunstwerk, introduite dans le champ de l’art par Richard Wagner et popularisée par les avant-gardes contemporaines4.

Ornementations et décors des ateliers

2 Les intérieurs des ateliers de Kirchner sont connus depuis la publication, par Roland Scotti, de l’œuvre photographique de l’artiste réalisée entre 1908 et 1938 et conservée au Kirchner Museum à Davos5. Kirchner s’était initié à la technique des plaques de verre par l’intermédiaire d’Emy Frisch, future femme de Karl Schmidt-Rottluff. Par l’étude de ces photographies, des œuvres de l’artiste et de ses correspondances, Strzoda a montré la réception par Kirchner des cultures « primitives » européennes et extra- européennes, d’abord à Dresde, puis à Berlin et à Davos à partir de 1918. Elle évoque également les ateliers de certains autres membres de Die Brücke – Heckel, Mueller, Pechstein et Schmidt-Rottluff – et le rôle d’Edgar Degas, de Gustave Courbet, de Paul Gauguin et d’Auguste Rodin dans ce « retour aux origines » que manifestent leurs décors. Si le livre de Strzoda remet peu en contexte l’émergence du primitivisme sur la scène artistique européenne – abordant rapidement l’histoire coloniale et l’histoire de l’ethnologie, ainsi que leur articulation à l’invention des « arts primitifs »6 – il constitue une source précieuse pour établir la chronologie des aménagements des ateliers de Die Brücke.

3 Sans doute faut-il préciser que, à Dresde, les ateliers étaient un lieu de vie et de création commun au groupe. Le premier atelier de la Berliner Strasse, trouvé par Heckel dans le quartier des chiffonniers, servit de siège à l’association artistique ; les quatre fondateurs et amis s’y retrouvaient pour créer et pour entreposer leur matériel, Schmidt-Rottluff s’installant à l’étage supérieur du même immeuble. Kirchner l’occupa plusieurs mois pendant les voyages de Heckel, avant de le louer puis d’aménager le sien à quelques pas de là7. Dès lors, l’aménagement des ateliers à Dresde peut difficilement être considéré comme relevant de la création personnelle de Kirchner et résultait bien d’une émulation due à cette vie commune. À Berlin, où les artistes résidaient pour la plupart dans des combles insalubres au sud de la métropole, les ateliers et leurs décors s’individualisèrent plus nettement8. À la suite de l’échec d’une école d’art fondée par Pechstein et Kirchner – les deux artistes ayant tenté de faire de l’atelier de la Durlacher Strasse un lieu de transmission de techniques et de savoirs –, les membres de Die Brücke ne créèrent plus collectivement dans l’atelier, l’exclusion de Pechstein en avril 1912 annonçant l’éclatement du groupe en mai 19139. 4 Dans son livre de 2006, Stzroda reconstitue les configurations et les décors successifs des ateliers de Kirchner. L’artiste teinta des textiles en batik et sculpta des meubles, notamment une chaise dite camerounaise, destinés au premier atelier de Heckel ; il transposa ensuite ce décor dans l’atelier situé au 80 de la Berliner Strasse en 1909, puis à Berlin à partir de 1911, l’enrichissant de nouveaux tapis, rideaux, nappes et coussins, et de ses propres sculptures. Strzoda identifie plusieurs ornements – d’inspiration palau, copte, bamiléké, fang, songye, luba – sans toutefois éclairer le contexte de l’arrivée des collections ethnographiques en Europe, ni le changement de perception que constituait pour l’époque l’« artification » de ces objets par Die Brücke. Elle

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présente également les ateliers de Heckel, de Mueller et de Schmidt-Rottluff, ainsi que les analogies de ceux-ci avec les ateliers de Kirchner. Soika, quant à elle, atteste de la réception des cultures « primitives » des îles Palaos par Pechstein : dès avril 1912, l’artiste suspendit de grands tissus qu’il avait peints dans son atelier de la Offenbachstrasse, et il réalisa des fresques murales au retour de son voyage dans le Pacifique sud de 1914 à 191510. La formation de ces artistes auprès des architectes Fritz Schumacher et Wilhelm Kreis et du sculpteur Hermann Obrist – sensibles au développement du Jugendstil et des arts décoratifs à Dresde et à Munich, et du Werkbund à Berlin – explique en partie leur conception de l’atelier11. Quant à Schmidt- Rottluff, il sculpta aussi des meubles, armoires et coffres, et broda des coussins pour ses ateliers et pour les appartements de ses collectionneurs, parmi lesquels celui de Rosa Shapire à Hambourg12. 5 Les ornementations et les décors créés par les membres de Die Brücke attestent de leur volonté d’abolir les frontières entre art et artisanat dans une architecture nouvelle de l’atelier en intégrant dans le champ de l’art des esthétiques dites primitives. Issus d’une création artistique commune, ces ateliers pourraient ainsi relever de la conception d’un art total, rappelant les communautés d’artistes médiévales et annonçant les développements théoriques du Bauhaus de l’après-guerre13.

L’atelier comme microcosme culturel

6 Le catalogue de l’exposition Mythos Atelier sur les ateliers d’artistes du XIXe et XXe siècle, organisée en 2012 à la Staatsgalerie de Stuttgart, met en lumière les différentes facettes de l’atelier : laboratoire de la création artistique, il est bien souvent un manifeste et une œuvre d’art en soi, lieu d’élaboration d’une contre-culture, expression d’une vie intérieure et espace de mise en scène des œuvres de l’artiste. Les contributions traitent des cas de nombreux ateliers, dont ceux de Carl Spitzweg, Pablo Picasso, Henri Matisse, Alberto Giacometti, Kurt Schwitters, Piet Mondrian, Andy Warhol, Matthew Barney et Bruce Nauman. Dans sa contribution au catalogue, Strzoda compare les ateliers de Kirchner et de Heckel à ceux d’autres expressionnistes allemands, Gabriele Münter et Wassily Kandinsky, les présentant comme un « contre-monde » où les artistes de Die Brücke éprouvèrent l’utopie d’un art nouveau et d’un style de vie en rupture avec les normes établies14. Cette aspiration à une réforme de la vie avait déjà été analysée dans son livre à travers les liens unissant les mouvements de la Lebensreform et l’érotisme des ateliers de Die Brücke. L’atelier devient un manifeste glorifiant par ses ornementations le corps dans sa nudité, l’union de l’homme et la nature, ou encore une sexualité débridée. Il est aussi une scène où venaient se produire des artistes de cirque et des danseuses devant un cercle d’amis privilégiés. En témoignent les photographies publiées par Scotti : Nelly et Sam, artistes du cirque Schuman et modèles de Die Brücke, posaient nus dans l’atelier de Kirchner vers 1910 ; la future épouse de Heckel, Sidi Riha, rencontrée dans les cabarets de Berlin, dansait avec Nelly dans son atelier de Dresde vers 1910-1911 ; Werner Gothein et Erna Schilling, compagne de Kirchner, observaient leur ami le danseur Hugo Biallowons paradant nu dans l’atelier de Berlin en 1915.

7 Ces différentes publications soulignent les convergences et les divergences des approches créatives de ces artistes. Ils réalisèrent des fresques murales et décorèrent des textiles – souvent des toiles d’orties – qu’ils peignirent, teintèrent en batik ou brodèrent. Kirchner et Erna Schilling, Heckel et Maschka Mueller en firent des rideaux

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et des paravents à Dresde et même une tente à Berlin, créant ainsi des alcôves et des coulisses dans leurs ateliers. Pechstein, Mueller et Schmidt-Rottluff réalisèrent leurs peintures à même le mur. Les motifs privilégiés différaient cependant profondément selon les artistes. Kirchner a réfléchi à l’organisation spatiale de ses ateliers qui, par beaucoup d’aspects, reprenait à Dresde la configuration des temples bouddhiques de l’Inde ancienne, et à Berlin celle des campements en plein air des séjours estivaux de Die Brücke. Sur les rideaux à Dresde, il empruntait les motifs en médaillons des tissus coptes pour y insérer des figures du Kâma Sûtra, semblables aux ombres du théâtre javanais. Les figures de la tente de Berlin s’éloignaient de celles inspirées des bois des îles Palaos représentées sur les murs de l’atelier de Dresde, rappelant cette fois les traits des sculptures fang. L’influence sur sa création des fresques des temples d’Ajantâ, des tissus coptes et des sculptures africaines est d’ailleurs connue15. Heckel alternait des motifs naturalistes – les pins des paysages de Toscane ou les antilopes d’Ajantâ – avec des ornements géométriques, donnant à ses textiles l’apparence de patchworks. Le symbolisme et le naturalisme des peintures murales de Mueller contrastaient, quant à eux, avec le schématisme des silhouettes inspirées du Pacifique sud de l’atelier de Schmidt-Rottluff. 8 En outre, l’atelier correspondait à un microcosme culturel, les artistes aimant s’y retrouver entourés de marchands à l’instar de Gustav Schieffler, d’écrivains tels qu’Alfred Döblin, ou de modèles – leurs maîtresses, des artistes de cirque et des enfants16. Ils recréaient alors un univers avec leurs propres références esthétiques et culturelles, où pouvaient s’exposer leur sensibilité artistique et leur style de vie libéré de toute entrave sociale. Ce nouveau pathos s’exprimait à la même époque sur les scènes des premiers cabarets expressionnistes, notamment le cabaret néopathétique de Kurt Hiller à Berlin, où se croisaient le musicien Arnold Schönberg, les poètes Else Lasker-Schüller, Gottfried Benn, Georg Heym et Carl Einstein, et les peintres expressionnistes. Selon Strzoda, ces ateliers devenaient le lieu d’affirmation de la bohème dans les métropoles modernes face aux conventions bourgeoises de la société wilhelmienne du début du XXe siècle. Soika, quant à elle, a souligné le contexte politique des décorations plus tardives des ateliers de Pechstein, réalisées en 1917 et en 191917 alors que l’artiste s’était engagé dans des mouvements révolutionnaires tels que Novembergruppe et Arbeitsrat für Kunst, comme l’avaient également fait Heckel et Mueller18. 9 La fusion des formes d’expressions artistiques – la peinture, la sculpture, la gravure, la poésie et la danse – et la synesthésie qu’elle encourageait dans l’espace de l’atelier, conçu telle une scène de théâtre, ne sont pas sans évoquer une certaine « nostalgie de l’unité » des arts et de la vie19. Le décloisonnement et la synthèse des arts en vue de faire advenir une société nouvelle pourraient également se référer implicitement à la tradition romantique d’un art total, ou du moins inviter à considérer les ateliers de Die Brücke comme des œuvres d’art totales.

Les ateliers dans la création de Die Brücke

10 Les ateliers sont enfin l’un des thèmes majeurs de la création de Die Brücke. Si ces artistes aimaient étudier le nu en pleine nature – sur les bords du lac Moritzburg à Dresde lors de leurs séjours estivaux entre 1909 et 1911, sur les plages de la mer du Nord à Dangast pour Heckel et Schmidt-Rottluff à l’automne 1907 et 1909, à Nida sur

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l’isthme de Courlande pour Pechstein en 1909 et 1911, ou encore sur l’île de Fehmarn pour Kirchner en 1908 et 1912 puis en compagnie du couple Mueller pendant l’été 1913 –, ils créaient aussi dans l’atelier de Kirchner à Dresde où ils se retrouvaient une fois par semaine. Bleyl qualifia ces séances de « nu d’un quart d’heure » : le corps était peint en mouvement, d’après des modèles vivants, et non de façon traditionnelle et académique20. L’atelier est donc représenté à l’arrière-plan de plusieurs tableaux, espace réel et espace figuré se confondant dans l’entre-deux d’une esthétique mimétique et ornementale. La mise en abyme établit une continuité entre l’art et la vie, les artistes se représentant accompagnés de leurs modèles ou incluant leurs propres œuvres dans leurs créations.

11 Strzoda aborde cette thématique à partir de deux tableaux : Dodo et Heckel dans l’atelier de Kirchner (1910, Chemnitz, Museum Gunzenhauser) et Scènes d’atelier de Heckel (1911, Dresde, Galerie Neue Meister)21. Dans ces deux compositions, les artistes ont repris le décor des ateliers de Dresde : le rideau aux médaillons, les tapis orientaux, les meubles et les sculptures. Dans celle de Kirchner, leurs œuvres représentées entrent en dialogue les unes avec les autres, à l’image des personnages figurés. Ces tableaux permettent certes de connaître l’intérieur des ateliers, en les comparant aux photographies et aux esquisses dessinées sur les cartons de leur correspondance22, mais aussi d’analyser les résonances entre les créations de Heckel et de Kirchner. Au-delà des cas d’étude examinés par Strzoda, certaines œuvres jouent sur l’imbrication et l’articulation de différents plans, grâce à l’infinité de reflets suscités par les décors théâtraux de l’atelier. Dans Scène d’atelier (1911, Sarrebruck, Sarrelandmuseum), Kirchner dessinait trois modèles nus sur papier japon, l’une se coiffant devant une glace séparée des deux autres retirées dans l’alcôve ; les deux espaces créés se répondent par les effets de miroir suscités par les ornements du rideau et du paravent ; le troisième modèle, en avant du tableau, semble suggérer un espace invisible d’où l’artiste observe sa vie dans l’esquisse. Kirchner dévoilait ici ses procédés de création, s’appuyant sur ses photographies et sur son vécu dans l’atelier, dont il transposait la réalité dans le tableau, tout en s’en écartant. Bien que le dessin soit extrêmement cloisonné par sa composition et qu’il rompe avec la perspective et la mimesis classiques, Kirchner ouvrait une succession d’espaces grâce aux ornements, instaurant la profondeur d’un champ de vision tout en désorientant le regard du spectateur par la démultiplication des images. 12 Enfin, parce que les artistes de Die Brücke ne concevaient pas de rupture entre leur existence et leur création – figurant leurs propres vies dans leurs œuvres et considérant l’art comme porteur d’une réforme de la vie – ces artistes révélaient une profonde crise de la culture européenne. Cette Kulturkritik passait par l’intégration de motifs extra-européens ; par la célébration de la philosophie de Friedrich Nietzsche ou de la poésie de Walt Whitman (Heckel et Kirchner aimaient proclamer les vers de Ainsi parlait Zarathoustra ou de Feuilles d’herbe dans leurs ateliers) ; par l’affirmation de la bohème dans la ville moderne, attestée par la précarité de ces lieux d’habitation et de création ; et enfin par la revendication d’une liberté des mœurs et du corps en rupture avec la société de l’époque. À cet égard, le parcours sans compromis de Mueller est remarquable car ses œuvres glorifièrent le mode de vie tsigane, alors que les peintures murales de ses ateliers symbolisaient l’union de l’homme et la nature. La contestation n’est plus seulement ici esthétique, mais aussi culturelle : de l’art pouvait émerger un monde nouveau. En témoignent le Manifeste de Die Brücke de 1906, qui s’adresse aux

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forces créatives et révolutionnaires de la jeunesse, ainsi que l’engagement des membres du groupe dans les mouvements socialistes de l’immédiat après-guerre. 13 En somme, les recherches sur Die Brücke donnent à voir l’atelier comme une œuvre d’art en soi, lieu de sociabilité et microcosme culturel, et enfin sujet et mise en scène des créations artistiques du groupe. L’étroite fusion de l’art et la vie, affirmée dans les décors et les ornementations de leurs ateliers et dans leurs représentations artistiques, devrait alors mettre un terme à plusieurs malentendus. Pour ces artistes, la valorisation des cultures « primitives » ne s’est pas limitée à des considérations esthétiques : loin d’être le rêve d’un retour à une nature originelle ou le mythe d’un âge d’or, elle trahissait une volonté de mettre en crise leur propre culture. Aussi, l’étude des ateliers de Die Brücke invite à considérer les liens de ce mouvement avec la tradition romantique d’un art total, réinterprétée à l’aune d’un nouveau pathos caractéristique des avant-gardes artistiques allemandes du début du XXe siècle.

NOTES

1. « Der Weg der Entwicklung in diesen Dingen des äusseren Lebens, von der ersten applizierten Decke im ersten Dresdener Atelierzimmer bis zum vollendeten harmonischen Raum in der Berliner Ateliers der einzelnen, ist eine ununterbrochene logische Steigerung, die Hand in Hand ging mit der malerischen Entwicklung der Bilder und Grafik und Plastik » Kirchner, 1923 (Lothar Grisebach éd., Ernst Ludwig Kirchners Davoser Tagebuch, Stuttgart, 1997, p. 67). 2. Hanna Strzoda, Die Ateliers Ernst Ludwig Kirchners, Petersberg, 2006. 3. Aya Soika, Max Pechstein: Das Werkverzeichnis der Ölgemälde, 2 vol., Munich, 2011. 4. Au-delà de leurs différences, les tentatives de totalisation menées par les avant-gardes naissantes, notamment les expressionnistes et les futuristes, furent marquées par la prégnance de ce concept, diffusé par Richard Wagner dans les années 1870. Voir Marcella Lista, L’Œuvre d’art totale à la naissance des avant-gardes (1908-1914), Paris, 2006. 5. Roland Scotti éd., Ernst Ludwig Kirchner: Das fotografische Werk, Berne, 2005. 6. Sur ce thème, voir Hélène Ivanoff, « Un regard créateur sur l’Autre de l’art. Les Fauves et die Brücke (1905-1914) : primitivisme, colonialisme et art moderne », dans Revue de l’IFHA, 5, 2013, publié en ligne : http://ifha.revues.org/7414 (consulté le 10 mars 2014). 7. D’après Strzoda, 2006, cité n. 2, Heckel repéra des locaux au 80 de la Berliner Strasse, à côté de la maison de ses parents située au 65. À partir de 1906, Schmidt-Rottluff occupa le troisième étage de cet immeuble. Kirchner loua ces pièces de l’automne 1907 à novembre 1909, avant de s’installer au 80 de la Berliner Strasse, tandis que Heckel trouvait un nouvel atelier au 2a de la Falkenbrücke en 1910. 8. Depuis 1908, Pechstein vivait à Berlin sur le Kurfürstendamm et trouva un grand atelier pour Die Brücke en décembre 1909, au 14 de la Durlacher Strasse à Wilmersdorf, où s’installa Kirchner en octobre 1911. Heckel reprit en novembre 1911 l’atelier de Mueller à Steglitz, un grenier au 60 de la Mommsenstrasse qu’il louait depuis 1908. Mueller avait emménagé au 8 de la Varziner Strasse puis à Schönberg au 10 Hewaldstrasse en 1913. Schmidt-Rottluff occupa à l’automne 1911 des combles à Friedenau, au 14 de la Niedstrasse. 9. Après la dissolution du groupe, Kirchner et Erna Schilling logèrent dans un grand appartement sous les toits au 45 de la Körnerstrasse. Pechstein occupa plusieurs ateliers sur

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l’Offenbachstrasse puis sur la Kurfürstenstrasse à partir de 1918. Concernant les ateliers de Mueller et de Pechstein, voir aussi Tanja Pirsig-Marshall, « Otto Mueller and the Brücke: a creative dialogue », dans Christian Weikop éd., New Perspectives on Brücke Expressionism, Surrey/ Burlington, 2011, p. 143-163, et Soika, 2011, cité n. 3. 10. Aya Soika, « Ein Südseeinsulaner in Berlin », dans Die Brücke in der Südsee: Exotik der Farbe, Ralph Melcher éd., (cat. expo., Sarrebruck, Saarlandmuseum, 2005), Ostfildern-Ruit, 2005, p. 71-83. 11. Aya Soika, « Im Dienste der Architektur: Die Brücke und die Dresdner Raumkunst », dans Die Brücke in Dresden: 1905-1911, Birgit Dalbajewa, Ulrich Bischoff éd., (cat. expo., Dresde, Galerie Neue Meister, 2001), Dresde, 2001, p. 272-277. 12. Gerhard Wietek, Karl Schmidt-Rottluff: Plastik und Kunsthandwerk Werkverzeichnis, Munich, 2001. 13. Élodie Vitale, « De l’œuvre d’art totale à l’œuvre totale. Art et architecture au Bauhaus », dans Les Cahiers du Musée national d’art moderne, 39, 1992, p. 62-77. 14. Hanna Strzoda, « Expressionistische Gegenwelten. Die Ateliers von Ernst Ludwig Kirchner, Gabrielle Münter und Wassily Kandinsky », dans Mythos Atelier: Von Spitzweg bis Picasso, von Giacometti bis Nauman, Ina Conzen éd., (cat. expo., Stuttgart, Staatsgalerie, 2012), Munich, 2012, p. 104-114. 15. Magdalena Moeller, « Der Einfluß der indischen Ajanta-Malerei auf Kirchners Schaffen », dans Ernst Ludwig Kirchner zum 120. Geburtstag: Die Faszination des Exotischen, (cat. expo., Munich, Ketterer Kunst, 2000), Munich, 2000, p. 3-5. 16. Il n’existe pas de publications concernant spécifiquement la fréquentation des ateliers ; voir cependant Strzoda, 2006, cité n. 2, et Scotti, 2005, cité n. 5. 17. Soika, 2005, cité n. 10. 18. Sur ces mouvements révolutionnaires, voir Maria Stavrinaki, « Entre ciel et terre : l’œuvre d’art totale dans les utopies expressionnistes », dans Les Cahiers du Musée national d’art moderne, 80, Paris, 2002, p. 81-106. 19. À ce titre, les ateliers de Die Brücke s’inscrivent dans cette tradition du romantisme allemand. Voir Julie Ramos, Nostalgie de l’unité : paysage et musique dans la peinture de P. O. Runge et C. D. Friedrich, Rennes, 2008. 20. Fritz Bleyl, « Erinnerungen », 13 février 1948, Zwickau, d’après Hans Wentzel, « Fritz Bleyl, Gründungsmitglied der Brücke », dans Kunst in Hessen und am Mittelrhein, Schriften der Hessischen Museen, 8, 1968, p. 89-105. 21. Strzoda, 2012, cité n. 14. 22. Anne-Marie Dube-Heynig, Postkarten und Briefe an Erich Heckel im Altonaer Museum in Hamburg, Cologne, 1984.

INDEX

Keywords : studio, Gesamtkunstwerk, decorative arts, expressionism, ornament Index géographique : Allemagne, Berlin, Dresde, Davos Mots-clés : atelier, art total, arts décoratifs, expressionnisme, ornement Index chronologique : 1900

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AUTEUR

HÉLÈNE IVANOFF

Centre Georg Simmel, CNRS-UMR 8131, EHESS

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L’atelier d’Ai Weiwei : « Make it simple » Ai Weiwei’s studio: « Make it simple »

Estelle Bories

NOTE DE L'AUTEUR

« Make it simple » est la phrase qu’Ai Weiwei a choisie pour qualifier sa pratique de l’architecture et du design.

1 En Occident le nom d’Ai Weiwei évoque une attitude antiétatique et subversive dans l’art contemporain. Cette focalisation sur son statut de dissident ferait pourtant presque oublier qu’Ai Weiwei s’appuie sur une structure opérationnelle protéiforme pour mener à bien ses opérations et produire ses œuvres : son atelier à Pékin (258 Fake), situé dans le district de Chaoyang à Caochangdi 1. Cet espace de travail fait partie littéralement de la corporéité de l’artiste, tout particulièrement depuis son arrestation et sa disparition, entre le 3 avril et le 22 juin 2011, dans un centre de détention resté jusqu’à aujourd’hui inconnu. La destruction de son atelier à Shanghai quelques mois auparavant avait déjà été perçue comme un moyen de limiter ses actions à l’échelle du pays2. La visée aurait été de le maintenir dans la capitale politique afin d’exercer un contrôle plus poussé sur ses interventions. Véritable camp retranché constamment surveillé par des caméras, l’atelier pékinois d’Ai Weiwei reste pourtant un lieu de passage relativement important et ouvert au public (notamment aux étrangers). L’ancrage géographique, rendu plus fort par la restriction des déplacements qu’on lui impose, donne à ce lieu une visibilité surprenante dont il convient de définir davantage les enjeux et l’ancrage référentiel. Revenir sur la place de l’atelier dans son œuvre reste un moyen de mieux mesurer la manière dont il joue sur la perméabilité entre espace privé et espace public en vue de mener à bien ses projets et de se mettre en scène. Dans ce contexte, le lieu où travaille l’artiste est bien devenu le centre d’une approche à la fois intimiste et globalisée de la création. La prise en compte de l’atelier

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chez Ai Weiwei nécessite également de s’interroger sur le modèle de l’artiste entrepreneur qui structure le développement de la création contemporaine chinoise.

Dans l’intimité de l’artiste

2 Depuis son arrestation, Ai Weiwei met habilement en scène le poids du retranchement. Il cultive avec beaucoup de savoir faire la mythologie de l’exil intérieur. Les sorties de son atelier sont orchestrées et relayées par son site. Il a décidé dernièrement de photographier tous les matins un bouquet de fleurs qu’il dépose dans le panier d’un vélo stationné devant la porte bleue de son atelier jusqu’à ce qu’il puisse regagner le droit de voyager librement en Chine et à l’étranger3. Les documentaires qui lui sont consacrés intègrent des scènes où l’artiste exprime sa fureur à l’encontre des personnes chargées de surveiller ses allées et venues4.

3 Ai Weiwei veut être le catalyseur de contestations sociales. Il serait l’une des rares personnes à supporter volontairement la confrontation directe avec les représentants des autorités étatiques et agirait dès lors comme un rempart face à l’injustice sociale. Cette certitude trouve son origine dans son héritage familial et explique pourquoi il bénéficie d’un statut particulier dans les échelons artistiques nationaux. Ai Weiwei est en effet le fils du poète Ai Qing. L’itinéraire dramatique de ce peintre et poète est exemplaire : après des études en France, il a participé à l’aventure révolutionnaire et notamment à l’épisode de Yan’an5. Victime des campagnes antidroitiers à partir de 1958, lui et sa famille ont connu l’exil dans une zone excentrée du pays, le Xinjiang6. Après la mort de Mao Zedong en 1976, Ai Qing, comme d’autres grands écrivains, ont été réhabilités7. Malgré la complexité de leur rapport au parti communiste chinois, ils incarnent les figures d’artistes impliquées dans l’histoire de la modernisation de la littérature chinoise au début du XXe siècle8. Dans le schéma des héritages culturels qui prévaut encore aujourd’hui, l’aura dont bénéficie le père d’Ai Weiwei complique toute attaque trop frontale des autorités chinoises contre le fils rebelle. 4 À la fin des années 1970, Ai Weiwei participe au mouvement Xing Xing (« Les Étoiles »), point de départ, pour certains historiens de l’art chinois, de l’activisme artistique en Chine à une époque où les excès du maoïsme sont déjà critiqués9. Entre 1981 et 1993, il séjourne aux États-Unis, où il s’est formé à Parsons The New School for Design à New York10. Il évoque alors son besoin de quitter sa terre natale, partant de la conviction qu’il ne reviendrait plus dans un pays pour lequel il ressent un désamour violent11. Ai Weiwei évoque la décennie passée aux États-Unis comme un moment intermédiaire, un stade où il ne cherchait ni vraiment le succès ni à pénétrer la sphère artistique12. 5 En 1993, dès son retour en Chine, il embrasse réellement la carrière d’artiste et de promoteur de la vie culturelle chinoise. En 1997, il co-fonde les China Art Archives & Warehouse13. C’est à cette époque qu’il entame sa collaboration avec les grands collectionneurs d’art contemporain et notamment avec Uli Sigg, l’ancien Ambassadeur de Suisse en Chine. Le tour de force d’Ai Weiwei est d’avoir élaboré son langage plastique au moment même où l’art contemporain chinois commençait à gagner une visibilité. Rapidement mis à contribution dans l’organisation d’expositions à l’étranger, il devient, au début du XXIe siècle, l’un des principaux acteurs de la phase d’internationalisation.

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6 En 1999, année où il sera présent à la Biennale de Venise, il fonde l’atelier Fake Design, qu’il construit lui-même et dont le matériau de base (la brique) deviendra un élément matriciel de son travail. L’implantation de son atelier à Caochangdi va être à l’origine du développement d’une zone de galeries et de centres d’art. Fake Design sera d’ailleurs chargé de la conception de certains bâtiments, dont celui qui abrite la galerie Urs Meile. Sa capacité à regrouper la chaîne de production et de diffusion est caractéristique de son implication dans le développement de zones artistiques. À Caochangdi, outre son lieu d’habitation et son studio, Ai Weiwei bénéficie de la présence de galeries européennes et américaines représentant ses œuvres dans des espaces dont il a été le concepteur. Si d’autres personnalités de la vie pékinoise, dont le critique d’art Li Xianting, avaient réussi à regrouper des ateliers d’artistes à Songzhuan, Ai Weiwei ajoute une dimension plus internationale à l’ensemble14. 7 À ce stade, la distinction entre l’espace de travail et celui de la vie privée n’intervient pas. C’est pourtant sur son histoire personnelle qu’il fonde la conception de son atelier. Ai Weiwei évoque l’importance de son vécu dans sa manière de concevoir une architecture minimaliste. L’austérité et l’aspect rudimentaire des conditions de vie que lui et sa famille ont connues pendant la révolution culturelle auraient en effet marqué son rapport à l’espace. Comme le révèlent ses propos : « Nous avons creusé un carré sous le niveau du sol, formant des bibliothèques en évidant les murs par endroits et un lit en laissant un emplacement plat surélevé, et si le plafond était trop bas, nous avions simplement à creuser davantage »15. 8 La typologie du système de production d’Ai Weiwei est articulée autour d’une combinaison référentielle qui entre en résonance avec son propre vécu. L’artiste cite très souvent la Haus Wittgenstein à Vienne, la maison conçue par Ludwig Wittgenstein pour sa sœur en collaboration avec Paul Engelmann, comme source d’inspiration de son atelier16. Le thème du passage de la conception à la pratique ainsi que l’austérité formelle ont résonné chez lui de manière particulière. Les références au Bauhaus sont également nombreuses sans forcément être très précises. Quoi qu’il en soit, la création de son atelier confirme l’acte de naissance de son modèle de création : l’atelier est plus qu’un lieu physique, mais la matrice où l’artiste revisite l’histoire l’art du XXe siècle en y incorporant des données personnelles ou en lien avec le passé chinois.

Une structure réticulaire

9 Pénétré également par le modèle « Warholien » – un artiste dont il revendique très souvent l’héritage – Ai Weiwei a contribué à organiser, avec des sponsors économiques actifs, une multitude de projets nécessitant le recours à de nombreux collaborateurs. Cependant, dans le système d’Ai Weiwei, contrairement à la Factory d’Andy Warhol, les artistes dans son giron peinent à émerger. Si des noms d’assistants ou de collaborateurs sont parfois mentionnés (le musicien Zuoxiao Zuzhou, les artistes Zhaozhao ou He Yunchang), force est de constater que l’imposante personnalité d’Ai Weiwei laisse peu de place à d’autres esprits créateurs. Ce phénomène, que l’on pourrait percevoir comme une expression d’égotisme, trouve une part de sa justification dans la mise en scène du sacrifice de sa vie privée. Donner de sa personne est une constante dans son travail. À ce sujet, il faut rappeler que son arrestation a mis un terme aux critiques virulentes stigmatisant son inconscience dans l’organisation d’un projet, intitulé Citizens’ Investigation, autour du terrible tremblement de terre qui avait affecté le

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Sichuan en 2008. Ai Weiwei avait réuni une centaine de bénévoles chargés de constituer la liste la plus exhaustive possible des enfants tués lors de l’effondrement « des écoles au mur de tofu »17.

10 L’environnement juridique assez flou dans lequel le studio d’Ai Weiwei évolue lui donne la possibilité de développer facilement des projets, mais ce laissez-faire peut, à d’autres moments, se retourner contre lui. L’une des accusations dont il était l’objet lors de son arrestation reposait sur les pratiques frauduleuses de sa société Fake Cultural Development. C’est ainsi sous l’angle économique que ses activités sont attaquées18. Dès lors, comment Ai Weiwei pourrait-il légitimement critiquer les pratiques de corruption en Chine alors que l’absence de transparence financière règne au sein de sa société ? 11 Ai Weiwei est donc critiqué en tant qu’entrepreneur de l’art. L’envergure internationale de ses projets est particulièrement prise pour cible. 12 La dimension entrepreneuriale de l’atelier que nous avons évoquée est en effet décisive. Cette structure actualise la somme de réseaux informels de l’artiste sans laquelle la production des œuvres serait impossible. Il est frappant d’observer combien les liens qu’il a pu tisser avec des sponsors et des marchands d’art, en même temps que ceux qui le rapprochent des commissaires d’exposition les plus influents du moment, ont contribué à l’insérer dans une chaîne économique très flexible19. Dans la plupart de ses ateliers travaillent des assistants chinois et étrangers qu’il peut mobiliser à volonté. Il n’y a pas réellement de maîtrise d’ouvrage, seulement un cahier des charges relativement étroit et des assistants qui veillent à l’application des procédures visant la production des œuvres. 13 Autre élément marquant : à chaque étape de sa production artistique, Ai Weiwei met en circulation des archives et des documents qui facilitent la représentation d’une continuité de sa création. Cette traçabilité a tendance à renforcer la contextualisation de son travail20. Là encore, l’atelier n’est pas un simple instrument technique mais une métaphore complète de tout un système esthétique où les interférences avec le domaine privé semblent de plus en plus scander l’évolution de son œuvre21. Il se crée une archéologie systématique fondée sur la diffusion des documents internes et des phases préparatoires de son travail. 14 En parallèle de cette dimension rétrospective, le modèle de l’atelier d’Ai Weiwei doit être envisagé au regard de l’essor des ateliers d’artistes en Chine. Après des séjours plus ou moins longs en Occident, et une fois leur notoriété internationale acquise, des créateurs reviennent s’installer dans leur pays d’origine. Même si l’artiste Zhang Huan est emblématique de cette tendance, Ai Weiwei fut l’un des premiers à organiser un espace de création d’une telle ampleur et à mêler autant de domaines d’activités. 15 L’expansion capitalistique chinoise, alliée à la faiblesse du coût du travail et à l’exploitation des anciennes grandes infrastructures de type soviétique, a très fortement accéléré le phénomène. 16 La collusion avec les autorités locales reste un point ambigu, mais la plupart des artistes, dont Ai Weiwei, ont bénéficié, directement ou non, de l’effort d’investissement et de subventions des provinces chinoises. Par conséquent, la capacité de monter des projets d’envergure, et donc de mobiliser un capital humain et financier important, a connu un accroissement exponentiel. Le projet Ordos 100 de 2008, conçu par Ai Weiwei et l’agence d’architecture Herzog & de Meuron, atteste de cette faculté d’action à l’échelle régionale. Cent architectes de renommée internationale, issus de vingt-sept

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pays, étaient conviés à créer une zone d’habitation en Mongolie intérieure. Ainsi s’est imposée une singularité dans le paysage artistique des grandes villes chinoises : l’atelier d’artiste qui fonctionne comme bureau d’études. Des entretiens avec Ai Weiwei sur sa façon d’envisager la conception d’un œuvre ressort cette volonté de gigantisme, qu’il conçoit comme un moyen apparemment paradoxal de s’approprier le minimalisme autrement22. 17 Le thème de la beauté fonctionnelle et de l’usage artisanal de matériaux nobles rejoint son obsession pour des formes simples. On retrouve l’idée qu’Ai Weiwei répète inlassablement : « repousser la ligne de partage entre métier et artisanat ». Cette préférence catégorielle est liée à son attachement à l’art conceptuel, combiné aux mouvements arts and crafts et à la réévaluation des arts et traditions populaires (dans la veine, par exemple, de Sōetsu Yanagi). 18 De même, dans sa production artistique, les références aux ateliers d’assemblage et aux organisations corporatistes s’imposent. Ce sont elles qui agissent lorsqu’il crée Forever Bicycles en 2003, une œuvre dans laquelle il réunit des vélos mythiques produits dans une usine, aujourd’hui fermée, de la Shanghai Forever Company, créée en 194023. Le regard sur ces pièces d’antiquité est également un moyen d’inscrire dans l’histoire les dernières bribes d’une culture globalement détruite pendant la Révolution culturelle24. 19 La collusion entre l’architecture, le design, l’artisanat et la production de masse est un attribut clé dans le développement des actions d’Ai Weiwei. Les bénéfices offerts par sa notoriété artistique au niveau international servent au lancement de projets coûteux dont l’ampleur prend, selon lui, le caractère d’un mythe. C’est sans doute dans Sunflower Seeds, créé en 2010, que cette dimension est apparue avec le plus d’éclat. Projet réalisé pour la Turbine Hall de la Tate Modern, il est financé en partie par l’entreprise multinationale d’agroalimentaire Unilever. Ai Weiwei a pu faire produire dix tonnes de graines de tournesols en porcelaine dans des ateliers de Jingdezhen (province du Jiangxi), une ville réputée pour la qualité de sa céramique mais particulièrement touchée par la crise économique. L’œuvre d’Ai Weiwei a permis de faire travailler pas loin de mille six cents personnes sur presque une année. La délocalisation de l’atelier de l’artiste participe à la survie économique d’une activité manuelle sur le déclin. C’est dans sa capacité d’intervention et dans l’esprit de solidarité empathique manifestée pour le peuple chinois que consiste la singularité du projet. Ai Weiwei confronte alors l’identité de l’artiste à celle de l’anonymat des artisans dans une proposition qui joue sur la dissonance entre le gigantisme du dispositif et la simplicité formelle. 20 L’exil intérieur qu’il connaît du fait d’être largement confiné à son atelier l’incite également à une dématérialisation des pratiques. Le contexte de raidissement politique particulièrement important depuis le renouvellement de la direction du parti communiste chinois en novembre 2012 y est aussi pour beaucoup25. Le projet commun qu’il a développé avec le studio d’Olafur Eliasson, Moon, a abouti à la création d’une plateforme digitale (www.moonmoonmoon.com) qui a pour ambition de développer un espace de liberté où chacun a la possibilité de laisser une trace de son individualité. Les témoignages écrits ou dessinés laissés sur la représentation de la lune par les internautes alimentent un espace d’intervention délimité par aucune frontière apparente. Cette œuvre collective de résonance mondiale, au stylisme visuel efficace, produit des impressions fugaces qui semblent toutefois s’éteindre une fois épuisée la rhétorique du partage, de la libre circulation des idées et des capacités de l’art à briser

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les murs. « En établissant des liens dans un espace réservé à l’imaginaire – en déterminant ce que nous voulons partager, et de quelle manière – nous pouvons produire un résultat encore plus important. À travers des messages et la communication non verbale, dans une langue propre à chacun, l’œuvre collective devient un manifeste en faveur de la liberté personnelle, la créativité et l’activité »26. 21 La question ouverte est bien celle de savoir si l’atelier, dans sa phase de dématérialisation, ne ressemble pas à une grande maison vide où se terrent des appareils métaphoriques précaires aux contours vagues… 22 L’image qu’Ai Weiwei souhaite diffuser lorsque l’on aborde ses interventions à l’aune de son atelier est incontestablement celle d’un humaniste27. Cette posture se traduit par la maîtrise de la multitude de compétences qu’il met en œuvre dans ses projets. Les articles souvent hagiographiques qui lui sont consacrés se plaisent d’ailleurs à énumérer ses différents titres (artiste, architecte, designer, spécialiste d’antiquités chinoises et de pierres précieuses). Comme ce fut le cas pour Marcel Duchamp en son temps, certains critiques n’hésitent pas à établir un parallèle avec Michel-Ange. En outre, depuis son implication dans le tremblement de terre du Sichuan, l’essentiel de sa production est tourné vers le champ social. De ce point de vue, il est l’un des rares artistes à valoriser l’héritage de la fièvre humaniste (qingli renwen reqing) qui a fait suite à la mort de Mao Zedong28. 23 À partir du début du XXIe siècle, il semble que l’on soit passé de l’expression d’une personnalité artistique à la personnalisation d’un exercice artistique entendu comme avant-gardiste. Celle-ci s’est manifestée par un passage vers la systématisation de certaines pratiques développées au sein de l’atelier (généralisation du travail en réseau, utilisation des archives, gestion simultanée de plusieurs projets). Avec la mutation vers un art mondialisé, c’est un véritable « moment » Ai Weiwei que connaît l’histoire culturelle chinoise. Le trait singulier de cette transformation est probablement de marquer la mutation d’un art conceptuel vers une véritable entreprise sociale.

NOTES

1. Mary-Ann Ray, Robert Mangurian, Caochangdi, Beijing Inside Out: Farmers, Floaters, Taxi Drivers, Artists, and the International Art Mob Challenge and Remake the City, Hong Kong, 2009. 2. Ai Weiwei avait construit dans la banlieue proche de Shanghai un atelier qui devait servir de base au développement d’une zone culturelle, comme il avait pu le faire à Pékin. Bien qu’il ait reçu l’aval des autorités locales en 2010, l’accusation d’une utilisation non conforme du terrain aboutit à sa démolition en janvier 2011. Ai Weiwei a largement documenté l’épisode et a également organisé à Pékin, où il était assigné à résidence, un repas diffusé via Twitter pour « célébrer » la destruction de son atelier. 3. Voir le site http://aiweiwei.com/projects/with-flowers (consulté le 16 avril 2014). 4. Un nouveau documentaire sur Ai Weiwei a été réalisé récemment par Andreas Johnsen, intitulé Ai Weiwei: The Fake Case (2013). Beaucoup de scènes ont lieu dans son atelier. 5. Située dans la province du Shaanxi, Yan’an a été le siège du parti communiste chinois de 1935 à 1948. C’est là qu’a été définie une vision de l’art révolutionnaire reposant en partie sur

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l’intégration de pratiques folkloriques ou populaires chinoises : calendriers de la nouvelle année (nianhua), gravure sur bois (muke), bande dessinée (lianhuanhua). Mao Zedong, « Talks at the Yan’an Forum on Literature and Art », dans Mao Zedong, Selected Works, III, Pékin, 1967 ; David E. Apter, « Le discours comme pouvoir : Yan’an et la révolution chinoise », dans Cultures & Conflits, 13-14, printemps-été 1994, publié en ligne : http://conflits.revues.org/index205.html (consulté le 5 juin 2014) ; Merle Goldman, China’s Intellectuals: Advise and Dissent, Cambridge (MA), 1981 ; John King Fairbank, Merle Goldman éd., China: A New History, Cambridge (MA), 2006. 6. Suite aux premières dénonciations des abus du stalinisme au XXe congrès du Parti communiste en février 1956, Mao laisse la possibilité aux intellectuels de critiquer le Parti communiste chinois dans l’optique de mieux le réformer. Cet appel à la prise de parole publique débouche, à partir de juillet 1957, sur une répression qui marque la fin de la Campagne des cent fleurs. De nombreux intellectuels sont accusés de mettre en péril l’héritage révolutionnaire pour protéger les intérêts de la classe bourgeoise. Contrairement à la Révolution culturelle, les conséquences de cet événement sont encore difficiles à évoquer en Chine. Merle Goldman, Leo Ou-Fan Lee éd., An Intellectual History of Modern China, New York, 2002 ; Marie-Claire Bergère, La Chine de 1949 à nos jours, Paris, 2000. 7. Sur le lien des artistes au pouvoir politique, voir Merle Goldman, Timothy Cheek, Carol Lee Hamrin éd., China’s Intellectuals and the State, Cambridge (MA), 1987 ; Richard Curt Kraus, The Party and the Arty in China (The New Politics of Culture), Lanham (MD), 2004. 8. A Century in Crisis, Modernity and Tradition in the Art of Twentieth Century China, Julia Frances Andrew, Kuiyi Shen éd., (cat. expo., New York, Guggenheim Museum SoHo/Bilbao, Guggenheim Museum Bilbao, 1998), New York, 1998. 9. Ralph Croizier, « The Crimes of the Gang of Four: A Chinese Artist’s Version, Notes and Comments », dans Pacific Affairs, 54/2, été 1981, p. 311-322. 10. Lors de ce long séjour à New York, Ai Weiwei exerce différents métiers, notamment celui de portraitiste de rue. Il gagne également de l’argent aux jeux et en s’impliquant dans des activités autour de la vente d’antiquités. 11. Les photographies prises par Ai Weiwei lors de son épisode américain sont à présent intégrées dans la plupart des expositions le concernant : Ai Weiwei, Entrelacs, (cat. expo., Winterthur, Photomuseum Winterthur/Paris, Jeu de Paume, 2011-2012), Wintherthur/Paris/ Göttingen, 2011. 12. Ai Weiwei: Works, Beijing 1993-2003, Charles Merewether éd., (cat. expo., Berne, Kunsthalle, 2004), Hong Kong, 2003 ; Karen Smith, Hans Ulrich Obrist, Bernhard Fibicher, Ai Weiwei, Londres, 2009. 13. Ai Weiwei était à cette période en contact avec Hans Van Dijk. Ce dernier se trouvait en Chine à Hangzhou, où il étudiait la peinture pendant l’émergence de la nouvelle vague de 1985. Il a, par la suite, joué un rôle important dans la promotion de l’art chinois à l’étranger. En 1993, il fonda le New Amsterdam Art Consultancy et, en 1998, il créa avec Ai Weiwei et Frank Uytterhaegen les China Art Archives and Warehouse. Il organisa également de nombreuses expositions, dont China Avant-Garde: Counter-Currents in Art and Culture, Jochen Noth, Wolfger Pölhmann, Kai Reschke éd., (cat. expo., Berlin, Haus der Kulturen der Welt, 1993), Berlin, 1993. 14. C’est sur ce modèle qu’il aurait pu être amené à développer une zone artistique à partir de son atelier de Shanghai. 15. « […] we dug out a square below ground area, making bookshelves by digging out spaces in the walls and a bed by creating à raised flat area, and when the ceiling was too low, we just dug the floor deeper » (Ai Weiwei: According to What?, Deborah E. Horowitz éd., [cat. expo., Tokyo, Mori Art Museum, 2009], Kyoto, 2009, p. 163). 16. Nana Last, Wittgenstein’s House: Language, Space and Architecture, New York, 2008. 17. Voir le site http://aiweiwei.com/projects/5-12-citizens-investigation (consulté le 17 avril 2014).

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18. Ai Weiwei est accusé de crimes économiques. Les chefs d’inculpation seraient à mettre sur le compte de la pratique de fraudes fiscales (sommes d’argent non déclarées, destruction de documents). Il a en outre été accusé de bigamie, de plagiat et de diffusion de documents à caractère pornographique. Les incertitudes entourant l’instruction du dossier laissent entrevoir une répression méthodique fondée sur la toute-puissance d’application de la loi chinoise. Les méthodes utilisées lors de son interpellation à l’aéroport de Pékin alors qu’il était en partance pour Hongkong, l’encerclement dont fut l’objet son atelier de Caochangdi, la disparition de certains membres de son entourage ainsi que les interrogatoires auxquels furent soumis sa femme et ses collaborateurs témoignent d’une planification orchestrée de la disparition d’une figure centrale de la vie artistique chinoise. La condamnation de l’artiste repose sur le franchissement d’un seuil de tolérance. L’artiste, qui avait bénéficié d’une relative liberté, se retrouvait soudainement la victime d’un système répressif qu’il avait à cœur de mettre à jour et dont il documentait, au moyen de divers supports (Internet, installations, documentaires), les mécanismes. La disparition d’Ai Weiwei dans un lieu tenu secret a révélé un mécontentement prononcé de l’État chinois à l’égard des Occidentaux, qui, aveuglés par la défense des droits de l’homme, dénieraient le principe de souveraineté législative chinoise et prendraient un marginal, suspecté de crimes économiques, pour un héros. Si les motifs d’inculpation ne sont pas clairs, l’attitude adoptée face aux condamnations internationales est la suivante : les puissances étrangères auront beau s’évertuer à demander la libération d’Ai Weiwei, il sera jugé en fonction de critères définis par la loi chinoise. Les autorités chinoises déplorent une ingérence dans les affaires judiciaires nationales qui traduit une fâcheuse tendance des Occidentaux à dénigrer la Chine et à vouloir modifier le système de valeurs du peuple chinois. 19. En dehors de Uli Sigg, qui a grandement contribué à l’intégrer dans un réseau international, nous pouvons également mentionner Hans Ulrich Obrist : Ai Weiwei Speaks with Hans Ulrich Obrist, Hans Ulrich Obrist éd., Londres, 2011. En dehors de cet aspect relationnel, la facilité de monter des projets de grande ampleur en Chine rentre aussi en ligne de compte. La possibilité d’investir des lieux inoccupés sans avoir trop de contraintes administratives contribue au développement de projets artistiques. L’essor de zones culturelles rentre également dans le jeu de la valorisation immobilière. 20. L’exposition du travail photographique d’Ai Weiwei organisée à Paris au Jeu de Paume en 2012 avait été l’objet de controverses. Certains critiques d’art reprochaient le peu d’intérêt de ses photographies au niveau formel. Plus récemment encore, Jed Perl, dans un article au titre évocateur (« Ai Weiwei: Wonderful Dissident, Terrible Artist ») remettait en perspective l’œuvre d’Ai Weiwei. Selon lui, l’exposition présentée en 2013 au Hirshhorn Museum and Sculpture Garden à Washington (Ai Weiwei: According to What?) mettait en évidence le caractère peu novateur de l’œuvre de l’artiste chinois. Jed Perl, « Ai Weiwei: Wonderful Dissident, Terrible Artist », dans New Republic, février 2013, publié en ligne: www.newrepublic.com/article/112218/ ai-wei-wei-wonderful-dissident-terrible-artist (consulté le 17 avril 2014). 21. À la suite de son incarcération, Ai Weiwei avait mis dans son atelier des caméras qui tournaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre. S.A.C.R.E.D, une œuvre de 2011-2013 qui reproduit différentes scènes de sa période de détention, symbolise cette transition formelle. 22. Ai Weiwei, Ai Weiwei’s Blog: Writings, Interviews, and Digital Rants, 2006-2009, Lee Ambrozy éd., Cambridge (MA), 2011 ; Obrist, 2011, cité n. 20 ; Ai Weiwei: So Sorry, (cat. expo., Munich, Haus der Kunst, 2009-2010), Munich, 2009. 23. Les références explicites à Marcel Duchanp (Roue de bicyclette) et à Robert Rauschenberg (Riding Bikes) sont mêlées à l’histoire sociale chinoise. 24. Ai Weiwei: Ways Beyond Art, Elena Ochoa Foster, Hans Ulrich Obrist éd., (cat. expo., Madrid, Ivorypress, 2009), Madrid/Londres, 2009. 25. Il est à noter que la vie artistique en Chine est rythmée par des cycles d’ouverture, pendant lesquels les autorités lâchent du leste, et des périodes répressives liées notamment à la

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commémoration de certains événements (manifestations de la place Tiananmen de juin 1989, anniversaire du PCC, etc.). 26. « By connecting in spaces for imagination – by determining what to share and how to share it – we can create a greater outcome. Through messages and non-verbal communication, in a language unique to each person, the collective work becomes a testament to personal freedom, creativity, and activity » (www.moonmoonmoonmoon.com/#sphere). 27. Le catalogue de l’exposition Ai Weiwei organisée à Munich en 2009, revient tout particulièrement sur cet aspect. Ai Weiwei: So Sorry, 2009, cité n. 23. 28. La liquidation de la fièvre humaniste (qingli renwen reqing) fut proclamée dans un premier temps par l’artiste Wang Guangyi lors d’un symposium tenu à Huangshan en 1988. Cette tendance a par la suite été accentuée par le retour à une attitude pragmatique dans le sillage des répressions de Tiananmen en 1989. Wu Hung éd., Contemporary Chinese Art: Primary Documents, New York, 2010. Voir également Yan Chen, L’Éveil de la Chine : les bouleversements intellectuels après Mao, 1976-2002, La Tour d’Aigues, 2002, et Lun Zhang, La Vie intellectuelle en Chine depuis la mort de Mao, Paris, 2003. Tout le travail documentaire d’Ai Weiwei ainsi que des projets comme 1001 Chinois ou Sunflower Seeds attestent de cette conception humaniste.

INDEX

Index géographique : Chine, Caochangdi Mots-clés : atelier, activisme artistique, production de masse, art mondialisé Keywords : studio, artistic activism, mass production, globalized art Index chronologique : 1900, 2000

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