Drieu parmi nous

JEAN MABIRE

DRIEU parmi nous

LA TABLE RONDE

40, RUE DU BAC -VII DOCUMENT DE LA COUVERTURE : PHOTO ROGER PARRY

© Éditions de la Table Ronde, 1963. Qui ne croit pas, ne pense pas. UPANISHAD

Deviens celui que tu es. NIETZSCHE

Pour tous mes camarades qui, selon l'exemple de Drieu, veulent rester fidèles à la jeunesse et avant tout autre pour Philippe Héduy, en sou- venir de Roger Nimier.

Quel plus beau don à faire aux hommes que de se renoncer assez pour mériter d'écrire un livre qui soit un spirituel. Cela demande de sacrifier autant de jouissances, de plaisir, de bonheur, que l'action immédiate. Et puis, on peut toujours descendre dans la rue au dernier moment. Drieu La Rochelle à Frédéric Lefèvre, 2 janvier 1926.

AVERTISSEMENT

De décembre 1959 à février 1962, j'avais travaillé à une édi- tion de Textes choisis de classés par thèmes. Un accord était intervenu avec les éditions Gallimard et avec le frère de Drieu, héritier de ses droits. Les épreuves de ce livre ont été composées et corrigées. La parution était décidée pour le mois d'octobre 1962 et ces Textes choisis avaient même été annoncés sous presse dans le bulletin N. R. F. de septembre... Or, il a été enfin envisagé d'éditer certains livres de Drieu et notamment le roman Les Chiens de paille, des nouvelles dont Le Journal d'un délicat et un choix d'essais politiques comprenant de très larges extraits de Mesure de la France, Genève ou Moscou, L'Europe contre les patries et Socialisme fasciste. On pense aussi aux Notes pour comprendre le siècle. Et des rééditions populaires de L'Homme à cheval et de La Comédie de Charleroi doivent suivre celle de Gilles. Mon livre qui avait avant tout pour objet de sauver des textes de Drieu presque introuvables ou même semi-inédits n'avait plus de raison d'être. Ces Textes choisis paraissant il y a quelques mois devaient pré- senter Drieu comme un inconnu ou du moins comme un méconnu. Cela ne sera plus le cas désormais et je n'aurai pas travaillé en vain pendant trois ans si les rééditions promises sont réalisées dans un avenir qui ne peut être que très prochain. Et je me réjouis d'avoir abandonné la froide objectivité des Textes choisis pour rendre à Drieu le seul hommage qu'il eût aimé : celui où l'enthousiasme importe plus que la minutie, la fidélité plus que la critique, l'avenir plus que le passé. Je remercie les éditions Gallimard et M. Jean Drieu La Rochelle pour m'avoir autorisé à reproduire aussi largement que j'en avais besoin pour la clarté de cet essai des citations d'un écrivain dont l'importance ne fera que croître. J. M. CHAPITRE PREMIER

Le rêve et l'action

Nous sommes tentés par tous les grands rêves et nous en faisons de grandes actions. INTERROGATION

Nous sommes quelques-uns qui n'avions pas l'âge d'homme quand Pierre Drieu La Rochelle s'est tué il y a presque vingt ans. Mais nous ne pensons pas à lui comme à un mort. Quand je dis nous, je songe à quelques compagnons de mon âge. Ils sont peu nombreux et je ne sais même pas si j'ai le droit de parler en leur nom. Mais je dois quand même parler. Je suis allé trop loin avec Drieu pour me taire mainte- nant. Au fond, je préfère être seul avec lui. Mes amis sont restés un peu en retrait, m'encourageant de loin en loin. Ils disaient : « Avec ton Drieu... » Oui, mon Drieu. Mais viendra le temps où nous dirons notre Drieu. Bientôt. Quand on parle de Drieu il faut d'abord annoncer sa propre date de naissance. 1927. L'année où parut Le Jeune Européen. J'avais tout juste dix-huit ans quand il s'est suicidé le 15 mars 1945 et je ne soup- çonnais pas alors que cet homme qui avait l'âge de mon père prendrait un jour pour moi le visage d'un frère aîné. Je préparais mon bac de philo en lisant Karl Marx et Nietzsche qui me paraissaient d'hon- nêtes antidotes au Descartes du programme. Un hasard me fit découvrir Le Français d'Europe dans une série de livres voués au pilon. Drieu me tenait. Il ne devait plus me lâcher. Je sentais bien qu'il brûlait du même feu que le solitaire de Sils-Maria. En cette année 1945, même Zarathoustra avait l'âcre saveur d'un livre défendu. On ne parlait pas de Drieu. On ne devait pas parler de Drieu et je pense que je suis allé vers lui comme il est allé vers Chateaubriant en 1940, s'engageant dans une aventure sans retour parce que « sa soli- tude m'attirait ». Nous sommes quelques-uns à avoir eu cette chance : la révolte de notre jeunesse a jailli en une époque révolutionnaire. Nos aînés avaient connu la guerre. Nos cadets allaient découvrir le néant. Nous, nous n'avions que la révolte. Du mépris pour tous ceux qui avaient gâché tant de chances. Du mépris aussi pour tous ceux qui ne sauraient imaginer d'autres espoirs. Nous lisions Drieu, Mounier ou Camus, nous écoutions Bernanos. Nous savions bien qu'on allait nous voler notre jeunesse. A ce moment, loin des imposteurs et des désin- voltes, nous avons juré de ne jamais devenir des conformistes. Tout cela pour me situer par rapport à Drieu. Je ne pense pas avoir lu une ligne de lui avant sa mort. Je connaissais seulement sa photographie qui avait

* Les notes sont placées en fin de chapitre. paru dans un catalogue de librairie. C'est un visage qui n'a jamais cessé de m'intriguer. Drieu n'a pas comme d'autres la vocation de poser de profil pour une médaille pseudo-romaine. Il nous regarde en face, en baissant souvent la tête pour faire remarquer son immense front auréolé d'une mousse de cheveux blonds. La bouche amère, il nous fixe de ses yeux pâles et inquisiteurs. Il y a une inou- bliable interrogation dans ce long visage qui semble surgir d'un livre d'anthropologie à l'usage des petits Scandinaves. Étrange rencontre dans ces traits de Coutances, de Cambridge et de Potsdam : il y a chez Drieu beaucoup de junker, pas mal de clergyman et un peu de M. Homais. Ce Prussien britannique fait son- ger à quelque potard normand qui aurait lu Gobi- neau plutôt que Voltaire et rêverait de ses ancêtres vikings dans une petite bourgade voilée de crachin. Mais Drieu c'est aussi un don Juan triste qui erre sur les quais de la Seine à la recherche d'une com- pagne, c'est aussi un Saint-Just désabusé qui se rend à un meeting en quête d'une patrie. Drieu c'est par- fois la solitude de Robinson Crusoé et la délicatesse du Gilles de Watteau. Et puis c'est encore et c'est enfin un vigoureux quinquagénaire qui fume lente- ment un paquet de cigarettes américaines, qui avale ses comprimés de gardénal, qui arrache le tuyau du gaz et qui nous laisse en plan avec un livre de mys- tique hindoue sur la table de nuit et un mandat d'amener brusquement sans objet chez le juge d'ins- truction. Drieu c'est tout cela pour nous qui ne l'avons pas connu. Comme nous avons de la chance de ne pas garder de lui une image figée. Nous ne vivons pas sur les souvenirs de quelques minutes ou de quelques années. Nous ne sommes pas prisonniers du passé et c'est tout Drieu qui nous appartient. Et comme nous préférons qu'il n'ait jamais posé au maître d'école. Lui qui aimait tant la jeunesse n'a pas voulu lui jouer la comédie des belles âmes. Son cynisme l'écarte du Panthéon des bien pensants. Il n'attire que les violents et les libertaires. D'ailleurs il n'a pas de disciples mais des copains avec qui il échange un clin d'œil complice, dans le mépris des forts en thème, des bourgeois et des dévots. Drieu se disait nietzschéen mais il n'est pas com- mode de trouver un nom pour désigner ses fidèles. Rochellien ne veut rien dire. Tant mieux. Nous ne formons pas une secte. Et nous n'avons pas l'âge requis pour constituer une association des Amis de Drieu La Rochelle et évoquer, avec le touchant ridi- cule que l'on imagine, de belles années révolues et des souvenirs brumeux. Quand nous étions jeunes, Drieu était déjà mort. Cela ne met pas de distance entre lui et nous. Ce que nous perdons en actualité nous le retrouvons en fer- veur.

Mais je dis nous en pensant aux hommes de moins de quarante ans comme si j'étais sûr que nous soyons si nombreux à aimer Drieu. Moi-même pour qui Drieu est aujourd'hui un écrivain vivant et un homme exemplaire, j'ai mis pas mal de temps. A sa mort, il ne me paraissait pas encore un auteur essentiel. Je cherchais plutôt du côté de Malraux, de Saint-Exupéry, de Montherlant. Je n'étais pas très avancé. Pourtant Drieu m'attirait, me fasci- nait même — et me décevait. J'avais réussi à trouver presque tous ses livres sur les quais. Avec le cœur battant d'un dénicheur de nids, je repérais les couvertures blanches, griffées du cadre rouge et noir de la N. R. F., entre des traités de pisciculture et des éditions populaires du « Kama- Soutra » aux couvertures multicolores et sugges- tives. Mais je n'avais pas encore assez fait de chemin. Le drame de Drieu : il voulait écrire pour des gar- çons de vingt ans et il est mieux compris par des hommes de quarante. Il est vrai que nos cadets brûlent les étapes et que l'époque ressemble singu- lièrement à celle de ses romans : Réceptions mon- daines du Feu follet au rez-de-chaussée et dépôt d'armes des Chiens de paille dans la cave. Jouis- seurs ou terroristes les jeunes gens ressemblent par- fois de nos jours aux héros de Drieu. C'est moi qui n'avais pas compris que ce témoin était un prophète et que l'actualité fugitive de ma jeunesse l'intéres- sait au fond assez peu. Si Drieu est moins engagé qu'on l'imagine ( Gilles n'est pas Le Jeune Hitlérien Quex) c'est qu'il est engagé tout entier. C'est une des clés de son œuvre et de son personnage et elle risque d'échapper à tous ceux qui ont voulu dissé- quer sa pensée et mettre d'un côté un romancier et de l'autre un prophète, d'un côté un homme de rêve et de l'autre un homme d'action. Drieu nous a pourtant prévenus : « Et après tout je ne suis pas qu'un écrivain, je suis un homme en proie au problème total » Ne pas comprendre cela, l'aspect rigoureusement et volontairement totali- taire de sa pensée, c'est ne rien comprendre à Drieu. C'est pourquoi quand on parle de lui je préfère encore ceux qui disent Non à ceux qui disent Oui, mais... Pourtant moi non plus je n'étais pas pleinement satisfait de ses livres. J'ai fini par comprendre que Drieu justement voulait faire de nous des insatis- faits, des hommes incapables de se fabriquer un petit système et de n'en plus bouger. Son mérite est d'être resté fidèle au titre de son premier livre : Interrogation. Il a voulu faire de nous des inquiets, des chercheurs, des conquérants. Pendant une quinzaine d'années ses livres ne m'ont guère quitté. Et puis en 1959 je découvre, par la grâce gaulliste des rappels en Algérie de certaines classes d'officiers de réserve, « ce couple divin le courage et la peur 3 ». Je sais qu'au retour il faudra mettre de l'ordre. Trop de jeunes morts m'ont donné la hantise du temps gâché. Moi j'en reviens, ma révolte d'autrefois rajeunie et consolidée. En retrouvant les armes de la guerre j'avais retrouvé les dieux de ma jeunesse, l'amitié et le mépris. Et aussi l'enthousiasme et la désillu- sion. Vainqueur embarrassé en 1960, vaincu embar- rassant en 1961 j'étais mûr pour revenir à Drieu. Et on rééditait La Comédie de Charleroi. Cette épo- pée de la mystique et de l'impuissance des armes! Je rêvais moi aussi de raconter ma petite expé- rience de la guerre d'Algérie. Il ne reste de ce roman refoulé que l'exergue, empruntée à Drieu, bien sûr. Je la recopie tout de suite. Je ne sais pas si je pour- rais lui trouver une autre place dans ce livre et c'est quand même un dialogue à ne pas oublier : « — Toute cette routine. Cette guerre qui ne finit pas. Ces imbéciles au-dessus. « — Aussitôt que ce sera fini, nous nous venge- rons. « — Trop tard. « — Nous ne pouvons pas faire la guerre et la révolution en même temps. « — C'est pourtant ce qu'il faudrait faire 4 » Il y a trente ans que ces lignes furent écrites. Oserez-vous dire que Drieu n'est pas actuel? Non, c'est justement ce que ce revenant a d'inquiétant et de fraternel : ces phrases écrites autrefois pour que nous les comprenions aujourd'hui. Mais on aurait tort de chercher chez Drieu un dogme quelconque. Il n'est possible que de découvrir un style et un ton. Il se demande dès son premier roman : « Est-ce que les idées entrent dans la vie? » et il estime finalement : « On est plus fidèle à une attitude qu'à des idées 6 » Voilà qui ne devrait pas déplaire à tous ceux que n'amusent plus guère les théologiens de la gauche dogmatique (pas plus que les équilibristes de la droite libertine d'ailleurs).

Une attitude... La première attitude de Drieu écri- vain est celle d'un jeune blessé de vingt-trois ans qui revient de Douaumont. Il a échoué dans cet hôpital militaire après quelques-unes des stations du grand chemin de croix de ceux qui sont nés dans les dernières années du XIX siècle. La Belle Époque est en train de crever dans les trous d'obus. Quelle longue route déjà! La Gare de l'Est, la plaine de Charleroi, une blessure à la tête. Les premières tran- chées en Champagne et une seconde blessure. Le repos à Falaise et le voyage des Dardanelles. Pas de blessures chez les Turcs mais la dysenterie. Rétabli pour monter en ligne le grand sergent blond a rejoint Verdun. Un obus. Un cri qu'il n'oubliera jamais. Et dans cet hôpital il écrit quelques poèmes — vaguement claudéliens pour la forme et farouche- ment nietzchéens pour le fond. Drieu ne sait pas encore qu'il sera écrivain mais il sait que toute sa vie il va dialoguer avec la force. Il relit ce qui sera le premier vers du premier poème de son premier livre : Et le rêve et l'action... Il joue avec les deux mots et avec les deux idées. Il les rapproche, les assemble, leur rend leur liberté, puis les noue encore en un faisceau vigoureux. Toute sa vie, dans toute son œuvre, il les répétera, remâchant l'antinomie et poursuivant la synthèse : « Et le rêve et l'action. « Je me paierai avec la monnaie royale frappée à croix et à pile du signe souverain. « La totale puissance de l'homme il me la faut. « Je ne puis me situer parmi les faibles. Je dois mesurer ma force. « Le rêve est action et l'action est rêve 7 » Et désormais cette idée dominera sa vie. Dans ce roman de la trentième année où il va bien plus loin que ne le laisse soupçonner un titre très publici- taire, Drieu écrit : « On m'a forcé à croire que les actes, c'étaient du rêve. Mais je sais aussi, tant par l'expérience que par l'étude de ceux qui ont tiré le plus d'eux-mêmes et de la nature, qu'on peut mettre une formidable réalité dans les rêves. Je puis bien fondre tout cela dans un seul jet où fuse tout mon sang 8 » Il remarque : « Rien qui ressemble à l'homme d'ac- tion de type pur comme l'homme de pensée de type pur 9 » Et il ajoute : « La véritable contemplation et la véritable action se rejoignent : l'une et l'autre font fi des partis pris momentanés et des assertions fragmentaires 10 » Avec quelle tendresse Drieu imagine cette jeune fille qui devient pour lui un véritable symbole de la révolte et de la profondeur. Et comme elle est belle cette méditation de la petite Normande qui va accom- plir le geste irrémédiable : « Penser, penser si fort que ma pensée atteigne au cœur des hommes et des événements. Il me semble que si je pense fort ce sera comme si j'agissais 11 » Et Drieu ajoute : « Point de pensée sans action. On ne pense que dans la mesure où agissant sa pensée, on l'éprouve, on l'adapte, on lui assure un échelon solide pour monter plus haut12. » Drieu restera toute sa vie hanté par cette fusion au plus profond de son être de l'homme de rêve et de l'homme d'action. Il veut unir le poète « homme de toutes les expériences, pressenties et préservées dans leur infini » et l'homme d'action « homme de toutes les expériences, accomplies et soudain tron- quées 13 ». Et dans le roman alerte et vivant qu'il situe dans une Bolivie imaginaire, Drieu fait une fois encore dialoguer les deux hommes qui sont en lui, le guer- rier et le poète : « — Qu'étais-je moi? Un lieutenant de cavalerie qui sautait sur les chevaux, maniait le sabre et la carabine et se roulait dans l'amour des soldats et des filles. Tu as mis des mots en moi. « — Qu'étais-je moi ? Un joueur de guitare, un pâle étudiant en théologie; et soudain tu t'es dressé devant moi, tu étais la forme. La forme. Moi qui étais l'amant de la beauté, je me suis rué vers cette forme qui était la beauté vivante. Soudain, la musique, la théologie étaient une seule figure qui marchait dans le monde 14 » Mais Drieu n'a jamais d'illusions et sait difficile la rencontre du joueur de guitare et du lieutenant de cavalerie. Drieu ne triche pas. Il n'accepte pas de renier la moindre parcelle de lui-même. Il ne subit pas. Et sur la fin de sa vie, quand il sait que tout est terminé de son histoire il va une nouvelle fois créer un per- sonnage qui lui ressemble comme un frère. Ce sera Constant. Constant dont le nom même symbo- lise la qualité essentielle de Drieu, même si on l'a dit variable et changeant, versatile et lâcheur (Cons- tant est peut-être aussi une allusion à un des modèles de Drieu. L'auteur d'Adolphe et l'auteur de Gilles offrent plus d'un trait commun). Cet homme, qui a été dans sa jeunesse un « aven- turier » et qui vit dans les intrigues sanglantes des derniers mois de la guerre, songe à ce que fut son destin : « Dans chacun de ses jours, il y avait eu une pensée et un acte qui n'avaient fait qu'un et qui avaient imprégné ce jour d'une seule odeur, de sorte que ce jour était tombé indélébile goutte d'es- sence dans l'éternité 15 » C'était cela dont rêvait le jeune blessé de Verdun.

Ce grand sergent étendu sur son lit, comme il res- semble à tous ces camarades que nous allions visiter dans les hôpitaux algériens pendant cette guerre que nous n'aurons bientôt plus le droit de nommer. Il prend quand il parle un accent de fierté et de noblesse, d'orgueil et d'exigence qui ne trompe pas, qui ne nous trompe pas. De tous les écrivains disparus, il est celui qui risque le plus de venir hanter nos nuits et nos jours. Il a eu la chance de mourir au plein de son âge. Et les roses rouges du suicide apportent à ce gisant le par- fum de romantisme qu'exige la jeunesse. Fort heureusement Drieu échappe aux images pieuses. Son attitude politique pendant l'occupa- tion allemande lui a épargné l'admiration des sec- taires et des conformistes. Tant mieux. Mais on ne lui échappe pas si facilement. Depuis quel- ques années on parle souvent de cet insolite revenant. Drieu était-il prophète quand il écrivait : « J'au- rais voulu vivre comme un jeune chef excitant au cœur de mes amis. Un génie ombrageux a écarté mes pas qui reviendront vers eux après que je serai mort pour que je les entende m'oublier 16 »? On n'oublie peut-être pas Drieu. Mais on le défi- gure et on le mutile. Cela ne date pas d'hier et le romancier fut discuté avant le polémiste. Bien entendu les événements, comme on dit, n'ont pas arrangé les choses. Tout de suite après la guerre le silence s'est fait sur son nom — et davantage encore sur son œuvre. Plus personne n'osait se récla- mer de lui. Les survivants de l'aventure collaborationniste entouraient plutôt de leur dévotion la mémoire d'un Brasillach qui était certes plus fait pour apitoyer les âmes sensibles. Les tenants de la résistance éloi- gnaient plus l'éditorialiste de Révolution nationale par le silence que par la hargne. Ses derniers amis se taisaient ou parlaient à côté. On évoquait à la sau- vette le Drieu dandy des années folles, on gardait le souvenir d'un éternel jeune homme nonchalant, on laissait entendre qu'il avait mal tourné mais qu'il portait dès son enfance sur son immense front bombé l'étoile noire du suicide. Qui pouvait vraiment parler de Drieu? Saint-Exupéry était mort, Benoist-Méchin aux chaînes, Montherlant académisable et Malraux déjà ministre. Il restait bien Emmanuel Berl pour s'agi- ter un peu mais comme il n'était ni de droite ni de gauche on le traitait de brouillon et le tour était joué. Puis est venu timidement le moment de parler de Drieu. C'est Pierre Andreu 18 qui a ouvert le feu il y a plus de dix ans. Il était peut-être un peu tôt mais son livre a eu l'immense mérite d'être le pre- mier témoignage complet et amical. Un article de Mauriac 19 avait été fort ambigu et l'essai de Pierre- Henri Simon bien hostile. Maurice Martin du Gard 21 apporta un témoignage objectif sur l'homme tandis que Marcel Arland 22 rendait justice à l'écri- vain. Une jeune revue, La Parisienne 23 allait lui consa- crer plusieurs articles tandis que France-Observa- teur 24 convoquait une table ronde autour de Drieu et que Défense de l' préparait un numéro spécial. Drieu redevenait d'actualité. La plaquette de Pol Vandromme 26 et le pamphlet de Bernard Frank 27 nous proposaient tour à tour un visage blanc et un visage noir de l'auteur de Gilles. Le roman en avait fait autant et le Julien Maudire de Michel Mohrt 28 évoquait un Drieu très différent du Saint-Lorges de François Nourissier 29 Paul Serant 30 puis Georges Bonneville 31 montrèrent l'importance de Drieu parmi d'autres écrivains politiques. Entre la nostalgie et l'insulte, l'indifférence et la critique, la voie était bien étroite 32 et il est assez curieux que ce soit un étranger, Frederic Grover 33 qui l'ait empruntée. Tout récemment, cet universi- taire américain vient de publier une présentation d'ensemble document irremplaçable qui fait désirer plus que jamais la parution des inédits, notamment le journal et la correspondance dont de rapides aper- çus montrent l'intérêt. Le mouvement qui a commencé en 1961 avec l'édition officielle de Récit secret est irréversible. Un silence de vingt ans prépare la plus belle moisson. Drieu va connaître sans doute sa seconde chance. Elle ne dépend pas de lui. Elle dépend de nous. Les hommes de quarante ans, et plus encore ceux de trente ans et bien davantage ceux de vingt ans sau- ront-ils lire Drieu? Ce n'est pas certain. Un tel mélange de confession, de prophétisme et d'irrespect paraîtra sans doute bien insolite. Drieu n'est pas un auteur facile. Il a tout mélangé : les souvenirs érotiques et les rêveries plané- taires, la politique et le romanesque, l'engagement et la désinvolture. Drieu n'est pas aisé à placer dans une petite boîte bien close avec une étiquette par-dessus. C'est une chose qu'on pardonne difficilement en France. D'ail- leurs quel est ce drôle de Français qui se proclame ainsi Nordique à tout bout de champ? Au fond on se méfie de Drieu comme la sagesse des nations commande de se méfier des Normands. Cela fait bien longtemps qu'étrangers sans l'être tout en l'étant, nous affectionnons dans les lettres françaises le rôle séditieux et indispensable des Irlan- dais dans les lettres anglaises. Drieu, empreint de retenue et de démesure, amou- reux tout à la fois des nuances et de l'absolu, profon- dément rebelle à tout conformisme, est bien du pays de Corneille, de Saint-Évremond, de Fontenelle, de l'abbé de Saint-Pierre, de Boulainvilliers, d'Alexis de Tocqueville, de Gobineau et de Littré, de Le Play, de Barbey d'Aurevilly, de Flaubert, de Georges Sorel, de Remy de Gourmont et de Pierre de Coubertin, d'André Siegfried, de La Varende, d'Edouard Dujar- din, de Trintzius, de Jean Prévost et de tant d'autres, éternels protestants, lucides et pessimistes, intrai- tables et courageux, hardis et bourrus — et qui ont tous pris, sans complaisance et sans préjugé, la mesure de la France. La Broderie de Bayeux quand elle en arrive à la bataille d'Hastings fait prononcer à Guillaume le Conquérant une fière devise : Viriliter et sapienter (Avec courage et sagesse). Drieu aurait pu la reprendre car elle s'applique parfaitement à un homme qui voulut à la fois rêver et agir, qui fut un guerrier tout autant qu'un penseur.

Pour nous qui ne l'avons pas connu, Drieu sera toujours ce soldat qui arrive en permission dans les premières pages de Gilles. Il voit l'arrière comme nous l'avons vu, traversant un pays indifférent et une triste banlieue, d'Orly aux Invalides. Souvenez-vous, mes camarades. Comme nous nous trouvions inso- lites, appelés pour nous battre dans une bataille qu'on ne voulait pas gagner, soldats oubliés avant d'être perdus. Nous faisions partie nous aussi d'un autre royaume « cet autre royaume aux portes de Paris, ce royaume d'hommes — forêt d'Argonne, désert de Champagne, marais de Picardie, montagne des Vosges. Là les hommes s'étaient retirés dans leur force, leur joie, leur douleur 35 ». Nous avions nous aussi nos forêts et nos déserts, nos marais et nos montagnes. J'ai cru longtemps que la victoire et la défaite seraient des récits de vieux messieurs à moustaches et à béret basque. Mais voilà que toute une généra- tion — deux millions d'hommes de moins de trente ans — a connu la guerre sans connaître ni la victoire ni la défaite, mais la souffrance et l'humiliation. Voici que l'automne de la guerre d'Algérie, un journaliste revenait à Cherbourg après avoir été rappelé pendant un an comme officier de réserve. Au retour de cette A expérience, où il avait appris dans un commando de chasse à connaître "ce couple divin, le courage et la peur", il trouva dans La Comédie de Charleroi une fra- ternelle résonance qui le poussa à relire toute l'œuvre de Drieu La Rochelle. Pourtant, Jean Mabire avait tout juste dix-huit ans quand Drieu s'était suicidé une nuit de mars 1945 et il n'avait jamais rencontré l'auteur de Gilles. Mais depuis qu'on ne parlait plus de Drieu — qu'on ne devait plus parler de Drieu — le visage et la pensée de cet écrivain maudit attiraient avec une force étrange ce garçon d'une autre génération qui trouvait une âme de Viking à ce frère perdu. Pendant de longs mois, Jean Mabire a relu tous les livres et tous les articles de Drieu, s'attachant surtout aux textes les moins susceptibles d'être quelque jour réédités. L'engagement politique avait-il tué un écri- vain ou révélé un homme ? Le message du Jeune Euro- péen peut-il encore se déchiffrer ? Drieu garde-t-il sa place parmi nous ? Autant de questions auxquelles ce livre veut répondre. Près de vingt ans après la mort de Drieu, il fallait lui rendre la parole. Non pas pour qu'il plaide sa cause. Elle appartient irrémédiablement à une autre généra- tion. Mais pour que le premier (et le dernier peut-être) Français d'Europe continue ce dialogue avec la jeunesse qui fut l'ambition de toute une vie, volontairement arrêtée à la cinquantaine, pour rester fidèle à ce que le fantassin de Charleroi avait été "au plein de son âge". DRIEU PARMI Nous. quel que soit le sceau du temps marquant certains gestes et certaines phrases de Drieu, n'est pas un livre historique. C'est un livre contem- porain. Car Jean Mabire ne prétend pas justifier le passé de Drieu La Rochelle, mais inaugurer son avenir.

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