Carnets de géographes

2 | 2011 Espaces virtuels

Margot Beauchamps et Henri Desbois (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/cdg/2571 DOI : 10.4000/cdg.2571 ISSN : 2107-7266

Éditeur UMR 245 - CESSMA

Référence électronique Margot Beauchamps et Henri Desbois (dir.), Carnets de géographes, 2 | 2011, « Espaces virtuels » [En ligne], mis en ligne le 02 mars 2011, consulté le 23 septembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/cdg/2571 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdg.2571

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SOMMAIRE

Carnets de débats

Espaces virtuels Margot Beauchamps et Henri Desbois

De l’importance des lieux réticulaires Entretien avec Boris Beaude Margot Beauchamps et Henri Desbois

Carnets de recherches

Le cyberespace Retour sur un imaginaire géographique Henri Desbois

De l’apocalyse à l’infocalypse Villes, fins du monde et science-fiction Alain Musset

Battleforge : jeu de stratégie et/ou mimésis d’une société capitaliste ? Eléments pour une ethnographie des univers virtuels Laurent Tremel

Entre fiction, simulacre et réalité : les avatars de l'espace virtuel Guy Thuillier

Varia

Déségrégation socio-religieuse d'une ville dans l'immédiat après-guerre Jaffna, Sri Lanka Delon Madavan

Socio-religious desegregation in an immediate postwar town Jaffna, Sri Lanka Delon Madavan

Carnets de terrain

Pérégrinations d’un terrain sans territoire Boris Beaude

De l’inscription en bourse à l’exploration en brousse La double vie d’une multinationale minière junior Quentin Megret

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Une journée virtuelle sur un terrain virtuel avec une classe de seconde Anthony Merle

Les terrains de jeu vidéo comme terrain de recherche Samuel Rufat et Hovig Ter Minassian

Varia

Le terrain des géographes est-il un terrain géographique ? Le terrain d’un épistémologue Yann Calberac

Carnets de lectures

Samuel Rufat et Hovig Ter Minassian (dir.), Les jeux vidéo comme objet de recherche Henri Desbois

On ne joue plus ! De Tron à Tron, l’héritage, l’évolution d’un imaginaire des espaces virtuels Henri Desbois

Varia

Katiba, ou l’autre Sahara Armelle Choplin

Carnets de soutenances

Territoires et identités en Péninsule indochinoise : les Akha et la montagne au Laos Marianne Blache

Géographie ludique de fa France Approche spatiale des pratiquants et des fédérations de jeux institutionnels Manouk Borzakian

Les dimensions spatiales et sociales des églises évangéliques et pentecôtistes en banlieue parisienne et sur l’île de Montréal Frédéric Dejean

Habiter une ville lointaine : le cas des migrants japonais à Paris Hadrien Dubucs

Le zoo comme dispositif spatial Pour une géographie culturelle de l’animalité Jean Estebanez

L’occident d’Élisée Reclus L’invention de l’Europe dans la Nouvelle géographie universelle (1876-1894) Federico Ferretti

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Mettre l’espace en commun Recherche sur la coprésence dans les lieux-mouvement du métroLe complexe d’échanges de la Défense Theo Fort-Jacques

Une géographie de la fièvre hémorragique à virus Ebola : représentations et réalités d’une maladie émergente au Gabon et en République du Congo Clélia Gasquet

Miami la cubaine ? Pouvoir et circulation dans une ville carrefour entre les Amériques Violaine Jolivet

Migrations forcées dans le sud du Brésil Les Atingidos Guillaume Leturcq

Le développement de l’aquaculture saumâtre dans l’aire Pacifique Evolution des paysages, dynamiques socio-économiques et impacts environnementaux dans deux territoires au Pérou et aux Philippines Francois Mialhe

Nouvelles centralités et recompositions socio-spatiales dans le Grand Sanaa (Yémen) Roman Stadnicki

Déplacements forcés et citadinités Les deslocados de guerra à Maputo (Mozambique) Jeanne Vivet

Muskuwaari, immigration et mutations spatio-agricoles en pays guiziga (Extrême-Nord Cameroun) Felix Watang Zieba

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Carnets de débats

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Espaces virtuels

Margot Beauchamps et Henri Desbois

1 Pour ce deuxième numéro des Carnets de géographes, nous abordons un domaine, les espaces virtuels, qui se trouve encore aux marges de la discipline. Les espaces virtuels ne doivent pas seulement s’entendre comme les simulations en 3D interactives telles qu’on les rencontre dans les jeux vidéo et autres réalités virtuelles ; ils peuvent aussi s’étendre à la part informationnelle de plus en plus importante de nos environnements depuis nos villes baignées d’informatique jusqu’à certains espaces des Suds où les smartphones permettent une large diffusion de l’Internet.

2 Les loisirs, le travail, les transports dépendent de plus en plus de l’informatique à tel point que certains géographes vont jusqu’à parler d’un « espace de code » qui nous contrôle, qui nous gouverne et dans lequel nous sommes plongés à chaque moment de la vie (Graham, 2005).

3 C’est à ce titre que notre espace quotidien est de plus en plus, au moins en partie, un espace virtuel. Depuis qu’en 1984, le romancier William Gibson a popularisé le mot dans son roman Neuromancien, le terme « cyberespace », dont le succès est tel qu’il est passé dans le vocabulaire courant pour désigner l’Internet, suggère une spatialité effective du monde virtuel, et non simplement métaphorique comme on le suppose souvent. Nous proposons dans ce deuxième numéro des Carnets de géographes de prendre au sérieux la spatialité du virtuel et d'inviter les géographes à investir cette nouvelle espèce d’espace. C’est ce à quoi s’est attelé Boris Beaude qui retrace, dans un entretien publié dans ces Carnets de débats, le cheminement de sa réflexion sur la spatialité de l’Internet.

4 La géographie comme les autres sciences sociales doivent prendre en compte cette part invisible mais désormais essentielle de nos territoires. Parce qu’elles sont invisibles et qu’elles sont jeunes, nous avons encore du mal à appréhender ces technologies dans leur globalité et à mesurer leurs influences.

5 La science fiction, dans ce domaine en avance sur les sciences sociales, a souvent mis en scène le virtuel. Par des expériences de pensée, par des allégories, les auteurs de science fiction ont exploré le potentiel des techniques numériques parfois avant même leur apparition. Ainsi, un détour par la science fiction peut être fécond pour penser les

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transformations opérées par les techniques numériques. En explorant ces objets, la science fiction, qu’elle soit prophétique ou trompeuse contribue à fabriquer le prisme à travers lequel nous percevons, concevons et imaginons la part virtuelle de notre environnement.

6 Les articles présentés dans ce numéro montrent la diversité des thèmes et des approches des espaces virtuels. Ce numéro a souhaité s'appuyer sur les contributions de la journée d’étude « Réalité des espaces virtuels » organisée conjointement par l’EHESS et l’équipe Réseaux, Savoirs et Territoires le 10 juin 2010, tout en élargissant la réflexion à de nouvelles perspectives.

7 Les articles directement issus de la journée d'étude sont regroupés dans les Carnets de recherche et présentent différentes approches théoriques et des espaces virtuels comme objet de recherche en les rattachant à la science fiction et aux jeux vidéo. Alain Musset montre comment la science fiction produit une lecture du monde dont la géographie peut tirer profit.

8 Le cyberespace de la science fiction a fourni un imaginaire puissant au monde des ingénieurs, puis au grand public, imaginaire qui façonne notre vision de notre monde et de la ville. C’est ce que montre Henri Desbois dans son Carnet de recherches.

9 À travers une typologie des espaces virtuels, l’article de Guy Thuillier aboutit au constat d’une contamination du réel par le virtuel et contribue ainsi à dépasser l’opposition entre mondes réels et mondes virtuels en assumant la réalité des espaces virtuels qui occupent une place prépondérante dans notre imaginaire et notre quotidien.

10 Avec une approche sociologique, Laurent Tremel montre que les interactions structurées par les jeux vidéo reproduisent les enjeux de pouvoir et des stratifications sociales du monde matériel.

11 Ces approches sont complétées dans les Carnets de terrain par deux articles théoriques qui posent la question de la légitimité de la recherche sur ces objets marginaux et deux exemples de la manière dont les terrains virtuels peuvent s’intégrer dans la pratique de l’enseignant et du chercheur.

12 Les deux articles théoriques présentent les difficultés spécifiques que posent les espaces virtuels comme objet d’étude et s’attachent à anticiper les soupçons que suscitent le fait de se pencher sur un objet jugé a priori peu sérieux (les jeux vidéo pour Samuel Ruffat et Hovig Ter Minassian) ou éloigné du terrain comme l’entend la tradition géographique dominante (Internet, pour Boris Baude).

13 En s’appuyant sur un récit semi-fictif, Anthony Merle s’interroge sur les apports d’une utilisation pédagogique du terrain virtuel à travers Google Earth. Enfin, à partir du cas spécifique de l’étude des impacts des acteurs miniers dans une région aurifère du Burkina Faso, Quentin Megret montre comment le travail sur le terrain « matériel » doit être complété par une analyse des constructions virtuelles des acteurs, institutions et entreprises, dont une partie des stratégies et comportements est invisible sur le terrain matériel.

14 L’étude des espaces virtuels est encore un peu jeune pour qu’il en existe une véritable tradition. La variété des approches dont témoigne ce numéro donne un aperçu de la richesse de ce nouveau terrain sur lequel on souhaite que les géographes osent davantage s’aventurer.

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BIBLIOGRAPHIE

GRAHAM S., 2005, « Software-sorted Geographies », Progress in Human Geography 29, (5) pp. 562-580

INDEX

Thèmes : Carnets de débats

AUTEURS

MARGOT BEAUCHAMPS Doctorante en géographie à l'université de Paris 1 UMR géographie-cités, Equipe CRIA

HENRI DESBOIS Maître de Conférences en géographie Université Paris Ouest Nanterre La Défense

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De l’importance des lieux réticulaires Entretien avec Boris Beaude

Margot Beauchamps et Henri Desbois

1 Entretien réalisé par Margot Beauchamps et Henri Desbois Paris, le 27 novembre 2010

En tant que géographe, comment en es-tu venu à t’intéresser à Internet comme objet de recherche ? C'est toujours un peu difficile de comprendre nos motivations a posteriori, on peut s'en faire une histoire. En Maîtrise, je m'interrogeais plutôt sur la discipline dans son ensemble. J'ai réalisé mon mémoire sur la formation au Diplôme d'Études Générales Universitaires de géographie, en étudiant en quoi la diversité des formations à ce diplôme national informait sur les difficultés que traversait la discipline pour se définir elle-même. D'une université à une autre, il apparaissait que l’histoire pouvait tout aussi bien occuper 40 % du programme obligatoire qu’en être totalement absente. La sociologie, l'anthropologie et l’informatique occupaient elles aussi une place très inégale selon les formations. On voyait bien que différentes conceptions de la discipline s'exprimaient dès les deux premières années. Cette recherche fut finalement une très bonne expérience pour découvrir la discipline. En faisant ma maîtrise, j'étais bien obligé d'avoir moi-même une posture et je réalisais un peu mieux d'où je venais, ce qu’il se faisait d'autre et, finalement, ça m'a amené à aller un peu plus loin dans ce qui me semblait personnellement important pour la discipline. C'est là que j'en suis venu à des formes de spatialité que je trouvais sous-estimées.

Donc dès la maîtrise, tu t’es intéressé à la question de cette forme d’espace qu’est Internet ? Rétrospectivement, j'ai du mal à en reconstituer la genèse. C'était peut-être bien en maîtrise puisque j'ai contacté assez tôt des directeurs potentiels.

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Les directeurs potentiels, c'était... des géographes des TIC (Technologies de l'Information et de la Communication) ? Ce fut tout l'enjeu. J'ai commencé par aller vers des personnes qui n'étaient pas nécessairement spécialistes des TIC, mais plutôt de l’analyse spatiale. Finalement, j'ai choisi un directeur qui n'était pas du tout spécialiste de la télécommunication, mais qui est le seul à avoir réagi de façon stimulante à ma proposition.

C'était Rémy Knafou ? Oui. Je l'ai découvert à l’occasion de mon jury de maîtrise et j'ai apprécié la façon dont il a réagi à mon travail. A l'époque, je parlais de cyberespace parce que c'était le terme usité, même si je m'en suis éloigné par la suite. Je suis allé le voir en lui disant que j'émettais l'hypothèse qu'il fallait prendre cet espace au sérieux et qu'il fallait se donner les moyens de comprendre ce qu’il s'y passe. Il m'a dit qu'il ne se sentait pas compétent pour en juger, mais ces réactions m'ont laissé penser qu'en fait (sourire), il était plutôt compétent pour diriger cette recherche ! Il avait une conception de la discipline suffisamment générale pour appréhender ce nouvel objet hors d’une géographie thématique. Ce n'était pas un thème, ce devait être quelque chose d'un peu plus central dans la discipline. J’ai senti que Rémy Knafou l'entendait comme cela. Il ne voyait pas bien comment il ferait pour diriger une thèse sur un sujet qui lui paraissait technique, mais en même temps, il voyait bien que c'était un enjeu pour la géographie. Après une période assez productive (2002-2004), j'ai eu le sentiment que cette recherche me dépassait un peu. J'ai renoncé. J'ai même décidé d'arrêter la recherche. Ce fut assez douloureux. Il y eut un moment où j'ai compris que pour avancer, il me fallait travailler à une ontologie de l'espace, avec une dimension épistémologique très forte. Je me sentais un peu jeune ; c'était au-delà de ce que je me sentais capable de faire parce que, pour beaucoup de raisons, je n'en avais pas l'ambition et je n'avais pas non plus le sentiment que je maîtrisais assez le contexte dans lequel ça allait s'inscrire pour y parvenir. À cette époque, j'avais déjà une connaissance d'Internet assez avancée. J'ai donc décidé de me lancer d’autres défis dans le cadre d’une activité privée, qui a finalement intéressé Jacques Lévy pour d'autres raisons. J'ai alors continué mon activité privée, mais en gardant un pied dans la recherche. Poussé par mon entourage, qui m’a aidé à dégager beaucoup de temps, j’ai finalement décidé de terminer cette thèse. Cette situation relativement confortable en marge de l’institution est probablement ce qui m’a le plus aidé. Elle m’a donné une grande liberté de penser. Je me suis dit que l'objectif se limitait à aller au bout de ce défi, que je le faisais pour moi. Cela a beaucoup simplifié mon travail, je me suis senti beaucoup moins inhibé et limité par un environnement normatif. J'ai consacré deux étés entiers à y réfléchir et à rédiger du matin au soir, puis j’ai continué pendant la dernière année en sacrifiant un peu mes autres projets. Cette période fut très fructueuse. J'ai réussi à trouver la cohérence que je cherchais tant. Pour reprendre la métaphore constructiviste, à un moment, j'avais tellement déconstruit que c'était devenu insupportable ; la seule idée de penser quelque chose de spatial me semblait insurmontable. Disposer de tout ce temps pour reconstruire a été bénéfique. Comme un assemblage, ça a pris forme et je suis arrivé à quelque chose qui restait imparfait, mais qui me permettait d'avoir de

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nouveau une conception de l'espace qui fonctionnait et qui permettait de penser pleinement la dimension spatiale de la télécommunication. C'était mon but, mais ça a été long, ça a mis quand même dix ans...

C'est intéressant de voir que tu présentes ta première approche avec Rémy Knafou, dès la maîtrise, en disant que tu sentais que le cyberespace présentait un défi pour la discipline. En fait c'était formulé dans ma tête, mais ce n'était probablement pas aussi clair ni pour moi, ni pour Rémy Knafou. À juste titre, il se demandait comment j'allais m'en tirer. Au terme de ma thèse, mon plus grand plaisir fut certainement le moment où il m’a dit qu’il comprenait finalement pourquoi j’étais allé le voir. Ce que la thèse a donné est finalement assez proche de ce qu’il pouvait m'apporter et de ce qu’il pouvait attendre d’une question comme celle-ci. Elle était beaucoup moins technique que ce qu'il imaginait initialement. C'était bien un enjeu de discipline. Ça m'a beaucoup touché, car j'avais un peu fait le pari qu’il me fallait un directeur comme lui, qui n'était pas un spécialiste. Finalement, je crois qu’il s'est senti à l'aise avec cet objet.

L’idée centrale à laquelle t’a amené cette maturation, c’est qu’Internet est un véritable lieu. Peux-tu nous expliquer comment tu en es arrivé là et ce que tu entends par là ? C’est un travail qui s'est fait en beaucoup d'étapes. Quand je repense à la conception que j'avais de l'espace à l'époque, je m’aperçois que j'avais eu l'intuition qu'il y avait un enjeu, mais que j'étais très loin d'avoir compris ce qu’il se jouait. À l'époque, je n'aurais pas dit que c'était un lieu, je n'aurais même pas posé la question en ces termes ; j'aurais éventuellement dit que c'était un espace. Le terme « lieu » est beaucoup plus précis, j'en suis même arrivé au terme de « lieu réticulaire ». Je me disais juste : « il y a de l'espace là-dedans ». J'étais prêt à assumer que ce soit quelque chose de « parallèle », ce qui est toujours assez présent dans les conceptions qu'on a de cette spatialité. Je m'intéressais autant aux jeux vidéo qu'à Internet, avec l’idée que la télécommunication avait l’avantage de relier des individus entre eux, notamment dans des jeux en réseau massivement multijoueurs : des joueurs sont ensemble alors qu'ils sont distants territorialement. C'est seulement en travaillant sur la thèse que j'ai commencé à chercher quelles étaient les différentes conceptions de l'espace dans la géographie contemporaine. C'est à cette occasion que je me suis approché de Jacques Lévy. J'ai beaucoup apprécié la sienne qui était à mon sens la moins matérialiste, la plus susceptible d'intégrer une spatialité qui justement ne relève pas de la matière ou du contact matériel, mais juste du contact, de la problématique du contact. Dans son approche, c’est la distance qui fonde la discipline comme science sociale, la distance comme problème. La question est alors : « comment met-on à distance, comment se rapproche-t-on, comment fait-on pour être ensemble, tout en ayant besoin d'être seul ? ». En partant de cette problématique selon laquelle la distance est un problème fondamental, j’ai réalisé qu’il n’y avait aucun doute, Internet appartenait pleinement à la géographie, non pas parce qu’il abolirait les distances, mais parce qu’il crée de l’espace entre les hommes. J'ai donc creusé cette question assez longuement. À mon sens, il y a deux options pour faire avec l’espace : la localisation et la communication, l’une est statique, l’autre est dynamique. Aussi, la communication présente deux options, le transport et la transmission, qui s’applique respectivement

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aux réalités matérielles et immatérielles. C'est-à-dire la communication de ce qui est matériel et de ce qui est immatériel. C'est là que j'ai commencé à prendre la mesure du fait que l'immatérialité était une notion essentielle pour comprendre la spatialité d'Internet. Les infrasctructures et les interfaces restent essentielles, mais du point de vue de l’interaction, c’est la communication de réalités non matérielles qui constitue la qualité la plus évidente de ce mode d’interaction. De ce fait, Internet est dé-réalisé, à tort. Le fait qu'il n'y ait pas de matière mobilisée encourage à considérer Internet comme relevant du virtuel, voir de l’irréel. Lorsqu’on dit « dans la vie réelle », c'est bien par opposition à une vie qui ne serait pas réelle. Il m'a semblé que tout ce vocabulaire était hérité d'un matérialisme rarement assumé. Même chez des chercheurs qui accordent énormément d'importance à la subjectivité, quand il est question d'espace, il y a une forme de matérialisme qui ressurgit, qui consiste à confondre l'espace et ce qui le constitue (généralement, beaucoup de matière). J'ai dès lors commencé à creuser les approches initiées par Jacques Lévy sur Leibniz, relatives à l'idée d'espace comme concept. Kant aussi, lorsqu’il pense l’espace comme une condition a priori de l'entendement éclaire efficacement cette problématique. L'espace n’est pas une chose qui est là, mais juste une façon d'appréhender ce qui est là et de penser l'ordre des choses les unes par rapport aux autres. De ce point de vue, la distance est un moyen d'appréhender cet ordre des choses, une façon de situer les choses les unes par rapport aux autres. Il devenait donc très simple pour moi de me dire qu'Internet proposait une forme d'ordonnancement, d'agencement. Une option pour être ensemble, mais selon des modalités différentes, qui reposent sur des propriétés qui s’affranchissent en grande partie des contraintes de la matière. De là à parler de lieu, une approche suffisamment abstraite pour considérer ensemble des espaces matériels ou immatériels était nécessaire. Il s'avère que Jacques Lévy avait déjà résolu ce problème en définissant le lieu comme un espace au sein duquel la distance n'est pas pertinente. Dans ce contexte, la notion de pertinence est très importante. Il n’a d’ailleurs pas toujours employé ce terme, mais j'ai retenu celle-ci parmi ses définitions du lieu parce que dans « pertinence », il y a une dimension subjective. On ne dit pas que la distance est nulle : dire qu'elle n'est pas pertinente, c'est dire qu’elle n’est pas significative au regard d'un problème donné. C'est sur cette base que j'ai développé une approche de l'espace qui consiste toujours à dire : « c'est l'espace de quoi, quel est le problème spatial, quel est le problème de distance, d'interaction sociale ? » Du coup, cela conduit à ne pas juger la distance a priori, comme s'il y avait une distance en soi. Il s’agit plutôt d’identifier une distance rapportée à une substance, à un problème spécifique. De même que dans l’espace où l'on se trouve, il y a énormément de substances, il s'y joue énormément de choses et, selon le problème que l'on se pose, la distance est pertinente ou non. Internet est un espace qui, selon les problématiques, peut rendre la distance pertinente, ou non. Dans les configurations pour lesquelles la distance n'est pas pertinente, Internet ou une de ses composantes peuvent être qualifiés de lieu. Un lieu avec des propriétés qui lui sont propres et qui mérite une attention particulière. Ce n'est pas une forme dégradée du territoire, mais pleinement un espace et pleinement un lieu dès lors qu’il s'y passe quelque chose, réellement. Internet est un espace d’information, mais aussi de production, d’évaluation ou de transaction. Par ailleurs, dans la communication interpersonnelle, le face à face n'est pas toujours le mode d’interaction le plus adapté. Il ne faut pas appréhender Internet comme une espèce

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de territoire, en moins bien. C'est autre chose. Pour un ensemble assez considérable de substances, Internet n’est pas adapté, mais pour beaucoup d'autres, c'est un espace très efficace. Et comme cette spatialité est inédite, il faut prendre la peine de comprendre en quoi elle est singulière, comprendre en quoi, potentiellement, cet espace peut changer la société dans son ensemble, si on considère que la société, c'est du lien social et que le lien social dépend du contact, donc de ses lieux. Les lieux de la société, c'est ce qui fait la société, ce sans quoi elle n'existe pas. Si on a de nouveaux lieux, il y a de nouvelles façons d'être ensemble. Si les propriétés des lieux sont autres, cela suppose une autre façon de penser l'être ensemble, jusqu'à sa dimension politique. Mais tout cela est très récent. Sous sa forme publique et « conviviale », Internet a vingt ans à peine, plus précisément dix si l’on considère la généralisation de son usage. Néanmoins, il faut très vite questionner la spatialité d’Internet dans de bons termes, sans quoi de plus en plus de choses auront lieu sans être perceptibles. Si l’on ne considère pas ces espaces comme étant des espaces au sens propre et non au sens figuré, si l’on reste dans l'idée qu'il s’agit d’une métaphore, on ne peut pas prendre la mesure de leur intensité. À la différence des espaces matériels, quand un million d’individus fréquente un site, ça ne se voit pas. Quand on arrive sur la page de Google de Wikipédia, on n’a pas idée de l'intensité de l'interaction qui y a lieu. Si on ne se donne pas les grilles de lecture adaptées, on peut passer à côté d'un monde en train de se faire et ça pose des problèmes évidents de compréhension de l'environnement dans lequel nous nous trouvons. La problématique d'Internet comme lieu, pour moi, c’est essentiellement celle-ci.

Est-ce qu’il y a des « endroits » ou des « moments » sur Internet où la distance réapparaît, est réintroduite, avec pour conséquence qu’on sort du lieu pour revenir dans un autre type d’espace ? Bien entendu ; c'est là toute la complexité de la géographie. Si on considère que les substances sont toujours multiples en tout moment, à la fois pour un individu, mais aussi pour un espace, alors Internet n'échappe pas à cela. D'autant que ce qui compte peut évoluer rapidement. Imaginons par exemple des personnes qui échangent sur un chat, sur un site de rencontres ou sur Facebook en étant plus ou moins proches. La discussion est plutôt agréable et tout d'un coup elle dérape. La tension monte jusqu'au moment où la distance peut devenir un problème tout à fait différent. On sent que l'autre n'est pas là, que le corps n'est pas là. Il y a des moments où ça surgit, même si ce n'est pas si courant. Si à un moment, la pratique fait que ce qui se joue change et que la problématique n'est plus la même, alors on bifurque. La distance devient très pertinente et ça peut même être un peu troublant quand on n’y est pas habitué.

Internet n’est donc pas un lieu en soi, mais il est un espace au sein duquel quelque chose peut avoir lieu, il peut donc produire du lieu. En effet, un lieu n'en est pas un a priori et Internet est rarement un lieu dans son ensemble. Là encore, cela dépend du problème spatial qui est posé. Si, par exemple, on cherche des photos, il y a une distance entre nous et les photos susceptibles de nous intéresser. Pour les trouver, il y a des sites qui sont mieux appropriés que d’autres. Si on est courtier en bourse, il y a aussi des espaces qui ont été spécifiquement pensés pour ce type d’activité. Un trader n’ira pas sur Facebook pour obtenir la dernière cotation d’une société. Pour cette personne, à ce moment-là,

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Facebook n'est pas un lieu. Cet espace présente une distance presque infinie avec la réalité qu’il souhaite contacter. Par contre, par l'accumulation de pratiques, il y a des sites qui finissent par être identifiés comme étant les lieux de telle ou telle pratique, au même titre que l'on ne va pas faire ses courses dans une boîte de nuit (surtout pour les légumes). Internet n'échappe pas à ça. Personnellement, je trouve plus simple de ne pas utiliser de néologisme pour expliciter ces nuances. Ce qui importe, c’est d’avoir un mot pour distinguer l'espace en général, c'est-à-dire l'ordre des choses et de la coexistence et le fait qu'il y a un ordre particulier, qui est celui du contact, de l'interaction. Je trouve que « lieu » fonctionne assez bien pour décrire cela. Par exemple, il est possible de dire que Paris est un lieu. On se le dit du point de vue administratif ou du point de vue de l'identité, avec des limites un peu floues. Mais en même temps, cela ne veut pas dire qu'en son sein, il n'y a pas d'autres lieux. Cela dépend toujours de la question qu'on se pose. On ne dit pas à quelqu'un « rendez- vous demain à 16 heures à Paris ». Dans ce cas-là, il faut un autre type de lieu, la problématique de distance n'est pas la même. Cette distinction n'est pas propre à Internet. C’est d’ailleurs ce que j’ai essayé de faire. Je me suis efforcé de proposer une approche de l'espace qui ne soit pas spécifique à Internet, qui puisse s’adapter quel que soit le sujet et qui ne traite pas Internet comme étant un objet complètement à part. Il m’a semblé important que cela rentre bien dans des grilles de lectures transversales et qu'on le considère juste comme un espace, parmi les espaces possibles de l'action.

INDEX

Thèmes : Carnets de débats

AUTEURS

HENRI DESBOIS Géographe Chercheur au sein du laboratoire Chôros École Polytechnique Fédérale de Lausanne [email protected]

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Carnets de recherches

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Le cyberespace Retour sur un imaginaire géographique

Henri Desbois

Introduction

1 « Le cyberespace. Une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d'opérateurs, dans tous les pays, par des gosses auxquels on enseigne les concepts mathématiques... Représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain. Une complexité impensable. Des traits de lumière disposée dans le non-espace de l'esprit, des amas et des constellations de données. Comme les lumières de ville, dans le lointain... » Neuromancien, p. 64.

2 Dans l'histoire de la science-fiction, il ne doit pas exister beaucoup de passages qui aient été cités aussi souvent que celui-ci. Si l'on s'intéresse à la courte histoire du cyberespace (un peu plus de 25 ans, si l’on prend comme date de naissance la parution de Neuromancien, en 1984) il faut prendre en compte plusieurs phénomènes distincts : la construction, la diffusion, et les transformations d'un imaginaire spatial d'une part, et d'autre part la fortune extraordinaire d'un mot échappé du ghetto de la science-fiction.

3 Parmi les nombreux types d’espaces virtuels qui s’offrent à l’exploration du géographe (voir l’article de Guy Thuillier dans ce même numéro), le cyberespace est probablement un des plus féconds pour explorer les rapports entre les œuvres de fiction, nos imaginaires collectifs, et la production du savoir académique. C'est ce qu'on se propose de démontrer en plusieurs étapes. Nous commencerons par rappeler comment est né cet imaginaire en montrant notamment quelles en sont les racines. Puis nous montrerons comment le cyberespace, à la fois comme mot et comme imaginaire spatial, s'est en quelque sorte échappé de la science-fiction pour devenir un lieu commun tant de la culture populaire, du monde des ingénieurs, que des sciences humaines. Enfin, nous essaierons de comprendre quelle est la place actuelle du cyberespace dans nos imaginations géographiques, à l'heure où la réalité a, par certains côtés, dépassé la fiction d'il y a 25 ans.

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Les origines du cyberespace

4 Le cyberespace est avant tout un monde virtuel. Comme tel, il s’inscrit dans une lignée d’espaces simulés mis en scène par la science-fiction presque depuis les débuts de l’informatique. L’idée de mondes virtuels simulés par ordinateur est présente dans la science-fiction depuis au moins les années 60. Le roman Simulacron 3, de Daniel F. Galouye (1964), en est un des premiers exemples : il met en scène un univers simulé par une machine, sous la forme d’une ville, destiné à effectuer des enquêtes d’opinion. Bien qu’il n’y soit pas expressément question d’ordinateur, c’est bien une réalité virtuelle, au sens actuel du terme, qui y est présentée. À partir de la seconde moitié des années 1970, apparaissent les premiers jeux électroniques sous la forme de bornes d’arcade1 : Pong en 1972, le premier casse-briques en 1976, et nous venons de fêter les 30 ans de Pac Man, apparu sur borne d’arcade en 1980. Ces jeux familiarisent le public avec l'idée de mondes interactifs contenus dans la machine. C'est ce qu'illustre notamment un film comme Tron, conçu à la fin des années 70 et sorti en 1982. Le générique de début et la dernière séquence, en faisant un parallèle visuel entre l'espace urbain et l'espace la machine contiennent déjà des images qui préfigurent le cyberespace : le générique enchaîne en fondu des motifs géométriques abstraits qui évoquent à la fois le graphisme des premiers jeux vidéo et la circulation des électrons dans un circuit avec une image d’une rue vue de nuit. Au moment de la transition entre les deux images, les motifs abstraits prennent la forme d’un plan de ville américaine dont le mouvement de caméra simule le survol, et le fondu sur les images d’une rue réelle est d’autant plus naturel que les phares des automobiles sont l’équivalent visuel des points lumineux du générique (le générique d’ouverture de Tron, l’héritage, suite du premier film sortie en salles au début 2011, est une variation sur le même thème). Le plan final établit une symétrie avec le plan d’ouverture : la nuit tombe en accéléré sur un panorama urbain vu depuis la terrasse d’un immeuble. Les bâtiments s’estompent pour laisser place aux seules lumières, et l’effet accéléré sur les feux des véhicules évoque la rapidité de circulation des impulsions électromagnétiques. Outre l’analogie visuelle entre la ville et le monde virtuel, Tron explore également deux thèmes fondamentaux de l’imaginaire du cyberespace : le jeu vidéo comme modèle du monde virtuel, et l’ordinateur comme machine à illusion. Le jeu vidéo, dans le film, sert en effet d’espace de transition entre le monde matériel et le monde simulé, à travers la première scène où une course de motos sur une borne d’arcade est représentée du point de vue de la machine. Le thème de l’ordinateur comme machine à illusion est un peu plus indirect, puisqu’il repose notamment sur la publicité faite, lors de la promotion du film, autour des techniques informatiques mises en œuvre pour la réalisation2. L’aspect urbain, la filiation avec le jeu vidéo et le pouvoir d’illusion de l’ordinateur sont trois thèmes fondamentaux du cyberespace. L’aspect urbain, explicitement mentionné dans l’extrait cité, dérive notamment d’images satellite nocturnes de Los Angeles qui font apparaître une grille lumineuse et qui auraient inspiré Gibson (Jong et Schuilenburg, 2006, p. 132). Il n’est probablement pas non plus sans lien avec la similitude de forme entre la ville, particulièrement américaine, et les composants informatiques assemblés sur un circuit imprimé.

5 La filiation entre le jeu vidéo et le cyberespace est explicite chez Gibson : « la matrice tire son origine des jeux vidéo les plus primitifs » (Neuromancien, p. 64). L’émergence du

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cyberespace est liée à l’apparition du jeu vidéo comme média de masse3 ; une des forces de cet imaginaire est de prendre appui sur l’expérience, devenue banale, de l’interaction avec le virtuel à travers le jeu vidéo.

6 Quant au pouvoir d’illusion de l’ordinateur, il est souligné en particulier par l’expression « hallucination consensuelle », souvent reprise. Dans ce contexte particulier cependant, l’« hallucination » du cyberespace est plutôt à rapprocher des états modifiés de la conscience sous l’effet des psychotropes4, comme le suggère l’état de manque dans lequel tombe Case, personnage principal de Neuromancien, lorsque, privé de l’accès à la matrice, il se sent « tombé dans la prison de sa propre chair » (p. 9). L’analogie entre l’expérience de l’usage de drogues et celle de la navigation dans le cyberespace dérive à la fois des propres expériences de Gibson (notamment celle du LSD), et du fait que le cyberespace comme les hallucinogènes constituent des ouvertures vers des réalités alternatives (Bredehoft 1995).

7 Par rapport à ses prédécesseurs, l'apport de William Gibson est double. Tout d'abord, son espace virtuel n'est pas une simulation pour la simulation, mais une représentation graphique des données accessibles à travers le réseau des machines disséminées dans le monde. Cette idée apparaît pour la première fois dans la nouvelle Burning Chrome (Gravé sur Chrome, pour la traduction française), en 1982. Ce n’est donc pas uniquement un espace simulé sans dimension physique, mais bel et bien la traduction sensible d’une géographie réelle : celle des flux et du traitement mondialisés de l’information. Le mot « hallucination » a souvent retenu l'attention, et il est de fait important, mais l'essence du cyberespace réside moins dans la construction d’une illusion que dans le fait de donner forme et chair à l'interconnexion des ordinateurs.

8 Le deuxième apport de Gibson est bien entendu l'invention du mot cyberespace. Le terme apparaît pour la première fois dans la nouvelle Gravé sur Chrome où il désigne un modèle de machine, le Cyberespace 7, un « simulateur de matrice » (matrix simulator). « La matrice », dans la nouvelle, est un réseau informatique global, et cette dénomination est pour ainsi dire un lieu commun de la science-fiction5. Ce n’est qu’avec Neuromancien que Cyberespace devient synonyme de la matrice. En ce début des années 80, le préfixe « cyber » a déjà une histoire assez longue et complexe. Au lendemain de la seconde guerre mondiale et jusqu’aux années 1970, les théories de la cybernétique ont eu un retentissement considérable, tant dans le monde académique que dans la culture populaire. La médiatisation des travaux de Norbert Wiener, l’écho des colloques de cybernétique auxquelles le caractère interdisciplinaire assure une audience particulièrement large (Lafontaine, 2004), ont fait de la cybernétique l’incarnation par excellence de la technique du futur. Le préfixe « cyber » est alors utilisé pour donner une coloration futuriste aux objets les plus divers. Ainsi Henri Lefebvre s’inquiète-t-il, en 1971, de l’avènement du « cybernanthrope » (1971), l’homme étouffé par le contrôle de la technique. Du côté de la culture populaire, la science-fiction met en scène à la télévision les Cybermen (Doctor Who, 1966), les Cybernauts (The Avengers, 1965) et la bande dessinée, Doctor Cyber, l’adversaire de Wonder Woman. Il est intéressant de noter que malgré l’aura de la cybernétique auprès d’une partie des sciences humaines, les usages du préfixe « cyber » dans la culture populaire ont souvent une coloration inquiétante.

9 Lorsque William Gibson reprend le préfixe « cyber », il joue donc sur toutes ces connotations. L’âge d’or de la cybernétique est déjà révolu, mais « cyber » garde une aura technologique suffisante pour créer un néologisme « a buzzword », selon les propres termes de Gibson, « évocateur et sans signification particulière »6. Il est tout à

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fait superflu de chercher dans le mot cyberespace des subtilités étymologiques : il s'agit avant tout d'un mot choisi pour sa sonorité et les connotations riches mais assez imprécises du préfixe cyber7.

Le succès d'un imaginaire

10 Le cyberespace de William Gibson a engendré une postérité considérable, à la fois dans et hors de la science-fiction. Dans la science-fiction tout d'abord, outre les romans ultérieurs de Gibson lui-même, les différents auteurs du courant cyberpunk reprennent à leur compte l'idée d'un espace virtuel d'accès aux données (Neal Stephenson, en particulier, dans Samouraï Virtuel, 1992). Même des auteurs qui ne se rattachent pas au genre cyberpunk comme Dan Simmons (Hyperion, 1989), exploitent des idées similaires. Curieusement, hormis le cas assez particulier de la trilogie Matrix8, le cyberespace en tant que tel n'a pas beaucoup inspiré le cinéma : Neuromancien est annoncé pour 2011, mais ce ne serait pas le premier projet d’adaptation à s’ensabler. L’adaptation de Simulacron 3, sous le titre de Passé Virtuel (13th floor, Joseph Rusnak, 1999) surfe sur la mode de la réalité virtuelle9. Si le thème cyberpunk, à travers la description de dystopies hyper technologiques, a été largement exploité par l'animation japonaise, le jeu de rôle, et une poignée de jeux vidéo, les représentations graphiques du cyberespace lui-même ne sont en définitive pas extrêmement nombreuses. Une des plus convaincantes, et probablement des plus fidèles à l’esprit de Gibson (il a collaboré à l’écriture du scénario) est celle proposée par le film Johnny Mnemonic (Robert Longo, 1995). Le cyberespace y est représenté sous la forme d’une jungle urbaine lumineuse, version dématérialisée des mégapoles de science-fiction.

11 En tant que genre de science-fiction, le cyberpunk s'est principalement développé du milieu des années 80 jusqu'aux années 90. Dès 1993, William Gibson, dans son roman Lumière virtuelle relègue le cyberespace au second plan, et en 1994, Bruce Bethke ne parvient pas à faire publier le roman développé à partir de sa nouvelle Cyberpunk au motif, diront les éditeurs, que « le cyberpunk est mort ». L’affirmation peut sembler paradoxale si on considère que le premier volet de Matrix date de 1999, mais ce n’est pas entièrement faux du strict point de vue de la littérature de science-fiction, quoique des auteurs comme Richard Morgan ou Greg Egan, actifs dans les années 2000, sans être à proprement parler dans la veine cyberpunk, en soient nettement les héritiers.

12 Si le cyberespace comme objet de fiction passe de mode dans les années 1990, le développement d'Internet donne au mot lui-même, et à ses multiples dérivés, une nouvelle jeunesse. Dans son édition de 1998, le Robert historique de la langue française note ainsi simultanément que le mot « cybernétique » « semble être sorti de mode » alors que « Cyber- est devenu (1993-1994) un élément de mots composés à la mode » (p. 979-980), en citant, comme premier exemple, précisément « cyberespace ». Il serait assez difficile de retracer en détail la façon dont le mot cyberespace est passé de la littérature de science- fiction au langage courant, et notamment comment il a colonisé les médias de masse. Il est assez vraisemblable que le terme soit passé de la science- fiction au monde des ingénieurs, et de là, au grand public. En effet, une bonne partie du monde des ingénieurs, particulièrement dans le secteur informatique, est constituée d'amateurs de science-fiction. Ainsi, les groupes de discussions consacrés à la science- fiction ont été parmi les premiers groupes consacrés à des questions non techniques à être actifs sur Internet. Les spécialistes d’informatique et de télécommunication de la

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fin des années 1980 et des années 1990 sont fortement imprégnés par l’imaginaire cyberpunk. Selon Thomas Michaud (2008), « la cyberculture est passée du statut de contre-culture des années 1980 au statut de culture dominante dans le domaine de l’innovation technologique dans les années 1990-2000 » (p. 406 ; voir également Flichy, 2001, p. 154-162). Les sociétés d’informatique et de télécommunication déposent des brevets inspirés par la science-fiction. Dans ce contexte, le terme de « cyberespace » a même fait l'objet d'une tentative de dépôt comme nom de marque par la société Autodesk, pour désigner un système de réalité virtuelle (Rheingold, 1991, p. 184). Le projet n’a échoué qu’en raison de l’opposition de Gibson lui-même. L’anecdote est révélatrice des rapports entre la science-fiction et la culture des ingénieurs. Dans les années 1990, les balbutiements de d'Internet grand public ont été interprétés par un certain nombre d'ingénieurs comme les prémices de l'avènement du cyberespace. C’est notamment par ce biais que le mot est passé de la science-fiction au vocabulaire commun.

13 Parallèlement, le cyberespace devient un objet d'études universitaires. Les références au cyberespace se multiplient surtout à partir de la deuxième moitié des années 90. Le terme est parfois utilisé comme simple substitut d'Internet, mais le fait de parler de cyberespace introduit une nuance romanesque et futuriste dont les auteurs ne semblent pas toujours avoir conscience. Un bon exemple de cette tendance est fourni par l'Atlas du cyberespace. Ce site10, créé et alimenté par le géographe britannique Martin Dodge, qui a cessé d’être mis à jour en 2004 (hormis une mise à jour de 2007 pour annoncer qu’il n’y avait pas de mise à jour depuis 2004) recense une foule de représentations cartographiques du cyberespace, entendu comme tout ce qui touche de près ou de loin à Internet, depuis ses infrastructures physiques jusqu’aux mondes virtuels des communautés en ligne. Un aspect frappant de cette collection est l’esthétique souvent ouvertement futuriste des cartes, par exemple quand des liens entre des serveurs sont représentés comme des trajectoires balistiques de néon (p. 37 de la version papier). L’esthétique de ces cartes n’est pas sans analogie avec les représentations fictionnelles des espaces virtuels comme par exemple le générique de Tron. Le propos de telles cartes est moins de représenter, sous forme graphique, un phénomène quelconque, que de célébrer la technique nouvelle. La récurrence des représentations en perspective, parfois sur des globes (p. 23, 34, 35, 36, 48, 56, 60, 91, 100, 113, etc.), est particulièrement frappante. Les représentations y gagnent rarement en lisibilité, mais elles participent à la constitution d’un imaginaire du cyberespace comme territoire en 3 dimensions. L’Atlas du cyberespace recense également les tentatives assez nombreuses pour fabriquer des interfaces d’accès aux données (en particulier des navigateurs Internet) qui ressemblent au cyberespace de Gibson (p. 139-151) : un moteur de recherche expérimental conçu vers l’an 2000 proposait même de visualiser les résultats sous forme d’un paysage urbain où les immeubles figuraient les sites (p 146-147), ce qui correspond très précisément aux descriptions de Gibson. Les promoteurs de ce genre de système mettent généralement en avant un accès « naturel » aux données et ne mentionnent jamais le modèle imaginaire dont ils s’inspirent pourtant manifestement.

14 Sous un angle plus théorique, un certain nombre de travaux des années 1990, en sociologie, en communication, et plus rarement en géographie présentent le cyberespace comme un Nouveau Monde à étudier. La collection d'essais rassemblés en 1993 par Michael Benedikt, spécialiste d’architecture, sous le titre Cyberspace, first steps est représentative de cette tendance. On y lit notamment : « nous voyons se dessiner la

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forme d'un Nouveau Monde, un monde qui doit, de multiples façons, au moins commencer à la fois comme une extension et une transcription du monde tel que nous le connaissons et tel que nous l'avons jusqu'ici bâti » (p.23). La vaste nébuleuse de tout ce qu'on pourrait regrouper sous le terme de cyber studies est un assemblage hétéroclite de futuristes utopistes et technophiles, de féministes, de sociologues, d'urbanistes, de philosophes, etc., qui s’attachent à l’étude de toutes les transformations qui accompagnent le développement des techniques numériques11. Tout se passe comme si le développement d'Internet avait consacré William Gibson comme prophète, et qu'à partir de là, le cyberespace tel qu'il l'avait imaginé était une porte d'entrée pour la compréhension du monde futur. William Gibson acquiert ainsi un statut d'icône en particulier chez les théoriciens de la postmodernité12. L'ambiance intellectuelle et universitaire est relativement favorable au développement de ce genre d'études. Cela correspond tout d’abord à une mise en question des formes légitimes de la culture et à un intérêt grandissant pour les cultures populaires. La science-fiction, à partir des années 1970, devient un genre étudié à la fois dans les départements de littérature et ceux de sciences humaines. Cette entrée du genre dans l’université est facilitée par l’apparition d’une génération d’auteurs proches des mouvements de contestation sociale des années 1960 (la science-fiction est notamment un des champs d’expression littéraire du féminisme). La revue Science Fictions Studies, fondée en 1973, témoigne de la vitalité et de la richesse de la recherche universitaire sur la science-fiction dans le monde anglo-saxon. Avec plus de 25 articles, qui lui sont consacrés en partie ou en totalité, William Gibson est le deuxième auteur vivant le plus étudié dans cette revue, après Ursula Le Guin, et un bon nombre des études concernent les romans du cyberespace13. Cet intérêt pour le cyberespace est nourri à la fois par l’émergence de la science-fiction comme objet universitaire légitime, par les questions soulevées par les changements sociaux et culturels liés à la prolifération des techniques numériques et par le renouveau des interrogations relatives à l'espace, en relation avec les progrès de la mondialisation. Dans ce contexte, les fictions du cyberespace peuvent être lues comme une allégorie des perturbations qui affectent l'espace géographique. En particulier, il existe un lien fort entre l'imaginaire du cyberespace et les imaginaires de la ville en mutation. C'est notamment l’idée que développe E. Soja dans le chapitre « Simcities » de Postmetropolis, qui envisage la « restructuration des imaginaires urbains » dans ses liens avec l’idée de simulation, parce que, selon lui : « le cyberespace est implanté au cœur même de l’imaginaire populaire et façonne en profondeur la façon dont la culture contemporaine conçoit l’espace et le temps en ce début de XXIe siècle » (Soja, 2000, p. 333 ; voir également Wertheim, 1999).

Le cyberespace a-t-il disparu ?

“Cyberspace, not so long ago, was a specific elsewhere, one we visited periodically, peering into it from the familiar physical world. Now cyberspace has everted. Turned itself inside out. Colonized the physical.14”

15 En tant qu'objet de fiction, le cyberespace tel que William Gibson l’a imaginé au début des années 80 n'a pas le vent en poupe. La banalisation d'Internet lui a incontestablement ôté une partie de son potentiel romanesque. Cependant, on assiste à une transformation et un renouvellement de l'imaginaire des espaces virtuels. L’évolution de l’œuvre de William Gibson est révélatrice des changements qui sont à l'œuvre. Sa carrière d'écrivain est assez singulière. Ses trois premiers romans, les plus

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ancrés dans le cyberespace, sont situés dans un futur relativement lointain. Ses trois romans de la décennie 90 décrivent les villes de San Francisco et Tokyo au début des années 2000. Depuis 2003, à partir du roman Identification des schémas, il écrit de la fiction contemporaine15. En réalité, ses thèmes ont remarquablement peu varié : la technique, le monde urbain, l'art. Son avant-dernier roman, paru en 2007, Code source, fait encore une place importante à la question des rapports entre les techniques numériques et l'espace. Un des thèmes récurrents dans ce roman est celui de la géolocalisation. La géolocalisation est en quelque sorte le symbole du déversement du cyberespace dans l'environnement quotidien (un des personnages évoque « un retournement du cyberespace », formule reprise à son compte par Gibson dans l’éditorial cité plus haut). Gibson s'en est expliqué dans un entretien peu après la parution du livre : « Une des choses que nos petits-enfants trouveront le plus bizarre à notre sujet, c'est que nous faisons la différence entre le numérique réel, entre le virtuel et le réel. Dans le futur, cela serait littéralement impossible. La distinction entre le cyberespace et ce qui n'est pas le cyberespace va devenir inimaginable. Quand j'ai écrit Neuromancien en 1984, le cyberespace existait déjà pour quelques personnes, mais elles n’y passaient pas tout leur temps. Donc le cyberespace était là et nous étions à côté. Maintenant, le cyberespace, c’est ici pour bon nombre d'entre nous, et à côté, il y a des espaces où on est moins connecté. À côté, c'est là où on n'a pas le Wifi.16 ». Le même thème est encore présent dans le dernier roman de Gibson, Zero History, paru en 2010. Dans un chapitre intitulé « La carte et le territoire », un personnage traverse Londres en regardant une application GPS sur l’écran de son smartphone : « Il regarda l'écran sur lequel brillait la carte. Il y vit comme une fenêtre sur la trame souterraine de la ville, comme s'il avait dans la main quelque chose d'où l'on avait arraché un fragment rectangulaire de la surface de Londres et qui dévoilait un substrat de code lumineux. Mais en réalité, n'était-ce pas plutôt le contraire qui était vrai, et la ville qui était le code caché sous la carte ? ». Ce passage illustre les vertiges de la ville numérique : non seulement le personnage prend conscience de l’espace de code superposé à l’espace matériel de la ville, mais il en vient même à douter de ce qui est premier, du code ou de la ville. L’image est forte pour un public familier de Matrix et de l’imaginaire du cyberespace, comme peut l’être le lectorat de Gibson. Même lorsque la perspective se rétablit, avec la prise de conscience que la carte représente la ville et non l’inverse, la ville est qualifiée de « code caché », c'est-à-dire qu’elle passe en quelque sorte du côté de l’écriture informatique et de l’immatériel. L’hybridation entre le cyberespace et l’espace urbain physique est telle qu’il est en effet impossible de les distinguer. Ce constat sur l'hybridation entre l'espace virtuel et le monde matériel n'est pas en lui- même nouveau. C'est à peu près ce que racontait l’urbaniste William Mitchell il y a 15 ans (1996), dans son ouvrage City of Bits. Mais la prolifération des techniques numériques rend plus sensible cette hybridation, en particulier avec la multiplication des terminaux mobiles (ordinateurs, tablettes, téléphones, etc.). La progression rapide des appareils mobiles à haut débit et de la couverture des réseaux dont ils dépendent rend en quelque sorte l’espace matériel plus poreux pour le monde virtuel. L’accès au cyberespace devient possible partout. La relative légèreté de l’infrastructure nécessaire permet même à ces techniques de progresser rapidement dans certains pays du sud où le développement de l’internet fixe était limité (Kellerman 2000). La combinaison des terminaux mobiles et de la géolocalisation renforce l’hybridation de l’espace urbain, non seulement en multipliant les points d’accès au virtuel mais aussi en ancrant le virtuel dans la géographie par les applications de navigation, de réalité augmentée, etc.,

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dans lesquelles la localisation de l’utilisateur conditionne l’accès aux données. Le cyberespace de Neuromancien était un double virtuel du globe où, par exemple, la mégalopole nord-américaine apparaissait comme une traînée brillante. Les applications fondées sur la géolocalisation donnent une réalité à ce cyberespace territorialisé. Parallèlement, les terres virtuelles de plus en plus complètes sont un autre double virtuel du monde matériel par lequel tout lieu physique a un double numérique.

16 Ce qu'apporte Gibson, c'est une contribution à la construction d'un imaginaire de cet espace hybride. En remobilisant explicitement l'imaginaire du cyberespace et en le plaquant sur l'espace urbain de Los Angeles, il n'accomplit pas seulement une espèce de retour aux sources (après tout, l'image de la grille du cyberespace était en partie inspirée par la vision d'une cité nocturne), mais il invite aussi le lecteur à modifier son regard sur l'environnement urbain, pour mieux prendre en compte sa partie virtuelle et invisible. Un des motifs récurrents pour représenter le quadrillage de l’espace urbain par le virtuel est celui de la grille. Dans le roman Code Source la « grille GPS » obsède un personnage qui éprouve le besoin de la matérialiser sur le sol dans tous les lieux où il séjourne (Desbois 2011). La grille en général est une des formes fondamentales de l'organisation de l'espace par l'ordre des sociétés humaines (Geyh 2009, p. 63-91). C'est un motif commun à l'espace urbain et au cyberespace. Dans la ville, c'est avant tout la géométrie du tracé des rues, en particulier dans les villes des États-Unis qui sont souvent ancrées sur la trame orthogonale de l'arpentage aligné sur les méridiens et les parallèles. On peut d'ailleurs remarquer que cette façon de conformer l'organisation de l'espace à la géodésie, de soumettre le territoire à l'ordre du calcul et de la mathématique, est déjà en elle-même une intrusion de l'immatériel et de l'abstrait dans l'environnement sensible qui n'est pas sans relation avec la fusion contemporaine du réel et du virtuel. Dans le cyberespace, la grille représente à la fois le réseau maillé des ordinateurs interconnectés et la figuration symbolique de l'ordonnancement des données. Dans un cas comme dans l'autre, le repère cartésien matérialisé ou visualisé est à la fois instrument de repérage de navigation, et symbole d'une mise en ordre. Le GPS, présenté dans le roman comme le dispositif qui surimpose une grille virtuelle sur la totalité de l'espace terrestre, établit en quelque sorte un pont entre le cyberespace et le monde matériel. C'est en cela qu'il participe à une confusion croissante entre l'espace urbain et le cyberespace. Dans l’imaginaire gibsonien, ce déversement du cyberespace sur l’espace urbain est l’occasion de renouveler le thème de la défiance à l’égard de la ville qui est une des tendances de la culture des Etats-Unis (voir l’article d’Alain Musset dans ce même numéro). Cette part invisible de la ville, inaccessible sans le truchement de dispositifs techniques qui transforment le citadin contemporain en cyborg (Berque 2010), cette grille GPS omniprésente où se perdre et se cacher est impossible, l’interconnexion de toutes les machines qui ouvre la voie à une surveillance généralisée, tout cela dessine, sur fond de l’intrigue d’espionnage des romans, le nouveau visage inquiétant de la ville.

17 Le cyberespace est un objet qui illustre bien les relations que peuvent entretenir les œuvres d'imagination et les pratiques scientifiques. En ce qui concerne la géographie, parce que les représentations et les imaginations géographiques sont constitutives, au même titre que les réalités matérielles, de nos façons d'habiter les lieux, l'imaginaire du cyberespace, comme élément de nos imaginaires urbains, doit intégrer notre champ d'études. D'autre part, la fiction, et en particulier la science-fiction, particulièrement portée sur la spéculation, est un mode d'interrogation du réel avec lequel nous devons

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dialoguer. Ce dialogue permet aussi de nous interroger sur ce que nos propres discours peuvent intégrer comme part d'implicite, d'irrationnel, de fantasmatique.

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YOUNGQUIST Paul, Cyberfiction, After the Future, Palgrave Macmillan, Basingstoke, 2010.

NOTES

1. Les premières machines à pièces offrant des jeux vidéo apparaissent au début des années 1970, et Pong, un jeu de raquettes très élémentaire, est le premier à rencontrer un succès auprès du public. 2. Sur la genèse de Tron et certains aspects techniques, voir notamment : https:// www.denofgeek.com/movies/21185/interview-justin-springer-and-steven-lisberger-co- producers-of-tron-legacy (consulté le 18 janvier 2010). Sur les rapports entre cinéma et informatique, voir Graillat (dir.), 2006. 3. Pour 2009, selon l’Entertainment Software Association (organisation professionnelle des éditeurs de jeux vidéo américains), le chiffre d’affaire du jeu vidéo aux Etats-Unis (valeur totale des ventes) a été de 10,5 milliards de dollars, chiffre comparable aux revenus générés par les entrées au cinéma aux Etats-Unis pour la même période. 4. La traduction française renforce cette impression, puisque l’expression « en toute légalité » peut s’interpréter comme une opposition à d’autres hallucinations, éventuellement illégales. Le texte original ne porte pas la même ambiguïté, puis qu’il y est question de « billions of legitimate operators », utilisateurs légitimes opposés aux hackers représentés par Case. 5. Le terme « The Matrix » apparaît déjà dans un épisode de 1976 de la série télévisée britannique Doctor Who (The deadly assassin, parties 2 à 4). Il s’agit d’un univers virtuel simulé électroniquement, sans que l’idée de réseau soit explicitement présente. 6. “evocative and essentially meaningless”, Gibson, 2000. 7. La même logique s’applique au mot Cyberpunk, qui désigne le genre de science-fiction popularisé par Neuromancien. Assez curieusement, le mot « cyberpunk » a une origine indépendante de celle du mot cyberespace. En effet, cyberpunk est le titre d'une nouvelle de Bruce Bethke publiée en 1983, mais qui aurait été écrite, sous ce titre, en 1980 (http:// www.brucebethke.com/articles/re_cp.html, lien vérifié le 13 septembre 2010). 8. Les trois films des frères Wachowski ont donné lieu à une véritable débauche d’études universitaires. Pour l’aspect spatial et plus particulièrement urbain, on ne citera que Nunn, 2004. 9. Simulacron 3 avait déjà fait l’objet d’une adaptation pour la télévision allemande, réalisée en 1973 par Rainer Werner Fassbinder sous le titre Le monde sur le fil.

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10. Il a également fait l’objet d’une édition papier par Martin Dodge et Rob Kitchin, cette version papier étant à son tour proposée sous forme numérique à l’adresse suivante : http:// personalpages.manchester.ac.uk/staff/m.dodge/atlas/Atlas_with_cover_high.pdf (lien vérifié le 13 septembre 2010). 11. Le lecteur qui souhaiterait avoir un panorama des cyber studies peut consulter les anthologies publiées par David Bell. La plus complète, Cybercultures, critical concepts in media and cultural studies (2006), en quatre volumes, est malheureusement assez rare (aucun exemplaire recensé dans le catalogue SUDOC). Son Cybercultures reader (2000, réédité en 2007) offre déjà une riche sélection de textes. Pour une approche spécifiquement géographique et urbaine, voir Graham, 2004, et Crampton, 2010, p. 128-143. 12. Pour un aperçu récent de l’influence de Gibson et du cyberpunk dans la culture contemporaine, voir notamment Vint, 2010. 13. Même aujourd’hui, malgré une oeuvre pourtant riche, une bonne part des études sur Gibson se concentre encore sur Neuromancien (voir Easterbrook, 2010, p. 46). 14. « Il n’y a pas si longtemps, le cyberespace était un lieu extérieur bien défini, que l’on visitait périodiquement, en le scrutant depuis le monde matériel familier. Maintenant le cyberespace s’est retourné comme un gant ; il a colonisé le monde matériel. » Extrait d’un éditorial de William Gibson dans le New York Times, 31 août 2010. http://www.nytimes.com/2010/09/01/opinion/ 01gibson.html (lien vérifié le 18 janvier 2011). 15. Plus exactement, l’action de ses romans est située dans notre monde contemporain. Pour Fredric Jameson (2007, p. 384), le roman Identification des schémas mobilise toujours « l’outillage de représentation de la science-fiction », mais « perfectionné et miniaturisé de multiples manières innovantes et fécondes » afin de restituer « une information plus fiable sur le monde contemporain que le réalisme à bout de souffle (ou le modernisme également épuisé). ». Sur cette conversion de Gibson à la fiction contemporaine, voir également Youngquist (2010), p. 211-212. 16. Entretien accordé au magazine Rolling Stone, novembre 2007 (Rolling Stone, 11/15/2007, n° 1039, p162-162, entretien avec LEONARD Andrew).

RÉSUMÉS

Le mot "cyberespace" est employé tant dans la culture populaire que dans la littérature universitaire plus ou moins comme équivalent d'Internet. Le mot est chargé d'un imaginaire puissant qui trouve son origine dans la science-fiction dont il est issu. On propose d'explorer cet imaginaire depuis sa formation dans la science-fiction jusqu'à la façon dont il imprègne le discours commun sur le virtuel et les réseaux. Le développement d’Internet et la prolifération des techniques numériques a souvent été observé à travers le prisme de l'imaginaire du cyberespace. En raison de la banalisation de l’informatique urbaine, cet imaginaire est aujourd'hui intimement lié à nos conceptions de la ville.

INDEX

Thèmes : Carnets de recherches

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AUTEUR

HENRI DESBOIS Maître de conférences Géographe Université Paris Ouest Nanterre la Défense

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De l’apocalyse à l’infocalypse Villes, fins du monde et science-fiction

Alain Musset

1 En tapant sur Google la formule « Apocalypse 2012 », on obtient 3 240 000 résultats en 0,10 secondes. Cette avalanche de références n’est pas le fruit du hasard. Depuis la publication en 2006 du livre de Daniel Pinchbeck, 2012 : the return of Quetzalcoatl, l’Apocalypse est de nouveau à la mode et la science-fiction s’est vite emparée du thème, comme le prouve le film catastrophe (ou simplement catastrophique) de Roland Emmerich sorti sur les écrans en 2009 et judicieusement intitulé 20121. La question n’est pas de savoir si le calendrier maya prédit bel et bien la fin du monde pour le 21 décembre de cette année fatidique qui correspond à la fin d’un cycle long de 5 126 ans pour les prêtres d’Uxmal et de Chichen-Itzá. Il est en revanche intéressant de noter que l’Apocalypse est, depuis les origines du genre, l’un des thèmes majeurs de la science- fiction. En 1910, à la veille de la première guerre mondiale, J. H. Rosny Aîné avait déjà évoqué La mort de la terre. Après 1945, la menace d’un conflit atomique entre les USA et l’URSS n’a fait que raviver les craintes de voir notre civilisation se détruire elle-même en ne laissant sur la planète qu’un champ de ruines peuplé de miséreux et de mutants.

2 Un article paru en 1953 dans le magazine Mechanix Illustrated peut être considéré comme le point de départ de cette littérature post-apocalyptique qui reflète toutes les peurs de la Guerre Froide. Sous le titre « How Nuclear Radiation Can Change Our Race » (« Comment les radiations atomiques peuvent changer notre espèce »), l’auteur évoquait l’hypothèse d’une guerre entre le bloc soviétique et les nations de l’Ouest – conflit aboutissant à la destruction d’une partie de l’humanité et à l’apparition d’une race de mutants dotés de pouvoirs surnaturels leur permettant d’aider ou d’asservir les survivants : « Ecoute-moi maintenant, Terre ! Je suis le Mutant, l’Homme supérieur ! J’ai été créé par des radiations. Je ne suis pas né de tes entrailles, race humaine, après ta grande et terrible guerre atomique. Oui, je suis une étape après toi, au-delà de toi, et je suis maintenant ton maître, pour le meilleur ou pour le pire. » (Binder, 1953). Ce scénario (avec de multiples variantes) a été utilisé dans de nombreux films et romans comme La cité du grand Juge de A.E. Van Vogt (1957), dans des comics (Judge Dredd), et plus récemment dans la série de jeux vidéos Fall Out : après une monstrueuse guerre nucléaire qui a dévasté le monde civilisé, le joueur doit affronter des Super Mutants aux

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capacités physiques extraordinaires mais à l’intelligence très limitée (leurs capacités ayant été décuplées par l’effet d’un virus redoutable).

3 Au fil du temps, les menaces ont changé mais le châtiment est resté le même pour une humanité qui a déçu son créateur ou trahi la Nature : la fin du monde, ou pour le moins, la fin d’un monde. Le tout est de savoir de quel monde il s’agit. Le géographe plongé dans la réalité contemporaine peut avoir du mal à lire l’avenir incertain de nos sociétés dans des annonces prophétiques ou dans les récits de science-fiction. Mais l’intérêt de travailler sur ces menaces virtuelles est d’en tirer des enseignements sur les dysfonctionnements politiques, économiques et sociétaux qu’elles révèlent dans un monde réel perçu comme toujours plus vulnérable malgré (ou à cause de) son développement technique et technologique. Si le modèle du genre est toujours l’Apocalypse de Saint Jean avec son long cortège de catastrophes naturelles envoyées par Dieu pour punir l’homme de ses péchés, la menace pèse désormais sur les mondes informatiques où nos avatars se projettent dans des espaces dématérialisés – à la merci du premier hacker venu ou d’un virus plus vicieux que les autres.

1. Babylone et l’Apocalypse

4 De fait, l’Apocalypse a toujours fasciné les auteurs de science fiction qui ont puisé dans les écrits de Saint Jean des thèmes et des images durablement enracinés dans notre mémoire collective. Dès 1926, Fritz Lang avait placé son film Metropolis sous le signe de Babel et de Babylone, les deux villes maudites, puisque le maître inflexible de la cité du futur, Joh Fredersen, vit et travaille dans une tour gigantesque baptisée « La nouvelle tour de Babel » qui écrase de toute sa masse les gratte-ciel voisins réduits à de simples maquettes. Pour tenter de redonner du courage aux opprimés qui vivent comme des rats dans les sous-sols de la cité, Maria, la jeune institutrice, n’hésite pas à faire le parallèle entre leur sort et celui des milliers d’ouvriers qui ont bâti la tour légendaire évoquée dans la Bible. Fritz Lang illustre son discours avec une représentation classique de l’immense ziggourat dont les différents niveaux s’enroulent sur eux-mêmes comme un serpent qui tenterait de s’arracher à la terre afin de s’élancer vers le ciel.

5 Mais de Babel à Babylone, la première et la dernière des grandes cités humaines, il n’y a qu’un pas. Alors que la révolte gronde dans les catacombes de la mégalopole et que les ouvriers se préparent à envahir le monde de la surface, différents panneaux destinés aux spectateurs de ce grand film muet annoncent que « L’Apocalypse approche », et que « La mort plane sur la ville. ». La caméra montre alors le jeune Freder assoupi dans un fauteuil. Entre ses mains repose un livre dont le réalisateur va finir par nous dévoiler le titre : l’Apocalypse selon Saint Jean. Cette révélation (sens premier du mot apocalypse), faite au moment où le destin de la ville est en train de basculer, permet de rattacher le récit d’anticipation à ses racines historiques et mythologiques. En utilisant des métaphores bibliques, Fritz Lang veut rappeler à son public que le monde urbain imaginaire qu’il projette sur les écrans de cinéma n’est que reflet des mutations sociales en cours à son époque. Or, ce système est tellement injuste qu’il mérite d’être détruit : « Et il cria de toute sa force : elle est tombée la grande Babylone ; elle est tombée et elle est devenue la demeure des démons, la retraite de tout esprit immonde, et le repaire de tout oiseau impur et haïssable. » (Biblia Sacra Mazarinæa, Apocalypsis, XVIII, 1985 : 1328).

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6 Coruscant, la capitale galactique de la Guerre des Étoiles, apparaît elle aussi comme une nouvelle Babylone dont les titanesques buildings défient le Ciel. Dans le roman tiré du film L’attaque des clones, R. A. Salvatore n’hésite pas à prendre un ton prophétique pour annoncer que le destin de l’orgueilleuse cité ne lui laisse pas d’autre choix que la destruction : « Toutes ces énormes structures qui dominaient la cité, qui faisaient de Coruscant un monument à la gloire des espèces pensantes, paraissaient se transformer en témoignages de folie, de fierté futile luttant contre cette immensité et cette majesté dont aucun mortel ne pouvait s’emparer. Même le vent, dans les parties les plus élevées des structures, prenait un ton différent. Plus sinistre, plus triste, annonçant, en matière de héraut, ce qu’il adviendrait de façon inévitable de cette grande ville et de cette puissante civilisation. » (Salvatore, 2002 : 76). Cette menace latente (pour ne pas dire ce châtiment divin) finit par se concrétiser un demi-siècle plus tard, à la fin du roman Étoile après étoile, quand la ville-planète est anéantie par la flotte de guerre des guerriers Yuuzhan Vong, sous les yeux effarés de la princesse Leia.

7 Cependant, la capitale de la galaxie Star Wars n’est pas la seule ville de science-fiction à subir cette fin tragique. C’est aussi le cas de Trantor dans le cycle de Fondation imaginé par Asimov, ou de Tau Ceti Central dans les Voyages d’Endymion de Dan Simmons. Le même destin funeste pèse sur nos villes réelles (New York, Paris, Los Angeles…), dont la puissance apparente ne peut pas masquer les fragilités, les pathologies ou même les turpitudes, pour reprendre le discours apocalyptique de la Bible qui a si fortement influencé les mentalités anti-citadines du monde anglo-saxon. De fait, la prostituée de Babylone qui apparaît dans le film de Fritz Lang sous la forme d’un robot auquel son créateur maléfique a donné l’apparence de la douce et pure Maria n’est que la métaphore de la grande ville qui concentre tous les maux de la société moderne : « Je vis une femme assise sur une bête de couleur d’écarlate, pleine de noms de blasphèmes, qui avait sept têtes et dix cornes. Cette femme était vêtue de pourpre et d’écarlate ; elle était parée d’or, de pierres précieuses et de perles, et avait à la main un vase d’or plein des abominations et des impuretés de sa fornication. Et sur son front était écrit : mystère ; la grande Babylone, mère des fornications, et des abominations de la terre. » (Biblia Sacra Mazarinæa, Apocalypsis, XVIII, 1985 : 1328).

8 Si l’Apocalypse et les univers post-apocalyptiques comptent parmi les meilleurs piliers de la science-fiction, c’est parce qu’ils symbolisent la peur que nous éprouvons face à un futur impossible à maîtriser qui peut remettre en cause tous nos acquis, toutes nos certitudes. Le texte prophétique de Saint Jean se charge de nous rappeler que nos civilisations, même les plus développées, peuvent disparaître du jour au lendemain. Comme le disait Paul Valéry à la fin de la première guerre mondiale : « Nous autres civilisations savons maintenant que nous sommes mortelles ». La crainte manifestée par les récits de science-fiction ne semble donc pas toujours liée à une cause précise, mais plutôt à la certitude historique qu’aucun empire n’est éternel. Après mille ans de gloire, la Rome des Césars a fini par tomber et son destin tragique a influencé Asimov quand il a écrit l’histoire de Trantor dans le cycle de Fondation : « Moi-même j’ai largement puisé dans l’Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain pour la structure d’ensemble de Fondation » (Asimov, 2004 : 259). La chute de l’empire romain, cette lente Apocalypse qui voit le rêve des Césars emporté par le flot des barbares, est en partie le thème du fantastique roman de Stephen Baxter, Coalescence. L’auteur y évoque de manière réaliste la fin de la présence romaine en Grande-Bretagne, quand les assauts des Pictes et des Saxons ont provoqué la décadence des cités impériales. La jeune

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Regina découvre ainsi la ville de Verlamium, ruinée par la disparition des grandes routes commerciales qui faisaient la force de l’empire : « Dans l’air planait un mélange d’odeurs d’animaux, de cuisine, et une puanteur plus puissante, qui les dominaient toutes : l’odeur des égouts. Ça ne ressemblait pas vraiment à une ville. On aurait plutôt dit un bout de campagne encerclé par le mur. » (Baxter, 2006 : 143).

9 La peur de voir notre monde s’effondrer, malgré toute sa technologie ou peut-être même à cause d’elle, est donc un sentiment à la fois profond et ancien qui nourrit nos imaginaires. À la fin du cycle d’Hypérion, Dan Simmons joue sur ce vieux fantasme en évoquant la destruction du système politique dirigé depuis Tau Ceti Central par les technocrates de l’Hégémonie humaine. Les portails distrans qui permettaient d’accéder instantanément à toutes les planètes de l’univers connu sont brutalement détruits, l’économie galactique s’effondre et tous les mondes anciennement interconnectés se replient sur eux-mêmes. Là encore, le spectre de la chute de l’empire romain flotte sur le récit de science-fiction. Un petit détail toponymique permet cependant à Dan Simmons de relier son récit aux prophéties de la Bible. Alors que tout le système est en train de s’effondrer, on apprend que la richissime éditrice Tyrena Vingree-Feif est enfermée dans son bureau « situé au trente-cinquième étage de la spire Transverse, dans le secteur de Babel de la cité 5 de Tau Ceti central » (Simmons, 1995 : 297). Placée sous le signe de Babel, la capitale galactique n’a que le sort qu’elle mérite et la citation par Simmons d’un poème de Yeats renvoie brutalement le roman à sa première source, l’Apocalypse selon Saint Jean : « Sûrement quelque révélation se prépare ; Sûrement le retour est proche […] Quelle bête brutale à l'heure où le destin l'appelle, Avance lourdement pour naître à Bethléem ? »

2. L’Apocalypse nucléaire, un grand classique de la science-fiction

10 Bien que le récit de Saint Jean de Patmos soit devenu un archétype de la fin du monde, il n’est pas le seul ni le premier mythe relatant la destruction de l’humanité – comme nous le rappelle l’épopée sumérienne de Gilgamesh, composée 2 600 ans avant Jésus- Christ : « Les nuages s’avançaient en menaçant à travers les montagnes et les plaines. Nergal, le dieu de la peste et de la guerre, arracha les piliers du monde. Ninourta, le dieu chasseur et guerrier, fit éclater les barrages du ciel. Les dieux du monde d’en bas, les dieux Anounnaki, enflammèrent la terre tout entière. Les tonnerres du dieu Adad montèrent au plus haut des cieux et transformèrent toute la lumière en ténèbres opaques. La terre immense se brisa comme une jarre. Les tempêtes du sud se déchaînèrent un jour entier. Les flots couvrirent même le sommet des montagnes. Tous les hommes furent massacrés. » (Anonyme).

11 Humanité pécheresse, humanité punie, mais humanité accrochée à la vie comme la moule à son bouchot. Quand s’ouvrira le septième sceau évoqué par Saint Jean, tous les moyens seront bons pour faire table rase d’un monde à l’agonie condamné pour ses turpitudes : pluie de grêle et de feu mêlé de sang ; éruptions volcaniques ; chute d’un gigantesque astéroïde (« une grande étoile, ardente comme un flambeau, tomba du ciel ») ; disparition du soleil, de la lune et des étoiles ; ouverture d’un abîme sans fond d’où s’échapperont des monstres au corps de sauterelle, aux visages humains, plus

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venimeux que des scorpions. Comme tout cela ne suffira pas, Dieu lancera sur le monde deux cent millions de chevaux crachant du feu, de la fumée et du soufre (Biblia Sacra Mazarinæa, 1985 : 1323). Si on ajoute à ces premières taquineries plusieurs tremblements de terre dévastateurs, l’arrivée de la fameuse Bête dotée de sept têtes et de dix cornes, ainsi que les châtiments spécialement réservés aux adorateurs des faux dieux, on comprend pourquoi le septième ange, après un long silence, pourra enfin répandre sa coupe dans l’air en écoutant une voix forte déclarer : « c’est un fait » (factum est).

12 Bien évidemment, cette longue suite de plaies et de calamités ne pouvait qu’inspirer des auteurs de science-fiction en quête d’idées pour imaginer la fin du monde dans un avenir plus ou moins proche. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de constater que les récits d’anticipation apocalyptique ont commencé à se multiplier après la deuxième guerre mondiale, quand nos sociétés modernes ont pris conscience qu’avec l’arme atomique les récits de la Bible pouvaient devenir réalité et que la Bête annoncée par Saint Jean, avec son corps de léopard, ses pieds d’ours et sa gueule de lion, pouvait prendre la forme plus prosaïque d’un missile nucléaire à longue portée. Dès 1914, dans un roman méconnu et difficile à dénicher, The world set free, le génial H. G. Wells avait imaginé que l’on pouvait utiliser l’énergie produite par la décomposition radioactive du radium pour fabriquer des armes monstrueuses – mais il n’était pas allé jusqu’à envisager la destruction complète de l’humanité. Il fallait pour cela que les savants réunis autour du Projet Manhattan réussissent à faire exploser leur premier jouet atomique, ironiquement baptisé Gadget, sur la base aérienne d’Alamogordo, au Nouveau-Mexique.

13 En 1949, l’Union soviétique de Staline s’est dotée à son tour de la bombe A. Cette avancée technologique a définitivement changé l’équilibre des forces dans le monde et rendu possible une confrontation aboutissant à l’anéantissement des deux adversaires ainsi que de leurs alliés. La science-fiction n’a pas tardé à s’engouffrer dans cette brèche, comme le montre le scénario du film Five (Cinq survivants – 1951), de Arch Oboler, que l’on peut considérer comme un des pionniers du genre puisque l’action se passe après l’apocalypse nucléaire, dans un monde ravagé où se retrouvent cinq survivants (dont une femme enceinte) qui incarnent l’avenir du genre humain. La même année, dans City at world’s end (roman publié en français l’année suivante sous le titre : Ville sous globe), Edmond Hamilton imaginait le sort des habitants de la ville américaine de Middletown frappés par une bombe superatomique mille fois plus puissante qu’une bombe atomique normale : « C’est alors que le ciel s’était fendu en deux. Il s’était fendu en deux, et au-dessus de la ville avait jailli une explosion de lumière, si soudaine, si violente, si intense que l’air lui-même avait paru s’embraser d’un seul coup. » (Hamilton, 1952 : 9). Propulsés dans un futur improbable à la suite de ce cataclysme, ils deviennent les derniers habitants d’une planète rendue inhabitable par les radiations et par le refroidissement de son noyau central.

14 Au cours des années 1950-1970, la menace atomique est devenue un des principaux piliers de la littérature de science-fiction, à côté des multiples invasions extraterrestres servant de métaphore au péril communiste. C’est le cas de films comme Day the World Ended (1955), de The Flesh, the World and the Devil (1959), ou de Panic in Year Zero !, sorti sur les écrans en 1962. La bombe est aussi à l’origine du roman de Daniel Galouye Le Monde aveugle (1961), ou de celui de Robert Merle, Malevil (1972). Jimmy Guieu avait quant à lui prévu pour 1981 la quasi disparition de l’espèce humaine dans La mort de la vie et Cité Noé n° 2, romans publiés en 1957 : « Le monde est devenu une immense

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sépulture. Des deux milliards sept cent millions qui la peuplaient nous sommes les uniques survivants. Seuls les deux mille réfugiés de la Cité Noé – dont nous sommes les descendants, aujourd’hui au nombre de neuf mille – ont survécu à la Grande Catastrophe » (Guieu, 1957 : 60). Si les livres de Jimmy Guieu n’ont pas la même force que de ceux de Galouye ou de Merle, ils ont néanmoins le mérite de nous rappeler que le spectre de l’apocalypse, pour toute une génération, s’est incarné dans un holocauste nucléaire sur fond de Guerre Froide, avec en arrière plan les ombres menaçantes d’Hiroshima et de Nagazaki.

15 Dans ce domaine, c’est sans aucun doute le grand classique de Walter M. Miller, A canticle for Leibowitz (1960) qui permet le mieux de faire le lien entre la crainte du jugement final atomique et le récit prophétique de la Bible. L’histoire commence 600 ans après la guerre nucléaire qui a emporté l’ensemble des nations, à la fin du XXeICIsiècle, dans un monde où ce qui reste de la culture et de la science a été plus ou moins bien préservé par des moines qui, depuis des siècles, recopient des mots qu’ils ne comprennent pas toujours. Sous leur plume, les champignons atomiques deviennent des « nuages de colère » qui, comme dans l’Apocalypse de Saint Jean, empoisonnent la terre, détruisent les récoltes et flétrissent les arbres. S’il faut en croire le mythe leibowitzien, des démons étranges appelés « Retombées » ont empoisonné l’air et achevé les survivants frappés de folie dont la peau tuméfiée se couvrait de brûlures inguérissables – comme dans l’Apocalypse de Saint Jean où les tourments infligés aux hommes ayant adoré la Bête rappellent les souffrances endurées en 1945 par les victimes d’Hiroshima et de Nagazaki. Selon le texte de l’Apocalypse, ils seront d’abord « frappés d’une plaie maligne et dangereuse. ». Puis, quand le quatrième ange aura versé sa coupe sous le soleil, « le pouvoir lui fut donné de tourmenter les hommes par l’ardeur du feu ». À la fin, les derniers humains, torturés par leurs plaies purulentes, se tordront par terre de douleur en réclamant la mort et en blasphémant le nom de Dieu – comme dans Un cantique pour Leibowitz où les irradiés sans espoir de guérison sont envoyés dans des camps de Miséricorde pour y être euthanasiés.

16 Désespérés de voir leurs contemporains retomber dans les erreurs du passé et se précipiter à nouveau vers l’abîme, quelques moines sont envoyés dans la colonie lointaine d’Alpha du Centaure à bord d’un lourd vaisseau chargé d’archives et d’enfants – le passé et le futur de l’humanité. Cependant, avant que leur fusée ne s’élance vers le ciel, ils ont le temps de voir la prophétie de Saint Jean s’accomplir à nouveau : « Le visage de Lucifer s’épandit au-dessus du banc de nuages en un immense et hideux champignon, et s’éleva lentement comme un titan qui se serait redressé après des siècles d’emprisonnement au sein de la terre. » (Miller, 1961 : 346).

3. Parmi d’autres fins du monde : la revanche de Gaïa

17 Cependant, en 1989, la chute du mur de Berlin a rendu moins plausible une confrontation directe entre les deux super-puissances. Heureusement, la guerre nucléaire n’est pas la seule solution envisageable pour obtenir la disparition totale et définitive de l’humanité. En fait, s’il faut en croire la science-fiction contemporaine, nos villes et nos sociétés sont désormais plutôt à la merci d’une apocalypse bactériologique, écologique ou climatique.

18 C’est dans les années 1960-1970 que le pessimisme écologique a commencé à alimenter notre crainte du futur, tandis qu’on prenait conscience des dangers qu’une

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industrialisation forcée, une démographie galopante et des modes de développement inégalitaires faisaient courir à l’ensemble de l’humanité. Dès 1947, Ward Moore évoquait le risque représenté par la diffusion anarchique de semences améliorées destinées à accroître le rendement des terres agricoles et de répondre aux besoins alimentaires des pays en voie de développement – tout en enrichissant les sociétés multinationales spécialisées dans l’« agro-business ». Selon Moore, la simple aspersion d’un produit révolutionnaire, le « métamorphosant », permettrait à n’importe quel végétal de se développer sans aucune limite, même sur les sols les plus ingrats, même dans les régions les plus arides. Le scénario est imaginé à l’époque où scientifiques, agronomes et politiciens croyaient encore au miracle de la « Révolution verte ». Comme le dit Joséphine Spencer Francis, l’inventrice de ce produit extraordinaire : « Je veux qu’il n’existe plus, de par le monde, de pays sous-développés ; plus de famines en Inde ou en Chine ; plus de régions désertiques ; plus de guerre, de crises économiques, d’enfants affamés. Voilà pourquoi j’ai créé le Métamorphosant. » (Moore, 1975 : 14). Cependant, dans le roman de Moore, le rêve tourne rapidement au cauchemar. Après un essai réussi sur le maigre gazon d’un jardin de banlieue, plus rien ne peut arrêter la progression d’une marée végétale qui finit par engloutir les uns après les autres tous les continents. Les villes se dépeuplent, les survivants meurent de faim. La civilisation s’effondre sur elle-même, vaincue par une herbe indestructible qui ne permet à aucune autre espèce (animale ou végétale) de se reproduire. Le roman précurseur de Ward Moore est un véritable pamphlet contre les OGM qui menacent la biodiversité de notre planète. Derrière l’entreprise florissante d’Albert Weener, l’homme par qui le malheur arrive, c’est déjà Monsanto qui pointe le bout de son nez.

19 Outre Ward Moore, deux grands classiques se sont chargés de nous rappeler que notre façon d’exploiter les ressources de la planète ne s’inscrit pas dans une perspective de développement durable. C’est d’abord Harry Harrison dont le roman, Soleil vert (Make room ! Make room !), a été magistralement mis en scène au cinéma par Richard Fleischer. L’intrigue se passe en 1999 (soit 33 ans après la date de parution de l’ouvrage), quand la Terre épuisée et surpeuplée ne peut plus alimenter toute sa population. New York compte alors trente-cinq millions d’habitants qui s’entassent partout où ils peuvent trouver un peu de place (d’où le titre original du roman) – tandis que les plus riches vivent dans des résidences fermées, protégées et climatisées. L’accroissement démographique et les excès de la société de consommation ont conduit le monde à sa perte, comme le rappelle le vieux Sol à la petite amie du détective Andrew Rush, avec qui il partage son minuscule appartement de la Vingt- cinquième rue : « Et les rivières, qui les a polluées ? L’eau, qui l’a bue ? Les sols, qui les a détruits ? Que nous reste-t-il ? Des carcasses de voiture, c’est tout. Tout le reste a été utilisé ; il ne nous reste plus que deux milliards de carcasses de voitures. Un jour, nous avons possédé le monde, mais nous l’avons dévoré et brûlé. » (Harrison, 2005 : 487).

20 Même si Soleil vert (le film plus que le roman) a marqué les esprits, c’est avec Le troupeau aveugle (The Sheep look up, 1972) de John Brunner que les lecteurs de science-fiction ont pu toucher du doigt le désastre écologique qui attend nos sociétés capitalistes uniquement préoccupées par le profit immédiat et par la recherche obsessionnelle des biens matériels. Ce livre foisonnant dénonce le mode de vie insoutenable imposé au monde par l’Amérique triomphante des années 1960-1970 : la pollution est devenue ingérable ; l’eau potable commence à manquer ; l’oxygène se fait rare ; les maladies infectieuses se propagent partout ; la Méditerranée est devenue une mer morte ; les pauvres et les marginaux s’entassent dans les centre villes à l’abandon tandis que les

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classes sociales privilégiées s’enferment dans de luxueux lotissements fermés… Seule l’élimination du peuple américain, considéré par Brunner comme le principal responsable de cet énorme gâchis, permettrait peut-être de sauver la planète : « Nous pouvons rétablir l’équilibre écologique de la biosphère et tout le reste – en d’autres termes, nous pouvons nous remettre à vivre selon nos moyens au lieu de tirer sur un découvert que nous ne pouvons rembourser, comme nous l’avons fait au cours des cinquante dernières années – si nous exterminons les deux cent millions de personnes les plus extravagantes et les plus gaspilleuses de notre espèce. » (Brunner, 1975 : 531).

21 Cependant, une étape est franchie quand, au lieu de se contenter de subir et de mourir, la Terre est présentée comme un être plus ou moins conscient qui réagit à une agression extérieure en utilisant tous les moyens qui sont à sa disposition pour se défendre. En reprenant les propositions audacieuses du géophysicien James Lovelock, pour qui notre planète doit être considérée comme un organisme vivant capable d’agir sur son écosystème (l’écosphère), il est possible d’envisager l’éventualité d’une véritable « vengeance de Gaïa » contre les hommes qui l’exploitent, la souillent et la torturent depuis des siècles sans penser à leur propre avenir. C’est la solution choisie par Maxime Chattam dans son thriller d’anticipation, La théorie Gaïa, pour annoncer l’Apocalypse qui nous attend : « Elle, Gaïa, a armé l’homme d’un arsenal évolutif considérable pour qu’il conquière la Terre tout en faisant de lui une bombe à retardement. C’est inscrit dans nos gènes. Pour dominer, nous sommes capables d’une prédation sans précédent. Et celle-ci ne pouvant dormir indéfiniment, elle se réveille, puissance mille, pour nous détruire. » (Chattam , 2008 : 321).

22 Dans La mort de la Terre, plus d’un demi-siècle avant Lovelock, J. H. Rosny Aîné faisait déjà la même hypothèse. À l’époque où se déroule le récit, dans un futur lointain, les derniers survivants de notre espèce sont menacés par la disparition des dernières sources d’alimentation en eau. Pour expliquer leur décadence, ils ont fait de la planète une entité divine, une mère implacable qui cherche à les punir : « Une sorte de religion est née, sans culte, sans rites : la crainte et le respect du minéral. Les derniers Hommes attribuent à la planète une volonté lente et irrésistible. D’abord favorable aux règnes qui naissent d’elle, la terre leur laisse prendre une grande puissance. L’heure mystérieuse où elle les condamne est aussi celle où elle favorise des règnes nouveaux. » (Rosny Aîné, 1958 : 111). Si on met en parallèle le texte de Maxime Chattam et celui de Rosny Aîné, on voit à quel point l’hypothèse Gaïa imprègne les deux récits – pour aboutir à la même conclusion.

23 Cependant, les discours fondés sur l’hypothèse Gaïa se sont surtout multipliés à partir des années 1970, quand les idées de James Lovelock ont commencé à être diffusées au- delà des cercles étroits de la géophysique et de l’écologie universitaire (où elles n’étaient pas toujours bien reçues). En 1972, Philip Wylie publie ainsi La fin du rêve (The End of the Dream), roman qui met en scène la fin du monde en recensant toutes les agressions commises par l’homme sur son milieu naturel : pollution de l’air et des eaux, entassement des déchets solides, utilisation de poisons comme le DDT pour lutter contre les insectes nuisibles, utilisation abusive des sources d’énergie fossiles et recours désespéré à l’énergie atomique… Wylie n’hésite pas à utiliser le terme « d’écosphère » (terme créé par l’écologiste américain Lamont Cole) et à parler de « vengeance titanesque de la nature » pour évoquer l’ensemble des calamités qui ont conduit l’espèce humaine à sa perte.

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24 Dans En approchant de la fin, Andrew Weiner suit directement la ligne tracée par Lovelock pour mettre en scène l’agonie du mode de vie nord-américain qui s’est étendu sur l’ensemble de la planète. Sur fond de guerre atomique, d’émeutes urbaines, de catastrophes climatiques, d’épidémies, de peste et de famine, la chanteuse Martha Nova incarne la résistance écologiste en entonnant ses Chansons gaïennes qui apparaissent comme des prémonitions, des avertissements et même des visions d’un futur apocalyptique. Considérée comme un oiseau de mauvais augure par ses ennemis, elle accepte avec fatalisme de jouer le rôle de Cassandre – celle qui peut voir l’avenir mais qu’on ne croit jamais. Andrew Weiner fait de la Terre un être sensible qui, à cause de nos agissements, se trouve au bord de la dépression nerveuse. À ceux qui ont du mal à accepter cette personnification de la planète, la chanteuse répond : « Mais nous sommes la terre, Robert. Tous, autant que nous sommes, tous les êtres vivants. C’est comme si elle agissait par notre entremise, comme si elle essayait de se purger. » (Weiner, 2000 : 186).

25 De la même manière, dans La cité des permutants, Greg Egan s’insurge contre le fait d’utiliser toujours plus de technologie pour combattre les effets néfastes de la technologie sur l’environnement. Alors qu’Aden propose de laisser la planète se reposer afin de laisser le temps aux écosystèmes de se reconstruire, Maria lui reproche de passer trop de temps dans la réalité virtuelle et de ne pas avoir conscience que, dans le monde réel, on a déjà atteint un point de non-retour : « Tu crois que maman Gaïa va nous pardonner et tout remettre en ordre dès que nous aurons jeté nos méchants ordinateurs et promis d’essayer de réparer la planète nous-mêmes ? » (Egan, 2000 : 99).

26 C’est néanmoins Stephen Baxter qui, dans le tome 3 des Enfants de la destinée, se réclame le plus ouvertement de la théorie Gaïa formulée par James Lovelock. Nous sommes en 2047 et le réchauffement climatique a atteint un point de non-retour. Tous les établissements humains, tous les écosystèmes terrestres, sont menacés par la fonte des glaces et la montée des eaux marines. Pour tenter de comprendre quels sont les mécanismes qui ont conduit à cette situation catastrophique, Baxter fait référence aux idées controversées du géophysicien nord- américain : « Nommé d’après la déesse grecque de la terre, Gaïa était un modèle unifié des systèmes et processus terrestres, depuis le cycle rocheux jusqu’à l’échange gazeux entre l’air et l’océan, en passant par le vaste recyclage de matière et d’énergie qui entretenait la vie, et que la vie entretenait à son tour. » (Baxter, 2008 : 177). Mais à cette hypothèse Gaïa, le romancier de science- fiction en ajoute une autre, l’hypothèse Léthé, dont le nom s’inspire d’un des cinq fleuves de l’Enfer de la Grèce antique. Selon cette théorie, la Terre a commencé à se détruire pour mieux réussir à nous oublier, comme ceux qui ont bu l’eau du Léthé ont à jamais perdu la mémoire de ce que fut leur vie antérieure.

4. L’Apocalypse selon Apple et Microsoft

27 Si même Gaïa – la Terre-mère des anciens Grecs – est en péril, les mondes artificiels et virtuels ne nous mettent pas à l’abri de la fin du monde, bien au contraire. Le fameux bug de l’an 2000 qui a accouché d’un pétard mouillé est l’expression d’une crainte caractéristique de nos sociétés postmodernes, de plus en plus dépendantes des outils électroniques et des univers informatiques pour assurer non seulement leur bien-être mais aussi leur survie. L’imbrication des deux mondes (le réel et le virtuel) a été évoqué au cinéma pour la première fois dans le film de Steven Lisberger, Tron (1982), avant

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d’être amplement développée dans la trilogie Matrix. Hors des salles obscures, c’est aussi un sujet qui a inspiré de nombreux romanciers de science-fiction, non seulement William Gibson (Neuromancien) ou Greg Egan (La Cité des permutants), mais aussi, plus récemment, Jacques Barbieri (Narcose) ou Ludovic Roubaudi (Diabolo Corp.)2.

28 Cependant, le lien entre la science-fiction, les univers virtuels et l’Apocalypse a été opéré de manière particulièrement originale par l’un des pionniers du courant cyberpunk, Neal Stephenson, dans son roman Le samouraï Virtuel (Snowcrasch) où les futurs habitants de Los Angeles, confinés chez eux par peur du monde extérieur, préfèrent vivre de manière désincarnée, sous la forme d’avatars, dans un lieu imaginaire auquel on ne peut accéder que grâce aux ordinateurs : le Métavers. L’un des endroits les plus réputés de cet univers parallèle, irréel et métaphorique est le Boulevard, gigantesque avenue où les informaticiens les plus doués peuvent réaliser leurs plus beaux rêves : « Ils peuvent construire des immeubles, des parcs, placer des panneaux indicateurs et inventer des tas de choses qui n’existent pas dans la Réalité, par exemple d’immenses spectacles de lumière flottant dans le ciel. » (Stephenson, 1996 : 35).

29 De manière paradoxale il n’y a plus que dans ce monde virtuel, dessiné et configuré par les meilleurs hackers de la planète, que l’on peut encore trouver des espaces publics, de véritables lieux de rencontre et de sociabilité. Sur le Boulevard et dans les boutiques, les bars et les boîtes de nuit qui le bordent, se côtoient des millions d’individus qui, sans l’intermédiaire de leurs ordinateurs, n’auraient jamais eu la possibilité de se connaître. Cependant, cette proximité spatiale virtuelle ne parvient pas à effacer la distance sociale qui continue à séparer les visiteurs du Métavers, puisque seuls les plus riches ou les plus doués en systèmes informatiques peuvent arborer des avatars de grande qualité. Les autres doivent acheter des modèles stéréotypés (les Clint pour les hommes et les Brandy pour les femmes) qui ne leur permettent pas de masquer leur faibles capacités techniques ou de tricher sur leur statut économique.

30 Prisonniers de leur addiction, les adeptes du Métavers redoutent plus que tout le grand bug qui détruira l’ensemble des connexions informatiques devenues indispensables à leur vie quotidienne dans le monde réel. Or, cette menace finit par s’incarner dans un virus informatique portant le nom de la ville châtiée par Jéhovah : Babel. Le héros du roman, samouraï dans le Métavers et livreur de pizzas dans la réalité, est obligé de se rendre dans une bibliothèque virtuelle pour essayer de comprendre le message transmis par une hypercarte portant cette mention énigmatique : « Babel (Infocalypse) ». Le daemon bibliothécaire se charge alors de lui apprendre que Babel est le terme sémitique correspondant à la cité de Babylone et que son nom signifie « La Porte de Dieu ». La première et la dernière ville de notre humanité sont ainsi réunies avant l’avènement de la cité ultime, la Jérusalem céleste. La boucle est alors bouclée : l'Apocalypse selon Saint Jean se transforme en infocalypse selon Bill Gates (Stephenson, 1996 : 89).

31 De manière différente, mais dans la même perspective eschatologique, tout le roman de Maurice G. Dantec, Grande Jonction, baigne dans une atmosphère mystico-informatique morbide placée sous le signe de l’Apocalypse, dans un univers contrôlé par les ordinateurs et où les derniers êtres humains libres se réfugient dans des bidonvilles malodorants comme Midnight Oil, Carbon City ou Big Bag Recyclo, et dans des forteresses assiégés par le désert. Pour combattre la Métastructure qui remodèle le monde à son image et qui provoque le déclin de l’humanité, Link doit se glisser dans un

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scaphandre qui lui permettra d’entrer en contact direct avec la conscience de la machine en essayant d’effacer les frontières qui séparent le monde virtuel de la réalité. Dans le jargon des programmateurs, l’opération est simple : « La Chose est l’antiforme d’une entité qui n’existait pas en soi, l’une et l’autre ne parviennent à l’existence que par les ―plates-formes hardware‖ représentées par les humains eux-mêmes. Je veux réactiver le programme antérieur pour qu’il interfère avec la Mutation dévolutive. » (Dantec , 2006 : 634).

32 Aux yeux de Maurice G. Dantec, cet univers infernal où l’homme s’est étroitement uni à la machine en croyant se libérer des contraintes de la nature a provoqué sa chute car il y a perdu son identité et son essence. C’est en ce sens qu’il faut interpréter les multiples allusions à l’Apocalypse qui jalonnent les pages du roman, en particulier celles où, pour la première fois, on voit apparaître de manière métaphorique les quatre cavaliers annoncés par le texte de Saint Jean : « Dites-vous bien que les Quatre bêtes de l’Apocalypse, annoncées par les quatre cavaliers, s’engendrent les uns les autres selon des lois – précisément – diaboliques, faites pour investir le Mal d’une propriété qui lui est par nature interdite. » (Dantec, 2006 : 280). Les quatre cavaliers de Grande Jonction n’ont rien à voir avec ceux de la Bible, dressés chacun sur un animal de couleur différente : blanc, roux, noir et pâle. Ils ont pris une forme moins matérielle et plus difficile à appréhender puisque c’est tout le XXe siècle – c’est-à-dire le moment où a commencé le règne des ordinateurs – qu’il faut considérer comme l’incarnation de la première Bête, celle qui proclame la victoire du Mal sur une humanité coupable.

33 Mais le pire peut arriver quand on découvre que le monde dans lequel on vit n’est pas la réalité mais un univers complètement artificiel dont l’existence dépend d’une simple connexion électrique. Dans ce domaine, Matrix est devenu une œuvre incontournable – mais l’origine du thème est plus ancienne puisqu’on peut la faire remonter au roman de Daniel F. Galouye, Simulacron 3, publié en 1964. Dans cette œuvre visionnaire qui évoque le cyberespace et la réalité virtuelle deux décennies avant le Neuromancien de Gibson, Galouye imagine que des programmateurs ont inventé un monde virtuel entièrement électronique afin de travailler sur le comportement des membres d’une société dans un environnement spécifique : « Nous pouvons simuler électroniquement un milieu social et le peupler de simulacres objectifs, dits unités de réaction. En manipulant l’environnement, en stimulant les unités, nous pouvons estimer leur comportement dans des situations hypothétiques. » (Galouye, 2010 : 16). Comme dans le jeu électronique Sim City qui fera fureur vingt-cinq ans plus tard, le programme informatique ainsi conçu prend en compte toutes les variables permettant de reconstituer un environnement crédible et opérationnel : « Comme notre simulation d’un système social se voulait l’équivalent exact d’une ― communauté‖ autonome, des milliers de circuits principaux devaient être dotés d’un environnement complet, comprenant des détails tels que modes de transport, écoles, associations de jardinage, animaux domestiques, organismes gouvernementaux, entreprises commerciales, parcs et toutes les autres institutions nécessaires à la vie urbaine. » (Galouye, 2010 : 38).

34 Dans ce roman paranoïaque, la notion de réalité est soumise à rude épreuve quand certaines « unités de réaction » finissent par prendre conscience non seulement de leur existence mais aussi de leur appartenance à un monde virtuel. Ce que l’on croit être réel n’est alors plus que la vision subjective d’un environnement donné. C’est ce qui arrive à Douglas Hall, un des concepteurs du Simulacron 3, lorsqu’il se rend compte qu’il n’est lui-même qu’un avatar dans un programme supérieur de simulation : « Je

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repoussai quelques mèches de mon front et regardai autour de moi mon monde factice. Il me hurla en plein visage que le spectacle perçu par mes yeux n’était qu’une illusion subjective simulectronique. » (Galouye, 2010 : 137). Le héros du roman a beau invoquer Descartes et son fameux « cogito, ergo sum » pour se persuader qu’il n’est pas une illusion, il est obligé de conclure que la conscience du monde n’est pas le garant de son existence puisqu’il est possible d’imaginer des choses qui n’existent pas.

35 Pour mettre en place cet univers dont les différents modules sont emboîtés les uns dans les autres, Galouye expérimente un vocabulaire qui sera après lui largement utilisé par ses successeurs : monde simulé, réalité virtuelle, réalité contrefaite, réalité subjective, réalité objective, réalité absolue… Comme l’évocation de ces réalités (virtuelles ou non) pose d’importantes questions concernant la phénoménologie de l’esprit, le statut du réel et la subjectivité du monde, la philosophie lui permet d’argumenter son discours et de justifier son point de vue d’écrivain de science-fiction : « Platon voyait l’ultime réalité exister dans les Idées pures. Pour Aristote, la matière était une non-substance passive sur laquelle la pensée agissait pour produire la réalité. Par essence, cette dernière définition n’était pas si éloignée du concept de la capacité subjective des unités de réaction influençant et étant influencées par leur environnement simulectronique. » (Galouye, 2010 : 162). De fait, les « unités de réaction » programmées dans le cadre du simulacron sont assez semblables aux hommes enchaînés du mythe de la caverne énoncé par Platon dans le livre VII de La République. Obligés de tourner le dos à la lumière depuis leur plus petite enfance, ces captifs ne voient du monde extérieur que des ombres se reflétant sur la paroi qui leur fait face et ne peuvent pas imaginer qu’on puisse accéder à d’autres formes de perception et de représentation de la réalité. Dans l’autre perspective philosophique évoquée par Galouye pour tenter d’identifier et de définir l’essence réelle des choses, Aristote fait interagir trois notions fondamentales, la substance, la forme et le sujet, qui sont au cœur du problème existentiel posé par le Simulacron 3 : « puisqu'il y a des principes et des causes de tous les êtres qui sont dans la nature, principes primordiaux qui font de ces êtres ce qu'ils sont et ce qu'ils deviennent, non point par accident, mais tels que chacun d'eux est dénommé dans son essence, tout ce qui devient et se produit vient à la fois et du sujet et de la forme. » (Aristote, Physique).

36 Si on accepte le postulat de base de Galouye (nous ne sommes peut-être que des simulacres persuadés d’être vivants), la notion de fin du monde prend une nouvelle dimension. En effet, l’infocalypse de Stephenson ne menace a priori que les réseaux informatiques construits à partir et à côté du monde réel, chacun étant conscient du fait que son avatar arpente les couloirs virtuels du Métavers. En revanche, dans le roman de Galouye, il suffirait d’éteindre l’ordinateur pour que l’univers tout entier soit brutalement effacé. Or, la menace existe car, dans la réalité, des manipulateurs surveillent attentivement l’évolution de leurs créatures et sont prêts à interrompre le programme installé s’il ne répond pas à leurs attentes. Cau Nanon, « émigrant-type » de la population virtuelle du Simulacron 3, a ainsi tenté de se suicider parce qu’il était persuadé que le monde allait bientôt disparaître, comme le constate le personnel de surveillance : « Les phénomènes météorologiques inexplicables récents l’ont convaincu que l’Apocalypse était imminente. » (Galouye, 2010 : 85). Mais si Cau Nanon interprète certains phénomènes « naturels » (météores, tempêtes, feux célestes) comme des signes annonciateurs de la fin du monde, Douglas Hall sait que seule une déconnection voulue d’en haut mettra fin à l’expérience de son monde virtuel : « L’Apocalypse, quand

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l’heure viendrait, ne serait pas un phénomène physique ; ce serait un effacement complet des circuits simulectroniques. » (Galouye, 2010 : 162).

Conclusion

37 En explorant des mondes virtuels de plus en plus complexes et de plus en plus imbriqués dans une ou plusieurs réalités, la science-fiction nous rappelle que l’Apocalypse – quelle que soit la forme qu’elle peut prendre – est la conclusion logique du monde, tout comme la mort est l’aboutissement de la vie. C’est pourquoi toutes les œuvres consacrées à ce thème conservent des liens étroits avec la Bible et plus particulièrement avec les cités pécheresses qui ont été punies pour avoir défié le Seigneur : Babel et Babylone, bien sûr, mais aussi Sodome et Gomorrhe. Dans Simulacron 3, comme dans la Metropolis de Fritz Lang, un des bâtiments les plus célèbres de la ville où croit vivre Douglas Hall s’appelle « Tour de Babel Central ». Même dans le monde halluciné, cybernétique et douloureusement câblé du Neuromancien de Gibson, Babylone est toujours là pour annoncer la fin des temps : « Bientôt viendront les derniers jours… Des voix. Des voix criant dans le désert, pour prophétiser la ruine de Babylone… » (Gibson, 2007 : 132).

38 En prenant comme objet et comme outil de recherche les mondes virtuels et la science- fiction, l’étude des nouvelles représentations de l’Apocalypse permet de mieux cerner l’angoisse des sociétés urbaines contemporaines face à un avenir présenté comme de plus en plus inquiétant. De fait, dans cette vision pessimiste du monde qui caractérise le monde occidental, c’est toujours la ville (réelle ou virtuelle) qui incarne le mal, comme l’affirmaient déjà Thoreau et Emerson au début du XIXe siècle pour tenter de rapprocher l’homme de la Nature et de Dieu : « Les villes ne donnent pas assez d’espace aux sens de l’homme. Nous sortons chaque jour et chaque nuit abreuver nos yeux d’horizon car nous avons autant besoin d’amplitude que nous avons besoin d’eau pour notre bain [...] c’est la meilleure part de nous-mêmes qui aime la nature. On l’aime en tant que cité de Dieu, bien que, ou plutôt parce qu’il n’y a aucun citoyen. » (Emerson, 1844).

39 La ville, l’Apocalypse et la science-fiction : un beau terrain d’enquête pour des géographes à la recherche de nouvelles clefs pour comprendre le monde.

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NOTES

1. « Le catastrophisme est à la mode », disait déjà L. V. Thomas en 1986 ! 2. Voir à ce sujet les travaux d’Henri Desbois et Guy Thuillier dans ce numéro des Carnets de géographes.

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RÉSUMÉS

Depuis les origines du genre, l’Apocalypse est l’un des thèmes majeurs de la science-fiction. Après 1945, la menace d’un conflit atomique entre les USA et l’URSS n’a fait que raviver les craintes de voir notre civilisation se détruire elle-même. Au fil du temps, les menaces ont changé mais le châtiment est resté le même pour une humanité qui a déçu son créateur ou trahi la Nature : la fin du monde, ou pour le moins, la fin d’un monde. Derniers refuges de citoyens désincarnés, les espaces virtuels ne sont pas à l’abri de cette Apocalypse puisque les mondes informatiques où se promènent nos avatars sont à la merci du premier hacker venu ou d’un virus plus vicieux que les autres.

INDEX

Thèmes : Carnets de recherches

AUTEUR

ALAIN MUSSET Géographe EHESS, GGH-TERRES

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Battleforge : jeu de stratégie et/ou mimésis d’une société capitaliste ? Eléments pour une ethnographie des univers virtuels

Laurent Tremel

1 Voilà plusieurs années, et ce d’une manière pionnière en France, que nous nous intéressons à la structuration des « univers virtuels » et des logiques sociales qu’ils sous-tendent. Cette démarche, essentiellement empirique, suppose à la fois une bonne connaissance des corpus des jeux vidéo, dont la production structure aujourd’hui en bonne partie ces « mondes » dans lesquels se projettent nos contemporains (notamment les jeunes), et des pratiques des joueurs.

2 On peut en ce sens se référer à deux publications fondatrices de notre approche.

3 La première (Trémel, 1998)1, se proposait de prendre au sérieux les scénarios d’une série de jeux vidéo interactifs produits au milieu des années 1990 – Wing Commander : simulation de combats spatiaux où les protagonistes étaient amenés à détruire une civilisation extra-terrestre belliqueuse. Nous mettions là en évidence le fait que le joueur était confronté à des entités virtuelles (les personnages du scénario) dans un cadre où les actions des avatars, les échanges structurant l’histoire étaient porteurs de références idéologiques, philosophiques, historiques, sociologiques prenant sens en parallèle à l’existence quotidienne du jeune dans la « vraie vie ».

4 La seconde publication (Trémel, 2001b), visait à souligner le caractère composite de l’ensemble « jeux vidéo », regroupant en fait des produits au contenu bien différent, destinés à des publics différenciés en fonction des caractéristiques socioculturelles de référence (âge, sexe, niveau d’étude, milieu socio-culturel d’origine).

5 Ces éléments furent rappelés dans un article aux visées critiques (Trémel, 2003), s’interrogeant sur l’aspect discutable de certains travaux produits alors sur le « champ » des jeux vidéo et concluant par un rappel à propos de l’intérêt d’une ethnographie des mondes virtuels.

6 Depuis lors, nos recherches furent davantage centrées sur l’étude des discours, de plus en plus prégnants, de légitimation des jeux vidéo au sein de nos sociétés. Notamment promus par les producteurs de ces jeux afin de contrer une critique sociale stigmatisant

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ces loisirs pour diverses raisons (médicales, sociales, idéologiques, etc.)2, ces discours peuvent aussi donner lieu à des formes d’instrumentalisation de scientifiques, participant, volontairement3 ou non, au processus.

7 Cet article fait suite à une communication présentée dans le cadre de la journée d’étude « Réalité des espaces virtuels », organisée par l’équipe Réseaux Savoirs et Territoires et l’EHESS4. S’inspirant des travaux mentionnés en préambule il vise à mettre en avant l’importance, sur le plan méthodologique, qu’il y a à réaliser à propos des jeux vidéo et des univers en ligne des études de contenu, des études monographiques.

Préalables

8 Tout comme un roman ou un film, chaque jeu vidéo développe un scénario qui lui est propre, et, en l’occurrence, des logiques de jeu qui lui sont propres. On ne saurait se satisfaire ici d’approches globalisantes assimilant le contenu d’un jeu à un autre sous prétexte qu’ils portent la même dénomination commerciale. De même qu’en ethnographie une tribu d’Amazonie n’est pas comparable à une autre, ou encore qu’une « cité » de la banlieue parisienne ne ressemblera pas aux quartiers nord de Marseille, chaque univers virtuel généré par un jeu vidéo développe une spécificité.

9 Soulignons que l’exploration de ces mondes nécessite du temps. On ne peut guère aujourd’hui analyser un jeu de rôles vidéo ou un jeu en ligne en y ayant passé moins de cent heures… Dans une perspective sociologique, la bonne connaissance de ces univers est également nécessaire pour entamer, lors d’enquêtes pouvant faire suite à l’étude de corpus, le dialogue avec des joueurs qui, sinon, se rendront rapidement compte que leur interlocuteur est incompétent. A la manière d'un ethnographe qui, autrefois, arpentait de lointaines contrées, muni de son carnet de notes, le chercheur doit donc, à notre sens, se donner la peine d’explorer aujourd’hui, par lui-même, ces univers virtuels s’il veut comprendre les faits sociaux qui s’y rapportent. Il convient d’évoquer là les biais résultant du fait que certains universitaires font, systématiquement, appel à des étudiants, en général joueurs, pour se livrer à ces études de terrain, se contentant par la suite d’appliquer un discours théorique – sans doute jugé plus noble – tentant d’expliquer les réalités observées par d’autres.

10 Se pose dès lors la question de l’intérêt et de l’implication personnelle du chercheur dans cette démarche. Bon nombre de jeux vidéo présentant des aspects idéologiquement contestables (sexisme, militarisme, apologie du sport spectacle et de formes de compétition exacerbées, ethnocentrisme, etc.), ou encore pouvant être qualifiés dans une perspective bourdieusienne, à l’instar d’autres « arts moyens » (Bourdieu, 1965), comme relevant du mauvais goût, la tâche n’apparaît-elle pas rebutante pour un universitaire, se revendiquant généralement de goûts et de pratiques culturelles plus légitimes ?

11 Ce n’est sans doute pas un hasard, on constate, outre les biais mentionnés précédemment, que les travaux menés sur les jeux vidéo ont tendance, d’une part, à ne porter que sur les jeux pratiqués sur ordinateur PC5, d’autre part à ne s’intéresser qu’à des produits disons les plus « visibles » du moment, du point de vue de l’universitaire. Aujourd’hui, les quelques études monographiques spécifiquement consacrées à des jeux vidéo concernent principalement le jeu en ligne World of Warcraft6, très pratiqué par les étudiants et les jeunes adultes (et dont on parle donc volontiers en fac), sorte de vitrine de la production vidéoludique, des produits aux possibles dimensions « pédagogiques »

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tels que Sim City7, Les Sims8, des jeux dont le contenu politique interroge le savant – Civilization9 ou Tropico 10 par exemple – ou encore des produits non commerciaux, peu représentatifs de la production, au sein desquels des universitaires, là encore technophiles, vont tenter de débusquer des logiques autres que celles des jeux « commerciaux » pour mieux mettre en valeur les possibilités qui seraient aujourd’hui offertes par les ludiciels11. Tout un pan de la production, notamment des jeux d’action et de sport pratiqués sur consoles, destinés à des enfants et des adolescents, échappent donc à l’investigation scientifique.

12 Les éléments qui vont suivre résultent de notre pratique personnelle du jeu Battleforge (Electronic Arts), régulière d’avril 2009 (moment de la sortie du jeu) à juillet 2010 (où l’on a pu constater une certaine désaffection pour le produit, plusieurs joueurs ayant cessé d’y jouer dans l’attente de la sortie d’une « extension » au jeu se faisant attendre), et de notes prises durant les phases de jeu, ou résultant de la consultation de forums de discussion en ligne. Ce faisant, nous n’évitons pas le premier écueil mentionné : il s’agit là d’un jeu pour PC… Toutefois, le produit est beaucoup plus « banal » que ceux évoqués dans le paragraphe précédent et n’a pas fait l’objet d’autres travaux à ce jour, du moins à notre connaissance. Notons également que l’approche ne prétend pas rendre compte de manière exhaustive de cette expérience. En comparaison d’autres travaux menés antérieurement sur d’autres jeux, il convient enfin, à titre de préalable, de souligner l’importance des interactions survenant là avec les autres joueurs, dans le cadre des parties via les possibilités de chat (l’adversaire peut être un humain avec une psychologie qui lui est propre, entraînant des conséquences en termes de stratégies : le bluff, l’intimidation notamment, impossibles contre une machine).

Une perspective agonistique biaisée

13 Battleforge, jeu vidéo de stratégie en ligne, reposant sur un univers médiéval fantastique, édité par la firme Electronic Arts pourrait être de prime abord qualifié de jeu agonistique au sens défini par Caillois (1958). Au travers d’un système de classement très hiérarchisé, il propose des matchs contre un « environnement », hostile, où il s’agit de combattre diverses créatures générées et gérées par le serveur (mode PVE : player vs Environment) et des matchs contre des joueurs réels (mode PVP : player vs player) débouchant sur un classement Elo12. Les deux modes de jeu sont liés : le PVE permet notamment d’acquérir de l’or et des améliorations de cartes à jouer (upgrades) rendant les armées pouvant être mobilisées par les joueurs plus puissantes.

14 Toutefois, le rapport à l’agôn est ici biaisé par des paramètres d’ordre économique. En effet, si le jeu se présente comme « gratuit » (free2play), il repose en fait sur la possession de cartes – virtuelles – octroyant aux armées que vont constituer les joueurs des capacités de combat inégales. Comme auparavant dans le jeu de cartes (imprimées) à collectionner Magic, ayant eu un grand succès dans les années 1990, la stratégie consiste ici à construire un deck (jeu) performant, composé d’une vingtaine de cartes, permettant de contrer son adversaire dans les diverses situations pouvant survenir en cours de partie.

15 Ainsi, par exemple, si votre adversaire a créé une armée de fantassins, il sera opportun de mettre en jeu une « unité volante » (dragon, elfe céleste) que les fantassins ne pourront pas atteindre, qui pourra les décimer à distance. Pour riposter, l’adversaire devra sortir à son tour de son deck une unité volante, ou utiliser un sort

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(« empoisonnement », « vague gravitationnelle » permettant de clouer une unité volante au sol). C’est ce qui fait l’intérêt du jeu : les joueurs doivent là développer de réelles compétences stratégiques (skills13), s’améliorant avec le temps et la pratique, s’ils veulent progresser au sein des classements proposés. Notons sur ce point, comme témoignages de l’investissement de certains joueurs dans la pratique, la production « d’aides de jeu », par des joueurs de la « communauté », comme par exemple le PVP Guide de Circadia (document de 44 pages, téléchargeable en ligne, décrivant au travers de plusieurs chapitres diverses stratégies) ou encore le Battleforge Timeline Calculator de Fudgz, simulateur en ligne basé sur des paramètres mathématiques.

16 Les cartes sont achetées sur le serveur sous la forme de Battle Forge Points (BFP), les BFP étant vendus par EA avec le ratio suivant : 3000 BFP = 29,99 Euros.

17 Les cartes « communes », distribuées gratuitement lorsque l’on crée un compte free2play ont une faible valeur marchande (de 2 à 5 bpf) et octroient des capacités de combat limitées. Viennent ensuite les cartes « peu communes »/uncommon (pouvant aller jusqu’à 100 bfp), « rares »/rare (de 100 à 600 bfp) et « très rares »/very rare (pouvant atteindre les 2000 bfp pièce, soit 20 euros). S’ajoutent à cela les cartes dites « promo », notamment distribuées aux joueurs ayant testé la version « beta » du jeu début 2009, les plus rares et les plus chères (de 3000 à 5000 pour deux d’entre-elles, permettant de jouer des créatures parmi les plus puissantes). Le « record » atteint pour le prix d’une carte - l’Elfe déchue/Fallen skyelf au moment de son édition fin 2009 - étant de 20000 bfp (200 euros).

18 Bien évidemment, au travers de ces mécanismes, la dimension « commerciale » du jeu est patente. Elle est renforcée par la sortie « d’éditions » de cartes nouvelles – toujours virtuelles – tous les six mois environ, entraînant des modifications dans les stratégies devant être développées par les joueurs (des cartes nouvelles peuvent contrer plus efficacement les anciennes que celles disponibles auparavant) et « invitant à l’achat ». De même, le mode pvp « tome », où il est en pratique plus facile de progresser que dans le classement « commun » nécessite l’achat d’un deck spécifique de 900 bfp (9 euros) – autrefois 1250 bfp – tous les mois.

19 Toutefois, avec de l’expérience, un joueur maîtrisant bien le système d’achat/revente à la « salle des ventes » (auction house) parviendra à réaliser des bénéfices et pourra ainsi se dispenser de l’achat effectif de BFP en argent réel. Sans trop de mal, en une soirée, on peut ainsi « gagner » entre 100 et 500 bfp. De ce fait, plusieurs joueurs expérimentés constituent en quelque sorte des « fortunes » virtuelles dans le cadre du jeu. A titre indicatif, alors que nous ne jouons pas de façon « intensive », en tenant compte de la possession de cartes coûteuses, nos personnages de Battleforge possèdent un total d’environ 30000 bfp14, soit 300 euros, pour une mise de départ d’environ 100 euros. Certains, membres de guildes de joueurs lancent épisodiquement, en se référant pour l’occasion explicitement au vocabulaire boursier, des opérations de market manipulation, mobilisant des volumes de bfp considérables (20000- 30000 bfp pour une opération) afin de déstabiliser le « marché » et de réaliser des profits élevés en une période de temps limitée.

20 Ces éléments donnent lieu en parallèle à toutes sortes de « légendes urbaines » sur les forums, telles que l’évocation d’internautes de pays pauvres employés afin d’amasser des bfp en tentant de les revendre illégalement via des sites pirates (ou au sein même du jeu) ou encore des rumeurs d’activités maffieuses via des trafics de cartes bleues volées servant à alimenter certains sites pirates en bfp… Plus concrètement, il y a

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manifestation d’une économie virtuelle pouvant avoir des implications dans le mode de vie de certains adolescents pratiquant le jeu (revente de bfp à des amis, revente de comptes, etc.).

Des grands et des petits

21 De même, afin de « fidéliser », en quelque sorte, la clientèle, le mode pvp oblige, en fonction de son classement (25 niveaux hiérarchisés, de « Soldat » à « Légende »), à jouer un certain nombre de matchs par semaine sous peine de perdre automatiquement des points Elo, selon le barème suivant : Matches Per Week 1. Top 10 players : 30 2. Top 20 players : 25 3. Top 25 players : 20 4. Top 100 players : 15 5. Top 250 players : 12 6. Top 500 players : 10 7. Top 1000 players : 8 8. Top 2500 players : 7 9. Top 5000 players : 6 10. Top 10000 players : 5 11. Everyone else : 2

22 Un joueur du « top 10 » doit ainsi jouer au minimum 30 matchs par semaine, durant entre 5 et 20 minutes en moyenne (environ 6 heures de jeu) s’il veut conserver son « rang ». Bien sûr, s’il perd quelques matchs (cas le plus probable), il perdra également des points et sera amené à jouer davantage. Des psychologues n’auraient pas de mal à trouver là des mécanismes présentant des aspects « addictifs », résultant de ces mécanismes de jeu.

23 A titre indicatif, précisons sur ce point qu’en juin 2010, le joueur classé premier du classement « pvp » avait joué en un peu plus d’un an (à supposer qu’il ait commencé à jouer au moment de la sortie du jeu) un total de 2595 matchs (2182 victoires, 413 défaites), correspondant à 519 heures de jeu, 22 journées de 24 heures, 65 journées de 8 heures. Quelques mois après la sortie du jeu, en 2009, de nouveaux « grades » étaient apparus pour le mode « pve ». En une semaine, quelques joueurs avaient déjà atteint le grade le plus élevé (« Eternel »), ce qui supposait d’avoir effectué dans ce laps de temps au minimum 141 parties s’étant déroulées sur la carte la plus « rentable » (octroyant environ 17000 points d’expérience en une demi-heure), soit 70 heures de jeu.

24 Le classement des 200 meilleurs joueurs « pvp » est public et actualisé après chaque match, alors que les 10000 joueurs bénéficiant d’un rang Elo peuvent connaître leur position dans le classement et espérer un jour parvenir dans le « top 200 ». Mécanisme récurrent dans les jeux vidéo, on acquière ici potentiellement des « grandeurs ».

25 Battleforge constitue par conséquent également une micro-société virtuelle, avec ses personnages importants - les 10000 joueurs classés évoqués précédemment, le « top 200 », les trois meilleurs, bénéficiant d’une présentation spécifique dans le palmarès -, mais aussi les nouveaux venus ("newbies") et les indésirables. Là, on peut faire état de plusieurs catégories15 : les "noobs" (joueurs maladroits), les « lamers » (joueurs de mode pvp pressés de gagner des matchs et utilisant des tactiques particulièrement agressives, combinées en général à un manque de fairplay), les "scammers" (arnaqueurs cherchant à

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vous abuser via le système d'achat/revente des cartes) et les « hackers » (pirates cherchant à obtenir votre adresse mail et votre mot de passe pour, littéralement parlant, « vider » votre compte…). Sans oublier les « beggars », mendiants encombrant les canaux de chat par des messages où ils réclament un peu d’or et quelques BFP pour pouvoir acheter quelques cartes, ou encore les individus désignés par les initiales AFK « away from keyboard », tellement médiocres que soupçonnés de ne même pas savoir se servir d’un clavier d’ordinateur... Comme on peut le constater, au niveau linguistique, cette micro-société donne lieu à l’usage d’un vocabulaire spécifique, « indigène » pourrait-on même dire, présentant des analogies avec celui utilisé dans les autres jeux en ligne.

26 Notons, en termes de protection du consommateur, la position à notre sens problématique de l’éditeur, complaisante même à l’égard des « scammers »16 (2) et renvoyant les joueurs piratés par des hackers aux termes d’un CLUF17 (3) limitatif où leur responsabilité est engagée dès lors qu’ils divulguent leur données personnelles à des tiers. Devant l’ampleur du phénomène, fin mai 2010, un administrateur d’EA est toutefois intervenu sur le forum officiel du jeu (20.05.2010, 14 :38) en ces termes, invitant à la dénonciation des malfaisants : Skylords, There seems to have been a rise in attempted scamming activity in-game as of late. We would just like to remind everyone that at no stage will anyone from EA ask for your username and password in-game. Additionally, we would advise you to be wary of anyone contacting you in-game with EA, Phenomic, Mod, or Admin in their usernames, we do not have any members of staff using such names. It is quite possibly a scammer trying to take advantage of you. If you come across someone who you believe to be a scammer, please report them using the in-game report function. One way to report a player is to use the following command in chat. * /report So if you wanted to report me you would type * /report Silvanoshi possible scammer Fyi for anyone that thinks it would be funny to report me, don't, it will just take CS away from dealing with real scammers. Have fun and be safe when playing, don't give your account details to anyone ! Silvanoshi

Accepter ces logiques, ou pas ?

27 Au sein de l’entreprise de valorisation de la production vidéoludique à laquelle on assiste actuellement, certains observateurs se plaisent à saluer – quelque soit le jeu – la « capacité d’action » des « acteurs », en mettant en exergue les actes de « résistance » de joueurs conscientisés qui chercheraient au travers de leur pratique à questionner, voire à contester, les logiques développées par les industriels du loisir dans les jeux vidéo. A l’issue de notre analyse de Battleforge, même si nous avons perçu quelques velléités de critique de la part de certains joueurs, cette thèse nous semble sujette à caution. D’une part parce que l’action des joueurs peut se heurter à des blocages informatiques : dans Battleforge, il n’est ainsi pas possible d’utiliser de « mods » (programmes modifiés), sous peine d’exclusion, les concepteurs justifiant cette politique par le fait que les « mods » sont de nature à biaiser l’aspect « compétitif » du jeu, en pouvant amener des possibilités de « triche ». D’autre part parce que les logiques de « contestation » des joueurs, sources d’acquisition de « grandeurs » auprès

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d’autres joueurs peuvent faire partie du « folklore » du jeu et être en quelque sorte instrumentalisées par ses promoteurs. Ainsi, dans Battleforge, si le joueur « novice » est amené à investir de l’argent pour acquérir initialement des cartes, il apparaît que la maîtrise du système de revente à la « salle des ventes » fait partie des compétences que le joueur expérimenté pourra maîtriser, celui-ci pouvant dès lors avoir l’impression d’avoir « dominé », voire « dépassé » la logique marchande à l’origine du jeu, alors qu’il y participe en fait à plein, a minima en consacrant beaucoup de temps à agir sur cette « bourse » et à la rendre ainsi active18.

28 Si la thèse de joueurs de jeux vidéo « résistants » est idéologiquement parlant séduisante, confrontée à une observation de type ethnographique diachronique permettant de mesurer l’ampleur du phénomène, elle devient discutable.

29 Par ailleurs, elle mésestime les logiques d’adhésion de certains joueurs à l’idéologie d’un jeu vidéo, voire des jeux vidéo, telle qu’elle se dessine si l’on prend en compte ceux parmi les plus joués (Fortin, 2004). La plupart des joueurs de Battleforge avec lesquels nous avons pu échanger sur ce thème, ou s’exprimant sur les forums de discussion acceptent la dimension « marchande » du produit, et les logiques de « classement », de compétition, qu’il sous-tend. Exemple significatif, lors d’une partie en mode pve, un joueur arrive avec de fortes velléités de critique à l’égard des joueurs « fortunés » de Battleforge aux decks surpuissants et coûteux. Via le chat, il lance quelques boutades à ce sujet dans le cadre de la phase de préparation de la partie, auxquelles aucun des joueurs expérimentés présents ne répondra. La partie commence : objectivement, le joueur « critique », s’il a pu accumuler quelques succès en pvp du fait de skills ne peut pas « gérer » cette partie en mode expert (le niveau le plus difficile) avec son deck « basique » : sur la portion de la carte qu’il doit défendre, il accumule les difficultés face à des monstres puissants… Ce qui nuit à la progression globale de l’équipe dans le cadre de la partie. Dès lors, il devient à son tour objet de moqueries de la part de joueurs dissimulant mal leur énervement face à cette « perte de temps » et ne manquant pas, alors, de lui rappeler le comportement qu’il avait manifesté au début. Nous suivrons bien entendu l’évolution des decks de ce joueur et force est de constater qu’il procédera dans les jours suivants à quelques achats de cartes afin d’optimiser ses performances. A la limite, un joueur s’interrogeant sur les mécanismes du jeu peut faire figure de « noob » : si on les juge discutables, rien n’empêche de jouer à un autre jeu, il y a en tellement d’autres. Mais il est mal venu de « prendre la tête » de ses partenaires avec cela : ils ont mieux à faire…

30 Les critiques des joueurs à l’égard du produit consistent ainsi le plus souvent à l’opposer à un autre jeu vidéo, en raison d’un « gameplay » présenté comme moins attractif ou d’un investissement financier jugé moins « rentable » en fonction de la qualité des parties. En pratique, les personnes déçues ou mécontentes indiquent ainsi qu’elles cesseront de jouer à Battleforge en privilégiant un autre jeu vidéo, citant fréquemment World of Warcraft comme étant bien plus « puissant » (pour les francophones) ou encore qualifiant ce jeu de « great game » par opposition à l’aspect moins « élaboré » de Battleforge.

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Contribution à une socio-anthropologie des univers virtuels

31 Les études monographiques du type de celle que nous venons de présenter doivent à notre sens se multiplier pour atteindre une « masse critique » destinée à structurer ce champ de recherche sur des bases empiriques. Bien entendu, cela suppose de surmonter les biais évoqués dans la première partie de notre exposé. Il conviendrait notamment que le monde de la recherche redéfinisse de manière ordonnée les priorités sur ce champ, en évitant les « phénomènes de mode » évoqués au début de cet article, privilégiant les analyses sur des « produits phares » de l’industrie vidéoludique que tout le monde cherche à étudier en même temps...

32 On pourrait ainsi, à terme, aboutir à la constitution de bases de données spécialisées, comme cela se produit dans d’autres domaines – nous pensons notamment à la perspective développée par le centre national de la littérature pour la jeunesse – où un travail de recension et d’analyses monographiques accompagnerait la production de notes de synthèse, de notes critiques, destinées aux chercheurs mais aussi à des publics plus vastes (éducateurs, associations de parents ou de consommateurs par exemple). Soulignons en ce sens les biais découlant aujourd’hui du fait que l’essentiel des données disponibles sur les jeux vidéo – que ce soit d’ailleurs les statistiques sur les joueurs ou les présentations de jeux – proviennent des professionnels de ce secteur d’activités et de revues spécialisées à l’indépendance incertaine par rapport au « marché » (importance du financement via la publicité).

33 Outre ses aspects descriptifs, cette approche de Battleforge doit également être replacée dans le cadre de nos précédents travaux sur les jeux de rôles sur table (2001) et les jeux vidéo (2001a, 2009). Ceux-ci ont abouti à la mise en évidence de mécanismes compensateurs via la pratique de ces jeux de simulation. Dans le contexte de crise sociale et économique endémique vécu dans les pays occidentaux depuis le milieu des années 1970 ayant, notamment, abouti à un processus de déqualification des jeunes générations à leur entrée sur le marché du travail, de précarisation, de dépendance économique prolongée par rapport aux parents, ces jeux permettent de se construire en quelque sorte une « vie parallèle » où l’on accumule au quotidien des « grandeurs » via le jeu d’un avatar héroïque. Nous admettons bien volontiers rester sur ce point d’un classicisme absolu, nous référant à Platon (mythe de la caverne), ou encore à Marx (opium du peuple), nous pensons que ces dispositifs présentent un aspect illusoire, voire aliénant, et, pour reprendre une logique toute durkhémienne, que le « corps social » a trouvé là un excellent moyen de gérer une situation de crise par la création d’un palliatif. Nous sommes très réservés quant à la pertinence et au sens de l’engouement pour certaines thèses « post-modernes »19, telles que celle de Wark (2007)20, présentant le « gamespace » comme un lieu potentiellement émancipateur. Selon nous, les préoccupations portant sur l’existence réelle des gens (école, travail, conditions de vie) doivent l’emporter sur les interrogations concernant le virtuel y compris lorsque l’on étudie celui-ci, à moins de penser que les avancées sociales dans le monde d’aujourd’hui ne sont plus possibles et que le scientifique n’a plus aucun rôle à jouer dans ce processus, ou, pour parler comme Wark, qu’il conviendrait désormais de s’en remettre à « Dieu »21…

34 Battleforge est un produit commercial composite savamment construit, empruntant des éléments du jeu de rôles, du jeu de gestion de ressources (lointaines réminiscences avec

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le Monopoly), du jeu de stratégie, du wargame, des échecs et du go (classement Elo), des jeux de cartes à collectionner. Comme nous l’avons souligné, il y est aussi possible d’interagir avec d’autres joueurs via un système de chat. Comme d’autres produits de ce type, il aboutit à la création d’une micro-société virtuelle développant ses propres règles, ses propres usages, devant être appréhendés par l’observateur dans le cadre d’une ethnographie spécifique, à laquelle nous nous sommes employés ici. Au carrefour de plusieurs « économies de la grandeur », pour se référer au concept de Boltanski et Thévenot (1991) mêlant notamment des principes de la cité domestique (newbies/noobs vs joueurs expérimentés), de la cité de l’opinion (opposition des scammers et autres arnaqueurs aux joueurs « respectés ») et de la cité industrielle (mesure des performances omniprésente via le système de classement pvp/pve), Battleforge permet au joueur d’évoluer dans « plusieurs mondes » afin d’y affermir, au bout du compte, une position éminemment sociale.

35 L’approche développée ici pose également une autre question, liée à l’implication du « savant » au sein du dispositif qu’il étudie. Au bout du compte, nous nous situons là dans une perspective proche de celle mise en oeuvre par Becker dans le cadre de son approche des musiciens de jazz22 ou des fumeurs de marijuana. Nous avons éprouvé un réel intérêt, un réel plaisir à jouer à ce jeu et à y interagir avec d’autres internautes, passant peu à peu du statut de « newbie » au statut de joueur confirmé23 au fur et à mesure que nous saisissions les logiques auxquelles nous étions confrontés. Le plaisir découlait notamment de l’aspect stratégique des parties, nécessitant de mettre en œuvre des combinatoires avec les différentes cartes, nous rappelant certains wargames que nous appréciions alors que nous étions plus jeune. En ce sens, conscient de nos « limites », nous reconnaissons bien volontiers que nous ne rencontrerions sans doute pas le même intérêt pour la pratique d’un jeu sur console24… Enfin, on l’a bien compris, si nous avons apprécié ce jeu, nous n’irions pas pour autant en vanter les mérites « pédagogiques »25 et nous ne pouvons cacher les réserves d’ordre idéologique que nous ont aussi inspiré ce périple dans l’univers de Battleforge.

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NOTES

1. « Voyage dans un monde virtuel : you’re the Wing commander », éléments d’une communication présentée lors du Colloque International sur le Jouet, organisé par l’International Toy Research Association (ITRA), Angoulême, 9-14 novembre 1997, repris dans Trémel (1998). 2. On peut se reporter sur ce point à Trémel, Fortin (2009). 3. On remarque ainsi sur ce champ la présence significative de jeunes chercheurs technophiles, souvent joueurs de jeux vidéo par ailleurs, engagés dans un processus de justification de la pratique de ces jeux (passant souvent par la mise en avant de finalités utilitaristes, « pédagogiques » notamment, qu’ils croient déceler dans tel ou tel jeu), nuisant à la distanciation critique. 4. Jeudi 10 Juin 2010, EHESS. 5. Or, la part des jeux vidéo sur PC est minime (environ 15 %) par rapport à celle des jeux sur consoles (60 % pour les consoles de salon, 25 % pour les consoles portables). Pour plus de précision sur ce point, voir Trémel et Fortin, 2009, pp. 22-23. 6. Citons par exemple les travaux de Nicholas Yee, qui fut parmi les premiers à s’intéresser à ce jeu, dès 2006, avant qu’il ne devienne vraiment « à la mode » de l’étudier…

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7. On peut se reporter aux travaux de Ter Minassian et Rufat (2008), et à l’analyse des biais qu’ils véhiculent : voir Trémel, 2010, pp. 349-350. 8. Citons par exemple l’émission Phenomania, consacrée aux Sims, où plusieurs universitaires avaient analysé assez complaisamment ce jeu comme étant un « phénomène de société » (France 5, 27 mai 2005). 9. Voir par exemple les travaux de Fortin et Trémel (2006). 10. Voir les travaux de Shoshana Magnet (2006). 11. Voir notamment les travaux de Manuel Boutet (2010) sur le jeu en ligne Mountyhall. 12. Principe découlant des classements aux Echecs et au Go, extrait de l’encyclopédie en ligne Wikipédia : « Le classement Elo est un système d’évaluation du niveau de capacités relatif d’un joueur d’échecs ou de jeu de go, ou d’autres jeux à deux joueurs. Plus généralement, il peut servir à comparer deux joueurs d’une partie, et est utilisé par de nombreux jeux en ligne. », voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/ Classement_Elo 13. Des joueurs expérimentés décident ainsi parfois de constituer des decks uniquement composés de cartes « communes » upgradées, jouant là sur des combinaisons d’unités et de sorts éprouvées. Lorsqu’ils battent des joueurs possédant des decks plus coûteux, ils s’expriment en général de manière ironique via le chat en mettant en avant l’absence de « skills » de l’adversaire et en l’humiliant (ex. : « thanks for tokens noob without skills ! lol »). Toutefois, avec la sortie des nouvelles éditions, mais aussi parfois l’action des développeurs visant à réduire la puissance (« nerf ») de certaines cartes communes, les possibilités d’être « performant » tout en utilisant des cartes peu coûteuses se réduisent, du moins lorsque l’on vise en pvp des niveaux supérieurs à 16. Notons en ce sens la controverse apparue à l’automne 2009 à propos du « Nomad rush ». Dans la nouvelle édition « Renégat », une carte commune, le Nomade, s’avère particulièrement puissante si elle est bien utilisée. Elle permet une stratégie dite de « rush » visant à éliminer l’adversaire en quelques minutes. Les développeurs proposent de réduire la puissance de la carte, une consultation est organisée auprès des joueurs, 41,92 % des répondants sont pour, 51,31 % contre. Contre l’avis de la « communauté », les développeurs décident de limiter la puissance du Nomade, ce qui donnera lieu à des débats et des contestations, se rapportant notamment à l’aspect « marchand » du jeu (certains joueurs trouvent normal qu’une carte « banale » ait une puissance limitée, ils le réclament même, d’autres pas…). On peut se reporter aux 51 pages de débats à propos du Nomade sur le forum de Battleforge : http://forums.battleforge.com/forum/ showthread.php?t=24372 14. Une limite formelle en « liquidités » est fixée pour chaque joueur à 20000 BFP. Toutefois, rien d’empêche d’avoir plusieurs comptes. Il est même de notoriété publique que des joueurs « reconnus » (membres du top 200 par exemple) peuvent utiliser des comptes secondaires où ils se comportent en scammers, ou encore que des guildes de joueurs créent des comptes uniquement destinés à gérer leurs opérations marchandes, où se connectent par alternance les joueurs désignés tel ou tel jour pour effectuer ces opérations… On peut ainsi voir des avatars de faible niveau mettre en vente simultanément des cartes pour des sommes très importantes en utilisant des pseudonymes connus pour être ceux des guildes (par exemple « Unforgiving » pour la guilde des « Unforgiven »). 15. Ces catégories nous sont apparues au travers de notre pratique du jeu. Elles nous ont semblé efficientes au niveau des usages adoptés par les joueurs et de messages rédigés via les canaux de chat. Dans le cadre d’une étude de type sociologique, il serait nécessaire de croiser cette typologie avec les variables classiquement identifiées comme significatives – âge, sexe, milieu social, niveau de diplôme, profession/profession des parents – pour voir si des corrélations apparaissent. Il nous apparaît ainsi évident que les capitaux culturels et sociaux (niveau d’étude, connaissances en mathématiques, nombres d’amis que l’on peut convaincre de jouer à Battleforge afin de s’entraider, etc.) jouent un rôle déterminant dans les « grandeurs » développées par le joueur au sein du jeu.

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16. Par étourderie, je réponds un jour à une enchère d’un scammer tentant de vendre une carte normale au prix d’une carte « promo ». Bilan de l’opération : perte de 2000 bfp (20 euros). J’envoie une réclamation au service clientèle, dénonçant la manoeuvre du scammer, réponse : « chaque joueur peut tenter de vendre une carte au prix qu’il désire ». 17. Contrat de Licence Utilisateur Final 18. Notons par ailleurs que, dans le produit qu’il éditera postérieurement à Battleforge, Lord of Ultima – jeu de gestion présentant certains aspects d’un wargame – le même studio de développement (Phenomic Game) mettra au point des mécanismes de jeu rendant quasi- obligatoire l’investissement régulier d’argent réel, selon une fréquence hebdomadaire ou mensuelle, afin de permettre une gestion « automatisée » de certains paramètres (nécessitant sinon d’y passer un temps très important) ou encore permettant au joueur d’être plus « réactif » en cas de conflit militaire. On ne peut que constater là la disparition de certains éléments « d’auto-gestion » permis, voire valorisés, dans Battleforge. S’il est difficile de mesurer les « abandons » dans Battleforge et le pourcentage de joueurs « actifs », on peut constater dans Lord of Ultima un fort taux d’abandon en fonction des différentes phases de jeu et de l’accroissement du temps, et de l’ argent ( !), nécessaire à la gestion de son « royaume ». En décembre 2010, dans la phase dite de « end game », décidant à terme de quelle guilde dominerait chacun des « mondes », on peut estimer les joueurs encore actifs à 300 ou 400 par monde, soit environ 5000 pour l’ensemble du jeu. 19. Voire même se revendiquant aujourd’hui du « post-humanisme » (Babin 2004)… Post- humanistes, ces théories le sont assurément… Mêlant futurologie et glose sur le contemporain, on ne se préoccupe ici - si l’on tente de raisonner dans une perspective sociologique - que du mode de vie des classes moyennes et supérieures des pays occidentaux et de celui d’une minorité de la population des pays en voie de développement. Le sort du reste de l’Humanité, dont la principale préoccupation est d’avoir accès à l’eau potable, à la nourriture, à un logement décent, à une école pour ses enfants, à des soins, mais qui ne pourra jamais posséder un ordinateur, n’aura jamais accès à des membres bioniques, ne pourra pas vivre jusqu’à 175 ans ( !) est ignoré. Dans ces « thèses » ethnocentrées, le plus souvent, pas une ligne n’est écrite sur tous ces gens d’un « autre âge », implicitement présentés comme « sous-évolués » et peu dignes d’intérêt de la part de ces brillants penseurs… Cette forme « d’entre soi » présente des aspects insupportables… 20. Nous tenons à remercier ici Stéphane Fauteux (Université du Québec à Montréal) pour ces échanges stimulants à propos des travaux de Wark. 21. Non sans une certaine causticité, Wark compare le game designer d’un jeu vidéo à Dieu… 22. vidéo à Dieu… 22 23. Un de nos personnages fut classé pendant plusieurs semaines dans le « top 100 ». 24. Prépondérance de jeux d’action et de sport pour lesquels nous n’éprouvons aucun intérêt. 25. Il ne s’agit pas là uniquement d’une boutade. La mise en avant d’une dimension « pédagogique » se rapportant à tel ou tel jeu vidéo – appliquée parfois aux plus « improbables », comme des jeux de tir / First Person Shooter… – est aujourd’hui l’un des éléments constitutifs des discours de légitimation se rapportant au domaine (aspects utilitaristes).

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RÉSUMÉS

Battleforge, jeu de stratégie en ligne, plonge ses participants dans un univers de compétition et d’échanges aux dimensions marchandes. Dans cet article, sur la base d’une observation participante, l’auteur analyse les logiques sociales auxquelles sont confrontées les joueurs en tentant de comprendre le sens que ceux-ci accordent à leur participation au jeu. Pour autant, il ne perd pas de vue que les protagonistes ont aussi une existence dans la « vraie vie » et tente de cerner les implications anthropologiques de ces « univers virtuels ». Enfin, il interroge la place du savant dans le cadre d’études de dispositifs de ce type.

INDEX

Thèmes : Carnets de recherches

AUTEUR

LAURENT TREMEL Docteur en sociologie de l’EHESS Chargé de conservation et de recherche au Musée national de l’Education (CNDP, Rouen) [email protected]

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Entre fiction, simulacre et réalité : les avatars de l'espace virtuel

Guy Thuillier

Introduction

1 Avec le développement des technologies numériques, nous voyons peu à peu prendre forme autour de nous quelques vieux fantasmes de la science-fiction, en particulier l'idée de réalité virtuelle. De nouveaux outils informatiques sont capables de nous propulser dans des univers artificiels de plus en plus riches, qui simulent notre réalité, pour travailler ou pour apprendre. Parfois, ces technologies numériques servent à créer de toutes pièces des mondes imaginaires, sans autre finalité que celle du jeu. Ces espaces virtuels ont été surtout analysés sous des angles technologiques, sociologiques ou psychologiques (Genvo, 2009 ; Fortin & Tremel, 2009 ; Fortin, Mora & Tremel, 2006 ; Sussan 2010), philosophiques (Baudrillard, 1991 ; Levy, 1998 ; Virilio, 2010), poétique et narratologiques (Langlet, 2006 ; Genvo, 2006). A ce jour, les espaces virtuels ont donc plus été étudiés pour leur signification sociale et philosophique, ou pour leur fonctionnement diégétique, que pour leurs qualités spatiales intrinsèques. Ces espaces n'ont d'ailleurs que peu retenu l'attention des géographes, pour lesquels ils constituent peut-être une dernière frontière, une terra incognita.

2 Précisons-le d'emblée : si je m'intéresse à ces contrées peu explorées, c'est en tant que géographe, mais aussi en tant qu'auteur de science-fiction, activité qui m'a conduit à imaginer moi-même un univers d'anticipation dans lequel la réalité virtuelle tend à supplanter la vie réelle (Thuillier, 1999). Cette double approche des espaces virtuels, entre géographie et science-fiction, permet en réalité une vision plus riche. En effet, c'est la science-fiction qui a inventé la réalité virtuelle, avant même les premières réalisations concrètes dans ce domaine. Concernant la réalité virtuelle, comme pour d'autres technologies innovantes, la science-fiction a une longueur d'avance sur la science et ses applications technologiques. Si la science-fiction part de la réalité pour élaborer ses univers imaginaires, par des mécanismes d'extrapolation, de projection, d'extension de tendances observables dans le monde réel, il faut noter que bien souvent

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les ingénieurs s'inspirent en retour des visions de la science-fiction pour développer leurs innovations, dans une dialectique permanente entre science et fiction (Bicaïs, 2007). Comme le souligne Henri Desbois (2006 :124) : « avant d'être une métaphore abondamment utilisée par les médias pour désigner plus ou moins tout l'Internet, le cyberespace était d'abord une idée de science-fiction. » C'est pourquoi j'ai choisi, dans ce travail, de m'intéresser non seulement aux embryons d'espaces virtuels existant dans notre réalité (par exemple, les jeux vidéo), mais aussi aux espaces virtuels intrafictionnels, c'est-à- dire les espaces virtuels décrits dans les romans et les films de science-fiction. Il s'agit en quelque sorte d'espaces virtuels au carré, des fictions dans la fiction, enchâssés comme des poupées russes dans des univers fictionnels, littéraires ou cinématographiques.

3 Pierre Levy (1998) nous rappelle justement que virtuel ne s'oppose pas à réel, mais à actuel : Le mot virtuel vient du latin médiéval virtualis, lui-même issu de virtus, force, puissance. Dans la philosophie scolastique, est virtuel ce qui existe en puissance, et non en acte. Le virtuel est ce qui tend à s'actualiser, sans être passé cependant à la concrétisation effective ou formelle. L'arbre est virtuellement présent dans la graine. En toute rigueur philosophique, le virtuel ne s'oppose pas au réel mais à l'actuel : virtualité et actualité sont seulement deux manières d'être différentes (Levy, 1998 :13).

4 Il faut cependant admettre que l'espace virtuel (mais réellement existant) d'un jeu comme Second Life, par exemple, possède un degré d'actualisation supérieur à l'espace virtuel du cyberespace (imaginaire) d'un roman de science-fiction, comme la matrice de Matrix ou de Neuromancien. Mais ces espaces virtuels imaginaires requièrent aussi notre intérêt parce qu'ils entretiennent des liens étroits avec les espaces virtuels réels : les espaces virtuels imaginaires des romans de science- fiction sont en puissance les espaces virtuels réels de demain.

5 Ces précisions conceptuelles et sémantiques nous amènent, dans un second temps, à préciser ce que nous entendons ici par espace virtuel, en particulier par rapport aux espaces de fiction, aux mondes inventés, aux géographies imaginaires. Dans un sens commun, en effet, la frontière est poreuse entre ces termes. Pour nous, les espaces virtuels ne sont pas simplement des mondes imaginaires. Un espace virtuel implique un puissant effet de réel pour son visiteur : on réservera donc ce terme pour des espaces impliquant une immersion totale, une expérience synesthésique globale, obtenue le plus souvent grâce à de puissants outils de simulation numérique et des interfaces élaborées, comme des lunettes dotées d'écrans internes, des capteurs fixés sur le corps ou les mains pour détecter le mouvement - voire une prise directe sur le cerveau, dans certains romans de science-fiction. En général, on se meut dans ces espaces sous la forme d'un avatar numérique, une personnalité virtuelle dont l'aspect et le comportement peuvent être plus ou moins proches de ceux de son propriétaire. Ces caractéristiques distinguent donc ces espaces de simples mondes imaginaires, tels qu'en proposent de nombreuses fictions littéraires ou cinématographiques.

6 Pour autant, l'espace virtuel ne sera pas réduit au simple cyberespace. Si ce terme a été utilisé dans de multiples acceptions, allant jusqu'à parfois englober tout ce qui se rapporte aux réseaux électroniques, on peut, avec Henri Desbois (2006 : 125), en donner une définition spécifique au champ de la science-fiction : « le cyberespace de la science- fiction est un monde virtuel accessible à travers les réseaux électroniques ». Ce cyberespace prend la forme d'une « hallucination consensuelle », selon William Gibson,

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l'écrivain de science-fiction inventeur du néologisme cyberspace. On considérera ici que l'accès à des réseaux électroniques via une interface de connexion n'est pas la seule entrée possible dans des espaces que l'on peut qualifier de virtuels. Une expérience de cinéma en 3D avec écran hémisphérique, par exemple, peut être considérée comme une forme d'immersion dans un espace virtuel, sans appel aux réseaux électroniques.

7 Aujourd'hui, les frontières entre l'imaginaire et le virtuel sont brouillées par le développement des technologies numériques : multiplication des écrans, terminaux numériques portables (smartphones et notebooks), connexion permanente aux réseaux, médias Haute Définition, télévisions 3D à domicile, puissance de calcul en croissance exponentielle, nouvelles interfaces kinesthésiques des consoles de jeu vidéo type Wii ou Kinect, jeux de rôles en ligne massivement multi-joueurs – MMORPG, selon l'acronyme anglais1, etc. On voit que toute l'industrie du loisir numérique tend à offrir des expériences de plus en plus totales, permanentes, englobantes, multi-supports et multimédia, tendant à décliner des univers sous toutes les formes possibles : livres, films (en 3D), jeux vidéos (interactifs), figurines, jeux de plateaux, réseaux sociaux, etc. L'imaginaire est ainsi lentement colonisé par le virtuel ; la fiction se virtualise à grands pas. Le simple langage, le texte, l'écrit, ne suffisent plus à la génération numérique – les digital natives – qui recherchent des expériences de fictions de plus en plus englobantes, persistantes et multidimensionnelles. Un bon exemple nous en est donné par Avatar, blockbuster en 3D de James Cameron adapté en jeu vidéo et supports multiformes (produits dérivés, jouets, etc.) qui envahissent les gondoles des magasins en période de Noël.

8 Nous avons donc choisi une définition « moyenne » pour délimiter les espaces virtuels : il s'agit pour nous d'espaces à la fois plus larges que le seul cyberespace (mondes virtuels numériques en réseau), mais plus réduite que l'ensemble des espaces imaginaires (univers fictionnels produit par la littérature et le cinéma traditionnel). On comprend bien, cependant que les frontières ont tendance à se brouiller entre ces catégories, délimitées de manière un peu artificielle au sein d'une sorte de continuum. Où finit l'imaginaire, où commence le virtuel ? Et au sein des espaces virtuels, quand peut-on parler de cyberespace ? Une réponse plus précise à ces questions implique d'examiner de plus près les espaces virtuels, et de se pencher sur les rapports qu'ils entretiennent avec les autres catégories d'espaces dans lesquels ils sont enchâssés, qu'il s'agisse d'espaces fictionnels ou réels.

9 A quoi ressemblent donc les espaces virtuels ? Comment ont-ils évolué, quelles en sont les grandes figures ? Quels rapports entretiennent-ils avec d'autres dimensions de l'imaginaire : la fiction, la mythologie, le rêve, l'hallucination, le simulacre ? Quel est, enfin, leur rapport avec la réalité ? Notre parcours dans les espaces virtuels, forcément subjectif et sans prétention à l'exhaustivité, se fera à travers une ébauche de typologie. On distinguera ainsi quatre grands types d'espaces virtuels : les métaphysiques, les cyberpunks, les hypergéographiques et les ubiquistes.

Les espaces métaphysiques : fantômes, simulacres et faux-semblants

10 Avant de devenir une réalité concrète, les premiers espaces virtuels ont été inventés dans des récits imaginaires. L'espace virtuel est né dans la fiction, avant de déborder vers la réalité. Avant la révolution numérique, les moyens de l'immersion dans ces

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paléo-espaces virtuels ne sont pas toujours des interfaces informatiques, mais des mécanismes complexes, pas toujours clairement explicités, combinant des hologrammes, des drogues, des outils rituels, voire des marionnettes. Ils sont souvent proches du rêve, de l'hallucination, ou de la transe, qui restent pour l'humanité les premières manifestations balbutiantes d'espaces que l'on peut qualifier de virtuels. Ces récits puisent souvent dans un vieux fond fantastique : l'au-delà, le pays des ombres et des fantômes... L'espace virtuel se loge dans les interstices entre la science et le surnaturel. On retrouve cependant dans ces premiers univers virtuels intrafictionnels les caractéristiques de tout espace virtuel, à savoir l'expérience d'immersion totale, de synesthésie englobante.

11 Dans L'invention de Morel (1940), de l'écrivain argentin Adolfo Bioy Casarès, le savant Morel, qui vit reclus sur une île, a inventé une machine capable de faire revivre, sous forme d'hologrammes, des personnes disparues. Son île est ainsi peuplée de fantômes recréant l'illusion de la vie, mais toute communication avec eux reste impossible, au grand dam du narrateur, amoureux d'une des chimères qui hante l'île. Ce thème du retour des fantômes, des retrouvailles virtuelles avec de chers disparus peut se retrouver dans des fictions bien plus récentes, assimilables au courant cyberpunk. Dans le film Strange Days, de Kathryn Bigelow (1995), sur un scénario de James Cameron, une technologie nommée SQUID permet, via une sorte de casque sophistiqué, d'enregister sur des mini-discs les flux du cortex cérébral et de les reproduire chez une autre personne. Il est ainsi possible de revivre virtuellement des expériences de son propre passé, ou celles d'autres personnes. Le personnage principal, lui-même dealer d'enregistrement érotiques clandestins, est accroc au SQUID qui lui permet de revivre les moments de bonheur passés avec son ex petite amie – jusqu'au jour où il tombe sur un snuff record : l'enregistrement d'un meurtre en direct....

12 Parmi les précurseurs de l'imaginaire dans ce domaine des espaces virtuels, on doit bien sûr mentionner l'écrivain états-unien Philip K. Dick, inventeur de multiples espaces virtuels pré- informatiques, qui sont plutôt des variations sur le thème du simulacre et du faux-semblant, des jeux autour des rapports entre l'illusion et la réalité. Ses deux plus grands romans contiennent ainsi des espaces virtuels qui apparaissent comme des copies du réel, des reproductions un peu dégradées ou au contraire améliorées de la réalité, et qui sont suscitées par des personnages en situation de privation sensorielle. Dans Le Dieu venu du Centaure, (1965) des colons terriens sur Mars mènent des vies précaires et difficiles de pionniers, reclus sur une base étriquée et sinistre, véritable clapier de l'espace. Ils sont encouragés par les autorités, pour tenir le coup, à profiter de moments d'évasion à travers une expérience de type hallucinatoire, entre le trip procuré par une drogue de synthèse (le D-liss dans la traduction française, ou Can-D en VO), le jeu de rôle halluciné, et l'expérience de possession mystique, en se projetant dans des sortes de poupées, Pat et Walt, sortes d'avatars de Ken et Barbie pour adulte. A travers les poupées Pat et Walt, les colons vivent, par procuration, des vies excitantes et dorées... sur Terre.

13 Dans Ubik (1966), un personnage voit la réalité se désagréger peu à peu autour de lui, avant de comprendre qu'il a quitté le monde réel depuis longtemps, et qu'il est prisonnier d'un univers factice, virtuel. En fait, ce personnage est plongé depuis le début du roman, par un attentat, dans un coma halluciné entre la vie et la mort. Il évolue dans une sorte projection mentale collective, co-construite par plusieurs autres

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personnages, allongés comme lui dans des caissons médicalisés qui les maintiennent en vie.

14 Certes, ce thème d'un univers-simulacre, d'un espace virtuel reproduisant une réalité truquée, factice, reconstituée, ou rêvée, n'est pas absolument nouveau, et l'idée vaguement paranoïaque que le monde qui nous entoure puisse être une gigantesque illusion est presque aussi ancienne que la conscience humaine. On peut évoquer la fameuse allégorie de la caverne de Platon (République, livre VII), qui conçoit le monde comme l'image, la projection, comme dans un théâtre d'ombres, d'une réalité supérieure, abstraite, d'un monde des idées qui est le véritable monde actuel, tandis que notre « réalité » n'en est qu'une sorte de projection virtuelle. On ne peut manquer non plus de citer la fameuse hypothèse de Descartes, qui se demande, dans la démarche de doute systématique entreprise dans ses Méditations Métaphysiques, si le monde tel que nous le percevons existe réellement, ou s'il n'est pas une illusion créée pour nous abuser par quelque « mauvais génie »...

15 Si l'idée est ancienne, ses avatars dans les fictions modernes doivent cependant beaucoup à l'influence de Philip K. Dick, qui a su articuler ce thème du monde comme illusion aux langages, aux schémas, aux possibilités de la science-fiction. Depuis P. K. Dick, de nombreuses fictions cinématographiques ont revisité ce thème de la réalité comme simulacre virtuel, qui s'impose souvent à des personnages en posture de privation sensorielle (prisonniers, agonisants, convalescents, fous...), dont on manipule l'esprit. En général, quelque faille dans le système finit toujours par dérégler l'illusion, et ces moments où la réalité dérape, où le spectateur comprend que la réalité diégétique n'est qu'une illusion métadiégétique2, font tout le sel de ce genre de fictions. Parfois l'écroulement total du monde virtuel amène à un moment de dévoilement, parfois le récit reste cantonné dans cette illusion virtuelle, parfois il joue sur la confusion et les aller-retour entre réalité et illusion, entre espaces diégétique et métadiégétique, soulevant inévitablement d'interminables débats entre les spectateurs pour savoir où commence l'un et où finit l'autre. On retrouve une telle structure dans des films comme Brazil de Terry Gilliam (1985), Total Recall de Paul Verhoven (1990)3, Ouvre les yeux d'Alejandro Amenabar (1997), ExistenZ, de David Cronenberg (1999), ou Matrix, des frères Wachowski (1999).

16 Mais si les espaces virtuels des films cités ci-dessus sont des constructions mentales, obtenues par des manipulations, via des technologies sophistiquées, sur la perception, les souvenirs, l'esprit des personnages piégés dans ces simulacres d'univers, certains espaces virtuels fictionnels sont parfois beaucoup plus low tech. On retrouve alors le simple décor de théâtre, peuplé de figurants-acteurs. Dark City, d'Alex Proyas (1998), ou dans un genre plus réaliste, The Truman Show, de Peter Weir (1998), ou encore Good Bye Lénine de Wolfgang Becker (2003) nous montrent des personnages prisonniers d'univers fictifs, reconstitués pour les abuser, et pouvoir les surveiller ou les contrôler, comme des souris dans un labyrinthe. En général, ces espaces virtuels métadiégétiques ne sont autres que la reconstitution de la réalité, qui pour une raison ou pour une autre, se dérobe au personnage. Dans Good Bye Lénine !, la RDA vient de disparaître, mais les proches d'une fervente militante du parti, plongée dans le coma pendant la chute du mur, veulent reconstituer autour d'elle l'illusion que le socialisme existe encore. Dans The Truman Show, Truman, le personnage principal, est à son insu le héros d'une sorte d'émission de télé-réalité qui capte et diffuse sa vie depuis son enfance. Il vit dans une ville artificielle, dont tous les habitants sont des acteurs. Dans Dark City, une ville

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obscure et inquiétante, évoquant les décors des films expressionnistes allemands de l'entre-deux-guerre, s'avère n'être qu'un simulacre de ville, une reconstitution construite par des extra-terrestres qui y mènent des expériences et des observations sur des humains prisonniers et drogués, inconscients de leur propre captivité.

17 Qu'il s'agisse de cyberespaces informatiques ou de décors de théâtre en carton-pâte, ces univers virtuels intrafictionnels ne sont pas seulement l'occasion de jeux intellectuels et narratifs plus ou moins gratuits. Ils résonnent avec les interrogations contemporaines, propres à l'ère de l'information (Castells, 1999) sur la virtualisation du monde, dans une société saturée d'images plus ou moins truquées, régulièrement accusées de déréaliser le monde, voire de le mener à la catastrophe (Virilio, 2010). Dès 1991, Jean Baudrillard ne se demandait-il pas si la guerre du golfe avait vraiment eu lieu ?

Les espaces cyberpunks : les territoires de l'ordinateur

18 Le terme de cyberpunk a été forgé au début des années 80 par la contraction de « cybernétique » et « punk », pour désigner un courant constitué par une poignée d'auteurs de science-fiction, au premier rang desquels William Gibson, et Bruce Sterling (voir l'article d'Henri Desbois dans ce même numéro). Les romans – et plus tard, les films – considérés comme relevant de ce genre décrivent en général des dystopies, univers d'anticipation situés dans un futur proche, présentant souvent certains traits semblables : mégalopoles en déshérence, rongées par les inégalités, la violence et la pollution, livrées au pouvoir de multinationales cupides. Dans ces univers saturés de technologies numériques, les personnages sont souvent des marginaux, plus ou moins rebelles, inspirés par la figure du hacker, du pirate informatique. Une des composantes majeures des romans cyberpunk est bien sûr l'existence à l'intérieur de ces univers diégétiques d'un autre univers métadiégétique sous la forme d'un réseau informatique, plus ou moins évolué, comme la Matrice de Neuromancien (William Gibson, 1984) ou le Métavers du Samouraï virtuel (Neal Stephenson, 1992). C'est naturellement dans ce cyberespace que se déroule une partie des péripéties des romans cyberpunks, qui vont et viennent sans cesse entre les deux niveaux de réalité, diégétique et métadiégétique, et jouent de la confusion entre les deux.

19 Sans rentrer dans le débat sur la dénomination, le périmètre, la pertinence du genre cyberpunk, il est cependant évident que le développement de l'informatique ouvre au début des années 80 un nouveau champ des possibles à l'imaginaire des espaces virtuels. C'est l'époque des premiers jeux vidéo, des premières consoles et ordinateurs personnels, des premiers réseaux informatiques, etc. Ces innovations marquent les esprits, et l'on assiste à une véritable poussée du fantasme autour de ce qui apparaît encore comme un continent inconnu, une page vierge de l'histoire des sciences et des techniques, qui reste à écrire.

20 Dans un premier temps, si l'on considère les espaces virtuels métadiégétiques des productions de cette époque, il semble que l'on puisse, pour qualifier leur contenu, reprendre la célèbre formule de Marshall Mac Luhan (1964) : the medium is the message. Mac Luhan pensait que la forme des média avait une influence plus déterminante sur l'organisation sociale et les rapports sociaux que le contenu véhiculé par ces mêmes médias. En adaptant cette idée à notre propos, on peut constater qu'aux débuts du cyberpunk, la nature et l'organisation du cyberespace métadiégétique est conçu par

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mimétisme du support de ce cyberespace : la machine informatique elle même. Ainsi, les espaces virtuels engendrés par les ordinateurs ressemblent à... des ordinateurs eux- mêmes. Des films comme Tron (1982), ou bien la Matrice de Neuromancien, nous plongent dans un monde abstrait de lignes lumineuses et de blocs géométriques, qui évoque le hardware du système informatique, un labyrinthe de circuits imprimés sur une carte mère, ou encore les interfaces des débuts de l'informatique grand public : graphiques primitifs verdâtres sur l'écran noir des premiers ordinateurs domestiques, façon Apple II ou Atari 1400. L'intéressant, dans le roman de Gibson, qui donne ses lettres de noblesse au cyberpunk par une véritable qualité d'écriture, c'est que les propriétés de l'espace virtuel métadiégétique débordent sur le monde diégétique. L'abstraction, la froideur, la dureté du cyberespace contaminent la dystopie. Le monde diégétique finit par être perçu par les personnages à travers le prisme du virtuel métadiégétique. Ainsi la neige qui tombe sur un paysage urbain est comparée à la neige qui balaie un écran en l'absence de transmission...

21 Curieusement, cette vision d'un espace virtuel de nature informatique, composé de lignes et de blocs abstraits, inspiré de la matérialité de la machine elle-même (hardware), ou de la nature du code informatique qui la régit (software) se retrouve dans le film Matrix, postérieur de 15 ans à Neuromancien. La Matrice, illusion numérique métadiégétique pourtant très perfectionnée, copie presque parfaite du monde diégétique, se trouve représentée sur l'écran des rebelles qui la surveillent de l'extérieur par un défilé de signes verdâtres, évoquant l'écriture japonaise4, mais aussi le code informatique qui modèle la Matrice. Dans Matrix, l' « hallucination consensuelle » qu'est le cyberespace, selon la formule de Gibson, a beau prendre la forme d'une copie hyperréaliste de notre monde, ces colonnes de signes cabalistiques verdâtres nous renvoient à la vraie nature intrinsèque de ce méta-univers, réduit ici à l'architecture invisible qui sous-tend l'illusion, à l'envers du décor : une série de lignes de code informatique.

22 Avec le développement des technologies numériques dans les années 1990, décennie suivant l'apparition du cyberpunk, les espaces virtuels finissent par quitter le territoire des romans de science-fiction pour peupler notre réalité, et même notre quotidien : la fiction devient réalité. Mais les espaces virtuels réels sont quelque peu différents de leurs précurseurs fictionnels. Ils ne sont plus constitués d'obscurs réservoirs de données abstraites, réservés aux initiés ou aux hackers, comme dans les premières fictions cyberpunks, mais s'ouvrent au commun des mortels, sous la forme d'univers ludiques de plus en plus impressionnants et réalistes. C'est l'heure des jeux vidéo en ligne massivement multi-joueurs (MMORPG), comme Second Life ou World of Warcraft, un univers d'héroic fantasy qui revendique pas moins de 12 millions d'utilisateurs à travers le monde. Outre leur interactivité massive, ces univers ont la caractéristique d'être persistants, c'est-à-dire que contrairement à un jeu vidéo classique, qui n'existe que pendant que l'ordinateur ou la console de jeux qui le génère est allumé, ces mondes continuent à croître et à se modifier, même en l'absence d'un joueur donné, qui trouvera donc un univers légèrement différent d'une connexion à l'autre.

23 On peut qualifier ces MMORPG d'espaces virtuels, car si l'immersion n'est pas (encore) aussi englobante et synesthésique que l'avaient imaginé les précurseurs du cyberpunk – on ne se connecte pas à ces jeux via des prises dans la nuque ou des casques bardés d'électrodes, mais via l'écran d'un simple PC – l'effet d'immersion est tout de même suffisamment puissant, en intensité, en durée, en densité, pour provoquer parfois une

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véritable déconnexion de la réalité, au point que les psychologues pointent l'apparition d'une nouvelle pathologie dans les sociétés développées : la cyber-dépendance. Les faits divers sordides liés à des affaires de cyber-dépendance font les choux gras de la presse, qui rapporte régulièrement des cas de joueurs morts d'épuisement devant leur écran, après avoir joué pendant des jours sans s'arrêter, ou de parents qui laissent mourir voire assassinent leurs enfants pour pouvoir assouvir leur passion du jeu5.

24 Cette invasion du réel par le virtuel a aussi inspiré les auteurs de science-fiction : ce thème des joueurs absorbés par les mondes virtuels se retrouve dans des romans comme Inner City de Jean- Marc Ligny (1996), ou Le dixième cercle, de Guy Thuillier (1999).

25 Là encore, le rapport à la réalité est au coeur des débats suscités par ces espaces virtuels, en particulier les jeux en ligne, qui suscitent de plus en plus l'attention des chercheurs (par exemple pour World of Warcraft : Coulombe, 2010 ; ou Genvo, 2009 ; pour Second Life, Cayeux & Guibert, 2007). Le virtuel est perçu (et critiqué) comme une fuite du réel, et rapproché de comportements comme l'addiction aux drogues et autres formes de déviances. Dans une approche plus constructive, l'espace virtuel est appréhendé comme un miroir du réel, une façon de questionner et de tester la valeur de notre modernité. Comment se fait-il qu'il semble parfois plus facile pour les individus de se construire une personnalité ou de trouver des gratifications dans les espaces virtuels, plutôt que de ce côté-ci de l'écran ?

Les espaces hypergéographiques : archétypes, mythes et réminiscences

26 A quoi ressemblent donc ces espaces virtuels aujourd'hui, qu'ils soient réels ou intrafictionnels ? Peut-on en faire une géographie ?

27 D'abord, on peut constater que la boîte à outils des espaces virtuels n'est plus sensiblement différente de celle des mondes imaginaires en général. On retrouve dans les espaces virtuels les mêmes traits que dans les univers de fiction, et plus précisément les univers de science-fiction, qui est le genre démiurgique par excellence. En effet, si la fiction crée essentiellement des personnages et des intrigues, qu'elle situe dans des décors existants, la science-fiction invente aussi les espaces où elle déroule ses récits. Dans ses différents courants, qu'il s'agisse du space- opéra, de la hard-science, de la fantasy, de l'anticipation, du cyberpunk, etc., la science-fiction, ou les « littératures de l'imaginaire », selon une terminologie en vogue aujourd'hui, a en effet la particularité de proposer au lecteur / spectateur non seulement une intrigue, des personnages imaginaires, mais aussi un univers, plus ou moins proche de notre réalité, et c'est cet effet d'étrangeté, de surprise, de découverte, au début de chaque nouveau roman, qui fait tout le sel de ce genre polymorphe (Colson & Ruaud, 2008 ; Labbé & Millet 2001 ; Langlet, 2006).

28 Cette proximité des espaces virtuels et des espaces de la science-fiction étant posée, on peut ensuite constater que ces espaces sont souvent des variations autour de grandes catégories d'espaces imaginaires archétypaux, qui trouvent leurs racines dans la mythologie, mais dont les avatars contemporains sont retravaillés en permanence par la culture de masse, dans la littérature, le cinéma, et désormais le jeu vidéo. Nous proposons pour qualifier la géographie de ces espaces virtuels la notion

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d'hypergéographie. Que signifie ce terme ? On veut par ce néologisme souligner quatre dimensions de ces géographies virtuelles, qu'il faudra expliciter : stylisation archétypique, substrat mythologique, réminiscences interfictionnelles, et contamination du réel. Nous nous servons ici du préfixe hyper- dans ses deux acceptions : le superlatif, car il constitue le procédé principal de la stylisation archétypique ; mais aussi l'idée de référence, de lien – comme dans le terme hypertexte – dont procèdent les trois autres dimensions d'une hypergéographie : références à un substrat mythologique, réminiscences interfictionnelles, et contamination du réel. Par ailleurs, le terme d'hypergéographie évoque la notion d'hyperréalité de Jean Baudrillard (1981), avec laquelle l'hypergéographie a bien quelque rapport, car sa quatrième dimension – la contamination du réel – fait parfois accéder l'hypergéographie à une forme d'hyperréalité, c'est-à-dire une forme de simulacre qui finit par remplacer la réalité elle-même.

29 Pour illustrer ce concept de façon un peu plus concrète, examinons une par une ces quatre dimensions des espaces virtuels hypergéographiques en nous appuyant sur deux exemples concrets : les espaces urbains et les forêts dans la science-fiction.

30 Les espaces urbains de la science-fiction participent d'une stylisation archétypique dans la mesure où ils présentent souvent des variations autour des représentations stéréotypées que nous nous faisons de la ville. Ils expriment, par des processus d'exagération, de concentration, de cristallisation de certains traits spatiaux, des archétypes plus ou moins conscients de nos catégories spatiales, comme l'a montré Alain Musset (2005) pour Coruscant, capitale de l'empire galactique de la saga cinématographique Star Wars (La guerre des Etoiles). Coruscant est une sorte d'hyper New-York, elle-même ville hypermoderne par excellence, par sa verticalité exacerbée. La verticalité, le gigantisme et la monumentalité sont manifestement hypertrophiées à Coruscant, mais il en va de même pour les autres aspects de l'organisme urbain. Les flux, par exemple, sont magnifiés : les autoroutes urbaines ou les grandes avenues des villes nord-américaines deviennent des flux de véhicules volants en trois dimensions, etc. Les archétypes urbains de la science-fiction sont cependant multiples, voire opposés, comme l'ont montré Eglantine Colon et Irène Langlet (2007) en comparant la vision futuriste de Los Angeles à Solotol, une des villes décrites par Iain Banks dans l'Usage des armes, deux villes qui apparaissent comme des modèles antinomiques.

31 Le substrat mythologique est une composante importante des récits de science-fiction, et pas seulement pour la structuration de l'espace, mais pour l'ensemble du récit, incluant la narration et les personnages (Calvet, 2006). Pour revenir à l'exemple des villes, l'imaginaire urbain d'un film comme Blade Runner, censé se dérouler dans une Los Angeles future, évoque par ses foules bigarrées et cosmopolites, son ambiance sensuelle et interlope, et ses grandes pyramides tronquées aux allures de ziggourat, la biblique Babel / Babylone, ville de l'hybris, de la démesure par excellence (voir également l’article d’Alain Musset dans ce numéro des Carnets).

32 La réminiscence interfictionnelle marque à l'évidence de nombreuses villes de science- fiction, c'est-à-dire qu'outre les grands récits mythologiques, ces espaces s'inscrivent dans une série de références à d'autres fictions ayant elles-mêmes contribué à façonner l'archétype spatial : on ne peut pleinement saisir le sens de ces espaces que par rapport à ces fictions antérieures. Coruscant, par exemple, présente quelque parenté avec Trantor, la ville-planète de Fondation, le classique de la Science-Fiction d'Isaac Asimov, mais aussi avec la Métropolis de Fritz Lang.

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33 La contamination du réel traduit le fait que si l'imaginaire urbain de la science-fiction est particulièrement influencé par quelques villes réelles paradigmatiques (Los Angeles, New York, Tokyo) mais aussi par certaines villes mythiques (Babel / Babylone, en particulier), en retour, cet imaginaire urbain « science-fictionnesque » modèle les représentations que se font les habitants et les édiles de leur propre ville, et conditionne les aménagements, les réalisations urbaines et les pratiques de ces acteurs urbains : Comme les ingénieurs de l'Internet avaient souvent pour horizon le cyberespace de la science-fiction, les architectes et les urbanistes semblent fréquemment avoir comme modèle une ville virtuelle. Le cas de Tokyo est à cet égard assez révélateur. On a vu que cette ville était déjà en elle-même un référent important des villes de science-fiction. Mais la science- fiction est aussi une référence explicite pour Tokyo même. (Desbois, 2006 : 136)

34 Un autre bon exemple d'espace hypergéographique nous est donné par la forêt dans la science-fiction. Pierre Jourde (1991) a bien analysé le substrat mythologique, et l'ambivalence fondamentale, des représentations des forêts dans l'oeuvre de J. R. R. Tolkien, l'auteur du Seigneur des Anneaux. La forêt de Mirkwood, où Bilbo est capturé par des araignées géantes, est l'espace obscur de la sauvagerie, de l'animalité, des ténèbres, alors que la forêt des Elfes, la Lothlorien, est un monde lumineux, enchanté, et protecteur, qui évoque la pureté et l'innocence des origines.

35 Quant à la stylisation archétypique, elle joue aussi à plein pour les forêts des univers de la science- fiction, qui sont forcément d'une ancienneté et d'une étendue défiant l'imagination. Ainsi, dans Star Wars (épisode VI : Le retour du Jedi), les scènes de la forêt de la planète Endor, théâtre d'une spectaculaire course-poursuite en moto volantes, ont- elles été filmées en Californie du Nord dans une forêt de séquoias, les plus grands arbres que l'on puisse trouver sur Terre. La forêt d'Endor se présente ainsi comme une futaie aux troncs immenses et droits, archétype de la forêt dans l'imaginaire occidental. Là aussi, cette fiction de la forêt contamine la réalité de la forêt : dans les forêts domaniales de la région parisienne, l'ONF traite les sous-bois plutôt en futaie qu'en taillis, pour complaire aux attentes des visiteurs.

36 Un autre exemple plus récent, qui mérite que l'on s'y attarde tant il synthétise toutes les caractéristiques hypergéographiques de la forêt, est la forêt qui recouvre la planète Pandora, dans le film Avatar, de James Cameron (2009). Cette forêt renvoie elle aussi à des archétypes mythologiques. Elle est d'abord pour les explorateurs terriens égarés la forêt hostile et obscure, inconnue, la forêt des terreurs primitives où rôde la peur du loup, incarné ici par un quadrupède extra-terrestre à la dentition impressionnante : un hyperloup, en quelque sorte. Mais lorsque le personnage principal est initié aux secrets de cette forêt, elle devient pour lui une sorte de jardin d'Eden, avec ses « bons sauvages » : la tribu des Na'vis, des extra-terrestres qui vivent en harmonie avec une nature généreuse et luxuriante, sorte d'humanité avant la chute, blottie autour de son arbre-maison. Cet arbre géant, dont le tronc creux et les branches servent de refuge à la tribu, renvoie lui aussi à de nombreux mythes comme celui de l'Yggdrasill, l'arbre- monde de la mythologie scandinave, qui a par ailleurs inspiré le vaisseau d'Hypérion, célèbre space-opéra de Dan Simmons. Mais cette forêt, quand les Terriens avides viennent la bombarder depuis leurs hyper-hélicoptères de combat pour s'emparer des richesses minières présentes sous le territoire des Na'vis, évoque alors soudain la jungle des guerres états-uniennes du XXe siècle. On retrouve dans ces scènes un topo du film de guerre : le contraste brutal entre l'enfer de la guerre, la mort et la destruction d'une

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part, et un contexte de beauté naturelle paradisiaque d'autre part. Ce thème de l'enfer au paradis imprègne en particulier certains films sur la guerre du Viet-Nam (Apocalypse Now, Francis Ford Coppola, 1979) ou sur la guerre du Pacifique (La ligne rouge, Terrence Malik, 1998).

37 L'exemple de la forêt de Pandora nous montre donc comment fonctionne un espace hypergéographique : une combinaison de représentations aux racines bien ancrées dans l'inconscient collectif, agrégation de substrats mythologiques divers – des histoires de loup-garou puisées dans le folklore populaire à l'Eden biblique –, et une stylisation par exagération des traits, des dimensions, des propriétés de cet espace par rapport à son modèle réel implicite. Ainsi Pandora apparaît comme une sorte d'hyper- Amazonie : plus grande, plus impressionnante, plus belle, mais aussi plus dangereuse, et plus menacée. Outre ces référents, Pandora évoque encore dans l'imaginaire collectif interfictionnel d'autres forêts hyperréelles : la jungle des GI's embourbés au Viet Nam – telle que nous la connaissons par les films de guerre –, ou les forêts luxuriantes des îles du Pacifique. Pandora est donc plus qu'une forêt, une véritable hyperforêt, qui contient d'innombrables autres réminiscences de forêts. Pandora est un espace palimpseste, qui ré-écrit la notion même de forêt par dessus ses versions antérieures et contribue à son tour à façonner l'imaginaire de la forêt tropicale pour le public occidental du début du XXIe siècle. Et cet imaginaire déborde sur la réalité, car Pandora valide le dernier critère d'un espace hypergéographique : la contamination du réel.

38 Ainsi, une ONG a récemment tenté d'utiliser la ressemblance du scénario d'Avatar avec le sort d'une tribu de l'Etat d'Orissa, en Inde, pour attirer l'attention des médias – et de puissants parrains potentiels – sur leur cause : Comme la tribu des Na'vi qui, dans le film, tente désespérément d'empêcher les humains d'exploiter les ressources minières de leur terre sacrée, les Dongria Kondh sont menacés d'expropriation par une compagnie britannique, Vedanta Resources, qui veut exploiter la bauxite de leur montagne. « Le drame d'Avatar - si l'on fait abstraction des lémuriens multicolores, des chevaux à longue trompe et des guerriers androïdes - se joue aujourd'hui sur les collines de Niyamgiri en Orissa », explique Stephen Corry, directeur de l'organisation non gouvernementale (ONG) Survival International, qui défend les peuples indigènes. Lundi 8 février, l'ONG a publié dans Variety, un magazine américain consacré à l'industrie du spectacle, un appel à James Cameron pour venir en aide à la petite tribu de l'est de l'Inde. « Avatar est une fiction... bien réelle. En Inde, la tribu des Dongria Kondh lutte pour défendre sa terre. (...) Nous avons vu votre film. Maintenant, visionnez le nôtre », lui demande l'ONG. (BOUISSOU J., 2010, « En Inde, la tribu des Dongria Kondh vit le scénario du film Avatar », Le Monde, 11 février.)

39 Autre exemple de cette contamination : en février 2010, des militants palestiniens, protestant contre la destruction de plusieurs maisons à Jerusalem-Est, en raison du tracé du mur de séparation construit par Israël, ont manifesté déguisés en Na'vis, assimilant leur sort à celui des indigènes de Pandora6.

40 Avatar est en outre un cas particulier et emblématique d'hypergéographie, qui vient marquer un pas supplémentaire dans la virtualisation de l'imaginaire. En effet, l'univers imaginaire de Pandora, atteint une dimension virtuelle : premier grand film en 3D de l'histoire du cinéma, il a bénéficié d'un budget marketing considérable, qui lui a permis d'être vu par des millions de spectateurs à travers le monde. Le film est en outre d'emblée associé à un jeu vidéo et à de nombreux autres produits dérivés.

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Multisupport, massif, tridimensionnel, interactif : de simple espace imaginaire, décor de cinéma, Avatar accède à un certain niveau de virtualité.

41 Mais ce film va encore plus loin dans la confusion entre l'imaginaire et le virtuel : l'univers de Pandora peut être interprété comme une métaphore de l'espace virtuel. En effet, il s'agit certes d'une planète, et dans le space-opera classique, type Star Wars, des personnages découvrent de nouvelles planètes par le voyage spatial : on retrouve là une dimension du roman d'aventure ou d'exploration classique. Mais dans Avatar, l'expérience du voyage spatial du début du récit est totalement escamotée, l'action se situant d'emblée dans la base de Hell's Gate, camp retranché sur Pandora, coupé du reste de la planète hostile. La seule façon d'accéder à la dangereuse jungle qui entoure le camp, pour les Terriens, reproduit les modalités d'accès dans le cyberespace telles qu'on les représente dans l'imaginaire cyberpunk : immersion dans un caisson fermé, avec un casque bardé d'électrodes, et mise en catalepsie du corps physique, tandis que l'esprit du voyageur immobile se retrouve aux commandes du corps d'un avatar. Mais contrairement au cyberespace, où le terme avatar désigne couramment un double virtuel de l'opérateur, une identité numérique pour se connecter sur les réseaux, forums ou jeux en ligne, dans le film de James Cameron, les avatars sont des êtres de chair, des clones des créatures extra-terrestres qui peuplent la planète, les Na'vis. Et c'est seulement à travers ces corps, adaptés à la vie sur Pandora, et ressemblant à ceux de leurs interlocuteurs Na'vi, que les Terriens peuvent explorer la forêt de Pandora et entrer en contact avec les indigènes.

42 On voit comment, dans Avatar, le voyage vers l'espace inconnu d'une planète étrangère reproduit les modalités habituelles de l'accès à l'espace virtuel, via une interface de type réalité virtuelle. Est- ce si étonnant pour un film qui est conçu comme une expérience quasiment virtuelle, et qui demande au spectateur de porter des lunettes spéciales pour bénéficier de l'effet 3D ? Ce que nous apprend cet exemple, c'est qu'aujourd'hui la figure de l'espace virtuel vient contaminer l'imaginaire tout entier. L'imaginaire est pensé d'emblée comme virtuel : immersion, déconnexion du réel environnant, expérience totale et englobante, persistante... Le virtuel deviendrait-il la norme pour l'expérience de l'imaginaire ?

Les espaces ubiquistes : un réel entre virtuel et actuel

43 Mais la question est peut-être ailleurs. En effet, la réalité elle-même et non plus seulement l'imaginaire, est menacée de virtualisation. La réalité augmentée, l'ubimédia, sont aujourd'hui les nouvelles frontières du virtuel. Les futurologues nous prévoient pour demain un monde saturé d'information. La réalité virtuelle va envahir notre quotidien, en particulier pour jouer, et elle pourrait redéfinir « nos catégories mentales, notre identité, notre société, notre économie. Elle pourrait devenir le média de demain » (Sussan, 2009). Mais même dans le monde réel (au sens de : actuel), nous resterons branchés en permanence. L'informatique, après être devenue domestique via les PC, puis portable et nomade, via les laptops et les smartphones, va se répandre dans la plupart de nos objets quotidiens en poursuivant sa miniaturisation (Greenfield, 2007 ; Beau, 2008). Les nano-biotechnologies vont rendre les objets de notre environnement intelligents et communicants, et démultiplier nos capacités d'information et de communication, via de nouvelles interfaces toujours plus intégrées à nous-mêmes (De Rosnay 2008). A moyen ou long terme, nous attend la post-humanité, où l'homme

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fusionnerait avec la machine pour augmenter ses capacités, et peut-être devenir immortel (Sussan, 2005 ; Kurzweil, 2007).

44 A plus court terme, et de façon plus réaliste, la réalité augmentée permettrait par exemple « plaquer sur le réel un ensemble de données numériques » (Sussan, 2009). Ainsi, un individu évoluant dans une ville inconnue pourrait recevoir en temps réel, en semi-transparence sur des lunettes adaptées, des informations sur son environnement : voir ce qu'il y a à l'intérieur d'un bâtiment, afficher un itinéraire en surimpression sur le paysage urbain pour s'orienter vers une destination, obtenir des renseignements en temps réel sur un interlocuteur, savoir en permanence où se trouvent les membres de son réseau personnel, etc. Une partie de ces possibilités ne relèvent déjà plus de la science-fiction. Avec l'amélioration des systèmes de géolocalisation, des interfaces informatiques (écrans, commandes vocales, tactiles, ou par simple détection de mouvement), de la quantité de données disponibles sur les réseaux informatiques, de moteurs de recherche intelligents et personnalisés capable de trier, sélectionner et utiliser ces informations, le potentiel de la réalité augmentée est considérable. Les implications de cette révolution sont complexes et nombreuses, et viennent questionner les notions même de réalité, de perception, d'environnement, de rapports humains, de connaissance. La réalité sera virtuellement augmentée... ou ne sera pas. Et la distinction entre entre réel, actuel, virtuel et imaginaire, va devenir de plus en plus floue – et peut-être sans importance.

Conclusion

45 On le voit, l'espace virtuel entretient finalement des rapports complexes à la réalité, à l'actuel, à l'imaginaire. Les premiers espaces virtuels réels (hors de la fiction) ont été des simulateurs (de vol, de combat, de conduite, etc.), destinés à reproduire, à reconstituer la réalité, essentiellement dans un but d'entraînement et d'apprentissage. Une branche importante de la science-fiction, de P. K. Dick à Matrix, s'est passionnée pour cette fonction de l'espace virtuel comme simulacre de réalité : dans ces fictions, le monde entier se révèle parfois n'être qu'une illusion virtuelle. La notion de virtuel sert surtout à ces auteurs de prétexte à une réflexion métaphysique, voire mystique. Le titre original de Le Dieu venu du Centaure, de P. K. Dick, est The three stigmatas of Palmer Eldricth : ces « trois stigmates » renvoient bien sûr aux stigmates du Christ crucifié. Dans ce roman, le personnage de Palmer Eldritch parvient à capturer tous les autres personnages dans un univers mental artificiel qui n'est autre qu'une projection de son propre esprit, faisant de lui une sorte de Dieu omnipotent : on saisit par là toute l'ambition métaphysique de ce récit. On peut aussi, selon la formule d'Henri Desbois, voir dans un film comme Matrix comme « le versant populaire et vaguement new age de la critique “baudrillardienne” » (Desbois, 2006 : 133) : l'idée que le monde n'est qu'un simulacre, tant l'image, l'apparence, la communication finissent par supplanter la réalité.

46 L'espace virtuel intraficionnel, avec le cyberpunk, a été associé au début des années 80 à la révolution informatique, au point d'en épouser les formes, et d'apparaître comme un espace géométrique et abstrait, représentation pure des données numériques. Mais avec les progrès de la puissance de calcul, l'espace virtuel a fini par devenir un hyper- espace, un espace bigger than life où tout devient superlatif : les villes, les forêts, les paysages – et les aventures. Aujourd'hui, l'industrie numérique pioche dans la boîte à

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outil des archétypes et des représentations mythologiques pour créer des univers virtuels toujours plus réalistes et attractifs – jeux vidéos, films en 3D – au point d'arracher les jeunes générations aux autres supports de l'imaginaire, plus plats et moins virtuels, notamment le livre, mais peut-être bientôt l'image en 2D. Ces univers ont une telle densité qu'ils finissent par contaminer la réalité : celle-ci en vient à imiter la fiction virtuelle pour mieux s'adresser à notre imaginaire, comme le montrent les récupérations politiques d'Avatar. L'attraction de ces espaces virtuels peut s'avérer si forte que les Cassandre nous mettent en garde contre le risque d'addiction, de détachement de la réalité. Mais c'est pourtant à la réalité que nous ramène ce parcours dans les géographies virtuelles, avec l'émergence de la « réalité augmentée », qui vient fusionner la réalité et son double numérique. Faut-il y voir la revanche du réel, ou au contraire la promesse de sa disparition, par dilution dans une virtualité triomphante ?

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NOTES

1. Massive Multi-Players On-line Role Playing Game 2. Nous empruntons ces termes de diégétique et métadiégétique à la théorie narratologique de Gérard Genette (1972). Est diégétique l'ensemble des éléments d'un récit de fiction – parmi lesquels on peut donc compter l'espace dans lequel se déroule cette fiction. Est métadiégétique ce

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qui se rapporte à un récit dans le récit, une fiction dans la fiction. Un univers virtuel intrafictionnel est donc un univers métadiégétique, inclus dans l'univers diégétique du récit de science-fiction. 3. D'après une nouvelle de P.K. Dick, justement. 4. Cette ressemblance manifeste, selon Henri Desbois (2006 : 133), « le tropisme japonais de la science-fiction actuelle ». 5. Par exemple : « Accros à Internet, des parents laissent mourir de faim leur bébé » (20 minutes, 5 mars 2010, http://www.20minutes.fr/article/389016/Monde-Accros-a-Internet-des-parents- laissent-mourir-de-faim-leur-bebe.php), consulté le 29/12/2010 ; ou encore : « Elle tue son fils pour jouer sur Internet » (i20minutes, 22 décembre 2010, http://i.20min.ch/fr/faits%20divers/ 25415884/Elle-tue-son-fils-pour-jouer-sur-internet ), consulté le 29/12/2010 6. L'épisode est relaté par exemple dans la version anglophone et numérique du grand quotidien israélien Ha'aretz : http://www.haaretz.com/news/in-pictures-palestinian-protesters-dress-as- avatar-s-na-vi-1.263316 (consulté le 2 janvier 2011)

RÉSUMÉS

Cet article se propose d'analyser les caractéristiques géographiques des espaces virtuels, à travers une typologie de ces espaces. Il existe des liens étroits entre les espaces virtuels réels (jeux vidéo, par exemple), et les espaces virtuels fictionnels décrits dans les oeuvres de science- fiction : la science-fiction influe les créateurs d'univers virtuels réels, et inversement les progrès dans ce domaine inspirent les auteurs de science-fiction. On a donc choisi de s'intéresser autant aux espaces virtuels réels qu'aux espaces virtuels fictionnels imaginés dans les récits de science- fiction. L'espace virtuel est ici pris dans un sens plus large que le seul cyberespace, mais plus précis que l'espace imaginaire. Un espace virtuel implique une sensation d'immersion totale et synesthésique, avec un puissant effet de réel : jeux vidéos, simulateurs, films en 3D, univers transmédiatiques... Ces espaces sont classés en quatre catégories, où la notion de virtuel renvoie à des problématiques différentes : on distinguera ainsi les espaces métaphysiques, cyberpunks, hypergéographiques, et ubiquistes. Certains espaces virtuels peuvent être qualifiés d'hypergéographiques car ils réunissent les quatre propriétés suivantes : la stylisation archétypique, le substrat mythologique, la réminiscence interfictionnelle et la contamination du réel.

INDEX

Thèmes : Carnets de recherches

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AUTEUR

GUY THUILLIER Maître de conférences en géographie LISST – Laboratoire Interdisciplinaire Sociétés, Savoirs, Territoires Université de Toulouse II

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Carnets de recherches

Varia

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Déségrégation socio-religieuse d'une ville dans l'immédiat après- guerre Jaffna, Sri Lanka

Delon Madavan

Introduction

1 La segmentation des sociétés à travers le monde et la volonté de vivre entre soi ont conduit les chercheurs à développer la notion de ségrégation afin de rendre compte des inégalités socio-spatiales qui peuvent exister dans les espaces urbains. Cette ségrégation, qui inclut autant les espaces résidentiels, que les espaces productifs ou les espaces de rencontres, s’est opérée sur des bases économiques, ethniques, religieuses ou encore raciales. Néanmoins, quelque soit le facteur segmentaire sur lequel repose la ségrégation, « les inégalités sont d’une certaine manière absorbées et ne génèrent pas de remise en cause de l’ensemble » (Navez- Bouchanine, 2001). Ainsi les différenciations ou les partitions urbaines n’entraînent pas de rupture ou d’autonomie des communautés ségréguées. Cette distribution hétérogène et hiérarchisée de la population ne remet pas en cause les normes et les valeurs de la société qui, selon les situations, peuvent être intériorisées par la force. Cette imposition crée des modes d’organisation socio-économique et des modes de prises en charge qui démontrent la force unitaire d’un système cohérent.

2 On peut s’interroger sur le devenir des villes qui sortent d’une guerre et dont les communautés ont cessé de vivre ensemble à cause du conflit armé. Le cessez-le-feu de 2002 entre l’Etat sri lankais et le mouvement séparatiste des Tigres de la Libération du Tamoul (LTTE)1 a été l’occasion d’étudier le cas de la ville de Jaffna à Sri Lanka qui sortait de quatorze années de conflits armés (1987-2001). Cette cité, qui est la capitale de la province nord, présente la particularité d’être dans la seule région de l’île où la communauté tamoule représente plus de 80 % de la population et où la pratique de l’hindouisme est majoritaire (cf. Figure 1). A ce titre, les logiques de peuplement de

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la ville sont influencées, comme en Inde (Landy, 2002), par le poids des segmentations dues à l’appartenance de caste2 et de religion.

3 Dans le même temps, le facteur politique a joué un rôle important sur la géographie de la population de cette ville qui a été l’un des principaux théâtres de la guerre (Hoole et al., 1990 ; Madavan, 2007). En effet, comme dans les autres villes touchées par la guerre (Rosière, 2007, Hasbullah, 2001 ; Tratnjek, 2006), le conflit armé a été à l’origine d’une « modification coercitive du peuplement3 » avec le déplacement forcé de dizaines de milliers de personnes dans l’île et à l’étranger. La ville, qui comptait 118 215 habitants lors du dernier recensement officiel de 19814, a vu sa population fuir le front. Ainsi, en 1995, suite à l’assaut de l’armée sri lankaise, la quasi-totalité des habitants a déserté la ville et tenté de suivre les rebelles dans les « jungles » de Wanni. Le cessez-le-feu conclu en 2002 entre les belligérants a permis à de nombreux déplacés de regagner Jaffna, qui abritait, quelques mois après l’arrêt des combats, 78 331 habitants selon le recensement 2002 de la population des Divisional Secretaries (D. S.) de Jaffna et Nallur.

4 Par leur attitude et leurs prises de position, les Tigres ont aussi contribué à transformer la société traditionnelle de Jaffna. Le poids du système hiérarchique des castes et celui des communautés religieuses, qui conditionnent partiellement le choix du conjoint, les réseaux sociaux des individus, les valeurs et les interdits de société, ont été remis en cause suite au conflit. En effet, dans le souci de fédérer tous les Tamouls autour de leur mouvement, les dirigeants du LTTE ont mis en avant la nécessité d’être unis contre l’oppresseur cingalais. Dès lors, les cadres du mouvement séparatiste, Prabhakaran5 en tête, se sont déclarés ouvertement hostiles au système de castes et ont affirmé vouloir tout faire pour l’éradiquer. Cette prise de position a attiré une certaine sympathie en faveur du mouvement paramilitaire chez les basses castes, alors que beaucoup de vellalar6 ont vu dans cette tentative une manière d’affaiblir leur influence dans la société jaffnaise. Dans les zones sous son contrôle (cf. Figure 2), le LTTE a aboli par autorité toute distinction de castes et en a fait un sujet tabou pour l’ensemble de la communauté tamoule de l’île. Le mouvement séparatiste a contribué, grâce à son autorité et à la peur qu’il a inspiré à la population, à faire disparaître les marques d’humiliations qui existaient encore dans les années 1980 (Pfaffenberger, 1982).

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Figure 1 : La répartition des communautés à Sri Lanka.

Source : Meyer (2001).

Figure 2 : Situation géopolitique de Sri Lanka (2000).

Source : Meyer (2001). Conception-réalisation : auteur.

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5 Dans le même temps, les Tigres ont refusé toute distinction religieuse qui aurait risqué de singulariser et d’éloigner du mouvement les fidèles de tel ou tel groupe confessionnel. Le LTTE a tout de même dû faire face à la volonté des Musulmans7 d’affirmer qu’ils étaient une communauté à part entière et qu’ils devaient avoir leurs propres représentants. Face à l'hostilité des musulmans de la province orientale à l'encontre de la création d'un Etat tamoul indépendant, le LTTE a accusé les membres de cette communauté minoritaire dans le Nord d’être des informateurs de l’armée. En octobre 1990, les Tigres ont ordonné aux 75 000 Musulmans habitant la province septentrionale de la quitter. Le mouvement séparatiste a voulu ainsi renforcer le caractère mono-ethnique de la province. Le choix d’expulser une population qui vivait depuis des générations à Jaffna a provoqué un grave traumatisme. Ces Musulmans tamoulophones qui, dans leur grande majorité, ne parlaient pas le cingalais et considéraient Jaffna comme leur mère-patrie, ont été contraints de tout abandonner du jour au lendemain, la majorité tamoule n’osant pas manifester son désaccord par peur de représailles des militants du LTTE. Le principal mouvement séparatiste tamoul a donc profondément bouleversé la société de Jaffna. Les Tigres ont usé de toute leur autorité pour venir à bout du système de castes, mais ils ont aussi mis à mal l’idéal de tolérance religieuse qui a longtemps caractérisé la ville.

6 En interrogeant l’évolution de la société par une approche spatiale, nous verrons dans quelle mesure les quinze années de guerre et l’arrêt des combats ont été ou non à l’origine d’une transformation du caractère ségrégué de la ville.

7 Pour cela, nous étudierons dans un premier temps l’évolution du peuplement (colonisation, exclusion, conflictualité) et de la ségrégation à Jaffna jusqu’à l’imminent avant-guerre en 1987. Puis nous verrons si les conséquences de la guerre et de son arrêt ont modifié la société et le modèle urbain de Jaffna durant la période de l’immédiat après-guerre (2002-2005).

8 Pour répondre à cette question, nous nous appuierons sur des entretiens réalisés auprès de 45 habitants de la ville, en 2005 pendant le cessez-le-feu, qui a été une période d’accalmie dans le conflit et qui a permis le retour de déplacés de guerre. Cette enquête, qui avait pour but de comprendre les conséquences du conflit intercommunautaire sur Jaffna et ses habitants, a été réalisée de façon aléatoire, en face à face et en tamoul, en abordant dans différents quartiers de la ville des passants, commerçants ou des employés de l’administration du Municipal Council de Jaffna.

1. Une ville marquée par les différences culturelles et sociales de ses habitants

Les communautés confessionnelles à Jaffna

9 Jaffna doit en partie sa prépondérance sur les autres villes tamoules de l’île grâce à l’existence, dès le XIIIe siècle, du royaume tamoul de Jaffna. Bien que la présence des Tamouls à Ceylan est bien antérieure, on ne compte jusque-là aucun royaume tamoul en tant que tel mais divers royaumes avec, à leur tête, des rois cingalais ou tamouls. Jusqu'au XIIIe siècle, les différentes communautés de l’île vivent ensemble, comme au Nord-Ouest de Ceylan au Rajarata, dont la principale capitale est Anuradharapura (cf. Figure 2). A la fin du XIIIe siècle, suite à l'invasion par des souverains originaires d'Inde,

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le Rajarata, qui est le principal foyer de peuplement de Ceylan, est abandonné par ses habitants. Ceux-ci fuient cette zone devenue insalubre suite à la destruction des barrages par les envahisseurs venus d’Inde, ainsi qu’à la propagation du paludisme et à la difficulté de mettre les terres en culture. Dès lors, on assiste à une migration vers des zones plus propices. Les Cingalais bouddhistes s’installent vers le Sud-Ouest alors que les Tamouls, chez qui le culte de Shiva commence à s'imposer, se dirigent vers le Nord de l’île, dans la péninsule de Jaffna (Meyer, 2001). Cette dernière devient le véritable foyer de peuplement tamoul dans lequel la pratique de l’hindouisme ne cesse de s'épanouir. Bien que la ville moderne de Jaffna doive davantage sa physionomie actuelle à la période coloniale, la cité reste aux yeux de ses habitants l’héritière du royaume de Jaffna et donc la capitale historique des Tamouls de l’île.

10 Si la pratique de l’hindouisme est prédominante, il existe à Jaffna une longue tradition de tolérance et de cohabitation entre les différentes religions. A l’époque de la domination des rois tamouls, des récits de voyageurs occidentaux évoquent la présence de Musulmans vivant sans heurts avec la population indigène majoritairement hindoue (Jaffna Municipal Council, 1974 ; Nuhman, 2007). L’islam s’implante à Jaffna avec l'établissement de marchands arabes du Moyen-Orient, attirés par le commerce de perles et qui se sont mariés avec des Tamoules. Après l’installation des Européens, ce sont surtout des Musulmans indiens qui viennent renforcer cette communauté qui occupe traditionnellement une place importante dans le secteur commercial de la ville. Bien que partageant le tamoul comme langue maternelle, les Musulmans jaffnais, comme ceux du reste de l’île, considèrent que la religion est un marqueur identitaire plus important que la langue. Avec les colonisations européennes, une nouvelle communauté religieuse a vu le jour, grâce aux efforts acharnés des missionnaires chrétiens, aussi bien catholiques que protestants. Dès la deuxième moitié du XIXe siècle, la ville de Jaffna semble ainsi avoir trois zones bien distinctes : les quartiers côtiers, la « ville européenne » et la « ville hindoue », comme l’explique bien Balasundarampillai : « The European part of the town, 'Parankitheru' had European residential areas ware houses, the administrative area developed with the establishment of katchcheri8. The Chundikuli9 was brought under this area. This part had large houses with verandahs, courtyards and compounds. Roads were constructed on grid models with high intensity. The costal area consisted of Karaiyoor, Pasayoor and Alupanthi, fishing boat building ; boat repairing and port activities were confined to this area. The Western part of the town was known as 'Hindu Town' of Vannarponnai. English educated people of Hindu origin and the affluent trades folk mainly inhabited this area. » (Jaffna Municipal Council, 1974, s. p.)

11 On retrouve à Jaffna le modèle de la ville coloniale duale avec la juxtaposition de deux villes contrastées : la « ville européenne » et la « ville indigène ». Cette dualité se retrouve aussi à travers l’opposition entre le Sud chrétien, regroupant les zones côtières énumérées par l'auteur et la « ville européenne », du Nord hindou. L’Est de la ville est plus marqué par la présence de la communauté musulmane. La localisation des édifices religieux illustre parfaitement cette ségrégation religieuse dans la municipalité (cf. figure 3).

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Figure 3 : Les édifices religieux à Jaffna.

Source : Map of Jaffna Municipal Council, 1963. Realisation : auteur.

Liste des 23 quartiers de Jaffna.

Numéro du quartier Nom de quartier Numéro du quartier Nom de quartier

1 Fort 13 Chundikuli

2 Gurunagar West 14 Chundikuli

3 Gurunagar East 15 Kailasapillayar

4 Cathedral 16 Kandaswela

5 Mathews 17 Hospital

6 Koiyatotom 18 Bazaar

7 Passaiyoor 19 New Mosque

8 Columbuthura 20 Navanthura

9 Ariyalai East 21 Old Mosque

10 Ariyalai West 22 Navanthura West

11 Kalaimalar 23 Navanthura East

12 Nallur

Source : auteur, 2007.

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12 La reconnaissance de l’existence d'une zone musulmane dans la ville apparaît dans le nom officiel donné aux deux quartiers qu’ils occupent : New Mosque et Old Mosque et à la présence de six collèges musulmans. De même, les sept mosquées que compte Jaffna sont toutes situées dans la partie occidentale de la ville (cf. Figure 3). Le quartier commercial ; nommé Bazar, avec ses deux mosquées, a aussi été un espace de la ville dans lequel les marchands musulmans ont traditionnellement occupé une place prépondérante. La concentration de services communautaires musulmans confère à ces trois quartiers une centralité dans les pratiques spatiales des habitants de cette confession.

13 Le deuxième espace confessionnel (cf. Figure 4) est la partie chrétienne qui se concentre dans le Sud de la ville. L’évangélisation de la population a pris différentes formes. Ainsi, les premières conversions, principalement de pêcheurs, réalisées par les Portugais, sont réputées pour avoir été faites sous la menace. Les Hollandais, puis les Britanniques, ont favorisé les conversions en accordant des facilités et des avantages aux convertis. Balasundarampillai distingue dans la partie chrétienne les quartiers côtiers, qui correspondent pour lui aux quartiers de pêcheurs chrétiens, de « la ville européenne », les quartiers résidentiels et administratifs façonnés par les Occidentaux. Le port et le fort ont été en quelque sorte l’épicentre à partir duquel les Européens ont créé la ville moderne de Jaffna et commencé à convertir les pêcheurs qui s’y trouvaient. Ainsi, il n’est pas étonnant de constater que c’est dans cette zone chrétienne, dont le centre est Main Street, que l’on retrouve les principaux édifices érigés par les colonisateurs : le célèbre fort hollandais, autour duquel les principales routes de la ville convergent, la majorité des édifices chrétiens comme la cathédrale de Jaffna et des administrations comme le katchcheri qui sert de siège au district de Jaffna. Cette partie de la ville abrite le grand hôpital de Jaffna et le principal quartier de commerce. L’urbanisation de la municipalité se caractérise par une nette opposition de densité d’habitat entre la zone chrétienne et les autres parties de la ville. En effet, la forte densité de bâti renforce le caractère urbain de la zone chrétienne et contraste véritablement avec une zone dans laquelle la densité de l’habitat tend à devenir plus lâche au fur et à mesure que l’on s’approche du centre de la « ville hindoue » dans le quartier de Vannarponnai au Nord-Est de la municipalité.

14 Cette « ville hindoue » a pour centre le temple de Kandaswamy à Nallur. L’essor du culte de Shiva à Jaffna est allé de pair avec l’avènement et l’épanouissement du royaume de Jaffna. Plusieurs temples hindous datent du temps des rois de Jaffna, qui ont bâti le seul temple princier de l’île, celui de Kandaswamy. Celui-ci, desservi par un brahmane de haut rang, a contribué à faire de Jaffna le grand centre religieux hindou de l’île. La carte des édifices religieux dans le Municipal Council de Jaffna permet d’observer l’importance de la communauté hindoue (cf. Figure 3). En effet, les temples hindous représentent près des trois- quarts des édifices religieux de la ville. Ces quartiers du Nord et de l’Est de la municipalité sont considérés par les habitants comme le véritable centre originel de la cité. L’élite hindoue y a défendu le culte shivaïte comme étant un élément fondamental de l’identité tamoule face à l’effort de christianisation de la population par les Européens. C’est dans ce souci de défendre l’identité hindoue qu’ont été créés de nouveaux temples et des écoles hindoues, comme Hindu College, afin de rivaliser avec les grands établissements scolaires chrétiens.

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Figure 4 : Répartition des communautés religieuses par quartier à Jaffna.

15 La segmentation religieuse à Jaffna est donc le fruit de l’agencement de divers héritages précoloniaux et coloniaux. L’arrivée de populations allogènes (Arabes et Européens) s’est accompagnée par le développement de deux nouvelles religions (Islam et Christianisme) dans un foyer de peuplement hindou. La segmentation religieuse de la société jaffnaise se traduit par une ségrégation distinguant trois espaces confessionnels. Toutefois, il est important de noter que ces démarcations n’ont rien d’absolu et qu’à l’intérieur de quartiers dits à majorité chrétienne ou hindouiste, on peut trouver une minorité non négligeable de l’autre religion. On peut parler, en ce qui concerne Jaffna, d’une véritable coexistence inter- religieuse.

Une société régie par l’ordre des castes

16 L’hindouisme tient une place considérable dans la civilisation tamoule et explique l’importance des castes chez les Jaffnais (cf. Tableau 1). Le système de castes est réputé particulièrement rigide dans la péninsule de Jaffna. Il est difficile d’établir le nombre de castes existant à Jaffna, bien que le gouverneur hollandais Thomas Van Rhee en dénombre 41 en 1687 (Pfaffenberger, 1982). De plus, il existe des distinctions selon la localisation géographique. Ainsi, les différents quartiers de pêcheurs chrétiens du Sud de la ville possèdent des identités bien distinctes qui se traduisent par des alliances matrimoniales le plus souvent à l’intérieur des mêmes quartiers.

Tableau 1 : Tableau simplifié de la hiérarchie des castes à Jaffna.

CASTES METIERS « TRADITIONNELS » STATUT

Vellalar Riziculteurs Hautes Castes Chettyar Marchands

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Karaiyar Pêcheurs Pêcheurs Paravar

Thatcher Charpentiers-couvreurs

Visvakarma Forgerons Kudimai

Koviyar Domestiques

Nalavar Extracteurs de toddy10

Pallar Porteurs, Serviteurs, Ouvriers agricoles Adimai

Paraiyar Tambourinaires

Source : Madavan, 2007.

17 Le groupe qui domine la pyramide sociale de Jaffna, est celui des riziculteurs appelés vellalar, qui tire son autorité de la possession de la terre. Les membres de cette communauté se considèrent comme les garants légitimes de l’existence de cette société hiérarchisée selon la pureté de tel ou tel groupe d’individus. Dans la hiérarchie des castes, on distingue trois groupes en dessous des vellalar : les kudimai, les adimai et enfin les castes de pêcheurs. Les castes kudimai regroupaient celles des artisans et des employés de maisons des vellalar qui constituaient traditionnellement une clientèle des vellalar. C’est pourquoi elles disposaient de droits et de devoirs qui ne pouvaient être monnayés. A l’inverse, les castes adimai, qui regroupaient surtout les personnes qui vivaient du travail de la terre ou d’activités considérées comme impures, étaient assimilées à des intouchables. Elles ont été maintenues dans leur condition d’infériorité par des humiliations et des discriminations. Ainsi, les vellalar interdisaient aux personnes de castes « impures » l’accès aux grands temples de la ville comme celui de Nallur. Les pêcheurs, de par la nature de leur activité, étaient véritablement indépendants des vellalar à qui ils ne devaient aucun service et dont ils n’étaient pas, à la différence des kudimai, les clients. C’est dans la communauté des pêcheurs que les conversions au catholicisme ont été nombreuses. Cette relative indépendance a amené les vellalar à marginaliser cette communauté.

18 Malgré d’importants changements politiques sous la domination européenne11, l’existence de cette hiérarchie n’a pas été remise en cause. La stratégie des missionnaires hollandais, puis britanniques, consistant à inciter la population indigène à se convertir en échange d’une possibilité d’ascension sociale, a favorisé l’évangélisation de certaines castes adimai telles que les pallar ou les nalavar mais aussi de quelques vellalar qui ont souhaité préserver leurs privilèges. L’impact occidental n’a pas été négligeable sur cette société de castes. Sous la domination britannique, les vellalar ont, grâce à leur excellente éducation en anglais, vu leur rôle s’accentuer sur le plan politique, économique et culturel, aussi bien à Jaffna que dans le reste de l’île. Le développement du capitalisme a permis aux artisans de s’enrichir. La décision britannique d’interdire en 1844 toute forme d’esclavage a mis définitivement un terme à la distinction entre kudimai et adimai, même si ces derniers sont restés, aux yeux des vellalar, des intouchables. Toutefois, l’accès à l’éducation a permis à certaines de ces castes de connaître une importante ascension sociale. Ainsi, la communauté des nalavar

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du quartier de la cathédrale s’est convertie en majorité au christianisme et a abandonné, dans l’ensemble, l’activité traditionnelle qu’elle pratiquait. Cette caste a su profiter du « tremplin » scolaire pour s’affranchir de son ancienne image et accéder à des postes dans l’administration ou l’éducation. A l’inverse, d’autres castes (pallar, paraiyar) bien qu’également converties au christianisme, n’ont pas réussi à se débarrasser de leur étiquette, n’ont guère profité des opportunités apportées par la scolarisation et ont continué à subir des humiliations et de discriminations.

19 La conversion d’une partie non négligeable de la population au christianisme et la promotion sociale de certaines castes n’a pas marqué le glas de la hiérarchie socio- religieuse. A l’intérieur même de la communauté chrétienne, les discriminations de castes n’ont pas disparu. Le témoignage d’un chrétien de quarante ans, de caste pallar, sur son enfance, illustre parfaitement les discriminations auxquelles sa communauté a dû faire face, au moins jusque dans les années 1980 :

Auteur - Pourriez-vous me donner des exemples de discrimination dont vous avez souffert en raison de votre appartenance de votre caste ? Interlocuteur - Quand j’étais jeune, je n’avais pas le droit de boire mon café dans un verre comme les autres dans les échoppes de thé. Les gens de ma caste devaient boire dans une boîte de conserve qui nous était réservée. Je me rappelle aussi d’un entretien d’embauche auquel je m’étais rendu sur la recommandation d’une soeur catholique. Lors de cet entretien auquel étaient présents quatre autres candidats, le recruteur a prié les autres personnes de s’asseoir, puis il s’est tourné vers moi et il m’a dit « get out » en déclarant qu’il n’était pas possible d’envoyer des personnes de mon quartier, et donc de ma caste, se présenter à un entretien de travail. Face à une cette humiliation, j’ai eu, l’espace d’un moment, envie de tuer ce recruteur et, surtout, de rejeter cette société jaffnaise qui me méprisait tant. (Entretien mené en mars 2005 à Jaffna)

20 L’importance des castes dans la société jaffnaise est aussi largement perceptible à travers les mariages, qui sont très majoritairement arrangés et dans lesquels l’endogamie de castes est strictement respectée. En effet, le principal souci des parents est souvent de préserver l’honneur et la respectabilité de la famille, en évitant à tout prix toute mésalliance de caste, qui entraînerait une exclusion de la famille par les autres membres de la caste et se traduirait par la rupture du lien de solidarité et de sociabilité le plus important dans la société jaffnaise.

21 Si on assiste au début d’un processus de remise en cause du système de caste (abolition de la distinction kudimai/adimai), ce dernier reste encore tenace. Les discriminations liées à ce système existent même entre chrétiens et il n’est pas aisé, pour tous, de dépasser sa condition d’inférieur. Parallèlement à cela, le strict respect de l’endogamie de caste garantit la pérennité de la « pureté » et donc le maintien des statuts respectifs dans l’ordre de cette société hiérarchisée. Dans ces conditions, les liens d’interdépendances socio- économiques unissant ces différentes communautés subsistent malgré la distance sociale qui se traduit par une séparation dans l’espace.

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La ségrégation spatiale des castes

22 A l’image de villes dans d’autres sociétés hindoues (Landy, 2002 : 51), la structure urbaine de Jaffna est également marquée par l’héritage du modèle ségrégué de la ville védique, avec une répartition géographique des castes. Toutefois, l’étude de la localisation très subtile des castes dans l’espace de la municipalité pose problème. A la différence de l’Inde, il n’existe pas de données statistiques sur les castes à Sri Lanka. Une enquête réalisée auprès de quinze habitants de la ville a permis d’élaborer une carte de leur perception de la répartition traditionnelle des castes à Jaffna12 (cf. Figure 5). Cette dernière rappelle la logique spatiale de la segmentation des castes dans les villes indiennes, décrite par Kalam (Kalam, 2003 : 76) : « Les plus purs sont plus proches des temples, des Dieux, ce sont leurs agents et fonctionnaires, ceux qui sont plus bas sur l’échelle de la pureté ont tendance à être plus près du pôle opposé, polluant. Ce pôle peut prendre la forme d’un quartier pour castes inférieures, c’est le cas dans la plupart des régions indiennes… »

23 Dans le cas qui nous intéresse, on peut distinguer, les quartiers musulmans mis à part, quatre espaces bien distincts. Ainsi, on retrouve dans le Nord de la ville, près du temple sacré de Nallur, les quartiers vellalar. Ceux à proximité des côtes apparaissent comme étant principalement investis par les pêcheurs. Entre ces deux zones, il semblerait qu’il ait sans doute existé un espace occupé par les clients de vellalar, comme les thatcher. Toutefois, ce dernier semble avoir connu une évolution suite à l’arrivée des Européens, même si l’on retrouve toujours à l’Est de la ville ces quartiers où habitent des castes clientes ou dépendantes des vellalar. Par contre, les quartiers du Centre-Ouest, c’est-à- dire celui du fort et des trois quartiers au Nord du fort (Bazaar, Hospital, Station) créés et développés sous l’impulsion européenne, font apparaître une plus grande mixité des castes. Cet espace est devenu le centre de la ville européenne et a attiré aussi bien des commerçants musulmans, des artisans que des vellalar qui souhaitaient bénéficier du dynamisme et de la prospérité créés par les Européens.

Figure 5 : Perception par des habitants de la localisation des castes à Jaffna.

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24 L’organisation sociale à Jaffna est fondée sur une structure hiérarchique des castes qui se traduit par une ségrégation résidentielle. Toutefois, avec le développement d’une ville coloniale duale, la « ville européenne » devient le nouveau centre attractif qui est à l’origine de certaines transformations du peuplement. L’évolution de la structure urbaine de Jaffna jusqu’à l’immédiat avant-guerre révèle finalement une situation similaire aux autres villes de tradition hindoue du sous-continent. Malgré les fortes discriminations qui peuvent exister dans cette société, les inégalités ne génèrent pas de remise en cause de l’ensemble du système.

25 Le conflit armé, avec l’abolition du système de castes par le LTTE et les déplacements répétés des habitants, a constitué une rupture dans le mode de fonctionnement de cette société. Il a été, pendant ces années de guerre, plus difficile, en particulier dans les territoires contrôlés par les séparatistes, de faire appliquer avec autant de rigueur les règles de ségrégation des castes. Le cessez-le-feu, conclu en 2002, a été l’occasion d’analyser le rôle de la guerre et de l’arrêt des combats comme éventuel processus de transformation de la ségrégation dans la ville dans le contexte d’immédiat après- guerre.

2. Le poids des communautés traditionnelles pendant le cessez-le-feu

Le retour des Jaffnais déplacés

26 Après quinze années de combats, le cessez-le-feu a permis le retour de nombreux déplacés. Mais les chiffres du recensement de 2004 montre que l’on assiste à un tournant important avec, pour la première fois, une diminution de la population dans le Municipal Council, qui a perdu 2 198 habitants en un an (cf. Tableau 2). L’étude comparée des recensements de 2001 et 2004 du Municipal Council de Jaffna (cf. Figure 6) permet de constater que ce fléchissement n’a concerné que certains quartiers. La carte de la dynamique des grama seva13 dans le Municipal Council de Jaffna (cf. Figure 7) montre que ce sont surtout les quartiers nord hindous de la ville qui se sont dépeuplés alors qu’à l’inverse, les quartiers chrétiens du Sud ont vu leur population augmenter régulièrement. En mettant en relation cette carte avec celle de la perception par des habitants de la localisation des castes dans le Municipal Council de Jaffna (cf. Figure 5), force est de constater que ce sont surtout les quartiers occupés traditionnellement par des vellalar qui sont concernés. Ils ont perdu le plus souvent au moins 500 habitants en 3 ans. La communauté vellalar a commencé à quitter très tôt la péninsule, grâce à ses avantages financiers et humains en termes de réseaux de solidarités, pour se mettre à l’abri dans le Sud ou en Occident, le plus souvent aidée par la famille déjà installée à l’étranger (McDowel, 1996). Finalement, on assiste à un double mouvement migratoire à Jaffna. En effet, les Jaffnais les plus modestes, appartenant aux castes de pêcheurs, des parayiar ou encore de certains Musulmans, sont revenus dans la ville. Ces familles semblent avoir profité d’un contexte politique plus favorable pour revenir progressivement dans leur demeure afin de reconstruire leur vie dans la ville. Il semblerait que la ville ait connu une certaine paupérisation, avec la réinstallation des groupes sociaux les plus précaires, alors qu’à l’inverse, les habitants appartenant à des groupes sociaux plus aisés ont continué à la quitter pour s’installer dans la capitale ou à

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l’étranger, où les conditions de vie sont plus attrayantes. L’exode proportionnellement plus important des vellalar a contribué à réduire leur influence dans la société locale.

Tableau 2 : Croissance de la population de Jaffna (1981-2004).

Année Effectif Taux de croissance ( %)

1981 118 215 9.6

2002 78 331 -33.7

2003 84 226 7.5

2004 82 028 -2.6

Source : Department of Census1981, Divisional Secretary Jaffna and Nallur, 2002, 2003, 2004.

Figure 6 : Densité de population à Jaffna (2001-2004).

Sources : recensements de population des D.S Jaffna et des D.S./A.G.A. Division Nallur de 2001 et 2004. Conception-réalisation : auteur 2007.

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Figure 7 : Dynamique des grama seva.

Sources : recensements de population des D.S Jaffna et des D.S./A.G.A. Division Nallur de 2001 et 2004. Conception-réalisation : auteur.

La place des communautés confessionnelles à Jaffna depuis le cessez-le-feu

27 A Jaffna, comme dans le reste de l’île, le conflit intercommunautaire n’a pas été à l’origine d’une sécularisation de la société. Au contraire, la ferveur des différentes communautés religieuses n’en a été que plus grande. La religion a été, pour beaucoup, le principal vecteur par lequel ils ont pu faire face aux atrocités de la guerre et à ses conséquences. Il n’est, dès lors, pas étonnant de constater que les différentes communautés religieuses jouent un rôle particulièrement important depuis le cessez- le-feu dans la reconstruction de la ville et de la société de Jaffna. L’étude des sources statistiques nous permet de constater que les communautés hindoue et chrétienne sont les plus importantes de la cité, rassemblant à elles deux plus de 97 % de la population de la ville alors que la communauté musulmane n’en représente plus que 1,27 %.

Tableau 3 : Composition religieuse de la population à Jaffna en 2004.

Communauté religieuse Effectif

Hindous 51 040

Chrétiens 30 960

Musulmans 1 066

Bouddhistes 20

Autres 1 140

TOTAL 84 226

Source : Divisional Secretary Jaffna and Nallur, 2004.

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28 Le nombre si peu élevé de Musulmans à Jaffna s’explique avant tout par l’exil forcé qu’ils ont dû subir, suite à l’ultimatum des Tigres en 1993 (Hasbullah, 2001). C’est seulement avec la reconquête de la péninsule par les forces gouvernementales et surtout l’autorisation de se réinstaller accordée par le LTTE que l’on a assisté au retour de quelques-uns d’entre eux. Selon le principal de l’Osmania College, seules 150 familles étaient revenues, alors qu’elles étaient entre 1 500 et 2 000 avant 1990. Ce sont souvent les plus pauvres et des commerçants qui sont venus. L’importance moindre de la communauté musulmane à Jaffna se traduit également par la fermeture de quatre écoles coraniques. Le retour de ces Musulmans ne doit donc pas cacher la rupture causée par la décision politique des militants Tigres. L’exode forcé de ces Musulmans a contribué à singulariser encore plus cette communauté du reste des Jaffnais. Ainsi, les lieux où se sont réfugiés les Musulmans et les Tamouls de la ville étaient différents. En effet, alors que les Tamouls se sont, pour la majorité, réfugiés en 1995 dans la « jungle » de Wanni, les Musulmans se sont dirigés le plus souvent, en 1990, dans des régions à forte concentration musulmane comme à Puttalam ou Batticaloa (cf. Figure 2). L’attitude des Tigres vis-à-vis des Musulmans a provoqué une désolidarisation de cette communauté du reste des habitants de la ville. Il faudra certainement du temps pour que toutes les communautés religieuses de Jaffna se retrouvent.

29 Les communautés hindoue et chrétienne ont rapidement bénéficié de l’arrêt des hostilités pour restaurer leurs édifices religieux grâce aux dons des fidèles sur place et des expatriés. Ainsi, la communauté de pêcheurs de Pasayoor a offert, à plusieurs reprises, les recettes d’une journée de pêche à l’église de leur quartier. D’autres ont aidé bénévolement à la réédification de leur sanctuaire religieux. La reconstruction de ces haut-lieux de géosymboles permet aux fidèles de restaurer l’espace sacré qui est pourvoyeur de repères identitaires, de sens et de solidarités communautaires. De leur côté, les autorités religieuses se sont efforcées de rétablir les cérémonies religieuses dans les églises et les temples et de réorganiser les grandes festivités interrompues à cause de la guerre, telles que Pâques pour les chrétiens ou le festival de Nallur pour les hindous.

30 Le cessez-le-feu a été l’occasion pour les communautés religieuses de la ville de promouvoir la paix à travers diverses manifestations cultuelles. L’Eglise catholique à Jaffna a, par exemple, formé des troupes de théâtre amateur qui se sont produites aussi bien dans le Nord que le Sud de l’île. Cette initiative devait contribuer à rapprocher les communautés tamoule et cingalaise. Certains représentants des communautés hindoue, chrétienne et musulmane se sont rassemblés dans une association interconfessionnelle afin de promouvoir la paix et lutter contre le prosélytisme de certaines sectes évangéliques qui se sont implantées dans la ville depuis le cessez-le-feu. Leur arrivée à Jaffna a été à l’origine de tensions et de remises en cause des deux principales communautés religieuses de la ville. Les Eglises traditionnelles reprochent à ces sectes d’utiliser de l’argent ou d’accorder des facilités, notamment aux personnes de basses castes (pallars, paraiyars), afin d’inciter ces populations pauvres à se convertir. Toutefois, une partie des chrétiens et des hindous est consciente de la nécessité de changer leur attitude vis-à-vis des basses castes. C’est ce qu’illustre le témoignage d’un hindou, rencontré au temple de Nallur :

Auteur - Que pensez-vous de la conversion de membres de basses castes au christianisme par les églises évangélistes ?

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Interlocuteur - Ces évangélistes proposent des aides financières ou matérielles à ceux qui se convertissent à leur religion. Cela explique que certains acceptent. Mais on a également notre part de responsabilité. On doit arrêter de stigmatiser les basses castes comme inférieures afin d’éviter qu’ils se laissent séduire par ces sectes. Il faut que la société hindoue évolue vers plus d’égalité pour éviter ces conversions et même donner envie aux basses castes de revenir vers l’hindouisme. Entretien mené en février 2005.

31 La reconstruction des édifices religieux matérialise la réappropriation symbolique et sacré de leur espace de vie traditionnel par les habitants. Toutefois, la guerre a provoqué un certain effacement de la présence musulmane dans la ville. Les incidents politiques et l’expulsion forcée par le LTTE de l’ensemble des membres de cette confession a développé un sentiment d’insécurité chez cette communauté. En outre, le prosélytisme des nouvelles sectes évangélistes est source de tensions avec les deux principales religions de la ville, qui se voient obligées de reconsidérer leur attitude vis- à-vis des basses castes.

La reconstruction varie en fonction des castes

32 Le compromis entre les Tigres et le gouvernement a permis de mettre un terme à l’embargo qui pesait sur la péninsule de Jaffna et de rouvrir en avril 2002 la route A9, qui relie Jaffna à Colombo, restée fermée pendant douze ans. La ville dévastée par la guerre a pu, grâce au contexte de détente entre les belligérants, « panser ses plaies » grâce au ciment et autres matériaux de construction qui ont été expédiés de nouveau à Jaffna. Toutefois, il existait une grande hétérogénéité dans la réhabilitation entre les différents quartiers de la ville.

33 Tous les Jaffnais ont reçu du gouvernement des sacs de ciment et de l’argent. Cette aide du gouvernement était loin d’être suffisante. C’est essentiellement grâce aux ONG ou à l’aide financière de membres de la famille établis à l’étranger que beaucoup de Jaffnais ont pu effectuer d’importants travaux de rénovation permettant ainsi, dans certains quartiers, d’effacer les traces laissées par le conflit. Cette aide financière a varié selon les quartiers et surtout les castes qui les occupent. Ainsi, dans les quartiers occupés par les vellalar ou les nalavar, c’était avant tout la solidarité familiale qui entrait en jeu. La famille exilée envoyait régulièrement de l’argent à celle restée au pays, leur permettant de financer les travaux. Par contre, dans certains quartiers de pêcheurs, la population bénéficiait à la fois des liens de solidarité familiale et de solidarité communautaire. En effet, les membres de la diaspora issus de ces quartiers se sont regroupés dans les pays où ils ont immigré, afin de créer dans leur quartier natal des associations portant le nom de leur pays d’accueil. Ces dernières doivent, grâce aux dons collectés auprès des membres expatriés, financer la restauration de bâtiments collectifs tels que les écoles, l’église ou l’achat de filets de pêche.

34 A l’opposé, les basses castes comme les pallar, qui n’avaient pas réussi à envoyer des membres de leur communauté à l’étranger, ont connu d’importants problèmes pour réhabiliter leur quartier. C’est grâce à l’aide de la coopération allemande (G.T.Z), qui a reconstruit en dur les petites maisons en tôle des membres de cette communauté, que les conditions de vie se sont améliorées.

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35 On observe ainsi une véritable fragmentation spatiale, au niveau de la reconstruction des quartiers, chaque communauté rénovant son espace de vie, selon les cas : seule, avec l’argent de la diaspora ou encore grâce à l’aide d’organisations étrangères. S’il existe une frustration chez les habitants les plus défavorisés, due à la lenteur de la reconstruction de leurs demeures, cette dernière n’est pas à l’origine de tensions intercommunautaires car chaque habitant juge, avant tout, sa situation par rapport aux membres de sa propre caste.

La réalité de caste : résurgence ou fin proche ?

36 Les Jaffnais interrogés sur la question des castes s’accordent à dire que le problème n’est plus d’actualité. La fin des discriminations ouvertes à l’encontre des basses castes explique qu’une majorité de Jaffnais considère, en toute bonne foi, que le système de castes dans la ville n’existe plus. Cet optimisme affiché par les habitants de la ville peut se comprendre par le fait que ce sujet est devenu tabou depuis l’abolissement du système de castes par le LTTE. L’intransigeance des séparatistes sur cette question a réussi à faire disparaître dans la ville les principaux signes apparents de discrimination ou d’humiliation qui contribuaient à stigmatiser les basses castes dans leur condition impure et inférieure. La municipalité a également dû accepter le changement de la toponymie de certains lieux, ayant des dénominations jugées injurieuses par les basses castes. Cela a mis fin à la stigmatisation de certaines populations. Ainsi, plusieurs puits ont vu leur appellation changée, suite à la demande officielle des habitants qui refusaient que l’on garde des noms qui évoquent une quelconque appartenance de caste.

37 Par ailleurs, les Jaffnais n’occupent plus les activités archétypales, qui étaient associées à telle ou telle caste, grâce à l’accès à l’éducation ou à l’aide financière de proches installés à l’étranger. Ainsi, les nalavar ne pratiquent plus dans leur grande majorité l’activité d’extracteurs de toddy et certains occupent des postes dans l’administration municipale ou possèdent diverses boutiques souvent financées par les membres de la famille expatriée. La rupture de l’association d’une caste à une profession signifie la disparition du lien socio- économique qui pouvait exister entre les différentes castes. Dans le même temps, l’existence d’une importante diaspora est à l’origine d’un nouveau facteur de segmentation au sein de la société. En effet, les castes ayant des membres de leur communauté expatriés bénéficient d’un atout sur les autres. Ainsi, les vellalar et les nallavar de la diaspora aident les membres de leur famille à quitter le pays ou les soutiennent financièrement. A l’inverse, les paraiyar, qui n’avaient pas le capital financier pour envoyer certains de leurs membres à l’étranger, ne bénéficient pas de cette solidarité transnationale. Le soutien financier de la diaspora permet à certains habitants de développer des activités économiques favorisant leur émancipation.

38 La fin du système de caste (discrimination, interdépendance socio-économique) ne doit pas pour autant masquer la persistance de la réalité de castes (endogamie, etc.). En effet, dans une société où le poids de la tradition, du respect et de l’honneur familial domine, c’est souvent la parole des plus anciens qui prévaut. C’est l’une des raisons qui explique le maintien de la réalité de castes dans la ville. En effet, même si par la force des choses, les anciennes générations ont dû se plier à la volonté des Tigres, en mettant de côté publiquement les distinctions de castes, ils ont souvent gardé à l’esprit le système de hiérarchie et d’honneurs dans lequel ils ont été élevés.

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39 Le manque de respect de membres d’une caste vis-à-vis de ceux d’une autre, ou encore les avances faites à une jeune fille d’une autre caste, peuvent être à l’origine d’affrontements violents, comme ce fut le cas en décembre 2004 entre une caste de pêcheurs et celle des pallar. Ces affrontements ont pris une telle ampleur que l’armée a dû prendre position autour des habitations des pallar à Tirunagar dans le quartier de la cathédrale, le temps que les tensions s’apaisent. Cet exemple témoigne du fait que la conscience de caste est toujours importante chez les Jaffnais.

40 La question du mariage montre aussi combien la réalité de caste reste importante dans la mentalité des Jaffnais. Les parents s’efforcent à tout prix de chercher pour leurs enfants un conjoint qui soit de la même caste et de la même religion afin d’éviter toute mésalliance et ne pas perdre les liens qui l’unit à la communauté à laquelle elle appartient. Dans ce contexte, les histoires d’amour entre deux personnes de religions et surtout de castes différentes rencontrent souvent l’opposition de leurs familles, voire de la société toute entière. C’est notamment le cas d’un couple qui s’est rencontré à l’université de Colombo et qui se fréquentait depuis cinq ans14. Le jeune homme, chrétien de la caste des pêcheurs, s’est installé à Londres où il a trouvé un travail à la fin de ses études. La jeune fille, de caste vellalar et hindoue, est revenue chez sa famille à Jaffna à la fin de ses études. En l’apprenant, les familles se sont vivement opposées à cette relation. La famille de la jeune fille tenait à ce qu’elle soit mariée avec un homme de la même caste et de la même religion et a donc refusé ce qu’elle jugeait comme une mésalliance. La famille du jeune homme voulait que leur enfant épouse une jeune fille de leur quartier. Face à la détermination du couple de ne vouloir se marier avec personne d’autre, les deux familles cédèrent malgré les problèmes non résolus. Alors que, dans un premier temps, la famille du marié avait refusé toute idée de demander une dot, elle finit par réclamer 500 000 roupies (3 270 euros) et une maison et insista pour que la future mariée se convertisse au catholicisme. La famille de la jeune fille souhaitait marier rapidement leur enfant qui avait déjà 28 ans et faire en secret le mariage à Londres et non à Jaffna, afin de préserver le prestige de la famille au sein de la communauté vellalar. Face à cette demande, la famille du jeune homme exigea que la famille de la jeune fille vienne faire officiellement la demande en mariage à leur maison et que le mariage ait lieu dans l’église de leur quartier. Malgré leur amour, le couple se retrouva dans une impasse à cause de leur différence de religion et surtout de caste. Si la pratique d’union endogame reflète le poids de la réalité des castes dans la ville, cette dernière est remise en question par la volonté d’une partie des jeunes qui souhaitent s’en émanciper.

41 Enfin, la persistance dans les mentalités de la réalité de caste se manifeste par la difficulté pour une personne de s’établir dans le quartier d’une autre caste. Ainsi, un notaire15 a confirmé qu’un certain nombre de personnes qui avaient acheté des maisons de vellalar expatriés, grâce à l’argent envoyé par des membres de leur famille établis en Occident, ont dû faire face à l’animosité du voisinage mécontent de voir s’installer dans leur rue des gens qu’ils considèrent comme inférieurs. Le voisinage s’est le plus souvent employé à tout faire pour pousser les nouveaux arrivants à déménager. Dans ces conditions, peu de Jaffnais décident de s’établir hors du quartier où leur famille vit depuis des générations. De plus, le fait que chaque caste chrétienne possède sa propre église contribue à renforcer les liens de solidarité en son sein et non à développer les liens avec les communautés chrétiennes des autres castes. Dès lors, le simple fait de demander à un Jaffnais où il habite reste encore un moyen efficace de connaître sa

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caste. La localisation des communautés reste donc encore, dans les grandes lignes, fidèle à celle héritée de la ville ségréguée védique. Toutefois, les quelques cas de tensions liés à l’installation d’individus dans un quartier occupé par de plus hautes castes sont significatifs. On observe une évolution du choix du lieu d’habitat qui passe d’une logique fondée sur la répartition des communautés par caste à une logique fondée sur la loi du marché foncier. Si les résistances à cette mutation sont importantes, on peut penser que la ville est engagée dans un processus inéluctable, d’autant que de nombreux expatriés n’ont pas l’intention de revenir s’installer à Sri Lanka et qu’ils risquent à leur tour de vendre leurs propriétés. La société jaffnaise de l’immédiat après-guerre reste très segmentée mais un processus de déségrégation identitaire par l’appartenance communautaire semble engagé au profit d’un schéma plus « classique » de ségrégation sociale par les prix du foncier dans la ville.

Conclusion

42 La structure de la ville avant la guerre est marquée par deux modèles de villes ségréguées : celui de la ville védique, caractérisée par une répartition géographique des castes et celui de la ville duale coloniale avec l’opposition entre la « ville européenne » et la « ville indigène ». La société jaffnaise était alors connue pour la pesanteur de la hiérarchie de caste. Malgré la ségrégation spatiale, les différentes communautés étaient socialement et économiquement interdépendantes.

43 Le conflit a transformé la société jaffnaise et le profil des habitants de la ville. En effet, les communautés disposant de ressources financières ou de ressources humaines, en terme de réseau de solidarité, ont souvent fait le choix de quitter la péninsule pour la capitale ou l’étranger. A l’inverse, les groupes les plus modestes ont profité du cessez- le-feu pour réinvestir leurs demeures.

44 D’un point de vue religieux, l’affiliation confessionnelle demeure un facteur segmentaire essentiel conférant des repères, du sens et une solidarité élargie à une population meurtrie par la guerre. Toutefois, les Musulmans restent affectés par leur expulsion ordonnée par le LTTE et beaucoup hésitent à rentrer. Par ailleurs, l’implantation d’églises évangélistes sont à l’origine de tensions entre les catholiques et les hindous à cause de leur prosélytisme.

45 Le système de caste a été aboli mais la réalité de caste continue de subsister. Toutefois, la part croissante des mariages « choisis », notamment entre personnes de castes différentes, marque sans doute, malgré les difficultés rencontrées par ces couples, le véritable début d’une évolution qui remet en cause, dans ses fondements, la réalité de castes à Jaffna. L’attitude des jeunes générations, qui évoluent déjà dans une société dans laquelle la profession n’est plus liée à l’appartenance à une caste, va jouer un rôle décisif dans l’existence ou non du système de castes.

46 La ville de l’immédiat après-guerre a un modèle de structuration et de fonctionnalité différente de celle d’avant-guerre. La ségrégation identitaire, liée à l’appartenance à une caste, est ainsi en phase de disparition. On assiste à une désolidarisation avec la fin de l’interdépendance caste/profession qui liait les différentes communautés de Jaffna. Désormais, les liens de solidarités, voire de dépendance, sont transnationaux. Le soutien des membres de la diaspora jouant un rôle moteur dans la reconstruction, dans le développement économique de la ville et dans l’ascension sociale des habitants. Enfin, si les habitants vivent dans la grande majorité dans les quartiers occupés

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traditionnellement par leur caste, le processus de déségrégation spatiale semble engagé.

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WILSON A.J., 2000, Sri Lankan Tamil Nationalism. Its Origins and Development in the 19th and 20th Centuries, London : Hurst.

NOTES

1. Le LTTE est un mouvement indépendantiste, fondé en 1976 par Velupillai Prabhakaran, dont le but affiché est de défendre les Tamouls de Sri Lanka. Pour cela, l'organisation demande le droit à l'autodétermination et la création d'un Etat, le Tamoul Eelam, dans le Nord et l'Est de l'île. Pour obtenir leur indépendance, les Tigres (surnom donné aux combattants LTTE) s’étaient engagés dans une lutte armée avec le gouvernement central. Ce mouvement indépendantiste n'avait pas

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hésité à utiliser la force pour éliminer ses rivaux politiques afin de s'affirmer comme le seul représentant des Tamouls. Les Tigres avaient aussi utilisé des attentats suicides comme moyen d'action pour faire avancer leur cause (le Premier Ministre indien Rajiv Gandhi, le Président de la République de Sri Lanka Ranasinghe Premadasa, etc.). Le LTTE avait réussi à s’affirmer, de 1987 jusqu’en 2009, comme l'acteur incontournable de la scène politique nationale. En effet, le mouvement avait réussi à faire face aux différents assauts de l'armée gouvernementale et même à la force indienne de maintien de la paix (IPKF) qui avait tenté de lui faire déposer les armes par la force entre 1987 et 1990. Les Tigres ont dirigé comme un Etat souverain des territoires dans le Nord et l'Est du pays qu'ils contrôlaient militairement. La défaite militaire des Tigres du 17 mai 2009 a ébranlé le mouvement. Son leader historique, Prabhakaran, est mort et le LTTE a perdu toutes ses possessions territoriales dans l'île. Néanmoins, le mouvement séparatiste compte encore un important soutien dans la diaspora tamoule et n'a pas abandonné son rêve de créer un Etat indépendant pour les Tamouls de Sri Lanka. 2. Le système de castes est une division hiérarchique dans les sociétés hindoues selon une prétendue « pureté » héréditaire de groupes endogames. Les castes sont fréquemment associées à une activité archétypale, mais qui n’est plus nécessairement suivie en pratique. 3. Cette expression est utilisée pour désigner l’ensemble des processus violents (la colonisation, la ségrégation, l’expulsion, le refoulement, la déportation et l’extermination) mis en oeuvre par les acteurs politiques dans le but de transformer le peuplement (Rosière, 2007). 4. Aucun recensement n’a pu être réalisé depuis 1981 dans les provinces Nord et Est par les services statistiques de l’administration centrale à cause du conflit armé. Néanmoins, le cessez- le-feu de 2002 a permis de réaliser des recensements sous l’égide du District de Jaffna. 5. V. Prabhakaran est le chef historique du mouvement séparatiste du LTTE. 6. Les vellalar sont les membres de la caste des riziculteurs. Ce groupe domine la pyramide sociale à Jaffna et tire son autorité de la possession foncière. 7. Cette communauté confessionnelle étant aussi reconnue comme l’une des trois grandes communautés ethniques du pays (avec les Cingalais et les Tamouls), nous utiliserons une majuscule pour la désigner dans le cadre de cet article. 8. Le katchcheri est le siège administratif d’un district à Sri Lanka. 9. Chundikuli est le nom d’un quartier de Jaffna. 10. Le toddy est du vin de palme produit à partir de la sève de palme fermentée. 11. La partie septentrionale de l’île est passée successivement sous le contrôle des Portugais (1619-1658), des Hollandais (1658-1796) et enfin des Britanniques (1796-1948). 12. Cette carte a été réalisée grâce à une enquête réalisée sur le terrain. Sur les 45 personnes enquêtées, 15 ont accepté de partager leur perception de la localisation des castes dans la ville. Pour cela, nous leur avons demandé quelle était, selon eux, la caste majoritaire à l’échelle des différents quartiers. Les personnes interrogées habitaient dans différents quartiers de la ville et avaient des statuts socio-économiques variés (âge, genre, caste, profession). Toutefois, il faut noter que les résultats doivent être relativisés. En effet, les deux tiers des personnes interrogées pour mon questionnaire général ont refusé de parler de la répartition des castes, soit parce qu’elles ne pensaient pas en être capables ou bien parce qu’elles considéraient la question trop sensible. Les réponses obtenues auprès de l’échantillon se recoupant, nous avons décidé d’élaborer cette carte de la perception de la répartition des castes dans la ville par ses habitants. 13. Le grama seva est la plus petite division administrative à Sri Lanka. 14. Cette histoire a été rapportée par un ami du couple lors d’un entretien réalisé en mars 2005 à Jaffna. 15. Entretien mené à Jaffna en février 2005.

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RÉSUMÉS

Le cessez-le-feu de 2002, entre l’Etat sri lankais et le mouvement séparatiste des Tigres de la Libération du Tamoul Eelam (LTTE), a été l’occasion d’analyser le rôle de la guerre et de l’arrêt des combats comme éventuel processus de transformation de la ségrégation à Jaffna dans le contexte d’immédiat après-guerre. En effet, le conflit armé (1987- 2001), avec l’abolition du système de castes par le LTTE et les déplacements répétés des habitants, a constitué une rupture dans le mode de fonctionnement de la société jaffnaise. Le poids du système hiérarchique des castes et celui des communautés religieuses, qui conditionnent partiellement dans la ville d’avant-guerre la répartition de la population, le choix du conjoint, les réseaux sociaux des individus, les valeurs et les interdits de société, ont été remis en cause suite au conflit. En effet, la ville de l’immédiat après-guerre a un modèle de structuration et de fonctionnalité différente de celle d’avant-guerre. La ségrégation identitaire, liée à l’appartenance à une caste, est ainsi en phase de disparition. Toutefois, la fin du système de caste (discriminations, interdépendance socio-économique) n’empêche pas la persistance de la réalité de castes (endogamie, liens de solidarité par caste). Dans le même temps, l’existence d’une importante diaspora est à l’origine d’un nouveau facteur de segmentation au sein de la société. Leur soutien jouant un rôle moteur dans la reconstruction, dans le développement économique de la ville et dans l’ascension sociale des habitants. Enfin, si les habitants vivent dans la grande majorité dans les quartiers occupés traditionnellement par leur caste, le processus de déségrégation spatiale semble engagé.

INDEX

Thèmes : Carnets de recherches Mots-clés : ségrégation urbaine, caste, religion, Tamoul, Jaffna, Sri Lanka

AUTEUR

DELON MADAVAN Doctorant et ATER en géographie l'Université de Paris-IV Sorbonne UFR de géographie et d'aménagement du territoire Laboratoire Espaces, Nature et Culture (UMR 8185) [email protected]

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Socio-religious desegregation in an immediate postwar town Jaffna, Sri Lanka

Delon Madavan

Introduction

1 The segmentation of societies around the world and people’s will to live among their peers have led researchers to develop the concept of segregation to reflect the socio- spatial inequalities that exist in urban spaces. This segregation, which includes both residential spaces than productive or meeting spaces, took place on economic, ethnic, religious or racial bases. Nevertheless, whatever the segmental factor underlying the segregation, "inequalities are somehow absorbed and do not generate a questioning of all" (Navez-Bouchanine, 2001, translated from french). Thus, differentiations and urban partitions do not lead to a rupture or to the autonomy of segregated communities. This heterogeneous and hierarchical distribution of the population does not question the norms and values of the society which, according to circumstances, can be internalized by force.

2 One can wonder about the fate of cities that emerge from war and whose communities have ceased to live together because of armed conflict. The cease-fire of 2002 between the Sri Lankan state and the separatist movement of Liberalisation Tigers of (LTTE)1 has been an opportunity to study the case of the city of Jaffna in Sri Lanka which came out of fourteen years of armed conflict (1987-2001). This town, which is the capital city of the northern province, has the particularity of being the only province of the island where the Tamil community represents over 80% of the population and where the practice of Hinduism is predominant (see Figure 1). As such, the logics of settlement in the town are influenced, as in India (Landy, 2002), by the weight of segmentation due to belonging of caste2 and religion.

3 At the same time, political factors have played an important role on the geography of the population of this city which was one of the major theaters of the war (Hoole et al.,

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1990 ; Madavan, 2007). Indeed, as in other cities affected by war (Rosière, 2007, Hasbullah, 2001 ; Tratnjek, 2006), the armed conflict has been the source of a "coercive modification of settlement3" with the forced displacement of tens of thousands of people in the island and abroad. The city of Jaffna which in the last official census of 19814 counted 118 215 inhabitants, saw its population steadily escape from the frontline zone. In 1995, following the onslaught of the Sri Lankan army, almost all the inhabitants deserted the town and tried to follow the rebels in the jungles of Wanni. The cease-fire agreement between the warring parties enabled many war-displaced people to return to their town, which had, in 2002, 78 331 inhabitants.

4 The traditional society of Jaffna has been also disrupted by the conflict. The weight of the hierarchical caste system and the religious communities that traditionally determine the choice of a spouse, individuals’ social networks, society prejudices and taboos, have been called into question as a result of the conflict. The Tigers, by their attitude and their stance, helped to transform it. Indeed, in an effort to unite all around their movement, the LTTE leaders highlighted the need to be united against the Sinhala oppression. Consequently, the separatist movement leaders declared themselves openly hostile to the caste system and affirmed their will to do everything to eradicate it. This position increased the sympathy of the lower castes for the paramilitary movement whereas many Vellalar5 saw in this attempt a way of weakening their influence in the Jaffnese society. In areas under its control (see Figure 1), the LTTE abolished all distinctions of caste and made it a taboo subject for the entire Tamil community in the island. The separatist movement contributed, through its authority and the fear it inspired to people, in removing the marks of humiliation that still existed in the 1980s (Pfaffenberger, 1982).

Figure 1: Distribution of ethnic communities in Sri Lanka.

Source: Meyer (2001).

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Figure 2: Geopolitical situation of Sri Lanka (2003).

Source: Meyer (2001). Conception-realisation: author.

5 At the same time, the Tigers denied any religious distinctions among Tamils which might have singled out and cut off from the movement the members of any faith group. But the LTTE coped with the desire of Muslims to be recognized as community in itself with their own representatives. Faced with the hostility of Muslims from the eastern province against the creation of an independent Tamil State, the LTTE accused the members of this community in the north of being informants of the army. In October 1990, the Tigers ordered the 75 000 Muslims living in the northern province to leave it. The separatist movement wanted to expel a community considered dissident and strengthened the mono-ethnic character of the province. The choice of expelling a population that had lived for generations in Jaffna, caused severe trauma. These Muslims, the majority of whom did not speak Sinhalese and regarded Jaffna as their homeland, were forced to leave everything overnight whereas the majority Tamil dared not show its disagreement for fear of reprisals from the LTTE militants. The main Tamil separatist movement profoundly changed the Jaffnese society. Indeed, the Tigers used all their authority to overcome the caste system but they also undermined the ideal of religious tolerance that had hitherto characterized the city.

6 By questioning the evolution of the society through a spatial approach, we will see wether fifteen years of war and the end of the conflict were or not at the origin of a transformation of the segregated character of the town. For this, we will first consider the evolution of population settlement (colonization, exclusion, conflictuality) and segregation in Jaffna until the imminent pre-war in 1987. Then, we will examine wether

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the consequences of the war and its ending have changed the society and the urban model of Jaffna during the immediate postwar period (2002-2005).

7 To answer this question, we will rely on interviews with 45 residents of Jaffna town, conducted in 2005, during the cease-fire that had been a lull in the conflict and which made possible the return of war-displaced people. These interviews were conducted, in Tamil, addressing, in different parts of the city, passersby, shopowners or employees of the administration of the Jaffna Municipal Council.

I. A city marked by cultural and social differences among its people

A. Jaffna or religious coexistence

8 Jaffna partly owes its preponderance over other Tamil towns of the island to the existence since the thirteenth century, of the Tamil kingdom of Jaffna. Although the presence of Tamils in Ceylon is much older, there had until then no Tamil kingdom as such but different kingdoms with, at their head, Sinhalese or Tamil kings. Until the thirteenth century, the various communities of the island lived together, as in the north west of Ceylon in Rajarata, whose main capital was Anuradharapura (cf. Figure 2). At the end of the thirteenth century, following the invasion by sovereigns from India, the Rajarata, which was the main population household of Ceylon, was abandoned by its inhabitants. They fled the area after it became unhealthy due to the destruction of dams by the invaders from India, the spread of malaria and the difficulty to cultivate land, and therefore migrated to more favorable zones. The Sinhalese settled into the southwest, while the Tamils, under the influence of whom the worship of Shiva begins to prevail, head to the north of the island in the Jaffna peninsula (Meyer, 2001). The latter became the main Tamil population household in which the practice of Hinduism continues to flourish. Although Jaffna is a modern town with many of its current appearances still influenced by colonial period, the city remains in the eyes of its inhabitants the heiress of the kingdom of Jaffna and therefore the historical capital of the Tamils in the island.

9 If the practice of Hinduism is predominant, there is a long tradition of tolerance and coexistence between different religions groups in Jaffna. At the time of the domination of Tamil kings, the accounts of Western travelers mentioned the presence of Muslims living peacefully with the indigenous population that was predominantly Hindu (Jaffna Municipal Council, 1974). Islam took root in Jaffna with the establishment of Arab traders from the Middle East, attracted by the trade of beads, and who married Tamil women. After European settlement, it was mostly Muslims from India who came to strengthen this community who traditionally held a significant position in the commercial sector of the city. While sharing the Tamil as their mother tongue, the Muslims of Jaffna, like in the rest of the island, used to consider religion as the identity marker which must prevail against the language. With European colonization, a new religious community emerged, thanks to the strenuous efforts of Christian missionaries, both Catholic and Protestant. Despite a period of high tensions between Hindus and Catholics from the sixteenth to the early seventeenth century, this coexistence of different religions resulted in a spatial distribution of religious communities. By the second half of the nineteenth century, the city of Jaffna seemed to

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have three distinct areas: coastal areas, the "European town" and the "Hindu town" as neatly set forth explained by Balasundarampillai: “The European part of the town, 'Parankitheru' had European residential areas ware houses, the administrative area developed with the establishment of katchcheri6. The Chundikuli7 was brought under this area. This part had large houses with verandahs, courtyards and compounds. Roads were constructed on grid models with high intensity. The costal area consisted of Karaiyoor, Pasayoor and Alupanthi, fishing boat building; boat repairing and port activities were confined to this area. The Western part of the town was known as 'Hindu Town' of Vannarponnai. English educated people of hindu origin and the affluent trades folk mainly inhabited this area.” (Jaffna Municipal Council, 1974, no numbering)

10 We find in Jaffna the model of dual colonial towns with the juxtaposition of two contrasting parts: the "European town" and the "indigenous town". This duality is also reflected through the opposition between the Christian southern part of Jaffna, comprising the coastal areas listed by the author and the "European town", and the northern part which is predominantly Hindu. The eastern part of the town is marked by the presence of the Muslim community. The location of religious buildings exemplifies this religious segregation in the municipality (cf. figure 3).

Figure 3: Religious buildings at Jaffna.

Source : Map of Jaffna Municipal Council, 1963. Realisation : author.

List of the 23 districts of Jaffna Municipal Council.

Number of district Name of district Number of district Name of district

1 Fort 13 Chundikuli

2 Gurunagar West 14 Chundikuli

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3 Gurunagar East 15 Kailasapillayar

4 Cathedral 16 Kandaswela

5 Mathews 17 Hospital

6 Koiyatotom 18 Bazaar

7 Passaiyoor 19 New Mosque

8 Columbuthura 20 Navanthura

9 Ariyalai East 21 Old Mosque

10 Ariyalai West 22 Navanthura West

11 Kalaimalar 23 Navanthura East

12 Nallur

Source : author, 2007.

11 The recognition of the existence of a Muslim cultural zone in the city appears in the official name given to two areas they occupy: New Mosque and Old Mosque and the presence of six Muslims colleges. Similarly, the seven mosques in Jaffna are all located in the western part of the city (see Figure 2). The commercial district, called Bazaar, is another area where Muslim merchants traditionally used to occupy a prominent place.

12 The second cultural area is the Christian area which is concentrated in the southern part of the city. The evangelization of the population has taken different forms. Thus, the first conversions, concerning mostly fishermen, conducted by the Portuguese, are deemed to have been made under threat. The Dutch and the British, promoted the conversions by providing facilities and benefits to the converted. Balasundarampillai distinguished coastal districts in the Christian area, which he pinpointed as Christian fishermen neighborhoods, and the "European City", the residential and administrative quarters shaped by Westerners. This part of the city was strongly influenced by the European presence. The harbor and the fort were in a sense the epicenter from which the Europeans created the modern city of Jaffna and started converting the fishermen who were there. Thus, it is not surprising to note that this Christian area, whose center is Main Street, concentrates the principal buildings erected by Europeans: the Dutch fort, around which the main city roads converge, the majority of Christian buildings, like the Cathedral of Jaffna, and administrations buildings, like katchcheri which serves as headquarters to the district of Jaffna. This part of the town houses the largest hospital in Jaffna and the main business district.

13 The 'Hindu town' of Jaffna had as its center, the temple of Kandaswamy at Nallur. The rise of the cult of Shiva in Jaffna went hand in hand with the advent and growth of the Kingdom of Jaffna. Kandaswamy temple is the sole princely structure built by the kings of Jaffna in the island. This temple, served by a high-ranking Brahman, strengthened the role of Jaffna as great Hindu center at Sri Lanka. The map of religious buildings in the Jaffna Municipal Council shows the importance of the Hindu community (see Figure

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2). In fact, Hindu temples represent nearly three-quarters of the religious buildings of the city. The Hindu area, which includes the northern and eastern parts of the municipality, is considered by inhabitants as the true original center of the town. The Hindu elite defended the worship of Shiva as a founding element of Tamil identity against the endeavours towards a Christianization of the population by Europeans. The defense of the Hindu identity led to the creation of new Hindu temples and schools, such as the Hindu College to compete with prestigious Christian schools.

Figure 4: Distribution of religious communities in Jaffna by district.

14 Religious segmentation in Jaffna is the result of the arrangement of various pre- colonial and colonial legacies. The arrival of alien populations (Arabs and Europeans) was accompanied by the development of two new religions (Islam and Christianity) in an Hindu population household. The religious segmentation of Jaffnese society results in a segregation distinguishing three confessional zones. However, it is important to note that these boundaries are not absolute and that within areas known to be predominantly Christian or Hindu, we can find a significant minority of the other religion. This inter-religious coexistence was also reflected by the presence of a Sinhalese Buddhist community, with a temple inside the city until its destruction, in 1987 - for political reasons - by the Tigers. The rebuilding of a Buddhist temple since the reoccupation of Jaffna by the army was a source of tension. This temple was during ceasefire period only frequented by the Sri Lankan soldiers who placed their worship place as high-security zone. We can talk, regarding Jaffna, of a genuine inter-religious coexistence.

B. A society governed by the order of castes

15 Hinduism holds a great place in the Tamil civilization and explains the importance of castes in Jaffna (see Table 1). The caste system is deemed particularly rigid in the Jaffna peninsula and has a number of peculiarities. It is difficult to establish the exact number of castes in Jaffna, although the Dutch governor Thomas Van Rhee counted 41 in 1687

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(Pfaffenberger, 1982). Indeed, caste divisions are made, as shown in the simplified table of caste in Jaffna (see Table 1), along professional but also religious standards. Thus, it distinguishes the Hindu carpenters and their Christians fellows. Moreover, within the same group sharing the same profession and same religion, there are sub divisions according to their geographical location. Thus, the different Christian fishermen’s neighbourhoods, in the south of the city, have distinct identities that translate into matrimonial alliances most often within their own community.

Tableau 1: Simplified table of the hierarchy of castes in Jaffna.

CASTES METIERS « TRADITIONNELS » STATUT

Vellalar Riziculteurs Hautes Castes Chettyar Marchands

Karaiyar Pêcheurs Pêcheurs Paravar

Thatcher Charpentiers-couvreurs

Visvakarma Forgerons Kudimai

Koviyar Domestiques

Nalavar Extracteurs de toddy8

Pallar Porteurs, Serviteurs, Ouvriers agricoles Adimai

Paraiyar Tambourinaires

Source: Author, 2007.

16 The group that dominates the social pyramid in Jaffna is that of the rice farmers, called Vellalar, which derives its authority from the possession of the land. This caste, which has long been numerically the largest community in the city, considers itself as the legitimate keeper of the existence of the hierarchical caste society according to the “purity level” of a particular group of individuals. In this pyramid of castes, three groups were long distinguished under the Vellalar caste: the kudimai, the adimai and finally Fishermen’s castes. Kudimai castes counted artisans and employees of Vellalar's houses and they were their clients. Therefore they had rights and duties that could not be cashed. Conversely, adimai castes, which counted those who lived by tilling the soil, or activities considered impure, were treated as untouchables. They long lived in separate huts and were maintained in their inferiority status by humiliations and discriminations. Thus, Vellalar had prohibited persons from impure castes to have access to major temples in the city, as in the case of the Kandaswamy temple. Fishermen, by the nature of their activity, were independent from Vellalar, to whom they owed no service, and they were not, unlike kudimai, Vellalars’ clients. Their relative independence led Vellalar to marginalize this community who could manage without them.

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17 Despite important changes under European domination9, the existence of this hierarchy has not been questioned. The incitation, by Dutch, then British missionaries, to convert - in exchange for a possibility of upward social mobility - favored the evangelization of some adimai castes such as the Pallar or Nalavar but also some Vellalar who wished to preserve their privileges. It is in the fishermen’s community that most conversions to Catholicism have been recorded. The Western impact is not negligible in this caste society. Under British rule, the Vellalar have, thanks to their excellent education in English, widened their political, economic and cultural influences, both in Jaffna and the rest of the island. The development of capitalism enabled craftsmen to become richer. The British decision in 1844, banning any form of slavery, put a definitive end to the distinction between kudimai and adimai, even if they remained in the eyes of Vellalar, untouchables. However, access to education enabled some of these castes to experience significant upward social mobility. Thus, members from the Nalavar caste in the district of the Cathedral converted to Christianity and have mostly abandoned the traditional activity they used to practice. Some members of this caste took advantage of the educational springboard to overcome its old image and gain access to positions in administration and the education sectors. On the contrary, other castes (Pallar, Paraiyar), even though they also converted to Christianity, which did not help ridding them of their stigma, hardly benefited from the opportunities provided by schooling and continued to suffer humiliations and discriminations.

18 The conversion of a significant part of the population to Christianity and the social advancement of certain castes did not signify the death of the caste hierarchy. Instead, even within the Christian community, considerations of castes did not disappear. The testimony, of a forty-year-old Christian man from the Pallar caste about his childhood, perfectly illustrated the discrimination that his community used to face, at least up to the 1980s:

Author - Can you give me examples of discrimination you have suffered because of your relevance of your caste? Interlocutor - When I was young, the people of my caste, when we went into a tea shop, we must not drink from a glass like everyone else, but from a tin which was reserved for our caste people. I also remember a job interview to which I went on the recommendation of a Catholic nun. At this meeting which was attended by four other candidates, the recruiter asked other people to sit, then turned to me and said 'get out', declaring it was not possible to send people from my area, and therefore my caste, to attend a job interview. Faced with such a humiliation, I thought of killing this recruiter and, above all, to reject this Jaffnese society which despised me so much. (Interview conducted in March 2005 in Jaffna)

19 The importance of castes in Jaffnese society is clearly reflected through marriages, which are mostly arranged and where caste endogamy is strictly enforced. Indeed, the main concern of parents is often to preserve the honor and the respectability of the family, avoiding at all costs any caste misalliance, which would result in the exclusion of the family by other members of the caste and would result in breaking up the most important solidarity and sociability bond in Jaffnese society.

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20 If we are witnessing the beginning of a process of challenges of the caste system (abolition of the distinction between kudimai/adimai), this latter is still tough. Discriminations linked to this system existed even between Christians and it is not easy for everyone to overcome his inferior condition. Parallel to this, strict observance of the caste endogamy ensures the continuity of the "purity" and thus the maintenance of the respective status in the order of this hierarchical society. Under these conditions, the bonds of social and economic interdependencies linking these different communities remain despite the social distance resulting from a separation in space.

C. Spatial segregation of castes

21 Like other towns in Hindu societies (Landy, 2002 : 51), the urban structure of Jaffna is also marked by the legacy of segregated model of the Vedic town, with a geographical distribution of castes. However, the study of the very subtle location of castes in the space of the municipality is problematic. Unlike India, there are no statistics on caste in Sri Lanka. A survey conducted among fifteen residents in the town has allowed a development of a map of their perception of the traditional distribution of castes in Jaffna10 (cf. Figure 5). The latter recalls the spatial logic of the segmentation of the caste in Indian towns as described by Kalam (Kalam, 2003: 76): "The purest are closer to the temples, the gods, they are their agents and servants. Those who are the lowest on the scale of the purity tend to be closer to the opposite pole, pollutant. This pole may take the form of a neighborhood for lower castes, this is the case in most Indian regions ... " Translated from French by the author.

22 In our case, we can distinguish, Muslim districts apart, four distinct spaces. Thus, we find in the northern part of the city, near the sacred temple of Kandaswamy, Vellalar districts. Those near the coast appear to be mainly peopled by fishermen. Between these two spaces, it seems that there probably existed a space occupied by clients of Vellalar, such as Thatchers. However, this space seems to have evolved following the arrival of the Europeans, although we find, in the eastern part of the city, districts where live castes which were traditionally clients of Vellalar. The inner-west, that is to say the Fort and its three northern neighbouring districts (Bazaar, Hospital and Station) created and developed under the European leadership, have a more mixed caste composition. Indeed, this space, which became the center of the European city, attracted Muslim traders, craftsmen as well as Vellalar who wanted to benefit from the dynamism and prosperity created by Europeans.

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Figure 5: Perception by inhabitants of castes localisation in Jaffna Municipal Council.

23 The social organization at Jaffna is based on a castes hierarchical structure which results in residential segregation. However, with the development of a dual colonial town, the "European town" becomes the new center of attraction which is at the origin of some transformations of the populations settlement patterns. The evolution of the urban structure of Jaffna until the immediate pre-war finally reveals a situation similar to other towns of Hindu tradition in the indian subcontinent. Despite the severe discriminations that may exist in this society, inequalities do not generate a questioning of the whole system.

24 The armed conflict, with the banning of the caste hierarchy by the LTTE and the repeated displacement of people has created a break in the traditional modus operandi of this society. During these years of war, It was more difficult, especially in the territories controlled by the separatists, to enforce the rules of caste segregation as strictly. The cease-fire concluded in 2002, was an opportunity to analyze the role of war and of the cessation of fighting as a possible transformation process of segregation in the town in the context of immediate post-war.

II. The weight of traditional communities during the cease-fire

A. The return of the displaced Jaffnese

25 After fifteen years of fighting, the cease-fire agreement in 2002 made possible the return of many war displaced people to their original town. But from the 2004 census, there was an important turning point with, for the first time, a decline of population in the Municipal Council, which lost 2 198 people in one year (see Table 2). This was paradoxical, because all the displaced people did not return home. The comparative study of the 2001 and 200411 censuses of the Jaffna Municipal Council (see Figure 5) shows that this decline affected only certain areas. The map of the dynamics of grama sava12 in the Jaffna Municipal Council (see Figure 6) shows that it was especially the northern Hindu districts of the city that lost inhabitants while conversely, the southern Christian districts saw their populations grow steadily. By linking this map with the

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map of the traditional location of castes in Jaffna (see Figure 4), we could notice that it was especially areas traditionally occupied by Vellalar which lost more often, at least 500 people in 3 years. The Vellalar community began to leave the peninsula early, thanks to its financial resources, to get away to the south or abroad. Finally, there was a double migratory movement in Jaffna. Indeed, the poorest Jaffnese, belonging to Fishermen and Parayar castes or even some Muslims returned to the city. They took advantage from a more favorable political environment to gradually return to their homes to rebuild their lives in the city. There was a certain impoverishment of the town, now home to those who have almost nothing, while conversely, the people belonging to the most affluent social groups continued to significantly leave Jaffna, to settle in the capital or abroad, where living conditions were more attractive. The proportionately greater exodus of Vellalar reduced their influence in the local society.

Tableau 2: Population growth in Jaffna (1981-2004).

Year Number Growth rate (%)

1981 118 215 9.6

2002 78 331 -33.7

2003 84 226 7.5

2004 82 028 -2.6

Source : Department of Census1981, Divisional Secretary Jaffna and Nallur, 2002, 2003, 2004.

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Figure 6: Density of population in Jaffna (2001-2004).

Sources: censuses of population of D.S Jaffna and of D.S./A.G.A. Division Nallur (2001 and 2004). Conception-realisation: author 2007.

Figure 7: Dynamism of grama seva.

Sources: censuses de population of D.S Jaffna and of D.S./A.G.A. Division Nallur (2001 and 2004). Conception-realisation: author.

B. The place of religious communities in Jaffna since the cease-fire

26 In Jaffna, as in the rest of the island, the armed conflict was not at the origin of a secularization of society. Instead, the religious fervor was all the greater. Religion was, for many, the main vehicle through which they coped with the atrocities of war and its

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consequences. It was therefore not surprising that different faith communities play a particularly important role since the cease-fire in the reconstruction of the city and society. The Hindu and Christian communities were the most important in the city, bringing together more than 97% of the population of the city while the Muslim community only counted 1,27%.

Table 3 : Religious composition of the population in Jaffna in 2004.

Religious Community Numbers

Hindous 51 040

Chrétiens 30 960

Musulmans 1 066

Bouddhistes 20

Autres 1 140

TOTAL 84 226

Source: Divisional Secretary Jaffna and Nallur, 2004.

27 The low number of Muslims in Jaffna was primarily due to the forced exile they endured, following the ultimatum of the Tigers in 1990. For seven years, Muslims were far from Jaffna. It was only with the re-conquest of the peninsula by government forces and especially the permission given to resettle by the LTTE that some of them returned. According to the principal of Osmania College, only 150 families had returned, when there were between 1500 and 2000 before 1990. It was often the poorest families or merchants who came without their families. The lesser importance of the Muslim community in Jaffna was also reflected by the fact that four Muslim schools were still closed in 2005. The return of some Muslims should not hide the rupture caused by the political decision of Tigers. The forced exodus of Muslims contributed in excluding even further this community from the other Jaffnese. Places of refuge for the Muslims and Tamils were however different. Indeed, most of Tamils tried to take refuge in the jungles of Wanni, remained under LTTE control in 1995. To the contrary, Muslims often headed in 1990 to areas with a high Muslim concentration like in Puttalam and Batticaloa. The attitude of the LTTE vis-à-vis Muslims caused a divorce of this community from the rest of the inhabitants of the city. It may take some time for all religious communities to get together.

28 Hindus and Christians rapidly took advantage of the cessation of hostilities to restore their religious buildings with donations of their followers in the city and abroad. Thus, the fishermen community of Pasayoor offered on several occasions, the proceeds of a day's fishing of the community to their church. Others volunteers helped in the rebuilding of their religious sanctuary. The reconstruction of these high-places of geosymbols enabled the faithful to restore the sacred space that was a provider of identity markers, of meaning and community solidarity. For their part, religious leaders sought to restore religious ceremonies in churches and temples and

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reorganized the big festivities interrupted because of war, such as Easter for Christians or the Nallur festival for Hindus.

29 The cease-fire was an opportunity for religious communities to promote peace through various events. For example, the Catholic Church of Jaffna formed an amateur theater band which played both in the northern and southern parts of the island. This initiative should have helped to bring closer the Tamils and Sinhalese. Some Hindu, Christian and Muslim representatives gathered in an association to promote interfaith peace and fought against the proselytizing of some Christian sects that settled into the city after the cease-fire. Their arrival in Jaffna has been the source of tensions because of their challenges to the two main religious communities. Hindus and Catholics accusing these sects to use money or provide facilities, including those of lower castes (Pallars, Paraiyars), to encourage them to convert. However, some Catholics and Hindus are aware of the need to change the attitude vis-à-vis the lower castes. This is illustrated by the testimony of a Hindu met in Nallur temple:

Author - What do you think of the conversion of members of lower castes to Christianity by evangelical churches?

Interlocutor - The evangelists offer financial or material aid to those who convert to their religion. This explains why some accept. But we have also our responsibility. We must stop stigmatizing the lower castes as inferior to prevent them from being seduced by these sects. It is necessary that the Hindu society evolves towards more equality to avoid such conversions and even make the lower castes want to get back to Hinduism. Interview conducted in February 2005.

30 The reconstruction of religious buildings embodies the symbolic and sacred reappropriation of the traditional living space by inhabitants. However, the war has caused some erasure of the Muslim presence in the city. The political incidents and the eviction by the LTTE of the entire Muslim community questioned the peaceful coexistence between Jaffnese religious communities. In addition, the proselytizing of new Christian sects is a source of tension with the two major religions of the city which are forced to reconsider their attitude vis-à-vis the lower castes.

C. Reconstruction varies according to caste

31 The compromise between LTTE and the government put an end to the embargo hanging over the Jaffna peninsula. Indeed, the reopening, in April 2002, of the A9 road, which had remained closed for twelve years, connected again Jaffna to Colombo. The detente between the belligerents enabled the devastated city to heal its wounds through the cement and other building materials that were sent back to Jaffna. However, there was a great heterogeneity in the rehabilitation of the different areas of the town.

32 Many of those who resettled in their original town, struggled to restore their homes. The government’s support was far from sufficient. These were mainly NGOs and diaspora that enabled people to rebuild their homes. This financial assistance from the diaspora varied according to neighborhoods and especially castes. Thus, in neighborhoods occupied by Vellalar or Nalavar, it was essentially family solidarity that

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came into play. The exiled family regularly sent money to the family back home, allowing them to finance the rehabilitation work. In some fishermen’s neighborhoods, there were both family and community solidarities. Indeed, members of the fishermen’s caste diaspora created associations in their original neighborhoods bearing the name of their host country. These associations were able, with donations collected from expatriate members, to finance the restoration of community buildings such as schools, church or the purchase of fishing nets.

33 In contrast, castes like the Pallar, which did not manage to send members of their community abroad, experienced significant problems to rehabilitate their area. It was through the assistance of German Technical Cooperation (GTZ), which rebuilt their houses in cement, that the living conditions of this community relatively improved.

34 We observe a real spatial fragmentation in the reconstruction of neighborhoods, each community renovating its living space, according to the case: alone, with money from the diaspora or with the help of foreign organizations. If there is frustration among the poorest people, due to the slowness of the reconstruction of their homes, this latter is not the source of tensions between communities because each residents judges above all, its situation in relation with the members of his own caste.

D. The caste system: resurgence or the end in a near future?

35 When we question Jaffnese on the caste problem, they generally say that it is no longer a current issue and that it is definitely a thing of the past. The end of the open discriminations against lower castes in Jaffna explains that majority of Jaffnese believes in good faith, that the caste system in the town no longer exists. The optimism displayed by the inhabitants of the city can be understood by the fact that this subject has become taboo since the banning of the caste system by the Tigers. The LTTE's intransigence on this issue did erase the main outward signs of discrimination and humiliation that contributed to the stigmatization of low castes. The municipality also had to accept the change of toponymy of certain places, having names considered offensive by the lower castes. Thus, several water wells changed their name, following the official request of the residents who refused names suggesting any caste affiliation.

36 Moreover, the reality of castes is less obvious to the younger generations. Education and money sent home by the diaspora enables Jaffnese to overcome the traditional activity associated with their caste and which was passed down from father to son. Thus, the Nalavar generally no longer practice their traditional activity of toddy extractors. Some occupy positions in municipal administration or have shops often financed by the expatriate members of the family. The rupture of the association of a caste to an occupation means the end of the socio-economic interdependance between the various castes. At the same time, the existence of a large diaspora is the source of a new factor of segmentation in the society. Indeed, caste having expatriate members enjoy an advantage over others. Thus, Vellalar and Nallavar from the diaspora helped their family members to leave the country or support them financially. Conversely, the Paraiyar, who had no financial capital to send some of their members abroad, do not benefit from this transnational solidarity. Financial support from the diaspora allows some inhabitants to develop economic activities favoring their emancipation.

37 The end of the caste system (discrimination, socio-economic interdependence) should not mask the persistence of the caste reality (endogamy, etc.). Indeed, in a society

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where the weight of tradition and family honor dominate, it is often the voice of the elders that counts. This is one of the reasons for the persistence of the caste system in the city. Indeed, even if by force of circumstances, the older generation had to bend to the will of the Tigers, putting aside caste distinctions publicly, they often keep in mind the system of hierarchy and honors in which they were raised.

38 It is particularly the issue of marriage that shows how important the reality of caste remains in the minds of Jaffnese. Indeed, most marriages are still arranged. Parents try to find for their children a spouse of the same caste and same religion as their family to avoid misalliance. They do not want to lose the ties that unite them to the caste community to which they belong. In this context, the love relationship between two people of different religions and especially different castes often encounter opposition from their families and even from the whole society. This was the case of a couple who met at the University of Colombo and who loved each other for five years13. The young Christian man from the fishermen’s caste moved to London where he found work at the end of his studies. The girl, an Hindu from the Vellalar caste, returned with her family in Jaffna at the end of her studies. When the two families heard about their relationship, they were both adamantly opposed to it. The girl’s family wanted her to be married to a man from the same caste and the same religion; logically they refused this misalliance. The young man's family wanted their child to marry a girl from their fishermen’s neighborhood. Faced with the determination of the couple which did not want to marry someone else, the two families gave way without solving all the problems. While, initially, the groom's family refused any idea of asking a dowry, it eventually claimed 500 000 rupees (3 270 euros) and a ground with a house. It was also asked from the bride to convert to Catholicism. The girl’s family wanted to quickly marry their child who was already 28 years and to do the wedding in London and not in Jaffna to preserve the prestige of the family within the vellalar community. Faced with this request, the groom's family demanded that the girl’s family come to formally propose marriage to their house and to organize the wedding in the church of their district. Despite their love, the couple reached a stalemate because of their religious and caste difference. If the practice of endogamous union reflects the weight of the reality of caste in the city, this later is questioned by the willingness of some of the youth who want to emancipate.

39 Finally, the persistence in the mentality of this caste system results in difficulties for a person to settle in the neighborhood of another caste. Thus, a notary14 confirmed that a number of people who bought houses from expatriate Vellalar, thanks to money sent by their relatives who had settled in the West, faced the hostility of the dissatisfied neighborhood. The Vellalar did everything to incite newcomers to leave. Under these conditions, few decide to settle out of the district where their family has lived for generations. Moreover, the fact that each caste has its own church helps to strengthen their solidarity bonds and they do not develop links with the Christian communities of other castes. Therefore, the mere fact of asking a Jaffnese where he lives, is still an effective way of getting to know his caste. The location of communities remains therefore still, in outline, faithful to the legacy of the Vedic segregated city. However, few cases of tensions related to the installation of persons in a neighborhood occupied by higher castes are significant. We observe an evolution of residential place choice that moves from a logic based on the distribution of communities by caste to a logic based on the law of the land market. If resistance to the mutation are significant, we can assume that the town is engaged in an inevitable process, especially since many

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expatriates do not intend coming back to settle in Sri Lanka and they are likely to sell their properties. The immediate post-war Jaffnese society remains very segmented but a process of identity desegregation by community belonging seems to have beging towards a more "traditional" social segregation layout by land prices in the city.

Conclusion

40 The structure of the town before the war was marked by two models of segregated cities: that of the Vedic town, characterized by geographical distribution of castes and that of the dual colonial town with the opposition between the "European town" and the "Hindu town". The Jaffnese society was then known for the weight of the caste hierarchy. Despite spatial segregation, the different communities were socially and economically interdependent.

41 The conflict has transformed Jaffnese society and the profile of residents of the town. Indeed, communities that have financial resources or human resources, in terms of solidarity network, have often opted to leave the peninsula to Colombo or abroad. Conversely, the most modest groups have taken advantage of the cease-fire to reinvest their homes.

42 From a religious point of view, the confessional affiliation remains a key segmental factor in conferring landmarks, meaning and extended solidarity to a population ravaged by war. However, Muslims are still affected by their expulsion ordered by the LTTE and many are reluctant to return. Moreover, the establishment of evangelical churches are the source of tension with Catholics and Hindus because of their proselytizing.

43 The caste system was abolished but the caste reality continues to exist. However, the growing proportion of love marriages, as opposed to arranged, cast-based ones, in particular between persons of different castes, embodies, despite the difficulties faced by these couples, the real beginning of an evolution which challenges in its foundations, the caste reality at Jaffna. The attitude of the younger generations, who already evolve in a society where the profession is no longer related to caste, will play a decisive role in the existence or not of the caste system.

44 The immediate post-war town has a structure and functionality model that is different from the pre-war period. The caste identity segregation is thus in a disappearing. There is a disconnection with the end of the caste/profession interdependence that bound the various communities in Jaffna. Now, solidarity bonds, and even bonds of dependency, are transnational. Support of members from the diaspora plays a leading role in reconstruction, economic development of the town and the upward mobility of its inhabitants. Finally, if inhabitants live in the great majority in neighborhoods traditionally occupied by their caste, the process of spatial desegregation seems to be engaged.

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NOTES

1. LTTE is an independentist movement, founded in 1976 by Velupillai Prabhakaran, whose stated aim is to defend the Tamils of Sri Lanka. For this, the organization claims the right for Tamils to self-determination and to an independent statehood, the Tamil Eelam in the north and east of the island. To get their independence, the Tigers engaged in an armed struggle with the central government. The LTTE did not hesitate to use force to eliminate its political rivals in order to assert itself as the sole representative of the interests of Tamils. The Tigers also used suicide bombings as a means of action to advance their cause (Indian Prime Minister Rajiv Gandhi, the President of the Republic of Sri Lanka Ranasinghe Premadasa, etc.). The LTTE emerged since 1987 as the key player in national politics. Indeed, the movement managed to cope with various

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attacks of the government army and even the Indian forces which tried for a time to disarm it by force. The Tigers run as a sovereign State the territories they controlled in the north and east of the country. The military defeat of the Tigers in May 17, 2009 undermined the movement. Its historic leader, Prabhakaran, is dead and the LTTE lost all its territorial possessions in the island. Nevertheless, the separatist movement still has the strong support from the Tamil diaspora and has not abandoned its dream of creating an independent state for Tamils in Sri Lanka. 2. The caste system is a hierarchical division in Hindu societies according to a so-called hereditary "purity" of endogamous groups. The castes are frequently associated with archetypal activities, but which is no longer necessarily followed in practice. 3. This expression is used to designate all violent processes (colonization, segregation, expulsion, refoulement, deportation and extermination) implemented by political factors in order to transform the people (Rosiere 2007). 4. No census has been conducted since 1981 in the northern and eastern provinces by the statistical departments of the central government because of the armed conflict. However, the district of Jaffna conducted its own censuses thanks to the cease-fire of 2002. 5. Vellalar are members of rice farmers’ caste. This social group dominates the social pyramid in Jaffna and derives its authority from the possession of land. 6. The katchcheri is the administrative headquarters of a district in Sri Lanka. 7. Chundikuli is the name of a district of Jaffna. 8. The toddy is palm wine produced from fermented palm sap. 9. The northern part of the island fell successively under the control of the Portuguese (1619-1658), the Dutch (1658-1796) and finally the British (1796-1948). 10. This map was produced through a survey conducted in the field. Of the 45 people surveyed, 15 have agreed to share their perception of the location of castes in the town. For this, we asked them what was in their view the majority caste in the different neighborhoods. Respondents lived in different neighborhoods of the town and were of different socio-economic backgrounds (age, gender, caste, occupation). However, it should be noted that the results must be nuanced. Indeed, two thirds of respondents to my questionnaire had generally refused to talk about the distribution of castes, either because they did not think they would be capable of doing it or because they considered the issue too sensitive. The responses of the sample were overlapping, so I decided to create this map of the perception of the distribution of castes in the town by its inhabitants. 11. Sources : Population Census of Jaffna DS and DS / AGA division of Nallur in 2001 and 2004. 12. The grama seva is smallest administrative division in Sri Lanka. 13. This story was reported by a friend of the couple during an interview in March 2005 in Jaffna. 14. Interview conducted in Jaffna in February 2005.

ABSTRACTS

The cease-fire agreement of 2002 between the Sri Lankan state and the separatist movement of Liberalisation Tigers of Tamil Eelam (LTTE), was an opportunity to analyze the role of war and then of the cessation of fighting as a potential process of transformation of the segregation at Jaffna in the context of immediate post-war period. Indeed, the armed conflict (1987-2001), with the abolition of the caste system by the LTTE and repeated displacements of people, has been a

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breakdown for Jaffnese society. The weight of the hierarchical castes system and the one of religious communities, which partially determine the town's prewar population distribution, the choice of spouse, social networks of individuals, values and taboos of society, have been questioned as a result of the conflict. Indeed, the town of the immediate post-war has a different structuring and functionality model from that of before the war. Identity-based segregation, associated to belonging to a caste, is thus in phase of disappearance. However, the end of the caste system (discriminations, socio-economic interdependence) does not prevent the persistence of the caste reality (endogamy, the bonds of solidarity by caste). At the same time, the existence of a large diaspora is the source of a new factor of segmentation in the society. Their support plays a leading role in the reconstruction, economic development of the town and the upward mobility of people. Finally, if inhabitants live in large majorities in neighborhoods traditionally occupied by their caste, the process of space desegregation seems to be engaged.

INDEX

Subjects: Carnets de recherches Keywords: urban segregation, territory, identity, caste, religion, Jaffna, Tamil, Sri Lanka

AUTHOR

DELON MADAVAN PhD candidate and Junior Lecturer in Geography Université Paris-IV Sorbonne Laboratoire Espaces, Nature et Culture (UMR 8185) [email protected]

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Carnets de terrain

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Pérégrinations d’un terrain sans territoire

Boris Beaude

1 Comment faire du terrain lorsqu’il n’y a pas de territoire ? Cette simple question m’a accompagné tout au long de ma thèse (Beaude, 2008). Ce n’est qu’à son terme que j’ai acquis la quasi-certitude que la question posait davantage de problèmes que la démarche. Il m’aura fallu près de dix ans.

2 Dès 1997, cette question est apparue sous une autre forme alors que je réalisais mon mémoire de D.E.A (Diplôme d’études approfondies) sur la dimension spatiale du cyberespace (Beaude, 1998). Est-ce bien de la géographie m’a-t-on répété à plusieurs reprises ? J’en avais l’intime conviction, mais, par ses représentants, la géographie me soufflait que cela n’était peut-être pas le cas. Il existait manifestement une étroite relation entre le terrain et la preuve, entre le terrain et la légitimité (Calbérac, 2010), mais aussi entre le terrain et le territoire. La racine commune entre ces deux termes est finalement apparue comme une épreuve à laquelle j’allais être confronté pendant plusieurs années, m’imposant une profonde immersion dans les arcanes épistémologiques d’une discipline passionnante.

Du territoire à l’espace

3 Plus encore que d’autres sciences sociales, la géographie fut profondément renouvelée au cours du XXe siècle. Elle est passée d’une description raisonnée du territoire à la compréhension de la dimension spatiale de l’action avec une souplesse surprenante, qui ne se fit pas sans quelques fractures éparses, quelques douleurs aussi, mais sans rompre, au moins jusqu’à présent. Ce passage du territoire à l’espace, mais aussi de la description à la compréhension, pose néanmoins quelques problèmes, dès lors que l’on aspire à la compréhension du monde contemporain.

4 En à peine un siècle, la géographie est devenue tout à fait familière de l’importance de l’immatériel, ressource inépuisable de l’action, faite de représentations, de symboles, de compétences, d’émotions et plus généralement de tout ce qui motive les actes

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individuels, mais aussi collectifs. Par ailleurs, la géographie a pris la mesure de l’importance des réseaux, qui se sont imposés à toutes les échelles de notre existence, ajoutant aux cours d’eau et aux vallées des voies artificielles de plus en plus nombreuses qui, au moins depuis les Romains, créent des liens privilégiés sans cesse plus nombreux entre des lieux, réagençant perpétuellement notre monde. Pourtant, malgré ces deux avancées majeures, la géographie n’a investi que très marginalement une composante croissante de notre environnement qui se situe précisément à l’intersection de l’immatériel et des réseaux : la télécommunication. Cette omission ne témoigne pas tant d’une absence de perspective et d’anticipation, mais plutôt d’un attachement à une conception de l’espace trop matérialiste. Cette « posture » place pourtant la géographie en situation de ne pas compter parmi les disciplines qui rendent intelligibles l’une des dynamiques contemporaines les plus vives. En particulier, la géographie s’interdit l’étude d’un des espaces les plus intenses et les plus habités du monde contemporain en s’obstinant à ne pas considérer les liens invisibles que des millions d’individus tissent chaque jour un peu plus. Ce manquement est d’autant plus regrettable, que l’espace y occupe une place essentielle, en dépit de son apparent affranchissement. C’est en effet d’un espace créé de toutes pièces dont il s’agit. À défaut d’être virtuel, Internet est en effet totalement artificiel, ce qui souligne sa puissance heuristique comme expression d’une multitude de virtualités qui y trouvent l’occasion d’être actualisées. Pratiquer Internet comme « terrain », c’est au moins avoir la conscience de cela !

Terrain

5 L’évolution de mon rapport au « terrain » est finalement parfaitement révélatrice de l’itinéraire intellectuel parcouru lors de mon travail de thèse. Parti des espaces dits « virtuels », mon « terrain » initial portait sur les cybercafés, espaces susceptibles d’apporter une légitimité géographique, conformément au paradigme territorial en vigueur (Eveno, 2004). Insatisfait de cet artifice, j’ai finalement décidé de partir d’une pratique afin de valoriser structurellement la dimension spatiale d’Internet dans le cadre d’une problématique sociétale qui articulait un changement de métrique (du topographique au topologique) à une pratique : l’accès aux ressources musicales. Une telle approche permettait d’identifier clairement la dimension spatiale des incidences culturelles, économiques et politiques du piratage d’œuvres immatérielles. Cette recherche révéla finalement un enjeu plus important : c’était la problématique du lieu, comme espace du contact, qui était engagée. La rencontre de l’espace et de la technique se retrouvait ainsi dans le lieu, espace élémentaire de l’interaction sociale. Or, le lieu se présentait comme la parfaite synthèse de la dimension spatiale de l’action, en cela qu’elle a précisément « lieu », toujours. La démonstration de la réalité d’Internet, comme technique, mais aussi comme espace, ainsi que la mise en perspective de ses lieux singuliers, sembla nettement plus représentative de l’aboutissement de cette recherche, se traduisant par la considération que le « terrain » que je cherchais était Internet lui-même.

6 Plus précisément, je compris intimement que j’avais fait de la géographie telle que suggérée par Denis Retaillé, lorsqu’il dit que « faire de la géographie, c’est chercher le lieu de la société et non pas définir la société par le lieu donné » (Retaillé, 1996 : 95). Il ne fut donc pas question de « terrain », figure imposée du paradigme territorial de la

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science géographique, mais bien d’espace. Un espace que je pratique depuis plus de quinze ans, un espace tellement vaste, que j’ai décidé, au terme de la démonstration de sa réalité, de le décrire en quelques-uns de ses lieux singuliers. Des lieux réticulaires, par opposition aux lieux territoriaux, des lieux contemporains, parmi lesquels Google, Wikipédia, Meetic, eBay, Amazon, Expedia, LeMonde.fr, Bittorent, MySpace ou Facebook. Autant de lieux qui répondent à des problématiques spatiales fortes et clairement identifiables. Autant de lieux qui informent sur « la manière dont la société règle ses distances » (Retaillé, 1996). La formalisation adoptée répond donc à un double souci, celui de la transmission et celui de la compréhension, avec l’impératif de respecter la tension entre pertinence, cohérence et accessibilité du propos (Lévy, 1999 : 32).

7 J'ai donc appliqué cette approche de façon plus ou moins approfondie à différents lieux pour montrer la diversité des problématiques, en insistant essentiellement sur la réalité de ces espaces : le simple fait qu’ils soient là ! À la différence du territoire, les espaces d’Internet ne se déploient pas sur une étendue qui leur préexiste. Leur existence est en soi une réalité sociale ! Finalement cette démarche était très « terrain », comme certaines pratiques qui consistent à se poser et regarder ce qu’il se passe, attentivement. Je me suis demandé quels sont les espaces les plus fréquentés et de quoi sont-ils l’espace ? À travers cette démarche, les types de substances qui se prêtent très bien aux propriétés d'Internet se dégagèrent plus distinctement.

Circonscriptions

8 Je n'ai pas traité directement de la spatialité de grandes avancées telles que l’open source (Apache, PHP, Linux, etc.), celle-ci étant limitée à des individus particulièrement expérimentés. C’est pourquoi j’ai privilégié des lieux plus lisibles, tels que Wikipédia (qui hérite néanmoins des avancées initiales de l’open source). À partir du moment où la friction de la distance devient négligeable, des compétences limitées et dispersées territorialement peuvent converger et produire un même objet d’une complexité remarquable. Il m’importait de montrer que Wikipédia était certes une encyclopédie, mais aussi l’espace de sa production. Par ailleurs, la diversité des sujets traités et la façon dont sa coproduction y est organisée (en supposant en particulier que chacun peut être compétent dans un domaine) sont en fait très liées à l'idéologie qui fut aux fondements d'Internet.

9 Une telle idéologie ne pouvait pas se développer aussi clairement sans la spatialité correspondante, qui nécessitait des propriétés spécifiques dont n’est pas pourvu le territoire. Voilà, brièvement, comment j'ai appréhendé le terrain : j’ai cherché à comprendre de quoi les plus éminents sites internet était le lieu, en les fréquentant assidûment, en les observant, jusqu’à en trouver la substance. Je reconnais que cette démarche est particulièrement adaptée à des espaces émergents, lorsqu’il importe surtout d’en identifier l’étendue des possibles et de ne pas se perdre dans des détails souvent peu éclairants. Aussi, j’ai évité le plus possible les méthodes qui reposent sur des statistiques ou des entretiens, la dynamique de cet espace ne s’y prêtant pas du tout. Facebook ou Twitter, par exemple, ont connu sur cette période des croissances annuelles pouvant atteindre près de 500 %. D’autres, tels que Second Life ou MySpace ont perdu considérablement de leur superbe après avoir été pourtant largement encensés. Conscient de la fragilité des espaces singuliers constitutifs d’Internet, je me

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suis surtout attaché à en comprendre les grands traits. Mon principal objectif était de dire qu'il y avait bien de l'espace « ici », qu'il s'y passait quelque chose. C’était déjà beaucoup.

10 Les autres approches d’Internet, dès lors qu’elles se focalisent sur le paradigme territorial qui domine largement la discipline, présentent également un intérêt. Ces problématiques et les terrains correspondants sont tout à fait légitimes et soulignent souvent des enjeux de premier ordre. Le fait que la géographie se concentre sur les politiques locales de déploiement des infrastructures, sur leur inégale couverture de l’étendue terrestre ou sur la « fracture numérique » questionne en revanche les raisons de ne pas s’intéresser à d’autres problématiques dont les enjeux ne sont pas moindres. L’évolution récente des recherches, vers le renouvellement de la cartographie (Google Map, Google Earth, OpenStreetMap, et les mashups correspondants) ou les spatialités hybrides (géolocalisation, RFID…), présente quelques signes encourageants, mais continue de ne pas considérer pleinement les spatialités qui n’impliquent pas directement du territoire.

11 À présent, la géographie ne doit pas s’interdire de prendre au sérieux la spatialité d’Internet et des espaces correspondants, même lorsqu’ils n’impliquent pas directement du territoire. Surtout, lors de l’étude de spatialités hybrides, la géographie ne doit pas considérer que l’espace émerge lorsque l’on montre que des logiques de proximité territoriale restent déterminantes ou que les États-nations ne sont pas dissous par la réticularité d’Internet. Meetic ou iTunes ont certes des déclinaisons locales et nationales pour des questions fonctionnelles et juridiques, mais il n’en demeure pas moins que la spatialité interne à ces espaces doit être pleinement considérée. Lorsque le territoire se fait moins contraignant, c’est un autre espace qui émerge, qui est lui aussi fait d’agencements, de distances, de limites, de centralités, de densités et de diversités. Comprendre la rencontre par internet ne revient pas à dire que, finalement, les individus rencontrent des personnes résidant la même ville, mais plutôt d’identifier les modalités de l’interaction qui font que des individus préfèrent cette spatialité plutôt qu’une autre pour rencontrer des individus qui se situent dans la même ville. Cela pose fondamentalement la question de la substance d’un espace et des problématiques correspondantes. Qu’est-ce qu’un espace qui ne mobilise pas pleinement le corps ? Qu’est-ce qu’un espace dont l’agencement n’est pas matériel ? Quelles traces laissons-nous sur Internet ? Répondre à ces questions suppose de « faire du terrain » sur Internet, mais surtout de prendre cette expression comme un héritage dont la signification se limite à la pratique d’un espace que l’on souhaite rendre intelligible (Berque, 2011). En sus de l’explorer, voilà un espace qu’il est temps d’habiter !

BIBLIOGRAPHIE

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INDEX

Thèmes : Carnets de terrain

AUTEUR

BORIS BEAUDE Géographe Chercheur au sein du laboratoire Chôros École Polytechnique Fédérale de Lausanne [email protected]

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De l’inscription en bourse à l’exploration en brousse La double vie d’une multinationale minière junior

Quentin Megret

Introduction

1 A la suite des recommandations émises par la Banque mondiale et le FMI au début des années 1990 (The World Bank, 1992), l’État burkinabé s'est progressivement engagé à mettre en œuvre des réformes bien connues sous le nom de programmes d’ajustement structurel. Le secteur minier, appelé à devenir un moteur du développement économique du Burkina Faso, n’a pas échappé à ce processus de libéralisation (Luning, 2008), dont une des lignes directrices consiste à favoriser l’entrée des investissements extérieurs1. Ce contexte d’ouverture a notamment profité aux compagnies minières juniors, des multinationales spécialisées dans l’exploration et la découverte de gisements. La plupart de ces sociétés sont cotées en bourse et une relation étroite se tisse entre le terrain de l’exploration minière et l’information destinée aux investisseurs des marchés financiers. Pour les juniors, Internet est un outil indispensable de communication et de marketing.

2 Après avoir présenté les principaux traits qui caractérisent ces sociétés, je propose, à partir de l’exemple du site internet de l’une d’entre elles, de montrer dans quelle mesure cet espace virtuel permet d’accéder à des informations et de soulever des interrogations spécifiques qu’une investigation uniquement fondée sur le terrain ne peut à elle seule faire émerger. Inversement, une « radiographie du cyberespace » (Rouquette, 2009) ne saurait se substituer ici à une investigation in situ, puisque c’est bien sur le terrain que se tissent les interactions entre la société minière junior et son espace hôte. Dans le cas présent, où il s’agit notamment d’étudier l’impact local d’un projet d’exploration minière situé au cœur de la région Sud-ouest du Burkina Faso, la

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combinaison de ces deux approches ouvre une nouvelle perspective de compréhension du phénomène. En effet, les enjeux identifiés permettent de questionner la mise en rapport d’acteurs qui, tout en évoluant dans des temporalités et des spatialités divergentes, entretiennent des rapports de contiguïté, voire de concurrence, autour de l’accès à un territoire.

De l’inscription en bourse…

3 Spécialisée dans l’exploration, la tâche d’une junior consiste à identifier les potentialités de ses acquisitions, des « permis de recherche » obtenus auprès de l’administration centrale étatique. Au Burkina Faso, à la suite de la libéralisation du secteur minier, la distribution de ces permis a connu un très large succès auprès des opérateurs miniers2. L’ensemble des acquisitions d’une junior forme son « portefeuille », lequel s’étend le plus souvent, pour des raisons stratégiques, à l’échelle de plusieurs pays. Lorsqu’une nouvelle propriété minière est acquise (« gold-rich property »), des programmes d’exploration visant l’évaluation des capacités minérales du sous-sol sont mis en œuvre par la société afin d’en consolider et d’en faire croître la valeur économique. Contrairement aux géants miniers qualifiés par contraste de seniors ou majors, les minières juniors ne disposent pas des liquidités nécessaires au financement de leurs travaux de recherche. Ces sociétés ne sont pas engagées dans des activités de production leur permettant de dégager des revenus miniers qui pourraient être réemployés à des fins d’exploration et de découverte. La première tâche des juniors, de laquelle dépend la portée de leurs opérations, repose donc sur la quête de financements. Au Canada, où l’industrie minière tient une place de premier rang (Russel, Shapiro, Vining, 2010), les bourses TSX (Toronto Stock exchange) et TSX Venture Exchange constituent les marchés des titres à petite capitalisation. Le second est spécialisé pour les sociétés « en émergence » ou en « phases de démarrage », à l’instar des minières juniors. Selon un document de promotion du groupe TMX (Toronto Montréal Exchange), regroupant des données compilées en 2010, 50% des 9 700 projets d’exploration minière des sociétés internationales inscrites à la Bourse de Toronto et à la Bourse de croissance TSX sont situés à l’extérieur du Canada. 70 sociétés inscrites au TSX auxquelles il faut additionner 98 sociétés pour la bourse TSXV3 ont ainsi des projets sur le continent africain. Cette entrée sur le marché boursier assure aux juniors un accès au capital. L’aptitude d’une compagnie à se développer dépend donc étroitement de sa capitalisation boursière.

… À l’exploration en brousse

4 Lors de mon premier séjour dans le sud-ouest du Burkina Faso, je comptais, au moyen de données ethnographiques recueillies sur place4, rendre compte des recompositions sociales et culturelles causées par l’installation des premiers campements aurifères itinérants implantés par plusieurs milliers de chercheurs d’or migrants ouest-africains et les populations commerçantes les accompagnant (Cros, Mégret, 2009). Ayant appris qu’une société minière, présente sur le terrain par intermittence, menait des travaux sur des territoires5 également occupés par les chercheurs d’or et chevauchant plusieurs villages lobi6, j’ai immédiatement cherché à entrer en contact avec ses membres. Les seuls représentants accessibles (géologues burkinabés, manager chargé d’assurer le bon

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déroulement des opérations de la société au niveau régional et national) ne m’ont cependant livré que peu de renseignements sur la taille, la structure ou le fonctionnement de la compagnie. De même, les orpailleurs comme les interlocuteurs lobi à qui j’ai posé la question de savoir qui étaient ces personnes, ce qu’elles faisaient, si elles envisageaient de rentrer dans une phase d’exploitation à travers la construction d’une mine, n’en savaient pas davantage.

5 Selon C. Ballard et G. Blanks (2003), le niveau d’attention que les chercheurs consacrent aux sociétés minières est secondaire en comparaison de celui accordé aux populations locales riveraines des mines. Cette absence en termes d’investigation aurait notamment pour conséquence de présenter les compagnies minières sous la forme de blocs monolithiques et homogènes, ne permettant pas par exemple de saisir la gouvernance interne, les enjeux politiques et économiques qui parcourent ces multinationales. Les auteurs ajoutent que cette pénurie d’informations tient très vraisemblablement à l’opacité tenace des sociétés minières, d’une réticence de leurs membres à s’exposer au regard du chercheur7 . En ce sens, l’étude de ces acteurs, par l’intermédiaire des informations disponibles sur Internet, permet de répondre à certaines interrogations demeurées en suspens parce que situées hors du champ économique et politique local. Un certain nombre d’informations, obtenues via le site internet de la société, permettent en revanche de mesurer les incidences concrètes que certains événements sont susceptibles d’engendrer localement8.

Un espace virtuel : la compagnie face aux investisseurs et aux actionnaires

6 G. Coronado et W. Fallon (2010) ont tenté récemment, à partir d’une étude exclusivement basée sur Internet, de décrypter les dimensions politiques des relations entre compagnies minières et différents groupes de populations aborigènes en Australie. Les auteurs ont proposé une approche socio-sémiotique consistant en une lecture critique des textes diffusés sur Internet, à la fois par les compagnies, des commentateurs critiques et des journalistes, les agences gouvernementales, des activistes « anti-business », des ONG et les différentes communautés aborigènes, dans le but de questionner la manipulation rhétorique de la notion de responsabilité sociale (« corporate social responsibility » ou CSR) par les compagnies minières. Leur analyse repose sur un corpus de données obtenues à travers la recherche de connections, implicites ou explicites, reliant entre eux des textes formant un « hypertexte ». La démarche prend forme à partir du choix sémantique de termes pertinents (tels que « aboriginal9 » et « mining ») pour le champ d’étude identifié auxquels sont progressivement associés d’autres termes, en particulier le nom des compagnies minières.

7 Dans le cas présent, une recherche aussi extensive n’est pas concevable, eu égard au stade de développement du projet, demeurant à un niveau exploratoire, et à son faible impact médiatique. Cependant, une investigation basée sur le seul site internet de la société junior apporte déjà des éléments utiles à la compréhension des préoccupations qui animent une telle entreprise. Le contenu du site montre très clairement la prédominance de la communication et du marketing financier dont dépend l’activité concrète de la société sur le terrain.

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8 J’ai mené mes premières investigations par le biais d’Internet avec ces deux mots clés : « Wentworth Gold Pty, Ltd. », qui correspond au nom de la société, associé au terme de « Kampti », du nom du bourg situé à proximité du permis de recherche10. J’ai ainsi découvert que Wentworth Gold Pty, Ltd. n’était en réalité qu’une filiale locale d’une multinationale plus vaste : Volta Resources Inc., laquelle dispose d’un site internet présentant l’ensemble de ses opérations11. Une analyse centrée sur l’espace virtuel de Volta Resources Inc. montre que la société privilégie un certain type de données (présentation des projets en cours, du portefeuille d’acquisitions, curriculum vitae montrant la crédibilité de la société à travers la mise en avant des qualifications, de l’expérience et du dynamisme des membres de l’équipe dirigeante, le cours en bourse de la société et des rapports techniques relatifs à l’état des finances). Ce choix de l’information diffusée, bien qu’il ne me soit pas possible ici de procéder à un examen minutieux pour en faire la démonstration approfondie, reflète clairement les enjeux centraux qui traversent la société, à savoir séduire les investisseurs potentiels et renouveler la confiance des actionnaires. En effet, c’est ce cycle articulant quête de financements suivie de campagnes d’exploration sur le terrain accompagnées d’une communication rapide des résultats, via le média Internet, qui permet à la société de se développer. En ce sens, et au vu du contenu informatif disponible, ce sont finalement les seuls actionnaires et investisseurs qui trouveront un intérêt à fréquenter quotidiennement le site internet de la société. Il y a donc une sélection stratégique et ciblée du type d’information divulguée. En revanche, aucun onglet n’est consacré à la « responsabilité sociale » de l’entreprise. Contrairement à la plupart des majors qui, parce qu’engagées dans d’importantes activités de production, sont plus visibles dans le champ médiatique, la junior apparait comme une société travaillant à l’abri des regards. Il faut reconnaître que celle-ci, par la taille modeste qui la définit12 et une implication sur le terrain qui se limite à l’exploration, interpelle moins l’opinion publique et la société civile que des majors imposantes telles que la Barrick Gold Corporation, BHP Billiton ou Rio Tinto13.

L’espace hôte : la compagnie minière face aux acteurs locaux

9 La métaphore d’une « double vie » vise à mettre en exergue les différentes temporalités et spatialités qui permettent, autant qu’elles contraignent, le déploiement de la junior. La société minière occupe de fait une position ambivalente. Soumis à des impératifs de résultat sous peine de sanction immédiate (par exemple une perte de confiance des actionnaires entrainant une baisse du cours de l’action), l’opérateur doit faire preuve d’efficacité et de réactivité. Le temps est donc une ressource stratégique et un facteur essentiel14. Il l’est aussi dans l’optique d’instaurer un dialogue patient et une écoute attentive aux demandes des autorités administratives et coutumières, des « communautés locales15 » et des orpailleurs. La prise en compte des acteurs locaux pâtit de cette nécessité qu’ont les juniors de travailler avec une marge de manœuvre très étroite16. L’intégration de certaines dimensions sociales et éthiques dans le domaine de l’exploration s’avère donc problématique. Bien que tolérés, les milliers d’orpailleurs artisanaux, qui occupent le permis de recherche « Kampti III », pourraient être déguerpis et expulsés en cas de découverte significative. Les habitants d’au moins deux villages sont également directement concernés17. D’une part, par le fait qu’une

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entreprise vienne réaliser des travaux de prospection, avec la possibilité qu’une mine s’implante dans le futur, sur des territoires investis d’usages et de significations culturelles et religieuses (Mégret, 2008). D’autre part parce que de nombreux jeunes gens au chômage nourrissent l’espoir de travailler un jour dans une mine industrielle. Le positionnement de la junior vis-à-vis des populations locales se limite à une stratégie d’apaisement en cas de tensions trop vives (tolérer les chercheurs d’or tout en refusant de légaliser leur présence, financer le sacrifice d’un bœuf pour permettre l’exploration de lieux réputés sacrés18). Parmi l’ensemble des parties prenantes, ce sont donc les actionnaires qui, en raison de leur statut, jouissent d’une réelle considération et semblent les mieux armés pour faire valoir leurs intérêts, rappelant les propos tenus en 1970 par l’économiste américain M. Friedman dans un article au titre évocateur19.

Conclusion

10 A quels engagements une minière junior, par son statut particulier d’exploratrice et non d’exploitante, est-elle tenue vis-à-vis des acteurs locaux ? L’emprise foncière sur le sol, en termes notamment de superposition des droits, n’étant pas de même nature selon qu’il s’agit d’un permis d’exploration ou d’exploitation, dans quelle mesure ce degré d’« implantation » et de présence (spatio-temporalité) détermine-t-il proportionnellement l’investissement local d’une entreprise en termes de responsabilité sociale et éthique ? Quelles attentions à l’égard des habitants dont le territoire, transformé en « permis de recherche » par l’entremise de l’administration centrale20, se voit doté d’une valeur économique par des entrepreneurs qui ne rendent prioritairement des comptes qu’à leurs actionnaires internautes ?

11 L’étude des espaces virtuels offre ici une voie originale de construction de l’objet de recherche, en élargissant le champ des acteurs impliqués. Cet angle d’approche permet de saisir le déploiement de logiques économiques, politiques et sociales qui, bien que mises en œuvre dans d’autres contextes, participent néanmoins à la construction des enjeux locaux. Face à un terrain de plus en plus en prise avec des flux (Marcus, 1995), la tâche de l’ethnographe, habitué à exercer son regard à une échelle rigoureusement circonscrite, se complexifie considérablement et nécessite la prise en compte de ces jeux d’acteurs et d’échelle. Pour comprendre l’activité et le positionnement de la société minière, il faut garder en vue que son action dépend non seulement du contexte politique national et local, mais également de contraintes extra-locales, difficilement appréciables à partir d’une investigation fondée uniquement sur le terrain du projet. En ce sens, l’analyse de contenu d’un site internet met en lumière certaines zones d’ombre. Cette démarche semble d’autant plus pertinente lorsque d’une part, l’établissement des relations entre les membres de l’entreprise et le chercheur s’avère malaisé, et que d’autre part, ce média constitue, pour les acteurs étudiés, un espace stratégique. Au cœur des processus de mondialisation, les nouvelles technologies de l’information et de la communication jouent un rôle qu’il convient de questionner de façon plus approfondie (Escobar, 1994). Dans cette perspective, l’association d’enquêtes de terrain et d’investigations basées sur les sites internet, offre une piste de réflexion féconde, dans le prolongement des recherches qui interrogent la construction des rapports de force entre acteurs miniers et milieux d'accueil (Magrin, 2009).

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NOTES

1. Pour plus de détails sur ce processus à l’échelle des pays d’Afrique de l’Ouest, cf. Campbell, 2009, et plus généralement l’ensemble des travaux du GRAMA (Groupe de Recherche sur les Activités Minières en Afrique. http://www.grama.uqam.ca/).

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2. Dans une déclaration à l’AFP du 18-04-2010, le ministre des Ministre des Mines, des Carrières et de l'Energie d’alors, Abdoulaye Abdoulkader Cissé, déclarait : « 599 titres d'exploration ou d'exploitation octroyés entre 2003 et 2009 à des sociétés venues d'Australie, du Canada, des Etats- Unis, d'Afrique du Sud, de Grande-Bretagne ou du Japon ». 3. Un ensemble de documents présentant les activités et les chiffres du groupe TMX sont disponibles en format PDF à l’adresse suivante : http://www.tmx.com/en/pdf/ Mining_Presentation.pdf. 4. Principalement centrées sur l’observation du travail dans les camps miniers et la réalisation d’entretiens avec les populations locales et les chercheurs d’or. 5. La société dispose d’un permis de recherche d’une superficie de 250 km². 6. Les Lobi constituent le groupe ethnolinguistique majoritaire. Les Birifor, Dyan, Dagari, Gan, Tuni peuplent également la région Sud-ouest. 7. Cette réticence est sans doute encore plus manifeste et exacerbée vis-à-vis des journalistes. 8. A titre d’exemple, les résultats obtenus sur les différents permis de recherche détenus par la société minière conditionnent les financements, lesquels sont alors ciblés sur un projet vedette (« flagship project ») au détriment des autres. 9. Selon les auteurs, les géants miniers construisent, notamment à partir de leurs sites internet, une représentation homogène des populations locales en mobilisant le terme « aboriginal », lequel finit par masquer la diversité des acteurs et leurs intérêts respectifs. Cette manipulation rhétorique permet aux compagnies d’ignorer certaines parties prenantes pour orienter leurs activités de responsabilité sociale d’entreprise vers les groupes d’acteurs dont les revendications sont moins problématiques. 10. Lequel est d’ailleurs dénommé « Kampti III ». Kampti est le chef lieu de département du même nom. La société loue dans ce bourg un bâtiment que les équipes de prospection occupent temporairement lors de leurs campagnes de recherche. 11. http://www.voltaresources.com/s/Home.asp 12. Évalué ici notamment au regard de sa capitalisation boursière. Si l’on suit cet indice, Volta Resources Inc., cotée sous le symbole TSX/VTR disposait au 09 février 2011 d’une capitalisation équivalente à 241 066 255 dollars (pour 133 925 697 actions émises). Elle peut être considérée comme appartenant à la catégorie des « small caps » (sociétés à petite capitalisation), bien que le seuil à partir duquel une société passe du stade de « small caps » à « mid caps » ou « large caps » ne fasse pas consensus et que d’autres paramètres (maturité et développement des marchés, endettement) soient à prendre en compte avant de classer définitivement une société dans l’une de ces catégories. 13. Si l’on considère la « responsabilité sociale d’entreprise » comme un véritable outil compétitif, il est indéniable que les grandes compagnies minières sont pour le moment les mieux dotées. 14. Ce que l’expression « agressive campaign of forage », tirée du site internet de la société, démontre bien. 15. Notion utilisée par les entreprises minières qui ne doit pas voiler l’hétérogénéité des acteurs concernés (Coronado, Fallon, 2010). 16. A. Bebbington (2010) a déjà émis cette remarque à propos de l’activité des juniors au Pérou. La fréquence des transferts des permis, de même que les fusions et acquisitions qui affectent les compagnies, contribue également à fragiliser l’établissement de relations pérennes et de confiance avec les acteurs locaux. 17. Les populations sont affectées différemment selon le stade d’avancement d’un projet minier. Pour une étude de cas de l’impact d’une mine industrielle en activité, cf. M. Thune (2010). 18. Les employés de la société se sont vus entourés par des villageois armés qui n’avaient pas été avertis de l’intention de la société d’explorer une colline sacrée. A cette occasion, le sacrifice a

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fait office de compromis. Tout en respectant les exigences des autochtones, la société a pu démarrer ses travaux de prospection. 19. « The social responsibility of business is to increase its profits » (Friedman, 1970). 20. Le code minier actuel (2003) présente un chapitre intitulé « Relations avec les propriétaires du sol et autres occupants ». L’article 65, applicable notamment aux permis de recherche et d’exploitation, précise : « L'occupation de ces terrains ouvre au profit du propriétaire du sol ou de l'occupant traditionnel ou coutumier le droit à indemnisation. » L’État tendrait donc à ouvrir la voie à des négociations entre compagnies minières et occupants « traditionnels » et « coutumiers » (posant à nouveau la question de la définition de ces statuts).

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Thèmes : Carnets de terrain

AUTEUR

QUENTIN MEGRET Doctorant et ATER en anthropologie CREA – Université Lumière Lyon2

Carnets de géographes, 2 | 2011 133

Une journée virtuelle sur un terrain virtuel avec une classe de seconde

Anthony Merle

1 Le récit qui suit est inventé, même s’il se nourrit d’une expérience bien réelle. En effet, enseignant dans l’Académie de Grenoble, j’ai eu l’occasion de proposer à des élèves de seconde différentes séances menées sur Google Earth, en lien avec les différents chapitres de géographie alors au programme en 2009-2010. L’objectif premier était, par ce biais, de les initier à l’exercice cartographique1. Les questions et remarques formulées par certains élèves, ainsi qu’une réflexion sur la place de Google Earth dans nos démarches pédagogiques en géographie m’amène à proposer ce récit inventé, à l’écriture volontairement naïve, mais dont certains extraits sont pourtant véridiques.

2 Jeune enseignant, Joe Graphe n’est que stagiaire. Fraichement titulaire d’un concours dont le nombre de postes offerts diminue d’année en année, il pense que le plus dur a été réalisé. Mais voilà plus d’un mois qu’il enseigne et s’aperçoit bien que l’exercice n’est pas si simple. Il suit pourtant une formation deux jours par semaine dans un vieux bâtiment qui ressemble étrangement au château dans lequel s’égosillaient les candidats de la Star Academy. Cette ressemblance amuse d’ailleurs beaucoup ses collègues qui souvent comparent les principes du jeu télévisé à l’année qui les attend.

3 Après un mois de formation, Joe a déjà repéré ce qui était « à la mode » dans le milieu pédagogique : l’utilisation des T.I.C.E (Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Education), la pédagogie différenciée, l’interdisciplinarité… Et puis il a toujours un ou deux collègues stagiaires pour lui rappeler qu’il faut « valider son C2i (Certificat Informatique et Internet) » : Joe le sait bien, il a déjà jeté un œil sur les fameuses compétences à valider.

4 « Des séances en salle informatique, cela plaira forcément aux élèves » pense-t-il tout en étant dubitatif sur les modalités de validation de ce certificat et sur son utilité réelle.

5 Joe Graphe est devant ses élèves de seconde, seize au total car ils sont en demi-groupe. Ceci permet d’avoir en moyenne un élève et demi par ordinateur, en comptant les éternelles machines en panne. Les élèves sont d’ores et déjà conquis par l’idée de faire de la géographie en salle informatique.

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6 « Faute de les emmener sur le terrain, le terrain viendra à eux ! » songe l’enseignant.

7 Une petite partie seulement du groupe connaît déjà Google Earth, bien souvent par une utilisation familiale. Le professeur a préparé un itinéraire à suivre sur le logiciel : il a placé des punaises virtuelles (icône « ajouter un repère »), et, lorsque l’élève clique sur celles-ci, des questions apparaissent. La réponse se trouve sur l’image satellite : l’élève apprend ainsi à décrypter l’image.

8 L’itinéraire à suivre se situe au sein de la Nouvelle-Orléans2, dans l’objectif de travailler sur la thématique des risques. Le titre de la séance est intitulé : « Katrina : une catastrophe uniquement naturelle ? ». Le terrain est ici mobilisé non pas comme illustration du cours, mais véritablement comme moyen de construire le cours et la réflexion. L’objectif est de faire émerger chez l’élève la part de responsabilité des sociétés humaines et de leurs aménagements dans les catastrophes dites « naturelles ».

9 L’heure avance et les élèves sont totalement pris par la dimension ludique du logiciel, à tel point que Joe commence à douter de son efficacité pédagogique. En effet, avec cette histoire d’itinéraire et de punaises, il voit certains élèves s’empresser de répondre aux questions, parfois de façon bâclée, simplement parce que la curiosité les pousse à découvrir le plus rapidement possible la prochaine punaise. L’approche du terrain est donc résolument morcelée, discontinue : chacun va de lieu en lieu ; en l’espace d’une seconde plusieurs dizaines de kilomètres sont parcourus et les élèves peinent à faire le lien entre ces lieux ainsi qu’entre les questions associées aux punaises. Ce n’est qu’à la fin du travail, lorsqu’une question de synthèse est énoncée (« La catastrophe ayant touché la Nouvelle-Orléans en 2005 est-elle uniquement naturelle ? ») que le lien sera susceptible d’être réalisé.

10 Malgré tout, Joe sent que cette séance plaît aux élèves et qu’elle permet de nombreux apprentissages.

11 « Comment sur le terrain « matériel » les élèves pourraient-ils pratiquer aussi facilement le changement d’échelle ? s’interroge-t-il. En effet, ils peuvent en quelques secondes localiser la Nouvelle-Orléans aux Etats-Unis, observer le trajet du cyclone au sein de l’espace Caraïbe, observer les dégâts du cyclone à l’échelle d’un quartier, voire d’une habitation. Le changement d’échelle ne peut être plus aisé ». Evidemment, l’enseignant aurait pu tenter une démarche similaire en classe à partir de photographies de paysages. Finalement, l’analyse de photographies n’est-ce pas non plus un moyen de « faire du terrain » ? Que gagne t-on à se rendre sur Google Earth ?

12 « Au moins avec Google Earth, les élèves peuvent dépasser ce que je leur donne à voir, songe l’enseignant. Ils sont libres de se déplacer ou de changer d’échelle et d’angle de vue ! ». Mais finalement, le fait d’avoir placé des punaises avec questions/instructions, n’est-ce pas déjà trop les guider ? « La prochaine fois, à eux de construire l’itinéraire et les punaises ! », imagine-t-il.

13 Une élève l’interpelle :

14 « Monsieur ! La question trois est impossible ! Nous sommes en 2010, on ne peut donc pas voir les dégâts du cyclone puisque tout est réparé ! On ne peut pas répondre… »

15 Joe s’attendait à cette question. Il explique :

16 « Il existe une fonction sur le logiciel pour visualiser des images satellites passées. Cliquez ici ! Maintenant déplacez-vous sur l’échelle de temps et choisissez la date du cyclone – le 29 août 2005 –. C’est bon pour tout le monde ? »

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17 Inutile d’attendre une réponse, il entend les élèves stupéfaits d’observer l’étendue des inondations. Là encore, sur le terrain « matériel », il n’aurait pas été possible d’opérer un tel retour temporel : il aurait été nécessaire de chercher des traces de l’endommagement passé afin d’imaginer l’ampleur de la catastrophe.

18 « Monsieur ! Comment ouvre-t-on Street View ! Moi, ça ne veut pas marcher !, s’exclame un élève sans lever la main ce qui a le don d’exaspérer l’enseignant.

19 – Tu as juste à cocher Street View dans la colonne de gauche », répond le professeur, sûr que l’élève n’a même pas pris le temps de chercher un peu avant de l’interpeler.

20 Les élèves parcourent le terrain à travers les vues en 2D ou en 3D, vues verticales plus ou moins zoomées, vues obliques, vues au sol via Street View (aujourd’hui automatiquement intégrée dans la version 6 de Google Earth) ou plus simplement grâce aux photos postées par les internautes. Si certains individus se repèrent dans l’espace davantage à partir de vues au sol, sorte de vision du quotidien, d’autres au contraire voient ou plutôt imaginent l’espace de façon aérienne, selon un point d’observation plus ou moins haut. L’avantage de Google Earth est donc de proposer différents angles de vision de l’espace : toutes ces perceptions différentes ne peuvent être que bénéfiques pour l’élève et sa capacité à se repérer dans l’espace. Là encore, il aurait été difficile d’envisager une telle palette de « visions de l’espace » sur le terrain « matériel ».

21 « Monsieur, j’ai fini ! Je fais quoi maintenant ? interroge un élève en dessinant un petit cœur sur la feuille de sa voisine.

22 – Moi aussi, surenchérit un autre.

23 – Ils ont rarement été aussi efficaces, songe Joe. Peut-être aurais-je du ajouter deux ou trois punaises de plus… Et dire qu’il reste dix minutes avant la sonnerie. »

24 Finalement, l’enseignant décide de les laisser utiliser librement le logiciel pendant les dix minutes restantes.

25 « Voilà une bien drôle de consigne, se dit-il. Au moins ils se perfectionneront dans la maîtrise du logiciel. Et puis, ils sortiront de ces fameuses punaises… ». Il s’aperçoit que l’engouement des élèves pour cette nouvelle consigne est bien plus riche qu’il ne le pensait. Curieux, les élèves « volent » de lieu en lieu, parfois dans l’Ici (visualiser le lycée, sa maison…) parfois dans un Ailleurs plus ou moins empreint d’exotisme et d’altérité. Certains élèves se rendent sur leurs lieux de vacances, d’autres voguent vers des contrées qui les font rêver. Une élève tient par exemple à savoir si la ville de Miami est réellement telle qu’elle est présentée dans la série Les Experts. Ou quand le terrain virtuel sert de « contrepoids » à la virtualité télévisée…

26 « Voilà peut-être de quoi aiguiser l’intérêt de certains pour la géographie » se satisfait l’enseignant.

27 « Monsieur ! Je n’arrive pas à voir ma maison, s’étonne une élève.

28 – Est-ce que tu es sûre d’être au bon endroit ? rétorque l’enseignant.

29 – Oui, c’est bien là. Je reconnais le rond-point, mais il n’y a pas ma maison.

30 – Mais quand ta maison a-t-elle été construite ?

31 – Il y a huit mois que l’on habite dedans. Elle est toute neuve. »

32 Joe explique alors que les images satellites peuvent dater de plusieurs mois voire plusieurs années. En effet, voilà une limite de Google Earth, notamment en

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comparaison à une sortie sur le terrain « matériel » : l’espace n’est pas présenté en temps réel.

33 Déjà un autre élève interpelle l’enseignant :

34 « Monsieur ! Venez voir !

35 – Oui.

36 – Regardez, je suis en Corée du Nord.

37 – C’est bien, répond le professeur qui fait immédiatement le lien avec le devoir-maison donné la semaine précédente sur la fermeture des frontières nord-coréennes.

38 – Oui, mais j’ai beau chercher, je ne vois pas de missiles nucléaires. Y’a même pas de chars ! »

39 Après une réponse décevant un élève qui pensait apercevoir Kim Jong Il une allumette dans une main un pétard nucléaire dans l’autre, Joe reste lui aussi perplexe. Finalement comment distinguer terrain « matériel » et terrain « virtuel » ? Et pourquoi Google Earth ne pourrait-il pas remplacer définitivement les sorties sur le terrain « matériel » ?

40 « Non, ce n’est pas possible, pense-t-il. Pour commencer, Google Earth n’est pas un logiciel présentant l’espace en temps réel : il ne peut avoir la prétention de remplacer la pratique physique du terrain en géographie. Certes, les fonctions de Google Earth ne cessent de s’accroître, mais le terrain « matériel » reste marqué par une bien plus grande complexité apparente. Les jeux d’acteurs, la mobilisation des sens - odeurs, bruits, ambiances - sont absents ou presque sur le terrain virtuel. »

41 Il se rappelle alors cette phrase de M. Lussault relevant cette simplification qu’offre l’image par rapport au réel : « Les images proposées par Google Earth [...] exposent un espace en ordre, saisissable, compréhensible – tout en en faisant un spectacle qu’on peut regarder avec plaisir, justement parce que là l’espace fait bonne figure » (Lussault, 2007) Dans le même temps, n’est-ce pas cela qui fait l’intérêt pédagogique du logiciel ?

42 La sonnerie retentit. C’est la récréation et quasiment aucun élève n’a encore rangé ses affaires. Du jamais vu… Certains tardent même à sortir tant ils sont préoccupés par Google Moon (dont Joe n’a jamais mentionné l’existence…) et les différents toponymes qui jalonnent le satellite terrestre.

Visiter la Terre, la Lune, Mars…ou Google Earth et les limites de l’écoumène.

43 Dix jours plus tard, Joe Graphe est en cours de psychologie cognitive de l’adolescent. Il repense aux copies corrigées la veille et dans lesquelles l’exemple de la Nouvelle- Orléans a servi d’illustration quasi-systématique au sujet proposé. Finalement, terrain

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virtuel ou terrain « matériel », la démarche géographique ne s’en trouve pas non plus bouleversée. Google Earth offre la possibilité pour le géographe de pratiquer le terrain d’une manière virtuelle, mais toujours afin de confronter ses modèles à la « réalité » géographique ou dans l’objectif de se servir de la « réalité » géographique pour faire émerger ses modèles. Comme le souligne Anne Volvey (2003) dans sa définition du terrain : « le terrain [est placé] soit en amont soit en aval de l’objet de recherche, les mouvements pouvant bien sûr se confondre ». Dans son cas, Joe Graphe avait placé le terrain de la Nouvelle-Orléans en amont de la réflexion des élèves. Evidemment, le choix du terrain était le sien, la Nouvelle-Orléans s’imposant alors de facto aux élèves. En quoi ce choix était-il pertinent ? La pertinence du terrain tient-elle à son caractère exceptionnel ou à son éventuelle représentativité ? Finalement, pour l’enseignant, c’est tant l’utilisation pédagogique de l’étude de cas que la place et le statut du terrain dans la réflexion scientifique qui sont à questionner. A ce sujet, Y. Calbérac (2007) écrit d’ailleurs : « Le terrain est envisagé comme une instance de validation et de légitimation des savoirs géographiques. Cette légitimation relève du faire savoir, c’est-à-dire de la publicité qu’un chercheur fait de ses résultats et des moyens qu’il a mis en œuvre pour arriver à cette fin et pour gagner cette légitimité. Autour du faire savoir, l’instance de publicité et de légitimation, gravitent deux instances complémentaires : le savoir (l’énoncé géographique proprement dit, ce que le chercheur a mis en évidence) et le savoir-faire, c’est-à-dire la méthodologie mise en œuvre et qui garantit à la fois l’orthodoxie de la démarche et l’appartenance disciplinaire du chercheur. [...]. La pratique du terrain participe donc de la légitimation de la discipline. A l’inverse, en faire légitime le chercheur qui se conforme à ses canons méthodologiques ». Si le terrain semble faire partie d’une certaine doxa disciplinaire, quelle place pour le « terrain virtuel » ? En d’autres termes, la communauté des géographes s’accorderait-elle à voir remplacer le mot « terrain » par « terrain virtuel » dans la citation de Y. Calbérac ?

44 Enfin, Google Earth n’est qu’une image de la réalité : ce n’est pas parce que l’on voit sur l’image une autoroute saturée que celle-ci constitue pour autant un axe majeur de transport. Les deux risques majeurs d’une survalorisation de l’imagerie satellite dans nos démarches pédagogiques seraient alors des généralisations hâtives et l’emploi systématique de l’image en guise de preuve irréfutable. M. Lussault (2007) reprenant les mots de R. Debray (1992) mentionne d’ailleurs les dangers de cette « équation de l’ère visuelle : le Visible = le Réel = le Vrai ». Cependant, si cette équation est vraie pour le terrain « virtuel », elle l’est aussi pour le terrain « matériel »…

45 « La relation terrain virtuel / terrain matériel et réalité / irréalité s’avère donc bien peu pertinente » songe le jeune stagiaire.

46 Son voisin l’extrait alors de ses pensées :

47 « Et dire que l’on sera les derniers à profiter d’une année de formation.

48 – Oui, l’année prochaine ce ne sera pas évident pour les stagiaires et leurs élèves » chuchote Joe qui le pense sincèrement.

49 Pourtant, dans le même temps, le jeune enseignant peine à croire que les futurs stagiaires puissent regretter un jour de ne pas avoir suivi ce cours de psychologie cognitive…

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BIBLIOGRAPHIE

Calbérac Yann, 2007, "Le terrain des géographes, entre tradition et légitimation du chercheur" in Approches des terrains de recherches, Actes du colloque organisé par Doc'Géo, Bordeaux, 28 mars 2006, Cahiers ADES, n° 1, mai 2007.

Debray Régis, 1992, Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, coll « Biblothèque des idées ».

Lussault Michel, 2007, L’homme spatial, Editions du Seuil.

Volvey A., 2003, « Terrain » in Lévy J., Lussault M., Dictionnaire de la géographie, de l’espace et des sociétés, Belin, pp. 904-906.

NOTES

1. Pour en savoir plus à ce sujet : MERLE Anthony, 2010, « Du globe virtuel à la production cartographique : utiliser Google Earth pour travailler les compétences liées à la cartographie en classe de seconde », Lettre de géomatique, en ligne sur http://eductice.inrp.fr/ 2. La séance réellement proposée aux élèves est consultable sur le site de J-M Kiener : www.voyagesvirtuels.eu

INDEX

Thèmes : Carnets de terrain

AUTEUR

ANTHONY MERLE Agrégé de géographie Enseignant dans l'académie de Grenoble Chargé de cours à l'Université de Savoie

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Les terrains de jeu vidéo comme terrain de recherche

Samuel Rufat et Hovig Ter Minassian

1 Lorsque les géographes, plus nombreux qu’on le pense, parlent de jeux vidéo, ils se défaussent souvent de leur pratique sur leurs descendants ou leurs proches. Rares sont les téméraires qui osent appuyer leurs remarques et leurs interrogations sur des analyses concrètes. Les jeux vidéo sont un objet en cours d’appropriation par les sciences sociales (Rufat, Ter Minassian, 2011a). Comme les jeux au début du siècle précédent, ils souffrent d’un problème de légitimité : le doute continue de peser sur le plaisir du jeu. Jouer aux jeux vidéo serait loin d’être une activité sérieuse, malgré le marketing agressif du géant japonais Nintendo1. Les jeux vidéo constituent un objet culturel porteur de nombreux discours normatifs, souvent très polarisés et la facilité d’accès au jeu vidéo – profusion des discours, disponibilité médiatique et marchande – ne pousse paradoxalement pas au débat.

2 Les géographes ont admis depuis longtemps qu’il était possible de faire « mentir » des cartes ou des statistiques (Monmonier, 1993), et qu’il était important de prendre en compte la manière dont les images (télévisuelles, publicitaires…) véhiculent des représentations spatiales (Gumuchian, 1991 ; Rosemberg, 2000). Alors pourquoi renoncer aux jeux vidéo ? Parce qu’il faut feindre que les jeux vidéo n’ont aucun rapport avec les pratiques et les idéologies spatiales, le marketing territorial, l’économie mondialisée et la globalisation ? Au contraire, il nous semble indispensable de donner un regard critique et des clés d’analyse des jeux vidéo aux lycéens et aux étudiants, parce qu’ils font partie du quotidien d’une majorité d’entre eux et qu’ils sont de puissants vecteurs d’idéologies et de représentations spatiales (Ter Minassian & Rufat, 2008).

3 Dans cette perspective, les jeux vidéo apparaissent comme un terrain parmi d’autres. Le statut si particulier de « mondes virtuels » qu’on leur prête induit-il des méthodologies de travail différentes ? Le chercheur, cloué sur sa chaise devant un écran fait-il « moins de terrain » en parcourant les étendues d’Hyrule ou d’Azeroth qu’en arpentant les Ramblas de Barcelone ou le Palais du Peuple de Bucarest ? Où est le terrain des jeux vidéo ?

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Travailler, c’est jouer

4 L’amalgame entre « terrain de recherche » et « terrain de jeu » continue de stigmatiser tout travail sur le jeu (Grataloup, 2004 ; Nace, 2008), bien plus que tout jeu sur le travail (Craipeau, 2009). D’ailleurs, dans son ouvrage Homo Ludens, Huizinga fait un trait d’esprit face à la difficulté à définir le jeu : il montre que la recherche scientifique est elle aussi une activité ludique régie par des règles et des normes (Huizinga, 1938). Malgré les réticences, il est nécessaire d’explorer les relations entre terrain de recherche et terrain de jeu. Les jeux vidéo redoublent ce problème : ils sont un terrain que l’on qualifie aisément de « virtuel ». La tentation est donc grande, pour légitimer toute réflexion sur les jeux vidéo, de montrer qu’ils sont « plus sérieux » et « plus réels » qu’il n’y parait. Mais cela conduit à passer à côté de la spécificité des jeux vidéo, en les considérant comme des supports pédagogiques ou des outils cartographiques. Bref, pour prendre les jeux vidéo au sérieux, il faut commencer par les aborder en tant que tels. Pour cela, il est nécessaire d’évacuer toutes les questions qui font écran, comme celles de légitimité, de violence ou d’addiction. Puis il faut explorer le terrain sans a priori, c’est-à-dire y jouer.

5 Nous appelons jeux vidéo l’ensemble des jeux qui reposent sur un programme informatique et des interactions homme/machine au travers d’interfaces (graphiques, audio et mécaniques). Ils ont trois dimensions : ce sont des simulations spatiales (dimension multimédia), qui ne miment pas le « réel » mais suscitent le plaisir du joueur (dimension ludique) et qui nécessitent que le joueur interagisse avec l’environnement simulé (interactivité). Les jeux vidéo offrent un accès au virtuel, au sens où l’entend Pierre Lévy (1998) : non pas des univers immatériels ou mis « en ligne » sur l’Internet, mais une ouverture sur l’univers des possibles. Ainsi, dans un jeu vidéo, chaque partie actualise une fraction d’un ensemble de possibilités, et cet ensemble est de plus en plus ouvert (jeux en ligne, téléchargement de contenu, modification des règles, etc.). Le joueur joue avec l’environnement simulé, mais aussi avec les temporalités, en explorant les conséquences à long terme de certaines actions, en revenant en arrière (grâce aux sauvegardes) pour en actualiser d’autres ou améliorer sa performance. Les joueurs jouent avec l’espace et le temps. Les jeux vidéo eux-mêmes « jouent » avec les émotions suscitées chez les joueurs par cette illusion d’exploration et de manipulation à volonté (esthétique, satisfaction, peur, sadisme, etc.). Ce sont ces illusions spatiales qui interpellent les géographes. Notre univers de géographe questionne notre univers de joueur (et vice versa). Transformer ces émoustillements en interrogations, c’est faire des jeux vidéo un terrain.

6 Ces particularités, l’actualisation au cours des parties, l’exploration simultanée de l’espace et du temps et les émotions suscitées, sont curieusement absentes des discours sur les jeux vidéo. Pourtant, ce sont elles qui imposent un travail de terrain : pour travailler sérieusement sur les jeux vidéo, il faut y jouer. Mais plusieurs centaines d’heures de jeu n’en épuisent pas les possibilités. Alors comment faire du terrain dans des espaces virtuels ?

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Jouer, c’est travailler

7 La première difficulté, en l’absence de bibliographie, c’est de faire face à l’immense variété de jeux. On en est réduit à se fier à son expérience et à son intuition. Il faut donc commencer par jouer un certain nombre d’heures à différents types de jeux pour formuler des hypothèses, puis pour pouvoir déterminer les jeux qu’il semble aisé de faire parler pour y répondre.

8 Ensuite, il faut l’explorer, comme n’importe quel terrain. Les jeux récents proposent d’ailleurs des outils traditionnels (simulation d’appareil photo, bloc-notes) et le support informatique se prête à la création de nouveaux outils (Duplan, 2011). Il faut prendre le temps d’explorer les possibilités offertes et la façon dont le programme réagit aux différents choix, des plus évidents aux plus aberrants. Il faut tester tout ce qu’il est possible de faire, comme le ferait un enfant (est-il possible d’ouvrir cette porte ? que se passe-t-il si on ferme l’hôpital ? quel est le moyen de transport le plus rapide ?). C’est une démarche radicale de recherche, elle peut s’avérer longue à défaut de fastidieuse. On peut donc s’appuyer sur l’expérience d’autres joueurs, sur les guides, les forums, les blogs qui foisonnent autour des jeux vidéo. C’est aussi l’occasion de faire connaissance avec les différentes populations, au-delà de celles qui sont mises en scène ou simulées dans le jeu, et du contexte du jeu (production, distribution, utilisations, etc.).

9 Cette connaissance du terrain permet alors d’affiner les hypothèses, de rapprocher certains jeux, de poser les catégories de l’analyse. Il est ainsi possible de démontrer que Civilization (Microprose & Firaxis 1991-2010) repose sur un schéma christallerien d’organisation des villes et que seules les fonctions productives de l’espace y sont simulées (Ter Minassian, Rufat, 2008), ou que Liberty City a un plan très semblable à celui de New York (Valentin, 2007), ou encore que les jeux des séries Sim City (Maxis 1989-2007) et City Life (Monte Cristo 2006-2008) sont graphiquement proches mais reposent sur des logiques spatiales très différentes. Sim City préconise le développement urbain polycentrique alors que City Life favorise la centralité et la hiérarchisation des quartiers (Rufat, Ter Minassian, 2009). Enfin, il reste à choisir l’une des nombreuses approches des sciences sociales (dont les outils informatiques comme les simulations multi-agents) pour essayer de valider ces hypothèses. Toutefois, ces transferts méthodologiques ne sont pas évidents (Valentin, 2007 ; Coavoux, 2009 ; Berry, 2009). On peut par exemple choisir une approche quantitative, en recueillant les données de sauvegarde de grappes de joueurs, mais cela pose le problème de la propriété de ces données. On peut aussi choisir une approche modélisatrice en s’appuyant sur les mécanismes du jeu, mais le code informatique des programmes n’est pas toujours facile d’accès. On peut enfin recueillir les pratiques et les représentations des joueurs et des concepteurs au travers d’entretiens approfondis, mais cela pose le problème de la représentativité de l’échantillon2, ou par de questionnaires fermés en ligne, qui sont plus faciles d’accès mais qui génèrent de nombreux biais (Coavoux, 2009). Plus généralement, Laurent Trémel évoque trois limites méthodologiques (2007) : pratiquer le jeu dans une perspective de recherche est une activité chronophage (même si l’on pourrait dire que c’est le cas de la recherche en général), qui nécessite un accès régulier à un ordinateur toujours plus puissant (mais l’équipement informatique des établissements universitaires s’est amélioré), enfin, et surtout, faire des jeux un terrain pose le problème de l’unicité du corpus.

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10 Toutefois, ces questions de légitimité et de consistance méthodologique ne sont pas spécifiques aux jeux vidéo : c’est aussi le cas de nombreux terrains, à commencer par ceux considérés comme « marginaux » ou « exotiques » par les universitaires. De même, l’exigence de jouer le jeu pour travailler sur les jeux vidéo est commune aux démarches participatives. Ainsi, même sur un terrain plus « urbain », la réalisation d’entretiens auprès des acteurs politiques, associatifs et des techniciens, nécessite un lien de confiance qui n’est établi qu’à partir du moment où le chercheur fait preuve de sa connaissance du terrain étudié et de sa compréhension des enjeux locaux. Mais dans le cas d’un jeu vidéo, ce « seuil de confiance » est peut-être plus élevé : la profusion de discours normatifs ou polarisés et la tendance à plaquer hâtivement des thématiques sur les jeux vidéo ont suscité la méfiance des joueurs. Vincent Berry montre dans ses travaux sur World of Warcraft (Blizzard Entertainment 2004) et Dark Age of Camelot (Mythic Entertainment 2001), deux jeux de rôle en ligne dits « massivement multijoueurs » (MMORPG en anglais) et très populaires, que les joueurs considèrent d’un très mauvais œil toute intrusion de la part d’un chercheur dont la légitimité leur paraît douteuse (Berry, 2009). La réalisation d’une enquête auprès des joueurs est parfois déterminée par les conclusions des précédentes, surtout lorsque leurs méthodes et leurs hypothèses sont discutables. Les joueurs se méfient de l’intérêt qu’on leur porte, ils soupçonnent toujours un discours de stigmatisation, une nouvelle étude sur la violence ou l’addiction. Une façon de contourner cette difficulté est de « jouer le jeu » pour témoigner non pas d’une connaissance mais d’une réelle pratique du jeu, voire de s’impliquer dans les communautés dans le cas des MMORPG3. Autrement, comme le souligne Laurent Trémel, « l’observateur risque de se retrouver face aux usages d’une communauté dont il ne maîtrisera ni la grammaire ni la langue, ce biais induisant par la suite des interprétations erronées des phénomènes observés » (Trémel, 2007, p. 98).

11 L’importance d’établir cette relation de confiance avec les joueurs, donc de commencer par jouer, va de pair avec la nécessité de les placer au cœur de l’analyse. Comme le souligne Denis Retaillé, le géographe ne peut détacher l’analyse d’un territoire de celle de ses acteurs (Retaillé, 2010, p. 85). Ce recentrage sur les acteurs, qu’ils soient simples passants, producteurs ou habitants, prend tout son sens dans le cas d’un jeu vidéo : un jeu vidéo n’existe que par rapport à un joueur qui en actualise une partie. Sinon, il n’est qu’une suite de codes informatiques et de potentialités. C’est pourquoi, si l’on considère les jeux vidéo comme des artefacts culturels qui véhiculent des représentations spatiales et des idéologies (Fuller, Jenkins, 1995 ; Frasca, 2001 ; Trémel, 2001 ; Magnet, 2006 ; Ter Minassian & Rufat 2008), il n’est pas suffisant de les identifier dans le contexte d’un ou plusieurs jeux (sujets, règles, images, etc.). Il faut aussi aborder la réception de ces représentations et ces idéologies : y a-t-il acceptation passive, critique, voire détournement ? Comment ces représentations s’articulent-elles avec les pratiques spatiales des joueurs ? Pour qu’il y ait confrontation ou transfert des représentations spatiales, il faut qu’il y ait interaction entre le joueur, la machine et les concepteurs du jeu vidéo.

La virtualité des jeux vidéo repose sur un tissu d’interactions

12 Les travaux sur les jeux vidéo postulent l’existence d’une interactivité spécifique qui les distinguerait d’un jeu « classique » (jeu de cartes ou jeu de plateau), du fait de la

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médiation de la capacité de calcul et des interfaces graphiques du support informatique. Pourtant, d’autres types de jeux partagent des caractéristiques qui semblent propres au médium vidéoludique. Comparons un jeu vidéo de tir subjectif (first person shooter ou FPS) joué en équipe et une partie de paintball jouée dans une forêt. Le scénario, les règles et la structure du jeu sont les mêmes. C’est l’ambiance ou le choix des armes qui diffère : il n’est pas possible d’utiliser le lance-roquettes de Quake III Arena (ID Software 1999) ou le canon de Unreal Tournament (Epic Games 1999-2007) dans une forêt. D’ailleurs, de nombreux jeux vidéo sont des adaptations de sports, comme Tennis for Two (1958) ou Pro Evolution Soccer (Konami 2001-2010), ou de jeux en « carton » (solitaire, Risk, Junta, Civilisation, etc) ou en « plastique » (échecs, Warhammer, Lego Star Wars, etc). Dans les jeux vidéo issus de pratiques à engagement physique (sports, courses, combat, etc.), on avance que la capacité de démultiplication du geste est propre au medium : une simple combinaison de boutons provoque la visualisation d’actions spectaculaires4. Mais dans les jeux de rôle sur papier, un simple jet de dé a la même capacité, à la seule différence que les résultats ne s’affichent pas sur un écran.

13 Pour Jesper Juul, la spécificité de l’interactivité des jeux vidéo repose plutôt dans la gestion des règles du jeu : elles sont prises en charge par le support informatique, ce qui dispense au joueur de les connaître (2005). La nature des règles dans les jeux vidéo s’oppose donc à celle des jeux en carton. Pour G. Leconte, les règles d’un jeu non informatique sont des lois au sens politique : elles sont appliquées par des joueurs, elles définissent des actions interdites (et non impossibles) et doivent être édictées pour que le jeu puisse être joué. Les lois des jeux vidéo sont au contraire nécessaires, s’appliquent immédiatement, et se découvrent progressivement : ce sont des lois au sens de lois de la nature (Leconte, 2010).

14 Puisque c’est la mise en retrait du joueur dans la gestion des règles qui particularise le jeu vidéo, il faut interroger l’enjeu de cette spécificité sur la manière dont les joueurs jouent et s’approprient un jeu vidéo. Ceci conduit à interroger ce qu’implique l’acte de jouer, le vécu du joueur en train de pratiquer un jeu vidéo, et à recentrer sur les joueurs l’étude des représentations spatiales véhiculées par les jeux vidéo. Pour ce faire, deux approches sont possibles. La première met en avant l’expérience accumulée, la « carrière vidéoludique » du joueur, pour montrer la construction au quotidien de savoirs et de compétences (Berry, 2009) et la normalisation des pratiques sociales (Coavoux, 2010). La seconde approche postule une diversité des modalités de la réception des idéologies par les joueurs (Trémel, 2001 ; Magnet, 2006 ; Ter Minassian, Rufat, 2008), mais faute de travaux empiriques les analyses ne portent souvent que sur les représentations des concepteurs de jeu vidéo.

15 La géographie n’est pas démunie pour aborder ce tissu d’interactions, d’autant plus qu’il n’y a pas de jeu vidéo sans espace (Stockburger, 2006 ; Günzel, 2008 ; Nitsche 2009). Les jeux vidéo sont des systèmes spatiaux qui font interagir l’espace dans le jeu vidéo, celui qui s’affiche à l’écran, l’espace du joueur, au sein duquel ont lieu les interactions homme- machine, et l’espace autour du jeu vidéo, de sa production à sa commercialisation en passant par les forums des communautés de joueurs (Rufat, Ter Minassian, 2011). C’est donc par un système spatial que se traduit l’interaction entre le joueur et le jeu. Par exemple, un même jeu vidéo ne se pratiquera pas de la même façon selon qu’il est joué sur un écran de télévision dans le salon ou sur un téléphone mobile dans le métro. De même, la pratique d’un jeu vidéo se nourrit de discussions, d’échanges et de lectures dans les forums, dans un festival ou un cybercafé. L’interactivité entre le joueur et le

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jeu vidéo est donc, d’après nous, moins une question de rapport au récit ou aux règles, qu’une question de mise en relation des différentes composantes du système spatial vidéoludique.

16 Pour aborder ce tissu d’interactions, souvent médiées et distantes, à différentes échelles, il est indispensable de croiser les méthodologies « classiques » (analyse spatiale, enquêtes, entretiens). Il est aussi possible de pratiquer l’observation participante en incarnant un ou plusieurs personnages dans les jeux multijoueurs (Turckle, 1995). Par ailleurs, l’ethnographie du virtuel a mis en place de nouvelles méthodologies, comme le lurking, ou espionnage. Il s’agit d’analyser les échanges entre les joueurs, les textes publiés en ligne ou les discussions, sans y participer. Cette démarche renvoie toutefois à une position surplombante du chercheur, qui apparaît alors comme le seul censé être capable de déchiffrer ce qui est en jeu dans ce que donnent à voir les joueurs (Hine, 2000). Comme toujours, le choix d’une méthode dépend d’abord de l’objectif de l’analyse. S’il s’agit de comprendre les pratiques et les usages des joueurs, l’entretien s’impose. En revanche, s’il s’agit de « décoder » la portée idéologique ou politique d’un jeu, il faut commencer par jouer (observation participante), puis faire un travail sur la réception (enquête, entretien, ou lurking). Après tout, les jeux vidéo sont un terrain comme un autre : il faut commencer par s’approprier le terrain, puis l’interroger et choisir une méthodologie de travail en fonction d’une problématique.

Conclusion

17 Jouer le jeu des jeux vidéo, c’est d’abord les considérer comme un terrain. Un terrain de jeu, parce qu’il faut commencer par y jouer pour en saisir les spécificités, et un terrain scientifique, parce que les jeux vidéo sont des systèmes spatiaux multi-scalaires aussi complexes que stimulants. Selon Frans Mäyrä, auteur d’un manuel d’analyse des jeux vidéo (2008) : « There needs to be a dedicated academic discipline for the study of games (…). This new discipline needs to have an active dialogue with, and be building on, existing ones, as well as having its own core identity » (Mäyra, 2005).

18 Ce projet, qui est au cœur des Games Studies ne nous semble pas pertinent. D’une part, il y a un risque de rendre illisible la recherche sur les jeux vidéo aux yeux des non-initiés, comme le souligne Tanya Krzywinska, ancienne présidente de la Digital Games Research Association (2006). D’autre part les réflexions sur les jeux vidéo s’inscrivent dans les mêmes démarches théoriques et méthodologiques que les autres terrains qui sont devenus plus « conventionnels ». Il est indispensable de commencer par jouer pour avoir accès au terrain des jeux vidéo, mais ce terrain n’est pas « dans » les jeux ou « dans » les machines. Ce sont les territoires produits par la conception, la distribution, la pratique et la réception de ces artefacts culturels. Il ne s’agit pas seulement d’une sous-culture d’adolescents attardés, de loisirs dématérialisés ou du dernier soubresaut de la marchandisation de notre quotidien. Il s’agit d’abord de représentations et de pratiques spatiales, de la production sous nos yeux de nouveaux territoires. L’outillage des sciences sociales permet de s’approprier ce terrain comme les autres. En retour, il s’inscrit dans le recentrage actuel sur les acteurs. Quand nos laboratoires acquerront-ils des logiciels de jeu, financeront-ils des entretiens avec les concepteurs de jeux vidéo et des enquêtes auprès des joueurs au titre des frais de déplacement sur le terrain ?

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Comme pour l’urbain, l’enjeu pour nous géographes, c’est de comprendre ce qu’est le virtuel.

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NOTES

1. On peut désormais transformer sa console de jeu en podomètre, l’utiliser pour exercer sa mémoire, « apprendre » à faire la cuisine, à peindre, ou même faire de la gymnastique des yeux à l’aide d’un écran (Gym des yeux, Nintendo 2007). 2. La plupart des sondages sur les pratiques vidéoludiques n’interrogent pas les moins de 18 ans alors que l’on sait que les pratiques vidéoludiues sont particulièrement présentes dans cette catégorie de la population. 3. Vincent Berry évoque même le cas d’un entretien au cours duquel l’enquêteur a dû donner des conseils au joueur pour qu’il améliore sa manière de jouer (2009)… On imagine mal un élu d’une métropole européenne demander à un doctorant de proposer des modifications à un projet urbain en cours d’élaboration. 4. Voir Killer Instinct (Rareware 1994), sur la console de salon Super Nintendo, où cette logique est la plus aboutie.

INDEX

Thèmes : Carnets de terrain

AUTEURS

SAMUEL RUFAT Maître de conférences Université de Cergy-Pontoise [email protected]

HOVIG TER MINASSIAN Maître de conférences Université François-Rabelais de Tours [email protected]

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Carnets de terrain

Varia

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Le terrain des géographes est-il un terrain géographique ? Le terrain d’un épistémologue

Yann Calberac

Pour écrire cet article, j’ai bénéficié de l’aide de plusieurs personnes que je remercie : Isabelle Lefort, Anne Volvey et Myriam Houssay-Holzschuch m’ont prodigué de nombreux conseils, et les évaluateurs anonymes ont formulé des remarques constructives qui m’ont permis d’approfondir mon propos tout en le clarifiant. Cet article a en outre bénéficié d’une aide de l’Agence Nationale de la Recherche portant la référence ANR-09-BLAN-0351-01 (programme Médiagéo). « Avant l’œuvre, œuvre d’art, œuvre d’écriture, œuvre de parole, il n’y a pas d’artiste, ni d’écrivain, ni de sujets parlant, puisque c’est la production qui produit le producteur, le faisant naître ou apparaître en le prouvant. » Maurice Blanchot, Après coup.

1 Cet article s’inscrit dans un renouveau des approches historique et épistémologique de la géographie française qui fait du terrain – entendu à la fois comme la pratique empirique de collecte des données mais aussi les espaces étudiés par les géographes – son entrée privilégiée. Ce regain d’intérêt pour cette instance centrale dans la production des savoirs géographiques mais finalement peu questionnée par ceux qui la pratiquent rompt avec les approches historiques menées jusqu’à présent qui en font, à l’image des travaux qui portent sur l’œuvre de Vidal de La Blache, une étape dans la construction de la discipline et de son objet (par exemple : Robic, 1996). En dépit du projet politique et éthique d’Yves Lacoste qui, dans la lancée de son pamphlet La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre (Lacoste, 1976), vise à refonder la relation d’enquête (Hérodote, 1977 et 1978), cette instance n’est pas davantage interrogée par les géographes français, à la différence des spécialistes des autres sciences sociales qui ont à cœur d’instruire le procès de cette pratique qu’elles ont en partage. Il faut attendre les années 2000 et les travaux pionniers d’Anne Volvey (Volvey, 2000, 2003 et 2004) pour que cette thématique rencontre une légitimité dans les débats contemporains marqués par les évolutions récentes de la discipline comme le tournant spatial (Cusset,

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2003 ; Lévy, 1999) ou les avancées des géographies anglophones (Staszak, 2001). Dans le même temps, la communauté s’est largement saisie de cet objet qu’elle envisage selon des questionnements qui encouragent l’interrogation réflexive. Durant les dernières années, on a assisté à une effervescence de manifestations scientifiques sur cette question : des colloques1, des journées d’étude2, des publications3, un café géographique4, une émission de radio5, jusqu’à la revue qui accueille cette contribution et qui consacre une rubrique au terrain… ont permis aux géographes de s’approprier ces questionnements, et, ce faisant, d’interroger à la fois la place du terrain dans la construction des savoirs disciplinaires ainsi que dans l’imaginaire disciplinaire. L’approche du terrain a été renouvelée en conséquence : au-delà de la polysémie du terrain (l’espace, la méthode et l’échelle), c’est sa spatialité – c’est-à-dire la capacité de cette pratique à construire des formes spatiales – qui est désormais mise en avant (Volvey, 2003).

2 C’est dans ce contexte que j’ai mené mes recherches en histoire et en épistémologie de la géographie (Calbérac, 2010) : en mettant l’accent sur le terrain envisagé comme une pratique, elles visent à dépasser l’opposition entre les deux postures antithétiques – le géographe « de terrain » et le géographe « de cabinet » – qui ont durablement structuré les représentations du métier de géographe. Elles proposent également une définition du terrain qui, en en faisant un espace à part entière (et donc redevable à ce titre d’une approche géographique), permet de dépasser la dialectique habituelle de la méthode ou de l’objet. Elles permettent aussi de dépasser l’opposition entre les discours de ceux qui font du terrain et qui se saisissent de leurs pratiques pour interroger le terrain dans une démarche réflexive (par exemple : Blanc-Pamard, 1991 ; Sanjuan, 2008), et de ceux qui l’étudient sans en faire.

3 Le but de cet article est donc double. D’une part, il entend montrer qu’une démarche épistémologique sur le terrain peut donner lieu à des pratiques de terrain. D’autre part, il vise à proposer une nouvelle définition du terrain, nourrie des avancées récentes de la discipline. Pour être mené à bien, ce projet – nourri, comme cette rubrique l’exige, de mes propres pratiques de terrain – nécessite d’opérer un glissement : il me faut dépasser mon expérience forcément limitée du terrain (au sens où ma pratique n’est pas celle d’un géographe de terrain estampillé comme tel par la communauté) et en faire une « expérience-limite » au sens que lui donne Maurice Blanchot dans L’entretien infini (Blanchot, 1969), c’est-à-dire une expérience dont l’impossibilité même est la condition sine qua non de sa réalisation. C’est justement parce que je n’ai pas un terrain qui se donne d’emblée comme tel que je peux l’étudier dans toute sa dimension problématique.

Une expérience limitée

4 L’affaire est entendue : je n’ai pas un terrain entendu au sens canonique de la discipline, c’est-à-dire un fragment d’espace que j’étudie et à travers lequel je pourrais guider des étudiants. Pour autant, je n’en fais pas moins beaucoup de terrain (entendu ici comme une pratique). Je reprends donc à mon profit les gestes constitutifs de l’identité disciplinaire (Calbérac, 2009) afin de réunir une grande variété de matériaux sur lesquels fonder empiriquement mes analyses. Si certains sont des textes (de différentes natures : ouvrages, comptes rendus publiés, article de revues…) qu’il me suffit de consulter en bibliothèque (donc dans le cabinet), d’autres doivent être

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collectés in situ, c’est-à-dire là où ils se trouvent. Ainsi ai-je mené une vaste enquête pour recueillir dans toute la France et en Suisse près d’une centaine d’entretiens avec des géographes de toutes les générations et de tous les champs de la discipline. J’ai également accompagné sur le terrain deux doctorantes afin d’observer et de filmer leurs pratiques scientifiques dans le but de réaliser un court-métrage documentaire. Cette pratique répétée du terrain fait-elle pour autant de moi un géographe de terrain ? Rien n’est moins sûr dans la mesure où cette pratique ne s’attache pas à un lieu bien identifié et circonscrit dont la connaissance objective serait le but de ma recherche. Mon terrain – si j’en ai un – doit donc être dissocié des lieux où je mène mes enquêtes : sa nature est autre. Mais je n’en suis pas moins un géographe qui fait du terrain : les pratiques que je mets en œuvre se déploient dans l’espace et se caractérisent donc par leur dimension spatiale. Ces formes spatiales que je tisse produisent à leur tour des espaces, qui sont, à proprement parler, mon terrain entendu comme l’espace d’une pratique (Volvey, 2003). De même, les géographes que j’interroge produisent des espaces lorsqu’ils font du terrain, et ce sont ces espaces qu’ils construisent en cherchant qui constituent mon terrain au sens premier du terme, c’est-à-dire l’espace que j’étudie et sur lequel je déploie l’outillage conceptuel et méthodologique de ma discipline.

5 Le problème qui m’occupe est donc double. D’une part, mon terrain n’est en aucun cas réductible à la somme des espaces étudiés par chacun des géographes que j’ai interrogés : je m’intéresse en effet au terrain de toute la communauté disciplinaire, passée et présente. D’autre part, aller sur les lieux qu’étudient les géographes ne me permet pas pour autant de comprendre mon terrain6. L’espace que j’étudie – mon terrain, au sens canonique de la discipline – est donc entièrement forgé par les pratiques collectives des géographes ; s’il n’a aucune matérialité topographique et s’il n’est pas tangible7, il n’en existe pas moins, et suffisamment pour être étudié comme n’importe quel autre espace.

6 Mon expérience de terrain est donc limitée dans la mesure où elle est privée d’une dimension importante du travail d’enquête, le parcours et l’observation, que la tradition disciplinaire a très largement valorisés. Mais j’ai bel et bien un terrain même si je ne peux le fréquenter. Ce manque fait surgir l’objet dans toute sa singularité. Il invite en effet à dissocier l’espace étudié de l’espace produit par la recherche : c’est cette intangibilité qui permet de faire advenir cet espace construit et inaccessible mais qui existe bien. C’est ainsi que l’on peut parler d’« expérience-limite » pour qualifier cette démarche : c’est l’impossibilité même d’avoir un terrain spatialement délimité qui fonde la spécificité de l’espace que j’étudie et que je m’approprie, mais dont la nature est singulière. Au-delà, cette « expérience-limite » est constitutive de l’espace que j’étudie, dans la mesure où mes pratiques participent directement à le construire : j’étudie en effet l’espace forgé par les pratiques de terrain d’une communauté avec laquelle je partage ces pratiques scientifiques.

Qu’est-ce qui fait espace dans le terrain ?

7 Comment des pratiques peuvent-elles créer de l’espace ? Quand je cherche, je rassemble des éléments hétérogènes et je les construits en corpus (des entretiens, des comptes rendus de thèse ou d’excursion…), je rassemble (par des lectures ou des échanges) des réflexions qui servent à étayer les hypothèses qui me paraissent

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pertinentes pour instruire ma démarche. Ces diverses pratiques commencent à faire terrain dès lors qu’elles sont spécifiquement agencées afin de mettre au jour le fonctionnement de l’espace qui m’intéresse. Je construis donc un dispositif intellectuel qui me permet d’appréhender un espace en même temps qu’il le fait advenir. Mes pratiques de recherches tissent un filet qui relie ces matériaux accumulés afin d’attraper cet espace. C’est le but (comprendre ce terrain) qui légitime la démarche. Le fait de ne pas avoir de terrain tangible n’y change rien ; bien au contraire : cela permet justement de souligner à quel point l’espace construit par les pratiques est différent de l’espace étudié par ces pratiques. Faire du terrain consiste ainsi à déployer des pratiques spécifiques de telle sorte que cette construction soit opératoire pour éclairer le fonctionnement de l’espace retenu.

8 La théorie de l’acteur réseau empruntée à Bruno Latour permet d’expliciter ce qui survient quand un géographe fait du terrain (Akrich et al. 2006 ; Latour, 1997 et 2006). Ce dernier déploie des pratiques spécifiques choisies en fonction des hypothèses et des méthodologies retenues, mais d’autre part il cherche aussi à les combiner de telle sorte qu’elles soient pertinentes pour comprendre le fonctionnement d’un espace bien défini. Ce réseau allongé ainsi formé par de multiples chaînes de traduction est ce qui réunit les lieux parcourus, les pratiques déployées, les données collectées et les ressources mobilisées et leur donne une cohérence effective pour atteindre le but heuristique fixé. Ce réseau ainsi tissé englobe l’espace étudié tout en le dépassant : l’espace n’est qu’un élément parmi d’autres de ce réseau, dans la mesure où l’observation ne saurait se substituer aux lectures, aux entretiens, aux archives, aux statistiques, etc. qui sont autant de composantes de ce réseau8. Cet agencement complexe, tissé par les pratiques du chercheur, a ainsi vocation à proposer une connaissance de l’espace étudié, même si cet espace n’occupe pas le cœur de ce réseau. Voire : à chaque nœud de ce réseau, l’espace étudié change de nature. Ainsi mes entretiens me permettent d’envisager les pratiques individuelles des chercheurs, ou le rôle qu’a joué le terrain dans leur stratégie de carrière, alors que les comptes rendus d’excursion me permettent de comprendre l’apprentissage des gestes du métier. Pourtant, tous ces éléments, intriqués et rendus opératoires par leur mise en réseau, me permettent de proposer une interprétation globale de l’espace qui m’occupe, à savoir l’espace forgé par les pratiques de terrain de l’ensemble de la communauté. Ce réseau n’est donc pas réductible à la somme de ses parties ; c’est le réseau dans son ensemble qui est organisé de manière à produire de la signification ; les éléments pris indépendamment les uns des autres ne peuvent avoir aucune signification globale.

9 L’espace construit par les géographes – celui qui précisément me tient lieu de terrain à moi – s’apparente à un réseau, tissé de l’entrelacs de pratiques effectuées par des opérateurs (les géographes) dont l’action se déploie dans l’espace. Ces pratiques sont donc spatiales et mettent en jeu la spatialité de la société dans laquelle elles se déploient (Lussault, 2007, 2009 et 2010). Ce que ce réseau produit, c’est de l’espace. Cela implique toutefois au préalable – comme nous y invite notamment Michel Lussault – à abandonner l’idée que l’espace est un donné mais au contraire à le considérer comme ce qui est construit par des pratiques spatiales.

10 Dès lors, le terrain n’apparaît plus seulement comme une pratique ou un espace, c’est à la fois une pratique et un espace, ou plutôt une pratique qui crée de l’espace. Le terrain est donc ce qui fait tenir ensemble : c’est l’instance qui permet de donner de la cohérence et une finalité à un assemblage composite de données, de médiations, de lectures,

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d’observations diverses et de concepts forgés. Le terrain permet de réunir ces éléments irréductibles les uns par rapport aux autres et de les placer sur le même plan. Toutes les tâches du géographe font dès lors terrain, dans la mesure où elles consistent à relier des données les unes aux autres : la frontière se brouille entre le travail sur le terrain et le travail dans le cabinet.

11 Au-delà, cette expérience-limite ne traduit en effet pas un refus du terrain, mais au contraire une nouvelle modalité de la volonté d’appréhension du réel. Alors qu’habituellement la saisie d’un terrain est première et conditionne l’accès au réel, cette démarche met au contraire l’accent sur la dimension constructiviste à l’œuvre : c’est la volonté d’appréhender un réel qui produit – par les pratiques spécifiquement mises en œuvre – un espace que j’appelle terrain et qui constitue l’objet de mes recherches. C’est bel et bien le géographe qui construit le terrain en fonction des questions qu’il se pose et des méthodes qu’il met en œuvre.

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NOTES

1. « A travers l’espace de la méthode. Les dimensions du terrain en géographie », Université d’Artois, 18 au 20 juin 2008 (http://terrain.ens-lsh.fr) « Questionning the Field ». Colloque international organisé par l’Ecole doctorale CUSO, Vevey, 28-30 mai 2008. 2. Le terrain, hier et aujourd’hui », journée de l’Association de Géographes Français, Paris, 8 décembre 2006. « Le terrain », forum des doctorants de l’Ecole doctorale de géographie de Paris, 16 avril 2010. 3. Par exemple : HUGONIE, G. (dir.) (2007). « Le terrain pour les géographes, hier et aujourd’hui ». Bulletin de l’association de géographes français. vol. 2007-4. COLLIGNON, B. ET RETAILLE, D. (2010). « Le terrain ». L’information géographique. vol. 74. 4. « Le terrain : boîte noire, bloc magique ? » Paris, Café de Flore, 19 février 2008. Débat animé par Anne Volvey, Yann Calbérac, Isabelle Surun et Christian Giusti. 5. « La géographie, une science de l’excursion et du voyage d’étude ? », Planète terre, France Culture, 9 avril 2008, avec Emmanuelle Bonerandi et Yann Calbérac. 6. Je me suis rendu sur le terrain de thèse de deux doctorantes : c’est leur terrain que j’ai, grâce à elles, découvert et parcouru ; pas le mien. 7. A entendre ici au sens propre, c’est-à-dire ce que l’on peut toucher du doigt (ou, plutôt, dans le cadre du terrain, du pied).

Carnets de géographes, 2 | 2011 155

8. Voilà pourquoi des chercheurs qui étudient un même espace peuvent avoir des terrains différents : ils ne mettent pas en jeu les mêmes hypothèses, donc utilisent des ressources et des données différentes (Vivet et Ginisty, 2008).

INDEX

Thèmes : Carnets de terrain

AUTEUR

YANN CALBERAC Géographe Université Paris-Sorbonne (IUFM de Paris) UMR 5600 "Environnement, ville, société"

Carnets de géographes, 2 | 2011 156

Carnets de lectures

Carnets de géographes, 2 | 2011 157

Samuel Rufat et Hovig Ter Minassian (dir.), Les jeux vidéo comme objet de recherche

Henri Desbois

RÉFÉRENCE

Les jeux vidéo comme objet de recherche Samuel Rufat et Hovig Ter Minassian (dir.) L>P Questions Théoriques, 2011

1 Les jeux vidéo comme objet de recherche est un ouvrage collectif issu des travaux du laboratoire junior « Jeux vidéo, pratiques, contenus, discours ». Il regroupe 11 contributions précédées d’une introduction. Une des originalités de ce recueil est de réunir à la fois des auteurs de diverses sciences humaines et des acteurs de l’industrie du jeu vidéo, notamment des concepteurs de « jeux sérieux ». Ce mélange est parfois déconcertant. Il est assez inhabituel de tomber sur des lignes de code en C dans un ouvrage plutôt situé dans le champ des sciences humaines (c’est le cas pour un seul article et cela ravira, n’en doutons pas, certains lecteurs friands de technique). Les articles sont regroupés selon quatre thèmes : la question de la conception, la question de l’espace dans le jeu, envisagé à la fois du point vue théorique et à partir d’exemples, les usages, notamment pédagogique du jeu, et les pratiques, avec une approche par le langage et la sociologie. Ce regroupement cependant recouvre une telle diversité d’approches et de sujets, même à l’intérieur de chaque thème, qu’on oublie souvent, à la lecture, à quel thème appartient chaque texte.

2 C’est cette diversité d’approches qui fait la richesse de l’ouvrage, dans lequel la plupart des personnes intéressées à un titre ou à un autre par les jeux vidéo pourront trouver quelque chose. En revanche, le caractère éclaté et la spécialisation souvent assez marquée des différents articles ne permet pas de recommander le livre à ceux qui chercheraient une introduction à ce domaine. Le titre est bien conforme au contenu du livre. Il s’agit d’un panorama extrêmement divers des « jeux vidéo comme objets de

Carnets de géographes, 2 | 2011 158

recherche ». L’ouvrage est relativement bref (environ 200 pages), et ne couvre pas tous les aspects de jeux vidéo (par exemple, il n’y a pas d’article sur l’économie du secteur), mais l’exhaustivité serait impossible même pour un livre beaucoup plus volumineux. Il est dommage qu’il n’y ait ni index des notions ni des jeux cités, ce qui aurait permis de naviguer plus aisément entre les textes.

3 Les géographes seront plus particulièrement intéressés par l’article des deux directeurs du recueil : « Espace et jeux vidéo », qui propose une étude très documenté sur l’espace dans (et autour) des jeux vidéo. Le chapitre sur les représentations de l’antiquité dans les jeux vidéo, écrit conjointement par deux auteurs, l’une spécialiste d’esthétique, l’autre de l’antiquité, a également une forte dimension spatiale et retiendra l’attention des géographes intéressés par le thème du paysage.

4 D’une manière générale, à l’exception peut-être des textes produits par des acteurs du jeu vidéo, la plupart des articles de ce recueil sont plus ou moins animés par une attitude presque militante en faveur de la reconnaissance du jeu vidéo comme objet de recherche légitime dans l’université, voire comme outil ou support pédagogique. Peut- être faut-il voir là un effet de génération comparable à celui qui avait fait entrer la science-fiction dans les universités américaines dans les années 1970.

5 Si cet ouvrage démontre de façon convaincante comment les disciplines universitaires constituées peuvent s’approprier l’objet vidéoludique, il est trop tôt pour dire si l’étude des jeux vidéo en elle-même peut et doit se constituer en discipline autonome. Parmi les questions que le livre laisse ouvertes, celle de la place du jeu vidéo dans un système plus global de cultures numériques et d’industrie des loisirs en général est sans doute une des plus importantes. On ne peut que souhaiter que l’équipe de recherche à l’origine du présent ouvrage poursuive et complète ses travaux dans les années qui viennent.

INDEX

Thèmes : Carnets de lectures

AUTEURS

HENRI DESBOIS Maître de conférences Géographe Université Paris Ouest Nanterre la Défense

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On ne joue plus ! De Tron à Tron, l’héritage, l’évolution d’un imaginaire des espaces virtuels

Henri Desbois

1 À l’occasion de la sortie de Tron, l’héritage, suite du film Tron de 1982, on propose de revenir sur une des premières représentations du cyberespace à l’écran et de montrer comment l’évolution du traitement visuel de l’univers virtuel est révélatrice des changements de nos imaginaires du numérique.

2 La culture populaire en général – le cinéma en particulier – est le lieu d’expression privilégié des imaginaires collectifs. Les films de cinéma, œuvres collectives, synthétisent, façonnent et diffusent des représentations qui deviennent le fonds commun d’une époque. Les mondes virtuels en tant que tels n’ont pas fait l’objet de représentations très nombreuses à l’écran. La principale contribution du cinéma à la construction des imaginaires numériques est plutôt à chercher du côté du renouvellement de la façon de produire des images. Les effets visuels, désormais presque toujours produits par ordinateur, sont souvent mis en avant lors de la promotion des films à grand spectacle dont ils constituent l’un des principaux attraits. Dans la mesure où il n’existe plus de spectateur naïf (au sens où l’on va voir les films pour jouir des effets visuels toujours plus sensationnels avec une conscience aigüe qu’il s’agit de trucages), cette exhibition d’images de synthèse toujours plus convaincantes et incroyables à la fois institue dans l’imaginaire collectif les techniques numériques comme puissantes machines à illusion. Un des premiers films à avoir fait un usage massif de ces techniques est le premier Tron (Lisberger, 1982). La campagne de promotion du film avait à l’époque insisté sur l’aspect révolutionnaire des techniques d’animations mises en œuvre, un peu comme quelques années plus tard ce fut le cas pour Jurassic Park (Spielberg, 1993). Dans le cas de Tron, le sujet du film et les moyens de sa réalisation tendent à se confondre.

3 Ce film produit par les studios Disney raconte comment Flynn, un ingénieur en informatique, concepteur de jeux vidéo, se retrouve malgré lui propulsé dans le monde virtuel à l’intérieur de la machine, où il doit affronter une intelligence artificielle

Carnets de géographes, 2 | 2011 160

assoiffée de pouvoir. Lors de sa sortie en salle, le film n’a pas connu un succès à la hauteur des attentes du studio, mais il a acquis au fil des années un statut de film culte, à la fois pour son côté précurseur, et en raison d’une certaine radicalité de ses choix visuels. Précurseur, le film l’est par ses techniques, mais plus encore par son thème : il s’agit en effet probablement de la première représentation du cyberespace, avant que le mot soit apparu et avant que l’idée en ait été popularisée. La science-fiction avait déjà imaginé auparavant d’autres espaces simulés par des machines, mais il s’agissait en général, par exemple chez Galouye (Simulacron 3) ou Vinge (True Names), de représentations mimétiques de mondes plus ou moins familiers. Tron peut être considéré comme précurseur de la représentation du cyberespace tel que William Gibson le décrit en 1984 dans le roman Neuromancien (voir l’article « Le cyberespace, retour sur un imaginaire géographique » dans le présent numéro des Carnets), dans la mesure où l’espace simulé de la machine ne représente que les données et les programmes. Les principales différences entre l’univers de Tron et le cyberespace sont que d’une part, dans le cas de ce dernier, la spatialisation est explicitement arbitraire (« l’hallucination consensuelle ») et est conçue comme une interface utilisateur, tandis que Tron prétend donner à voir la machine du point de vue de la machine, et que d’autre part, bien que le monde virtuel y soit appelé « la Grille », l’idée du réseau est secondaire dans Tron.

4 Il existe pourtant des similitudes entre l’univers graphique de Tron et le cyberespace de William Gibson. La plus frappante est sans doute le parallèle constant qui existe entre l’univers interne de la machine et le monde urbain (séquence d’ouverture, dernier plan). Même si de nombreux éléments graphiques et architecturaux, tant dans les scènes qui se déroulent sur la Grille que dans la ville suggèrent une continuité entre le monde urbain et l’univers électronique, ne serait-ce que parce que la ville est presque toujours représentée de nuit, la Grille de Tron n’est pas à proprement parler un double de la ville. Au contraire, l’aspect le plus frappant de l’univers virtuel de Tron est son caractère abstrait. Selon les séquences, il s’agit tantôt d’une grille nue, de paysages géométriques, de montagnes fractales, ou de structures qui rappellent vaguement des composants électroniques. Les véhicules sont extrêmement stylisés, à la manière des symboles des jeux d’arcade de l’époque. D’une manière générale, l’univers du jeu vidéo est très présent, et la Grille symbolise davantage l’écran noir de la borne d’arcade, voire un échiquier, archétype de l’espace du jeu, qu’un quelconque réseau informatique qui n’en était qu’à ses balbutiements. Les personnages eux- mêmes sont presque réduits à des abstractions : les costumes effacent les corps en les désindividualisant et en en brisant la forme familière par des motifs lumineux qui sont eux- mêmes une stylisation de circuits électroniques. Quant aux visages, le traitement particulier de la couleur en estompe les traits. Cet univers n’obéit pas aux lois de la physique : nul air n’y souffle, on s’y téléporte, c’est un monde radicalement étranger. Au-delà de la volonté de créer un univers visuel qui s’accorde avec l’extrême stylisation qu’imposaient les limitations techniques des jeux vidéo de l’époque, la radicalité graphique de Tron peut également se lire comme l’expression symbolique du caractère alors exotique de ces techniques numériques qui n’appartiennent pas alors encore au quotidien du grand public.

5 Tron, l’héritage (Joseph Kosinski), sorti aux États-Unis fin 2010 et en France début 2011, est la suite du premier film. Une trentaine d’années après l’action du premier épisode, le fils de Flynn entre à son tour dans la Grille, à la recherche de son père disparu 20 ans plus tôt. Au- delà d’une exploitation mercantile de la nostalgie d’une génération imprégnée des images du premier Tron, Tron l’héritage propose une réinterprétation de

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l’esthétique du premier épisode qui révèle les bouleversements de nos conceptions du virtuel.

6 Une certaine parenté visuelle entre le nouveau Tron, et l’ancien établit une continuité superficielle entre les deux épisodes, mais les changements sont plus révélateurs que les similitudes. Il n’était sans doute pas possible de proposer au public de 2011 le graphisme tantôt épuré, tantôt lorgnant du côté des expériences psychédéliques du premier Tron. De même que les jeux vidéo, pour une bonne partie d’entre eux, sont à la recherche d’un réalisme toujours plus poussé, de même la Grille de Tron a pris de l’épaisseur et de la complexité, et tout ce qu’elle avait d’étrange et d’abstrait a pratiquement disparu, au point qu’elle ressemble désormais à un univers de science- fiction beaucoup plus conventionnel. Cette Grille nouvelle version n’est d’ailleurs plus rattachée que de manière extrêmement indirecte à l’univers du jeu vidéo. C’est ce que rappelait le slogan d’une des affiches (« ce n’est plus seulement un jeu », mais on aurait aussi pu dire : « on ne joue plus »). Il est assez significatif que la société qui, dans le premier épisode, commercialisait des jeux vidéo, se soit reconvertie dans les systèmes d’exploitation. L’univers numérique du second Tron n’est plus celui des jeux vidéo, mais ce cyberespace avec lequel nous cohabitons, qui imprègne le moindre recoin de nos villes et qui accompagne chaque instant de nos vies, cette infosphère (néologisme formé sur le modèle d’atmosphère ou de biosphère pour désigner la part informationnelle de notre environnement) qui, par l’entremise des techniques numériques, s’est si considérablement étendue. Cette marginalisation du jeu vidéo est le reflet des évolutions techniques de ces 30 dernières années : il y a 30 ans, pour le grand public, une borne d’arcade était à peu près le seul appareil ressemblant vaguement à un ordinateur que l’on pouvait rencontrer. Aujourd’hui, même si le jeu vidéo est une industrie extrêmement importante (et un des moteurs du marché du PC haut de gamme), l’informatique est tellement omniprésente, tant dans l’espace domestique que dans celui du travail, que le jeu ne peut à lui seul la représenter. Il est significatif à cet égard que dans Tron l’héritage même les séquences de jeu, en particulier celle du combat de disques, aient perdu une grande part de leur aspect ludique : elles sont filmées comme des jeux du cirque modernes, et se déroulent non pas dans l’espace abstrait du premier film, mais sur une sorte de ring futuriste situé au milieu d’un stade rempli d’une foule de spectateurs. Au-delà de cette marginalisation du jeu vidéo, la Grille du nouveau Tron est extrêmement différente de celle de l’ancien. Il s’agit cette fois d’une véritable ville, avec ses immeubles et ses rues, ses habitants, ses mendiants, ses boîtes de nuit, sa poussière, sa fumée, et même sa pluie. Ce monde est plus proche du nôtre au point que le personnage qui y entre par mégarde ne s’aperçoit pas immédiatement qu’il est passé de l’autre côté de l’écran. Autant la Grille du premier Tron était étrangère, autant celle du second, à bien des égards, est familière. Non seulement son aspect et les lois physiques qui la gouvernent sont proches de celles de notre monde, mais le film multiplie aussi les citations et les allusions visuelles à un certain nombre de classiques de la science-fiction, ce qui renforce encore ce sentiment de familiarité. L’allusion la plus évidente est à 2001, l’Odyssée de l’espace (S. Kubrick, 1968), qui a manifestement fourni le modèle pour le décor de l’appartement de Flynn, mais on trouve aussi, de manière peut-être plus attendue, des clins d’œil à Matrix (A. et L. Wachowski, 1999), des allusions à Blade Runner (Ridley Scott, 1982), et à la Guerre des étoiles (George Lucas, 1977). Un ou deux emprunts auraient pu être fortuits, ou n’être que des clins d’œil aux amateurs de science-fiction, mais leur multiplication incite à y chercher un sens. Le monde virtuel n’a pas seulement pris l’apparence de notre monde familier, il est aussi

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une collection de tous les futurs que nous avons imaginés, ou, en d’autres termes, il devient l’incarnation même de la science-fiction. Cette équivalence implicite entre le numérique et la science- fiction doit probablement moins se lire comme une prophétie au sujet d’un avenir dominé par les machines (même si la majorité des films cités – 2001, L’Odyssée de l’espace, Matrix, Blade Runner – parlent de machines qui échappent à ceux qui les ont conçues) que comme une célébration des effets visuels numériques, justement inaugurés par le premier Tron, et qui sont devenus au fil des années la matière même dont est fait le cinéma de science-fiction.

7 La proximité entre le monde matériel et la Grille figure aussi allégoriquement l’hyper informatisation du monde contemporain, où la part informationnelle de notre environnement est en croissance constante. Le monde numérique, qui dans le premier Tron restait confiné à l’intérieur de la machine, déborde largement à présent de l’écran (cette expression est ici à double sens puisque le film est projeté en relief dans les salles). Le deuxième volet de Tron illustre d’ailleurs ce que William Gibson a appelé le « retournement du cyberespace » (dans son roman Code Source, à propos des techniques de géolocalisation ; voir Desbois, 2010) à travers le personnage de Quorra, un être informatique qui s’incarne dans le monde matériel à la fin du film (cette conclusion est assez similaire à celle du roman de William Gibson Idoru, où une chanteuse virtuelle s’incarne dans le monde matériel). L’espace du code, pour reprendre une expression de certains géographes (Graham, 2005 ; Kitchin et Dodge, 2005 et Crampton, 2011, notamment), n’est plus désormais un monde séparé du nôtre par la barrière de l’écran d’ordinateur. Cet espace est le nôtre, et sa géographie, en grande partie, reste à écrire.

BIBLIOGRAPHIE

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GRAHAM S., 2005, « Software-sorted Geographies », Progress in human Geography, 29-5, pp. 1-19.

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Thèmes : Carnets de lectures

Carnets de géographes, 2 | 2011 163

AUTEUR

HENRI DESBOIS Maître de conférences Géographe Université Paris Ouest Nanterre la Défense

Carnets de géographes, 2 | 2011 164

Carnets de lectures

Varia

Carnets de géographes, 2 | 2011 165

Katiba, ou l’autre Sahara

Armelle Choplin

RÉFÉRENCE

Katiba, Rufin Jean-Christophe, Paris : Flammarion, 2010

1 Ce carnet de lecture porte sur le roman de Jean-Christophe Rufin intitulé Katiba, sorti en avril 2010 chez Flammarion. Le lecteur est plongé au cœur du Sahara, où il est invité à suivre les agissements d’un réseau de terroristes appartenant au groupe d’Al Qaïda au Maghreb (AQMI).

2 Décembre 2007, Atar, Sahara, Mauritanie.

3 Les touristes descendent du charter. Tout de « Quechua vêtus », ils s’apprêtent à faire un trek, à cheminer dans le désert au côté des hommes bleus et à bivouaquer sous le ciel étoilé mauritanien.

4 Akim et Dah, les guides, attendent sur le tarmac de l’aéroport. Une semaine durant, ils « joueront aux nomades », troqueront leurs 4x4 pour des chameaux, raconteront des devinettes, prépareront le thé à l’ombre des palmiers. Ils feront croire que ce Sahara est immuable, hors du temps, préservé des méfaits de la civilisation occidentale. Car, ce sont bien ces mythes que sont venus chercher les touristes. Un Sahara de sable et de vent que la merveilleuse plume de Théodore Monod a contribué à faire découvrir et figer. Dans le froid de la nuit, emmitouflés dans leurs duvets, ces mêmes touristes repenseront peut-être aux mots de Monod : « L’Afrique ne veut pas pour amants des délicats et des douillets : il y faut le mépris des biens terrestres et l’amour de la vie primitive et un grand dégoût de tout l’artificiel d’une civilisation trop compliquée ».

5 La journée, alors que le soleil sera au zénith, dans l’effort de la marche, certains fredonneront les paroles d’une récente chanson d’Alain Souchon : « Je pars avec Théodore dehors Marcher dans le désert Marcher dans les pierres Marcher des journées entières Marcher dans le désert Dormir dehors

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couché sur le sable d'or Les satellites et les météores Dormir dehors il faut un minimum une bible, un cœur d'or un petit gobelet d'aluminium il faut un minimum »

6 Décembre 2011, Nouakchott, Mauritanie.

7 La compagnie de charter vient d’annoncer qu’elle ne desservira plus le Sahara mauritanien à cause de la « menace djiahdiste ». Les auberges ferment les unes après les autres. Akim et Dah ne jouent plus aux nomades, ni même aux guides. Ils viennent de rejoindre Nouakchott, la capitale, dans l’espoir de trouver un petit boulot pour nourrir leur famille. Le Sahara et ses hommes enturbannés font désormais peur. Le livre de référence n’est plus Méharées de Théodore Monod, mais Katiba de Jean- Christophe Rufin.

8 Le « roman » de Rufin prend pourtant place dans la même immensité désertique que les œuvres de Monod. Du sable, des oasis, des oueds, du vent, des campements. Le même espace mais plus le même territoire. Nous ne sommes plus dans le campement de nomades, ni même celui des trekkeurs. Rufin nous conduit dans un camp de combattants islamistes, qu’on appelle « katiba ». Au Sahara de Monod, il ajoute des membres d’Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), des armes, de la cocaïne.

9 L’héroïne de Katiba se prénomme Jasmine. Jeune veuve d’une trentaine d’années, elle travaille au Quai d’Orsay comme employée dans le service du protocole diplomatique. On apprend qu’elle a vécu en Mauritanie où son défunt mari était consul. On la retrouve justement quelques chapitres plus loin en Mauritanie, attendue par de jeunes médecins pour monter un projet humanitaire. Mais en lieu et place de projet humanitaire, on la découvre entretenir des liens bien ambigus avec ces jeunes médecins aux barbes fournies qui la conduisent au beau milieu du désert pour une étrange rencontre.

10 Parallèlement à l’histoire de Jasmine, on voit évoluer Kader, ancien contrebandier qui, grâce à sa fine connaissance du désert, opère désormais dans le combat salafiste1. A ces deux principaux personnages s’ajoute Dimitri, un médecin aux allures de G.I. Ce Canadien d’origine ukrainienne n’est autre qu’un agent secret dépêché en Mauritanie par une agence d’espionnage privée américaine. Tous les ingrédients sont là pour que le lecteur se laisse prendre par l’intrigue : rivalités entre branches djihadistes, liens politiques occultes, gadgets et haute technologie, CIA, meurtres. Sans oublier une histoire (d’amour ?) entre la mystérieuse Jasmine et Dimitri, l’agent secret un peu gauche.

11 L’histoire nous entraine des quartiers précaires de Nouakchott au Quai d’Orsay à Paris, du consulat de Nouadhibou au bureau d’une agence de renseignement à Bruxelles, de l’aéroclub de Dakar aux luxueux restaurants de Washington, des campements mobiles au Mali aux tours de Johannesburg. Ce thriller géopolitique démontre, pour ceux qui en douteraient encore, combien cette région saharo-sahélienne est bien entrée dans l’histoire, intensément connectée au reste du monde et touchée par des processus pour le moins globalisés. Il rend compte du brutal basculement qu’a connu cette région, désormais répertoriée dans les « zones grises » de la planète.

12 Si le récit est haletant, le lecteur peut par moment se sentir gêné. Outre le style d’écriture relativement simple, tellement dépouillé que ces 400 pages semblent avoir

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été rédigées un peu vite, c’est peut-être plus encore le statut ambigu de fiction qui dérange. L’histoire débute par une (bien triste) histoire vraie : l’assassinat des quatre Français survenu le soir de Noël 2007, devenus italiens dans le roman. Rufin répète dans sa postface que « ce livre est un roman, un pur ouvrage de fiction » et se défend qu’« un romancier ne peut ignorer ce qu’il doit au réel ». Que des faits réels alimentent l’imagination d’un romancier, rien de plus banal. Mais, la situation est bien différente si ce même romancier occupe alors le prestigieux et officiel poste d’Ambassadeur de France au Sénégal. Surfer sur la vague du terrorisme, s’inspirer des dossiers secrets auquel Son Excellence a directement accès pour en faire un best-seller, voilà qui est plus dérangeant. Dans cette « fiction », finement renseignée et qui en dit long sur la complexité du terrorisme, l’ambivalence est à chaque page. Certains noms sont à peine « camouflés » : le « héros » de Rufin se nomme Kader Bel Kader. Comment ne pas reconnaitre dans ce personnage Mokhtar Belmokhtar, l’émir du Sahara qui serait l’auteur présumé de l’enlèvement des deux jeunes français tués au Mali en janvier 2011 ? Abou Moussa, le rival de Kader dans le texte, ne serait autre que le nom romancé d’Abou Zayed, ancien contrebandier qui aurait enlevé Michel Germaneau et commandité l’enlèvement des cinq Français d’Areva au Niger en septembre 2010. Pour d’autres noms, Rufin ne s’est pas donné la peine de les changer : Abdelmalek Droukdel, chef suprême d’AQMI, reste Abdelmalek Droukdel dans le texte.

13 Le Sahara, mythes et réalités d’un désert convoité… Tel est le titre qu’a donné le chercheur Jean Bisson à son ouvrage de référence sur la zone en 2003 et qui reste on ne peut plus d’actualité. En moins de cinq ans, le regard porté sur cette région a bien changé. Au mythe du Sahara hors du temps et immuable des touristes, qui eux-mêmes reprenaient Monod, se substitue celui des islamistes de Rufin. Les nomades fascinants seraient devenus de méchants barbus. Cette vision est bien évidemment très simpliste et ne saurait être généralisée. C’est oublier que Akim et Dah, les anciens guides, vivent toujours sous le ciel étoilé mauritanien. Aujourd’hui économiquement marginalisés par la fin du tourisme, ils ne sont pas pour autant devenus djihadistes. Or, le texte de Rufin tend à généraliser ce Sahara des islamistes. En outre, il entretient par moment une vision toute « huntingtonienne » de civilisations nécessairement opposées. Les personnages sont en effet présentés comme tiraillés en permanence entre Orient et Occident.

14 In fine, on regrettera que le livre de Rufin ait désormais supplanté ceux de Monod au rang des best-sellers sur le Sahara. On aimerait en effet garder en mémoire les Méharées de Monod plutôt que les Katiba de Rufin.

BIBLIOGRAPHIE

BISSON J., 2003, Le Sahara : mythes et réalités d’un désert convoité, Paris : L’Harmattan, 479 p.

MONOD T., 1997, (1923), « Méharées », in Maxence au désert, Arles : Actes Sud, 1421 p.

Carnets de géographes, 2 | 2011 168

NOTES

1. Le salafisme est un mouvement fondamentaliste qui entend renouer avec l’islam des premiers siècles. Il s’est surtout développé en Algérie avec le GSPC (Groupement Salafiste pour la prédication et le combat), devenu en 2007 AQMI (Al Qaïda au Maghreb Islamique).

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Thèmes : Carnets de lectures

AUTEURS

ARMELLE CHOPLIN Maître de conférences en géographie Université Paris-Est [email protected]

Carnets de géographes, 2 | 2011 169

Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 2 | 2011 170

Territoires et identités en Péninsule indochinoise : les Akha et la montagne au Laos

Marianne Blache

1 Cette thèse s’interroge sur les rapports entre le territoire, espace physique, organisé et approprié par un groupe humain, et l’identité de ce groupe humain. L’aire géographique qui a été choisie pour révéler les caractéristiques et les enjeux contemporains de ces rapports est la Péninsule indochinoise, et plus particulièrement le Laos.

2 Dans ce pays, à l’image de ce qu’on trouve dans une grande partie de l’Asie du Sud-Est continentale, s’opposent des plaines et vallées, organisées en casiers rizicoles, plus densément peuplées, à des montagnes vides, trouées d’essarts sur brûlis. La dichotomie entre plaines et montagnes n’est pas seulement physique et paysagère : alors que les basses terres sont peuplées de groupes ethniques relativement homogènes, d’origine linguistique thaï, les hauteurs présentent une véritable mosaïque ethnique, composée de groupes autochtones, de migrants venus du sud de la Chine au siècle dernier.

3 Le regard du géographe se trouve interpellé par une telle discontinuité, mais peu de travaux ont considéré ces deux types d’espaces comme pouvant être de véritables territoires, porteurs d’identité. Aussi, mes démarches ont abouti à une nouvelle lecture de l’organisation territoriale et des dynamiques de cette région du monde. La comparaison a été menée entre un groupe montagnard, la minorité ethnique Akha venue de Chine, et la majorité Lao-thaï installée dans les vallées et plaines du Laos.

Situation de la zone enquêtée

4 Dans un premier temps, la question a été de savoir si ces deux espaces, basses terres et montagnes, sont de véritables territoires pour les populations qui les habitent. Chez l’un comme chez l’autre peuple, tout un ensemble de référentiels spatiaux : sens de la pente pour les Akha, axe du fleuve pour les Lao, guident les configurations territoriales

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aux échelles de la maison, du village et du terroir. Le couple sauvage/domestique, ritualisé et concrétisé par différents moyens, se traduit par une porosité des limites, par des effets de seuils, qui induisent un rapport à l’environnement des habitants des hauteurs totalement distinct de celui des gens de plaine. À cette première échelle, celle de l’espace vécu villageois, le territoire, marqué culturellement, permet de reproduire une identité spatiale particulière, une territorialité dans laquelle on retrouve nettement les éléments montagnards chez les akha, et les éléments liés aux basses terres, comme le riz inondé, chez les Lao.

5 Dans un deuxième temps, il a fallu se demander si ces éléments de territorialisation se reproduisaient à une échelle plus vaste, de manière à former de véritables territoires identitaires. Après un détour par les catégorisations ethniques, il est montré que ce territoire identitaire est un ensemble complexe d’espaces vécus, pratiqués, construits dans le temps et représentés par un groupe. En analysant les dynamiques actuelles et passées de ces territoires, leurs caractéristiques ont pu être révélées. Ainsi, le territoire identitaire akha est un territoire- milieu, fluide et plastique : la composante montagnarde, forestière, accompagnée de faibles densités de population, et de la présence d’autres villages akha alentour, sont les conditions de reproduction de l’identité akha. La migration des villages, au sein de ce même milieu, ne transforme pas cette identité, elle en est constitutive.

6 À l’opposé, le territoire identitaire Lao-thaï est plus classiquement un territoire-lieu : l’identité des différents sous-groupes s’est formée en référence à un lieu précis. Ce lieu pourrait correspondre au concept de muang, mot polysémique signifiant en lao à la fois pays, royaume, ville, et région rurale organisée par cette même ville.

7 Aujourd’hui, l’identité territoriale des populations montagnardes est menacée par des déplacements massifs de la montagne vers les plaines, qui ont lieu sous le coup des politiques publiques, environnementales et foncières, menées au Laos.

8 Alors que ces deux types de territoires ont longtemps été juxtaposés, c’est sous une même autorité étatique qu’ils évoluent aujourd’hui : la colonisation a introduit des enveloppes territoriales nationales, fixées par des frontières modernes.

9 Aussi, le gouvernement autoritaire du Laos, tenu depuis toujours par la majorité culturelle lao-thaï, découvre les potentialités de la partie montagnarde de son territoire national. Cet espace, qui représente la majorité de sa surface, reste à intégrer : intégration politique et sociale de ses habitants, intégration économique d’une périphérie encore largement sous-exploitée.

10 Les représentations de l’espace montagnard par les acteurs des basses-terres sont en train de changer dans un contexte d’ouverture économique : la montagne peut devenir une ressource non négligeable, support d’activités minières, sylvicoles, hydroélectriques, et touristiques. Ces nouvelles problématiques donnent lieu à de nombreuses actions contradictoires de la part des autorités, révélant le rapport complexe entre les échelles administratives de ce pays, et les paradoxes du développement d’un pays pauvre.

11 L’étude de la territorialité et de la construction territoriale est d’abord passée par la compilation et la synthèse de données provenant d’un important corpus bibliographique, issu de travaux anthropologiques et historiques. Les représentations cartographiques et iconographiques produites par les différents acteurs du territoire ont également servi de base à l’étude des représentations spatiales.

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12 Ensuite, le travail de terrain, en plusieurs séjours, a permis de connaître les espaces pratiqués et représentés des différentes populations, dans la province septentrionale de Luang Namtha. Six villages ont été choisis : quatre akha, dont deux déplacés en plaine, et deux lao-thaï. Un des villages akha a été enquêté de manière diachronique, avant et après son déplacement en plaine. L’enquête a employé deux méthodes principales : • un questionnaire portant sur les déplacements annuels des individus, dans quatre villages, représentant un total de 71 ménages. Une base de données SIG a été construite à partir de ces données. • le recueil de cartes mentales collectives et individuelles pour repérer les référents spatiaux des différents groupes.

13 Sinon, la caméra vidéo, utilisée comme carnet de notes, a permis la production d’un documentaire présenté lors de la soutenance.

Discipline Géographie

Directeur Olivier Sevin

Université Université Paris Sorbonne, Paris IV.

Membres du jury de thèse, soutenue le 20 novembre 2010 - Christian Huetz de Lemps, professeur de géographie à l’Université Paris Sorbonne, président du jury. - François Bart, professeur de géographie à l’Université, rapporteur. - Manuelle Franck, professeur de géographie à l’INALCO, rapporteur. - Bernard Moizo, directeur de recherche en socio-anthropologie à l’IRD. - Olivier Sevin, professeur de géographie à l’Université Paris Sorbonne, directeur de thèse.

Contact de l’auteur [email protected]

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Thèmes : Carnets de soutenances

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Géographie ludique de fa France Approche spatiale des pratiquants et des fédérations de jeux institutionnels

Manouk Borzakian

1 Dans la lignée des travaux de géographie du sport en France (AUGUSTIN 1995) et dans les pays anglo-saxons (BALE 2003), est née l’idée d’une géographie des pratiques ludiques en France, suivant un postulat défendu par plusieurs grandes figures des sciences sociales (CAILLOIS 1958, GEERTZ 1973) : les jeux nous informent sur les cultures qui les inventent, les adoptent ou les rejettent. Postulat qui permet d’inclure ce travail sur les pratiques ludiques en France dans deux questionnements plus larges, l’un sur l’articulation du local et du global, autrement dit la supposée uniformisation culturelle liée à la mondialisation (WARNIER 2007), l’autre sur les modalités d’adoption de telle ou telle pratique ou innovation par certains groupes, soit la rencontre entre une offre et une demande culturelles (POCIELLO 1981).

2 D’où la problématique suivante : peut-on identifier en France des « régions ludiques », ou plus largement une hétérogénéité spatiale des pratiques ludiques ? S’ajoute une question corollaire : quels sont les facteurs permettant d’expliquer ces contrastes ? Cette problématique repose sur l’hypothèse que les espaces différenciés des pratiques ludiques sont produits conjointement par des déterminants exogènes de type historique, sociologique, etc., par des éléments spécifiquement spatiaux (AUGUSTIN ET ALII 2008) et, enfin, par des caractéristiques propres aux jeux eux-mêmes, leur « logique interne » (PARLEBAS 1999, 2003).

3 Pour poser les bases de cette recherche, un premier détour consiste en une redéfinition des jeux – et, en leur sein, des jeux institutionnels, régis par des fédérations nationales et internationales. Cela implique une relecture critique des deux ouvrages fondateurs (HUIZINGA 1938, CAILLOIS 1958) et de leurs nombreux commentaires, qui n’ont que rarement su signaler les impasses liées à un projet mal formulé et à certains présupposés, imputables en particulier aux biais du vocabulaire traitant des jeux (CALVET 1978) : il faut distinguer le jeu, concept large et incertain, et les jeux, objets clairement identifiables sur la pratique desquels peut s’interroger le chercheur.

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4 Un deuxième détour implique d’établir comment se fait le lien entre la logique interne des jeux – leurs règles et mécanismes – et les cultures qui les accueillent. Soit d’identifier des pistes pour une géographie des pratiques ludiques, dont les facteurs explicatifs seraient à trouver, entre autres, au sein des jeux eux-mêmes, notamment du fait des représentations spatiales qu’ils traduisent, mais également des valeurs qui leur sont attachées.

5 Sur cette base, est possible une enquête de terrain portant sur six fédérations (bridge, dames, échecs, go, scrabble et tarot). Elle est tout d’abord inévitablement quantitative, du fait de l’échelle retenue, et aboutit en premier lieu à un travail de description des logiques spatiales des pratiques ludiques. À l’échelle du monde, on retrouve, à propos des pratiques ludiques, les ambiguïtés de la mondialisation culturelle, entre, d’une part, l’imposition d’un modèle occidental (via le jeu d’échecs) et, d’autre part, la résistance de pratiques locales (par exemple le tarot en France), le succès en Occident de jeux importés (le go), ou encore la réappropriation de certains jeux par les populations des pays d’accueil.

6 Il n’est pas plus question d’uniformisation des pratiques ludiques à l’échelle française que mondiale : se dessinent des espaces de pratique fortement hétérogènes, avec des régions de forte concentration – Alsace, Île-de-France et Côte d’Azur pour les échecs, Ouest parisien et Côte d’Azur pour le bridge – et, inversement, des espaces où certaines pratiques sont nettement sous-représentées. Logiquement, ces contrastes sont d’autant plus marqués pour les jeux moins pratiqués, en particulier les dames, repliées sur quelques bastions du Nord de la France, le go, concentré autour des métropoles françaises, et enfin le tarot, très représenté en Bourgogne et Franche-Comté.

7 Ensuite, une investigation à la fois quantitative (sur des données socio-économiques, en particulier) et qualitative (par voie d’entretiens semi-directifs), a permis d’identifier des facteurs explicatifs. Premièrement, l’étude de la relation entre démographie et pratiques ludiques permet de distinguer trois catégories : bridge et go entretiennent un lien structurel avec l’urbanisation, surtout le second, dont l’introduction en France est récente et la diffusion hiérarchique en cours. À l’inverse, la pratique institutionnalisée du scrabble et surtout du tarot est favorisée dans les espaces ruraux et périurbains, ainsi que les petites villes – où l’on peut opposer une pratique masculine du tarot et féminine du scrabble. Enfin, échecs et dames constituent un type intermédiaire, peu concerné par la démographie.

8 S’ajoutent des déterminants d’ordre social et culturel. On observe, en reprenant les apports de la sociologie structuraliste (BOURDIEU 1979), que le bridge s'affirme comme un jeu prisé par les franges les plus favorisées de la société : sa géographie est celle des quartiers riches des grandes métropoles, des stations balnéaires et des villes thermales. De même, le go apparaît comme un jeu confidentiel, en partie réservé à une élite intellectuelle soucieuse de se distinguer par cette pratique empreinte d'exotisme. Inversement, les dames se caractérisent par une forte relégation sociale, qui participe à expliquer leur géographie. Une conclusion similaire, quoique plus nuancée, vaut pour le scrabble et le tarot.

9 Cette lecture sociologique des pratiques ludiques, de même qu'une approche culturaliste – qui participe à expliquer le succès des échecs dans l'Alsace protestante et bourgeoise – souffrent toutefois de nombreuses exceptions et anomalies, liées le plus souvent à l'impact sur les moyen et long termes d'initiatives individuelles, tendant à affirmer le poids des acteurs et de la conjoncture face aux déterminants sociaux et

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culturels : l’explosion de la pratique des échecs en Corse, depuis une génération, va clairement dans ce sens.

10 C'est là que se situe la conclusion la plus digne d'intérêt de ce travail, qui montre que la géographie des faits de culture ne peut s'envisager que dans une perspective qui tienne compte à la fois d'éléments structurels – lois de l'espace, déterminismes sociaux et culturels – et de la capacité des acteurs à dépasser et remettre en cause ces derniers, le tout sans négliger le rôle, à différentes échelles, du hasard, au sens d’une synchronisation imprévisible entre des chaînes de causalité indépendantes (BOUDON 1984), comme moteur de la rencontre entre offre et demande culturelles.

Lien électronique http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00548097/fr/

Discipline Géographie

Directeur Gilles Fumey

Université Paris-Sorbonne (Paris-IV)

Membres du jury de thèse, soutenue le 7 décembre 2010 - Gilles Fumey, Professeur, Université Paris IV (directeur) - Jean-Pierre Augustin, Professeur, Université Bordeaux III (rapporteur) - Jean-François Staszak, Professeur, Université de Genève (rapporteur) - Louis Dupont, Maître de conférences, HDR, Université Paris IV (président du jury) - Loïc Ravenel, Maître de conférences, HDR, Université de Franche-Comté (examinateur)

Situation professionnelle actuelle ATER à l’université Paris-Sorbonne, rattaché à l’UMR 8181 ENeC

Contact [email protected]

BIBLIOGRAPHIE

AUGUSTIN J.-P., 1995, Sport, géographie et aménagement, Paris, Nathan, 254 pp.

AUGUSTIN J.-P., BOURDEAU P., RAVENEL L., 2008, Géographie des sports en France, Paris, Vuibert, 180 pp.

BALE J., 2003, Sports Geography, London/New York, Routledge, 196 pp. BOUDON R., 1991 [1984], La Place du désordre, Paris, PUF, 246 pp.

Carnets de géographes, 2 | 2011 176

BOURDIEU P., 1979, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 670 pp. CAILLOIS R., 1967 [1958], Les Jeux et les hommes, Paris, Gallimard (2ème édition), 374 pp. CALVET L.-J., 1978, Les Jeux de la société, Paris, Payot, 226 pp.

GEERTZ C., 1983 [1973], « Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coqs balinais », dans Bali, interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, pp. 165-215.

HUIZINGA J., 1951 [1938], Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 342 pp.

PARLEBAS P., 1999, Jeux, sports et société. Lexique de praxéologie motrice, Paris, INSEP, 460 pp.

PARLEBAS P., 2003, « Le destin des jeux : héritage et filiation », Socio-anthropologie, n° 13, [en ligne] http://socio-anthropologie.revues.org/index173.html.

POCIELLO C., 1981, « Nouvelles approches », dans Pociello C. (dir.), Sports et société. Approche socio- culturelle des pratiques, Paris, Vigot, pp. 9-29.

WARNIER J.-P., 2007, La Mondialisation de la culture, Paris, La Découverte, 126 pp.

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 2 | 2011 177

Les dimensions spatiales et sociales des églises évangéliques et pentecôtistes en banlieue parisienne et sur l’île de Montréal

Frédéric Dejean

Une approche géographique des communautés évangéliques et pentecôtistes dans les espaces urbains

1 S’il existe une géographie du tourisme, des transports, ou de la santé, il n’existe pas de véritable géographie du fait religieux de langue française, alors même que ce que l’on désigne parfois comme un « retour du religieux » se joue en grande partie dans l’espace. Que l’on pense seulement aux nombreux débats en France sur la construction de lieux de culte musulmans ou sur le port du voile : dans les deux cas les enjeux sont éminemment spatiaux.

2 Cet intérêt pour la géographie du fait religieux est en continuité avec mes expériences de recherche antérieure : un mémoire de maîtrise (Paris I-Sorbonne, sous la direction de Jacques Brun) portant sur la visibilité du religieux dans la ville, à partir de l’exemple de la mosquée Adda’wa, située dans le 19ème arrondissement de Paris, suivi d’un Master 2 conduit à l’ENS Lyon et à Paris VIII, sous la direction de Hervé Vieillard-Baron. Ce Master 2 m’a permis de me familiariser avec les communautés évangéliques et pentecôtistes, objets de ma recherche doctorale.

3 Le questionnement de départ de ce travail de thèse était relativement simple : si le fait religieux s’est adapté aux différentes mutations sociales, ce dont rendent compte les sociologues, le travail du géographe est alors de comprendre comment le fait religieux s’adapte aux mutations récentes de l’espace, notamment dans les villes. Si ces dernières

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ne sont pas que de simples décors pour les faits sociaux, on peut penser qu’elles changent le religieux, de même que le religieux peut les changer.

4 Ce questionnement général sur le fait religieux dans les espaces urbains contemporains a été affiné du fait même de l’objet de recherche : les communautés évangéliques et pentecôtistes, et notamment des communautés issues de l’immigration. Dans le paysage religieux français, ces communautés connaissent une croissance réelle, ce qui est d’autant plus remarquable dans un contexte de baisse de la pratique religieuse et une emprise moindre des grandes institutions sur leurs membres.

5 La perspective géographique sur ces communautés m’a conduit à interroger leurs dimensions spatiales. L’ensemble de la recherche a été sous-tendue par l’idée que la spatialité originale et parfois déroutante de ces communautés (en particulier la localisation des lieux de culte dans des hangars, des ateliers, des bureaux…) témoigne de leur importante capacité d’adaptation aux réalités urbains contemporaines et à proposer ainsi de nouveaux modes de visibilité du fait religieux dans les espaces urbains. Par ailleurs, j’ai essayé de montrer que les lieux de culte ne s’inscrivent pas tant dans des territoires locaux, mais sont insérés dans des logiques réticulaires, fonctionnant aussi bien à l’échelle de la métropole qu’à l’échelle internationale.

La pratique du double terrain

6 Le terrain d’investigation fut double puisque mon ambition était de mener une comparaison. Celle-ci a permis de faire ressortir des points communs et des différences entre des communautés similaires, en fonction des contextes socio-spatiaux dans lesquels elles étaient insérées. Le premier terrain fut la commune de Saint-Denis, en Seine Saint-Denis, département caractérisé par sa concentration de communautés évangéliques et pentecôtistes, en particulier celles issues de l’immigration d’Afrique sub-saharienne et du bassin caribéen. Le second terrain retenu fut deux arrondissements (Rosemont et Villeray/Saint-Michel/Parc Extension) de la métropole montréalaise. Si les modèles urbains parisien et montréalais sont différents, ces deux arrondissements possèdent des points communs avec Saint-Denis du point de vue de la morphologie urbaine. Concernant plus spécifiquement mon objet de recherche, le choix de ces deux espaces était pertinent dans la mesure où des responsables religieux sont passés par la France avant de gagner le Québec et que les liens entre les communautés québécoises et françaises sont particulièrement forts.

7 Afin de conduire au mieux cette recherche l’approche qualitative a principalement été retenue. Celle-ci fut partagée en deux versants : une observation participante qui m’a permis d’entrer en contact avec les communautés et des entretiens avec des acteurs privilégiés (pasteurs, responsables d’associations ou d’organisations religieuses, élus). A ceci s’est ajouté ce que j’ai appelé des « marches exploratoires », consistant à recueillir un matériel photographique des lieux de culte de manière à en établir une typologie en fonction de leur visibilité dans l’espace urbain. Une dimension plus quantitative, néanmoins modeste, a été donnée au travail de recherche, par le biais de questionnaires d’enquêtes distribués aux fidèles, principalement au cours des cultes du dimanche matin.

8 Fiche informative

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Discipline Géographie (France), Etudes urbaines (Québec)

Directeurs Annick Germain (INRS-UCS, Montréal) et Hervé Vieillard-Baron (Université de Paris Ouest Nanterre-La Défense)

Universités INRS-UCS (Montréal) et Paris Ouest Nanterre-La Défense

Membres du jury de thèse, soutenue le 21 novembre 2010 - Marie-Hélène Bacqué, Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense - Elisabeth Dorier-Apprill, rapporteur, Université de Provence - Sébastien Fath, CNRS - Annick Germain, directrice, INRS-UCS - David Hanna, rapporteur, Université du Québec à Montréal - Pierre J. Hamel, INRS-UCS - Hervé Vieillars-Baron, directeur, Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense

Situation professionnelle actuelle Détaché de l’Education Nationale, post doctorant à l’Université de Montréal

Contact de l’auteur [email protected]

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 2 | 2011 180

Habiter une ville lointaine : le cas des migrants japonais à Paris

Hadrien Dubucs

1 Cette thèse porte sur les 10 à 20 0001 Japonais résidant dans l’agglomération parisienne. Elle propose un éclairage thématique sur l’insertion urbaine de migrants très qualifiés dans un contexte métropolitain, et développe d’un point de vue théorique une réflexion sur les articulations entre plusieurs formes et échelles de mobilités spatiales : parcours migratoire, circulations entre les lieux de l’espace de vie, choix résidentiels et pratiques ordinaires dans l’espace urbain de résidence.

Les pratiques de mobilités d’une « élite migrante »

2 Les migrations japonaises à Paris illustrent une mobilité internationale Nord-Nord, inter- métropolitaine et opérée par des individus dotés de qualifications professionnelles élevées et d’un niveau de revenu qui les apparente aux classes moyennes et supérieures de la ville de résidence. Pour autant ils ne sont pas réductibles aux highly skilled migrants et transnational elite (cadres de la finance notamment) qui depuis les années 1990 ont focalisé l’attention des chercheurs s’intéressant aux mobilités induites par la mondialisation économique et la métropolisation (Beaverstock, 2002). Les Japonais résidant à Paris ont en effet des profils variés : actifs très qualifiés employés par des firmes multinationales, expatriés pendant deux à cinq ans avec leur famille ; étudiants en langue française, en art, en cuisine ou en musique ; migrants d’âge actif en quête de dépaysement, de prise de distance avec un environnement social ou familial jugé étouffant, ou aspirant à un véritable « nouveau départ » professionnel ou personnel.

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Démarche méthodologique : articuler les différentes échelles de mobilités spatiales

3 Le principal matériau empirique de la thèse est issu d’entretiens approfondis avec trente-sept migrants japonais de profils socioprofessionnels et démographiques variés, qui saisissent précisément leur parcours migratoire (utilisation d’une matrice biographique inspirée des démographes) et leurs rapports pratiques et affectifs à l’espace parisien. Cette approche qualitative est complétée par : le traitement statistique et cartographique de données détaillées de recensement (INSEE, RGP 1999) ; des enquêtes thématiques auprès des professionnels de l’immobilier à Paris et avec des acteurs politiques parisiens ; des observations dans des secteurs de concentration japonaise ; des observations à Tokyo et à Osaka dans les lieux habités ou fréquentés par les enquêtés avant leur séjour parisien. Ce système méthodologique a permis de décrire des systèmes individuels de mobilités, aux échelles de l’espace de vie et de l’espace urbain de résidence. Il a aussi permis de saisir les interactions entre des stratégies individuelles de mobilités intra-urbaines et des dispositifs encadrant les séjours.

Une approche compréhensive des « manières d’habiter »

4 La thèse s’attache à analyser la diversité des « manières d’habiter », entendues comme les rapports pratiques (agencement spatial des activités banales ou plus rares) et idéels (rapports au logement, au quartier et à la ville) que les individus développent avec leur environnement citadin. L’hypothèse est que par leurs manières d’habiter les individus prennent en charge les déclinaisons spatiales, sociales et culturelles de la grande distance constitutive de l’expérience migratoire entre le Japon et la France.

5 Plusieurs résultats résultent de cette approche. D’abord, la diversité des manières d’habiter ne coïncide que très imparfaitement avec la diversité socioprofessionnelle. On retrouve ainsi de grandes similitudes entre des cadres expatriés et des étudiants séjournant un ou deux ans à Paris : recours exclusif à des ressources communautaires pour accéder au logement, localisation résidentielle dans le centre-ouest valorisé de l’agglomération parisienne, polarisation des pratiques banales par le quartier de l’Opéra (centralité commerciale japonaise) et quelques « hauts-lieux » parisiens mentionnés par les canaux japonais d’information sur Paris.

6 Les facteurs de différenciation entre individus relèvent bien davantage du projet associé à la séquence parisienne du parcours (aspiration à l’expérimentation de pratiques citadines, ou au contraire recherche de la plus grande « fluidité »2 possible pour un séjour d’emblée conçu comme temporaire), et des compétences issues des étapes antérieures du parcours (capacités d’adaptation à un environnement urbain inédit). En outre, les séjours même de quelques années peuvent être selon les individus marqués par une évolution significative des manières d’habiter. Les enquêtes réitérées à plusieurs mois d’intervalle avec les mêmes migrants ont en effet mis en lumière des processus de familiarisation avec l’espace parisien, d’ancrage dans le quartier de résidence, et d’autonomisation vis-à-vis des ressources japonaises localisées (commerces, réseaux sociaux, services).

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7 Finalement, la diversité des modalités de l’insertion urbaine des migrants japonais peut être organisée en quelques grandes « types », selon que Paris apparaît comme une « étape », un « espace de primarité » (Rémy, 1999), un « espace d’expérimentation », ou un « espace de vie par alliance ».

Lien électronique vers la thèse http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00441142/fr/

Discipline Géographie

Directeur Françoise Dureau

Université Université de Poitiers

Membres du jury de thèse, soutenue le 30 novembre 2009 -Jacques BRUN, Professeur retraité Université Paris I -Françoise Dureau, Directrice de recherches IRD -Jean-Pierre Lévy, Directeur de recherches CNRS -Emmanuel Ma Mung, Directeur de recherches CNRS -Jean-Baptiste Meyer, Directeur de recherches IRD -Paul White, Professeur, University of Sheffield

Situation actuelle ATER en géographie à l’Université de Paris Est-Créteil

BIBLIOGRAPHIE

BEAVERSTOCK J. V., 2002, Transnational elites in global cities : British expatriates in Singapore’s financial district, Geoforum, vol. 33, n° 4, pp. 525-538.

KAUFMANN V., 2008, Les paradoxes de la mobilité. Bouger, s’enraciner, Lausanne, Presses Polytechniques et universitaires romandes, Coll. « Le Savoir Suisse », 115 p.

REMY J., 1999, Dédoublement des espaces sociaux et problématiques de l’habitat, in BONNIN P. et VILLANOVA (de) R., D’une maison l’autre, parcours et mobilités résidentielles, Grane, éditions Créaphis, pp. 315-345.

NOTES

1. Le Recensement Général de la Population de l’INSEE donne pour 1999 le chiffre de 10 000 immigrés japonais résidant en Ile-de-France, dont 6 000 à Paris intra muros. L’ambassade du Japon

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produit ses propres statistiques et estime pour octobre 2003 à 22 800 le nombre de Japonais résidant en Ile-de-France, dont près de 15 000 à Paris intra muros. 2. V. Kaufmann rappelle que la tradition sociologique de l’Ecole de Chicago distingue clairement la mobilité, « déplacement vécu comme un événement marquant, laissant son empreinte sur la vie, l’identité ou la position sociale de la personne qui le réalise », et la fluidité, « définie comme un déplacement sans effet particulier sur la personne » (Kaufmann, 2008 : 26).

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 2 | 2011 184

Le zoo comme dispositif spatial Pour une géographie culturelle de l’animalité

Jean Estebanez

1 Plus de 600 millions de personnes, d’origine sociale très variée, visitent tous les ans des zoos, dans une pratique qui apparaît quasiment universelle (seul 43 pays dans le monde ne posséderaient aucun établissement). Peu d’enjeux forts semblent les caractériser, en dehors peut-être de questions liées à l’éthique de l’enfermement des animaux. D’après leur présentation officielle, les zoos sont des lieux orientés vers un public familial, mêlant fonction éducative et divertissement.

2 Pourtant les zoos organisent le vivant et le monde, à travers la constitution de collections en fonction de critères taxonomiques, écologiques, à partir de découpages par continent ou de valeur d’exposition. L’exotisme et la sauvagerie sont deux éléments constitutifs des zoos, qu’il faut analyser à l’aune de leurs liens avec la colonisation. L’exotisme est une forme d’altérité géographique qui ne s’inscrit pas dans une localisation mais dans l’écart à une norme implicite, construite par une société dominante. La sauvagerie recoupe une variété de significations –du féroce à l’authentique- qui reflète une vision changeante des animaux et de la nature. Aucun animal n’étant par essence exotique ou sauvage, cette thèse analyse le zoo comme un dispositif spatial, capable de produire du sens et de le projeter sur ce qu’il présente. Le concept de dispositif, proposé par Foucault, a le grand intérêt de ne pas réduire un lieu à son architecture mais de le réinsérer dans un système hétérogène de règlements, de discours, d’outils et de technologies et ainsi de penser l’articulation entre matériel et symbolique.

3 Les zoos peuvent être analysés comme des théâtres du vivant dont la fonction principale est de montrer à travers scène, fosse, rideau, acteurs-animaux, public et mise en scène. Un des éléments centraux de cette pièce est la relation entre les humains et les animaux. Dans des institutions qui tracent une dichotomie claire entre eux, comment peut-on penser le cas des zoos humains et leur déclinaison contemporaine (des signes d’activité humaine dans les enclos) ? Des grilles aux vitres, en passant par les fosses, l’histoire architecturale des zoos reflète une pensée changeante des relations entre humains et animaux, qui s’exprime à travers l’établissement d’une juste distance. L’institution, comme le public, testent

Carnets de géographes, 2 | 2011 185

continuellement cette frontière entre les êtres. Le zoo n’est-il pas au fond un lieu où expérimenter cette question métaphysique : qu’est-ce qu’être humain ?

4 Cette thèse s’appuie sur une analyse de la littérature et la visite d’environ 50 zoos dans 22 pays (Australie, Chili, Etats-Unis, Ethiopie, France, Japon…). Plusieurs semaines d’entretiens et d’observations en situation auprès des différents acteurs des zoos et près de 10000 photographies constituent le fond de mon corpus.

Discipline Géographie

Directeurs Jean-François Staszak et Christian Grataloup

Universités Université Denis Diderot et Université de Genève

Membres du jury de thèse, soutenue le 5 novembre 2010 Jean-Marc BESSE, Directeur de recherche, CNRS, Paris, président de jury Vinciane DESPRET, Maître de conférence, Université de Liège Guy DI MEO, Professeur, Université de Bordeaux 3, rapporteur Juliet FALL, Professeure Associée, Université de Genève, rapporteur Christian GRATALOUP, Professeur, Université D. Diderot, co-directeur Jean-François STASZAK, Professeur Ordinaire, Université de Genève, co-directeur

Situation professionnelle actuelle AGPR (Agrégé Répétiteur) à l’ENS de la rue d’Ulm

Contact de l’auteur [email protected]

BIBLIOGRAPHIE

Estebanez J., 2010, "Le zoo comme dispositif spatial : mise en scène du monde et de la juste distance entre l’humain et l’animal", L’Espace Géographique, 2, pp. 172-179

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 2 | 2011 186

L’occident d’Élisée Reclus L’invention de l’Europe dans la Nouvelle géographie universelle (1876-1894)

Federico Ferretti

1 Le géographe Élisée Reclus (1830-1905) a connu, depuis les années 1970, plusieurs redécouvertes et vagues d’intérêt. Il a été considéré une sorte de père spirituel pour la Radical Geography anglo-saxonne ainsi que pour la géopolitique de la revue française Hérodote. Cependant, à l’occasion des colloques organisés à Montpellier, Lyon et Milan pour le centenaire de Reclus, la communauté scientifique a reconnu la nécessité d’approfondir la connaissance de ses textes et de ses archives, pour pouvoir en donner une lecture non idéologique, appuyée sur un dépouillement systématique des sources. Ma thèse vise à contribuer à cette démarche, en s’encadrant dans les travaux des membres du laboratoire de rattachement, notamment l’équipe EHGO (Épistémologie et Histoire de la Géographie) de l’UMR 8504 Géographie-cités.

2 La première étape de ce travail a été la lecture systématique des 19 volumes de la Nouvelle Géographie Universelle (dorénavant NGU), l’ouvrage majeur, en même temps que le moins étudié, du « géographe anarchiste ». Pour aborder ce monumental corpus, on s’est tout d’abord interrogé sur sa représentation des concepts d’Europe et d’Occident dans le contexte de la mondialisation caractérisant le dernier quart du 19e siècle, où l’on observe à la fois le point culminant des empires coloniaux et le premier redimensionnement de l’Europe dans les dynamiques globales.

3 Cette démarche a entrainé deux questionnements préliminaires. Le premier concerne la définition de l’idée d’une géographie universelle d’après Reclus, dans le contexte historique et culturel de son époque. Le deuxième consiste à s’interroger sur la représentativité réelle de cet ouvrage, que le groupe d’Hérodote jugeait moins intéressant que d’autres travaux reclusiens, comme L’Homme et la Terre, en affirmant que dans la NGU, l’auteur, pour ne pas mécontenter son éditeur Hachette, censurait les discours les plus politisés.

4 Sur le premier point, l’analyse des textes où Reclus aborde des problèmes de théorie géographique démontre qu’il ne se limite pas à l’assomption du modèle de Carl Ritter : il est aussi l’un des protagonistes de la redécouverte, partagée par plusieurs géographes

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européens du 19e siècle, d’auteurs anciens tels que Strabon. Ce géographe de l’antiquité est considéré alors comme la référence méthodologique d’une géographie qui s’occupe de l’humanité plutôt que de mathématiques ou de géométrie, et dont l’ambition est l’étude de tout l’écoumène, c'est-à-dire le monde habité. Strabon est présenté aussi comme le maître d’une géographie critique, qui trie ses sources et découpe les régions d’après des critères naturels et ethniques, indépendamment des limites établies par les princes.

5 Sur le deuxième point, l’exceptionnalité d’un ouvrage géographique écrit pendant plus de vingt ans d’exil a favorisé l’étude de sa fabrique : la distance entre Reclus et ses éditeurs et collaborateurs a contraint tous ces acteurs à maintenir une correspondance très régulière, qui nous a permis de reconstruire le travail quotidien du géographe et de son équipe. Pour cela nous avons travaillé sur plus d’une vingtaine de fonds archivistiques, dont les plus importants sont déposés à Paris, Caen, Londres, Amsterdam, Bruxelles, Genève, Lausanne, Neuchâtel et Moscou. Ces archives démontrent que la NGU, bien que signée par un seul auteur, est effectivement un travail d’équipe, bâti grâce à une fabrique très performante : elles contredisent le mythe romantique, encore très répandu, de Reclus auteur isolé et maudit, en dévoilant sa méthode très systématique et son insertion dans l’édition grand- public et dans les principales sociétés scientifiques européennes. En outre, on ne trouve aucune trace de censure éditoriale dans ces correspondances de travail.

6 Dans le projet de la NGU un groupe de militants et exilés politiques était impliqués, qui partageaient avec Reclus (exilé en Suisse après sa participation à la Commune de Paris) le travail géographique en même temps que la construction de l’Internationale antiautoritaire, dont ils étaient tous membres ou sympathisants : Gustave Lefrançais, Michail Dragomanov, Charles Perron, Pëtr Kropotkin, Léon Metchnikoff pour ne citer que les plus connus. Les sources démontrent que l’affirmation de l’absence de discours politiques dans la NGU est un anachronisme : elle ne s’avère qu’en lisant ces ouvrage avec les yeux d’aujourd’hui. Les débats de l’époque nous montrent que la presse anarchiste, dans les années 1870, salue cet ouvrage comme un véritable progrès dans le sens de la construction d’une science laïque, évolutionniste, rationnelle et utile pour l’éducation populaire à laquelle ces groupes donnent une grande importance.

7 Dans le texte de la NGU, on trouve ensuite le premier redimensionnement de l’Europe et de son pouvoir dans les dynamiques globales, ainsi que la relativisation historique des concepts d’Orient et d’Occident. Ces deux derniers mots sont appréhendés par Reclus comme conventionnels et relatifs : pour lui, l’Amérique ne correspond pas à l’Occident, car elle est l’Orient des Chinois. C’est-à-dire qu’il regarde le monde comme un globe et non comme une carte. C’est seulement dans une carte que chaque point est incontestablement à l’est ou à l’ouest d’un autre.

8 L’analyse du texte de la NGU démontre que si Reclus est très lié aux valeurs européennes des Lumières (qu’il traduit dans son socialisme anarchiste), il est aussi le premier géographe qui explicite des critiques des crimes coloniaux et qui essaye de renverser le regard, en se plaçant, dès que possible, du point de vue de l’Autre, qu’il n’aborde jamais d’après une idée de supériorité, mais de façon empathique. Cette posture constitue une originalité de la géographie reclusienne face à plusieurs produits de la science européenne de l’époque, aujourd’hui abordés par les Postcolonial studies.

9 Dans la vision de Reclus, l’Europe reste un modèle et un laboratoire pour les luttes sociales et pour ce qu’il appelle la libération des peuples. D’après les révolutionnaires

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de cette époque, la question sociale est encore liée à la libération nationale, notamment dans l’Europe de l’Est et dans les Balkans. C’est pour cela qu’une géographie qui critique ladite « absurdité géographique » des frontières étatiques et administratives existantes alors en Europe, afin de représenter une future fédération européenne, assume une valeur politique évidente à son époque, et est également importante pour les débats contemporains.

Discipline Géographie

Directeurs Marie-Claire Robic ; Franco Farinelli

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Membres du jury de thèse, soutenue le 14 février 2011 Franco Farinelli Président, Professeur de Géographie à l’Université de Bologne Teresa Isenburg, Rapporteur Professeur de Géographie à l’Université de Milan Marie-Vic Ozouf-Marignier, Rapporteur, Directeur d’études à l’Ehess Marie-Claire Robic, Directeur de recherches au CNRS

Situation actuelle Chargé des Archives Départementales de la Province de Reggio Emilia (Italie).

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 2 | 2011 189

Mettre l’espace en commun Recherche sur la coprésence dans les lieux-mouvement du métroLe complexe d’échanges de la Défense

Theo Fort-Jacques

1 Ce travail de recherche prend pour objet le problème de la coprésence, tel qu’il se pose aux individus dans les situations ordinaires, où il faut mettre l’espace en commun. C’est pourquoi nous adoptons une démarche exploratoire au plus près des actes et des mots des habitants, démarche guidée par la dynamique de l’étonnement et mobilisant les notions comme des outils pour faire progresser l’analyse.

De la coprésence en mots à la coprésence en actes

2 Au départ de notre réflexion, il y a l’étonnement face à un paradoxe. D’une part les menaces exercées sur l’espace public contribueraient à la crise de la ville. D’autre part le même espace public apparaît comme le rempart ultime face à ces mêmes menaces pour garantir la citadinité.

3 Ce paradoxe nous conduit au constat selon lequel cette crise serait autant de l’ordre des faits que de l’ordre des mots. En d’autres termes, en posant la question de la coprésence, ce sont autant les modalités de l’urbanité que nous interrogeons, que nos manières d’en rendre compte, qui sont profondément marquées par les conceptions occidentales, cristallisées autour de la notion d’espace public. D’où une approche critique de l’espace public à la lumière d’un double processus de publicisation/ privatisation, qui souligne les contradictions internes à la notion.

4 Dans cette perspective, l’espace public apparaît comme une utopie. Remarquons que l’utopie n’est pas l’espace qui n’existe pas : dans un rapport de transcendance au réel, il nous en dit quelque chose (fonction critique) et il est susceptible de le transformer (fonction prospective). Le discours sur l’espace public apparaît ainsi à la fois comme une modalité de connaissance des recompositions contemporaines de l’urbanité et comme un levier pour la promotion d’un nouvel esprit de l’urbanisme, fondé sur la critique de l’urbanisme fonctionnaliste et soucieux des modes vies.

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5 L’espace public demeure une notion riche de perspectives. Par ses vertus performatives, l’utopie est susceptible de se réaliser en des circonstances spécifiques. Mais le principal problème demeure : ainsi conçu l’espace public place la dimension problématique de la coprésence dans un angle mort. D’où la nécessité d’une approche renouvelée, au centre de laquelle on place le problème de la coprésence en actes qui renvoie à l’enjeu de la mise en commun de l’espace.

L’exploration des espaces de la coprésence

6 Pour mener l’exploration, observer ce qu’il advient de la coprésence au sein des lieux- mouvement apparaît particulièrement éclairant. D’une façon générale, sont ainsi désignés les espaces produits par la mobilité, théâtres de spatialités et de sociabilités foisonnantes. Plus singulièrement, les espaces du métro à Paris attirent l’attention en raison de la pensée aménagiste qui préside à leur conception. Cette dernière a fait l’objet d’un changement de paradigme amorcé dans les années quatre-vingt autour des travaux du département Prospectives de la RATP. Dès lors, le métro n’est plus pensé seulement comme un espace de flux, mais, plus fondamentalement, comme un espace public.

7 Le cas du complexe d’échange de la Défense apparaît d’autant plus intéressant que son réaménagement récent constitua une opérationalisation de ce nouveau paradigme. Le projet Cœur-transport, qui intègre les enjeux de la complexité d’un pôle d’échange multimodal, la pluralité des échanges et la vocation urbaine du dispositif, permet ainsi de voir l’utopie de l’espace public à l’œuvre. En outre, sa situation de commutateur urbain à l’échelle de l’agglomération parisienne et du quartier d’affaire de la Défense en fait un cas pertinent pour l’étude de la coprésence en actes.

8 La méthodologie adoptée pour l’enquête se veut exploratoire, adaptée au contexte et soucieuse de prendre au sérieux les individus. D’où le choix d’entrer par des situations précises, afin de ne pas en rester à une approche surplombante du dispositif spatial. L’observation permet un repérage et une première approche des situations pertinentes. Afin de saisir le versant subjectif et inventif des pratiques ordinaires, il convient en outre de suivre les usagers dans le cadre d’entretiens redoublés. Les individus sont tout d’abord interrogés à la faveur de parcours commentés. Effectuée in situ, la méthode consiste à décrire l’espace en même temps qu’on le parcourt. Suscitant un discours sur l’espace là où il se passe usuellement de mots, elle présente l’intérêt de faire coïncider la situation d’énonciation et l’objet d’analyse. Les usagers sont ensuite invités à un retour sur expérience réalisé ex post. Il s’agit alors de relier la singularité du parcours commenté à une pratique plus générale du déplacement tout en invitant les individus à l’auto-interprétation. Incidemment, ils évoquent les enjeux pratiques et politiques de la mise en commun, en ayant recours notamment au registre du mythe pour éclairer leurs récits.

9 Laissant place aux imprévus et acceptant la dérive proposée par les individus, nous pouvons alors saisir la coprésence de manière pertinente, c’est-à-dire telle qu’ils la négocient, eux. D’où un cheminement en trois temps, dans le complexe d’échanges tout d’abord, puis au sein de l’espace global du déplacement et enfin dans la rame du la ligne 1 du métro parisien. Ces trois cadrages successifs ont permis de restituer la dimension géographique du problème de la coprésence, qui ne va pas de soi. Elle est négociée en situation à partir d’agencements géographiques multiples que n’épuise par l’idée

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d’espace public. Ces espaces ne sont ni tout à fait publics, ni tout à fait privés. Nous les appelons communs dans la mesure où ils résultent de procédures de mise en commun au caractère contingent et tributaires de l’épreuve du déplacement.

Discipline Géographie

Directeur Vincent Berdoulay et Frédéric Tesson

Université Université de Pau et des Pays de l’Adour

Membres du jury de thèse, soutenue le 1er décembre 2010 - Vincent Berdoulay, Professeur, Université de Pau et des Pays de l’Adour, Directeur - Frédéric Tesson, Maître de conférence, Université de Pau et des Pays de l’Adour, Co-directeur - Dominique Crozat, Professeur, Université Paul Valéry Montpellier 3, Rapporteur - Jérôme Monnet, Professeur, Université Paris Est Marne-la-vallée, Rapporteur - Paulo C. da Costa Gomes, Professeur, Université Fédérale de Rio de Janeiro - Pierre Zembri, Professeur, Université de Cergy-Pontoise, Président

Situation actuelle Chercheur associé au Laboratoire Société Environnement Territoire (SET). UMR 5603 - CNRS et Université de Pau et des Pays de l'Adour

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 2 | 2011 192

Une géographie de la fièvre hémorragique à virus Ebola : représentations et réalités d’une maladie émergente au Gabon et en République du Congo

Clélia Gasquet

1 La fièvre hémorragique à virus Ebola est une maladie qui constitue une menace pour les populations d’Afrique Centrale, notamment en milieu rural forestier. Au Gabon et en République du Congo, où 7 épidémies ont sévit entre 1994 et 2005, elle y est devenue un problème de santé publique. Cette zoonose émerge chez l’homme lors d’un contact direct avec un animal contaminé, une carcasse ou un vecteur du virus. L’émergence est directement liée, dans ces villages enclavés, aux pratiques ancestrales des lieux (chasse, cueillette, etc.).

2 La contamination interhumaine a lieu lors d’un contact direct avec les fluides corporels d’un malade. Elle s’effectue en premier lieu au sein des familles des victimes, lors des soins prodigués aux malades et de ceux donnés aux morts lors des cérémonies funéraires. Nous tentons dans les premiers temps de cette étude de comprendre, en nous appuyant sur le concept de pathocénose, en quels termes l’émergence virale nous éclaire sur les liens existants entre hommes et virus et les dynamiques spécifiques de ces derniers.

3 Par ailleurs, on a constaté le rôle amplificateur des soins hospitaliers et des guérisseurs, confirmant l’importance du risque nosocomial qui associe à ce virus une perception panique de l’opinion mondiale. Les Nords y portent un intérêt particulier. De fait et au nom de l’aide humanitaire il n’existe pas d’épidémie d’Ebola qui ne soit accompagnée du cortège des institutions internationales.

4 Cette médecine d’urgence « s’associe » au système de santé national dont l’emprunte territoriale est localement faible. Plusieurs types d’offres de soins antérieurs

Carnets de géographes, 2 | 2011 193

(traditionnels) ou postérieurs (cliniques religieuses) se surimposent au modèle de santé biomédical représenté par les cases de santé et centres médicaux. Les médicaments manquent, les personnels de santé ne se rendent pas toujours sur les lieux de leur affectation.

5 Au quotidien, le recours aux soins des populations apparaît pluriel. Lors d’une épidémie d’Ebola, en raison de son taux de mortalité (jusqu’à 80 %) et de sa contagiosité élevés, des symptômes associés (forte fièvre d’apparition brutale, complications gastro- intestinales et respiratoires, et en phase terminale, hémorragies généralisées), la logique des malades semble plus liée à une errance thérapeutique, conditionnée par la recherche des soins et de la causalité du malheur.

6 En l’absence de vaccin, le traitement reste symptomatique. Les mesures d’intervention pour limiter la diffusion sont l’isolement des malades et l’incinération des matériaux contaminés. La multiplicité des acteurs présents lors de la crise exacerbe l’anomie créée par la maladie et met en exergue un rapport de force, de violence, qui n’est parfois que l’expression de la contestation des plus démunis.

Discipline Géographie physique, humaine, économique et régionale

Directeur Pr. Gérad Salem et Dr. Eric Leroy

Université Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Membres du jury de thèse, soutenue le 1er Décembre 2010 -Eric LEROY, Directeur de recherche à l’IRD (directeur de thèse) -Gérard SALEM, Professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (directeur de thèse) -Jeanne-Marie AMAT-ROZE, Professeur à l’Université Paris XII (rapporteur) -Jean-Paul GONZALEZ, Directeur du CIRMF, (rapporteur) -Florence FOURNET, Chargée de recherche à l’IRD (examinateur) -Bernard HOURS, Directeur de Recherche IRD (examinateur) -Sylvie FAINZANG, Directrice de recherche à l’INSERM (présidente)

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Carnets de géographes, 2 | 2011 194

Miami la cubaine ? Pouvoir et circulation dans une ville carrefour entre les Amériques

Violaine Jolivet

1 Cette thèse interroge les processus de construction d’une ville du sud des États-Unis (Miami et plus largement le comté de Miami-Dade) à travers le prisme de la relation spécifique qu’elle entretient avec une population d’immigrants qui revendique sa marque de fabrique sur ce carrefour entre les Amériques. Les Cubano-américains, qui ont majoritairement quitté l’île après la victoire de la révolution castriste (1959), composent aujourd’hui une part très importante de l’élite dirigeante de la cité (économique et surtout politique) et environ un tiers de ses habitants (cf. carte).

2 Ce sujet présente une étude approfondie de l’exil cubain (pour la majorité, la migration est comparable à un « one way ticket » avec un refus et/ou une impossibilité de retourner à Cuba à cause d’un embargo étatsunien et des lois migratoires cubaines), des conditions migratoires d’exception de cette population et de son accueil sur le sol étatsunien. Il invite à analyser la complexité des situations géopolitiques régionales d’hier (la révolution cubaine et la guerre froide) et d’aujourd’hui ainsi que les mutations politiques de Miami. L’articulation entre la géographie politique et une géographie plus sociale et culturelle est le point nodal de ce travail autour des relations entre l’espace et les sociétés à travers une approche attentive aux « enjeux de distinction, de marquage et d’appropriation de l’espace par certains groupes, certains pouvoirs » (Veschambre, 2008 : 285).

3 La concentration à Miami des Cubains a fait émerger la cité comme le siège incontestable du contre-pouvoir cubain ; elle a permis une patrimonialisation et un marquage des lieux, en accord avec une autre histoire cubaine, loin des symboles révolutionnaires. Miami est désormais le cœur d’une seconde identité nationale définie par son articulation entre le territoire quitté et le territoire vécu.

Carnets de géographes, 2 | 2011 195

Répartition et concentration de la population cubaine dans le comté de Miami-Dade (2000)

4 Ce territoire de l’entre-deux est le terreau de la puissance acquise par les Cubano- américains de Miami : ils ont pu et su développer de nouveaux réseaux économiques avec l’ensemble de l’Amérique et ouvrir résolument la ville aux investissements venus du Sud. Miami est aujourd’hui devenue un nœud des échanges intercontinentaux, se frayant une place de choix dans la hiérarchie des villes à l’échelle du globe. Elle a réussi à valoriser sa position stratégique, à l’heure de la mondialisation, pour devenir un véritable hub américain attirant les flux d’hommes et de capitaux.

5 Pourtant Miami est encore une ville en formation, une ville à bascule entre le Nord et le Sud selon nous. La jeunesse de la ville (Sunbelt city) et la diversité de ses habitants, si elles sont valorisées par un marketing urbain qui vante une ville cosmopolite, sont pourtant les vecteurs d’une ville fragmentée sans réelle centralité. L’appropriation spatiale de Miami par les Cubains, n’a pas changé fondamentalement les modes de constructions ainsi que « les logiques de l’exclusion » à l’échelle des quartiers (Elias, 1997) dans la ville. La production de territoires urbains reflète l’adaptation des Cubano- américains aux logiques néolibérales et étatsuniennes de production de la ville (privatisation, ségrégation et désengagement des pouvoirs publics) et compromet, dans cette ville pourtant dirigée par une minorité, un « droit à la ville » pour l’ensemble des citoyen-citadins (Lefebvre, 2000 a et b).

6 Toutefois, depuis les années 1980, la ville de Miami s’est transformée sous l’impulsion des Cubains ainsi que par l’infusion des cultures cubaines, caribéennes et latines qui jouent sur les représentations comme les pratiques de la ville et font naître des nouvelles citadinités au cœur de ce carrefour. Ville du Nord, vécue par une majorité d’Hispaniques et dirigée par des Cubano-américains implantés depuis à peine un demi- siècle dans la cité, Miami est devenue une véritable plaque-tournante des échanges entre les mondes américains. Nouvel « Hollywood » latino-américain, la ville est

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aujourd’hui le lieu de production d’une « communauté hispanique » et de son paysage médiatique à l’échelle planétaire, montrant ainsi sa capacité à concentrer des moyens et des techniques qui concourent à sa renommée mondiale.

7 Ces nouvelles logiques spatiales font de Miami une ville en chantier, à la fois Babel et Babylone modernes, une ville centre et carrefour. Les interstices de ce chantier montrent cependant une créativité urbaine étonnante, qui inscrit Miami dans une dynamique relationnelle et communicationnelle entre les Amériques, symbole des créolisations inévitables (Glissant, 1997, 2000) auxquelles ce travail a porté une grande attention.

Lien électronique vers la thèse http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00558080/fr/

Discipline Géographie

Directeurs J.L Chaléard, JM Théodat

Université Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

Membres du jury de thèse, soutenue le 8 octobre 2010 Jean-Louis Chaléard, directeur (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne) Laurent Faret, (Université Paris-Diderot Paris 7)

Philippe Gervais-Lambony, (Université Paris-Ouest Nanterre La Défense) Christian Girault, rapporteur, (CNRS)

Alex Stepick, rapporteur, (Professeur de sociologie à la Florida International University, Miami) Jean Marie Théodat, directeur (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne)

Situation professionnelle actuelle Post-doctorat Fulbright au Center for Urban Research de la City University of New York

BIBLIOGRAPHIE

Elias N., 1997, Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard

Glissant E., 1997, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard

Glissant E., 2000, “La créolisation culturelle du monde” in Label France n °38 pp. 1-3

Lefebvre H., 2000a [4ème ed], La production de l’espace, Paris, Anthropos

Carnets de géographes, 2 | 2011 197

Lefebvre H., 2000b [2ème ed], Espace et politique, Paris, Anthropos

Veschambre V., 2008, Traces et mémoires urbaines, Rennes, PUR

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 2 | 2011 198

Migrations forcées dans le sud du Brésil Les Atingidos

Guillaume Leturcq

1 Le principal objectif de cette recherche est l’analyse des modifications d’espaces de vies suite à des migrations forcées, dans un cadre rural sud-américain. Le Brésil est un pays marqué par de grandes vagues migratoires internes et externes. Depuis les années soixante, une forme nouvelle de migration interne émerge avec la construction de grands barrages hydroélectriques. La construction et l’installation d’un grand barrage hydroélectrique perturbent profondément les sociétés rurales, notamment dans le Sud du Brésil au tournant du siècle.

2 Les atingidos, les familles victimes des barrages du fleuve Uruguay se caractérisent par une population historique (indiens et caboclos) métissée par une colonisation européenne tardive datant d’environ 150 ans. Les populations atingidas doivent se réapproprier un espace de vie suite à leur déplacement forcé.

3 Dans ce sens, la thèse étudie les relations entre espaces et sociétés, à savoir les relations et connexions existant entre l’ouvrage et les familles vivant à proximité. L’appréhension de ces relations s’est basée sur l’étude de deux barrages construits sur le fleuve Uruguay, frontière entre les deux états du Santa Catarina (au nord) et du Rio Grande do Sul (Sud). Étudiés à deux moments distincts de leur construction, ils permettent de mieux analyser le processus migratoire. Ainsi, il a été possible d’aborder les familles avant et après les migrations, car pour le barrage de Foz do Chapecó les populations étudiées n’avaient pas encore migré, alors que pour le barrage de Machadinho, les mouvements de populations dataient déjà de plus de cinq ans. En comparant les situations et espaces de vie des populations, l’éclairage sur les altérations subies est beaucoup plus concret.

4 Les processus d’éviction et d’indemnisation et les mécanismes migratoires placent les familles dans des situations de vulnérabilité lorsqu’elles doivent s’adapter à de nouveaux territoires, où les interrelations sociales sont à reconstruire. Face à ces évolutions, les inégalités sociales sont mises en évidence et expliquent en partie les

Carnets de géographes, 2 | 2011 199

processus d’installation, manifestés sous trois formes : l'adaptation au nouveau cadre rural et communautaire ; l'insertion dans la nouvelle structure administrative et à ses aménagements ; et le maintien de liens avec l'ancien lieu de vie.

5 La vulnérabilité des familles n’est pas forcément le principal facteur explication de leur stabilité sur leur nouvel espace de vie. Certaines, grâce à une adaptation réussie, se stabilisent et aident à l’établissement de nouvelles communautés ou nouveaux centres ruraux. D’autres familles n’arrivant pas à perdurer sur leur nouvel espace hésitent entre une stabilité douloureuse ou une nouvelle migration tout aussi incertaine (migration de retour, migration vers les centres économiques du pays, front pionniers, etc.)

Lien électronique si la thèse est disponible en ligne http://gribresil.org/images/articles_pdf/These%20G.LETURCQ.pdf

Discipline Géographie

Directeur Jean-René BERTRAND et Hervé DOMENACH

Université Université du Maine

Membres du jury de thèse, soutenue le 24 novembre 2010 - Jean-René BERTRAND, professeur émérite de Géographie, université du Maine - Jeannine CORBONNOIS, professeure de Géographie, université du Maine - Hervé DOMENACH, professeur de Démographie, université Aix-Marseille III - Jean-Marc FOURNIER, professeur de Géographie, université de Caen - Sylvain SOUCHAUD, chargé de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement - Rosa M. VIEIRA MEDEIROS, professeure de Géographie, université Fédérale du Rio Grande do Sul

Situation actuelle Chercheur associé à ESO UMR 6590.

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 2 | 2011 200

Le développement de l’aquaculture saumâtre dans l’aire Pacifique Evolution des paysages, dynamiques socio-économiques et impacts environnementaux dans deux territoires au Pérou et aux Philippines

Francois Mialhe

1 L’aquaculture connait un taux de croissance annuel moyen de sa production proche de 7 % depuis 50 ans. De nombreux pays, à des degrés variés, ont enregistré des augmentations de leurs productions aquacoles. Ce développement s’est accompagné d’une augmentation des surfaces terrestres et marines occupées par les différentes formes d’aquaculture : marine, saumâtre ou dulcicole. Parmi ces dernières, c’est l’aquaculture saumâtre en étangs qui a constitué notre objet d’étude, et plus particulièrement celle pratiquée dans l’espace intertropical. A partir de deux études de cas, aux Philippines (Pampanga) et au Pérou (Tumbes), cette thèse a eu pour objectif d’analyser le développement aquacole, c'est-à-dire d’identifier les facteurs et l’enchaînement des évènements qui ont contribué à la mise en place de l’aquaculture, de caractériser son développement spatial et d’identifier puis d’expliquer ses impacts, positifs et négatifs, à plusieurs échelles.

2 La méthodologie élaborée pour répondre à ce questionnement a reposé sur l’emploi d’une méthode de traitements d’images et d’une méthode d’enquêtes. Les traitements d’images avaient trois objectifs : la cartographie des étangs, la cartographie de l’occupation du sol et la cartographie des changements d’occupation du sol. Le jeu d’images était composé de huit images satellites multispectrales pour le terrain péruvien et de neuf images satellites multispectrales pour le terrain philippin, à haute et très haute résolutions spatiales (Landsat MSS, TM, ETM+ et SPOT 5). Plusieurs méthodes ont été testées puis comparées afin de cartographier les étangs. La chaine de traitement élaborée s’est basée sur l’intégration d’un traitement multispectral et d’un traitement morphologique. La cartographie de l’occupation du sol a consisté, quant à elle, à réaliser une analyse en composante principale suivie d’une classification par un algorithme de classification non supervisée. La diachronie, enfin, visant à cartographier le changement, a utilisé la méthode dite de ‘post-classification’. Les principales méthodes d’enquêtes utilisées sur le terrain ont été les questionnaires, les entretiens

Carnets de géographes, 2 | 2011 201

directifs et semi-directifs, la récolte de données de seconde main et l’observation, participante lorsque cela a été possible. Enfin, un système multi-agent a été élaboré à partir de données empiriques sur le terrain philippin dans le but d’explorer le rôle de plusieurs facteurs sur l’évolution des paysages.

3 Grâce à une méthode orienté-objet, de nombreux étangs aquacoles ont pu être cartographiés individuellement sur l’ensemble des images. En croisant les informations issues des cartes avec les informations d’une base de données, dite de vérité-terrain, deux mesures ont permis d’évaluer la qualité de la cartographie : les écarts de superficie entre la réalité et le produit des traitements ainsi que le nombre d’étangs correctement détectés. Il a alors été possible d’estimer les superficies d’étangs à chaque date. Les analyses diachroniques ont, quant à elles, permis d’identifier et de quantifier les occupations du sol sur lesquelles l’aquaculture s’est installée. Il a ainsi été démontré que depuis les années 1980, à Pampanga, une proportion importante des extensions aquacoles s’est réalisée au détriment des zones rizicoles. Au total, ce sont 11 000 hectares de rizières qui ont été convertis en étangs. Les changements d’occupation du sol à Tumbes, moins importants, ont majoritairement concerné des formations végétales naturelles.

4 La mise en place de l’aquaculture et son développement résultent de nombreux facteurs qui se distinguent les uns des autres par leur nature, leur ancienneté et leur échelle d’inscription. Des séquences réunissant plusieurs de ces facteurs selon un enchaînement donné ont été mises en évidence sur les deux terrains. Au Pérou, les facteurs qui ont contribué au développement aquacole sont récents et remontent aux années 1970 alors qu’aux Philippines, les facteurs sont beaucoup plus anciens. Trois phases ont caractérisé le développement aquacole au Pérou : une première phase, dite de croissance, qui a précédé une phase dite de crise, conséquence des épizooties et d’El Niño puis une dernière, plus récente, dite d’adaptation, à la suite des changements de pratiques. Aux Philippines, l’analyse des facteurs de transition a révélé l’importance de certains facteurs historiques dans le démarrage de l’activité, qui s’expriment aujourd’hui encore sur le foncier et sur la structure sociale, et de facteurs plus récents, tel que la subsidence accélérée, qui expliquent le développement spatial au dépend des zones de riziculture.

5 Cette thèse a aussi eu pour objectif de caractériser les systèmes aquacoles actuels par l’intermédiaire d’une analyse des systèmes agraires. Les différences et les similitudes des systèmes d’élevage et de production ont ainsi pu être caractérisées. La caractérisation des facteurs de production a rendu compte des origines et des niveaux d’utilisation très différents de facteurs tels que le capital ou le travail. L’évaluation de la performance des systèmes de production aux Philippines a permis en outre d’estimer le revenu moyen journalier des aquaculteurs dont le niveau explique en partie la pérennité de l’activité, et ceci en dépit des faibles rendements, mesurés grâce aux enquêtes agronomiques.

6 On a enfin caractérisé les impacts de l’aquaculture sur le territoire et sur plusieurs de ses composantes sociales dont les individus et les foyers. Au Pérou, les migrations et l’emploi ont constitué les deux principaux domaines d’analyse. Les flux migratoires des ouvriers aquacoles ont ainsi pu être caractérisés et cartographiés grâce à des questionnaires. La caractérisation a permis d’établir le ‘profil type’ du migrant mais a aussi mis à jour le rôle des exploitations aquacoles dans la formation et la pérennisation des flux. L’emploi local dans la filière aquacole a aussi été estimé entre les années 1980

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et 2006. Celui-ci, fluctuant sur le long terme, a récemment dépassé les 2500 emplois à temps plein. La croissance de ce chiffre s’explique en partie par la mise en place récente de systèmes aquacoles intensifs, aux besoins en travail plus élevés que les systèmes extensifs et semi-intensifs. Aux Philippines, le concept de livelihood a fourni un cadre d’analyse des ressources possédées par les personnes appartenant à plusieurs catégories d’acteurs et tirant un bénéfice direct ou indirect des ressources aquacoles. Les différentes formes de capital (humain, social, financier, naturel et physique) détenues par les individus ont été évaluées, à la fois qualitativement et quantitativement. Ce cadre d’analyse a aussi permis d’identifier les stratégies élaborées à l’échelle des foyers. La description et l’explication du fonctionnement du système de glanage des ressources aquacoles a constitué un autre résultat important. L’analyse des impacts de l’aquaculture au niveau des territoires a mis en évidence l’émergence de conflits, le rôle des infrastructures et du peuplement sur le développement de la filière ou encore l’impact de l’activité sur le développement local. Le modèle multi-agent élaboré (CHANOS- CHANgement d’Occupation du Sol) a enfin permis d’explorer et de mesurer les impacts paysagers dans des scénarii où les exploitants présentent des comportements variés : rationnels, collectifs ou à rationalité limitée et où la dynamique biophysique évolue différemment.

7 La thèse a donc permis de mieux comprendre le développement historique de l’aquaculture et ses impacts actuels sur deux territoires des pays du Sud grâce à l’emploi de plusieurs perspectives : géographique, économique et historique, et grâce au recours à une analyse s’effectuant à plusieurs échelles spatiale et temporelle. La méthode élaborée, qui intègre plusieurs outils, méthodes et faisant appel à des concepts originaires de plusieurs disciplines apparaît aussi comme un des principaux résultats.

Discipline Géographie et environnement

Directeur de thèse Catherine MERING (Université Paris Diderot)

Université Université Paris Diderot

Membres du jury de thèse, soutenue le 09 décembre 2010 Dabbadie, Lionel, CIRAD (examinateur) Faret, Laurent, Université Paris Diderot (examinateur) Gunnell, Yanni, Université Lyon 2 (examinateur) Houet, Thomas, CNRS (examinateur) Laffly, Dominique, Université Toulouse 2 Le Mirail (rapporteur) Landy, Frédéric, Université Paris 10 (rapporteur) Mering, Catherine, Université Paris Diderot (directeur de thèse) Rhein, Catherine, CNRS (examinateur)

Situation actuelle ATER à l’Université Paris Diderot

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Thèmes : Carnets de soutenances

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Nouvelles centralités et recompositions socio-spatiales dans le Grand Sanaa (Yémen)

Roman Stadnicki

1 La ville de Sanaa, capitale du Yémen, connaît depuis le début des années 1970 une croissance urbaine fulgurante générant des dynamiques territoriales inédites. Ces dernières ont aujourd’hui pour principal théâtre les espaces périphériques, voire certaines marges physiques de l’agglomération. On assiste notamment à l’émergence de centralités périurbaines qui se démarquent à la fois par leur capacité à attirer les activités économiques et à se constituer en espaces-clés de la vie sociale. Cette thèse analyse la fabrique et la pratique de ces nouveaux centres, dont la mise en place modifie autant la structure générale du Grand Sanaa que les rapports identitaires de la société urbaine à son espace.

2 Pour ce faire, nous avons examiné en premier lieu les processus généraux de l’évolution contemporaine de l’urbanisation de Sanaa — dont les migrations, les dynamiques marchandes mais aussi, dans une moindre mesure, la mise en place d’une administration moderne, sont des composantes essentielles —, afin de comprendre quelles sont précisément les conditions d’émergence de ces centralités périphériques.

3 Nous avons procédé ensuite à l’identification de dix nouveaux centres dans l’agglomération sanaanie. Cela a consisté, d’une part, à restituer les éléments du paysage morpho-fonctionnel de ces quartiers, en insistant sur les lieux où sont implantées les fonctions motrices, à savoir les souks, les autres activités marchandes, les activités de service polarisantes et les gares routières — indices récurrents de centralité. D’autre part, nous avons fait l’examen, à partir d’entretiens semi-directifs, des stratégies d’acteurs qui ont œuvré pour la transformation de ces quartiers périphériques en véritables pôles de développement composites à fort potentiel de centralité. Produites, à l’origine, par les initiatives privées et les stratégies des « citadins ordinaires », ces nouvelles centralités semblent aujourd’hui redéfinir l’ensemble des « identités d’action ». C’est, autrement dit, l’ensemble de la communauté des acteurs de la production urbaine qui semble aujourd’hui tourné vers

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les franges de l’agglomération, dont la polarisation à l’échelle de la capitale ne cesse de se renforcer.

4 Nous avons enfin cherché à montrer que l’évolution des pratiques (et des représentations) relève d’une véritable stratégie de conquête des espaces périphériques par les citadins, qu’elle leur donne une réelle épaisseur sociale et qu’elle produit des espaces signifiants. En investissant pleinement les dimensions sociales et symboliques des centralités émergentes à Sanaa, nous avons pu voir qu’il s’y invente aujourd’hui de nouveaux cadres d’urbanité. Cette thèse tente d’en préciser les fondements.

5 En variant les échelles d’observation, nous avons pu juger de l’étendue des recompositions socio-spatiales qui se réalisent au travers des nouvelles centralités de l’agglomération sanaanie. Ces dernières présentent aujourd’hui de nouveaux accès à Sanaa, révélant à la fois les potentialités diverses de l’urbain et les aspects du changement social. Ces nouveaux centres sont des lieux en mouvement, des lieux en devenir. Il s’y re-forme une société urbaine mixte et contrastée, aux références multiples, preuve des hybridations architecturales, sociales et identitaires qui émergent de ces formations socio-spatiales. Elles sont analysées dans cette thèse comme le produit de la société citadine dans toute son hétérogénéité.

Dâris, centralité émergente au nord de Sanaa : marchands et badauds à l’entrée du souk au qât (plante euphorisante mâchée par une grande majorité de Yéménites)

R. Stadnicki & F. Stadnicka, 2009.

Lien électronique si la thèse est disponible en ligne http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/44/94/84/PDF/ R._Stadnicki_2009_Nouvelles_centralites_et_recompositions_socio- spatiales_dans_le_Grand_Sanaa_Yemen_.pdf

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Discipline Géographie sociale

Directeur Pierre Signoles, Professeur émérite

Université Université François-Rabelais (Tours)

Membres du jury de thèse, soutenue le 16 novembre 2009 Robert Escallier, Université de Nice Sophia-Antipolis (rapporteur) Anna Madœuf, Université de Tours Franck Mermier, CNRS Jérôme Monnet, Institut Français d'Urbanisme (rapporteur) Pierre Signoles, Université de Tours Jean-François Troin, Université de Tours

Contact de l’auteur [email protected]

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Thèmes : Carnets de soutenances

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Déplacements forcés et citadinités Les deslocados de guerra à Maputo (Mozambique)

Jeanne Vivet

1 Cette thèse interroge les liens entre déplacements forcés et citadinités à partir de l’étude des déplacés de guerre d’origine rurale, venus se réfugier à Maputo, capitale du Mozambique, durant la guerre civile (1977-1992). Les principales questions posées dans ce travail sont les suivantes : Comment devient-on citadin après la fuite ? Quelles citadinités émergent à l’aune des expériences violentes qui ont entraîné la déterritorialisation de ces populations ?

2 L’étude de la citadinisation des deslocados à Maputo, entre géographie urbaine et géographie des migrations, s’inscrit dans une réflexion théorique sur la citadinité d’une part et sur les liens entre mobilités et territoires d’autre part, liens qui sont plus souvent analysés sous l’angle des mobilités non forcées. Des travaux issus de champs de recherche relativement cloisonnés sont ici mobilisés et articulés : les Refugee Studies et plus généralement les Forced Migration Studies et les études urbaines. Peu de travaux ont croisé la littérature sur les mobilités forcées, les migrations ville-campagne plus « classiques » et la littérature portant sur la citadinité et l’urbanisation dans les pays du Sud.

3 Sur un plan empirique, cette thèse met en perspective les mobilités forcées des déplacés par rapport à l’ensemble des mobilités de travail durablement constituées dans le sud du Mozambique et par rapport aux mobilités post-conflit, afin d’envisager les éléments de rupture, mais aussi de continuité de ces mobilités. Ce travail amène également des éléments sur les dynamiques urbaines contemporaines de Maputo, peu connues dans le monde francophone.

4 La déterritorialisation et la mobilité forcée constituent des expériences centrales pour comprendre les modes d’ancrage en ville des deslocados. Le caractère coercitif du déplacement vers Maputo explique que les autorités et la majorité des déplacés aient initialement envisagé leur présence en ville comme un état provisoire. La ville est avant tout le lieu du refuge et de la présence éphémère, avant de devenir pour certains, progressivement le lieu de l’installation durable, le lieu du « chez-soi ». Dans une large mesure, les deslocados se sont vus refuser le « droit à la ville » par les autorités. Maputo

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présentait un triple visage aux yeux des deslocados, étant à la fois le lieu du refuge, le lieu de l’exil et de l’altérité et enfin le lieu de l’exclusion. Les premiers temps passés en ville sont caractérisés par l’urgence ; le provisoire et l’inconnu ont largement déterminé les pratiques socio-spatiales des déplacés et leurs perceptions de la vie urbaine.

5 Dans ce travail, la citadinisation des deslocados est comprise comme le résultat d’un processus dialectique faisant interagir les politiques des pouvoirs publics, le contexte urbain, social et familial et leurs pratiques individuelles. Si l’exceptionnalité de la situation légitime dans un premier temps leur présence, elle la rend souvent plus « illégitime » que celle des autres migrants une fois le conflit achevé.

6 Vingt ans après leur arrivée, le maintien en ville des anciens déplacés ne saurait être interprété de façon univoque ; • pour certains, il témoigne de territorialisations positives, de leur insertion économique et résidentielle, de leur sentiment d’appartenance à Maputo ; ils sont parvenus à conforter leur place en ville et à acquérir une citadinité légitime. • pour d’autres, le maintien en ville renvoie au contraire à un impossible retour, dans le passé et dans leur « terre d’origine » et donc à leur immobilité forcée, plutôt qu’à leur citadinité. Leur citadinité est tout à la fois fragile et marginal. Beaucoup d’entre eux subissent aujourd’hui de nouvelles mobilités forcées et sont tributaires de l’évolution foncière et économique des espaces sur lesquels ils se sont installés. Leurs citadinités entrent en résonnance directe avec certaines dynamiques urbaines post-conflit.

Méthodologie

7 La méthodologie adoptée dans cette recherche est résolument qualitative, mêlant entretiens et observations et s’appuyant également sur le dépouillement systématique de la presse du Frelimo durant les années 1980-1990 afin de recueillir les discours des autorités. Une vingtaine de chefs de quartiers ont été également interrogés.

8 Au total, 113 anciens déplacés ont été interrogés de manière approfondie ainsi que 50 autres citadins résidant dans les mêmes quartiers, jouant ainsi le rôle de groupes de contrôle et permettant de comparer leurs parcours et leurs citadinités à celle des anciens déplacés. Ces entretiens ont été effectués dans quatre quartiers de Maputo. L’entrée par quartiers a permis d’analyser les constructions territoriales des déplacés. Ces quartiers ont connu des évolutions différenciées depuis la fin des années 1980, ce qi permet d’appréhender la diversité des dynamiques urbaines post-conflit dans la capitale mozambicaine.

9 En outre, une dizaine « regressados », c'est-à-dire des personnes ayant quitté Maputo après la fin de la guerre ont été enquêtés. Ces entretiens en zone rurale avaient un double objectif : connaître mieux les espaces dont sont originaires les déplacés de guerre et comprendre le processus de retour et ses modalités. Ces parcours de regressados se sont ainsi avérés être des contrepoints extrêmement utiles à l’étude de la citadinisation des déplacés de guerre.

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Carte 1 : Les lieux de l'enquête à Maputo.

Discipline Géographie

Directeur Philippe Gervais-Lambony (Université de Paris Ouest Nanterre-La Défense)

Université Paris Ouest Nanterre-La Défense

Membres du jury de thèse, soutenue le 26 novembre 2010 Luc Cambrézy, directeur de recherche à l’IRD Alain Dubresson, président du jury, Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense Philippe Gervais-Lambony, directeur, Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense Elisabeth Lassailly-Jacob, rapporteur, Université de Poitiers Isabel Raposo, rapporteur, Faculté d’Architecture de l’Université Technique de Lisbonne.

Situation professionnelle actuelle Détachée de l’Education Nationale Post-doc à l’Institut des Sciences Sociales de l’Université de Lisbonne (ICS) sur un projet de recherche européen financé par NORFACE.

Contact de l’auteur [email protected]

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 2 | 2011 211

Muskuwaari, immigration et mutations spatio-agricoles en pays guiziga (Extrême-Nord Cameroun)

Felix Watang Zieba

1 Cette étude qui porte sur les mutations spatio-agricoles en pays guiziga dans la région de l’Extrême-Nord Cameroun (N 10°-13° et E13°15'-15°45') a pour objectif de comprendre la dynamique actuelle de cet espace longtemps qualifié de zone d’émigration.

2 Situé entre les latitudes 10° et 10°30' N et les longitudes14° et 14° 30'E, le pays guiziga est l’un des vieux bassins de peuplement des plaines de l’Extrême-Nord Cameroun. Il s’étend à la fois sur les départements du Mayo Kani et du Diamaré. Ses densités moyennes (30hts/km2) justifient la disponibilité des vertisols encore inexploités et de plus en plus convoités par des migrants venus du pays toupouri situé dans la vallée du Logone plus au sud de la même région.

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Figure 1. Localisation de la zone d’étude.

Source fond de carte : Atlas Ext. Nord (2000) Réalisé par Watang Ziéba en mars 2007 et révisé en novembre 2008.

3 Le pays guiziga a constitué pendant près de quarante ans une zone de départ majeure pour 13 % de la population migrante dans la plaine de la Bénoué située dans la région du Nord aux conditions climatiques plutôt favorables à l’agriculture. Cependant, cette même zone (pays guiziga) connaît depuis le début des années 1990, un regain de dynamisme spatio-agricole non moins important. On y constate le défrichement des derniers espaces inoccupés et l’occupation des zones interstitielles entre les différents terroirs guiziga, par des immigrants originaires de la vallée du Logone en quête d’espace de culture de sorgho de contre saison (muskuwaari). Si l’ampleur de ce mouvement migratoire récent est relativement faible par rapport à celle des autres courants migratoires encadrés au Nord Cameroun (migrations vers la vallée de la Bénoué), il faut souligner qu’il s’agit de l’installation de plus de 400 familles de migrants, dans plus de 20 terroirs situés en pays guiziga, répartis dans 4 lamidats1 (Moutourwa, Midjivin, Mindif, Maroua), 4 arrondissements (Maroua, Moutourwa, Mindif, Dargala), bref dans le dernier espace ethnique homogène guiziga.

4 Il est question ici de mettre en exergue cette nouvelle orientation de la mobilité dans la région de l’Extrême-Nord Cameroun tout en redéfinissant tout le système migratoire ruro-rural du Nord Cameroun avant d’analyser la relation conséquente entre ces nouvelles mobilités spatiales de la population et les mutations spatio-agricoles actuelles en pays guiziga.

5 L’analyse des informations qui résultent de l’observation de terrain (enquêtes, entretiens, levés au GPS, prises de vue effectués entre 2003 et 2007) et de l’exploration des documents (archives et ouvrages scientifiques) montrent que les mutations agricoles, foncières et territoriales sont en relation avec les mobilités spatiales récentes observées à l’intérieur de cette région. Elles se caractérisent surtout par une orientation sud/nord. Les mutations agricoles sont considérables à l’échelle de l’exploitation, d’un terroir d’immigration à un autre. Ceci tant au niveau de l’évolution

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de la taille des parcelles que de la production du muskuwaari. Quant aux mutations foncières, elles sont visibles à travers la transformation des modes d’accès à la terre et les stratégies mises en place par les acteurs immigrants et Guiziga. L’exemple des terroirs d’immigration témoins de Barawa Laddé, de Foulou et de Mobono méthodiquement choisis, illustre parfaitement ce point de vue.

6 Par ailleurs, l’échelle supa-locale nous permet de voir une construction de territoires agricoles par les migrants au-delà des limites centenaires des lamidats. C’est le cas du petit terroir de Mobono qui s’est construit sur deux lamidats (Moutourwa et Mindif). Les frontières des lamidats sont alors de moins en moins considérées comme des obstacles à l’extension des espaces agricoles. On note aussi une recomposition du territoire d’immigration à travers l’éclatement de l’un des derniers espaces ethniques homogènes de la région de l’Extrême-Nord Cameroun.

Discipline Géographie

Directeur Jean Louis DONGMO, Université de Yaoundé I

Université Université de Ngaoundéré (Cameroun)

Membres du jury de thèse, soutenue le 13 décembre 2010 - Maurice TSALEFAC, Professeur, Université de Dschang (Président du jury) - Jean Louis DONGMO, Professeur, Université de Yaoundé I (Rapporteur) - Samson ANGO MENGUE, Maitre de conférences, Université de Ngaoundéré (Examinateur 1) - Michel TCHOTSOUA, Maitre de conférences, Université de Ngaoundéré (Examinateur 2) - Christine RAIMOND, Directeur de recherché, IRD-Garoua (Membre)

Situation professionnelle actuelle Assistant à l’université de Maroua (Cameroun)

Contact de l’auteur [email protected]

NOTES

1. Unité territoriale traditionnelle précoloniale qui a à sa tête un chef traditionnel ou lamido.

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Thèmes : Carnets de soutenances

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