Le Compagnon Sans Mémoire Le Siège D’Orléans Dans Le Jouvencel De Jean De Bueil
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Cahiers de recherches médiévales et humanistes Journal of medieval and humanistic studies 12 spécial | 2005 Une ville, une destinée : Orléans et Jeanne d'Arc Le compagnon sans mémoire Le siège d’Orléans dans le Jouvencel de Jean de Bueil Françoise Michaud-Fréjaville Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/crm/725 DOI : 10.4000/crm.725 ISSN : 2273-0893 Éditeur Classiques Garnier Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2005 Pagination : 101-111 ISSN : 2115-6360 Référence électronique Françoise Michaud-Fréjaville, « Le compagnon sans mémoire », Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 12 spécial | 2005, mis en ligne le 28 juin 2008, consulté le 13 octobre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/crm/725 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crm.725 © Cahiers de recherches médiévales et humanistes – 9 – Le compagnon sans mémoire Le siège d’Orléans dans le Jouvencel de Jean de Bueil1 « La plupart des chouses qui sont escrites oudit livre du Jouvencel, il les a fai- tes et executees dont d’autres s’en sont donné la gloire de les avoir faictes », dit de Jean de Bueil un de ses serviteurs, Guillaume Tringant, qui avait assisté à la genèse et à la rédaction de l’ouvrage. Cette modestie de l’amiral, nous pouvons la discuter en notant que sa mémoire fut parfois sélective, et que la transmutation des souvenirs en roman s’est accompagnée de quelques fâcheuses lacunes. Ces absences se sont non seulement traduites dans son récit mais aussi dans quelques prises de positions politiques – ses participations à la Praguerie et à la guerre du Bien Public sont en contradiction avec ses discours sur la fidélité au Roi – et dans son abstention lors du procès en nullité de la condamnation de Jeanne d’Arc2. C’est cette distorsion entre les souvenirs embellis ou réduits, de toute façon réécrits, et la réalité historique que je tenterai d’éclairer un peu ici. Dans Le Jouvencel, récit autobiographique à peine déguisé, dont les clefs ont été presque immédiatement données par Tringant3, l’amiral, déjà âgé – il a une soixantaine d’années – évoque sa jeunesse, sa carrière, ses compagnons d’armes ; il rend hommage en particulier à Dunois, le bâtard d’Orléans, et Jean, duc d’Alençon dont il fait dans son texte un seul personnage, sous le nom du comte de Parvenchè- 1Une première version de cette étude a été proposée au séminaire de J. Cerquiglini, « L’écriture aux XIVe et XVe siècles, étude sémiotique et sociologique ». 2Rappelons brièvement la carrière de Jean V de Bueil, fils de Jean IV, mort à Azincourt, et de Marguerite Dauphine. Il naît en 1406. Son enfance est relativement pauvre et difficile. Deve- nu page, il assiste aux journées de Cravant (1423) et de Verneuil (1424). Il suit ensuite Etienne de Vignolles dit La Hire à Orléans (1428-1429), puis continue comme chef de com- pagnie. Il est dit chevalier en 1434. Capitaine de l’Ordonnance en 1445, il participe à la re- conquête de la Normandie, est fait amiral de France en 1450, hérite du comté de Sancerre en 1451, combat à Castillon (1453) et reçoit la reddition de Bordeaux. Tombé en disgrâce après la mort de Charles VII, il se retire au château de Vaujours et commence à raconter le Jouven- cel que trois collaborateurs notent et rédigent. Brièvement revenu à la vie publique en 1465 pour suivre Charles, le frère du roi, dans sa révolte « pour le Bien Public » contre Louis XI, il fait soumission et retourne à sa retraite. Il meurt à Vaujours au début de l’été 1477. Il est enterré dans la collégiale de Bueil. Son fils, Antoine, avait épousé en 1461 Jeanne, troisième fille de Charles VII et d’Agnès Sorel. 3Le Jouvencel par Jean de Bueil, suivi du commentaire de Guillaume Tringant, introduction par C. Favre, texte établi par L. Lecestre, Paris, Société de l’Histoire de France, 1887, 2 vol. Dans son introduction, C. Favre indique que le commentaire, ajouté d’une autre main au roman dans le manuscrit de l’Arsenal qui sert de référence à l’édition, était « déjà transcrit sur certains manuscrits avant la fin du XVe siècle » (Introduction biographique, t. I, p. CCCXXVII). Cahiers de Recherches Médiévales (XIIe-XVe s.), 12spé, 2005 102 Françoise MICHAUD-FRÉJAVILLE res4. On peut alors se demander pourquoi, parvenu à un âge de sagesse, couvert de gloire après les campagnes menées pour Charles VII le « Victorieux » et n’ayant pas craint de manifester au cours de son existence quelques capacités d’indépendance d’esprit, il n’a pas fait entrer dans son récit une « preuse » qui eût ajouté encore du romanesque et fait revenir en mémoire aux lecteurs l’histoire de la Pucelle d’Orléans. Plus intimement, la lecture de cette évocation tronquée permettra peut- être de comprendre les raisons pour lesquelles il n’a pas associé en 1456 son témoi- gnage lors des enquêtes de réhabilitation5 à ceux de Dunois, de Jean d’Alençon et de Raoul de Gaucourt, ses maîtres en matière militaire, les éducateurs de sa jeunesse armée et aventureuse6. Au chapitre XI du livre II du Jouvencel se déroule le siège de Crathor, pseu- donyme d’un certain nombre de cités assiégées dont le héros aida à la délivrance. Le e commentateur du XV siècle nous dit : « […] et pour vous parler plus clairement de Crator, il est prins pour le siège d’Orléans et de Lagny-sur-Marne et après nommè- rent-ils Crator le chasteau de Sablé »7. Il ne me semble pas pourtant que l’on puisse s’attarder outre mesure sur un éventuel récit concernant Lagny : Jean de Bueil n’a pas assisté à cet épisode de la guerre autour de Paris (août 1432), il était alors en train de dégager de la pression anglaise la petite cité de Saint-Céneri dans l’Orne8. Donc, le héros, après avoir pris une ville nommée Escallon (ici Marchenoir), se trouve à son tour assiégé dans Crathor par des ennemis dont le chef est le duc de Baudoyn, nom collectif pour tous les lieutenants du roi d’Angleterre9, et c’est le récit de la délivrance de la cité par les troupes envoyées par le roi qui sera analysé. 4Les Lieutenants du roi sont désignés génériquement par ce nom : « Ce eust été forte chouse d’avoir couché [par écrit] tous les Lieutenants que le roi ordonnoit ; car il en a eu plusieurs et en plusieurs pays et contrees. Entre les autres, il s’est fort aydé du conte de Dunois » (Le Jouvencel, t. II, Commentaire, XXXVII, p. 298). « Le Jouvencel fut lieutenant du conte du Mayne (Charles d’Anjou) et du duc d’Alençon quelquefoys. Et pour ce est-il dit en son livre qu’il estoit lieutenant du conte de Parvencheres. Et pour mieulx deguiser toujours icelluy livre, on les appelle tous le conte de Parvencheres » (ibid., XXVIII, p. 299). 5Le nom de Jean de Bueil est en fait totalement absent du procès en nullité de la condamna- tion de Jeanne d’Arc : cf. P. Duparc, Procès en nullité de la condamnation de Jeanne d’Arc, Paris, Klincsieck (Société d’Histoire de France), 1988, t. V, Index I, p. 227-249. 6Notons, à la décharge de notre auteur, que Poton de Xaintrailles († 1461) n’a pas non plus été entendu lors du procès en nullité. La Hire et Gilles de Rais étaient morts. 7Le Jouvencel, Commentaire de Tringant, t. II, XVII, p. 283. 8Lagny fut délivrée pratiquement sans livrer bataille, par un double mouvement de troupes : pendant qu’une partie des Français, menés par Jean, Bâtard d’Orléans, et Raoul, de Gaucourt, réussissaient à entrer dans la ville par un point mal surveillé, Gilles de Rais et Rodrigue de Villandrando traversaient la Marne en amont, avant la Ferté-sous-Jouarre. Devant la menace, les Anglais abandonnèrent les bastilles et le pont qu’ils tenaient en aval de Lagny, laissant sur place une bonne partie de leur équipement. Cf. le récit, pas toujours très sûr, de Jean Chartier, Chronique, éd. Vallet de Viriville, Paris, 1858, t. I, p. 143-146). L’annotateur du Jouvencel, L. Lecestre, dans une longue note, essaie de distinguer Orléans de Lagny dans le récit (t. I, p. 220, n.1 et p. 221) : ce n’est pas très convaincant. 9Le Jouvencel, Commentaire de Tringant, t. II, p. 298, XXXVIII. Le compagnon sans mémoire 103 Jean de Bueil à Orléans Avant de comparer le récit de l’amiral avec ce que nous savons de l’affaire d’Orléans, il faut rappeler quelle part il prit aux secours apportés à la ville assiégée. Nous savons par les comptes royaux qu’il vint avec Dunois dès le mois d’octobre 1428, menant avec lui quinze hommes d’armes10, ce que reprend la Chronique de la Pucelle11. Il a alors 22 ans environ. Selon Guillaume Tringant, il serait resté avec Dunois quelque temps dans Orléans après la journée des Harengs12. Nous le retrou- vons le 3 mai 1429, avec le ravitaillement venu de Blois et davantage d’hommes sous ses ordres13. Enfin, il prit part à la levée du siège, à la campagne de recouvre- ment de Janville, Jargeau, Meung, Beaugency et au voyage de Reims14. On ne peut guère douter des renseignements de première main que pourrait contenir le roman sur les opérations militaires et sur la mentalité des spécialistes de la guerre qui parti- cipèrent à la lutte contre les Anglais qui tenaient la rive sud de la Loire autour 10Jules Loiseleur, « Compte des dépenses faites par Charles VII pour secourir Orléans pendant le siège de 1428 », Mémoires de la Société Archéologique et Historique de l’Orléanais, t. XI, 1868, p.