BALAYAGE CONSERVATEUR AU OV PR INC S E NOUVEAU-BRUNSWICK E S L Roger Ouellette NOUVEAU-BRUNSWICK T H S Le gouvernement libéral du premier ministre Shawn Graham a été délogé du pouvoir E E C au Nouveau-Brunswick après un seul mandat, une première dans l’histoire de cette P N province. L’équipe libérale avait pris une série de décisions plus controversées les RO VI unes que les autres au cours des quatre dernières années. La goutte qui a fait déborder le vase fut sans contredit la tentative de vente des actifs d’Énergie Nouveau-Brunswick à Hydro-Québec. Professeur au Département de science politique à l’Université de , Roger Ouellette passe en revue les grandes lignes de ces années au pouvoir et analyse la campagne électorale.

Shawn Graham’s Liberal government was ousted in New Brunswick after just one term, a first in the history of the province. Over the past four years, the Liberals took a series of increasingly controversial decisions, but the straw that broke the camel’s back was undoubtedly the attempt to sell NB Power’s generating assets to Hydro-Québec. Here Roger Ouellette, a professor in the Department of Political Science at the Université de Moncton, reviews those four years and analyzes the fall 2010 electoral campaign.

e premier ministre du Nouveau-Brunswick Shawn La réforme réduisant le nombre de régies de santé à Graham a écrit une nouvelle page de l’histoire poli- deux a elle aussi déclenché un tollé chez la population fran- L tique de la province lorsque le Parti libéral a perdu le cophone, qui voyait disparaître la seule régie officiellement pouvoir aux mains des progressistes-conservateurs de David francophone dans la région de Moncton. De plus, la façon Alward le 27 septembre dernier. Jamais un parti — ni le Parti de faire du gouvernement Graham avait soulevé de vives cri- libéral ni le Parti progressiste-conservateur, qui se relaient au tiques. Dès la première lecture du projet (déposé par le mi- pouvoir depuis la fondation de la province — n’avait obtenu nistre de la Santé de l’époque, Michael Murphy, à moins de deux mandats consécutifs de l’électorat. Dès le l’Assemblée législative), il a été décidé d’abolir des régies, au début de la campagne électorale, la question fut posée : mépris de la tradition parlementaire britannique qui exige Voulons-nous les libéraux de Shawn Graham quatre ans de que les projets de lois fassent l’objet de trois lectures et plus à la tête de la province ? Car ce gouvernement, qui reçoivent la sanction royale avant d’entrer en vigueur. avait pris le pouvoir en 2006 grâce à une faible majorité de Mais la décision la plus controversée du gouvernement trois sièges aux dépens des progressistes-conservateurs de Graham fut sans contredit la tentative de vente des actifs , s’était rapidement mis à dos plusieurs seg- d’Énergie Nouveau-Brunswick à Hydro-Québec. Présentée ments de l’électorat en prenant de nombreuses décisions comme la transaction du siècle par le premier ministre lui- controversées. même, cette vente devait permettre d’éponger une bonne Affirmant, à tort, s’inspirer des grandes réformes de Louis partie de la dette de la province (qui dépasse les huit mil- Robichaud, le premier Acadien à se faire élire premier ministre liards de dollars) tout en assurant un approvisionnement en du Nouveau-Brunswick sous la bannière du Parti libéral, le électricité sûr et à un prix compétitif pour les prochaines gouvernement de Shawn Graham s’est aliéné la population de décennies. Le premier ministre du Québec s’était rendu à Saint John en voulant modifier la vocation de l’Université du Fredericton pour la signature, en grande pompe, du projet Nouveau-Brunswick dans cette ville et en faire un institut d’entente avec son homologue néo-brunswickois. Ce polytechnique. Puis se fut au tour des parents anglophones de dernier lapin sorti du chapeau de Shawn Graham a suscité s’insurger contre la décision des libéraux d’éliminer les trois de vives réactions, plus particulièrement au sein de la popu- premières années du programme d’immersion française des lation anglophone. écoles publiques anglophones de la province. Par la suite, en Très rapidement une coalition sous l’égide des syndicats annonçant la fin des services de traversiers dans certaines fut mise sur pied afin de faire échec à ce projet que certains zones rurales du sud de la province, les libéraux se sont mis à qualifiaient d’irresponsable. Devant l’ampleur de l’opposition dos également les habitants de ces régions. populaire et de la dissension au sein même du caucus et du ca-

12 OPTIONS POLITIQUES NOVEMBRE 2010 Balayage conservateur au Nouveau-Brunswick binet libéral, Shawn Graham a dû, Avec un chef pareil, le gouvernement indiqué que les libéraux faisaient du encore une fois, battre en retraite et libéral n’aurait aucune difficulté à sur-place avec environ 38 p. 100 des annoncer que le Nouveau-Brunswick se obtenir un second mandat. Tout intentions de vote. De leur côté, les retirait des négociations avec le Québec compte fait, le leader conservateur progressistes-conservateurs ont amorcé en vue d’une entente finale. Ce qui était selon eux le meilleur allié des une lente remontée et sont parvenus à devait être le coup de génie qui allait per- libéraux. distancer leurs adversaires libéraux par mettre la réélection facile de son gou- En sous-estimant ainsi les capa- une dizaine de points. Dans l’opinion vernement s’est révélé être plutôt un cités de , ils ont commis publique, Shawn Graham et David boulet au pied du premier ministre et de la même erreur qu’en 1998, lorsque Alward étaient moins populaires que son parti. Bernard Lord est devenu chef du Parti leur formation politique respective, progressiste-conservateur. Dès l’année avec moins de 30 p. 100 d’appuis. orsqu’il est arrivé au pouvoir en suivante, celui-ci a pourtant remporté Toutefois, le leader progressiste-conser- L 2006, le gouvernement libéral a les élections avec la plus grande vateur a augmenté graduellement sa fait adopter une loi prévoyant doréna- majorité de sièges de l’histoire de son popularité pour dépasser son rival vant des élections à date fixe tous les parti, devenant à 33 ans le plus jeune libéral. Jamais un premier ministre quatre ans. C’est ainsi que le rendez- premier ministre élu du Nouveau- ayant terminé un premier mandat vous électoral, pris pour le 27 septem- Brunswick. n’avait encore été devancé par le chef bre 2010, était connu bien à l’avance et de l’opposition officielle dans la faveur que les libéraux — qui ont dû faire face près une précampagne électorale populaire. très tôt à la grogne populaire — ne A qui s’était amorcée au printemps La troisième semaine de la cam- pagne a été marquée par la Le premier ministre du Québec s’était rendu à Fredericton publication des plateformes pour la signature, en grande pompe, du projet d’entente avec électorales et les débats des chefs. Toutes les promesses son homologue néo-brunswickois. Ce dernier lapin sorti du des partis ont enfin été chapeau de Shawn Graham a suscité de vives réactions, plus présentées, et la guerre des particulièrement au sein de la population anglophone. chiffres fut lancée. Libéraux et progressistes-conserva- pouvaient plus opter pour une autre et s’était poursuivie durant l’été dans teurs se sont accusés mutuellement de date qui aurait pu jouer en leur faveur. l’indifférence, les libéraux comptaient ne pas évaluer correctement le coût de Et comme le gouvernement disposait une avance de cinq points sur les pro- leurs promesses. Les leaders des tiers d’une majorité à l’Assemblée, Shawn gressistes-conservateurs au début de la partis — le NPD, le Parti vert, l’Alliance Graham ne pouvait pas s’inspirer de campagne officielle au début de sep- des gens du Nouveau-Brunswick — se l’astuce utilisée par Stephen Harper, tembre. Les vacances étaient ter- sont employés à dénoncer les pro- minoritaire à la Chambre des minées, la rentrée scolaire était passée messes irréalistes tant des libéraux que Communes, pour déclencher des élec- et l’électorat commençait à s’intéresser des progressistes-conservateurs. tions avant la date arrêtée par la loi de plus près à la lutte électorale en Les débats des chefs, organisés en qu’il avait lui-même fait adopter. cours. Les partis n’avaient plus que anglais par CBC et en français par Après le départ de Bernard Lord à trois semaines pour sillonner la Radio-Canada, n’ont permis à aucun la suite de la défaite des progressistes- province et faire tomber une pluie de chef de se démarquer. Il faut dire que le conservateurs en 2006, ceux-ci s’étaient promesses plus coûteuses les unes que format ne s’y prêtait pas. Les leaders choisi un nouveau chef en la personne les autres. des cinq partis ont eu une heure pour de David Alward, un ancien ministre Sachant que le gouvernement traiter de cinq thèmes. Le débat en du gouvernement sortant. Personnage Graham avait doublé la dette de la français fut particulièrement pénible : peu charismatique et plutôt discret, le province en quatre ans, de quatre à seul le chef du NPD est de langue nouveau leader conservateur avait plus de huit milliards de dollars, cer- maternelle française ; Shawn Graham immédiatement mis les bouchées dou- tains économistes ont donné l’alerte et et David Alward s’en sont tirés encore bles pour améliorer sa maîtrise de la avancé que le parti qui formerait le assez bien, mais Jack McDougall du langue française et préparer ses troupes prochain gouvernement ne serait pas Parti vert n’a démontré qu’une con- aux prochaines élections. en mesure de tenir ses engagements et naissance approximative de la langue Plusieurs ténors libéraux ont alors d’adopter un budget en équilibre lors de Molière. dit à qui voulait l’entendre que l’élec- de la quatrième année de son mandat. Absent de la discussion en tion de David Alward à la tête du Parti Les sondages publiés sur une base français, le chef de l’Alliance des gens progressiste-conservateur était la quotidienne par un journal provincial du Nouveau-Brunswick Kris Austin meilleure chose qui pouvait arriver. anglophone, le Telegraph-Journal, ont s’est joint aux quatre autres chefs pour

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le débat en anglais, qui a été marqué par une véritable cacophonie. En 2008, M. Austin avait tenté sans succès d’obtenir l’investiture pour le Parti progressiste-conservateur. Devenu chef de sa propre formation politique en 2010 — la toute nouvelle Alliance des gens du Nouveau-Brunswick —, il cotoyait maintenant Shawn Graham et David Alward. Mais les sondages n’ont jamais crédité son parti de plus de 1 p. 100 des intentions de vote ! Publié dans la troisième semaine de la campagne, un sondage pour Radio- Canada/CBC et le quotidien L’Acadie nouvelle a confirmé l’avance d’une dizaine de points des progressistes-con- servateurs. Ni le débat des chefs ni la publication des plateformes électorales ne semblaient avoir eu un impact. Toutefois, une lecture plus appro- fondie de ce sondage montrait que les libéraux tiraient de l’arrière par une vingtaine de points chez les anglo- phones, particulièrement dans le sud de la province. La tentative de vente des actifs d’Énergie Nouveau- Brunswick à Hydro-Québec nuisait fortement aux libéraux : la majorité des anglophones hostiles à cette vente indiquaient en effet que leur choix était influencé par cette initiative libérale. Étant donné que deux tiers des 55 circonscriptions de la province sont anglophones, le pouvoir semblait à la portée des progressistes-conserva- teurs, qui pouvaient même espérer for- mer un gouvernement majoritaire. C’est alors qu’un sondage non sol- licité de la firme Abacus Data d’, CP Photo publié dans la dernière semaine de la Le premier ministre défait Shawn Graham s’adresse à ses partisans le jour de l’élection. campagne, a révélé que seulement qua- tre points séparaient les deux princi- paux partis, suggérant que rien n’était tant ont été défaits dans leurs circon- groupe Summa d’Ottawa, dont l’un encore joué. Les troupes libérales s’en scriptions respectives ; David Alward, des propriétaires, et le président du sont trouvées ragaillardies, et la bonne lui, a conduit son parti à l’une de ses conseil d’administration, n’est nul humeur a envahi l’autobus rouge. plus importantes victoires en rempor- autre que Doug Young. Ancien chef du Certains médias ont annoncé une lutte tant 42 des 55 sièges de l’Assemblée Parti libéral du Nouveau-Brunswick, et serrée, et Bernard Thériault, chef de législative. ancien ministre de la Défense dans le cabinet de Shawn Graham, a même Une rumeur a circulé voulant que gouvernement de Jean Chrétien, celui- prédit une victoire libérale. le sondage de la firme Abacus Data, ci avait été défait dans sa circonscrip- offert gratuitement aux médias, avait tion d’Acadie-Bathurst par le candidat e soir des élections, les libéraux été le fruit d’une manœuvre désespérée du NPD Yvon Godin lors des élections L ont dû déchanter. La quasi-totalité de certains libéraux. On a appris par la fédérales de 1997. Selon la version offi- des ministres du gouvernement sor- suite qu’Abacus Data est une filiale du cielle de Doug Young, la jeune firme de

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Roger Ouellette

sondage créée quelques mois aupara- Bernard Lord se maintint au pouvoir de Shawn Graham a ainsi passé la vant voulait simplement utiliser les justesse, avec un seul siège de majorité. campagne électorale à faire son mea élections au Nouveau-Brunswick Ainsi, Shawn Graham put excep- culpa pour les décisions douteuses de comme banc d’essai pour tester ses tionnellement conserver le leadership son gouvernement. Il a voulu qu’on nouvelles méthodes de sondage et, au du Parti libéral et se vit offrir la possi- reconnaisse la valeur de ses initiatives, passage, se faire connaître auprès de bilité d’une revanche, une première même si elles n’ont pas abouti. Il a clients potentiels. Eh bien, on peut dans l’histoire des libéraux. Il rempor- demandé une deuxième chance, affir- dire qu’elle aura réussi au-delà de ses ta la victoire avec trois sièges de mant avoir appris de ses erreurs et espérances, quoique peut-être pas de la majorité aux élections de 2006, même promettant qu’il ferait mieux la façon escomptée. s’il obtint un peu moins de votes que prochaine fois. Peine perdue, l’élec- les libéraux, devenant le 31e premier torat lui a brutalement donné son hawn Graham n’aura donc pas ministre du Nouveau-Brunswick. La congé. S réussi à obtenir un deuxième man- défection de deux députés progres- On sait maintenant que les partis dat. Pourtant, jusque-là, le destin lui sistes-conservateurs lui permit ensuite politiques traditionnels au Nouveau- avait plutôt souri. de consolider sa majorité. Brunswick ne peuvent plus compter Camille Thériault, qui avait succédé Le jeune premier ministre s’entoura sur une base électorale acquise à Frank McKenna en 1998 comme chef d’anciens conseillers de l’ère de Frank d’avance. Cet électorat est de plus en du Parti libéral et premier ministre, McKenna, dont l’ombre semblait toujours plus volatil. devait une année plus tard conduire ses planer sur Fredericton. C’étaient ces Le mandat unique du gouvernement troupes à une humiliante défaite Graham aura donc été synonyme face au Parti progressiste-conser- d’une longue valse- hésitation, de vateur dirigé par Bernard Lord. En sous-estimant ainsi les capacités revirements et d’improvisation. Selon la règle non écrite de son de David Alward, ils ont commis la Des ministres ont quitté le navire parti, il présenta sa démission et même erreur qu’en 1998, lorsque avant le naufrage. quitta la vie politique. Le Parti Bernard Lord est devenu chef du libéral allait-il connaître une Parti progressiste-conservateur. Dès our sa part, le nouveau pre- longue traversée du désert ? P mier ministre David Alward a Sachant que, depuis la con- l’année suivante, celui-ci a pourtant quatre ans pour faire ses preuves fédération, les libéraux et les pro- remporté les élections avec la plus jusqu’au prochain rendez-vous gressistes-conservateurs, qui se grande majorité de sièges de électoral de l’automne de 2014. relaient au pouvoir, avaient tou- Il devra reprendre le contrôle de jours obtenu deux, trois, voire l’histoire de son parti, devenant à la dette galopante de la quatre mandats consécutifs, les 33 ans le plus jeune premier ministre province et revenir à des bud- candidats à la chefferie du Parti élu du Nouveau-Brunswick. gets équilibrés. Il faudra qu’il libéral ne se bousculèrent pas au donne une deuxième vie à portillon. Les plus malins estimaient mêmes conseillers qui devaient par la Énergie Nouveau-Brunswick et voie à la qu’il valait mieux attendre la prochaine suite négocier la vente d’Énergie remise en service de la centrale fois. Le gouvernement Lord allait con- Nouveau-Brunswick à Hydro-Québec et nucléaire de Point Lepreau, un projet naître l’usure du pouvoir, et le moment qui étaient à bord de l’autobus rouge qui accuse un sérieux retard. La popula- serait alors propice pour diriger le Parti durant la campagne électorale. D’ailleurs, tion du Nouveau-Brunswick est vieillis- libéral à la reconquête de la majorité. l’ancien premier ministre tenta de réparer sante, et peu d’immigrants choisissent Entretemps, aucun ne voulait être l’ag- les pots cassés lorsque la vente d’Énergie cette province pour s’y installer. Les neau sacrifié. C’est ainsi que la voie à la Nouveau-Brunswick tourna au désastre coûts des services de santé conti- chefferie du Parti libéral du Nouveau- en publiant une lettre ouverte dans les nueront à croître à un rythme insoute- Brunswick fut libre pour Shawn Graham, journaux anglophones et francophones nable, et des choix difficiles devront fils d’un ancien ministre libéral. de la province pour vanter les mérites de être faits. Aux élections de 2003, les progres- cette entreprise. Rien n’y fit. Il ne put con- Bref, la marge de manœuvre du sistes-conservateurs virent leur cam- vaincre la population et prévenir le raz- gouvernement progressiste-conserva- pagne dérailler à cause d’une question de-marée des prochaines élections. Resta teur est mince, et on sait maintenant d’assurance automobile. La grogne le seul espoir que la population n’ait pas que la population peut donner congé à commença dans le nord pour s’étendre la mémoire trop longue et qu’elle sache un gouvernement après un seul mandat. à l’ensemble de la province. Les pardonner les erreurs d’un gouvernement libéraux saisirent la balle au bond et qu’un ancien chef de cabinet de Louis Roger Ouellette est professeur titulaire au réussirent à faire du coût prohibitif de Robichaud avait qualifié de « troupe d’a- Département de science politique à l’assurance la question primordiale. mateurs sans talent ». l’Université de Moncton.

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