Les Cahiers d’Outre-Mer Revue de géographie de Bordeaux

272 | Octobre-Décembre 2015 Centreafrique/Afrique centrale : ressources et conflits armés

Emmanuel Chauvin, Benoît Lallau et Géraud Magrin (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/com/7611 DOI : 10.4000/com.7611 ISSN : 1961-8603

Éditeur Presses universitaires de Bordeaux

Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2015 ISBN : 978-2-86781-979-7 ISSN : 0373-5834

Référence électronique Emmanuel Chauvin, Benoît Lallau et Géraud Magrin (dir.), Les Cahiers d’Outre-Mer, 272 | Octobre- Décembre 2015, « Centreafrique/Afrique centrale : ressources et conflits armés » [En ligne], mis en ligne le 01 octobre 2018, consulté le 15 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/com/7611 ; DOI : https://doi.org/10.4000/com.7611

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Ce numéro des Cahiers d’Outre-Mer traite d’une question classique de géographie politique, la relation entre ressources et conflits armés, dans un contexte original, celui de la République centrafricaine (RCA). Afin d’introduire les textes qui composent ce dossier, il s’agit d’abord de situer le cas centrafricain par rapport aux principales approches développées dans les sciences sociales sur la thématique des conflits et des ressources, et de trier celles qui semblent le plus opératoires pour éclairer l’imbroglio centrafricain… [En savoir +]

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SOMMAIRE

Les Cahiers d’Outre-Mer changent… Bernard Calas

Le contrôle des ressources dans une guerre civile régionalisée (Centrafrique). Une dynamique de décentralisation par les armes Emmanuel Chauvin, Benoît Lallau et Géraud Magrin

Pour une poignée de ressources. Violences armées et pénurie des rentes en Centrafrique Emmanuel Chauvin

Le contrôle des ressources de l’État, un enjeu des conflits en Centrafrique Gervais Ngovon

Impossible développement agricole en République centrafricaine ? Marc Dufumier et Benoît Lallau

Élevage bovin et conflits en Centrafrique Julie Roselyne Betabelet, Alexis Maïna Ababa et Ibrahim Tidjani

The Janus face of water in (CAR): Towards an instrumentation of natural resources in armed conflicts Isidore Collins Ngueuleu Djeuga

Les Cahiers d’Outre-Mer 1948-2015 : bilan, évolutions, perspectives François Bart

Jauze Jean-Michel (dir.) (2016), Patrimoines partagés, traits communs en Indianocéanie La Réunion, Commission de l’océan Indien, 224 p. François Bart

Courtin Fabrice, Sy Ibrahim et Handschumacher Pascal, 2015, « Environnement et santé : où est la géographie ? », Dynamiques Environnementales Presses Universitaires de Bordeaux et LGPA-Editions, Pessac, n° 36, 224 p. François Bart

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Les Cahiers d’Outre-Mer changent…

Bernard Calas

À compter du numéro 273, les Cahiers d’Outre-Mer tournent une page de leur histoire en abandonnant la parution trimestrielle pour une parution semestrielle, passant de quatre numéros d’une centaine de pages comme c’était la règle depuis soixante ans à deux numéros de deux cents pages chacun par an. Chaque numéro de la nouvelle formule sera consacré à une thématique, décidée en comité de rédaction et donnant lieu à la publication d’un appel à contribution diffusé sur le site Calenda et les autres vecteurs de la communication scientifique. Les prochaines thématiques prévues sont : • N° 273 Coexistence des mondes ruraux et des agricultures • N° 274 Prier aux Suds • N° 275 Géopolitique du riz Le dossier thématique constitué de sept à dix articles de 15 à 20 pages chacun environ sera suivi d’un espace consacré aux varias (deux ou trois par numéro) permettant ainsi la publication au fil de l’eau d’articles et de comptes rendus de recherche. Le comité de rédaction invite donc ses lecteurs à lui faire parvenir des articles quelle que soit leur thématique pour nourrir ces varia. En outre, une série de nouvelles rubriques sera introduite à partir du numéro 273 : « L’entretien de COM », « le dîner de COM », « l’atlas de COM », « COM en parle » ou « COM a vu ». Ces rubriques ne seront pas exhaustives à chaque numéro.

Pourquoi un tel changement ?

Cette décision fait suite au constat que des numéros thématiques conséquents avaient les faveurs des lecteurs comme des comités d’évaluation scientifique. Aussi le comité de rédaction a-t-il décidé d’aller dans ce sens. De plus, le passage à deux numéros offrira la possibilité de numéros thématiques plus épais donc plus approfondis sur des thèmes larges et ouverts aux enjeux du monde contemporain, tout en conservant une approche de terrain sensible aux paysages et aux acteurs locaux, ce qui a toujours constitué l’essence de la revue. La nécessité intellectuelle d’articuler des problématiques globales

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à de nombreuses enquêtes locales, a donc déterminé le choix éditorial du comité de rédaction.

AUTEUR

BERNARD CALAS Directeur de la revue

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Le contrôle des ressources dans une guerre civile régionalisée (Centrafrique). Une dynamique de décentralisation par les armes

Emmanuel Chauvin, Benoît Lallau et Géraud Magrin

Introduction

1 Ce numéro des Cahiers d’Outre-Mer traite d’une question classique de géographie politique, la relation entre ressources et conflits armés, dans un contexte original, celui de la République centrafricaine (RCA)1. Afin d’introduire les textes qui composent ce dossier, il s’agit d’abord de situer le cas centrafricain par rapport aux principales approches développées dans les sciences sociales sur la thématique des conflits et des ressources, et de trier celles qui semblent le plus opératoires pour éclairer l’imbroglio centrafricain.

2 Depuis les années 1990, nombre de travaux ont analysé les guerres civiles dans les pays en développement comme des « guerres pour les ressources », considérant que leur principal ressort est économique (Collier et Hoeffler, 1998 ; Kaldor, 1999 ; Ross, 2003 ; Auty, 2005). Les limites de ces approches, en termes de généralisation abusive et de déterminisme, ont été largement montrées par ailleurs (Marchal et Messiant, 2002 ; Kalyvas, 2003 ; Rosser, 2006). Les conflits de Centrafrique, comme les autres en Afrique (Hugon, 2003), ne sont pas exclusivement liés à des motifs économiques, mais allient à cette dimension des causes politiques (Chauvin, 2009 ; Lombard et Botiveau, 2012 ; Chauvin et Seignobos, 2013 ; Lallau, 2015 ; Marchal, 2015) et culturelles (Clermont, Martinelli et Penel, 2015) souvent ancrées dans l’histoire plus ou moins longue (Bégin- Favre, 2008).

3 Depuis 1996, la Centrafrique connaît des conflits armés multiformes qui se mélangent avec des relations d’assujettissement aux origines plus anciennes (Bazin et Terray, 1982) comme la razzia et le grand banditisme des coupeurs de route (Chauvin et

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Seignobos, 2013). Depuis le début des années 2000, ces conflits, à l’origine internes, ont suivi un processus de régionalisation, c’est-à-dire d’accroissement de leurs liens transfrontaliers avec des espaces contigus (Richard, 2014). Contrairement à d’autres cas en Afrique (Grands Lac-Congo démocratique, Liberia-Sierra Leone, Tchad-Soudan), les conflits centrafricains ne se sont pas entrelacés avec un conflit interne voisin (système de conflits), ni ne se sont diffusés vers un foyer extérieur (contagion conflictuelle régionale), mais se sont régionalisés par l’intervention croissante d’acteurs venus des pays voisins en leur sein (escalade conflictuelle régionale).

4 Dans ce numéro des Cahiers d’Outre-Mer, diverses contributions appréhendent les ressources comme des constructions sociales, des matières mises en valeur par des acteurs (Magrin et al., 2015). Elles allient la géographie politique et la géopolitique (Rosière, 2001), en considérant les ressources sur le territoire comme cadre (proportion, répartition, positionnement) et comme enjeu des conflits, et en s’intéressant aux dynamiques de mise en valeur, d’usages contradictoires et de gouvernabilité de ces territoires et de ces ressources par des acteurs déployés à différents niveaux scalaires (appareil d’État, groupes armés, acteurs locaux et transnationaux).

5 Cette introduction montre que le contrôle des ressources s’est décentralisé durant les conflits centrafricains. Les luttes armées se sont d’abord concentrées sur l’accaparement d’une rente d’État redistribuée depuis la capitale, mais se faisant de plus en plus rare. Ensuite, les groupes armés rebelles et criminalisés ont directement exploité les ressources dispersées en province. Cette trajectoire de décentralisation du contrôle des ressources favorise une fragmentation de facto du territoire national en fiefs tenus par des groupes armés, autonomisés d’un appareil d’État exsangue et recroquevillé à . Nous considérons successivement les ressources comme facteur de conflictualité, des points de vue endogène et exogène au pays connaissant un conflit interne, avant d’aborder les manières de lire les recompositions des ressources liées aux conflits. Cela conduit à présenter les articles qui composent ce numéro des Cahiers d’Outre-Mer sur les conflits et les ressources en Centrafrique.

Les luttes internes pour les ressources

6 L’origine économique, interne aux pays en conflits, des situations productrices de violences est largement appréhendée par les sciences sociales, mais peu par les théories les plus courantes sur cette question paraissent applicables à la Centrafrique, hormis une grille de lecture historique sur l’État et sa rente.

7 Une première thèse, dite de la « malédiction des ressources naturelles », considère que, dans des contextes politiques marqués par la faiblesse des institutions, les conflits sont statistiquement plus fréquents et plus longs dans des pays ayant d’abondantes ressources naturelles que dans ceux faiblement dotés en matières premières (Collier et Hoeffler, 1998 ; Kaldor, 1999 ; Ross, 2003). Cette lecture s’applique mal au cas centrafricain. Contrairement à ce que l’on peut lire dans la presse ou sous la plume de nombreux étudiants, ce pays ne regorge pas de ressources diverses et variées. Au contraire, la mise en valeur de matières premières y est faible à cause de l’enclavement géographique (éloignement des débouchés portuaires, qui renchérit tous les facteurs de production), de la nature et de la disposition des ressources (sols relativement pauvres et fragiles, diamant alluvionnaire, uranium profond), enfin de la modicité et de la

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dispersion du peuplement. La vaste question des techniques d’encadrement (Gourou, 1973), relevant du politique et du culturel, entre en ligne de compte pour expliquer la faiblesse des niveaux de production agricoles. L’exploration des ressources minérales (pétrole, fer, coltan) est restée plus sommaire que dans les territoires voisins. Une hypothèse inverse à la « malédiction des ressources naturelles » peut même être formulée à propos de la Centrafrique. L’insuffisance des ressources et la maigreur de la rente étatique y favoriseraient le recours à la violence comme mode d’extorsion des ressources et comme mode de gouvernement sans moyen financier, thèse déjà appliquée pour expliquer la prédation des premiers temps coloniaux (Coquery- Vidrovitch, 1972) et la violence spectaculaire de l’ère J. B. Bokassa (Bigo, 1988).

8 Une seconde thèse considère les conflits comme la conséquence du déséquilibre population/ressource. Cette thèse est défendue par des partisans du malthusianisme ou de l’écologie politique, dans un contexte de très forte croissance démographique du continent africain (1,18 milliard d’hommes aujourd’hui, 2,5 milliards prévus en 2050) et de rapide changement climatique global. Or ces lectures malthusiennes sont en partie contredites par les capacités d’adaptation des sociétés par la transformation ou la production de nouvelles ressources (Boserup, 1965 ; Gendreau, 1996 ; Cambrézy et Lassailly-Jacob, 2010). Dans le cas centrafricain, elles sont annihilées par les très faibles densités démographiques du pays (6,5 habitants au km2 en moyenne au recensement de 2003). Les lectures environnementalistes, formulées dans la lignée de la « tragédie des communs » (Hardin, 1968), ou d’Homer-Dixon et de l’école de Toronto (Homer-Dixon, 1999), selon lesquelles les crises environnementales constitueraient un facteur majeur de conflit, en particulier dans les pays pauvres dont les populations vivent directement des ressources de leur environnement, ne semblent pas non plus appropriées à un espace n’ayant pas connu de crise environnementale majeure ces dernières décennies. À propos du conflit voisin du Darfour (Soudan) et du Ouaddaï (Tchad), des travaux ont montré que les facteurs de violences n’étaient pas liés à une crise environnementale, mais principalement à l’histoire et au politique (Lavergne, 2010), notamment dans une perspective de Political ecology (Begin Favre, 2008). Toutefois, il faut souligner que le vide démographique centrafricain devient une ressource de plus en plus convoitée, y compris sous forme militarisée, alors que les espaces périphériques se remplissent, notamment les régions méridionales du Tchad, à la suite de l’aridification du Sahel depuis les sécheresses (1969-1973 ; 1984-1985) ayant décalé les aires pastorales vers le Sud (Magrin, 2001).

9 Enfin, l’analyse la plus applicable au cas de la Centrafrique est celle interrogeant la relation entre ressources et territoire à travers la trajectoire politico-économique de l’État et de sa rente, ouverte notamment par J.F. Bayart (1989), déclinée ensuite dans différents contextes (voir notamment Magrin, 2013). L’État centrafricain est marqué par une chute de sa rente depuis le milieu des années 1970 (crise des filières cotonnière et caféière, baisse de l’aide française, etc.) et une orientation de sa redistribution en fonction de clivages ethno-régionaux depuis les années 1980. Les instrumentalisations de ces clivages par les leaders politiques ont largement contribué aux premiers conflits (Chauvin, 2009), avant que d’autres antagonismes, notamment religieux, liés au contrôle du pouvoir et des ressources, soient également mobilisés, plus récemment, dans le conflit entre Séléka et anti-balaka (depuis 2013). À ces lectures des relations entre conflits et ressources par le prisme des dynamiques internes à l’État s’ajoutent des grilles d’analyse qui privilégient une lecture exogène.

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Les ressources convoitées par des acteurs extérieurs

10 L’exploitation des ressources par des acteurs régionaux et internationaux est un autre facteur de guerre civile. Des auteurs font du pillage des ressources naturelles par des acteurs exogènes un ressort majeur des conflits intérieurs. Dans cette perspective, les supériorités militaires et politiques exacerbent les relations asymétriques, de nature technique et économique, qui président à l’exploitation des ressources (Raffestin, 1980). Le positionnement périphérique de la Centrafrique dans la mondialisation favorise l’utilisation de cette lecture dialectique dominé/dominant. La Centrafrique est par excellence une marge de l’économie-monde, à laquelle elle contribue de manière insignifiante. Située dans « la diagonale africaine du vide » (Dubresson et Raison, 2003 : 43), éloignée des pôles d’extraversion littoraux (Douala, Mombasa, Port-Soudan), la Centrafrique est aussi une périphérie de périphéries d’États : Salamat et Est (Tchad), Darfour (Soudan), Bahr el-Ghazal et Équateur (Soudan du Sud), Haut et Bas Uele (République démocratique du Congo, RDC), dans une moindre mesure Est et Adamaoua (Cameroun), seul le sud du Tchad bénéficiant de quelques attributs de centralité dans un pays limitrophe. Ce double positionnement périphérique de la Centrafrique, dans le monde et en Afrique centrale, favorise les prédations armées venues de l’extérieur. Mais les implications étrangères sont facilitées et parfois sollicitées par les groupes armés centrafricains, qui les utilisent pour acquérir une supériorité militaire, quitte à ce qu’elles mettent en coupes réglées les populations et leurs ressources.

11 Sous la plume de militants (association Survie par exemple) et dans certains discours politiques, les conflits dans les pays en développement sont considérés comme le symptôme ou la conséquence d’une néo-colonisation d’exploitation. Ils seraient un instrument de captation des richesses naturelles par des contrôles territoriaux divers, de l’annexion à l’exploitation indirecte par l’emploi de milices. Dans un pays comme la Centrafrique, qui a connu des premiers temps coloniaux particulièrement violents et un interventionnisme français récurrent après l’indépendance, la tentation d’une telle lecture des conflits est forte (Thomas, 2016). Toutefois, elle sous-valorise les facteurs internes de conflictualité et survalorise les enjeux d’exploitation des ressources par des acteurs mondialisés au vu des conditions d’exploration et d’exploitation – pour le pétrole, l’uranium ou d’autres ressources analogues, la RCA est de toute évidence également une marge du système extractif mondial, du fait de coûts d’exploitation élevés (pour des raisons géologiques, d’éloignement et de faiblesse des infrastructures).

12 Par ailleurs, les ressources exploitées par des acteurs internationaux (forêt, diamant, récemment pétrole) deviennent des enjeux des conflits du fait de leur appropriation par des acteurs locaux, groupes armés et leaders politiques. Les groupes armés se financent par la taxation de l’exploitation de ces ressources selon les mêmes mécanismes que celles valorisées localement, par une fiscalité sur l’exploitation (permis) et le transport (fiscalité du barrage routier). L’exploitation de ces ressources est également soumise à la taxe de sécurité, redevance versée en échange d’un service équivalent à celui fourni par une compagnie de sécurité privée, payée en Centrafrique par des entreprises internationales forestières et pétrolifères, ainsi que par des acteurs locaux valorisant des ressources à haute valeur (diamantaires, grands éleveurs). Quant aux leaders politiques centrafricains, ils font monter les enchères en jouant une société internationale contre une autre dans l’attribution des concessions. Dès lors, la guerre

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sert parfois d’opportunité pour obtenir un permis d’exploitation au dépens d’une autre société, en soutenant le pouvoir central ou une rébellion. Dans cette perspective, par exemple, le président F. Bozizé a accusé J. Grynberg, dirigeant de RSM Production Corporation, de soutien à la Séléka pour récupérer des permis d’exploitation pétrolière. Les conflits sont aussi alimentés par un univers concessionnaire devenu proprement centrafricain, symptôme de la re-privatisation de l’État (Diouf, 1999) : présidents qui s’auto-délivrent des droits privés d’exploitation (cas de la société personnelle d’A.-F. Patassé, Colombe) et s’accaparent à leur compte un secteur libéralisé (cas du diamant sous F. Bozizé), ce qui suscite de fortes oppositions.

13 L’idée de guerre pour le pillage par des acteurs exogènes peut s’appliquer à l’échelle régionale, à travers l’immixtion dans un conflit interne d’acteurs originaires de pays limitrophes pour des raisons économiques. En Afrique, ces immixtions réactivent parfois des lignes de clivages inscrites dans l’histoire (razzieurs/razziés, etc.), mais sont aussi proprement nouvelles, liées à la multiplication des conflits internes régionalisés, notamment à travers des systèmes de conflits dont l’un des enjeux est l’exploitation transfrontalière des ressources – par exemple Grands Lacs-RDC (Pourtier, 2000 ; Prunier, 2009), Liberia-Sierra Leone (Marchal, Ero et Ferme 2002) et Tchad-Soudan (Marchal, 2006 ; Tubiana, 2008). L’idée que les conflits soient favorisés par la convoitise sur les ressources par des acteurs limitrophes est en partie opératoire en Centrafrique. Les conflits de ce pays ont connu une escalade régionale à partir du début des années 2000, avec des interventions croissantes d’acteurs venus des pays voisins, depuis la RDC, l’Ouganda, le Soudan et le Tchad. L’exploitation des ressources a été l’un des mobiles de ces interventions : razzia (notamment sur le bétail), braconnage, contrôle des sites diamantifères, des pâturages et imposition de systèmes fiscaux sur les produits en circulation.

L’impact des conflits sur la répartition socio-spatiale des ressources

14 Ce numéro des Cahiers d’Outre-Mer discute également de l’effet des conflits sur la répartition socio-spatiale des ressources. Il existe une abondante littérature sur les effets économiques de l’instabilité politique (pour une revue de littérature voir par exemple Alesina et Perotti, 1994). Les conflits ont un potentiel destructeur sur l’économie ou certains de ces secteurs, mais participent aussi à recomposer les systèmes de production et de contrôle des ressources, les réseaux d’échange et les espaces de commercialisation. Des débats portent par ailleurs sur la capacité de situation guerrière à être créatrice d’une accumulation productive participant à la centralisation politique, autrement dit à faire l’État.

15 Les conflits ont un fort impact sur la localisation des ressources, leur transport et leur commercialisation. Les bassins de production des ressources mobiles ont une géographie bouleversée (bétail en Centrafrique), ce qui est évidemment moins vrai pour les ressources dont l’ancrage productif est fixe, comme les sites de production du diamant. Le transport et la commercialisation des ressources sont impactés par la production de barrières liées aux conflits (Dorier-Apprill, 1996 ; Raison, 2002 ; Calas, 2008 ; Médard, 2008). En Centrafrique, c’est le cas à la suite de la multiplication des barrages routiers (Chauvin, 2014), qui fournissent des revenus aux nombreux acteurs qui les contrôlent, et à la fermeture de la frontière tchadienne (depuis 2014). Par

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ailleurs, les agents économiques des différentes filières de production peuvent changer, notamment par l’« informalisation » des filières pourvoyeuses de rentes, sorties du giron de l’État (Prunier, 1983). En Centrafrique, la rente publique est en partie « rebellisée » et d’importantes modifications de la structuration du secteur diamantifère ont lieu suite à l’expulsion des musulmans de l’ouest du pays par les anti- balaka.

16 Par ailleurs, dans le contexte de l’histoire des États-nations européens, l’accumulation primitive dans la guerre a été pensée comme un moyen d’accumulation productive et de faire l’État (Aron, 1984, [1962] ; Hintze, 1975 ; Tilly, 1985), à travers notamment la centralisation fiscale que le contexte de conflit légitimait. Une telle trajectoire s’oppose à la tendance actuelle de la Centrafrique, en proie au délitement de son territoire entre fiefs armés, contrôlés par des groupes aux systèmes fiscaux propres mais peu enclins à développer une centralisation politique et une bureaucratie à finalité productive. Ceci ne veut pas dire que la guerre n’est pas l’une des modalités organisationnelles du politique et de formation de l’État (Bayart, 1998), mais qu’elle participe à l’heure actuelle au factionnalisme, variante militarisée et fragmentée de la « politique du ventre » (Bayart, 1989), comme au Tchad dans les années 1970-1980 (Le Marchand, 1986 ; Buijtenhuis, 1987). La répartition des ressources et leur nature (mobile, « pillable », pour le diamant et le bétail) influencent ici la forme géographique des groupes armés (Le Billon, 2005) : la forte dispersion des ressources favorise un factionnalisme très segmenté.

Présentation des articles

17 Dans ce numéro des Cahiers d’Outre-Mer, les cinq articles traitent de l’agriculture, de l’élevage, de l’eau et des rentes d’État (bois, diamants, agriculture de rente, aide extérieure), abordant les ressources les plus couramment exploitées en Centrafrique. Certaines ressources, notamment extractives, sont seulement évoquées, bien qu’elles jouent un important rôle dans les conflits. Par ailleurs, les dimensions régionales et internationales des ressources dans les conflits de Centrafrique sont parfois sous- estimées. Les points de vue très divers des auteurs sur le rôle de l’aide extérieure dans la sortie des conflits traduisent les difficultés de cette aide à favoriser le retour à la paix : mécanismes classiques de l’aide internationale (aide humanitaire, programme de Désarmement, Démobilisation, Réinsertion – DDR –, liens urgence/développement) ; lutte contre l’impunité (arrêt du DDR, justice) ; relance économique à court et à long terme (développement, sécurisation des productions...) ; centralisation politique et économique (arrêt du DDR, inclusion politique, retour des rentes de l’appareil d’État).

18 Les deux premiers articles traitent des ressources d’État. L’article d’Emmanuel Chauvin, à travers une lecture de géographie politique, teste l’hypothèse de la pénurie de ressources de l’État comme cause et conséquence du déclenchement, du fonctionnement et de la prolongation des violences armées en Centrafrique. La maigreur des rentes étatiques apparaît comme l’une des causes au long cours de l’usage récurrent de la violence dans ce pays, mais c’est davantage la gestion clientéliste des ressources que leur niveau de disponibilité qui en fait un enjeu direct des conflits. L’article analyse également les recompositions de la rente d’État dans le conflit, sa baisse et sa « rebellisation » par les factions armées, enfin sa substitution par l’aide humanitaire. L’article de Gervais Ngovon aborde les ressources de l’État selon un point

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de vue de sciences politiques. Contre la mise en avant des facteurs exogènes dans l’interprétation des conflits de Centrafrique, il insiste sur la responsabilité d’une déclinaison centrafricaine de « la politique du ventre » dans l’apparition et la prolongation des conflits. Selon l’auteur, l’affairisme, au sens de privatisation du service public par l’individu et son groupe comme source d’enrichissement, est tel en Centrafrique que les objectifs économiques des belligérants dépassent amplement les préoccupations idéologiques et politiques.

19 Les articles suivants abordent les questions agricoles et pastorales dans les conflits de Centrafrique. Marc Dufumier et Benoît Lallau, agronome et économiste, dressent un tableau sombre de l’agriculture centrafricaine d’un point de vue historique, déjà mal partie dans les années 1960, délaissée par l’État, et délabrée par la spirale de conflits. À l’heure d’une curieuse installation dans la durée de formes d’action d’urgence, les auteurs tentent de décrire un horizon de développement agricole, en plusieurs étapes et selon plusieurs objectifs, dans une perspective de recherche-action pensant à la fois la paix comme un préalable au retour à la sécurité alimentaire et la reconstitution d’une agriculture productive comme condition de retour à la paix. Julie Roselyne Betabelet, Alexis Maïna Ababa et Ibrahim Tidjani, géographes et économiste, abordent la question de l’élevage dans les conflits de Centrafrique. Le but de leur article est d’analyser les recompositions de l’élevage dans les conflits récents, en traitant du rôle des éleveurs dans la violence et de l’impact de ces violences sur les aires pastorales, les techniques de production et de commercialisation. Cet article montre comment les insécurités bouleversent de fond en comble une filière de production.

20 Le dernier article, d’Isidore Collins Ngeuleu, juriste et travailleur humanitaire, porte sur un aspect plus original de la relation entre conflits et ressources : l’accès à l’eau, principalement à Bangui. L’auteur souligne que le contrôle de l’eau n’est pas à l’origine du conflit de Centrafrique. Mais le conflit a des conséquences sur son accès pour les populations. Et l’eau sert d’arme : les groupes armés ont détruit des infrastructures d’approvisionnement sciemment, dans une logique de déprédation ou comme instrument de siège d’un quartier.

Conclusion

21 Ainsi, le modèle rentier en mode mineur2 de la Centrafrique s’est ethnicisé et « factionnalisé » dans un contexte de privatisation de l’État. Durant plusieurs années, les luttes de pouvoir ont porté sur le contrôle d’une rente étatique concentrée dans la capitale, avant que les groupes armés vivent du contrôle de ressources géographiquement dispersées, sur fond de réduction drastique de la rente étatique. Des opérations militaires de la France et des Nations unies empêchent un basculement du pouvoir de Bangui par la force. À cette lecture des relations entre ressources et conflits interne à la Centrafrique s’ajoute une escalade conflictuelle régionale, avec l’immixtion croissante d’acteurs des pays voisins, souvent venus en Centrafrique pour en piller les ressources.

22 Les cinq contributions se rejoignent pour montrer comment les ressources, sans être le seul enjeu de conflictualité, participent aux oppositions politiques et militaires en Centrafrique. La pauvreté extrême et les inégalités, notamment régionales (Bangui/ province, Ouest/Est, etc.), nourrissent des sentiments d’injustice devenant un enjeu des conflits quand elles sont portées par un discours politique (Réseau impact, 2007).

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Contrairement au modèle opposant avidité et revendications comme moteurs des conflits (Collier et Hoeffler, 2004), s’enchevêtrent en Centrafrique aux doléances des groupes politico-armés des déprédations généralisées et multiformes. Le but premier d’enrichissement sert des stratégies politiques qui se traduisent par des luttes pour la conquête de l’appareil d’État et du territoire – au prix d’expulsions forcées et de violences protéiformes.

23 Ainsi, jusqu’à présent, la spirale de violences en Centrafrique, dont un facteur important a été la raréfaction de la rente étatique et sa redistribution selon des clivages ethno-régionaux, s’est traduite par une décentralisation criminalisée des régimes d’exploitation des ressources qui a laissé l’État exsangue. Les importants dons promis lors de la conférence de bailleurs de fonds de Bruxelles en novembre 2016 (2,2 milliards de dollars entre 2017 et 2019) pourraient permettre une recentralisation politico- économique et le redéploiement de l’État sur son territoire, éloignant le spectre d’une partition progressive de la Centrafrique en entités peu viables.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Ce numéro des Cahiers d’Outre-Mer fait suite à une journée d’étude intitulée « Conflits, paix et ressources en Centrafrique », organisée le 26 juin 2015, au Pôle de recherche pour l’organisation et la diffusion de l’information géographique (PRODIG), dans le cadre de son thème 3 (« Géographie politique des ressources »). 2. Pour reprendre le terme utilisé par Manuelle Franck, Christian Taillard et Charles Goldblum à propos de la métropolisation en Asie du Sud-Est (Franck et al., 2013).

AUTEURS

EMMANUEL CHAUVIN Emmanuel Chauvin, chercheur associé, Pôle de recherche pour l’organisation et la diffusion de l’information géographique (PRODIG), [email protected]

BENOÎT LALLAU Benoît Lallau, maître de conférences HDR, Université de Lille 1, Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE), [email protected]

GÉRAUD MAGRIN Géraud Magrin, professeur des universités, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Pôle de recherche pour l’organisation et la diffusion de l’information géographique (PRODIG), [email protected]

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Pour une poignée de ressources. Violences armées et pénurie des rentes en Centrafrique For a handful of resources. Armed violence and shortage

Emmanuel Chauvin

Introduction

1 Deux ans et demi après le début de Sangaris (opération militaire française), la Centrafrique a un nouveau président, Faustin-Archange Touadéra, élu à la tête d’un État sans ressources et dans lequel des violences armées perdurent.

2 Au 187e rang sur 188 du classement mondial de l’Indice de développement humain du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), la Centrafrique connaît une pénurie chronique de ressources. Les matières naturelles sont sous-explorées et sous-exploitées. L’industrie minière est inexistante : le diamant et l’or sont extraits de matière artisanale, alors que l’exploitation de l’uranium et du pétrole est au stade de la prospection. La Centrafrique est un nain agricole, tant pour le vivrier que pour l’exportation (coton, café principalement). La coupe industrielle de bois est limitée par la petitesse du bassin sylvicole, frange de la grande forêt congolaise. Les secteurs d’activité les plus dynamiques, diamant, vivrier marchand, élevage, ont un faible rendement fiscal. Les secteurs secondaires et tertiaires sont embryonnaires. En toile de fond de ce contexte économique, le faible peuplement (6,5 hab./km2 en moyenne) et l’enclavement limitent les capacités de production, la rentabilité d’exploitation des ressources et leur contrôle politico-administratif (Sautter, 1966).

3 Alimenté par de maigres rentes (bois, diamants, coton, café), l’appareil d’État a peu de moyens et peu d’emprise hors de Bangui, alors que le territoire national est grand comme la France métropolitaine et le Benelux réunis (620 000 km2). La situation s’est aggravée ces dernières années. Les recettes fiscales propres de l’État sont passées d’une moyenne annuelle de 120 millions d’euros dans les années 1990-2000, soit le budget

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annuel d’une ville française de 80 000 habitants, à 60 millions en 20141, dans un contexte de recrudescence des violences armées. Depuis 1996, ces violences se prolongent sur fond de rivalités pour le contrôle de l’appareil d’État. Elles intègrent des dimensions identitaires et économiques, intra-étatiques et macro-régionales, mêlant conflits armés, razzias et banditisme rural (Chauvin et Seignobos, 2013 ; Chauvin, 2015a ; de Clermont, Martinelli et Penel, 2015).

4 Depuis les années 1990, divers auteurs ont cherché à démontrer que l’abondance des ressources naturelles est un facteur de faiblesse de l’État2 et d’augmentation du risque de guerres civiles aux causes économiques, cette abondance pouvant rendre ces guerres plus fréquentes, plus longues et aux formes influencées par la nature plus ou moins concentrée ou diffuse des matières (Collier et Hoeffler, 1998 ; Kaldor, 1999 ; Ross, 2003 ; Auty, 2005 ; Le Billon, 2005). Ces travaux, parfois regroupés sous l’expression de « théorie de la malédiction des ressources naturelles », permettent d’expliquer la transformation de certaines rébellions en entreprises de déprédation.

5 Paradoxalement, la Centrafrique connaît une pénurie endémique de ressources même si leur accaparement, notamment de celles servant historiquement de rentes à l’État (bois, diamants, coton, café), est l’une des motivations des bandes armées. Les ressources sont ici considérées comme des constructions sociales, matières mises en valeur par le travail (Raffestin, 1980 ; Magrin et al., 2015), et non comme des matières potentiellement exploitables, conception à travers laquelle la Centrafrique pourrait être présentée comme un eldorado. Le cas centrafricain permet de discuter de la pénurie des ressources de l’État comme cause et conséquence du déclenchement, du fonctionnement et de la prolongation des violences armées3.

6 La situation politique et économique suit en Centrafrique un cercle vicieux. L’évolution dégressive et l’inégale redistribution des rentes d’État concourent au déclenchement des rébellions. Les déprédations des rebelles alimentent la pénurie des ressources d’État. L’aide internationale ne fait que combler les manques, tout en étant en partie détournée comme ressource pour la guerre.

Le manque de ressources d’État : terreau des violences ?

7 En Centrafrique, la faiblesse de l’État explique en partie la permanence et la dimension spectaculaire des violences. Mais l’enclenchement de la spirale de conflits résulte plus directement de la raréfaction des ressources d’État et de l’accroissement de leur inégale redistribution, dans un contexte de dégradation de l’économie et de montée de l’instrumentalisation politique des identités ethno-régionales depuis les années 1980.

La violence en Centrafrique : la malédiction d’un État sans ressources ?

8 Une première manière d’analyser les violences contemporaines est de les considérer comme le dernier épisode d’un usage ancien et récurrent de la force par l’État, résultant de son manque chronique de ressources.

9 Le manque de moyens de l’État s’explique par la faiblesse productive de ses principales rentes (diamant, bois, coton, café), avant même le début des conflits armés. Artisanale

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depuis 1961, l’extraction de diamants des bassins fluviaux du Sud-Ouest (Mambéré, ) et du Nord-Est (Kotto) n’a jamais dépassé les 300 000 à 600 000 carats par an, faible volume officiel, loin de l’Afrique du Sud ou de l’Angola par exemple – 15 à 7,5 millions de carats par an dans les années 2000 (Orru, Pelon et Gentilhomme, 2007). Pilotée par une poignée de compagnies étrangères (Liban, France, Chine), l’exploitation du bois a certes progressé, dans l’espace (de l’Oubangui à la frontière camerounaise) et en volume (10 000 m3/an au début des années 1960 ; 350 000 à 700 000 dans les années 1990-2000), mais est restée très en-deçà de ses voisins, du Gabon (3 à 4 millions m3), du Cameroun (2 à 2,5 millions) ou du Congo (1 million) (Kalck, 2005). Le coton a connu une évolution erratique. Après un maximum productif en 1959-1960 (60 000 tonnes), sa filière est fragilisée depuis les années 1980, alors que son bassin de production s’est rétréci aux régions Nord-Ouest et Centre (Vennetier, 1984 ; Lallau, 2005 ; Levrat, 2009). La culture du café, robusta cultivé en zone guinéenne, a connu un relatif succès productif post-indépendance – 12 500 tonnes en 1976-1977, 21 000 en 1986 (Kalck, 2005) –, avant de se réduire au début des années 1990.

10 Autre facteur qui explique la pénurie de ressources d’État : les alternatives fiscales au diamant, au bois et à l’agriculture d’exportation sont minces. Les productions exportées sont négligeables (or, tabac de cape, peaux brutes, cire d’abeilles, gomme arabique, etc.). La Centrafrique n’a pas d’industrie extractive, l’uranium et le pétrole n’ayant jamais été exploités. Les impôts directs, sur les sociétés et les particuliers, sont limités par l’indigence des secteurs secondaire (brasserie, tabac, textile) et tertiaire (commerce, transport, télécommunications), ainsi que par la petitesse de la population active. Quant aux activités les plus dynamiques, elles ont un faible rendement fiscal : le vivrier marchand est peu rentable à imposer, avec ses contribuables nombreux, dispersés et à maigre revenu (Brun, Chambas et Guerineau, 2007) ; le diamant est facile à transporter en contrebande ; l’élevage extensif et transhumant échappe souvent aux contrôles fiscaux.

11 En outre, le niveau général de prélèvement est faible. Le taux moyen d’imposition, de l’ordre de 9 % du produit intérieur brut (PIB) de 1990 à 2001, est deux fois moins élevé que la moyenne africaine. Paradoxalement, l’impression de taxation peut être forte, dans un État où la fiscalité fut un instrument colonial d’oppression et où les prélèvements illégaux sont un moyen d’enrichissement privé pour les élites politiques et les hommes en armes.

12 À défaut de ressources pour développer des outils de coercition et des services publics, l’appareil d’État gouverne par la violence spectaculaire. Au début du XXe siècle, les compagnies concessionnaires et les administrateurs usèrent de la violence extrême pour exploiter la force de travail sans investir dans la colonie (récolte du caoutchouc, portage de marchandises, impôt) (Coquery-Vidrovitch, 1972). Entre 1966 et 1979, Jean- Bedel Bokassa employa la terreur comme mode de gouvernement en substitution à des institutions capables de faire peser une menace permanente et diffuse sur la population (Bigo, 1988). Plus récemment, l’appareil d’État a aussi frappé les esprits par la force : représailles du président Ange-Félix Patassé contre les quartiers Sud de Bangui censés soutenir le putschiste André Kolingba (2001), politique de terre brûlée du président François Bozizé contre les régions Nord-Ouest et Nord-Est en rébellions (2005-2013), ou encore violences généralisées de la Séléka dans l’Ouest pour lutter contre les anti- balaka (2013).

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13 En Centrafrique, la pénurie chronique de ressources serait donc à l’origine d’un mode de gouvernement d’État par la violence spectaculaire. Dans cette perspective, les conflits contemporains peuvent être interprétés comme un cycle de représailles successives, entre violences d’État et rébellions. Cette interprétation élude toutefois la responsabilité des élites, la violence étant présentée comme une fatalité de l’État faible plutôt que comme un choix politique. Par ailleurs, elle sous-estime les variations historiques des liens entre ressources d’État et violences.

Le déclin de l’État et le déclenchement de la spirale de violences (1975-1996)

14 Le déclin de l’État, suite à la dégradation de l’économie, a favorisé les révoltes contre l’autorité centrale.

15 Dès le milieu des années 1970, les signes de détérioration de l’économie s’accumulaient en Centrafrique. À la fin des années 1980, les dépenses publiques étaient deux fois supérieures aux recettes intérieures. La dette atteignait 50 % du PIB (Rietsch, 1988 ; Guilguy, 1991 ; Devey et Rousseau, 1996). Entre 1986 et 1991, les trois programmes d’ajustement structurel intensifièrent le retrait de l’État de la sphère économique. Entre 1991 et 1993, l’effondrement des cours mondiaux du coton et du café aggrava le déficit des finances publiques. En 1994, la dévaluation de 50 % du franc CFA dynamisa les exportations, mais renchérit les importations, dans un pays très dépendant de l’étranger pour accéder aux produits manufacturés de première nécessité (agro- alimentaire, énergie, construction, etc.).

16 En deux décennies, l’idée d’un État garant de la sécurité économique s’est effondrée. Les retards de l’État se sont accumulés dans le paiement des salaires des fonctionnaires, des bourses étudiantes, des récoltes (coton, café) et des factures aux entreprises. Les arriérés de salaires publics atteignirent trois mois en 1979, huit en 1994, 16 en 1995 et 20 à 30 au début des années 2000 (Mazidot et Leroy, 1994 ; Smith et Faes, 2000 ; Machulka, 2002 ; Saulet et Surungba, 2012). Or, la rémunération des fonctionnaires jouait un rôle central dans la sécurité du budget des ménages : elle palliait l’incertitude des autres revenus et la faiblesse de l’épargne par son versement régulier ; elle nourrissait une grande partie de la population, par son niveau élevé, jusqu’à un quart des Banguissois par exemple (Westaneat, Boyer et Lentz, 1991).

17 Dégradation de l’économie et déclin de l’État ont favorisé les contestations sociales. À partir de la fin des années 1970, barricades et foule contestataire remplirent régulièrement les rues de Bangui : révolte des étudiants (1979), grandes grèves (1991, 1993), opérations villes-mortes (1991), marche des enseignants (1996) et même grève de la garde présidentielle (1993) (Koyt, M’bringa Takam et Decoudras, 1995). Les mutineries dans l’armée en 1996-1997, premier épisode de la spirale des violences actuelles, s’inscrivent dans cette continuité de contestations sociales. Ainsi, la première revendication des mutins fut le paiement de leur prime globale d’alimentation.

18 La dégradation de l’économie et le retrait subséquent de l’État provoquèrent des contestations sociales massives, que l’inégal accès aux ressources d’État transforma en conflits entre groupes sociaux.

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L’inégale redistribution des ressources d’État et les conflits

19 Dans les années 1980-1990, comme dans d’autres pays africains (Bayart, Ellis et Hibou, 1999 ; Blundo et Olivier de Sardan, 2007), la privatisation de l’État s’est renforcée en Centrafrique. La distribution des ressources publiques sur critère identitaire a suscité des conflits entre clientèles privilégiées et clientèles marginalisées.

20 De Bokassa à ses successeurs, la redistribution des ressources d’État s’est élargie, passant de l’accaparement personnel du président au clientélisme à base identitaire. Commerce agricole, diamant, ivoire, investissements étrangers, Trésor public, sociétés parapubliques, la liste des détournements de Jean-Bedel Bokassa (1966-1979) à son seul profit est longue, tant dans le privé que dans le public (Bigo, 1988). Après sa destitution (opération militaire française Barracuda) et l’instauration du multipartisme, ses successeurs élargirent l’accès aux ressources d’État pour constituer une clientèle fidèle, à base identitaire. André Kolingba (1981-1993) s’appuya sur l’ethnie yakoma originaire de la région de Kembé, son village natal, pour gouverner. Ange-Félix Patassé (1993-2003) créa la macro-ethnie des « savanniers », regroupant son ethnie (Suma- Kaba) et d’autres implantées dans le nord du pays (Sara, Gbaya, Banda, Mandja) pour se faire élire en 1993, s’opposant aux « gens du fleuve et de la forêt », minoritaires et assignés comme soutien d’André Kolingba (Chauvin, 2009). François Bozizé s’appuya sur une clientèle plus strictement limitée à son ethnie, les Gbaya, au fort poids démographique. Michel Djotodia (2013-2014) ajouta l’ingrédient religieux (pro-islam) au favoritisme ethnique (Goula, Rounga).

21 Depuis les années 1990, les conflits entre clientèles affidées à des leaders politiques se multiplient. Le remplacement d’une clientèle par une autre à chaque nouveau président, par des nominations allant du préfet jusqu’au directeur d’école, crée un sentiment de déclassement chez les personnes proches de l’ancien pouvoir, favorisant, tout particulièrement dans l’armée, les insurrections. Ainsi, en 1996-1997, les mutins étaient majoritairement des anciens gardes présidentiels d’André Kolingba, d’ethnie yakoma, relégués à la lutte contre les coupeurs de route par Patassé. À partir de 2005, une partie des rébellions anti-Bozizé fut dirigée par des militaires proches de Patassé. Une grande partie des anti-balaka fut pilotée par d’anciens membres de l’armée de François Bozizé contre la Séléka de Michel Djotodia (Chauvin et Seignobos, 2013). Outre l’opposition entre ancienne et nouvelle clientèles au pouvoir, des conflits apparurent au sein des proches de la présidence, entre autorité centrale et groupe non satisfait des redistributions octroyées. L’ancien Premier ministre Jean-Paul Ngoupandé a ainsi narré les dissensions au sein de la large base « savannière » d’Ange-Félix Patassé, notamment les mécontentements des cadres mandja, gbaya et banda de son parti, le Mouvement de libération du peuple centrafricain (MLPC), face à la nomination trop systématique de Kaba de , ethnie et lieu de naissance de Patassé (Ngoupandé, 1997).

22 La faiblesse financière structurelle de l’État, la réduction de ses ressources à partir du milieu des années 1970 et leur inégale redistribution furent donc des facteurs de déclenchement de conflits en Centrafrique. Dans une perspective inverse, la multiplication des conflits armés a créé la pénurie, renforcé la fragilité de l’économie centrafricaine et privé l’État de ses principales rentes.

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La pénurie des ressources d’État comme conséquence des violences

23 Les rentes d’État ont été considérablement amoindries par les razzias, qui ont détruit les infrastructures d’encadrement, et par les rébellions, qui se sont investies dans la production ou la taxation des ressources.

Les razzias sur les structures d’encadrement

24 De 2003 à 2013, trois grandes razzias, aux ramifications régionales, s’attaquèrent aux infrastructures d’encadrement.

25 Les leaders politiques centrafricains laissèrent des mercenaires, majoritairement étrangers, mettre à sac le pays en échange de leur aide pour prendre le pouvoir ou s’y maintenir. Au début des années 2000, Ange-Félix Patassé eut recours aux rebelles du Mouvement de libération du Congo (MLC) contre les forces putschistes d’André Kolingba et de François Bozizé. En 2003, François Bozizé utilisa les « libérateurs », essentiellement des mercenaires tchadiens et arabophones, pour mener à bien son putsch. En 2013, Michel Djotodia renforça les rébellions du Nord-Est centrafricain de combattants tchadiens et soudanais (ex- « libérateurs », coupeurs de route, anciens rebelles) pour prendre Bangui.

26 Les cibles de ces mercenaires-razzieurs furent multiformes : des biens des particuliers4 à ceux des infrastructures collectives à haute valeur ajoutée (argent liquide, véhicule, machine, essence, matériel de construction, mobilier dans les bâtiments publics, religieux, d’entreprise ou d’organisation internationale). Le MLC, les « libérateurs » et la Séléka se distinguèrent par leur organisation dans la razzia. Le MLC vola de manière décentralisée, de petits groupes de combattants emportant au fil des mois leur butin vers « un marché du pillage » installé à Zongo (Congo démocratique), en face de Bangui (Porges, 2001). Les deux autres vagues de pillage furent plus centralisées et coordonnées. Les biens furent transportés par des convois de plusieurs centaines véhicules, vers le Tchad, ainsi que vers le Nord-Est de la Centrafrique et le Soudan en 2013. Des témoins évoquèrent par la suite l’étonnant « développement » de localités du Nord-Est centrafricain et le gonflement des marchés à N’Djaména ou à Nyala…

27 Ces razzias aux ramifications macro-régionales provoquèrent une vaste désorganisation administrative, notamment des services des douanes et des impôts. La prise de contrôle des ressources par les rébellions contribua également à diminuer les ressources de l’État.

Les ressources « rebellisées »

28 Tout particulièrement depuis 2013, l’État centrafricain a perdu le contrôle sur les ressources de l’arrière-pays, accaparées ou taxées par des groupes armés non conventionnels qui se sont organisés en suzerainetés régionales.

29 Les limites de ces suzerainetés varient en fonction de la répartition et de l’exploitation des ressources. Depuis le Nord-Est, la conquête du Centre a permis à la Séléka d’exploiter l’intégralité du bassin diamantifère, de consacrer une zone d’élevage et de taxer les flux sur l’axe Bangui-Sahr (Tchad). La Séléka est divisée entre quatre

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principaux groupes, chacun s’accaparant un territoire et ses ressources. Dans le Nord- Est, le Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique (FPRC), dirigé par Nourredine Adam5 et à majorité rounga, contrôle diamants et circulations de marchandises. Dans cette région gravitent également des « généraux » goula, comme Joseph Zoundeko et Zacharia Damane autour de sites diamantifères entre Bria, Sam Ouandja et . Ces deux factions ont accentué la mainmise sur les ressources de leurs groupes originels, l’Union des forces démocratiques pour le rassemblement (UFDR) et la Convention des patriotes pour la justice et la paix (CPJP). Le FPRC bénéficie du soutien du sultanat de Ndélé, impliqué dans divers trafics de faune sauvage dans les années 1980-1990 (cornes de rhinocéros, ivoire d’éléphants, peaux de crocodile), avant, par épuisement des stocks, que le sultanat se tourne davantage vers la taxation du bétail (droit de pacage). Le contrôle des circulations de marchandises vers et depuis le Soudan (Am Dafock, Nyala) est aussi un enjeu central de la lutte armée dans le Nord- Est. À la limite du Centre et du Nord-Ouest, une branche de la Séléka, le Mouvement patriotique centrafricain (MPC), dirigée par Al-Khatim Mahamat6 et à majorité arabe, s’est taillé une rente de situation sur les flux de bétail et de marchandises dans la partie frontalière de la route Bangui-Sahr (Tchad), entre , Sido et Kaga Bandoro. Au Centre, l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC), dirigée par Ali Darassa Mahamat7 et à très forte coloration peule, exploite le bétail, l’or et le café dans la zone de - -, en s’arrogeant quelques sites diamantifères. Dans le Sud-Ouest, des groupes anti-balaka ont conquis le bassin diamantifère, se finançant également par la taxation de marchandises en transit sur l’axe Bangui-Douala et sur d’autres, plus secondaires. Les groupes anti-balaka proches de l’Oubangui sont spécialisés dans la pêche et le transport fluvial de marchandises. Dans le Nord-Ouest, Révolution et Justice, composé d’anciens membres de l’Armée populaire pour la restauration de la démocratie (APRD), une rébellion, taxe les échanges vivriers.

30 Certaines bandes armées, qui se sont taillé des domaines régionaux, sont directement investies dans l’exploitation du diamant et de l’élevage. Les hommes en armes profitent de la haute valeur et de la forte volatilité du diamant (petite taille, facilité de transport et de dissimulation) pour en contrôler l’extraction (artisans-miniers, chefs de chantiers), la collecte (financement de chantiers, achat de productions) et l’export (via les bureaux d’achats ou par contrebande). Nombre d’éleveurs et de commerçants à bétail ont rejoint l’UPC, après un passage dans les zargina, et prospèrent grâce à une ressource au prix de vente élevé, mobile (possibilité de cacher le bétail loin des villes et des routes) et servant à la thésaurisation des élites de la sous-région (gardiennage de troupeaux d’élites confié à des bandes armées, à l’instar de certains hauts-gradés de l’armée tchadienne).

31 Comme les autres ressources, le diamant et l’élevage font surtout l’objet de prélèvements indirects, par des taxations diverses : droit d’accès journalier ou mensuel aux sites diamantifères, licence annuelle d’exploitation pour les collecteurs, taxe sur les diamants dans les aérodromes (à destination de Bangui et de Nyala notamment), droit de pacage pour le bétail. Les autres impôts rebelles portent sur la circulation des marchandises et la sécurité. Les circulations de marchandises en interne et aux frontières sont taxées aux barrages routiers. L’impôt, par passage ou au forfait, s’applique à la valeur et à la quantité des produits transportés, variant également parfois selon le type de véhicule et le nombre de passagers. Quant à la taxe de sécurité, il s’agit d’une redevance obligatoire payée aux groupes armés en échange de leur protection (gardiennage de bâtiment, escorte armée, etc.), sorte d’achat de non-

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agression imposée aux professions aux capitaux élevés (éleveurs, diamantaires, commerçants, entreprises forestières)8.

32 Depuis 2013, les groupes armés non conventionnels se sont créé des domaines dans l’arrière-pays, s’arrogeant leurs ressources par des systèmes fiscaux alternatifs à celui de l’État, et par investissement plus direct dans la production du diamant et de l’élevage.

La baisse des rentes d’État

33 Les pillages et la « rebellisation » des ressources ont plus ou moins réduit les rentes de l’État selon les productions.

34 Le diamant a vu ses exportations officielles baisser modérément en 2003 (330 000 carats) et 2009 (310 000), très fortement en 2013-2014 (43 000 et 70 000). Ces baisses s’expliquent par les insécurités, par la contrebande des rebelles, et par l’opération Closing Gate (2008), hold-up d’État sur les diamantaires qui les incita à s’engager dans la rébellion (UFDR, CPJP, Séléka) (ICG, 2010). La Centrafrique a été écartée du processus de Kimberley en 2013, qui vise à limiter l’exploitation de diamants du sang par les rébellions, ce qui a accéléré le commerce officieux.

35 Jusqu’en 2013, le bois, par la localisation de son bassin de production éloignée des zones d’affrontements et en raison des forts investissements logistiques demandés par sa coupe et son transport, fut peu touché par les insécurités. Par la suite, la Séléka a imposé une taxe de sécurité aux sociétés forestières dont trois sur six ont cessé leurs activités, faisant baisser les exportations officielles (380 000 m3 en 2013 ; 263 000 en 2014). Les commandants de la Séléka ont parallèlement tissé des réseaux d’exploitation artisanale du bois, avec délivrance de permis d’exploitation.

36 Le secteur primaire fut très affecté par les pillages : mise à sac des agences d’encadrement agricole9, des rares industries de transformation agro-alimentaire (huilerie, savonnerie, sucrerie, brasserie) et des usines d’égrenage de coton. En 2002-2003, les « libérateurs » venus du Tchad perturbèrent le ramassage et le paiement de la récolte de coton avant de piller les usines de , Ndim, Pendé et Guiffa (Chauvin, 2014). La production cotonnière fut quasiment nulle entre 2003 et 2009, avant de repartir timidement (22 000 tonnes en 2012), puis d’être presque réduite à néant depuis l’arrivée de la Séléka. Entre le début des années 2000 et 2012, éloignée des zones rebelles, la production de café s’est maintenue aux alentours de 5 000 tonnes par an. En 2014, elle aurait largement ralenti (à environ 1 000 tonnes) suite à l’investissement d’une branche de la Séléka, l’UPC, dans l’organisation de son transport.

37 Les violences ont donc aggravé la pénurie structurelle de ressources d’État en Centrafrique. Les razzias ont provoqué un éclatement des ressources auparavant concentrées dans des sites de production et d’encadrement vers des marchés de recel à l’intérieur de la Centrafrique et dans la sous-région (Congo démocratique, Tchad, Soudan). Les rébellions ont « informalisé » une partie des rentes et de la fiscalité d’État, contrôlant des régions plus ou moins autonomisées de Bangui. L’État, qui a perdu près de 60 à 70 % de ses ressources propres et a diminué sa pression fiscale (5 % du PIB), a une emprise limitée à la capitale et se retrouve très dépendant de l’aide internationale.

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L’aide internationale : des ressources dans l’impasse ?

38 Dans le contexte conflictuel, le volume, la nature et la centralisation de l’aide internationale sont marqués par l’augmentation de l’aide extérieure (plus 50 % entre 2012 et 2014), l’inflation de l’aide humanitaire en province, les difficultés opérationnelles de l’aide au développement et l’importance des détournements de ressources consacrées au retour à la paix vers un usage privé ou guerrier (exemple des programmes de désarmement).

Le boom humanitaire en province

39 La province centrafricaine est devenue un « pays humanitaire », suite à l’essor du financement de l’aide d’urgence, consacrant les ONG comme principales structures d’encadrement civiles de l’arrière-pays.

40 Longtemps présentée comme « une crise oubliée », à plus ou moins juste titre en comparaison à d’autres conflits du continent (Chauvin, 2015b), la Centrafrique connaît un afflux massif d’aide humanitaire. Quasiment nulle au début des années 2000, cette assistance a fortement augmenté de 2007 à 2012, jusqu’à atteindre l’équivalent d’un quart des recettes propres de l’État par an. Suite à l’épisode Séléka, le volume de l’aide humanitaire a atteint un niveau record : environ 190 millions d’euros (2014)10.

41 Cette tendance résulte de l’accroissement de l’aide des bailleurs de fonds spécialisés dans l’urgence (European Community Humanitarian Aid Office par exemple) et, de façon plus atypique, de l’augmentation de la composante humanitaire de l’aide au développement. L’aide au développement classique (aide-projet, assistance technique, etc.) a tendance à plafonner depuis la fin des années 1990, entre 40 et 75 millions de dollars depuis 1997, à l’exception des années où les bailleurs de fonds ont volontairement asséché la manne pour montrer leur désapprobation d’un gouvernement (exemple de la Séléka en 2013). Parallèlement, la composante humanitaire de l’aide publique au développement est passée de moins de 5 % au début des années 2000, à 35-40 % entre 2007 et 2012, pour atteindre 75 % en 2013-2014. Cet accroissement correspond à un effort budgétaire des financeurs du développement destiné à l’aide d’urgence.

42 Non centralisée par l’État et émiettée dans une cinquantaine d’organisations humanitaires ayant un bureau à Bangui (ONG, agences onusiennes), l’aide d’urgence est majoritairement dispersée en province (si l’on excepte les frais salariaux et logistiques, davantage concentrés à Bangui). À la fin des années 2000, plus de 80 % de l’aide distribuée aux bénéficiaires l’était dans l’arrière-pays11. Ce taux a peut-être quelque peu diminué suite à la multiplication des conflits à Bangui depuis 2013. Mais les organisations non et inter-gouvernementales sont devenues des acteurs incontournables de l’arrière-pays, par tissage d’un maillage de bases secondaires dans toutes les petites et les moyennes villes, tout particulièrement dans l’Ouest. Elles se substituent à l’État dans la fourniture des services sociaux (santé, éducation, eau, alimentation, etc.) et absorbent souvent des fonctionnaires comme agents de terrain ou sous-chefs de base, en offrant des salaires plus élevés, plus réguliers et de meilleures conditions de travail que la fonction publique.

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43 En forte augmentation, l’aide humanitaire comble le vide d’État en province, répond à des besoins urgents, mais crée une dépendance à cette sorte d’administration parallèle que constituent les ONG et les agences onusiennes.

L’impossible redéploiement de l’État par l’aide au développement ?

44 Les limites opérationnelles des projets de développement actuels, comme ceux « des pôles de développement » et du Fonds Bêkou, rendent incertain leur impact au-delà d’un simple maintien à flot de l’appareil d’État.

45 En Centrafrique, l’aide au développement a toujours joué un rôle important dans le fonctionnement de l’État. Son apport relativement régulier et sans investissement productif en fait une rente, au même titre que les revenus tirés des ressources naturelles (Magrin, 2013). Historiquement, son usage est majoritairement consacré au remboursement de la dette et au soutien au gouvernement pour payer les dépenses courantes comme le salaire des agents publics. Cette aide sert paradoxalement peu au financement de projets d’investissement. Dans un État très concentré à Bangui, elle se déverse très majoritairement dans la capitale (85 à 90 % à la fin des années 2000). Cette orientation générale évolue peu ces dernières années alors que l’État s’est effondré en province. Si certains bailleurs de fonds souhaitent concourir au redéploiement de l’État, ils se heurtent à des limites opérationnelles, comme l’illustrent deux projets de développement.

46 Le programme des « pôles de développement » fut lancé en 2008. Financé à hauteur de 48 millions d’euros dans le cadre du 10e Fonds européen de développement (FED), il vise à relancer l’économie et à améliorer l’emprise de l’État à partir des villes secondaires. Il fut confronté à l’accentuation de l’insécurité. Dès 2008-2009, des villes du Sud-Est et du Nord-Est furent retirées du projet, à l’instar de Ndélé jugée trop peu sécurisée par l’Union européenne et trop proche des rébellions par le pouvoir central. Les fonds furent réorientés vers huit centres urbains (, , Paoua, Bossangoa, Kaga Bandoro, , Bambari, ) et deux centres bipolaires (-Kabo et -). Les conflits Séléka-anti-balaka ont pour le moment limité le projet à la construction de quelques infrastructures dans les villes les plus sécurisées, comme Bangui et Sibut (Chauvin, 2015a).

47 Le Fonds Bêkou fut créé en 2014 pour cinq ans. Il regroupe 100 millions de dollars provenant principalement de l’Union européenne, la France, l’Allemagne et les Pays- Bas. Le Fonds Bêkou finance des activités dans la réhabilitation urbaine, la santé, la relance économique, la sécurité alimentaire et le genre. L’une des ambitions du Fonds est de créer des liens entre l’urgence, la réhabilitation et le développement (projet LRRD, Linking Relief, Rehabilitation and Development). Toutefois, il se heurte à l’absence d’alternative aux ONG internationales dans la maîtrise d’œuvre et à la persistance de l’insécurité pour mettre en œuvre des projets ayant un impact fort en termes de relance économique et de redéploiement de l’État dans l’arrière-pays. Le cœur de métier des ONG reste l’aide d’urgence. Sans détenir de pouvoir dans le conseil d’administration du Fonds, le gouvernement centrafricain est censé, malgré tout, à moyen terme, porter une partie de la maîtrise d’ouvrage, via les ministères ou la mairie de Bangui, et de la maîtrise d’œuvre, via l’Agence d’exécution des travaux d’intérêts publics en Centrafrique (AGETIP). Mais cette solution pour renforcer l’État ne peut elle- même être obtenue que par un certain affermissement de l’État.

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48 L’aide au développement représente une rente désormais essentielle à l’État centrafricain, qui a perdu une grande partie de ses autres ressources. Toutefois, le retour à la sécurité et la création d’encadrements alternatifs aux ONG d’urgence pour mettre en œuvre les projets de développement sont deux conditions essentielles pour envisager que cette aide puisse renforcer l’État, c’est-à-dire remplir l’un des objectifs de ses bailleurs.

Les programmes de désarmement : des ressources pour la paix ou pour la guerre ?

49 La paix agitée comme un slogan est aussi un levier pour obtenir des ressources, comme le rappelle l’affaire du don angolais qui a récemment défrayé la chronique (Marchal, 2015), et comme l’illustrent tout particulièrement les programmes de désarmement. Le principe de rémunérer les hommes en armes ou de leur fournir un emploi à courte durée est acté au sein de la communauté internationale, alors que la ressource pour le désarmement a été maintes fois détournée par les pouvoirs publics, ainsi que par des bandes armées devenues expertes dans l’art de désarmer, pour capter des primes, avant de retourner au maquis.

50 D’années en années, la liste des programmes de désarmement s’allonge : programme des missions interafricaines de maintien de la paix (1997-2000), Programme national de désarmement et de réinsertion (PNDR, 2002-2004), Projet de réinsertion des ex- combattants et d’appui aux communautés (PRAC, 2004-2006), Démobilisation, désarmement et réinsertion des combattants (DDR, 2008-2013). En 2016, un nouveau DDR est en cours de préparation. En attendant, la Banque mondiale emploie les outils habituels de « pré-DDR » : des chantiers « à haute intensité de main-d’œuvre » (HIMO), autrement dit des réhabilitations peu mécanisées d’infrastructures, sans impact durable, pour distribuer de l’argent à un maximum de personnes, surtout à des combattants.

51 Pourtant, les programmes de désarmement furent des échecs en Centrafrique. Dans le PNDR, 1 million d’euros fut dépensé pour récupérer 1 000 armes, réinsérer environ 1 200 rebelles dans l’armée et former 220 combattants à l’artisanat. Dans le PRAC, environ 11 millions de dollars servirent à récupérer à peine 200 armes et à verser de l’argent aux combattants plutôt qu’à créer des projets de réinsertion professionnelle (5 % des dépenses totales dans ce dernier domaine) (Clément, Lombard, Kozo et Koyou- Kombele, 2007). La première mouture du DDR fut financée à hauteur de 25 millions d’euros, répartis entre 4,6 millions d’euros pour la phase préparatoire, 1,8 million pour la phase de désarmement et 18,6 millions pour la phase de réinsertion. Résultats : le DDR a été appliqué pour un seul groupe armé (l’APRD) sur six initialement prévus et une vaste partie de l’argent de la réinsertion a été détournée par le gouvernement et les chefs rebelles locaux. Dans le Nord-Est, le non-paiement des primes de démobilisation des combattants fut l’un des facteurs de création de la Séléka. Dans le Nord-Ouest, la Banque mondiale eut recours à des ONG internationales pour faire du DDR déguisé, comblant l’argent détourné pour la réinsertion par la mise en œuvre de chantiers HIMO. Le pré-DDR ressemble donc fort au post-DDR… Les programmes de désarmement sont archétypaux des ressources extérieures destinées au rétablissement de la paix et détournées vers un usage privé ou de guerre.

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Conclusion

52 La maigreur des rentes étatiques favorise l’emploi de la violence armée en Centrafrique. Sans ressources, l’appareil d’État peut difficilement institutionnaliser une gestion non violente de la population (coercition, services sociaux, prévention, etc.) et se rabat donc sur l’usage de la violence spectaculaire pour gouverner. L’extorsion violente est une autre conséquence du manque de ressources, comme substitution à l’accès aux richesses par un modèle rentier efficace. Le pillage est favorisé par le faible contrôle du pouvoir central et ses délégations de pouvoirs (concessions, alliances) accordées à des acteurs extérieurs prédateurs. Tant la violence spectaculaire d’État que l’extorsion violente des ressources alimentent un cercle vicieux : dans les deux cas, l’emploi de la force affaiblit l’État, ce qui favorise la violence. Frapper les esprits par la mise en scène d’une violence extrême a un effet boomerang : la montée des oppositions possiblement organisées en rébellions, qui concurrencent le pouvoir central. Quant aux razzias, elles détruisent ou dispersent les sites de concentration des richesses, les leviers productifs et les pôles d’encadrement, limitant la création d’une économie d’accumulation alternative à une économie de rapine. La maigreur des rentes étatiques explique donc indirectement la permanence de la faiblesse de l’État et des insécurités dans l’histoire centrafricaine. Mais les violences actuelles sont liées autant au niveau de disponibilité des ressources qu’à leur gestion politique. L’inégale redistribution des rentes, dans un contexte de dégradation de l’économie et selon des clivages ethno- régionaux, a favorisé les contestations sociales et les conflits entre clientèles identitaires. Le jeu des leaders politiques de mobilisation d’identités territoriales (quartiers, régions, etc.) et culturelles (ethniques, religieuses, etc.) pour constituer et s’appuyer sur leurs clientèles, afin de contrôler le pouvoir et les ressources, est fondamental dans la dynamique des violences contemporaines.

53 La maigreur des rentes étatiques et leur redistribution inégalitaire influencent également la répartition des violences et des groupes armés. Le pouvoir central s’appuyant sur une base ethno-régionale étroite, les insurrections se concentrent dans les territoires marginalisés dans la redistribution rentière : quartiers Sud de Bangui (1996-2001), régions Nord-Ouest et Nord-Est (2005-2013), puis l’Ouest (2013). Les inégalités régionales de redistribution rentière à long terme justifient également des rébellions. Ainsi en est-il dans l’Est délaissé (UFDR, CPJP, Séléka) et qui s’oppose à l’Ouest intégré en termes de développement et d’enclavement. Toutefois, la guerre pour Bangui reste l’enjeu majeur des conflits. Les faibles ressources d’État demeurent une manne convoitée par les leaders politiques et les groupes armés.

54 Depuis 2014, la situation politico-militaire de la Centrafrique s’est renouvelée. Bangui est cadenassée par l’opération militaire française Sangaris et les missions de maintien de la paix (Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous la conduite africaine – MISCA, Mission multidimensionnelle intégrée de stabilisation des Nations unies en Centrafrique – MINUSCA). De fait, les groupes armés ont accru leur captation des ressources par des voies décentralisées. Ils ont approfondi les systèmes fiscaux alternatifs à l’État (impôts sur les circulations de marchandises, l’accès aux zones de production, la sécurité) et leur investissement dans les productions à haute valeur ajoutée (élevage, diamants). De fait, l’État a vu ses rentes chuter et le territoire a tendance à se « balkaniser » en suzerainetés régionales tenues par des groupes armés.

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55 Dans ce contexte, l’aide internationale répond aux urgences mais ne change pas en profondeur la situation politique. L’aide humanitaire se substitue à l’État en province plutôt qu’elle ne le renforce. L’aide au développement permet d’éviter la faillite de l’État, le maintien à flot dans la capitale, sans lui permettre un redéploiement dans l’arrière-pays. Et les ressources pour la paix sont partiellement détournées de leur objectif initial, vers des fins privées ou guerrières. Faire repartir un État rentier, même à maigres ressources, sur des nouveaux principes de redistribution, égalitaires, est encore un lointain espoir.

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Weinstein J. M., Porter J. E. et Eizenstat S. E., 2005 - “Rebuilding weak states”, Foreign Affairs, vol. 84, n° 1, p. 134-146.

NOTES

1. Les chiffres sur le budget de l’État centrafricain sont tirés des rapports annuels de la Zone franc de la Banque de France, disponibles de 1994 à 2014 en ligne (https://www.banque- france.fr/eurosysteme-et-international/zone-franc/rapports-annuels-de-la-zone-franc.html, consulté en 2017). 2. Certains auteurs appréhendent la faiblesse de l’État comme un risque pour la sécurité dans les pays du Sud et, par ricochet, dans ceux du Nord (Helman et Ratner, 1993 ; Eizenstat, Porter et Weinstein, 2005). L’idée que les renforcements des États et de la sécurité vont de pair

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s’inscrit dans la théorie de l’« État faible » et ses variables sémantiques (Migdal, 1988 ; Jackson, 1993 ; Helman et Ratner, 1993 ; Zartman, 1995), qui a pris une importance considérable dans les politiques de développement depuis les années 2000 (Châtaignier et Magro, 2007). 3. Cet article reprend des résultats d’une thèse de doctorat en géographie, alimentée par un an d’enquêtes de terrain en Afrique centrale (Centrafrique, Cameroun, Tchad ; un an cumulé entre 2011 et 2013) et des données collectées lors de plus récents entretiens, menés par intermittence à Paris (2014-2016) et lors de deux séjours de recherche de 15 jours au Tchad (février et juillet 2016). 4. Selon une étude scientifique de 2010, menée à Bangui et dans l’Ouest (Lobaye, Ombella M’Poko, , Ouham-Pendé), environ 60 % des adultes avaient été victimes de vols, de destructions de biens ou témoins de pillage depuis 2002 (Vinck et Phuong 2010). 5. Nourredine Adam serait dadjo par sa mère et rounga par son père. Il aurait étudié le droit et les matières premières, notamment en Égypte et en Israël. Il serait revenu en Centrafrique en 1998 comme capitaine de police à l’Office central de répression du banditisme, puis comme responsable de sécurité de l’aéroport de Bangui. De 2003 à 2007, il devient chef de la sécurité d’un sultan à Abou Dabi. Fin 2008, il rejoint la Convention des patriotes pour la justice et la paix (CPJP) et se rapproche de Charles Massi, avant de prendre la tête de la « CPJP fondamentale ». Il eut un rôle central dans l’unification de la Séléka et dans ses liens avec le Tchad. 6. Al-Khatim Mahamat, originaire du Salamat (Tchad), fut rebelle au Tchad, puis intégré dans l’armée en 1997, avant de franchir la frontière, en étant « libérateur » de Bozizé et l’un des « généraux » de la Séléka. 7. Ali Darassa Mahamat est un Peul Mbororo Oudah et l’ancien bras droit du rebelle-bandit tchadien Baba Ladde. 8. Sur l’accaparement des ressources par les bandes armées depuis 2014, il est possible de se référer aux rapports du groupe d’experts sur la République centrafricaine mandaté par le Conseil de Sécurité des Nations unies (https://www.un.org/sc/suborg/fr/sanctions/2127/panel-of- experts/reports), consulté en 2016). 9. Les agences d’encadrement rural touchées par les conflits furent notamment les suivantes : Agence centrafricaine de développement agricole, Agence nationale de développement de l’élevage, Institut centrafricain de recherche agronomique, Fédération nationale des éleveurs centrafricains et Institut supérieur de développement rural. 10. Les chiffres sur l’aide extérieure sont tirés des statistiques de l’Organisation de coopération et de développement économiques (http://stats.oecd.org/, consulté en 2016). 11. Les chiffres sur la répartition des aides humanitaire et au développement à l’intérieur de la Centrafrique sont issus d’un « système de gestion et de suivi de l’aide », élaboré par le PNUD et le ministère centrafricain du Plan, tombé en désuétude depuis 2011 (http://dad.minplan-rca.org, consulté en 2014).

RÉSUMÉS

Cet article discute de la pénurie des rentes d’État comme cause et conséquence des conflits armés, dans le cas de la Centrafrique et dans une perspective de géographie politique. Dans ce pays aux ressources limitées, la maigreur, la raréfaction et l’inégale redistribution des rentes d’État favorisent le recours à la violence comme mode de gouvernement et d’extorsion des ressources. Les conflits ont rendu l’État exsangue, ses ressources étant razziées ou

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« informalisées » par les groupes armés. L’aide internationale multiforme (humanitaire, au développement, au désarmement) se substitue à l’État en province, le maintien à flot dans la capitale, tout en étant en partie détournée, ne permettant pas de changer en profondeur la pénurie chronique des rentes d’État aggravée par les conflits.

This article analyzes the shortage of State rents as a cause and a consequence of armed conflicts, in the case of the Central African Republic and in a perspective of political geography. In this country with limited resources, the increasing scarcity and unequal redistribution of State rents favour the use of violence as a mode of government and a mode of extortion of resources. Armed conflicts force the State into bankruptcy because State resources are plundered by armed groups. International aid (humanitarian, development and disarmament) replaces the State in the provinces and maintains its presence in the capital. International aid does not change the chronic shortage of state rents aggravated by conflict.

INDEX

Mots-clés : Centrafrique, État, ressource, rente, conflit, guerre civile, violence, aide internationale, bois, diamant, coton, café Keywords : Central African Republic, State, resource, conflict, rent, civil war, violence, international aid, wood, diamond, cotton, coffee

AUTEUR

EMMANUEL CHAUVIN Emmanuel Chauvin, chercheur associé, Pôle de recherche pour l’organisation et la diffusion de l’information géographique (PRODIG), [email protected]

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Le contrôle des ressources de l’État, un enjeu des conflits en Centrafrique Control over State resources, a political issue in conflicts in Central African Republic

Gervais Ngovon

Introduction

1 De nombreux travaux s’emploient depuis la fin des années 1970 à décrire l’influence que les ressources naturelles, les inégalités, la diversité ethnique et culturelle ainsi que le passé colonial exercent sur les États en Afrique et sur les guerres qui les déchirent1. Peu nombreux à se consacrer à la République centrafricaine, ces travaux toutefois n’évoquent qu’insuffisamment les facteurs qui, propres au caractère néo-patrimonial des États africains, contiennent en eux-mêmes des germes d’exclusion et d’affrontements meurtriers.

2 Quand la théorie du complot international ne prend pas le dessus pour expliquer les guerres intestines sur le continent, ce sont des médias qui, peu regardants sur les responsabilités des acteurs internes, développent abondamment l’idée de déstabilisations par procuration, supposées exclusivement commanditées par des entreprises minières ou pétrolières, tandis que des chercheurs bien intentionnés pointent du doigt, pour les uns, le passé colonial qui aurait laissé « l’Afrique peu préparée à se gouverner elle-même » (Porteous, 2003 : 307-320, voir p. 309), et, pour les autres, l’échec d’une institution étatique importée que rejette « avec violence [la logique] de la recomposition identitaire » (Badie, 1992 : 233).

3 Nombre d’ouvrages de ces éminents auteurs revêtent assurément une pertinence indiscutable. Mais il reste que les analyses portant sur les pratiques politiques internes et sur leur articulation avec les comportements sociaux, ainsi qu’avec les éruptions de violences qui s’ensuivent, méritent d’être approfondies. Le présent article s’inscrit dans

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cette préoccupation mais se circonscrit à la République centrafricaine. Il entend contribuer à éclairer dans la mesure du possible la trame des tragédies répétitives auxquelles le pays est soumis et questionne à ce propos les motivations véritables des protagonistes nationaux.

4 Certes, les ressources du sous-sol dans les pays africains, en sus de considérations géopolitiques qu’on ne peut nier, éveillent des convoitises extérieures susceptibles de déclencher, d’alimenter ou d’exacerber les conflits internes. L’implication de parrains politiques régionaux ou lointains et de diverses entreprises internationales, – pourtant pourvues de respectabilité –, dans les filières criminelles liées à l’économie de guerre, a été largement démontrée (Marchal et Messiant, 2002 : 58-69, voir p. 65). Et s’agissant du Centrafrique2, il ne serait pas étonnant que le contrôle de ces ressources naturelles compte au nombre des enjeux des confrontations actuelles.

5 Mais les analyses portées autour de ces conflits dans les États africains s’attachent un peu trop souvent à ne souligner que les culpabilités extérieures plutôt qu’à explorer simultanément la part de responsabilités des acteurs nationaux. On tend manifestement à penser que ces acteurs nationaux servent uniquement de jouets aux mains de l’extérieur. Sont largement passées sous silence leurs visées personnelles et immédiates aussi bien que leurs stratégies de contournement à des fins individuelles. La lisibilité de l’interaction entre les différents facteurs de ces conflits reste ainsi approximative quant aux causes endogènes.

6 Faut-il au demeurant considérer les ressources naturelles comme une « malédiction »3 ? Le Cameroun, le Gabon et la Guinée équatoriale disposent de ressources extractives importantes mais n’ont point sombré dans la violence tandis que le Congo-Kinshasa tarde à retrouver sa stabilité de l’époque Mobutu, que le Congo-Brazzaville a connu des tourmentes où l’interférence de pétroliers n’est pas contestée et que le Centrafrique quant à lui est continuellement pris de convulsions depuis vingt ans. Des paramètres spécifiques à chaque pays sont donc à considérer, en lien avec les postures et les jeux politiques internes comme en rapport avec d’autres facteurs de politique internationale.

7 Il est clair, certes, que les ressources extractives en Centrafrique ne laissent point indifférents les protagonistes des rivalités sanglantes qui s’y jouent. Les brimades et les extorsions pratiquées dès 2008 par les mouvements insurrectionnels comme l’UFDR4 et la CPJP5 contre des diamantaires à Sam-Ouandja, à Sangba et à Bria en ont fourni les premiers signaux. L’exploitation directe de sites aurifères et diamantifères par les responsables de ces mouvements, pratiquée au mépris total du circuit légal, allait très vite confirmer la tendance6. Des rapports conflictuels politisés, et d’une complexité extrême, finirent d’ailleurs par s’établir entre l’univers des diamantaires et celui du pouvoir, avec des « pro-Bozizé » d’une part et des « anti-Bozizé » de l’autre. Comme indice flagrant de cette « bataille d’initiés », l’aveu d’hommes d’affaires qui, hostiles à François Bozizé, déclarèrent au travers de médias internationaux s’être servis du diamant pour financer le renversement de ce dernier7. Michel Djotodia lui-même se livra à des aveux similaires en avril 2013 : « Aucun pays étranger n’a financé notre marche sur Bangui […]. Nous nous sommes servis uniquement de notre diamant pour l’équipement et l’alimentation des troupes »8.

8 Cependant, au cœur de ces conflits successifs, un autre enjeu tout aussi crucial que les ressources extractives prend relief et épaisseur : il s’agit des « ressources de l’État » au sens où l’entendent les finances publiques, c’est-à-dire les moyens assignés au

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fonctionnement de l’État et au développement de ses infrastructures. Recettes fiscalo- douanières, facilités du Trésor public et du domaine foncier de l’État, concours financiers extérieurs ou encore dons en nature semblent en effet procéder de ces ressources dont le contrôle demeure un ressort des conflits, un vecteur de lutte pour le pouvoir.

9 Le mentionner n’est guère excessif. User de rigueur dans l’analyse de la situation conflictuelle particulière du Centrafrique ne peut s’accommoder de quelque autocensure. Les Centrafricains, mieux que d’autres, ont d’ailleurs conscience de certaines stratégies que camouflent les rivalités politico-militaires : ils parlent de « yé ti tèngo »9, expression en sango renvoyant à celle si connue de « la politique du ventre » répandue par Jean-François Bayard (2006). Illustratif également est le terme « chercher à manger », groupe de mots devenu un qualificatif moqueur dont ils affublent nombre d’acteurs politiques et d’agents de l’État. D’autant que les responsabilités gouvernementales et administratives sont perçues en ce pays en fonction des rentes qu’elles génèrent, rémunération mensuelle mais surtout subsides indus prélevés sur les ressources de l’État. « La mangeoire principale », écrit à cet égard Jean-Paul Ngoupandé, « est constituée par la vingtaine de milliers de postes offerts par la fonction publique, à quoi il faut ajouter quelques autres centaines provenant des sociétés d’État et d’économie mixte » (1997 : 127).

10 S’interroger donc sur les ressorts véritables poussant les acteurs nationaux à la confrontation, questionner les motivations d’une « classe politique habituée à utiliser l’État comme […] sa source de pouvoir, de statut, de rente et autres formes de richesses » (Lafay et Lecaillon, 1993 : 28), c’est simplement s’imposer d’investiguer sur un aspect endogène de ces conflits afin de mieux de les saisir. Il ne s’agit pas dès lors d’un exercice purement théorique, ou, comme pourraient le craindre certains, de verser dans un amalgame tendant à « étudier l’État africain comme l’État des pays occidentaux », ou de vouloir ignorer les originalités centrafricaines, ou encore de s’acharner à critiquer le tribalisme ou l’ethnicité en le privant du « sens » qui serait le sien10. La gravité des drames dont le Centrafrique est sans cesse le théâtre questionne le fonctionnement même de la société. À quoi tiennent ces interminables conflits ? Quelles aspirations véritables motivent leurs protagonistes ? Les discours prônant la construction d’une société égalitaire constituent-ils le seul moteur de leurs batailles ou tiennent-ils plutôt lieu d’une simple rhétorique d’affichage dissimulant d’autres visées bien plus personnelles, à savoir ce contrôle des ressources de l’État ?

11 Seront de ce point de vue facteurs d’éclairage l’analyse du caractère néo-patrimonial de l’État centrafricain (1), l’examen du népotisme et de l’ethnicité qu’il promeut dans la distribution des ressources (2) ainsi que celui des réseaux clientélistes dont il est porteur (3). Le processus menant aux éruptions de violences pourrait alors mieux être saisi (4).

Une gestion néo-patrimoniale, prémisse d’exclusion et de conflits

12 Traiter de néo-patrimonialisme requiert un détour par Max Weber. C’est à ce dernier en effet qu’on doit le terme premier de patrimonialisme, concept qu’il analyse comme un mode historique de domination où le chef politique s’approprie les ressources de l’État en tenant sa légitimité de la tradition (Weber, 1971 : 323 et suiv.). Système où

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toute primauté revient au chef plutôt qu’à des règles écrites, le patrimonialisme dissout les ressources de la collectivité dans le patrimoine du prince qui en dispose à sa guise, son arbitraire et ses mouvements d’humeur demeurant les principaux facteurs structurants du champ socio-politique.

13 Le néo-patrimonialisme s’inscrit dans cette filiation. Formule de transposition du patrimonialisme dans le contexte d’un État moderne doté de structures légales et formelles, le terme résulte surtout des travaux de Shmuel Eisenstadt (1973) comme de Jean-François Médard (1990 : 25-36) et « décrit la poursuite, dans un contexte contemporain, d’un modèle ancien de domination qui, en combinant […] arbitraire personnel et normes traditionnelles, étend la logique de l’autorité patriarcale […] à la société globale » (Fauré et Médard, 1994 : 289-309, citation p. 290). L’évolution de la vie politique en Centrafrique n’est pas sans illustrer ce concept d’État néo-patrimonial. En agitant dès 1959 devant des parlementaires ses liens ésotériques mogba pour faciliter son accession aux plus hautes fonctions de l’État11, comme en faisant cerner en 1960 l’Assemblée nationale par des Aka12 armés de flèches empoisonnées pour extorquer des députés un texte en sa faveur (Kalck, 1995 : 190), David Dacko, premier président de la République centrafricaine indépendante, plantait déjà le décor d’un État où, malgré les textes élaborés et les institutions établies, vie politique et vie domestique allaient s’interpénétrer.

14 Les extravagances financières de Jean-Bedel Bokassa allaient durablement consacrer la tendance, tant l’ancien empereur ne concevait aucune distinction entre les deniers de l’État et ses deniers propres13. N’importe quelle structure étatique d’ailleurs, pour peu qu’elle soit pourvoyeuse de rentes, passait sous le contrôle absolu du monarque : l’Office national de commercialisation des produits agricoles (ONCPA), par exemple, fut expressément rattaché à ce dernier, et tous ses engins roulants immobilisés à Béréngo14 le furent « sous l’autorité directe du chef de l’État » (Bigo, 1988 : 121).

15 Alléguer que les pouvoirs consécutifs ont rompu avec cette déprédation serait inexact : les modalités d’enrichissement personnel ont certes perdu de leur théâtralisation mais ne se sont pas moins perpétuées. Si André Kolingba s’est montré moins bruyant avec le Trésor public, le foncier a révélé la nature néo-patrimoniale de sa gestion : entre 1981 et 1993, et dans des conditions fort discutables, près d’une trentaine d’espaces bâtis et non bâtis dans la capitale ont enrichi son patrimoine15. Dans le même temps, l’utilisation des moyens de l’État pour la création et l’entretien de ses fermes Bata-gni- ndou à Bangui et dans son village de Kembé, prolongeait la confusion entre les ressources publiques et les ressources personnelles du président et contribuait à caractériser la poursuite de la gestion néo-patrimoniale.

16 Ange-Félix Patassé se maintint sur la même voie. Sitôt son élection fin 2013, il s’octroya par décret, entre autres, une concession minière (Ngoupandé, 1997 : 179), versa dans une « captation des ressources nationales » d’un pas qualifié de « caricatural et ostensible » (Léaba 2001 : 163-175, citation p. 167)16, au point de se déclarer multimilliardaire et de jeter un trouble dans ses relations avec le Fonds monétaire international (FMI)17.

17 François Bozizé, parvenu au pouvoir en 2003, et en dépit de ses discours de rupture, prolongea lui aussi ce caractère néo-patrimonial de la gestion étatique. L’utilisation des fonds du Trésor public à des fins personnelles du président revêtit divers camouflages, s’inscrivant dans certains cas sous une ligne « programmes spéciaux » spécifique à la présidence de la République18. En 2010, François Bozizé se substitua carrément aux

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compétences du ministère des Finances, s’appropriant le contrôle du comité de trésorerie qu’il présidait désormais chaque semaine pour décider des dépenses du Trésor public. Janvier 2012 inaugura une concentration supplémentaire : un décret portait dissolution des conseils d’administration de l’ensemble des sociétés publiques et parapubliques du pays19 et, en remplacement, érigeait un Conseil spécial de surveillance et de redressement des entreprises et offices publics (CSSREOP) placé sous la présidence directe du chef de l’État. Le chef de l’État tenait ainsi lieu à la fois d’unique comptable des ressources du Trésor public et d’unique dirigeant de l’ensemble des entreprises publiques et semi-publiques du pays.

18 Son renversement en 2013 ne marqua en rien la fin du néo-patrimonialisme : la présidence controversée de Michel Djotodia comme la transition de Catherine Samba- Panza ont porté elles aussi ces stigmates du télescopage entre le chef politique et les institutions. En mars 2014 par exemple, le circuit problématique suivi par les 5 milliards de F CFA octroyés par l’Angola au Trésor public a révélé qu’au-delà des changements d’individus, les habitudes demeuraient les mêmes20.

19 C’est cette gestion néo-patrimoniale qui semble la prémisse des conflits auxquels est épisodiquement sujet le Centrafrique. La pensée politique et juridique britannique au XVIe siècle était déjà sensible au fait qu’une telle façon de gouverner, par l’égotisme qu’elle promeut, contient des germes de troubles et de séditions (Supiot, 2015 : 132). Francis Bacon fut de ceux qui exprimèrent l’idée avec le plus de vigueur, comparant l’argent au fumier qu’il ne faut point laisser entasser si l’on veut qu’il fertilise la terre au lieu de polluer l’atmosphère (Bacon, 1999 : 237). Faut-il que des catéchumènes d’un africanisme particulier, au nom du relativisme culturel, considèrent une telle pensée politique comme valant exclusivement pour l’Occident ? Dans un pays tel que le Centrafrique, confronté à la nécessité de s’édifier en État et en une « société des égaux », comme l’eût dit Pierre Rosanvallon (2011), la gestion néo-patrimoniale ne peut que mener à des conséquences désastreuses. D’autant que s’y ajoutent le népotisme et l’ethnicité.

Népotisme et ethnicité comme circuits d’une distribution problématique des ressources nationales

20 Le népotisme et l’ethnicité, en déterminant une distribution arbitraire et contestable des ressources de l’État, ont étendu les fractures sociales, alimenté chez les exclus un sentiment de dépossession et préparé le terrain aux batailles sanglantes qui allaient s’ensuivre. On doit à l’italien nepotismo, dérivé de nepote et signifiant neveu, le terme de népotisme. Si le vocabulaire atteste d’une pratique aux origines bien lointaines en Occident, principalement au sein de l’Église catholique romaine où le phénomène de neveux cardinaux médiévaux a joué « un rôle important dans le renforcement de l’institution pontificale »21, le népotisme renvoie de nos jours, et pour un État moderne, à une pratique moralement dommageable, consistant pour le chef politique à distribuer charges, responsabilités et avantages à des membres de sa famille plutôt qu’aux personnes qui y ont droit ou en ont les compétences.

21 De l’aveu général, la dérive népotiste en Centrafrique – dans sa version étatique – a débuté sitôt le décès tragique de Barthélémy Boganda. Limitée certes au cercle fermé du pouvoir, elle était néanmoins manifeste : David Dacko, pour prendre la tête du

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gouvernement à la suite du leader défunt, fit ainsi valoir être le neveu de ce dernier et ne parvint à ses fins que pour ce motif, au détriment d’ailleurs d’Abel Goumba dont la légitimité au regard des circonstances politiques d’alors était pourtant indiscutable. Jean-Bedel Bokassa à son tour souligna être neveu du même Boganda afin d’asseoir sa reconnaissance à présider le pays (Bigo, 1988 : 42)22. Népotisme flagrant donc, mais népotisme circonscrit au sommet de l’État et destiné en ce temps déjà au contrôle du pays.

22 C’est bien plus tard qu’allait s’opérer le basculement du Centrafrique vers un népotisme étendu à tout l’appareil administratif. Débuté sous Bokassa dont les neveux, cousins et autres parents étaient placés « à des postes honorifiques dans l’armée ou le parti, ou à des postes plus lucratifs dans des sociétés d’économie mixte » (op. cit. : 133), ce népotisme de règle se renforça et prit racine sous André Kolingba. On se souvient de certaines sorties fracassantes du neveu de ce dernier, placé alors à la tête de l’entreprise parapublique la plus en vue – comme président du conseil d’administration de cette entreprise publique –, un cousin du même André Kolingba, cousin cumulant ces fonctions-ci avec celles de conseiller à la présidence de la République, de directeur général d’une banque de la place et de président du conseil d’administration d’une deuxième entreprise parapublique.

23 On sait également la montée subite de la famille d’Ange-Félix Patassé à la tête de structures du diamant sitôt fin 1993. Le népotisme fut alors comme sanctifié, un Premier ministre allant jusqu’à regretter, sur les ondes internationales, de n’avoir pas l’honneur d’être un parent du président : « Cela aurait été un honneur pour moi [d’être un parent du président Patassé]. Après tout, qui ne souhaiterait pas être un parent du président de la République ? Malheureusement ce n’est pas le cas »23. Propos fort significatifs, notent Andreas Mehler et Vincent da Cruz (2000 :197-208, voir p. 198), du sens que se fait cette haute compétence quant aux solidarités au sein d’un État.

24 L’époque de Bozizé marqua la continuité du népotisme dont usent les chefs politiques. Les Centrafricains donnèrent du reste à la famille du président l’appellation de « conseil d’administration » (ICG, 2013 ; 2). Tandis que l’un des fils était ministre de la Défense, un autre occupait un poste honorifique à la tête d’une entreprise d’extraction de diamant (ICG, 2010 : 6), un troisième régentait l’aéroport de Bangui-M’Poko, deux autres encore tenaient des positions clés dans la gendarmerie, un neveu occupait la direction nationale de la Banque centrale etc.

25 Michel Djotodia ne fut pas de reste : au gouvernement se comptaient son frère et son neveu, comme à la tête d’une structure de gestion d’hydrocarbures se rencontrait un de ses cadets…

26 Les faits en témoignent, le népotisme dans sa version en cours en Centrafrique remonte à l’apparition même de l’État et correspond, pour chaque tenant du pouvoir, à une distribution de charges publiques à ses fils, à ses neveux, à ses cousins. La dialectique entre l’exercice du pouvoir et la responsabilité de conduire des millions d’hommes vers un horizon commun fait assurément défaut à cette manière de gouverner. Ni les stigmates de la colonisation ni les interférences de la communauté internationale ne peuvent en la cause servir de justificatifs et déresponsabiliser les gouvernants successifs, dans ce pays où la remise en question de soi n’est pas un exercice courant.

27 Il va sans dire que le lien est étroit entre ce népotisme et l’ethnicité, autre caractéristique de la vie publique nationale. La notion d’ethnicité tient d’un emprunt au grec ethnos qui désignait, dans la pensée hellénique, les populations dépourvues

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d’organisations de type cités-États, sans pour autant impliquer l’appartenance à un même clan ou à une même tribu (Amselle, 1987 : 465-489, voir p. 465). Reprise toutefois par les théoriciens modernes, la notion d’ethnicité ne va pas aujourd’hui sans susciter des doutes parmi les auteurs les plus sérieux24, tant ses contours sont devenus fumeux. L’ethnicité n’est plus guère qu’un « concept vague », mentionne ainsi Alice Nicole Sindzingre : « les groupes sociaux, se combinent et se superposent avec de nombreuses variations dans les degrés d’appartenance ; ils englobent [d’ailleurs] des sous-groupes dont les antagonismes ne se révèlent que dans certaines situations » (Sindzingre : 117-150, citation p. 133).

28 Soit. Mais le décor ainsi planté, il serait tout de même inapproprié d’ignorer la réalité visible à laquelle renvoie ce terme dans le contexte centrafricain. Être ngbaka, gbaya, sango ou yakoma etc. représente en ce pays une appartenance ethnique ressentie, marqueuse d’une identité sociale parmi d’autres, l’identité ayant elle-même de nombreuses significations différentes, politiques, sociales, voire psychologiques.

29 L’utilisation à des fins politiques de cette ethnicité est allée de pair avec la montée du népotisme relatée plus haut. Elle a commencé dans une certaine mesure avec Jean- Bedel Bokassa, sous l’autorité duquel la composition des forces de sécurité, principalement dans l’armée avec les « Abeilles »25 ainsi que dans la police, constituait le reflet de l’ethnie du chef de l’État26. Elle a gagné en dimension avec André Kolingba en caractérisant un accaparement alors inégalé des postes de responsabilité et de rentes : d’un côté, alors que l’Escadron blindé autonome (EBA), son corps d’élite militaire, reproduisait une concentration ethnique yakoma de degré similaire à la concentration ngbaka des « Abeilles » de Bokassa, l’armée dans son ensemble glissait tout autant dans une ethnicisation sans précédent pour le pays (Faltas 2001 : 77-96, lire principalement p. 82-83) ; de l’autre, sur trente-deux postes de direction générale d’entreprises publiques et parapubliques, vingt-sept allaient avoir pour occupants des cadres de la seule ethnie yakoma ainsi que le releva le parti unique d’alors27.

30 Une double exploitation de l’ethnicité a pris corps à partir de là : les ressources de l’État sont distribuées entre membres de la même communauté ethnique, en contrepartie de quoi les acteurs virils de cette communauté ont le devoir d’assurer la sécurisation du pouvoir. S’en trouvent garanties, pour le chef politique, la pérennité de son pouvoir, et, pour les membres de la communauté, la primauté continue de leur ethnie sur les autres. C’est peu dire qu’un tel dispositif renferme des germes de conflits et de déstabilisation de l’État.

31 Ange-Félix Patassé aggrava la fracture, récupérant « pour le compte des cadres […] de sa région natale […] tous les postes occupés jusque-là par les sortants, dans la fonction publique et dans les sociétés d’État et d’économie mixte » (Ngoupandé, 1997 : 119-120), et constituant dans le même temps, sous son contrôle et sous la direction de certains de ses ministres, des milices ethnicisées (Melly, 2002 : 21-22). La milice appelée karako avait pour foyer le quartier Boy-Rabé et était principalement composée de l’ethnie gbaya28. Celle nommée balawa était pour sa part une concentration de l’ethnie kaba et avait son état-major au quartier Combattant. Quant à la milice sarawi, elle procédait de l’ethnie sara, avait sa base au quartier Sara et tenait d’ailleurs son appellation du nom du groupe ethnique dont elle était composée.

32 À la « captation des ressources nationales » (Léaba, 2001 : 163-175, expression p. 167) sur fond d’ethnicité, s’ajouta, à cette époque, l’instauration d’une rhétorique communautariste à caractère guerrier, tournée contre des cibles clairement citées à la

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vindicte publique. Luc Apollinaire Dondon Konamabaye, président de l’Assemblée nationale, déclara de la sorte lors d’un discours officiel que l’ethnie du général André Kolingba – l’ancien président de la République passé dans l’opposition politique du moment –, n’était qu’une « minorité […] exogène, assimilée et intégrée, imbue de suprématie et assoiffée de pouvoir » (op. cit.).

33 L’arrivée aux affaires de François Bozizé tourna la surreprésentation ethnique à l’avantage des Gbaya (ICG, 2007 : 18). Le cloisonnement alvéolaire du nouveau pouvoir autour de cette surreprésentation ethnique fut l’une de ses caractéristiques majeures. Les « postes clés au ministère des Finances étaient […] détenus par des membres de la communauté ethnique présidentielle tandis que le ministère des Mines était presque mono-ethnique, la plupart de ses cadres et directeurs étant originaires de la région du président, Bossangoa » (ICG, 2013 : 2). C’est, à titre d’exemple, ce relent d’ethnicité qui mit en échec le Programme de réinsertion et d’appui aux communautés (PRAC) initié en 2005. Des ex-combattants protestèrent en effet contre le PRAC à partir de juin 2006, dénonçant le favoritisme dont bénéficiaient ceux d’entre eux issus de l’ethnie gbaya (Berman et Lombard, 2008 : 124).

34 Faut-il considérer le clivage violemment apparu depuis décembre 2013 comme résultant d’une forme des représentations d’ethnicité en Centrafrique ? Oui sans nul doute. Mais est-il pertinent d’y lire une guerre de religions ?

35 La dynamique des batailles fratricides en cours appelle à être mieux déchiffrée si l’on veut déconstruire ces rapports et expertises qui, élaborés à la hâte et sans le recul critique nécessaire, n’ont pas fini de s’avérer désastreux dans les solutions qu’ils préconisent. Que des médias internationaux versent dans des analyses innocemment réductrices ou délibérément simplistes pour inscrire coûte que coûte le conflit à travers une grille de lecture facilement accessible à leur public, et voilà que tous les appareils politiques et financiers internationaux se mettent en branle dans la même direction, prompts à déceler partout ce fameux « choc des civilisations » dont Samuel Huntington demeure l’un des plus célèbres théoriciens (1997). On perd de vue que les médias ont été pris de vitesse en Centrafrique et qu’ils n’ont circonscrit leur action qu’à l’événementiel en occultant ou en biaisant les facteurs dont la mesure est complexe29. C’est un fait par exemple que les anti-balaka ne sont guère une milice chrétienne : la profusion des gris-gris dont ils se parent ne correspond en rien aux symboles du christianisme et ils n’ont jamais non plus, à l’opposé d’un Joseph Kony, invoqué les Évangiles comme justification de leur action. De même, côté Séléka, nul verset du Coran n’a été brandi par les acteurs du mouvement comme motivation de leur initiative. D’où vient-il qu’on parle de conflit de religions dans un tel contexte ?

36 Le caractère communautariste du conflit est certes indiscutable. Mais des travaux anthropologiques gagneraient à se pencher sur la particularité de ce clivage dans un pays où l’ethnicité induit de multiples représentations après avoir marqué de son empreinte cinquante années de vie politique. Il faut questionner en Centrafrique la pluralité des représentations de l’altérité, en interroger les signifiants, démêler les ressorts psychologiques en œuvre, sachant qu’il « n’est pas de savoir anthropologique qui puisse faire l’économie de la découverte de l’inconscient » (Legendre, 2001 : 112). Il est peu pertinent d’évoquer une guerre interconfessionnelle quand on sait que les autorités religieuses – chrétiennes comme musulmanes – n’ont jamais eu la moindre emprise sur les acteurs du conflit, que leurs discours demeurent inaudibles des

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protagonistes, et que leur mobilisation incessante depuis 2013 revêt tout au plus une portée symbolique d’une volonté de narration d’un vivre ensemble.

37 En attendant, la cacophonie conceptuelle libérée par la pression des médias et par les expertises précipitées n’est pas sans répercussion sur le corps social. L’amalgame où se sont égarés à Bangui des étudiants, c’est-à-dire des jeunes esprits instruits du pays, les portant sous les caméras de France 24 à opposer le terme de « musulmans » à celui de « Centrafricains », en d’autres termes à opposer un concept confessionnel à un concept d’état-civil, révèle l’ampleur de la confusion30. C’est à croire que les Centrafricains ont pour pays le Centrafrique tandis que les musulmans, eux, auraient pour pays une terre du nom de Musulmanie.

38 Les considérations d’ethnicité, en conclusion, sont funestes non seulement en raison de leur instrumentalisation politique directe, mais aussi du fait des multiples représentations destructrices qu’elles induisent et qui échappent au contrôle des entrepreneurs politiques eux-mêmes. Elles prennent à défaut le façonnement de la solidarité nationale, et l’on comprend pourquoi la pensée politique platonicienne fut une longue méditation sur la nécessité de délivrer les individus de cette forme d’ethnocentrisme dont l’issue ne peut qu’être un suicide collectif31. Rêvèrent d’ailleurs également d’une société débarrassée d’ethnicité, les plus éminents premiers penseurs des religions du Livre32, dont on eût cru l’influence plus grande dans un Centrafrique où le nom de Dieu demeure un des principaux référents du discours politique.

39 D’autres facteurs dus à des jeux de positionnements individuels, à des réflexes opportunistes, à des stratégies personnelles pour tirer parti le mieux possible des ressources nationales appellent à être évoqués, d’autant qu’ils ne sont pas étrangers aux éruptions de violences successives. Parmi ces facteurs figurent les infidélités qui traversent les réseaux clientélistes.

Infidélité et trahisons au cœur des réseaux clientélistes

40 Le clientélisme « sert à désigner des liens personnalisés, entre des individus appartenant à des groupes sociaux disposant de ressources matérielles et symboliques de valeur très inégale […], [et impliquant] des obligations morales unissant un "patron" et les "clients" qui en dépendent » (Briquet, 1998 : 7-36, citation p. 7). La description du phénomène que livre Jean-Louis Briquet restitue excellemment le lien de dépendance qu’engendre la gestion néo-patrimoniale en Centrafrique entre le chef politique et certains agents de l’État. Le chef politique étant le « patron », les hommes d’affaires, fonctionnaires et autres cadres considérés étant pour leur part les « clients ».

41 Mais la fragilité des pouvoirs successifs en Centrafrique entraîne également une fragilité des liens au sein de ces réseaux clientélistes où s’arrangent les passerelles pour l’accès aux affaires et aux postes convoités, et ceci d’autant plus que ces canaux clientélistes changent sitôt le renversement du « patron » et l’arrivée d’un autre chef politique. En conséquence, en Centrafrique, les individus impliqués dans ces réseaux doivent se renier à chaque alternance, fût-elle démocratique ou brutale, trahir leurs alliances de la veille pour flatter le nouveau prince et prendre place parmi les privilégiés. Les reniements auxquels est ainsi accoutumée la vie politique centrafricaine sont des plus spectaculaires. Tel responsable politique, soutien d’André Kolingba sous le

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pouvoir d’André Kolingba, puis défenseur de François Bozizé sous son pouvoir, remodelé ensuite en inconditionnel de Michel Djotodia sitôt le 24 mars 2013, n’a point hésité à trahir ce dernier comme tant d’autres, le 10 janvier 2014 à N’Djaména, avant de se croire investi à son tour d’un destin national. Tel autre, ministre d’Ange-Félix Patassé, reconverti en acteur d’insurrection armée contre François Bozizé, s’est contre toute attente recyclé en ministre conseiller de ce même Bozizé qu’il avait combattu, puis en ministre conseiller de Michel Djotodia, enfin en ministre conseiller de Catherine Samba-Panza. Les exemples se citeraient à satiété et composeraient tout un livre. Certains s’enorgueillissent même d’avoir été conseillers de tous les présidents, depuis Bokassa.

42 À ces parcours sinueux et changeants se mêlent les volte-face de ceux qui, nommés au gouvernement au nom de leur parti, refusent de le quitter quand le leur demande la formation politique dont ils sont issus. La crise politique d’août 2014 en a fourni plusieurs illustrations33. « Il faudrait sans doute une étude plus détaillée », écrit Didier Bigo, menée à partir des trajectoires personnelles des deux ou trois cents personnes qui occupent les postes de ministres et de directeurs généraux des administrations et sociétés d’État, pour retrouver la logique qui permet à certains de revenir au premier plan. Qui est-ce qui est en jeu ? Leur mérite personnel ? Leur idéologie ? Ou plutôt le jeu des alliances familiales ? (Bigo, 1988 : 265).

43 Dans un rapport récent, le chercheur Christopher Day et l’équipe d’Enough Project ont souligné cet incessant « tour de manège des élites » comme un facteur d’instabilité et de violences dans le pays (Day et Enough Project, 2016). Seront-ils entendus ?

44 Prétendre en tout cas que ces différents acteurs suivent une ligne politique véritable ou sont portés par un projet de société serait excessif. L’exercice d’une parcelle du pouvoir en Centrafrique s’est réduit à un salariat que la plupart convoitent. Chez ces derniers, traitements avantageux, voyages et véhicules de fonction l’emportent manifestement sur toute autre considération. Dans leur environnement de symboles et de représentations, les véhicules de luxe et les voyages par avion confèrent un prestige tel qu’il convient d’user de tout et du contraire de tout pour se les offrir. Le clientélisme développé favorise ainsi un réflexe d’opportunisme et ne va guère non plus sans félonie. En est symptomatique le cas de ce ministre conseiller de Michel Djotodia, passé ministre conseiller de Catherine Samba-Panza et qui s’employait, malgré tout, à affaiblir celle-ci au travers de brûlots qu’il répandait dans la presse sous différents pseudonymes.

45 Des relations sociales ainsi coupées de leurs bases authentiques alimentent le double langage et disloquent l’équerre intérieure par laquelle « l’individu-sujet se construit et construit sa relation au monde » (Legendre, 2001 : 115). Les témoignages de solidarité ou les engagements politiques exprimés dans un tel contexte instaurent une indétermination d’autant plus risquée qu’ils répandent l’illusion d’une garantie qui n’en est pas une, une garantie chausse-trappe dont le potentiel de tromperie peut déjouer toutes les prédictions34. En lieu et place d’un pays classique, s’est établie une République de masques où le mépris de la parole donnée et un activisme tapageur révèlent une société en miettes. Rien n’atteste que ces infidélités et volte-face soutiennent la comparaison avec le jeu politique classique en œuvre sous d’autres cieux ; ils ne semblent y être comparables ni par leur fréquence ni par leurs enjeux35. Ils servent au contraire de ressort à un processus de déloyauté qui, adossé à quelque ambition personnelle et immédiate, se nourrit à revers des faiblesses du pouvoir du

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moment, fragilise un État déjà incertain et crée des conditions insurrectionnelles permanentes. Les rébellions et les violences en ce pays sont ainsi souvent portées par d’anciens dignitaires déchus, désireux de prendre leur revanche ou d’accéder à nouveau aux arcanes du pouvoir36. Notons à cet égard que François Bozizé fut un dignitaire du régime d’Ange-Félix Patassé avant de tomber en disgrâce et d’entrer en rébellion ; notons encore que Charles Massi fut lui aussi une sommité du régime Bozizé avant d’en être évincé et de lever aussitôt une insurrection ; notons enfin que la Séléka a été non seulement une alliance entre divers individus porteurs de griefs personnels contre François Bozizé, mais aussi une fédération d’anciens dignitaires déchus. Quiconque s’emploie à une analyse rigoureuse des interminables conflits en Centrafrique ne devrait pas l’ignorer.

46 Se dessinent ici, dès lors, le relief des motivations d’ordre matériel ou vénal et leur importance dans les conflits successifs en Centrafrique. Pour reprendre les termes de Gérard Prunier, ceux « qui considèrent l’État comme une caverne d’Ali Baba où se servir et puiser les ressources » se livrent une lutte à mort pour s’emparer du trésor (Prunier, 1991 : 9-14, citation p. 11).

47 Un facteur d’aggravation de cette dérive, et peu souligné par les analystes à ce jour, est que l’enrichissement illicite bénéficie d’une certaine indulgence dans l’opinion publique, voire d’un encouragement dans l’inconscient collectif. David Dacko, qui est demeuré de fortune modeste après son départ du pouvoir, n’a pas manqué de susciter les railleries de certains de ses concitoyens : « Quelle stupidité chez Dacko que d’être resté sans fortune malgré ses deux passages à la tête de l’État ! » a-t-on souvent entendu. Tout se passe comme si chacun convenait que dérober à l’État revient à ne dérober à personne. Verser dans l’affairisme, opérer des malversations serait au demeurant un fait de prévoyance et de pragmatisme. S’en abstenir alors qu’on exerce de hautes fonctions ne serait rien d’autre que de l’imbécillité. Cette vision rabougrie des charges publiques perceptible chez nombre de Centrafricains vide assurément l’exercice du pouvoir de ses exigences morales. Aux valeurs fondatrices de l’engagement public se substituent, dans l’opinion, de simples enjeux de lucre, une vulgaire équation d’enrichissement personnel. Conception négative et pauvre des fonctions administratives et politiques, à rebours de la généreuse pensée hégélienne de l’État tutélaire.

48 Cet état d’esprit a largement contribué à rendre possibles l’affairisme et la corruption auxquels le pays est en proie et qu’on ne peut ici s’abstenir d’évoquer. Car l’affairisme et la corruption, en déterminant une redistribution arbitraire des ressources publiques détournées, lubrifient un mécanisme d’exclusion dans l’accès à ces ressources et cristallisent maintes frustrations d’une charge explosive mortelle.

49 L’ampleur du phénomène d’affairisme en Centrafrique correspond à ce que Jean-Pierre Olivier de Sardan et Giorgio Blundo appellent une « privatisation du service public » (Olivier de Sardan et Blundo, 2001 : 8-37, l’expression citée se retrouve à maints endroits de la p. 32 à la p. 33). Chaque détenteur d’une parcelle d’autorité publique s’emploie autant qu’il peut à tirer de ses attributions un bénéfice personnel et immédiat. Il serait fastidieux, pour l’exercice auquel se livre cet article, d’établir une distinction conceptuelle entre les détournements des deniers ou des biens publics, la corruption, la concussion, le trafic d’influence et autres « arrangements » à des fins vénales, les commissions, gratifications ou pots-de-vin de toutes sortes. C’est donc à distance des définitions strictement juridiques, et afin de faciliter la compréhension de

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la problématique en jeu, qu’il importe ici de privilégier le terme d’affairisme dans son acceptation la plus large ainsi que l’admet l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 2000 : 3-5). L’affairisme selon l’OCDE englobe en effet les pratiques corruptives de tous genres, « corruptives » devant naturellement s’entendre suivant son étymologie au sens de « ce qui pervertit, ce qui altère, ce qui gâte »37.

50 Ange-Félix Patassé incitait lui-même les agents de l’État à faire fi de la notion de conflit d’intérêts : « Je fais des affaires [en usant de ma position] au vu et au su de tout le monde. Je donne ainsi l’exemple à mes compatriotes […]. En Afrique, la tradition veut qu’un chef ait des ressources. C’est le réflexe d’un Africain digne »38. Et suite à la création de son entreprise Transoil, le discours tenu par ses ministres aux partenaires internationaux ne s’embarrassait d’aucun scrupule : « Tous les présidents africains ont des intérêts, le plus souvent cachés, dans les économies ; le président Patassé a l’honnêteté d’investir au grand jour dans son pays » (Léaba, 2001 : 163-175, citation p. 6).

51 Alors que François Bozizé allait par la suite s’insurger publiquement contre « les pratiques mafieuses des magistrats » qui seraient « corrompus et pires que les godobé du quartier Km5 »39, alors qu’il allait tourner inlassablement en dérision la « cupidité des douaniers », « corrompus sans complexe » dont il a par ailleurs eu à dissoudre l’administration, l’intéressé se livrait au même moment à des manœuvres dont l’orthodoxie peut être questionnée. Ainsi en fut-il de cette attribution par décret, le 3 février 2007, et sans nulle justification objective, de trois permis de recherche pour l’or et le diamant, sur une superficie totale de 2 930,70 km², à une ONG internationale pourtant dite « à but non lucratif » (ICG, 2007 : 19). Ainsi en fut-il encore du sulfureux projet de « Cité Lumière kwa na kwa », projet pour lequel le promoteur, une holding basée à Doha, sans même avoir engagé quoi que ce soit, s’est vu attribuer une zone franche à des fins d’exploitation de diamant sur une superficie de 5 000 km² près de Carnot. C’est peu dire que les affirmations officielles et les promesses initiales de cette ONG, ainsi que de cette holding, n’ont trouvé créance que chez les esprits peu familiarisés aux arcanes de ce type « d’affaires »40.

52 Une autre affaire qu’on pourrait mentionner est cet engagement des autorités de la transition, en janvier 2015, consistant à verser plus de 13 milliards de F CFA, soit plus de 20 millions d’euros, à chaque commande qui serait passée auprès d’une société française pour des appareils d’écoute tout au long des trois prochaines années. Cette affaire, révélée par l’hebdomadaire Jeune Afrique dans sa parution du 11 mai 2015, a suscité tant de protestations des partenaires financiers du pays, y compris celles de la France41, que l’engagement a fini par être annulé.

53 Reconnaissons avec Jean-François Bayart qu’il faudra bien, le moment venu, « réfléchir sur l’éthos de cette politique du ventre » dont l’aboutissement est de considérer l’État comme un « gâteau national […] que tout acteur digne de ce nom entend croquer à belles dents » (Bayart, 2006 : 122). Tout porte à croire qu’une vie réussie, pour nombre d’acteurs politiques en ce pays, ne se mesure qu’à l’aune d’une accumulation de gadgets et d’espèces sonnantes et trébuchantes. On est bien loin du questionnement fondamental sur la responsabilité qu’assigne le destin à ceux appelés à la conduite d’un État. La conscience du rôle redistributif du pouvoir se dissout dans des tactiques d’accumulation pour soi et pour les siens. L’aventure humaine ainsi vidée de toute signification, l’affairisme et la corruption sortent du terrain de l’interdit et se

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promeuvent comme des paramètres d’intelligence politique aussi bien que comme de légitimes leviers de promotion personnelle. Un tel cadre de référence ne peut qu’inciter les protagonistes à surinvestir dans la conquête du pouvoir et, s’il en est, au travers de coalitions mortifères dont le mouvement Séléka est loin d’être le dernier avatar.

54 Il est intéressant de noter que les différents protagonistes, une fois aux affaires, savent parfaitement vers quoi se tourner. Tout neveu ou fils du président – ou de la présidente – ou membre de sa communauté ethnique, tout « libérateur », fonctionnaire des finances, de la défense, ou de la police sait distinguer les postes « juteux » des postes « secs ». Passent pour juteux « les postes à forte densité de transactions, ceux où l’on est en contact direct avec les usagers, les postes de terrain » ou encore les postes où l’importance de la signature peut s’utiliser comme génératrice de revenus supplémentaires. Ces postes, comme le remarquent Giorgio Blundo et Jean-Pierre Olivier de Sardan, « permettent une accumulation de nature rentière très rapide, leur attribution engendrant d’âpres compétitions et suivant habituellement des logiques de récompense politique » (2001 : 8-37, citations p. 23).

55 Disposer d’une responsabilité gouvernementale ou d’un de ces postes « juteux » passe d’autre part pour une chance d’enrichissement dont il faut savoir se saisir, en tirer rapidement le maximum de profit, les jeux de mutation dans l’administration étant source d’incertitudes. Tous les moyens sont donc permis et l’on assiste alors à une manipulation à l’envie de l’arsenal normatif, ou à une instrumentalisation à outrance du pouvoir discrétionnaire, afin de parvenir à diverses formes d’extorsion. Exemple en est donné du parrainage accordé à partir de 2006 par les autorités à un citoyen français, directeur d’une société de lutte contre la fraude, dont les bureaux étaient logés dans les locaux de l’administration douanière, et qui livrait à cette administration une concurrence aussi illégale qu’inédite au vu et au su de tous42. Autre exemple en est donné avec la protection diplomatique troublante dont bénéficia un homme d’affaires indo-pakistanais, inquiété par la justice française, et que François Bozizé en janvier 2008 nomma vice-ministre des Affaires étrangères et de la Coopération de la République centrafricaine, avec résidence à Londres, dans le but manifeste de le pourvoir d’un statut diplomatique et de le soustraire ainsi aux fourches caudines des juges français43.

56 Les sanctions d’autre part interviennent rarement, comme pour encourager à franchir le pas quiconque hésite encore à s’engager dans cet affairisme. Même les affaires publiquement dénoncées n’émeuvent point. Ainsi, les énigmes apparues dans la gestion de certains fonds versés à une entité de lutte contre le SIDA entre 2007 et 2010 n’ont guère entraîné les moindres interrogations, malgré la suspension par le Fonds mondial de son assistance à cette structure en protestation à l’absence des justificatifs réclamés44. Les mystères constatés au Programme de Désarmement/Démobilisation/ Réinsertion (DDR) entre 2010 et 2012, eux non plus, n’ont point suscité de questionnements (ICG, 2015 : 26).

57 En 2010, la Justice centrafricaine fut agitée par une affaire impliquant un ancien responsable des Renseignements du pays. Retentissants furent les débats qui décrivirent des opérations marquées au coin du scandale et imputables à divers agents de l’État dont un magistrat. Pour s’emparer des biens de quatre investisseurs coréens, les agents de l’État en cause avaient présenté ces hommes d’affaires comme des menaces pour la sûreté nationale, avaient fait pratiquer la saisie de leurs biens puis les avaient brutalement fait expulser du pays avant de s’attribuer leurs patrimoines45. Le

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fait est que nulle investigation ne s’est ouverte pour une meilleure identification de ce réseau et son démantèlement.

58 Dernier exemple : en 2011, l’absence de justification par une municipalité d’un concours financier d’environ 1,5 million d’euros octroyé par l’Association internationale des maires francophones (AIMF) a élevé de vives tensions entre le maire, chef de cette municipalité, et l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Les vaines relances de services compétents de l’OIF ont conduit le secrétaire général de l’organisation, Monsieur Abdou Diouf, à s’adresser directement à François Bozizé au travers d’une missive où il explique que « ces difficultés portent un préjudice grave aux relations entre Bangui et l’AIMF » et qu’il est important que le chef de l’État aide l’OIF « à apporter une solution très concrète à cette situation »46. Pour toute solution concrète, François Bozizé s’est contenté de limoger le maire sans se préoccuper de faire établir les responsabilités quant à l’utilisation des fonds visés.

59 C’est le règne de l’opacité et l’application sélective des règlements qui favorisent ces formes d’affairisme et de corruption. Et le cas de la passation des marchés publics révèle un autre aspect des multiples astuces de cet affairisme en cours depuis des décennies : à travers un système de dérogations et par le biais d’une interprétation permissive des textes, il a ainsi été possible aux pouvoirs successifs de passer des marchés de plusieurs milliards de francs CFA selon une procédure proche du gré à gré.

60 Les affaires, le pouvoir et les volte-face fonctionnent en définitive dans une boucle d’où sont absentes toute politique redistributive et toute finalité sociale. Un système en pareille déshérence, placé dans un contexte de fragilité institutionnelle, concourt forcément à amonceler des orages violents.

Fragilité institutionnelle et recours à la violence

61 La dynamique du conflit en Centrafrique trouve ses ressorts dans les postures et les faits ci-dessus décrits, mais elle se nourrit aussi de l’acharnement à instrumentaliser vaille que vaille les institutions afin d’avoir accès au Trésor public, aux financements extérieurs, aux leviers d’octroi des marchés publics, au domaine foncier de l’État, etc. Georges Balandier releva très tôt le risque d’enlisement : Les rapports de production modernes n’ont pas acquis, en Afrique, le rôle déterminant qu’ils ont eu et ont en Europe […]. C’est l’accès au pouvoir et les luttes autour de celui-ci […] qui [donnent] une emprise sur l’économie, beaucoup plus que l’inverse. À cet égard, l’État nouveau a des incidences comparables à celles de l’État traditionnel ; la position par rapport à l’appareil étatique peut encore conditionner le statut social, la nature de la relation avec l’économie et la puissance matérielle (Balandier, 1965 : 131-142, citation p. 139).

62 Près de dix ans après, et menant des travaux sur la construction de l’État en Afrique, Pierre-François Gonidec résuma les mêmes craintes : « Le pouvoir politique [en Afrique] est devenu le moyen de conquérir le pouvoir économique » (Gonidec, 1970 : 141). Affirmation sobre mais énergique et fort éloquente pour son temps.

63 Le constat entreprit d’être largement partagé à partir des années 1980, sur le fondement des travaux de nombreux chercheurs, analystes de coups d’État comme Jean-Pierre Pabanel47, mais aussi universitaires de renom comme Jean-François Bayart, Stephen Ellis et Béatrice Hibou, pour qui l’instrumentalisation des institutions à travers « le chevauchement » des positions de pouvoir et des positions d’accumulation est l’un

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des traits de l’État postcolonial africain (Bayart, Ellis et Hibou, 1997 : 17-54, voir principalement p. 26). Contrôler l’État est ainsi clairement apparu comme générant un pouvoir économique dans la mesure où il offre à l’individu qui en tient les leviers ainsi qu’à son groupe de « privatiser » à leur profit les ressources étatiques. Est alors constaté dans le même temps que cet acharnement à s’emparer des ressources motive largement les luttes pour le pouvoir, situation qu’illustre excellemment la trajectoire de l’histoire politique centrafricaine. « Plus le gâteau à partager est famélique », déclarait Jean-Paul Ngoupandé, « et plus la danse autour de lui devient virulente et se fait au couteau »48. La trame des affrontements, la traverse où se nouent les conflits et sur laquelle se déclarent les batailles fratricides en Centrafrique trouve ici une inusable métaphore.

64 Tout bien considéré, la fragilité des institutions censées devoir arbitrer les antagonismes et pacifier les relations a contribué à ouvrir tout grand les vannes de la folie. Ni les institutions politiques ni la justice n’ont jamais suffisamment fait preuve de solidité : le mépris des chefs d’État successifs pour les parlements, leurs violations inconsidérées des dispositions constitutionnelles49, mais aussi l’incapacité pour la justice de se détacher des injonctions politiques – comme l’ont révélé les scénarios quelque peu ubuesques des affaires Balemby50 et Mararv 51 –, ont ruiné la foi des Centrafricains en leurs institutions.

65 Maurice Hauriou a consacré une part considérable de ses travaux à la notion d’institution. Comme structure, expose-t-il, l’institution requiert une intériorisation par ses acteurs de l’idée partagée d’une œuvre à réaliser (Hauriou, 1986 : 89-128)52. Cette intériorisation par les acteurs institutionnels de l’œuvre à réaliser constitue le ressort même de l’institution, son objet, le projet qui l’anime (Tanguy, 1991 : 61-79, voir principalement p. 68 et p. 70). Une fois que l’idée de l’œuvre à réaliser prend vitalité et stimule réellement les acteurs institutionnels, et dès l’instant où s’accomplit son intériorisation profonde, on est alors face à une institution forte, solide, d’autant que celle-ci, répondant à son objectif et traversant les maintes épreuves jamais absentes au sein d’une société, saura s’inscrire dans la durée en dépit du renouvellement continuel des hommes qui la portent. Or, la démission quasi-permanente en Centrafrique des acteurs institutionnels face aux dérives du pouvoir atteste que nulle idée d’œuvre à réaliser n’est partagée, encore moins intériorisée, la plupart de ces acteurs privilégiant manifestement des impératifs plus personnels. À la confiscation de véhicules de l’État durant les deux étapes de la transition par des ministres et des conseillers à la présidence, a par exemple répondu l’inertie d’un parlement de transition et d’une justice comme figés dans « une discipline de prudence »53. Amputées ainsi du sens de l’État, qui leur eût donné une signification, les institutions en sont réduites à ne servir qu’en contre-emploi.

66 En définitive, par une ré-articulation permanente de la doxa commune, des institutions fortes en Centrafrique auraient contribué à adoucir les conflits et à désamorcer les affrontements, avec une réaffirmation appropriée du postulat unificateur de la société. Le terme « instituer » est au reste issu de la latinité et se réfère aux « aménagements concrets du pouvoir de symboliser d’une société » (Legendre, 2001 : 41). Il désigne tout mécanisme ayant pour objet d’ordonner, de réguler, « d’assurer la permanence d’un monde commun » afin d’écarter « la violence du champ des relations entre les hommes et [de produire] de la confiance en réduisant l’incertitude de ces relations » (Garapon et Salas, 2006 : 11).

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67 Nier cette évidence, maudire les structures étatiques du seul fait de l’extranéité de leur origine comme le font certains avec toute la bonne foi du monde (Sarr, 2016 : 24 ; Badie et Birnbaum, 1979 : 104 ; Le Roy, 2004 : XVII et 73), c’est perdre de vue les souffrances et les drames collectifs auxquels le pays se confronte continuellement. Il semble peu pertinent en Centrafrique en effet de culpabiliser les institutions en raison seulement de leur filiation occidentale, alors même que les problèmes posés résultent de la fragilité – ou de l’inexistence – de ces institutions plutôt que de leur fonctionnement régulier. On connaît du reste la célèbre illustration de la colombe d’Emmanuel Kant : celle-ci se plaint de la gêne occasionnée par la résistance de l’air ; elle volerait mieux, croit-elle, sans la résistance de l’air, oubliant que c’est l’air précisément qui lui permet de voler54. Le malentendu prévalant autour des institutions étatiques en Afrique est de même facture dans la mesure où elles sont critiquées dans une superbe indifférence de ce qu’elles ont contribué à façonner d’utile en dépit de leur fragilité. Elles sont vilipendées uniquement pour leur généalogie, sans égards par ailleurs pour l’action d’utilité publique porteuse de sens qu’elles promouvraient si leur fonctionnement régulier était assuré55. La logique identitaire dans ces critiques que développent les tenants du relativisme culturel prend malencontreusement le dessus, là où devrait en principe se poser la question la plus cruciale, à savoir quelle société projette-t-on dans le futur et comment y garantir la convivialité. Cette question « occupe une place centrale chez les philosophes de l’eidos et de la physis » comme Platon et Aristote tandis qu’elle est fâcheusement « gommée chez les philosophes de l’histoire », déplore avec ironie mais avec force justesse Cornelius Castoriadis (1998 : 399). Car si estimables soient les cultures, elles gagneraient à passer par les modalités concrètes qui sont celles de l’argumentation, de l’adaptation, de l’applicabilité au travers de structures qui en garantissent la cohérence avec la finalité recherchée. En outre, par-delà l’échelle nationale, ce sont les institutions étatiques qui donnent au pays les moyens d’un langage intelligible avec les autres États, dans ce monde où faire table rase de l’environnement international est un exercice périlleux. Et les chercheurs qui, comme Chabal et Daloz, ont pu croire que la fragilité des institutions en Afrique et le désordre qui en découle pourraient assurer une autorégulation sociale, débouchent quant à eux, s’agissant du Centrafrique, sur des conclusions fort compliquées à assumer (Chabal et Daloz, 1999). D’autant que le désordre dû aux confrontations meurtrières dans ce pays n’a jamais assuré et n’assurera jamais une autorégulation sociale.

68 C’est ici le lieu de s’interroger sur l’armature des violences si souvent libérées. Comment des groupes armés se revendiquant initialement d’être une rébellion sociale contre un État en déperdition finissent-ils par devenir la réplique dépravée de l’État qu’ils entendaient corriger ? Il faut admettre avec Paul Richards que la nature violente de ces mouvements appelle d’être « comprise en relation avec les modes d’expression de la violence déjà inscrits dans la société » (Richards, 2005 : 1). Ces groupes armés agissent en effet au sein d’un contexte historique et socio-économique centrafricain précis, qui contribue sans nul doute à alimenter leurs délires.

69 À cet égard, la part de responsabilité des forces régulières ne peut être éludée. Par leurs débordements répétés, les forces régulières ont contribué à fournir aux groupes armés des exemples d’atrocités et de violences à imiter. Les incendies de villages entiers, par exemple, ne sont guère en Centrafrique une invention des bandes armées : sitôt le début des années 1980, c’est un général de l’armée régulière qui a cru faire œuvre d’une action militaire d’éclat en incendiant plusieurs villages autour de la ville de Paoua ; un

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autre général a réitéré quelques mois plus tard le sordide exercice autour de la ville de ; récemment, c’est un capitaine qui a imité ses « anciens » dans les mêmes localités, ce qui lui vaut à ce jour un surnom bien peu élogieux56.

70 Certes, des scènes de manducation de chair humaine ont été théâtralisées par un anti- balaka dans les délires de 2014. Andrea Ceriana Mayneri, sans vouloir les justifier, a développé à ce propos une analyse qui en éclaire les ressorts (2014 : 179-193, citation p. 192). Abstraction faite de cette monstruosité, il est inexact de prétendre que les autres atrocités dont font montre les groupes armés sont inédites en Centrafrique. Les assassinats suivis de mutilation du membre viril, entre autres, sont couramment perpétrés par des Forces armées centrafricaines (FACA). Le colonel Christophe Grélombé, ancien ministre de l’Intérieur sous André Kolingba, ainsi que son fils Martin, ont péri en décembre 1996 sous des cruautés similaires après leur enlèvement par cette « force régulière de l’État » (Ngoupandé, 1997 : 152)57. Et la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) en évoquant d’autre part en 2002 l’assassinat du lieutenant-colonel Alphonse Konzi, fit la description suivante : « le Colonel a été torturé, gorge tranchée, bouche déchirée, sexe mutilé et tailladé. Son corps faisait état de gerçures et autres stigmates dus à des brûlures de sac en plastique » (FIDH, 2002 : 17) … Il ne s’agit pas ici de justifier les violences et autres horreurs imputables aux bandes armées, loin s’en faut. Il s’agit plutôt de reconstituer la trame qui y est sous-jacente et de ne pas se bander les yeux.

71 Les extorsions de fonds et autres rackets dont sont également coupables ces bandes armées semblent tout aussi être en partie les avatars des pratiques de l’armée nationale, sur fond de la corruption généralisée bien connue à travers le pays. Systématiquement toutes les ONG internationales familiarisées avec les provinces du Centrafrique ont été, plus d’une fois, témoins des taxations illicites auxquelles les éléments de l’armée assujettissaient les populations jusqu’en 201358. Or, c’est sur un modèle identique que les bandes armées, partout où elles étendent leur autorité, usent d’extorsion de fonds comme dispositif de rentes.

72 La quête du profit, il est vrai, n’explique pas en elle-même pourquoi les groupes armés s’éloignent de leur agenda politique initial, ni pourquoi ils finissent par reproduire les pathologies de l’État qu’ils contestent. L’analyse portée par Caspar Fithen et par Paul Richards pour la Sierra Leone trouve, de ce point de vue, sa réplique en République centrafricaine : « Le RUF59 », écrivent ces deux chercheurs, « représente un paradoxe. Il affirmait vouloir une société plus juste et a fini comme une machine à tuer arbitraire et hasardeuse », à la recherche de toute forme de profit pour ses membres 60. C’est un constat identique qui pourrait s’établir à propos des anti-balaka et des Séléka. Comprendre la contradiction entre les discours de libération de ces deux entités et les actes de brutalité et d’asservissement dont ils font montre requiert sans nul doute une étude appropriée.

Conclusion

73 Depuis l’accession du pays à l’Indépendance, l’État et ses structures n’ont cessé de passer pour des extensions de la personne du président et pour ses leviers d’enrichissement personnel chaque fois qu’il le désire. Un mode néo-patrimonial de gestion du pouvoir s’est ainsi instauré et perpétué, nourrissant le même népotisme et la

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même ethnicité, alimentant les mêmes procédures de prélèvements indus, les mêmes arrangements et les mêmes combines, le tout libéré dans un même contexte de dysfonctionnement de l’État et à la faveur d’une même démission des élites.

74 La constante vulnérabilité des circuits financiers du pays, résultat de passe-droits et d’arbitraire61, a favorisé l’apparition de ce que Béatrice Hibou a nommé « une économie des vilains tours » (1997 : 105-158, citation p. 152), un système de prédation qu’encouragent l’impunité mais aussi la résignation des usagers du service public62. Cette « économie des vilains tours » ne pouvait guère aller sans susciter des frustrations ni sans libérer violemment d’autres appétits chez les exclus. De multiples groupes insurrectionnels ont donc trouvé à se constituer63, en exploitant l’inanité d’un État alors déjà qualifié d’« État fantôme »64. S’emparant de vastes localités où ils ont rapidement réussi à contrôler les ressources, destituant les représentants du pouvoir et nommant leur propre personnel, ces groupes, depuis lors, y lèvent « l’impôt » et perçoivent des « taxes » dont le produit alimente la cassette personnelle de leurs responsables. Du fait de la pression d’une communauté internationale exhortant le pouvoir à négocier le ralliement de ses opposants armés, des chefs d’insurrections ont fait leur entrée au gouvernement tandis que leurs combattants, restés à distance des ressources étatiques convoitées, perpétuent le conflit dans la perspective d’obtenir eux également un accès au système de rentes. Comme l’a relevé avec dérision mais justesse un militaire français connaisseur du pays : « On fait le coup de feu pour obtenir quelque chose : le pouvoir, si on a les moyens d’aller jusqu’au bout ; au moins un beau poste, quand on est acculé à négocier son ralliement » (ICG, 2007 : 23).

75 Le dévoiement des institutions en est venu ainsi à franchir un seuil jamais égalé, créant un déficit de légitimité tel que chacun se croit apte à servir comme ministre, comme colonel ou général si ce n’est comme président65. Chaque structure publique ou privée, en fonction des rentes qu’elle est censée garantir à son titulaire, a alors entrepris d’être dépecée entre factions rivales.

76 On le voit, les objectifs économiques personnels des uns et des autres dépassent les préoccupations idéologiques et politiques. De surcroît, les belligérants et « leurs » hommes d’affaires respectifs66 tentent chaque fois de renverser les rapports de force afin pour les uns, de tenter de conforter leur pouvoir, et pour les autres, d’arracher à leur tour le contrôle exclusif des ressources. Mais chaque fois également, l’épreuve tourne au désastre : une suspension fonctionnelle de l’État qui jette le pays dans l’agonie.

77 Le Centrafrique a vu échouer plusieurs initiatives internationales pourtant destinées à sa stabilisation. Le refus de certains internationaux de moduler leurs stratégies de réponse à la crise, en fonction d’une analyse pertinente de l’environnement moral et des motivations des forces en présence, en est l’une des principales causes. Dépourvue d’ailleurs, tout bien considéré, de stratégie et de ligne directrice claires, la communauté internationale appelée à intervenir dans le schéma chaotique décrit s’est employée à se décrédibiliser en exigeant le rachat des seigneurs de guerre, légitimant ainsi les motivations vénales des affrontements décriés. « Il faut faire avec tout le monde » est devenu le credo, l’orientation prescrite aux différents gouvernements de transition, et aujourd’hui encore, au nouveau gouvernement issu des urnes. En même temps qu’est réclamée la mise en place d’équipes gouvernementales acquises à une véritable rupture, s’exige l’entrée au gouvernement de gens seulement préoccupés de

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s’approprier une part des ressources publiques, et aussi se prône la lutte contre l’impunité67. Stratégie aussi indéchiffrable que lourde d’un scandale moral.

78 Revenons aux acteurs nationaux. Les délices personnels qu’offre le néo- patrimonialisme, la volonté de contrôler les ressources de l’État à des fins individuelles expliquent pour une grande part en définitive les interminables rapports conflictuels dont le pays est le théâtre. Tous les coups semblent permis, coalition avec des chefs de guerres extérieurs comme recrutements de mercenaires nationaux pour s’imposer militairement.

79 Brader les ressources du sous-sol dans un tel contexte paraît être une virtuosité. Le responsable d’un mouvement armé, au travers d’une missive rendue publique, a sollicité de la France en octobre 2015 qu’elle veuille bien le laisser marcher sur Bangui, en contrepartie de quoi il lui céderait le « gisement pétrolier de Ndélé et de certains blocs situés au nord-est de »68. François Bozizé de son côté, et dans la même période, adressait un courrier tout aussi troublant à François Hollande, lui demandant de l’autoriser à concourir aux présidentielles, en retour de quoi il ouvrirait avec la France des « discussions franches sur les questions à l’origine de certaines incompréhensions ayant terni, à tort, [son] image »69.

80 Cette posture peu valorisante de certains acteurs nationaux vis-à-vis de la France devrait appeler à relativiser les théories faciles de complot tant ressassées, théories qui culpabilisent à tout va l’ancienne métropole comme étant la cause exclusive de tous les malheurs du Centrafrique. Sur ce point, le tissu de contradictions qui brouille la vue quant aux responsabilités des fils et filles du pays nécessitera un jour d’être déchiffré.

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NOTES

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(Élikia M’Bokolo, Études vivantes, 1980), L’Enjeu africain – Stratégie des puissances, (Gérard Chaliand, Le Seuil, 1980), etc. 2. Contrairement à l’usage auquel les Centrafricains se sont eux-mêmes accoutumés, le nom Centrafrique est du genre masculin : le texte de l’hymne national du pays comporte des verbes d’état qui, rapportés au nom Centrafrique et tournés en leurs participes passés, s’accordent en effet au masculin. Ce genre grammatical est de mise d’autant mieux qu’il s’agit bien du centre de l’Afrique. 3. L’idée d’une « malédiction » des potentialités du sous-sol africain est fort répandue. « Les diamants », écrit par exemple de bonne foi Philippe Hugon (2009 : 63-79, voir p. 76) « ont ainsi un potentiel de développement mais ils sont dans les pays pauvres plutôt une malédiction ». 4. L’UFDR est l’Union des forces démocratiques pour le rassemblement, un groupe insurrectionnel né fin 2006 au nord-est de la République centrafricaine. 5. Apparue tout aussi au nord-est du pays – mais pour sa part fin 2008 – la CPJP, autre rébellion, a pour nom intégral Convention des patriotes pour la justice et la paix. 6. Sitôt 2010, International Crisis Group a témoigné de faits en ce sens, avec une insistance par ailleurs justifiée sur des agissements où se mêlent rapine, meurtres et passe-droits (ICG, rapport 2010 : 16 et suiv.). 7. Lire à cet égard « Centrafrique : des diamantaires reconnaissent avoir financé la Séléka », Radio France Internationale (RFI), 10 avril 2013, disponible en ligne : http://www.rfi.fr/afrique/ 20130410-centrafrique-seleka-diamantaires-bozize, consulté le 13 décembre 2015. Lire également Hugon (2014 : 6). 8. Propos de Michel Djotodia le 18 avril 2013 à la presse et en sango, langue nationale. 9. « Yé ti tèngo » signifie littéralement « chose à manger » ; à entendre comme « alimentaire, de quoi manger ». 10. Il nous est fort malaisé de trouver un « sens » politique constructif au tribalisme – ainsi que l’eût voulu un auteur distingué comme Dominique Darbon (1990 : 37-45, voir p. 39) –, dans un pays meurtri par l’usage qu’en font les acteurs politiques depuis cinquante ans. Sous réserve naturellement de travaux dont l’intérêt heuristique préciserait l’utilité à la fois politique et sociale de ce « sens » à donner à une notion qui, pour l’heure, induit des représentations contraires à l’égalité devant prévaloir entre citoyens. 11. Le mogba est une association secrète de femmes d’ethnie ngbaka, censée communiquer mille pouvoirs occultes aux hommes qui s’y soumettent. Voir Serre, 2007 : 56. 12. Les Aka mobilisés par David Dacko dans cette opération singulière passaient pour être ses sujets. Les Aka sont des « Pygmées », terme mieux connu mais dont on peut questionner l’emploi au regard de la charge péjorative et de la dévalorisation qu’il implique. 13. Les témoignages issus du procès de Jean-Bedel Bokassa attestent bien de l’état d’esprit qui était le sien durant son exercice du pouvoir. Voir le dossier « Ministère public et autres contre Jean-Bedel Bokassa », Archives du ministère de la Justice, Bangui. 14. Béréngo était l’une des résidences officielles de Jean-Bedel Bokassa. 15. Documents du service des domaines, avec l’interprétation d’un haut cadre de cette administration. 16. Bien noter toutefois qu’Oscar Léaba est un pseudonyme dont s’est revêtu un discret observateur de la vie publique centrafricaine. En sango, l’expression « lè a ba » signifie mot à mot « l’œil a vu ». 17. Fin 2000, Ange-Félix Patassé déclara en effet être capable de régler les 10 milliards d’arriérés de salaires des fonctionnaires et agents de l’État sur sa cassette personnelle. 18. Voir Rapport d’audit du Cabinet 2AC, « RCA : état des lieux de la situation de trésorerie au 28 février 2013 », Rapport de mission (vol. 1), avril 2013.

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19. Étaient concernées neuf sociétés d’État, huit offices publics, huit agences et quatre fonds. Voir « Centrafrique : les entreprises publiques mises sous surveillance », Jeune Afrique, n° 2662, 16 janvier 2012. 20. Voir « RCA : le CNT veut des explications sur l’utilisation des dons angolais », Radio France International, 13 octobre 2014, http://www.rfi.fr/afrique/20141013-rca-le-cnt-veut-explications- utilisation-dons-angolais. 21. Valérie Theis (2003 : 159-172, voir principalement p. 163-165), citant Sandro Carocci, souligne que le népotisme ne traînait à l’origine aucune connotation négative. Pratique de faveurs accordées par les papes à l’ensemble de leur famille et pas seulement à leurs neveux, le népotisme a prospéré en raison de l’extension des prérogatives pontificales qui, par leur importance étatique accrue, exigeaient aux papes de disposer d’un personnel de confiance. 22. Voir aussi Mehler et da Cruz, 2000 : 197-208, lire principalement p. 198. 23. Radio France internationale, 8 janvier 1999, 12h30 TU, interview publiée dans BBC Summary of World Broadcasts, AL/3430/ A/1, 12 janvier 1999. Ce népotisme assumé par Anicet Georges Dologuélé, alors Premier ministre, n’a pas échappé à Andreas Mehler et Vincent da Cruz qui l’ont aussitôt souligné. 24. Pour Max Weber par exemple, « le terme d’ethnicité doit être abandonné car il ne convient pas pour une investigation sociologique rigoureuse », (Weber, 1978 : 395). 25. Les « Abeilles » étaient un corps d’élite de l’armée, ethnicisé à l’extrême, et devenu quelque peu une « milice d’État » du fait de leur brutalité et de leur mépris absolu des règles. Les « Abeilles » n’avaient fidélité qu’à Jean-Bedel Bokassa. Voir Chauvin, 2009 : 30-38, lire principalement p. 36. 26. Samuel Decalo cite en effet l’exemple de Ngbaka recrutés en sureffectif dans la police par Jean-Bedel Bokassa. (Decalo, 1989 : 157). 27. Voir le Rapport général du Rassemblement démocratique centrafricain (RDC), parti unique de l’époque, rapport établi à l’issue du Congrès de Berbérati tenu du 18 au 23 octobre 1990. Lire aussi, pour un regard sur le contexte d’alors, la missive de François Guéret, ancien ministre de la Justice, missive adressée au général André Kolingba le 20 mars 1990 et disponible à l’adresse http://centrafrique-presse.overblog.com/2013/11/obs%C3%A8ques-officielles-de- fran%C3%A7ois-gueret-ce-lundi-4-novembre.html; consulté le 12 janvier 2016. 28. Les membres de la milice karako furent par suite officiellement intégrés dans les forces armées. Voir Berman et Lombard, 2008 : 24-25. 29. Voir par exemple le titre de l’article de James Verini, « En Centrafrique, la guerre civile et religieuse aura déchiré une nation autrefois paisible », Le Monde, 17 octobre 2014 ; voir également cet autre titre d’article signé de Gaël Cogné de France TV Info : « Centrafrique : de la guerre civile au conflit religieux », France TV Info, 21 avril 2013, www.francetvinfo.fr/monde/afrique/ centrafrique-de-la-guerre-civile-au-conflit-religieux307493.html. Le dernier auteur a tout de même le mérite d’avoir retranscrit, pour relativiser ses propos, l’appel de Roland Marchal à user de précaution dans l’utilisation des concepts. 30. Ces étudiants déclarèrent : « Les musulmans ne sont pas des Centrafricains, les Centrafricains ne sont pas des musulmans […] Ce pays est un pays de Centrafricains ». 31. Platon, Protagoras, lire le vers XXIV. 32. « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni l’homme ni la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un… », Saint Paul, Épîtres aux Galates, 3 : 28. 33. En raison de divergences survenues en août 2014 entre Catherine Samba-Panza et certains partis politiques, ceux-ci, pour se désolidariser de la présidente de transition, réclamèrent la démission de leurs cadres alors au gouvernement. L’appel cependant ne fut pas attendu par les ministres concernés, et des formations politiques se résignèrent à suspendre ou à exclure de leurs rangs lesdits ministres. Voir, entre autres, la Décision n° 011/14 du 30 août 2014, prise par le bureau politique du Mouvement de libération du peuple centrafricain (MLPC).

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34. La folle accumulation d’accords politiques non respectés tout au long de ces vingt dernières années rend compte de la vanité des engagements des élites concernées. Sans cesse réclamés, présentés comme seules voies de sortie des crises répétitives, les accords s’accumulent, se contredisent, s’oublient aussi vite qu’ils sont signés. Faut-il encore douter que leur but n’est pas d’être appliqué mais qu’ils induisent plutôt d’autres stratégies ? 35. Christopher Day et l’équipe d’Enough Project (op. cit. : 2) sont du même avis. « Ce schéma, écrivent-ils, n’est pas une caractéristique particulière de la RCA, [mais il] y est pourtant plus important qu’ailleurs en raison de l’absence presque totale de gouvernance ». 36. Il est heureux que des observateurs sérieux et indépendants comme International Crisis Group l’aient enfin compris et s’emploient désormais à le mentionner : « Souvent en République centrafricaine », écrit cette organisation, « la lutte armée est le fait d’anciens dignitaires tombés en disgrâce et qui cherchent à se venger ou à retrouver une place sur l’échiquier politique ». Voir ICG, 2013 : 9. 37. Pour contourner toute difficulté de sémantique, Emmanuel Vidjinnagni Adjovi (2003 : 157-172, voir p. 158) parle de corruption-business. Mais l’utilisation de deux langues pour composer ce terme pourrait tout autant susciter des interrogations. 38. Libération, 9 avril 1998. 39. Godobé en sango signifie exactement voyou ; le quartier Km5 avait en temps normal la réputation d’être le repère des pires voyous de la capitale. Discours radiodiffusé de François Bozizé le 25 avril 2006. 40. Le promoteur concerné s’était engagé à édifier sur l’île un complexe sanitaire ultramoderne, un centre de formation pour des médecins et soignants, deux hôtels quatre et cinq étoiles, un centre commercial, un riche musée d’Afrique, des mosquées, églises et des salles de spectacles, en plus d’un zoo, le tout d’un coût total de 350 milliards de francs CFA, soit 534 millions d’euros. Voir ICG, 2007 : 19. 41. La précision s’impose, tant l’opinion a tendance à confondre malencontreusement les activités d’hommes d’affaires français à l’action de l’État français lui-même. 42. Lettre du Continent, n° 644 du 11 octobre 2012. 43. Radio France Internationale (RFI), « L’ex-ministre centrafricain Saifee Durbar arrêté en France », 8 décembre 2009, disponible en ligne : http://www.rfi.fr/contenu/20091207-ex- ministre-centrafricain-saifee-durbar-arrete-france. 44. Radio France Internationale RFI, « En Centrafrique, Hyacinthe Wodobodé, une nouvelle maire pour Bangui », 8 février 2014, disponible en ligne : http://www.rfi.fr/afrique/20140208- centrafrique-hyacinthe-wodobode-nouvelle-maire-bangui. 45. Un article de Radio France Internationale, publié quelques semaines avant le procès, donnait déjà le ton. Voir « Le patron des Renseignements sous les verrous », 29 mars 2010, disponible en ligne : http://www.rfi.fr/contenu/20100329-le-patron-renseignements-sous-verrous. 46. Lettre du Continent, n° 616 du 21 juillet 2011. 47. « Toute source de richesse étant dans le pouvoir », écrit en effet avec dérision Jean-Pierre Pabanel (1984 : 10), « il faut l’investir et procéder à un partage, avec tous ses clients, des avantages qu’il procure ». 48. Libération, 4 décembre 1996. Propos repris dans Jean-Paul Ngoupandé (1997 : 11). 49. Un exemple : l’article 26 de la Constitution du 27 décembre 2004 prescrivait formellement : « Dans les trente jours qui suivent la prestation de serment, le président de la République nouvellement élu fait une déclaration écrite de patrimoine déposée au greffe de la Cour constitutionnelle qui la rend publique dans les huit jours francs ». François Bozizé n’en a eu cure, et ni l’Assemblée nationale ni la Cour constitutionnelle n’ont eu le courage de lui rappeler le caractère impératif de ces dispositions. 50. Célèbre affaire pour laquelle François Bozizé, le 10 juin 2010, se rendit personnellement au parquet de Bangui pour exiger l’arrestation d’individus qu’il tenait, lui, pour coupables. Le soir de

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ce même 10 juin 2010, il tint un discours aussi surprenant que belliqueux, appelant « gendarmes, policiers et magistrats » à lui conduire les intéressés afin que lui-même les « mette en pièces »... 51. La poursuite exercée à partir de fin mars 2012 contre le Suédois Erik Mararv, exploitant de la société Central African Widlife Adventures (CAWA), – ainsi que de son collaborateur britannique David Simpson et de onze personnels locaux – a certes débouché sur une mesure juridictionnelle saine le 6 septembre 2012. Mais les circonstances contestables dans lesquelles ont été menées les investigations dès le départ, la confusion avec des considérations politiques et sécuritaires, les soupçons d’entrecroisements d’intérêts entre certaines autorités hostiles au principal mis en cause Erik Mararv, ont nécessité maintes interventions des légations diplomatiques et surtout de Human Rights Watch (HRW). Voir le courrier du HRW, signé du directeur de la division Afrique, et adressé au ministre de la Justice le 28 avril 2012. 52. C’est dans son étude de 1925, La théorie de l’institution et de la fondation – Essai de vitalisme social, qu’Hauriou donne à sa recherche sur l’institution sa forme la plus aboutie. 53. Les journaux locaux, en leur temps, firent leurs choux gras de ces confiscations de véhicules de l’État par des particuliers sans que les cas dénoncés n’émeuvent les institutionnels. Il a fallu, début 2016, l’investiture d’un nouveau président de la République pour que l’inspection générale d’État se mette en mouvement à ce propos, accréditant ainsi l’idée que les institutionnels en Centrafrique servent le pouvoir politique plutôt qu’une « œuvre à réaliser ». Voir http://sango- ti-kodro.over-blog.com/2016/03/societe-pillage-du-parc-automobile-de-l-etat-par-des- personnalites-de-la-transiti on.html ; voir également : http://www.alwihdainfo.com/ Centrafrique-un-citoyen-interpelle-l-inspecteur-general-d-Etat-au-sujet-des-detournements-de- biens-publics_a35518. html. 54. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, vol. 1, Éditions Librairie de Ladrange, 1835, p. 43. 55. C’est à juste titre que Jean-François Bayart (1996 : 8) refuse d’appréhender les institutions en Afrique comme des phénomènes superficiels qui resteraient à la surface de la société. Car ces institutions déterminent souvent en profondeur, parfois par l’effet de la longue durée, une culture et des comportements. Les institutions dépendent certes des cultures mais les cultures également dépendent des institutions : les interférences sont ainsi donc réciproques et multiples. 56. À propos de ces brutalités militaires, Human Rights Watch (HRW, 2007 : 4) en fournit une illustration éloquente. Sitôt la page 4 de son rapport du 14 septembre 2007, elle mentionne : « Des centaines de civils ont été tuées, plus de dix mille maisons ont été incendiées et environ 212 000 personnes terrorisées ont fui de chez elles pour aller vivre dans de terribles conditions au plus profond de la brousse […]. La vaste majorité des exécutions sommaires et des morts illégales, ainsi que presque tous les incendies de villages, ont été commis par les forces gouvernementales, souvent en représailles aux attaques rebelles ». C’est nous qui soulignons. 57. Qui pis est, à la page 146 du même ouvrage, l’auteur décrit une scène on ne peut plus sinistre concernant ces deux victimes : « Vision cauchemardesque […] que celle de ces deux corps, affreusement mutilés, conduits comme un trophée par leurs tortionnaires, en un parcours qui se prenait pour une marche triomphale, sur l’avenue de l’Indépendance puis à travers Boy-Rabé, en plein jour. Autant dire que les assassins de Christophe Grélombé n’avaient éprouvé aucun besoin de dissimuler leur acte, présenté sans la moindre gêne à leurs partisans comme une vengeance ». 58. La connivence de la hiérarchie militaire à cet égard est difficilement contestable, la devise allègrement répétée dans les cercles privés de l’armée étant que « le fantassin se nourrit sur le terrain ». Tout se passe d’ailleurs parfois comme si, est tenu pour être du courage militaire, le fait de cogner, de confisquer des biens, d’extorquer des fonds en répandant la terreur. Rarement véritable sanction a été infligée pour de tels débordements. 59. Le Revolutionary United Front (RUF) est le groupe armé créé par Foday Sankoh et qui demeure le principal responsable de la guerre civile qu’a connu la Sierra Leone.

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60. Cité par Morten Boas et Kathleen Jennings, « Luttes armées, rebelles et seigneurs de la guerre : le spectre du patrimonialisme », paru dans Bach et Gazibo (dir.), 2011 : 175-190, citation p. 179. 61. Le classement de la République centrafricaine au Doing Business n’a jamais été fameux et révèle indiscutablement l’insécurité du climat des affaires en ce pays, c’est-à-dire les passe-droits et l’arbitraire ambiants. En 2016, sur 189 économies, la République centrafricaine est classée à la 185e place. Voir le site de la Banque mondiale : http://francais.doingbusiness.org/data/ exploreeconomies/central-african-republic/, consulté le 28 janvier 2016. 62. Il faut noter en passant qu’il se rencontre encore, dans tous les circuits de l’administration du pays, des cadres d’une haute intégrité, lassés et déçus par la gravité du phénomène de clientélisme et de corruption dont ils commentent souvent les manifestations. Le constat chez eux, auquel il convient de souscrire, est que le double langage des responsables politiques, la résignation des usagers du service public et l’enchâssement des mécanismes corruptifs se joignent pour conduire le système à s’auto-alimenter. 63. Il fut recensé en Centrafrique jusqu’à quatorze groupes armés simultanément. Voir ICG, 2014 : 2. 64. Titre devenu emblématique d’un rapport d’International Crisis Group (2007). 65. Significative fut la surabondance des candidatures aux dernières présidentielles. Près de soixante-dix candidatures furent annoncées ; quarante-cinq dossiers finalement furent enregistrés à la Cour constitutionnelle. À l’arrivée, ce furent tout de même vingt-neuf candidatures qui subsistèrent pour un pays de moins de cinq millions d’habitants. Voir http:// www.jeuneafrique.com/285221/ politique/presidentielle-en-centrafrique-29-candidats-retenus- bozize-recale/. 66. Pour illustration, la prise de pouvoir de la Séléka a été qualifiée de « coup d’État de diamantaires » en raison de l’appui dont elle a bénéficié auprès de nombreux acteurs de la filière du diamant. Voir ICG, 2014 : 12. 67. L’incompatibilité entre le programme de DDR d’une part, qui suppose la non-poursuite des ex-combattants, et la création d’une Cour pénale spéciale d’autre part, qui elle participe de la lutte contre l’impunité, rend compte de la contradiction où se prennent les pieds certains internationaux. L’incohérence n’est pas nouvelle : dans une déclaration de son président en 2007 déjà, le Conseil de sécurité des Nations unies encourageait « le gouvernement à poursuivre ses discussions avec les groupes rebelles », c’est-à-dire à leur offrir des responsabilités dans l’appareil de l’État, mais exhortait tout autant les autorités du pays à « lutter contre l’impunité ». Voir Déclaration à la presse du président du Conseil de sécurité sur la République centrafricaine, SC/9069, AFR/1556, 3 juillet 2007. 68. Copie de ce courrier daté du 30 octobre 2015, et adressé à l’ambassadeur de France en Centrafrique, a été publiée par l’hebdomadaire Jeune Afrique dans sa parution du 22 novembre 2015. Son authenticité ne fait nul doute, l’auteur nommé Nourredine Adam s’étant abstenu de tout démenti. 69. Radio France Internationale, « Centrafrique : quand Bozizé et Adam draguent la France », 19 novembre 2015, disponible à l’adresse : http://www.jeuneafrique.com/mag/278830/politique/ centrafrique-quand-bozize-et-adam-draguent-la-france/.

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RÉSUMÉS

Des dissensions intestines déchirent la République centrafricaine depuis vingt ans. Sans en nier les implications extérieures, cet article souligne les facteurs qui, propres au caractère néo- patrimonial de cet État, sont porteurs d’exclusion et de violences. La confusion entre l’exercice du pouvoir et des considérations économiques personnelles a fait du contrôle des ressources de l’État, chez nombre d’acteurs nationaux en effet, l’un des principaux enjeux de l’engagement politique. Ce néo-patrimonialisme, auquel se rattachent l’instrumentalisation de l’ethnicité mais aussi l’utilisation du népotisme et du clientélisme comme critères de distribution des ressources convoitées, concourt ainsi à éclairer les violences en Centrafrique.

Intestine dissensions have torn apart the Central African Republic for 20 years. Without denying the outside implications, this article underlines the factors which, peculiar to the neo- patrimonial character of this State, bring exclusion and violence. The confusion between the exercise of power and personal economic considerations turned the control of the State resources, to number of national actors indeed, into one of the main stakes in the political commitment. This neo-patrimonialism, with which are connected the instrumentalization of the ethnicity but also the use of nepotism and clientelism as the criteria of distribution of the coveted resources, so contributes to enlighten the violence in Central Africa Republic.

INDEX

Keywords : business, clientelism, conflict, corruption, ethnicity, institution, neo-patrimonialism, nepotism, resources, State, Central African Republic Mots-clés : affairisme, clientélisme, conflit, corruption, ethnicité, institution, néo- patrimonialisme, népotisme, ressources, État, Centrafrique

AUTEUR

GERVAIS NGOVON Gervais Ngovon, doctorant, Centre d’études et de recherches de science administrative (CERSA), Université Paris 2 Panthéon-Assas.

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Impossible développement agricole en République centrafricaine ? An impossible agricultural development in Central African Republic ?

Marc Dufumier et Benoît Lallau

1 Voici déjà cinquante ans, après s’être rendu en RCA sur l’invitation du Président de l’époque, David Dacko, René Dumont écrivait un rapport de 85 pages au titre avisé, Le difficile développement agricole de la République centrafricaine (Dumont, 1966). Le constat était amer : bien que disposant de « potentialités remarquables », l’agriculture centrafricaine se trouvait dans une situation « loin d’être satisfaisante » et celle-ci risquait de « s’aggraver très rapidement » si des « mesures de redressement énergique [n’étaient] pas prises à bref délai ». L’auteur de L’Afrique noire est mal partie (Dumont, 1962) dénonçait tout particulièrement l’accroissement des importations alimentaires, l’accentuation des carences nutritionnelles, le mépris pour le travail de la terre et pour les paysans, la concurrence de l’exploitation du diamant, le sous-équipement de la paysannerie, un élevage pastoral trop dissocié de l’agriculture, une trop faible diffusion de la culture attelée, etc. L’agronome concluait en proposant de privilégier l’agriculture vivrière destinée au marché intérieur, sans toutefois renoncer à certaines cultures de rente (caféiers et kolatiers en zones forestières, cotonniers en régions de savanes, etc.), de promouvoir davantage l’emploi des charrues attelées, d’associer plus étroitement agriculture et élevage, et de développer de petites industries directement liées à l’agriculture. Cinquante ans après, le constat est plus rude encore : non seulement ces préconisations semblent n’avoir été aucunement suivies, mais deux décennies d’instabilité politico-militaire, dont les années de guerre civile depuis le coup d’État de mars 2013, semblent avoir annihilé toute perspective de développement agricole ; et l’insécurité alimentaire est mise en évidence par toutes les études réalisées par les organisations humanitaires, qui désormais se pressent dans le pays.

2 Il n’apparaît donc pas excessif de parler d’un délabrement de l’agriculture centrafricaine, et il est légitime, 50 ans après les avertissements de René Dumont, de s’interroger sur l’impossibilité d’un développement agricole pour la RCA. Une telle interrogation se décline en deux questions. En premier lieu, y a-t-il eu vraiment une

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politique de développement agricole ? Notre hypothèse est que les interventions de l’État n’ont jamais permis ce développement, et qu’il y a là l’une des racines majeures de la crise sécuritaire contemporaine. En second lieu, si donc le développement agricole constitue un facteur de reconstruction de la paix, quelles préconisations peuvent être faites ? Notre hypothèse est qu’il serait possible de construire une agriculture et des filières permettant aux ruraux de vivre dignement des fruits de leur travail et aux urbains de se procurer localement la nourriture en quantité et qualité satisfaisantes.

Le poids de l’histoire

3 La République centrafricaine dispose d’une grande diversité d’écosystèmes, qui lui permet d’accueillir une large gamme de cultures destinées au marché intérieur (céréales, racines, tubercules, banane plantain, oléagineux, légumes, canne à sucre, etc.) ou à l’exportation (caféiers, cacaoyers, kolatiers, poivriers, cotonniers, tabac, etc.). Mais du fait de la faible densité démographique (7,5 hab./km²) et d’un outillage agricole presque exclusivement manuel, moins de 5 % des terres aptes à la mise en culture seraient cultivées annuellement, soit quelque 700 000 hectares. De l’ordre de 16 millions d’hectares, les terres de parcours et de pâturage devraient quant à elles pouvoir nourrir aisément jusqu’à environ cinq millions de têtes de petits bovins mais n’en ont en réalité jamais hébergé simultanément plus de 3,5 millions. Ces très vastes étendues semblent néanmoins fortement disputées, et de nombreux auteurs signalent leur inexorable dégradation depuis déjà plusieurs décennies (Benoit-Janin, 1961). Ce paradoxe résulterait pour l’essentiel des conditions particulières dans lesquelles se sont historiquement imposés deux modes de mise en valeur très peu associés l’un à l’autre : une agriculture d’abattis-brûlis mise en œuvre par des agriculteurs sédentaires, et un élevage pastoral pratiqué par des éleveurs nomades et semi-nomades.

Le legs colonial : regroupement des agriculteurs et extraversion

4 Avant l’arrivée des colons français à la fin du XXe siècle, prédominaient des formes diverses d’agriculture familiale associant généralement des basses-cours et des petits jardins-vergers (« jardins de case ») localisés aux abords immédiats des maisonnées, avec des champs emblavés durant deux à trois ans après abattage et brûlis des arbres et arbustes des savanes ou forêts situées un peu plus loin des hameaux (Guillemin, 1956). Ces « champs de brousse » ou « grands champs » étaient épisodiquement cultivés, puis volontairement laissés en friche (« jachère ») durant une durée de 20 à 25 ans, jugée suffisante pour que les terres puissent naturellement retrouver leur fertilité initiale. Ces champs étaient donc relativement dispersés au sein des savanes ou des forêts situées aux alentours de chacun des villages. Les principales cultures étaient le sorgho, le mil, l’arachide, le pois de terre, le sésame, le gombo et l’amarante (Portères, 1956). Les racines et tubercules (manioc, ignames, taros, etc.) étaient surtout présents dans les zones forestières du Sud, plus arrosées, de même que les bananiers plantains. Les agriculteurs prenaient généralement soin de ne pas abattre tous les arbres et s’efforçaient même de favoriser quelques espèces particulièrement utiles au sein même des friches arborées et arbustives, tels le palmier à huile, le raphia (vin de palme) et le ficus. Les familles paysannes élevaient aussi parfois quelques petits ruminants (caprins

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et ovins), mais l’essentiel des protéines animales provenait de la viande de chasse et de la collecte d’insectes.

5 Ces systèmes agraires, déjà localement très affaiblis par les razzias esclavagistes des sultanats des actuels Sud tchadien et Darfour, ont été perturbés par la politique coloniale de regroupement des villages. Il s’agissait d’obliger les paysans à déplacer leur habitat au voisinage des pistes rurales, afin de mieux les contrôler et de réquisitionner plus aisément la main-d’œuvre pour les travaux forcés et corvées de portage. Mais ces pistes étaient souvent construites sur des cuirasses ferrugineuses ou sur les parties les plus hautes du relief, là où les sols étaient les moins fertiles. Il devint alors souvent difficile pour les paysans de cultiver à proximité de leurs villages, ou de maintenir les jardins-vergers, obligeant les agriculteurs à parcourir de plus grandes distances, et à établir des campements près des champs lors des pointes de travail. Ce regroupement, les réquisitions de main-d’œuvre et l’exploitation forcée du caoutchouc se sont traduits par un appauvrissement généralisé des sols et par une extension des surfaces consacrées au manioc, du fait de l’adaptation de cette culture à un tel contexte. Elle se satisfait de sols pauvres, est moins exigeante en travaux que les céréales et se conserve aisément sur pied, ne nécessitant donc pas la construction de greniers pour son stockage. Mais avec le seul outillage manuel à leur disposition, les familles paysannes ne pouvaient guère élargir leurs surfaces cultivées annuellement. Le manioc s’est donc largement substitué au sorgho dans les assolements et dans le régime alimentaire. Mais comme la racine de manioc présente une plus faible teneur en protéines et en éléments minéraux, la qualité nutritionnelle de l’alimentation s’en est trouvée sensiblement amoindrie.

6 L’autre fait colonial majeur fut la promotion de nouvelles cultures pour l’exportation. La colonie française de l’Oubangui-Chari a été qualifiée de « Cendrillon de l’Empire » (Kalck, 1976), car fort délaissée par l’administration coloniale. Son exploitation fut tout d’abord confiée à de grandes compagnies concessionnaires, plus soucieuses d’en tirer un profit immédiat que d’y entreprendre des investissements de long terme. Elles s’orientèrent d’abord vers l’exploitation de caoutchouc sylvestre, au prix d’une surexploitation des espèces concernées et d’une criante « sous-rémunération » des saigneurs (Chevalier, 1921). Puis débuta la promotion de nouvelles cultures destinées à l’exportation en Oubangui-Chari : le céara (Manihot glaziowi) dans un premier temps, pour pallier l’épuisement des espèces à caoutchouc spontanées, puis le cotonnier et les caféiers excelsa et robusta (Tourte, 2005).

7 À partir de 1926, la culture du cotonnier fut imposée par l’administration coloniale dans les régions de savane, au profit de quatre sociétés privées ayant chacune localement le monopole d’achat des graines et de commercialisation des fibres. Les semis du cotonnier devaient être réalisés vers la fin du mois de juin et le début de juillet, au même moment que ceux du sorgho. Les soins apportés à la plante textile entraient ensuite en concurrence avec celle de la céréale pour l’utilisation de la main- d’œuvre familiale. On comprend donc aisément les réticences manifestées par les paysans à l’égard de la culture du cotonnier, la « culture du Commandant », mais aussi les raisons pour lesquelles le sorgho a fini par quasiment disparaître des assolements dans les régions cotonnières. À l’inverse, introduite tout d’abord dans quelques plantations européennes, la culture des caféiers a été bien mieux acceptée par les paysans des régions forestières de l’Oubangui-Chari, où prédominait déjà la culture du manioc, au calendrier cultural plus flexible. Les caféiers robusta purent y bénéficier de

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sols alluvionnaires relativement fertiles à proximité des voies fluviales, facilitant l’écoulement des récoltes. Les tentatives de promouvoir la culture des caféiers excelsa dans les forêts galeries situées plus au nord se sont heurtées à diverses difficultés, tant phytosanitaires (trachéomycose) que commerciales.

8 Enfin, l’administration coloniale et le gouvernement centrafricain après 1960 s’efforcèrent l’une et l’autre d’encourager l’établissement de plantations industrielles pour la culture de cacaoyers dans les régions de la Haute Sangha et de la Lobaye, l’implantation d’hévéas dans le et la Lobaye, la production de tabac dans la Haute Sangha et dans l’Est forestier, et celle de sisal dans la zone de Ouiguo. Ces tentatives se traduisirent généralement par des échecs cuisants, liés aux difficultés de recruter des salariés dans ce pays sous-peuplé, à l’enclavement et à des errements de gestion. De même, les palmeraies centrafricaines restent encore aujourd’hui pour l’essentiel des palmeraies villageoises, en association avec des cultures vivrières.

L’arrivée de pasteurs nomades et semi-nomades

9 La présence de troupeaux bovins en Oubangui-Chari remonte au début des années 1920 lorsque, fuyant les exactions commises par certaines chefferies dans le Cameroun voisin, des éleveurs peuls Mbororo durent quitter le massif de l’Adamaoua et commencèrent à atteindre le nord-ouest du pays (Boutrais, 1990), où ils purent mettre à profit les points d’eau et les vastes étendues de savanes encore très peu peuplées. L’arrivée de nouveaux pasteurs en provenance du Cameroun, du Nigeria, du Tchad et du Soudan se poursuivit ensuite, au rythme des sécheresses et multiples troubles intervenus dans ces pays. Les éleveurs Mbororo ne cessèrent ensuite d’étendre leurs parcours pastoraux dans tout le pays, quitte à se heurter épisodiquement à de nombreuses maladies parasitaires (douve, cysticercose, tiques, etc.) et à de graves épizooties (peste bovine, brucellose et trypanosomiase) dans les régions les plus humides et arborées. Mais les campagnes de vaccination et la mise en place d’infrastructures zoo-sanitaires par les services et projets d’élevage ont néanmoins permis un accroissement sensible de la taille des troupeaux : 125 bovins en moyenne par famille. La RCA comptait ainsi, au milieu des années 1980, environ quelque 25 000 familles d’éleveurs et 2 millions de têtes de bovins (Arditi, 2003).

10 Dans un premier temps, les agriculteurs sédentaires ne virent pas d’inconvénients à ce que les éleveurs se déplacent, et même s’installent, en « brousse », loin des zones de culture. Mais l’augmentation rapide des effectifs animaux entraîna bien vite des problèmes de mésentente entre les deux populations du fait des « feux de chasse » allumés par les agriculteurs sur les terres de parcours, ou des dégâts occasionnés aux cultures par les troupeaux en divagation, en particulier sur les champs très éloignés des habitations.

11 Afin d’endiguer les affrontements, les pouvoirs publics optèrent finalement pour une partition des espaces entre agriculteurs et éleveurs, avec notamment la délimitation dans les années 1960 de « communes d’élevage » et de « corridors de transhumance ». L’objectif était de parvenir à une semi-sédentarisation des éleveurs dans les zones qui venaient de leur être accordées, principalement à l’ouest et au centre du pays, quitte à ce que leurs troupeaux puissent quand même transhumer d’un endroit à l’autre en fonction des disponibilités fourragères saisonnières. Mais, suite à l’accroissement des effectifs d’animaux, à la surcharge des terres de parcours et à la prolifération de

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« l’herbe du Laos » qui en a résulté, les éleveurs furent incités à chercher de nouveaux pâturages en déplaçant leurs troupeaux dans des zones théoriquement réservées à l’agriculture. De même, du fait de la moindre fertilité des terrains soumis trop fréquemment à l’abattis-brûlis et aux « feux de brousse », nombreux ont été les agriculteurs qui durent disperser encore davantage leurs parcelles en zone pastorale. La partition formelle des espaces entre agriculteurs et éleveurs n’a donc que rarement été respectée et n’est pas parvenue éviter les conflits dans les campagnes centrafricaines.

L’agriculture abandonnée à elle-même

12 La trajectoire historique de l’agriculture centrafricaine est donc caractérisée par le regroupement des populations rurales au nom de considérations non agricoles, le primat accordé aux cultures à vocation exportatrice, et la cohabitation de deux systèmes de production extensifs : élevage mobile d’un côté, agriculture sur abattis- brûlis de l’autre. Un autre trait de cette histoire tient dans le désintérêt des bailleurs et des élites nationales pour l’agriculture. Trop peu nombreuses pour rentabiliser les infrastructures, jugées hostiles à la « mystique du progrès » (Georges, 1960), les paysanneries centrafricaines n’ont bénéficié que de peu d’appuis, par ailleurs insuffisamment denses et pérennes pour être déterminants. Cette faiblesse de l’appui s’est accrue et muée en un véritable abandon depuis les plans d’ajustement structurel des années 1980, marginalisant ces paysanneries et les entraînant peu à peu dans le présent conflit.

Le cas emblématique du coton

13 Le coton est emblématique de ces aléas de politiques agricoles (Lallau, 2005). Après l’indépendance, les gouvernements successifs ont tous poursuivi une politique en faveur de la culture cotonnière dans les régions de savane, avec l’appui de la Compagnie française pour le développement des fibres textiles (CFDT) pour l’organisation de la filière, depuis l’approvisionnement en intrants (semences sélectionnées, engrais, pesticides, etc.) jusqu’à l’exportation des fibres, en passant par le processus industriel d’égrenage. La garantie de pouvoir écouler la production et les divers services fournis par la société cotonnière ont permis finalement d’obtenir l’adhésion des agriculteurs à cette culture (Magrin et al. 2002).

14 Le coton est ainsi devenu l’une des principales sources de devises pour la RCA. Mais du fait des coûts élevés de transport des intrants et de la fibre de coton, cet essor de la culture cotonnière a été moindre qu’au Cameroun voisin et que dans les pays d’Afrique de l’Ouest, tout en étant aussi rythmé par les fluctuations erratiques des cours de la fibre sur le marché mondial. Pour ces agriculteurs sous-équipés, il restait encore difficile de préparer les sols et semer les graines de cotonnier entre le 15 juin et le 15 juillet, alors même qu’il fallait aussi récolter les céréales et oléagineux de la première période de la saison des pluies et assurer l’implantation des cultures vivrières de sa seconde moitié (Braud, 2009). Les rendements en coton-graine en RCA n’ont par ailleurs que rarement dépassé les 500 kg de graines à l’hectare et les paysans producteurs de coton ont bien souvent obtenu davantage de revenus monétaires avec leurs autres activités : chasse, cueillette, apiculture, etc.

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15 Le coton, qui devait être la culture du développement et de la « modernisation », a surtout été marqué par les aléas du marché et l’insuffisance de l’encadrement technique et sanitaire : les velléités de promotion de la traction animale et des outils attelés en constituent une parfaite illustration. Une couverture très partielle de la zone cotonnière, en dehors de « l’Opération Bokassa » en 1966, n’a pas permis à la traction animale de se généraliser. De même, en aval, les potentialités étaient aussi nombreuses (usines d’égrenage, huilerie, industrie textile) mais ont été peu exploitées. En particulier, les usines d’égrenage ont été fermées, au fil des réformes et des chocs subis par la filière.

16 À partir de la fin des années 1980, se sont affirmés les impératifs de rentabilité financière, qui ont conduit à une quasi-disparition de l’appui technique et à une restriction importante de la zone de culture (Cantournet, 1988). En 1991, les fonctions de commercialisation, de recherche et de vulgarisation ont été scindées. La recherche agricole est revenue à l’Institut centrafricain de recherche agricole (ICRA) et l’appui technique à l’Agence centrafricaine de développement agricole (ACDA), deux organismes publics qui ont toujours manqué des financements et des personnels nécessaires à leur bon fonctionnement. La réduction de la surface cultivée en cotonniers, commencée dès les années 1970 avec l’abandon des zones aux conditions agroclimatiques jugées trop défavorables (zones caféicoles du Sud) ou trop peu peuplées pour que l’exploitation du coton y ait la moindre perspective de compétitivité, s’est poursuivie entre 1986 et 1992 dans le cadre d’un Programme d’ajustement sectoriel agricole. Les deux décennies qui s’en sont suivies n’ont pas changé la donne : celle d’une filière en crise à la recherche d’une illusoire rentabilité et ce, avant même les crises politico-militaires qui vont durement l’affecter.

La marginalisation des ruraux

17 Les impératifs de la rentabilité et les aléas politico-militaires n’ont pas concerné que la filière cotonnière. C’est l’ensemble des activités agricoles qui ont été affectées par cet abandon des pouvoirs publics. L’autre grande filière agricole exportatrice, la filière caféicole, n’a plus bénéficié d’aucun appui technique dans les deux principales zones productrices (Basse-Kotto, Lobaye). Certes un prix minimum, pour le café coque et le café décortiqué, est demeuré annoncé au moment de l’ouverture officielle de la campagne. Mais ce prix est resté très théorique, le café étant essentiellement acheté par des commerçants non agréés, les seuls ou les premiers à se rendre dans les zones de production. Les planteurs y maintiennent, bon an mal an, leurs champs de café, adaptant l’effort d’entretien aux évolutions des prix et aux perspectives de débouchés.

18 La marginalisation des paysanneries n’a pas signifié pour autant leur repli total sur l’autosubsistance. Il s’est agi davantage d’une intégration défavorable, parce que subie, erratique, peu rémunératrice, que d’une complète mise à l’écart. Cette intégration aurait pu être rendue moins défavorable par une organisation collective suffisamment forte. Tel n’a pas été le cas en RCA où il n’y a pas de mouvement paysan proprement dit et où l’action collective s’est limitée aux seules activités de groupements villageois adossés à une culture exportatrice. Ces groupements ont d’abord eu des rôles techniques, prenant en charge l’achat d’intrants et la collecte des productions. Suite aux dysfonctionnements des filières exportatrices, beaucoup d’entre eux ont disparu ou sont devenus des coquilles vides ; d’autres ont développé des activités autour du

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vivrier, souvent fondées sur le travail dans un champ collectif. Le mouvement coopératif, au-delà des formes imposées par les pouvoirs successifs, n’a eu que peu de prise dans les campagnes. Il s’est donc trouvé bien peu de relais, à Bangui, pour défendre les intérêts des agriculteurs, alors que les éleveurs pouvaient eux compter sur la puissante Fédération nationale des éleveurs centrafricains (FNEC).

19 Cette marginalisation s’est ensuite étendue depuis les régions les plus périphériques (le Nord et l’Est) pour atteindre les régions autrefois plus intégrées. Elle n’a pas concerné que les filières agricoles, mais aussi le système scolaire, avec la disparition de l’école rurale, l’accès aux soins primaires, les axes routiers secondaires, etc. Elle a conduit bien des ruraux à rechercher des alternatives vers la sphère urbaine, via l’exode des jeunes vers Bangui et les villes de province et via la réorientation des productions vers les débouchés urbains pour les producteurs les mieux situés. Les débouchés transfrontaliers se sont aussi développés, en particulier au nord-ouest, pour approvisionner le Sud tchadien.

20 De manière générale, les agriculteurs ont cherché à diversifier leurs activités (Gafsi et Mbétid-Bessane, 2003), mais beaucoup, ayant perdu toute perspective d’avenir dans l’agriculture, se sont dirigés vers les zones minières, pour devenir manœuvres dans les chantiers diamantifères ou aurifères, au moins durant toute la saison sèche. Ces activités minières sont anciennes, mais elles se sont très largement développées ces vingt dernières années, au rythme de l’abandon des campagnes et de la marginalisation de leurs habitants. Alternative pour beaucoup de ruraux, en tant que mineurs ou fournisseurs de denrées alimentaires, ces activités minières vont aussi être au cœur du cycle du conflit dans lequel se trouve désormais le pays.

L’agriculture entraînée dans la spirale des conflits

21 Cette intégration défavorable des zones rurales a largement nourri l’instabilité politico- militaire qu’a connue la RCA depuis le milieu des années 1990. Deux points peuvent être soulignés : d’une part les modalités d’une intégration par la violence, d’autre part l’exacerbation des conflits entre éleveurs et agriculteurs. En premier lieu, de nombreux jeunes ruraux se sont intégrés aux groupes armés. Tantôt groupes de « coupeurs de routes », tantôt groupes rebelles à visée politique, tantôt groupes d’autodéfense, souvent tout cela en même temps ou alternativement au gré des circonstances, ces « entreprises » de la prédation ont fortement affecté la vie des ruraux, par leurs pillages, par la répression qu’elles induisent, par le déclin de la vie économique qu’elles provoquent, mais elles ont aussi recruté sans peine au sein des villages, de nombreux jeunes préférant passer du côté des pillards plutôt que de rester du côté des pillés (Lallau et Mbétid-Bessane, 2013).

22 En second lieu, le bétail est une richesse vulnérable au pillage. Perçus comme des gens riches, les éleveurs ont dû supporter les exactions perpétrées par les autorités locales (Ankogui-Mpoko et al., 2010), les rackets et prises d’otages opérés par des coupeurs de routes sur les « couloirs de transhumance ». En conséquence, nombreux sont les éleveurs nomades, nationaux ou étrangers, qui se sont armés de kalachnikovs et ont modifié leurs itinéraires de déplacement des troupeaux, au risque de causer davantage de dégâts aux cultures. Mais la place du pastoralisme dans les crises récentes tient aussi, plus structurellement, aux conflits entre ces éleveurs et les agriculteurs, liés à la difficile cohabitation entre ces deux systèmes de production extensifs : dommages

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occasionnés aux cultures lors de la « divagation » des troupeaux, vols d’animaux, demandes d’indemnisations surestimées des uns et des autres, etc. Les tensions vont aujourd’hui au-delà d’une simple difficulté de cohabitation. Mettant à profit l’effondrement de l’État centrafricain et l’insécurité croissante dans les campagnes, de nombreux éleveurs nomades tchadiens et soudanais ont fait du nomadisme en RCA une expédition quasiment militaire (International Crisis Group, 2014) ; et en retour, les milices anti-balaka s’en sont prises aux communautés d’éleveurs, considérées comme des complices des miliciens Séléka, ou assimilés à ces éleveurs nomades occupant par la force les savanes centrafricaines.

23 Les destructions occasionnées par ces prédations et la guerre de 2013-2014 ont été considérables : l’insécurité alimentaire s’est fortement accrue, pas seulement en ville, mais aussi dans les campagnes, les travaux des champs ayant été fortement perturbés. L’action d’urgence portée par les humanitaires, qui s’étaient déployés durant les années 2000 dans les zones déjà affectées par cette insécurité, se diffuse sur l’ensemble des régions qui répondent aux deux critères usuels des urgentistes : une accessibilité sur le plan sécuritaire, et une situation suffisamment dégradée pour justifier l’intervention.

Les horizons du développement agricole

24 Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes de cette crise que de sortir (au moins un peu) des régions entières de leur marginalité. Mais l’action humanitaire ne traite en rien les fondements structurels de l’actuelle crise, cette marginalité violente. Au-delà des urgences actuelles, il semble alors impératif d’envisager la (re)construction d’une économie agricole durable. Celle-ci ne pourra être effective que si le pays parvient à retrouver un semblant de paix, mais en retour cette pacification ne pourra être durable que si les divers acteurs en présence parviennent chacun à entrevoir un avenir plus favorable à leurs activités économiques, si donc il y a développement agricole.

Les objectifs de la reconstruction agricole

25 Le développement agricole peut ressortir d’une vaine imprécation, si aucun moyen ne lui est alloué, mais aussi si des objectifs ne sont pas clairement posés. Nous en distinguons sept. • Objectif 1 : la reconquête de la sécurité alimentaire. Il s’agira de faire en sorte que les populations rurales et périurbaines puissent passer d’une situation d’assistanat humanitaire à celle de producteurs actifs capables de s’assurer des conditions d’existence acceptables et des revenus décents. Les populations rurales et urbaines devront restaurer leur sécurité alimentaire, quantitative et qualitative ; ce qui impliquera de diminuer l’importance relative du manioc dans les rotations. • Objectif 2 : la création d’emplois. Il sera impératif de procurer des emplois productifs, suffisamment rémunérateurs, à la jeunesse dite « désœuvrée », susceptible d’être enrôlée dans les milices. Il s’agira de promouvoir des techniques de production capables d’accroître la productivité actuelle du travail, non pas en vue de remplacer la main-d’œuvre par des machines et d’engendrer ainsi davantage de chômage, mais pour accroître les volumes produits et les revenus par actif agricole, d’alléger les périodes de pointe de travail, de limiter les temps de déplacement inhérents au système extensif de l’abattis-brûlis. Des emplois devront être aussi créés dans les activités amont et aval : fabrication ou réparation

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des outils, transformation des produits agricoles (petites huileries, moulins, fabriques d’aliments pour animaux, etc.). • Objectif 3 : le rapprochement du champ et de l’habitation. La productivité agricole est fortement limitée par l’éloignement entre habitations et champs (pertes de productions, temps de déplacement, conflits d’usage avec les éleveurs). Il y a là à la fois un héritage de l’histoire et la logique d’un système extensif visant en priorité à économiser le facteur travail, dans un contexte d’abondance de terres disponibles. Ce contexte change, les terres « utiles » étant de plus en plus disputées, ou érodées, obligeant à envisager des modalités durables d’intensification des pratiques. • Objectif 4 : la résilience des exploitations agricoles. Les systèmes de production agricole à promouvoir devront pouvoir assurer la résilience des revenus paysans. Cela passera par une diversification des systèmes d’activités, et par une préservation des potentialités productives (la « fertilité ») des agroécosystèmes sur le long terme. Ainsi conviendra-t-il d’éviter au maximum les formes d’agriculture les plus susceptibles d’accroître le surpâturage, l’érosion et le lessivage des sols, la prolifération d’agents pathogènes et d’espèces invasives, etc. • Objectif 5 : l’extension et la différenciation des interventions publiques. À l’inverse des pratiques passées, les interventions des pouvoirs publics devront être soigneusement différenciées selon les agroécosystèmes régionaux et la densité de population. Elles devront aussi concerner l’ensemble des régions du pays, tant on sait que c’est le sentiment d’abandon des régions septentrionales qui a largement nourri l’ex-Séléka en 2012 et 2013. Ce n’est plus l’impératif de rentabilité à court terme de l’appui qui devra primer. • Objectif 6 : la substitution d’importations. Il serait vain d’envisager la mise en œuvre immédiate de systèmes de production destinés à l’exportation de produits pondéreux et à faible valeur ajoutée, pour lesquels le pays ne dispose d’aucun avantage comparatif sur les marchés mondiaux. Il y aurait plutôt intérêt à envisager le développement des systèmes vivriers les plus à même de permettre une substitution rapide de produits alimentaires importés dont l’acheminement s’avère très onéreux. • Objectif 7 : la réconciliation « inter-communautaire ». Élevage et agriculture constituant deux systèmes productifs encore largement extensifs et peu intégrés, il y aura lieu, tant pour des considérations technico-économiques qu’au nom, là encore d’impératifs politiques, d’envisager une plus grande intégration de ces deux systèmes.

À court terme : augmenter les disponibilités alimentaires

26 Dans le court terme, il conviendrait de favoriser le développement de systèmes de production agricole familiaux de relativement petite envergure et à rentabilité immédiate, de façon à ce que les familles paysannes puissent à la fois très vite satisfaire leurs besoins de première nécessité et commencer à investir dans des ateliers de production un peu plus exigeants en capital. Priorité devrait donc être accordée au maraîchage et aux tout petits élevages (basses-cours, poulets de chair, poules pondeuses, apiculture, insectes, poissons, etc.). Beaucoup d’ONG œuvrent déjà à la mise en place de périmètres maraîchers aux abords des grandes villes et dans certains bas- fonds particulièrement propices aux cultures légumières. Le maraîchage est une activité qui permet à la fois de créer des emplois pour des populations désœuvrées, d’assurer des revenus rapides et échelonnés et de fournir une alimentation complémentaire au seul manioc. Activité de proximité, il peut en outre être mis en œuvre dans des contextes sécuritaires encore incertains.

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27 Mais ce maraîchage devra éviter le recours aux coûteux engrais de synthèse et produits phytosanitaires, ce qui plaide en faveur de l’emploi de fumures organiques, de systèmes de cultures associées contribuant à neutraliser la prolifération des insectes ravageurs et des agents pathogènes, de l’intégration de légumineuses fixatrices d’azote dans les rotations et les associations, et de l’embocagement des sites maraîchers pour créer des habitats écologiques propices à l’apparition d’insectes auxiliaires. L’exhaure de l’eau pour l’irrigation des cultures maraîchères en saison sèche (ou dans les zones sèches) est encore une tâche particulièrement pénible. On pourrait l’alléger en équipant les puits de systèmes à poulies ou à balanciers. De même, en matière de transport, l’emploi de charrettes attelées détenues par les groupements ou dont les services de charroi seraient rendus par de petites entreprises privées devrait pouvoir être rapidement développé. Le maraîchage ne pourra cependant pas constituer une solution « miracle » dans les zones sous-peuplées et enclavées, où les débouchés demeurent structurellement limités. La multiplication de projets de maraîchage dans ces zones pourrait donc s’avérer décevante, malgré leur caractère attractif pour les bailleurs de fonds et maints opérateurs du « relèvement ». Dans de telles zones, c’est le soutien aux activités de « grands champs » qui est le plus attendu par les populations, dès lors que la sécurité est restaurée.

28 À l’échelle de ces « grands champs », il conviendrait de promouvoir aussi des techniques d’intensification fondées sur l’agroécologie. Sortir de la logique extensive de l’abattis-brûlis impliquera de raccourcir les durées de « jachères » et de fixer en permanence les cultures sur les mêmes parcelles. Cela passera par la promotion de pratiques permettant de maintenir le potentiel productif des sols cultivés autrement que par une fuite en avant dans l’utilisation d’engrais de synthèse : compostage, légumineuses, agroforesterie, association agriculture-élevage, etc. Le maraîchage peut alors constituer, tels les jardins de case d’autrefois, une forme d’expérimentation de l’intensification agroécologique des pratiques culturales. Les fermes écoles, les champs collectifs peuvent constituer d’autres modalités de diffusion de ces pratiques.

29 Quant aux petits élevages de lapins, volailles et chenilles, ils semblent pouvoir être assez aisément pratiqués en ville sans nécessiter de gros investissements initiaux, bien qu’ils demeurent plus sensibles à l’insécurité que le maraîchage. Moyennant une certaine technicité et donc un appui technique éventuel, il apparaît possible pour des familles modestes d’accumuler un petit capital productif grâce à des ateliers d’élevage dont la rentabilité paraît rapidement assurée. Mais la multiplication de tels petits élevages se heurtera à un manque de grains et de tourteaux pour l’alimentation des monogastriques (volailles et porcins). Il conviendra donc d’encourager la production péri-urbaine de céréales et de légumineuses aux abords des centres urbains.

À moyen terme : susciter l’interaction agriculture-élevage

30 L’interaction entre agriculture et élevage passera donc en premier lieu par la culture de légumineuses et de plantes riches en protéines pour l’alimentation animale (soja, pois d’angole, moringa…). Mais encore faudra-t-il que les agriculteurs puissent disposer de l’outillage nécessaire à cet élargissement des surfaces emblavées par actif. L’extension des surfaces cultivées en légumineuses capables de fournir des protéines et de fertiliser les sols en azote sera essentielle pour pallier de coûteux achats d’engrais azotés.

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31 Suite aux dégâts intervenus lors du conflit, les campagnes centrafricaines se trouvent largement démunies en animaux d’élevage, et tout particulièrement en porcins et petits ruminants dont les fonctions sont pourtant multiples (apports de viande ou de lait, production de laine ou de cuir, fourniture de matières organiques pour la fertilisation des cultures, épargne sur pied, revenus monétaires, etc.). Le facteur limitant du repeuplement animal est ici très clairement le manque de géniteurs. Sans doute faudra-t-il donc, une fois la sécurité revenue dans les campagnes, apporter des géniteurs de races rustiques capables de valoriser la végétation spontanée et les sous- produits de culture paysans.

32 L’accroissement de la production agricole sans recours important aux intrants manufacturés supposera de pouvoir associer toujours plus étroitement agriculture et élevage. Cela passera en premier lieu par la promotion de la traction animale et de l’emploi d’équipements attelés (charrues, semoirs, sarclo-bineurs, charrettes, etc.). Les agriculteurs seront ainsi en mesure d’élargir les surfaces dédiées aux céréales (maïs, sorgho, etc.) et aux cultures de rente (sésame, arachide, protéagineux, etc.) tout en maintenant les aires réservées au manioc. Il faudra par contre éviter l’importation coûteuse de tracteurs équipés de charrues multi-socs (ou multi-disques) dont l’utilisation impliquerait inévitablement un essouchement total des parcelles et entraînerait des risques accrus d’érosion et de dégradation des sols. Avec sans doute aussi un abandon précoce du matériel au moindre incident technique. Avec un appui technique et sanitaire pérenne, la traction animale pourra aisément se pratiquer à nouveau dans les campagnes centrafricaines, aidée en cela par la mémoire de la culture attelée, qui est encore très vivace dans les régions anciennement cotonnières.

33 La question de savoir comment il deviendra possible de réconcilier agriculteurs et éleveurs et d’associer davantage leurs systèmes de production se pose aujourd’hui avec une grande acuité. Pour favoriser le retour des éleveurs de bovins dans les communes d’élevage et dans les savanes proches des villages d’agriculteurs tout en évitant les dégâts occasionnés aux cultures par les troupeaux, il faudra faire en sorte que l’extension des surfaces mises en culture aille de pair avec un moindre éparpillement des parcelles cultivées dans l’espace pastoral. Il conviendra donc d’éviter progressivement la dispersion de parcelles soumises à l’agriculture sur abattis-brûlis, afin de pouvoir ainsi libérer des terres d’un seul tenant pour le parcours des animaux, tout en assurant la reproduction de la fertilité des terrains cultivés. Ceci suppose que les agriculteurs puissent peu à peu assurer le maintien du taux d’humus des sols par d’autres voies que le seul retour périodique à la friche (« jachère »), et que l’on encourage le parcage nocturne des troupeaux dans des enclos fermés et la collecte périodique de leurs excréments.

34 Cette séparation étroite des terroirs cultivés (ager) et des aires pastorales (saltus), en assurant néanmoins la reproduction de la fertilité des parcelles plus fréquemment mises en cultures par le transfert de matières organiques (bouses ou fumier) en provenance des terres de parcours, a par exemple été réalisée dans le sud du Mali (Bainville et Dufumier, 2007) et dans une moindre mesure au nord du Cameroun. Certes, une telle évolution vers une plus grande association agriculture-élevage ne pourra qu’être progressive. Mais elle n’en semble pas moins constituer une voie, sinon suffisante, tout au moins essentielle pour une cohabitation apaisée entre agriculteurs et éleveurs, car les deux parties y ont objectivement intérêt : espace contre fumure, et plus de sécurité pour tous.

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À long terme : Quelle place pour les cultures de rentes ?

35 Dans les régions les plus septentrionales, il ne faut pas exclure la possibilité de cultiver les céréales, les oléagineux et éventuellement le cotonnier, sous couvert de parcs arborés de karité, néré ou Acacia albida, afin d’assurer la reproduction de la fertilité des terrains cultivés et d’en enrayer leur désertification, à l’image du processus déjà engagé depuis quelque temps dans des conditions agro-écologiques similaires au nord du Cameroun.

36 Dans les régions les plus méridionales, il apparaît souhaitable de favoriser des formes d’agroforesterie dans lesquelles le palmier à huile pourrait avoir une grande place, permettant à la fois une substitution d’importation, et une complantation vivrière sous leur ombrage. Les plantations industrielles ne devraient être envisagées que dans les quelques enclaves de savanes herbeuses afin de ne pas provoquer de disparition de forêts primaires. Les plantations de caféiers excelsa sous ombrage ne pourront devenir rentables que si des investissements sont réalisés pour valoriser pleinement leurs qualités organoleptiques. Sans doute conviendra-il alors de favoriser l’installation de petits dépulpeurs villageois pour le traitement post-récolte des cerises par la voie humide.

37 Par ailleurs, au cas où les usines d’égrenage seraient réhabilitées, la RCA aurait tout intérêt à développer la production de coton biologique, du fait de ses avantages comparatifs (des agroécosystèmes encore pas trop endommagés), au vu des déséquilibres écologiques déjà occasionnés par l’emploi de pesticides dans les autres régions africaines. D’une façon plus générale, outre le coton biologique et café sous label, il ne peut être raisonnablement envisagé à l’export que la vente de produits de haute valeur ajoutée, compensant les coûts d’acheminement : noix de kola (déjà cultivée et commercialisée en zone forestière), huile siccative d’Ongokeagore, extraits de Moringa oleifera, Rawolfia vomitaria, Daniela oliveri et d’autres plantes médicinales ou aromatiques. L’idée d’enrichir les campagnes centrafricaines en les spécialisant dans des produits d’exportation banalisés à faible valeur ajoutée, a fait long feu. Ce modèle n’a jamais été viable, il ne le serait pas plus à l’avenir.

Les exigences du développement agricole

38 Il existe donc de nombreuses pistes pour un développement agricole. La résilience des exploitations agricoles passera, nous l’avons dit, par des systèmes d’activités diversifiés et préservant les agroécosystèmes. Mais cela ne suffira pas. Promouvoir la résilience, cela pose d’importants défis pour les financeurs et acteurs du « post-conflit » en RCA.

Sortir de l’assistanat

39 Le premier de ces défis est le passage de l’assistance humanitaire d’urgence à des procédures visant à l’autonomisation des populations rurales. Il conviendra tout d’abord de faire en sorte que l’aide alimentaire internationale ne contribue plus à diminuer le prix des denrées agricoles vendues par les paysans centrafricains, en achetant et en redistribuant en priorité les productions fournies par ces derniers. Le programme d’approvisionnement local « P4P », Purchase for Progress, du Programme

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alimentaire mondial pourrait aller dans ce sens. L’approvisionnement local a des impacts positifs : fourniture de nourriture adaptée aux habitudes alimentaires pour les populations aidées, créations de débouchés permettant une relance économique locale du côté des fournisseurs, et sortie de la dépendance aux importations alimentaires. De même convient-il d’être prudent dans la poursuite de dons de semences de maïs, paddy, sésame, importées, comme c’est encore souvent le cas. La solution pro-résilience ne peut être ici que l’appui à la multiplication locale de semences, induisant la relance d’un secteur désormais inexistant en RCA, permettant de diffuser des semences adaptées aux agroécosystèmes cultivés et aux exigences de rusticité, et accompagnant ainsi les gains de productivité des exploitants familiaux, tant ces derniers pâtissent du non-renouvellement des plants qu’ils bouturent et des graines qu’ils sèment.

40 Dans le même ordre d’idées, la recapitalisation des fermes ne devra plus reposer sur des dons de matériels gratuits. Mais il devrait être par contre tout à fait envisageable de subventionner massivement l’achat des nouveaux équipements et des éventuels intrants manufacturés pour que ceux-ci deviennent très vite accessibles au plus grand nombre de paysans. Pourquoi seules les populations urbaines auraient en effet droit à des services subventionnés ?

Sécuriser les exploitations et les filières

41 Un deuxième défi est de penser la résilience à différentes échelles imbriquées : exploitation agricole, filière, communauté locale, etc. L’aide internationale devrait pouvoir contribuer rapidement à la recapitalisation de la paysannerie, en soutenant de petits ateliers à rentabilité immédiate (maraîchage, petits élevages avicoles, petites huileries, etc.). Puis la politique agricole pourra assurer la promotion de la culture attelée, et conforter l’installation de petites industries de transformation des produits agricoles et alimentaires (huileries, savonneries, décortiqueuses, moulins, fabriques d’aliments du bétail, abattoirs, tanneries, etc.), afin de sécuriser les débouchés des productions des paysans. Ces paysans, après des décennies de très forte incertitude, auront d’abord besoin de stabilité.

42 On sait combien il est difficile de mettre en place des systèmes de crédit agricole et rural qui soient tout à la fois souples dans les modalités d’attribution, efficaces dans leur utilisation, et suffisamment rentables pour rester viables dans la durée. On connaît aussi l’effet pervers de subventions de fait qui se camouflent sous la forme de crédits dont on sait à l’avance qu’ils ne seront jamais remboursés du fait des annulations de dettes périodiques. Peut-être pourra-t-on cependant envisager des formes de crédits gagés sur une production agricole marchande (café-cerise, graines de sésame, etc.), à l’image de ce qui prévalait à l’époque du fonctionnement des usines cotonnières. Les caisses de résilience, actuellement promues en RCA par la FAO, peuvent aussi constituer un mode pertinent de diffusion du crédit en milieu rural.

43 Pour être efficace, l’appui aux producteurs agricoles et pastoraux devra être décentralisé, s’appuyant en particulier sur les « pôles de développement » (programme européen interrompu par la guerre de 2013-2014). C’est à cette échelle que pourront être suscitées des activités d’appuis multiformes : assistance technique, subventions pour l’accès aux semences et plants, octrois de crédits, commercialisation, approvisionnements locaux pour l’aide alimentaire, soutien aux collectifs, etc. C’est aussi à l’échelle de tels pôles que devront être abordées les difficiles questions de la

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sécurisation foncière et de l’articulation avec les activités pastorales. C’est encore à cette échelle que devront être coordonnés les différents projets et programmes, pour éviter les contradictions et les doublons, encore trop courants, surtout en ces temps d’afflux d’acteurs parfois nouveaux dans ces zones.

44 Un dernier point mérite d’être souligné. Ces acteurs extérieurs, dont la présence croît et décroît au rythme des financements internationaux, ont trop souvent tendance à se passer des cadres et techniciens locaux, par méconnaissance, facilité et parfois aussi un peu de mépris. Les instituts et agences nationales devront au contraire être de plus en plus sollicités, et donc appuyés, afin de se préparer à prendre le relais de ces acteurs extérieurs éphémères, et à assurer un suivi à long terme des expérimentations paysannes. On pense ici, en particulier à l’ICRA, l’ACDA, l’Agence nationale de développement de l’élevage (ANDE), l’Institut supérieur de développement rural (ISDR), ou encore le Laboratoire d’économie rurale et de sécurité alimentaire (LERSA) de l’Université de Bangui.

L’impératif allongement des horizons

45 Le troisième défi d’une approche pro-résilience tient en l’allongement des horizons. Moins ceux des agriculteurs et éleveurs que ceux des institutions qui sont censées les appuyer. De tout temps on a reproché aux paysans centrafricains leur incapacité à se projeter dans l’avenir, leur vie étant présentée comme uniquement tournée vers le présent. Mais les plus court-termistes ne sont peut-être pas ceux que l’on croit ; c’est l’absence de vision à long terme des bailleurs de fonds et décideurs publics, et son pendant de financements courts et irréguliers, qui constituent depuis des décennies le principal frein au développement agricole.

46 Il est une évidence : on n’efface pas plusieurs décennies de marginalité et plusieurs années de conflits sans un appui extérieur suffisamment dense et, surtout, suffisamment long et prévisible. On peut bien faire mine de croire que des dynamiques collectives émergeront facilement des coquilles vides laissées par la filière cotonnière, que quelques mois de crédit pour appuyer la traction animale permettront de la relancer ou de la promouvoir dans les régions où elle n’a jamais été diffusée, qu’une année de soutien aux caisses de résilience suffira à faire émerger une « culture de la responsabilité et de la solidarité » (Bonte, 2015), etc., avec ce double risque, mis en exergue par les détracteurs de l’actuel engouement pour la résilience, de l’injonction (« vous devez être responsables et solidaires pour mériter notre appui ») et de l’alibi pour le désengagement (aider seulement les « vertueux »).

47 Les subventions et interventions de l’État, de ses relais onusiens ou non gouvernementaux, devront être différenciées en fonction des objectifs à atteindre au plus vite (sécurité alimentaire, alimentation équilibrée, emplois rémunérateurs, etc.) et à plus long terme (substitution d’importations de produits alimentaires, association plus étroite de l’agriculture et de l’élevage, début d’industrialisation agroalimentaire, etc.). Ceci impliquera une vision pluriannuelle, une hiérarchisation raisonnée des actions à entreprendre, et un système d’appui qui ne tend pas en priorité à s’auto- reproduire. L’enjeu principal tient donc dans la capacité réelle des bailleurs et décideurs à mobiliser dans le temps les moyens suffisants pour sortir de contextes post- crise complexes, et ne pas laisser les ruraux retourner à leur marginalité structurelle. La résilience « du » paysan centrafricain passe certes par la récupération des moyens

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d’existence qui étaient les siens avant la crise, mais elle passe par le dépassement de ce niveau initial.

Conclusion

48 S’il est donc manifeste que la paix est un préalable à la réalisation d’une sécurité alimentaire durable, il n’en est pas moins vrai que la reconstruction d’une agriculture productive au profit du plus grand nombre est elle-même une des conditions indispensables au retour à la paix. Il est donc impératif de mettre en œuvre des politiques et programmes qui puissent satisfaire conjointement les intérêts des différentes parties prenantes (agriculteurs, éleveurs, commerçants et consommateurs, etc.) sur le court et le long terme. Et l’argument du coût élevé d’une telle densification de l’appui peut être rapidement balayé, au regard de ce qu’ont coûté et coûtent encore (et coûteront toujours demain sans développement) les interventions militaires de « pacification » et les divers processus de DDR (Désarmement, Démilitarisation, Réinsertion), processus dont l’échec n’est plus à démontrer (Lombard, 2012). Les pistes évoquées ici ne semblent donc pas utopiques, au sens où elles ne vont pas à l’encontre de la doctrine du value for money, centrale dans les stratégies d’aides contemporaines.

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RÉSUMÉS

L’abandon, déjà ancien, de l’agriculture a contribué à l’émergence des crises politico-militaires récentes en République centrafricaine. Un retour à la paix ne pourra donc pas être durable sans une action volontariste et prolongée en faveur du développement agricole, et notamment sans la

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recherche d’une meilleure articulation entre agriculture et élevage. Telle est la thèse défendue par les auteurs de l’article, qui envisagent ensuite quelques-unes les modalités que pourrait prendre cet appui à l’agriculture. Ils détaillent les actions possibles, à court, moyen et long termes, et insistent sur les exigences du développement agricole, pour les bailleurs comme pour les acteurs de l’appui.

The long-standing abandonment of agriculture has contributed to the emergence of recent political-military crises in the Central African Republic. Any peace building will therefore not be sustainable without pro-active and prolonged action in favor of agricultural development, and particularly without a search for a better articulation between agriculture and pastoralism. This is the thesis defended by the authors, who then consider some modalities that this support for agriculture could take. They detail possible actions, in the short, medium and long term, and stress the requirements of agricultural development, both for donors and for actors.

INDEX

Keywords : agriculture, livestock breeding, pastoralism, return to peace, post-conflict, development, Central African Republic Mots-clés : agriculture, élevage, pastoralisme, retour à la paix, post-conflit, développement, République centrafricaine

AUTEURS

MARC DUFUMIER Professeur émérite, AgroParisTech, Université de Saclay, [email protected]

BENOÎT LALLAU Économiste, CLERSE, Université de Lille et LERSA, Université de Bangui, benoit.lallau@univ- lille1.fr et http://resiliences.univ-lille1.fr

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Élevage bovin et conflits en Centrafrique Cattle farming and conflicts in Central African Republic

Julie Roselyne Betabelet, Alexis Maïna Ababa et Ibrahim Tidjani

Introduction

1 « Le 21 novembre 2016 aux environs de Bria, des affrontements opposent deux factions rivales de la Séléka : l’UPC1 d’Ali Darras à dominance peule et le FPRC 2, issu d’une alliance entre les Goula, les Rounga et les Arabes. La cause de ce conflit est liée à des querelles pour le contrôle des territoires et des ressources dont le bétail »3. Depuis 2013, la Centrafrique vit au rythme de ce type de violences, qui inclut souvent des éleveurs armés. Ces violences s’inscrivent dans un temps long. Dès 1996, des mutineries éclatent à Bangui. À partir de 2003, une multitude de mouvements rebelles naissent et opèrent dans les régions rurales, suite au coup d’État de François Bozizé. En 2013, la Centrafrique plonge dans un embrasement général autour des affrontements entre la Séléka et les milices anti-balaka. Fortement médiatisé, le conflit de 2013 est marqué par l’ampleur de la violence. Début décembre 2013, le conflit provoque environ 1 000 morts à Bangui en l’espace de quatre jours (Amnesty International, 2013), dans le contexte du début de l’opération militaire français Sangaris. Ce conflit puise sa source dans des considérations politiques, liées au contrôle du pouvoir, identitaires, avec la cristallisation de l’opposition religieuse entre chrétiens et musulmans, et économiques, autour des luttes de pouvoirs pour le contrôle des ressources. La dimension régionale de ce conflit est liée à l’appui apporté par des mercenaires tchadiens et soudanais à la Séléka.

2 Comme dans de nombreux pays d’Afrique centrale (Watts et Marshal, 2004 ; Bégin- Favre, 2009 ; Pourtier, 2009), les ressources constituent un enjeu majeur des conflits. Au sein de ces ressources, le bétail joue un rôle essentiel car il représente un important secteur économique en Centrafrique (environ 30 % du PIB en 2008) et constitue une ressource pour les groupes armés. Ainsi, la Séléka cherche à contrôler les territoires

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pastoraux, de la production à la commercialisation. Les anti-balaka pratiquent des tueries d’éleveurs, accusés d’être complices de la Séléka, et volent leur bétail. Par ailleurs, les enjeux fonciers autour du bétail alimentent les violences entre communautés rurales, notamment entre agriculteurs et éleveurs.

3 L’élevage bovin a été récemment introduit en Centrafrique, depuis le Cameroun en 1920 par des éleveurs peuls Mbororo (Boutrais et Crouail, 1986 ; Ankogui-Mpoko, 2002). Après ces pionniers, des éleveurs originaires du Tchad (principalement des Peuls Mbororo Oudda) arrivent en Centrafrique à partir des années 1980 (Chauvin et Seignobos, 2013). Alors que la production est du ressort des éleveurs peuls, le convoyage et la commercialisation du bétail sont exercés en Centrafrique par des Arabes ayant une origine tchadienne plus ou moins lointaine. Les éleveurs arabes viennent du sud-est du Tchad, précisément du Salamat et du Moyen-Chari (Tidjani, 2015).

4 Des écrits abordent la thématique des conflits et de l’élevage sous l’angle des conflits locaux entre éleveurs et agriculteurs (Ankogui-Mpoko, 2002). Notre démarche s’inscrit plutôt dans une analyse de géographie du pouvoir ou de géopolitique, qui considère à la fois les conflits de faible intensité et les conflits armés, et appréhende les ressources comme des constructions sociales, des matières mises en valeur par des acteurs (Magrin et al., 2015). Dans cet article, il s’agit d’analyser les recompositions de l’élevage liées aux conflits entre la Séléka et les anti-balaka en Centrafrique depuis 2013. Notre hypothèse est que ces conflits modifient profondément l’élevage bovin en Centrafrique : les aires pastorales dépendent désormais étroitement des activités des groupes armés.

5 Cet article agrège des données issues d’enquêtes de terrain de 2014-2015, menées dans l’ouest, le nord et l’est de la Centrafrique (fig. 1). Afin d’accéder à des zones à fort risque sécuritaire, ces enquêtes ont été menées grâce à la coopération d’organisations non gouvernementales (ONG), et pour qui ont été produits différents rapports (Collectif, 2015 ; Tidjani, 2015). Dans ce cadre, des entretiens ont été menés auprès d’acteurs divers : autorités administratives, politiques, traditionnelles, éleveurs, responsables des groupes armés et populations locales.

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Figure 1 - Localisation de la zone d’étude

6 Pour analyser les mutations de l’élevage au regard des conflits depuis 2013, la première partie aborde les éleveurs de bétail comme acteurs et victimes des violences. La seconde partie traite des évolutions des aires pastorales liées aux violences. Enfin, la troisième analyse l’impact des violences sur l’évolution des techniques de production et de commercialisation du bétail.

Les éleveurs au prisme de la violence : acteurs et victimes

7 Les éleveurs présentent une image contrastée dans la violence en Centrafrique. Ils sont victimes des bandes de coupeurs de route, qui excellent dans les prises d’otages d’éleveurs avec libération contre rançon. Progressivement, les rébellions font aussi du bétail une source d’enrichissement. Mais ils sont aussi acteurs des violences, actifs dans le banditisme et après 2009 dans les mouvements rebelles. Dans l’ensemble, on assiste à une militarisation et à une politisation de l’élevage à travers le contexte de conflits.

Les éleveurs et les coupeurs de routes

8 Les premières exactions des coupeurs de route envers les éleveurs remontent aux années 1980 (Ankogui-Mpoko et al., 2010). Dans les savanes reculées, ces bandits armés ou Zaraguinas4 allient vols de bétail, embuscades et prises d’otages. La majorité des victimes d’enlèvement sont des enfants d’éleveurs peuls, qui doivent vendre leur bétail pour payer les rançons. En 2004 par exemple, trois cents enfants sont capturés, plus de 490 millions de francs CFA demandés en rançons, dont plus de 170 millions payés par les éleveurs pour libérer dix enfants (Saibou, 2006). L’activité des coupeurs de route constitue l’une des raisons profondes du processus de paupérisation des éleveurs

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centrafricains (Arditi, 2009 ; Seignobos, 2008). Les éleveurs pillés de leur bétail par les coupeurs de route n’ont pas d’autres choix que de se reconvertir dans des activités agricoles et commerciales.

9 Mais parmi les coupeurs de route figurent également de nombreux éleveurs. Les bandes sont souvent structurées par des éleveurs ayant une origine tchadienne (Arabes, Peuls Oudda), aidés après 2003 par les « libérateurs », mercenaires ayant aidé François Bozizé à prendre le pouvoir depuis le Tchad (Chauvin et Seignobos, 2013). Certains éleveurs peuls Mbororo installés de longue date en Centrafrique, intègrent aussi les bandes de coupeurs de route. Dans les régions du nord-ouest, situées au Cameroun et au Tchad, des éleveurs peuls ont été appréhendés par les forces de l’ordre ou identifiés par les populations locales lors des raids, ou d’embuscades effectuées dans les zones pastorales. Au sein des communautés pastorales, des jeunes Peuls dépossédés de leur bétail ou épris de gains servent de relais et d’indicateurs pour les coupeurs de route. Ces jeunes éleveurs peuls se chargent d’identifier les victimes solvables dans les villages (Ankogui-Mpoko et al., 2010), les éleveurs qui possèdent le plus de bétail.

10 Face à l’action des coupeurs de route, les éleveurs peuls s’organisent en groupes d’auto- défense composés d’archers sous le régime d’Ange-Félix Patassé (1993-2003). Ils reçoivent l’appui matériel du pouvoir de Bangui et traquent les bandits armés qui volent leurs biens et tuent leurs familles. Mais très vite, des discordes au sein des éleveurs peuls fragilisent l’action des archers ou anti-Zaraguinas qui doivent faire face à des adversaires plus aguerris (Chauvin et Seignobos, 2013). L’asymétrie du rapport de force entre les groupes d’autodéfense et les bandits armés pousse à l’exil de nombreux éleveurs Mbororo. De 2002 à 2013, le grand banditisme des coupeurs de route fait migrer au moins 65 000 éleveurs vers le Cameroun, 15 000 vers le Tchad, 15 000 vers la République Démocratique du Congo (RDC), 10 000 vers le Nigeria et 6 000 vers le Soudan (Chauvin, 2015). La situation se complexifie davantage suite à l’engagement des commerçants à bétail arabes et des Peuls Oudda dans les groupes rebelles à partir de 2009.

Les éleveurs dans les rébellions

11 L’activisme des éleveurs dans des mouvements rebelles prend de l’ampleur avec l’apparition, en 2009, de la cohorte des éleveurs armés d’origine tchadienne dirigés par Baba Laadé. Majoritairement issus du groupe des Peuls Oudda, ces éleveurs qui refusent désormais d’être les supplétifs des Arabes, Goranes et Zaghawa, constituent une véritable armée peule (Chauvin et Seignobos, 2013). Leur mouvement, le FPR5, a officiellement pour objectif la défense des intérêts des éleveurs peuls. Dans les faits, ces guerriers lourdement armés volent du bétail, pillent, détruisent les villages et campements d’éleveurs peuls Mbororo (groupes pionniers) dans le centre-nord et le nord-ouest de la Centrafrique, selon les organisations humanitaires présentes dans ces régions. En 2012, quelque peu affaiblis, les hommes armés de Baba Laadé se recyclent au sein de la rébellion Séléka.

12 La politisation de l’élevage prend de l’ampleur en 2013. La Séléka taxe le bétail. Le marché à bétail du PK 45 crée en 2012 est ramené à son ancien emplacement, au PK 13, à la sortie nord de Bangui. La faction arabe de la Séléka y exerce un contrôle exclusif sur la vente du bétail. À Mobaye en amont de la rivière Oubangui, chaque vente de bœuf rapporte 15 000 francs CFA aux membres de la Séléka6. Dans le centre-nord à Kaga-

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Bandoro7, la taxe est plus importante. Un commerçant de bétail paie au total 30 000 francs CFA par bovin afin de l’acheminer à Bangui. À cela, s’ajoute le coût de transport qui s’élève à 50 000 francs CFA par tête et 2 500 francs CFA pour mettre le bœuf dans le camion8 : il y a là une véritable source d’enrichissement. Dans les communes d’élevage, tous les éleveurs doivent contribuer à l’effort de guerre. L’entretien des hommes de la Séléka repose sur les maires des communes, qui sont contraints d’offrir aux généraux avec la contribution des éleveurs, du bétail afin de bénéficier de leur protection et d’épargner aux populations leurs exactions9.

13 La politique de prédation instaurée par la Séléka suscite un ressentiment et une radicalisation au sein des éleveurs peuls dont la survie dépend du bétail. Un antagonisme se crée entre les branches de la Séléka tenues par les Arabes, les Goula et les Rounga et la branche peule, l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC), dirigée par Ali Darras, un Peul Oudda originaire du Tchad et un ex-bras droit de Baba Laadé. L’UPC contrôle désormais la zone de Bambari, Mobaye et Alindao, à l’est. Tandis qu’à l’ouest de la Centrafrique, les éleveurs sont ciblés par les anti-balaka.

Les éleveurs et les anti-balaka

14 Les combattants de la Séléka regroupent divers groupes, des anciennes rébellions centrafricaines, des mercenaires tchadiens et soudanais, des commerçants arabes, ainsi que des éleveurs principalement originaires du Tchad et ex-coupeurs de route, tous étant en grande majorité musulmans (Chauvin et Seignobos, 2013). Lors de son arrivée au pouvoir en 2013, la Séléka utilise la violence comme mode de soumission, d’assujettissement et de domination des populations villageoises, majoritairement non musulmanes, dans les zones rurales (Bégin-Favre, 2009). Dans l’Ouest, les violences à l’endroit des populations se justifient aussi par leur appartenance ou leur complicité supposée avec l’ancienne rébellion de l’APRD10 et par leur proximité supposée avec le pouvoir renversé de François Bozizé. Ainsi, de nombreux villages sont dépossédés de leur bétail (petit bétail, bœuf de trait pour la culture mécanisée) par la Séléka, le bétail pillé étant notamment emmené vers le Tchad. Avec l’appui de la Séléka, des éleveurs peuls trouvent une issue pour régler d’anciens litiges qui les opposent aux populations agricoles.

15 Dès lors, les populations villageoises s’organisent en auto-défense au sein de milices (anti-balaka) et s’en prennent violemment aux éleveurs peuls et arabes, supplétifs des combattants de la Séléka. La naissance des milices anti-balaka réactive le symbole de la résistance des populations de l’Ouest centrafricain, contre « des gens venus d’ailleurs »11. Les luttes contre l’islamisation Peuls Foulbé de l’Adamaoua entre 1870-1880 et les révoltes anticoloniales, comme la guerre du Kongo-wara (1928), sont remémorées. Les anti-balaka agressent indifféremment tout musulman, accusé de collusion avec les anti-balaka, notamment les éleveurs peuls et les commerçants de bétail arabes. Le conflit offre aussi l’opportunité aux milices anti-balaka de s’approprier du bétail après avoir tué leurs propriétaires. À Bossangoa, 21 campements d’éleveurs ont été détruits et 5 000 têtes de bœufs dérobés par les anti-balaka (ICG, 2014). À Bouar dans la Nana-Mambéré, plus de 23 000 têtes ont été emportées par les anti-balaka et écoulées vers le Cameroun12. Le bétail volé est écoulé par des trafics avec les villes frontalières de Tibati, Ngaoui ou Kenzo (Cameroun). Ce désir de vengeance et d’accaparement du bétail porte un coup fatal à l’élevage à l’échelle nationale.

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16 En somme, les conflits mettent en lumière différentes mutations au sein des éleveurs. S’opposent d’abord des éleveurs peuls Mbororo installés de longue date en Centrafrique depuis le Cameroun et des éleveurs peuls Mbororo Oudda, entrés plus récemment en Centrafrique et originaires du Tchad (Chauvin et Seignobos, 2013). Les seconds sont plus impliqués dans les coupeurs de route, la militarisation de l’élevage autour de Baba Laadé en 2009, puis en 2014 d’Ali Darras. Des dissensions existent aussi entre les éleveurs et les commerçants de bétail, arabes, et impliqués pour certains dans d’autres branches de la Séléka. Cette mutation s’apprécie également du point de vue des représentations que des groupes armés se font des éleveurs. Pour les anti-balaka, l’amalgame entre éleveurs, musulmans et Séléka est fort. Au regard de ces violences, le conflit a redessiné une nouvelle géographie de l’élevage en Centrafrique.

Des aires pastorales en évolution

17 L’Ouest centrafricain, est la porte d’entrée des éleveurs peuls en Oubangui-Chari dans les années 1920. Jusqu’en 1960, l’élevage est cantonné dans le secteur occidental sur les hauts plateaux de l’ouest et le secteur oriental près de Bambari. La création des communes d’élevage donne aux éleveurs une assise territoriale (Boutrais et Crouail, 1986 ; Ankogui-Mpoko, 2002). À partir de 2003 les conflits s’amplifient et accentuent une décadence de l’élevage. Les aires pastorales sont sensiblement mises à mal par les activités des bandits armés. Les positionnements actuels laissent entrevoir des disparités tant sur la répartition, la localisation et la délimitation des espaces pastoraux.

Les aires pastorales avant 2003

18 L’Ouest centrafricain, depuis le Cameroun, est la porte d’entrée des éleveurs peuls qui ont foulé le territoire de l’Oubangui-Chari dans les années 1920. L’administration coloniale se montre favorable à l’arrivée des pasteurs peuls afin d’approvisionner les villes en viande bovine (Chauvin et Seignobos, 2013). Des postes vétérinaires sont installés le long de la frontière ouest avec le Cameroun afin d’assurer un suivi sanitaire du bétail13. La régulation coloniale cantonne les éleveurs sur les hauts pâturages de Bouar, Baboua et Bocaranga14. D’autres mesures comme la construction de bains détiqueurs, la fourniture d’appuis techniques et sanitaires sont mises à la disposition des éleveurs. De manière répressive, l’administration procède à des abattages massifs afin d’empêcher une descente du bétail vers les pâturages infestés du sud du pays15. Une ligne imaginaire reliant Bozoum à Bossembélé marque la limite de non- franchissement. Jusque dans les années 1940, les zones pastorales de l’ouest se limitent aux préfectures de la Nana-Mambéré et de l’Ouham-Pendé (Boutrais et Crouail, 1986 ; Romier 1999).

19 Par la suite, les espaces pastoraux connaissent une évolution et s’étendent progressivement aux autres régions centrafricaines. La culture de mobilité des éleveurs les conduit progressivement vers les hauts plateaux de l’est aux environs de Bambari (Ankogui-Mpoko, 2002). En 1960, l’élevage est cantonné dans deux blocs distincts : le secteur occidental sur les hauts plateaux de l’ouest qui prolongent l’Adamaoua camerounais, le secteur oriental près de Bambari (Boutrais et Crouail, 1986). Trois groupes pastoraux se partagent ces pâturages : les Mbororo Djafoun à Bouar et

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Bambari, les Foulbé dans la région de et les Wodaabé vers Baboua. L’administration coloniale s’implique davantage dans la lutte contre les glossines. Le cheptel bovin augmente de manière significative : 400 000 têtes en 1960, 700 000 en 1970, 1 200 000 en 1979, en dépit de la réforme agraire initiée par l’empereur Bokassa en 1970 (Boutrais et Crouail, 1986).

20 En parallèle, il est question d’organiser les sociétés pastorales. En effet des dissensions se font jour au sein des groupes pastoraux que sont les Peuls Foulbé et Mbororo. Ces conflits trouvent leur source dans des questions de leadership auxquelles s’ajoute un partage de territoire16. En 1962, l’administration commence à y remédier par la création des communes d’élevage17. Dans ces territoires spécifiquement dédiés à l’élevage, la gestion politique, administrative et économique est confiée à des maires peuls. Les Mbororo Djafoun, très proches du pouvoir politique en dirigent plus de la moitié. Les communes d’élevage donnent aux éleveurs peuls Mbororo une intégration sociale et politique qui n’existe dans aucun autre pays (Chauvin et Seignobos, 2013). Mais cet équilibre est remis en cause par l’arrivée d’éleveurs venus du Tchad et des violences.

Les aires pastorales entre 2003 et 2013

21 La décennie 2000 voit s’amplifier les conflits en Centrafrique qui accentuent une décadence de l’élevage. Les aires pastorales sont sensiblement mises à mal par les activités des coupeurs de route, puis par les rebelles qui pullulent dans les espaces pastoraux. Dans certaines communes d’élevage ( et Niem-Yellewa dans l’ouest de la Centrafrique), les maires sont assassinés par les Zaraguinas, laissant les éleveurs peuls perplexes face à des ennemis dont l’objectif n’est rien d’autre que la conquête des pâturages (Chauvin et Seignobos, 2013). Les éleveurs peuls Oudda et les éleveurs arabes originaires du Tchad structurent les bandes de coupeurs de route pour occuper les aires pastorales du centre-nord, du nord-ouest et de l’est de la Centrafrique. Désormais, les Oudda réclament avec la bénédiction des autorités locales de Bria la création d’une commune d’élevage dans la Haute Kotto18.

22 Face à l’insécurité, les éleveurs Mbororo pionniers, arrivés du Cameroun depuis les années 1920, entament un processus de migration sans fin avec pour ultime objectif d’être à l’abri des exactions des bandits armés. Les flux de migrations entamés début 2000 atteignent le nord de la RDC et le sud-est du pays. D’autres groupes d’éleveurs migrent vers le sud jusqu’à la lisière de la grande forêt du sud-ouest. Au niveau politique, le pouvoir de Bangui semble indifférent, voire inerte, face aux menaces qui pèsent sur eux. Guidé par l’instinct de survie, un nombre important d’éleveurs traverse les frontières nationales et s’établit au Cameroun voisin. Ces bouleversements et la quête de quiétude engendrent une dispersion des éleveurs en Centrafrique.

23 Par ailleurs, la militarisation de l’élevage entraîne un dérèglement de la transhumance transfrontalière et une inversion des flux de bétail de transhumance. Les transhumants armés tchadiens et soudanais semblent être attirés par les aires protégées dont la vocation première est la conservation de la faune. Les zones de conservation de l’Est et du Sud-Est sont envahies par le bétail, source de conflits et d’affrontements récurrents avec les gestionnaires des safaris de chasse (Tidjani, 2015). En 2012, la majorité des éco- gardes des aires protégées du Nord-Est ont intégré les rangs de la Séléka aidée par les mercenaires tchadiens et soudanais. Ces derniers disposent de troupeaux importants qui transhument, chaque année, sur le sol centrafricain. En guise de récompense, ces

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colonels et ces généraux éleveurs réclament un libre accès aux aires protégées de l’Est pour leurs troupeaux qui passent désormais huit à neuf mois de l’année en territoire centrafricain19.

Les positionnements actuels depuis 2013

24 L’élevage connaît une situation critique révélée par l’ampleur des conflits (Raimond et al., 2010). Les positionnements actuels laissent entrevoir des disparités tant sur la répartition, la localisation et la délimitation des espaces pastoraux. Sur le plan spatial il y a une opposition entre l’Ouest anti-balaka et l’Est sous contrôle Séléka. À l’ouest, sous la pression des anti-balaka, l’espace s’est pratiquement vidé de son cheptel bovin. Les violences des anti-balaka ont engendré un repli des éleveurs au Cameroun, voire au Tchad. D’autres sont cantonnés dans les communes d’élevage afin de bénéficier de la protection de leurs maires, influents politiquement, socialement et culturellement et d’un certain ancrage territorial. Les éleveurs qui ont fui les exactions des anti-balaka se retrouvent donc notamment à Niem-Yelléwa et Gaudrot dans la Nana-Mambéré, et Koui dans l’Ouham-Pendé. Dans la commune d’élevage de l’Ombella-Mpoko, au cœur de la zone de la milice anti-balaka, le bétail a été totalement ravagé.

25 L’est du pays, contrôlé par la Séléka, connaît en revanche une forte concentration du bétail et des éleveurs. Les violences envers les éleveurs ont peu affecté les aires pastorales de l’Est. Cette situation se justifie notamment par la proximité culturelle et confessionnelle entre ces éleveurs et la rébellion Séléka. Les villes de l’Est enregistrent des mouvements d’éleveurs en provenance des autres régions du pays. Il existe donc un lien étroit entre aires pastorales et aires d’influence des groupes armés (fig. 2).

Figure 2 - Nouvelle géographie de l’élevage suite au conflit de 2013

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26 Cependant, l’imbrication entre territoires pastoraux et territoires des groupes armés est complexe. Les éleveurs sont eux-mêmes divisés. Les éleveurs peuls Mbororo pionniers sont concentrés dans de petites zones à l’ouest. Ces éleveurs cotisent pour une prise en charge par des hommes armés en contrepartie de la protection de leur bétail. Les éleveurs peuls Mbororo Oudda se trouvent essentiellement vers Bambari, Bria dans l’est, sous la protection de l’UPC d’Ali Daras. Les éleveurs arabes : Mbarara, Salamat, Matanine, Toundjour, Ouled-Rachid (Tidjani, 2015) sont quant à eux localisés dans les régions proches de la frontière tchadienne (Kabo, Batangafo, Kaga-Bandoro). Ces dernières régions sont répulsives pour les éleveurs peuls qui subissent des prélèvements abusifs des Séléka arabes. Chaque espace répond donc à un contrôle politique spécifique.

Impacts de la violence sur l’évolution des techniquesde production et de commercialisation

27 L’insécurité entrave les mobilités des éleveurs. Le confinement du bétail pose des problèmes de dégradation de pâturages, d’émergence accrue de conflit d’usage. Le risque de propagation des pathologies devient pressant face à une difficulté d’approvisionnement en produits vétérinaires. L’enjeu que revêt la santé animale contraint les éleveurs à développer des stratégies d’adaptation en utilisant des médicaments de qualité douteuse. Dans les espaces pastoraux, les groupes armés contrôlent le réseau de commercialisation du bétail. L’éloignement du bétail et l’insécurité exigent une révision des modes d’écoulement dans un contexte où le convoyage à pieds n’est plus possible.

Une recomposition des pratiques pastorales liées à l’insécurité

28 L’insécurité soumet les éleveurs à une contrainte de mobilité. Se déplacer loin des zones d’habitation représente un grand risque pour le bétail. Les mobilités journalières entre l’aire de pâturage, le campement et les points d’eau s’effectuent sur un rayon maximum de 10 km. Dans le passé, un berger pouvait parcourir un rayon de 15 à 20 km par jour à la recherche de pâturages. Aussi, la dispersion des campements au sein de l’espace pastoral évolue vers un regroupement autour des zones d’habitation où le bétail est enfermé dans des enclos la nuit pour éviter des cas de vols. L’espace pastoral se densifie et englobe les zones agricoles, situation perceptible dans le nord de Bouar ou l’est de Bambari. La concentration des éleveurs dans une région où les mobilités sont réduites pose des problèmes de dégradation de pâturages voire l’émergence accrue de conflits d’usage (Romier, 1999) dont pâtissent les agriculteurs. À Bokolobo, localité située à 60 km de Bambari, les conflits entre agriculteurs et éleveurs ont été multipliés par trois entre 2013 et 2014 (Collectif, 2015).

29 Par ailleurs, le conflit engendre une modification des destinations de transhumance de saison sèche. La tendance générale est celle d’un abandon des zones du sud-ouest par crainte des attaques des groupes armés. Avant 2013, l’aire de la transhumance des éleveurs nationaux (ou sous-régionaux à savoir les éleveurs tchadiens) s’étendait jusque dans la partie sud du pays dans les localités de Carnot, , Berbérati dans la Mambéré-Kadéï, Boda dans la Lobaye, la Mbi, Bobissa, Yaloké dans la préfecture de l’Ombella-M’poko. L’ère de la grande transhumance semble révolue, du moins pour les

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éleveurs sédentaires. Les éleveurs adoptent une petite transhumance interne sur une distance moyenne de 15-20 km entre décembre et avril. Dans l’Ouest, en 2014, les éleveurs n’ont pu atteindre la région de Bouar et sont restés dans la commune de Niem- Yellewa et de Gaudrot durant la saison de transhumance20. Dans la et la Haute Kotto, les éleveurs ont choisi les régions de la Basse Kotto et du Sud-Est (préfecture du Haut Mbomou) voire la RDC, comme destination de transhumance21.

Une dimension sanitaire de protection du bétail hypothéquée

30 Historiquement, la Fédération nationale des éleveurs centrafricains (FNEC) et les Groupements d’intérêts pastoraux (GIP) ont joué un rôle déterminant dans l’approvisionnement des éleveurs en médicaments vétérinaires. Ceci a été rendu possible grâce à l’appui des partenaires internationaux comme la Banque mondiale, qui a contribué à la mise en place du département des intrants à la FNEC en 1990. Au niveau de chaque GIP, la pharmacie villageoise se ravitaille via les dépôts régionaux de la FNEC qui servent de relais pour le dépôt central de Bangui. Cette gestion de proximité assure une bonne prise en charge sanitaire du bétail avec des médicaments de bonne qualité. Cependant, le rôle de la FNEC et des GIP dans le réseau de distribution des médicaments aux éleveurs semble complètement effrité en 2013. Toutes les infrastructures de la FNEC tant dans la capitale que dans les zones rurales ont été détruites, paralysant ainsi les GIP dans la distribution des médicaments aux éleveurs. Les ruptures d’approvisionnement en médicaments combinées au manque de suivi sanitaire par les agents vétérinaires accroissent le risque de propagation des pathologies.

31 D’autres facteurs conjoncturels y concourent dont principalement le confinement du bétail et le partage du pâturage avec le bétail étranger. Le bloc pastoral Est, principalement la ville de Bria est le plus touché par les épizooties transmises par le bétail soudanais. Le Soudan est considéré comme un espace porteur d’épizooties principalement la peste bovine (ou pettuu en langue peule). Le dispositif de surveillance sanitaire jadis mis en place pour le bétail soudanais soumis à une vaccination avant un séjour sur le territoire centrafricain n’est plus opérationnel. Le bétail étranger arrive généralement quand le bétail national part en transhumance. Or le conflit a contraint certains éleveurs à ne pas se déplacer et donc partager le pâturage, ce qui accroît les risques de contamination22, tel le cas de Bria où plus de 200 bœufs ont été décimés en moins d’une semaine23. Ces maladies semblent un vecteur de décapitalisation des éleveurs. Une relation conflictuelle s’installe entre transhumants soudanais et éleveurs sédentaires qui cherchent à éviter tout contact ou partage de pâturage avec le bétail soudanais dans un contexte de rupture de produits vétérinaires.

32 L’enjeu que revêt la santé animale contraint les éleveurs à développer des stratégies d’adaptation en utilisant les médicaments venant de tout bord, offerts par les vendeurs ambulants. Dans l’Est, des circuits de ravitaillement en produits vétérinaires se créent avec le Soudan, ou l’Ouganda en véhicules de transport et de commerce, ainsi qu’avec la RDC par voie fluviale. Ces échanges permettent à certains acteurs économiques de se faire une place dans le circuit d’approvisionnement en médicaments, vu l’enjeu financier que revêt ce secteur. Pour autant, certains éleveurs se trouvent dans un dénuement total. Ils achètent à crédit ou procèdent à des trocs en offrant quelques têtes de bœufs en échange des médicaments, ce qui les contraint à brader leur troupeau.

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Remodelage du circuit de commercialisation du bétail

33 Historiquement en Centrafrique, la commercialisation du bétail est le monopole des Arabes et des Haoussas. Sur les cinq associations de commerçants de bétail qui existaient avant 2013, une seule regroupe les Peuls. Les Arabes ont maintenu leur domination sur ce réseau via la Séléka. De grands commerçants arabes ont rejoint les rangs de cette rébellion et exercent un contrôle sur le circuit du bétail. Jusqu’au lendemain de la chute de Michel Djotodja (janvier 2014), le grand marché de PK 13 à la sortie nord de Bangui était sous le monopole des généraux commerçants arabes. En 2014, la milice anti-balaka a pris le relais. Les com-zones contrôlent totalement le circuit du bétail dans toute la partie ouest du pays, suite au départ des commerçants arabes et haoussas jugés très proches de la rébellion Séléka. Dès lors le commerce du bétail jadis fermé devient un secteur ouvert à tous. De nouveaux acteurs, des autochtones dans les grandes villes intérieures ou des citadins dans la capitale Bangui arrivent à se faire une place dans ce réseau. À Bangui, ces gens servent d’intermédiaires pour certains commerçants de bétail musulmans qui ont peur de se déplacer24. Dans les zones rurales, de jeunes commerçants issus de ces espaces pastoraux qui, du fait de leur relation avec les éleveurs ou les anti-balaka, arrivent à acheter du bétail dans les zones en conflit s’intégrent ainsi dans le circuit. De plus en plus des femmes émergent dans ce réseau. En s’appuyant sur les intermédiaires, elles approvisionnent les grands chantiers miniers à Bossembélé et Yaloké. Enfin, un petit noyau de commerçants de bétail arabes retranchés au Km5 profite du convoyage sous escorte pour continuer leur activité25.

34 S’agissant des zones d’approvisionnement en bétail, le marché à bétail de PK 13 puis celui de PK 45 de Bangui drainaient l’essentiel des flux de bétail de commerce. Les éleveurs ont su créer dans la zone périphérique de le stock de bovins pour l’approvisionnement de la capitale Bangui. Le stock estimé entre 5 000 à 10 000 têtes de bovins en 201226 a été totalement pillé par les groupes armés. Dès lors l’approvisionnement de la capitale est devenu un enjeu important. Des liens se sont établis avec les zones instables disposant encore du bétail : Kaga-Bandoro dans le centre-nord, Bambari, Mobaye, Zangba dans l’est, Bouar dans l’ouest. L’éloignement du bétail et l’insécurité exigent une révision des modes d’écoulement dans un contexte où le convoyage à pied n’est plus possible.

35 Deux moyens principaux sont utilisés : le transport par voie fluviale et le convoyage en véhicules escortés. Le transport fluvial s’est développé à partir de 2014 dans les villes situées le long de la rivière Oubangui (Mobaye, Zangba, Kouango) suite à l’afflux massif des éleveurs et au problème d’accessibilité. Ces villes reçoivent en moyenne trois baleinières (pirogues à moteur) par semaine avec une capacité de contenance 60 à 80 bœufs par baleinière27. Le convoyage par véhicule a commencé avant la crise de 2013 via une dizaine de bétaillères de la SÉGA28 qui transportaient le bétail depuis le marché de PK 45 vers l’abattoir de Bangui. Mais, ce qui fait sa spécificité, c’est l’accompagnement par les escortes de la Minusca et la disparition des bétaillères remplacées par les véhicules. Ces véhicules appartiennent presque exclusivement à des particuliers, principalement les opérateurs économiques de confession musulmane repliés dans le grand quartier de Km5. Les flux de bétail en provenance de Kaga- Bandoro et Bambari sont conduits au Km5. Le marché de bétail du Km5, construit sur les décombres d’anciennes zones d’habitation et le marché fluvial de Ouango Sao (7e arrondissement de Bangui) sont les principaux marchés de bétail de la capitale. La

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modification du mode de transport a une incidence réelle sur l’approvisionnement en termes d’effectif de bovins qui arrive à Bangui. L’irrégularité des convois de bétail escortés, et surtout l’insécurité ont de fortes incidences sur le prix du bétail sur pied qui a été multiplié par trois. Un bœuf coûte entre 800 000 et 1 000 000 francs CFA à Bangui alors que le kilogramme de viande bovine est passé de 1 500 à 3 000 francs CFA29. La rareté du bœuf se répercute sur le nombre d’abattages (fig. 3).

Figure 3 : Évolution des abattages des bovins à l’abattoir de Bangui

Source : Direction générale de la SÉGA, décembre 2015

36 Ainsi, les mutations du monde pastoral et les stratégies d’adaptation des éleveurs semblent s’inscrire dans le temps long puisque les violences armées se prolongent.

Conclusion

37 En trois années, le monde pastoral centrafricain a connu des bouleversements profonds. L’élevage se positionne comme le secteur d’activité le plus à risque et est devenu une source de conflit au même titre que l’exploitation du diamant. Les violences actuelles dans les zones rurales sont corrélées au rythme de la présence du bétail et des éleveurs qui sont à la fois acteurs et victimes des exactions. Le conflit de 2013 achève un processus de décapitalisation des éleveurs entamé depuis plus de deux décennies. Il se crée un cycle infernal de reconversion des éleveurs dans des groupes armés. Leur activisme semble être le moyen privilégié pour reconstituer voire protéger le bétail. Dès lors, il devient une source d’enrichissement pour les chefs des bandes armées qui se constituent de nouveaux territoires. La militarisation et la politisation de l’élevage soulèvent un grand questionnement quant à l’avenir de la situation sécuritaire à l’échelle sous-régionale. Les régions frontalières sont occupées par des mouvements rebelles dont les leaders sont parfois des éleveurs : Ali Darras pour l’UPC dans le nord-est, Sikiki pour le RRR30 dans le nord-ouest. Pour un pays vaste et sous- peuplé comme la Centrafrique, les marges frontalières sont un sanctuaire pour les groupes armés et les éleveurs armés étrangers avec un enjeu principal : l’accès et le contrôle des ressources pastorales. La situation sécuritaire actuelle, impliquerait

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d’avoir une autre vision de la géographie de l’élevage dans une dynamique sous- régionale.

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NOTES

1. Union pour la paix en Centrafrique, une faction dissidente de la Séléka qui regroupe essentiellement des éleveurs peuls armés. Les Oudda, Peuls originaires du Tchad, sont majoritaires au sein de ce mouvement. 2. Front populaire pour la renaissance de Centrafrique. 3. « Centrafrique : 16 morts et des milliers de déplacés après des affrontements d’ex-Séléka à Bria », Jeune Afrique, publié le 23 novembre 2016, consulté le 28 décembre 2016, www.jeuneafrique.com/376802/politique/centrafrique-16-morts-milliers-de-deplaces-apres- affrontements-dex-seleka-a-bria/. 4. Langue peule. 5. Front patriotique pour la restauration. 6. 5 000 francs CFA payés par l’éleveur, 5 000 par le commerçant et 5 000 par le boucher. Si l’on estime qu’en moyenne 500 bœufs sont vendus les jours des différents marchés hebdomadaires, le montant de la taxe se chiffre à 7 500 000 de francs CFA par semaine. Ce chiffre intègre à la fois le marché de Mobaye et les autres marchés environnants (Alindao, Langandji, Zangba, Kouango). 7. Le marché à bétail de Kaga-Bandoro est créé suite à la disparition du marché à bétail de PK 45 de Bangui. Les ventes de bétail sont quotidiennes. Le stock de bétail constitué par les commerçants est escorté et convoyé vers Bangui une fois par semaine. 8. Entretiens avec d’anciens commerçants d’arachides de l’axe Bangui-Kabo-Sido, reconvertis dans la vente de viande de bœuf boucanée. Bangui décembre 2015. 9. Entretien avec des maires de communes d’élevage, novembre 2014. 10. Armée populaire pour la restauration de la démocratie. Entretien avec un ancien combattant démobilisé de l’APRD, Bocaranga, novembre 2014. 11. Entretien avec un commandant des anti-balaka de l’Ouest, novembre 2014. 12. Entretien avec un membre de la Fédération nationale des éleveurs de l’Ouest, novembre 2014. 13. Entretiens avec des responsables des services d’élevage à Bangui, septembre, 2015. 14. Ibid. 15. Ibid. 16. Entretien avec un responsable de service d’élevage, Bangui, novembre 2015.

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17. Gaudrot à Baboua, NiemYellewa à Bouar (Nana-Mambéré), Degaulles à Koui (Ouham-Pendé) en 1962, Ouro-Djaoun à Bambari (Ouaka) en 1965, Ewou à Alindao (Basse Kotto) en 1966, Pombolo à Gambo (Mbomou) en 1981, Ombella-Mpko dans la préfecture du même nom en 1982. 18. Entretiens avec des responsables d’éleveurs, Bria, décembre 2014. 19. Entretien avec des autorités administratives et locales de la Haute-Kotto, Bria, décembre 2014. 20. Entretien avec des responsables de la Fédération nationale des éleveurs de Centrafrique, novembre 2014. 21. Entretien avec des éleveurs Bambari, Mobaye, Alindao, décembre 2014. 22. Entretien avec les leaders éleveurs, Bria, novembre 2014. 23. Ibid. 24. Des entretiens (octobre 2016) avec des commerçants de bétail au niveau du Bureau d’affrètement routier centrafricain (BARC) ont révélé que les animaux qu’ils convoient ne leur appartiennent pas, car ils sont la propriété de commerçants musulmans de Bambari. Ils n’exploitent que les marges bénéficiaires fixées par les propriétaires. Ces marges varient de 15 000 à 25 000 francs CFA par bête. 25. Enquêtes, Bangui, 2015. 26. Données collectées dans le cadre des recherches doctorales en 2012 dans la commune de Boali par Alexis Maïna. 27. Entretien avec le maire (intérimaire) de la commune d’élevage d’Ewou, Mobaye, décembre 2014. 28. Société d’État de gestion des abattoirs. 29. Interview du ministre de l’Élevage sur les ondes de la radio nationale, 18 décembre 2015. 30. Retour réclamation et remboursement.

RÉSUMÉS

La Centrafrique connaît depuis 2013 un conflit armé inscrit dans le temps long qui affecte le secteur de l’élevage. Dans les violences, les éleveurs sont à la fois acteurs et victimes. Le bétail constitue un enjeu majeur de ce conflit comme source d’enrichissement des groupes armés, alimentant les antagonismes entre la rébellion Séléka et la milice anti-balaka. Le conflit impose une réorganisation des espaces pastoraux, qui se répartissent désormais selon les aires d’influence des groupes armés. Le conflit remet en cause l’ensemble du système pastoral, depuis les techniques de production jusqu’à la filière de commercialisation du bétail.

Central African Republic has experienced since 2013 an armed conflict over a long period of time affecting the cattle farming sector. In the violence, breeders are both victims and actors. The livestock is a major issue of this conflict as a source of enrichment of armed groups, encouraging the antagonism between the rebellion Seleka and anti-balaka militias. The conflict imposes a re- organization of pastoral areas, which are now distributed according to the areas of influence of the armed groups. The conflict prejudices the entire pastoral system, from the production techniques to the livestock market chain.

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INDEX

Keywords : Cattle farming, pastoral system, Central Africa, resources, conflicts, armed groups, militias Mots-clés : Élevage bovin, système pastoral, Centrafrique, ressources, conflits, groupes armés, milices

AUTEURS

JULIE ROSELYNE BETABELET Doctorante, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR 8586-Pôle de recherche pour l’organisation et la diffusion de l’information géographique (PRODIG), [email protected]

ALEXIS MAÏNA ABABA Doctorant, Université Gaston Berger, Saint-Louis du Sénégal, [email protected]

IBRAHIM TIDJANI Doctorant, Université de Lille, UMR 8019-Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSÉ), [email protected]

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The Janus face of water in Central African Republic (CAR): Towards an instrumentation of natural resources in armed conflicts L’eau en République centrafricaine : « les visages de Janus ». L’instrumentalisation des ressources naturelles dans les conflits armés

Isidore Collins Ngueuleu Djeuga

1 “Of all ‘things’, water is among the least cooperative of subjects to be contained in” (Linton, 2006). Water is certainly not easy to understand. In his PhD dissertation aiming to understand water, Jamie Linton clearly admits that “Water is an ambiguity that is impossible to pin-down”. It is certainly the transformative character of water that makes it more complex. Falling in a cycle, it appears in many representations including drinking water, ground water, rainwater, etc. that is in an ongoing collaboration, or conversation, between people. Therefore “water is nothing but what we make of it” (ibid.): we want to pin it as ultimately connected to humans and their environment.

2 When water is perceived as a resource in humans’ territory it reflects the way or strategy they struggle to satisfy their needs in energy and information (Raffestin, 1980). It is also a resource they want to affect, influence, or control in a given area they identify themselves (Sack, 1986). There is therefore in water a social and even an economical dimension which is important to raiseup. Among different references and roles it can have, we define it as a territorial resource in the sense that it is the place where different social actors exercise their contradicting or complementary power. It is a place, an instrument and a behavior. When following Raffestin reasoning, water could be considered as a strategic resource over which conflicts can emerge. In fact, strategic resources can be at the origin of conflicts mainly in a context of poor political system with no security and accountability. Paul Collier (2010) in the case of natural resources defends the theory of resource curse in many African countries through the importance communities attach to these resources and how they can provoke conflicts

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and even fuel them. A resource is a collective product and access to it is based on a political decision. The main issue with resources is their access. The whole problem of access is access in space and/or access in duration (Raffestin, op. cit.). The first political issue which arises with regard to water is therefore access. Access to water refers to its durable availability in terms of space and time for everybody. But access to water is also a human right since international law instruments require State to ensure everyone’s access to a sufficient amount of safe drinking water for personal and domestic uses, defined as water for drinking, personal sanitation, washing of clothes, food preparation, and personal and household hygiene (OHCHR, 2010). There is therefore a perception of access to water as a social conflict but also a legal obligation that I want to pin here.

3 In a study published in 2005, Nguimalet et al. revealed that in Bangui, the capital of the Central African Republic, there has been a qualitative deficit in water supply for the population during the last decades. The failure of the State to provide sufficient clean water due to outdated character or absence of the water supply network led to social conflicts between the State, the water supply company and the population. Yet, a social conflict, that was existing prior to the current violent conflict that is destroying the country since 2013, has evolved and now presents a Janus face, being both an object of conflict and an element of conflict resolution. Water as a key resource is presented in a different perspective and is worth to crystallize attention.

4 The last decades in CAR have undergone several brutal conflicts with a huge proliferation of small arms across the country. The conflict that broke down in March 2013 between anti-balaka militias and Seleka is still destroying the country with gross human rights violations and an unprecedented humanitarian situation with a lack of access to vital resources. Seleka rebellion has been dissolved since and is now known under the name ex-Seleka. The proliferation of armed groups and weapons across the country has exacerbated existing conflicts including water conflict and has transformed them.

5 From the beginning it was obvious, that the crisis was neither a religious nor an ethnic conflict but rather a politico-military one. In CAR, religion and, more broadly, national identity, have been manipulated by elites behind these two armed groups to further political and economic goals, basically to attain or maintain power, to take control over natural resources and to achieve personal gain (Deiros, 2014). This manipulation has been possible due to the failure of State in CAR. The two fighting groups, Ex-Seleka and Anti-balaka led by political and economical interests (Weyn et al., 2014) have progressively installed the chaos in the country by transforming high populated cities like Bangui and Bambari into urban guerrillas. Unfortunately the two groups were driven and manipulated by political actors of two distinct religious and ethnic communities leading to a recuperation of the tribal and religious factors in the conflict dynamics. The Christian and Muslim factors have therefore strongly exacerbated the conflict since each group was pretending to protect its community. According to Louisa Lombard (Carayannis et Lombard, 2015)1: “If the violence was expressed using the religious idiom, it has less to do with doctrinal differences or hatred, and more to do with the uncertainty, mistrusts and manipulation whose unfortunate long roots in CAR are bearing fruits” (ibid.). From armed groups with military structures, the conflict is turning today into a confrontation between communities that are being strongly militiarized. The conflict has thus shifted from a confrontation between anti-balaka

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and ex-Seleka in various neighborhoods mainly the most affected of 3rd, 5th and 4 th districts of Bangui. In 2005, almost 50 000 weapons were circulating in country out of State control (Berman and Lombard, 2008). Today, the situation of uncontrolled arms and armed groups has been highly exacerbated and is increasing clashes between communities. With a high proliferation of small arms, access to key resources is threatened by a domination dynamics of neighborhoods by local armed groups, militias or simple bandits. The presence of weapons into communities and neighborhoods is a threat to vital resources like water.

6 In urban areas like Bangui, fighting between militias of various districts is impacting important infrastructures and commodities. Water is one of these resources that is important for communities and that is trapped in the conflict. Until now, the conflict analysis around water has always been presented on the aspect of scarcity of resources. In this context, we explore if the place of water in the CAR conflict follows the same approach or a different one where it is likely to be victim, target or weapon in a conflict (Remans, 1995).

7 This analysis focuses very much on the situation in urban areas, taking Bangui as the main illustration. There are some references to rural areas that help us supporting our reasoning but it is clear that those reference a purely bibliographic, unlike the evidences on Bangui and Bria that we collected during our work with humanitarian organizations in the country. The methodology of this paper is therefore a mixed of literature review and interviews conducted in Bangui and Bria among tens of aid workers within three humanitarian organizations, and six State and national company officials. We have personally interviewed 20 individuals within the local population and exploited several testimonies recorded by NGOs.

The deterioration of the access to water-related conflict

8 “The use of water in warfare is as old as warfare itself. Not only has it been a factor but it has played many different roles in armed conflict” (Ure, s.d.). In CAR belligerents have used water in many ways including polluting water facilities, destroying water pipes, denying access to water points and denying humanitarian access. These phenomenons irreversibly lead to lack of access to water and disease related to quality of water. Not surprisingly, the access to water has solely been deteriorated during the conflict since it was already an issue before, at the point to represent social conflicts between key stakeholders.

Access to water before the conflict

9 In Bangui and in CAR in general, the State has failed to provide water to all. Hence Network failure to provide potable water to all, forcing urban residents to consume polluted water from traditional wells, and “doubt” expressed by citizens about the quality of tap water has created social mistrust during the last decades. The problem is not therefore in terms of water scarcity because the country is located in an area where it rains nine months in the year (Nguimalet et al., 2005, op. cit.). So there is a variety of water resources in the country, including rainfall, rivers, wetlands and aquifers. It is clear that the quality is the epicenter of conflict in the CAR context (ibid.).

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10 Figures on access to water in CAR prior to the conflict were highly discordant. Two institutions provided figures that are difficult to reconcile. In 2008 the Joint Monitoring Program (JMP) claimed 67% of the population had access to safe water and 34% had access to sanitation while the National Office for Water Planification – Direction générale de l’hydraulique (DGH) – said it was respectively 30% and 5%2. The figures proposed by DGH are the most commonly accepted by all actors in the country, so they will also constitute our baseline. In Bangui, the population has grown in an anarchic way and has made access to water more difficult and conflicting. The 6th, 4th and 8th districts of Bangui for instance, between 1988 and 2003, have had the highest rate of growth between 68% to 87% (Nguimalet, 2007) while the 1st, 2nd and 3rd districts were characterized by the standard of living (1st), the saturation of the viable space or to be conquered (3rd) and the obstacle of Oubangui river and its bed of flood (2nd) (ibid.). These “popular” neighborhoods, often installed without any planning, make up about 80% of the area of the city which is under-equipped and lack access to safe drinking water. They are therefore confronted with frequent water shortage and large drinking polluted water drawn from traditional wells, with known risks (Nguimalet, 2005). So in Bangui traditional wells have become the water supply current mode mainly in highly populated districts. In those neighborhoods, a conflict between consumers, the State and the water company has erupted, due to the quality of water people are obliged to drink (ibid.).

Figure 1 – Traditional wells used by communities in the country

Pablo Tosco, Oxfam Bria 2015

11 The situation is similar or worse in the rest of the country. The Ouaka Prefecture that covers also Kémo, and Nana-Grébizi is one of the most disadvantaged in terms of access to safe water and sanitation. Only 37% of rural and 31% urban population have access to drinking water. The wells are traditional type, mostly dried up during the dry season, and the sources are not furnished. Conflicts exist around water points: communal

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(indigenous/Fulani) and intra-communal conflicts. They are aggravated in the dry season with the scarcity of the resource3.

12 It appears that in at least the two biggest cities of CAR, before the conflict there was already a water crisis that was characterized not by lack of water but by a bad management of the access to population to safe water. “Conflicts arising from the management of the quality of the treated water are complex in the case of the city of Bangui. They are not open, latent, are not legitimized by any act of complaint from one of the actors in a court of the country” (Nguimalet, 2005, op. cit.). This social crisis over water that mainly consists on enhancing an equitable access to water will be exacerbated during the conflict and become violent. Water will become a place and instrument of violence.

The use of water during the conflict

13 Mostly in populated areas of Bangui the conflict has affected water. As described by Nguimalet there was already mistrusting between the main three actors: the State, the Water Company and the consumers. During the conflict the mistrust that has arisen between communities will also affect their access to water and their common relation to water.

The pollution or contamination of water facilities

14 The majority of the population in big cities relies on very few and old public water facilities and mostly on private wells and fountains for drinkable water and for other domestic needs. These facilities and pipes are visible and reachable in almost all districts. After strong fighting between communities, many people have testified that wells were populated with dead bodies. This has been recurrent at every upsurge of violence since ex-Seleka coup d’Etat in 2013 until the recent violence of September and October 2015.

15 In some neighborhoods of the 5th district of Bangui like Sénégalais Baidi, Bazanga, Gala- Baba, many clothes and corps where discovered in wells. Similarly in the 3rd district, neighborhoods like Fondo, Yambassa, Camerounais Nord, Ramandji, Bloc Sara, Yakite, Bibale, Boulata, Kokolo, were highly impacted by the conflict, and there also, bones of dead bodies were found in wells. In Sénégalais Baidi, during the last upsurge of violence in Bangui, three kids were killed and buried in their parent’s well. In the 3rd district of Bangui, IRAD, a local NGO partner of Oxfam, has collected testimonies of presence of dead bodies in almost 20 wells, with around two to three testimonies for each well. This could amount to more or less 60 people testifying of having or knowing at least one person that has been buried in a well.

16 This reality is not limited to urban areas where the conflict has been more violent and deeply community based. In Bria, in the Eastern region, it was witnessed in the Christian neighborhood AmBadrou that was attacked by ex-Seleka, that wells were polluted by dead bodies. During a Rapid Response Mechanism, multisectoral evaluation on Bouar-Bocaranga road in the Western region, Action contre la faim (ACF) reported that “Many wells with the presence of human bodies have been reported by the population and humanitarian actors and assumed that this could have consequences of contamination of ground water, particularly in the rainy season”4. The International

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Commission of Inquiry on the Central African Republic final report also mentioned in Bozoum during Ex-seleka rebels’ attacks, many Christians were killed and their bodies were disposed of in the Ouham River5.

17 While the pollution of wells with dead bodies is still ongoing at every upsurge of violence it is not the only phenomenon that has been observed. Wells and latrines were also contaminated with explosives and lethal arms such as grenades and ammunitions. The degree to which explosives could be present in latrines and wells is still unknown.

Destructions of water pipes

18 In some neighborhoods of Bangui, the SODECA, the national water company was able to distribute water to up to 52% of the population before the crisis6. With the crisis, this has drastically been worsened. In places where the fightings were highly violent, wells, water pipes, stations and pumping have been systematically destroyed. Today only less than 20% of the population is reached. Many infrastructures have been destroyed and SODECA material looted. This is a reality in a city like Bangui but also in rural areas.

19 In a big city like Bangui, one broken water pipe in a locality like the 3rd district hosting both Christians and Muslims can deprive 100,000 people of drinking water. In some neighborhoods, the only working fountain being behind front lines, has pushed the population to break pipes in order to have water, depriving therefore the others from their access to water.

The springs of the deterioration of access to water: an intentional logic?

20 In a war, anything can be a weapon or at the origin of the conflict. Water is a cause of a war when, because of its scarcity, a conflict breaks down between communities in search of the control of the resource. It is obvious that the CAR conflict is neither caused nor motivated by a lack of water. Rather, when water is not at the origin of a conflict it can play a great role in being a tool for belligerent or collateral damage during fighting. The intentionality and the proportionality of the phenomenon are the two criteria that allow differentiating between the two. The big question therefore is: could the destruction and pollution of water facilities be a premeditated tactic of war? It appears that in some instances water was just caught into the course of the conflict or used without premeditation but in other cases, there was a clear will to use water to inflict suffering to the enemy.

Water as a victim of the conflict

21 For communities whose wells have been polluted, and for the National NGOs working to rehabilitate them, three main motives can explain the use of water facilities as tombs: the hide of an odious crime, the will to continue living at the place where the crime was committed and the riddance of arms and explosive by ex-combatants.

22 In fact, in many African conflicts hiding corps in wells after extra-judicial killings is a common practice used by belligerents7. In general for armed groups it is an easy way to hide their crimes. These mass graves appear as simple solutions for warlords who, most of the time, are aware of sanctions provided by international criminal law, concerning

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the crimes they have allegedly committed. Other witnesses think that the use of wells also appears as a practical solution for the perpetrators. In fact, in mixed neighborhoods where Christians and Muslims lived together it was easier for one or another community if they wanted to continue living in the neighborhood to bury their enemies in wells and latrines. This dynamic also goes for combatants that wanted to hide their weapons during December 2013 forced disarmament of ex-Seleka by French forces. Many have thrown their grenades and other small and light weapons into latrines. For all these scenarios, water facilities have always appeared as a simple victim, because there was no intention from combatants to use water against the other community.

Figure 2 – Destructed water point in Bangui, PK5 neighborhoods

Pablo Tosco, Oxfam Bangui 2016

23 In the case of the destruction of water facilities two main reasons have been explored: the predatory use of water and its tactical use during combats (this will be developed later). In fact, the incapacity of SODECA to continue providing water and the contamination of wells have provoked a water crisis that has obliged militias from each communities to break water pipes to get water. Mainly in the 3rd and 5th districts, many pipes and fountains have been destroyed by militias in order to get access to water when there was a shortage. In these districts, the SODECA was obliged to collaborate to self-defense groups to repair the destroyed facilities. In the contrary, in the 4th and 8th districts anti-balaka militias have deliberately broken water pipes to get a free access to water. Many pipes and other key materials have been dismantled and sold by militias. Profiting from war has always been a juicy business for combatants but it has rarely been acknowledged that water facilities and commodities are sold to empower combatants. Once again, water or water facilities are instrumentalized in the conflict but not directly used against communities.

Water as mean and method of war

24 To use water as a mean and method of war, belligerents have considered the importance of water for communities and its survival character. In the above

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mentioned neighborhoods where the majority of water facilities have been affected, water is a civilian object rather than a military one. Nothing can therefore justify its attack. Civilian objects benefit from a general immunity from attacks in armed conflict. This is because of their dissociation from the legitimate aim of war, which is to achieve victory over the enemy (Jorgensen, s.d.). Water used for domestic needs by civilians is protected by the law of conflicts, but the “militiarization” of communities has turned it into a military objective for gangs of each community.

25 The importance and the survival character of water in CAR can explain why it has been used as a mean of war. In peace time, water already occupies an important place in communities’ lives because it is a sign of solidarity between those who can afford to have their own facilities and those who cannot. Water is also a sign of private property and belonging to a community and to a specific geographic area. It has appeared in the varied cases of the use of water during the CAR conflict, that in some cases, there was a clear intention to inflict sufferings to the enemy and therefore to use water as a military tool. In Bangui mainly, water facilities were destructed to deny access to water to the other community as well as chasing the community out. In rural areas, violence against young girls in sources has blocked access water to their communities, while humiliating them.

The intentionality of belligerents

26 The intention of conflicting parties is an important determinant since it relies on two aspects: the will to inflict sufferings and humiliate the enemy and the will to deny them access to basic rights. Militias in each community have not only randomly targeted water facilities during fighting but have used them as military tools to destroy the enemy. Throughout the history of wars it is well known that water can shape history: make or break a king, be an oppressive instrument or even a weapon of war8.

27 In the case of CAR, some destruction of infrastructures was more than just predatory and has followed intentional approach of chasing Muslims communities or asphyxiating them. While their houses were systematically destroyed, it was logical that the fountain kiosk9 they were also managing were either destroyed or confiscated. The destructions of Muslims properties were done in the intention of chasing them out of the country. Water properties were also part of this dynamic. In addition, many localities where Muslims lived when they did not leave the country were transformed into enclaves with no freedom of movements. This was following the intention of asphyxiating them without any resource and this has included destroying water pipes supplying their neighborhoods (Human Rights Watch, 2014). During the renewed violence of September 2015, the two conducts supplying the Muslims neighborhoods were destroyed at the same time, with the electrical circuit and the establishment of barricades leading to PK5.

28 Similarly, civilians of rural areas that strictly use water of rivers or fountains are systematically attacked and raped on their way to fetch water by armed groups of the other community. In Bria, women cannot access the Kotto River before 9 a.m. or after 16 p.m. They must go in groups accompanied by a man. On the roads of Irabanda and Ouadda (Boungou 1) women are confronted with serious problems with some Fulani herders that prevent women from accessing sources, prioritizing their livestock to access water. This creates a climate of terror mainly for women, girls and young boys that are deprived of water in conflict and post-conflict time in CAR. In a discussion with

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the women of Kokolo 2, a neighborhood of the 3rd district of Bangui and Bimbo 4, a suburb of Bangui, they reported that some of them were abducted and raped while collecting water. Similarly, displaced women in the well-known M’Poko site, the IDPs site inside the airport of Bangui, were also raped when they went out to fetch water outside the site at the time of breaking of water supplies on this site. They affirmed that daily, three to five women were raped in different places, especially young girls and adolescents on their way to fetch water.

Access denied to aid workers

29 If water was important for communities before the crisis it has now become a vital resource in CAR. Despite the already limited access to water for all communities it is now targeted or used to inflict sufferings to the enemy. In cases where International NGOs, like Oxfam, have tried to rebuild or rehabilitate water facilities, through water kiosks where people can have public and permanent access to water, the belligerent of both sides have always strategically broken pipes that supply the neighborhoods of the other community. This is currently the case in Bangui where communities in 3rd and 5th districts suffer from permanent disruption of water distribution due to militia’s criminal destruction of the water network.

30 In addition to destroy new water pipes, militias, gangs and auto-defense groups also threatened aid workers and denied them access to victims of the other community. The enclavement of some Muslims neighborhoods of KM5 in the 3rd district of Bangui also participate of the general tactic of war that consist of asphyxiating the enemy community by targeting vital resources like water and those who are supplying it. The agent of the national water company SODECA, are terrified when they are required to repair water pipes in neighborhoods where militias are operating. For aid workers, providing water in a context where the humanitarian space is tensed and flared-up has always been complex, but when the assistance (in this case water) provided is considered as a weapon of the conflict it becomes much more challenging.

Proportionality of the phenomenon

31 The destruction of houses and properties has occupied an important place as well as the contamination of water facilities. It was already reported in previous conflicts of 2004 and 2006 that fighting between government army and rebel groups have led to destruction of wells and contamination with dead bodies (Berman and Lombard, op. cit., p. 114). In the current conflict, the systematic character of polluting wells with corpses10 still needs to be explored in most affected neighborhoods, since there are no figures at national level while persistent testimonies are collected. It is therefore difficult to know to what extend this has affected the country and what role it should play in the future.

32 In conclusion, in both cases, water appears as an instrument of violence since its use in the conflict aggravates the already dire humanitarian situation. It is already obvious that water is not anymore only a simple victim of the conflict but is also used to inflict sufferings even if the proportionality of such practice is still ignored.

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Humanitarian intervention in the fight against the degradation of access to water

33 Currently in CAR, less than 35% of the population has access to safe drinking water and adequate sanitation facilities, causing serious problems in congested IDP camps and conflict affected neighborhoods across the country11. In 2008, the Direction générale de l’hydraulique (DGH) planned that in 2015, 60% of the population should have had access to water and 65% to sanitation. It is clear that the conflict has strongly deteriorated access to water. It has created a dramatic humanitarian situation with almost a million people displaced across the country in 2013. In 2015, the number of IDPs has dropped down to almost half a million and 43 humanitarian organizations are working on the field of water and sanitation to alleviate their sufferings12. The Humanitarian Response Plan (HRP) has estimated that 2.5 million people which are half of the population were in need of water assistance13. This means that aid workers were not targeting all people potentially in need. How can humanitarian aid better ensure safe access to water in a context where it is not only scarce because of the conflict but also has become an instrument of violence?

Figure 3 – Water point rehabilitated by an International NGO in Bangui, PK5 neighborhood

Pablo Tosco, Oxfam, Bangui 2016

34 Humanitarian aid appears as a response to the crisis created by water conflict but should be able to go beyond the sole objective of responding to an emergency and become the link to more peaceful and durable access to water which should shift from a conflicting approach between stakeholders to a more right-based resource.

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Beyond emergency: The importance of mainstreaming protection in Water, Sanitation and Hygiene (WASH) programs

35 The emergency approach of humanitarian intervention not only doesn’t reach all people in need but is also limited in space and duration. The accessibility issue that led to the conflict is therefore not addressed. When it is right based the intervention targets more people including both those in needs of immediate assistance and those who are vulnerable.

36 The current reality is that the humanitarian aid is unfunded and does not cover even those that were targeted by the HRP. On the $532 million requested for the 2016 Humanitarian Response Plan only 37% has been covered14. Of the $36,6 million needed for Water, Sanitation and Hygiene (WASH) only 26% have been met15. Therefore, while militias are doing war through water, humanitarian actors should supply water that represents an instrument of peace. In fact providing water in IDPs sites and in affected neighborhoods, decontaminating wells or rehabilitating water pipes constitutes a significant relief to civilians that are trapped in a conflict where water occupies a key role. So while acting in the emergency time, protection activities should be mainstreamed into projects to change the conflicting perception of water into communities. Community groups, especially WASH committees should be diverse and gender balanced. Community ownership of water and sanitation facilities is preferred as it is likely to lead to better community maintenance and contribution16. Building peace or protecting civilians without assuming the role that water is playing in this community will lead to a partial solution where the way to fetch water can lead to greater human rights violations for civilians such as sexual and gender-based violence. Protection mainstreaming therefore means that affected people have safe access to assistance. This includes inserting in water and sanitation projects, activities to avoid gender-based violence and conflicts around wells. Building new wells or water points in conflict affected areas can become at a lesser point useless, and at the worst mortal, if fighters consider it as a key resource to control. The role of protection in this context is to assess the risk for beneficiaries of being trapped in fighters’ clashes around new water points.

37 Beyond this humanitarian aspect, water should be protected. “Yet, even though the international community has made great strides in the attempts to protect people and communities, there is one resource, water that has not been sufficiently protected” (Jorgensen, op. cit.). The human right perspective appears therefore as the strongest guarantee one can give to communities for a peaceful access to water (Ure, op. cit.). This human right approach allows providing an assistance that aims to be durable and equitable.

38 This supposes an aid that links the emergency phase with the development one as well as bridging people that are displaced with others. Forcibly displaced people benefit from humanitarian assistance but they are often excluded from programs and activities carried out by development and institutional actors with the result that their developmental needs are neglected and no opportunities for self-reliance are created. At the same time, vulnerable host populations might not benefit from humanitarian assistance, leading to potential tensions and conflicts between communities and further displacements. Proposing for instance water solutions that support Internal Displaced Persons (IDPs), hosting population and transhumant breeders will certainly

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respond to an emergency but at the same time will contribute to social cohesion and reconciliation between communities.

Putting water in post-conflict reconstruction priorities

39 In the post-conflict reconstruction, water should be prioritized in two sectors: Transitional justice mechanism including justice and reconciliation and humanitarian and development aid programs.

40 Fighting impunity during post-conflict reconstruction in CAR shouldn’t overlook that targeting water facilities and using water as a weapon is a breach of international humanitarian law and can also be a war crime17. In fact many provisions of International Humanitarian Law prohibit fighters to consider water as military objects or simple targets. In addition to achieve transitional justice process, mainly reconciliation and truth telling between communities, it would be crucial to consider the conflicting place of water in CAR communities. Yet, before the crisis, populated neighborhoods of Bangui represented 79% of the urban area with only 13km2 covered by water facilities network. This surface, was already considered as a place with possible water related conflict due to lack and bad quality of water distributed (Nguimalet et al., 2005, op. cit.). The place water has occupied in the current conflict has been highly observed in those poor and populated areas. Hence Transitional justice mechanism should focus on the issues relating water to the conflict including the pollution of wells by dead bodies, the destruction of water facilities and the gender based violations against people looking for water. In fact, in the first case, for many communities the burial of a body following traditional practices is essential. Many families did not bury properly their relatives and suspect their bodies being thrown in their neighbor wells or by their neighbors. So, to facilitate forgiveness and reconciliation it is important to exhume bodies in wells and restitute them to families allowing them to properly make their mourning. While there is a need to furnish water to alleviate sufferings, it is also indispensable to rebuild communities where water, rather than being source and weapon of conflict is an instrument of peace and a source of life.

41 For the international community, the biggest actions to take are prioritizing the end of the conflict and fighting against a strong proliferation of small arms within communities. In fact, the transformation of the conflict around water from social crisis to violent fighting was made possible thanks to a wide dissemination of weapons among communities. Human rights violations in water points were not only perpetrated during massive attacks against civilians but also are the consequences of day to day impairments due to a huge presence of uncontrolled weapons in highly populated districts. This implies a clear and comprehensive disarmament process that includes traditional DDR with identified armed groups and second generation DDR with all civilians within communities that carry weapons18. This also includes demining latrines and wells where ammunitions, grenades and other explosives have been thrown during fighting. Secondly it is crucial to end impunity and holding actors accountable for violations of International Humanitarian Law (IHL) - including the deliberate targeting of civilian infrastructure and depriving civilians of access to clean water. Protection challenges in CAR should include securing water facilities by making sure civilians can safely have access to water. All this should also suggest the

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identification of inventive ways to provide water that cannot be easily polluted, destroyed and which is located close to homes and communities. Humanitarian assistance should not be limited to providing water in emergencies but should consider a wider perspective of water conflict where water has played a strong role in conflict, including the place it has in communities. Yet, water is not just essential for humans, but to all life on earth. This should require a certain continuum in humanitarian assistance linking emergency responses to more structural needs.

BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. Currently, Louisa Lombard is one of the well-known specialist of CAR conflicts history. 2. AMCOW, Approvisionnement en eau potable et assainissement en République centrafricaine : Traduire les financements en services, à l’horizon 2015 et au-delà, http://www.wsp.org/sites/ wsp.org/files/publications/CSO-CAR-Fr.pdf, p. 8. 3. Croix Rouge française, Amélioration de l’accès à l’eau potable et à l’assainissement de base, ainsi que des pratiques d’hygiène pour les populations de la sous-préfecture de Bambari, 2011, http:// www.pseau.org/outils/actions/action_resultat.php?ac%5B%5D=1229&tout=1 4. UNICEF and ACF, Évaluation multisectorielle RRM, Rapport préliminaire, 15-17 mars 2014, https://www.humanitarianresponse.info/sites/www.humanitarianresponse.info/files/ assessments/ CAR_ASS_140317_ACF_RRM_Rapport %20pr %C3 %A9liminaire %20d %20evaluation_Axe %20Bouar %20Bocaranga.pdf 5. United Nations Security Council, International Commission of Inquiry on the Central African Republic final report, S/2014/928, December 2014. 6. Interview with SODECA head of project of water distribution during the crisis. 7. Cf. Amnesty International, Côte d’Ivoire. Des puits susceptibles de renfermer des charniers doivent être fouillés, https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2013/07/cote-d-ivoire-well-holes-suspected- be-mass-graves-must-be-excavated/, July 2013. 8. Le Monde, 28 janvier 2000, p. 27, quoted by Théo Boutruche « Le statut de l’eau en droit international humanitaire », Revue internationale de la Croix-Rouge, n° 840, 2000. 9. Fountain kiosks are private water facilities used for commercial end by private actors. 10. FIDH - Centrafrique : « Ils doivent tous partir ou mourir », Rapport d’enquête, 2014. 11. UNHCR, Central African Republic Situation : Regional Refugee Response Plan (RRRP), Monthly Regional Overview - July 2015, p. 1. 12. Office of Coordination for Humanitarian Affairs (OCHA), 2015 Central African Republic Humanitarian Response Plan, November 2014, Prepared by the humanitarian country team, p. 28. 13. Ibid.

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14. Tracking Global Humanitarian Aid Flow, Report as of 10-Jan-2017, 15. Humanitarian Response Plan : Central African Republic 2016, Requirements and funding per cluster, Report as of 10-Jan-2017, https://fts.unocha.org/pageloader.aspx ? page =AlternativeCosting- AltCostReports&appealid =1136&report =AltCostCluster&filetype =pdf&altcostid =1 16. World Vision international, Minimum Standards for Protection Mainstreaming, section II, para.3, p. 40. 17. Article 54, par. 2, Additional Protocol I to Geneva Conventions, 1949. 18. Second Generation Disarmament, Demobilization and Reintegration (DDR), Practices in Peace Operations, A Contribution to the New Horizon Discussion on Challenges and Opportunities for UN Peacekeeping Report commissioned by United Nations Department of Peacekeeping Operations Office of Rule of Law and Security Institutions Disarmament, Demobilization and Reintegration Section.

ABSTRACTS

In the conflict that is destroying the Central African Republic (CAR) since 2013, belligerents have used water in many ways, including polluting water facilities, destroying water pipes, denying access to water points to civilians and denying humanitarian access. This has raised an important issue of international humanitarian law regarding the position of water in conflict as either a civilian property or a military target. The targeting of water facilities intentionally or not has made it become a victim, target or weapon in the conflict. Gangs, militias and bandits have developed tactics of war that, in controlling territories also control water points, pollute wells, destroy water pipes and humiliate the enemy by raping women at water points. Transitional justice mechanisms and humanitarian aid should include activities that intends to turn water from an instrument of conflict into an instrument of peace.

Dans le conflit qui détruit la République centrafricaine (RCA) depuis 2013, les belligérants ont utilisé l’eau à bien des égards, notamment en polluant les installations d’eau, en détruisant les conduites d’eau, en refusant l’accès aux points d’eau aux civils et en bloquant l’accès humanitaire. Cela a soulevé une importante question du droit international humanitaire concernant la place de l’eau dans les conflits soit comme un bien civil soit comme une cible militaire. Le ciblage intentionnel ou non des installations d’approvisionnement en eau en a fait une victime, une cible ou une arme dans le conflit. Les gangs, les milices et les bandits ont développé des tactiques de guerre qui, dans le contrôle des territoires, contrôlent également les points d’eau, polluent les puits, détruisent les conduites d’eau et humilient l’ennemi en violant les femmes aux points d’eau. Les mécanismes de justice transitionnelle et d’aide humanitaire, devraient inclure des activités qui visent à transformer l’eau d’un instrument de conflit en un instrument de paix.

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INDEX

Mots-clés: ressources naturelles, eau potable, conflits, aide humanitaire, droit international humanitaire Keywords: natural resources, clean water, conflicts, humanitarian aid, international humanitarian law

AUTHOR

ISIDORE COLLINS NGUEULEU DJEUGA Université Paris 5 Descartes, France, PhD Candidate, Centre Maurice Hauriou pour le droit public, 61 Terrasses de l’arche, 92000 Nanterre, France, [email protected]

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Les Cahiers d’Outre-Mer 1948-2015 : bilan, évolutions, perspectives

François Bart

Dans le numéro 200 des Cahiers d’Outre-Mer, intitulé « Bordeaux et l’outre-mer 1948-1997 », un article très documenté de Pierre Vennetier, « Cinquante ans de « Cahiers d’Outre-Mer », essai de bilan scientifique » (p. 575-606), brosse un tableau très précis des 972 textes (articles, « notes et comptes rendus » d’au moins cinq pages publiés au cours de ces cinq décennies). Ce travail permet à l’auteur d’évoquer d’abord les contextes scientifique et institutionnel des débuts de la publication, puis de repérer au fil des années les constantes et les évolutions, depuis le premier numéro (janvier- mars 1948) – où le premier article, signé par Pierre Gourou, évoquait « les problèmes du monde tropical » – jusqu’aux fascicules des années 1990. Que retenir de cette fresque d’un demi-siècle avant d’évoquer les évolutions les plus récentes, celles des années 1998-2016 ?

Le premier demi-siècle des Cahiers d’Outre-Mer 1948-1997

Il se déroule en deux étapes : • La première, de 1948 au début des années 1970, oriente progressivement la revue sur le monde tropical. Le numéro 1 des Cahiers d’Outre-Mer a été publié en janvier-mars 1948, à l’initiative de Louis Papy et Eugène Revert, assistés de Paul Arqué et Henri Enjalbert. Guy Lasserre rejoint l’équipe à son retour à Bordeaux en 1953, juste après le départ d’Eugène Revert. Par la suite, l’effectif des géographes tropicalistes bordelais s’étoffa fortement, avec l’arrivée d’Alain Huetz de Lemps en 1955, Yves Péhaut en 1959 et de bien d’autres. Les années 1948-1957 consolidèrent un ancrage sur l’Afrique noire, cœur de l’empire colonial français, et, dans une moindre mesure, sur l’espace Amérique du Sud-Caraïbes. Tous ces acteurs participèrent dans les décennies 1950-1960 à la dynamique de développement de la géographie tropicale bordelaise dont la revue est devenue un symbole important.

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• La deuxième phase, celle des décennies 1970-1980, amorce des évolutions significatives, dans un contexte bordelais marqué par la création du CEGET, le Centre d’études de géographie tropicale, fortement soutenu par Pierre Gourou et Pierre Monbeig. En 1971, c’est Guy Lasserre, co-directeur des Cahiers d’Outre-Mer, qui prend la direction de ce laboratoire propre du CNRS. C’est le début d’une synergie très féconde entre la revue et les programmes de recherche. Au fil des ans, les études thématiques se sont développées aux dépens des monographies, à des échelles très variées. Le symbole le plus visible en a été l’apparition de numéros thématiques à partir de 1981 : énergie, santé, espèces animales menacées, littoraux tropicaux, etc. Dans les années suivantes, de telles initiatives ont été encouragées (parfois par de bons résultats de vente) et se sont multipliées, soit sous forme de numéro entier (une douzaine avant 1997), soit sous forme de dossier thématique occupant une partie de numéro. Dans ces espaces qui, à l’exception de l’Amérique, ont connu une dynamique d’urbanisation assez tardive, l’approche ruraliste a été largement dominante (34 % des textes sur les cinq décennies) mais a peu à peu décliné (37-40 % des textes en 1948-1977, 30-34 % ensuite) ; puis viennent les thématiques de géographie économique, urbaine et de la population. On note a contrario la place modeste des questions relatives à la géographie physique et à l’environnement. C’est le résultat d’un choix très ancien, celui d’une « revue trimestrielle de géographie humaine et économique », formulé dans l’éditorial du premier numéro et justifié alors par l’existence de revues spécialisées. Il sera intéressant, alors que depuis les années 2000, les questions environnementales prennent une dimension sociale nouvelle, de savoir si la revue a su accompagner cette évolution et, a fortiori, d’envisager l’avenir à ce propos. Plus globalement, comme le souligne Pierre Vennetier, « elle [la revue] peut se flatter aussi d’avoir, en 50 ans, accueilli dans ses pages près de 500 auteurs, dont la quasi- totalité des géographes français tropicalistes […], ainsi qu’un nombre élevé de géographes étrangers représentant tous les continents […], en particulier des Africains francophones » (p. 603). Pour l’ensemble des cinq décennies 1948-1997, la conclusion de l’étude de Pierre Vennetier résume : « Au cours de cette longue période, Les Cahiers d’Outre-Mer se sont plusieurs fois remis en cause, dans leur champ d’étude, comme on l’a vu, et aussi dans leur présentation » (p. 602). Évoquons tout particulièrement la confirmation progressive d’une orientation thématique tournée vers le monde tropical, une place importante accordée à l’Afrique noire, qui s’est confortée au fil du temps, au fur et à mesure de l’intensification des relations scientifiques entre l’Université de Bordeaux et les pays de l’ancien empire colonial. Notons néanmoins que cette place n’est pas exclusive : 44 % des articles sur toute la période, ce qui a laissé un espace significatif pour l’Amérique (28 %) dès les tout débuts, puis l’Asie (14 %) à partir de 1958 surtout, l’océan Indien (6 %), le Pacifique (5 %). Les Cahiers d’Outre-Mer sont donc, depuis longtemps, très fortement impliqués dans la publication de travaux de géographes sur l’ensemble du domaine tropical.

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Le tournant générationnel et technologique des années 2000

À l’aube des années 2000, la revue est confrontée à un tournant : un changement de génération d’abord. Dès le numéro 201 (janvier-mars 1998) est mis en place un comité de direction, dans lequel aux côtés d’Alain Huetz de Lemps – qui joua un rôle historique avec Louis Papy, Guy Lasserre et Henri Enjalbert – et de Jean-Claude Maillard, sont entrés deux géographes plus jeunes, Jean-Noël Salomon et François Bart. Alain Huetz de Lemps se retire définitivement après la parution du dernier numéro de 2003. Il a ainsi supervisé la publication depuis 1980, pendant près d’un quart de siècle, et a participé à sa vie pendant une cinquantaine d’années. Mais, certains acteurs clés de ce tournant de la revue vont en même temps assurer une certaine continuité, avec un souci constant de la qualité ; Odile Chapuis, docteur en géographie, qui apparaît dans l’organigramme de 1988 (n° 161) à 2014 (n° 268), soit pour plus de 100 numéros consécutifs, a joué ce rôle avec dévouement et talent, en particulier comme secrétaire de rédaction. Josyane Guillemot a également contribué efficacement à cette transition. Le premier symbole du processus de modernisation est un changement de couverture des fascicules, effectif à partir du n° 204 (octobre-décembre 1998) : chaque numéro, depuis cette date, est introduit par une photo couleurs pleine page. Cette mutation graphique accompagne un changement de fond, esquissé timidement dans les années 1980 : la publication de numéros thématiques.

Des numéros thématiques

Le premier (n° 135), nous l’avons vu, a été publié en 1981. Consacré à l’énergie dans les pays tropicaux, il a été suivi par sept autres qui ont porté jusqu’en 1997 sur des thèmes variés (santé, littoraux, diffusion des plantes américaines, îles tropicales etc.). À l’instigation d’une part des instances d’évaluation, suite aussi au succès rencontré par ces numéros spéciaux, qui ont semblé répondre à une véritable demande, le phénomène s’est amplifié dans les années 2000 au point de devenir la norme et d’éclipser presque complètement les varia, comme le montre le tableau suivant :

Tableau 1 : Les numéros thématique (2000-2015)

Nombre de numéros Année Thèmes ou espaces abordés thématiques

Les plantes de l’ancien monde à la conquête de l’Amérique latine 3 (dont 1 numéro 2000 Afrique : permanences et dynamiques double) Regards sur l’Amérique latine

Aspects du développement de l’océan Indien 2001 3 Ville et campagnes d’Asie Eau et santé

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Guinée La gestion forestière dans les régions tropicales 2002 4 Littoraux des tropiques Filières de produits tropicaux

Gestion partagée et développement communautaire en Afrique noire 2003 4 Frontières du Sud Pression anthropique et environnement en Amérique latine Paysanneries africaines et développement

Insularité, société et développement 2004 3 (dont un double) Afriques

Une Afrique de l’Ouest en mutation 2005 3 (dont un double) Polynésie, dynamique contemporaine et enjeux d’avenir Vignobles de l’hémisphère Sud

Afrique de l’Est : montagnes 2006 2 Mondialisation de l’économie et géographie des espaces tropicaux

Afrique de l’Est : dynamiques urbaines 2007 3 La mondialisation jusqu’aux marges du monde Les piémonts argentins semi-arides

Milieux ruraux 2008 3 (dont un double) Café et politiques Asie : aménagement et environnement

Coup d’œil sur les Mascareignes Aspects environnementaux en Amérique latine 2009 4 Montagnes tropicales et transformations des systèmes de production agro-pastoraux Sud-Ouest de l’océan Indien

Dynamiques des campagnes tropicales L’Afrique au cœur du sport mondial 2010 4 Aspects de la Côte d’Ivoire Nouvelle Calédonie

Chine : regard croisé 2011 2 (dont un double) Conflits en Afrique

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Enjeux et moyens d’une foresterie paysanne contractualisée (Madagascar), n° 257 et 258 2012 4 Cameroun L’Afrique face aux changements climatiques

Métropoles et villes du Sud 2013 3 Dynamiques rurales Dynamiques urbaines

Frontières des hommes, frontières des plantes cultivées : des territoires de l’agro-diversité Frontières des hommes, frontières des plantes cultivées ; 2014 3 (dont un double) diffusions et recompositions de l’agro-biodiversité Les transformations socio-spatiales de l’Inde : vers un nouveau virage mondialisé ? (2 n°s)

Tensions du développement vietnamien Le Niger 2015 4 Ressources en milieu sec Centrafrique/Afrique centrale : ressources et conflits armés

Sur les 16 années (2000-2015), 57 des 63 numéros publiés1, soit 90 % d’entre eux ont été thématiques. C’est évidemment une évolution majeure ; certains d’entre eux ont porté sur un espace spécifique, beaucoup ont abordé une question. Pour ceux-là les efforts de la revue se sont orientés vers deux directions : d’une part des numéros sur des pays trop peu abordés jusqu’alors, qui sont souvent des pays émergents : Chine, Inde, Viet Nam ; d’autre part certains ont été conçus exclusivement ou majoritairement par des géographes du pays concerné : des États africains surtout (Côte d’Ivoire, Cameroun, Niger, Guinée), le Viet Nam aussi et l’Inde dans une moindre mesure. Cet aspect relève en particulier du positionnement de la revue, qui souhaite donner à des auteurs des pays du Sud, présents dans presque tous les numéros, la possibilité de publier. Pour les numéros centrés sur un thème, la revue a parfois essayé de sortir des sentiers battus et de coller à l’actualité scientifique et/ou politique : ce fut le cas, entre autres, pour le numéro sur le sport en Afrique (2010, n° 250, « Autour de la Coupe du monde de football 2010 en Afrique du Sud »), pour celui sur les conflits en Afrique (2011, n° 255), pour la question de l’impact des changements climatiques dans le même continent (2012, n° 260), etc. Certains sont directement liés à un programme de recherche, dont les membres, extérieurs à Bordeaux, ont souhaité publier dans Les Cahiers d’Outre-Mer : c’est le cas des filières des produits tropicaux (2002, n° 220, UMR Dynamiques rurales Toulouse), de « Café et politiques » (2008, n° 243, GDR MOCA Toulouse), des deux fascicules relatifs, dans une perspective interdisciplinaire, aux enjeux de l’agro- diversité (2014, n° 265 et 266, UMR PRODIG Paris), etc.

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De la version papier à la version en ligne

Cette évolution s’inscrit dans le cadre du bouleversement global des contextes éditorial et technologique, avec le développement des supports numériques et donc la fin du monopole du papier. De nouvelles pratiques d’accès à l’information scientifique se diffusent, de nouveaux outils se répandent. Le tournant majeur se produit en 2006 quand le portail électronique Revues.org accorde une suite favorable à la demande de mise en ligne. Les conditions du contrat présentent les caractéristiques suivantes : un délai de restriction de trois ans, impliquant une « barrière mobile », avant laquelle l’accès est gratuit pour les résumés et payant pour les textes, après laquelle le numéro est gratuit pour l’intégralité des textes ; cet accord concerne tous les numéros depuis fin 2001. Ceux-ci sont consultables, pour 2014 et 2015 sur http://www.cairn.info/revue-les-cahiers-d-outre-mer, et, pour les n° 216 (octobre- décembre 2001) à 264 (oct.-déc. 2013), en version intégrale sur com.revues.org. Les plus anciens sont en cours de numérisation par l’éditeur électronique Persée : en février 2017, les 162 numéros publiés depuis le n° 1 en 1948 jusqu’en avril-juin 1988 sont disponibles intégralement et gratuitement sur le site http://www.persee.fr/collection/ caoum Dès la concrétisation de cet accord, à partir de 2008, le succès de fréquentation est manifeste. Voici, à titre d’exemple, les statistiques de janvier 2009 : 6418 visiteurs différents ont effectué 7972 visites sur 16 607 pages. Les pays émetteurs des visites du plus grand nombre de pages ont été, par ordre décroissant d’abord la France (2705), puis le Canada (503), les États-Unis (233), la Côte d’Ivoire (214), enfin le Cameroun et la Belgique. Il s’agit là, évidemment, d’une véritable révolution, qui n’est pas spécifique aux Cahiers d’Outre-Mer ; néanmoins la vocation ultramarine de la revue est à prendre en compte : collègues et étudiants d’Afrique en particulier ne disposent pas des mêmes facilités numériques que les ressortissants des pays riches, ne serait-ce que pour une raison aussi simple et importante que les difficultés de l’accès à l’électricité. On le constate dans le petit nombre de connexions issues des pays du Sud, alors même que beaucoup d’auteurs qui en sont issus manifestent régulièrement leur attachement à la publication papier. Dans le débat classique version papier vs version électronique, il sera important d’intégrer cette spécificité.

Les perspectives contemporaines

Ce numéro achève un cycle des Cahiers d’Outre-Mer. La publication va se doter d’une nouvelle équipe de direction, d’un nouvel organigramme scientifique. L’évolution va se poursuivre face à des enjeux essentiels : comment s’adapter à un monde qui change, à une demande scientifique qui utilise de nouvelles technologies, à une recherche qui ne cesse de se refonder, à l’intégration des géographes dans des équipes, collectifs, collaborations ou réseaux internationaux, à une nouvelle génération de chercheurs parmi lesquels les collègues des pays tropicaux sont amenés à jouer un rôle de plus en plus grand, à des enjeux de développement de plus en plus concernés par des aspects environnementaux et géopolitiques ?

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Il s’agit en même temps d’assumer et de valoriser un héritage, c’est-à-dire des pages de l’histoire du monde et de la revue, qui aura 70 ans l’année prochaine. Les Cahiers d’Outre- Mer sont nés à la fin de l’époque coloniale, ont traversé les années de la décolonisation, et à présent doivent témoigner de la diversité croissante de ces pays d’outre-mer, qualifiés selon les cas de « moins avancés », « en développement », « émergents » (les fameux BRICS, dont la légitimité est aujourd’hui remise en cause). Ce sont donc des centaines d’articles qui, depuis trois générations, constituent un patrimoine unique, véritable socle de la seconde moitié du XXe siècle, base précieuse d’une réflexion tournée vers le XXIe siècle. La place de la revue est ainsi privilégiée : c’est l’une des très peu nombreuses, en France, à se consacrer essentiellement aux recherches de géographes sur les pays tropicaux. Les collègues et étudiants issus des pays concernés en seront nécessairement des acteurs de premier rang, dans des logiques de partenariat Nord-Sud, qui ont été déjà ébauchées dans certains numéros thématiques. Il s’agit d’une géographie diversifiée, ouverte à d’autres disciplines de sciences humaines et sociales, accueillante à l’égard d’approches scientifiques différentes. Le rajeunissement de la direction, la constitution d’un nouveau comité scientifique plus ouvert sur l’extérieur sont d’indéniables atouts pour l’avenir.

NOTES

1. À raison de quatre numéros par an.

AUTEUR

FRANÇOIS BART Ancien directeur de la revue

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Jauze Jean-Michel (dir.) (2016), Patrimoines partagés, traits communs en Indianocéanie La Réunion, Commission de l’océan Indien, 224 p.

François Bart

RÉFÉRENCE

Jean-Michel Jauze (dir.) (2016), Patrimoines partagés, traits communs en Indianocéanie, La Réunion, Commission de l’océan Indien, 224 p.

1 Ce très bel ouvrage, cartonné et imprimé sur un papier de qualité, illustré d’un grand nombre de photographies en couleurs évocatrices, s’inscrit dans les objectifs de la Commission de l’océan Indien (COI), dont le secrétaire général, Jean-Claude de L’Estrac, évoque la finalité dans la préface (p. 3-4). Il rappelle en particulier que la COI a organisé en 2013, à Maurice, un colloque sur « l’Indianocéanie, socle et tremplin de notre devenir ». Il précise que l’ouvrage fait suite à cette rencontre (dont les actes ont été publiés en 2014) et a pour objectif de proposer « une lecture de ce qui lie nos îles de l’océan Indien » (p. 4).

2 C’est à un géographe, le professeur Jean-Michel Jauze, qu’a été confiée la tâche de diriger cette entreprise éditoriale ambitieuse et exaltante. Cet ouvrage de commande, qui a bénéficié du soutien de la préfecture de La Réunion et du ministère français des Affaires étrangères, est donc aussi, fondamentalement, un travail scientifique ; d’ailleurs, cette analyse de l’Indianocéanie est au cœur des recherches des laboratoires de sciences humaines et sociales, et tout particulièrement des géographes et historiens de l’Université de la Réunion.

3 Le livre a été ainsi réalisé par une équipe pluridisciplinaire : « ce projet a le mérite d’avoir réuni, pour la première fois, une quinzaine d’universitaires et chercheurs de l’Indianocéanie… » (p. 16) autour d’un comité de pilotage de deux membres de chaque

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pays de la COI. Son enjeu scientifique essentiel, et sans doute aussi politique, réside dans la légitimation et la validation par le terrain du concept d’Indianocéanie.

4 Très logiquement, l’ouvrage s’ouvre sur une très riche introduction, « L’Indianocéanie carrefour de civilisations » (p. 8-17), rédigée par Jean-Michel Jauze. L’auteur y décrit, d’une façon très convaincante, la genèse de cette notion, qui réunit cinq ensembles d’îles du Sud-Ouest de l’océan Indien - les Comores, Madagascar, Maurice, La Réunion et les Seychelles. On retient, entre autres, qu’« il n’existe, pour l’heure, aucune délimitation officielle de cette étendue qui s’inscrit dans une aire de quatre millions de km2 » (p. 8) et c’est bien là que l’on se heurte à une difficulté que l’on rencontre dans tout le volume. Mais « la communauté de destin de ces îles se décline à différents niveaux » (p. 9). Sont alors cités le peuplement, l’exploitation des ressources, les relations commerciales avec l’extérieur, l’histoire du statut politique (« ces territoires ont tous connu la colonisation française », p. 9) et donc le rôle du français dans la communication. La dimension culturelle est largement évoquée ; elle s’exprime tout particulièrement par la notion d’héritage commun, partagé, que stipule bien le titre du livre, et qui est déclinée dans les chapitres suivants.

5 Le reste de l’ouvrage est composé de cinq parties abordant successivement art de vivre, environnement, production et échanges, identités et croyances, stratégies. L’une des difficultés de l’entreprise a été la mise en cohérence de textes très divers. Celle-ci a été globalement assurée par une approche accordant une grande place aux aspects culturels. C’est indéniablement le point fort du travail : on remarque spécialement la première partie, où les analyses de l’architecture (Jean-Michel Jauze), des « expressions musicales, corporelles et picturales » (Évelyne Combeau-Mari et Daisy Jauze) sont extrêmement fines et très bien illustrées ; la quatrième partie recèle également des pépites, à propos des littératures créoles (Carpanin Marimoutou), des lieux de culte (Sophie Le Chartier, Vijaya Teelock), des pratiques, croyances et connaissances traditionnelles (Maya de Salle-Essoo). Les meilleures pages sont imbibées d’une connaissance très fine des terrains et éclairées par une iconographie suggestive. D’autres textes ne bénéficient pas du même souffle et n’échappent pas totalement à la tentation de l’inventaire ; c’est la difficulté bien connue de tous les travaux collectifs. La cinquième partie, « Stratégies », très courte, est un récapitulatif, dont la substance est déjà présente dans les pages précédentes.

6 La conclusion a été écrite par une personnalité, Wilfrid Bertile, géographe, universitaire réunionnais, ancien secrétaire général de la COI. Elle bénéficie donc à la fois des compétences scientifiques et de l’expérience politique de son auteur. Elle manifeste une pensée très claire, en particulier sur les inégalités entre les États de « la seule région afro-asiatique du monde » (p. 210), qui est aussi un « îlot de francophonie » (p. 212) dans cet océan.

7 La parution de ce bel ouvrage constitue donc un événement, d’un indéniable intérêt scientifique et géopolitique. Il a le grand mérite de renouveler le questionnement sur cette partie du monde, à une échelle supranationale, respectueuse de la diversité des îles. Il ne cesse de susciter des interrogations sur les limites de cette entité spatiale ; mais y en a-t-il vraiment que l’on puisse tracer sous forme de frontières ? On sent les inévitables flottements à propos de l’aire swahili, souvent, mais très brièvement, évoquée, de Madagascar aussi, des Seychelles même, comme une certaine difficulté à « sortir » des Mascareignes. Il n’est pas aisé de traiter d’un espace aussi vaste, aussi hétérogène, aussi ouvert que cette portion d’océan. On est un peu surpris que la

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question mahoraise n’apparaisse pas, ni celle de Tromelin, revenue récemment dans l’actualité ; il manque sans doute une ou plusieurs esquisses cartographiques de cette Indianocéanie : mission difficile sûrement (voire impossible ?), tant la question des limites est délicate.

8 Le mérite principal du livre, dont je souhaite une large diffusion, réside donc dans l’explication de cette prise de conscience identitaire de l’existence d’un espace enveloppant îles et archipels. Magnifique jeu d’échelles donc que cette ambition (ou ce rêve ?) indianocéanique qui anime ces auteurs.

9 Les dernières lignes de la conclusion de Wilfrid Bertile mettent bien en valeur cette posture : « Une nouvelle géographie aussi, un nouveau rassemblement : l’Indianocéanie […]. Il nous faut réconcilier la mythologie et la littérature, la géographie et l’histoire et développer un sentiment d’appartenance à cette Indianocéanie. Pour faire de ce rêve un peu fou un grand dessein » (p. 213).

AUTEURS

FRANÇOIS BART Professeur émérite, Université Bordeaux-Montaigne

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Courtin Fabrice, Sy Ibrahim et Handschumacher Pascal, 2015, « Environnement et santé : où est la géographie ? », Dynamiques Environnementales Presses Universitaires de Bordeaux et LGPA-Editions, Pessac, n° 36, 224 p.

François Bart

RÉFÉRENCE

Fabrice Courtin, Ibrahim Sy et Pascal Handschumacher, 2015, « Environnement et santé : où est la géographie ? », Dynamiques Environnementales, Presses Universitaires de Bordeaux et LGPA-Editions, Pessac, n° 36, 224 p.

1 La revue Dynamiques environnementales, diffusée, comme Les Cahiers d’Outre-Mer, par les Presses Universitaires de Bordeaux, offre une ligne éditoriale centrée sur la géographie physique et les questions d’environnement. Elle se présente en effet comme un « Journal international des géosciences et de l’environnement ». À ce titre, elle s’intéresse régulièrement aux milieux tropicaux, en particulier dans certains numéros spéciaux : parmi les plus récents, on peut citer le n° 29 (2012), « L’eau en Afrique : source de conflits » et le n° 32 (2013), « Chemins et territoires de l’eau dans les pays de la ceinture tropicale ». Le présent numéro (36, 2015) s’inscrit clairement dans cette lignée puisque la question essentielle de la place de la géographie contemporaine pour l’étude de l’interface environnement/santé mobilise surtout des exemples africains (Ebola, Burkina Faso, Mauritanie) et asiatiques (Indonésie, Cambodge) de la zone intertropicale.

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2 Ce volume copieux, de format A4 sur un papier d’excellente qualité, est d’une lecture d’autant plus attrayante que les textes bénéficient d’un grand nombre d’illustrations couleurs : photos (souvent en pleine page), cartes, croquis, graphiques constituent un précieux corpus, qui contribue à rendre plus accessibles les questions complexes abordées. L’éditorial (p. 5-6) de Jean-Paul Moatti, président-directeur général de l’IRD, aborde le contexte de cette publication, marqué en particulier par le sommet des Nations Unies qui a abouti à l’adoption des 17 nouveaux Objectifs du développement durable, et par la COP 21. Ce sont trois scientifiques de renom qui ont coordonné ce numéro, où ils écrivent, dans l’introduction : « la prise en compte de cette relation entre santé et environnement n’a sans doute jamais été aussi actuelle au sein de la communauté scientifique en général et des géographes en particulier. » (p. 9).

3 L’ensemble s’ouvre d’emblée par huit cartes du monde (p. 22-25) représentant « des exemples d’épidémies d’origine tropicale », Zika, paludisme, dengue, Chikungunya, VIH, Ebola, schistosomiase, et, pour l’Afrique seule, trypanosomiase (données OMS). Le premier article touche à une actualité africaine très récente, et tire « les leçons géographiques d’une catastrophe épidémiologique », à propos de « la dynamique spatio-temporelle du virus Ebola dans l’espace CEDEAO » (p. 29-57) : de très nombreuses cartes l’illustrent pour la période 1976-2016 sur l’ensemble du continent (« Ebola est présent dans l’espace CEDEAO depuis longtemps », p. 53), et sur le cas précis du Liberia (2014-2015). Il y a là dans ce cas une « géographie spécifique de l’émergence, diffusion/ propagation, voire endémisation » (p. 53).

4 Les huit autres contributions associent des préoccupations méthodologiques, conceptuelles et des résultats de recherche, dans des contextes et milieux tropicaux variés. Dans cet ensemble très riche, dont il n’est pas possible de faire ici une analyse exhaustive, on peut néanmoins souligner la dimension interdisciplinaire et opérationnelle, particulièrement revendiquée par les 17 auteurs de la présentation d’un Observatoire scientifique en appui à la gestion (OSAGE), qui traitent d’un « pathosystème » (p. 61) en Asie du Sud-Est (avec l’exemple du Chikungunya en Indonésie). D’autres textes insistent sur la contribution de la géographie, associée à l’anthropologie, pour le cas du paludisme au Cambodge où sont mis en exergue d’une part les « inégalités socioterritoriales » (p. 83-105) de la maladie, puis (p. 106-125) le rôle de l’environnement naturel associé à celui des pratiques de l’espace. Ces deux textes constituent ainsi une étude passionnante de plus de 40 pages consacrées au paludisme au Cambodge, écrite par cinq auteurs, Frédéric Bourdier, Pascal Handschumacher, Aurélie Rusch, Simon Tomasi et Rath Vanny.

5 Les dimensions socio-spatiales et environnementales, chères aux géographes, apparaissent aussi nettement dans les articles consacrés au Burkina Faso, et aux villes (Bobo Diolasso, Nouakchott). Dans chacun d’entre eux, des universitaires chevronnés (Gérard Salem, Bernard Calas…) ont travaillé avec d’autres chercheurs du Nord et du Sud, géographes ou pas, tous concernés par cette interface environnement/santé. Le lecteur y trouve nombre de données sur « les combinaisons des facteurs de risque » (p. 141), sur l’impact des « dynamiques de peuplement et des mutations territoriales qui les accompagnent » (p. 161), comme le montre le système pathogène « trypanosomien » du sud-ouest du Burkina Faso ; la relation bien connue entre eau, ville et santé est revisitée à l’aune du cas de la contamination de l’eau à Nouakchott. Tout cela s’appuie sur une cartographie convaincante, souvent inédite, sur des bibliographies fournies et actualisées, qui font largement référence à la fois à des

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travaux de géographes, d’autres disciplines de sciences humaines et sociales, et de spécialistes de médecine.

6 Certes, tout n’est pas nouveau dans les thèmes abordés. La géographie de la santé, surtout dans le domaine tropical, n’est plus une science jeune. Ce gros numéro fait néanmoins date dans la mesure où il soigne particulièrement la présentation de ces travaux scientifiques. Pour répondre à la question posée dans le titre, « où en est la géographie ? », elle est ici d’abord dans les progrès et l’enrichissement de la cartographie.

AUTEURS

FRANÇOIS BART Professeur émérite, Université Bordeaux-Montaigne

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