JEAN-FRANÇOIS MICHEL

NOS DERNIERS SEIGNEURS

Essai sur la vie dans les châteaux des avant et pendant la Révolution

LES TROIS PROVINCES

A la mémoire d'Yves

En remontant la Saône lorraine du sud vers le nord, je dédie ces pages à Robert et Jacqueline à Yvon et Marie-Madeleine à Bernard et Arlette et à tous mes amis, co-responsables, coréligionnaires et compatriotes de : , , , Enfonvelle, , , et Vrécourt sans oublier Gilbert ni Ginette et encore moins l'incontournable Raymond

Avec un immense merci !

A Marie-Françoise et Vincent A notre maison de . © Éditions des Trois Provinces et Dominique Guéniot, 1993 ISBN : 2-87825-068-0 AVANT-PROPOS

Le présent ouvrage a trouvé son fil directeur et son titre lorsque je me suis décidé à le faire éditer. Dans la perspective de faire refondre un jour un petit opuscule touristique que j'avais commis en 1977 sur les châteaux vosgiens, j'avais, quand mes activités liées à ma petite patrie « Saône lorraine » me laissaient un peu de temps libre, accumulé les retranscriptions d'inventaires notariés, inventaires concernant les châteaux des Vosges entre 1792 et 1796. Bien entendu, le but et le cadre essentiels de mes recherches furent la zone comprise entre Lamarche et Darney, et le lecteur pourra constater que cette région se trouve bien servie : ce que l'on aime et ce que l'on veut faire connaître sert souvent de noyau central, autour duquel se greffent anneaux et rivages. L'essentiel des faits narrés dans ces lignes s'appuie sur des documents rigoureusement authentifiés et sur des preuves archivistiques : je n'ai pas voulu multiplier et alourdir les notes de bas de pages, et la bibliographie finale se trouve volontairement réduite. Autant qu'un livre d'histoire, il s'agit d'un essai de reconstitution et de restitution d'un monde à la fois proche et lointain, et si de temps en temps la présentation peut paraître un peu insolite ou directe, c'est que je n'ai pas voulu lasser le lecteur par des répétitions fastidieuses, ou un style trop notarié. J'ai intitulé ce livre « Nos derniers seigneurs ». J'aurais pu l'appeler « La canne et le gourdin » (la canne de l'aristocrate, le gourdin du paysan) ou encore « Les châteaux de l'ancien monde ». Il ne s'agit pas d'une fuite nostalgique vers un univers qui fut loin d'être meilleur que le nôtre : le lecteur pourra plutôt en tirer une réflexion sur la vitesse des changements de mentalité, sur la non- pérennité des structures et des systèmes sociaux. Il pourra y voir aussi un appel adressé aux élus communaux et départementaux pour qu'ils conservent ce qui a été, à l'instar des églises ou des monastères, des éléments essentiels de notre patrimoine villageois : les châteaux des Vosges sont modestes, rares et cachés ; est-ce une raison pour les ignorer et les mépriser ? Car, si le décor intérieur de ces manoirs est parfois éblouissant, ainsi aux Thons ou à Vrécourt, il est plus souvent honnête et campagnard, ainsi à Isches ou à . Le mobilier reflète ce qu'est le château des Vosges : une maison-forte restaurée à l'économie (on est loin, en Lorraine du sud, des grandes villes et des centres parlementaires), une maison de campagne où l'on vient occasionnellement se retirer. En dehors de ces temps de villégiature, confiance est faite au fermier, ou mieux au concierge. Cette étude révèle, à la veille de la Révolution, encore bien des cérémonies désuètes : le seigneur qui prend possession de son château en s'asseyant dans un fauteuil de chaque salon, celui qui entre dans son église en exigeant de se voir présenter le pain bénit avant tout autre. Elle montre aussi des situations dramatiques, comme celle du jeune aristocrate Vatin prisonnier des Cordeliers des Thons. Elle révèle surtout le tempérament de femmes énergiques face à des situations souvent difficiles et imprévues : Rosalie de Brunet-Neuilly, Nicole de Toustain sont le contraire de l'image de la femme effacée et sans réactions que nous léguera la société post-révolutionnaire. Le château des Vosges nous transmet la silhouette de la douairière cuirassée, plus Jeanne d'Arc que Jeanne Du Barry. Pour terminer, le lecteur voudra bien pardonner les lacunes et les choix de cet ouvrage : bien des châteaux n'ont pas été évoqués dans ces lignes, ceux du nord de Neufchâteau, du pays de ou les rares du pied de la montagne (plus palais abbatiaux d'ailleurs). Outre les raisons subjectives invoquées plus haut, je réserve l'étude de ces « oubliés» à un autre volume possible sur le même sujet et le même cadre. Je suis prêt aussi à passer le flambeau et la plume à celui qui voudra défendre et aimer notre patrimoine régional, départemental et local autant que j'ai pu le faire. Carte de Cassini : la Saône à travers le Bassigny barrois mouvant. On peut distinguer Isches, Châtillon, le Grand et le Petit Thon (avec les Cordeliers), ainsi que le Charmont de . AVIS AU LECTEUR

Quand il est fait appel à eux, l'essentiel des documents est présenté in-extenso ou par fragments. Quelques rares documents (les lettres de Mme de Saint-Ouen ou de Louis- François de Vigneron) sont imaginaires, mais l'imagination repose sur des faits précis qu'étayent des preuves archivis- tiques. L'auteur reste à la disposition du lecteur pour préciser et apporter les compléments.

LES FANFARES DE LA SAÔNE

LE PAIN BÉNIT

DE MONSIEUR DE SAINT-OUEN

Le comparer à un personnage de Beaumarchais lui eût fait sans doute beaucoup d'honneur. Claude Urguet de Saint-Ouen était l'un des person- nages les plus haïs et les plus redoutés de la vallée lorraine de la Saône. Issu d'une famille fraîchement anoblie, il était arrivé dans une condition fort enviable de noble emplumé, diamanté et fortuné, grâce à deux épisodes ayant marqué sa vie de jeune homme : Ses études de droit à Pont-à-Mousson, et sa licence, l'avaient introduit dans le monde de la robe. Après avoir occupé la place enviée de prévôt de Bulgnéville, sa ville natale, il s'était hissé dans le monde parisien des bureaux parlementaires, grâce à l'achat d'une charge notabilisante. Désormais éloigné de sa Lorraine d'origine, il devenait en 1775 conseiller au Grand Conseil du roi ; il tenait alors son rang dans son hôtel parisien de la rue Jacob, paroisse St- Sulpice. Son mariage avec la lyonnaise Françoise-Rosalie Lenfant, fille d'un garde du corps de Louis XV, lui avait encore plus tourné la tête : sa belle famille était bien en cour, bien introduite au salon de l'œil de boeuf ; l'oncle de Madame de Saint-Ouen, le père Lenfant tonnait et fulminait des sermons qui, disait Diderot (et il s'y connaissait !), auraient converti le pire des athées. La fortune et le renom des Lenfant n'étaient pas la moindre plume du chapeau du conseiller royal : en martelant de sa canne le pavé des rues de Bulgnéville, il rappelait sans cesse que ses garçons avaient du sang « Lenfant ». Aux imper- tinents qui s'évertuaient à l'appeler « Monsieur Urguette » comme par le passé, il lançait : « veuillez désormais m'appeler Monsieur le Conseiller de Saint-Ouen ». Il se piquait aussi d'être un grand esprit et un homme ouvert à son temps. Sa rencontre avec Charles Sigisbert Sonnini à Paris en 1776, puis en 1780, l'avait enthousiasmé et enivré : ce « Correspondant du Cabinet du Roi », ex- protégé de Buffon, lui avait fait des récits hauts en couleur et en gestes de la Guyane, du Sénégal, de l'Égypte, et surtout de la mer Égée d'où il revenait à ce moment. Sonnini se présentait alors dans les salons comme un guerrier intrépide : il avait, en ces temps de guerre d'Amérique, sauvé le convoi naval commandé par son ami d'Entrecasteaux, en faisant tirer au canon sur des cutters anglais depuis le rivage de Milo. Ses récits sur l'escalade du Mont Olympe faite en juillet 1780 (alors qu'il faillit tomber entre les mains d'un redoutable chef albanais) faisaient frémir les marquises et les vicomtes en mal d'exotisme. Monsieur de Saint-Ouen avait un peu froncé le sourcil quand Sonnini était venu rue Jacob, un jour de mai 1781, pour lui parler de ses ennuis financiers, de la rapacité de ses frères de Luné ville, de la légèreté de son père, le parfumeur du défunt roi de Pologne. Mais il s'était radouci, et ensemble ils avaient échafaudé un merveilleux projet. Claude de Saint-Ouen était alors, et depuis 1778, seigneur de Châtillon et Lironcourt ; pourquoi son protégé ne s'installerait-il pas dans la ferme seigneuriale du Charmont de Lironcourt pour y faire des expériences agronomiques ? Il y avait de quoi se frotter les mains des deux côtés, d'autant que le protecteur mettait dans la balance un prêt possible de dix-mille livres pour permettre le démarrage de la ferme-modèle. Le Charmont, terre des plus médiocres, y gagnerait. En plus, Sonnini était en espérance de l'héritage de son vieux père. Quoi de plus exaltant ? Monsieur de Saint-Ouen ajoutait une nouvelle plume au chapeau de ses vanités, une nouvelle raison de faire claquer sa canne sur le pavé lorrain : il était protecteur d'un nouveau Bougainville, peut-être d'un nouveau Jean-Jacques, et grâce à lui il apportait la lumière aux populations attardées de ses fiefs de la Saône.

Car Monsieur de Saint-Ouen était un redoutable châtelain. A peine eut-il racheté Châtillon et Lironcourt au marquis de Ligniville (1777), qu'il se mit en tête de restaurer une terre qu'il jugeait délabrée par l'incurie de ses prédécesseurs. Avec géomètres, huissiers, greffiers et archivistes, il voulut prouver devant Dieu et devant les hommes que sa terre était celle d'un homme de qualité. Il avait fait fouiller sous la dalle de l'église de Châtillon, côté Épître, pour faire rechercher les anciennes tombes seigneuriales, et prouver au curé et aux paroissiens qu'il avait bien le droit seigneurial de premier banc, côté Épître. Comme un vase en rosette, recouvert d'armoiries et contenant le coeur d'un Ligniville y avait été découvert, ce serait à cet endroit que Monsieur et Madame de Saint-Ouen assisteraient à la messe de Monsieur le curé de Linglois. Curé et paroissiens avaient surtout été choqués par l'indécence de cette violation de sépulture.

Le monde de la bazoche avait bien de l'occupation avec ce nouveau citoyen du val de Saône, et les procès se succédaient à une cadence accélérée. A l'abbé de Flabémont qui, à Lironcourt, avait fait placer un bachot au milieu de la Saône, Claude Urguet de Saint-Ouen fit comprendre, par voie de justice, qu'il avait seul le droit de pêche. Manants, fermiers, meuniers et sacristains, tous y passaient, si tant est qu'ils eussent empièté sur les prérogatives et les droits antiques du maître des lieux. Procès perdus d'avance par les adversaires du grand homme : tout le monde savait que le Conseiller au Grand Conseil avait bien des amis et de l'influence à Paris, et qu'en appel il gagnait toujours.

Mais la cuirasse de Monsieur de Saint-Ouen présentait un défaut de taille. Dans son empressement à jouer les seigneurs, il avait fait construire (1780) à la pointe est de Châtillon, un manoir dans le goût du temps. Il l'avait fait élever sur l'emplacement de l'ancien château féodal des comtes de bar, sur un terre-plein devenu domaine ducal puis royal, sans vraiment prendre les précautions cadastrales, juridiques et foncières préliminaires. Son Trianon s'élevait sur une terre qui ne lui appartenait pas, et tout conseiller qu'il était, il dut se justifier, écrire et se défendre. Comme la nouvelle construction semblait, par sa superficie, trop grande, et plus grande que les anciennes maisons féodales de Châtillon, il dut faire mesurer les soubassements et les ruines de l'ancien hôtel de Philippe- Emmanuel de Ligniville, perdus dans les broussailles de son jardin (et dont il était, pour ce cas précis, pleinement propriétaire) pour comparer et prouver qu'il ne construisait pas plus grand. Il dut même faire appel, en 1783, en raison du peu de preuves « archéologiques », au témoignage de quelques vieux de Châtillon pour prouver que son manoir n'était rien à côté de ce qui subsistait au lendemain des guerres du XVII siècle. Ainsi François Febvre, greffier demeurant alors à Grignoncourt, déclara que « depuis sa jeunesse jusqu'à présent, il se souvient avoir vu, il y a plus de 40 ans, les vestiges d'une maison située proche de l'actuelle de Monsieur de Saint-Ouen, ainsi que les écuries en LES CHARMILLES DU CRÉPUSCULE

L'automobiliste allant de en direction d'Épinal peut être intrigué, non loin de la sortie de la cité rambuvetaise, par un haut bâtiment ancien (ce que l'on appelle péjorativement, ou faute de mieux, une « bâtisse ») qui se dresse à près d'un kilomètre sur sa droite, au milieu d'un paysage agreste et presque bucolique : usine de l'époque préindustrielle ? Prieuré perdu d'un ordre inconnu ? Maison de maître de quelque bourgeois enrichi par la bazoche ? Approcher des lieux par un petit chemin transversal apporte quelques réponses (il s'agit bien d'un édifice civil), mais ne peut satisfaire pleinement l'indiscret qui persisterait dans sa volonté de percer un secret : il lui faut entrer sous un porche à bossage XVI siècle, vestige d'un ancien château que l'on réutilisa, ainsi souvent sous Léopold ou Stanislas, comme porterie d'un nouveau bâtiment. Il lui faut en fait traverser une première propriété (car ce que l'on appelle encore aujourd'hui « Bouzillon » est une haute demeure, mais aussi une ferme accolée) pour parvenir, en passant par la terrasse de la maison de maître, à la porte rocaille d'accès aux intérieurs. L'amateur d'architecture risque d'être déçu, car cette porte, ressemblant à celles des hôtels de chanoinesses d'Épinal ou de , est la seule fantaisie sur une façade où ne brille pas l'esprit inventif du XVIII siècle. Deux étages, avec des ouvertures très uniformes, à arc segmenté certes, mais sans véritable grâce : on est loin de Gabriel, de Boffrand ou de Léopold Gennesson. Il manque quelque-chose à cette façade, et la démolition des deux petits pavillons la flanquant au nord et au sud (quand ? Nous l'ignorons), contribue certainement à la frustration éprouvée par le visiteur averti. S'il a la chance de pouvoir entrer, et de se faire ouvrir les volets, ce même visiteur sera frappé par les restes d'un certain confort XVIII siècle, voire d'une recherche de raffinement dans les pièces de réception. Malheureusement, le plâtre est un matériau fragile ; sa résistance à l'humidité est faible. A gauche de l'escalier, au rez-de-chaussée, une pièce indique, par ses lambeaux de décor peint en médaillons sur fond de grisaille, qu'elle fut salon ou salle-à-manger. Au-dessus d'une cheminée droite et simple, une fresque « de genre » achève actuellement une existence que l'on peut évaluer à deux siècles au plus. Ce tableau un peu naïf suscite amusement et intérêt : au premier plan, un serviteur noir tire une carriole en bois où trône une petite fille ; un garçon aide le serviteur en poussant la carriole à l'arrière. Sur la gauche, un autre domestique sort du logis, assurément celui du Bouzillon car on reconnait la façade et la partie droite de la porte rocaille : il porte sur un plateau un théière, un sucrier et deux tasses, à moins que ce ne soit un récipient à chocolat, boisson tout autant à la mode à l'époque, l'état et la facture de l'œuvre ne permettant pas de le préciser. Visiblement, il se dirige vers un couple tendrement installé sur la terrasse, près des vases de pierre ciselée ; l'homme, assez jeune, et coiffé d'une perruque à rouleau et catogan, brandit un livre relié de sa main droite (il devait lire, assis sur le muret), et caresse de sa main gauche le pied d'un nouveau-né à qui sa jeune épouse donne le sein. Celle-ci, vêtue d'une belle robe de mousseline, et coiffée d'un chapeau à fleurs, ressemble à la princesse de Lamballe, ou à quelques dames de Lavaux contemporaines. A sa droite, une servante au regard très familier voire un peu effronté, et coiffée d'un bonnet à la « Charlotte Corday », s'apprête à reposer le couffin où vagissait l'enfant avant de goûter au sein maternel. Cette « heure du thé » est charmante : elle fait penser à Jean-Jacques (le bébé nourri par sa mère, les enfants se divertissant avec des jeux de leur âge, la nature moins domestiquée au loin) et un peu à Hubert Robert, le talent de ce dernier peintre en moins. En fait, les parterres de l'arrière-plan sont encore fortement « à la Française ». Une charmille taillée en « arcades antiques » abrite pelouses, bosquets et massifs sur lesquels travaille (on le distingue à peine) un jardinier. Une grande allée droite semble partir vers l'infini, et l'on y aperçoit la silhouette d'un quelconque domestique ou fermier venu règler quelqu'affaire pendante, et repartant en direction du nord. Sur la droite du jardin, des espaliers et des arbres marquent les limites d'un territoire ; au-delà de celui-ci, les champs fanés indiquent que l'on se trouve dans l'aire paysanne et que l'on est en plein été. A l'horizon, sur la droite, pointent cinq clochers, assurément ceux de Rambervillers, l'ancienne possession des évêques de Metz : on distingue nettement la fière tour médiévale de l'église Saint-Libaire, le seul clocher subsistant de nos jours, les autres clochers d'églises conventuelles ayant été rasés à la Révolution. L'histoire de ce tableau est liée à celle du château, à celle de ses propriétaires, voire de ses constructeurs. C'est cette certitude qui m'a poussé à déblayer un terrain pratiquement inexploré : des mois de recherches m'ont permis d'écrire les lignes qui vont suivre. Elles m'ont permis, entre autres, de mettre des noms sur ces visages et presque de les faire parler : ils reflètent le bonheur et l'insouciance : scène trompeuse, qui cache bien des problèmes et annonce bien des orages. Le Bouzillon, diraient les superstitieux, n'a porté ni chance ni apaisement à ses propriétaires...

Le jeune père, radieux dans son habit bleu, et brandissant son livre, est Messire François de Paul-Joseph- Gabriel-Antoine Collinet de la Salle, seigneur du Bouzillon, Lépanges et autres lieux, comme le furent ses père et grand-père. Né en 1753, il a, sur la peinture, d'après déductions et recoupements, 29 ans, ce qui en fait un très jeune père de famille. Il peut être radieux car il porte un nom respectable et respecté dans le bailliage d'Épinal et même en Lorraine : il est loin le temps où son ancêtre, originaire de Longuyon, simple mousquetaire, tentait de gravir les échelons dans les armées ducales, à force de campagnes, de sièges et batailles ! Les Collinet de la Salle sont nobles depuis 1655, ils sont fiers d'avoir servi par la robe et l'épée. Famille prolifique aussi ! La branche de Saint-Dié n'a rien à envier à celle d'Épinal, qui se subdivise elle-même en rameaux nombreux et brillants, qui se pare d'alliances reluisantes, Redouté, Doridant, Sarrinsming... Tout Collinet de la Salle qui se respecte, se doit d'avoir un hôtel dans le goût du jour, et même de possèder un château. Celui du Failloux, près de , n'était-il pas passé à des Collinet fortunés, cousins de notre jeune père de famille ? Il peut aussi être radieux parce qu'au moment de cette « heure du thé », il vient de relever un fief et un château ; d'une terre de friches, de « hayes » et de buissons, il a fait un domaine de buis taillés, de vases ciselés, et de charmilles ordonnées. Le Bouzillon fut, qui l'eût cru, un village peuplé jusqu'au XV siècle : le « boutefeu », les troupes et les guerres eurent raison de ce petit monde dont ne subsistaient, quand Gabriel-Antoine (nous l'appellerons ainsi par simplification) en devint propriétaire aux alentours de 1774, qu'une pauvre maison-forte, un colombier et un médiocre corps de ferme. Dès qu'il en était devenu le maître, le nouveau seigneur avait réalisé bien des travaux et des projets sur ses terres : remembrement, arrasement des monticules et des haies sauvages, canalisation des ruisseaux dévalant des collines, reconstruction des ponceaux à ses frais. Il avait surtout réalisé le rêve de sa vie : bâtir ! Entre 1775 et 1780, il fit édifier ce grand corps de logis, dont le haut volume était alors adouci par les deux pavillons d'angle : entreprise courageuse et colossale. En 1782, au moment de « l'heure du thé », le château est habitable : « Monsieur de Bouzillon » (ainsi se fait-il appeler sur les enveloppes) est presque châtelain à demeure. De toutes façons, Epinal, lieu de sa naissance et du domicile familial, est très proche : à peine une demie-journée en voiture ou à cheval... Par ailleurs, Gabriel-Antoine s'est bien démené pour rétablir le fief : démarches auprès de toutes les instances administratives, du parlement de Nancy au conseil du roi, lettres et voyages, toute l'énergie du jeune propriétaire a été mobilisée dans cette direction. En 1780, il a eu l'autorisation de nommer un maire ; en 1783, il recevra le serment du greffier, du sergent, du garde-chasse, du bangard (un garde-cabaret pour le Bouzillon qui n'en n'a pas un seul !), tous fraîchement installés ; il pourra exercer son autorité et sa magnanimité en réduisant les peines prescrites. Et ces jardins, quelle fierté ! des broderies de buis, des allées tracées au cordeau. Quel plaisir quand Goery Job, le jardinier recruté à Épinal, sort les caisses de fleurs des serres qu'il couve et protège pendant tout l'hiver. Franchement, les jardins du Failloux ou le parc de Monsieur de Bourcier à Girecourt ne sont pas aussi beaux que ce nouveau domaine : Bouzillon rime avec Trianon... Chaque fois que Monsieur de Bouzillon passe un contrat de fermage, il veille au respect du jardin comme à la prunelle de ses yeux : ne faire paturer dans le petit bois que des chevaux, de peur que des vaches ne viennent s'aventurer sur les parterres ou bouser dans les bassins, bien respecter l'alignement des arbres fruitiers pour ne pas gâter la perspective, et surtout bien respecter le « jardin de la solitude », ce havre de paix à l'anglaise qui fait suite aux parterres français, avec son faux ermitage, son faux colombier et ses saules qui n'attendent que le retour de Jean-Jacques ou la méditation des hommes de bien. Gabriel-Antoine peut enfin être radieux, car sa charmante épouse lui a donné un deuxième fils en 1781. Depuis qu'il a épousé Thérèse-Victoire de Contenot de Closmortier, demoiselle de noblesse champenoise, il a été comblé : naissance de Claude-Charles-François de Paul en 1775 (celui qui pousse la carriole), puis de Madeleine- Charlotte deux ans plus tard (celle qui est dans la carriole) ; certes, il y a eu des « accidents » depuis 1777, mais il faut les mettre au compte de ces trop fréquents voyages d'Épinal vers le chantier du Bouzillon... A présent, de longs séjours sont envisageables : le bon air de la Mortagne ne pourront faire que du bien à Madame de Bouzillon et à son gros nourrisson. Ce nourrisson nous permet d'ailleurs de dater le tableau avec exactitude : comme il est né le 2 août 1781, la scène se passe, à n'en point douter, lors de l'été 1782. « L'heure du thé » rassemble au moins dix personnes : nous avons parlé du jardinier, mais la servante n'est pas une anonyme, Marie Pitin est de tous les voyages, de tous les séjours ; elle est là, à côté de Madame, veillant avec toute sa fraîcheur sur cet instant exceptionnel de bonheur familial. Le « petit noir» dut bien faire jaser les habitants de Vomécourt ou de Sainte-Hélène qui n'en avaient sans doute jamais vu. Monsieur de Bouzillon était à la mode : comme la Du Barry à Louveciennes, il avait son « Zamor ». Au total, cinq ou six domestiques gravitent autour du jeune couple à Bouzillon ; de quoi être fier et radieux, mais aussi inquiet, quand on s'appelle Gabriel- Antoine Collinet de la Salle...

La dure réalité que ne révèle pas cette scène idyllique est le terrible endettement du nouveau châtelain. Cette « folie » lui a coûté des sommes considérables, et l'entretien de cette domesticité n'est pas faite pour arranger ses finances. Contrairement à son père ou à certains de ses oncles, Gabriel-Antoine n'est pas pensionné : il n'est que chevalier, et les revenus de Lépanges et Bouzillon ne doivent pas permettre de vivre sur un grand train, d'autant qu'il lui a fallu racheter des parts., Nombre de créanciers de Nancy et d'Épinal se rappellent au bon souvenir du débiteur, dès le château terminé. Harcelé, vivant d'expédients et de nouveaux emprunts, le châtelain se décide alors à l'irrémédiable : vendre. Nous sommes renseignés sur cette volte-face (qui dut être déchirante) par deux lettres glissées dans un dossier « Bouzillon » conservé aux Archives de Meurthe- et-Moselle, et signées d'un haut dignitaire de l'église, l'abbé de Rennepont, Vicaire Général de Nancy, ami de la famille Collinet, et frère d'une chanoinesse d'Épinal :

Épinal, ce 16 septembre 1785 « Je vous fais un million d'excuses, Monsieur, d'avoir été aussi longtemps sans vous reparler de l'acquisition de votre terre, et par là d'avoir peut-être dérangé tous vos projets. Mes affaires et ma santé en sont la cause ; l'un et l'autre me laissent libre en ce moment, et j'en profite pour vous demander si vous êtes toujours dans l'intention de vendre, comme je suis toujours dans celle d'acheter. Si vous persistez, je vous prie de me le faire dire par le porteur de cette lettre. Si celà vous convient, je me rendrai demain matin 17 du courant avec mon homme d'affaires, notaire et procureur à Épinal (1), et là nous terminerions cette affaire d'ici à mardi 20, temps que je vous prierai de vouloir bien, Monsieur, nous garder chez vous, afin que nous puissions, Monsieur Denis et moi, prendre connaissance de votre terre. Si vous ne pouviez pas, Monsieur, m'accorder demain pour rendez-vous, je vous prierais de remettre cette partie au 1 ou au 2e mardi d'octobre, Mr Denis ne pouvant pas m'accompagner depuis le 20 de ce mois jusqu'au 1 du mois prochain. Je vous demande pardon, Monsieur, de toute la lenteur de cette affaire. La dernière fois que j'ai eu l'honneur de vous voir, vous avez eu la bonté de me permettre de terminer des intérêts personnels avant de rien finir avec vous. J'ai profité de vos bontés, et si j'ai eu le malheur de nuire à vos arrangements, je vous réitère toutes mes excuses, et vous prie aussi d'être persuadé du respect profond avec lequel je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur, l'abbé de Rennepont, vicaire général à Nancy P.S. Ma soeur, qui ne veut pas être oubliée, vous prie, ainsi que moi, de vouloir bien présenter nos respects à Mme de Bouzillon.»

(1) Futur maire d'Épinal sous la Révolution. Épinal, 22 septembre 1785 « Je viens de recevoir, Monsieur, votre exprès et votre lettre. Je vais commencer, avant de parler d'autre chose, par vous remercier des choses honnêtes que vous, Monsieur et Madame de la Salle, avez la bonté de me dire, et des offres obligeantes que vous voulez bien faire à ma soeur de venir avec moi chez vous. Je ne crois pas qu'elle puisse avoir cet honneur, cependant je ne me tiens pas encore pour battu, et je la presserai encore de m'accompagner, se souvenant de Madame de La Salle et de toutes ses bontés, mais elle craint d'en être empêchée par le peu de monde qui est au chapitre, et par les différents appréhendements qui vont avoir lieu. J'ai été si longtemps, Monsieur, et je vous en fais bien mes excuses à vous donner de mes nouvelles, mais j'étais aux eaux, et j'avais moi-même besoin de renseignements pour me libérer au désir, ma soeur et moi, d'acquérir ce que vous possédez. Ces renseignements ont été longs à venir, ce qui m'a fort contrarié par la crainte que j'avais de vous ennuyer et de gêner vos projets. Je ne pourrai me rendre chez vous, Monsieur, avant le 2 ou le 3 octobre, si toutefois ce temps vous convient, je ne puis vous dire positivement l'heure à laquelle j'arriverai : celà dépendra de l'heure à laquelle Monsieur Denis, mon homme d'affaire, pourra partir. Quant à l'abréviation du chemin, celà m'est absolument égal, ce sera l'affaire des chevaux de poste, je serais au désespoir de donner de la peine à vos gens. Ne craignez point d'indiscrétion de nos parts, mais je viens d'apprendre que l'exprès que vous avez eu la bonté de m'envoyer a dit à Madame de Frémifontaine qu'il m'apportait une lettre de vous, et qu'il croyait que j'irais avec elle dimanche prochain chez vous. Si mes projets dérangeaient les vôtres je vous prie de me le faire savoir et croire que, en tout temps, vous me trouverez disposé à vous assurer et à vous persuader des sentiments respectueux avec lesquels je suis, Monsieur Votre très humble et très obéissant serviteur, l'abbé de Rennepont vicaire général de Nancy P.S. : Permettez, Monsieur, que Madame de La Salle trouve ici les assurances de mon profond respect. Ma soeur vous prie de vouloir bien lui présenter ses très humbles compliments. Je me charge des instances de Madame de la Salle pour déterminer ma sœur à m'accompagner. » L'année 1785 fut celle des rendez-vous manqués, et le château ne fut pas vendu. Gabriel-Antoine et sa femme vécurent encore des jours très durs, mais restèrent propriétaires du Bouzillon jusqu'en 1791. A cette époque, l'éphémère seigneur haut-justicier n'était plus que propriétaire : il avait été élu maire du village de Saint- Germain, voisin du Bouzillon, et avait obtenu que son domaine fût rattaché à Rambervillers. Puis il partit vers l'est afin de franchir la frontière comme beaucoup de ses semblables. Il revint à son épouse, domiciliée alors à Colmar, de revendre la terre du Bouzillon à un lointain parent, Charles-François de Vigneron, ancien président à mortier au parlement de Nancy. La somme de 140 000 livres stipulée dans le contrat permit en fait de contenter les créanciers qui n'avaient pas émigré. L'acte de vente, passé chez Maître Ragot, notaire à Nancy, est daté du 5 juillet 1791.

Si l'ère des Collinet de la Salle était bien terminée, celle des Vigneron n'était pas promise à un long avenir, et encore moins à un avenir paisible. Charles-François de Vigneron commença par faire des réparations urgentes au domaine du Bouzillon : toiture, huisseries, serres, tout était bon à reprendre, car l'ancien propriétaire n'avait pas pu faire face à l'entretien. Les habitants du Bouzillon, de Vomécourt et de Saint- Germain avaient été frappés par ce grand vieillard sec (il avait alors 75 ans !) qui agitait sa canne avec ses maçons sur la terrasse du château ; sa femme était plus jeune (50 ans) ; mais les habitants vouaient surtout une grande sympathie à la jeune Suzanne, âgée de 20 ans ; la fille de Mr et Mme de Vigneron n'hésitait pas à mettre la main à la pâte dans les travaux de jardin, à la cuisine, et à venir s'entretenir avec les paysans des alentours ; elle était jolie, gaie et gentille. Son frère Louis-François était moins connu. Certains savaient qu'il avait été Grand Maître des Eaux et Forêts avant les « événements » et qu'il continuait à gérer les forêts lorraines, mais comme il était marié et père de famille, on le voyait exceptionnellement au Bouzillon. Les Vigneron passèrent l'été 1792 dans leur nouveau domaine : le vieux magistrat, son épouse et sa fille y connurent des moments bien agréables, oubliant les mauvaises nouvelles qui venaient de partout, la guerre, l'agitation des Nancéiens, les bruits de disette. Les longues promenades dans les jardins, les longues soirées sur la terrasse, instants inoubliables auxquels Louis-François venait de temps en temps se joindre avec femme et enfants, quand les affaires l'appelaient à Étival, Darney ou Rambervillers. Moments fugitifs, hélas : l'année suivante, les Vigneron ne vinrent plus à Bouzillon. Louis-François avait émigré en Suisse, et le domicile nancéien de ses parents fut étroitement surveillé. Mais il y eut plus grave : pendant l'été 1793, toute une correspondance codée fut interceptée par le Comité de surveillance de Nancy ; elle prouvait que la mère écrivait à son fils et lui communiquait des nouvelles que l'on pouvait prendre pour des renseignements, donc pour de la trahison. Elle fut arrêtée le 14 décembre, et sa fille Suzanne la rejoignit le 29 décembre à la maison d'arrêt du tribunal de Nancy. Monsieur de Vigneron, trop âgé et malade, fut simplement assigné à résidence dans sa maison de la rue Helvétius. Les charges étaient en fait bien légères, mais le contexte de guerre et un concours malheureux de circonstance firent que le tribunal criminel de la Meurthe décida d'envoyer les citoyennes Vigneron devant le tribunal révolutionnaire de Paris. Fouquier-Tinville ne fut pas apitoyé par les lettres déchirantes envoyées par un mari et un père au désespoir ; le 27 mai 1794, Catherine de Vigneron et sa fille Suzanne comparaissaient devant le terrible tribunal ; le jour même, elles montaient à l'échafaud avec vingt autres condamnés. Fou de douleur, Charles-François se laissa mourir dans son domicile : il ne survécut que quatre mois à son épouse et à sa fille. Le Bouzillon avait, selon la loi, été saisi : la vente des terres, du château et de son mobilier ne traîna pas. Les enchères ne montèrent guère, et peu d'habitants de Vomécourt, Sainte-Hélène ou Saint-Germain se rendirent dans la salle où subsistait encore la peinture « des anciens seigneurs », les Collinet de la Salle, pour acheter ou renchérir : seuls quelques excités de Rambervillers se partagèrent le nécessaire à couture de « Mademoiselle Suzanne », les chapeaux de paille de Madame de Vigneron ou les girouettes en fer blanc qui avaient été descendues de la toiture en 1793. Tout cela ne porterait pas bonheur : Bouzillon rimait avec malédiction ! Blason et armoiries des Collinet de la Salle LE JARDIN DE LA SOLITUDE

« A Madame de Vigneron, à Nancy Failloux, 29 septembre 1804 Ma bien bonne amie, Je suis arrivé à Épinal hier soir, et je loge donc chez mes cousins Collinet qui me chargent de mille choses pour toi. Depuis que je t'ai quittée à Nancy hier matin, je suis accaparé par bien du monde et des affaires, et je trouve enfin le moment pour t'écrire ce soir, avant de partir pour Bâle et Genève demain à l'aube. Je confie cette lettre à Félicien qui te l'apportera d'ici à deux jours, tu sais comment fonctionne la poste à présent, et je préfère ce moyen à tout autre. Comme je l'avais prévu, je me suis rendu ce matin à Bouzillon. Le nouveau propriétaire m'a accueilli avec une certaine méfiance et un peu de gêne, mais quand je lui ai dit qui j'étais, il m'a fait entrer et m'a montré le grand salon. Tout y a changé, aucun des meubles de famille ne s'y trouve ; la seule chose qui est toujours là est la fresque où, tu t'en souviens, l'ancien propriétaire, le malheureux Gabriel-Antoine, est sur la terrasse avec sa femme et ses enfants. Quand notre mobilier a été vendu à l'encan, il avait été impossible de la détacher et donc de l'emporter, m'a dit mon hôte : au moins, personne n'y a touché, et les constructeurs du château président toujours aux fêtes, aux réceptions, et aux réunions de famille. N'est-ce pas justice ? Tu peux deviner, ma bonne amie, combien mon cœur s'est serré en entrant dans cette pièce. J'ai cru y voir mon pauvre père, assis dans sa bergère, et me demandant de sa voix cassée : "alors, François, comment crois-tu que tout cela finira ? Les gens ne perdent-ils pas la raison ?" J'ai cru entendre ma mère maugréer sur cette couleur des rideaux et des stores qui ne lui plaisait décidément pas ; et dire que maintenant ces maudits rideaux doivent faire le bonheur d'un de ces voleurs qui se sont partagé leurs biens ! Voyant que je ne venais pas pour récupérer quelque chose ou réclamer de l'argent, mon hôte est devenu plus libre et moins craintif. Il m'a offert un verre d'orangeade, et nous avons longuement discuté sur ce qui se passait à Paris : il tient Bonaparte en grande estime, et serait de ceux qui voudraient lui mettre une couronne sur la tête. Je suis sûr qu'il a dû, en son temps, applaudir à la chute du trône, o tempora... Il m'a finalement laissé descendre seul dans le jardin, car je lui ai fait comprendre que je voulais être sans témoin pour retrouver le souvenir de nos quelques séjours de 1792. La matinée était belle, et les parterres avaient encore un peu d'allure malgré l'herbe folle et l'entretien a minima ; deux vases en pierre ont disparu, les trois autres sont cassés. La statue du dauphin qui faisait si peur à notre petit Charles est toujours là, mais dans quel état ! J'ai eu les larmes aux yeux en traversant le petit bois qui avait causé tant de soucis à mon père : te souviens-tu de son tracas suite à la tempête du printemps 92 ? Il n'avait pas voulu se nourrir tant que les forestiers qu'il m'avait demandé de faire venir n'avaient pas ôté les chablis ; à présent, tout est en désordre, et les vaches viennent brouter partout. Mais c'est le jardin de la solitude qui m'a presque arraché des sanglots. L'ermitage sert à présent de bergerie, et le kiosque est envahi de bois mort : hormis cela, rien n'a changé, les saules n'ont pas été coupés. Un léger vent s'était levé pendant mon pèlerinage, et je croyais toujours voir les branchages s'écarter pour laisser passage à notre pauvre Suzanne dans sa robe de mousseline blanche. Il me semblait entendre sa voix, son rire, la revoir pousser Charles et Lucille sur la balancelle. Dire que cette pauvre et innocente victime a été immolée. Quelles ont été les dernières paroles échangées avec ma mère ? Pourquoi tout ce sang versé inutilement ? Et dire que c'est moi qui suis le responsable de cette chose horrible, je ne m'en consolerai jamais ! Le visage baigné de larmes, j'ai regagné Épinal en passant par Girecourt, où les choses sont bien tristes aussi : tu reconnaîtrais à peine le parc et le château. J'ai maudit Voltaire qui a hanté la cure du village, et tous ces beaux esprits de philosophes qui ont ouvert cette boîte de Pandore. Et puis, je me suis dit que rien n'existait de durable en regard de notre créateur, ni les biens, ni les ermitages, ni la solitude. Demain, je partirai de bonne heure pour Luxeuil et Belfort, la tête encore pleine de mon pèlerinage à Bouzillon. Je reviendrai à Épinal d'ici à quinze jours, et en attendant, ma bonne amie, je t'embrasse tendrement. Ton mari, Louis-François.

RÉPERTOIRE BIOGRAPHIQUE

Ce répertoire aidera à la compréhension du livre : on y trouvera la plupart des noms cités dans le texte, ou quelques biographies caractéristiques de la région à cette période et concernant essentiellement les chapitires 1 et 2.

Ecclésiastiques BARRET (Éloy) : fils de Nicolas Barret et d'Élizabeth Maugras, neveu de Charles Barret, maire de , et de François Barret, curé des Thons au milieu du XVIII siècle, cousin de Nicolas Barret, avocat à la cour. Sa famille, dont la maison à tourelle se voit encore à Châtillon (parallèle à la nef de l'église), faisait donc partie des notabilités de la localité et de la région. Éloy embrassa la carrière ecclésiastique, et devint curé d'Enfonvelle. En 1775, il fut nommé prévôt du chapitre de Darney et devint curé de cette paroisse au moment de la fusion avec la collégiale. En mai 1791, il émigra en Suisse et se réfugia à Soleure où il mourut. FOUILLETTE (Charles-Philippe) : notaire royal au bailliage du Bassigny, séant àLa Marche, il était issu de toute une lignée de notaires nés comme lui à Isches. Un de ses fils, Charles-Joseph, né à Isches en 1755, devint prêtre, et desservit sa paroisse natale, puis celle de La Marche jusqu'en 1794. Après avoir servi l'administration militaire à Nancy, il revint chez son père en 1795 pour s'occuper d'affaires familiales, mais aussi pour prendre en charge la surveillance des prêtres insermentés : à ce titre, il essaya de traquer l'abbé Ayotte qui évangélisait clandestinement les paroisses du district. En 1802, il fut néanmoins réintégré dans le clergé concordataire, et desservit , Autreville, puis . Il mourut en avril 1811. GENIN (Nicolas-François) : né à Pont-à-Mousson en 1758, d'un père notaire et avocat. Il entra chez les Trinitaires de La Marche, où il se fit remarquer par un esprit entier et un caractère colérique. Devenu chapelain et professeur du moribond collège de la ville, il fut choisi par les autorités de La Marche pour desservir la cure de Châtillon en 1791, et ce pour remplacer le curé Linglois de Nance qui avait refusé de prêter serment. Ce remplacement fut mouvementé, car Linglois refusa de quitter la cure de Châtillon qu'il fallut évacuer par la force.