Nos Derniers Seigneurs : Essai Sur La Vie Dans Les Châteaux Des Vosges
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JEAN-FRANÇOIS MICHEL NOS DERNIERS SEIGNEURS Essai sur la vie dans les châteaux des Vosges avant et pendant la Révolution LES TROIS PROVINCES A la mémoire d'Yves En remontant la Saône lorraine du sud vers le nord, je dédie ces pages à Robert et Jacqueline à Yvon et Marie-Madeleine à Bernard et Arlette et à tous mes amis, co-responsables, coréligionnaires et compatriotes de : Ameuvelle, Bleurville, Darney, Enfonvelle, Isches, Lamarche, Relanges et Vrécourt sans oublier Gilbert ni Ginette et encore moins l'incontournable Raymond Avec un immense merci ! A Marie-Françoise et Vincent A notre maison de Grignoncourt. © Éditions des Trois Provinces et Dominique Guéniot, 1993 ISBN : 2-87825-068-0 AVANT-PROPOS Le présent ouvrage a trouvé son fil directeur et son titre lorsque je me suis décidé à le faire éditer. Dans la perspective de faire refondre un jour un petit opuscule touristique que j'avais commis en 1977 sur les châteaux vosgiens, j'avais, quand mes activités liées à ma petite patrie « Saône lorraine » me laissaient un peu de temps libre, accumulé les retranscriptions d'inventaires notariés, inventaires concernant les châteaux des Vosges entre 1792 et 1796. Bien entendu, le but et le cadre essentiels de mes recherches furent la zone comprise entre Lamarche et Darney, et le lecteur pourra constater que cette région se trouve bien servie : ce que l'on aime et ce que l'on veut faire connaître sert souvent de noyau central, autour duquel se greffent anneaux et rivages. L'essentiel des faits narrés dans ces lignes s'appuie sur des documents rigoureusement authentifiés et sur des preuves archivistiques : je n'ai pas voulu multiplier et alourdir les notes de bas de pages, et la bibliographie finale se trouve volontairement réduite. Autant qu'un livre d'histoire, il s'agit d'un essai de reconstitution et de restitution d'un monde à la fois proche et lointain, et si de temps en temps la présentation peut paraître un peu insolite ou directe, c'est que je n'ai pas voulu lasser le lecteur par des répétitions fastidieuses, ou un style trop notarié. J'ai intitulé ce livre « Nos derniers seigneurs ». J'aurais pu l'appeler « La canne et le gourdin » (la canne de l'aristocrate, le gourdin du paysan) ou encore « Les châteaux de l'ancien monde ». Il ne s'agit pas d'une fuite nostalgique vers un univers qui fut loin d'être meilleur que le nôtre : le lecteur pourra plutôt en tirer une réflexion sur la vitesse des changements de mentalité, sur la non- pérennité des structures et des systèmes sociaux. Il pourra y voir aussi un appel adressé aux élus communaux et départementaux pour qu'ils conservent ce qui a été, à l'instar des églises ou des monastères, des éléments essentiels de notre patrimoine villageois : les châteaux des Vosges sont modestes, rares et cachés ; est-ce une raison pour les ignorer et les mépriser ? Car, si le décor intérieur de ces manoirs est parfois éblouissant, ainsi aux Thons ou à Vrécourt, il est plus souvent honnête et campagnard, ainsi à Isches ou à Pompierre. Le mobilier reflète ce qu'est le château des Vosges : une maison-forte restaurée à l'économie (on est loin, en Lorraine du sud, des grandes villes et des centres parlementaires), une maison de campagne où l'on vient occasionnellement se retirer. En dehors de ces temps de villégiature, confiance est faite au fermier, ou mieux au concierge. Cette étude révèle, à la veille de la Révolution, encore bien des cérémonies désuètes : le seigneur qui prend possession de son château en s'asseyant dans un fauteuil de chaque salon, celui qui entre dans son église en exigeant de se voir présenter le pain bénit avant tout autre. Elle montre aussi des situations dramatiques, comme celle du jeune aristocrate Vatin prisonnier des Cordeliers des Thons. Elle révèle surtout le tempérament de femmes énergiques face à des situations souvent difficiles et imprévues : Rosalie de Brunet-Neuilly, Nicole de Toustain sont le contraire de l'image de la femme effacée et sans réactions que nous léguera la société post-révolutionnaire. Le château des Vosges nous transmet la silhouette de la douairière cuirassée, plus Jeanne d'Arc que Jeanne Du Barry. Pour terminer, le lecteur voudra bien pardonner les lacunes et les choix de cet ouvrage : bien des châteaux n'ont pas été évoqués dans ces lignes, ceux du nord de Neufchâteau, du pays de Mirecourt ou les rares du pied de la montagne (plus palais abbatiaux d'ailleurs). Outre les raisons subjectives invoquées plus haut, je réserve l'étude de ces « oubliés» à un autre volume possible sur le même sujet et le même cadre. Je suis prêt aussi à passer le flambeau et la plume à celui qui voudra défendre et aimer notre patrimoine régional, départemental et local autant que j'ai pu le faire. Carte de Cassini : la Saône à travers le Bassigny barrois mouvant. On peut distinguer Isches, Châtillon, le Grand et le Petit Thon (avec les Cordeliers), ainsi que le Charmont de Lironcourt. AVIS AU LECTEUR Quand il est fait appel à eux, l'essentiel des documents est présenté in-extenso ou par fragments. Quelques rares documents (les lettres de Mme de Saint-Ouen ou de Louis- François de Vigneron) sont imaginaires, mais l'imagination repose sur des faits précis qu'étayent des preuves archivis- tiques. L'auteur reste à la disposition du lecteur pour préciser et apporter les compléments. LES FANFARES DE LA SAÔNE LE PAIN BÉNIT DE MONSIEUR DE SAINT-OUEN Le comparer à un personnage de Beaumarchais lui eût fait sans doute beaucoup d'honneur. Claude Urguet de Saint-Ouen était l'un des person- nages les plus haïs et les plus redoutés de la vallée lorraine de la Saône. Issu d'une famille fraîchement anoblie, il était arrivé dans une condition fort enviable de noble emplumé, diamanté et fortuné, grâce à deux épisodes ayant marqué sa vie de jeune homme : Ses études de droit à Pont-à-Mousson, et sa licence, l'avaient introduit dans le monde de la robe. Après avoir occupé la place enviée de prévôt de Bulgnéville, sa ville natale, il s'était hissé dans le monde parisien des bureaux parlementaires, grâce à l'achat d'une charge notabilisante. Désormais éloigné de sa Lorraine d'origine, il devenait en 1775 conseiller au Grand Conseil du roi ; il tenait alors son rang dans son hôtel parisien de la rue Jacob, paroisse St- Sulpice. Son mariage avec la lyonnaise Françoise-Rosalie Lenfant, fille d'un garde du corps de Louis XV, lui avait encore plus tourné la tête : sa belle famille était bien en cour, bien introduite au salon de l'œil de boeuf ; l'oncle de Madame de Saint-Ouen, le père Lenfant tonnait et fulminait des sermons qui, disait Diderot (et il s'y connaissait !), auraient converti le pire des athées. La fortune et le renom des Lenfant n'étaient pas la moindre plume du chapeau du conseiller royal : en martelant de sa canne le pavé des rues de Bulgnéville, il rappelait sans cesse que ses garçons avaient du sang « Lenfant ». Aux imper- tinents qui s'évertuaient à l'appeler « Monsieur Urguette » comme par le passé, il lançait : « veuillez désormais m'appeler Monsieur le Conseiller de Saint-Ouen ». Il se piquait aussi d'être un grand esprit et un homme ouvert à son temps. Sa rencontre avec Charles Sigisbert Sonnini à Paris en 1776, puis en 1780, l'avait enthousiasmé et enivré : ce « Correspondant du Cabinet du Roi », ex- protégé de Buffon, lui avait fait des récits hauts en couleur et en gestes de la Guyane, du Sénégal, de l'Égypte, et surtout de la mer Égée d'où il revenait à ce moment. Sonnini se présentait alors dans les salons comme un guerrier intrépide : il avait, en ces temps de guerre d'Amérique, sauvé le convoi naval commandé par son ami d'Entrecasteaux, en faisant tirer au canon sur des cutters anglais depuis le rivage de Milo. Ses récits sur l'escalade du Mont Olympe faite en juillet 1780 (alors qu'il faillit tomber entre les mains d'un redoutable chef albanais) faisaient frémir les marquises et les vicomtes en mal d'exotisme. Monsieur de Saint-Ouen avait un peu froncé le sourcil quand Sonnini était venu rue Jacob, un jour de mai 1781, pour lui parler de ses ennuis financiers, de la rapacité de ses frères de Luné ville, de la légèreté de son père, le parfumeur du défunt roi de Pologne. Mais il s'était radouci, et ensemble ils avaient échafaudé un merveilleux projet. Claude de Saint-Ouen était alors, et depuis 1778, seigneur de Châtillon et Lironcourt ; pourquoi son protégé ne s'installerait-il pas dans la ferme seigneuriale du Charmont de Lironcourt pour y faire des expériences agronomiques ? Il y avait de quoi se frotter les mains des deux côtés, d'autant que le protecteur mettait dans la balance un prêt possible de dix-mille livres pour permettre le démarrage de la ferme-modèle. Le Charmont, terre des plus médiocres, y gagnerait. En plus, Sonnini était en espérance de l'héritage de son vieux père. Quoi de plus exaltant ? Monsieur de Saint-Ouen ajoutait une nouvelle plume au chapeau de ses vanités, une nouvelle raison de faire claquer sa canne sur le pavé lorrain : il était protecteur d'un nouveau Bougainville, peut-être d'un nouveau Jean-Jacques, et grâce à lui il apportait la lumière aux populations attardées de ses fiefs de la Saône. Car Monsieur de Saint-Ouen était un redoutable châtelain. A peine eut-il racheté Châtillon et Lironcourt au marquis de Ligniville (1777), qu'il se mit en tête de restaurer une terre qu'il jugeait délabrée par l'incurie de ses prédécesseurs.