NOTE ORNITHOLOGIQUE

Première preuve de nidification du Grand corbeau Corvus corax en Bourgogne

CŒUR Sylvain & GRAND Brigitte (AOMSL)

En avril 2010, l’AOMSL a organisé une sortie migration de printemps sur les hauteurs de (Saône-et-Loire), dans une région de collines appelée le Revermont. En milieu de matinée, nous avons eu quelques contacts visuels avec un, puis deux Grands corbeaux. Jusqu’à présent l’espèce était régulièrement contactée (un à quatre individus), sur ce même site, mais essentiellement à l’automne, le plus souvent dans le cadre des journées de migration européenne. En région Bourgogne, hormis sur ce secteur les observations restent rares et accidentelles, l’espèce y est d’ailleurs soumise à homologation. Les ornithologues locaux pensaient que ces contacts étaient à rattacher à des individus erratiques ou provenant des sites jurassiens où le Grand Corbeau est maintenant bien présent, exploitant les combes et les zones rupestres. FROCHOT Bernard

OBSERVATIONS Ambiances et nidification Le 14 avril, dans la matinée, un puis deux Grands Corbeaux sont observés à plusieurs reprises, en vol, parfois harcelés par des Corneilles noires Corvus corone. Les Grands corbeaux nous gratifient de quelques vocalises caractéristiques ainsi que de plusieurs petits piqués verticaux, les ailes repliées le long du corps. Leur comportement et leur présence constante durant toute la matinée nous amenèrent à penser qu’il ne s’agissait pas d’indivi- dus erratiques mais peut-être d’un couple cantonné. Ils nous semblaient disparaître à plusieurs reprises dans un même secteur duquel nous nous sommes rapprochés à la mi-journée. Nous observons alors sur le plateau, un individu posé au sol, à proximité d’un bâtiment agricole. Sa tête effectue des mouvements répétés de haut en bas contre la terre, puis il s’envole emmenant quelque chose dans le bec (nourriture supposée), plongeant de suite derrière des résineux avec son bien. Un peu plus tard, un Milan noir Milvus migrans en migration survole l’endroit, la réaction est immédiate : deux Grands Corbeaux s’élèvent dans le ciel, l’un d’eux décrit des cercles vers le rapace tout en criant. Tout cela ressemble à une

belle défense de territoire, au-dessus d’un site de FROCHOT Bernard nidification ? Un nouveau déplacement pour visualiser cette zone si intéressante nous offre une jolie vue sur une combe boisée, dominée par des roches. L’attente est de courte durée,

Première preuve de nidification du Grand corbeau en Bourgogne 59 l’un des oiseaux est branché à proximité de la petite falaise, surveillant son domaine. Son partenaire est également présent, les deux oiseaux se posent dans un lierre situé à la base des rochers, ils semblent même s’y enfoncer complètement par ins- tant (recherche des fruits ?). Grâce à leurs déplacements, nous devinons un amas de branches dans la falaise sans pouvoir le visualiser de manière correcte. Une silhouette fine et puissante se branche juste au-dessus de la falaise, c’est un Faucon pèlerin immature Falco peregrinus qui entre en scène… A 17 h 30, nous trouvons enfin un point de vue dans l’axe du nid supposé, et en point d’orgue de cette belle journée, au moins deux silhouettes s’agitent dessus, ce sont celles de jeunes Grands corbeaux bour- guignons… le plus téméraire bat déjà des ailes au bord du nid. Le 25 avril, la situation n’a guère évolué, les adultes sont relativement discrets hormis quelques cris de contact. Ils veillent toujours et défendent légèrement sur une Buse variable Buteo buteo. Ils poursuivent le nourrissage des jeunes Le 2 mai, toujours pas de bon point d’observation assez proche. J’aperçois un jeune sautant et battant des ailes dans le nid, il semble bien emplumé. L’envol se rapproche, période critique de découverte d’un nouvel univers. Un Faucon pèlerin immature s’aventure de nouveau au dessus de la combe… alerte générale !!! Cris et pompe rapide, le rapace et les corvidés se livrent à un véritable ballet aérien, ces derniers n’hésitant pas à piquer sur le faucon et à le poursuivre durant plusieurs minutes, avant de le raccompagner assez loin. Visiblement il n’était pas désiré. Ce matin-là les Corneilles noires décident de s’inviter également et de jouer les trouble-fête, harcelant le géant noir avant que celui-ci n’inverse les rôles. Même comportement avec une Buse variable. Le 10 mai, observation de la zone de nidification depuis un point assez éloigné. Le temps est gris, nuageux, mais ce matin pendant 1 h 30, c’est le calme régnant dans la combe qui frappe. Tout juste un Grand Corbeau aperçu à deux reprises, pas de défense sur les corneilles et les buses, aucun ravitaillement au nid qui semble bien vide et pas le moindre jeune voletant à l’horizon. Le comportement des adultes est bien différent de celui observé lors des visites précédentes : je n’aperçois même pas une sentinelle en faction. Une randonnée à proximité de la falaise pour trouver quelques indices (plumes, cadavres, restes de proie…) nous fournit la clef de l’énigme à quelques mètres devant nous : deux jeunes peu habiles sont branchés, abrités sous le couvert des feuillus. Ils ne partent pas, restent calmes mais sont visiblement un peu inquiets. À l’arrivée d’un adulte, des cris d’alarmes retentissent, attirant son compagnon, et m’invitant à poursuivre mon chemin, rassuré et heureux de cette issue.

Le comportement des adultes. Ils sont très présents sur le site, très souvent l’un des adultes est posé à proximité, il observe ou fait un brin de toilette (lissage des plumes). Les défenses sont donc nombreuses (Milan noir, Faucon pèlerin, Buse variable, Corneille noire…), mais si les deux oiseaux interviennent assez rapidement, très souvent un seul va au contact. Cette activité donne lieu à des vocalises importantes et des vols acrobatiques, parfois spectaculaires et déterminés. Le reste du temps est consacré à la recherche de nourriture, au ravitaillement des jeunes ou à de brefs survols de la zone. En TILLIER vol plané, les ailes retombantes rappelant les milans, les Grands

corbeaux ont vraiment des allures de rapace. Frédéric

60 S. COEUR et B. GRAND Rev. sci. Bourgogne-Nature - 12-2010, 59-63 Première preuve de nidification du Grand corbeau en Bourgogne Jean CHEVALLIER Jean TILLIER Frédéric

Première preuve de nidification du Grand corbeau en Bourgogne 61 Le site de nidification. Le Revermont est une zone de collines, de coteaux et de reculées marquant la tran- sition entre la plaine et les plateaux du massif du Jura. Seule une toute petite partie se trouve en Saône-et-Loire, à l’est des communes de Cuiseaux, Champagnat et Joudes, couvrant environ 15 km2. On y trouve quelques combes avec des roches et falaises cal- caires affleurantes. Le nid, assez volumineux, est situé à la base d’une étroite faille verticale de quelques mètres de haut. L’ouverture est orientée vers l’ouest, à une altitude de 450 mètres environ. Sylvain COEUR Dans le Jura voisin, les ornithologues franc-comtois connaissent quelques couples en milieu rupestre vers Gizia, Balanod ou Courmangoux (01) soit à quelques kilomètres seulement. Notre couple n’est pas isolé et appartient à cette petite population plutôt sédentaire, dont les adultes semblent ne pas aller à plus de 3 km des sites de nidification en période de reproduction, se regroupant parfois en hiver.

Phénologie de la reproduction. L’espèce est précoce, la reproduction commence dès janvier avec des apports de branches. La période d’incubation dure 3 semaines, et le séjour au nid 5 à 6 semaines (GEROUDET, 1998). Si l’on considère que l’envol des jeunes a eu lieu vers le 6 mai, cela donne pour ce couple la ponte autour du 6 mars, pour des éclosions à la fin de ce même mois vers le 28. Ces dates sont conformes à ce qui est admis par la littérature. Notons que le nombre de jeunes à l’envol est lui assez faible avec au moins 2 jeunes volant pour une moyenne de 3 à 6 constatée en moyenne dans la littérature. La famille entreprend ensuite des escapades, les adultes se séparant des jeunes pendant l’hiver. Cette preuve de reproduction du Grand Corbeau n’est pas une révolution ornitholo- gique en soi, mais elle est une première pour notre département et pour la Bourgogne, démontrant une fois de plus une belle richesse avifaunistique. L’aire de répartition du Grand Corbeau s’étend vers l’ouest et l’oiseau a déjà niché en plaine, à proximité immédiate de la Côte-d’Or, dans deux carrières du Nord-Jura tout comme dans une carrière de Haute- Saône. Espérons que l’oiseau se décide à traverser véritablement la vallée de la Saône et que le Revermont soit sa porte d’entrée dans notre région, pour que le ciel bourguignon s’illumine des acrobaties aériennes spectaculaires de ce joueur né. 62 S. COEUR et B. GRAND Rev. sci. Bourgogne-Nature - 12-2010, 59-63 Première preuve de nidification du Grand corbeau en Bourgogne HISTORIQUE En , l’espèce a subi une extrême raréfaction à la fin du XIXe-début du XXe siècle. Elle ne subsiste alors que dans les Alpes, les Pyrénées, le sud du Massif central, la Bretagne et la Corse. Les effectifs remontent à partir des années 1950 et recolonisent une bonne partie des territoires abandonnés. Il ne réapparaît dans le Jura méridional qu’au début des années 1960 (LEBRETON 1963, YETMAN-BERTHELOT & JARRY coord., 1994). Il n’existe aucune mention de l’espèce en Saône-et-Loire avant 1969 et seulement 3 observations dans les trente ans qui suivent : 1 individu le 6 novembre 1969 à dans le Val de Saône, 1 individu le 18 octobre 1998 à dans le Charolais et 3 oiseaux le 7 novembre 1972 à , sur le plateau d’. Dans le Revermont, les premières observations remontent à 2000, toutes à Cuiseaux : 2 oiseaux le 9 octobre 2000 et le 5 octobre 2002 (COEUR in MERLE & le CHR, 2003), 4 oiseaux le 28 juin 2009 et 2 oiseaux les 4 et 18 octobre 2009 (COEUR in BOUZENDORF & le CHR, 2009). Dans le reste de la Bourgogne, l’espèce n’est observée qu’en Côte-d’Or. Avant 2005, elle n’avait été notée qu’une fois avec 2 individus à Mont-Saint-Jean dans l’Auxois du 10 au 13 mars 1988. Depuis 2005 les observations se multiplient dans la Côte et l’Arrière Côte dijonnaise : 1 individu le 21 mai 2006 et le 18 avril 2009 à Bouilland, 2 oiseaux le 4 avril 2005 à Nuits-Saint-Georges, 2 individus le 3 mai 2009 à Vauchignon et encore 2 oiseaux le 13 mars 2010 à La Rochepot. Ces observations printanières dans des milieux a priori favorables annoncent-elles une future nidification dans un deuxième département bourguignon hors du massif jurassien ? On peut remarquer que ces observations renforcent une tendance générale : celle d’une certaine expansion des oiseaux rupestres, qui s’est manifestée en Bourgogne (FROCHOT & GODREAU 2008) par l’arrivée du Faucon pèlerin et plus récemment par le retour du Grand-duc (Bubo bubo),du Martinet à ventre blanc (Apus melba) et de l’Hirondelle de rochers (Hirundo rupestris). D’autres espèces pouvant survenir, les falaises et carrières de la région méritent d’être surveillées par les ornithologues.

Remerciements Merci à nos compagnons d’aventure sur ce site Lydie BOULLY, Hugues BILLAY, Alain MICHON, Vincent VILCOT ainsi qu’à Guillaume PETITJEAN, Loïc GASSER, Pierre LECLAIRE et Jean-Marc FROLET pour leurs informations, relectures et discussions ; enfin merci à Frédéric TILLIER pour ses photographies.

Évolution en 2011 : Suite à cette découverte, un suivi du secteur a été mis en place en 2011. Il a permis de révéler la présence de l’espèce sur au moins trois secteurs. Sur le site 2010 un nouveau nid a été construit mais les oiseaux ont rapidement aban- donnés le secteur. Un peu plus au sud un couple a élevé 3 jeunes, le nid était construit sur un pylône. Sur un troisième secteur favorable, limitrophe avec le Jura, des oiseaux sont présents mais la reproduction n’a pu être prouvée. En 2011 la population de Grand corbeau dans le Revermont bourguignon était estimée à un couple nicheur certain et deux possibles.

Bibliographie BOUZENDORF F. & le CHR, 2009. Les FROCHOT B. & GODREAU V. 2008. MERLE S. & le CHR, 2003. Les oiseaux oiseaux rares en Bourgogne : 8e L’avifaune bourguignonne depuis un rares en Bourgogne : 2° rapport du rapport du Comité d’Homologation siècle. Rev. sci. Bourgogne-Nature Comité d’Homologation Régional. Régional. n°8 : 49-61. YETMAN-BERTHELOT D. & JARRY CŒUR S., 2010. Première preuve de GEROUDET P., 1998. Les Passereaux G. coord., 1994. Nouvel atlas des nidification du Grand Corbeau en d’Europe. Tome 2. Delachaux et oiseaux nicheurs de France 1985- Saône-et-Loire. AOMSL Infos Tome Niestlé, 508 p. 1989, Société Ornithologique de 10 Numéro-1, p 2-3. LEBRETON Ph. 1963. L’expansion du France, 775 p. Grand Corbeau dans le Jura méri- dional français (Ain). Nos Oiseaux 27 :66-70.

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