LI YIJI, SHUSUN TONG, LU JIA: LE CONFUCIANISME AU DÉBUT DE LA DYNASTIE HAN

PAR

NICOLAS ZUFFEREY*

RÉSUMÉ Li Yiji, Lu Jia et Shusun Tong furent trois conseillers de Liu Bang, l'Empereur Gaodi, fondateur de la dynastie Han (206 av. J.-C. - 220 apr. J.-C.). Ils sont des ru, mot généralement compris comme désignant les lettrés confucianistes. Leur biographie (cf. Hanshu, 43; Shiji, 97 et 99) est de ce fait instructive quant à la nature des ru et du confucianisme au début des Han. Dans ce contexte, on notera premièrement que nos trois personnages se heurtent à la méfiance des militaires, à commencer par celle de Liu Bang lui-même: cette méfiance reflète probablement des préjugés, de la part d'hommes d'action, de soldats, vis-à-vis de lettrés volon- tiers considérés comme des inutiles, surtout en temps de guerre — rappelons qu'à l'origine, le mot ru lui-même avait probablement une connotation péjorative, et désignait peut-être simplement des personnes non engagées dans une activité phy- sique. On retrouve donc ici l'opposition fondamentale entre valeurs civiles, wen, et valeurs militaires, wu: Li Yiji, Lu Jia et Shusun Tong sont les dépositaires du wen, c'est-à-dire de l'écrit, de l'éducation et des traditions conservées dans les anciens textes. Le wen, et non pas l'attachement à Confucius, est le seul point commun entre ces trois personnages, par ailleurs fort dissemblables: en d'autres termes, nos trois ru ne sont pas à proprement parler des confucianistes, au moins jusqu'au début de la dynastie Han, le mot ru conserve un sens vague, et qualifie des personnages qui ne sont pas forcément confucianistes. Mots-clés: confucianisme, lettrés (ru), lettres (wen), dynastie Han

ABSTRACT Li Yiji, Lu Jia and Shusun Tong were three of the many advisers of Liu Bang, who was later to be known as Emperor Gaodi, the founder of the

* Maître assistant à l’Université de Genève, Faculté des lettres, Unité des études chi- noises, 2 rue de Candolle, 1205 Genève, Suisse.

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(206 BC - 220 AD). They were ru, a word generally considered to refer to Con- fucian scholars. Their biographies (see Hanshu, 43; Shiji, 97 et 99) shed there- fore a revealing light on the nature of the ru and Confucianism at the beginning of the Han period. In this context, it is worth noting that these three advisers clash more than once with military officials and with Liu Bang himself, a con- flict which probably is a reflection of a bias on the part of soldiers, men of ac- tion, against literati they tend to despise as useless, especially in warfare. Ac- cording to many scholars, the word ru itself was a label used disparagingly by soldiers or peasants to describe people who did not work — that is to say, with their hands. As a matter of fact, the opposition between civil values, wen, and martial values, wu, was a fundamental one in ancient China: Li Yiji, Lu Jia and Shusun Tong are the guardians of the wen, of ancient texts, of education, of the rites and traditions preserved in ancient texts. The wen, not an attachment to Confucius or «Confucianism», is the only common feature between this three people who in other respects are very dissimilar. In other words, our three ru are not properly seen as Confucians, and at least until the beginning of the Han dy- nasty, the character ru retains certain vague meanings and commonly refers to people who are not «Confucians». Keywords: Confucianism, literati (ru), texts (wen), Han dynasty

Dans cette étude, il sera question de trois personnages du début de la dynastie Han, à savoir Li Yiji (? -203), Shusun Tong (? -?) et Lu Jia (? -?). Tous trois furent des conseillers de Liu Bang (256? -195 av. J.-C.), le fondateur de la dynastie Han (206 av. J.-C. — 220 apr. J.-C.), qui régna sous le titre de Gaodi (Gaozu), «Empereur Gao» (r. 206-195). Tous trois furent des ru, mot qu’en première approche nous traduirons par «lettrés», et c’est principalement à ce titre qu’ils nous in- téresseront ici. De Li Yiji, on nous dit qu'il «aimait l'étude» (hao du shu ), et qu'il portait l'habit des lettrés; il est à plusieurs reprises qualifié de ru. Shusun Tong est lui aussi explicitement désigné comme ru, et on sait qu’il porte leur costume; sa spécialité, les rites, constitue l'une des principales compétences des ru. Quant à Lu Jia, son œuvre est rangée sous la catégorie ru dans le catalogue bibliographique du Hanshu (chap. 30, p. 1726); son traité majeur, le Xin yu (Nouveaux Propos), cite les Entretiens de Confucius et les Classiques1, mentionne à plusieurs re- 1 Le Xin yu, telle que nous le connaissons sous sa forme actuelle, est d'ailleurs le pre- mier texte à utiliser l'expression wu jing, «Cinq Classiques».

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 LE CONFUCIANISME AU DÉBUT DE LA DYNASTIE HAN 155 prises Confucius (551-479), et se fait l'avocat des rites et de l'humanité, c'est-à-dire de valeurs communément présentées dans les textes anciens comme l'apanage des ru. Ces trois lettrés connurent des fortunes diverses. Shusun Tong, qui conçut l’étiquette de cour (les rites) de la nouvelle dynastie, tout comme Lu Jia, auteur d’une œuvre qui nous est parvenue, le Xin yu (Nouveaux Propos) furent des personnages bien connus, qui jouèrent un rôle impor- tant; Li Yiji, au contraire, mourut prématurément et ne laissa guère de traces dans l’histoire. Nous verrons qu’ils sont encore dissemblables à d’autres égards. Mais cette diversité, précisément, ainsi que leur carrière, leur statut et leurs idées, nous paraissent instructifs quant la nature des ru au début des Han, voire en général. Leur cas est d’autant plus intéressant qu’ils vécurent à une période charnière de l’histoire des ru, puisque la dynastie Han passe pour celle de la victoire du confucianisme, ou plus exactement de la «doctrine des lettrés» (ru shu): cette «victoire», dont il convient d’ailleurs de relativi- ser l’importance, fut préparée par des personnages comme Shusun Tong ou Lu Jia, qui surent se gagner l’oreille bienveillante du fondateur de la dynastie, et le persuader que leurs idées et compétences avaient une uti- lité certaine en temps de paix. Plus fondamentalement, le cas de nos trois lettrés est instructif quant à la nature des ru en général, et le rapport de ceux-ci à Confucius et au confucianisme. Le mot ru est généralement traduit par «lettré» par les interprètes ré- cents. Mais parce qu’il désigne aussi les «confucianistes» au sens strict du terme (les disciples de Confucius et ceux qui, par la suite, héritèrent de sa doctrine et la développèrent); parce que, d’autre part, le caractère ru, au moins sous sa forme actuelle, n’apparaît pas dans les sources an- ciennes avant l’époque de Confucius; et enfin parce que la majorité des lettrés de l’époque impériale se réclament, plus ou moins explicitement, des valeurs du confucianisme, l’étudiant de la Chine en vient facilement à poser une adéquation trop parfaite entre ru et confucianistes2. Les sinologues occidentaux se sont beaucoup occupés de la doctrine confucianiste — la philosophie de Confucius, celle de Mencius (env.

2 Sur la traduction du mot ru, cf. aussi infra, note 32.

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372-289), celle de Xunzi (env. 313-238), parmi d’autres; ils ne se sont guère souciés des ru3 en tant que tels, peut-être parce que la nature de ceux-ci leur semblait aller de soi. Or celle-ci, précisément, ne va pas de soi: l’un des buts de cette étude est de montrer qu’il n’y a pas adéqua- tion entre le mot «confucianisme» et le mot ru – que les ru ne sont pas forcément des «confucianistes». En Chine, notamment parce que le pro- blème de la nature du confucianisme représenta (et représente encore) un enjeu d’ordre idéologique et politique, un grand nombre de travaux sont parus sur les origines et l’histoire des ru : la plupart de ces travaux, que ce soit explicitement ou implicitement, brisent l’image trop monolithi- que que l’on se fait trop souvent des ru. Des dizaines d’articles ont par exemple été consacrées au XXe siècle au problème de l’origine des ru. Les deux principaux pionniers furent Zhang Taiyan (1868-1936), auteur d’une étude dont l’intitulé, «Yuan ru» («Aux origines des ru»), a donné son nom à toute la recherche sur la question; et Hu Shi (1891-1962), dont le «Shuo ru» («A propos des ru») a suscité tant de réactions qu’on peut dire qu’il a lancé la recherche sur les origines des ru4. Il n'est pas question de faire ici une historique de ces recherches. Rappelons les interprétations les plus représentatives, qui pour l’essentiel se ramènent aux deux chefs suivants: 1. L’interprétation traditionnelle, datant pour l’essentiel des Han, et reprise avec divers aménagements par nombre d’auteurs modernes. Se- lon cette théorie, appelée parfois wang guan shuo «théorie [selon laquelle les ru descendent] des fonctionnaires royaux», les ru sont les descendants de fonctionnaires du début de la dynastie Zhou, fonctionnai- res chargés notamment de l’éducation des fils de la noblesse. «Le cou- rant des ru provient sans doute des fonctionnaires dépendant du Ministre de l'Instruction publique (situ )», dit par exemple le Hanshu (chap. 30, p. 1728) ; on trouve des énoncés proches dans le Zhouli (cf. chap. “Tian guan, Dazai”) et chez le commentateur Zheng Xuan (ibid.). A

3 Notons, parmi les quelques exceptions, B.E. Wallacker, «Han Confucianism and Confucius in Han», ainsi que Robert Eno, The Confucian Creation of Heaven: Philoso- phy and the defense of ritual mastery. Cf. aussi A.C. Graham, Disputers of the Tao, p. 31. 4 Dans un premier article, datant de 1917, «Zhuzi bu chu yu wangguan lun» (Les pen- seurs ne descendent pas des fonctionnaires royaux), Hu Shi s’en était déjà pris au wang guan shuo; mais c’est dans son «Shuo ru» qu’il développa véritablement ses idées.

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 LE CONFUCIANISME AU DÉBUT DE LA DYNASTIE HAN 157 l’ère moderne, ce point de vue fut défendu par des interprètes presti- gieux comme Qian Mu, Rao Zongyi ou Dai Junren5. On peut en rappro- cher les idées de Guo Moruo et de Feng Youlan6, qui font pour leur part descendre les ru des shi , qui forment à l’époque ancienne la plus basse couche de la noblesse: dans la mesure où les shi appartiennent aussi à l’administration, où ils œuvrent en tant que fonctionnaires, cette théorie n’est en définitive qu’une variante du wang guan shuo (elle est parfois appelée shi guan shuo , «théorie [selon laquelle les ru des- cendent] des shi en tant que fonctionnaires»). 2. L’hypothèse de Hu Shi: les ru sont des descendants des prêtres de la dynastie Yin; ils portent l’habit du peuple Yin, ils suivent les coutu- mes Yin, ils mettent en œuvre les rites et sacrifices Yin. Confucius, qui au départ n’était qu’un ru parmi d’autres, révolutionna la «profession», en munissant les ru d’un idéal social et d’une morale7. Sous la forme que Hu Shi leur a donnée, ces idées paraissent difficilement recevables, au moins dans le détail. Mais on doit remarquer qu’avec le dégel politique, un certain nombre d’auteurs en Chine populaire ont émis des idées qui paraissent aller dans le sens des idées de Hu Shi. Ainsi, l’épigraphiste Xu Zhongshu et l’historien de la mythologie chinoise He Xin parvinrent- ils tous deux, de façon différente, à la conclusion que le caractère ru existait déjà sous les Shang (sous une autre graphie), et que les premiers ru avaient des fonctions religieuses ou rituelles8. D’autres auteurs déve- loppèrent sur le sujet des idées que l’on peut rapprocher de celles de Hu Shi; mentionnons Yang Guilan, Fu Jianping, Li Qiqian, ou encore Yan Buke9. Ces chercheurs ne font pas forcément remonter les ru aux prêtres 5 Cf. Qian Mu, «Bo Hu Shi de Shuo ru» (Réfutation du «Shuo ru» de Hu Shi); Rao Zongyi, «Shi ru» (Explications sur les ru); Dai Junren, «Ru de laiyuan tuice» (Conjectu- res sur l’origine des ru). 6 Cf. Feng Youlan, «Yuan ru mo» (Aux origines des ru et des moïstes); Guo Moruo, «Bo Shuo ru» (Réfutation du «Shuo ru»); pour un point de vue proche, cf. aussi Ma Zhenfeng, «Shuo ru» (A propos des ru). 7 Hu Shi compare Confucius à Jésus-Christ, et estime que le premier joua dans l’his- toire des ru un rôle révolutionnaire comparable à celui que le second joua dans l'histoire du judaïsme et du christianisme (cf. «Shuo ru», notamment p. 62-63). 8 Cf. Xu Zhongshu, «Jiaguwen zhong suo jian de ru» (Ru rencontrés dans les inscrip- tions sur écailles et os); He Xin, «Ru de youlai yu yanbian» (Origines et évolution des ru). 9 Cf. Yang Guilan, «Ru zi hanyi de bianhua» (L’évolution sémantique du caractère ru); Fu Jianping, «Yuan ru xin lun» (Nouvelle théorie sur l’origine des ru); Li Qiqian,

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 158 N. ZUFFEREY de la dynastie Yin, mais tous, comme Hu Shi, insistent sur les fonctions religieuses, rituelles, ou musicales des premiers ru. En Occident, R. Eno émit sur le sujet des idées que l’on peut également rapprocher de celles de ces auteurs10. L’opposition entre ces deux interprétations correspond souvent à une opposition sur la nature du confucianisme, les tenants du wang guan shuo présentant volontiers les confucianistes comme des éducateurs, des philosophes, de véritables intellectuels avant la lettre, les autres les rap- prochant plutôt du monde de la religion, de la musique, voire de la magie11. Mais au-delà de ces divergences, les deux interprétations s’ac- cordent sur le fait que les ru ont des origines anciennes (qu’il y avait des ru avant Confucius), avec pour conséquence que la mouvance des ru peut difficilement se réduire aux seuls «confucianistes» (que les ru ne se définissent pas par rapport à Confucius); et la majorité des auteurs s’accordent sur le fait que les ru ne représentent pas un courant homo- gène. Le cas de nos trois ru, Li Yiji, Shusun Tong et Lu Jia, s’accorde par- faitement avec ces vues. A travers leur biographie, nous verrons com- ment, trois siècles après Confucius, le courant des ru demeure mal uni- fié, et à quel point le mot ru et notre mot «confucianiste» sont loin de se correspondre parfaitement. Nous verrons également que, au-delà de dif- férences tout à fait manifestes, ces trois personnages se ressemblent sur quelques points fondamentaux; que même s’il n’est pas possible de défi- nir de façon précise les ru, on peut malgré tout espérer cerner leur na- ture, dégager une sorte de «dénominateur commun» — et ce hors de toute référence trop contraignante au confucianisme.

«Rujia xueshuo de mengya he xingcheng» (Germes et formation de la doctrine confucianiste); Yan Buke, «Yueshi yu ru zhi wenhua qiyuan» (Les maîtres de musique et l’origine culturelle des ru). 10 Cf. R. Eno, The Confucian Creation of Heaven, Appendice B. Ne sont pas très éloignées de cette position les théories qui rapprochent les ru des «magiciens», fangshi . Cf. à ce sujet Liu Xingtang, «Rujia de qiyuan» (Les Origines des confucianistes), ainsi que Gu Jiegang, Qin Han de fangshi yu rusheng (Magiciens et lettrés sous les Qin et les Han). Cf. aussi notre «Le Premier Empereur et les lettrés: L’Exécution de 212 av. J.-C.». 11 Quelques défenseurs du wang guan shuo ou du shi guan shuo, parmi lesquels Guo Moruo, insistèrent cependant eux aussi sur les fonctions religieuses des premiers ru.

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Li Yiji, Shusun Tong et Lu Jia furent des conseillers de Liu Bang, et c’est surtout à ce titre qu’ils sont présentés dans les histoires dynasti- ques; nous verrons que ce point, en tant que tel, n’est pas dénué d’inté- rêt. Liu Bang parvint au pouvoir après des guerres cruelles qui durèrent de 209 à 202 avant notre ère. Jusqu'en 206, il lutta contre les armées impé- riales Qin (221-206), qui avait unifié les pays chinois en 221 avant notre ère; en 206, il conquit la capitale de cette dynastie, Xianyang, et cette date fut conventionnellement prise comme le début de la dynastie Han. Mais il fallut encore au «roi de Han» plusieurs années de guerre contre divers rivaux, et notamment contre le célèbre et brillant général (232-202), roi de Chu, pour unifier sous son autorité les pays chi- nois. Ces guerres furent difficiles, et la victoire de Liu Bang fut longue à se dessiner. Pour expliquer son succès, les historiens traditionnels mirent en avant plusieurs facteurs, à commencer par sa personnalité, caractéri- sée par une certaine mansuétude, par de la loyauté, et beaucoup de bon sens. Bien entendu, on ne conquiert pas un Empire sans de solides quali- tés de stratège, mais les observateurs de l'époque s'accordent pour re- connaître à d'autres protagonistes de ces guerres plus de génie que lui dans ce domaine. En revanche, ces mêmes observateurs soulignent un point fondamental, et pour beaucoup décisif, dans sa victoire: Liu Bang sait s'entourer de conseillers capables, il sait les écouter, les diriger, et surtout, il sait les garder à son service. Han Xin, l'un de ses plus brillants généraux, est tout à fait lucide sur ce point, alors qu'il vient de se révol- ter et d'être vaincu par le nouvel Empereur: «— Vous n'êtes pas très habile à conduire des soldats, mais vous excellez à commander des généraux: voilà pourquoi vous avez réussi à me captu- rer.» (Shiji, 92, p. 2628)

Liu Bang sait s'entourer de gens capables, et excelle à en tirer le meilleur parti. Lui-même est conscient de son talent dans ce domaine: «Pour ce qui est de faire des plans de bataille avant le combat, et de déci- der de la victoire à des milliers de li de distance, je ne vaux pas Zifang [c'est-à-dire Zhang Liang]. Pour ce qui est de pacifier un pays, d'en rassu- rer la population, de distribuer solde et vivres, de garder ouverts les che- mins de ravitaillement, je ne vaux pas Xiao He. Pour ce qui est d'organiser [des armées] de millions de personnes, d'assurer la victoire à chaque com-

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bat, la prise à chaque attaque, je ne vaux pas Han Xin. Ces trois-là sont vraiment des personnes d'exception, et moi, j'ai su utiliser leurs talents: voilà la raison pour laquelle j'ai pu prendre l'Empire. Xiang Yu n'avait que Fan Zeng [pour le conseiller], et il n'a pas su utiliser ses talents: voilà pourquoi j'ai pu en venir à bout.» (Hanshu, 1, p. 56) Le futur empereur connaît l'importance décisive d'un bon second. Pour recruter un habile général, il n'hésite pas à oublier son rang et à le traiter avec les plus grands honneurs; lorsqu'il croit que Xiao He, son principal conseiller, l'a abandonné, «il se met en colère et se sent comme s'il avait perdu les deux mains» (Shiji, 92, p. 2611). Non seule- ment il connaît l'importance d'un bon second, mais en plus, il sait recon- naître ses erreurs, et pardonner celles des autres: comme nous le verrons ci-dessous, Li Yiji lui fait une proposition qui aurait pu avoir de funestes conséquences, mais cela ne l'empêche pas, par la suite, de lui demander encore conseil; et Li Yiji sait être reconnaissant, puisqu'il finit par se sacrifier pour lui. Sur ce point, comme le remarque Liu Bang lui-même, le contraste est grand entre lui et son grand rival, Xiang Yu. A première vue, Xiang Yu, rejeton de l'ancienne aristocratie militaire du pays de Chu, a pourtant d'autres arguments à faire valoir que Liu Bang; mais il soupçonne ses conseillers de trahison, ne parvient pas à les retenir auprès de lui — quand il ne les fait pas exécuter. A la fin de son aventure, il se retrouve seul et sans aide. Parmi les suivants de Liu Bang, certains, comme Xiao He, Han Xin, Zhang Liang, ou Chen Ping, jouent un rôle véritablement décisif dans les victoires de Han contre Chu. D'autres conseillers n'ont pas la même importance, mais parviennent tout de même à faire entendre leur avis; c’est le cas de Li Yji, de Shusun Tong, et de Lu Jia, comme nous allons le voir maintenant12.

12 Ces trois personnages sont présentés de manière quasiment identique dans le Shiji et dans le Hanshu. Nous avons suivi la version du Hanshu, tout simplement parce qu’ils apparaissent dans la même biographie (chap. 43) — dans le Shiji, Li Yiji et Lu Jia parta- gent une biographie (chap. 97), mais Shusun Tong est présenté à part (chap. 99). Nous avons inséré dans nos traductions quelques passages du Shiji ou d’autres chapitres du Hanshu qui les complètent utilement. Les biographies de Li Yiji et de Shusun Tong sont traduites intégralement; pour Lu Jia, nous nous sommes contentés de quelques extraits.

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Biographie de Li Yiji (Maître Li)

«Li Yiji venait de Gaoyang, dans [la commanderie de] Chenliu [près de l'actuelle Kaifeng]. Il aimait l'étude, mais était très pauvre, toujours à bout de ressources, sans rien pour se nourrir et se vêtir, [si bien qu'il dut accep- ter le poste de] Gardien de la Porte du Hameau. Mais [malgré son humble condition], les fonctionnaires, ainsi que les sages et les puissants du dis- trict, n'osaient pas lui imposer des corvées; dans le district, tout le monde l'appelait ‘le maître fou’. (Hanshu, 43, p. 2105) «Au moment de la rébellion de Chen Sheng et de Xiang Liang [contre la dynastie Qin], plusieurs dizaines de généraux occupèrent Gaoyang, ou pas- sèrent par là. Maître Li, ayant entendu dire que ces généraux étaient des personnages sans ambition, mesquins, et ne songeant qu'à leur intérêt per- sonnel, qu'il était inutile de tenter de leur faire entendre quelque plan plus élevé, demeura chez lui, caché. Mais plus tard, il apprit que le Seigneur de Pei13 s'était emparé de territoires dans la campagne près de Chenliu. Sous ses ordres se trouvait un cavalier qui se trouvait être un compatriote de Maître Li, et comme le Seigneur de Pei avait coutume de s’informer sur les personnages talentueux ou éminents des régions [dans lesquelles il passait], Li Yiji alla rendre visite à ce cavalier lorsqu’il rentra [à Gaoyang]. Il lui dit: ‘On m'a dit que le Seigneur de Pei est arrogant et peu respectueux des gens, mais qu'il nourrit un grand dessein: voilà un personnage que je servi- rais volontiers comme conseiller! Mais personne ne m'a recommandé à lui… Si vous le voyez, veuillez lui dire qu'il y a dans votre village un Maî- tre Li, âgé de plus de soixante ans et grand de huit pieds, que tout le monde appelle ‘maître fou’, mais qui lui ne se considère pas comme fou…’ Le cavalier lui dit: ‘Le Seigneur de Pei n'aime pas les lettrés [ru]! Chaque fois qu'un visiteur portant la coiffe des lettrés l'aborde, il arrache son cha- peau et pisse à l'intérieur! Et dans la discussion, il s'emporte très facile- ment contre les ru. Si vous voulez devenir son conseiller, ne vous présentez en aucun cas à lui comme un lettré!’ Li Yiji répondit: ‘Dites-lui ce que je vous ai dit.’ Le cavalier parla alors au Seigneur de Pei, en s'en tenant aux instructions de Maître Li.» (Hanshu, 43, p. 2105-2106) «[Le Seigneur de Pei] demanda à l’envoyé14: ‘A quoi ressemble-t-il?’ L'envoyé répondit: ‘Il a tout l'air d'un grand lettré [da ru ], il porte

13 C’est-à-dire Liu Bang. Liu Bang est désigné de plusieurs manières dans les textes, selon les étapes de son ascension: «Seigneur de Pei» tout au début de sa carrière (jus- qu'en 206 av. J.-C.), «Roi de Han» après la victoire sur les Qin et durant les luttes contre Xiang Yu (lui-même désigné comme «Roi de Chu»), puis «Empereur Gao», ou «Gaozu», à partir de 202, après la victoire sur Xiang Yu. 14 La biographie de Li Yiji dans le Shiji est divisée en deux parties: une première par- tie qui correspond quasiment mot pour mot au texte du Hanshu traduit ci-dessus, et une variante rejetée en fin de chapitre (après la biographie d'autres personnages), un peu

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l'habit des lettrés, et [le chapeau] oblique [de Qi].’ Le Seigneur de Pei fit: ‘Veuillez m'excuser auprès de lui, et lui dire que je m'occupe actuellement de l'Empire, et n'ai pas le loisir de rencontrer des lettrés.’ Le messager sor- tit et dit en matière d'excuse: ‘Le Seigneur de Pei vous présente respec- tueusement ses excuses, mais il s'occupe actuellement de l'Empire et n'a pas le temps de recevoir des lettrés.’ Maître Li roula des yeux furieux, posa la main sur son épée, et gronda: ‘Retournes-y! Retourne chez le Seigneur de Pei, et dis-lui que je suis pas un lettré [ruren ], mais un ivrogne de Chenliu!’» (Shiji, 97, p. 2704) «Lorsque le Seigneur de Pei séjourna au relais de Gaoyang [en 207 av. J.-C.], il convoqua Maître Li. C’est assis sur son lit qu’il reçut ce dernier, avec deux jeunes filles en train de lui laver les pieds. Maître Li ne se pros- terna pas, se contentant de s'incliner longuement: ‘Sa Majesté veut-elle aider la dynastie Qin à venir à bout des seigneurs [qui se sont dressés con- tre elle]? Ou bien veut-elle prendre la tête de ces seigneurs pour la dé- truire?’ Furieux, le Seigneur de Pei s'exclama: ‘Stupide lettré [shu ru ]! Cela fait des années que le monde souffre sous le joug des Qin, voilà pourquoi les seigneurs se soulèvent les uns après les autres contre cette dy- nastie! Comment pourrais-je vouloir aider les Qin?’ Maître Li dit: ‘Celui qui ambitionne de rassembler les masses pour en faire une armée de justes, afin de châtier l'immorale dynastie Qin, ne devrait pas recevoir ainsi, assis sur son lit, un aîné!’ Alors le Seigneur de Pei interrompit sa toilette, releva les bords de sa robe, et invita Maître Li à s'asseoir à la place d'honneur, en lui présentant ses excuses. Maître Li lui parla des alliances des Six Royau- mes [avec et contre Qin durant l’époque des Royaumes Combattants]15. Le Seigneur de Pei était content, il invita Maître Li à manger, puis lui de- manda: ‘Quel plan me suggérez-vous?’ Maître Li répondit: ‘Vos troupes ne sont qu’un ramassis de fuyards et de déserteurs, elles ne sont pas mieux organisées qu’un vieux tas de tuiles, et vous avez moins de dix mille hom- mes! Songer pénétrer de la sorte dans le bastion des Qin, ce n'est pas autre chose que de fourrer sa main dans la gueule d'un tigre! [Je vous conseille plutôt la chose suivante:] Chenliu est le carrefour de l'Empire, le lieu par où passent toutes les routes; en outre, la ville regorge de provisions. Je connais le chef du district: que Sa Majesté veuille bien m'envoyer en mis- sion auprès de lui, afin que je le convainque de se soumettre! Et s'il n'obéit pas, vous attaquerez avec vos troupes, et moi je pourrai vous aider de l'in- térieur.’ Le Seigneur de Pei dépêcha alors Maître Li [à Chenliu]. Il leva des troupes, qui suivirent [Li Yiji à Chenliu], et la ville se soumit. Il récom- pensa Li Yiji du titre de ‘Seigneur qui Agrandit notre Territoire’.» (Hanshu, 43, p. 2106-2107) comme s'il s'agissait d'une annexe. Le passage que nous traduisons ici est le début de cette variante. 15 C’est-à-dire qu’il lui parle diplomatie et stratégie.

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«Maître Li parla de son frère cadet, Li Shang, [au Seigneur de Pei]. Ce dernier confia alors à Li Shang le commandement de plusieurs milliers d'hommes. Tous deux accompagnèrent le Seigneur de Pei dans ses conquête au Sud-Ouest; Maître Li fut à plusieurs reprises envoyé dans des missions diplomatiques auprès des divers seigneurs.» (Hanshu, 43, p. 2107) «Au neuvième mois [de l'an 207], Zhao Gao [l'eunuque qui détenait le pouvoir à Qin], mit au pouvoir Ziying, le fils du frère aîné du Deuxième Empereur16, avec le titre de ‘roi de Qin’. Ziying fit exécuter Zhao Gao, et envoya un général avec des troupes aux passes de Yao, [avec pour mission] de stopper [les armées de Liu Bang]. Ce dernier voulait attaquer, mais Zhang Liang lui dit: ‘Les troupes de Qin sont encore redoutables: on ne saurait les sous-estimer. Je suggère que l'on charge d'abord des hommes de disposer en grand nombre drapeaux et bannières sur la montagne, afin de tromper [l’ennemi quant au nombre de] nos soldats. En même temps, en- voyons Li Yiji et Lu Jia auprès du général Qin [pour tenter] de le persuader [de se rallier à notre cause], en l'alléchant avec la promesse d'avantages.’ Il s'avéra que, effectivement, le général Qin songeait à faire la paix, et le Sei- gneur de Pei voulait accepter. Mais Zhang Liang lui dit: ‘Le général sera le seul à vouloir se rebeller: je crains que ses officiers et soldats ne le suivent pas. Mieux vaut les attaquer maintenant, alors que leur discipline est relâ- chée.’ Le Seigneur de Pei disposa alors ses troupes autour de la passe de Yao, traversa le mont Kuai, et attaqua les troupes de Qin, leur infligeant une sévère défaite au sud de Lantian.» (Hanshu, 1, p. 22) «En automne, au huitième mois [de l'an 205], le roi de Han se rendit à Xingyang. Il dit à Li Yiji: ‘Faites donc usage de vos talents de diplomate, et rendez-vous chez le roi de Wei, Wei Bao. Si vous parvenez à le convain- cre de se soumettre, je vous donnerai un fief de dix mille foyers à Wei.’ Li Yiji se rendit auprès de Wei Bao, mais celui-ci ne voulut pas l'écouter. Alors le roi de Han envoya Han Xin, avec le titre de ‘Chancelier de Gau- che’, en compagnie de Cao Can et de Guan Ying, à l’attaque de Wei Bao. A Li Yiji qui revenait [de sa mission chez Wei Bao], il demanda: ‘Qui est le général-en-chef des armées de Wei Bao?’ ‘C'est Bo Zhi’, fut la réponse. Le roi dit: ‘Sa bouche sent encore le lait [de sa mère]! Il ne pourra résister à Han Xin. Et qui donc est le général de la cavalerie?’ ‘Feng Jing.’, répon- dit Li Yiji. Le roi dit: ‘C'est le fils de Feng Wuze, le général Qin. C'est un homme capable, mais il ne pourra pas résister à Guan Ying. Et qui donc commande les fantassins?’ ‘C'est Xiang Tuo.’, dit Li Yiji. Le roi dit: ‘Ce-

16 Ziying était-il vraiment le neveu du Second Empereur (Ershi xiongzi )? Plu- sieurs auteurs en doutent, et considèrent que Ziying était plutôt son frère aîné, voire le frère aîné du Premier Empereur. Sur ce sujet, cf. notamment Cui Shuting, «Ziying shenshi bianxi».

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lui-là ne résistera pas à Cao Can! Je n'ai donc aucun souci à me faire.’ Au neuvième mois, Han Xin et les autres capturèrent Wei Bao.» (Hanshu, 1, p. 38-39) «[Durant l'hiver 205-204, le roi de Han] discuta avec Li Yiji des moyens d'affaiblir la puissance de Chu. Li Yiji proposa de remettre au pouvoir les descendants des Six [anciens] Royaumes, afin d'établir plu- sieurs foyers [de résistance contre Xiang Yu]. Le roi de Han fit graver des sceaux à cette fin, et il allait dépêcher Li Yiji [auprès des descendants des Six Royaumes] pour les établir. [Mais au dernier moment], il demanda son avis à Zhang Liang. Zhang Liang émit huit objections. Le roi s'arrêta alors de manger, recracha ce qu'il avait déjà en bouche, et dit [à Li Yiji]: ‘Stu- pide lettré [shu ru]! Tu as presque ruiné mon entreprise!’ Il ordonna de faire fondre au plus vite les sceaux. Puis il interrogea Chen Ping sur la con- duite à suivre, et suivit les plans de ce dernier.» (Hanshu, 1, p. 39-40) «Durant l'automne de la troisième année [de la dynastie] Han [en 204], Xiang Yu ayant attaqué Han et pris la ville de Xingyang [pendant l'été 204], les armées Han se replièrent vers [le district de] Gong [et Luoyang]. Ceux de Chu ayant appris que Han Xin avait vaincu Zhao, que d'autre part, Peng Yue s'était révolté à plusieurs reprises à Liang, ils divisèrent leur ar- mée et dépêchèrent des troupes en soutien dans ces régions. Han Xin ve- nant d'attaquer Qi à l'Est, le roi de Han, qui avait couru de grands dangers à Xingyang et Chenggao, désirait abandonner [tous les territoires] à l'est de Chenggao, et se retrancher à Gong et à Luoyang pour arrêter les armées de Chu. [Mais] Maître Li lui dit: ‘J'ai entendu dire que celui qui sait ce qu'est le Ciel du Ciel [c'est-à-dire ce qui compte le plus] pourra régner, que celui qui ne le sait pas n'y parviendra pas. Pour le roi, le Ciel, c'est le peuple; et pour le peuple, le Ciel, c'est manger! Cela fait maintenant très longtemps que [du grain] venant de toutes les parties de l'Empire à été accumulé dans les Greniers de Ao [au nord-est de Xingyang], et je me suis laissé dire que le grain y abonde! Ceux de Chu ont pris Xingyang, mais ils n'ont pas forti- fié les Greniers de Ao, ils dépêchent des armées à l'Est, ne laissant que des soldats recrutés parmi les condamnés pour garder Chenggao. Cela, pour nous, c'est vraiment un cadeau du Ciel! En ce moment, Chu est bon à prendre; si Han recule [et ne s'empare pas des Greniers de Ao], il se cau- sera à lui-même un grand préjudice. A mon humble avis, ce serait une er- reur. En outre, deux puissants [Etats] ne sauraient cohabiter. Cela fait long- temps maintenant que Han et Chu se battent sans que ni l'un ni l'autre ne parvienne à faire la décision. La plus grande agitation règne parmi la popu- lation, et dans tout l'Empire, ce n'est que troubles et désordres. Les pay- sans ont abandonné leurs charrues, les femmes leurs métiers à tisser, et les gens dans l'Empire ne savent plus vers qui se tourner. Je propose à Sa Ma- jesté de repartir immédiatement à l'attaque, de prendre Xingyang, de s'ap- proprier les réserves des Greniers de Ao, de fortifier la passe de Chenggao,

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 LE CONFUCIANISME AU DÉBUT DE LA DYNASTIE HAN 165 de couper les passages à travers [la chaîne des monts] Dahang [Taihang], de bloquer le défilé de Feihu, et de contrôler le gué de Baima [sur le Fleuve Jaune]: ainsi, vous montrerez aux seigneurs que vous avez l'avantage du terrain, et les gens sauront que c'est vos rangs qu'ils doivent gagner! Aujourd'hui, [les pays] de Yan et de Zhao ont été soumis, il ne reste [à l’Est] plus que Qi à vaincre. Tian Guang occupe le vaste territoire de Qi, et Tian Jian, à la tête de 200'000 hommes, campe à Licheng. Le clan Tian est vraiment redoutable, ils peuvent s'adosser à la mer et au Mont Tai [et donc ne redoutent rien de ce côté-là], et ils sont protégés par le Fleuve Jaune et la [rivière] Ji; au sud, leur pays touche celui de Chu. Ces gens sont habiles et rusés, et même si vous y envoyiez plusieurs centaines de milliers de sol- dats, il vous faudrait des mois et des mois pour les soumettre. Je vous de- mande donc de m'envoyer comme émissaire chez le roi de Qi, avec pour mission de le convaincre d'être notre rempart à l'Est.’ Le roi dit: ‘Très bien!’» (Hanshu, 43, p. 2107-2108) «[Le roi de Han] suivit donc le plan [de Li Yiji]. Il prit le contrôle des Greniers de Ao, et dépêcha Maître Li en ambassade auprès du roi de Qi. Maître Li dit au roi: ‘Sa Majesté sait-elle à qui l'Empire se ralliera?’ Le roi répondit qu'il ne savait pas. Li Yiji reprit: ‘Si Sa Majesté savait à qui l'Empire se ralliera, elle pourrait conserver son pays de Qi. Si elle ne le sait pas, elle ne le pourra pas.’ Le roi de Qi fit: ‘Et à qui donc l'Empire se ral- liera-t-il?’ ‘Au roi de Han’, fut la réponse. ‘Et comment le savez-vous?’ ‘Parce que lorsque le roi de Han et le roi Xiang [Yu] luttaient ensemble contre Qin, il avait été convenu que le premier à entrer dans Xianyang en serait nommé roi. [Le roi de Han fut le premier à entrer dans Xianyang, mais] le roi Xiang revint sur cet accord, et le nomma [seulement] roi du Hanzhong. [De plus,] le roi Xiang déplaça l'Empereur Yi [à Changsha], où il le fit assassiner. C’est afin de demander des comptes à Xiang Yu à pro- pos de cette dernière affaire que le roi de Han a levé ses armées pour atta- quer les trois [pays de] Qin et franchi les passes, rassemblant les soldats de l'Empire sous sa bannière, et rétablissant les descendants des anciennes no- blesses. [Le roi de Han] sait partager ses profits avec l'Empire, voilà pour- quoi puissants et talents le servent avec joie: le général qui fait tomber une ville se voit nommer marquis, et tout butin est partagé avec les soldats. Les armées des seigneurs viennent de partout [pour se rallier à lui], l'approvi- sionnement remplit bateau sur bateau à Shu et à Han et descend le fleuve [pour approvisionner ses troupes]. Le roi Xiang, lui, passe pour un viola- teur de traité, et il est le meurtrier de l'Empereur Yi. Il a la mémoire courte en ce qui concerne les mérites [de ses subordonnés], par contre il n'oublie pas la moindre de leurs fautes; il omet de les récompenser lorsqu'ils rem- portent des victoires, il ne leur octroie pas en fief les villes qu'ils prennent à l'ennemi. Seuls les membres de son clan [ont sa confiance et] se voient confier des responsabilités. Il aime à faire graver des sceaux [conférant du

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pouvoir à ses fidèles méritants], mais répugne à s’en défaire, et en définitive ne les donne pas. Quant au butin de ses conquêtes, il l'amasse, incapable de l'utiliser pour récompenser [ses subordonnés]. Le résultat est que l'Empire lui tourne le dos, et que les hommes capables lui en veulent et ne souhaitent plus le servir. Dans ces conditions, le ralliement de tous au roi de Han n’est qu’une question de temps! Le roi de Han, de sa base de Shu et de Han, a pacifié les trois [pays de] Qin, puis traversé le Xihe, et levé les soldats de Shangdang; [ses armées] ont pris Jingjing, et châtié le seigneur de Cheng'an [Chen Yu]; elles ont défait [le royaume de] Beiwei, et pris trente-deux villes [dans ce pays]. Tous ces exploits valent ceux de l'Empereur Jaune! Ils ne sont pas le fait de la force hu- maine: il faut plutôt y voir une intervention du Ciel! Et maintenant, [le roi de Han] a repris les Greniers de Ao, il contrôle la passe de Chenggao, il tient le gué de Baima, il empêche tout passage dans [les monts] Dahang, il bloque la passe de Feihu: les derniers à se soumettre seront les premiers à tout perdre! Que Sa Majesté se hâte de se rallier au roi de Han, alors elle pourra continuer à être la gardienne des dieux du pays de Qi [y régner]! Si vous ne vous soumettez pas, votre chute n'est qu'une question de temps.’ [Le roi de Qi], Tian Guang, acquiesça, et suivit les recommandations de Maître Li; il fit démanteler les défenses de Lixia, et à partir de ce mo- ment, passa ses journées à boire en compagnie de Maître Li.» (Hanshu, 43, p. 2109) «[Le général Han Xin] mena ses armées vers l'Est pour attaquer Qi [pour le compte du roi de Han]. Alors qu'il allait traverser [le Fleuve Jaune au gué de] Pingyuan, il apprit que Li Yiji, émissaire du roi de Han, était parvenu à convaincre le pays de Qi de se soumettre; il songea donc à inter- rompre sa marche [vers Qi]. [Mais son conseiller] Peng Tong lui dit: ‘Vous avez reçu l'ordre d'attaquer Qi avec vos armées. Certes, le roi de Han a envoyé un espion isolé pour convaincre Qi de se soumettre, mais vous a-t- il donné l'ordre d'interrompre votre attaque? Il ne faut surtout pas vous ar- rêter! Ce Maître Li, tout seul sur son char, en agitant sa langue de trois pouces, a réussi à soumettre plus de soixante-dix villes du pays de Qi, et vous, avec vos dizaines de milliers de soldats, il vous a fallu [plus d'un an] pour prendre cinquante villes à Zhao! Avez-vous été général durant tant d'années pour finalement faire moins bien qu'un stupide lettré [shuru]?’» (Hanshu, 45, p. 2161) «[Han Xin] traversa alors [le gué] de Pingyuan, de nuit, pour attaquer Qi. A cette nouvelle, le roi de Qi, Tian Guang, crut que Maître Li lui avait tendu un piège. Il lui dit: ‘Si vous parvenez à stopper cette attaque, je vous épargne. Sinon, je vous fais bouillir [vivant]!’ Maître Li lui répondit: ‘Ce- lui qui mène une grande entreprise ne se soucie pas des détails, celui qui manifeste une grande énergie se refuse à toute retraite! Si vous croyez que je vais tenter de les convaincre d'agir autrement!’ Le roi de Qi le fit alors

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 LE CONFUCIANISME AU DÉBUT DE LA DYNASTIE HAN 167 bouillir [vivant], puis il partit vers l'Est avec ses armées.» (Shiji, 97, p. 2696) «Durant la douzième année [de la dynastie] Han [en 195 av. J.-C.], le marquis de Quzhou, Li Shang, prit en qualité de Chancelier la tête des ar- mées pour attaquer Qing Bu [qui s'était révolté contre la nouvelle dynas- tie]. Il remporta la victoire. [L'Empereur] Gaozu, au moment de promou- voir ses sujets méritants, se souvint de Li Yiji. Le fils de Li Yiji, Li Jie, avait commandé à plusieurs reprises des armées; [ses mérites ne valaient pas un marquisat, mais] l'Empereur, en mémoire des services rendus par son père, lui donna un fief et le titre de Marquis de Gaoliang. Plus tard, Li Jie obtint les revenus de Wusui à la place [de ceux de Gaoliang]. Le titre se transmit jusqu'à la troisième génération, mais la première année de l'ère Yuanshou [en 128 av. J.-C.], le marquis de Wusui, Li Ping [l'arrière-petit- fils de Li Yiji] fut condamné pour avoir contrefait un ordre impérial et sou- tiré ainsi cent livres d'or au roi de Hengshan; il devait être décapité, mais il mourut de maladie [en prison]. Le fief [de Wusui] fut alors supprimé.» (Shiji, 97, p. 2696)

Biographie de Lu Jia (extraits)

«Lu Jia était originaire [du pays de] Chu. Lorsque l'Empereur Gaozu en- treprit de pacifier l'Empire, Lu Jia se mit à son service comme conseiller. Il était réputé pour son habileté dans la discussion. Il faisait partie de la suite [de Gaozu], et était souvent envoyé en mission diplomatique auprès des grands seigneurs.» (Hanshu, 43, p. 2111) «Alors que les Pays du Centre commençaient à revenir au calme, Wei Tuo [Zhao Tuo] avait pacifié les [peuples] Yue du Sud, et s'était proclamé ‘roi’. [En 196, afin d'incorporer ce royaume à l'Empire, l'Empereur] Gaozu dépêcha Lu Jia auprès de [Wei Tuo], pour lui remettre le sceau [re- connaissant son titre] de ‘Roi des Yue du Sud’. Lorsque Lu Jia arriva auprès de Wei Tuo, celui-ci le reçut, son chignon ramassé en forme de maillet, assis, les jambes largement écartées. Lu Jia lui donna le conseil suivant: ‘Sire, vous êtes un homme des Pays du Centre; les tombes de vos parents et frères se trouvent à Zhending. Aujourd'hui, vous allez contre les principes naturels [qui prescrivent de ne pas oublier ses origines]: vous avez abandonné la coiffe et la ceinture [propres aux dignitaires des Pays du Centre], et de votre petit pays de Yue, vous songez à rivaliser avec le Fils du Ciel, devenant ainsi son ennemi! Le malheur vous guette! Lorsque [la dynastie] Qin alla contre les justes principes, grands seigneurs et hommes éminents se dressèrent d'un seul bloc contre elle. Le roi de Han fut le pre- mier à franchir les passes et à occuper Xianyang. Xiang Yu ne respecta pas les termes de l'accord: il se nomma Roi-Hégémon de Chu Occidental: [à

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cette époque, ] tous les seigneurs reconnaissaient son autorité, et on peut dire qu’il était vraiment en position de force. Mais le Roi de Han se sou- leva à partir de ses positions de Ba et de Shu: il s'empara de l'Empire, vint à bout des grands feudataires, et dans la foulée châtia Xiang Yu. En cinq ans, le monde fut pacifié. [Cette réussite] ne s'explique pas par la [seule] force humaine; c’est [bien plutôt] l’œuvre du Ciel! Le Fils du Ciel sait que vous vous êtes nommé roi des Yue du Sud, alors que vous n'avez pas aidé l'Empire lorsqu'il s'est agi de châtier les bandits Qin; [à cause de cela] ses généraux et ministres songeaient à mettre les armées en route pour vous châtier! Mais le Fils du Ciel a pris pitié du peuple, qui a déjà tant souffert ces dernières années; il a suspendu toute intervention [militaire], et m'a envoyé pour vous donner le sceau royal et les bâtons de créance, et échan- ger les tablettes d'accréditation. Que Votre Majesté sorte de la ville et, tournée vers le Nord, se déclare vassale [du Fils du Ciel]! […]’ Alors Wei Tuo, frappé par les paroles [de Lu Jia], se redressa, puis s’assit, s'excusant ainsi auprès de Lu Jia: ‘Cela fait si longtemps que je réside parmi les [bar- bares] Man et Yi: j'ai perdu tout sens des rites et de la propriété!’ […]» (Hanshu, 43, p. 2111-2112) «Lu Jia avait coutume de faire l’éloge des Classiques [devant l’Empe- reur Gaodi]. Agacé, celui-ci demanda: ‘J'ai pris l'Empire à cheval [c'est- à-dire par la force des armes], quel besoin ai-je de ces Classiques?’ Lu Jia répondit: ‘C'est à cheval qu'on prend l'Empire, mais peut-on le gou- verner à cheval? Les rois Tang et Wu ont certes réussi leurs conquêtes par la lutte, mais c'est en s'accordant [avec la volonté du peuple] qu'ils ont pu les garder. Savoir utiliser à la fois la force [wu ] et l’éducation [wen ], voilà l'art de durer. Autrefois, le roi Fuchai de Wu, et Zhi Bo [ministre du pays de Jin] voulurent tout régler par la force: cela entraîna leur perte. Les Qin s'en tinrent avec intransigeance aux châtiments et aux lois, et ils furent également anéantis [à la suite des intrigues de l’eunuque] Zhao [Gao]17: si après avoir conquis l'Empire, ils avaient régné avec bien- veillance et justice, en prenant modèle sur les anciens sages, croyez-vous que vous auriez pu les renverser?’ L'Empereur n'était pas content, et quel- que peu honteux. Il dit à Lu Jia: ‘Rédigez un traité dans lequel vous m'ex- pliquerez pourquoi les Qin ont perdu l'Empire, et pour quelles raisons je suis parvenu à m'en emparer; et quelles furent les raisons de l’essor et de la chute des pays anciens.’ Lu Jia rédigea alors douze traités dans lesquels il examinait toutes ces questions. A chaque fois qu'il soumettait l'un de ces traités, l'Empereur ne manquait pas d'en faire l'éloge, et la cour faisait chorus. Ces textes furent appelés Nouveaux Propos [Xin yu].» (Hanshu, 43, p. 2113)

17 D’autres lectures sont possibles ici. Cf. Hanshu, 43, p. 2113.

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Biographie de Shusun Tong

«Shusun Tong était originaire de Xue. Comme il avait des compétences en matière de textes [wenxue ], il fut recruté par les Qin, en tant qu’Eru- dit [boshi ] en attente de nomination. Quelques années plus tard se pro- duisit la rébellion de Chen Sheng [contre la dynastie Qin]. Le Second Em- pereur convoqua les Erudits et les lettrés [boshi zhu rusheng ], et leur demanda: ‘A Chu, les soldats en faction ont pris la ville de Qi, puis sont entrés dans la commanderie de Chen. Selon vous, que faut-il en pen- ser?’ Plus d'une trentaine de boshi et de lettrés s'avancèrent et dirent: ‘Des sujets ne sauraient avoir des troupes sous leur commandement; si cela ar- rive, c’est une révolte, et il faut les punir par la mort, sans leur laisser le moindre espoir de grâce. Que Sa Majesté lève en hâte des troupes afin de réduire cette révolte.’ Le Second Empereur, furieux, changea de couleur18. Alors Shusun Tong s'avança et dit: ‘Ces maîtres [zhu sheng ] ont tous tort. L'Empire est aujourd'hui unifié et ne forme qu'une seule famille, les commanderies et les districts ont été démantelés, et les armes, fondues, afin de montrer au monde qu’elles n’ont plus d’usage. Lorsqu'un souverain éclairé règne au sommet, ses lois et décrets se répandent partout, et tous, fonctionnaires et sujets, se tiennent à leur place. Les quatre directions [de l'Empire] sont comme des rayons de roue qui convergent vers le moyeu: comment oserait-on dans ces conditions se rebeller? Cette [prétendue ré- volte] n'est en réalité qu'un ramassis de voleurs et de brigands: tout cela ne vaut même pas qu'on en parle! Que l'on laisse donc les fonctionnaires lo- caux régler cette affaire: il n'y a pas là matière à s'inquiéter.’ Ravi, le Se- cond Empereur interrogea les [autres] maîtres. Certains répondirent qu'il s'agissait d'une révolte, d'autre de bandits. Alors le Second Empereur or- donna au Secrétariat de mettre en accusation ceux qui avaient parlé de ré- volte, et de les déférer devant les juges, pour avoir outrepassé leurs droits; quant à ceux qui avaient [finalement] affirmé qu'il ne s'agissait que de bandits, il les congédia. A Shusun Tong, il fit cadeau de 20 pièces de soie, d'une parure de vêtements, et le nomma Erudit. Peu après avoir quitté le palais, Shusun Tong rentra chez lui, et les lettrés [qui étaient ses disciples] lui dirent: ‘Mais pourquoi avoir flatté l'Empereur de la sorte?’ Shusun Tong répondit: ‘Vous n'avez donc pas compris? Il s'en est fallu de peu pour que je n'échappe pas aux griffes du tigre!’ Et il s'enfuit, rentrant à Xue, qui s'était déjà soumis aux armées de Chu. Lorsque [le rebelle] Xiang Liang arriva à Xue, Shusun Tong se mit à son service. Après la défaite [et la mort] de Xiang Liang à Dingtao, il se mit au service du roi de Huai;

18 Selon la vision politique qui prévaut en Chine ancienne, on ne se révolte que contre de mauvais souverains: parler de «révolte», c’est donc suggérer que la politique menée par le Second Empereur est mauvaise.

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quand celui-ci fut nommé Empereur Yi, puis déplacé à Changsha [par Xiang Yu], Shusun Tong demeura avec le roi de Xiang [Xiang Yu]. La deuxième année [de la dynastie] Han [en 205], le roi de Han pénétra à Pengcheng […], et Shusun Tong se soumit à lui.» (Hanshu, 43, p. 2124- 2125) «Shusun Tong portait l'habit des ru, ce qui déplaisait au roi de Han. Alors il changea d'habit, optant pour un vêtement court, suivant les usages de Chu. Le roi de Han apprécia ce changement.» (Hanshu, 43, p. 2125) «Plus d'une centaine de disciples avaient suivi Shusun Tong lorsqu'il s'était soumis aux Han, mais Shusun Tong [ne les proposait] pas pour de l'avancement, recommandant uniquement d'anciens brigands et autres soli- des combattants. Les disciples de Shusun Tong lui dirent: ‘Maître, cela fait plusieurs années que nous vous servons, et nous avons été heureux de vous suivre lorsque vous vous êtes soumis aux Han. Mais pourquoi donc ne nous proposez-vous jamais pour de l'avancement? Pourquoi vous conten- tez-vous de recommander ces douteux personnages?’ Shusun Tong leur ré- pondit: ‘Dans son entreprise de conquête de l'Empire, le roi de Han est confronté à la violence des armes: vous autres lettrés, êtes-vous capables de vous battre? Voilà pourquoi je recommande d'abord des soldats, capa- bles de décapiter les généraux [ennemis] et de prendre leur drapeau! Mais soyez patients – je ne vous oublierai pas.’ Le roi de Han le nomma Erudit, avec le titre de ‘Seigneur Descendant de Ji’.» (Hanshu, 43, p. 2125) «Le roi de Han avait pris le contrôle de l'Empire, et lorsque les grands feudataires l'avaient solennellement proclamé empereur à Dingtao, c'est Shusun Tong qui avait mis au point la cérémonie et choisi son titre. L'Em- pereur avait abandonné tout le cérémonial des Qin pour quelques règles très simples. Mais ses ministres buvaient et se querellaient à propos de leurs mérites respectifs, s'enivraient et criaient à tue-tête, tirant leurs épées pour en frapper les colonnes. Tout cela contrariait le souverain. Shusun Tong, voyant que celui-ci était de plus en plus dégoûté par ces manières, lui parla en ces termes: ‘Les lettrés [ruzhe ] ne servent guère lorsqu'il s'agit de se battre et de conquérir, mais ils peuvent servir lorsqu'il s'agit de préserver ce qui a été conquis. Je désirerais faire venir les lettrés du pays de Lu et, avec leur aide et celle de mes disciples, élaborer un nouveau cérémo- nial pour la cour.’ L'Empereur demanda: ‘Ce cérémonial ne sera-t-il pas trop compliqué?’ Shusun Tong répondit: ‘Les Cinq Empereurs n'avaient pas la même musique [rituelle], les Trois Rois ne se conformaient pas au même cérémonial: pour ce qui est des formes, l'étiquette doit s'adapter à chaque époque. [Confucius a dit que l’] on peut connaître les transforma- tions que les dynasties des Xia, des Shang et des Zhou apportèrent succes- sivement à l'étiquette: cela montre bien que ces dynasties n'ont pas repris tels quels les rites [de leurs prédécesseurs]. Mon idée, c'est de mélanger les règles de l'étiquette des anciennes dynasties au cérémonial des Qin.’

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L'Empereur dit alors: ‘On peut toujours essayer, mais il faudra que ça ne soit pas trop difficile, de façon que je puisse y arriver.’» (Hanshu, 43, p. 2126) «Alors Shusun Tong s’en alla recruter une bonne trentaine de lettrés [du pays] de Lu. Deux maîtres de ce pays, cependant, ne consentirent pas à le suivre. Ils dirent à Shusun Tong: ‘Vous avez déjà servi une dizaine de chefs [différents]! Tous, vous les flattez pour vous assurer une bonne situa- tion! Aujourd'hui, l'Empire est à peine pacifié: les morts ne sont même pas enterrés, les blessés ne sont pas encore sur pied, et vous, vous songez déjà à élaborer des rites et une musique [pour la nouvelle dynastie]! Mais rites et musique se fondent sur cent ans de vertu accumulée: ce n'est qu'alors qu'on peut les mettre en place! Non, nous ne pouvons nous résou- dre à travailler pour vous! Allez-y donc, mais ne nous compromettez pas dans cette affaire!’ Shusun Tong sourit: ‘Vous êtes vraiment des lettrés de rien du tout! Vous ne comprenez rien aux changements d'époques!’ Alors Shusun Tong passa à l'Ouest [des passes, vers Chang'an] avec les trente lettrés qu'il avait recrutés; avec des membres instruits de la cour impériale, ainsi que sa grande centaine de disciples, ils délimitèrent hors de la ville une surface avec des cordes et des faisceaux d'herbe pour s'exercer [aux rites]. Ils s'entraînèrent ainsi durant un mois, puis Shusun Tong dit: ‘Sa Majesté peut maintenant venir se rendre compte.’ L'Empereur leur de- manda une démonstration, puis dit: ‘Je peux le faire.’ Il ordonna alors à la foule de ses suivants de s'exercer. Cela correspondait [aux cérémonies] du dizième mois [marquant le début de la nouvelle année dynastique]. […] [Après les cérémonies, effectuées selon les nouveaux rites], l'Empereur dit: ‘C'est aujourd'hui seulement que je comprends la grandeur qu'il y a à être Empereur!’ Il donna à Shusun Tong le titre de Maître de Cérémonies, et lui offrit cinq cent livres d'or.» (Hanshu, 43, p. 2126-2128) «Shusun Tong fit alors la suggestion suivante [à l'Empereur]: ‘Cela fait déjà bien longtemps que mes disciples et lettrés [dizi rusheng ] m'accompagnent, et ils m'ont aidé à élaborer ce nouveau cérémonial. Vo- tre Majesté ne pourrait-elle pas leur donner des postes?’ L'Empereur Gaodi les nomma tous Gentilshommes. Shusun Tong sortit, et leur offrit les cinq cent livres d'or [qu'il venait de recevoir]. Les lettrés se réjouirent: ‘Maître Shusun est vraiment un saint homme! Il connaît le bon moment pour agir!’» (Hanshu, 43, p. 2129) «La neuvième année [de la dynastie Han, en 198 av. J.-C.], l'Empereur Gaodi muta Shusun Tong, le nommant Grand Tuteur du Prince Héritier. La douzième année [en 195], l'Empereur songeait à changer de prince-héritier, et à nommer le Roi de Zhao, Ruyi [à la place de Liu Ying, le futur Empe- reur Huidi]. Shusun Tong lui fit la remontrance suivante: ‘Autrefois [au VIIe siècle av. J.-C.], le duc Xian de Jin déchut le prince-héritier et, suivant [le désir de son épouse] Liji, nomma Xiqi comme son successeur. Il s'en-

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suivit plusieurs dizaines d'années de désordres dans le pays de Jin, qui de ce fait devint la risée du monde entier. Et parce que sous les Qin, [le Pre- mier Empereur] ne désigna pas assez tôt [son fils aîné] Fusu [pour lui suc- céder], [son fils cadet] Huhai usurpa le pouvoir, causant ainsi la ruine de la lignée: de cela, vous avez été vous même témoin! Pour ce qui est de l'ac- tuel Prince-Héritier, l'Empire tout entier a entendu parler de sa vertu; avec [sa mère] l'Impératrice Lü, vous avez partagé maintes difficultés et priva- tions, elle ne saurait vous trahir! Si vous avez réellement l'intention de dé- choir le fils de votre épouse principale pour mettre à sa place un fils cadet, alors j'encours volontiers un châtiment, et suis prêt à inonder le sol du sang de mon cou [pour vous faire changer d'avis].’ L'Empereur dit: ‘Laissez cela, je plaisantais, c'est tout.’ Shusun Tong reprit: ‘Le prince-héritier est le fondement de l'Empire: que ce fondement oscille, et le monde entier est ébranlé! Comment peut-on faire de l'Empire un objet de plaisanterie?’ L'Empereur dit: ‘Soit, je me range à votre avis.’» (Hanshu, 43, p. 2129)

Des personnages très dissemblables

Li Yiji, Shusun Tong et Lu Jia se ressemblent par certains traits, mais ils diffèrent par bien d’autres, à tel point qu’il paraît à première vue dif- ficile, à partir de leur exemple, de tirer des conclusions sur la nature des ru en général. Les dissemblances entre eux sont en effet frappantes. Tout d’abord, ils ne remplissent pas les mêmes fonctions: Li Yiji et Lu Jia sont employés en temps de guerre, ils jouent volontiers le rôle de diplomates, et sont à plusieurs reprises envoyés en mission par Liu Bang, notamment pour tenter de convaincre des princes rebelles de se soumettre à son autorité; Shusun Tong, pour sa part, ne se rallie que tar- divement à Liu Bang, et gagne l'oreille de celui-ci en raison de ses con- naissances en matière d'étiquette. Ils n'ont pas la même importance dans l'histoire chinoise: Li Yiji ne fut qu'un conseiller secondaire de Liu Bang, un conseiller qui n'est d'ailleurs pas toujours écouté; ses conseils ont pu être déterminants à l’occasion, mais il disparaît prématurément, victime des calculs de la guerre. Lu Jia et Shusun Tong jouent un rôle autrement plus marquant: ils exercent une influence certaine sur Liu Bang, et leur nom sera pour toujours associé à l'histoire intellectuelle de la dynastie. Lu Jia est en- voyé en ambassade dans le pays de Yue, où il convainc le roi de ce pays de se rallier à Liu Bang; plus tard, il joue en quelques occasions un rôle

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 LE CONFUCIANISME AU DÉBUT DE LA DYNASTIE HAN 173 politique important. Il est surtout connu pour avoir rédigé le Xin yu, traité qui eut un certain retentissement et probablement des effets sur la politique de Gaodi; il est considéré encore aujourd'hui comme l'un des grands penseurs politiques du début des Han. Shusun Tong ne nous a pas laissé d'œuvre écrite, et son nom est aujourd'hui moins connu que celui de Lu Jia, mais il occupe probablement une place plus importante encore dans l'histoire des Han, et notamment dans l'élaboration des ins- titutions de cette dernière: c'est en effet lui qui fixe l'étiquette, le céré- monial, de la cour, rites qui, pour l'essentiel, se maintiendront en l'état jusqu'à la fin de la dynastie. Li Yiji, Shusun Tong et Lu Jia sont indiscutablement des ru, mais ils entretiennent avec la mouvance des ru des rapports dissemblables, et non dénués d’ambiguïté. Ainsi, Li Yiji a beau être considéré comme un ru, les sources dont nous disposons ne nous le montrent pas se référer à Confucius, à la mu- sique ou aux rites, ni même aux Classiques — en un mot, il n'est fait à son propos aucune allusion à l'héritage considéré (par la tradition) comme caractéristique des ru. De plus, selon la variante de sa biographie dans le Shiji, traduite ci-dessus, il est prêt à récuser cette étiquette de ru qui le dessert auprès de Liu Bang. Shusun Tong paraît un ru beaucoup plus conventionnel: originaire de Xue, qui dépend du pays de Lu, où les ru sont traditionnellement nom- breux, il est assisté par des lettrés de ce pays; il porte l'habit des ru; il s'est fait une spécialité des rites et de l'étiquette; il a été nommé boshi sous les Qin, il l'est à nouveau sous les Han, or, déjà à cette époque, les boshi sont en majorité des ru19. D'un autre côté, il ne paraît guère con- cerné par certaines des valeurs fondamentales du confucianisme, comme par exemple la loyauté envers son souverain ou ses pairs: le conseil qu'il livre au Deuxième Empereur des Qin confine à la perfidie, et attire des ennuis non seulement au souverain, mais également à ses collègues, qui à la suite de son intervention sont traînés devant les juges ou congédiés. Il ne répugne pas au compromis: voyant que Liu Bang n'aime pas le vêtement des ru, il y renonce sans vergogne; les rites qu'il imagine pour

19 Cf. à ce sujet notre étude sur les boshi, «Erudits et lettrés au début de la dynastie Han».

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 174 N. ZUFFEREY la nouvelle dynastie sont de son propre aveu un mélange de diverses coutumes. Agit-il par ambition personnelle? Par intelligence politique? Cette dernière au moins est indiscutable, et Shusun Tong a beaucoup plus fait pour la cause des lettrés sous les Han que ses deux pairs traditionnalistes de Lu qui refusent de se salir les mains et lui tournent le dos. On ne peut nier cependant que ses réformes et son indépendance d'esprit tranchent radicalement avec l'un des traits fondamentaux de la mentalité des ru, à savoir le respect des traditions anciennes: ses réfor- mes «ne s'accordent pas avec le passé». Shusun Tong justifie sa posi- tion en invoquant les Cinq Empereurs, qui ont «modifié la musique», et les Trois Rois, qui «n'avaient pas les mêmes rites»; mais ce faisant, son discours rappelle étrangement celui des rivaux par excellence des ru, les «légistes»: ainsi par exemple le penseur Shang Yang (390? -338), plus d'un siècle avant l'époque de Shusun Tong, justifiait-il ses propres ré- formes en des termes analogues, en soulignant le fait que «les Trois Dy- nasties n'avaient pas régné avec les mêmes rites» (Shiji, 68, p. 2229); de même, le très légiste ministre du Premier Empereur, Li Si, défendait-il sa politique en insistant sur le fait que «les Cinq Empereurs ne s'étaient pas imités les uns les autres, les Trois Dynasties ne s'étaient pas copiées les unes les autres» (Shiji, 6, p. 254). Et tout comme Li Si insistait sur le fait que les ru échouent à comprendre «que les époques changent» (ibid.), de même Shusun Tong reproche-t-il aux ru conservateurs «de ne pas comprendre les changements d'époques». Quant à Lu Jia, le problème est quelque peu différent, et tient à la na- ture de sa pensée, que certains exégètes jugent composite. Lu Jia utilise dans ses Nouveaux Propos la notion de wuwei , «non-intervention», et ce fait a suffi a parfois suffi pour le ranger parmi les penseurs taoïstes; Zhu Ruikai, par exemple, dans son Histoire de la pensée Han (Liang Han sixiang shi, p. 50), estime que «la pensée de Lu Jia combine des idées confucianistes, légistes et taoïstes, mais qu'elle est essentiellement taoïste». La plupart des interprètes, cependant, s'accordent à voir dans Lu Jia un ru: c'est le cas de Ren Jiyu (cf. par exemple Zhongguo zhexue fazhan shi, p. 133), ou plus récemment de Jin Chunfeng (cf. Handai sixiang shi, p. 60-61 et p. 85-86). Selon nous, cette question est quelque peu vaine, premièrement parce que, comme nous le verrons plus bas, les étiquettes de daojia ou de rujia dont on veut affubler ce penseur

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 LE CONFUCIANISME AU DÉBUT DE LA DYNASTIE HAN 175 n'avaient pas forcément de sens au début des Han; et deuxièmement parce qu'un certain nombre de concepts considérés comme propres à tel ou tel courant de pensée font en fait partie du fonds commun de la pen- sée chinoise: l'idée d'une efficacité de la non-action, par exemple, n'est pas l'apanage des taoïstes; elle se trouve chez Confucius lui-même (cf. Lunyu, 2.1, et 17.19, notamment), et l'expression wuwei se trouve dans des textes considérés comme confucianistes d'inspiration, par exemple le Liji (cf. «Zhong yong»). En réalité, la question de savoir si Lu Jia est un ru ou non ne se pose pas. Comme nous l'avons déjà remarqué, son œuvre est rangée sous la rubrique ru dans le catalogue bibliographique du Hanshu ; surtout, Lu Jia cite abondamment les Classiques dans son œuvre, et il se réfère à de nombreuses reprises à Confucius. Enfin, comme nous commençons à l'entrevoir, le mot ru, au moins au début de la dynastie Han, ne possède en définitive qu'un sens vague, et dans ce sens, il ne fait aucun doute que Lu Jia, tout comme Li Yiji et Shusun Tong, fait partie des ru. Si Li Yiji, Shusun Tong et Lu Jia sont tous trois des ru, c'est donc d'une manière très contrastée: leur étiquette de ru ne paraît pas permet- tre de grandes conclusions sur la nature des ru en général. Mais en l'oc- currence, ils ne sont pas des exceptions. Sans doute d'autres ru, peut-être ces lettrés de Lu qui refusent de collaborer avec Shusun Tong, se laisse- raient-ils mieux cerner, ou correspondent-ils plus parfaitement à l'image que certains voudraient donner des lettrés confucianistes. Précisément, ces deux personnages qui refusent de se salir les mains ne paraissent être qu'une image, un idéal. Cette image joue certes un rôle dans la représen- tation des choses en Chine ancienne, mais les personnages auxquels el- les renvoie n'appartiennent pas véritablement à l'histoire: une fois que ces deux lettrés de Lu ont tourné le dos à Shusun Tong, on n'en parle plus. Ceux qui jouent un véritable rôle, ce sont des personnages du genre de Li Yiji, Shusun Tong ou Lu Jia, plus que des traditionnalistes qui s'accrochent à une vision du monde révolue depuis plusieurs siècles. En réalité, ces lettrés de Lu qui refusent de se compromettre ne sont pas des ru plus typiques que Shusun Tong, ils sont des ru parmi d'autres, qui contribuent à diversifier encore plus l'éventail déjà fort élastique de la profession. L'entreprise qui consisterait à rechercher dans la tradition chinoise des ru plus «purs» que d'autres apparaît pour le moins hasar-

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 176 N. ZUFFEREY deuse; elle intéressera peut-être ceux qui, de nos jours, tentent de ressus- citer le confucianisme; elle ne concerne pas l'historien. Le monde des ru paraît donc bien difficile à définir, puisqu'à côté de moralistes rigoureux et conservateurs, à côté d'étudiants des Classiques, on y rencontre d'habiles diplomates, des trafiquants de rites, ou des op- portunistes prêts à toutes les concessions pour s'attirer les bonnes grâces du pouvoir. Il y a plus de trente ans, Léon Vandermeersch écrivait dans La For- mation du légisme : «[…] il ne faut pas s'imaginer les différentes écoles de la fin des Royau- mes Combattants comme étant toujours des institutions établies groupant des disciples autour d'un maître. Il s'agit souvent plutôt de famille d'esprits sans communauté de personnes.» (p. 17-18) Dans cette description, l'expression «famille d'esprits sans commu- nauté de personnes» est particulièrement heureuse pour caractériser les ru ; les ru ne forment pas une école philosophique organisée, localisable dans un temps et un lieu donnés, avec une doctrine obligée, mais plutôt une vague famille, faite de personnages très divers, qui ont à peine cons- cience de former un groupe. Si l'on peut éventuellement utiliser le mot «école» à propos des ru, ce n'est qu'au pluriel: les ru acquièrent bien leur savoir auprès de maîtres, mais ceux-ci représentent des traditions très variées, et ne s'inscrivent pas dans une organisation unique; si l'on voulait tenter une comparaison, ce serait plutôt avec la diversité des égli- ses réformées de l'Occident, apparentées mais parfois rivales, qu'avec l'Eglise catholique si hiérarchisée. De fait, si les ru, à l'image de Shusun Tong et de ses étudiants, paraissent faire un certain cas de la loyauté entre maîtres et disciples, ils ne manifestent pas la même fidélité envers leurs pairs. Shusun Tong, nous l'avons vu ci-dessus, n'hésite pas à prendre le contre-pied de ses collègues devant le Second Empereur, mettant ainsi un terme à leur car- rière officielle; plus tard, d'autres ru refusent de s'associer à lui pour mettre au point l'étiquette de la nouvelle dynastie. Et ces anecdotes sont loin d'être des exceptions: si l'on en croit les histoires dynastiques, les ru sont assez souvent en conflit les uns avec les autres. Mentionnons la querelle entre tenants des textes en «écriture moderne», jinwen , et tenants des textes en «écriture ancienne», guwen , qui eut des réper-

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 LE CONFUCIANISME AU DÉBUT DE LA DYNASTIE HAN 177 cussions jusqu'au XXe siècle: les protagonistes de ces discussions furent bien entendu des lettrés20. D'autres querelles sont plus révélatrices en- core du peu d'esprit de corps des ru : on voit à plusieurs reprises ceux-ci s'opposer non pas pour des questions de doctrine, mais pour des motifs beaucoup plus «terrestres», par exemple pour la réalisation d'ambitions privées, ou à la suite d'inimitiés personnelles. C'est le cas entre deux personnages qui sont peut-être les deux principaux lettrés du règne de l'Empereur Wu, ceux en tout cas qui œuvrent le plus en faveur de la pro- pagation des valeurs des ru durant ce règne, à savoir Dong Zhongshu (env. 179-104) et Gongsun Hong (200-121): «Dong Zhongshu était un homme intègre et droit. A cette époque, [la dy- nastie lançait des offensives] à toutes les frontières pour repousser les bar- bares. Gongsun Hong, dans ses études sur les Annales de Lu, n'avait pas atteint le niveau de Dong Zhongshu. Mais il avait su faire preuve d'oppor- tunisme, et était parvenu au poste de Chancelier. Dong Zhongshu le consi- dérait comme un vil courtisan, et Gongsun Hong lui en voulait [pour cela].

20 Rappelons que sous les Han coexistent des Classiques en «écriture moderne» (jinwen), transcrits de mémoire au début de la dynastie, et des Classiques en «écriture ancienne» (guwen), datant de l'époque des Royaumes Combattants, perdus durant la dy- nastie Qin, et retrouvés par la suite. Un certain nombre d'interprètes modernes estimèrent qu'aux différences textuelles entre ces deux traditions de textes correspondaient des op- positions philosophiques ou idéologiques importantes. Aucune unanimité ne s'est faite sur la question. Kang Youwei (1858-1927), qui défendait les versions jinwen des Classi- ques, accusa le lettré Liu Xin (32 av. J.-C. — 23 apr. J.-C.) d'avoir forgé les Classiques en guwen de toutes pièces, à des fins idéologiques, trahissant ainsi le confucianisme origi- nel. Gu Jiegang, Hu Shi et Feng Youlan renversèrent la perspective, soulignant le carac- tère à leurs yeux «rationaliste», voire «scientifique», des textes guwen, et rejetant les tex- tes jinwen comme un ramassis de superstitions. En 1939, le sinologue japonais Shigezawa Toshirô suggéra que l'opposition entre tenants du jinwen et tenants du guwen avait moins été d'ordre philosophique que d'ordre politique; sa position fut relayée récemment par Hans van Ess. Enfin, un certain nombre d'auteurs relativisèrent l'importance de ces que- relles sous les Han: Qian Mu insista sur le fait que l'opposition entre tenants du jinwen et tenants du guwen avait sans doute été beaucoup moins virulente sous les Han qu'elle ne le fut au 20e siècle; dans une étude récente, Michael Nylan alla plus loin encore, affirmant que la controverse jinwen/guwen sous les Han fut une pure invention des modernes. On trouvera de bonnes présentations de ces débats chez Hans van Ess, Politik und Gelehrsamkeit in der Zeit der Han: Die Alttext / Neutext-Kontroverse, et «The Old Text / New Text controversy: has the 20th century got it wrong?» (cf. aussi, du même auteur, «The Apocryphal Texts of the Han dynasty and the Old Text / New Text controversy»); pour la position de Michael Nylan, cf. son «The Chin wen / Ku wen Controversy in Han Times». Cf. aussi Anne Cheng, Etude sur le confucianisme Han: l'élaboration d'une tra- dition exégétique sur les Classiques.

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Le roi de Jiaoxi […], frère aîné de l'Empereur, menait une vie particulière- ment dissolue; il s'était déjà débarrassé de plusieurs officiers et fonction- naires de rang de 2000 shi [envoyés auprès de lui pour le surveiller]. Gongsun Hong, [espérant de la sorte se débarrasser de Dong Zhongshu], dit alors à l'empereur: ‘Seul Dong Zhongshu fera l'affaire comme chance- lier du roi de Jiaoxi.’ Mais le roi de Jiaoxi connaissait la réputation de grand lettré [da ru ] dont jouissait Dong Zhongshu, et il le traita avec égards.» (Hanshu, 56, p. 2525)

Méfiance à l'égard des ru

Que sont donc les ru ? Nous avons insisté sur leur diversité, sur le fait qu’ils ne se réfèrent guère à Confucius, et sur leur manque d'esprit de corps. Il nous faut maintenant tenter de dégager leur «dénominateur commun». Nous verrons que, en raison de la variété des époques, des situations, des personnages, ce dénominateur commun est véritablement «petit»; que les ru échappent à toute catégorisation trop stricte. Commençons par noter que tous trois sont des conseillers de Liu Bang, et qu’en tant que tels, ils ont quelque peine à se faire entendre. Li Yiji surtout, mais Shusun Tong et Lu Jia aussi, dans une moindre mesure, se heurtent à la méfiance de Liu Bang et de ses collègues soldats. Cette pré- vention contre les lettrés est un trait typique de l'époque Han. Elle s'at- ténue certes avec le temps, et ce déjà chez Liu Bang lui-même, mais on en trouve des traces dans la littérature jusqu'à la fin de la dynastie. A dire vrai, chez le Liu Bang chef de guerre, le mot «mépris», mieux que celui de «méfiance», convient pour caractériser son attitude envers les ru: on nous dit qu'il urine dans leurs bonnets, et lui-même confesse n'avoir pas de temps à perdre avec eux. Selon le Shiji, Li Yiji en vient même à récuser cette étiquette de ru qui paraît lui fermer la porte du fu- tur empereur. Shusun Tong et Lu Jia, quant à eux, se heurtent au départ au scepticisme de Liu Bang plutôt qu'à son mépris, mais ils ont quelque mal à se faire entendre de lui: avant de se laisser convaincre par Shusun Tong, il «met à l'essai» l'étiquette de cour que celui-ci vient de mettre au point; et Lu Jia, qui pourtant l'a déjà fort bien servi, et a fait à plu- sieurs reprises les preuves de ses talents, se voit contraint de rédiger un traité pour venir à bout de ses résistances. Le moins que l'on puisse dire, c'est que les ru ne partent pas ici en terrain conquis.

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Dans son attitude intransigeante vis-à-vis des ru, Liu Bang paraît en vérité un cas extrême, dont on a peu d'exemples dans la littérature an- cienne. Le Premier Empereur des Qin lui-même, que peu d'observateurs pourtant soupçonnent d'une sympathie particulière à l'égard des lettrés, entretient à sa cour des Erudits, boshi, dont un certain nombre au moins sont des ru spécialisés dans l'étude des Classiques21; et on le voit en plu- sieurs occasions consulter les «maîtres de Lu», notamment en matière rituelle. Comment donc expliquer l'attitude particulièrement hostile de Liu Bang? Peut-être faut-il invoquer l'environnement dans lequel il a vécu: Liu Bang a des origines modestes, probablement paysannes — s'il oc- cupe un très médiocre poste officiel, sa femme travaille encore aux champs. Au début de sa carrière, Liu Bang semble une personnalité plu- tôt fruste. Les sources, qui le décrivent comme «aimant le vin et les femmes», nous le montrent à plusieurs reprises ivre (cf. Hanshu, 1, p. 2, p. 7); et son entourage ne paraît pas briller par la finesse ou l'amour des lettres22. Lui-même se considère comme un zhuangshi , un «solide gaillard» (cf. Hanshu, 1, p. 7), et les qualités qu'il apprécie paraissent pour le moins viriles. Jusqu'à la fin de son règne, on le voit plus volon- tiers chef de guerre que patron des lettres: il meurt d'ailleurs d'une flè- che reçue au combat. Les origines modestes et la personnalité de Liu Bang expliquent probablement en partie son jugement peu contrasté sur les ru23. De plus, dans une société économiquement fragile, une certaine rancœur se développe assez naturellement à l'égard de personnes qui «ne travaillent pas» — qui ne travaillent pas de leurs mains, et qui sont un peu considérées comme des parasites. On trouve des échos de ce res- sentiment dans le Mozi :

21 Cf. à ce sujet notre «Erudits et lettrés au début de la dynastie Han». 22 Cf. sur ce sujet Xu Fuguan, Liang Han sixiang shi, vol. 2, p. 86-88. 23 Notons que Chen She (?-208 av. J.-C.), autre grand rebelle de l'époque, et le pre- mier à se dresser contre la dynastie Qin, provient d'un milieu comparable à celui de Liu Bang, sans pour autant faire preuve de la même prévention contre les lettrés: il paraît même les traiter avec certains égards, puisque ceux-ci se rallient en nombre à lui, «em- portant avec eux leurs objets sacrificiels»; Chen She va jusqu'à nommer Kong Fu, un descendant de Confucius qui a rallié ses rangs, «Erudit», ce qui est une autre indication de son respect pour les ru.

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«A l'été, [les ru] mendient du blé ou du riz; lorsque les moissons ont été faites, ils participent aux grandes funérailles, parfois avec toute leur fa- mille, trouvant ainsi l'occasion de manger et boire tout leur content. Ils s'occupent d'un certain nombre de funérailles, jusqu'à ce que leur subsis- tance soit assurée; ils s'engraissent sur le dos des autres, s'appuient sur leurs cultures pour leur alcool. Ils se réjouissent lorsqu'un deuil frappe un riche, disant: Voilà une occasion de nous vêtir et de manger!» («Fei ru», p. 277) Ces sentiments à l'égard des lettrés ne sont donc pas propres à la pé- riode Han, mais ils se manifestent sous une forme particulièrement claire au début de cette dynastie, à un moment où les valeurs du confucianisme sont encore loin de s'être imposées, et surtout en des temps troublés où tout se règle par les armes. Certains lettrés eux-mêmes paraissent com- prendre que leurs valeurs ne peuvent jouer de rôle important en période de guerre. Ainsi par exemple voit-on Shusun Tong demander à ses disci- ples, qui lui reprochent de ne recommander à Liu Bang que des «hom- mes capables de décapiter les généraux [ennemis] ou de prendre leur drapeau», si eux-mêmes seraient capables de ces prouesses. Pour les soldats qui entourent Liu Bang, les ru représentent un monde qu'ils comprennent mal: le vêtement ample, les manières délicates, les rituels complexes, l'habileté au discours des lettrés, contrastent radicale- ment avec leur façon directe, militaire, de voir les choses, avec les va- leurs simples de la guerre que sont la bravoure, la force physique, la ca- maraderie virile. Et le mépris est prompt à se manifester: alors que Li Yiji lui a déjà rendu maint service, Liu Bang l'insulte violemment lors- qu'il lui donne un mauvais conseil; plus tard, le conseiller de Han Xin, Kuai Tong, pourtant lui-même un habile discoureur, traite lui aussi Li Yiji de «stupide lettré». Et le cas de Li Yiji n'est pas exceptionnel. A l'époque de l'Empereur Wudi (r. 140-87) encore, le lettré Di Shan, qui pourtant a le grade de boshi, est traité de «lettré stupide et dépourvu d'intelligence» par un contradicteur, à la suite d'un conseil à vrai dire peu éclairé qu'il vient de donner au souverain (cf. Hanshu, 59, p. 2642). Durant la dynastie Han, on reproche volontiers aux ru de manquer de pragmatisme. Leurs valeurs s'accordent assez mal avec les réalités de la guerre. Le passage suivant du Shiji est révélateur de leur réputation: «[…] Il y eut […] de célèbres [stratèges], comme Qi Fan [Hu Yan] à Jin, Wangzi [Chengfu] à Qi, ou Sun Wu à Wu, qui excellaient [dans l'art] de

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tenir une armée, qui ne manquaient jamais de punir [les manquements] ou de récompenser [les mérites de leurs subordonnés]. [Grâce à eux, leurs sou- verains] eurent l'hégémonie sur les autres seigneurs, et eux-mêmes se vi- rent donner des pays en fief. Certes, leur réussite ne peut se comparer à celle [des souverains des] Trois Dynasties, [qui pouvaient rédiger] ordres et décrets [qui étaient rois]; mais ils jouirent de la faveur et du respect de leur prince, ils furent les héros de leur temps: ne sont-ils pas dignes de louange? Ne le sont-ils pas plus que ces lettrés-dans-le-monde [shiru ] qui se perdent dans de grands principes, qui ne parviennent pas à faire la part des choses, qui répètent à l'envi qu'il faut changer [les hommes au moyen] de l'éducation, et ne pas employer les armes — avec pour résultat que, dans les cas graves, ils causent la chute et le déshonneur de leur prince, et dans les cas moins graves, des pertes de territoire et un affaiblis- sement [de l'Etat]?» (Shiji, 25, p. 1241) Au Ier siècle de notre ère, soit trois siècles après l'établissement du «confucianisme» comme doctrine officielle, on reproche encore aux ru d'être des inutiles: «Les gens estiment que les ru ne valent pas les fonctionnaires [li ]. Cons- tatant que les fonctionnaires font une belle carrière, alors que les ru n'arri- vent à rien, ils rabaissent ces derniers et les jugent incompétents […] Les ru sont timides, se tirent mal de tâches complexes, ne sont guère efficaces pour résoudre les problèmes. Leurs capacités n'étant guère utiles de nos jours, on ne leur donne pas de poste.» (Lunheng, 34, p. 533) Certaines des conceptions des ru vont à l’encontres des réalités politi- ques de l'époque, voire, si l'on en croit les historiens marxistes de la Chine populaire, qui ont peut-être raison ici, contre le sens de l'histoire. Ainsi, parce que les ru ont un pied dans le passé, ils tendent à favoriser un retour aux institutions Zhou, et notamment au système «féodal» du début de cette dynastie, avec un pouvoir central symbolique, qui délègue son pouvoir à de grands feudataires, au lieu d'une administration centra- lisée, d'un Etat au sens moderne du mot. Cette nostalgie d'un modèle ancien, on la voit transparaître dans les mesures que Li Yiji propose à Liu Bang, mesures rejetées par Zhang Liang comme dangereuses. Les mots de «vil lettré» dont Liu Bang gratifie Li Yiji à l'issue de la discus- sion rappellent ceux utilisés par Li Si quelques années plus tôt, en 213 av. J.-C., dans un contexte semblable: le célèbre Premier Ministre du Premier Empereur avait qualifié de «stupide lettré» (yu ru ) l'Erudit (boshi) Chunyu Yue, qui prônait un retour au système des fiefs, c'est-à-

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 182 N. ZUFFEREY dire une mesure analogue à la proposition que Li Yiji fait à Liu Bang (cf. Shiji, 6, p. 254). On reproche aussi aux ru leur trop grande subtilité, la difficulté de leur doctrine, de leurs textes, de leurs rites. Ce préjugé est manifeste dans la prudence de Liu Bang lorsque Shusun Tong lui parle rites et éti- quette: «On peut toujours essayer, mais il faudra que ça ne soit pas trop difficile, de façon que je puisse y arriver.» Certains ru eux-mêmes cultivent l'ésotérisme. Deux siècles plus tard, le penseur Yang Xiong (53 av. J.-C. — 18 apr. J.-C.) écrira: «On me demande si les Classiques des Saints ne pourraient pas être plus faciles à comprendre. Mais c'est impossible: le Ciel ne couvrirait pas tant de choses s'il pouvait être facilement mesuré, et la Terre n'en porterait pas d'aussi nombreuses si elle pouvait être facilement sondée! Or elles sont nombreuses, les choses entre Ciel et Terre, et nombreuses aussi, les idées contenues dans les Cinq Classiques.» (Fayan, «Wen shen pian», p. 157 ) A la fin du Ier siècle de notre ère, le penseur Wang Chong (27-97?) cite des détracteurs de son œuvre, certainement des ru, qui critiquent la trop grande simplicité de son style: «Les discours du brillant orateur, les écrits de l'auteur habile, doivent être profonds. Les Classiques, comme les enseignements des anciens sages, sont majestueux, élégants, et ne peuvent être compris du premier coup, à tel point que les lecteurs d'aujourd'hui ont besoin de commentaires pour les lire. C'est qu'avec des talents aussi vastes, les Sages ne pouvaient s'ex- primer comme le vulgaire! Il faut un lapidaire ou un joaillier pour deviner le jade caché dans la pierre ou la perle enfermée dans les entrailles du pois- son: comme ces matières précieuses qui se dérobent aux regards, les gran- des vérités sont nécessairement profondes et difficiles.» (Lunheng, 85, p. 1195) Dans le Shiji, l’historien Sima Tan (? — 110 av. J.-C.), dont les préfé- rences vont au taoïsme, résume les préventions de l'époque contre des idées réputées à la fois trop subtiles et peu pratiques: «Les doctrines des ru sont très vastes, et il est difficile d'en saisir l'essen- tiel; il faut beaucoup de temps pour les étudier, mais leur efficacité est très limitée. Aussi est-il difficile de les accepter entièrement […] Les ru se ba- sent sur les Six Classiques, mais ces Classiques et leurs commentaires, qui s'accumulent depuis des générations, se comptent par milliers, à tel point qu'il est impossible d'en faire le tour. Une vie ne suffit pas à comprendre les règles qu'ils proposent, voilà pourquoi nous disons qu'il faut beaucoup

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de temps pour les étudier, mais que leur efficacité est limitée.» (Shiji, 130, p. 3289-3290) Parmi les facteurs qui expliquent la méfiance des souverains à l'égard des ru, il ne faut pas oublier, bien entendu, l'attitude de ces derniers: les ru, ou au moins certains d'entre eux, ont un idéal politique qui présup- pose notamment un devoir de remontrance lorsque le prince ne se con- forme pas, selon eux, à ses devoirs. Si certains souverains jouent le jeu et acceptent la critique, d'autres y voient plutôt de l'insubordination et un possible facteur de désordre. Ainsi, sous les Qin, Li Si reprochait-il aux ru «de s'associer pour dénigrer les lois et principes» mis en œuvre par le Premier Empereur, de «s'opposer en privé» à sa politique, «d'en débattre ouvertement dans la rue», «d'inciter la foule de ses sujets à fa- briquer des calomnies» à l'endroit de sa politique: en un mot, il repro- che aux ru de «s'inspirer du passé pour critiquer le présent, et ainsi de semer le trouble parmi le peuple» (Shiji, 6, p. 254-255) Les remontrances des ru pouvaient donc déplaire. Mais il convient de ne pas attacher trop d'importance à ce facteur dans les rapports parfois difficiles entre le pouvoir et les lettrés. Si sous les Han comme à d'autres époques, on a des exemples de hauts fonctionnaires ou de ministres prêts à critiquer le pouvoir ou la personne même du souverain au péril de leur vie, il faut reconnaître en même temps que bien des ru oublient leurs idéaux, s'ils en ont jamais eus, et sont prêts à toutes les compromissions pour connaître un avancement rapide. En réalité, ce dont souffrent les ru au début de la dynastie Han, c'est d'un problème d'image: il leur faut convaincre des soldats, des hommes d'action, que leurs manières douces, leurs rites, leurs valeurs peuvent servir. Et il leur faudra un certain temps pour y parvenir.

Le mot ru

Les ru ont un problème d’image, et ce problème transparaît peut-être dans le mot ru lui-même. Bien des interprètes, en effet, ont jugé que le caractère ru avait au départ une connotation péjorative. A l’origine, que signifie le mot ru ? Cette question a déjà fait couler beaucoup d'encre, mais aucune explication ne fait l'unanimité. Dans

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 184 N. ZUFFEREY le dictionnaire Shuowen jiezi (v. 100 apr. J.-C.), Xu Shen rapproche le mot ru des caractères rou , «souple», «flexible», et ruan : «Ru signifie ‘flexible’ (rou ), le mot désigne les maîtres à techniques (shushi ); le radical du caractère est , ruan en indique la pronon- ciation.» (Shuowen jiezi zhu, p. 366). Cette leçon étymologique a été re- mise en question par un certain nombre d'auteurs, mais elle est suivie par d'autres, notamment Hu Shi (cf. «Shuo ru») et Guo Moruo (cf. «Bo Shuo ru»). Pour ce qui est du sens, le Shuowen rapproche donc ru d’un mot, , qui dénote la mollesse ou la faiblesse; et la prononciation elle-même du caractère suggère la faiblesse, puisque, dans les inscrip- tions anciennes, est proche de la graphie , voire identique à celle-ci; or (couramment écrit ruan ) signifie «mou», «faible», «craintif». Nous n’irons pas plus loin dans les discussions étymologiques ici; no- tons simplement que la plupart des caractères comprenant ont encore aujourd’hui une connotation de faiblesse, de passivité, ou d’humilité: c'est le cas de ru , «petit enfant», de nuo , «timide», de ruan , «ramper», de ru , «hésiter», «lent», etc., et cela valait donc peut-être aussi pour le caractère ru . On ne peut exclure, bien entendu, la possi- bilité que dans certains de ces caractères, et peut-être dans le caractère ru , la graphie n'ait qu'une valeur phonétique (comme le suggère Xu Shen). Mais ce qui compte, c'est peut-être simplement le fait que, pho- nétiquement et graphiquement, ru soit proche de mots et de caractères qui véhiculent l'idée de faiblesse, de fragilité, d'hésitation — comme chacun sait, le sens des mots se définit aussi par des rapports d'ordre synchronique. D'un point de vue purement sociologique, il n'est d'ailleurs pas im- pensable que le mot ru ait au départ possédé une valeur péjorative. Selon Guo Moruo (cf. «Bo Shuo ru»), le mot aurait à l'origine été utilisé, de manière dépréciative, pour qualifier les personnes qui ne sont pas enga- gées dans des travaux de production (qui ne travaillent pas dans les champs): les ru sont raffinés, élégants, ils s'expriment bien, mais ils manquent de robustesse, de force physique. Pour Feng Youlan (cf. «Yuan ru mo»), c'est par rapport aux soldats, aux guerriers (wushi ) que les ru sont considérés comme «faibles»: par le vêtement, par leurs paroles, par leurs manières; ces vues de Feng Youlan s'accordent parfai- tement avec la méfiance de Liu Bang pour les ru et leurs idées. Un

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 LE CONFUCIANISME AU DÉBUT DE LA DYNASTIE HAN 185 auteur plus récent, Liu Yijiang (cf. «Shuo ru: jianlun Zixia xuepai de lishi diwei»), développe quelque peu ces points de vue. Il commence par remarquer que si le mot ru est rare dans les premiers textes confu- cianistes, le Lunyu et le Mengzi, il est au contraire fréquent dans des tex- tes contemporains, mais appartenant à des courants rivaux, comme par exemple le Mozi, où il est utilisé de façon dépréciative. Liu Yijiang rap- pelle que nombre d'auteurs rapprochent les moïstes des xia , ces «che- valiers-bretteurs» que nous avons mentionnés ci-dessus, qui sont bien évidemment du côté des valeurs guerrières, du wu 24 ; les moïstes ont d'ailleurs beaucoup de connaissances en matière de guerre et de combat, et certaines de leurs valeurs, comme par exemple le respect incondition- nel de la parole donnée, se rapprochent des valeurs des bretteurs. Confu- cius, au contraire, affirme ne pas s'intéresser aux choses de la guerre (cf. Lunyu, 15.1), et les lettrés tendent à privilégier l’éducation et les valeurs de civilisation (wen). Ces caractéristiques auraient été considérées par les moïstes comme une marque de faiblesse, et ce serait eux qui auraient affublé les lettrés de l'étiquette de ru, ce mot signifiant dans leur esprit, «mous», «faibles», «couards». D'autres auteurs ne manquent pas de rappeler que l'un des plus anciens usages du mot ru est dans le binôme zhuru , qui désigne ces «nains» danseurs ou musiciens, bouffons de cour, actifs dans les cours royales aux époques anciennes; certains voient même dans ces «nains» les premiers ru (cf. par exemple Liu Xingtang, «Rujia de qiyuan»), soulignant le fait que la musique demeu- rera de tous temps l'une des principales compétences des ru. Remar- quons au passage que les ru sont désignés collectivement par l'expres- sion zhu ru , «tous les lettrés», formule phonétiquement proche du mot zhuru, «nains». On retombe dans les hypothèses étymologiques, mais toujours d'un point de vue sociologique, ce qui compte, c'est peut-

24 Les ru et les xia sont assez fréquemment opposés dans les textes, par exemple dans le Han Feizi, qui renvoie dos à dos les uns et les autres de ces personnages. Les «légis- tes» privilégient eux aussi les valeurs wu, mais ils sont hostiles aux xia, parce qu’ils ne peuvent tolérer ces bretteurs qui ne respectent pas les lois et sont donc un facteur de dé- sordre: le wu des bretteurs est trop individualiste, trop anarchiste, pour les légistes. En d'autres termes, les légistes tempèrent le wu à l'aide d'un peu de wen — c'est-à-dire de loi écrite (cf. l'expression wen li, qui sous les Han désigne les fonctionnaires, et notam- ment les fonctionnaires de la justice).

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être qu'un même mot puisse désigner à la fois des nains de cour et des lettrés. Mais si le mot ru avait au départ une valeur péjorative, comment a-t-il pu être accepté comme étiquette par les principaux concernés, à savoir les lettrés eux-mêmes? Le temps a probablement joué son rôle. La «fai- blesse», en Chine ancienne, n'est d'ailleurs pas toujours considérée comme une tare. Cela est bien sûr vrai dans le taoïsme, prompt à trans- former la faiblesse (ruo ) en force (gang ), et la force en faiblesse (cf. Laozi, 36, 43, 76, 78, etc.); Lu Jia, s'inspirant peut-être des penseurs taoïstes, n’affirme-t-il pas que «ceux qui s'en tiennent à la dureté fini- ront par échouer, ce qui adoptent la mollesse [rou] finiront par réussir» (Xin yu, 3, p. 53)? Ce qui est faiblesse en temps de guerre peut devenir vertu en temps de paix: Liu Bang lui-même est ébranlé par l'idée selon laquelle «on ne conserve pas l'Empire à cheval» — c'est-à-dire par les armes. Les valeurs des lettrés sont un facteur d'ordre, de stabilité, et l'étiquette de ru, en temps normal, n'était peut-être pas trop difficile à porter. Le mot rou lui-même, «mou», invoqué dans le Shuowen comme glose de ru, peut être interprété de manière positive. Rao Zongyi (cf. «Shi ru») rappelle que le plus ancien dictionnaire chinois, le Erya, explique rou comme signifiant an , c'est-à-dire «tranquilliser», «cal- mer», «pacifier». Et on trouve dans les sources anciennes bon nombre d'exemples où rou, très clairement, doit se lire de cette manière, notam- ment dans les expressions consacrées rou yuan «pacifier les pays lointains», rou yuan neng er , «pacifier les pays lointains à la manière des pays proches», qui apparaissent à plusieurs reprises dans le Shangshu (cf. par exemple «Yao dian» p. 14), le Shijing («Da ya, Min lao»), le Zhongyong, ainsi que dans diverses inscriptions sur bronze (avec quelques variantes graphiques); le Guoyu («Qi yu», p. 221), de manière analogue, parle de rou min , «tranquilliser le peuple».

Les ru et le wen

Cette méfiance dont les ru sont les victimes est révélatrice d’une opposi- tion entre soldats et ru, opposition qui est manifeste dans le rôle respec- tif des conseillers de Liu Bang:

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«Au début des Han, [l'Empereur Gaozu], [doué] lui-même d'un talent mer- veilleux pour les armes, [mais capable aussi] de faire preuve de beaucoup d'humanité et de magnanimité, parvint à rassembler [sous son autorité] bra- ves et preux pour châtier les Qin et Xiang [Yu]. Il se reposa sur les con- naissances de Xiao He et de Cao Can; il employa les stratagèmes de Zhang Liang et de Chen Ping; il utilisa les dons rhétoriques de Lu Jia et de Li Yiji; il bénéficia du lustre du cérémonial mis au point par Shusun Tong.» (Hanshu, 23, p. 1090) En tant que conseillers, nos trois ru jouent dans l’entourage de Liu Bang un rôle particulier, qui n’est pas véritablement d’ordre stratégique ou militaire. Li Yiji et Lu Jia sont mêlés à une guerre; ils ne sont pas eux-mêmes des spécialistes de la chose militaire. Shusun Tong reconnaît que valeurs lettrées et réalités de la guerre ne font pas facilement bon ménage: «Dans son entreprise de conquête de l'Empire, le roi de Han est confronté à la violence des armes: vous autres lettrés, êtes-vous ca- pables de vous battre?», demande-t-il à ses disciples. Certes, en certai- nes occasions, on voit en Chine ancienne des ru prôner la guerre, voire y participer, ou même, plus rarement, prendre la tête de campagnes mili- taires; on trouve d'ailleurs dans les textes anciens l'expression ru jiang , «général-lettré», qui suggère bien que culture lettrée et valeurs guerrières ne sont pas incompatibles. Mais plus généralement, lorsque des ru participent à des guerres, c'est plutôt à la manière de Li Yiji ou de Lu Jia, comme conseillers ou comme émissaires. En tant qu’émissaires, ils tentent d'imposer des solutions pacifiques. Li Yiji parvient à convaincre le roi de Qi de déposer les armes (ce qui, notons-le bien, ne plaît guère aux militaires, furieux d’être dépossédés de leur victoire par un «stupide lettré»), et Lu Jia, à persuader le roi des Yue du Sud de se soumettre à la nouvelle dynastie. Dans les deux cas, nos lettrés-diplomates insistent sur le fait que leur démarche est la der- nière chance de leurs interlocuteurs — en d'autres termes, ils tentent d'éviter la guerre. Et pour cela, ils ont une arme: leur capacité de persua- sion, leur maîtrise du discours. Nous touchons ici un point important: c’est surtout en raison de ce que le texte cité ci-dessus nomme leurs «dons rhétoriques» que nos ru servent Liu Bang; et c’est principalement en raison de cette compétence qu’ils sont traités par l’auteur du Hanshu dans une même biographie. Fait instructif, ils partagent cette biographie avec deux autres habiles

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 188 N. ZUFFEREY rhéteurs, Zhu Jian et Liu Jing25; l’un, Zhu Jian, est explicitement décrit comme un habile discoureur (Hanshu, 43, p. 2116), et l’autre, Liu Jing, «a obtenu son poste grâce à sa langue» (ibid., p. 2121). Un militaire iro- nise sur les capacités de la «langue de trois pouces» de Li Yiji. De Lu Jia, on nous dit explicitement «qu'il était réputé pour son habileté dans la discussion». Shusun Tong est très habile dans la discussion, que ce soit auprès du Second Empereur, ou auprès de Liu Bang. Et l’éloge col- lectif de la fin de la biographie range tout ce beau monde dans la catégo- rie des «sages discoureurs» (zhi bian , cf. Hanshu, 43, p. 2131). Les ru se distinguent radicalement des soldats, ils se heurtent à leur méfiance, ils ont du mal à imposer leurs idées en temps de guerre; ils sont des maîtres du discours; ils tentent de favoriser des solutions non militaires. Rappelons le jugement de , déjà cité ci-dessus, se- lon lequel, «les ru […] répètent à l'envi qu'il faut changer [les hommes au moyen] de l'éducation, et ne pas employer les armes» (Shiji, 25, p. 1241). En d’autres termes, les ru sont du côté des valeurs civiles, wen , par opposition aux valeurs guerrières, wu . Tout étudiant de la Chine connaît le binôme wu / wen, l'opposition entre valeurs guerrières et valeurs civiles. Contrairement à d'autres binô- mes importants en Chine ancienne (comme par exemple le yin et le yang), le couple wu / wen est fort mal équilibré: si le wu est une notion simple, le wen est multiforme, et difficile à définir. Le wu, c'est le tran- chant de l'épée, la bravoure du soldat, la résolution de l'homme d'ac- tion; en temps de paix, c'est la rigueur de la loi et des châtiments. Le wen, quant à lui, recoupe toutes les (autres) facettes de la civilisation: tout d'abord le wen au sens étroit, à savoir l'écrit, les textes, la maîtrise de l'écriture et du discours; mais aussi les traditions, institutions, et rites conservés dans ces textes; les leçons de l'histoire, les exemples à suivre, ceux à éviter; les actions et paroles des anciens sages. Le wen, c'est donc à la fois un savoir technique — des compétences en matière d'écri-

25 Ces deux personnages sont probablement eux-mêmes des ru. Ils ne sont certes pas explicitement désignés comme tels (et c’est pour cette raison que nous n’examinons pas leur cas dans cette étude), mais l'éloge de la fin de la biographie (p. 2131) réunit nos cinq personnages dans la catégorie des «compagnons portant soie rouge et ceinture» (jin shen zhi tu ), expression qui désigne parfois, de façon métaphorique, les lettrés — la soie rouge et la ceinture étant deux attributs vestimentaires qui faisaient volontiers partie de l'habit des ru.

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 LE CONFUCIANISME AU DÉBUT DE LA DYNASTIE HAN 189 ture, d'histoire, de rites; et un idéal moral et politique — le gouverne- ment vertueux, aux mains de sages qui règnent par l'éducation et la vertu. Li Yiji, Lu Jia et Shusun Tong appartiennent bien au monde du wen. Li Yiji «aimait l'étude», et certaines des mesures qu'il propose reflètent une vision traditionnelle de la société, probablement puisée dans les tex- tes. Lu Jia maîtrise les Classiques et rédige lui-même des traités. Shusun Tong est explicitement recruté «parce qu’il avait des compétences en matière de textes [wen xue ]» (cf. ci-dessus); il est de plus un spé- cialiste des rites. Tous trois sont des partisans du dialogue, de la concer- tation. Lu Jia et Shusun Tong défendent explicitement les valeurs du temps de paix, différentes de celles des temps de conquête. Selon Shusun Tong, «les lettrés ne servent guère lorsqu'il s'agit de se battre et de conquérir26, mais ils peuvent servir lorsqu'il s'agit de préserver ce qui a été conquis». Lu Jia est beaucoup plus explicite, dans ce conseil de- venu célèbre: «C'est à cheval qu'on prend l'Empire, mais peut-on le gouverner à cheval? Les rois Tang et Wu ont certes réussi leurs conquêtes par la lutte, mais c'est en s'accordant [avec la volonté du peuple] qu'ils ont pu les garder. Savoir utiliser à la fois le wu et le wen, voilà l'art de durer.» Pour Lu Jia, le wen et le wu sont donc à la fois opposés et complé- mentaires – mais lui-même se fait l'avocat du wen : le Hanshu dit de Lu Jia qu’il «ouvre l’esprit [des gens] grâce au wen», bo wo yi wen (p. 4250), ce qui montre bien où vont ses préférences27. L'expression wen xue zhi shi , soit littéralement, «des hom- mes spécialisés dans le wen», désigne dans la règle des ru. Ainsi, à par- tir du règne de l'Empereur Wudi, la plupart des ministres et fonctionnai-

26 Sima Zhen, le célèbre commentateur du Shiji du début du VIIIe siècle de notre ère, oppose lui aussi nettement les valeurs des ru à celles de la guerre: «Lorsque l'étoile Taibai [la planète Vénus, associée aux armes] se trouve dans la mansion zhen [dans la constellation du Corbeau], les écoles sont partout démantelées, les lettrés [wen ru ] perdent leur emploi, et les armes se lèvent» (Shiji, 27, p. 1304, note 1). 27 L’expression bo shi yi wen avait été utilisée par Yan Yuan, le disciple préféré de Confucius, pour décrire les effets de l’enseignement de ce dernier (Lunyu, 9.11), et de fa- çon générale, on sait l’importance du wen pour Confucius et ses disciples – qui représen- tent bien entendu un courant important parmi les ru: «L'homme de bien se consacre à l'étude du wen», est-il dit dans les Entretiens (Lunyu, 6.27).

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 190 N. ZUFFEREY res sont issus des rangs de ces derniers, situation résumée de la sorte dans le chapitre du Shiji consacré aux ru : «Lorsque l'Empereur actuel [Wudi] parvint au pouvoir, Zhao Wan, Wang Zang et leurs pairs maîtrisaient la science des ru [ru xue]. Comme l'Empe- reur avait également une inclination pour celle-ci, il convoqua des lettrés droits, honnêtes, ou versés dans le wen [wen xue zhi shi]. […] A partir de ce moment, les ministres, hauts fonctionnaires, et simples fonctionnaires étaient dans leur majorité des hommes cultivés spécialistes du wen [wen xue zhi shi].» (Shiji, 121, p. 3118-3120) Gongsun Hong, que nous avons déjà rencontré plus haut, est désigné par la même expression: «La sixième année [du règne de l'Empereur Wudi], l'impératrice douai- rière Dou mourut. L'année suivante, [l'Empereur] recruta Gongsun Hong et d'autres lettrés spécialistes du wen [wen xue zhi shi].» (Shiji, 28, p. 1384) Gongsun Hong, rappelons-le, est l'un des grands promoteurs de «l'art des ru» (rushu) sous le règne de l'Empereur Wudi. Remarquons encore l'expression wen xue ru zhe, courante elle aussi: «[L'Empereur Wudi] convoqua plusieurs centaines de ru [spécialistes] du wen [wen xue ru zhe ].» (Shiji, 121, p. 3118) Il est intéressant de constater que, ce faisant, l'Empereur Wudi tran- che avec les préférences de certains de ses prédécesseurs, qui sont elles explicitement caractérisées par l'antonyme de wen, c'est-à-dire wu, «martial»: «A l'époque de l'Empereur Huidi [r. 194-188] et de l'Impératrice Lü [l'épouse de l'Empereur Gaodi, r. 187-180], les grands ministres étaient tous des sujets qui avaient eu de grands mérites à la guerre [wu li you gong zhi chen ].» (Shiji, 121, p. 3117) Les ru sont volontiers associés à Qi et à Lu, pays particulièrement ré- putés pour l'importance qu'ils attachent au wen : «Lorsque l'Empereur Gaodi eut vaincu Xiang Yu, il leva une armée et as- siégea [le pays de] Lu [qui avait refusé de se soumettre]. A Lu, les ru con- tinuaient à expliquer et à apprendre [les textes], et à s'exercer aux rites et à la musique. De la musique et des chants qui ne s'arrêtent jamais, n'est-ce pas [la marque de] la culture laissée par un Saint [Confucius], d'un pays qui aime les rites et la musique? Voilà pourquoi, lorsque Confucius était à

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Chen, il s'est exclamé: ‘Rentrons à la maison, rentrons à la maison! Nos petits jeunes gens sont bouillants d'ambition; ils ont de l'étoffe, mais ne savent quel parti en tirer.’ [Lunyu, 5.22, trad. P. Ryckmans, Les Entretiens de Confucius, p. 32] Car les [gens des] pays de Qi et de Lu se consacrent depuis l'Antiquité aux lettres [wen xue]: cela fait partie de la nature qu'ils tiennent du Ciel.» (Shiji, 121, p. 3117)

Les ru sont les dépositaires du wen ; c'est là peut-être la seule ma- nière de caractériser les ru, au moins ceux du début de l'époque Han: le wen, au sens vague et multiple qu'il possède, est le dénominateur com- mun entre les ru. Ce wen qui est la marque distinctive des ru ne désigne pas forcément le sens profond des Classiques, ou la morale «confucianiste» que ces textes véhiculent. Le wen, on l'a vu, englobe des facettes très diverses, mais prioritairement, il désigne les textes, l'écrit. Or la maîtrise de l'écrit commande vraisemblablement celle de l'oral, du discours, de la rhétori- que. Les textes sont pour les lettrés un riche vivier où ils puisent vocabu- laire et style, une certaine élégance, mais aussi des exemples historiques, qui leur permettent de faire des comparaisons, de se montrer persuasifs. Nous avons souligné plus haut que Li Yiji, Shusun Tong et Lu Jia parta- gent une biographie consacrée à cinq personnages qui sont tous réputés pour être d'habiles dialecticiens. On peut imaginer que les personnages un peu frustes auxquels ils ont affaire sont à la fois agacés et impression- nés par la facilité d'élocution des ru, leur manière d'agencer leurs idées; sur le fond, certains de leurs arguments devaient faire mouche. Si Lu Jia parvient à convaincre Liu Bang de ne pas se contenter de gouverner par les armes, c'est parce qu'il est capable d'invoquer des exemples anciens, ceux de Fuchai et de Zhi Bo, qui prouvent que cette manière de gouver- ner conduit à la catastrophe. De façon analogue, Li Yiji séduit Liu Bang en évoquant des guerres anciennes. La maîtrise du discours prédispose les ru à certains rôles, dont trois paraissent importants au début des Han: celui de conseillers, celui d’émissaires, et celui d’idéologues. Les deux premiers de ces rôles appa- raissent tout à fait clairement dans nos traductions, et il est inutile d'en dire plus. La fonction idéologique sera plus nette à une période ulté- rieure, notamment à partir du règne de l'empereur Wudi; mais elle trans- paraît déjà fort bien chez Li Yiji, Lu Jia ou Shusun Tong, sous deux as-

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 192 N. ZUFFEREY pects: celui de la légitimation du pouvoir, et celui de la réflexion politi- que. A des princes rebelles qu'ils sont chargés de convaincre de se sou- mettre, Li Yiji et Lu Jia, par exemple, tiennent un langage proche, ce qui suggère la mise en place d'une sorte de propagande: Lu Jia dit au roi des Yue du Sud que la victoire rapide de Liu Bang «ne s'explique pas par une force humaine, mais fut réalisé par [la volonté du] Ciel»; Li Yiji, lui, estime de manière analogue que les exploits de Liu Bang «ne sont pas le fait de la force humaine, mais s'expliquent par une bénédiction céleste». Ce type de discours en annonce bien d'autres, durant toute la dynastie Han, visant à légitimer la dynastie ou certaines de ses décisions. Quant à la théorie politique, elle apparaît notamment dans l'opposition très nette que Shusun Tong et Lu Jia font entre politique de temps de guerre et politique de temps de paix (c'est-à-dire entre wu et wen); les Nouveaux Propos de Lu Jia, d'ailleurs, sont considérés comme l'un des premiers traités de réflexion politique de l'histoire chinoise.

Du zun ru shu et ornementation

Le mot wen signifie «écrit», mais il signifie aussi «décoration», «or- nement». Et dans ce deuxième sens aussi, il peut être rapproché du mot ru: car «l'art des lettrés» (ru shu ), même s'il acquiert dès la fin du IIe siècle av. J.-C. un statut officiel, ne sera pendant longtemps guère plus qu'un «ornement», un «maquillage» sur une pratique beaucoup plus dure du gouvernement, fondée sur des idées «légistes». On ne peut nier que la position des ru s'améliore durant la dynastie Han. Car les ru, en tant que conservateurs du wen, sont les maîtres des traditions et des rites anciens. Ils sont les dépositaires de l'écrit, et celui qui voulait apprendre à lire ou à écrire, en Chine ancienne, n'avait sans doute guère d'autre choix que de se tourner vers eux: les textes ne nous apprennent-ils pas que Mozi étudia auprès des ru, que Han Fei et Xunzi furent condisciples, que le taoïste Zhuangzi lui-même portait l'habit des ru? Nous avons d'ailleurs vu que bien des auteurs, à commencer par le Zhouli et son commentateur Zheng Xuan, font descendre les ru des en- seignants et pédagogues de la cour royale des Zhou. Les ru, en tant que gardiens des traditions, sont aussi les spécialistes des rites: Liu Bang a

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 LE CONFUCIANISME AU DÉBUT DE LA DYNASTIE HAN 193 beau n'éprouver guère de sympathie de principe pour eux, une fois la guerre finie, il se rend fort bien compte que, sans une certaine étiquette de cour, il ne restera qu'un chef de rebelles — à peine plus qu'un chef de brigands (zei ); il est donc forcé de recourir à leurs services. Peu à peu, les souverains se rendent également compte que les connaissances des ru en matière de textes et de traditions peuvent servir à renforcer leur autorité: durant toute l'histoire chinoise, les ru s'ingénieront à légitimer le pouvoir, en lui fournissant une idéologie, en interprétant les Classi- ques en fonction des besoins politiques du moment; Li Yiji et Lu Jia, on l'a vu, tiennent à leurs interlocuteurs un langage qui annonce déjà les grandes entreprises de propagande des règnes postérieurs. Enfin, comme le dit fort bien Lu Jia, certaines des valeurs morales prônées par les ru favorisent l'ordre et l'harmonie, ce qui ne pouvait déplaire au pouvoir. Tous ces facteurs rendent les ru quasiment incontournables, et renfor- cent leur position sur la scène politique. Car en échange de leurs servi- ces, les ru obtiennent des postes, un certain statut et, de plus en plus, une reconnaissance des valeurs qu'ils défendent. L'«art des ru» acquiert un statut officiel au début du règne de l'empereur Wudi: c'est le célèbre du zun ru shu («respecter exclusivement l'art des lettrés»), mis en œuvre par de grands ru, par exemple Gongsun Hong et Dong Zhongshu. Cela signifie-t-il que les lettrés ont remporté la victoire définitive? Que leur «art» et leurs manières ont définitivement supplanté les valeurs wu? Certainement pas, puisque plusieurs décennies après le du zun ru shu, on voit un autre empereur, l’Empereur Xuan (r. 73-49), manifester la plus grande méfiance à l'égard des ru: «[Le prince] était accommodant, bienveillant, et appréciait les ru [rou ren hao ru ]28. Il avait constaté que l'Empereur Xuan [son père] utilisait surtout des fonctionnaires s'en tenant à la lettre des lois, qu'il faisait appli- quer les châtiments à la lettre29, qu'il avait fait exécuter ses grands con- seillers Yang Hui et Gai Kuanrao, accusés d'avoir critiqué son gouverne- ment. Lors d'un banquet où il se tenait au service [de son père], [le prince]

28 Notons, ici, le rapprochement entre rou et ru, rapprochement qui corrobore la glose de Xu Shen dans le Shuowen jiezi (cf. ci-dessus). 29 Littéralement, «il redressait au moyen [des principes] des punitions et des noms», possible allusion aux doctrines légistes, selon lesquelles à toute faute correspond un châti- ment précis. Cf. aussi la note de H.H. Dubs à ce passage, in Pan Ku, History of the For- mer Han Dynasty, vol. 2, p. 300.

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lui dit avec déférence: ‘Votre Majesté s'appuie trop sur les châtiments. Elle devrait employer des lettrés [rusheng ].’ L'Empereur se mit en colère: ‘Depuis le début des institutions Han, les empereurs ont utilisé un mélange de méthodes Royales [méthodes douces] et de méthodes des Hégémons [méthodes dures]: pourquoi devrais-je me reposer uniquement sur la vertu et l'éducation, et revenir au système de gouvernement des Zhou? De plus, les ru ordinaires [su ru ] ne comprennent rien aux besoins du moment, ils ont coutume de louer les Anciens et de critiquer le présent, semant ainsi le trouble dans l'esprit des gens, qui ne savent plus à quoi s'en tenir. Je ne vois vraiment pas pourquoi je leur confierais des postes!’» (Hanshu, 9, p. 277)

De l'Empereur Xuan, on nous dit qu'il «aimait l'étude», mais qu'il «appréciait aussi les [arts des] bretteurs errants [you xia ], les com- bats de coq et les courses de chevaux» (Hanshu, 8, p. 237); en d'autres termes, sa personnalité comme ses goûts sont un mélange de wen et de wu, ou, comme il le dit lui-même, de méthodes royales (wangdao ) et de méthodes «hégémoniques» (badao ). Pour des raisons que nous ne rappellerons pas ici, il a passé son enfance loin de la Cour, et même si les sources ne sont pas précises sur ce point, l'organisation de sa biographie dans le Hanshu (chap. 8) laisse entendre qu'il ne se mit à l'étude des textes, ou tout au moins des Classiques (le Shijing), qu'à l'âge adulte: son goût pour les valeurs simples des bretteurs, et sa mé- fiance vis-à-vis des ru, viennent peut-être de l'environnement dans le- quel il a passé le début de sa vie. On retrouverait donc chez lui, sous une forme adoucie, des reflets de la prévention contre les lettrés qui prévalait peut-être dans les milieux plus modestes, plus frustes. L'Empereur Xuan éprouve donc des réticences à employer des ru. Cependant, paradoxalement, à partir de son règne, la plupart des grands serviteurs de l'Etat seront choisis dans leurs rangs. En même temps, les valeurs des ru paraissent gagner la société tout entière. Mais cela ne doit pas occulter l'essentiel: la tension entre ru et pouvoir politique — entre wen et wu, ne disparaîtra jamais complètement. Pour dire les choses autrement, le wen ne survit que dans la mesure où il renforce le wu : le wen, sous les Han, c'est l'étiquette qui dessine et donc renforce les hié- rarchies, c'est le texte et la tradition qui légitiment le pouvoir, c'est le discours qui masque la stratégie, c'est la morale ou la civilisation qui renforcent l'efficacité de la loi et de l'ordre. Cela est manifeste dans la

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 LE CONFUCIANISME AU DÉBUT DE LA DYNASTIE HAN 195 pensée de Dong Zhongshu lui-même, pour autant qu'on puisse s'en faire une idée à partir du Chunqiu fanlu et du Hanshu: les idées de Dong Zhong renforcent en vérité la position du pouvoir central30. Au mieux donc, les ru ne parviennent qu'à infléchir la politique impériale; ils ne parviennent pas à la transformer en profondeur. Les auteurs de l'époque ne s'y sont pas trompés. A plusieurs reprises, ils reconnaissent que le ru shu n'est qu'un «ornement» sur des pratiques plus dures. Ainsi par exemple, à propos des réformes des grands ru Dong Zhongshu, Gongsun Hong et Ni Kuan, le Hanshu écrit: «[Dong Zhongshu, Gongsun Hong et Ni Kuan] étaient tous trois des ru. Ils étaient très au fait des réalités politiques de l'époque, et ils comprenaient parfaitement les lois et institutions. [Ils proposèrent] d'ornementer [run shi ] les méthodes des fonctionnaires [de la justice] au moyen des Classi- ques, et l'Empereur [Wu] fit grand cas d'eux.» (Hanshu, 59, p. 3623-3624) De manière analogue, cent ans plus tard, à la fin des Han antérieurs, le Hanshu nous dit du redoutable Chancelier Zhai Fangjin (cf. ci-des- sous) «qu'il était expert dans la législation, [mais] qu'il camouflait les lois sous [un peu de] raffinement lettré [ru ya ].» (Hanshu, 84, p. 3420)

Conclusion: les ru, Confucius, et les Classiques

C'est certes un lieu commun que de souligner l'importance du wen chez les ru : chacun sait que ceux-ci prônent la civilisation, la culture, la tradition, les rites, les Classiques; chacun connaît l'importance du con- cept de wen dans les Entretiens de Confucius, ainsi que dans d'autres textes importants de la tradition confucianiste. Mais nous disons ici que le wen est le seul dénominateur commun entre les ru, ce qui signifie que d'autres traits couramment mis en avant pour les décrire ne valent pas pour tous les ru. Ainsi, nous remettons en question l'adéquation cou- rante ru = «confucianistes», de même que l'idée selon laquelle les ru seraient de stricts étudiants ou spécialistes des Classiques, même si, bien

30 Sur ce sujet, cf. Wei Zhengtong, Dong Zhongshu, p. 164 ss., et Zhou Guidian, Dong xue tanwei, p. 320 ss., p. 340 ss. Rappelons que bien des commentateurs ont des soupçons quant à l'authenticité du Chunqiu fanlu, ou au moins de parties de ce texte.

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 196 N. ZUFFEREY sûr, pour quantité de ru, Confucius et les Classiques jouent un rôle im- portant.

Confucius et ses disciples sont certainement des ru; on peut même affirmer qu’au sein des ru, les «confucianistes» représentent la branche la plus structurée. De plus, pour bien des ru, Confucius est une figure importante, ce qui est compréhensible, parce que dans l'histoire des ru, il occupe une place centrale. C'est surtout vrai dans son pays de Lu, dont les ru manifestent effectivement une révérence particulière à l'égard du Maître; les sources nous apprennent par exemple que lorsque le rebelle «Chen She devint roi, les lettrés de Lu rallièrent ses rangs en apportant avec eux les objets rituels de la famille de Confucius» (Hanshu, 88, p. 3592). Confucius est parfois même décrit comme le «patron des ru» (rujia zhi zong , cf. par exemple Lunheng, 83, p. 1161), ce qui prouve l'importance de son statut. Mais cela ne signifie pas que tous les ru soient des confucianistes. Li Yiji, Shusun Tong, Lu Jia, dans leurs discussions avec Liu Bang, ne font guère allusion à Confucius; Lu Jia s'y réfère dans ses œuvres, mais il mentionne aussi d'autres sages de la haute Antiquité chinoise. Cette atti- tude n'est nullement exceptionnelle: durant la dynastie Han, nombre de ru paraissent en définitive faire peu de cas de Confucius. Certains vont plus loin, et ne se contentent pas de cette sorte d'indifférence: ainsi le penseur Wang Chong, qui prend à de multiples reprises la défense des ru, et qui se considère sans nul doute comme l'un des leurs, est-il pour- tant l'auteur d'un «Questions à Confucius» (Lunheng, chap. 28) dans lequel il s'en prend en termes assez vifs au Maître — et ce plus de deux siècles après l'instauration de l’ «art des ru» comme doctrine officielle. Plus fondamentalement, rappelons que le mot «confucianisme» n'existe pas en chinois. Le plus proche équivalent, kong jiao , est tardif; sauf erreur de notre part, il n'apparaît pas avant l'époque des Six Dynasties. D'autres expressions, comme par exemple Kongzi zhi tu , «les disciples de Confucius», ou Zhongni zhi men , «l'école de Confucius» (l'expression apparaît à plusieurs reprises dans le Xin yu de Lu Jia), sont plus anciennes, et pourraient fort bien se tra- duire par «confucianistes»; mais il est intéressant de noter que ces for- mules ne sont employées que par référence directe à Confucius et à ses

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 LE CONFUCIANISME AU DÉBUT DE LA DYNASTIE HAN 197 disciples — jamais pour les ru en général. En d'autres termes, pour les lettrés de la Chine ancienne, être un ru, et appartenir à l'école de Confu- cius, sont deux réalités qui ne se recoupent pas forcément. Il peut être utile ici de citer les remarques de Hans Stumpfeldt qui, dans un petit pamphlet, «Konfukius und der Konfuzianismus», remet bien les pendules à l'heure: «Die Person des Konfuzius war stets ein Gegenstand des politischen Alltagsgeschäft, mehr lässt sich über ihn nicht sagen. Wer er war, wissen wir nicht. […] Wer die Meinungen dieses Menschen Konfuzius kennen- lernen will, muss sich diesem Text ‘Lun-yü’ erst einmal als moderner Phi- lologie nähern. Erst danach darf er sich an die Exegese wagen. Soweit ich sehe, ist das bisher nicht geschehen. Es gibt keine philologisch-kritike Bearbeitung dieses Werkes, nach zwei Jahrhunderten! Also besitzen wir auch keine Kenntnis, sondern bloss Bilder von der Lehre dieses Mannes — und das sind natürlich die Bilder seiner Interpreten, abermals oft durch das politische Alltagsgeschäft geprägt. […] Konfuzianismus? Das Wort geht leicht von den Lippen, es ist eben ein Wort der europäischen Sprachen. Ein entsprechender chinesischer Ausdruck existiert bekanntermassen nicht, ebensowenig ein Ausdruck für ‘Konfuzianer’, der die Anhänger unmittel- bar mit dem Begründer der Lehre verbände. In diesem Sinne gab es in China Konfuzianismus und Konfuzianer – nie! Welcher Begriff statt dessen auch angeführt sei — Ju chia, K'ung chiao, um nur zwei geläufige zu nennen — er hat mit dem Begriffsfeld unserer Wörter verhältnigmässig wenig zu tun.» (p. 32-34) Hans Stumpfeldt conclut en indiquant que le «confucianisme» promu doctrine officielle sous les Han n'était en aucun cas la doctrine de Con- fucius: «Ein Konfuzianismus ohne Konfuzius wurde also Staatsideo- logie.» (p. 36) – en d’autres termes: l’ «art des ru» n’est pas du confu- cianisme.

Pour ce qui est du rapport entre les ru et les Classiques, on ne peut ignorer qu’il est de plus en plus étroit: l'étude des Classiques représente l'une des occupations privilégiées des ru. Parmi les écrits de la Chine ancienne, ces textes occupent une place centrale: ils passent pour très anciens, ils préservent des traditions par ailleurs perdues, et ils sont révé- rés comme préservant les paroles des sages anciens. Il est donc compré- hensible que les ru, en tant que spécialistes du wen, attachent à ces tex- tes une importance particulière. Cette importance apparaît fort bien dans

Journal Asiatique 288.1 (2000): 153-203 198 N. ZUFFEREY le fait que le chapitre sur les ru du Hanshu (chap. 88, «Ru lin zhuan») est en fait consacré pour l'essentiel à des maîtres des Classiques (sou- vent des Erudits, boshi), ainsi qu'aux lignées de transmission de ces ouvrages. On notera aussi des expressions comme «lettrés des Cinq Clas- siques» (wu jing zhu ru , cf. par exemple Hanshu, 75, p. 3159), qui associent de manière explicite les ru à ces textes. A partir du règne de l'Empereur Wudi, durant lequel sont créées des chaires d'Erudits (boshi) pour chacun des Classiques, l’étude de ces textes devient même pour les lettrés une sorte de passage obligé pour les ru, et quasimement leur marque distinctive. Mais avant de définir les ru comme des spécialistes des Classiques, soulignons que ces textes n'acquièrent leur statut que tardivement: les ru existent avant les Classiques en tant que tels. Autrement dit, ce sont les ru qui «font» les Classiques, non le contraire. Tout au début des Han, en tout cas, ces ouvrages ne paraissent pas jouer un rôle fondamental dans la culture de l'époque, ne serait-ce que parce que, à la suite de l'autodafé des livres en 213 avant notre ère, et surtout l'incendie de Xianyang en 206, les exemplaires des Classiques encore en circulation étaient peu nombreux. Li Yiji, Lu Jia et Shusun Tong sont des ru, ils «aiment l'étude», ils «ont des connaissances littéraires», mais aucune référence directe aux Classiques n'est faite dans leur biographie. Peut-être s’agit-il d’une omission; on remarquera cependant que lorsque l'historien sait que tel personnage dont il établit la biographie a «reçu» un Classique, il ne manque jamais de l'indiquer. Surtout, pour la majorité des ru, les Classiques ne constituent pas une fin en soi: ils ne représentent qu'un moyen commode d'entrer dans la carrière officielle — ils offrent de bonnes perspectives d'emploi. Comme le dit le Hanshu, «si les grands maîtres [des Classiques] se comptent par milliers, c'est sans doute parce que [ces textes] sont le moyen de toucher un salaire» (Hanshu, 88, p. 3620) Le début de la car- rière de Zhai Fangjin (? — 7 av. J.-C.), sous le règne de l'Empereur Chengdi, est tout à fait révélateur: «Zhai Fangjin […] était d'une famille humble et pauvre. […] A l'âge de douze ou treize ans, il perdit son père et dut abandonner ses études. Il fut engagé comme fonctionnaire junior dans le bureau administratif du district, mais comme il était lent et ne parvenait à exécuter ses tâches [dans les

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temps], il était souvent blâmé et brimé par le chef de bureau. Comme il souffrait de cette situation, il interrogea le père Cai, un physiognomoniste de Runan, sur ce qu'il devait faire. Le père Cai fut très impressionné par son allure, et il lui dit: ‘Votre corps a la configuration d'un marquis. Il vous faut chercher une promotion grâce à l'étude des Classiques. Allez donc étudier avec diligence auprès des maîtres érudits!’ Zhai Fangjin était las de son petit poste. Ces mots du père Cai le réjouirent donc, et il prétexta une maladie pour rentrer chez lui. Il prit congé de sa belle-mère, désireux d'aller à la capitale pour y être initié à un Classique. Mais sa belle-mère, qui le trouvait trop jeune, l'accompagna à Chang'an. Là, elle reprisa des chaussures pour financer les études de Zhai Fangjin, qui put ainsi étudier les Annales auprès d'un Erudit. Après un peu plus d'une dizaine d'années, il maîtrisait parfaitement son affaire, ses [propres] étudiants étaient de plus en plus nombreux, et les [autres] lettrés faisaient son éloge. Il obtint le pre- mier rang aux examens shece et fut nommé Gentilhomme. Deux ou trois ans plus tard, il y eut une promotion [pour ceux qui] maîtrisaient les Classi- ques, et Zhai Fangjin fut promu Gentilhomme-Remontreur.» (Hanshu, 84, p. 3411) Par la suite, Zhai Fangjin sera nommé Erudit (boshi), puis Chancelier, fonction qu'il occupera durant plusieurs années. Au Ier siècle de notre ère, le penseur Wang Chong, que nous avons déjà rencontré plus haut, résumera bien la situation: «Les étudiants ordinaires répugnent à étudier à fond les Classiques, à ap- profondir autant l'étude du passé que celle du présent: ils décortiquent à la hâte [un Classique] en paragraphes et phrases, conformément à l'enseigne- ment d’un maître31; dès qu'ils ont une grossière idée de ce Classique, ils apprennent le style d'écriture des fonctionnaires, étudient les codes de loi, s'exercent à la rédaction de requêtes et de rapports. Ils s'entraînent aux dis- cours de circonstance, aux courbettes et aux révérences, et une fois tout cela maîtrisé, ils sont prêts pour une belle carrière officielle. Ils ne songent qu'à répondre [aux besoins du] moment et se détournent des [leçons du] passé, se compromettent et laissent de côté leurs idéaux; ils sacrifient tout à leur carrière et ne s'occupent plus des rites, ils délaissent les Classiques et l'étude: les Classiques de l'Antiquité sont abandonnés, le savoir ancien est oublié, les lettrés [plus honnêtes] se retrouvent seuls dans leurs demeures silencieuses, tandis que les fonctionnaires font du tapage à la cour.» (Lunheng, 34, p. 538)

31 Nous suivons ici l'interprétation commune du texte. Mais on pourrait aussi com- prendre: «Ils se dépêchent de décortiquer un Classique en paragraphes et phrases pour devenir un maître (jia).» Sous les Han, à certaines époques, il suffisait en effet d'avoir une interprétation quelque peu originale d'un Classique pour être nommé boshi.

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En conclusion, on ne saurait donner l'attachement à Confucius, ou la maîtrise des Classiques, comme la caractéristique essentielle des ru, même si Confucius, et surtout les Classiques, font de plus en plus partie de l'héritage culturel de ceux-ci32.

Etudes citées ou mentionnées:

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32 Si les ru sont essentiellement les dépositaires du wen, c'est-à-dire de l'écrit, «let- tré» paraît une traduction bien adaptée pour le mot ru. L'adéquation, cependant, n'est pas parfaite, ne serait-ce que parce que le wen englobe des aspects culturels, moraux, et ri- tuels, qui dépassent les seuls textes. Notre mot «lettré» pose également un problème d'or- dre culturel: comme nous l’avons vu, les ru entretiennent avec le pouvoir des rapports étroits, et le mot «lettré» ne rend pas compte de cette caractéristique des ru. Dans quel- ques cas, «lettré» paraît même tout à fait impropre, le mot qualifiant à l’occasion des tex- tes ou des personnages qui n’ont guère de rapport avec les textes. Dans le Hanshu (chap. 57, p. 2592), il est par exemple question de «ru-immortels (lie xian zhi ru ) qui vivaient dans les montagnes et les marais, et étaient très maigres»; selon le commentateur Yan Shigu, «toute personne maîtrisant une technique [dao shu ] est un ru» (ibid.). De manière analogue, Wang Chong range sous l’étiquette ru shu , «livres des ru», des textes traitant de prodiges, de légendes, d’immortels, tous thèmes qu’on associe plus vo- lontiers avec le taoïsme ou le moïsme qu’avec les traditions lettrées (cf. Lunheng, chap. «Ru zeng», «Dao xu», «Tan tian», «Shuo ri», et «Shi ying»)! Le mot ru désigne peut- être des «magiciens» plutôt que des lettrés dans la célèbre formule fen shu keng ru , «brûler les livres et enterrer les ru», allusion à l'autodafé des livres et à l'exécution des «lettrés» durant le règne du Premier Empereur (cf. notre étude «Le Premier Empereur et les lettrés: l'exécution de 221 av. J.-C.»). Si au départ, comme on l'a suggéré, le mot ru fut utilisé de manière négative, pour qualifier des personnes non engagées dans les activi- tés des champs ou de la guerre, il a très bien pu s'appliquer à toute personne échappant à ces activités, y compris donc à des magiciens, des devins, des rebouteux etc. L’hypothèse est d'autant plus plausible qu'à des époques reculées, les lettrés ne se distinguaient pas radicalement de ces magiciens ou devins; encore sous les Han, certains ru ont des activi- tés d’ordre religieux ou divinatoire (cf. le grand ru Dong Zhongshu lui-même, qui tentait de faire venir la pluie à l'aide de dragons de terre, ou encore le lettré Zhang Yu, qui pra- tiquait la divination). L'un des Classiques, le Yijing, était au départ un traité de divination.

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