Images Re-vues Histoire, anthropologie et théorie de l'art

Hors-série 4 | 2013 Survivance d'Aby Warburg Sens et destin d'une iconologie critique

Sabine Forero-Mendoza et Bertrand Prévost (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/2703 DOI : 10.4000/imagesrevues.2703 ISSN : 1778-3801

Éditeur : Centre d’Histoire et Théorie des Arts, Groupe d’Anthropologie Historique de l’Occident Médiéval, Laboratoire d’Anthropologie Sociale, UMR 8210 Anthropologie et Histoire des Mondes Antiques

Référence électronique Sabine Forero-Mendoza et Bertrand Prévost (dir.), Images Re-vues, Hors-série 4 | 2013, « Survivance d'Aby Warburg » [En ligne], mis en ligne le 30 janvier 2013, consulté le 28 février 2021. URL : http:// journals.openedition.org/imagesrevues/2703 ; DOI : https://doi.org/10.4000/imagesrevues.2703

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NOTE DE LA RÉDACTION

Édition, iconographie et mise en ligne par Giuliana Ravisso.

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SOMMAIRE

Présentation Sabine Forero Mendoza et Bertrand Prévost

Art public et mémoire collective Warburg et le Monument à Bismarck de Hambourg (1906) Micol Forti

Warburg et Binswanger : le savoir dans la fuite Eduardo Mahieu

Pathosformel et mythe du progrès dans l’œuvre de Warburg Silvia Ferretti

Oppositions kantiennes / polarités warburgiennes. Audrey Rieber

Le « regard philologique » de Warburg Adi Efal

Warburg, lecteur de Semper : ornement, parure et analogie cosmique Spyros Papapetros

Image-Animism On the History of the Theory of a Moving Term Karl Sierek

Aby Warburg’s Impresa Davide Stimilli

Science avec patience Georges Didi-Huberman

Mnémosyne à l’époque de la digitalisation globale (Tavola des chocs modernes) Aurora Fernández-Polanco

L’iconologie avant Warburg L’orientaliste Charles Clermont-Ganneau et la mythologie des images Roland Recht

Eugène Müntz : un interlocuteur français d’Aby Warburg Michela Passini

Résonances warburgiennes en France dans les années 1930 La survivance de l’antique chez Jean Adhémar et Jean Seznec Marie Tchernia-Blanchard

Bild und Wort dans la conférence d’Aby Warburg sur les tapisseries Valois : méthode pour une Bildwissenschaft Katia Mazzucco

Epistemology of Wandering, Tree and Taxonomy The system figuré in Warburg’s Mnemosyne project within the history of cartographic and encyclopaedic knowledge Sigrid Weigel

Archéologie des images et logique rétrospective Note sur le « Manétisme » de Warburg Andrea Pinotti

Lieux communs cinétiques. De nymphas, nymphettes et sylves Filippo Fimiani

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Direction–dimension : Ninfa et putti Bertrand Prévost

Menschenopfer Qualche riflessione su Rembrandt Claudia Cieri Via

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Présentation

Sabine Forero Mendoza et Bertrand Prévost

1 Depuis une dizaine d’années environ, l’œuvre d’Aby Warburg connaît un regain d’intérêt manifeste. La France n’est pas étrangère à ce mouvement, bien que les écrits et les intuitions de l’historien de l’art hambourgeois y soient restés longtemps méconnus. Telle est sans doute la raison pour laquelle aucune rencontre d’envergure n’avait été encore consacrée à la réévaluation des propositions du fondateur de « l’iconologie critique ».

2 Le colloque organisé par Sabine Forero Mendoza (ARTES-CLARE, Université de Michel de Montaigne, Bordeaux 3) et Bertrand Prévost (MICA, Université de Michel de Montaigne, Bordeaux 3) a souhaité pallier un tel manque, en envisageant le plus largement possible les diverses facettes d’une œuvre protéiforme et en dressant l’état actuel de la recherche qui lui est dédiée. Parler d'une survivance d’Aby Warburg, revient à souligner d’un même trait l’originalité passée et la fécondité présente d’une pensée qui, tout à la fois, invite à redéfinir l’image, redessine les cadres de l’histoire de l’art et invente de nouveaux motifs et figures.

3 À l’image même d’une démarche interprétative qui présuppose des déplacements dans le temps et l’espace, ce colloque, conjointement organisé par l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, l’Institut National d’Histoire de l’Art (Paris), l’Ecole des Hautes Etudes en Science Sociales (Paris), le Centre allemand d’Histoire de l’Art (Paris), le CAPC/Musée (Bordeaux) et l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts (Paris), s'est déroulé en deux temps et en deux lieux : Aby Warburg à la lettre, à l’Ensba de Paris (18-19

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novembre 2010) et Motifs warburgiens, au CAPC Musée d'art contemporain de Bordeaux (19-20 mai 2011).

4 Dans la mesure où elle entend fonder une nouvelle science de l’art qui présuppose une circulation à travers les savoirs (l’anthropologie, la psychologie, la philosophie, la philologie…), l’œuvre d’Aby Warburg peut être évaluée pour elle-même. Le premier volet du colloque s'est attaché à l’étude de sa genèse et de ses sources comme à l’élucidation de notions et de points théoriques encore insuffisamment analysés. « À la lettre » : l’expression n’est pas une simple formule rhétorique, dans la mesure où l’établissement même du corpus warburgien n’est toujours pas chose acquise. Les textes publiés, on le sait, ne forment qu’un ensemble réduit au regard des carnets de notes qui constituent des lieux d’élaboration conceptuelle et d’invention particulièrement féconds.

5 Cette première session a offert l’occasion de faire le point sur la publication, la traduction et le commentaire des textes. Elle a permis, en particulier, de revenir sur l’interprétation des « formules de pathos » (Pathosformeln) et de la notion de « survivance » (Nachleben), pour en rester aux aspects les plus célèbres de l’œuvre, mais également d’en savoir davantage sur les modèles proprement énergétiques et dynamiques qui informent la pensée warburgienne. Le séjour au Nouveau-Mexique et le dossier du Rituel du serpent, la maladie mentale et sa « sublimation » épistémologique, l’Atlas Mnémosyne, dans le détail de ses planches comme dans sa visée générale, ou encore la bibliothèque KWB de Hambourg conçue comme œuvre, tous ces sujets ont été abordés afin de cerner, autant que possible, une œuvre irréductiblement plurielle.

6 Le second volet s'est donné pour tâche de mesurer l’extraordinaire valeur heuristique de la démarche iconologique et de sonder la résonance actuelle de l'œuvre. De façon plus pragmatique, il a permis de s'interroger sur son devenir et sur la manière d'utiliser ses intuitions. De fait, la science des images instaurée par Warburg aboutit, et ce n’est pas son moindre résultat, à la création de nouveaux thèmes et objets (la grisaille, la Ninfa, par exemple). En prolongeant sa pensée, les intervenants en ont proposé d’autres. En ce sens, ils ont fait subir à Warburg le traitement même qu’il réservait aux images : ils ont suggéré des déplacements, des hybridations, des transformations, des découpes et des montages. Ainsi, la pertinence de la méthode warburgienne au regard du cinéma a été éprouvée, mais l’on s’est aussi penché sur les perspectives interprétatives ouvertes dans le domaine de la photographie et même du numérique. Enfin, ses usages en anthropologie ou dans l’étude des cultures non-occidentales ont été examinés. Au- delà des clivages disciplinaires, c’est donc bien la portée d’une pensée de l’image et de l’histoire de la culture fort originale qui a été diversement évaluée.

7 Les organisateurs remercient les participants à ces journées qui ont accepté la publication de leur contribution. Ils tiennent également à remercier chaleureusement Pierre Sauvanet (dir. ARTES-CLARE), Nicole Pelletier et Danièle James Raoul (dir. CLARE) pour leur soutien ainsi que les membres du comité les membres du conseil scientifique et, tout particulièrement, Anne Lafont (Institut National d’Histoire de l’Art, Paris), Giovanni Careri (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris), Andreas Beyer (Centre Allemand d’Histoire de l’Art, Paris), Alexis Vaillant et Romaric Favre (CAPC/Musée, Bordeaux) ainsi que Jany Lauga (Ecole Nationale Supérieure des Beaux- Arts, Paris), sans l'aide de qui ce colloque n'aurait pu avoir lieu.

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AUTEURS

SABINE FORERO MENDOZA

Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure de Paris, agrégée de philosophie, docteur en Esthétique (EHESS), habilitée à dirigée des recherches, elle est actuellement maître de conférences en esthétique à l'Université de Bordeaux 3 et membre de l'équipe ARTES, EA CLARE (4593). Elle est l’auteur notamment de : Le Temps des ruines. Le goût des ruines et les formes de la conscience historique à la Renaissance, Seyssel, Champ Vallon, 2002, L'Art à l'épreuve du social (dir.), Bordeaux, PUB, 2012, Kant – son esthétique entre mythes et récits, en collaboration avec Pierre Montebello, Dijon, Les Presses du réel, coll. «Fama », 2013 (à paraître) et d'une trentaine d’articles consacrés à l’esthétique des ruines, à la théorie de l'art de la Renaissance à l'âge classique, à la modernité picturale et aux pratiques artistiques mémorielles contemporaines.

BERTRAND PRÉVOST

Historien de l’art et philosophe, il est maître de conférences à l’Université Michel de Montaigne- Bordeaux 3. Il a notamment publié La peinture en actes. Gestes et manières dans l’Italie de la Renaissance, Actes Sud, 2007, Botticelli. Le manège allégorique, Ed. 1:1, L’humaniste, le peintre et le philosophe. Théorie de l’art autour de Leon Battista Alberti, Presses Universitaires de Rennes, 2013.Fr

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Art public et mémoire collective Warburg et le Monument à Bismarck de Hambourg (1906)

Micol Forti

1 Le 29 janvier 1902, Warburg publie, dans le Hamburgische Correspondenten, un article intitulé « La nuit de Valpurga sur le Stintfang »1, signé de la courte abréviation "W.Fl." (à savoir "Warburg-Florence"). Le texte fait référence à la présentation effectuée le 5 janvier, au vélodrome proche de la gare de Dammtor, de 239 projets pour la réalisation à Hambourg d’un monument à Bismarck. Le concours est remporté par le sculpteur Hugo Lederer et l’architecte Emil Schaudt qui réaliseront le monument inauguré en juin 1906 (Fig.1-2).

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Fig.1

Hugo Lederer et Emil Schaudt, Monument à Otto von Bismarck, 1902-1906, Amburgo

Fig.2

Hugo Lederer et Emil Schaudt, Monument à Otto von Bismarck, 1902-1906, Amburgo, detail.

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2 L’article n’est pas une simple chronique. Warburg souhaite prendre part au débat qui s’ensuit et répondre aux nombreuses critiques et invectives consécutives au choix du jury qui est aussi le sien. Mais, au même temps, il veut réfléchir autour des enjeux théoriques posés par la réalisation d’un monument public qui célèbre un personnage central de l’histoire contemporaine allemande.

3 Conformément à ses habitudes, vérifiées à de nombreuses reprises à propos de l’art contemporain et de la vie culturelle de sa propre ville, son intérêt pour cette grande entreprise publique se manifeste dès les phases préliminaires politico-administratives – choix du lieu où ériger le monument, sélection des membres du jury – pour se porter ensuite sur les différentes étapes d’exécution. Il échange des avis avec de très nombreux correspondants épistolaires, accumulant un gigantesque fonds composé d’articles, photographies, coupures de presse en tout genre, qui constitueront un Album grâce auquel il est aujourd’hui possible de parcourir à nouveau les différentes phases du débat relatif au monument de Hambourg2. Il va jusqu’à consacrer un secteur entier de sa bibliothèque aux ouvrages historiques, politiques ou économiques relatifs au Chancelier – tels les livres d’Erich Marcks, convié par Warburg en 1929 à donner une conférence sur "Bismarck et l’antiquité classique"3 – mais également à ses biographies, psychologico-caractérielles et « mythographiques », incluant un superbe ouvrage français de caricatures de Bismarck classées par pays européens et États-Unis4.

4 La bibliographie, établie d’après la thèse de doctorat, publiée par la suite, de Mark Russell5, jusqu’aux travaux détaillés de Jörg Schilling6 et Claudia Wedepohl 7, retrace, selon différents points de vue, les étapes du concours et du monument, indissociables du phénomène général de la profusion de sculptures commémoratives dédiées à Bismarck dans toute l’Allemagne et ses colonies.

5 A partir de ça, ce que je voudrais proposer, c’est une analyse tant des textes que du matériel récoltés par Warburg à ce sujet, qui puisse donner de nouveaux éléments d’interprétation des moyens et des buts propres à l’historien d’art spécialiste de la Renaissance quand il s’est consacré aux événements culturels de son époque.

6 Jörg Schilling, tout comme Claudia Wedepohl, n’ont certainement pas tort quand ils affirment que, dans l’ensemble, le jugement critique de Warburg sur le monument dédié à Bismarck est plutôt vague, voire franchement ambigu par ses aspects polémiques, et que sa contribution théorique sur les éléments formels, que nous analyserons par la suite, n’offre qu’une vision indécise rendant difficile toute évaluation de l’objet d’art. On retiendra toutefois que certaines thématiques mises en évidence par Warburg, même si elles ne furent pas explicitées par un raisonnement construit, s’avérèrent déterminantes pour clarifier l’importance historico-culturelle et les implications théoriques liées à cet événement.

7 Warburg amorce son article avec une critique féroce et irrespectueuse à l’encontre des voix « de l’homme simple plein de bons sentiments et de sa famille » qui contestèrent le choix du jury de récompenser le projet de Lederer et Schaudt. Ses propos vont au-delà de son aversion, manifestée en d’autres circonstances, pour le goût petit bourgeois de la classe moyenne de Hambourg, ce qui pose un problème essentiel, c’est à dire celui du rapport spécial qui s’instaure entre une œuvre d’art officielle, installée dans un espace extérieur, et son public.

8 Le public a des attentes qui correspondent à des critères particuliers : des critères de vérité, comme les définira Gombrich8. Ils déterminent et sont déterminés par des

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"attentes" ponctuelles de la part du bénéficiaire : « Ceci est-il mon Bismarck ? Ceci est- il notre Bismarck ? […] Nous voulons voir dans ce monument ce que Bismarck a fait et éprouvé », écrit Warburg, singeant les propos de la foule incarnée par le « brigadier adjoint aux lourdes bottes ».

9 De telles attentes évaluent l’œuvre au regard de sa capacité d’évocation, de mémoire, de ce qu’elle représente. Le public réclame un « effet de présence » : représenter, « c’est au fond opérer une substitution, la substitution de quelque chose à la place de cette autre […] faire comme si »9, pour citer les propos avec lesquels Louis Marin définit l’un des sens du mot représenter.

10 Warburg semble souligner une séparation de la grande tradition illuministe, celle qui conduit Louis de Jaucourt à écrire dans l’Encyclopédie, on appelle monument « tout ouvrage d’architecture et de sculpture fait pour conserver la mémoire des hommes illustres ou des grands événements, comme un mausolée, une pyramide, un arc-de- triomphe et autres semblables »10. Le monument, c’est d’abord et fondamentalement un lieu de mémoire.

11 Une séparation déterminée par le changement du rôle de la population hambourgeoise des premières années du XXe siècle – celle que Baudelaire définit comme "foule" qui s’organise en tant que public et accède au rôle de commanditaire.

12 La question de l’identité entre image et objet, induite dans le principe, plus global et épineux, de la "ressemblance", est invoquée à grands cris par les citoyens de Hambourg à travers l’exaltation de réels principes "extérieurs", comme l’illustrent la très grande majorité des monuments dans les différentes villes dédiés au Chancelier. Cette demande sous-tend une signification majeure : la possibilité/nécessité de "reconnaître" est considérée comme un préalable indispensable pour "se souvenir". De ce fait, la "mémoire collective" devient le résultat d’exigences subjectives et de pouvoirs objectifs attribués à la vision.

13 Parmi les aspects les plus appréciés dans le personnage de Bismarck du monument réalisé par Reinhold Begas à Berlin (Fig.3), hormis son portrait et la savante composition allégorique, se trouvent surtout deux gestes, deux attitudes grâce auxquels les citoyens "reconnaissent", car ils l’ont "connu", leur héros : le mouvement de la nuque tournée d’un côté, et les doigts de la main légèrement écartés sur la garde de l’épée11.

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Fig.3

Reinhold Begas, Monument à Otto von Bismarck, 1901, Berlin

14 Et c’est précisément sur ce point que Warburg tente d’intervenir, en proposant un point de vue qui pousse le public, auquel le monument doit répondre et avec lequel il doit interagir, à considérer d’autres voies d’interprétation, d’autres modalités pour traduire les méandres de la mémoire collective, dans le cas particulier de l’édification d’un monument devant représenter la ville, la grandeur de la nation, la force de l’État. Dans son essai L’art du portrait et la bourgeoisie florentine, du 1902, Warburg affirme que les œuvres d’art sont le résultat de la collaboration entre « les commanditaires et les artistes » : c’est à dire qu’elles sont dès l’origine le fruit d’un compromis12.

15 Il convient de souligner que Warburg insiste à différentes reprises13 sur le fait que le Monument à Bismarck puisse représenter la « renaissance », le « virage critique », la « formation d’un goût indépendant » dans le développement de « l’art monumental allemand ». Il s’agit d’une allégation qui implique la conjugaison de différents concepts : celui de la renaissance, celui de la renaissance d’un art identifié comme allemand, celui d’une renaissance associé à une œuvre sculptée et tout particulièrement à un monument commémoratif.

16 Nous partirons de ce dernier point.

17 La réflexion théorique autour de la sculpture avait permis, aux XVIIIe et XIXe siècles, d’intéressantes percées quant à la définition d’un langage autonome, mais était alors encore profondément ancré un jugement fondamentalement sceptique et négatif sur la possibilité de la sculpture à devenir un art en position de répondre aux exigences de la modernité. Les critiques de Zola14 et Huysmans 15, conjuguées à celles, bien plus radicales et qui en constituent la genèse, de Baudelaire (au Salon de 1846, il écrit son célèbre essai Pourquoi la sculpture est ennuyeuse16) ou de Hegel dans son Esthétique, vont au-delà d’un jugement négatif limité aux œuvres, et remettent également en question la capacité expressive et le potentiel d’innovation de la sculpture en tant que telle et en rapport à une “ esthétique de la modernité ” par laquelle la sculpture ne semble pas être touchée pour avoir trouvé son acmé dans le passé, dans l’Antiquité classique, comme l’avait d’ailleurs démontré Winckelmann17.

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18 Cet argument propre à la réflexion théorique s’entremêle de façon beaucoup plus générale, aux deux autres points auxquels j’avais fait allusion, c’est-à-dire le concept d’une "renaissance" et celui "d’art allemand".

19 En Allemagne, le débat culturel est particulièrement vif autour de ces thématiques qui associent le problème d’un art national à celui, bien plus rébarbatif, d’un art soit moderne soit national. Des textes de référence, comme celui de Julius Langbehn de 1890, Rembrandt comme éducateur – avec l’inquiétant sous-titre, d’un Allemand –, ou encore celui de Georg Malkowski, L’art au service de l’idée d’État de 1912, mais aussi des initiatives modèles, telle l’inauguration en 1901 à Berlin de la Siegallee, contribuent à promouvoir le rôle "éducatif" de l’art officiel dans la ligne définie par Joseph II. Ils affirment que l’art moderne avait creusé la tombe de la moralité générale et que, du fait même de son caractère international aveugle, dominé par l’art français, il minait l’identité nationale allemande.

20 Parallèlement, des textes comme l’écrit de jeunesse de Goethe, Erwin von Steinbach, de 1772, ou comme les Principes d’architecture gothique de Friedrich Schlegel en 1804, avaient élaboré un concept de Kultur, en opposition totale avec le concept français de Civilisation. Dans ce concept de Kultur, apparaissait la volonté de promouvoir le nouvel art patriotique allemand et une « Renaissance allemande » pour reprendre le titre d’un texte de Wilhelm Lübke de 187318.

21 Dans L’art d’Albrecht Dürer publié en 1905, Wölfflin lui-même devra faire face aux critiques des historiens d’art nationalistes et à leurs clichés, afin de soutenir le choix de Dürer de se rendre en Italie en le présentant comme la décision d’un esprit totalement sain et non « dégénéré » [Entartung], pour reprendre le terme par lequel on l’avait défini19.

22 Cette même année, Warburg publie un essai sur Dürer et l’Antiquité italienne20, dans lequel il met en évidence « la résistance instinctive du citoyen de Nuremberg qui, avec ses pieds sur terre, garde cette sérénité » avec laquelle interprète le Pathosformeln de la Renaissance italienne c’est-à-dire le concept de « Antique » exprimé sous différentes formes expressives, « comme une tranquille autorité »21.

23 C’est très intéressant cette perspective dans laquelle l’identité nationale allemande est représentée par un langage, un style, une modalité d’expression, et au même temps les notions de « Tradition » et celle de « influence » ne sont pas interprétées par Warburg comme « un courant qui traîne les événements » ou comme « une acceptation passive » mais ils demandent « un effort d’adaptation, une Auseinandersetzung [...] qui implique le débat entre présent et passé »22.

24 Dans ce contexte, les positions concernant le monument de Hambourg jouent un rôle particulièrement significatif, non seulement comme prise de position culturelle et politique, mais surtout dans leur rapport au problème théorique du fonctionnement de l’image.

25 La réflexion critique de Warburg se propose d’aborder un « accès à l’œuvre d’art » différent, c’est-à-dire un accès à la connaissance dégagé du ressenti commun enraciné et partagé. Le naturalisme vide, qui « représente vraiment le niveau culturel le plus bas de l’activité artistique » et les principes expressifs basés sur le « théâtre de variétés et [la] pantomime de cirque », sont des mécanismes de pur mimétisme, liés au simple souvenir et non à de plus généraux mais durables mécanismes de transmission d’une "mémoire": « Le Bismarck connu […] est seulement une enveloppe temporelle, qui rend

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superficiellement familière » l’essence de sa présence et de son rôle vis-à-vis de la collectivité.

26 Ce sont ces mêmes dangers que Julius von Schlosser met en évidence dans son bel essai de 1926 sur le Culte moderne des monuments23. Il les avait déjà exprimés en 1911 dans son étude sur les portraits de cire24 : si on se limite à parler – écrit l’historien d’art autrichien – de « poses et gestes stéréotypés », de « symboles dépouillés et accessoires de théâtre », alors on reste « empêtré » dans un certain « extérieur » qui ne correspondra jamais avec le personnage représenté.

27 Il n’existe ni correspondance ni identité entre le détail réaliste, physionomique, anecdotique, et la capacité de l’œuvre d’art à transmettre, au-delà de son époque, la représentation d’un personnage, d’une idée, d’un événement. Ce n’est qu’en construisant une force d’expression et un vocabulaire dégagé des éléments qui font partie du récit et non de l’histoire, du moment et non du concept, du particulier et non de l’universel, que l’œuvre d’art pourra continuer à être représentative en-dehors de son propre contexte temporel.

28 Mais Warburg pressent d’autres dangers sous-jacents à ce qu’il définit comme la « mentalité mercantile petit bourgeois », soit la possibilité d’une corruption de l’image qui la réduise à un produit de consommation, de peu de valeur, fondu « dans le chocolat et dans le savon »25 (Fig.4).

Fig.4

Cruchon en céramique qui représente le visage de Bismarck

29 Cette décadence semblerait aller de pair avec la domination aveugle des images établies sur une vague répétition « du style baroque », sur la modestie des formules allégoriques et sur l’évidence typologique des portraits « de photos instantanées ». C’est une réelle prévision de cette perte de « l’aura » de l’œuvre d’art et du risque d’une « esthétisation

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» de l’image du pouvoir, mais également de "démocratisation" de l’art, que Walter Benjamin26 formulera quelques décennies plus tard dans ses écrits, lui qui aurait tellement désiré participer aux recherches du Warburg Institute.

30 Si l’œuvre est le fruit d’un assujettissement aux requêtes du public – entendu dans son nouveau rôle de commanditaire mais également dans son immensité numérique et indifférenciée –, elle perdra son pouvoir de communiquer, exprimer, évoquer, voire intimider, du fait d’un système stratifié de renvois internes et des multiples possibilités de lecture qui constituent l’essence de son unicité et de son appartenance à l’histoire des images.

31 Elle sera l’expression d’une mémoire individuelle ou générationnelle, et non collective et culturelle, pour reprendre la distinction établie par Aleida Assmann dans son ouvrage Erinnerungsräume. Formen und Wandlungen des Kulturellen Gedächtnisses de 199927.

32 Face à une œuvre contemporaine, Warburg est contraint à renverser le point de vue utilisé dans les travaux de l’époque, comme Échanges artistiques entre nord et sud au XVe siècle28, de 1905, ou postérieurs, comme dans les panneaux de Mnémosyne, pour lesquels même l’objet de consommation, l’image publicitaire, la photographie d’un journal, apparemment dégagés d’une référence directe à la culture dans l’acception la plus élitiste du mot, montrent de fait un lien indissociable avec l’histoire en tant « qu’espace de la mémoire ».

33 Le danger potentiel sur lequel le chercheur insiste ici est inhérent à la création d’un monument public commandé par une institution, jugé par une commission, destiné aux citoyens et, d’une façon plus générale, offert au public. La représentation de l’image de Bismarck est évaluée par rapport à l’objectif de transmission de principes et valeurs collectifs et constitutifs de la nation. L’identité expressive et formelle du monument et de l’image représentée soulève des questions esthétiques qui, prises dans l’engrenage d’une "formule esthétisante" basée sur la "ressemblance extérieure", la feraient disparaître dans le vague cadre d’un vocabulaire vériste/naturaliste qui cherche sa légitimité dans la reprise d’esthétiques néobaroques. La perte d’une conscience collective du rôle de l’œuvre publique constitue le premier pas vers une séparation de l’histoire des images et des idées, vers l’inexorable perte de « l’aura », vers la reproduction en série d’images commerciales désormais détachées de toute nécessité de transmission historico-culturelle.

34 Cette analyse critique est complétée par la pars construens qui voit Warburg participer, une fois de plus, au débat autour de questions relatives au vocabulaire contemporain, en particulier celui de la sculpture.

35 En fait – comme l’attestent de nombreux articles et le discours de Johann Georg Mönckeberg, maire de Hambourg et président de la commission d’évaluation, à l’occasion de l’attribution du prix en date du 10 janvier 1902 –, il ne se limite pas à remplacer l’image-portrait par la représentation d’un "personnage idéal", les détails physionomiques de l’image historique par des références à Roland et à la mythologie, ou à affirmer l’idée d’une essence germanique exprimée sous forme germanique29. Au contraire, Warburg propose d’évaluer la nécessité même d’une image, en particulier celle de Bismarck, à partir du fonctionnement général de l’œuvre à l’intérieur d’un système de perception : d’un « approfondissement de l’objet tenu à distance fixe ».

36 On a largement traité des relations que Warburg entretient avec Adolf von Hildebrand pendant les années de la période florentine à partir de 1897, tout comme de sa

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connaissance de l’ouvrage Le problème de la forme dans les arts plastiques30 de 1893. On ne s’étonnera donc pas de la citation explicite d’Hildebrand au cours de l’article et du rappel de certains concepts fondamentaux de sa théorie visibiliste.

37 L’ouvrage d’Hildebrand s’inscrit dans une ligne théorique qui tend à reconsidérer l’art plastic-sculptural d’une manière autonome et non plus subordonnée à la peinture. Depuis la Lettre sur la sculpture du philosophe hollandais Franz Hermsterhuis, publiée en français en 1769, ou de la plus connue Plastique de Johann Gottfried Herder de 1778, en passant par les réflexions d’August Wilhelm Schlegel dans sa Doctrine de l’art de 1801, jusqu’à la Philosophie de l’art de Schelling de 1802-1804, puis aux Leçons d’esthétique de Hegel de 1818-1821, la production critique et philosophique avait déjà introduit quelques concepts fondamentaux parmi lesquels celui de la tactilité comme vecteur sensible, alternatif, parallèle ou complémentaire au sens de la vue31. La constante ambigüité théorique entre une tactilité réelle, associée au toucher de la main, et une extension du caractère tactile aux fonctions de l’œil, n’a pas limité la portée de la relecture des principes qui constituent et déterminent le statut même de l’œuvre sculptée. Le débat dans lequel s’inscrit Hildebrand conduira ainsi, nonobstant les divers points de vue théoriques, à la révision radicale du rôle de la sculpture dans le panorama des arts contemporains.

38 Ce n’est pas un hasard si Rudolf Wittkower, dans son histoire de la sculpture32, articule la partie consacrée au XIXe siècle autour de deux seuls noms, celui de Rodin (Fig.5) et celui d’Hildebrand (Fig.6), le premier en tant qu’exemple du renouveau stylistique formel dans toute sa radicalité mais totalement éloigné d’un quelconque intérêt théorique, le second pour la force et la diffusion de son texte bien qu’il ne s’agisse pas d’un exemple de Belles lettres33.

Fig.5

Auguste Rodin, Monument à Balzac, 1893-1938, Paris

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Fig.6

Adolf von Hildebrand, Stehenser Junger Mann, 1881-84, Berlin.

39 Le rapport entre ces deux auteurs est entièrement articulé autour de la conception d’ensemble d’une œuvre sculptée. Dans un article sur Rodin de 1918, Hildebrand lui reprochera l’accent mis sur le fragment, l’exaltation du détail, l’infinie multiplicité des plans. Il approuvera en revanche le caractère architectonique de l’image sculptée qui devait se conformer à la définition progressive par plans successifs de sa nature tridimensionnelle. C’était ainsi, selon Hildebrand, que procédait Michel-Ange lui-même à travers la technique de la taille directe de la pierre, que Hildebrand aurait voulu reprendre pour ses sculptures et qui constitue selon lui la technique du futur.

40 La leçon que Warburg reçoit du texte d’Hildebrand est centrée sur certains points fondamentaux qui apparaissent dans ses études des années suivantes. La notion de contrôle, liée à celle de “vision à distance“, est associée au caractère monumental de l’image.

41 C’est précisément lors d’une conférence en 1978, sur le thème de la Sculpture en extérieur, que Gombrich rappelle « la note énigmatique mais profonde d’Aby Warburg sur l’image : “Tu es vive mais tu ne me feras pas de mal”, Du lebst und tust mir nichts. Je considère que cette étrange dualité est toujours présente in nuce quelle que soit la sculpture tridimensionnelle placée en extérieur si elle n’a pas encore subi – de nouveau une observation warburgiennene et benjaminienne – le processus d’esthétisation »34.

42 Hildebrand reconnaît un pouvoir à l’image sculptée en extérieur : quand il identifie un rapport entre la figure plastique, caractérisée par sa valeur cubique, et un sentiment incontrôlable d’angoisse, il en vient à s’opposer au principe d’installation de statues dans des espaces publics. Pour Warburg, le thème du contrôle devait emprunter deux directions parallèles : l’une apte à conserver la valeur du sujet représenté dans la

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mémoire collective et culturelle, l’autre en mesure de maintenir constante et donc inaltérable cette valeur à travers la stabilité expressive des formes.

43 Les deux expressions « Monumentalisation » et « Prise de distance » sont associées par Warburg dans les notes de la planche 30 de l’Atlas (Fig.7), à propos des Batailles de Piero della Francesca à Arezzo.

Fig.7

Aby Warburg, Mnemosyne, tav. 30

44 Il clarifie ces deux concepts, tant dans l’Introduction de l’Atlas (1927-1929) 35, publiée pour la première fois en 1937, que dans l’essai de 1914 sur L’entrée du style idéal antiquisant dans la peinture du début de la Renaissance. Il existe dans la peinture de Piero « une antihéroïque de la figure isolée » afin de faire naître un style « dont la monumentalité héroïque transfigure le réalisme à des fins illustratives, sans pour autant l’éliminer »36.

45 « Le recours à une forme de langue ancienne » auquel Warburg fait référence dans son analyse du monument, est à la base du processus d’adaptation de l’image caractérisée par un parcours de « transfiguration » du réel, et, en même temps, d’une tendance à la « monumentalisation » et à la « grandeur antihéroïque » du sujet. Ces deux aspects sont parties intégrantes de cette « prise de distance » autour de laquelle s’articule le contrôle de l’image. On retrouve une fois de plus ces concepts dans les notes de la planche 49 (Fig.8) dédiée à la grisaille interprétée par Warburg comme une métaphore et forme de contrôle du pathos dompté par l’image du vainqueur, et, dans un sens diamétralement opposé (« perte du “comme si” de la métaphore ») dans la planche 45 (Fig.9), où cette perte est associée aux « superlatifs dans le langage des signes », mais surtout à « l’exaltation de la conscience de soi » et au personnage/concept du « héros individuel qui s’éloigne de la grille typologique ».

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Fig.8

Aby Warburg, Mnemosyne, tav. 49.

Fig.9

Aby Warburg, Mnemosyne, tav. 45.

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46 Warburg insère “comme si” pour indiquer le rapport d’échange entre grisaille – c’est-à- dire principe typologique, structurel de la composition – et métaphore, entre image formellement contrôlée et sa capacité à “être à la place de”, et en déplaçant la notion de héros du champ de l’exaltation individuelle à celui d’une vision distanciée, et donc universellement acceptable de ce que le héros représente.

47 Dans le débat sur le monument à Bismarck, l’opposition “polaire” entre vision dionysiaque et apollinienne apparaît un caractère “primitif” de la forme essentielle associé à une valeur éthique qui trouve ses racines dans les travaux de Winckelmann. Le binôme composé, d’une part de l’essentiel formel, de l’autre de l’éthique de l’image, ouvre la voie à cette esthétique du signe qui joue un rôle fort complexe dans la pensée warburgienne, en s’imbriquant dans les recherches artistiques et philosophiques des débuts du XXe siècle.

48 Le processus d’adaptation de l’image conduit à la disparition de la “description” du geste typique, de l’attribut, de l’anecdote, mais pas de ce qui dans ce geste, cet attribut ou cette anecdote, appartient à la mémoire collective. Cette « langue ancienne est un expédient de l’artiste dans sa tentative de placer […] son œuvre au niveau de la réalité. Si cette forme symbolique réussit toutefois, nonobstant son étroitesse à “vivre”, la restriction devient un fluide de transmission très fort ». L’accès au signe, comme le pressent Warburg, n’est pas un éloignement du système de communication visuelle hautement stratifié comme un “mur palimpseste” – sur lequel les époques successives ne couvrent ni ne cachent jamais les précédentes – même si c’est un domaine particulier de lecture et réinterprétation, peut-être un point d’équilibre, dans le dialogue entre passé, mémoire et présent.

49 Ce n’est pas un hasard que la réflexion sur ces arguments parte d’un monument contemporain, commémoratif d’un personnage public perçu comme un héros. L’œuvre contemporaine devient un important et peut-être incontournable terrain de vérification des questions méthodologiques que Warburg s’employait à approfondir, en particulier au sujet de la définition ou plutôt de la notion de « symbole » qui apparaît dans l’une des deux dossiers de notes dédiées à l’art contemporain, incluant le Monument à Bismarck37.

50 Placé dans ce contexte, le symbole ne se limite pas à converger avec l’image contrôlée, « au-delà du temps », à travers le geste artistique qui coïncide avec une “prise de distance”, mais trouve également un mode possible de communication dans le signe, pris dans son acception de métaphore, de “comme si”. C’est en ce sens que Warburg pense possible un Nachleben, un pouvoir de survivance de l’image formellement essentielle, en-dehors de son temps et en-dehors du souvenir individuel de celui qui a connu Bismarck. Le Nachleben, possible dans la mémoire de l’histoire est possible aussi par rapport à une œuvre contemporaine, à partir de l’appartenance critique et consciente au présent.

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NOTES

1. A. Warburg, « Walpurgisnacht auf dem Stintfang », in Hamburgischen Correspondenten, 29 janvier 1902. Le texte dactylographié est à Londres, Warburg Institute Archive [WIA], III.27.1.[1]. 2. Pour la documentation recueillie par Warburg voir WIA, IV.32.[1-4]. Toute la documentation relative au concours, y compris l’ensemble des projets présentés, est conservée aux Archives communales de Hambourg. 3. WIA, General Correspondence [GC], lettre d’E. Marcks à Aby Warburg du 4 septembre 1929, inv. 16342, dans laquelle il décline l’invitation du fait de nombreuses obligations. 4. J. Grand-Carteret, Bismarck en caricatures, avec 140 reproductions de caricatures allemandes, autrichiennes, françaises, italiennes, anglaises, suisses, américaines, Perrin et C. Éditeurs, Paris 1890. Avec ex-libris de Warburg. 5. M. A. Russell, Between tradition and modernity. Aby Warburg and the public purposes of art in Hamburg, 1896-1918. Berghahn Books, New York-Oxford 2007. 6. J. Schilling, « Distanz halten ». Das Hamburger Bismarckdenkmal und die Monumentalität der Moderne, Wallstein Verlag, Göttingen 2006 ; id. (sous la direction de), Das Bismarckdenkmal in Hamburg 1906-2006, Beiträge zum Symposium “Distanz halten”. 100 Jahre Hamburger Bismarckdenkmal, Arbeitshefte zur Denkmalpflege in Hamburg, n. 24, Boyens Buchverlag, Hamburg 2008. Voir aussi: H.-E. Mitting e V. Plagemann, Denkmäler in 19.Jahrhundert. deutung und Kritik, Prestel-Verlag, München 1972, notamment V. Plagemann, Bismarck-Denkmäler, pp. 217-441; J. Traeger, Der Weg nach Walhalla. Denkmallandschaft und Bilddunsreise im 19. Jahrhuhdert, Bernhard Bosse Verlag, Regensburg 1991; U. Schlie, German Memorials. In Search of a Difficult Past. Nation and National Monuments in 19th and 20th Century German History, Goethe-Institute Inter Nationes, Marianne Exner, Bonn 2000. 7. C. Wedepohl, Walpurgisnacht auf dem Stintfang. Aby Warburg kunst-politisch, in J. Schilling (sous la direction de), Das Bismarckdenkmal in Hamburg 1906-2006, pp. 60-68. 8. E.H. Gombrich, « Standards of Truth: The Arrested Image and the Moving Eye », dans W.J.T. Mitchell, The Language of Images, University of Chicago Press, 1980, pp. 181-218, réimprimé dans Critical Inquiry, Vol, 7, No. 2, winter 1980, pp. 237-273, et dans The Image and the Eye, Oxford 1982, pp. 244-277. 9. L. Marin, Politiques de la représentation, Éditions Kimé, Paris 2005, p. 72. 10. L. De Jaucourt, Monument, en Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par une société de gens de lettres, sous la direction de D. Diderot et J.B. D’Alembert, Imprimerie des éditeurs, Livourne 1773, vol. X, tome II, pp. 636-637. 11. V. Plagemann, Bismarck-Denkmäler, in H.-E. Mitting et V. Plagemann, Denkmäler in 19. Jahrhundert, p. 235. 12. A. Warburg, L’art du portrait et la bourgeoisie florentine, in id., Essais florentins, Klincksieck, Paris 1990, pp. 101-136 13. Également dans une lettre à von Bode, directeur de la Gemäldegalerie de Berlin, adressée alors qu’il concevait son écrit. WIA, GC, lettre d’Aby Warburg à Wilhelm von Bode, du 10 décembre 1902, inv. 35031. 14. É. Zola, Ecrits sur l’art, Gallimard, Paris 1991, p. 244 : « Si un art souffre du milieu moderne, c’est à coup sûr la sculpture ». 15. J. K. Huysmans, L’art moderne ; Certains, UGE, Paris 1975, p. 89 : « De deux choses l’une, ou la sculpture peut s’acclimater avec la vie moderne, ou elle ne le peut pas ». 16. C. Baudelaire, Salon 1846, chap. XVI. Pourquoi la sculpture est ennuyeuse, in Id., Critique d’art, sous la direction de C. Pichois, Gallimard, Paris 1992, pp. 147-149; mais voir aussi salon 1859, chap. IX. Sculpture, ivi, pp. 329-340.

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17. Pour le débat en général, voir J. Lichtenstein, Pourquoi la sculpture ne pouvait pas être moderne ?, in G. Roque, Majeur ou mineur. Les hiérarchies en art, Nîmes 2000; L. Russo (sous la direction de), Estetica della scultura, Aesthetica Edizioni, Palermo 2003. 18. Un ouvrage de H. Belting, Die Deutschen und ihre Kunst. Ein schwieriges Erbe, C. H. Beck, München 1992, reprend de façon très documentée ce double aspect (trad. anglaise, The Germans and their art. A troublesome relationship, Yale University Press, Yale 1998 ; trad. it., I Tedeschi e la loro arte. Un’eredità difficile, Il Castoro, Milan 2005). 19. Un terme, généralement réservé au domaine médical, utilisé en 1893 par Max Nordau dans son ouvrage intitulé Dégénération, où il fait une distinction entre artistes sains et artistes malades : M. Nordau, Entrartung, Verlag Carl Duncker, Berlin 1893, 2 volumes. 20. A. Warburg, Dürer et l’Antiquité italienne, in Essais florentins, sous la direction de E. Pinto, Klincksieck, Paris 1990, pp. 159-166. 21. Ib. pp. 163-164. 22. G. Bing, Introduzione, in A. Warburg, La rinascita del paganesimo antico, La Nuova Italia, Firenze 1966, pp. VII-XXXI, p. XXVII. 23. J. von Schlosser, Vom Modernen Denkmalkuktus, in « Vorträge der Bibliothek Warburg », VI, 1926-27, extrait, pp. 1-21. 24. J. Von Schlosser, Histoire du portrait en cire, postface de Th. Medicus, Macula, Paris, 1997. La traduction italienne de ce livre (Storia del ritratto in cera, a cura di P. Conte, Quodlibet, Macerata, 2011) est accompagnée par l’essai de G. Didi-Huberman, Viscosità e sopravvivenze. La storia dell’arte alla prova del materiale, pp. 7-30. 25. Cfr. C. Wedepohl, Walpurgisnacht auf dem Stintfang, p. 61, aussi pour les citations précédentes. 26. W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique : Version de 1939, Gallimard, Paris 2008, chap. 2, par. 4. 27. A. Assmann, Erinnerungsräume. Formen und Wandlungen des Kulturellen Gedächtnisses, C.H. Beck, München 1999. 28. Cet essai ne figure pas dans l’édition française du recueil de Warburg, Essais florentins. 29. W. Fagus, « Der Roland von Hamburg », in Deutsche Welt, 10 juin 1906, pp. 577-578. 30. A. von Hildebrand, Le problème de la forme dans les arts plastiques, Éditions L’Harmattan, Paris 2003. 31. Cfr. P. D’Angelo, « Dal Settecento a oggi », in L. Russo (sous la direction de), Estetica della Scultura, pp. 91-125. 32. R. Wittkower, Sculpture : Processes and Principles, Lane, London 1977, trad. fr, Qu'est-ce que la sculpture ?: Principes et procédures de l’Antiquité au XXe siècle, Macula, Pair, 2000. 33. En 1914 il était à sa IXème édition. 34. E.H. Gombrich, Sculpture for Outdoors, in id., The Uses of Images : Studies in the Social Function of Art and Visual Communication, Phaidon Press Limited, London 1999, pp.136-153 (traduction française de l’auteur). 35. La première version du texte a été rassemblée par le dit Geburtstagsatlas, sous la direction de G. Bing, E. H. Gombrich, F. Saxl, 1937 [WIA III.109]; Einleitung zum Mnemosyne-Atlas, in Die Beredsamkeit des Leibes. Zur Körpersprache in der Kunst, sous la direction d’I. Barta-Fliedl, C. Geissmar-Brandi, Residenz Verlag, Salzbourg-Vienne 1992, pp. 171-173; trad. it. de G. Sampaolo in Mnemosyne. L’Atlante della Memoria di Aby Warburg, travaux sous la direction d’I. Spinelli, R. Venuti, éd. Artemide, Rome 1998, pp. 23-26; version du texte basée sur P. van Huisstede, De Mnemosyne Beeldatlas van Aby Warburg : een laboratorium voor beeldgeschiedenis, Proefschrift ter verkrijging van de graad van Doctor aan de Rijsuniversiteit te Leiden, 3 décembre 1992 (GS II.1, pp. 3-6 ; AWO II.1, pp. 3-5); trad. it. Mnemosyne. L’Atlante delle immagini, sous la direction de M. Warnke, édition italienne sous la direction de M. Ghelardi, éd. Aragno, Turin 2002; éd. critique in Aby M. Warburg. Mnemosyne Materialen, sous la direction de W. Rappl, G. Swodoba, W. Pichler, M. Koos,Münich- Hambourg 2006.

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36. A. Warburg, L’entrée du style idéal antiquisant dans la peinture du début de la Renaissance, in Essais florentins, pp. 221-243, citation p. 228. 37. WIA, III.27.2.2, folios 1, 3, 4, 4a.

INDEX

Mots-clés : débat, sculpture, Allemagne XIX-XX siècles, identité, mémoire, monument

AUTEUR

MICOL FORTI

Directrice de la collection d'art contemporain des musées du Vatican, elle a enseigné à l’université de Rome « La Sapienza » et a édité avec Claudia Cieri Via, Aby Warburg e la cultura italiana. Fra sopravvivenze e prospettive di ricerca.

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Warburg et Binswanger : le savoir dans la fuite

Eduardo Mahieu

1 Le 27 avril 1921, le psychiatre suisse Ludwig Binswanger (1881-1966) écrit dans son observation : “Hier, a encore violemment agressé l’infirmière [...]. A sauté sur elle du haut d’une chaise, lui a serré le cou et fermé la bouche, de sorte qu’elle ne pouvait crier. Elle aurait pu mourir si quelqu’un ne s’était pas interposé, car le patient a une force colossale”. Ces lignes tracent en quelque sorte un portrait concis d’Aby Warburg, ce perspicace historien de l’art et la culture qui, malgré ses manières, gagne à être connu. Dans l’excès de pathos qu’il traverse à la clinique de Binswanger, il cherche à détruire Ninfa, une pièce maîtresse de sa science sans nom. La nymphe porteuse de fruits, la Fortune, les femmes qui éteignent le feu dans l’incendie de Borgo lui aparaissent, drapées de blouses blanches, métamorphosées telles des menaçantes Judith, Salomé, la ménade, la donna cacciatrice di testa... Néanmoins, après plus de six ans tumultueux ayant attiré autour de lui l’intérêt de savants de l’époque, il reprend ses esprits et conçoit deux outils de recherche qui fascinent la République de Weimar : sa Bibliothèque et Mnemosyne, un atlas des images. Ainsi, l’histoire de sa maladie nous apparaît comme l’autre polarité de l’histoire de sa recherche. En somme, l’histoire de comment Warburg a sauvé sa tête, après l’avoir perdue.

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Warburg avec Binswanger

2 La question de la folie d’Aby Warburg, ainsi que celle de sa guérison, sont associées au nom de Binswanger, figure mondialement reconnue de la discipline au 20ème siècle. C'est dans la clinique Bellevue de ce dernier à Kreuzlingen, Suisse, que se joue en 1923 un tournant dans le tourbillon de la fuite des idées qu’a entraîné Warburg à des actes de folie qui lui vaudraient aujourd'hui le qualificatif de fou dangereux. Ce virage se produit autour de deux événements : la consultation à son chevet du psychiatre allemand Emil Kraepelin (1856-1926), une autre figure tutélaire de la psychiatrie moderne, qui, à l’issue de leur entrevue, change le diagnostic jusqu’alors porté de schizophrénie, renversant du même coup son pronostic. L’autre événement, bien plus connu, est la conférence qu’il donne à la clinique sur le rituel du serpent des indiens Hopi, sur laquelle nous n’allons pas nous étendre dans ce travail.

3 Autour de ces deux moments, le devenir malade de Warburg se transforme, change de polarité, et ses idées fuyantes paraissent désormais filées par Fortuna vers de nouveaux rivages. Néanmoins, si cette année de 1923 à Kreuzlingen devient le point d'inflexion de l'évolution de sa maladie, cela nous paraît insuffisant à expliquer pourquoi et comment il est devenu redux, c’est-à-dire un revenant selon ses propres termes. Dans des mots plus propres de notre discipline, si ces faits s'avèrent capables de précipiter la fin de la crise, ils ne permettent pas à eux seuls de produire la stabilisation intercritique de ses troubles psychiques, et le retour ainsi à un travail riche, intense et productif. Il nous semble nécessaire de faire intervenir d’autres facteurs. Car, Warburg était bel et bien atteint d'une forme sévère d'une entité clinique devenue classique de la psychiatrie : la folie maniaque-dépressive, décrite par le même Kraepelin en 1899. Une maladie à laquelle il a peut être contribué à lui donner la forme moderne de son symptôme essentiel, à travers l'ouvrage que son psychiatre publie en 1932, Sur la fuite des idées. Après avoir réussi à marquer une pause dans l'hybris du pathos de son état mixte maniaco-dépressif, et plongé désormais dans un état de sagesse passionnée, selon ses termes, il donne corps à ses deux instruments de recherche : l’Atlas Mnémosyne et sa bibliothèque, où son savoir faire s'exerce de manière si heureuse pour constituer son œuvre. Engagé dans cette entreprise, en paraphrasant le philosophe italien Giorgio Agamben, il invente un savoir-y-faire avec le symptôme, selon l’expression que nous empruntons à la psychanalyse, qui est signe de la grandeur d’un individu dont les idiosyncrasies, mais aussi les remèdes trouvés pour les maîtriser, correspondent aux besoins secrets des maladies de l'esprit du temps...

Atlas du monde de la fuite des idées

4 La fuite des idées est un topique classique de la psychiatrie germanophone du début du 20ème siècle, nous dirions même sa découverte. Un symptôme de généalogie fuyante, comme il apparaît dans l'ouvrage de Binswanger, qui désigne le trouble essentiel de la pensée de ce qu’on comprend par manie dans la psychiatrie moderne. Le psychiatre allemand Carl Wernicke (1848-1905) le définit comme une perte du fil des associations des pensées qui ne se boucle pas normalement, et il le caractérise par un ordre à trois étages qui reste encore aujourd'hui d'une clarté clinique exemplaire. Binswanger, qui lui reconnaît cette vertu, l’utilise pour ordonner le célèbre ouvrage auquel nous nous

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référons : au fur et à mesure que se perd la boucle des associations d'idées, la fuite des idées adopte trois formes : fuite ordonnée, fuite désordonnée et enfin confusion maniaque. Ce faisant, Binswanger émet néanmoins une critique sur tous les auteurs qui le précèdent, Wernicke y compris, car ils n'y voient dans ce symptôme qu'une oscillation entre un excès et un manque, dans une sorte d’analyse esthétisante que Warburg aurait aussi sans doute réprouvée.

5 Prenant appui dans une citation de Hegel, pour qui l'individualité est ce qui est le monde en tant que sien, Binswanger s'y prend autrement et va au-delà de la perspective associationniste de la psychologie qui fournit les meilleures théorisations de l’époque : pour lui, l’homme et la fuite des idées doivent être abordés à partir du monde nouvellement créé, dans un rapport de co-appartenance. Son ouvrage s’apparente alors à un atlas de cette coappartenance, et la description canonique qu’il s’apprête à faire semble se vêtir des costumes de l’intermezzo de Warburg à Bellevue : dans ce monde, l’homme saute à grand pas, se sert de sa grande gueule pour occuper avec sa parole un espace devenu trop étroit, et semble jouir sans limites. Vu ainsi, l’ouvrage de Binswanger semble refléter la rencontre entre le psychiatre et son patient, tant dans sa forme d’ensemble que dans ses détails, à propos de laquelle le philosophe et historien de l'art français Georges Didi-Huberman a parlé de véritable échange épistémique. Il nous semble pouvoir dire qu'il nous oriente aussi sur le chemin pris par sa guérison dans les années d’après Bellevue, comme nous essayerons de le montrer.

6 Dans Sur la fuite des idées Binswanger s’emploie à explorer ce tout stylistique du sujet dans son monde avec des métaphores qui peuvent paraître a priori favorables, et qui s’ordonnent selon différentes perspectives, si naturellement warburguiennes : un paradigme chorégraphique (la danse comme existence du corps, jouissive et sans finalité), un paradigme festif (un mode d’être optimiste dans une jouissance illimitée), et un paradigme esthétique d’une hybris totalisante (la pure joie comme une existence où temps et horizon sont illimités). Le sujet de la fuite des idées et son monde se constituent en une expérience absolue par laquelle le contact intime avec l’événement de monde dévoile son excès. Mais, le psychiatre le sait bien, il faut se garder de penser que tout n’est que fête et jouissance. Car ces paradigmes son traversés par trois formes d'être-au-monde intercalées par Binswanger et qui semblent réintroduire la confusion dans le style : le tourbillon, un éternel retour à… et un régime particulier du désir, sur lequel nous reviendrons. Si tous ces propos semblent à grands traits nous parler du monde de Warburg, nous pensons que sa présence dans cet ouvrage est peut-être encore plus subtile, comme dirait le père de la psychanalyse, Sigmund Freud.

Une fresque warburguienne

7 Lorsque Max Warburg, le frère ayant hérité de la banque familiale, demande en 1934 à Binswanger que peut-il y avoir d’intéressant dans ses archives en vue de la publication d’une biographie d’Aby, on note quelque embarras dans la réponse du suisse : “Je me suis moi-même souvent demandé à plusieurs reprises s’il y aurait quelque intérêt biographique à voir le psychiatre prendre une fois la parole sur la maladie de votre frère". Sa réponse ne manque pas d’intérêt, car celui manifesté par Binswanger est probablement bien moins biographique que clinique. Nous supposons que c'est bien Warburg qui se dissimule derrière le premier cas clinique de l'ouvrage, déguisé tel Persée dans les fresques de Schifanoïa à Ferrara. Il est certain que Binswanger, comme tout autre clinicien, obéit à

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la règle de produire une métamorphose des cas cliniques publiés afin qu'ils restent anonymes, qui n'est pas sans quelque ressemblance avec celles prises lors des migrations des Dieux païens. Précisément, le fait que le patient du cas nous soit présenté sous les traits d'une femme, pourrait dévoiler cette volonté de dissimulation. Cette toute première vignette clinique de l'ouvrage, où il nous semble reconnaître Warburg, se trouve dans ce que nous pouvons appeler le premier étage de l’atlas de la fuite des idées de Binswanger. De ce cas, atteint de fuite ordonnée des idées, Binswanger effectue tout d’abord une étude clinique et esthétique d’une lettre, signée « A.B ». La lettre est une adresse qu’un patient de Bellevue dirige à la cuisinière de l’établissement, lui reprochant, dans un geste d’invective, de mélanger les récipients de cuisine. Il se dégage d'elle un air de famille frappant avec celle que Warburg écrit aux directeurs de la clinique pour se plaindre de la cuisinière, Mme Höfer, personne qui, d’après l’un des rapporteurs de son histoire clinique, fait l’objet de ses critiques méchantes à longueur de journée. Sans oublier le fait que les rituels alimentaires religieux ont aussi constitué dans la vie de Warburg un sujet de durs conflits avec son père.

8 De même, des questions de style semblent rapprocher la fresque anonyme décrite dans la lettre avec ce que nous connaissons, grâce aux archives de sa folie, des particularités du style d'écriture du journal de Warburg à Bellevue. La lettre étudiée dans Sur la fuite des idées est écrite au crayon, à grands traits qui occupent toute la surface de la page. Comme inspiré par le motto de Warburg, le bon dieu réside dans les détails, le psychiatre affirme que le principe que nous devons utiliser pour comprendre le sens de la lettre, implique d’interpoler les détails à l’ensemble. Binswanger fait remarque qu’une lettre, une W, dépasse en pression et grandeur toutes les autres. Mais aussi, une autre figure de style, celle là en provenance de la rhétorique, retient son attention : l'auteur de la lettre conclut par la réclamation qu’on ne le considère pas comme une poubelle. Binswanger remarque qu’il s’agit d’un totum pro parte, autrement dit une inversion de la métonymie. Nous verrons que ce style télégraphique, auquel la métonymie se prête particulièrement, n’est pas un détail sans importance, comme Warburg l'a fait remarquer dans sa conférence sur le rituel du serpent. 5

9 Recueillons ici, comme un dernier indice pour notre évocation de la lettre comme une fresque warburguienne, le fait que nous trouvons un peu plus loin dans l’ouvrage, en note de bas de page, une remarque autocritique autour des questions diagnostiques : Binswanger dit prendre désormais des distances avec le diagnostique de schizophrénie très large de son maître, le psychiatre suisse Eugen Bleuler (1857-1939), à la suite de quelques consultations particulièrement impressionnantes avec Kraepelin, ce qui fut sans conteste un des tournants surprenants dans la guérison de Warburg.

Atlas du sujet et son monde

10 Si nous prêtons autant d’attention à cette lettre, c’est qu'à travers son étude Binswanger va exposer ce que l'on pourrait nommer les Pathosformeln psychiques de la fuite des idées et qui constituent l’originalité de son atlas : le saut, la grande-gueule, la largeur de vue, comme les trois gestes essentiels de la pensée qui relient le sujet à son monde. L'historien de l'art français Philippe-Alain Michaud évoque une expressivité sans sujet à propos des Pathosformeln de Mnemosyne, où des gestes simples comme lutter, marcher, courir, danser, semblent dégager un caractère d’inquiétante étrangeté. Les pathosformelns de Binswanger nous parlent aussi d'un rapport sujet/monde sui generis.

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D'emblée, Binswanger affirme qu’un sujet sans monde n'existe pas, que c'est une pure abstraction, reproche qui semble adressée à ses prédécesseurs dans l'exploration de la fuite des idées. Inversement, un monde sans sujet est aussi problématique. Comme s'il anticipait les propos du célèbre du philosophe français Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), pour qui ce qui protège l'homme du délire n'est pas sa critique mais la structure de son espace, Binswanger cherche à atteindre ce que ses mondes ont de particulier en psychiatrie. Cette articulation est essentielle pour le mode d’être-au-monde et par conséquence pour les différents styles et figures cliniques, dont celui de la fuite des idées.

11 Ces rapports du sujet et son monde ont dans la fuite des idées des caractéristiques propres que Binswanger est le premier à établir. Il commence par remarquer un désir de contact intime avec l'événement de monde qui lui semble essentiel, ce que le sismographe Warburg ne sait que trop bien. Ce désir de contact constitue pour le psychiatre une ligne de tranchée diagnostique nette avec la schizophrénie. Contrairement au monde idiosyncratique de l’autisme schizophrénique, le monde dans la fuite des idées est dé- loigné, ce qui veut dire que tout est plus près sous la main. Cette spatialisation invite à faire de sauts et donne une largeur de vue sans limites. De ce point de vue, l’Atlas de Warburg apparaît comme le meilleur dispositif capable de permettre au sujet historien de faire des sauts et dé-loignements dans le monde des images. Mais aussi, Binswanger poursuit son analyse faisant remarquer que dans ce monde, les limites et les provinces des structures sociales aussi s'estompent. Une brouille, comme lors des nombreux conflits que Warburg entretient à Bellevue avec les domestiques et qui lui donne tant du fil à retordre.

12 Dans toutes ces temporalisations et spatialisations nivelées, Binswanger affirme que le contact syntonique avec le monde environnant est devenu instantané, ponctuel, dans un présent inauthentique. Des purs points de maintenant où le sujet ne s’attend à rien mais demeure dans un pur-se-laisser-rencontrer-par-quelque-chose. On conçoit que l'historien Warburg en soit désarçonné. Une déstructuration temporelle-éthique, comme la désigne le psychiatre français Henri Ey (1900-1977), premier traducteur de l'ouvrage et ami de Binswanger : l'épisode de 1918, lorsque Warburg rate son entreprise de suicide altruiste, à l'occasion de laquelle il a failli tuer sa femme et ses enfants, concentre en lui comme un tourbillon funeste ce désordre des temps subjectifs et des intentionnalités. Cette temporalité est évoquée par le suisse comme une oscillation d'ensemble sans but, où il n’y a rien de définitif et face à ce monde, où le relief de signification des objets de pensée se perd, l’Atlas de Warburg se profile aussi comme un remède approprié grâce à sa production d’une forme de savoir inédite, qui surgit de la fixation des sauts, de la volatilité, de la fugacité des images en fuite.

Désir de savoir

13 Selon Binswanger, la question du savoir est directement impliquée dans le monde de la fuite des idées. Il reconnaît en l’existence dans la fuite des idées quelque chose comme un renoncement à la connaissance authentique, où il n’y a pas de la part du sujet de reprise du savoir de son expérience. Sans doute, là réside l’importance thérapeutique qu'il suppose à la reprise du travail scientifique pour Warburg, celui dont il craint dans sa correspondance avec Freud qu’il puisse ne jamais reprendre. Peut être aussi en raison du lien qu’il établit entre savoir et désir dans le monde de la fuite des idées :

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l’attitude d’insouciance et d’optimisme maniaque conduit à un vagabondage du savoir et du monde qui dissout toute problématique et qui s’avère capable de tromper le patient sur la possibilité d’être heureux mais sans désir. Une problématique de refus du désir de savoir, mais pas uniquement. Dans les multiples rixes - et d’autres rencontres moins avouables - entre Warburg et ses infirmières, nous pouvons saisir à quel point la question du désir tout court se trouve perturbée chez lui : ses agissements sur sa ninfa schwexte infirmière nous montrent un véritable état mixte, une oscillation incessante entre le désir de volupté et son tranchant mortel. Et dans cette oscillation c'est plutôt elle qui a failli à quelques reprises perdre la tête...

14 Nous trouvons des rapports de ressemblance entre toutes ces figures de style pathologique et les appareils à traiter la fuite des idées que Warburg invente, et dont il a eu l'intuition à Bellevue. Warburg sait qu’ils comportent une production nouvelle de savoir, mais, mieux que personne, il sait qu’ils comportent aussi des vertus de tempérance de la fuite métonymique de la jouissance devenue pathologique. Nous voulons pour preuve qu’il exige que Binswanger se prononce sur la valeur psychiatrique, ainsi que sur la validité thérapeutique, de l’esquisse de sa nouvelle méthode, réellement féconde, selon ses propos.

Manie de la métonymie

15 Pour avancer dans cette direction, faisons maintenant un petit saut en arrière. La folie maniaque-dépressive, entité ainsi nommée par Kraepelin en 1899, réunit dans son antinomie, comme une survivance, l’ancienne manie des grecs avec le terme dépressif d’usage apparu avec la modernité sur le modèle des machines à vapeur. A travers sa survivance migratoire, la manie acquiert son image actuelle lors d’un accord précaire sur trois symptômes : excitation, fuite des idées et évolution discontinue. Auxquels il faut ajouter l’euphorie, les idées de grandeur et sa tendance à récidiver. Une antinomie donc entre l’hybris de pathos et une surprenante capacité à s’en défaire spontanément, elle aussi observée depuis l’Antiquité. La dépression, terme sous lequel on a dilué quelque peu l’ancienne mélancolie, aurait de manière trompeuse des caractéristiques opposées. Nous retrouvons encore le génie de Kraepelin lorsqu’il identifie les états mixtes, une constellation de tableaux cliniques hétéroclite que son élève Wilhem Weygandt (1780-1939) systématise plus tard. Il ne manque pas d’ironie le fait qu’à peine arrivé à Bellevue, Warburg prévient Binswanger qu’il sait très bien ce qu’il a, car il a déjà été examiné à Hambourg par ce même Weygandt...

16 Si nous faisons maintenant un saut en avant, nous retenons que le psychiatre et psychanalyste français Jacques Lacan (1901-1981), précoce lecteur de l’ouvrage de Binswanger, définit la manie comme une métonymie infinie et ludique pure de la chaîne signifiante, qui livre le sujet parfois sans aucune possibilité de liberté. Nous remarquons chez lui l’usage de deux figures de la rhétorique pour orienter les questions cliniques posées par les tableaux cliniques nommés psychoses : la métaphore et la métonymie. La première étant la substitution d’un terme à un autre dans des rapports de similitude, alors que la métonymie réside dans la substitution par des rapports de contigüité entre deux signifiants. Lacan signale que des lors que l’objet primordial du désir tombe sous l’interdit, la métaphore - dite paternelle - instaure dans le sujet le régime du désir. Celui-ci court alors à la recherche de l’objet manquant, de contigüité en contigüité métonymique. Dans le champ qui est le notre, l'articulation fondamentale entre

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métaphore et métonymie constitue une sorte de symptôme fondamental pour la subjectivité.

17 Lacan ne se sert pas d’une pensée d’images pathiques nymphales comme Warburg, mais de petites lettres et symboles mathématiques fluviaux. La substitution signifiante primordiale, il l’écrit par le mathème S1-S2. Comme une survivance de la pensée associationniste chère à Wernicke, Lacan se représente les associations entre les signifiants comme une chaîne. Cette chaîne signifiante se doit de faire une boucle pour constituer une métaphore qui produise du sens : S1, S2, S2, S2... Dans la fuite des idées, et ses pendants sonore, la logorrhée, et d’écriture, la graphorrhée, il se dessine une chaîne ininterrompue et illimitée de petites lettres S1, S1, S1..., sans qu’aucun effet de substitution métaphorique advienne. Comme le dit Binswanger, ici se dévoile une vertigineuse impossibilité de s’arrêter... Autrement dit, la chaîne signifiante n’arrive pas à se boucler et c’est la fuite de tout sens... Et faute d’intervalle entre S1 et S2, le statut du sujet devient très problématique. C’est ce qui met Warburg en très graves difficultés. Il ne peut pas nous surprendre alors qu’il construise sa science sans nom comme une iconologie de l’intervalle, déclinée, comme le montre Didi-Huberman, dans les intervalles du détail, intervalles des champs, intervalles des sens, intervalles des temps, des images des objets de l’art, etc.

Nosologie de la jouissance

18 La dérive insensée de la manie, telle que nous venons de la voir, fait que la jouissance change de polarité et se métamorphose de volonté de jouissance en jouissance mortifère. Car, tout comme pour Ninfa, la jouissance comporte une autre polarité, celle de son tranchant mortel. Très tôt, dans des notes écrites à Florence, Warburg ordonne selon différents styles de jouissance le sens des notions d’antiquité, de paganisme, de survivance dans les styles artistiques. Et il élabore une sorte de nosologie des ces styles de jouissance : l’économie du style Antique, identifiée au païen, est marquée par la recherche de la satisfaction terrestre, jouissance ou autodestruction. Ce n’est peut être pas pour rien que la manie est le tableau clinique le plus antique qui soit... Warburg poursuit définissant le style du Moyen-âge comme celui d’une autodestruction au bénéfice d’une vie future personnelle, à l'image de celle que la mélancolie sait mettre si bien à l’oeuvre pour produire la seconde mort, dont va parler Lacan plus tard. Enfin, il définit celle des Temps modernes, comme une restriction de la jouissance, autodestruction au bénéfice d’une vie future impersonnelle. Comme celle produite par le télégramme et le téléphone qui détruisent le cosmos, dans le style télégraphique de la fuite des idées que Binswanger a remarqué, et dont Warburg parle assombri lors de sa conférence à Bellevue.

19 Désormais, dans l’œil du cyclone de la fuite des idées, il s’agit pour lui de sortir de l’éternel retour à... de la manie, signalé par Binswanger dans son ouvrage, qui implique l’autodestruction. Elle loge pour Lacan dans l’élation maniaque, où il décèle la jouissance qui ravage le désir. Lorsqu’un effet métaphorique producteur de sens vient à manquer, la métonymie sans sujet de la manie produit une accélération de la pulsion de mort aboutissant à une jouissance sans frein, à une mort de jouissance. Car la barrière à cette jouissance mortelle c’est surtout le sens du désir. L’effet de signification, l’effet de sens, constitue une ponctuation qui crée l’intervalle, la discontinuité, et par là même l’effet de sujet. Une fois pris l'élan maniaque, tout se passe comme si Warburg aurait devant lui,

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pour sortir du tourbillon de l’insensé, ou bien la possibilité d’élaborer une métaphore délirante, productrice d'un savoir délirant - c’est-à-dire une nouvelle conception du monde, une weltanschauung comme celle qu'il entrevoit dans sa correspondance avec Binswanger, mais il ne se conçoit pas comme un théoricien -, ou bien de faire une pause réflexive entre l’impulsion et l’action, ce qui apparaît comme le premier signe de civilisation dans ses notes pour Mnémosyne. Une pause qui laisse néanmoins le sujet dans un équilibre précaire, à l'image des petits personnages de la balançoire éternelle qu’il dessine. C'est ce dernier le choix de Warburg à Bellevue.

Une pause dans l'hybris

20 Il faut remarquer que sur ce point Warburg n’est pas une exception. Il est reconnu de tous temps à l’homme maniaque la capacité de suspendre spontanément, et de manière surprenante, l’élation maniaque, et ainsi passer dans une phase différente souvent nommée intercritique par les psychiatres, et qui peut aller de quelques instants à toute la vie. Nous pouvons reconnaître dans ce moment de pause chez Warburg un des effets de la surprise créé par la consultation de Kraepelin, qui ouvre l’espace à cet intervalle lucide, selon l'expression de l'aliéniste français Jean Pierre Falret (1794-1870) . Une intervention qui relève du kaïros hippocratique, la bonne occasion... Voyons cela : le laconique rapport du psychiatre allemand stipule : “Diagnostic : état mixte maniaco- dépressif, avec un pronostic tout à fait favorable. Son départ de la clinique est pour le moment exclu, parce qu’il s’agit d’un cas aigu et que cela ne ferait que ralentir le processus de guérison”. Autant Binswanger que Warburg sont stupéfaits... Ce dernier qualifie de tout à fait incroyable le pronostic posé alors par Kraepelin. La surprise diagnostique vient de créer cet intervalle subjectif pour produire un effet de pause.

21 Soulignons que l'idée de pause est porteuse d’une force de pensée dont les philosophes se sont emparés. Parmi ceux qui nous intéressent ici au premier chef, notons que Agamben remarque dans son étude sur Ninfa - comme le fait Freud dans son étude sur la Gradiva de Jensen -, que ce qui condense la jouissance chez Ninfa c’est une pause, contractée dans le pas dansant comme image canonique. Une image dialectique, selon l’expression du philosophe allemand Walter Benjamin (1892 - 1940), qui réintroduit la dialectique dans l’imaginaire de la jouissance maniaque de Ninfa. Elle est même l’image de la dialectique de la jouissance à l’arrêt, le paradigme chorégraphique de la pause. Une pause non immobile, mais chargée, à la fois, de mémoire et d’énergie dynamique¸ poursuit Agamben. Citons le célèbre paragraphe de Benjamin sur l’image en tant que dialectique à l’arrêt et qui nous éclaire sur ce qui ne fonctionne pas dans les déstructurations temporelles-éthiques de la fuite des idées : une image est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. Nous allons voir que c'est ce que différents psychiatres ont signalé comme manque essentiel dans la manie.

Constellations d'overvorstellungen

22 La vertu thérapeutique de la pause résiderait alors, suivant la perspective de Benjamin, dans la possibilité de reconstitution d’une constellation imaginaire, ou signifiante, qui réintroduise la dialectique. Un éclair dans lequel le pur maintenant, dont parle Binswanger, a la possibilité de refaire une boucle de sens pour rencontrer l’Autrefois. Une boucle, comme les cheveux serpentins de la Vénus de Botticelli, capable de mettre

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en rapport un instant du passé avec le présent, et décontracter le temps lorsque tout sens s’enfuit. Et d’ouvrir ainsi pour Warburg la possibilité d’une reprise de l’histoire intérieure de la vie pour reconstituer son unité immanente, comme dirait Binswanger.

23 L’archétype de cette pause reconstitutive, Agamben la retrouve, fugitive encore, chez Aristote. Le philosophe grec lui prête l'image d'une armée en fuite dans laquelle, subitement, un soldat s’arrête, et puis un autre après lui, et ainsi de suite jusqu’à reconstituer leur ensemble... La fuite désordonnée retrouve soudainement la forme de son unité. Une image qui nous remémore l'évocation que fait Fritz Saxl de Warburg dans sa bibliothèque : un soldat qui rentre à la maison après une bataille victorieuse, et qui institue la pause en méthode. Comme un soldat qui s’arrête au milieu de l’armée de ses idées fuyantes, pour faire une tranchée capable de stopper l’offensive sans frein de la fuite métonymique des images et des paroles maniaques. Cette idée de pause comporte aussi l'avantage de dépasser en clinique psychiatrique la nécessité de penser un retour au statu quo ante en tant que signe de guérison, ce qui préoccupait tant Binswanger dans sa correspondance avec Freud. Elle implique plutôt la possibilité de l'invention de novo d’une représentation d’ordre, une sur-réprésentation, une overvorstellungen, comme celle que les psychiatres phénoménologues allemands Hugo Liepmann (1863 - 1925) et Richard Hönigswald (1875-1947) ont signalée comme constituant le manque essentiel dans la fuite des idées. Une nouvelle constellation d'idées capable de limiter les tendances à associer de façon incoordonnée. Ce qui, dans les termes de Lacan, équivaut à lester la dérive métonymique infinie. Et que dans l'oeuvre de Warburg se retrouve dans chaque planche de son Atlas, pour ordonner la fuite des images autour de différents thèmes avec lesquels il arrête provisoirement les photos des images. Et dont le thème recèle sans doute quelque obscur objet du désir de Warburg. Ainsi, les planches comme overvorstellungen constituent des véritables reconfigurations des structures thématiques vers lesquelles Binswanger invite en 1932 le clinicien à porter son attention dans la fuite des idées. Et que plus tard, en 1935, il situe comme le facteur psychothérapeutique de guérison le plus important : l'exploration des thèmes de l'histoire de la vie intérieure. Un travail patient d'assemblage créateur entre le médecin et son patient, à partir d'actes et expériences qui forment tout d'abord un tissu lâche, progressivement relié autour du thème historique essentiel, inépuisable, résultant de la combinatoire d'inépuisables sous-thèmes...

Savoir-y-faire avec le symptôme

24 Nous ne sommes pas surs alors que l'on puisse évoquer une psychanalyse freudienne à propos du traitement de Warburg. Nous pensons plutôt que le tact thérapeutique de Binswanger réside dans la possibilité de lui permettre de mettre en œuvre un savoir-y- faire avec le symptôme, tel que le définit Lacan. Une manière de s’en servir de son symptôme qui peut avoir des effets tout à fait ressemblants. Ce savoir faire réside dans une cession de la jouissance du pathos au profit d’un gain de désir. C'est la solution que trouve Warburg : un peu moins de fuite métonymique et un peu plus de sagesse métaphorique. Il nous apparaît alors ainsi que tant la bibliothèque que l'Atlas Mnemosyne sont des véritables appareils à traiter la jouissance en jeu dans la fuite des idées, à la fois capables de produire et maintenir l’équilibre précaire que l’oxymoron sagesse passionnée laisse transparaître dans ses propos. Des instruments dont l'avantage est d'être prêts à recommencer une et mille fois la cession de pathos de jouissance au

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profit du gain de savoir, et qui logent le sujet psychohistorien Warburg dans leurs intervalles. Car l’effet maniaque des deux outils de recherche de Warburg a été à juste titre remarqué dès le début. Que ce soit par la fatigue de son collaborateur Fritz Saxl, le vertige du philosophe allemand Ernst Cassirer, ou la tendre bienveillance de sa si proche collègue Gertrud Bing. Désormais, ce sont les autres qui tourbillonnent : assistants et dispositifs...

25 Didi-Huberman remarque que l'Atlas devient un dispositif photographique, une série de séries -de constellations, dirions nous - où le sujet voyage d'époque à une autre, d'une culture à une autre, du familier à l'étrange, et qui permet une série comparative de toutes ces images du monde de l'art éloignées dans l'espace et le temps réels. Un appareil à produire de sauts et dé-loignements des images d'objets d'art, arrêtées provisoirement autour d'un thème, d'un savoir. Warburg lui-même intitule un des manuscrits censés l'accompagner, datant de 1929, Notes fugitives... L'effet de fuite est toujours présent. Rien de définitif, comme dit Binswanger pour la fuite des idées. Le matériau de l'Atlas ou la bibliothèque sont eux-mêmes conçus comme un refus de fixité, comme une pause précaire, instable, une balançoire éternelle. Les photographies, fixées sur les toiles noires à l'aide de petites pinces, laissent la possibilité de recommencer une nouvelle combinatoire après la pause, histoire de nous rappeler qu'il faut peut-être prendre avec des pincettes la constellation formée dans chacun des panneaux. L'Atlas constitue ainsi un appareil à produire une fuite ordonnée des images, comme pourrait dire Wernicke, autour de constellations, des overvorstellungen elles- mêmes changeantes. Les planches constituent ainsi des images de la pause introduite par Warburg, capables de produire des effets de sens. Un savoir de l'intervalle, un savoir dans la fuite, qui s’avère doté d'une efficacité imaginaire qui tempère le déchaînement métonymique de la jouissance, laquelle filerait autrement vers son tranchant mortel, comme Warburg le sait de son expérience-même.

26 L'Atlas et la Bibliothèque sont étroitement conçus l'un avec l'autre. Warburg place Mnemosyne dans la grande salle ovale de la Bibliothèque. Tout autour, dans les étages, se trouvent des boucles de savoir écrit. Plusieurs spirales herméneutiques, comme dit Agamben, qui s’ordonnent selon le principe du bon voisin, métaphore de la contiguïté métonymique : la réponse à la question que l’on cherche ne se trouve pas dans l’ouvrage que l’on prend dans nos mains, mais dans celui qui se trouve à côté. Saxl rappelle que chaque fuite dans la pensée de Warburg conduit à réordonner les livres, transformant le savoir déposé dans plus de 30.000 volumes en organisme vivant, dansant selon des nouvelles causalités. Warburg n'est jamais las de les réordonner sans cesse, dit Saxl avec résignation. Ron Chernow, le biographe américain de la famille, nous apprend que Warburg reste, même après son passage chez Binswanger, une formidable fontaine à paroles, producteur d’innombrables aphorismes dans lesquels il essaye toujours de fixer les idées. L’aspect fuyant des idées semble toujours prêt à glisser vers sa mauvaise pente. Néanmoins, dans un de ses derniers échanges épistolaires - encore une lettre... - Warburg écrit à Binswanger qu’il se trouve dans une Stimmung de sagesse passionnée, dans un état mixte bien tempéré, qui aurait même surpris Kraepelin... Il peut dire alors qu'il réussit là ou ces deux sismographes prédécesseurs, Friedrich Nietzsche et Jackob Burckhardt, ont échoué.

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Une guérison infinie

27 En guise de conclusion, nous pouvons dire que les éditeurs de l'histoire clinique de Warburg ont été bien inspirés de nommer l’ouvrage consacré à l’histoire clinique du séjour de Binswanger à Bellevue La guérison infinie. Même là, nous trouvons une survivance du pathos de la fuite des idées. Nous sommes partis de l'intuition de Binswanger qu'il y aurait des transitions tout à fait intéressantes de ses vues scientifiques à des idées détachées et délirantes, ce qui l'a sans doute inspiré dans cet ouvrage classique de la psychiatrie moderne sur le symptôme essentiel de la maladie de Warburg. Nous en sommes venus à concevoir ces transitions et transformations comme son savoir-y-faire avec le symptôme, celui qui lui a permis d'inventer ses deux outils de savoir, mais aussi, en quelque sorte, de sauver sa tête du tranchant mortel de la ménade maniaque menaçante. Car, en fin de comptes, la guérison de Warburg n'a rien de miraculeux. Elle est le fruit du travail incessant avec les monstres de ses symptômes, et dont le mérite non négligeable de ses psychiatres est de lui avoir permis un renversement de polarité. Et d'être prêt à recommencer sans fin...

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INDEX

Mots-clés : Guérison, troubles psychiques, psychiatre, la fuite des idées, style symptomale, valeur thérapeutique, sagesse passionnée

AUTEUR

EDUARDO MAHIEU

Médecin psychiatre et psychothérapeute, il est l’auteur de El empuje-a-la-mujer de Jacques Lacan. Forma, transformaciones y estructura, El Espejo Ediciones, Córdoba, 2004 ; Enrique Pichon-Rivière, Une figure marquante de la psychanalyse argentine, ouvrage collectif sous la direction de E. Mahieu et M. Reca, L'Harmattan, 2006, « A propos de la guérison infinie de Aby Warburg et Ludwig Binswanger », in L'Information psychiatrique; Vol. 83, N° 4, pp.316-318, Avril 2007; « Diego Alcorta : dissertation sur la manie... aiguë? », in Psychiatries dans l'histoire, J. Arveiller (dir.), Caen, PUC, 2008, p. 113-124 ; « Aby Warburg ou l'art de la fuite », Essaim - Revue de psychanalyse 2008/2, n° 21,

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p. 73-89 ; « La manie dans les Etudes de Ey : une insupportable légèreté de l'être », L'Information Psychiatrique, 2008 ; 84 : 779-862008.

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Pathosformel et mythe du progrès dans l’œuvre de Warburg

Silvia Ferretti

1 Hermann Usener, dans son essai de 1904 intitulé Mythologie, qui a été vu comme une sorte de testament spirituel1, considérait Vico comme le précurseur des études modernes sur le mythe. Il évoquait aussi un autre Italien, Tito Vignoli, remarquant que celui-ci limitait le mythe à sa pure fonction psychique, la personnalisation d’un phénomène naturel2.

2 Usener avait écrit en 1881 une recension sur le livre de Vignoli Mito e scienza, qui venait alors d’être traduit en allemand, où il ironisait sur la prétention du philosophe positiviste de se mesurer à Vico. Usener distinguait clairement l’apport fondamental de Vico à l’anthropologie, l’étude des peuples et des religions, un apport de tout autre mesure que la fort modeste contribution de Vignoli hypothéquée par une ingénuité de fond. Il lui reconnaissait cependant le mérite d’émettre quelques “étincelles” originales, qui seraient susceptibles d’allumer des “incendies” dans des domaines culturels différents3.

3 Usener s’occupait à cette époque de l’édition de son recueil monumental de fragments d’Epicure et commençait à concevoir les prémisses de son essai de mythologie comparée : les Götternamen 4. Il ne se limita pas à lire avec curiosité le livre de Vignoli et à le traiter avec quelque sarcasme, car il en conseilla la lecture à un étudiant éclectique qui suivait ses cours à Bonn, Aby Warburg. L’ouvrage de Vignoli en allemand se trouve encore actuellement dans la Bibliothèque de l’Institut Warburg à Londres, avec des notes de sa main et même quelques passages soulignés de façon emphatique.

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4 Cassirer lui-même, dans la Philosophie des formes symboliques, cite abondamment et favorablement l’ouvrage de Vignoli; il en choisit des passages caractéristiques de son environnement positiviste, les prend en considération avec la distanciation historique nécessaire et en tire - de façon tout à fait originale – ce qui peut lui être utile. Selon lui l’analyse positiviste de Vignoli est intéressante car elle décrit le “parallélisme de la formation des mythes” et soutient l’existence d’une règle de la naissance et du développement du mythe, une norme commune à toutes les cultures. L’atout de Vignoli, qui est aussi sa contradiction interne, est que quoique se déclarant empiriste, il n’en croit pas moins en un a priori de la fonction mythologique, une fonction innée dans l’esprit qui ne disparaît pas avec l’émergence de la science mais demeure à ses côtés5.

5 Cassirer revient sur Vignoli dans le troisième volume de son œuvre, à propos de la possibilité de retracer une origine biologique du mythe dans la psychologie animale, selon les canons de l’évolutionnisme. L’un des thèmes de recherche les plus innovants du positivisme était en effet celui de l’étude du monde perceptif des animaux, une recherche qui a eu d’excellentes répercussions dans le champ de la psychologie de la perception humaine au XXe siècle.

6 Cassirer ne dédaigne pas la multiplicité des lectures et des centres d’intérêt de Vignoli, de la littérature à la science et à la philosophie ; il sent une proximité dans cette façon d’enquêter. Il apprécie en particulier la tendance de Vignoli à donner une ligne gnoséologique à ses thèses, sur la base d’une psychologie de l’appréhension.

7 On peut imaginer que ce sont là les motifs qui des années auparavant avaient déjà suscité la curiosité de Warburg, suivant là son instinct d'ouverture à de nouvelles directions de recherche dans des territoires assez éloignés de son terrain en histoire de l’art (kunstwissenschaftlich). Warburg trouve dans Mito e scienza, le thème de l’unité fondamentale et de la collaboration entre diverses disciplines scientifiques, historiques, psychologiques, que lui-même posait à la base de ses études sur la Renaissance et qui l’a beaucoup rapproché de Cassirer dans les dernières années de sa vie.

8 La correspondance entre Warburg et Cassirer témoigne d’une compréhension réciproque où transparaît une haute affinité spirituelle et sensibilité. Il arrive dans ces lettres que Cassirer clarifie en deux mots sa pensée sur la forme symbolique en distinguant ses deux composantes, la Gestalt, une unité de fonction symbolique, et la Bildung, l’élément de la formation en processus6.

9 C’est là, – ainsi que dans le Tagebuch, ce journal où Warburg, Gertrud Bing et plus rarement Fritz Saxl, notent des idées, des problèmes, des découvertes du travail quotidien au sein de l’institut de Hambourg7 –, que commence à prendre forme et à se déclarer l’intérêt de Warburg pour Giordano Bruno, dont la lecture lui avait été suggérée par Cassirer. Ce qui le frappe chez Giordano Bruno c’est cette harmonie entre les énergies cosmiques et la conscience rationnelle ; il y retrouve les anciennes mythologies cosmologiques qu’il avait observées dans leur transmigration entre orient et occident8.

10 A l’époque où il lit Vignoli, Warburg lit aussi le texte de Darwin The Expression of Emotion in Animals and Men, qui revêt une grande importance pour sa conception de l’expression et du geste : il l’utilisera pour reformuler et amplifier une méthode visant à servir une science de l’art. La mentalité évolutionniste s’affirme avec force au XIXe siècle et il peut apparaître étrange à ceux qui connaissent le langage et la pensée de Warburg, de

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découvrir quelles pouvaient être ses sympathies avec ce milieu culturel. Nous savons en effet que l’orientation de sa pensée s’accorde plutôt sur celle des ennemis déclarés du positivisme, comme Burckhardt et Nietzsche, et que son regard aimait à se tenir à proximité de l’antiquité grecque qui, à travers les multiples coulisses de l’histoire, était revenu à la surface lors de la Renaissance, tout en s'accompagnant d’une volonté de confrontation et d’affirmation de soi typique des époques qui savent établir un rapport fort avec la tradition.

11 Warburg n’a pas le caractère conciliant de Cassirer qui tend souvent à résoudre avec optimisme les différends d’opinion avec ses contemporains en partant d’une vision de l’histoire des idées comme croissance progressive et dépassement des contradictions par un développement dialectiques, selon le schéma hégélien du devenir de l’esprit. Warburg n’a jamais suivi les visions universalistes et dogmatiques typiques de certains positivistes comme de nombreux idéalistes. Il se sert de théories philosophiques, historiographiques, anthropologiques et psychologiques pour retracer les motivations, cachées ou non, qui mènent les hommes d’une certaine époque à s’entourer de certains signes, symboles, styles et images, plutôt que d’autres.

12 Dans son œuvre, les problèmes et les solutions forment un réseau complexe de liens historiographiques qui ne sont ni linéaires, ni de causalité, ni abstraits ni généralisants, mais qui reposent sur une série d’épreuves de vérification, sur un vaste territoire interdisciplinaire de matériaux historiques soumis à la lumière de la remémoration. On reconnaît désormais combien était novatrice, dans son étude sur l’image artistique, son idée d’un rapport entre magie et sciences au début de l’époque moderne, son intuition d’une racine commune entre le mot et l’image dans l’expérience primaire de l’humanité9, et combien une notion qu’il a forgée, la “formule de pathos”(Pathosformel), a contribué à amplifier la possibilité d'aborder plus intimement le message artistique.

13 Warburg célèbre la renaissance des divinités olympiques, détentrices de la forme parfaite (il dira plus tard « organique »10), porteuses d'une extraordinaire vitalité emphatique suggérée par le mouvement des drapés et des chevelures mues par un souffle virtuel. Le renouveau de ces signes permet de renouer avec le sens apollinien et figuratif d’une dimension de la mesure, et de confirmer son propre rôle dans le temps historique. Ces figures de dieux, dotées de pouvoir de métamorphose, sont ensuite devenues des figures de saints et des scènes tirées de la religion judéo-chrétienne; à une certaine époque, elles ont été voilées, rendues prisonnières d’armures statiques et pesantes, maladroites si ce n’est pas monstrueuses, dans des structures qui communiquent de la signification mais pas le signe immédiat de la vitalité. Mais c’est ainsi qu’elles ont réussi à se conserver jusqu’au renouveau de la mobilité et de l’agitation de l’antiquité: le choix d’imiter le style des Anciens est considéré par Warburg comme une libération de la superstition et de l’obscurantisme.

14 Le progrès réside dans ces éclairs d’une antique intuition du monde dans son combat pour réussir à s’exprimer. Il faut alors « interpréter les figures de l’Olympe païen non pas comme de simples phénomènes artistiques, mais comme des êtres religieux » pour comprendre pourquoi elles furent si difficiles à combattre de la part des cultures ennemies du paganisme11.

15 Selon Warburg, la forme-archétype de l’énergie prit origine dans une situation de peur, de risque et de souffrance qui trouva la voie de l’expression religieuse ou artistique. Cette forme de structuration se reproduit consciemment ou inconsciemment, chaque fois que les hommes tentent de recomposer, dans le cosmos immédiatement

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perceptible des images, une expérience qui se représente toujours, pour des raisons individuelles ou historiques, comme chaotique. C’est la raison pour laquelle il est important d’identifier « les symptômes d’un âge critique de transition », selon une expression qui se répète souvent chez Warburg12.

16 Le choix du pathos, de l’image de la douleur, de la peur ou de la pitié, pour conférer de la force à une image, répond aussi à l’exigence de rendre cette image plus durable, grâce à la force de l’impression qu’elle engendre chez le spectateur. Au milieu du XVIIIe siècle, Edmund Burke remarquait déjà que les impressions de l’âme qui durent le plus, et qui donc allongent la vitalité des fonctions cognitives et rendent plus active l’imagination, étaient liées aux passions de la souffrance et de la mort, à condition qu’elles se manifestent à une certaine distance du deuil ou de l’événement douloureux lui-même13.

17 En 1902 Warburg observait: « Quand des manières contradictoires de concevoir la vie jettent les membres isolés de la société dans des affrontements mortels et leurs inspirent une passion unilatérale, elles causent irrésistiblement le déclin de la société; et pourtant, ce sont en même temps des forces qui favorisent l’épanouissement de la civilisation la plus haute, quand à l’intérieur de l’individu, ces mêmes contradictions s’atténuent, s’équilibrent, et au lieu de se détruire, se fécondent mutuellement, apprenant ainsi à élargir l’ensemble de la personnalité. C’est sur ce terrain que croît la fleur de la civilisation de la Renaissance florentine »14.

18 On sait que la Pathosformel implique une polarité de par sa formation même, puisqu'elle naît d’oppositions excessives dans l’âme, mais aussi en raison de sa transmigration temporelle et géographique: c’est une formule qui repose naturellement dans la mémoire de l’humanité et peut ressurgir à des époques, dans des zones géographiques et des cultures très éloignées et non communicantes15. Une telle voie d’accès à la recherche historique est bien sûr peu conforme à la mentalité positiviste et à la conception linéaire du temps historique qui se conçoit comme un progrès unidirectionnel vers des formes plus rationnelles de la société et de la connaissance. En réalité on y perçoit plutôt un écho de la théorie de Vico des “cours et recours”, une théorie que Warburg pourrait avoir connue dans les leçons et les textes d’Usener et qu’il a certainement repérée chez Vignoli.

19 Warburg n’a cependant pas en tête la formulation d'une théorie univoque sur l’histoire: il examine tout concours de circonstance possible lui permettant de tracer un itinéraire mental à travers des temps, lieux différents, des situations diversifiées. Vignoli savait que Vico n’était en rien un théoricien du progrès historique. Dans un livre de 1864, Di una teoria razionale del progresso, ouvrage imprégné de darwinisme et d’analyses physico- cosmologiques appelées en soutien à l’idée de progrès, Vignoli affirme son admiration pour le génie de Vico, gloire de la philosophie italienne, mais il ne soutient toutefois pas le “cercle perpétuel et stérile” dans lequel le philosophe napolitain enclot l’humanité. De fait, à l’époque du positivisme, les principaux interprètes de Vico s’accorderont toujours contre la théorie des “cours et recours” 16. Mais vu qu'il l’avait inséré dans sa “théorie du progrès”, Vignoli devait admirer chez Vico quelque chose de plus vaste pouvant intéresser un amateur aussi éclectique que lui.

20 C’était sans doute le cas de la psychologie poétique développée par Vico, qui depuis est devenue fondamentale pour les sciences historiques, mais il s'agissait aussi de l’analyse que proposait Vico quant à l’intelligence primitive comme origine du mythe et du symbole. Quoique Vico ait, en tant que “platonicien”, une vision “mythologique” de

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l’histoire, Vignoli montre un grand intérêt pour un aspect de sa pensée qui deviendra peu après de grande importance pour les sciences de la culture. Cet aspect concerne l’esthétique ou plus exactement le langage: le développement, avec Vico, de la philologie comparée, une discipline qui s’était affirmée en Europe et que Vignoli suivait avec un grand intérêt 17.

21 Cette attention spécifique de Vignoli, qui se manifeste avec plus d’ampleur dans Mito e scienza, contribua pour beaucoup à l’établissement du lien avec l’école philologique de Bonn où le jeune Warburg écoutait Usener.

22 Par ailleurs on trouve chez Vignoli, au-delà d’exaltations convenues sur l’évolutionnisme historique, des thèses qui purent être partagées par Usener, Warburg et plus tard Cassirer. Le thème de la psychologie comparée, qui étudie la continuité des représentations entre les animaux et les hommes, mène Vignoli sur les traces d’un phénomène considéré comme originel dans toutes les cultures: la personnification de l’émotion soudaine. Les événements naturels et les apparitions sensibles transformées en symboles sont à l’origine des superstitions, des rituels magiques, des religions et des mythologies, et président aussi à la naissance primordiale de la recherche scientifique18. Dans la philosophie des formes symboliques de Cassirer, le passage de l’individualisation à la détermination des espèces joue un rôle de premier rang, de même que le passage du fait particulier et personnel au type qui est à la base de la formation symbolique la plus évoluée. Dans Mito e scienza, Vignoli pense à une sorte d’acte unique de conscience dont découlent aussi bien le mythe que la science, comme deux courants parallèles qui cependant à un certain moment de l’histoire se surpassent l’un l’autre, viennent à confluer pour se séparer de nouveau19. Il s’agit là d’une thèse confuse et faiblement théorisée qui révèle la contradiction intime au sein d’une conception évolutionniste qui doit élaborer un permanent retour à la surface de motifs ancestraux (on note d’ailleurs que même dans les grands textes du positivisme européen le mythe n'est jamais complètement réabsorbé dans la science).

23 On peut comprendre les difficultés auxquelles se heurte Vignoli dans sa tentative de sauver tout à la fois la continuité naturelle et le progrès de la civilisation qui comporte la mutation, le changement de direction, l’émergence d’éléments nouveaux. La succession qui va du mythe à la logique coexiste avec “l’évolution des notions abstraites”, sans que l’auteur ne s’en rende compte. Ce sont là des problèmes que Cassirer se retrouvera à affronter, certes avec une conscience théorique et historiographique bien supérieure, pour donner alors des assises fonctionnelles à la forme symbolique et en assurer la variabilité.

24 Warburg trouve chez Vignoli cette confluence complexe de suggestions variées qui formera le motif central de sa recherche interdisciplinaire. Il n’y a aucune raison que la “religion du progrès” ne le trouble particulièrement car il vivait à un moment de son siècle où le positivisme était déjà entré en crise et il est probable qu’il percevait à sa façon les contradictions de la pensée de Vignoli comme une tentative de sortir du point de vue traditionnel sur le rapport mythe-science.

25 Par ailleurs il s’intéressait particulièrement à la question du statut mental de l’homme primitif, conçu chez Vignoli comme preuve de la progression de l’humanité vers des stades plus évolués pour aboutir à la civilisation de la science : c'est une question qui devient plus complexe chez Warburg, en particulier avec le problème du rapport entre les primitifs et l’antiquité en raison de sa recherche d’une anthropologie pouvant rendre compte aussi bien des conceptions de l’existence des primitifs que des

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conceptions gréco-antiques et modernes (que l’on pense au parallèle qu’il établit entre Athènes et Oraibi dans Schlangenritual, sur le ‘rituel du serpent ‘20). Selon une conception largement répandue dans la psychologie et l’anthropologie de son époque, Warburg considère que l’élément primitif, loin d’être rendu caduc par la civilisation et le savoir scientifique, demeure fondamental dans les comportements civilisés et revient à la surface à certains moments de l’histoire, dans les formes de choix expressifs de l’art et de la communication, ou bien sous la forme tragique de la folie collective, de la déflagration des impulsions destructives.

26 J. J. Bachofen appartient à ce groupe des théoriciens d’un scepticisme historique à contre courant à l'instar de Nietzsche et Burckhardt ( les grands “inactuels”): ce spécialiste du matriarcat et de la religiosité chthonienne a contribué à renverser le rythme de l’évolution et la continuité de l’histoire culturelle. En accord avec Bachofen, Warburg ne considère pas les données historiques comme de simples faits, ni la recherche de sources comme le résultat de simples associations; il n’accepte pas le principe de l’association d’éléments psychiques proposé par le positivisme, une conception d’ailleurs sérieusement contestée si ce n’est démontée à son époque, par Bergson par exemple. L’interprétation des faits et des contextes consiste plutôt en un travail de décomposition et recomposition, il s’agit de percevoir et de suivre des empreintes grâce à l’intuition propre à l’historien, à sa conception des notions de temps et d’événement qui le mèneront à repérer sous des détails apparemment insignifiants, des expressions d’un dynamisme formant un style. Et pour Warburg le style ne montre jamais une évolution organique dans l’histoire de l’art21.

27 Je ne crois pas que Warburg ait jamais adhéré, en tant qu’homme du XIXe siècle, au positivisme ni surtout aux doctrines de l’évolution22, contrairement à ce que certains pensent pouvoir constater dans des théories comme la translation d’images et la conception héréditaire des instincts gestuels et des réactions spontanées et inconscientes. Le fait qu’il y ait selon lui, comme selon Freud, une espèce de réservoir inconscient de faits qui peuvent revenir se manifester sous des formes pathologiques ou non dans la conscience, n’a rien à voir avec le progrès ou l’évolution de l’humanité. Il semble plutôt que Warburg et Freud, sous des modalités différentes bien sûr, relèvent les manifestations d’une “malaise dans la civilisation”, un dur effort d’adaptation aux nécessités imposées par le progrès scientifique et par les conditions économiques, l’accomplissement d’un travail qui réprime le sens spontané et naturel de la vie ou qui débouche sur l’expression de la génialité dans les œuvres artistiques.

28 Rappelons ici ce qu’avait dit Usener : “l’idée de progrès est associée à des étincelles de pensée” 23 qui peuvent mener à des nombreuses découvertes et intuitions dans des domaines très variés et qui ont construit la modernité, comme l’idée de la peur de l’homme primitif face à l’inconnu et l’inexplicable, ou comme le passage du culte à la culture, de la foi dans la transcendance au mythe de la civilisation. J’entends par là que la foi dans la civilisation et dans un parcours rectiligne qui devrait nous y conduire a aussi produit (et contenait en soi, comme préexistant) un fort désir de retour aux sources “primitives”, de curiosité pour les ambiguïtés du fétichisme; de même que la sécularisation a mené à un véritable approfondissement sur les origines du sacré et sur la religiosité, à la naissance de l’histoire comparée des religions, sans parler des études d’anthropologie et de l’extraordinaire diversification du phénomène de l’art au XXe siècle. Comme le dit Alain Michaud: Warburg reprend les clichés progressistes du

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positivisme pour les renverser24. Progrès et régression forment selon lui un couple qui procède en parallèle.

29 Contrairement à ce qui il a souvent été dit25, la sagesse, selon Warburg, ne se perd pas dans la “banalité de la technique” ; elle se perd en raison de l’irruption de la folie dans l’individu comme dans la collectivité, et la folie peut être générée tant par les monstres de la magie et du mythe que par la violence de la technique. Warburg était très intéressé par le merveilleux dans le progrès technologique, il croyait à l’importance de la photographie pour la reproduction et l’étude des détails dans les œuvres d’art – et ceci bien avant Benjamin – mais aussi comme document de science de l’art et moyen de transmission des signes de la psychologie de son époque, comme le démontre la composition de l’Atlas.

30 Je ne pense pas que Warburg fasse partie des dénigreurs de la technologie entre le XIXe et le XXe siècle. La perception du péril qui dérive du progrès technologique, manifestée de façon explicite à la fin de la conférence sur le ‘Rituel du serpent’26, n’a rien à voir avec une pathologie de Warburg comme individu, mais renvoie plutôt à une pathologie du temps historique, comme une souffrance qui se répète à différents moments de l’histoire face à l’accélération des moyens et des rapports entre l’homme et un monde extérieur insoutenable, sans commune mesure avec le Denkraum, cet espace de la pensée qui nous assure une qualité de distanciation entre nous et le monde qui nous entoure.

31 Dans un fragment de 1891 Warburg dit: « Le jugement (Urteilskraft) est le produit du fait même de la distance entre sujet et objet ; quand cette distance se fait valoir comme sentiment de distance dans le sujet » 27.

32 L’essai de 1912 sur Sassetti et la Renaissance florentine se situe déjà dans cet ordre d’idées. Les sensations que cet ouvrage nous communique, en nous montrant la mutation de l’humeur de Sassetti dans son testament et dans ses choix d’emblèmes et de symboles de son pouvoir, interpellent ce qu’on pourrait appeler “le Devenir dans le Trépas”. Le poète – ou le héros tragique – qui perçoit le présent comme avènement d’un monde différent, alors que tous autour de lui continuent à rester avec l’esprit tourné vers le passé, risque la mort, selon Hölderlin28. « Dans l’usage métaphorique des figures de l’antiquité, Sassetti aussi bien que Rucellai révèlent combien dans cette époque de transition de l’attitude subjective, ils aspiraient à un équilibre nouveau entre des énergies différentes” 29.

33 Max Weber reconnut immédiatement en lisant “Les dernières volontés de Francesco Sassetti” que l’ami de Laurent de Médicis et de Poliziano était un personnage digne de ses recherches sur l’esprit du capitalisme. Weber écrivit à Warburg que le Lebensstil (style de vie) est toujours en contraste avec la Wirtschaftsform (le régime de l’économie) et que Sassetti se heurte à « une impossibilité de fonder un nouveau style de vie à partir des nécessités du pouvoir économique »30.

34 Dans les « échanges de civilisation artistique », mythe et logos se superposent et s’alternent selon les vicissitudes de l’histoire. Le logos semble ainsi correspondre à la recherche continuelle et à la redécouverte cyclique des traces évidentes du mythe le long des voies explicites ou souterraines au cours de l’histoire. Warburg ne cherche pas des connexions ou des parentèles à partir d’un point de vue téléologique a priori et abstrait, ou selon un mécanisme d’enchaînement de causes à effets. Il révèle au

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contraire la prudence de l’historien empirique qui, comme l’archéologue, doit dégager de la boue et des déchets un nouvel objet avant de pouvoir dire de quoi il s’agit.

35 La structure même de la Pathosformel, sa consistance matérielle sous forme d’image visuelle, sa puissance presque tactile, mais aussi sa nature de schéma où ce qui est complexe et contradictoire se manifeste en une unité, comme s’il s’agissait de quelque chose de simple et d'immédiat ; tout cela ne saurait s’accorder avec l’idée de progrès. Une telle formation sensible acquiert un caractère de solidité en tant que structure permanente mais elle est aussi protéiforme; elle ne répond pas à un goût constant mais oscille entre les pôles opposés de l’histoire et ne se manifeste que rarement en un tout organique: dans l’œuvre d’art. Lors de cette lutte entre les pôles de la contradiction, elle peut se dissimuler comme forme incomplète lorsque l’un des pôles triomphe temporairement sur l’autre, elle se conserve alors intacte mais voilée, jusqu’à ce qu’un choix de style bien précis ne l’amène à une nouvelle extériorisation.

36 Le mythe du progrès est beaucoup plus ancien que la foi dans la science du positivisme, et dès l’antiquité on assiste à une alternance dans les visions du monde entre mythe du progrès et mythe de la décadence. Il a été récupéré dans des idéologies politiques de toutes tendances et toutes l’ont aussi abandonné. Il est difficile de le théoriser au-delà d’un certain point car il n’existe pas de preuves certaines de sa consistance réelle. On peut dire seulement que, pour reprendre les mots de Benjamin, « du paradis souffle une tempête... ». La bataille de Warburg pour le droit des êtres humains à leur Denkraum, à une raisonnable possibilité de mettre sa propre existence à l’abri du hasard ou de la folie destructive de soi et des autres, cette lutte peut paraître parfois comme une bataille pour le progrès, mais la conscience de l’exiguïté des probabilités qu’a la raison de l’emporter sur l’irrationnel, amène la pensée laïque, non religieuse, à constater l’impuissance des garanties de son salut.

NOTES

1. M. M. Sassi, “Dalla scienza delle religioni di Usener a Aby Warburg”, in Aspetti di Hermann Usener filologo della religione, Pisa 1982, 80. 2. Sur Usener et Vignoli, ibid. 83 ss. 3. H. Usener, compte-rendu à Tito Vignoli, Mythos und Wissenschaft, in Deutsche Litteraturzeitung, Berlin, 2. Juli 1881, 1066-1067. L’œuvre de Vignoli a été publiée à Milan en 1879. 4. H. Usener, Götternamen. Versuch einer Lehre von der religiösen Begriffsbildung (1896). Rappellons que Psyche de Erwin Rodhe est paru en 1893. 5. Ernst Cassirer, Philosophie des formes symboliques, trad. J. Lacoste, Paris 1972, II, La pensée mythique, 37-38, et aussi III, La phénoménologie de la connaissance, trad. C. Fronty, 92-94. 6. Aby Warburg – Ernst Cassirer, Il mondo di ieri. Lettere, édité par Maurizio Ghelardi, Torino 2003, 54-55. S.Ferretti, Il demone della memoria, Casale Monferrato 1984 , G. Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps de fantômes selon Aby Warburg, Paris 2002, 434-435. 7. Aby Warburg, Tagebuch der kunstwissenschaftlichen Bibliothek Warburg, hrsg. von K. Michels und Ch. Schoell-Glass, Berlin 2001.

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8. A. Warburg, « Art Italien et Astrologie Internationale au Palazzo Schifanoia à Ferrara », in Essais florentins, trad. S. Muller, Paris 1990. 9. A. Warburg, « L’art du portrait et la bourgeoisie florentine. Domenico Ghirlandajo à Santa Trinita. Les Portraits de Laurent de Médicis et de son entourage » (1902) , in Essais florentins cit. , 110. « Francesco Sassetti représente ce type de bourgeois intègre et intelligent d’une époque de transition qui, sans pose héroïque, rend justice au nouveau sans pour autant renoncer à l’ancien ». 10. Voir Aby Warburg, Atlas. Mnémosyne, introduction de Aby Warburg, où il parle de « style organique ». 11. A. Warburg, « La divination païenne et antique dans les écrits et les images à l’époque de Luther » (1920), in Essais florentins, cit. 250. 12. Ibid. 13. E. Burke, Enquiry on the Origine of our Ideas of Beautiful and Sublime (1757). 14. A. Warburg, « L’art du portrait… » op. cit, 110. 15. Voir S. Ferretti, “La polarità nella formazione filosofica e culturale di Aby Warburg”, in Claudia Cieri Via, Pietro Montani, Lo sguardo di Giano, Torino 2004. 16. Benedetto Croce, Bibliografia Vichiana, II, Napoli 1948, 647-648. B. Croce, La filosofia di Giambattista Vico (1911). 17. Eugenio Garin, “Il positivismo italiano alla fine del secolo XIX fra metodo e concezione del mondo”, in Giornale critico della filosofia italiana, LIX, 1980, 1-27. 18. T. Vignoli, Mito e scienza, op. cit., 76. 19. Ibid. , 97. 20. A.Warburg, Le Rituel du serpent. Récit d’un voyage en pays pueblo, Paris 2003. 21. A. Warburg, « Les dernières volontés de Francesco Sassetti » (1907) , in Essais florentins, cit., 169 ss.. 22. Ernst Gombrich, “Warburg und der Evolutionismus des 19. Jahrhunderts”, in Ekstatische Nymphe…trauernder Flußgott. Porträt eines Gelehrnten, Hrsg. R.Gallitz und B.Reimers, Hamburg 1995, 52 ss. 23. Voir Roland Kany, Mnemosyne als Programm, Tübingen 1987, 74. 24. Ph.A. Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement , Paris 1998, 33. 25. Kany , cit. 175. 26. Rituel du serpent, cit. 27. Fragment 189 cit. en M. Rampley, The Remembrance of Things Past. On Aby Warburg and W. Benjamin, Wiesbaden 2000, 43. 28. Fr.Hölderlin, Oeuvres I, Gallimard 1967, 656. 29. Warburg, Sassetti , op. cit. 195. 30. Max Weber, Werke GA, Tübingen 1992, II, 5 Briefe 1906-1908, 390-91. Sur Warburg lecteur de Weber M. Diers, Warburg aus Briefen, Weinheim 1991, 94.

INDEX

Mots-clés : Usener, Vignoli, Vico, Cassirer, forme symbolique, Denkraum, mythologie, science, philosophie

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AUTEUR

SILVIA FERRETTI

Professeur d’Esthétique à l’Université de Macerata, elle est l’auteur de Il demone della memoria. Simbolo e tempo storico in Warburg, Cassirer, Panofsky, Genova 1984, Antichi e moderni. L'elaborazione del passato, Pisa 2005, Apologia del gusto (avec Filippo Focosi), 2012.

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Oppositions kantiennes / polarités warburgiennes.

Audrey Rieber

1 Il est devenu courant d’éclairer la pensée de Warburg en la mettant en rapport avec la philosophie nietzschéenne, la psychanalyse, l’anthropologie ou encore la théorie des émotions de Darwin. Pour fructueuses que soient ces associations, c’est néanmoins sous un angle différent, néokantien, que j’envisagerai ici les « formules véritablement antiques servant à l’expressivité exagérée du corps ou de l’âme »1. Je ferai l’hypothèse que ces Pathosformeln et la structure psychique dont elles sont le symptôme peuvent être vues comme la réponse warburgienne au problème de la conciliation des oppositions d’entendement, qu’elles sont, en d’autres termes, une façon de « refuse[r] dans tous les domaines la pédanterie paralysante du « ou bien – ou bien », [non] pas faute de ressentir les contradictions dans toute leur acuité, mais par refus de les considérer comme irréductibles »2. Non seulement les formules du pathos unissent des éléments en tension, mais la structure psychique dont elles sont le symptôme articule plusieurs pôles que les « abstractions de l’entendement séparateur », pour reprendre la formule hégélienne, pensent isolément3. En caractérisant le psychisme de schizophrène, Warburg met en circulation le sujet et l’objet, l’identité et la différence ou encore l’être et la pensée. Quant au couple Apollon et Dionysos, il permet lui aussi de penser les rapports entre les opposés sur un mode inédit qui scelle également la spécificité de Warburg par rapport à Nietzsche. L’hypothèse selon laquelle ces formules, en tant que symptômes d’un mouvement psychique oscillatoire entre des pôles que l’entendement est enclin à séparer, proposent une solution au problème postkantien de la conciliation des opposés peut évidemment surprendre, puisque c’est généralement l’iconologie panofskienne, et non la pratique psycho-historique de Warburg, que l’on inscrit dans un horizon

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postkantien, et plus précisément cassirérien. Mais le propos ne sera pas d’affirmer que Warburg a attribué pour fonction aux formules du pathos de penser ensemble ce que le kantisme sépare – les problèmes qu’il se pose ne sont pas ceux de Hegel, de Fichte ou de Cassirer. Il s’agira bien plutôt de montrer la portée spéculative des Pathosformeln que l’on peut inscrire dans le cadre du problème philosophique central introduit par la critique, la levée du dualisme kantien qui traverse aussi bien l’idéalisme allemand, la phénoménologie de Merleau-Ponty (l’être-au-monde) que la pensée de Deleuze et Guattari (la machine désirante). À quoi s’ajoute que les formules du pathos offrent non seulement une solution au problème de la mise en rapport des oppositions kantiennes, mais que, en pensant leur articulation dans le temps en termes non de téléologie ou de dialectique, mais d’oscillation, de battement ou de greffe, Warburg propose une conception inédite de la temporalité (historique).

Figures de conciliation : Aufhebung, formes symboliques, Pathosformeln.

2 Avant de montrer de quelle manière les formules du pathos font éclater ou, ce qui revient au même, font se réunir, les oppositions kantiennes, il n’est peut-être pas inutile de rappeler de quelle situation héritent les successeurs de Kant. Pour asseoir l’objectivité du jugement (scientifique) ainsi que pour libérer la philosophie des spéculations dogmatiques, Kant distingue fermement ce qui relève de l’objet de ce qui relève du sujet, ce qui est de l’ordre de l’être de ce qui est de l’ordre de la pensée, le concept de noumène jouant ici une place centrale. L’activité du sujet transcendantal consiste à structurer le donné mais sans le constituer. L’être, la matière demeurent ontologiquement et épistémologiquement extérieurs au sujet. Le sujet transcendantal impose une forme au fond (une distinction lourde de conséquences dans le domaine de l’art) sans qu’il y ait à proprement parler d’adéquation entre eux et sans qu’ils forment une véritable union. Lorsque l’entendement saisit la nature à travers les catégories, la connaissance ne se confond pas avec l’être. Les objets sont connaissable (on peut formuler à leur endroit un ensemble de jugements synthétiques a priori), mais leur structure ontologique demeure inaccessible. En plus de poser un écart irréductible entre le sujet et l’objet, l’être et la pensée, le criticisme kantien distingue les pouvoirs et les limites respectifs de nos facultés (raison, entendement, sensibilité, imagination). En soutenant que le sujet appréhende l’objet à l’aide de catégories a priori et d’une donation sensible structurée par les formes a priori de la sensibilité de l’espace et du temps, Kant garantit la possibilité de la science tout en marquant clairement le point à partir duquel l’entendement s’égare. Quant à la détermination des conditions d’un recours régulé aux idées, elle permet de marquer le point où l’usage de la raison devient dogmatique.

3 Mais cette double conquête se fait au prix de l’instauration d’une série d’oppositions que les successeurs de Kant s’efforceront de (ré)concilier. Il s’agit pour eux de dépasser la liberté formelle de l’entendement, c’est-à-dire, pour parler en termes hégéliens, d’aller au-delà de la « liberté de séparation d’avec l’être » qui consiste à « absolutiser ce qui la délimite, la détermine, la nie »4. C’est dans ce contexte que j’aimerais voir dans les formules du pathos une réponse au problème postkantien de la conciliation des dualismes introduits par l’entendement séparateur.

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4 À l’instar de la forme symbolique que Cassirer, puis Panofsky, définissent comme une « énergie de l’esprit par laquelle un contenu de signification spirituelle est accolé à un signe sensible concret et intrinsèquement adapté à ce signe »5, la formule du pathos, à sa manière, lève d’emblée et par principe l’opposition entre la forme et la sensibilité. Elle est à la fois formule, catégorie, mode de structuration et de production, fruit de l’activité d’un sujet créateur et sensibilité, affection, affectivité liée à une corporéité, passivité. Et, lorsque Warburg considère que « la rhétorique musculaire de Pollaiolo » est constituée « des superlatifs authentiquement antiques du langage des gestes »6, il pense ensemble des catégories verbales, littéraires (« superlatifs », « rhétorique », « langage ») et des catégories corporelles (« geste », « musculaire ») : il met en rapport le verbe et la pensée avec le corps et la matière. C’est aussi l’opposition entre la forme et le contenu que les Pathosformeln rendent caduque, puisque les « modèles de mimiques pathétiques fortement accentuées »7 sont non le signe mais le symptôme et le porteur de certains états psychiques. Tandis que le signe est dans un rapport extérieur et arbitraire à la chose qu’il désigne, le symptôme n’est pas un simple indicateur mais l’expression, la manifestation d’un état. Dans les formules du pathos, la forme n’est pas appliquée de l’extérieur au contenu ; la forme n’est autre que le contenu qui s’est extériorisé. « Il n’y a aucune nécessité, lit-on dans la Phénoménologie de l’esprit, d’appliquer de l’extérieur au contenu concret le formalisme ; celui-là est, en lui-même, le passage dans celui-ci, lequel, cependant, cesse d’être un tel formalisme extérieur, parce que la forme est le devenir indigène du contenu concret lui-même »8 ; le contenu est « quelque chose d’effectif, un sujet, ou un advenir à soi-même »9. Cette réflexion de Hegel, qui montre l’insuffisance d’une conception extérieure des rapports entre la forme et le fond, indique que les Pathosformeln comportent des enjeux philosophiques qui sont ceux de la philosophie postkantienne. Mais la solution de Warburg se distingue fondamentalement de celle de Hegel, puisque le « contenu » en question n’est pas l’idée mais un mélange inextricable d’états corporels, d’émotions et de pensées.

5 Tout aussi anti-kantienne est l’affirmation selon laquelle la forme est mouvante. « Là où d’autres avaient vu des formes déterminées délimitées, des formes reposant en elles- mêmes, il [Warburg] voyait des forces mouvantes, il voyait ce qu’il appelait les grandes « formes du pathos »10.

6 Dans ce discours prononcé à l’occasion de la mort de son ami, Cassirer insiste sur la fluidité des catégories warburgiennesnes. Tandis que, pour Kant, l’imposition de formes par les catégories a pour fonction de structurer le devenir, d’arrêter le flux mouvant des phénomènes, bref, et selon les mots de la Critique de la raison pure, d’organiser la « rhapsodie des perceptions », l’ « exagération gestuelle » que Warburg repère chez un Botticelli n’est pas une simple mise en forme du mouvement mais une forme en mouvement, une mise en mouvement de la forme11. Ces gestes, loin d’être de simples formules esthétiques (au sens où l’on parle de « formules toutes faites ») sont donc dotés (et issus) d’une poussée générative. La force qui s’y manifeste est anachronique : les « superlatifs du langage mimique », porteurs d’une « capacité expressive idéalement intensifiée »12, sont les symptômes de la disposition psychique fondamentale de l’homme. En la qualifiant de schizophrène, Warburg fournit un nouveau paradigme pour penser ensemble une série d’oppositions kantiennes entre le sujet et l’objet, l’être et la pensée, l’identité et la différence.

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Catégories et schizophrénie.

7 Le psychisme humain, animé, parfois secoué, d’une tension insoluble entre forces opposées, est qualifié par Warburg de schizophrénique. « Souvent il me vient à l’esprit que, en tant que psycho-historien, je cherche à établir la schizophrénie de la civilisation occidentale, à partir de ses images par un réflexe autobiographique : la nymphe extatique (maniaque) d’un côté, et le dieu fluvial mélancolique (dépressif) de l’autre »13. Ce travail de psycho-historien n’est pas sans faire penser à l’entreprise psychologique du Nietzsche de La Naissance de la tragédie qui déclare faire sienne « une question psychologique aussi difficile que l’origine de la tragédie chez les Grecs »14. Psychologue-historien, Warburg se donne pour tâche de déceler « la forme stylisée en sublime tragique, susceptible d’exprimer des valeurs-limites de l’expression mimique et physionomique »15. Ces valeurs-limites manifestent une énergie et une structure schizophréniques propres au psychisme de Warburg et, de façon beaucoup plus intéressante, à l’ensemble de l’humanité. « L’humanité toute entière est éternelle et de tout temps schizophrène »16. Dans le passage précédemment cité, la polarité se noue entre la nymphe extatique (maniaque) et le dieu fluvial mélancolique (dépressif), c’est- à-dire entre une jeune figure féminine (le terme de nymphe étant tiré du grec ancien νύμφη / númphê, « jeune fille ») et une figure masculine. Souvent associées aux satyres et à leur puissance sexuelle, les nymphes évoquent ici un débordement d’énergie qui s’oppose à la passivité mélancolique du dieu du fleuve. L’extase, le fait d’être hors de soi, extraverti, projeté à l’extérieur s’oppose bien à la dépression, au repli sur soi, à l’inhibition, bref à l’ « abaissement » mélancolique, à son « enfoncement » pour reprendre l’étymologie latine de « depressio ».

8 La manie, que Warburg associe à juste titre à l’extase, peut être définie comme un état de surexcitation où un intérêt exclusif est porté à certains objets. Elle est opposée à la mélancolie, caractérisée, elle, par un retrait de la libido, un abattement physique et moral. Les polarités mises en tension sont donc au nombre de trois ; elles se nouent entre le féminin et le masculin, l’extérieur et l’intérieur, l’activité et la passivité. Il est important de comprendre qu’elles signifient moins deux possibilités antinomiques de l’esprit humain que les deux extrémités entre lesquelles il se meut. La schizophrénie, donc, permet de penser ensemble plusieurs séries d’oppositions entérinées par le kantisme, entre le sujet et l’objet, l’être et la pensée ou encore l’identité et la différence – une opposition dont Hegel a montré combien la suppression est nécessaire pour penser l’unité. La schizophrénie est en effet, par définition, une confusion entre le sujet et le monde extérieur, le moi et le non–moi. Le terme, tiré du grec « σχίζειν » (fractionnement) et « φρήν » (esprit), signifie littéralement « esprit coupé », clivage. C’est une « coupure de l’esprit », non au sens d’une personnalité double, comme on le croit le plus souvent, mais d’une perte de contact avec la réalité. D’un point de vue psychanalytique, elle résulte d’un conflit entre le Moi et la réalité ; en termes hégéliens, elle est l’identité de l’identité et de la différence. Warburg ne conçoit pas le rapport entre ces pôles d’une manière dialectique, comme pourrait le faire Hegel, mais sur le mode du battement, l’état schizophrène étant un état oscillatoire. Bleuler, qui a introduit le terme, a décrit comment les patients oscillent entre une sensibilité exagérée et une anesthésie totale des sentiments. En considérant que sa mission » est de « fonctionner comme un sismographe de l’âme sur la ligne de partage entre les cultures »17, Warburg voit dans sa propre schizophrénie le symptôme mais surtout le

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capteur et le révélateur des secousses schizophréniques, transhistoriques et transculturelles, de l’humanité.

Apollon et Dionysos

9 Ces secousses, ces tensions et unions provisoires peuvent aussi être pensées à partir du couple nietzschéen d’Apollon et de Dionysos. Celui-ci permet de clarifier la notion de Pathosformeln, mais aussi de saisir plus précisément le rapport entre des pôles que le logicien considère comme contradictoires et le psychologue en conflit. En s’appuyant sur la paire conceptuelle nietzschéenne, on peut en effet envisager leurs relations d’une façon qui n’est pas antinomique (Kant), mais pas davantage dialectique (Hegel) : en termes de combat ou, au contraire, d’union mystérieuse. Mais rappelons au préalable en quels termes Nietzsche caractérise l’apollinien et le dionysiaque dans les premières pages de La Naissance de la tragédie. Tandis que le royaume d’Apollon est celui des arts plastiques (et d’une partie de la poésie), Dionysos règne sur les arts non plastiques de la musique et de la danse. Warburg prend donc une certaine liberté par rapport à Nietzsche lorsqu’il qualifie de dionysiaque certains traits psycho-formels d’œuvres appartenant aux arts plastiques. C’est notamment le cas dans son commentaire d’une gravure d’après les Métamorphoses d’Ovide, La Mort d’Orphée (maître anonyme, Venise, 1497), où il entend l’écho des « sombres mystères de la légende de Dionysos »18. Avant de commenter plus en détail son analyse, j’aimerais présenter encore un peu l’apollinien et le dionysiaque nietzschéens. L’opposition de ces deux forces est celle qui distingue le rêve, la belle apparence, de l’ivresse19. Au fondement de cette dualité réside la reconnaissance, ou au contraire la suppression, du principe d’individuation. Si l’apollinien est le règne de la « mesure », de la « délimitation », du « calme tout de sagesse » qui, sur le plan moral, s’expriment par les principes du « Connais-toi toi-même » et du « Rien de trop », c’est parce qu’il consacre le principe d’individuation. Le dionysiaque résulte au contraire de sa rupture, puisque c’est de la réconciliation de l’homme avec l’homme et de l’homme avec la nature que procèdent ces caractères du dionysiaque que sont l’ivresse et l’extase. La « démesure » dionysiaque est l’expression de l’» harmonie universelle » ou, en d’autres termes, de l’» Un originaire ». Dans ses chants et ses danses, c’est la « puissance artiste de la nature toute entière » qui s’exprime. Les rapports entre l’apollinien et le dionysiaque sont complexes, puisqu’il y a conditionnement réciproque, conflit mais aussi union. Sur un plan métaphysique, Apollon ne peut exister sans Dionysos, car la conscience apollinienne n’est rien d’autre que le voile qui dissimule le fond dionysiaque de l’être. Mais, inversement, « l’être véritable, l’un originaire, en tant qu’éternelle souffrance et contradiction, a besoin en même temps, pour sa perpétuelle délivrance, de la vision extatique et de l’apparence délectable » (N.T., p. 39), l’artiste étant « en quelque sorte ce médium par l’entremise duquel le seul sujet qui existe véritablement fête sa délivrance dans l’apparence » (ibid., p.47). Si Apollon ne peut être sans Dionysos, celui- ci ne peut exister sans celui-là. Par ailleurs, dans la mesure où ils constituent des forces opposées, ils mènent un perpétuel combat l’un contre l’autre, combat néanmoins émaillé de réconciliations provisoires. Si, dans une perspective kantienne, une réconciliation de l’être et du rêve ou encore de l’ivresse et de la maîtrise est inconcevable, Nietzsche considère que c’est justement aux « noces mystérieuses » qui ont suivi le « long combat » de l’olympien et du dionysiaque que l’on doit la naissance de la tragédie attique et du dithyrambe dramatique. Or il est possible d’avancer que,

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parmi les fruits de cette union agonistique, figurent les formules du pathos. Tandis que leur dimension pathique renvoie au dionysiaque, leur caractère formulaire évoque la mesure et la forme apolliniennes qui délimitent et contiennent le « torrent dionysiaque ». Tandis que l’union de l’apollinien et du dionysiaque permet à Nietzsche de penser la naissance de la tragédie et du dithyrambe dramatique, Warburg s’en sert pour concevoir la nature et la possibilité des formules du pathos. Et à la thèse de Nietzsche selon laquelle cette union caractérise in fine l’ère hellénique en général – « le dionysiaque et l’apollinien, se renforçant, par une série sans cesse renouvelée d’enfantements réciproques et de conflits, ont dominé l’être hellénique » –, fait écho l’affirmation de Warburg selon laquelle « les études sur les religions de l’antiquité gréco-romaine nous enseignent toujours plus à considérer que l’Antiquité est en quelque sorte symbolisée par un hermès bifrons d’Apollon et Dionysos »20. Et si la Renaissance est une résurgence de l’Antique, il n’est pas étonnant d’y voir sourdre à nouveau le conflit entre le « titanesque », ou le « barbare », et la « liberté vis-à-vis des émotions les plus sauvages » – les termes sont de Nietzsche. Le philosophe toutefois, contrairement à ce que fera Warburg, n’interprète pas la Renaissance à partir du couple Apollon et Dionysos, mais l’appréhende sous un angle axiologique, celui de la restauration d’une haute culture : « Il y eut à la Renaissance un renouveau, brillant et extraordinaire, de l’idéal classique et du mode noble d’évaluation de toutes choses »21. Warburg au contraire insiste sur le fait que le Quattrocento voyait dans l’Antiquité un « hermès au double visage, l’un sombre et démonique [ …] et l’autre clair et olympien »22. Quant à l’article consacré à « Albert Dürer et l’Antiquité italienne », il établit comment, « par l’intermédiaire des Italiens, il [Dürer] eut recours à l’Antiquité non seulement pour l’ivresse dionysiaque, mais aussi pour la lucidité apollinienne »23.

10 L’innovation (la provocation) de Nietzsche dans la Naissance de la tragédie consiste à battre en brèche la conception classique de l’Antiquité héritée de Winckelmann pour y voir « l’art dionysien », bref : « l’orgiasme »24. C’est sur cette même reconnaissance que se fonde l’étude warburgiennene de l’œuvre de Dürer, introducteur de la Renaissance dans les pays du Nord. « Jusqu’ici, le classicisme partial et toujours admis de la théorie de la « grandeur tranquille » de l’Antiquité a empêché que l’on se plonge plus sérieusement dans l’examen des documents, et donc que l’on souligne comme il se devait l’enseignement de cette gravure et de ce dessin »25. Le dessin de Dürer, La Mort d’Orphée, et la gravure sur cuivre, déjà évoquée, consacrée au même thème (tous deux conservés à la Kunsthalle de Hambourg) nous apprennent que, dès la seconde moitié du XVe siècle, « les artistes italiens ont cherché dans le trésor perdu et retrouvé des formes antiques, autant que la mesure de l’idéal classique, des modèles de mimiques pathétiques fortement accentuées »26. La thématique de cette gravure mérite d’ailleurs d’être soulignée : Orphée, figure apollinienne, est tué par les ménades de Dionysos qui voulait se venger du culte qu’Orphée rendait à Apollon. Mais lisons plus en détail le commentaire que Warburg lui consacre : « C’est une voix authentiquement antique, familière à la Renaissance, qui retentit ici ; car la Mort d’Orphée n’est pas seulement un motif d’atelier, dont l’intérêt ne serait que formel : c’est aussi une expérience authentique, revécue passionnément et intelligemment, dans l’esprit et selon la lettre de l’Antiquité païenne, et née des sombres mystères de la légende de Dionysos »27. Le psycho-historien suggère que la Renaissance a compris, oui : revécu l’Antique dans la mesure précisément où elle s’est ouverte à l’ivresse dionysiaque. Lorsque les artistes du Quattrocento imitaient l’Antique, ils n’y voyaient pas un simple répertoire de figures et de gestes où puiser à volonté. Bien plus fondamentalement, ils ré-animaient son

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antagonisme fondamental grâce à « l’aptitude à cet acte esthétique qu’est l’» empathie » en train de devenir une force constituant le style »28. C’est à l’occasion notamment des fêtes et des danses, domaine par excellence de Dionysos, que les hommes de la Renaissance revivaient la gestuelle antique et les tensions qui s’y originent. Ces forces ne se limitent ni à l’Antiquité ni à sa Renaissance ; tirant les conséquences de l’affirmation de Nietzsche selon laquelle les forces olympiennes et orgiaques sont des « pulsions artistiques de la nature » (N.T., p. 32), c’est-à-dire des constantes ontologiques de l’être, Warburg soutient que leur conflit traverse l’histoire. Lui qui s’est donné pour tâche d’élaborer une « psychologie historique de l’expression humaine »29, considère que chez les « clowns » qui surgissent au soir de la cérémonie humiskatcina, on trouve le même dualisme que dans la tragédie grecque. « Pour peu que l’on connaisse un peu la tragédie antique on retrouvera ici la dualité du chœur tragique et du jeu satyrique, « greffés sur une seule branche »30.

Polarités

11 De ce dualisme de forces psychiques à l’œuvre dans les formules du pathos, j’aimerais encore souligner que, contrairement à ce qu’on pourrait croire, il ne se superpose ni toujours ni exactement avec l’opposition entre Apollon et Dionysos. La note qui suit, rédigée pour la conférence de Kreuzlingen sur le rituel du serpent, montre que les paires conceptuelles warburgiennes ne sont pas strictement équivalentes. « Placé par ma naissance entre l’Orient et l’Occident, poussé par une affinité élective vers l’Italie, qui doit chercher à se construire une nouvelle personnalité autour de la ligne de partage des eaux entre l’Antiquité païenne et la Renaissance chrétienne du XVe siècle, je fus poussé vers l’Amérique, un objet mis au service d’une cause supra-personnelle, pour y connaître la vie dans sa tension entre les deux pôles que sont l’énergie naturelle, instinctive et païenne, et l’intelligence organisée »31. Ce passage met en exergue une tension schizoïde chez l’individu Aby Warburg, mais aussi dans l’histoire culturelle de l’humanité (l’Italie de la Renaissance, le Nouveau Mexique des Indiens hopis). Les pôles de cette tension sont caractérisés par trois oppositions : entre l’Orient et l’Occident, l’Antiquité païenne et la Renaissance chrétienne, l’énergie naturelle, instinctive et païenne et l’intelligence organisée. Ces trois polarités ne coïncident pas immédiatement avec celle entre Apollon et Dionysos. La première, entre l’Orient et l’Occident, peut tout à fait être référée à celle entre dionysiaque et apollinien. En évoquant « le déchaînement débridé de mouvements expressifs corporels tel qu’il se produisait tout particulièrement en Asie mineure, dans le cortège des dieux de l’ivresse »32, l’introduction de l’atlas Mnemosyne associe le dionysiaque à l’Orient. Du second conflit, celui entre l’Antiquité païenne et le christianisme, il est plus difficile de considérer qu’il recouvre celui des deux divinités, également païennes. Il est néanmoins possible de les recouper si l’on admet que lorsque Warburg oppose christianisme et Antiquité, il conçoit la Grèce antique comme fondamentalement dionysiaque. Le christianisme peut alors être érigé en antithèse des « commotions orgiaques » (N.T., p. 48) des fidèles de Dionysos. Mais, pour Nietzsche, cette antithèse entre le Christ et Dionysos n’a pas le même sens que celle qui oppose ce dernier au dieu de Delphes, puisque, tandis que celle-ci donne lieu à des réconciliations temporaires mais fertiles, celle-là est antinomique, irréconciliable et absolue33. Ecce homo s’achève sur ces mots : « M’a-t-on compris ? – Dionysos contre le Crucifié »34. La troisième opposition, qui distingue l’» intelligence organisée » de l’» énergie naturelle, instinctive et païenne »,

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est plus difficile encore à ramener à celle qui se noue entre les deux dieux. On pourrait caractériser le dionysiaque en termes d’» énergie naturelle » et « instinctive » car, ce qui s’y exprime, c’est « l’abolition du voile de Maya, l’être-un comme génie de l’espèce, ou même comme génie de la nature. C’est l’essence de la nature qui doit ici s’exprimer symboliquement » (N.T., p. 35). Quant à la mise en rapport de « l’intelligence organisée » avec Apollon, elle n’est guère évidente, le couple Apollon / Dionysos n’équivalant en aucune façon à la distinction traditionnelle entre raison et passion. Néanmoins, dans la mesure où Apollon est le dieu de la mesure, on pourrait éventuellement l’associer à l’idée d’organisation. Mais cette interprétation peut à juste titre paraître forcée dans la mesure où le point qui intéresse Warburg dans sa conférence sur les Indiens hopis est l’opposition entre mythologie religieuse et rationalité scientifique, une opposition qui n’intervient pas dans la Naissance de la tragédie. Bien plus, il me semble important de ne pas chercher à superposer à tout prix la série d’opposés warburgiennes au couple nietzschéen d’Apollon et de Dionysos. La tension précédemment évoquée entre la nymphe extatique et le dieu fluvial mélancolique ne s’y superpose pas non plus parfaitement. D’abord, les nymphes peuvent être associées à chacun des deux dieux. On pourrait toutefois essayer de les associer plus étroitement à Dionysos en rappelant l’obsession de Warburg pour la Nymphe que, « remontant jusqu’à son origine païenne, il […] rapporte aux ménades déchaînées des mystères de l’Antiquité, aux bacchantes porteuses de serpents, ornées de serpents, du dieu sacrifié, Dionysos »35. Mais cette association ne peut être tenue absolument : dans les planches 33, 39 et 40 de l’atlas, on voit Apollon et la nymphe Daphné. De l’autre côté, il ne paraît guère pertinent d’identifier le dieu fluvial mélancolique à cet Apollon que Nietzsche qualifie de « brillant » et « solaire ». Le propre de ces séries d’oppositions semble donc résider précisément dans le fait qu’elles forment un faisceau dont les extrémités ne se recouvrent pas complètement. Les extrêmes warburgienss se multiplient, oscillent et se déplacent comme – risquons la comparaison – dans un tableau de Balla (Fig.1).

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Fig.1

Giacomo Balla, Vélocité d’un motocycle (1913) Oscillations et hybridations, sistole / diastole. Du temps.

12 J’aimerais enfin consacrer quelques remarques à la façon dont Warburg conçoit la relation entre ces tensions opposées. Sa position diffère radicalement de celle de Kant qui pense les rapports entre opposés sur le mode de l’antinomie, de la synthèse ou encore de l’union dans l’horizon d’un idéal régulateur. La solution hégélienne (dialectique) n’est pas pour autant adoptée et c’est une nouvelle fois du côté de Nietzsche qu’il faut se tourner. Celui-ci voit dans les rapports entre Apollon et Dionysos une « mystérieuse union » que l’on peut comprendre par analogie avec la génération.

13 « L’entier développement de l’art est lié à la dualité de l’apollinien et du dionysiaque comme, analogiquement, la génération – dans ce combat perpétuel où la réconciliation n’intervient jamais que de façon périodique – dépend de la différence des sexes »36. La dualité, mieux le duel, entre les deux forces est créateur, puisque c’est à lui qu’on doit « l’entier développement de l’art ». Que la différence soit créatrice peut être compris à partir d’une analogie avec la différence sexuelle qui conditionne toute naissance. Je disais un peu plus haut que l’opposition entre le féminin et le masculin est absente de la paire nietzschéenne formée par Apollon et

14 Dionysos. On voit ici comment elle pourrait lui être intégrée. Mais revenons à l’analogie entre la génération et la naissance de l’art grec qui donne au titre même de la Naissance de la tragédie une coloration nouvelle. Deux choses encore doivent être notées. La première est que l’union, la réunion est toujours temporaire. Elle relève du miracle. La seconde est que, dans la mesure où le conflit est la condition de possibilité de l’union, il est nécessaire qu’il soit perpétué37.

15 Mais la façon dont Warburg pense les rapports entre Apollon et Dionysos, et plus généralement entre tensions psychiques opposées, est différente. – Quant à l’hypothèse de Nietzsche selon laquelle le conflit psychique repose en dernière instance sur un

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conflit métaphysique, elle n’est pas développée. – C’est en termes d’oscillations que le rapport entre les pôles antagonistes est décrit. Comme chez Hegel, la pensée d’un rapport entre les opposés implique une refonte du concept de temps. Mais en considérant le mouvement de l’esprit et de l’histoire en termes de battement – l’homme de la Renaissance, par exemple, était « conscient d’osciller entre deux pôles, de tendre vers un équilibre nouveau »38 –, Warburg se distingue radicalement de Hegel tout comme de Cassirer et de Panofsky qui conçoivent le cours du temps de façon téléologique, chronologique et dialectique. Le mouvement oscillatoire de l’esprit et du temps, tel qu’il est compris par Warburg, se donne à voir dans le passage suivant. « J’ai observé chez les Indiens deux processus juxtaposés, qui montrent de façon étonnamment pertinente la polarité de l’être humain luttant contre la nature. D’abord la volonté de maîtrise magique de la nature par la métamorphose en animaux, et, en second lieu, la faculté de comprendre la nature, dans une démarche pertinente d’abstraction, de façon cosmique et architectonique comme un tout objectivement cohérent et déterminé tectoniquement »39. Ces deux pôles que sont l’énergie naturelle, instinctive et païenne, et l’intelligence organisée sont, en dépit de leur apparente contradiction, « juxtaposés », posés l’un à côte de l’autre, de sorte que l’homme passe de l’un à l’autre, constamment. À ce modèle de l’oscillation, du battement (cardiaque) « entre systole et diastole »40, d’un battement vivant, vital, de dilation puis de contraction, à ce modèle, enfin, du cycle – Warburg note l’existence de « phénomènes de cycles dans l’alternance des formes d’expression artistiques »41 – s’ajoute celui de la croissance conjointe des contraires, c’est-à-dire de l’hybride comme croisement de deux individus d’espèces, de races ou de variétés différentes. « L’époque où, comme l’écrit Jean Paul, la logique et la magie « fleurissaient, greffées sur un même tronc », comme le trope et la métaphore, est en fait de tous les temps »42. La réunion féconde, la floraison conjointe de la magie et de la logique est évidemment impensable dans une perspective kantienne où la critique a précisément pour fonction de tracer les limites entre ce qui relève de l’entendement ou de la raison et ce qui n’en relève pas. Pour elle, le logique et le magique sont non seulement distincts mais exclusifs l’un de l’autre – seul le mythe religieux peut être récupéré à des fins pratiques. Bien plus, si la magie consiste à croire que la pensée peut agir sur les êtres et que des pratiques empiriques peuvent influer sur le suprasensible, elle constitue l’un des plus graves errements que l’Aufklärung doit dénoncer, l’émancipation de la raison passant par son éradication. Enfin, concernant les schémas temporels impliqués par une mise en rapport des opposés, il convient de remarquer qu’en déclarant que l’esprit oscille du mythique au scientifique et inversement, Warburg ruine la croyance au progrès. Tout à fait étrangère lui est l’idée d’un progrès de la raison pure et la question de savoir si, du point de vue transcendantal, – je cite la Critique de la raison pure – « ce que tant de siècles n’ont pu exécuter ne pourrait pas être accompli avant la fin de celui-ci, c’est-à-dire si l’on ne pourrait pas satisfaire entièrement la raison humaine dans une matière qui a toujours, mais inutilement jusqu’ici, occupé son désir de savoir »43. En affirmant l’existence de « l’identité ou plutôt [de] l’indestructibilité de l’homme primitif qui demeure éternellement le même à toutes les époques »44, Warburg écarte toute idée de progrès mais aussi toute téléologie de l’esprit, de l’histoire ou de la culture. Le mythe n’est ni l’enfance de l’individu ni l’état primitif de l’humanité, il est un pôle permanent de l’esprit et de la culture. L’époque où la logique et la magie « fleurissaient, greffées sur un même tronc » n’est d’aucun temps. Ni d’aucun lieu, puisqu’on retrouve cette structure schizophrène dans la Grèce antique, dans la Florence de la Renaissance ou encore, à la fin du XIXe

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siècle, au Nouveau-Mexique, chez les Indiens pueblos. « C’est un vieux livre à feuilleter – Athènes and the Indians – rien que des cousins »45. Il faudrait, pour être complet, ajouter que, du point de vue de la liberté, Warburg ne met pas sur le même plan la raison et la magie ou, plus précisément, l’astrologie. Il dénonce « la superstition astrologique », « cette redoutable ennemie de la création artistique libre », cette « idolâtrie du destin […] barbare », et salue en Luther et en Dürer les artisans de « la lutte pour la libération intérieure, intellectuelle et religieuse, de l’homme moderne »46. La conquête de la liberté de pensée semble bien être une valeur qui échappe à la relativité des oscillations et à la contingence de la réussite d’une greffe. Lisons une dernière citation : « Nous sommes au siècle de Faust, où le savant moderne – à mi-chemin entre la pratique magique et la cosmologie mathématique – cherchait à conquérir l’espace de la réflexion intellectuelle entre l’objet et lui. Car il faut sans cesse reconquérir Athènes depuis Alexandrie [Athen will eben immer wieder neu aus Alexandrien zurückerobert sein]. De ce point de vue, les images et les paroles dont il a été question ici doivent être considérées un peu comme des documents d’archives encore inexplorés qui témoignent de l’histoire tragique de la liberté de pensée de l’Européen moderne »47. Considérer le savant moderne comme un Faust, la science contemporaine (nous sommes en 1919) comme un mélange de pratiques magiques et de cosmologie mathématique est pour le moins surprenant et indique la défiance de Warburg envers le positivisme ainsi que son scepticisme à l’égard d’une société matérialiste. « La civilisation de l’âge mécanique, écrit-il ailleurs, détruit […] ce que la connaissance de la nature, née du mythe, avait péniblement construit, l’espace de contemplation qui est devenu l’espace de pensée »48. Mais la conquête d’un espace intellectuel contre la superstition n’en est pas moins saluée et souhaitée. Que son avènement désiré ne soit pas intégré à un mouvement téléologique ou dialectique montre une nouvelle fois la position inédite de Warburg dans un horizon néokantien dont on peut pourtant considérer qu’il partage certaines des préoccupations : penser, dans le temps, les pôles séparés par l’entendement. L’idée d’un va-et-vient entre eux semble néanmoins entrer en tension avec l’exigence de liberté qui aimerait voir battre leur mouvement dans une certaine direction. Si cette exigence n’empêche pas de considérer les opposés et la temporalité en termes de battement ou de greffe, elle fait néanmoins de l’oscillation et de la croissance simultanée des mouvements tragiques.

NOTES

1. A. Warburg, « Albert Dürer et l’Antiquité italienne », in A. Warburg, Essais florentins et autres textes, trad. S. Muller, Paris, Klincksieck, 1990, p. 161. 2. A. Warburg, « L’art du portrait et la bourgeoisie florentine », in Essais florentins, op. cit., p. 110. Ce refus de l’alternative caractérise l’homme de la Florence des Médicis, à la recherche d’un compromis artistique entre l’Église et le monde, le passé antique et le présent chrétien. 3. Voir G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, vol. I. « Science de la logique », éd. et trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970, § 55, p. 317. Hegel vise essentiellement Kant.

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4. B. Bourgeois, « Présentation de la Science de la Logique », in G. W. F Hegel, Encyclopédie des Sciences Philosophiques, vol. 1, op. cit., p. 14. 5. E. Cassirer, « Le concept de forme symbolique dans l’édification des sciences de l’esprit », in E. Cassirer, Trois essais sur le symbolique, trad. J. Carro et J. Gaubert, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 13. 6. A. Warburg, « Art italien et astrologie internationale au palais Schifanoia de Ferrare », in Essais florentins, op. cit., p. 199. 7. A. Warburg, « Albert Dürer et l’Antiquité italienne », p. 161. 8. G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1997, préface, § 56, p. 139. 9. Ibid., § 20, p. 69 et 71. 10. E. Cassirer, « Éloge funèbre du professeur Aby M. Warburg », in E. Cassirer, Écrits sur l’art, trad. C. Berner, F. Capeillères, J. Carro et J. Gaubert, Paris, Éditions du Cerf, 1995, p. 55. 11. Pour l’expression d’ « exagération gestuelle », voir « Albert Dürer et l’Antiquité italienne », p. 165. 12. A. Warburg, « L’entrée du style idéal antiquisant dans la peinture du début de la Renaissance », in Essais florentins, p. 224. 13. A. Warburg, notes du 3 avril 1929, Tagebuch der Kulturwissenschaftlichen Bibliothek Warburg, 7, 249. Cité par Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris, Macula, 1998, p. 234. 14. F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie ou Hellénité et pessimisme, trad. M. Haar, Ph. Lacoue- Labarthe et J.-L. Nancy, Paris, Gallimard, 1977, « Essai d’autocritique », p. 14-15. 15. A. Warburg, « Albert Dürer et l’Antiquité italienne », p. 164. 16. A. Warburg, « Souvenirs d’un voyage en pays pueblo. Notes inédites pour la conférence de Kreuzlingen sur « Le rituel du serpent » (1923) », citées par Ph.-A. Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, op. cit., Annexe I, p. 266. 17. Ibid., Annexe II, p. 282. 18. A. Warburg, « Albert Dürer et l’Antiquité italienne », p. 162. 19. Les expressions et citations de Nietzsche sont, sauf mention contraire, tirées du début de La Naissance de la Tragédie (notée N.T.), des pages 28 à 42. 20. F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, p. 41-42 ; A. Warburg, « L’entrée du style idéal antiquisant dans la peinture du début de la Renaissance », p. 241-242. 21. F. Nietzsche, La Généalogie de la morale, trad. É. Blondel, O. Hansen-Løve, T. Leydenbach, P. Pénisson, Paris, Flammarion, 1996, p. 64. Mais la Renaissance fait l’objet d’évaluations diverses, seul étant unique l’angle d’attaque axiologique de Nietzsche. Voir sur ce point T. Gontier, « Nietzsche, Burckhardt et la « question » de la Renaissance », Noesis [En ligne], N° 10 | 2006, mis en ligne le 02 juillet 2008. URL : http ://noesis.revues.org/index422.html qui décline les différentes alliances et oppositions dans lesquelles la Renaissance est prise (la Wiedergeburt wagnérienne, le socratisme, la Réforme, les Lumières, la modernité). « Les camps changent sans remettre en cause, encore une fois, la constance du projet » (§ 14). 22. A. Warburg, « La divination antique et païenne dans les écrits et les images à l’époque de Luther », in Essais florentins, p. 268. 23. A. Warburg, « Albert Dürer et l’Antiquité italienne », p. 164 24. Voir F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, in Œuvres philosophiques complètes, VIII-1, éd. G. Colli et M. Montinari, Paris, Gallimard, 1977, p. 149-150. « C’est moi qui, le premier, pour mieux comprendre l’instinct hellénique archaïque, encore riche, et même débordant, ai pris au sérieux cet extraordinaire phénomène qui porte le nom de Dionysos : il ne s’explique que par un trop- plein de forces » (ibid., p. 148-149). 25. A. Warburg, « Albert Dürer et l’Antiquité italienne », p. 161. 26. Ibid.

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27. Ibid., p. 162 28. A. Warburg, Avant-propos à « La Naissance de Vénus et Le Printemps de Sandro Botticelli. Étude sur les représentations de l’Antiquité au début de la Renaissance italienne », in Essais florentins, p. 49. 29. A. Warburg, « Art italien et astrologie internationale au Palazzo Schifanoia à Ferrare », p. 215. 30. A. Warburg, Le rituel du serpent. Récit d’un voyage en pays pueblo, trad. D. Bodart, P. Guiton et S. Muller, Paris, Macula, 2003, p. 101. 31. A. Warburg, « Souvenirs d’un voyage en pays pueblo. Notes inédites pour la conférence de Kreuzlingen sur « Le rituel du serpent » (1923) », in Ph.-A. Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Annexe II, p. 282. 32. A. Warburg, Der Bilderatlas Mnemosyne [1929], in Gesammelte Schriften, II-1, éd. M. Warnke et C. Brink, Berlin, Akademie Verlag, 2000, Introduction, p. 4. C’est moi qui traduit. 33. Voir l’Introduction d’E. Blondel à F. Nietzsche, L’Antéchrist, Paris, Flammarion, 1994, p. 34 où il remarque que, dans L’Antéchrist, Nietzsche évoque « une fêlure, mais gigantesque, entre le Crucifié et Dionysos, entre le Non et le Oui, entre la décadence, le ressentiment et la belle humeur, entre Luther (ou Paul) et Nietzsche ». 34. F. Nietzsche, Ecce homo, « Warum ich ein Schicksal bin ». La section (et le livre) s’achèvent par ces mots : « Hat man mich verstanden? – Dionysos gegen den Gekreuzigten… ». Voir aussi La Naissance de la tragédie, « Essai d’autocritique », p. 18 qui voit dans cet essai de jeunesse « une contre- doctrine et une contre-évaluation de la vie, purement artistique, anti-chrétienne. Mais comment la nommer ? En philologue, en homme du langage, je la baptisai non sans quelque liberté – mais qui saurait au juste le nom de l’antéchrist ? – du nom d’un dieu grec ? je l’appelai dionysiaque ». 35. J. L. Koerner, Introduction à A. Warburg, Le rituel du serpent, p. 34. 36. F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, p. 27. Il est question de cette « mystérieuse union » p. 42. 37. Sur ces conflits et enfantements réciproques miraculeux, voir aussi La Naissance de la tragédie, p. 27-28. « Ces deux impulsions si différentes marchent de front, mais la plupart du temps en conflit ouvert, s’excitant mutuellement à des productions toujours nouvelles et de plus en plus vigoureuses afin de perpétuer en elles ce combat de contraires (entre lesquels le mot « art » qu’on leur attribue en commun ne fait qu’apparemment jeter un pont), jusqu’à ce qu’enfin, par un geste métaphysique miraculeux de la « volonté » hellénique, elles apparaissent accouplées l’une à l’autre et, dans cet accouplement, en viennent à engendrer l’œuvre d’art à la fois dionysiaque et apollinienne, la tragédie attique ». 38. A. Warburg, « Les dernières volontés de Francesco Sassetti », in Essais florentins, p. 185. Il s’agit pour Francesco Sassetti de trouver un compromis entre la confiance médiévale en Dieu et la confiance en soi de l’homme de la Renaissance. 39. A. Warburg, Notes inédites pour la conférence de Kreuzlingen sur « Le rituel du serpent », citées par Ph.-A. Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Annexe I, p. 270. 40. Ibid., Annexe I, p. 273. 41. A. Warburg, « Albert Dürer et l’Antiquité italienne », p. 165. 42. A. Warburg, « La divination antique et païenne dans les écrits et les images à l’époque de Luther », p. 251. 43. E. Kant, Critique de la raison pure, édition F. Alquié, trad. A. J.-L. Delamarre et F. Marty à partir de la traduction de J. Barni, Paris, Gallimard, 1980, IIe partie : « Théorie transcendantale de la méthode », chapitre 4 : « Histoire de la raison pure », p. 708. 44. A. Warburg, Notes inédites pour la conférence de Kreuzlingen sur « Le rituel du serpent », citées par Ph.-A. Michaud, op. cit., Annexe I, p. 255. 45. A. Warburg, On planned American visit (1927), cité par Ph.-A. Michaud, op. cit., Annexe II, p. 281. 46. A. Warburg, « La divination antique et païenne dans les écrits et les images à l’époque de Luther », p. 199, p. 211 et p. 282 pour cette qualification de la superstition.

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47. Ibid., p. 285. 48. A. Warburg, Le rituel du serpent, p. 132-133.

INDEX

Mots-clés : Sujet, objet, conciliation des opposés, formules du pathos, formes symboliques

AUTEUR

AUDREY RIEBER

Agrégée et docteur en philosophie, elle effectue depuis 2009 un postdoctorat au sein du pôle de recherche eikones NFS Bildkritik (Bâle, Suisse). Elle est également professeur invitée du Master " Aisthesis " (KU Eichstâtt, Allemagne). Elle a notamment publié Art, histoire et signification. Un essai d’épistémologie d’histoire de l’art autour de l’iconologie d’Erwin Panofsky (L’Harmattan, 2012), cotraduit l’ouvrage de Hans Belting, Florence et Bagdad. Une histoire du regard entre Orient et Occident (Gallimard, 2012), et dirigé le dernier numéro de la revue Appareil (« Penser l’art, penser l’histoire », n° 9, juillet 2012).

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Le « regard philologique » de Warburg

Adi Efal

1 La contribution suivante1 s’attache à présenter la conception warburgienne de l’histoire de l’art dans sa logique philologique. À nos yeux, l’histoire de l’art de Warburg, pratique proprement iconologique, a un fondement philologique. Une telle interprétation pose que le travail de Warburg a la même motivation que celui de Panofsky. C’est pourquoi, la restitution d’une impulsion philologique dans l’historiographie de l’histoire de l’art pourrait s’avérer un critère utile pour définir le lieu de notre discipline dans « l’atlas » des sciences humaines.

2 La bibliothèque de la science de la culture de Warburg à Hambourg fut en elle-même une sorte d’expérimentation philologique.2 L’idée de constituer une collection fonctionnant comme un réservoir de représentations, comme un « moteur de données » sur l’Antiquité classique et sa survivance dans la culture occidentale pendant des siècles, de même que la division dynamique des sections de la bibliothèque selon les motifs et les questions qui ont hanté Warburg toute sa vie,3 manifestent clairement une aspiration de type philologique à adhérer à la vie de l’Antiquité, à la préserver au moyen de la diagnose des traces, des indications de durée et de transformation des motifs. Les recherches de Warburg sur la transformation des atomes picturaux que sont les formules de pathos, combinaisons de signification et de forme, son attention bien connue aux détails et aux nuances de l’œuvre d’art, mais aussi son approche critique de la transfiguration du monde ancien, héritée de la tradition humaniste, tout cela atteste une orientation philologique évidente.4

3 Dans un essai intitulé « Warburg et la science sans nom », daté de 1975,5 Giorgio Agamben a tenté de définir la nature singulière, difficilement nommable, de l’histoire de l’art de Warburg. D’une certaine façon, je voudrais établir que cette « science

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warburgienne sans nom » peut être définie comme une philologie figurale. Dans un premier temps, j’envisagerai l’aspect philologique du travail de Warburg. Dans un second temps, je considèrerai succinctement la nature figurale de cette philologie.

4 Les données biographiques révèlent que bien des philologues ont croisé le chemin de Warburg. J’en retiendrai seulement quelques-uns.

5 Comme l’indique Agamben,6 la prise en compte de la philologie mythologique d’Hermann Usener, fort connue à l’époque, est essentielle à la compréhension de la pensée warburgienne. Durant ses années d’étude à Bonn, Warburg assista aux conférences d’Usener. Dans une lettre écrite à ses parents, quelques semaines après son arrivée dans cette ville, il notait : En fait de philosophie le cours de Usener me suffit. Quant au professeur Justi, qui est le numéro un en histoire de l’art, j’irai l’écouter le semestre prochain, après m’être penché de plus près sur des travaux proprement philologiques.7

6 Cette citation nous apprend que Warburg considérait le savoir philologique comme un préalable aux études d’histoire de l’art. Par ailleurs, nous comprenons qu’il envisageait l’approche d’Usener comme philosophique et donc, qu’à ses yeux, il y avait une sorte de continuité entre philosophie et philologie, continuité cachant toutefois aussi, comme nous le verrons, une césure décisive. Usener est connu pour sa conception de la formation des noms divins qui, selon lui, est le résultat d’une réaction physico- psychologique primitive vis-à-vis des puissances naturelles. C’est cette conception qui a été adoptée par Warburg dans sa formule de pathos.8 Mais Usener a été également considéré comme un savant attaché à la tradition historique et culturelle de la philologie allemande du XIXe siècle. Pour lui, la philologie est la condition nécessaire à toute activité historique.9

7 L’autre professeur mentionné par Warburg dans la citation ci-dessus, Carl Justi, a pour sa part pratiqué une histoire de l’art essentiellement biographique, reprenant le modèle vasarien de l’histoire des héros (« Heldengeschichte »), des individus hors du commun et créateurs, envisagés comme les piliers d’une tradition canonique.10 En 1898, notamment, il a publié une étude approfondie sur Johann Joachim Winckelmann, figure dotée elle-même d’une certaine pertinence sur le plan philologique. De formation philologique classique, Justi avait fait sa thèse doctorale sur les éléments esthétiques de la philosophie de Platon, en combinant des approches hégéliennes et néo-kantiennes.11 De fait, il semble que l’attitude critique de Warburg contre la tendance idéalisante en histoire de l’art, ait été en partie nourrie par son contact avec Justi.

8 Autour de 1900, la pratique philologique était divisée : d’un côté, il y avait une philologie soutenant la primauté de l’idéal gréco-romain, de l’autre, se trouvait une « autre » philologie, cherchant à redéfinir cet idéal même et mettre en évidence sa complexe formation. Cet autre courant était dominé par l’école dite de « Neuphilologie » qui avait commencé de mener des recherches « morphologiques » sur des époques non- classiques, c’est-à-dire essentiellement sur le monde médiéval.12 Parmi les représentants de ce courant, Anna Guillemin retient Karl Voßler et d’Hermann Osthoff comme déterminants pour comprendre les orientations de Warburg.13

9 Karl Voßler pratiquait une philologie idéaliste et vitaliste, profondément inspirée par la philosophie de Benedetto Croce, qui s’opposait aux tendances ultra-positivistes de la science linguistique. L’on sait que Warburg écrivit à Voßler en 1927 pour l’inviter à donner une conférence dans sa bibliothèque.14 En dépit des accents ultra-idéalistes de cette école croceiste de la philologie,15 je considère qu’elle permet d’éclairer le travail

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de Warburg.16 Mais il faut nous garder de faire de Warburg un penseur exclusivement idéaliste, ce qui occulterait le caractère précis de son rapport à la réalité archaïque. Pour la même raison, on ne saurait le rapprocher trop d’Ernst Curtius, le grand philologue de la culture romane, pourtant proche des intérêts de la bibliothèque Warburg et dont le travail manifeste un identique caractère idéaliste.17 Pour Warburg, en effet, ce n’est pas l’esprit qui fonde la production artistique, c’est surtout l’organisme vivant, le corps « pathique », élastique et plastique qui survit en elle.

10 Quant à Osthoff, il était le représentant d’un autre genre de philologie que nous pouvons nommer « positiviste ». Warburg avait annoté une des conférences donnée par Osthoff à Heidelberg en 1899 sur la notion de « supplétion ».18 La supplétion linguistique désigne l’ensemble des formes prises par un même lemme qui, dans sa flexion, fait intervenir différents radicaux, produits d’irrégularités et de modifications. Indiscutablement, ce processus « supplétif » est proche de la dynamique des formules de pathos de Warburg. En somme, il semble que la direction morphologique soit plus pertinente pour saisir ses intuitions que l’orientation explicitement idéaliste. Les développements ultérieurs le prouvent. Quelques années plus tard, en 1909, un autre groupe de même inclinaison morphologique,19 basé à Heidelberg, fonda la revue Wörter und Sachen (Les mots et les choses ( !)), qui élargit le champ d’application morphologico- étymologique aux recherches des instruments et des monuments.20 Une telle méthode, qui tente de suivre les nuances et les variations de formes dans leur déclinaison et leur usage, est assurément proche de celle de Warburg.

11 Mais c’est surtout et avant tout l’influence de Friedrich Nietzsche qui conféra aux recherches de Warburg un caractère philologique décisif, car, située elle aussi du côté d’une « autre philologie », elle place au cœur des choses la mise en question de l’idéal.21 L’attention portée à la composante nietzschéenne de la pensée de Warburg s’est jusqu’à maintenant focalisée sur la tendance vitaliste, voire dionysienne, des deux penseurs. Elle a été moins attentive au fait que Nietzsche, tout comme Warburg, s’est interrogé sur le statut de l’Antiquité et sur sa survivance dans la culture occidentale, et s’est penché sur son traitement par les sciences philologiques.22

12 Le texte Die Geburt der Tragödie de Nietzsche est justement le produit d’un dialogue difficile avec la philologie classique, et le philologue canonique de l’époque, Ulrich von Wilamowitz-Möllendorff, l’avait d’ailleurs critiqué avec grande férocité, comme si l’avenir entier de la philologie en eût été menacé.23 À une date proche de la publication de son texte sur la tragédie, Nietzsche avait rédigé le brouillon d’un essai intitulé Wir Philologen,24 dans lequel il affirmait sa vocation philologique. Toutefois, sa position vis- à-vis de la philologie académique y était très critique, car il revendiquait une pensée radicalement nouvelle de cette science qui, a ses yeux, n’avait pas encore vu le jour. Pour Nietzsche, il y avait obligation à évaluer le passé au regard des valeurs de son observateur, autrement dit des valeurs du philologue lui-même. À cette orientation radicale se rattache Warburg, ce qui ne l’empêche pas de témoigner un égal respect vis- à-vis de la philologie canonique de von Wilamowitz-Möllendorff. Pour preuve, le fait qu’il invita personnellement ce dernier à donner une conférence dans sa bibliothèque en 1924.25

13 Nietzsche, Usener et Voßler, tous trois partisans de l’« autre philologie », avaient chacun à sa manière pratiqué une philologie imprégnée de Lebensphilosophie. Tous s’essayaient à conférer une fondation vitale à la production des signes : dynamique dionysienne dans le cas de Nietzsche, mouvement des puissances naturelles dans celui

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d’Usener, enfin, création (Schöpfung) pour Voßler. Dans cette perspective vitaliste, nous pouvons aussi inclure Warburg, si ce n’est que pour lui, ce n’est pas la vie qui fonde le fait artistique, mais plutôt une organisation « pacifique », un dispositif créateur de formules frayant des traces mémorielles.26

14 Il est possible d’aborder cette tendance vitaliste du point de vue de l’épistémologie historique, à partir de l’interrogation sur les choses survivantes venant du passé. En ce sens, la philologie de Warburg peut être mise en rapport avec la crise historiciste qui a agité les fondements des sciences humaines tout au long du XIXe siècle,27 crise liée à la position ontologique du passé, à la question de sa réalité. Le passé est-il une chose, une chaîne d’événements ou encore un complexe de phénomènes ? Le passé constitue-t-il une source vive pour la culture ou bien n’est-il qu’un reliquat à utiliser au gré des besoins de la logique contemporaine ? La réalité historique du passé est-elle relative aux nécessités et aux valeurs de l’historien ou bien les choses du passé –monuments et documents– opposent-elles quelque force de résistance au relativisme historique ?28

15 Durant le XIXe siècle, la philologie tout autant que l’histoire de l’art ont bénéficié dans leur existence académique d’une position particulière leur permettant d’échapper en partie au relativisme historiciste. Et cela grâce à l’enracinement de leurs discours dans l’idée de la survivance et de la transmission de la tradition antique, dont le fondement était censé se situer en deçà des hasards des vicissitudes historiques. Aux yeux du philologue, l’Antiquité ne constitue pas seulement un point d’origine temporel : la strate classique produit des formules, des points d’appui, des critères plus ou moins stables qui peuvent faire office de « points d’Archimède »29 pour le récit historique. En histoire de l’art, comme en philologie, les postulats de l’historicisme, c’est-à-dire la temporalisation de l’être et l’identification de l’existence humaine avec l’existence historique, n’ont pas été retenus comme des principes absolus. Pour une discipline comme pour l’autre, l’histoire n’est pas tout, elle ne couvre pas la surface entière de la réalité du passé sur lequel elles se penchent. À côté du flux temporel, il y a aussi des formules qui se répètent (en produisant des figures, comme nous allons le voir par la suite), des formules qui gardent leur cohérence dans l’histoire. Sur ce point, l’histoire de l’art et la philologie ont été solidaires. Pour elles, l’histoire n’est pas un devenir libre, pas davantage un processus strictement dialectique, mais elle est plutôt configurée par des prototypes et des formules.30

16 La relation épistémique avec le passé, qui passe par le chemin de la survivance de l’Antiquité, prend place dans l’histoire de l’art warburgienne avec la notion de « formule de pathos », atome pictural qui fixe une réalité dynamique extérieure. Mais quelle est la faculté apte à discerner les formules de pathos à l’œuvre dans l’histoire des arts ? Je suggère que cette faculté est précisément ce que Warburg lui-même a nommé son « regard philologique ».

17 L’anthologie récente des œuvres de Warburg dirigée par Sigrid Weigel, Martin Treml et Perdita Ladwig contient un fragment daté de 1900 qui porte sur la « Nymphe florentine »31 de Ghirlandaio figurant sur les fresques de la chapelle Tornabuoni de l’église Santa Maria Novella de Florence, fragment que seule la biographie intellectuelle d’Ernst Gombrich avait jusqu’à maintenant signalée, et encore sous une forme incomplète. Dans ce texte, qui contient un échange de commentaires avec le philologue et historien de l’art Johannes Andréas Jolles,32 Warburg se réfère à son « regard philologique » (« philologischer Blick »33). Certes, l’expression est seulement mentionnée en passant, mais pour notre propos, elle a une portée considérable. Comment la

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comprendre ? Comment un regard peut-il être « philologique » ? Autrement dit, et l’on retrouve ici l’éternelle question, comment est-il possible d’établir une correspondance fidèle et réelle entre appréhension visuelle et formulation linguistique ? Derrière les interrogations de Ludwig Wittgenstein, Jacques Derrida, Louis Marin ou encore J.W.T. Mitchell, il est possible de découvrir une dimension philologique. C’est par la voie de l’inscription, voire de l’écriture, porteurs plastiques du langage, que la correspondance recherchée est trouvée. Or, la philologie est justement le terrain où l’écriture et sa réalité plastique se touchent et s’entrelacent. Elle est une mise-en-abyme de ce que nous cherchons. Si nous examinions les écrits des fondateurs de l’histoire de l’art, de Winckelmann à Panofsky, nous découvririons que les instruments philologiques ont servi dans la constitution de cette discipline hantée et aberrante. S’appuyer sur la philologie oblige toutefois à une infime (mais dramatique) modification de point de vue : ce n’est pas l’aesthesis du regard, donc l’image, qui se trouve confrontée au langage, mais plutôt l’agencement figural, c’est-à-dire la réalité plastique qui pousse, déplace et installe la réalité physique elle-même, toujours en mouvement, vers ou depuis une forme.34 Dans l’optique d’une telle approche, il n’y a pas de dichotomie entre langage et formes visibles, mais une complète continuité.

18 Nous allons analyser l’utilisation précise que Warburg fait de l’expression « regard philologique ». Avant toute chose, il nous faut examiner la totalité de la phrase dans laquelle elle fait son apparition et, pour cela, reprendre la traduction anglaise proposée par Gombrich en indiquant, en plusieurs endroits, les termes allemands correspondant :35 You (Jolles, l’ami de Warburg) feel prompted to follow her (i.e. la Nymphe) like a winged idea (geflügelten Idee) through all the spheres in a Platonic frenzy of love; I feel compelled (mich zwingt sie) to turn my philologician’s gaze to the ground (Boden) from which she rose and to ask with surprise : “Is this strangely delicate plant really rooted in the sober Florentine sole (Erdboden) ?”

19 Gombrich a traduit « den philologischen Blick » par « My philologician’s gaze », or, il semble qu’une traduction neutre (soit « le regard philologique » et non « mon regard philologique ») aurait été plus en accord avec le texte original. Elle aurait donné à l’expression un tour un peu moins biographique et davantage conceptuel. En premier lieu, nous devons remarquer que Warburg lui-même a choisi l’adjectif philologique alors qu’il aurait pu lui en préférer d’autres et parler de « regard historique » ou encore de « regard herméneutique ». Il est donc tout à fait clair que Warburg avait identifié son attention comme dotée d’un caractère philologique. En deuxième lieu, il faut noter que Warburg a opposé son regard philologique au regard platonique, idéaliste, de son ami.36 Si le regard platonique, théorique, est attiré par l’érotisme « eidétique », le regard philologique, en revanche, tente de découvrir le « sol » (Erdboden) de l’image. La philologie cherche les racines, les principes initiaux des réalités poïétiques (c’est-à-dire produites).37 Le regard philologique voit donc par et à travers l’image ; il la creuse. Ce regard essaye de dépasser l’aspect captivant de l’image comme de l’idée et tente de capturer le principe générateur, l’arché (ἀρχή), qui se trouve à leur fondement.38

20 Le regard philologique n’est pas un regard indifférent, naïf ou passif. Ce n’est pas un regard correspondant à un point de vue naturel, pas plus qu’à une approche phénoménologique, esthétique, descriptive ou réflexive. En revanche, c’est un regard habité, lourd d’une tradition, donc imprégné d’histoire, un regard qui-a-déjà-vu, qui porte un passé, un « regard âgé », doté d’une puissance mnémonique. Le regard philologique est celui qui est supposé savoir quelque chose, a priori, de son objet ; c’est

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donc un regard plein de préjugés, chargé de lourdeurs, de questions, de motivations, d’inclinations et de dispositions.

21 Par conséquent, il faut envisager la possibilité que le regard du philologue ne soit pas celui qui produit les formules de pathos mais plutôt celui qui les reçoit. Si la formule de pathos est le résultat d’un regard virginal, non-préparé pour une rencontre avec une force extérieure, le regard philologique est, quant à lui, protégé contre les rencontres traumatisantes avec l’extérieur menaçant. Au moins est-il partiellement préparé pour la rencontre avec la séduction érotique de l’image et avec la nature extérieure. Il me semble que le regard philologique est le regard complémentaire du regard produisant la formule de pathos : si ce dernier conjure la dimension menaçante des puissances naturelles, le premier rouvre l’image pour re-mobiliser la formule conjurée. La formule de pathos accueille la réalité extérieure, alors que le regard philologique reconduit la chose picturale, appréhendée comme donnée, à son propre fonds et la ramène à ses propres causes. C’est pourquoi, il est nécessairement un regard synthétique qui s’appuie sur des homologies (selon lesquelles un caractère en commun signifie une même origine).

22 Pour décrire un processus similaire, Erwin Panofsky a utilisé le terme particulier d’intuition synthétique (synthetic intuition),39 par quoi il faut entendre la capacité à localiser une œuvre d’art spécifique dans l’histoire des symptômes culturels. Le regard philologique de Warburg peut être assimilé à cette intuition de type synthétique (notion qui d’ailleurs mériterait en elle-même une étude approfondie). Comme il ramène le tableau à son fonds, le regard philologique établit la nature seconde d’une réalité picturale. En utilisant un terme aristotélicien-thomiste, nous dirions qu’il perçoit l’habitus ( ἕξις)40 qui est porté par l’unité picturale mais n’est pas immédiatement aperçu par le spectateur. Ce sens philologique n’est pas révélé mais construit, dans la mesure où il est mis en œuvre à l’occasion de la lecture de documents ou de monuments différents, ce qui permet d’établir une série de répétitions typiques de formules.

23 Pour Warburg, la racine de l’image est double. D’un côté, il recherche les conditions matérielles, sociales et économiques qui président à la production d’une œuvre. Ainsi, la Nymphe est lue par lui comme une manifestation de la mentalité non religieuse des familles de banquiers de la Florence du XVe siècle. La seconde racine de l’image est la formule de pathos, le type archaïque, qui ressurgit à travers les âges, les cultures et les acteurs successifs. Ces deux racines peuvent être décrites comme matérielles : d’un côté, il s’agit des conditions matérielles de telle ou telle époque passée, de l’autre côté, on a affaire à une réalité plus archaïque, également matérielle, dans le sens où, pour reprendre les termes de Usener dans la perspective de Warburg, toute formule de pathos est l’enregistrement d’une rencontre archaïque avec la nature. La production porte donc en elle une dimension archaïque qu’il faut conjoindre à une dimension historique, résultat de transmissions, de contextes et de transferts.

24 Le regard philologique est décrit par Warburg comme la mise-en-acte d’un doute méthodique qui, tout en traitant avec scepticisme le pouvoir captivant de l’image et des idées, est animé par la certitude qu’il est possible de découvrir le double fondement de l’objet pictural.41 Ce doute modéré est, semble-t-il, proche du doute cartésien : s’il résiste à l’aspect séduisant des images et des sensations, il reste cependant sous-tendu par une certitude. Or, la philologie regarde comme certitude fondamentale la réalité du

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passé produit par l’homme. C’est le factum de Vico, la chose fabriquée, qui donne cette certitude à la science philologique.42

25 L’objet de la reconstitution warburgienne est la formule de pathos, c’est pourquoi le regard du philologue est attiré par des images imprégnées d’un passé intensif codé. La tâche de ce dernier est de déterminer un lien entre un donné spécifique (l’objet pictural rencontré par le chercheur) et un prototype de cette même image (par exemple, la servante de la fresque de Ghirlandaio identifiée comme une nymphe). C’est au cœur même de la distance entre les deux que la philologie travaille. Le regard philologique, qui saisit cette distance, est un regard stéréoscopique qui identifie les deux racines d’une image donnée et les découvre synthétisées dans une nouvelle création distincte. Il est au service de la restitution d’un habitus déposé dans un objet pictural. Il est un processus de diagnostic qui commence par mettre en évidence, par isoler un détail de l’œuvre porteur d’une formule de pathos. L’enquête iconologique, à la manière d’une philologie figurale, essaye de repérer la façon dont la formule de pathos s’est transmise d’un âge à l’autre, d’une culture à l’autre pour finir par aboutir à l’objet pictural examiné. Cette lecture rend compte de la façon dont la dite formule ressurgit après s’être assoupie et être restée endormie, latente, dans le sein obscur de l’histoire.

26 La conception warburgienne de la formule de pathos ne peut être séparée de l’idée de mobilité. Aux yeux de Warburg, le mouvement inhérent à la formule de pathos a été rattaché à la qualité de réalisme. Le penseur qui a formulé le plus nettement l’équivalence entre la réalité et le mouvement, au moment même où Warburg lui-même élaborait ses théories, est Henri Bergson : « Il y a une réalité extérieure et pourtant donnée immédiatement à notre esprit […] Cette réalité est la mobilité. »43 La mobilité même, avec la formule qui la figure, est donc la réalité que le regard philologique perçoit.

27 Dans sa thèse de 1893 sur le Printemps et la Vénus de Botticelli, 44 Warburg avait déjà examiné la manière dont la représentation picturale d’éléments mouvants et flottants était considérée par des critiques et des poètes florentins du XVe siècle comme porteuse de pouvoir et de validité réalistes. L’utilisation des formules de pathos dans l’art occidental est un instrument pour créer une impression réaliste et, en retour, c’est grâce à l’impression réaliste que la formule de pathos est dotée d’une efficacité rhétorique persuasive. Encore une fois, c’est Henri Bergson qui peut nous aider à comprendre que l’instrument mental associé à cette réalité mouvante soit la mémoire et non la représentation ou la compréhension.45

28 Le réalisme inhérent à la formule de pathos conserve et remémore la réalité du mouvement. Dès lors, cette dernière porte une dimension mnémonique et c’est précisément cette dimension dont s’occupe la rationalité philologique. Cette forme mouvante n’est pas une forme au sens platonicien de l’εἶδος.46 Pour que la forme soit en mouvement, il faut qu’elle ait d’abord été corps et lieu. Cet hylémorphisme concret a posteriori et non détachable est, selon moi, non plus « formel », mais proprement figural.47 Or, si l’on en croit le modèle figural de Gilles Deleuze, par exemple, l’hylè de la figure, ce sont les corps et les forces.48

29 Les réflexions de Bergson et de Warburg prouvent exemplairement qu’autour de 1900, la « réalité » avait été pensée comme une entité essentiellement mnémonique49 et que le réalisme de la mémoire allait de pair avec la rationalité philologique.

30 L’enquête philologique se fonde sur un devoir de fidélité. Le philologue adhère à la réalité du passé des choses fabriquées par l’homme : c’est le domaine de la production

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et de la génération, caractérisé par Aristote comme le champ poïétique de l’action humaine, qui forme son terrain d’exercice.50 En ce sens, la philologie ne s’intéresse pas aux événements ni aux attitudes mentales, pas plus qu’aux idées ou concepts cachés dans les textes ou les œuvres d’art. Elle se confronte à la mobilité qui est celle des actes de production et de génération.51 Les réalités poïétiques sont considérées par elle comme des éléments de préservation, de conservation, et de la vie et de la survivance (Nachleben) de la vie.52 Dotés de cette fonction préservatrice, les objets philologiques sont envisagés comme orientés vers le futur, mais aussi vers le passé. Nécessairement, donc, ils établissent une tradition. La tâche du philologue est de « coller » aux formulations, aux mots et aux choses du passé. C’est ainsi qu’il entend l’appel de la formule de pathos. En ce sens, le corpus philologique appartient à ce que l’on peut nommer un univers humaniste53 puisqu’il opère des communications à travers les âges et les époques. Cette aptitude du regard philologique conduit tout droit à la tension que l’on trouve chez Warburg entre, d’une part, l’attention donnée aux dialectes particuliers, aux caractères locaux, aux détails distinctifs qu’il a tellement affectionnés et, d’autre part, l’histoire universelle dans laquelle ces dialectes ou ces détails prennent place, tension manifestée par l’architecture même de l’Atlas Mnémosyne.

31 Les formules de pathos sont des agents de transfiguration, de transmission, d’un médium à l’autre, d’un âge à l’autre, d’un corps à l’autre, d’un instrument à l’autre. Pour retracer une telle transfiguration, il faut reconstituer un ethos, une disposition ou une forme de comportement habituel, une tradition porteuse d’un conatus se manifestant dans la durée. Il revient au philologue d’esquisser de telles pistes généalogiques. Néanmoins, quand il établit une logique figurale, il ne se montre pas toujours fidèle à la réalité des événements historiques. Plus encore, dans ses formes les plus pointues, la philologie n’a presque rien à voir avec l’histoire.54 Mais le regard philologique de Warburg n’est pas aussi radical : chez lui, l’histoire constitue toujours une considération déterminante.

32 De fait, nous voudrions suggérer que, chez lui, l’attention philologique à la réémergence des formules et la présentation synchronique d’une œuvre et de ses prototypes produisent à leur tour une figure. Les principes tirés du fragment sur la « Nymphe » mentionnés plus haut, l’enregistrement du mouvement, la manière dont les traits transmettent des formules d’une culture à l’autre, la façon dont une certaine organisation picturale incorpore un habitus et surtout, l’effort warburgien pour formuler adéquatement le sens des réalités poïétiques, sans prendre appui, pour ainsi dire, sur les ailes des idées, tout cela nous rapproche de la notion de figura examinée par Erich Auerbach dans un célèbre essai de 1938.55 Si la formule de pathos indique le moment de fixation d’un habitus, c’est-à-dire le moment où une manière d’être se fixe dans une forme picturale (afin de maîtriser une réalité extérieure menaçante), la figure, quant à elle, incarne la répétition du même habitus dans une série d’œuvres séparées dans l’histoire. Dès lors, l’habitus conservé par une figure n’est pas une suite de conditions de possibilité, mais une manière d’être, un comportement d’acteurs humains.

33 Figure est un mot d’origine latine (figura) qui signifie, en son sens général, l’aspect extérieur des choses et qui, en un sens plus précis, désigne les dispositifs para- linguistiques grâce auxquels un discours gagne en force persuasive.56 Plus tard, dans le cadre de la préfiguration chrétienne, il s’agit surtout des diverses sortes de répétitions analogiques de portions de l’histoire humaine qui forment les atomes du registre

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figural. Dans les écrits théologiques chrétiens, les structures figurales sont constituées par les discours de la réalisation (Erfüllung) et par ceux de la « prophétie réelle ».57 Elles se construisent au minimum par le biais de deux réalités historiques, qui sont souvent des personnages, comme Adam, Josué, Jésus, Moïse ou Virgile, mais peuvent être aussi des événements.58 Le dynamisme figural associe ces deux réalités historiques l’une à l’autre. Ainsi, de même que Moïse a conduit le peuple d’Israël aux portes de la terre promise, de même le Sauveur conduit ses fidèles aux portes de la Jérusalem nouvelle. Et, dans le texte sur la figure où il envisage de telles constructions typologiques, Auerbach examine finalement les figures qui apparaissent dans la Divine Comédie de Dante. Dans ce cas, la rationalité figurale s’appuie sur la réalité concrète de divers personnages, appartenant à des siècles éloignés dans le temps, mais qui se rencontrent dans les pages de l’ouvrage grâce au réseau constitué. Nous avons noté plus haut l’importance de l’argument réaliste dans la recherche de Warburg sur Botticelli. On comprend donc que ce qui se joue dans la formule de pathos comme dans la figure, c’est la crédibilité du signe, la certitude, toujours découverte a posteriori et par un mouvement rétrograde, qu’il y a quelque réalité contenue dans la chose.

34 Il faut préciser. Je ne veux pas dire que la formule de pathos de Warburg soit identique à la figure d’Auerbach. Les deux concepts sont évidemment bien distincts. Mais, dans le cadre du travail proposé ici, il me semble possible de concevoir la figure comme une structure conditionnant, pour le regard philologique, la détection d’une formule de pathos. Certes, Auerbach n’a pas travaillé à la bibliothèque Warburg à Hambourg ; en revanche, il a envisagé la possibilité de visiter la nouvelle installation de la bibliothèque à Londres.59 En mentionnant Auerbach, nous voici reconduits à la question de la philologie idéaliste. Auerbach, en effet, avait soutenu son habilitation avec Karl Voβler, le philologue vitaliste croceiste évoqué plus haut et l’on sait qu’il avait obtenu le poste de professeur de Romanistique, comme successeur de Spitzer à Marburg, grâce à la recommandation de Voβler et de Croce.60 Pas davantage que Warburg, toutefois, Auerbach ne saurait être réellement considéré comme vitalo-idéaliste car c’est la réalité historique qui fonde sa vision philologique.

35 Nous sommes davantage habitués à souligner l’intérêt de Warburg pour le pathos et l’agitation plus qu’à réfléchir sur l’aspect éthique de son travail. Mais, en réalité, il y a un lien essentiel entre le pathos et l’ethos dans ses œuvres.61 C’est par la détection et la détermination des formules de pathos que le chercheur peut reconstituer un ethos pris dans la durée. La formule de pathos nous aide à remonter, à faire le chemin à rebours, à régresser sur l’échelle de la mémoire dite culturelle, elle nous invite à rouvrir l’image et à « déplier » l’éthos contenu pour récréer l’intuition synthétique du passé poïétique.

36 Avec l’agencement de la figure, la philologie, telle qu’elle est décrite dans les écrits d’Erich Auerbach, opère la présentation (Darstellung), la réalisation (Erfüllung), la mise en scène, la dramaturgie d’une tradition, au travers des âges, des cultures et des acteurs séparés par l’histoire. Ce genre de présentation est effectué dans les œuvres d’Erwin Panofsky, Leo Spitzer et Ernst Curtius, s’en tenir à quelques exemples.62 L’Atlas Mnémosyne réalise lui aussi la représentation d’une tradition, celle de la transmission des formules de pathos qui configurent l’histoire de la poïésis occidentale. L’ultime technique utilisée par Warburg consiste en l’occurrence à juxtaposer des fragments imagés, collés sur des planches séparées mais pouvant être rapprochées, en accord avec l’ordre rationnel de la bibliothèque même. Il ne s’agit pas exactement d’arbres généalogiques ni d’illustrations ordonnées par des arguments : les compositions de

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l’Atlas réalisent avant tout un espacement qui peut être effectivement conçu comme « espassément », c’est-à-dire comme mise-en-place du passé.

37 Dès lors, il ne suffit pas de dire qu’il existe des affinités profondes entre l’histoire de l’art warburgienne et la méthode philologique. Il faut conclure que le travail de Warburg mène sur la voie d’une philologie dont le fondement même est figural.

NOTES

1. Mes remerciements vont aux fondations Fritz Thyssen (2010-2012) et Gerda Henkel (2012-2013) sans le soutien desquelles cet article n’aurait pas vu le jour. Je remercie aussi de tout cœur Sabine Forero-Mendoza et Jonathan Touitou pour leur aide dans la mise au point de la version française de ce texte. 2. Voir Martin Jesinghausen-Lauster, « Die Warburg Bibliothek als Problem », Die Suche nach der symbolischen Form. Der Kreis um die Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg, Baden-Baden, Verlag Valentin Koerner, 1985, p. 151-217. 3. Sur la bibliothèque Warburg à Hambourg voir Philippe-Alain Michaud, « Hambourg. La scène de l'histoire de l'art », Aby Warburg et l'image en mouvement, Paris, Macula, 1998, p. 225-54 ; Hans-Michael Schäfer, Die Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg: Geschichte und Persönlichkeiten der Bibliothek Warburg, Berlin, Logos Verlag, 2005. 4. Pour une mise en œuvre proprement philologique de la méthode warburgienne, voir Dieter Wuttke, « Kunstgeschichte und Philologie », Dazwischen : Kulturwissenschaft auf Warburgs Spuren, Baden- Baden, Valentin Koerner, 1996, vol. 1, p. 3-64. 5. Giorgio Agamben, « Aby Warburg et la science sans nom », trad. Marco dell'Omodarme, Image et mémoire, écrits sur l'image, la danse et le cinéma, Paris, Desclée de Brouwer, 2004, p. 9-36. 6. Agamben, « Science sans nom », p. 12. 7. Cité in Ernst Gombrich, Aby Warburg: an intellectual biography, London, Warburg Institute, 1970, p. 26 : « Philosophie bekomme ich in dem Colleg von Usener genug. Professor Justi, den Haupt-Mann für Kunstgeschichte, werde ich im nächsten Semester hören, nachdem ich mich genauer mit eigentlich philologischen Studien beschäftigt habe. » 8. Gombrich, Aby Warbug, 28-30 ; Roland Kany, Mnemosyne als Programm. Geschichte, Erinnerung und die Andacht zum Unbedeutenden im Werk von Usener, Warburg und Benjamin, Tübingen, Niemeyer, 1987, p. 67-113. 9. Hermann Usener, « Philologie und Geschichtswissenschaft (1882) », Vorträge und Aufsätze, Leipzig und Berlin, B. G. Teubner, 1907, p. 1-36. 10. Johannes Rössler, Poetik der Kunstgeschichte. Anton Springer, Carl Justi und die ästhetische Konzeption der deutschen Kunstwissenschaft, Berlin, Akademie Verlag, 2009. 11. Carl Justi, Die ästhetischen Elemente in der platonischen Philosophie: ein historisch-philosophischer Versuch (1859), Marburg, N. G. Elwert, 1860. 12. Karlheinz Stierle, « Altertumswissenschaftliche Hermeneutik und die Entstehung der Neuphilologie », Philologie und Hermeneutik um 19. Jahrhundert- Zur Geschichte und Methodologie der Geisteswissenschaften, éds. Hellmut Flashar, Karlfried Gründer, Axel Horstmann, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1979, p. 260-88.

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13. Anna Guillemin, « The Style of Linguistics: Aby Warburg, Karl Voßler, and Hermann Osthoff », Journal of the History of Ideas 69/4 (October 2008), p. 605-26. 14. Voir le catalogue numérisé de l'archive de l'institut Warburg : http:// calmview.warburg.sas.ac.uk/calmview/Record.aspx? src=CalmView.Catalog&id=WIA+GC%2f19395&pos=16 . 15. Karl Voßler, Positivismus und Idealismus in der Sprachwissenschaft. Eine sprach-philosophische Untersuchung, Heidelberg, Walther Verlag, 1904. 16. Paolo D'Angelo, « Aby Warburg e Benedetto Croce », Aby Warburg e la cultura italiana, éds. Claudia Cieri Via and Micol Forti, Roma e Milano, Sapienza Università di Roma, 2009, p. 15-26. 17. Jesinghausen-Lauster, Suche nach der symbolischen Form, 257-270 ; Dieter Wuttke éd., Kosmopolis der Wissenschaft. E. R. Curtius und das Warburg Institute. Briefe und andere Dokumente, Baden-Baden, Koerner Verlag, 1989; Dieter Wuttke, « Ernst Robert Curtius und Aby M. Warburg », Dazwischen vol. 2, p. 667-688. 18. Guillemin, « Style of linguistics », p. 614-5. 19. Avec Karl Brugmann, Ossthoff édita la revue Morphologische Untersuchungen auf dem Gebiete der Indogermanischen Sprachen, Leipzig, 1878-1890. 20. R. Meringer, W. Meyer Lübke, J. J. Mikkoa, R. Much et M. Murko, Wörter und Sachen. Kultur- historische Zeitschrift für Sprach- und Sachforschung, vol. 1, Heidelberg, Carl Winters Universitätsbuchhandlung, 1909. 21. Matthew Rampley, « From symbol to allegory: Aby Warburg's theory of art », The Art Bulletin LXXIX (March 1997), p. 46-7 ; Aby Warbrug, « Schlussitzung der Burckhardt Uebung », Werke in einem Band, Martin Treml, Sigrid Weigel und Pedita Ladwig Hrsg., Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 2010, p. 695-9. 22. James I. Porter, Nietzsche and the philology of the future, Stanford: Stanford University Press, 2000 ; Christian Benne, Nietzsche und die historisch-kritische Philologie, Berlin, Walter de Gruyter, 2005. 23. Karlfried Gründer éd., Der Streit um Nietzsches "Geburt der Tragödie" : die Schriften von E. Rohde, R. Wagner, U. v. Wilamowitz-Möllendorff, Hildesheim, Olms, 1989 ; Ingo Gildenhard et Martin Ruehl éds., Out of Arcadia : Classics and Politics in Germany in the Age of Burckhardt, Nietzsche and Wilamowitz, London, Institute of classical studies, School of advanced study, University of London, 2003. 24. Friedrich Nietzsche, « Wir Philologen », Werke in drei Bänden, éd. Karl Schlechta, München & Wien, Hanser, 1999 (1956), vol. 3, p. 323-32 ; Friedrich Nietzsche, Sur la personnalité d'Homère ; Nous autres philologues, trad. Guy Fillion, Nantes, Le passeur, 1992. 25. Aby Warburg, « Ein unveröffentlicher Brief Warburg an Ulrich v. Wilamowitz-Moellendorff », in Jesinghausen-Lauster, Suche nach der symbolischen Form, p. 311-3. 26. Voir aussi Stefan Rieger, « Richard Semon und/oder Aby Warburg. Mneme und/oder Mnemosyne », Deutsche Vierteljahren Schrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, Stuttgart und Weimar, 1998, p. 245-63. 27. Raymond Aron, La philosophie critique de l'histoire. Essai sur une théorie allemande de l'histoire, Paris, J. Vrin, 1969. 28. Stierle, « Altertumswissenschaftliche Hermeneutik und die Entstehung der Neuphilologie », p. 260-1. 29. Erwin Panofsky, « Der Begriff des Kunstwollens (1920) », Aufsätze zu Grundfragen der Kunstwissenschaft, eds. Hariolf Oberer and Egon Verhezen, Berlin, B. Hessling, 1964, p. 44. 30. Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 292-318. 31. Aby Warburg, « Nimfa Fiorentina (1900) », Werke, p. 198-209. 32. Andreas Jolles, Einfache Formen. Legende, Sage, Mythe, Rätsel, Spruch, Kasus, Memorabile, Märchen, Witz. Halle (Saale): Forschungsinstitut für Neuere Philologie Leipzig, 1930 ; André Jolles, Formes

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simples, trad. Marie Buquet, Paris, Seuil, 1972. Voir aussi Jesinghausen-Lauster, « Das System eines uersprünglichen Medien Kosmos bei Andre Jolles », Die Suche nach der symbolischen Form, 246-56. 33. Sigrid Weigel a déjà souligné l'importance de ce terme. Sigrid Weigel, « Zur Archäologie von Aby Warburgs Bilderatlas Mnemosyne », Die Aktualität des Archäologischen in Wissenschaft, Medien und Künsten, éd. Knut Ebeling und Stefan Altekamp, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 2004, p. 199-200. 34. Voir Anne-Marie Christin, L'invention de la figure, Paris, Flammarion 2001 ; Catherine Malabou, Plasticité, Paris, Léo Scheer, 2000. 35. Warburg, « Nimfa Fiorentina », p. 203 ; Gombrich, Aby Warburg, p. 113. 36. Warburg s’est confronté à la question du conflit entre idéalisme et réalisme dans d’autres écrits, voir, par exemple Aby Warburg, « Florentinisnce Wirklichkeit und antikisirender Idealismus (1901)», Werke, p. 211-31. 37. Étienne Gilson, « L’être poiétique », Introduction aux arts du beau, Paris, Vrin, 1998, p. 101-120 ; René Passeron éd., La poiétique comme science et comme philosophie de la création, Paris, Éd. Poïesis, 1991. 38. Sur l'arché, voir Aristote, Métaphysique, livres A à E, trad. Bernard Sichère, Paris, Pocket Agora, 2007, p. 137-8 (1013a) ; Aristote, La Physique, trad. A. Stevens, Paris, J. Vrin, 1999, 67-96 (184a10-192b7). 39. Erwin Panofsky, Meaning in the visual arts, Garden City, NY, Doubleday Anchor Books: 1955, p. 38-40; Erwin Panogsky, Essais d’iconologie: Les thèmes humanistes dans l’art de la renaissance, I, C. Herbette et B. Teyssèdre, Paris, Gallimard, 1967, p. 29-31. 40. Voir Félix Ravaisson, De l'habitude (1838), Métaphysique et morale (1893), Paris: Puf, 1999 ; Adi Efal, « Habitude against itself: Redefining the ‘symbol’ in turn-of-the-century French visual symbolist Discourse », Æ- Canadian Aesthetics Journal 13 (Summer 2007), http://www.uqtr.uquebec.ca/AE/ Vol_13/libre/efal2.htm. 41. Sur la relation entre philologie et scepticisme voir Christian Benne, « Philologie und Skepsis », Was ist eine philologische Frage?, Jürgen Paul Schwindt ed., Frankfurt am Main, Suhrkamp Tachenbuch, 2009, p. 192-210; Thomas Steinfeld, « Skepsis. Über August Böckh, die Wissenschaft der unendlichen Approximation und das Glück der mangelden Vollendung», Was ist eine philologische Frage, p. 211-25. 42. James C. Morrison, « Vico's principle of verum is factum and the problem of historicism », Journal of the History of Ideas 39/4 (Oct. - Dec., 1978), p. 579-95 ; Jean-Robert Armogathe, « Doute méthodique et morale cartésienne », Kriterium. Revista de Filosofia 43106 (December 2002), p. 9-19, http://www.scielo.br/scielo.php? script=sci_arttext&pid=S0100-512X2002000200002&lng=en&nrm=iso . 43. Henri Bergson, La pensée et le mouvant : essais et conférences (1934), Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 211. 44. Aby Warburg, « La Naissance de Vénus et le Printemps de Sandro Boticelli », Essais Florentins, trad. Sybille Muller, Paris, Éditions Klincksieck; 1990, p. 49 ; Aby Warburg, « Sandro Botticellis "Geburt der Venus" und Frühling" (1893) », Werke, p. 39: « In der vorliegenden Arbeit wird der Versuch gemacht, zum Vergleiche mit den bekannten mythologischen Bildern des Sandro Botticelli, der "Geburt der Venus" und de "Frühling" die entsprechenden Vorstellungen der gleichzeitigen kunsttheoretischen und poetischen Litteratur heranzuziehen um auf diese Weise das, was die Künstler des Quattrocento an der Antike "interessierte", klarzulegen. Es lässt sich nämlich hierbei Schritt bei Schritt verfolgen, wie die Künstler und deren Berater in "der Antike" ein gesteigerte äussere Bewegung verlangendes Vorbild sahen und sich an antike Vorbilder anlehnten, wenn es sich um Darstellung äusserlich bewegten Beiwerks- der Gewandung und der Harre- handelte. »

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45. Dans l’ex libris de Warburg lui-même (qui se trouve à la bibliothèque de l'institut Warburg à Londres), j’ai pu noter plusieurs exemplaires des écrits de Bergson (quelques-unes dans l’édition française mais la plupart dans la traduction allemande) et à des essais et livres sur l’œuvre de Bergson publiés autour de 1912-1913. 46. Sur la place de l'idée platonicienne dans l'histoire de la théorie de l'art, voir Erwin Panofsky, Idea. Contribution à l'histoire du concept de l'ancienne théorie de l'art (1924), trad. H. Joly, Paris, Gallimard, 1983 ; Adi Efal, « Panofsky's Idea and Auerbach's Figura: Two iconodulist philological experiments », The Protocols of the History and Theory Department of the Bezalel Academy of Jerusalem 14 (October 2009), http://bezalel.secured.co.il/zope/home/en/1252746792 . 47. Sur la relation entre figuration et mouvement voir Gottfried Boehm, Gabriele Brandtstetter et Achatz von Müller eds., Figur und Figuration : Studien zu Wahrnehmung und Wissen, Munich, Fink Verlag, 2007. 48. Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, vol. I, Paris, La Vue le Texte, 1981, p. 19. 49. Richard Terdiman, Present Past : Modernity and the Memory Crisis, Ithaca, Cornell University Press, 1993 ; Mathew Rampley, The remembrance of things past. On Aby M. Warburg and Walter Benjamin, Wiesbaden, Harrasowitz Verlag, 2000. 50. Daniel Strassberg, Das poietische Subjekt : Giambattista Vicos Wissenschaft vom Singulären, München, Wilhelm Fink Verlag, 2007. 51. Sur philologie et mobilité générique voir Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante : Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989. 52. Georges Didi-Huberman, L'image survivante. Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éditions de Minuit, 2002, p. 82-96. 53. Voir Erwin Panofsky, « L'histoire de l'art est une discipline humaniste», L' Œuvre d'art et ses significations, essais sur les arts visuels, trad. Marthe et Bernard Teyssèdre, Paris, Gallimard, 1969, 27-52; Dieter Wuttke, « Humanismus als integrative Kraft », Dazwischen, p. 389-454. 54. Pour un manifeste radical de la philologie anti-historiciste, voir Servais Étienne, Défense de la Philologie, Liège et Paris, Droz, 1933. 55. Erich Auerbach, Figura, trad. Diane Meur, Paris, Macula, 2003 ; Erich Auerbach, « Figura (1938) », Gesammelte Aufsätze zur romanischen Philologie, Bern, Francke, 1967, p. 55-92. 56. Pierre Fontanier, Les figures du discours (1827), avec une introduction de Gérard Genette, Paris, Flammarion, 1968 ; Gérard Genette, « Figures », Figures I, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 205-22. 57. Auerbach, Figura, p. 33-56 ; Auerbach, Figura, p. 65-74 (Version allemande). Voir aussi Karlfried Gründer, Figur und Geschichte : Johann Georg Hamanns "Biblische Betrachtungen" als Ansatz einer Geschichtsphilosophie, Freiburg et Munich, Albert, 1958. 58. Auerbach, Figura, p. 63-4 : « L'interprétation figurative établit, entre deux événements ou deux personnages, une relation dans laquelle l'un des deux ne signifie pas seulement ce qu'il est mais est aussi le signe annonciateur de l'autre, qui l'englobe ou l'accomplit. » Et p. 69 : « La prophétie figurative contient l'interprétation d'un événement intra- mondain par un autre ; le premier est le signe annonciateur du second, qui l'accomplit. Sans doute l'un et l'autre restent-ils des faits intra-historiques ; mais tous deux, dans cette perspective, ont cependant quelque chose de transitoire et d'incomplet ; chacun renvoie à l'autre (…). » 59. Martin Treml, « Auerbachs Imaginäre jüdische Orte », in Erich Auerbach : Geschichte und Aktualität eines europäischen Philologen, eds. Martin Treml et Karlheinz Barck, Berlin, Akademie Verlag, 2007, p. 246-51. 60. Marc de Launay, « postface », in Auerbach, Figura, p. 100-1. 61. Wuttke, Dazwischen, p. 309 ; Salvatore Settis, « Pathos et Ethos, Morfologia et fonzione », Pathosformeln, retorica del gesto e rappresentazione : ripensando Aby Warburg, éd. Fabriozi Serra, Pisa, Istituti Editoriali e Poligrafici Internazionali, 2006, p. 23-34. 62. Erich Auerbach, Literatursprache und Publikum in der lateinischen Spätantike und im Mittelalter, Bern, Francke, 1958, p. 10 ; Erich Auerbach, Literary Language and its public in late Latin antiquity

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and in the middle ages, New Jersey, Princeton University Press, 1965, p. 7. Voir aussi Ernst Robert Curtius, Französischer Geist im 20. Jahrhundert, Tübingen und Basel, Francke, 1952.

INDEX

Mots-clés : expérimentation philologique, figurale, Neuphilologie, morphologie, supplétion, Lebensphilosophie

AUTEUR

ADI EFAL

Actuellement, elle est engagée dans un projet de recherche autour du concept de l’habitus, entre Ravaisson et Aristote, à l’institut de Thomas de l’université de Cologne, soutenue par la fondation Gerda Henkel. Publications récentes et à paraître : (Prévue) ‘Gravity of a figure,’ Journal of visual arts practice, dir. Mick Finch et Jane Lee, 2013; (Prévue) ‘Der Erhalt poietische Dinge als Aufgabe der Kunstgeschichte,’ en Gegenwart des Fetischs. Dingkonjunktur und Fetischbegriff in der Diskussion, dir. Christine Blaettler et Falko Schmieder, Turia & Kant, 2013; (Prévue) ‘Art History with less conditions of possibility: Following Bergson’s ‘le possible et le reel’,’ en Bergson and the art of immanence, dir. Charlotte de Mille et John Mullarkey, Edinburgh University Press, 2013; ‘Philology and the history of art,’ The Making of the Humanities Volume II : From Early Modern to Modern Disciplines, dir. Rens Bod, Jaap Maat and Thijs Weststeijn, Amsterdam University Press, 2013, 263-299; ‘Alois Riegl's concept of age-value and the challenge of historicism in the history of art,’ Art History Supplement 1/5 (December 2011),https://sites.google.com/a/arths.org.uk/arths/ about/arthsa/issue5?pli=1; ‘Reality as the cause of art: Alois Riegl and neo-kantian realism,’ Journal of Art Historiography 3 (December 2010), http://arthistoriography.files.wordpress.com/ 2011/02/media_183171_en.pdf.

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Warburg, lecteur de Semper : ornement, parure et analogie cosmique

Spyros Papapetros Traduction : Marie Sanquer et Anika Schwarzwald

1 Entouré d’un monde plein de merveilles et de forces – et il a conscience des lois de ce monde qu’il s’efforce de résoudre sans jamais éclaircir, ces lois qui se précipitent vers lui sous la forme d’harmonies fragmentaires individuelles et qui maintiennent ses sentiments dans un état continu de surexcitation inassouvie – l’homme évoque la perfection qui lui échappe à travers le jeu ; il construit pour lui-même un monde miniature dans lequel les lois cosmiques apparaissent sous leur forme la plus étroite et la plus compacte, mais renfermées en elles- mêmes, et, à cet égard, parfaites. Dans ce jeu, l’homme satisfait son instinct cosmogonique.1

2 Dans ce passage célèbre des Prolegomena de son œuvre imposante, Der Stil, Gottfried Semper transforme les objets humains en modèles miniatures du monde et de ses principes de fonctionnement impénétrables. L’homme ne peut jamais tout à fait comprendre le monde, mais il peut élaborer des modèles pour l’aider à le reproduire et révéler, par analogie, toutes les opérations cosmiques. Chaque objet fabriqué par l’homme peut schématiser et connoter symboliquement ces relations analogiques dans la société et dans la nature : c’est avant tout un ornement. Si l’imagination

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anthropomorphique ou zoomorphique sert de médiateur entre les correspondances cosmologiques pendant l’Antiquité et la Renaissance, dans le monde post-newtonien de Semper, les mêmes analogies sont transformées en axes géométriques, qui soutiennent à leur tour la mécanique céleste de l’univers. Les flèches, les vecteurs et les lignes diagonales qui indiquent les forces physiques remplacent (ou croisent) les anciens personnages allégoriques – les Muses ou les Putti amoureuses – dont les corps symétriques masquaient, en tant qu’ornement, et démontraient en même temps, les lois de l’harmonie cosmique. Afin de comprendre le monde, l’homme, sans en avoir nécessairement conscience, grave l’univers à la surface des objets, mais il l’inscrit aussi rationnellement en diagrammes scientifiques, qui peuvent eux-mêmes devenir des ornements par la suite. Une telle transition dans l’iconographie et la performance épistémologique des ornements vers un système moins transparent de références se manifeste graphiquement dans les notes du lecteur de Semper le plus perspicace mais malheureusement peu reconnu, Aby Warburg, un historien de l’art de la Renaissance de la fin du XIXe siècle, dont les oreilles résonnaient toujours de ce que Semper appelle les « harmonies fragmentaires » produites par l’ornementation.

Notes ornementées

3 Un ensemble d’axes perpendiculaires représentant les quatre points cardinaux, désignés par une majuscule ; une flèche horizontale pointant vers la gauche, à coté d’une ligne verticale ; un rectangle avec deux lignes en pointillés, et dont la diagonale est également en pointillé ; plus bas, le petit dessin d’un arbre traversé par un axe symétrique ; et encore en-dessous, la forme minuscule d’un homme aux bras partiellement ouverts (qui rappelle les représentations chrétiennes de la résurrection). (Fig. 1)

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Fig.1

Aby Warburg, notes manuscrites et esquisses sur l’essai de Gottfried Semper de 1856 “Über die formelle Gesetzmässigkeit des Schmuckes und dessen Bedeutung als Kunstsymbol,” Warburg Institute Archive, Zettelkasten Aesthetik WIA, ZK 041/ 021149. Photo: Warburg Institute Archive, London.

4 Ces cinq dessins se trouvent sur une des petites fiches de lecture de Warburg remplies de notes manuscrites sur Gottfried Semper – et plus particulièrement sur la conférence de l’architecte de 1856 « Sur les principes formels de la parure et leur signification comme symboles dans l’art »2, et sur les Prolegomena de son Der Stil, dont le passage sur « l’instinct cosmogonique de l’homme » a déjà été cité au début de cette étude.3 (Fig.2)

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Fig.2

Aby Warburg, notes manuscrites sur l’essai de Gottfried Semper de 1856 “über d.[en] Schmuck” (notes datées de “Berlin, automne 1890”) et Der Stil in den technischen und tektonischen Künsten (notes datées de “Florence, novembre 1888”) Warburg Institute Archive, Zettelkasten Aesthetik WIA, ZK 041/ 021149 Warburg Institute Archive, ZK 041/021140-158. Photo: Warburg Institute Archive, London

5 La conférence sur la parure de Semper a été publiée sans illustrations. Peut-être qu’arrivé à un passage où le développement théorique sur la forme devenait particulièrement abstrait, Warburg (qui n’étais alors qu’un jeune étudiant en histoire de l’art) a-t-il ressenti le besoin de l’illustrer par ses propres dessins. Ses notes manuscrites sur le texte de Semper indiquent que les quatre axes en haut de la page représentent deux paires de forces cosmiques opposées : “la force de gravité” (Schwerkraft) et “la force de croissance” (Wachtumskraft) d’un côté, et le mouvement et la résistance au mouvement de l’autre. Semper conçoit ces quatre axes comme rayonnant à partir de “quatre centres” combinés en “deux paires.”4 La flèche horizontale inscrite en dessous de ce diagramme suggère peut-être la direction de la résistance, qui est perpendiculaire à l’axe de croissance. Pour finir, le produit formel de la lutte entre le mouvement et la croissance est représenté, chez Warburg, par le croquis du petit arbre, une entité qui, selon Semper, révèle une symétrie “planimétrique" [sur plusieurs plans], qui contraste avec la symétrie “linéaire” de l’homme. L’homme est le seul être vivant qui se déplace perpendiculairement à son axe de croissance, écrit Semper, à la différence du poisson, par exemple, ou du “ver” (Wurm) qui se déplace “d’avant en arrière” (von vorne nach hinten) comme le mentionne Warburg dans ses notes.5

6 L’ensemble des dessins de Warburg détermine un modèle de transformation cosmique. Comme l’homme déconcerté décrit dans le prologue de Der Stil, l’historien de l’art a du mal à saisir l’univers théorique abstrait de l’architecte, c’est pourquoi il le convertit en modèle graphique qui représente en miniature les principes cosmiques de la

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morphologie et de la physique. Une fois de plus, l’orientation devient ornementation, et les lois de la symétrie cosmique de Semper se transforment en bijou graphique et réfléchissant.

7 Il est révélateur que le terme principal utilisé par Semper pour connoter la décoration corporelle et architecturale tout au long de sa conférence de 1856 ne soit pas « ornement » mais "parure" [Schmuck], un objet concret servant surtout à la mise en valeur du corps, comme un bijou, un collier ou une coiffure – des articles de parure plutôt destinés aux femmes, bien que les hommes en portent dans d’autres cultures et à d’autres époques. Selon Semper, les débats autour de l’ornementation ne devraient pas avoir trait à des formes géométriques désincarnées, mais à des objets qui ont un poids et des dimensions physiques, des objets qui s’inscrivent dans le monde par leur mouvement et leur orientation.

8 Semper inaugure sa conférence par la définition étymologique du mot Grec, Kosmos (également retranscrite par Warburg sur la première page de ses notes), un mot qui signifie à la fois ornementation et ordre du monde (Welt Ordnung).6 La source de Semper pourrait venir du Kosmos d’Humboldt, une histoire universelle du monde écrite par le physicien après son séjour en Amérique, dont le premier volume comprend un excursus de deux pages sur la sémasiologie du mot grec.7 Cependant l’architecte pourrait aussi avoir consulté directement des sources anciennes, car sa bibliothèque contenait de nombreux ouvrages d’auteurs grecs. Le lexique grec de 1819 de Schneider, qui se trouvait dans cette bibliothèque, interprète le Kosmos comme “parure” (Schmuck), “ordre” (Ordnung), “hiérarchie” (Anordnung), ainsi que “direction” (Einrichtung) et “discipline” (Disciplin).8 D’autres dictionnaires contemporains, tel que le célèbre manuel de Passow, donne à ce mot une pléthore de significations, d’“honnneur,” “louange” et “attribution” (Zier, Ehre, Lob, Auszeichnung), à “parure pour les chevaux” (Pferdeschmuck).9 Toutefois pour Semper, le Kosmos relève avant tout de trois mondes distincts, de trois disciplines cosmiques, différentes mais parallèles, qui convergent finalement en un seul système épistémologique.10

9 Le premier de ces mondes est celui de la philosophie antique, source des étymologies grecques de Semper (qui, même si elles ne sont pas toujours exactes, sont toujours prémonitoires par leurs associations). C’est le monde des anciennes Victoires et des Grâces, des couronnes décoratives et des acrotères attiques duquel il tire son vocabulaire des formes décoratives. Mais ce monde ancien rétrograderait peu à peu à un arrière-plan allégorique et courrait le risque de devenir incompréhensible, seulement ornemental, s’il n’était pas soutenu par le deuxième monde de l’architecte.

10 Ce deuxième monde, c’est celui des sciences naturelles et de la physique. Ce monde éclectique est un mélange de l’astrophysique universelle de Newton et Lagrange et de la philosophie naturelle de Schopenhauer, que Warburg a schématisés dans ses esquisses. C’est le monde des queues de comètes et des projectiles de frondes antiques, dont Semper a étudié la trajectoire et la forme pendant son exil britannique, en se basant sur ses études universitaires en physique et en mathématique.11 Sa conférence sur l’ornementation lui a donné une nouvelle occasion de montrer que les principes cosmiques, schématisés par des objets volant bien plus haut que la surface de la terre, avaient également informé la conception de plus petits objets qui évoluent beaucoup plus près de celle-ci. Que ce soit un missile ou un bijou, la forme même d’un objet bien conçu peut, pour Semper, restaurer l’ordre et la légitimité dans un monde qui semble ne plus en avoir.

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11 À coté des perspectives cosmiques offertes par la philologie et la physique, un troisième monde s’impose à Semper, c’est celui de l’ethnographie.12 Son expérience en tant que désignateur à l’Exposition Internationale de 1851 au Crystal Palace à Londres – lui- même un microcosme architectural, dont chaque salle est dédiée à une nation différente – lui procure un inventaire ethnologique des formes décoratives, ainsi qu’un modèle méthodologique pour faire fusionner la variété des cultures en une seule structure ornée.13 Selon Semper, l’ethnographie permet de compléter les théories architecturales et cosmiques de Vitruvius et les prémices épistémologiques de la science moderne, en prouvant qu’en fin de compte, l’homme a plus d’un axe de symétrie, son orientation s’en trouve alors reconfigurée au-delà des limites de l’ordre classique.14 Ce n’est pas par hasard si l’un des premiers exemples de parures que Semper a choisi pour sa conférence est celui des Botocudos de l’Est du Brésil car elles sont déjà décrites par plusieurs ethnologues dans leurs ouvrages.15 Les Botocudos, explique Semper, étirent leurs lèvres inférieures et leurs lobes d’oreille à “ des longueurs étonnantes” en y introduisant “des morceaux de bois, des os, des coquillages et d’autres objets du même genre.”16 Les théoriciens de l’empathie décrivent souvent les objets décoratifs comme des prolongements imaginaires du corps. Pourtant, pour les Botocudos, l’objet ajouté n’est pas une extension mais plutôt une insertion ; le corps lui-même doit prolonger et littéralement intégrer l’objet. L’origine de ce que Semper appelle “la pulsion de décoration” (Verzierungstrieb) ne réside de ce fait pas dans le plaisir et l’empathie autosatisfaisante, mais plutôt dans l’étirement douloureux du corps au-delà des limites naturelles.

12 A un autre moment révélateur de sa conférence, Semper avance que les lèvres percées et les pendentifs en os massifs des Botocudos peuvent être considérés comme “les premiers rudiments [die erste Rudimente]” des “boucles d’oreilles” qui rehaussaient les beautés helléniques et qui ont continué à être appréciées jusqu’à récemment, avant de tomber en disgrâce à cause de la mode contemporaine.17 C’est comme si l’ethnographie avait retrouvé les rudiments originaux de la fonction symbolique à la surface de la parure moderne. La tâche que se donne alors l’architecte est de recombiner les vecteurs tracés par les trois disciplines – ethnographie, philologie et physique – pour former un modèle composite schématisant les dynamiques actuelles du monde.

Les trois catégories de la parure

13 L’aspect “impressionnant” des parures Botocudos, et les scarifications des sociétés tribales ont, selon l’architecte, une qualité “d’informe” (formloss) ou “d’inarticulé” (ungeglierte).18 Ils représentent une étape prélinguistique dans l’évolution de la parure qui ne se transformera que bien plus tard en langage universel aux motifs décoratifs plus réguliers.19 “Il semble qu’un sentiment naturel ait conduit tous les peuples à adopter des formes analogues,” déclare Semper en se référant à une certaine forme de casques : “Le casque de l’habitant de la Nouvelle-Zélande est presque identique avec celui des Grecs des premiers âges.”20 C’est en se basant sur ces ressemblances considérables et en s’appuyant sur l’ethnographie, la philologie, et la physique, que Semper classe les ornements en trois catégories structurelles, en fonction de la forme de mouvement cosmique décrit par chaque type. Dans ses notes, Warburg commente abondamment chaque catégorie.

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14 La première catégorie est celle du pendentif (Behang). Cet objet, dont l’une des extrémités est souvent libre, se caractérise par son oscillation, comme, par exemple, une boucle d’oreille ou un médaillon suspendu à une chaîne. Parce qu’il est en suspension, le pendentif manifeste la loi cosmique de la pesanteur, il est par conséquent considéré comme un ornement “macrocosmique.”21 Le pendentif incarne l’oscillation entre mouvement et équilibre, il souligne aussi la symétrie, c’est pourquoi il apparait souvent en paires. En dehors des bijoux, Semper classe parmi les pendentifs, les pans de tissus des vêtements, puisqu’ils tombent vers la terre et pendent symétriquement, ainsi que certaines coiffures, telles que les longues tresses des Grecs et les barbes des Assyriens.22 Warburg, quant à lui, reconfigure draperies et coiffures comme incarnant l’équilibre ou de l’instabilité psychologique, à cause de leur caractère oscillatoire tantôt régulier, tantôt irrégulier.

15 Semper avait déjà prédit ce tournant psychologique dans la fonction de l’ornement. D’un côté, de par sa verticalité, le pendentif possède une valeur esthétique, il permet d’accentuer les courbures du visage, du cou, et d’autres parties du corps ; d’un autre côté, il a aussi une valeur psychologique car il extériorise le caractère et le tempérament de la personne qui le porte.23 Par exemple, les boucles d’oreilles d’une femme nerveuse se déplaceraient spasmodiquement et oscilleraient trop. Le pendentif mesure et modère le mouvement interne et externe de celui qui le porte, et traduit le décorum dans la décoration. Avec ses oscillations périodiques, le pendentif sert d’intermédiaire entre la physiologie cosmique et la psychologie personnelle. Quelques décennies après Semper, Warburg élargit la circonférence du pendentif de la psychologie à l’épistémologie, et redéfinit l’ensemble de ses oscillations en idéogramme de la variation périodique entre l’équilibre et l’agitation. Le pendentif devient alors le symbole même de la polarité entre des systèmes épistémologiques concurrents, tels que la magie païenne et la science moderne.

16 Le deuxième genre d’ornement selon Semper est l’anneau. Il comprend les colliers, les anneaux passés à l’oreille, aux doigts et aux orteils, ainsi que les couronnes et les bandeaux pour la tête, le genou, les bras ou la poitrine. L’anneau met en valeur les proportions du corps. Si le pendentif rattache le corps au macrocosme, l’anneau joue un rôle plus microcosmique, il délimite le rapport qu’entretient chaque partie du corps avec les autres.24 Les ornements en forme d’anneau tels que les bandeaux sur les bras ou les jambes peuvent aussi fournir un support ou renforcer la vaillance et le courage. Semper évoque notamment “les bracelets d’or” des jeunes Cafres qui, “à mesure que les membres se développent, entrent profondément dans les chairs” pour promouvoir la croissance musculaire.25

17 En plus d’être le siège du pouvoir physique, l’anneau peut conférer ou accentuer le pouvoir social, et même politique, de celui qui le porte. Selon Semper, l’ornement en forme d’anneau apparaît toujours dans une configuration radiale et rythmique, il dirige toute l’attention sur la partie du corps qu’il encercle. Pour cette raison, les ornements en forme d’anneau les plus prestigieux sont ceux qui entourent la tête, les bandeaux et les couronnes des rois et autres dirigeants.26 L’anneau attire toute l’attention à soi, mais, par un jeu de réflexion, il peut aussi renvoyer cette énergie dans le monde. C’est le pivot des relations centripètes et centrifuges, il fonctionne donc comme le symbole des formations sociales.

18 Tandis qu’il semble être statique, l’ornement annulaire dispose d’un fort potentiel de mouvement virtuel. Un collier, par exemple, peut s’étendre au-delà de sa périphérie

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restreinte pour en arriver à couvrir une plus grande surface du corps, comme dans le cas des plastrons égyptiens mentionnés par Semper dans son Der Stil. L’ajout d’un ou de plusieurs pendentifs accentue encore le caractère expansif des objets en forme d’anneau, Semper prend l’exemple du Moyen-âge où l’on attachait autour de sa taille, sur des chaines ou des ceintures des clés, des épées, des croix, et des petits livres de prières.27 L’anneau peut même être considéré comme étant à l’origine de l’habillement, car dans certaines cultures tribales, on attache des morceaux de fourrure, de tissu, ou d’autres objets sur une ceinture pour créer des vêtements courts. L’anneau est donc un ur-objet, à la fois un objet concret et un schéma d’expansion radiale.

19 Alors que le pendentif et l’anneau impliquent déjà une certaine forme de mouvement, la troisième catégorie d’ornement de Semper est encore plus étroitement liée au mouvement. Pour nommer cette dernière, il invente l’expression “ornement de direction” (Richtungsschmuck). Cette forme de parure accentue la direction du mouvement du corps de celui qui la porte, tels que les accessoires des coiffures, les plumes d’un chapeau ou la crête des casques militaires. Bien que l’ornement directionnel ne soit ni rythmique, ni symétrique Semper en fait “le plus spirituel” (die geistigere) de tous les ornements, car il reflète “la grâce, le mouvement, le caractère, et l’expression” de celui qui le porte.28

20 Semper les divise en deux types : l’ornement de direction “flottant” (flatternde) tel que la crête des casques grecs et étrusques ; et l’ornement de direction “fixe” (feste, unbewegliche) tel que le serpent sur le front de la divinité égyptienne, ou les casques rigides des Assyriens.29 Avec ses oscillations rapides, l’ornement de direction flottant sert de tachymètre, il indique non seulement la direction mais aussi la vitesse du celui qui le porte. D’autre part, alors qu’il ne bouge pas lui-même, le richtungsschmuck fixe, schématise le mouvement du porteur comme une plume écrivant dans l’air. L’ornement directionnel, qu’il soit flottant ou fixe, dessine un deuxième contour virtuel par dessus celui du corps, augmentant la circonférence visible du corps humain ou animal. (Fig.3a- b)

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Fig.3a-b

Gottfried Semper, esquisses d’ornements directionnels et annulaires pour la tête—dessins préparatoires (avec instructions manuscrites) pour l’illustration de Der Stil (non datés). Semper Archiv, Institut für Gesichte und Theorie der Architektur (gta) ETH-Zurich. 20-0163-25A (detail) and 20-0163-26A (detail). Semper Archiv, Institut für Gesichte und Theorie der Architektur (gta) ETH- Zurich. 20-0163-25A (detail) and 20-0163-26A (detail). Photo: gta, ETH, Zurich

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21 Semper insiste sur l’importance de l’ornement de direction dans l’attirail militaire, notamment dans le cas des bandeaux qui ornent les têtes des cavaliers et de leurs chevaux, comme ceux qui sont représentés sur les bas-reliefs assyriens de Nimrud que l’architecte a vus au British Museum lors de son exil londonien du début des années 1850.30 Dans ces bas-reliefs Assyriens, les corps des guerriers et de leurs chevaux sont progressivement remplacés par les signes eidétiques de leurs accessoires. C’est comme si l’ornement directionnel transformait le mouvement lui-même en ornement, en faisant du champ de bataille une arène de lignes, de points, et de motifs fuyants. Ce mouvement projectif devient particulièrement efficace lorsque les contours des chevaux galopant sont doublés ou triplés (comme c’est le cas dans bon nombre de ces bas-reliefs de Nimrud). Le spectateur peut alors reconstituer la trajectoire de mouvement en combinant les traces itératives des ornements (cette perception du mouvement anticipe ostensiblement à la fois la méthode et l’iconographie des expériences chronophotographiques de Muybridge).

22 Ce n’est pas un hasard si les ornements de direction sont étroitement associés à la hiérarchie visuelle du champ de bataille et à sa nature hautement dynamique. L’une des plus anciennes significations du Kosmos grec renvoyait à la dynamique spatiale de l’organisation militaire.31 Avant la guerre contre l’ornement il y a la guerre représentée par le côté cosmique de l’ornement. Essentiellement, les ornements de direction sont les bannières de telles batailles. Ils étaient le signe d’un monde fluctuant, dans lequel les formations régulières, comme celles représentées par l’anneau et le pendentif, ont été progressivement remplacées par une géométrie plus complexes qui a suspendu les modes de hiérarchie visuelle et sociale déjà établies. Alors que les ornements directionnels auraient finalement conduit à la disparition de l’ornementation classique, ils ouvrent la voie à une infinité de nouvelles directions qu’une telle disparition pourrait précipiter.

Accessoires Mobiles (Bewegtes Beiwerk)

23 Dans ses notes, Warburg retranscrit un long passage de Semper où il explique que parfois, les étoffes peuvent se ranger dans la catégorie des ornements de direction : “J’ai pu appeler le vêtement à l’état de repos un ornement macrocosmique ; à l’état de mouvement, lorsqu’il flotte en l’air, il faut évidemment le ranger parmi les ornements de direction.”32 Les étoffes se situent donc entre le mouvement périodique des pendentifs et le mouvement plus linéaire des ornements de direction ; elles expriment à la fois l’aspect tellurique et l’aspect cinétique. En raison de leur “légèreté,” leur mouvement “reste plus ou moins indépendant de celui de l’individu,” mais peut aussi suivre la direction de ceux de l’individu, et leur tenue peut faire ressortir “le sérieux, la solennité, la gravité.”

24 Sur une esquisse jamais publiée de son vivant, Semper a reproduit une ménade dansant, d’après un bas-relief néo-attique. On y voit une femme qui marche à grandes enjambées et son vêtement flatteur bat l’air au-dessus d’elle, presque autonome par rapport à son corps. 33 (Fig.4)

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Fig. 4

Gottfried Semper, dessin d’une “ménade dansant” d’après un bas-relief néo-attique (fin du 2nd siècle avant JC). Semper Archiv, Institut für Gesichte und Theorie der Architektur (gta) ETH-Zurich. 20-0163-25A (detail) and 20-0163-26A (detail). Semper Archiv, Institut für Gesichte und Theorie der Architektur (gta) ETH-Zurich. 20-0212-8. Photo: gta, ETH, Zurich.

25 Dans la main gauche, qu’elle a repliée derrière la nuque, la femme tient un couteau qui se trouve dans l’alignement de l’étoffe de son vêtement flottant ; il devient un simple vecteur, attirant l’attention sur l’horizontalité du voile, comme si celui-ci était une décoration directionnelle. De sa main droite, la ménade tient le membre postérieur d’une bête abattue. Dans son dessin, Semper donne au cadavre de l’animal le rôle d’objet gravitationnel –tout comme le ferait n’importe quelle poterie– ; il pèse de tout son poids vers la terre, dont l’étoffe flottante nie entièrement la force. L’objet tenu à la main est le contrepoids formel de la draperie qui défie les lois de la pesanteur ; la combinaison de ces deux caractéristiques insiste sur la double dimension, tellurique et cinétique, de la parure humaine. Symptomatiquement, quelques décennies plus tard, Warburg inclut une photo du même bas-relief néo-attique dans l’atlas Mnémosyne, parmi les images d’une planche sur le thème du “viol” (Raub) et du sacrifice cérémoniel (Opfer), mais là, le motif du voile donne lieu à une lecture symbolique différente, sans contrepoids épistémologique.34

26 Lorsque Warburg recopie du livre de Semper un paragraphe entier sur l’étoffe en tant qu’élément directionnel, c’est son propre crayon qui devient “l’ornement de direction” guidant les recherches du jeune historien de l’art. En effet, les quatre pages de notes que Warburg a pris sur Der Stil de Semper sont datées de “Florence, Novembre 1888,”35 précisément à la période où il étudiait avec August Schmarsow à l’institut allemand d’histoire de l’art en Italie. Peut-on aller jusqu’à imaginer que ce fut peut-être Schmarsow – qui s’intéressait vivement à l’organisation spatiale et aux principes de composition – qui lui suggéra de lire Semper ?36

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27 En tout cas, l’intérêt de Warburg pour le mouvement des draperies est né au tout début de sa formation avec Schmarsow. Parmi les notes qu’il prenait pour un cours de Schmarsow sur l’art italien à l’Institut d’art historique de Florence en 1888-1889, il y a une page (datée de décembre 1888) sur laquelle Warburg complète ses notes sur « Les portes du Paradis », les bas-reliefs de Ghiberti pour le baptistère de Florence, par quelques esquisses fragmentaires de “la bataille contre les Philistins” tirées de “La Vie de David.” Ces dessins représentent deux guerriers portant des “étoffes flottantes” (flatternde Gewänder) qui volent dans des “directions opposées” (entgegengesetzten Richtungen).37 (Fig.5)

Fig.5

Aby Warburg, notes de cours manuscrites et esquisses: “9. Kampf gegen die Philister.—[F]latternde Gewänder (entgegengesetzen Richtungen). Volute im Helm.” Les notes décrivent le bas-relief de Ghiberti sur la vie de David, sur les Portes du Paradis, au batistère de Florence. Aby Warburg, ‘Von Nicolo Pisano bis Michelangelo. Vorlesung von Prof. A. Schmarsow gehalten im Kunsthistorischen Institut zu Florenz, W-S 88/89’, WIA, III.33.2.8, 67. Photo by the Warburg Institute, London

28 Dans ses notes, Warburg mentionne aussi la “volute” attachée au casque de l’un des guerriers suggérant ainsi une affinité formelle entre le vêtement flottant et le motif ornemental. Mais quel est le rapport entre la forme libre de l’accessoire mobile et le motif géométrique du casque ? Est-ce que les spirales formées par le vêtement pourraient répéter les schémas mentaux de la volute (conformément à l’ornement tel que le théorise Riegl dans son Stilfragen) ? Peut-être, mais pas pour Warburg. Il adhère plutôt à l’origine “dynamique” de l’ornement corporel que développe Semper – surtout en ce qui concerne les étoffes et la coiffure, que Semper appelle “ornements de direction”. Ainsi pour eux, les accessoires peints sur les tableaux de la Renaissance ne sont pas le produit d’une stylisation intellectuelle mais d’une transformation matérielle continue. Peut-être que les accessoires représentent ce que Semper aurait appelé “le rudiment” – le fossile minéral du mouvement énergique de la draperie ; mais l’art de la renaissance marque la réanimation de ces ornements auparavant fossilisés par des forces naturelles, culturelles, politiques et économiques. Dans les bas-reliefs de Ghiberti, le mouvement flatteur de l’étoffe est dirigé par les gestes des guerriers. Leurs

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gestes se succèdent dans l’espace agité du champ de bataille, qui finit par dissiper toutes les géométries régulières.

29 Les quatorze pages de notes que Warburg a prises sur l’essai de Semper sur l’ornement sont plus vieilles d’une année que ses notes sur le cours de Schmarsow ; elles sont datées de “Berlin, automne 1890”,38 une période pendant laquelle il était profondément plongé dans son travail de thèse, qu’il a défendu en 1891. Dans ses notes manuscrites, qu’il avait inseré dans la version publiée de sa thèse, Warburg cite une phrase de Semper : “l’esthétique de la beauté pure a sa base matérielle dans la dynamique et la statique (Die Aesthetik des Rein-Schönen hat ihre materielle Grundlage in der Dynamik und Statik).”39 (Fig.6)

Fig.6

Aby Warburg, ajout manuscrit: “G. Semper, Uber den Schmuck: “Die Aesthetik des Rein-Schönen hat ihre materielle Grundlage in der Dynamik und Statik….” Copie personnelle de sa thèse sur Botticelli, WIA III. 40.1.1.2, p. 10. Photo: Warburg Institute Archive, London

30 Cette phrase de Semper ne révèle pas seulement l’origine matérielle d’une forme esthétique plus vieille, mais jette aussi les bases d’une nouvelle science esthétique qui tient compte des forces vives, celles en équilibre et celles en mouvement. Bien que la thèse de Warburg soit loin d’avoir pour sujet “la beauté pure,” la citation de Semper fait profondément écho à la dynamique picturale des deux tableaux de Botticelli analysés par Warburg dans sa thèse –La Naissance de Vénus et Le Printemps. Ils sont tous deux envahis par une multitude d’accessoires directionnels qui épousent le mouvement du vent.40 Même si l’historien de l’art ne fait pas explicitement référence aux trois catégories d’ornement de Semper dans sa thèse, il existe des liens évidents entre ses recherches sur la représentation picturale des accessoires et l’analyse du Schmuck par Semper.

31 Il n’est pas ici question des bijoux que portent les personnages représentés, tels que les colliers ou les broderies décoratives des Grâces dans Le Printemps, qui ont déjà fait l’objet de l’analyse des historiens de l’art.41 Dans l’interprétation de Warburg, chaque tableau fonctionne plutôt comme un ornement à part entière, selon la logique qui structure la définition des trois catégories d’ornement de Semper. Le point de départ de Warburg est la catégorie de l’ornement directionnel de l’étoffe. Comme dans les scènes guerrières des bas-reliefs assyriens, les représentations mythologiques composées par Botticelli se transforment en arènes de courbes tourbillonnantes, tous les personnages représentés étant essentiellement réduits à leurs accessoires mobiles, ils fonctionnent comme des signifiants visuels de l’agitation et de l’inertie. Dans ce cadre, on pourrait entièrement réinterpréter La Naissance de Vénus comme un ornement annulaire pictural

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étant donné que sa chevelure et ses accessoires tournoient autour la Venus marmoréenne qui, pour sa part, constitue un axe statique. A ce titre, la conclusion de Warburg sur l’hésitation de Boticelli entre “la tranquillité mélancolique” et “l’agitation véhémente”42 ne transforme-t-elle pas la peinture en un pendentif psychologique, alternant périodiquement entre deux modes d’imagerie diamétralement opposées mais intimement liées ?

32 Il existe des différences fondamentales entre les conceptions sempériennes et warburgiennes du rapport entre l’article d’ornementation et son porteur humain. Dans un aphorisme esthétique écrit en octobre 1890, Warburg revient sur sa lecture de l’essai de 1956 de Semper :

33 “Dans le cas de l’ornement, la forme d’expression représentée n’a aucune relation organique à celui qui le porte, car [le mouvement à] la surface [agitée] ne représente pas le résultat naturel de la puissance instantanée ni la volonté du porteur.”43

34 Contrairement à Semper, pour Warburg, le rapport entre l’ornement et les émotions subjectives de son porteur n’est pas transparent. Warburg insiste sur l’indépendance de l’ornement inorganique par rapport au moi organique, comme si l’artefact décoratif possédait une volonté propre et s’exprimait de lui-même.

35 Une autonomie virtuelle est centrale pour la pensée de Warburg. Cela lui permet de reconceptualiser la pensée de Semper sur la parure (Schmuck) en “accessoire mobile” (Bewegtes Beiwerk), similaire à la chevelure tourbillonnante et à l’étoffe balayée par le vent dans La naissance de Vénus de Botticelli. Le point commun entre la parure et l’accessoire est leur qualité d’élément “adjoints” par l’ornementation : le processus par lequel quelque chose en plus est ajouté à ce que le corps organique a à offrir à la représentation, précisément grâce à un élément inorganique. Dans plusieurs de ses brouillons de thèse, Warburg caractérise ces mêmes accessoires d’ “additifs dynamiques et extensifs” (Zusätze) lorsqu’ils apparaissent en peinture ou en littérature. 44

36 Comme l’a montré Warburg dans ses analyses minutieuses des accessoires décrits dans les textes de l’Antiquité et de la Renaissance, les ornements prolifèrent par adjonctions et embellissement continu. Les artistes et les écrivains de la Renaissance ont tendance à “accessoiriser” l’accessoire en ajoutant une courbe, un gribouillis, une fioritura de plus à l’étoffe déjà ornementée de l’antiquité. Cette méthode d’auto-engendrement constitue la loi suprême de l’accessoire, mais elle se situe en dehors des chemins de formations établis par Semper. Le Beiwerk de Warburg semble n’obéir à aucune autorité et évolue même “contre le cours naturel du monde.”45 L’accessoire mobile n’obéit qu’à un seul principe, qui est incompatible avec la vision sempérienne d’un univers ordonné, c’est le principe du changement imprévisible. Alors qu’il écrit une trentaine d’années après l’architecte, Warburg réalise peut-être que le monde et ses formes d’art sont devenues de plus en plus ornementales, mais pas dans le sens des principes cosmiques de Semper. Les appendices décoratifs ne réalisent plus l’ordre de monde, mais contribuent à un désordre généralisé qui suscite l’inquiétude cosmologique de Warburg. Pour reprendre les termes de l’épigramme des Prolegomena l’homme “satisfait ses instincts cosmogoniques” en créant des artefacts décoratifs, mais il ne cherche pas à démystifier le monde en cherchant dans leur forme la réflexion de principes et de lois scientifiques. Au contraire, par une abondance de moyens techniques, il s’efforce de reproduire et de renforcer la “merveille” – le mystère radical de la nature, qui avait initialement piqué sa curiosité.

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La survivance de la parure

37 Alors que le nom de Semper n’est pas mentionné dans la publication originale de la thèse de Warburg, il apparaît quelques années plus tard, dans une note de bas de page de son essai de 1895, “Costumi Teatrali”. Il décrit “les étoffes flottants, les volants, les draperies” utilisés pour ces performances et précise qu’ils étaient conçus pour être vus en mouvement et “de profil” comme “en cortège,” dans sa note il ajoute que “Gottfried Semper a inventé le mot juste pour ce genre de décoration, Richtungscmuck [sic].”46 Bien que marginale, cette note souligne une transition importante : pour Semper, l’ornement de direction structure surtout l’espace militaire au moments même de l’action sur le champ de bataille, mais pour Warburg, il fait partie de “l’espace à jouer” (Spielraum) de la pompe et du spectacle – il appartient plus au domaine de l’imitation de l’action qu’à celui de l’action elle-même. L’ornement garantit la survivance de la vie sociale et culturelle, mais uniquement sous la forme de vestige, en tant que rudiment des fonctions vitales précédentes qui se sont atrophiées en appendices décoratifs flottants et indépendants. C’est là l’évolution la plus générale de l’ornement dans la culture mondiale de la fin du XIXe siècle ; la réception historiographique des théories de Semper sur l’ornement indique leur survivance sous une forme rudimentaire mais festive.

38 Car vraisemblablement, Warburg n’est pas le seul lecteur méconnu de Semper. Bon nombre d’ornementologistes ont recopié et réutilisé ses catégories de la parure. Je n’en mentionnerai que deux d’entre eux, dont les titres des œuvres figurent dans les notes bibliographiques de Warburg sur Schmuck dans les Zettelkästen (les boîtes en carton où il conservait ses recherches et ses “notes scientifiques”). Le premier de ces auteurs est J. Matthias, un lecteur en arts appliqués, dont l’étude, publiée en 1870, s’intitule La Parure Humaine (Der menschliche Schmuck).47 Le but du livre, comme l’annonce le sous- titre est de “contribuer à l’éducation du goût des milieux domestiques et commerciaux.” Il s’agit essentiellement d’un guide contre la menace imminente d’un Schmuck qui, s’il n’est pas règlementé, devient signe de mauvais goût (schlechter Geschmack). “Il a pour but d’éveiller un sens de la beauté chez les ménagères,” écrit Warburg de Matthias. Cependant, plus loin, il critique son attitude intellectuelle frauduleuse : “il se fonde sur Semper sans le citer.”48

39 En effet, Matthias classifie les formes de parure féminine selon les trois catégories structurelles de Semper – ornement pendentif, annulaire et directionnel – sans pour autant citer son nom. Le nom de Semper ainsi que tout son programme cosmologique disparaît complètement du texte de Matthias. Peut-être le plagiat éhonté de Semper est-il une nouvelle instance du phénomène de recopiage mécanique de l’ornement sans le moindre égard pour la source originelle (et dans ce cas ce phénomène irait jusqu’à s’appliquer à la théorie de l’ornement elle-même) ? L’essai de Semper a finit par être victime d’un phénomène d’ornementation se reproduisant mécaniquement d’une manière irréfléchie contre lequel il résistait par son travail, ainsi que Warburg après lui.

40 La seule contribution originale de Matthias est un ensemble d’illustrations de bijoux et de vêtements reproduits d’après des œuvres de la Grèce antique exposés au musée archéologique de Berlin, sans mentionner les dates et l’origine des objets. Alors qu’il se réfère abondamment à l’habillement moderne, il n’insère aucune illustration de

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vêtements ou de parures contemporains. Comme le mouvement d’un pendule, l’histoire et la pratique de “la parure humaine” semble osciller entre les deux définitions sempériennes du cosmos : entre la faculté cosmique de l’archéologie telle qu’elle se dégage des illustrations de l’antiquité de Matthias, et l’ère de l’anthropologie culturelle – une science ravivée par les innombrables objets décoratifs importés des colonies que l’on amasse dans les musées d’ethnographies et qui connaissent la célébrité grâce à un nombre important de publications relatives à la parure du corps à l’échelle mondiale.49

41 Le deuxième essai sur l’ornementation mentionné dans les notes de Warburg se base exclusivement sur ce nouveau monde découvert par l’anthropologie culturelle : C’est La Parure du Peuple (Der Schmuck des Menschen, Berlin, 1990) d’Emil Selenka, évolutionniste, ethnographe amateur, et collègue de Karl Gottfried Semper, le neveu morphologiste de l’architecte.50 (Fig.7a-b)

Fig.7a

Emil Selenka, Der Schmuck des Menschen (Berlin: VITA Deutsches Verlagshaus, 1900), première de couverture.

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Fig.7b

Aby Warburg, note bibliographique: “Emil Selenka, Der Schmuck des Menschen, Berlin 1900” Warburg Institute Archive, Zettelkasten in Zettelkasten titled Gerät -Tracht, WIA ZK 29A 010/004526. Photo: Warburg Institute Archive, London

42 Avec sa femme, il voyage beaucoup en Asie du Sud-Est, dans les îles allemandes, des Philippines à Sumatra. Ils collectent des fossiles et d’autres spécimens pour leur recherche scientifique sur l’évolution des espèces de primates et, dans le même temps, Selenka accumule un grand nombre d’informations sur les coutumes et les différents motifs de parure des peuples de ces territoires.51

43 Selenka utilise les trois catégories structurelles de Semper pour présenter la parure comme un “langage universel des images” (Bildersprache). Contrairement à Matthias, il rend hommage à l’architecte, même si son opinion diverge parfois de la sienne et l’amène à apporter ses propres embellissements au schéma ornemental initial, auquel il ajoute trois catégories de plus. L’évolutionniste applique les catégories sempériennes strictement aux cultures non-occidentales, car ces peuples “vivent tout proche de la nature” et pour cette raison, leur sens instinctif de l’ornement n’est pas altéré par des goûts préalables. Dans les illustrations abondantes de l’ouvrage, les pendentifs antiques de Semper se transforment en longues tresses comme celles des fakirs indiens ; les propriétés proportionnelles des anneaux sont étendues aux bijoux métalliques que portent les femmes tamil (Inde) aux chevilles et aux orteils ; et pour finir, les avantages militaires conférés par l’ornement de direction se retrouve dans les coiffures en plumes des Apaches et des guerriers malaisiens. Pourtant, ce qui apparaît comme une expansion phénoménale de la culture de l’ornement, ne présage en fait de rien d’autre que de son déclin imminent. Tout en louant la sensibilité ornementale des peuples non occidentaux au détriment des occidentaux dont il omet de parler dans son étude, Selenka cherche à s’assurer que ce qu’il appelle “l’ornement du peuple” est en fin de

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compte l’ornement de ces peuples qui habitent la périphérie exotique du monde. Ce n’est peut-être pas un hasard si la mariée apprêtée qui orne la couverture du livre de Selenka porte au-dessus de sa coiffure de cérémonie, le titre L’ornement du Peuple, comme une décoration supplémentaire (“Ansatzschmuck” dans les mots de Selenka). Comme un accessoire amovible, l’auréole lumineuse des lettres préfigure l’éclipse de l’ornement annoncée quelques années plus tard par un autre lecteur de Semper, l’architecte Adolf Loos.52

L’ornement comme définition épistémologique

44 La rencontre déterminante de Warburg avec une forme cosmique de décoration pendant sa visite aux indiens pueblos en Amérique du Nord a lieu dans un context double : malgré l’omniprésence mondiale de l’ornement dans l’historiographie, il est en passe de disparaître de façon imminente comme pratique. On pourrait peut-être acquérir une compréhension différente de l’expérience de Warburg en Arizona et au Nouveau Mexique si l’on revenait au motif initial de son voyage, une impulsion étroitement entrelacée avec l’origine même de l’ornementation.

45 “J’ai une idée !” annonce Warburg à sa future femme, Mary Hertze, dans une lettre du 11 août, 1895 depuis New York : “[il faut] situer la question de la genèse de l’ornementation sur une base très large en corrélation avec du matériel ethnographique. C’est pour quoi, au début de la semaine prochaine, je m’en irai vers l’Ouest, pour rendre visite aux indiens pueblos au Nouveau Mexique. Mais tout cela est toujours encore dans un brouillard (noch ein Nebel).”53

46 Pour s’orienter dans ce “brouillard,” Warburg se sert de recherche ethnographique. En plus de ses notes sur la langue indigène, ses carnets de poche sont pleins de notes et de dessins représentant des symboles ornementaux. Warburg a dû copier ces motifs ou ces objets décorés sur des livres qu’il a trouvés dans les bibliothèques américaines, à moins qu’il ne les ait dessinés sur place pendant son séjour chez les Pueblos.54 Warburg alterne entre plusieurs termes pour désigner les objets pueblos – Schmuck, Gerät, et Tracht (parure, instrument et costume) – et non pas Beiwerk (accessoire) le terme qu’il utilise dans sa thèse sur Botticelli. Beaucoup des ornements que portent les indigènes entrent dans les catégories de Semper, tels que les pendentifs et les ornements annulaires. Warburg reproduit en détail les différentes formes de coiffures cérémonielles et les masques rituels, dont beaucoup ont une forme circulaire. (Fig.8)

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Fig.8

Aby Warburg, esquisse d’un casque moki (Kopfschmuck) en forme d’ornement annulaire portant l’inscription “maison de Baholi Kóna,” Warburg Institute Archive, Zettelkasten Americana, WIA, ZK 040/020934. Photo: Warburg Institute Archive, London.

47 Même le dieu de la pluie serpent porte une plume sur la tête, “l’ornement de direction” par excellence selon Semper.

48 D’une manière analogue aux ornements de la théorie “Post-Newtonienne” de Semper, de nombreux motifs ornementaux décorant les poteries des Pueblo sont des symboles de forces cosmiques naturelles. En effet, si l’ornement sempérien représente le monde, l’ornement Pueblo l’incarne. Par exemple, dans les dessins de Warburg, la simple spirale dénote le vent, le tourbillon masculin en particulier. La double spirale et les lignes en zigzag semblables à un escalier, sont des symboles cosmiques largement répandus sur les poteries pueblos. 55 (Fig.9)

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Fig.9

Aby Warburg, esquisse d’un ornement pueblo en forme de spirale, Zettelkasten Americana, WIA, ZK, 040/020762. Photo: Warburg Institute Archive, London

49 Les notes de Warburg contiennent également plusieurs dessins miniatures qui représentent les différents symboles de la foudre : un serpent dont la tête est une flèche, un escalier qui fait partie de la maison du monde, les nuages, et un dessin en forme de peigne qui représente la pluie. En bas de la page, tous les motifs précédents sont combinés en un seul, le célèbre symbole pueblo de “la maison du monde.”56 Chez les Pueblos, les forces physiques ne sont pas seulement représentées par des schémas géométriques mais aussi par des objets concrets ou des corps d’animaux. Dans l’étude ethnographique d’Adolph Bandelier des symboles tehua et zuni, même l’arc en ciel, représenté par une bande curviligne colorée, est doté d’une petite tête et de deux pieds à ses extrémités.57 L’animal est le Kosmos.

50 Parmi tous ces symboles, Warburg s’intéresse tout particulièrement à celui de “la maison du monde”. Ce motif cosmologique montre le firmament qui se referme sur les nuages. De nombreuses versions de ce symbole, dont certaines en couleur, figurent dans les croquis de Warburg.58 Dans certains d’entre eux, la maison du monde est représentée par des contours angulaires, et dans d’autres par un motif semi-circulaire avec des volutes, flanqué d’animaux totémiques de chaque côté. Selon la terminologie sempérienne, la ligne semi-circulaire qui entoure le monde serait un ornement annulaire “périphérique.” (Fig.10)

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Fig.10

Aby Warburg, esquisse des symboles Pueblo de “l’ornement marche” et de “la maison monde,” Zettelkasten Americana, WIA, ZK, 040/020697. Photo: Warburg Institute Archive, London.

51 Mais pour Warburg, cette même ligne pourrait également représenter l’idée de “Umfangsbestimmung” (la définition d’une périphérie conceptuelle ou la circonférence d’une idée), qui vient ici souligner la définition spéculative du Kosmos en fonction de la culture ou de la mentalité.59 L’Umfangsbestimmung définit par l’arc en ciel des Pueblos ou le symbole de la maison du monde, est un enclos semi-circulaire qui peut s’étendre à l’infini. Personne ne peut dessiner de limites sur l’espace du ciel, mais il est peut-être possible de créer un ornement à partir de cette frontière impossible. “La maison du monde” des Pueblos montre justement comment un symbole cosmique peut devenir une allégorie en exhibant son incapacité à circonscrire son sens à l’intérieur des limites d’un contour.60 C’est peut-être grâce à cet ornement pueblo que Warburg est parvenu au plus près d’une compréhension sempérienne de l’ornement, en tant qu’idéogramme symbolique de l’ordre cosmique. Cependant avec Warburg, cet ordre devient de plus en plus allégorique, conformément à son projet de redécouverte de “la genèse de l’ornementation,” sans fin et sans espoir de conclusion.61

52 Même si de nombreux ornements cérémoniaux des fêtes pueblos ressemblent aux anneaux, pendentifs, et autres ornements de direction de Semper, les recherches de Warburg sur l’ornement pueblo renforcent l’idée de capacité idéographique de l’ornement qui n’est que timidement suggérée dans sa thèse de doctorat. Pour Warburg, les trois catégories sempériennes fonctionnent comme des idéogrammes du mouvement, si non physique, du moins conceptuel ; quoiqu’ils prennent bien leur source dans des objets réels, ils expriment des modes de rapports et d’être dans le monde.

53 On pourrait peut-être trouver le germe de la pensée de Warburg dans son interprétation de Sartor Resartus, un livre de Carlyle qui décrit le monde naturel et humain comme la superposition de plusieurs épaisseurs de vêtements.62 En interprétant les catégories d’ornement en fonction de Carlyle, Warburg renverse le modèle de Semper. Pour Semper, Schmuck représente le vestige matériel, “le rudiment”

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des transformations socio-culturelles et artistiques, mais pour Warburg, c’est son origine secrète, le germe invisible interdisant une définition ultérieure de l’art. La différence réside dans l’orientation conceptuelle (Orientierung) aussi bien que dans la direction (Richtung) de la signification historique et épistémologique de la parure.

54 Sur le dessin d’un pendule en mouvement, qui accompagne ses aphorismes esthétiques rédigés pendant son voyage américain, Warburg a écrit le mot “Umfangsbest” [ ? illisible]. 63 (Fig.11)

Fig.11

Aby Warburg, esquisse de pendule représentant l’Umfangsbestimmung. Warburg Institute Archive, Zettelkasten Ae.[sthetik]-Aphorismen, Nr. 399. WIA, ZK [not numbered]. Photo: Warburg Institute Archive, London.

55 Cette page recouverte de pensées sur la fonction symbolique de l’ornement est précieuse car elle est ne se contente pas de juxtaposer l’image du pendule au texte, mais y superpose aussi graphiquement la notion d’Umfangsbestimmung. Cette coïncidence renforce l’idée que sa vision de l’Umfangsbestimmung est elle-même dynamique et oscillante. De la même manière, le motif de la “maison du monde” des Pueblos démarque un horizon conceptuel simultanément ouvert et fermé. Par conséquent il ne parvient pas à délimiter précisément un espace : chaque Umfangsbestimmung reste essentiellement indéfini (unbestimmt). Comme la circonférence idéationnelle définie par le mouvement d’un pendentif, toutes les définitions épistémologiques oscillent continuellement.

56 Il est cependant remarquable de voir, à travers l’étude de Warburg, comment certains des ces idéogrammes épistémologiques indéfinissables se matérialisent en artefacts tridimensionnels et deviennent des objets concrets. Tel est le cas lorsque, par exemple, le dessin géométrique unidimensionnel de la maison du monde se retrouve dans le motif et la forme des coiffures cérémonielles que portent les danseurs pueblos (et Warburg lui-même, comme l’atteste une de ses photos de voyage). Ces sujets lourdement couronnés semblent porter leurs modèles cosmologiques sur la tête. Ils poussent encore plus loin la communication avec l’univers en greffant à leur coiffure

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des antennes – des appendices faits en plumes (bahos), qui signalent un rapport privilégié avec le ciel, à la manière de “l’ornement de direction” (Richtungsschmuck) de Semper.

57 Au cours des danses rituelles, ces mêmes appendices flottants s’organisent en schémas rectilignes, créant ainsi un espace architectural – un champ hautement réglementé mais toujours animé par l’intensité des corps qui bougent en rythme. Peut-être qu’alors, au milieu de cette rupture extatique, entre frénésie et régulation, l’ordre cosmique de l’ornement tel qu’envisagé par Semper et abandonné par Warburg, pourrait être rétroactivement restauré. L’espace d’un instant, l’ornement pueblo peut tenter de regagner “la pesanteur” que Semper avait conférée à tous les objets terrestres, mais qui avait disparu sous la pression de l’accessoire “maniériste.” Malheureusement, un tel équilibre cosmique ne peut durer bien longtemps.

58 Le nouvel effondrement du cosmos est introduit par un autre Schmuck qui fait désormais parti du costume (Tracht) métropolitain contemporain et de ses extensions technologiques infinies. Je veux ici parler du chapeau “haut-de-forme” (Zylinder) de l’oncle Sam descendant Market street à San Francisco parmi les câbles électriques, sur une photo prise par Warburg.64 (Fig.12)

Fig.12

Aby Warburg, photographie de l’‘Oncle Sam,’ San Francisco, Février 1896. Photo: Warburg Institute Archive, London.

59 Le chapeau haut-de-forme est une autre forme d’ornement de direction sempérien, qui augmente non seulement la taille mais aussi la circonférence idéationnelle de l’homme moderne. Son importance cosmique est renforcée par la rotonde de la Renaissance qui se profile à l’arrière-plan de la photo. Ce bâtiment à la façade travaillée amplifie la forme du chapeau et transforme l’oncle Sam en Américain néo-renaissant. Grace à une

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coïncidence ingénieuse, l’axe central du chapeau de l’individu est aligné avec l’axe de symétrie de la coupole semi-sphérique de la rotonde. Mais dans l’instantané de Warburg, l’axe du chapeau est visiblement faussé. Ce décalage annonce l’échec – peut- être irrémédiable – de la pesanteur initiale et de l’équilibre classique du cadre architectural de la Renaissance. Contrairement aux esquisses que Warburg a dessinées d’après les principes morphologiques de Semper, le système géométrique sur lequel toutes les analogies cosmiques entre les objets naturels et artificiels étaient fondées, n’est plus rectangulaire mais plutôt oblique et ce biais est l’effet secondaire d’une forme de pesanteur imposée de l’extérieur.

60 Comme le déplore Selenka à la fin de son Der Schmuck des Menschen, la nouvelle génération s’est “débarrassée” de l’ornement qui n’est plus visible que dans les musées d’ethnographie. Bien qu’il soit lui-même un scientifique, l’évolutionniste blâme les sciences naturelles (Naturwissenshaften) d’avoir fait disparaître la parure et “l’augmentation de la circulation” des hommes et des biens qu’elle a produite dans la vie métropolitaine.65 Le sens désorientant de la circulation jette les hommes les uns contre les autres dans une multitude déformée d’images contradictoires, il n’y a aucun rythme distinct, aucun axe de symétrie à partir desquels les contours individualisant de la parure pourraient se développer. En d’autres termes, il ne peut y avoir aucun ornement dans un monde moderne parce qu’il n’y a pas de distance entre les corps, les objets et les environnements – il manque cet espace de réflexion et de l’analogie qui rend possible l’existence de l’ornementation. Cette conclusion séduisante fait écho à la fin glorieusement pessimiste du cours de Warburg, Le Rituel du Serpent (présenté en 1923) : où “le meurtre” du Denkraum (l’espace de réflexion) et l’élimination de la distance par la technologie, signale la dissolution du cosmos et (implicitement) la fin de la mentalité analogique qui avait donné naissance à la pratique de l’ornementation à l’échelle mondiale.66 Pourtant, c’est précisément de cet état universel apparemment chaotique qu’un nouvel ordre d’ornementation pourrait émerger.

61 De la portée restreinte des ornements pendentifs jusqu’aux extensions infinies des coiffures directionnelles et de leurs arrangements linéaires lors de célébrations festives, l’ornementation du corps est passée de deux à trois dimensions, du Spielraum de la vie quotidienne au Denkraum épistémologique de l’esthétique moniste de Warburg. Le chapeau cylindrique de l’oncle Sam et les coiffures maison du monde des danseurs pueblos signalent tous deux l’importance capitale de la parure dans la culture de la fin du XIXe siècle. La théorie de l’ornement “cosmique” de Semper et son recyclage par Warburg, Selenka, et bien d’autres, montre qu’en l’absence même de pratiques artistiques, l’ornementation reste toujours implicitement au cœur de l’historiographie moderniste, elle continue à générer des représentations textuelles qui tournent comme des satellites autour de la soi-disant éclipse de l’ornement. L’ornement ne représente pas simplement un objet mais aussi la méthode même de la recherche warburgienne : elle divise, bifurque et oscille, pour démontrer que le Verzierungstrieb – que Semper appellerait la pulsion de décorer – partage une racine commune avec la pulsion de savoir

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NOTES

1. "Umgeben von einer Welt voller Wunder und Kräfte, deren Gesetz der Mensch ahnt, das er fassen möchte, aber nimmer enträthselt, das nur in einzelnen abgerissenen Akkorden zu ihm dringt und sein Gemüth in stets unbefriedigter Spannung erhält, zaubert er sich die fehlende Vollkommenheit im Spiel hervor, bildet er sich eine Welt im Kleinen, worin das kosmische Gesetz in engster Beschränktheit, aber in sich selbst abgeschlossen, und in dieser Beziehung vollkommen hervortritt; in diesem Spiel befriedigt er seinen kosmogonischen Instinkt.” Gottfried Semper, Der Stil in den technischen und tektonischen Künsten; oder, Praktische Aesthetik: Ein Handbuch für Techniker, Künstler und Kunstfreunde, Band 1 (Frankfurt am Main: Verlag für Kunst & Wiseenschaft, 1860), p. xxi. 2. Gottfried Semper, “Über die formelle Gesetzmässigkeit des Schmuckes und dessen Bedeutung als Kunstsymbol,” Monatsschrift des wissenschaftlichen Vereins in Zürich 1 (1856): 101-130. La conférence a été reproduite dans Gottfried Semper, Kleine Schriften, ed. Hans and Manfred Semper (Berlin and Stuttgart: W. Spemann, 1884), pp. 304-343. Une traduction française de la première partie de la conférence, par le théoricien esthétique et politicien Paul Challemel-Lacour (qui a fait la connaissance de Semper à Zurich à la fin des années 1850) a paru dans une revue littéraire en 1865 : Gottfried Semper, “De l’ornementation et du style; de leur signification symbolique dans l’art (première partie)” Revue des Cours Littéraires 2:32, 8 juillet, 1865. Toutes les citations de la conférence se réfèrent à la publication intitiale de 1856 en allemand, l’édition à laquelle Warburg se réfère dans ses notes. 3. Pour les notes de Warburg sur la conférence de Semper de 1856, voir Aesthetik, Warburg Institute Archive (hereafter cited as WIA), Zettelkästen (ZK) 041/021140-154; pour ses notes sur Style, WIA ZK 041/021155-158. 4. Semper, “Über die formelle Gesetzmässigkeit des Schmuckes” (voir note 2), p. 118; et Warburg (ibid.), WIA, ZK 041/021148-149. 5. Warburg (ibid), WIA, ZK 041/021148-149. Semper mentionne un ‘serpent d’eau’ mais pas un "ver" dans son essai de 1856 (ibid., p. 119); il est fait cependant référence aux vers dans le "Prolegomena" de son texte Der Stil. Voir Semper, Der Stil (1860), p. xxxvii. Il se peut que Warburg ait synthétisé sa lecture des deux textes, car certaines parties de la deuxième section théorique du cours sempérien de 1856 sur la parure se rapportent aux sections du "Prolegomena". 6. Semper, “Über die formelle Gesetzmässigkeit des Schmuckes” (voir note 2), p. 101; et Warburg (ibid.), WIA, ZK 041/021141. 7. Alexander von Humboldt, Kosmos: Entwurf einer physischen Weltbeschreibung (Stuttgart et Tübingen: Cotta, 1845-1862), 5 volumes. Le Kosmos d’Humboldt est sur la liste des livres que Semper a emmené avec lui à Londres. Voir les copies des listes de livres de Semper dans Wolfgang Hermann Papers, Collections Spéciales, Getty Research Institute. 8. Johann Gottlob Schneider, Griechisch-Deutsches Wörterbuch (Leipzig: Hahn’sche Verlag, 1819), vol. 1, p. 785. Sur la liste de livres de Semper. 9. Franz Passow, Handwörterbuch der griechischen Sprache (Leipzig: Friedrich Christian Vogel, 1831), vol. 1, p. 1333. 10. Concernant l’aspect "cosmique" du travail de Semper, voir aussi de Werner Oechslin, “ “…bei furchtloser Konsequenz (die nicht jedermanns Sache ist)…” Prolegomena zu einem verbesserten Verstädnis des Semper’schen Kosmos” dans Gottfried Semper 1803-1879: Architectektur und Wissenschaft, édité par Winfried Nerdinger et Werner Oechslin (Munich-Zurich: Prestel-gta, 2003), pp. 52-

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11. Sur les queues de comètes, voir Semper, Der Stil (1860-63), Vol. 1, p. xxxvi; (see note 1). Sur les projectiles anciens, voir Semper, Über die bleiernen Schleudergeschosse der Alten (Frankfurt: Verlag für Kunst und Wissenschaft, 1859). 12. Pour la relation entre le travail de Semper et la théorie ethnologique, voir H.F. Mallgrave, “Gustav Klemm and Gottfried Semper: The Meeting of Ethnological and Architectural Theory,” RES: Anthropology and Aesthetics 9 (Spring 1985): 68-79; et “Semper, Klemm, e l'etnografia–Semper, Klemm, and ethnography,” Lotus international, no. 109 (2001): 118-131. 13. Gottfried Semper, Wissenschaft, Industrie und Kunst: Vorschläge zur Anregung nationalen Kunstgefühles bei dem Schlusse der Londoner Industrie-Austellung (Brunswick: Vieweg und Sohn, 1852). Traduction anglaise par H. Mallgrave et Wolfgang Herrmann, dans Gottfried Semper: The Four Elements of Architecture and OtherWritings (New York: Cambridge University Press, 1988). 14. Sur le commentaire de Semper sur Vitruvius, y compris ses observations concernant le rapport entre l’architecture et l’astrologie, voir son “Bemerkungen zu des M. Vitruvius Pollio zehn Bücher der Baukunst,” dans Kleine Schriften, ed. Manfred et Hans Semper (Berlin and Stuttgart: Spemann, 1884), pp. 191-212. 15. Sur l’ethnographie des Botocudos au début du XIXe siècle, voir les mémoires de Maximilian Wied-Neuwied de 1815-1817, Reise nach Brasilien (ca. 1825), ed. Wolfgang Joost (Leipzig: Graphische Werke Zwickau, 1987). 16. “ [d]ie Botokuden durchboren ihre Unterlippen und stecken grosse hölzerne Knebel, Knochen, Muscheln oder Aenliches in den Einschnitt, wodurch die Lippe tief heruntergezogen und auf schreckbare Weise verlängert wird.” Semper (voir note 2), p. 102. 17. Semper, “Über die formelle Gesetzmässigkeit des Schmuckes” (voir note 2), p. 103. 18. Semper, “Über die formelle Gesetzmässigkeit des Schmuckes” (voir note 2), p. 117. 19. Sur les paramètres linguistiques des études sur l’ornement par Semper et Riegl, voir Debra Schafter, “Ornament and Language,” dans The Order of Ornament, The Structure of Style: Theoretical Foundations of Modern Art and Architecture (Cambridge: Cambridge University Press, 2003), pp. 60-102. 20. Semper, “Über die formelle Gesetzmässigkeit des Schmuckes” (voir note 2), p. 113. 21. Semper, “Über die formelle Gesetzmässigkeit des Schmuckes” (voir note 2), p. 106. Dans son analyse de la conférence 1856 de Semper, Mallgrave relève que Semper emprunte les termes "macrocosmique" et "microcosmique" aux écrits d’Adolf Zeising sur l’esthétique et les théories de la proportion humaine, même si l’architecte s’est fortement opposé à l’esthétique idéaliste de Zeising. Voir H.F. Mallgrave, Gottfried Semper, Architect of the Nineteenth Century (New Haven: Yale Univ. Press, 1996), p. 271. 22. Semper, “Über die formelle Gesetzmässigkeit des Schmuckes” (voir note 2), pp. 107-108. 23. Ibid., p. 106. 24. Ibid., p. 109. 25. Ibid., p. 112 26. Ibid., p. 109. 27. Pour des exemples similaires, voir Hubert Stierling, Der Silberschmuck der Nordseeküste (Neumünster in Holstein: Karl Wachholtz, 1935). 28. Semper, “Über die formelle Gesetzmässigkeit des Schmuckes” (voir note 2), p. 113 29. Ibid., pp. 113-114. 30. Pour une description antérieure de ces reliefs, voir Austen Henry Layard, Nineveh and its remains (London, J. Murray, 1849). 31. Pour l’association du Kosmos avec des formes d’organisation militaire, voir l’analyse étymologique du mot par Claus Haebler, “KOSMOS: Eine etymologisch-wortgeschichtliche Untersuchung,” dans Archiv für Begriffsgeschichte 11 (1967): 101-118. 32. Semper, “Über die formelle Gesetzmässigkeit des Schmuckes” (voir note 2), p. 114; et Warburg (voir note 3), WIA ZK 041/021145.

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33. Gottfried Semper, dessin, archives Semper, gta, ETH, Zurich. 20-0212-8. Dans son dessin Semper copie un bas-relief néo-attique de la fin du deuxième siècle avant J.C. (d’après un original de l’œuvre du sculpteur Kallimachos, fin du cinquième siècle avant J.C. à Rome. 34. Tafel 6 “Raub, Opfer, Opfernde Mänade…” dans Aby Warburg, Der Bilderatlas Mnemosyne herausgegeben von Martin Warnke under Mitarbeit von Claudia Brink (Berlin: Akademie Verlag, 2000), p. 24-25. 35. Warburg (ibid.), WIA, ZK 041/021155. 36. La connexion entre Warburg et Semper a jusqu’ici été très peu étudiée. Ernst Gombrich cite brièvement la lecture de Warburg de la conférence de Semper de 1856, pendant la période au cours de laquelle il a écrit sa thèse. Voir Ernst Gombrich, Aby Warburg: An Intellectual Biography (Chicago: University of Chicago Press, 1986), p. 80. Gombrich accorde plus d’attention à l’essai de Semper dans sa propre étude sur l’ornementation, où il relie les "spéculations a priori" de Semper à Goethe et Aristote. Voir E. H. Gombrich, The Sense of Order: A study in the psychology of decorative art (London: Phaidon, 1994), pp. 48-49. 37. “9. Kampf gegen die Philister.—[F]latternde Gewänder (entgegengesetzen Richtungen). Volute im Helm.” WIA, III.33.2.8 Aby Warburg, notes de cours "Von Nicolo Pisano bis Michelangelo. Vorlesung von Prof. A. Schmarsow gehalten im Kunsthistorischen Institut zu Florenz, W-S 88/89,“ (Décembre 10-14, 1888), p. 67. Pour le cours publié de Schmarsow sur les portes de Ghiberti, voir August Schmarsow, Ghibertis Kompositionsgesetze an der Nordtür des Florentiner Baptisteriums (Leipzig: B.G. Teubner,1899). Sur le même thème, voir Georges Didi- Huberman, “Bewegende Bewegungen: Die Schleier der Ninfa nach Aby Warburg” dans Ikonologie des Zwischenraums: der Schleier als Medium und Metapher édité par J. Endres, B. Wittmann und G. Wolf (Paderborn: Fink, 2005), pp. 339-40. 38. Warburg (voir note 4), WIA, ZK 041/021140 39. Aby Warburg, Dissertation Handexemplar (épreuves imprimées de la thèse publiée avec des annotations manuscrites d’Aby Warburg), WIA III. 40.1.1.2, p. 10. 40. Pour la thèse publiée, voir Aby Warburg, Sandro Botticellis "Geburt der Venus" und "Frühling" : eine Untersuchung über die Vorstellungen von der Antike in der italienischen Frührenaissance (Hamburg et Leipzig: Leopolod Voss, 1893). La thèse, y compris une version révisée comprenant des addenda de Warburg, a été publiée dans Aby Warburg, Gesammelte Schriften. Die Erneuerung der heidnischen Antike: Kulturwissenschaftliche Beiträge zur Geschichte der Europäischen Renaissance, ed. Gertrund Bing avec la collaboration de Fritz Rougement (Leipzig-Berlin: Taubner, 1932), pp. 1-60 et 302-328. 41. Par exemple, Horst Bredekamp, “Fallende Flammen,” dans Botticelli Primavera: Florenz als Garten der Venus (Frankfurt am Main: Fischer Taschenbuch Verlag, 1988), pp. 40-46. 42. à partir de l’essai suivant de Warburg sur l’artiste, “Sandro Botticelli,” dans Warburg, Gesammelte Schriften (see note 38), Vol. 1, pp. 61-68. 43. „Beim Schmuck steht der dargestellte Ausdruck in keinem organischen Verhältnis zum Träger, insofern als die Oberfläche nicht der natürliche Erfolg der augenblicklichen Kraft u.[nd] des Willensverhältnisses des Trägers ist.” Aby Warburg, Grundlegende Bruchstücke zu einer monistische Kunstpsychologie, WIA III.43.1.3, 43, aphorisme numéro 100, en date du 6 Octobre, 1890. 44. Aby Warburg, Thèse sur Botticelli, versions préliminaires WIA III. 38.1.2. Warburg utilise le terme similaire “la dynamisation d’autres formes” (dynamisierende Zusatzformen) dans les aphorismes philosophiques ajoutés plus tard à sa thèse et intitulés “Quatre thèses.” Warburg, Gesammelte Schriften (voir note 38), p. 58. 45. “Bewegte Gewandmotive in der Florentiner Kunst des Quattrocento. (A) 1. H. des Quattrocento. (1) Bewegung des Gewandes ohne Motivierung durch den Körperbau. (2) Bewegung des Gewandes den Natürlichen Voraussetzungen zuwider. … (B) 2.H. 1450-1500. (1) Bewegung des Gewandes unter gleichzeitiger Bewegung des Körpers. (2) Bew. D. Gew. D. natürl. Verlauf zuwider.” Quoted in

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Gombrich, Aby Warburg (see note 34), p. 48. Pour l’original voir WIA, ZK Ae. Aphorismen 27 mars, 1889. 46. “Per queto genere di ornamento il G. Semper ha trovato la parola addatta “Richtungschmuck” [sic].”Aby Warburg, “I costumi teatrali per gli intermezzi del 1589. I disegni di Bernardo Buontalenti e il libro di Conti di Emilio de’ Cavalieri” dans Gessamelte Schriften, Vol. 1, p, 292, n.2. 47. J.Matthias, Der Meschliche Schmuck. Form, Farbe und Anwendung. Ein Beitrag zur Bildung des Geschmacks in häuslichen und gewerblichen Kreisen (Leipzig: Verlag von H.Haessel, 1870). 48. “[Er] will der Schönheitssinn d.[er] Hausfrau wecken; basiert auf Semper ohne zu citieren.” Aby Warburg, notes bibliographiques, “J.Matthias. Der menschliche Schmuck” dans Zettelkasten marqué Gerät-Tracht, WIA ZK 29A 010/004528. 49. Voir par exemple le catalogue d’exposition, Gold und Silberschmuck nach Originalen der Strassburger historischen Schmuck-Ausstellung von 1904, ed. Robert Forrer (Strassburg: Ludolf Beust, 1905). Pour une analyse complète de l’ornement dans les cultures différentes, voir Völkerschmuck, ed. Martin Gerlach, introduction et légendes par Michael Haberlandt (feu le conservateur du Naturhistorisches Museum de Viennes) (Wien-Leipizg: Verlag von Gerlach & Wiedling, 1906). Pour une étude plus centrée sur la parure européenne, voir Ernst Bassermann-Jordan, Der Schmuck (Leipzig: Klinkhardt & Biermann, 1909). Pour une histoire de la joaillerie, voir Hermann Barth, Das Geschmeide: Schmuck und Edelsteinkunde, vol.1, Die Geschichte des Schmuckes et vol. 2, Das Material des Schmuckes (Berlin: Verlagsbuchhandlung Alfred Schall, 1903). 50. Emil Selenka, Der Schmuck des Menschen (Berlin: VITA Deutsches Verlagshaus, 1900). Voir la note bibliographique “Emil Selenka, Der Schmuck des Menschen, Berlin,” dans Gerät -Tracht, WIA ZK 29A 010/004526. Les notes de Warburg comprennent d’autres références à Selenka, tels que ses articles sur le mime et la physionomie, “Ueber die Mimik” et “Die Sprache des menschliches Angesichts” publiés par la société anthropologique à Munich en 1890. Aby Warburg, Ausdruckskunde WIA, ZK 001/000070 et 000074. 51. Emil Selenka et Leonore Selenka, Sonnige Welten: Ostasiatische Reise-Skizzen (Borneo, Java, Sumatra, Vorderindien, Ceylon, Japan) (ca.1896) 3rd rev. ed. (Berlin: C.W. Kreidel’s Verlag, 1925). 52. Pour une analyse plus complète du texte et de sa relation avec Semper, consultez mon article “World ornament: The legacy of Gottfried Semper’s 1856 lecture on adornment” dans RES: Anthropology and Aesthetics No. 57/58, pp. 309- 329. 53. “Ich habe so eine Idee! …die ganze Frage (der Genesis) der Ornamentik auf eine ganz breite Basis zu stellen mit Einbeziehung des ethnographischen Materials. Deshalb gehe ich wahrscheinlich Anfang nächste Woche westwärts, um dort die Pueblo Indianer in New Mexico zu besuchen. Aber das ist alles noch im Nebel.” WIA, General Correspondence, Aby Warburg à Mary Herz le 8 novembre, 1895. Salvatore Salvatore Settis, mentionne aussi que le point d’intérêt initial était l’ornement. Settis, Salvatore.“Kunstgeschichte als vergleichende Kulturwissenschaft: Aby Warburg, die Pueblo-Indianer und das Nachleben der Antike.” Dans Künstlerischer Austausch (Artistic Exchange): Akten des XXVIII. Internationalen Kongresses für Kunstgeschichte Berlin, 15.-20. Juli 1992. Ed. Thomas W. Gaehtgens. Vol. 1.Berlin: Akademie Verlag, 1993.139-58. 54. Voir les fichiers dans Zettelkasten marqués “Americana”, WIA ZK No. 40. Pour la collection ethnographique des objets pueblos et dessins donnés au Museum für Völkerkunde à Hambourg, voir Benedetta Cestelli Guidi “Aby Warbug collezionista” et “La collection Pueblo d’Aby Warburg, 1895-1896.” 55. WIA ZK 040/020761-763. 56. Voir les notes sur “Pueblo Ind.[ianer] Ornamentik” in WIA ZK, 040/020693—97. Pour un compte-rendu contemporain des motifs ornementaux analogues en Amérique du nord, voir Hjalmar Stolpe, “Studies in American Ornamentation: A contribution to the Biology of Ornament” dans Collected Essays in Ornamental Art (Stockholm: Aftonbladets tryckeri, 1927) 72-112.

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57. Voir les dessins en couleur avec des symboles zuni, datés de 1885 dans Bandelier, Adolph. A History of the Southwest. A study of the civilization and conversion of the Indians in Southwestern United States and Northwestern Mexico from the earliest times to 1700. Ed. Ernest J. Burrus. Vol. I, supplément. (Vatican: 1969 et 1987) 117 et pl. II. 58. Voir les esquisses de Warburg, WIA ZK, 040/020727-29 [illustration 728]. 59. Sur Umfangsbestimmung ainsi que sur l’horizon épistémologique et Kosmos, voir Bernd Villhauer, Aby Warburgs Theorie der Kultur: Detail und Sinnhorizont (Berlin: Akademie Verlag, 2002), 68-71. 60. Sur l’interdépendance entre les modes de pensée allégoriques et symboliques, et pour leur relation aux images cosmiques dans les traditions littéraires et iconographiques occidentales, voir le chapitre “The Cosmic Image” dans l’étude classique d’Angus Fletcher, Allegory: The Theory of a Symbolic Mode. Cornell UP, 1964, 70-146. 61. La relation entre l’ornement, le symbolisme et l’idée d’Umfangsbestimmung est analysée dans le texte de Warburg « Symbolismus als Umfangsbestimmung, » un appendice de son « Fragments pour une psychologie moniste de l’art » qu’il avait ébauché lorsqu’il était en Californie en 1896 mais auquel il a fait de nombreux ajouts par la suite (WIA III, 45.2). Dans ce court passage esthétique, Warburg se base considérablement sur Semper, tout particulièrement sur les termes utilisés par Semper dans sa conférence de 1856 sur Schmuck. Par exemple, près du terme « Umfangsbestimmung » décrit ici comme « Umschreibung » (définition périphérique) Warburg emploie les termes « Richtungsbestimmung » et « Längsrichtungsbestimmung » (WIA III, 45.2, page 15). Warburg se sert également de la paire de termes opposés « differenzirende Dynamik » et « schematisirende Statik » (32) qu’il représente par deux flèches pointant vers des directions opposées ; comme nous l’avons vu dans les notes de Warburg et dans les feuillets manuscrits rajoutés à la version publiée de sa thèse, « Dynamique et statique » sont deux science naturelles qui, selon Semper, formaient la base de la science esthétique. Dans ce qui se révèle être l’appendice explicatif d’un diagramme conceptuel, Warburg explique que la lettre « Z » connote le « differenzierte Zeichen » (le signe différentiel) et la lettre « M » la « appercipierende Masse » (masse saisissante) : Warburg a utilisé les lettres « M » et « Z » dans sa petite esquisse des axes cardinaux de croissance dans une des pages qui contient ses notes de lecture sur l’essai de Semper de 1856 (fig.2). Cependant, il faut remarquer comment l’historien de l’art convertit les termes scientifiques utilisés par l’architecte en idéogrammes personnels afin de construire son propre système symbolique. Pour une version publiée du texte de Warburg, voir « Symbolismus als Umfangbestimmung » dans Aby Warburg, Werke in Einem Band ed. Martin Treml, Sigrid Weigel, et Perdita Ladwig (Berlin: Suhrkamp, 2010), pp. 615-628. 62. Concernant la lecture de Warburg de l’oeuvre Carlyle, Sartor Resartus, voir Ernst Gombrich, Aby Warburg: An Intellectual Biography, (Chicago: The University of Chicago Press, 1986), pp. 14, 75 ; et Bernd Villhauer, Aby Warburg’s Theorie der Kultur: Detail und Sinnhorizont, (Berlin: Akademie Verlag, 2002), pp. 39-44. 63. Le schéma préliminaire correspond à l’aphorisme numéro 399, daté du 13 avril, 1900 (Florence), qui comprend à la fois les termes “Umfangsbest.[immung]” et “Umfang,” soit comme “Spiel – Umfang” ou “Klarer Umfang”, ainsi que les termes “Schmuck” et “sym.[bolisches] Objekt.” WIA ZK Ae.[sthetik] Aphorismen and Warburg, Grundlegende Bruchstücke, WIA, III.43.2.1. 64. La photo est publiée dans Photographs at the Frontier: Aby Warburg in America 1895-1896, édité par Benedetta Cestelli Guidi et Nicholas Mann (London: Holberton / Warburg Institute, 1998) p. 91, plate 21. 65. Selenka, Der Schmuck des Menschen, (voir note 50), pp. 69-70. 66. Aby Warburg, Schlangenritual. Ein Reisebericht, Nachwort von Ulrich Raulff (Berlin: Wagenbach, 1996), p. 56.

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INDEX

Mots-clés : Modèles, analogie, harmonies fragmentaires, imagination, correspondances, ethnographie, Botocudos

AUTEURS

SPYROS PAPAPETROS

Historien de l’art et de l’architecture enseigne à la faculté d’Architecture de l’université de Princeton. Il s’intéresse notamment aux intersections entre architecture et arts figuratifs et à la relation entre architecture, psychanalyse et histoire des esthétiques psychologiques. Il est l’auteur de On the Animation of the Inorganic: Art, Architecture, and the Extension of Life (University of Chicago Press, 2011)

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Image-Animism On the History of the Theory of a Moving Term

Karl Sierek

1 The film Far from War (Yuanli zhanzhengde niandai, Cn/1987) by the female director Hu Mei depicts – with an increasingly tightening and circular flow of recurring images – the attempts of a war veteran to cope with his memories and traumata from the Second Sino- Japanese war. Being exposed to and at the mercy of the power of these images, he decides to follow them. He moves out to invoke and drive out the haunting images at the places where he experienced the war. Towards the end of the film we see old Gu Meng, at one of these places, amidst a celebration in the countryside: We see firecrackers exploding, chickens being killed and other animistic rituals being exercised. Is this an exorcism? Or is this only the expulsion of the obsessive memories of the bygone war? An image exorcism? Or just one of the common excesses – especially in many mainland Chinese films of the past 20 years – which boycott closed endings and therefore rather culminate in open endings and circular film narrations? Filmic chronotopes of this kind can also originate from the autobiographic experiences of the oncoming filmmakers of 1980s’ Mainland China: Within these, the traces of the past are invoked or exorcised by these animistic rituals of and in the image. After all, the Cultural Revolution brought many of these filmmakers to the distant swathes of land of the ethnic minorities, where such practices are common until today. Another case in point may be the diverse tribes and peoples, which are, in the so-called minority genres1, introduced and depicted by their partially still existing natural religions.

2 Not only in the Chinese cinema, these strange mixings of ritualistic exorcisms and abundant iconic power (“Bildmacht”) are signs of the testing of image functions, which are, with common rationalistic and rationalized principles of image construction, today either rarely or not possible to grasp. Specific image characteristics are displayed

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through the image excesses and orgies of movement, and the film viewers are indeed physically affected. Until today however, these have rarely been articulated in the established theories of the moving picture.

3 The dominant representational functions of film are haunted by these shadows and tell about the efficaciousness of the images. According to the motto: At the centre of attention is not simply the depiction through images, but the disruption of every fiber of the viewer’s body. Animistic in this respect are not only the often following scenarios between utopia and dystopia, heterotopias and catastrophe. But they can also be called animistic because of their insistence on the vital force of the inanimate, their implicit demand for a resolution of the dichotomy of nature and culture, and the challenging of the predominant notion of an understanding of subjectivity. And finally in conclusion: their distinctive image pragmatics which insists on the efficaciousness or vital and effective force, effectiveness and diversifying power of the images.

Aggregate States of Iconic Energy

4 Sometimes, however, thoughts and concepts have appeared in the history of culture and media theories, which tried to promote an understanding of cinema as a device for the realization of such an iconic power. Some of them were confined to more or less explicit borrowings from ethnological concepts and dealt with the power of the image in animistic cultures. Others, however, have also drawn conclusions from this invocation of the power of the image to formulate a pragmatic or even interventionist conception of it. Indeed, images make you see, not only insofar as phenomenologists are concerned. Consequently, images make you think, not only insofar as cognitivists are considered. In a next step, images make signs, and not only semiologists understand that. For the interventionist image and film theorems there is a fourth one, in addition to these three gifts of the images: Images are also simply agencies which transform the viewers’ bodies. They change the deep structures of body and consciousness, which are prefigured to seeing and listening, via the specific perceptual media conditions of the cinema. They form a specific subject-structure, which transforms the viewer’s body by diffusing into it via the perceptual-apparatus. In consequence, according to the emphasis of the theorists of interventionist film image theories, they give incentives to act. By interfering they do something with the viewer: Images act.

5 It is not a rare appearance that the diverse theoretical approaches of the interplay of image, movement and the viewer’s body feel the need to be ashamed: Ashamed of their old smell of pre-rational conceptions of the image as animisticly animated apparatus. The understanding of cinema as the prototypical art of modernity, as a media embodiment or incarnation of this prosthetic device, might have had a not insignificant effect on this. It’s too bad, because thereby, by abandoning this child, the theories of the moving image lose a great tool. In fact, animistic thinking has broadened the horizon of iconic functions, forms, effects and elaborations in the history of the theory of film, photography and media.

6 It began around the same time as the invention of the moving image lead to the moving of the audience by the Lumière brothers. The art historian Aby Warburg turns towards ethnological and cultural-scientific questions by consciously renunciating his traditional discipline. In 1895, the year of birth of film, he sets out for a longer journey to the United States: In the territories of the Hopi Native Americans, he starts to collect

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facts about animistic techniques such as snake dances and fertility rites. Behind his scientific urge was, among other things, also his interest for the virulence of the notions of the animistic power of the image ranging from the Renaissance to the so- called “modern” societies. These and similar practices were, according to Warburg, embedded like intarsia inlays into (pseudo) rational thought and haptic patterns. They repeatedly come up as words or images in the form of “mnemic energies”2. By taking a detour from the traditional realm of his discipline, art history, Warburg sketchily thought about four theorems for understanding images. In the following century, several scholars have pursued these ideas from different perspectives, occasionally without direct reference to Warburg. These involve, firstly, an understanding of the image as a generator and reactivator of imaginations removed in time and place, during the reception of the image; secondly, the examination of any kind of image movements as an indicator of the dynamic which is inherent in every image, be it still or moving; thirdly, the examination of the image as an instrument of thinking and a knowledge accumulator. And finally as the fourth theorem, the analysis of the functions of the image as interventionist forces, as an effective vitality, so to speak. In film studies, which have become established by the middle of the previous century, these sketches or early conceptions of visual anthropology were pushed further. By introducing the category of participation, Edgar Morin found a function of images both public and technically reproduced, which directly builds on and draws its power from certain pre- modern concepts of the world. By this, the sociologist, ethnologist and filmmaker transfers a fifth category of image animism from ethnology into image, film and art theory. This fifth category is based on a fundamental diffusion of subjective personality characteristics on one side, with objective image characteristics on the other and emphasizes the image-political consequences between the conflicting priorities or poles of animism and animation. In the meantime, a high number of filmmakers and image- affiliated scholars have influenced these transformation processes with their own ideas. The processes are founded on – as one could call them – five aggregate states of iconic energy. Here, they are to be used as a terminology grid to qualify animistic residuals more closely within the understanding of images of different cultural, image and film theories of the 20th century3.

Presence: The Being-There of Images

7 What has been mentioned as the first set of problems in image animism, the generation and reactivation of the time-spatially distant Other, is based on nothing else then the being-there of the images4. Warburg breaks away considerably from the idea of the function of the image as representation and turns to the presence of images. Images do not (only) refer to the absent, the past or bygone and the forgotten, but also present an instantaneous virulence in a quasi explosion-like eruption of the past or remote within the present moment. The images themselves and their content are there; and because they are there, they have an effect. Like intarsia inlays in rosewood, temporal enclosures reside both within the presence of the image and within the image of this presence. Concerning this time shift, an idea flashes up within the image and as the image, but it is peculiar and difficult to grasp. When the bygone and (re)presented becomes (the) present, the difference between the image and what is depicted by it slightly fades into the background. Warburg has, according to the art historian Philippe-Alain Michaud, not only reflected upon this convergence of the image towards

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its ultimate referent. But also in painting, as film did not concern Warburg much, he considered the painted surface of a painting to be a transparent canvas which portrays the subjects regarding their biographical development in vivo5. And indeed, if one consults Warburg’s studies on Flemish art, one is amazed by the throbbing vitality and vital presence of the panorama which he unfolds. Warburg presents a panorama, among other aspects, coming in the guise of a pirate novel, in which “the reckless Hanseatic captain Paul Benecke”6 guided the famous Last Judgement by Hans Memling, as the “gem or treasure of the buccaneer”, safely through the wild North Sea. Then again it comes as the melodrama of the eventful and moving destiny of Katharina Tani, which makes it possible to relive the “phases of a woman’s life in drastic, almost symbolic clarity”7. Finally, he does his utmost to intertwine the source material in a reviving spirit, “which lies at first (lifeless) as a documentary mass in front of us […],and tries to, [by] looking out for indirect modes of resuscitation, resurrect [every character as] a lively personality”8. Warburg hereby invokes the potential power and force of the image as the means to attain a mimetic convergence between the object and its representation. He also was able to discover this in the European culture of the 15th century. Therefore, Warburg locates the source of animistic processes not only within societies like those of the Hopi Native Americans, but also within the processes of art and culture of the, for us, more familiar ethnicities and finally even uses them in his own creative process as a scholar. It casts a new light on the problem of the cultural function of technically reproduced images, even for art and cultural studies, when he in fact combines the technique of animistic practices of the image with the application of the latest photographic techniques such as light-sensitive optics and emulsions for reproducing old paintings. Since the beginning of photography and film, the two are integrated into discourses which aimed at an existential, in fact congruent proximity of the object with its representation. The history of animistic image presences spans from the fear caused by the arrival of the train in La Ciotat which, in first film screening in December 1895 in the Grand Café at the Boulevard des Capucines, made the viewers jump from their seats and run away9, to the cyborgs which also spring from the images of science fiction literature.

8 Even in Thomas Alva Edison’s notes, one can find a series of references that imply that more than the conservation of lost figures and objects was at stake. They suggest that the goal of the inventions of film was to create an artificial entity of a fully-realized spectacle of synaesthetic qualities through the combination of image and sound10.

9 The device conceived by Edison is therefore indeed comparable with the one which Warburg, in the field of knowledge, has mapped out in his writing, by cumulating books and images and by planning exhibitions. He defines the subjects of the past as “remote beings”, which are split between images and texts and preserved in documents and works. The historian is, so to speak, able to restore their organic solidity, “as long as he does not shy away from the struggle to restore the natural bond between word and image”11. In these thoughts there is, of course, the pattern that Edward Tylor has dealt with already. The founder of anthropology has introduced the term of animistic thinking, also because of the insistence on the being-there or “Da-Sein” of the iconic12. When Gu Meng of Far from War, to whom we have referred earlier, stumbles into the fireworks-display of the festivity, it is simultaneously the cracking and flashing from the war that haunts him throughout his life. But not only Gu Meng – and we as viewers of the film – succumb to the magic of these images of animistic realizations of the

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Other. Also Zhang Yimous Ju Dou (Cn/1990) and many other films of the modern Chinese cinema since the 1980s, deal with or show scenes of similar content.

Images Move

10 Animistic remnants can also be seen in the phenomenon of filmic movement and its theoretisation. On the one hand, cinema can be reflected as a place which is able to create a veritable festival for the senses. This is the presence of the image, as described earlier. It proffers an experience in physical impressiveness way beyond other arts and media through the opulent use of synaesthetic procedures. On the other hand, film is, with some justification, understood as a system of recording of things from the past, a medium of absences and traces. By recording past movements, the image separates itself from its model image and pursues an independent being. And by evoking this “soul” of the past, as a ghost or spectre, this leads to the movement, (re)vitalization and animation (“Beseelung”) of the image. Since its beginning, cinematography has developed within this paradox and lodged itself, as I see it, rather well in it. It is perhaps this magical double-sidedness of presenting and being or making absent, of making appear and disappear, which is the reason for the wild energies that are not only evoked by the images, but which also mobilize the body of the beholder. In addition to its representational function, film produces in any case a surplus: the deferred movement of the past as a phantasmagorical body of its own.

11 Since working on his dissertation on Botticelli and even before travelling to America, Warburg deals with panel paintings and the manifestation and development of movements in it: the fall of the folds make the clothes look more dynamic, gestures forcefully awaken the human or divine bodies, rituals from earlier pre-Christian epochs disrupt the static festivities. The elaborations on image animation in painting can consequently be seen as preparing the ground for the project of image animism, which has not rarely been associated with Warburg’s central category of Nachleben, the reliving or vitalization of the past. With this term, Warburg not only traces cognitive orientations of another cultural condition of the past. It can be assumed that he draws on Tylor’s category of the Survival in Culture13, but this new category encompasses more than the acquisition of specific knowledge and images. According to Warburg, Nachleben means corporeal convergence. The difference to the common understanding during the Renaissance in the first place is emphasized by this animistic relationship between the representation of images and a historical consciousness. As the term ‘renaissance’ has the meaning birth (naissance) in it, the term Nachleben points towards vital acquisition, revision or reworking.

12 In the first decades of the 20th century, Warburg was not the only one with his approach leaning towards a theory of image animism. All throughout Europe, other scholars and artists worked on the elaboration of a para-scientific utopia of luminous energies. According to Jacques Rancière, the explorer of the politics of the image in modernity and afterwards, there was quite a number of concepts between 1890 and 1920 which dealt with the understanding of the image as a field of force: It ranged from Russian futurism to the early attempts of Ricciotto Canudo in film theory, from the films of Jean Epstein to his film-aesthetic concepts

13 on the mechanic automatism of film and its associated idea of défiguration14. Although a bit later in time, one finds numerous examples of strange image amalgamations of

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movement, vitalization and ensoulment, even considering Sergei M. Eisenstein, the great materialist of early cinema. In 1931, about 35 years after Warburg’s stay in New- Mexico, he also undertakes a journey into Native American territory for the production of mechanic images. Similar in outset, he is concerned with the field of image research between animation and animism. Lucien Lévy-Bruhl’s La mentalité primitive (Primitive Mentality), an ethnological best-seller about ‘pre-logic’ ways of thinking of cultures outside Europe15, accompanied him on his journey. During a trip to Paris at the end of the 1920s, SME already got hold of this reading material. Therefore, it cannot be considered as an ethnological preparation only for his trip to New-Mexico16. Towards the end of his stay in America, he was still able to complement his ethnological collection with James George Frazer’s The Golden Bough. Eisenstein considered the ethnological theories on iconic power to have an extraordinary potential for the development of further formal strategies in dealing with the moving image. Traces of an effort of transformation from latent image energy to kinetic dynamic can be found. This ranges from the three stone lions in Battleship Potemkin (USSR/1925), until the victims of the hacienderos in Que Viva Mexico (Mex/1932), which were buried up to the neck. The kinetic dynamic was supposed to function as a force of induction between canvas and the body of the beholder. The theorems were discussed regarding their application for the problem of interior monologue, for psychological questions and the topic of the dynamisation of the canvas from an ethnological perspective. Debates of the filmmaker and hobby ethnologist himself with linguist Lev Vigotsky, with physiologist and psychologist Alexander Luria, a close friend of Eisenstein, prove to be among the examples17.

14 For Warburg it was the studies with the Hopi, for Eisenstein the debates with the ethnologists Lévy-Bruhl, Marcel Granet, James George Frazer and others before, during and after his trip to Mexico. Later came the research of Maya Deren. For her preliminary research and filmshootings for her film The Very Eye of the Night in the mid-1950s in Haiti, now years after SME, she collected scattered thoughts to form a theory of artistic image production which drew its important aspects from the magical practices of voodoo. According to Deren, in the course of artistical practice one comes across phenomena which generally can be argued to be animistic experiences18. Among the central concepts, which run through this film project, are the following: The pervasion of the body with inexplicable streams of force, the scrutiny of the boundaries between the I and the Other and the reduction of distance between the eye and the object. The Very Eye of the Night came into being in an intellectual climate of open cooperation and mutual curiosity between scientists, scholars and avant-garde artists. It premièred in 1955 in Port-au-Prince, Haiti, but was shown in New York not until 1959 due to legal problems and conflicts with the producer. United by their interest in questions of the logics of representation of other cultures, the well-known dancer and choreographer Antony Tudor as well as the musician John Cage were participants of the project.

The orientational functions of the image

15 Even in her early work such as Meshes of The Afternoon (US/1943), At Land (US/1944) or Meditation on Violence (US/1948), Maya Deren distinguishes two problem areas when dealing with the image: On the one hand, she is constantly searching for the energy

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inherent in the image, which allows having movement, action and modification. On the other hand, she searches within the image, especially within the film image, to search for a possibility to locate, find and orientate oneself in the world. From antiquity, via the Renaissance to the present, Warburg investigated these anthropological categories of the creation of a thinking space as a combination of natural sciences and iconic power, of “mathematical abstraction and cultic revering conjunction“19. Animistic and enlightened were mixed to what Warburg has identified as the orientational function of the image. According to the cultural and art theorist, this symptomatic of the image can nowhere better be found than in the direct instruments of orientation, the star constellations on the night sky from the cosmology of antiquity: “because as cosmic demons the antique gods incessantly belonged, since late antiquity, to the religious powers of Christian Europe and influenced its practical conduct of life so radically that one cannot deny the auxiliary regiment (Nebenregiment) of heathen cosmology, especially of astrology, which was implicitly accepted by the Christian church”20. Therefore, star constellations are not residues of a pre-logic era or thinking having become obsolete or gone out of use, but still govern our actions. Like any other images, they also help to orientate within the universe.

16 Especially this knowledge of or for orientation seems to be absorbed by Deren’s images. It is not coincidental that The Very Eye of the Night is interspersed with displays of star constellations which are assembled like overall models of location within the cinematographic space. It begins with an insert of the display of Gemini, followed by another graphic, possibly an etching, with the inscription of Ariel, Oberon, Umbriel, Titania, then Uranus and Urania. What follows these graphic sheets or foliages, is a starlit sky starting to move. The image frame is expanded with a slight pan to the left. The film tries, in a slow and solemn manner, to display the infinity of the universe and the mythical embeddedness of the film within the figurations of the star constellations. Nowhere else can one find the range of the conception of Warburg’s orientation function within the image more effectively adopted than in this highly improvised work by the New York avant-gardist. Aby Warburg’s astrological studies, from the studies of the frescos at Palazzo Schifanoia to his exhibition at the observatory in Hamburg, were promising to convey insights about cultural conditions21. Promising in a similar way indeed were the studies of Maya Deren in Haiti, where the voodoo cult conveyed a key to the understanding of cultural phenomena as well as the significance of her corporeal condition within the cultural context.

Images Live

17 In the universe of the examination of image animism in the cinema of the 20th century, it is only a small step now from the orientation guides of or in the images to the understanding of the image as an animate body. From thinking images to living images? As absurd as this idea seems to be at first, it has found a place in the niches and at the margins of modernity. The being which Warburg – which is rather problematical – thinks to have derived from a primal fear and labels as “[b]iomorphically animistically known and possibly overlooked beings”22 could indeed be the movement of the surrounding images of the world coming from the emanating vitality of the surrounding world of images. Cinema then would prove to be the arena of the clash of mythic residues and modern technology and its images as possible evidence of a tyche

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of perception and object, which has been moved into an imaginary body. Warburg however locates the appearance of this living image already within the High Renaissance and gives evidence of the route to the vital image for example by the fabrication of life-sized wax figures in the churches of Florence. The so-called votive figures (“voti”) were replicas of north-Italian notables in every detail and dressed up from their personal wardrobe. Similar to heroes in a proto-cinematographic biopic, they populate the ritualizing spaces of the modern man. Both the church and the cinema live off the mythical and animistic intarsia of a thinking, which is substantially advanced in age but nevertheless still virulent. Warburg sees this “fetishistic wax image magic”23 as a consequence of a deep-seated belief in the efficacy of the image which should help to cope with the suffering of traumas and to ban latent fears.

18 The vitalization of the image seems to be based on a principle which has at the same time as Warburg’s concepts been described by ethnology as participation. Hereby, Lucien Lévy-Bruhl attempts to describe a relationship between human subjects and the world of objects which is characterized by a mutual convergence and an exchange of respective characteristics: “I mean to say that, in the collective grasp of primitive thinking, the things, beings, apparitions (‘Erscheinungen’) can be themselves and at the same time be something different than themselves which remains a mystery to us”24. This elimination of the separation of subject from object is able, according to him, to encompass the forms of “tangency, transfer, sympathy, long-distance effect etc”25 This can be considered important especially regarding the relation between the object of the image and the subject or beholder. Hereby, Lucien Lévy-Bruhl, almost a star author in the 1920s and early 1930s, grasps a relationship of man to his surrounding which radically resists common forms of thinking. He argues that the cultural technique of participation is able to condense the contradictory, the mutually exclusive, and to resolve the separation of subject and object into a collective state : “I mean to say that, in the collective grasp of primitive thinking, the things, beings, apparitions can be themselves and at the same time be something different than themselves which remains a mystery to us”26 However, at the same time, the participation also leads to a separation which makes man fall apart into two beings. Lévy-Bruhl, synthesizing Tyler’s theories of animism, turns the body of the beholder into an arena in which man steps outside oneself becoming visible for the self in the process : “Without a doubt, it was the first step for them, ‘wild philosophers’, who looked once at both of those groups of phenomena, to come to the conclusion that everybody has two beings that are assigned to him, his life and his phantom. The one like the other are apparently in a close relationship to the body: Life, by making able to feel, to think and to act. The phantom, by being his effigy or his second ego; it can also be the case that both separate themselves from the body, the life, by being able to separate from him that he is left without feeling and dead, the phantom, by being able to appear to people who are very much distant to the specific body”27.

19 Of course, this theorem has extensively been criticized since the first conception of this term, similar to the critique of the conceptualization of animism by Tylor. It is said to draw on an underlying hierarchization and is for that reason only explicable from the history and ideology of colonialism; by this, one tries to find proof for a teleological development from the primitive to a ‘higher’ level of society; it is said to be basically a racist approach. Beyond doubt, these arguments have to be taken seriously as they are for the most part justified. However, there is a rest that is worthy of discussion and

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which retains heuristic value especially within cultural studies, in the discourse of media and image theory. What remains important are the specious arguments of a collective mode of representation, which scrutinizes the common logic of contradiction and exclusion, by adding a model of the co-presence of mutually exclusive enunciations or phenomena.

20 It is rather not surprising that these traces lead directly from ethnology to film theory, which was established at the same time. Béla Balász took up the lead in Der Sichtbare Mensch (The Visible Man), but it was followed most extensively by a man of letters still mostly unknown in the 1920s. Robert Musil, an acquaintance of Balázs from the Vienna coffee-house era, emphasizes this ambivalent function of the film image in his ‘Approaches to a New Aesthetics’ (“Ansätze einer neuen Ästhetik”). In his reviews on Balázs, Musil describes this magical process in more detail in which the beholder faces up with the image and sees it as oneself. Film has to be understood as the “sum of affects” (Affektsumme) in which “images, heterogeneous but influenced by the same affect, are condensed to form conglomerates”28. Musil, by picking up Balázs’ thoughts, sees Man and animal, subject and object, the You and the I in unison within this aesthetic state: “Animal men (Tiermenschen) and multiple animals of the primitive cultures, dream and hallucinatory images, […the m]agical role of hair, fingernails, shadows, mirror images and such like”29 coalesce in a sketch or preliminary conception of an anthropomorphically informed film theory. In a dynamic arch, Musil develops a material-aesthetic (Materialästhetik) which originated in the pre-civilatory phases of mankind. The images’ physical effects on the body of the beholder, one’s pounding and banging, one’s blinding and going blind, prove, even here, to be the animistic residues of past modes of representation in contemporary art : “All of these means have their earliest roots in very old cultural conditions and on the whole they effect in an extra- conceptual correspondence of man with the world and an abnormal additional movement (Mitbewegung) which one can notice at any moment, if one, absorbed in a work of art, all of a sudden activates the controlling normal consciousness (Normalbewußtsein)”30. Musil clear-sightedly emphasizes the relay he has picked up from Balázs which affectively connects the already mentioned double movement between the cinema-I and world outside to one another. Balázs has, according to Musil, as “first anatomist and biologist…on the chaotic field of film criticism”31 called attention to the consonance between the perception of film and a pre-civilatory behavior, which is based on an “extra-conceptual correspondence […] of the world and an abnormal additional movement (Mitbewegung)”32, and therefore on participation: “If one reads the brilliant descriptions, which Lévy-Bruhl has given in his book Les fonctions mentales des sociétés primitives (How Natives Think) about the thinking of indigenous peoples and especially the labeling of the specific behavior towards things which he calls participation, one is able to feel the contiguity (Zusammenhang) with the experience of art to such an extent that one can believe to almost directly experience a late form of development of that early world”33.

Participatory Politics of the Image

21 It comes by no surprise that, around 30 years after Balázs and Musil, going to the cinema was included as a participatory act into the thinking about cinema once more. It was Edgar Morin who built one of the bases of his film theory out of it. In his attempt

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on the ‘imaginary man’, he introduced four effects (effective powers = Wirkkraft) of the cinematograph, in a way both poetical and melodramatic (pathetisch). First, the “magic of the image”, or photogénie, second, the technical requirements of the movie theatre, and third, a relationship of the audience to the film’s manufacturer of which the meaning rather remains unclear, he most of all emphasizes the effort for the transfer from individual experiences and feelings to the surrounding world of things and human beings. For Morin, the “cosmic participation” is the central motor of filmic perception and the starting point of the collective experience of the world, of the “We” in the cinema.

22 In doing so, the mythical act of participation is also provided with a dimension of image politics. Morin at first understands the movie theatre, in which the images are subjected to the participation of the viewers and at the same time the viewers make sure that the images participate as well, most of all as a place of a More-Than-I. Man discovers one’s Other as an image here, one’s double. In the preface of the 1977 French edition, Morin even goes further. This double, describing the “homme imaginaire”, is basically a magician, a medicine woman, a madman: the “homo demens”3434. The “homo demens” is however far from mentally decaying, according to Morin. Under the light of the projector one’s disruption is even for a short time reversed and man is rebuilt as an ensemble of two sides. Lévy-Bruhl’s participation mystique suspends the separation between subject and object and slides into the magma of the “We” (Wir-nis). It unites the goods-making and myth-producing man. We recognize in that demented filmgoer, as seen with Tylor and from Warburg to Eisenstein and now with Morin, the character which mediates between ethnology and image theory, between moving image and ritual, between animation and animism. With his anthropological theory, Morin outlines a peculiar inversion: Instead of describing the media transformation process between subject and object, Man and world, as a separation, abstraction and distancing/dissociation35, he understands it as the most immediate and direct relation ever. Participation in the cinema is understood as an act of mediation which ties Man to the world, instead of separating him/her from it. Image and viewer enter a “relation(ship) of mutual assimilation”36 which directs the flow of images by a, as Morin calls it, “supplementary stream of consciousness” of viewing. Instead of a one- directional process of perceiving things, a paradox process of synchronous convergence and separation of the subject takes place: In the cinema, the subject of beholding and the object being looked at are unified as a Man-Thing-Animal-We, as well as a separation of the subject into beholder and imaginary body.

23 As Morin derived cinema from the spirit of magic, this can be finally considered an assessment of media anthropology and media politics. This is definitely worthy of being on an equal footing, considering its effectiveness, with the great semiological, psychoanalytical or cognitivist approaches of film theory of the second half of the 20th century. Morin’s act of derivation builds on ethnological findings as well as – even if only implicitly – on Warburg’s questions in cultural studies in order to, not in the least, also to prepare contributions on the politics of the image of the present day.

In the End: Film Animism Today

24 Even as these attempts of the classics from Warburg to Morin outline an almost animistically inspired theory of the (moving) image, they were forgotten quickly, but

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especially in the last decade they seem to be increasingly relived and revitalized. New traces of an anthropologically informed politics of the image are laid out which try to shape a consequent development of the function of the image ranging from the contemplation (Anschauung) of the image to the demand for (Anspruch) its ethic dimension and to an impetus (Anstoß) for real action. Once more, the political dimension becomes the focus in the history of the theory of image animism. The image functions as an agent of intervention which has removed both its contemplative cloak of pure vision and representation and its modest gesture of showing and telling. Being concerned with the thinking of film images, theorists like Rey Chow, Jacques Rançière, Gertrud Koch or W.J.T. Mitchell try to circumscribe this iconic power, but from extremely different theoretical perspectives.

25 Already in 1995, Rey Chow took up the trace of image animism as well with the term of ‘primitive passions’. In her work on the mainland Chinese film since the 1980s, cinema is described as a privileged space of the staging of image extremes like absence and abundance or original phantasies and gigantomania (or love of big things). Chow refers to that “’invisible violence’ of […] primitive passions”37, which presents the reverse of the inability of letting go of the past. Taking a small scene or incident from the notes of Lu Hsun, she tries to explain the development of an autonomous, self-confident identity of modern China from an ultimate referent image which was experienced in a film screening by arguably the most important Chinese writer. The power of the image of this documentary material of a decapitation of Chinese civilians during the Sino- Japanese war, is said to lead, for Lu Hsun and China, to the dissociation from the constantly relived phantasmagoric formal canon of the invention of “origins and primariness”38.

26 Jacques Rançière also proposes an enrichment of the functions of the image with pragmatic and process-oriented factors. With the example of Bresson’s donkey film, Au hasard Balthasar (F/1966), he demonstrates that the film’s specific operations of the image are generally based on their ability to refer to something Other, to highlight the Other and to become effective by the hereby produced alterity. Bresson’s images “are operations which either connect the visible with its meaning and the word with its effect, or separate them by producing expectations and disappoint them”39 With his proposition, he brought forward a clearly highlighted understanding of the image as intervention by conceptualizing the image as an operation as far as very specific modes of appearance and effect are concerned. In 1995, in the same year as Rey Chow’s image animistic attempt, Getrud Koch interprets Béla Balázs’s ‘Visible Man’ as a “new anthropomorphic aesthetics”40 of modernity and of the cinema. This lies within the characteristic of the recording apparatus of not only showing the things, as they are, but on the contrary by giving them a human imprint. Cinema is able, according to Koch’s reading of Balázs, to give us the possibility to assimilate the world to some extent to ourselves and thereby to animate it41. This double movement, to draw the image from the things and at the same time to imprint ours on them, comes from the repertoire of classical ethnology. Strangely enough, in this case it came to us by the detour of the Frankfurt School. Koch picks up the idea of a pre-logic “We” (“Wir”) and describes the subject which is formed from it in the cinema. According to her, a specific cinemagoer emerges from the diverse participations in the cinema hall. This demiurgic and quite friendly cinemagoer who animates the world according to our image of ourselves in an animalanimistic manner also has an evil twin: the terrible brute as

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“descended from savage tribe chiefs [, who brings out the] timeless, animal nature in all human beings”42. In a very different way yet with comparable effects, in his latest book, W.J.T. Mitchell seems to build directly on this magic of the images. In his approach on a ‘life of the images’, indeed very critically dealing with representation, he begins by ascribing an autonomous existence to the gaze of the beholder. Referring to Nelson Goodman, he understands images as ways of worldmaking which are in fact able to “act as living things”43, in order to arrive at his main thesis: “I believe that magical attitudes towards images are as powerful in the modern world as they were in so-called ages of faith”44.

27 What emanates from the images in Far From War is not simply the representation of a sacrificial ritual which has become obsolete in the present. It rather shows a symptomatic of the image which is never the more explicit than in a society where the contradictions of cultural functions have become heated up. Other examples include the antilope-hunt of a Mongolian tribe turning into a massacre in On The Hunting Ground (Liechang zhasa, Cn/1984, Tian Zhuang Zhuang) or the rituals dealing with the sky burial in Horse Thief (Dao ma zei, Cn/1986, Tian Zhuang Zhuang). When Hu Mei calls up the former soldier’s memory images, in constant circles in order to finally dissolve them in the close-up of animals being slaughtered, these images are depicted in their fullest virulence: They urge the old man to go on but also make us think, they affect him and us. Images affect us by their presence and induce their movement into our bodies. In this way, this film and other works of contemporary Chinese cinema have opened my eyes and ears to even recognize this facet of cinema at all: the ritually always recurring convergence and reworking of image animistic functions. Hu, Zhang, Tian and the others have taught me – just as Warburg, Eisenstein, Deren and Morin have – to see the images as orientation guides and instruments of thinking in the Here and Now: Images not only move – they act, even when this dark or evil but nevertheless virulent part of the images often remains hidden.

NOTES

1. Cf. Clark, Paul. Reinventing China: A Generation and its Films. Sha Tin, N.T.: Chinese Univ. Press, 2005. 2. Cf. Gombrich, Ernst H. Aby Warburg. An Intellectual Biography. London: Warburg Institute, University of London, 1970. p.244. 3. Cf. Sierek, Karl. Images, Oiseaux. Aby Warburg et la Thèorie des Medias. Paris: Kliencksieck, 2009. p. 48-52. 4. By arguing this, it has to be noted that the term “presence” differs considerably to the one elaborated by Gumbrecht. cf. Gumbrecht, Hans Ulrich. Diesseits der Hermeneutik. Die Produktion von Präsenz. Frankfurt/Main: Edition Suhrkamp, 2004. 5. Michaud, Philippe-Alain. Aby Warburg et l’Image en Mouvement. Paris: Editions Macula, 1998. p. 121-126.

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6. Warburg, Aby. “Flandrische Kunst und florentinische Frührenaissance.“ In: Wuttke, Martin (ed.). Ausgewählte Schriften und Würdigungen. Baden-Baden: Valentin Koerner, 1992 [1907]. p. 103-124, here: p. 107. 7. Ibid., p.113. 8. Ibid., p.255. 9. That this anecdote seems to have been (although plausibly) made up has been proven by Loiperdinger. cf. Loiperdinger, Martin. Lumières Ankunft des Zugs. Gründungsmythos eines neuen Mediums? KINtop. Jahrbuch zur Erforschung des frühen Films 5 (1996) p. 37-70. 10. Cf. Michaud, l.c., p.96. 11. Ibid. 12. Georges Didi-Huberman convincingly proved the affiliation of Warburg to anglo-saxon anthropology, particularly to Edward Tylor. He points to the fact that this is not to be understood as a return to the roots, but, on the contrary, as a discovery of anachronistic flashes of the survival (“überlebselns”) of the history or past within the present. See Didi-Huberman, Georges. “Das nachlebende Bild. Aby Warburg und Tylors Anthropologie.“ In: Boehm, Gottfried (ed.). Homo Pictor. München/Leipzig: K.G. Saur, 2001. p. 205-224, here: p. 207. 13. Tylor, Edward Burnett. Primitive Culture: Researches into the Development of Mythology, Philosophy, Religion, Language, Art, and Custom. 3rd American ed. 2 vols. London: John Murray, 1871. Vol. 1, p. 101-145. 14. Cf. Rancière, Jacques. Film Fables. Trans. Battista, Emiliano. Oxford/New York: Berg, 2006 [2001], p.4. 15. Lévy-Bruhl, Lucien. La Mentalité Primitive (Primitive Mentality). 4. édit. ed. Paris: Alcan, 1925. 16. Cf. Bohn, Anna. Film und Macht. Zur Kunsttheorie Sergej M. Eisensteins 1930-1948. München: diskurs film Bibliothek, 2003. p.78. In contrast, Phil Rosen argues, by referring to Masha Salazkina, that Eisenstein purchased the book on his journey to Mexico, during a stopover in Paris. cf. Rosen, Philip. Revolution and Regression: Temporality in Eisenstein’s Theories of Cinema and Culture. Conference paper for ‘Jetzt und Dann: Zeiterfahrung in Film, Literatur und Philosophie‘, SFB 626 Ästhetische Erfahrung im Zeichen der Entgrenzung der Künste. FU Berlin, 2008. p.9. 17. Rosen, l.c., p.9. 18. cf. the several suggestions to Deren’s work in: The Mirror of Maya Deren (Kudlacek; A/Ch/D 2001). 19. “[M]athematische Abstraktion und kultlich verehrende Verknüpfung”, vgl. Warburg, Aby. Heidnisch-antike Weissagungen in Wort und Bild zu Luthers Zeiten. 1920. Ausgewählte Schriften und Würdigungen. Ed. Wuttke, Martin. Baden-Baden: Valentin Koerner, 1992, p. 199-304, here: p.202. 20. Ibid, p. 202 21. Cf. Warburg, Aby. “Italienische Kunst und internationale Astrologie im Palazzo Schifanoja zu Ferrara. “ In: Bredekamp, Horst et al. (eds.) Gesammelte Schriften. Vol. I. 1. Baden-Baden: Valentin Koerner, 1998 [1912]. p.459-482, 627-644; Fleckner, Uwe et al. (eds.) Aby Warburg. Bildersammlung zur Geschichte von Sternglaube und Sternkunde im Hamburger Planetarium. Hamburg: Dölling und Galitz, 1993. 22. [b]iomorph animistisch bekannte und übersehbare Wesen“ see Note 3, quoted in Gombrich, p. 298, trans. K.S. 23. Fetischistischen Wachsbildzauber“, Warburg, Aby. Bildniskunst und florentinisches Bürgertum. In: Wuttke, Dieter (ed.). Ausgewählte Schriften und Würdigungen. Baden-Baden: Valentin Koerner, 1992 [1907], p.73, trans. K.S. 24. Lévy-Bruhl, Lucien. Das Denken der Naturvölker. Trans. Jerusalem, Wilhelm. Wien: Braumüller, 1921. p. 58, trans.K.S. 25. Ibid .

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26. Lévy-Bruhl, Lucien. Das Denken der Naturvölker. Trans. Jerusalem, Wilhelm. Wien: Braumüller, 1921. p. 58, trans.K.S. 27. Ibid, p. 61, trans. K.S. 28. Musil, Robert. “Ansätze zu neuer Ästhetik. Bemerkungen über die Dramturgie des Films.“ In: Id., Prosa und Stücke. Kleine Prosa, Aphorismen, Autobiographisches, Essays und Reden, Kritik. Reinbek: Rowohlt, 1978 [1925]. p.1137-1154, here: p.1139. Trans. K.S. 29. Ibid. 30. Musil, l.c., p. 1141. 31. Musil, l.c., p. 1138. 32. Musil, l.c., p. 1141. 33. Ibid. Little more than ten years later, in 1935 at the Soviet Filmmakers’ Union Congress, Eisenstein will also define this theorem of art as an artificial regression to the earlier stages of emotional thinking. He argues that the participatory momentum is however dialectally connected to the highest points of consciousness and modernity : “art might be nothing other than an artificial regression to the earlier emotional thinking”. Quoted after Rosen, l.c., p. 13. I am grateful to Markus Hahn for the first hint on Musil’s reading of Lévy-Bruhl during our time as fellows at the IFK Vienna. 34. Morin, Edgar. Le Cinema et l’Homme Imaginaire. Essai d’Anthropologie Sociologique. Paris: Minuit, 1982 [1956], p. x. 35. As with the great approaches of philosophical anthropology by Portmann and Gehlen, in a different manner also by Lacan. 36. Morin, Edgar. Der Mensch und das Kino. Stuttgart: Klett, 1958, p. 117. 37. Chow, Rey. Primitive Passions: Visuality, Sexuality, Ethnography, and contemporary Chinese Cinema. (Film and Culture). New York: Columbia University Press, 1995, p. 51f. 38. Chow, l c., p. 37. 39. Rançière, Jacques. Politik der Bilder. Berlin: diaphanes, 2005, p. 11, trans. K.S. 40. Koch, Gertrud. “Nähe und Distanz: Face-to-Face-Kommunikation in der Moderne.“ In: Koch, Gertrud. Auge und Affekt. Wahrnehmung und Interaktion. Frankfurt/Main, 1995. S.272-91, here: p. 272, trans. K.S. 41. Ibid. p.280. 42. Ibid. p.282. 43. Mitchell, W. J. Thomas. What Do Pictures Want? The Lives and Loves of Images. Chicago: University of Chicago Press, 2005. Preface, xv. Cf. Goodman, Nelson. Ways of Worldmaking. Indianapolis: Hackett Publishing, 1978, p.6. 44. Ibid., p.8.

INDEX

Mots-clés : Chronotope, iconic power, efficaciousness of the images, agency, theory of film, photography, media

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AUTEUR

KARL SIEREK

Professeur d’histoire et d’esthétique des médias à l’université d’Iéna et codirecteur de l’école doctorale « Historiographies médiales » réunissant les universités de Weimar, Erfurt et Iéna. Spécialiste de culture visuelle, il est responsable du projet allemand « Retour à l’écran dans le cinéma populaire », dirige l’Institut Béla Balázs à Vienne et collabore régulièrement avec l’Université Paris 3. Il a entre autres publié en français : Images oiseaux. Aby Warburg et la théorie des médias (2009).En

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Aby Warburg’s Impresa

Davide Stimilli

Crede mihi, plus est, quam quod videatur, imago Ovid, Heroides, XIII.154

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1 In a letter of June 11, 1924 to Alfred Doren, who had raised the timely question of how to celebrate Aby Warburg’s sixtieth birthday in an adequate manner, Fritz Saxl rejected in no uncertain terms the idea of an edition of his writings: Warburg himself had apparently forbidden it, and Saxl considered only with reluctance the possibility of publishing a Festschrift in Warburg’s honor. He rather inclined toward a publication of the catalog of the Library, which would grant, Saxl argued, “the best insight into his activity [der beste Einblick in seine Arbeitstätigkeit].”1 This observation will, unfortunately, become a topos in later accounts of Warburg’s life and work2. The paradox, whereby a list of the books he purchased should be thought to provide the most reliable image of his work, may also partly answer for the unconscionable delay in bringing Warburg’s unpublished writings to print. Proof enough that such narrowmindedness (I can find no better word) was wholly alien to Warburg’s way of thinking is the warning he gave to one of his assistants: when cataloging a book, he thundered,one should not put a period after the title, since “a book keeps on living [ein Buch lebt weiter]”3.

2 In Warburg’s own case, it is as if a period was placed after the title of a book that did not yet exist. One may only hope that the end result of the now finally ongoing publication of his Nachlass will not itself be a full stop. Paul Valéry has suggested that there are no completed, or finished, but only abandoned works4. With respect to Warburg, who should be compared, if at all, to Vasari’s Leonardo, unable to bring to completion his paintings for excessive “intelligenzia de l’arte,”5 the very category of “work” appears painfully inadequate to express the true character of his modus operandi. My title is meant to suggest an alternative, as it takes the word impresa literally and in its widest sense, following the example of Robert Klein and, even earlier, the intuition of a Renaissance theorist, Alessandro Farra: if every act and every operation of the human mind is thus an impresa6 the unity of his library and his writings makes up indeed Aby Warburg’s impresa, one to be defined, without exaggeration, as truly heroic7.

EPEA PTEROENTA

3 Karen Blixen opened her lecture “On Mottoes of My Life,” delivered in New York in 1959, by praising the wisdom of the interviewer who had asked her to sum up the events and experiences of her life in a motto. It was an appropriate question, she felt, for a person of her generation :

4 The idea of what is called ‘a motto’ is probably far from the minds of young people of today. As I look from one age to the other, I find this particular idea — the word, le mot, and the motto — to be one of the phenomena of life which in the course of time have most decidedly come down in value. To my contemporaries the name was the thing or the man; it was even the finest part of a man, and you praised him when you said that

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he was as good as his word. Very likely it will be difficult for the younger generation to realize to what extent we lived in a world of symbols8.

5 Instead of condensing her life into a single motto, however, Blixen went on to provide a list of the mottoes she had chosen for herself throughout her life, true Wahlsprüche, in the German sense of the word9. She started with the first, which she had adopted when she was seventeen, Pompeius’s Navigare necesse est, vivere non necesse, as quoted in the Latin Renaissance translation of Plutarch’s Lives10. This motto, she admits, was “not an original motto to choose; many young people will have made it their own,”11 though she does not reveal the immediate source from which she borrowed it12. Among her contemporaries, it appears at a prominent juncture in the opening lines of Gabriele D’Annunzio’s Laudi13, the source, probably, of Antonio Machado’s citation in Italian14 and Fernando Pessoa’s translation into Portuguese: “Navegar é preciso; viver não é preciso15.” This odd consonance of voices, in other respects so diverse, may point to Nietzsche as the most likely inspiration, if not the direct source of the motto16. Mussolini, who had already chosen as a “password” in 1920 “the motto that was the imperial Rome’s, before belonging to the Hanseatic Bremen: navigare necesse”17 modified it to “volare necesse est” on the occasion of an aeronautic convention that took place in Rome in 192318. It is therefore not surprising to find the motto quoted by Warburg in a letter to his long-time friend Doren on May 3, 1926, just two days after the inauguration of the elliptical reading room in the new library building with Ernst Cassirer's lecture on “Freiheit und Notwendigkeit in der Philosophie der Renaissance19.” Warburg declares himself happy with the external shape of the Institute, which finally corresponds to that required by the “commanding idea,” and then adds our “Navigare necesse est, vivere non necesse est”20.

6 In Warburg's case, a more local explanation is perhaps appropriate, if one considers that the Plutarchean maxim served indeed as motto of the Hanseatic League before Mussolini reclaimed it for imperial Rome21, and it still decorates the gate of the “Haus der Marine” in Bremen22. Whatever may be the case in this specific instance, Blixen’s autobiographical apercu certainly helps us to understand Warburg’s evident fondness for mottoes and suggests that his predilection was something more than an individual whim. The roots of his fondness may lie in his mother’s practice, as witnessed by his brother Max, to paper her children’s rooms “with sayings and quotes [Sprüche und Zitate] of all kinds,” so that they would find doors marked with the inscription Carpe diem or lift a desk top and behold, “See how beautiful it is, when brothers live in harmony with each other”23. On the other hand, this personal inclination was itself grounded in a need broadly shared in contemporary culture: the collection of Geflügelte Worte assembled by Georg Büchmann, “the Abumasar of German proverbial lore”24, had already reached its twenty-third edition when Warburg purchased it for his Library in 191025. And one finds a late symptom of what may more suitably be called an obsession in the diary of the Library, where we see him particularly worried by the disappearance from the shelves of August Otto’s standard collection of Roman sayings26. At the same time, and this is the point I would like to emphasize in the first part of my essay: Warburg was not just a collector of mottoes (even less of books), or a fashioner of bon mots, — which, already soon after Aby’s death, his brother Max started transcribing27, son Max Adolph then included in a florilegium aptly titled Warburgismen28 — but rather that his mottoes were intentionally (not just involuntarily, as in Mussolini’s case) “parodistic maxims29,” to use a category that Gianfranco Contini coined in reference to Leo Spitzer, the great linguist and literary critic, another contemporary of both

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Warburg and Blixen, born in Vienna in 1887. Spitzer’s methodological motto, Individuum non est ineffabile30, is indeed a transparent parody of the contradictory statement, Individuum est ineffabile, whose source31 George Boas and Arthur Lovejoy, Spitzer’s colleagues at the Johns Hopkins University, spent years trying to identify, as we know from Gombrich32. Such an exercise has been equally performed on Warburg’s most famous motto, “God is in the detail [Der liebe Gott steckt im Detail]”33, (Fig.1) without producing more conclusive results34.

Fig.1

Max Adolph Warburg, ABC Aby Warburg zu Ehren für 1927, WIA, III.18.1, fol. 4 (photo Warburg Institute, London)

7 I would like to suggest that Warburg’s motto is also meant to be read, if not as a direct parody, at least ironically, rather than literally, as we can already see from its pairing with another apocryphal motto when he first introduced the two as “guiding principles [Leitsätze]”35 on November 25, 1925 in the opening meeting of his seminar on Die Bedeutungswandel der Antike für den stilistischen Wandel in der italienischen Kunst der Frührenaissance: “We seek out our ignorance and attack it wherever we find it [Wir suchen unsere Ignoranz auf und schlagen die, wo wir sie finden]”36. His son Max Adolph pointed out, but nobody else seems to have followed up his suggestion, as far as I can tell, that this second motto is an allusion to General von Moltke’s maxim: “We seek out our enemy and attack him wherever we find him [Wir suchen den Feind auf und schlagen ihn, wo wir ihn finden]”37, and I believe that the compilers of the spoof publication in honor of Warburg’s 60th birthday (which, one is entitled to guess, had to be the most welcome homage on that occasion) were not too far from his intentions when they re- phrased the two mottoes and intertwined them with the rather uncanny result: “We look for God in the detail and attack him with the help of our ignorance, wherever we find him [wir suchen den lieben Gott im Detail und schlagen ihn mit Hilfe unserer Ignoranz, wo wir ihn finden]”38.

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8 Another, and more obvious example of Warburg’s variation on a motto is, of course, the replacement of ‘Harz’ with ‘Oraibi’ in the quotation from Goethe’s Faust that prefaces both the 1920 Luther essay and the 1923 lecture on the serpent ritual39. But a particularly enlightening insight into his method as a motto-maker is provided by an autobiographical letter to his family on December 26, 1923, sent from Kreuzlingen, in which we see the motto for Franz Boll’s exlibris slowly emerge [Fig.2].

Fig.2

Ex libris Franz Boll, WIA, III.47.3.3.3, n. 82 (photo Warburg Institute, London)

9 Warburg drew first upon the formula “per monstra ad astra,” a simple variation on Kepler’s motto “per aspera ad astra”40, which he paraphrased as: “the gods have placed the monster [das Ungeheuer] before the idea,” and then added a further variation: “One could say (it occurred to me last night): Per monstra ad superos inferosve, namely, fate has placed ‘the struggle with the dragon’ before the liberation from fear”41. Then, a few months later and just a week after Boll’s sudden death on July 3, 1924, we already find in Warburg’s notes the formulation that would become definitive: “per monstra ad sphaeram”42, meant to honor the achievement of his friend by an allusion to the title of Boll’s masterpiece — as Saxl would make clear to the artist charged with creating the ex-libris, Rudolf Larisch43 — but also, in all likelihood, to the impresa tradition, in which the sphere was used as an allusion to speranza, or hope, as Warburg himself had demonstrated in his early essay on Florentine imprese amorose [Fig. 3]44.

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Fig.3

Florentine engraving, Lorenzo de’ Medici and Lucrezia Donati, from A. Warburg, Gesammelte Schriften, Teubner, Leipzig 1932, pl. XI, fig. 20

10 From these examples, it will have become clear that what mattered to Warburg was the work rather than the play involved in the formulation of a thought, die Arbeit des Begriffs, in Hegel’s terms, rather than the mere Einfall: “to find a thought is play, to think it through, work [einen Gedanken finden ist Spiel, ihn ausdenken Arbeit],” as Usener put it in his essay on the Weinachtsfest. Warburg went on to make this the motto to his 1903 Grundlegende Bruchstücke zur Psychologie der Kunst45 for once without granting himself the licence of tampering with it. If a motto then offered him the opportunity to “think through” a thought, rather than to invent it, variation on an already given thought rather than invention was the method whereby he mostly reached the definitive formulation that he was looking for.

ΜΝΗΜΟΣΥΝΗ

11 Another motto of his, however, was certainly not meant as a parody. In a 1964 essay, Gertrud Bing, who had been Warburg’s assistant and in the later 1950s director of the Warburg Institute, drew a distinction that is, on the face of it, obvious, but has far- reaching implications: “He planned a pictorial atlas setting out the history of visual expression in the Mediterranean area, with the title Mnemosyne, the name which he had also chosen as a motto for his library”46.

12 Mnemosyne was actually used by Warburg first as a motto and then as a title, and it is still visible, in Greek characters, over the entrance to the Library in Hamburg [Fig.4]; on

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the other hand, he was never going to see it in print on the frontispiece of his Bilderatlas, as he died before completing it.

Fig.4

Entrance of the Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg, Hamburg: WIA, I.4.20.3, pl. 7 (photo Warburg Institute, London)

13 But what is the difference, if any, between the two occurrences of the word? The great scholar of the impresa W. S. Heckscher has pointed out that, within that tradition, “the brief motto was anything but a title; it may be called a challenge to the ingenuity of the reader-viewer of the impresa in its entirety”47. In the case of Mnemosyne, however, it seems to me that the title presents as much a challenge to our ingenuity as the motto does. The second part of my essay will try to meet this challenge.

14 Warburg was not granted the opportunity to sum up his own life in a motto, but I doubt that he would have answered the question put to Karen Blixen with a mere list of the numerous mottoes that had guided him throughout his life, as we have seen from our only partial overview.

15 Shortly after Warburg’s death in 1929, Erwin Panofsky, who was at the time professor at the University of Hamburg and a close associate of the Warburg Library, suggested as a posthumous motto for his life Leonardo’s sentence: “No turning back for one who is bound to a star [Es kehrt nicht um, wer an einem Stern gebunden ist]”48, which is in fact the motto of an impresa devised by Leonardo, whose image is a compass attracted by a star [Fig.5]49.

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Fig.5

Frontispiece, from Gerardus Mercator, Atlas sive cosmographicae meditationes de fabrica mundi et fabricati figura (Duisburg 1595)

16 Panofsky’s suggestion is certainly fitting and even moving; however, there can be no doubt that Mnemosyne was the motto that Warburg chose for his life, as Gertrud Bing rightly pointed out, and well before he had to cross the final threshold. What seems to me to be lacking and needed is instead an image as a supplement to Warburg’s life, and to his motto, as well. Warburg shared throughout his life the fascination of early Renaissance patrons, such as the Medicis, the Sassettis, and the Rucellais, for what he called “the secular art of the impresa (die weltliche Impresakunst).” The impresa was undoubtedly an object of keen historical interest for Warburg, who contributed in a decisive manner to the rediscovery and interpretation of this “genre of applied allegory,” which he defined “an intermediary stage between the sign and the image (ein Mittelglied zwischen Zeichen und Bild)”; but it also afforded a still adequate way of expressing, as he puts it, “the stance of the individual at war with the world (die Stellung des Einzelnen im Kampfe mit der Welt)”50. In other words, he was not only a scholar of the impresa, but also a creator of imprese: proof of this talent of his are the ex-libris for the libraries of his late friends Robert Münzel [Fig.6]51 and Franz Boll [Fig.2]52 and the print Idea vincit [Fig.8]53, which Warburg originally conceived as the design for a stamp.

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Fig.6

Aby Warburg, Mnemosyne Atlas, WIA, III.108.8.2, pl. 2, detail (photo Warburg Institute, London)

Fig.7

Francesco di Giorgio Martini, Atlas, ink on parchment, ca. 1490-1500, Herzog Anton Ulrich-Museum Braunschweig, Kunstmuseum des Landes Niedersachsen (photo B.P. Kaiser)

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Fig.8

Lewis W. Hine, A modern Atlas. The Home-work Burden. Said he made button-holes at home. Washington Square, N.Y., February 1912, 11.8 x 16.6 cm, gelatin silver print, Library of Congress, Prints and Photographs Division, Washington, D.C.

17 And nobody has noticed up to now, as far as I can tell, that his last project was also an impresa, even if certainly unique in kind. In Paolo Giovio’s Dialogo dell’imprese militari et amorose, a 16th-century treatise that Warburg helped to recover for the history of art, one of the examples of imperfette imprese is provided by the bellissimo motto “Fortune aids the virtuous (Virtuti Fortuna Comes),” which a Venetian nobleman inscribed over the entrance to his palace, but without an accompanying body (che anchor’ si vede senza corpo)54, that is, a suitable image. Similarly, no body corresponds to Warburg’s bellissimo motto [Fig.9].

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Fig.9

Impresa of Andrea Gritti, from Paolo Giovio, Dialogo dell’Imprese militari et amorose (Lyon 1574)

18 Das Wort zum Bild, another fundamental principle of Warburg’s methodology, which, as he says in a letter to his brother Max of June 13, 1928, inspired his activity from its very beginning, and for which he claims “the general meaning” of a “heuristic method ‘in itself’ (die allgemeine Bedeutung des von mir seit den Anfängen meiner Tätigkeit vertretenen Grundsatzes “das Wort zum Bild” als heuristische Methode “an sich”)”55, means, of course, first of all: the word must supplement the image, but also: the image must speak for itself and by itself. In the first public occurrence of the word “Mnemosyne” I am aware of in his writings, found in the annual report on the Library for the year 1925, Warburg identifies Mnemosyne not as the goddess of Memory and mother of the Muses but rather as “the great Sphynx,” out of whom he hopes “to unlock, if not her secret, at least the formulation of her riddle [der grossen Sphynx Mnemosyne, wenn auch nicht ihr Geheimnis, so doch die Formulierung ihrer Rätselfrage zu entlocken]”56. In the case of “Mnemosyne”, it seems to me that Warburg’s own principle invites us to look for an image as a solution to the riddle the word poses — the reverse formula: zum Wort das Bild! is also recorded among his notes57. In the pages that follow, I will try to provide a solution to the riddle of Mnemosyne, a solution that happens to be, as is often the case, in front of our eyes.

ATLAS

19 At the end of the 16th century, Gerhard Mercator, the great cartographer who had exchanged his German name, Krämer, for its Latin translation, Mercator58, turned the proper name of a mythological figure into a common noun by prefacing his collection of maps with a frontispiece depicting Atlas [Fig.10]59.

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Fig.10

Impresa of Andrea Gritti, from Paolo Giovio, Opera, vol. 9, Istituto Poligrafico e Zecca dello Stato, Roma 1984

20 What we now commonly refer to as an atlas is therefore so called by antonomasia. The decay of a mythological name to a common noun that Warburg was able to prevent in the case of Nestor, which a tobacco company wanted to use for a new brand of cigarettes60, occurred in the case of Atlas so successfully that even Warburg seems to have been unaware of its original dignity61. At least on one important occasion, however, he called the word by its name: on a folio-sized sheet dated April 8, 1925 [Fig. 11], which served as a “table for the organization of material” in preparation of his lecture in memory of Franz Boll62, we find the word mentioned in quotation marks. Warburg writes: “vom Lobus – zum Globus – vom Globus zum ‘Atlas’,” which he glosses immediately below: “vom Globus – über das Monstrum – zur Sphaera”63.

Fig.11

Neuenheim bas-relief, detail, from Franz Cumont, Textes et monuments figurés relatifs aux Mystères de Mithra (Bruxelles 1899), vol. 2, n. 245

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21 The sphere is here, literally, the celestial sphere that Atlas carries on his shoulders, though the carrier’s name has become by way of metonymy the name of the burden he carries. The formula “vom Lobus zum Globus,“ which is also typical of Warburg’s linguistic talent and, above all, of his late “gnomic style”64, was later taken up expressis verbis in the text of the Boll lecture itself, delivered on April 25, 192565, where it sums up in an epigrammatic manner

22 the result of one of his fundamental interests in those years: the intensive study of hepatoscopy, and in particular of Etruscan haruspicy. Warburg meant it to comprehend the development that, from the more primitive divination through the liver, had led to the more abstract and scientific astrological system, which Franz Cumont had gone so far as to define as a “scientific theology”66. Hepatoscopy was to have been at the center of Franz Boll’s memorial, as we know from the original program for the evening, which included, besides Warburg’s lecture, a never-delivered talk by Boll’s brother-in-law, Gustav Herbig, on the Piacenza bronze liver, a still recent archeological find and the subject of a debate in which Boll himself had taken part67.

23 Another witticism of Warburg’s late years is that on the Bollwerk (literally, bulwark, but also: Boll’s work)68 erected by Boll with his Sphaera for the study of astrological iconography69. Warburg’s atlas was meant to provide equally unshakable support for the study of the “dialectic of the image”70. According to a euhemeristic tradition of which he was, in all likelihood, aware71, the mythical Atlas was granted the merit of discovering the “sphere” tout court, namely, of systematizing the geometry of the sphere in order to understand the motion of the celestial bodies72; hence Augustine had referred to him as “ille magnus astrologus”73. In the introduction to his volume, Mercator had turned to the doxographical literature in order to outline a genealogy of Atlas, based above all on Diodorus Siculus and on Eusebius of Caesarea’s Praeparatio evangelica, which identified him as the king of Mauritania and thus explained his customary location at the Western margins of the known world, on the shores of the Ocean and at the feet of the mountain range that still bears his name74. But Warburg certainly could not ignore that, before decaying into the proper name of a mythical king, and then even lower into common noun of a collection of maps, and eventually of any tables or plates whatsoever, the name “Atlas” had been indeed a divine name — and as such had been discussed by his teacher at the University of Bonn, the great German philologist Hermann Usener in his work On the Divine Names;75 it is therefore certainly not unworthy to figure, beneath the title Mnemosyne,76 on the frontispiece of Warburg’s “so-called lifework” (the litotes is Warburg’s)77. That which is still missing, beneath the motto MNEMOSUNE, is a suitable figure of Atlas. As will become clear through a closer inspection of the frontispiece of the eponymous Atlas, Mercator’s Atlas, consistently with his interpretation, is not the titan holding the heavens of classical mythology, nor even the astrologer of the mythographers, but rather the first geographer: we see him measuring the globe with his pair of compasses. Instead of this all-too athletic Atlas, who seems almost ready “to play ball with the little sphere,” like Leopardi’s Atlas78, or rather than the most famous ancient Atlas, the Farnese Atlas, who indeed appears inside Mnemosyne, on its second plate, — an Atlas truly adequate to reflect the spirit of Warburg’s impresa would appear to be the one drawn in the 15th century by Francesco di Giorgio Martini, its iconography correctly identified as such by Fritz Saxl only after Warburg’s death79. This particular Atlas is perhaps the “body” best

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suited, from a purely artistic point of view, to represent Warburg’s life in an image and to produce a perfect impresa in conjunction with his motto.

24 Saxl had been Warburg’s closest collaborator and was to be the first director of the Warburg library after Aby’s death. What Saxl underscores in his interpretation is the modernity of the image created by Francesco di Giorgio: as opposed to the medieval representation of Atlas, who is even identified with God as he performs a purely cosmological function and can do so without effort, Francesco di Giorgio’s Atlas betrays on his face, in a truly ancient manner, according to Saxl, the pain of his condition80; at the same time, differently from the ancient

25 representation that the Farnese Atlas canonically exemplifies, the pain is not due to the physical weight of the heavens he has to carry on his shoulders, which are represented here in a diagrammatic manner, but rather to the internal suffering, due to the acknowledgement of an inescapable fate: Only because the artist [...] could identify himself with Atlas not as the carrier of the universe, but rather as the carrier of world history and therefore of his own personal destiny, he was able to lend to the figure the expression of external motion and, at the same time, of inner pain81.

26 In his treatise Giovio exceptionally allowed the representation of Atlas in his entirety, — contrary to the codified rules of the genre, which prohibit the depiction of the human figure as a whole82 — since, although he has human form, he is nonetheless “cosa fauolosa”83. Colla licenza degli anteriori, to evoke yet another variatio of Warburg’s84, there seems to be no objection against the placing of this image of Atlas in Warburg’s impresa, beneath the motto Mnemosyne.

ENGONASIN

27 Even if it was not his intended goal, Saxl has therefore implicitly provided, like Panofsky in a motto, the summa of Warburg’s life in an image, in that which is perhaps his most authentically Warburgian essay85. That which is lacking in Saxl’s interpretation, however, is a dialectical reading, in Warburg’s sense, of the image of Atlas. Saxl’s Atlas is only an epigon “of the Atlases who carry the globe on their neck [der Atlanten, die die Weltkugel in ihrem Nacken tragen]”– much like those who inhabit Kafka’s world, according to Walter Benjamin’s extraordinary insight86, and expend the energy of an Atlas just to carry a heap of clothes — an intuition shared by Lewis Hine when he titled his 1912 New York photograph “A Modern Atlas”. Saxl’s mistake is akin to Kafka’s mistake, when, visiting Verona, he felt compelled to compare his dejected state of mind to “the happy expression [dem glücklichem Gesichtsausdruck]” of the marble dwarf who holds a baptismal font on his shoulders in the church of Sant'Anastasia87: both Saxl and Kafka are naively projecting feelings onto the impassive screen of Atlas’s face. Saxl believes he can deduce the state of mind of the titan from the expression of his face, a conclusion that a line by Hesiod, Aeschylos, or Pindar would hardly allow88. Atlas’s face can betray no secret. From an authentically ancient point of view, only the gesture counts, and it is to Atlas’s gesture that we ought to turn our attention. Der liebe Gott steckt im Detail is often misconstrued as if it were only applicable to the God of monotheism. But the dear Atlas, too, is hidden in the detail of his gesture89. Saxl (and with him most interpreters of this figure)90 does not seem to have noticed the contradiction that exists in the iconographic tradition between the kneeling and the standing Atlas, or has simply explained, or rather done away with it, by just cataloguing

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it as another type. It is perhaps not by chance that the same contradiction exists, and has not been noticed by anyone, so far as I can tell, between the image of Atlas that accompanies the most widespread edition of Giovio’s Dialoghi91 and the description contained in the text : it was the heauen with the Zodiac and the twelue Signes, borne upon the shoulders of Atlas kneeling on his left knee, and with his hands embracing the heauens, with a mot there aboue, Sustinet nec fatiscit92.

28 The illustration that accompanies the description in the manuscript, discovered only in 196593, reflects in an ultimately more faithful manner the author’s intention94. The recovered body of Antonio Gritti’s impresa, namely, represents Atlas kneeling. Giovio comments that this is indeed the way in which “poets” represent Atlas95. But which poets is he referring to?

29 In this case, too, one must look for an answer in Boll’s inexhaustible work. As in the case of Schifanoja Warburg had found the key to the fresco of the months in its pages, so it will be perhaps possible to find in Sphaera the key to another mystery, whose solution is also so obvious that it therefore escapes our notice: which name is hidden beneath the anonymity of the Engonasin, the constellation whose name has been simply transliterated from Greek into Latin and does nothing but describe the posture of the Kneeling one, the one on his knees96. In Sphaera Boll had noticed the presence of a constellation called Atlas in Anthiocus’s list, which did not figure however in any other list, and had discarded it as just a peculiarity in the work of this astrological poet of late Antiquity. At the same time, he had suggested a possible identification of this constellation with the Engonasin, but had considered it as at most a “late metamorphosis” of his (eine späte Umgestaltung des Engonasin)97. In a review of Boll’s work, Cumont, another tutelary god of Warburg’s studies, had noticed however that the figure of Atlas corresponds to a much earlier Oriental type, which is well represented in the religious iconography of Mesopotamia98. In an essay on Manichean mythology99, Cumont had then observed that Mani still envisions the cosmos as held up by two colossal genii: in Augustine’s terminology, the Splenditenens, who keeps the luminous sky suspended from above100, and the Homophoros, who supports the earth from below. Augustine calls the latter ironically “Atlas laturarius” and describes him as he tries “genu fixo scapulis validis subbaiulare tantam molem”101. On the basis of Cumont’s remarks, Boll himself had then reversed the chronological order of his previous hypothesis and explicitly suggested, in his first publication after Sphaera, a possible identification of the more archaic Oriental Atlas with Engonasin102, the constellation without a name. The image best suited to solve the riddle of the sphynx Mnemosyne103, I would argue, is therefore not the awkwardly standing Atlas of the printed illustrations to Giovio’s work, nor that, however extraordinary, drawn by Francesco di Giorgio, who “spins” the celestial spheres and is probably meant to illustrate Virgil’s Atlas104, but rather the Atlas of the Oriental cosmographers105, who still appears on Mithraic bas- reliefs, with his knee firmly grounded106. The body that deserves to appear in Warburg’s impresa along with the motto Mnemosyne is the Atlas Engonasin, the kneeling Atlas, to whom it is now perhaps time to render his proper name. That he could have lost it is understandable enough when we consider that, once in heaven, he was compelled to lose his burden: how could he carry the sky of which he was now a part?107 As a result of an apotheosis that is rather a mise en abîme, he remains suspended upside down, with empty hands and open arms, a gesture without a cause, an end unto itself, which seems to suggest the posture of prayer108.

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30 As he returned to the issue in Sternglaube und Sterndeutung, several years later, Boll emphasizes the “almost frightening number of interpretations” that have tried to identify the constellation of the “tired” and “tormented” man109: the list includes “Heracles (as it is now usually called), Theseus, Orpheus, Prometheus, Tantalos, only to mention the best known names, and also the Wanderer or the Dancer”110, even if now he omits from this list precisely that which had been his hypothetic solution111. Paradoxically, as Boll observes, the constellation ended up assuming the name of Heracles (or Latin Hercules), with which it is still known, and the Oriental Atlas, if he is the figure who hides under the anonymity of the Kneeling one, was replaced by his nemesis in the starry sky. As Heracles fools him in the mythos, by stealing from him the Hesperidian apples thanks to a trivial trick, which is perhaps just a play of words112, so he fools him in the domain of the logos by appropriating his name. But even before Heracles replaced him, the Kneeling one was already no longer recognized as Atlas, and his gesture had become his pseudonym. The univocity of the name, however, does not suffice to resolve the ambivalence of the gesture. As the solution to the riddle of the Sphinx is the homo erectus, yet not the man proudly stationed between sky and earth, but rather the man who stands in the different ages of his life on the always precarious support of four, two or three legs, — thus the solution to the riddle of the sphynx Mnemosyne is the kneeling Atlas, the man not yet (or no longer) standing straight, the man who had to renounce the erect posture that would make of him the natural axis between sky and earth, and who is on the verge of raising up, or perhaps has just fallen down. His is only the expression of a conatus, the as yet unheeded beginning of a motion113, but certainly the gesture it prefigures is not the circular motion of Francesco di Giorgio‘s Atlas, who is turning on his heels, but rather that of Mani’s Atlas, who will rise at the end of time114. Even if no longer legible on the vault of the sky, the name “Atlas” is still inscribed on our body, and survives in exile in the language of anatomy, as the common noun of the first vertebra, a residue of the ancient planetary melothesia, which assigned each part of the body to a ruling planet115. Atlas has been therefore not only condemned to the oblivion of anonymity, but also to the confusion of synonymy. The first vertebra, in Goethe’s interpretation, is the last ring in the chain of metamorphosis that led to the formation and differentiation of the various bones of the skull116.

31 With an image that, one is tempted to say, seems almost to have naturally blossomed, Goethe compares this Atlas to the chalice of the flower (Atlas, gleichsam der Kelch der Blüthe), on which the sphere (or corolla, to stay with the image) of the skull rests. In that which must have been his last boutade, a few hours before his sudden death, Warburg took pleasure in the realization that all was well “above the collar”117. Contrary to Swift, who had started to wither from the top118, as customary with trees, he could boast of the fruits brought forth by his “late maturity [späte Reife]”119 happily unaware that the end was near at hand.

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NOTES

1. Warburg Institute Archive [henceforth: WIA], General Correspondence [henceforth: GC], Fritz Saxl to Alfred Doren, 11 June 1924. The catalog, later on planned as a complement to the “Gesamtausgabe” (cf. F. Saxl, “Anlage der Gesamtausgabe,” in A. Warburg, Gesammelte Schriften, Teubner, Leipzig 1932, vol. 1, p. V, reprinted as vol. I.1 of the Studienausgabe, ed. H. Bredekamp and M. Diers, Akademie Verlag, Berlin 1998 [henceforth: SA, followed by the volume number] was published only in 1961 (Catalog of the Warburg Institute Library, Hall, Boston 1961) in two volumes, and then in twelve volumes in 1967 for the same publisher. 2. Cf. M. Diers, Warburg aus Briefen: Kommentare zu den Kopierbüchern der Jahre 1905-1918, VCH, Weinheim 1991, pp.3-4. 3. Cf. C. H. Landauer, The Survival of Antiquity: The German Years of the Warburg Institute, Yale University Ph.D. dissertation, New Haven 1984, p. 78: interview with Hermann Vogts. See Georges Didi-Huberman’s insightful remarks on the various senses of Warburg’s Nachleben in his L’image survivante: histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Minuit, Paris 2002. 4. P. Valéry, Tel Quel I, Gallimard, Paris 1941, pp. 154, 160. 5. G. Vasari, Le vite de’ più eccellenti architetti, pittori, et scultori italiani (1550), Einaudi, Torino 1991, vol. 2, p. 547: “Trovasi che Lionardo per l’intelligenzia de l’arte cominciò molte cose e nessuna mai ne finì.” 6. R. Klein, “La théorie de l’expression figurée dans les traités italiens sur les Imprese, 1555- 1612,” in La forme et l’intelligible, Gallimard, Paris 1954, p. 147: “[l’impresa può dirsi] vera e propria operatione e impresa dell’intelletto humano,” quoted from A. Farra, Settenario de l’humana riduttione, Venezia 1571, fol. 269v. 7. This characterization also captures the entrepreneurial spirit, so to speak, of Warburg’s enterprise (that is the English calque on impresa): it always pleased him to extol the mercantile side of the versatile figures of the Renaissance patrons, on whom his own persona was in part 3 avowedly modeled (cf. WIA, GC, Warburg to Adolph Goldschmidt, Florence, 11 April 1929: “we are both offsprings of a family of merchants and we know what merchant adventurer [English in the original] means. Fortune with the sail vs. Fortune with the forelock [Fortuna mit dem Segel gegen Fortuna mit dem Schopf]”); and also, as we will see, their shared predilection for the artistic genre of the impresa. 8. K. Blixen, “On Mottoes of My Life,” in Daguerrotypes, University of Chicago Press, Chicago 1979, p. 1. Karen Blixen was born in 1885, hence belonged to an even later generation than Aby Warburg, born in Hamburg in 1866 9. The German word that writers in that language can use instead of the Romance loan motto means, literally, “saying of choice, elective saying.” 10. According to H. Meurer, “Navigare necesse est, vivere non est necesse,” Pädagogisches Archiv 45 (1903), pp. 74-78, the motto was fixed in such form by Antonio Tudertino’s translation of 1478. As Meurer remarks, the motto is included for the first time in the twentieth edition of Georg Büchmann’s Geflügelte Worte, revised by Walter Heinrich Robert-tornow, Haude & Spener, Berlin 1900; see below, n. 25. 11. K. Blixen, Daguerrotypes, p. 5. Not surprisingly, perhaps, this motto is enjoying quite a revival as the name for websites either devoted to nautical questions or advocating the necessity of navigating the internet. 12. According to the Danish critic Bo Hakon Joergensen, whom I thank for this communication and his permission to quote it, Blixen could have easily found the Plutarchean motto in the school edition of Latin readings prepared by the great Danish philologist Johan Nikolai Madvig. I

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have not been able to confirm this assertion. I also wish to thank Mette Shayne (Chicago) for her help. 13. G. D’Annunzio (born 1863), Versi d’amore e di gloria, incipit of “Alle Pleiadi e ai Fati” (1903), then in Laus vitae, IX, vv. 290-291, XVIII, vv. 944-45 and conclusion. 14. Although he immediately contradicted it: “Navigare è necessario... / Mejor: ¡vivir para ver!” A. Machado (born 1875), Poesías completas, ed. Manuel Alvar, Espasa Calpe, Madrid 1996, p.294, from the section “Proverbios y cantares” of the collection Nuevas canciones (1917-1930). 15. Which, like Machado, Pessoa (born 1888), reformulates: “Viver não é necessário; o que é necessário é criar,” Obra poética (1960), Nova Aguilar, Rio de Janeiro 1990, p. 15, undated annotation, according to the editor of the volume Maria Aliete Galhoz, who quotes it as the motto to her introduction. 16. One has only to be reminded of the invitation addressed to the philosophers in Die fröhliche Wissenschaft (Book IV, § 289): “Auf die Schiffe, ihr Philosophen!” I am convinced, although it is in all likelihood only a paramnesia, that I found the motto quoted by Nietzsche in one of his letters, but I could not confirm this déjà lu, as it were. 17. Popolo d’Italia, n. 1, 1 January1920, in B. Mussolini, Opera omnia, La Fenice, Firenze 1954, vol. 14, p. 231. 18. As we know thanks to the solicitous Giuseppe Fumagalli, Chi l’ha detto? Tesoro di citazioni italiane e straniere, ottava edizione riveduta ed arricchita, aggiunte le frasi storiche della Grande Guerra e della rinascita nazionale, Hoepli, Milano 1934, p. 241, who was pleased to have included so many quotations by Mussolini that the duce was only surpassed by the Bible, Dante, Horace, Virgil, Cicero, Petrarch and Tasso, although he would have “liked (and could have easily) quoted as many sentences” (p. XVIII). The quotation is, of course, expunged, like all the others by Mussolini, from the postwar reprints, which are hence much thinner, but it uncannily survives in the index. On p. X of the first edition (Milano 1894), Fumagalli already avows his indebtedness to Büchmann. 19. Cf. A. Warburg’s letter to his brothers Paul and Felix, 15 May 1926, in T. von Stockhausen, Die Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg: Architektur, Einrichtung und Organisation, Dölling und Galitz, Hamburg 1992, p. 174. 20. Ich muss und will froh sein, dass das Institut jetzt auch in der äusseren Form so steht, wie das pflichtgemässe Verhalten zu der kommandierenden Idee es gebot.” Saxl is perhaps taking up Warburg’s point when he compares the new building to a ship in his unfinished “History of Warburg’s Library, 1886-1944,” in E. H. Gombrich, Aby Warburg: An Intellectual Biography, Warburg Institute, London 1970, p. 334. 21. Freud quotes the motto as “Wahlspruch der Hansa” in Zeitgemäßes über Krieg und Tod, published for the first time in Imago, 1915 (and which I quote from the Gesammelte Werke, Imago, London 1946, vol. 10, p. 343). 22. I thank Werner Schriefer who confirmed to me its presence over the entrance gate. 23. M. M. Warburg, Aus meinen Aufzeichnungen, private edition 1952, p. 2 24. The witty definition is due to W. S. Heckscher, “The Genesis of Iconology” (1967), in Art and Literature, Koerner, Baden-Baden 1994, p. 260. 25. G. Büchmann, Geflügelte Worte: Der Zitatenschatz des deutschen Volkes, Haude & Spener, Berlin 1907; revised and enlarged after the death of the author by Walter Robert-tornow and his Eduard Ippel. Warburg could find the motto on pp. 462-463. The first edition goes back to 1864. Only four years earlier, Wilhelm Wackernagel had devoted his address for the jubilee of the University of Basel to clarify the origin of the Homeric expression: “EPEA PTEROENTA: Ein Beitrag zur vergleichenden Mythologie” (Basel 1860). Büchmann’s work is programmatically devoted to establishing the identity of authors of quotes with the same degree of certainty with which one would like to identify the perpetrator of a crime, a goal that is clearly consistent with the objectives of large part of art history at the time and the positivist project in general. In its most

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pedestrian formulation, like a cinematographic “whodunit,” the goal is to provide an answer to that basic question, “whosaidit.” 26. See A. Warburg, SA, vol. VII: Tagebuch der Kulturwissenschaftlichen Bibliothek Warburg, ed. K. Michels and C. Schoell-Glass, Akademie Verlag, Berlin 2001, pp. 75 (27 March 1927) and 107 (3 April 1927). A. Otto, Die Sprichwörter und sprichwörtlichen Redensarten der Römer, Teubner, Leipzig 1890, in which the Plutarchean motto finds no place because of the difference in category between proverb (in German Sprichwort) and “winged word” that the editor feels the need to justify in his introduction (yet another proof of Büchmann’s popularity): winged words are “die Sprichwörter der Gebildeten” (p. XXI), since they are “mehr oder minder als Citate empfunden,” hence they spur, so to speak, to detect their author’s identity, whereas the proverb is universally recognised, according to the Latin grammarian Donatus’s distinction, as a sentence sine auctore, and accepted as such. In the late ‘20s, André Jolles will reaffirm that the “winged word” is a totally different genre from the “simple form” of the proverb (Einfache Formen, Niemeyer, Tübingen 1930, p. 162). 27. In a letter to Gertrud Bing on December 8, 1929, Max promises to send her now and then “sayings [Aussprüche]” by Aby or to recount for her experiences that the two brothers had shared in view of a planned biography (WIA, III.134.1.1). It is interesting to note that Max had already started to appropriate his brother’s mottoes on the occasion of his memorial (cf. “Rede, gehalten bei der Gedächtnis-Feier für Professor Warburg am 5. Dezember 1929,” in Mnemosyne: Beiträge zum 50. Todestag von Aby M. Warburg, ed. S. Füssel, Gratia-Verlag, Göttingen 1979, p. 26), when he quoted as by Emile Boutroux a sentence that in reality is by Alfred de Vigny: “Qu’est ce qu’une grande vie? Une pensée de jeunesse executée par l’âge mur.” Aby had found this quote in an essay by Boutroux on the “Fondation Thiers” (one of the models for his Institute still in fieri, along with the Institute for Universal History founded by Karl Lamprecht at the University of Leipzig: cf. Ulrich Raulff, “Von der Privatbibliothek des Gelehrten zum Forschungsinstitut,” Geschichte und Gesellschaft 23, 1997, pp. 28-43, 36) in the Internationale Wochenschrift für Wissenschaft Kultur u. Technik 35, 1909, col. 1085, as we know from an annotation that gives the entire bibliographical reference (WIA, III.12.5.2, fol. 35); but he had already transcribed the sentence and attributed it to Boutroux in his collection of maxims for Christmas 1926 (WIA, III.17.1, fol. 10a). An enlightening example of how difficult it may be to establish “intellectual property” in the case of Warburg’s “winged words.” 28. Warburgismen, WIA, III.17.2. 29. G. Contini, “Tombeau de Leo Spitzer,” Paragone, February 1961, p. 8. 30. L. Spitzer, “Wortkunst und Sprachwissenschaft,” in Stilstudien, Hueber, München 1928, p.519. 31. The most proximate, of course, would be Goethe’s letter to Lavater on September 20, 1780, which was then to provide the motto to Friedrich Meinecke’s Entstehung des Historismus. 32. E. H. Gombrich, Tributes: Interpreters of Our Cultural Tradition, Cornell University Press, Ithaca 1984, p. 165. 33. One may see its delightful visualization [fig. 1] in the primer drawn by Max Adolph Warburg for his father in 1927 (WIA, III.18.1, ABC Aby Warburg zu Ehren für 1927), in sharp contrast with a caricature of the duce. 34. Cf. the overview by Giovanni Mastroianni, “Il buon Dio di Aby Warburg,” Belfagor 55, 2000, pp. 413-442, and my introduction, “Tinctura Warburgii,” in L. Binswanger-A. Warburg, Die unendliche Heilung. Aby Warburgs Krankengeschichte, ed. C. Marazia and D. Stimilli, diaphanes, Berlin 2007, p. 12. 35. WIA, GC, Aby Warburg to Johannes Geffcken, 16 Januar 1926. 36. Cf. A. Warburg, Ausgewählte Schriften und Würdigungen, ed. D. Wuttke, Koerner, Baden- Baden 1992, p. 618. In the letter to Geffcken I just quoted, Warburg suggests that Usener’s example led him to formulate the second maxim, thus confirming, pace Mastroianni, the hypothesis already advanced by Maria Michela Sassi, “Dalla scienza delle religioni di Usener ad Aby Warburg,” in

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Aspetti di Hermann Usener filologo della religione, Giardini, Pisa 1982, pp. 86-91, with no need, on the other hand, to take it as a literal quote: “It is not in the least the example of the great German philologists, in particular that of Usener, which I could experience if only from a spiritual distance, that has led me to the formulation of the second maxim. It sets the stylistic conditions of the struggle against our ignorance, which I pleaded for ad 1 [Es ist nicht zum wenigsten das Beispiel der grossen deutschen Philologen, besonders Useners, den ich persönlich, wenn auch nur aus geistiger Ferne erleben durfte, dass mich zur Formulierung der zweiten Maxime führte. Sie bedingt den Stil des Kampfes gegen unsere Ignoranz, den ich ad 1forderte].” Warburg attended Usener’s lectures on mythology at the University of Bonn in the Wintersemester 1886-1887 (cf. Gombrich, Aby Warburg, pp. 33-34, and B. Roeck, Der junge Warburg, Beck, München 1997, pp. 51-53). 37. Warburgismen, WIA, III.17.2, fol. 33. 38. WIA, III.1.2.3, p. 7. 39. Es ist ein altes Buch zu blättern: / Vom Harz bis Hellas immer Vettern becomes Es ist ein altes Buch zu blättern, / Athen-Oraibi, alles Vettern. 40. According to C. Bezold, “Die Astrologie der Babylonier,” in F. Boll and C. Bezold, Sternglaube und Sterndeutung, Teubner, Leipzig 19263, p. 15. M. Löbe, Wahlsprüche, Devisen und Sinnsprüche deutscher Fürstengeschlechter des XVI. und XVII. Jahrhunderts, Leipzig 1883, p. 100, records it as a motto of Count August von der Lippe (died 1701). 41. WIA, GC, Warburg to his family, 26 December 1923 (I quote from the typescript with handwritten corrections and interventions by Gertrud Bing.) 42. WIA, III.12.3, fol. 12. 43. WIA, GC, Saxl to Larisch, 19 September 1924. 44. Cf. A. Warburg, “Delle ‘Imprese Amorose’ nelle più antiche incisioni fiorentine” (1905), in SA, vol. I.1, p. 85. Here Warburg is probably dependent on an intuition by Filippo Sassetti in his second Lezione sulle imprese (Cod. Riccardianus 2435, fol. 65b), transcribed and preserved among Warburg’s papers (WIA, III.70.4, p. 6). 45. Cf. Warburg, Ausgewählte Schriften und Würdigungen, p. 587. Included also in the maxims for 1926 (WIA, III.17.1, fol. 27), from the first volume of his Religionsgeschichtliche Untersuchungen, Bonn 1889, p. XI. 46. G. Bing, “A. M. Warburg,” Journal of the Warburg and Courtauld Institute 28 (1965), p. 304. 47. W.S. Heckscher and A.B. Sherman, Emblematic Variants: Literary Echoes of Alciati’s Term Emblema: A Vocabulary Drawn from the Title Pages of Emblem Books, AMS Press, New York 1995, p. 1. 48. Published just two days after Warburg’s death, on Oktober 28, 1929, in the Hamburger Fremdenblatt, then collected with Saxl’s obituary, published in the Frankfurter Zeitung on November 9, then among the Nachrufe bound together with the Worte zur Beisetzung von Professor Dr. Aby M. Warburg, Darmstadt 1929, p. 3. Now in Mnemosyne: Beiträge zum 50 Todestag von Aby M. Warburg, p. 29. 49. Cf. L. Reti, “‘Non si volta chi a stella è fisso’. Le ‘imprese’ di Leonardo da Vinci,” Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance 21, 1959, pp. 7-54. 50. A. Warburg, “Francesco Sassettis letztwillige Verfügung” (1907), SA, vol. I.1, pp. 152, 146; trans. David Britt, “Francesco Sassetti's Last Injunctions to His Sons,” The Renewal of Pagan Antiquity: Contributions to the Cultural History of the European Renaissance, Getty Research Institute for the History of Art and the Humanities, Los Angeles 1999, pp. 247, 240. 51. In his speech of 1918 “In memory of Robert Münzel,” director of the Stadtbibliothek in Hamburg, another long-time friend and associate, Warburg describes the ex libris that “Fritz Schumacher has devised at my request — for Menzel did not possess one”: “It shows a blazing ancient torch, surrounded by the Latin inscription ‘Serviendo consumor’” (A. Warburg, SA, vol. I.2, p. 608; Renewal of Pagan Antiquity, p. 726). The symbolism is in this case transparent. Schumacher is the architect who was first charged with designing the new Library and the material author of

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the inscription on its entrance: cf. T. von Stockhausen, Die Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg, pp. 58, 159-160, 215. 52. See here above. And one should not forget that the ex-libris he devised for his own libra [Fig. 7], although the motto is here lacking, is much more than a simple monogram: cf. D. McEwan, “Arch and Flag: Leitmotifs for the Aby Warburg Bookplate,” Bookplate International 3, 1996, pp. 95-109. 53. See the very instructive account of its invention in Tagebuch der Kulturwissenschaftlichen Bibliothek Warburg, pp. 23-25, 21 December 1926, and in particular the openness with which Warburg defends “the bad old Latin” of the motto, which is precisely for that reason “good modern German” (p. 24). Cf. U. Raulff, Wilde Energien, Wallstein, Gottingen 2003, pp. 72-116. 54. I quote from the most commonly available edition: Dialogo dell’imprese militari et amorose, Lyon 1574, and see below note 91. 55. WIA, GC, Aby to Max Warburg, 13 June 1928. 56. WIA, III.133.3.3, p. 5 (annual report on the Library for 1925, December 1925). 57. WIA, III.97.1.1, fol. 10, notes relative to the Ovid exhibition (1927). 58. On Mercator’s biography, see N. Crane, Mercator: The Man who Mapped the Planet, Henry Holt, New York 2002. 59. G. Mercator, Atlas sive cosmographicae meditationes de fabrica mundi et fabricati figura, Duisburg 1595. In another sense, already in antiquity Atlas had been multiplied in the figures of the “atlases” that served as architectural elements and that the Greeks already called by that name, whereas the Romans, according to Vitruvius (De architectura VI.7.6), preferred to use another transliterated Greek term, “telamones”. 60. Cf. K. Berger, “Erinnerungen an Aby Warburg,” in Mnemosyne: Beiträge zum 50. Todestag von Aby M. Warburg, p. 53 61. As an historian of geography has rightly observed, it is largely due to chance that a book of maps is today called an “atlas” rather than a “theatre” (P.v.d. Krogt, “Mercators Atlas: Geschichte, Editionen, Inhalt,” in H. H. Blotevogel, R. Vermij, Gerhard Mercator und die geistigen Strömungen des 16. und 17. Jahrhunderts, Brockmeyer, Bochum 1995, pp. 49-64, ivi p. 55, to which I refer for a discussion of the editorial vicissitudes of Mercator’s work). 62. According to Gertrud Bing’s correct description: several tables from the period 1919-1929 have been collected under the signature WIA, III.118. 63. WIA, III.118, fol. 28. 64. The fitting characterization is Gombrich’s, Aby Warburg, p. 288. 65. “The influence of the Sphaera barbarica on the attempts at cosmical orientation of the West [Die Einwirkung der Sphaera barbarica auf die kosmischen Orientierungsversuche des Abendlandes],” WIA, III.94.2.1, fol. 55, even if the typewritten words were later crossed over by Warburg. I have edited the text of this lecture in A. Warburg, “Per Monstra ad Sphaeram”: Sternglaube und Bilddeutung. Vortrag in Gedenken an Franz Boll und andere Schriften 1923 bis 1925, Dölling und Galitz, Hamburg 2008. 66. F. Cumont, Les religions orientales dans le paganisme romain, Leroux, Paris 1906, p. 239. 67. In the invitation to Karl Reinhardt’s lecture on Ovid’s Metamorphoses (WIA I.9.8.5., fol. [2], which must have therefore been sent out before October 24, 1924, and contains a list of events for the forthcoming year), Warburg’s lecture is listed under the title “Per monstra ad sphaeram,” while the overall title of the event is “Gedächtnisfeier für Franz Boll,” and still includes Herbig’s lecture “Die Bronzeleber von Piacenza — Zur Frage nach der Herkunft der etruskischen Religion und Magie.” The liver had been discovered in 1877. Boll had contributed to Carl Thulin’s volume, Die Götter des Martianus Capella und der Bronzeleber von Piacenza, Töpelmann, Giessen 1906. 68. It appears, for instance, in the conclusion of the Boll lecture: WIA, III.94.2.1, fol. 76. 69. F. Boll, Sphaera. Neue griechische Texte und Untersuchungen zur Geschichte der Sternbilder, Teubner, Leipzig 1903.

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70. “Beiträge zur ‘Dialektik des Bildes’” was to have been the subtitle of the atlas, according to an annotation of September 2, 1928 (WIA, III.105.1.3, fol. 11), dictated by Warburg to his assistant, Walter Solmitz. 71. It will be enough to refer to the German edition of the pioneering essay by Matteo Fiorini, “Le sfere cosmografiche e specialmente le sfere terrestri” (1893-94), translated and enlarged by Siegmund Gunther: Erd- und Himmelsgloben, ihre Geschichte und Konstruktion, Leipzig 1895, but above all to the posthumous work by Alois Schlachter, Der Globus. Seine Entstehung und Verwendung in der Antike, Teubner, Leipzig 1927, which one may well call a posthumous work of Boll, as well, as he died before seeing it published: Boll had taken up its edition after the death of his author, who was a student of his, during the First World War. In Boll’s case, his scholarly itinerary led him backward, one may say, from the Sphaera to the Globus. 72. Transmitted, among others, by Diodorus Siculus, Bibliotheca Historica, III.60.1-2: “Atlas had worked out the science of astrology to a degree surpassing others and had ingeniously discovered the spherical arrangement of the stars [fasì d'ahut`on tà perì t`jn hastrologían hexakrib¨wsai kaì tòn sfairikòn lógon ehiß hanqr´wpouß pr¨wton hexenegkeïn], and for that reason was generally believed to be bearing the entire firmament upon his shoulders [toü múqou t`jn t¨jß sfaíraß e“uresin kaì katagraf`jn ahinittoménou].” 73. And described him, at once, as contemporary of Moses, brother of Prometheus, greatgrandfather of Mercurius Trismegistus (De civitate Dei, XVIII.xxxix). 74. Mercator, Atlas sive cosmographicae meditationes de fabrica mundi et fabricati figura, “Praefatio in Atlantem,” p. 1, and “Stemma Atlantis,” p. 2. 75. Cf. H. Usener, Götternamen: Versuch einer Lehre von der religiösen Begriffsbildung, Cohen, Bonn 1896, pp. 39-40. 76. Even if Warburg himself does not seem to have used it alone in the numerous versions of the title of the work, for which see Martin Warnke, “Der Leidschatz der Menschheit wird humane Besitz,” in W. Hofmann, G. Syamken, M. Warnke, Die Menschenrechte des Auges. Über Aby Warburg, Europäische Verlagsanstalt, Frankfurt a.M. 1980, pp. 168-169. It will be useful to remember that the translation “atlas” often erases that which in German is a plurality of terms, as in the case of Adolf Bastian’s “atlas” (Gombrich, Aby Warburg, p. 242), which is, more modestly, an Ethnologisches Bilderbuch for “more mature youth” (Berlin 1887). 77. WIA, GC, Aby to Max Warburg, 13 June 1928. 78. G. Leopardi, “Dialogo d’Ercole e d’Atlante,” in his Operette morali. 79. The image had been published and interpreted by Arthur McComb as an “Allegory of Fortune” in “The Life and Works of Francesco di Giorgio,” Art Studies 2, 1924, p. 23. The criticism of this erroneous interpretation constitutes the premise of Saxl’s reappraisal: “Atlas, der Titan, im Dienst der astrologischen Erdkunde,” Imprimatur 4, 1933, pp. 44-55. 80. “the suffering expression of the face [der pathetische Gesichtsausdruck] [...] links the image with the tragic figures of antiquity (Laocoon),” ibid., p. 53. 81. “Nur weil der Zeichner [...] sich selbst mit dem Atlas, nicht als Träger des Weltalls, sonder als Träger des Weltgeschehens und damit seines persönlichen Schicksals identifizieren konnte, konnte er der Gestalt den Ausdruck äußerer Bewegung und innerer Qual verleihen,” ibid., p. 51. 82. The fourth rule in his list sounds: “[l’inuentione ò vero impresa] non ricerca alcuna forma humana” (Giovio, Dialogo dell’imprese militari et amorose, p. 12). Cf. also A. Farra, Settenario de l’humana riduttione, fol. 273v: “non sta bene nelle perfette Imprese alcuna humana figura, se non fauolosa, historica, o che per qualche monstruosità habbia bisogno di perfettione.” 83. Giovio, Dialogo dell’imprese militari et amorose, p. 139. “A fiction” is the translation provided in The Worthy tract of Paulus Iouius, contayning a Discourse of rare inventions, both Militarie and Amorous called Imprese, trans. Samuel Daniel, London 1585, fol. G.iii.2.

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84. A. Warburg, “Der Eintritt des antikisierenden Idealstils in die Malerei der Frührenaissance” (1914), text first published in A. Warburg, Werke in einem Band, ed. M. Treml, S. Weigel, and P. Ladwig, Suhrkamp, Berlin 2010, p. 301. 85. Dieter Wuttke rightly observes that in this essay Saxl “verdeutlicht Warburgs Forschungsanliegen an einem selbstgewählten Beispiel” (Warburg, Ausgewählte Schriften und Würdigungen, p. 548.) 86. W. Benjamin, “Franz Kafka,” in Gesammelte Schriften, vol. II.2, Suhrkamp, Frankfurt a.M. 1980, p.410. 87. F. Kafka, Briefe an Felice und andere Korrespondenz aus der Verlobungszeit, Fischer, Frankfurt a.M. 1967, p. 466; postcard of September 20, 1913, which a few days later, back in Prague, he will define as “an impotence, not a postcard [eine Ohnmacht, keine Karte],” p. 467. Two years later, Kafka will revisit this experience in his journal (4 November 1915). 88. Hesiod, Theog. 519, describes Atlas simply as carrying the heavens “with undefatigable head and arms.” Cf. Aeschylos, Prom. 350-352, and Pindar, Pit. IV.289-290. 89. Rather than the “Crucified,” whose posture Saxl believes to recognise in “the stretched arms, the head painfully reclined” of Francesco di Giorgio’s Atlas (Saxl, “Atlas,” p. 53.) 90. Up to the most recent repertory, the Lexicon iconographicum mythologiae classicae, Artemis, Zürich 1981-1997, vol. III.1, pp. 2-16. 91. According to Mario Praz, Studies in Seventeenth-Century Imagery, vol. 2: “A Bibliography of Emblem Books,” Warburg Institute, London 1947, p. 70, it is the Roviglio edition: Dialogo dell’imprese militari et amorose (Lyon 1574), from which I quote, and which reproduces the illustrations inserted in the first edition with figures of the treatise, published by the same Roviglio in 1559, simplifying the background, but without modifying in any way, in the case in question, Atlas’s pose. 92. The Worthy tract of Paulus Iouius, fol. G.iii.r. 93. See the introduction by Mariagrazia Penco, in Pauli Iovii Opera, vol. 9: “Dialogi et descriptiones,” Istituto Poligrafico e Zecca dello Stato, Roma 1984, pp. 353-371; the text is reproduced at pp. 427-443. 94. With the troubling exception of one detail: the kneeling leg is not the left, but the right one. In this the illustration is however more faithful to the tradition of astrological poetry on which Giovio depends, see below, n. 108. 95. Giovio, Dialogo dell’imprese militari et amorose, pp. 138-139: “e fu il Cielo col zodiaco e’ suoi segni, sostenuto dalle spalle d’Atlante, come figurano i poeti, che stà inginocchiato con la gamba sinistra, e con le mani abbraccia il Cielo con un breve, che riesce di sotto via, che dice: SUSTINET, NEC FATISCIT.” The clause “come figurano i poeti” is left out in Daniel’s translation. 96. Cf. A. Le Boeuffle, Les noms latins d’astres et de constellations, Belles lettres, Paris 1977, pp. 100-102 and 193. 97. Boll, Sphaera, p. 261. 98. Review of Sphaera, Revue archéologique 1903, p. 442, in reference to Textes et monuments figurés relatifs aux Mystères de Mithra, Bruxelles 1899, vol. 1, p. 90. In a long and never reprinted essay, “Frühes Christentum und spätes Heidentum in ihren künstlerischen Ausdrucksformen,” Wiener Jahrbuch für Kunstgeschichte 2, 1923, pp. 62-121, Saxl reaches the analogous conclusion (indipendently from Cumont, in his words) that we are in front of “the result of a synchretism of forms from the Est and the West” in the Mithraic reliefs that represent a carrier of the solar disc (p. 83). This may also help us to understand why the presentation of “antike Götter in orientalischer Fassung” had to be preceded by the Farnese Atlas, according to the ellyptic caption to Tab. 21 of the atlas (Warburg, Mnemosyne, p. 32.) 99. F. Cumont, Notes de mythologie manichéenne, “Revue d’histoire et de littérature religieuses”, 12, 1907, pp. 134-149.

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100. Augustine, Contra Faustum, XV.5: “Splenditenentem ponderatorem [...] dicis capita elementorum tenere mundumque suspendere” (quoted in F. Cumont, Notes de mythologie manichéenne, p. 144). 101. It may be interesting to remember the unusual etimology proposed by Usener in Götternamen, p. 40, according to whom ‘Atlaß is not formed by adding, for reasons of euphony, the prefix a to the participle tláß, “he who carries,” but is rather related to, and differs only for a syncope from the adjective hatálantoß, properly said of the arms of a scale that hold an equal weight. From this point of view, then, Atlas does not support the sky like a column, nor keeps it in circular motion, like Martini’s Atlas, but balances it on his shoulders. 102. F. Boll, “Die Erforschung der antiken Astrologie” (1908), in Kleine Schriften zur Sternkunde des Altertums, Koehler & Amelang, Leipzig 1950, p. 24: “der als orientalischer Atlas gefaßte Engonasin.” 103. Georg Thiele presents, even if cautiosly, the suggestive thesis that the most ancient representation of Atlas with the sphere, on a vase preserved in Neapel, portrays him engaged in conversation with the Sphynx (G. Thiele, Antike Himmelsbilder, Berlin 1898, p. 19). 104. Cf. Virgil, Aeneid, IV.481-482: “ubi maximus Atlas / axem umero torquet stellis ardentibus aptum”; and the almost identical VI.796-797: “ubi caelifer Atlas / axem umero torquet stellis ardentibus aptum.“ On the other hand, the contradiction between this type and the static one, so to speak, that serves simply as column (or column-carrier) of the universe has been noticed and variously interpreted: cf. M. C. Nussbaum, Aristotle’s De Motu Animalium, Princeton University Press, Princeton 1978, pp. 304-305. 105. Whose teacher had been the “maximus Atlas” also according to Virgil’s truly unimpeacheable authority (Aeneid I.740-741; cf. W. Kranz, “Das Lied des Kitharoden von Jaffa,” Reinisches Museum 96, 1953, pp. 30-38). 106. One should remember that the Farnese Atlas is the result of a Renaissance restoration, and in a work certainly known to Warburg, Thiele’s Antike Himmelsbilder, in which the statue was for the first time photographically reproduced from multiple points of view, the author had argued that the right knee, in particular, was originally resting on the ground, rather than on the current pyramidal support (Thiele, Antike Himmelsbilder, p. 23), in such a way that it would correspond much more closely to the Oriental type. 107. Engonasin appears, for instance, on the sphere that the Farnese Atlas supports (and it is fully visible in the photo of its detail chosen by Warburg for the atlas, which reproduces Tab. VI in Thiele: see fig. 13); his posture in the heavens was probably its mirror image, before the Renaissance restoration of the sculpture would hide the homology between the two kneeling figures. 108. Cf. above all the description by Germanicus, Arati Phaenomena, vv. 67-68: “dextro namque genu nixus diuersaque tendens / bracchia, suppliciter passis ad numina palmis.” 109. To which one may add the recent, even if cautious, identification with the first decan of Aries, proposed by Marco Bertozzi, La tirannia degli astri, Sillabe, Livorno 1999, pp. 44-45, and “Il funambolo e la sua corda: Aby Warburg e il primo ‘decano’ dell’Ariete,” in Aby Warburg e le metamorfosi degli antichi dèi, Panini, Modena 2002, pp. 20-35. In spite of Manilius’s suggestive passage, the Kneeling One seems to me hardly recognizable in the figure of the “vir niger.” 110. “Wenn man sich nur vorstellt, daß das Sternbild des Engonasin, des ‘müden’ und ‘gequälten’ Mannes, als Herakles (so heißt es jetzt gewöhnlich), Theseus, Orpheus, Prometheus, Tantalos, um nur die bekanntesten Namen zu nennen, auch als Laufender oder Tänzer ausgelegt wurde, so steht man vor einer fast erschreckenden Fülle von Deutungen” (Boll-Bezold, Sternglaube und Sterndeutung, p. 55.) 111. His final word on the matter, however, admits again the possibility “that the Kneeling one may have his model in the East” (in the posthumously published article “Sternbilder, Sternglaube

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und Sternsymbolik bei Griechen und Römern,” included in the sixth volume of W. H. Roscher’s Lexicon der griechischen und römischen Mythologie, Teubner, Leipzig 1924-1937, col. 900.) 112. See the account in Apollodorus, Bibliotheca II.11 (trans. Frazer): “at the advice of Prometheus he begged Atlante to hold up the sky till he should put a pad [speïran, hence probably the paronomastic play with sfaïran] on his head.” The gathering of the Hesperides’s apples is Heracles’s penultimate labor. According to Diodorus Siculus’s razionalizing account, Bibliotheca Historica, IV. 27.4-5, the Hesperides, Atlas’s daughters, were kidnapped by pirates and freed by Heracles; in exchange, Atlas not only helped him to complete his labor, but also generously instructed him in the astrological doctrine he had developed. Atlas had in particular discovered “the spherical arrangement of the stars (t`jn t¨wn ‘astrwn sfaïran) [or: the disposition of the stars on the celestial sphere] and for that reason was generally believed to be bearing the entire firmament upon his shoulders. Similarly in the case of Herakles, when he had brought to the Greeks the doctrine of the sphere (tòn sfairikòn lógon), he gained great fame, as if he had taken over the burden of the firmament which Atlas had borne, since men intimated in this enigmatic way what had actually taken place (a˙nittoménwn t¨wn hanqr´wpwn tò gegonóß).” 113. Hence it ideally corresponds to the declared intention of the atlas: to offer “a psychological history in images of the interval between impulse and action [illustrierte psychologische Geschichte des Zwischenraums zwischen Antrieb und Handlung]” (A. Warburg, “Introduction,” in Mnemosyne, p. 3). 114. Cf. Mani, seine Lehre und seine Schriften. Ein Beitrag zur Geschichte des Manichäismus. Aus dem Fihrist, ed. G. Flügel, Leipzig 1862, p. 90. 115. Cf. H. E. Sigerist, A History of Medicine, vol. 1: “Primitive and Archaic Medicine,” Oxford University Press, New York 1955, pp. 277-278: “We still call the first cervical vertebra that carries the skull Atlas […] these are not poetic images but reminiscences of an old system of mythical anatomy.” Tab. B of the atlas is devoted to this mythical anatomy. Cf. also my The Face of Immortality: Physiognomy and Criticism, State University of New York Press, Albany 2005. 116. Cf. Goethe’s Werke (Grosse-Sophien-Ausgabe), II. Abtheilung: Goethes Naturwissenschaftliche Schriften, Hermann Böhlaus Nachfolger, Weimar 1904, vol. 13, p. 18: “Apperçu daß das Haupt aus verwandelten Wirbelknochen besteht.” 117. H. Liebeschütz, Aby Warburg (1866-1929) as Interpreter of Civilization, “Yearbook of theLeo Baeck Institute”, 16, 1971, p. 236. 118. Cf. R. Kassner, “Stil und Gesicht. Swift, Gogol, Kafka,“ Merkur 8, 1954, p. 743. I thank Francesco Rognoni for having helped me to trace down the ultimate source of the sentence uttered by Swift standing before a “noble,” though decayed elm-tree (I shall be like that tree, I shall die at top), to Conjectures on Original Composition by Edward Young (1759). 119. Tagebuch der Kulturwissenschaftlichen Bibliothek Warburg, p. 554, entry on October 23 or 24, 1926, two days before Warburg’s death. On the importance of the figure of Atlas in relationship to Warburg cf. now G. Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet (L’OEil de l’histoire, 3), Minuit, Paris 2011.

INDEX

Keywords : Motto, speranza, Mnemosyne, heuristic method, Atlas, dialectic of the image, conatus

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AUTEUR

DAVIDE STIMILLI

Professeur associé de littérature allemande, comparée et juive à l’University of Colorado. Il est l’auteur de Fisionomia di Kafka, Torino, 2001, The Face of Immortality: Physiognomy and Criticism, State University of New York Press, 2005, et editeur de Ludwig Binswanger, Aby Warburg Die unendliche Heilung Aby Warburgs Krankengeschichte, Berlin 2007 et de Aby Warburg. Per Monstra ad Sphaeram: Sternglaube und Bilddeutung, Ambourg 2008.

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Science avec patience

Georges Didi-Huberman

1 Le 2 novembre 1918 — soit à l’approche d’une capitulation allemande qui devait mettre fin au premier conflit mondial, laissant en Europe pas moins de neuf millions de morts et vingt et un millions de blessés, d’estropiés, de traumatisés —, à quatre heures du matin, Aby Warburg fut admis d’urgence dans la clinique du docteur Arnold Lienau, à Hambourg, après avoir — revolver en main, hurlant, hors de lui — menacé la vie de ses proches et la sienne propre ; on lui administra immédiatement toute une série de substances médicamenteuses telles que le Pantopon, le Tropfen ou le Veronal1. Mais il en fut de cette crise comme de la guerre elle-même : ce n’était pas un épisode mais bien un processus, qui devait tenir l’historien des images entre les murs de différents asiles jusqu’en 1924. La guerre était, certes, terminée en tant qu’épisode historique ; mais la psychomachie mémorielle continuait, avec son poids de douleurs toujours plus lourdes sur les épaules de notre Atlas moderne. Heinrich Embden, le médecin traitant de Warburg, décrivait ainsi la « chute » de 1918 : « De graves symptômes semblent s’être manifestés d’une manière relativement immédiate à l’automne 1918, sous l’effet d’impressions produites par notre situation désespérée. (J’étais alors au front.) Comme je l’ai déjà rapporté oralement, il croyait qu’une gouvernante anglaise, amie de sa famille, qui était restée à Hambourg durant les premiers mois de la guerre, avait été “l’espionne en chef de Lloyd George” et que lui, Warburg, serait par conséquent rendu responsable de l’issue malheureuse de la guerre et puni pour cela. D’une heure à l’autre, il s’attendait à une catastrophe (emprisonnement, etc.), et l’agitation inhérente à un tel complexe conduisit au premier fait marquant de sa psychose — il menaça sa famille avec un revolver, pour la préserver du pire en la tuant — puis à son transfert à la clinique. Ici, ses hallucinations, très vives, ont eu un caractère presque exclusivement menaçant et angoissant. Les voix se tournaient contre lui et contre sa famille. Il entendait que l’on tirait des coups de feu sur sa femme et répondait

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dans une extrême agitation à ses appels au secours. En outre, délire de préjudice à caractère physico-chimique : peur des métaux et des objets de métal, à cause de l’influence électrique ; peur de l’empoisonnement, parce que l’eau du bain contenait du sublimé2 [chlorure de mercure]. »

2 L’« anamnèse » clinique rédigée le 19 mai 1921 par Heinrich Embden ne laisse aucun doute sur le fait que ce désastre psychique d’Aby Warburg se présentait d’abord comme un désastre de la guerre : « La guerre plongea W[arburg] dans une agitation démesurée (maßlos), en partie à cause de ses sentiments patriotiques, élevés et purs, en partie à cause des répercussions personnelles qu’elle provoquait en lui. Il eut très tôt une juste intuition des périls, après la bataille de la Marne. Il jouait avec l’idée de s’engager comme interprète, il en parlait beaucoup : “C’est un poste où l’on peut facilement prendre une balle.” Prit des cours d’équitation, se munit de bottes de campagne et de guêtres, […] essaya, grâce à de vieilles relations, de travailler pour la patrie, plus particulièrement à l’Institut allemand d’Histoire de l’Art, à Florence. […] Pendant les années de guerre, est devenu toujours plus agité. Assembla une énorme collection de journaux, lisant sept quotidiens, soulignant tout ce qui concernait l’actualité ; tout cela fut catalogué, dans une gigantesque cartothèque, par un groupe de collaborateurs. Par ailleurs, menait des recherches toujours plus poussées sur la superstition. Pour son principal projet scientifique, la survivance des modes de pensée antiques au Moyen Âge, il s’était consacré à l’étude de l’astrologie, etc. Alors, il glissa peu à peu du point de vue de l’historien vers une demi-croyance, puis un comportement superstitieux. […] Il en était venu à se prendre pour un loup-garou. Il croyait ne pouvoir se soustraire à des malheurs imminents qu’en tuant sa famille et en se suicidant ; il se saisit d’un revolver, fut facilement désarmé et, dans les premiers jours de novembre 1918, on le conduisit à la clinique du docteur Lienau3. »

3 On sait qu’après les services psychiatriques de Hambourg et d’Iéna, c’est à la clinique Bellevue de Kreuzlingen qu’Aby Warburg finit par être admis, le 16 avril 1921, et qu’il y suivit, sous la responsabilité de Ludwig Binswanger, une longue cure4 marquée par la célèbre conférence sur Le Rituel du serpent — prononcée devant un public de savants et de fous — à l’issue de laquelle l’interminable psychomachie aura pris le visage d’une interminable guérison de l’âme, cette unendliche Heilung dont Davide Stimilli a voulu intituler sa remarquable édition de l’histoire clinique d’Aby Warburg5. On sait aussi les difficultés rencontrées par les psychiatres pour nommer la souffrance dont l’historien était atteint : Binswanger prononça d’abord un diagnostic de schizophrénie qui excluait toute reconstruction intellectuelle du patient (« je tiens qu’une reprise du travail scientifique est des plus improbable », écrivait-il à Embden le 18 août 19216), avant de se ranger à l’opinion émise par Emil Kraepelin, un diagnostic d’« état mixte maniaco- dépressif » agrémenté d’un « pronostic absolument favorable » pour le retour au travail de la pensée7.

4 Ces débats diagnostiques autour du cas de Warburg nous fournissent l’indication que le problème de sa folie ne saurait être réduit à l’observation d’un « défaut » et à sa conceptualisation « séméiologique », bref à son enchâssement unilatéral dans le cadre d’un « tableau clinique ». Il faut évidemment prendre au sérieux les approches psychopathologiques — subtiles et compréhensives — de Binswanger à l’égard de son patient, mais il faut également rester à l’écoute du patient lui-même en tant qu’être pensant. Si Warburg a tant parlé de « psychomachies » dans ses études d’histoire culturelle, ne faut-il pas aussi le prendre au sérieux de son désastre psychique en tant que symptôme d’une tragédie de la culture qui se jouait au-delà de lui, tout autour de

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lui, depuis le début de la Grande Guerre ? On sait le rôle considérable du concept de Denkraum dans l’œuvre de Warburg : cet « espace de la pensée » tour à tour construit (dans les résultats de sa science historique) et détruit (dans les décombres de la guerre), reconstruit (dans les images et les fiches de sa cartothèque) et redétruit encore (dans l’effondrement de novembre 1918)…

5 On s’aperçoit ainsi, à lire l’histoire clinique de Warburg, que pas un seul de ses motifs délirants n’est, en fait, séparable des grands paradigmes où s’organisait depuis longtemps sa pensée historique et philosophique. La folie de Warburg fut donc, d’abord, un destin de son Denkraum. Sa « psychomachie », une lutte menée dans l’espace de la pensée entre les astra et les monstra, les constructions pour recueillir la multiplicité du monde et les explosions de ce même monde en millions de cadavres (la guerre réelle) et en fantômes efficaces (la guerre dans l’âme). Dès le début de son internement psychiatrique, par exemple, Aby Warburg aura éprouvé une parenté directe — et légitime — avec le cas de Friedrich Nietzsche soigné quelques années plus tôt par un certain Ludwig Otto Binswanger, l’oncle de son propre médecin à Kreuzlingen8. Nous ne devrons donc pas craindre de reconnaître, à l’autre bout de ce processus, l’atlas Mnémosyne lui-même comme un moment décisif de cette grande « psychomachie » tout à la fois singulière et impersonnelle, ce remontage final d’un Denkraum déséquilibré par les désastres de la Grande Guerre.

6 Ainsi, dans sa longue lettre de 1921 au personnel médical de la clinique Bellevue — un nom prédestiné, semble-t-il —, Aby Warburg écrivait de lui-même : « Ma maladie consiste en ce que je perds la capacité de relier les choses d’après leurs simples rapports de causalité (daß ich die Fähigkeit, die Dinge in ihren einfachen Kausalitätsverhältnissen zu verknüpfen, verlierte), ce qui se reflète dans le domaine spirituel aussi bien que réel9… » Bien qu’il soit, dans la suite de cette phrase, question d’« aubergines farcies d’une manière indéfinissable » — et de la surinterprétation délirante qui en pourra résulter —, c’est bien le logos même et l’épistémè du grand historien qui s’énoncent ici en toute lucidité. Mnémosyne nous montre bien, en effet, que le génie de Warburg consistait justement en ceci qu’il était capable de relier les images par-delà leurs « simples rapports de causalité ».

7 Il n’est pas fortuit qu’en 1927, soit à une époque d’intense travail sur l’atlas Mnémosyne, Aby Warburg ait consacré un séminaire particulier au « gai savoir inquiet » de l’historien. Or, il voulut l’incarner dans le binôme constitué par Jacob Burckhardt et Friedrich Nietzsche, pour le focaliser aussitôt sur le point même où l’inquiétude se fait déséquilibre, à savoir l’effondrement psychique de Nietzsche en 1889. C’est que, selon Warburg, les historiens ne sauraient être réduits au simple statut de chroniqueurs du temps qui passe : ils sont d’abord des « récepteurs d’ondes mnémiques (Auffänger der mnemischen Wellen), […] des sismographes très sensibles (sehr empfindliche Seismographen) dont tremblent les fondations lorsqu’ils doivent capter l’onde et la transmettre » ; d’où « le risque (Gefährlichkeit) que comporte [cette] profession, celui d’un effondrement pur et simple10. » Devant ce danger ou cette inquiétude fondamentale, Burckhardt se sera remparé dans une « tour d’ivoire » faite de livres, d’images et de fiches (comme Warburg dans sa bibliothèque) ; mais Nietzsche, dans la lumière de Turin, aura fait de cette inquiétude un déséquilibre fatal, une chute dans la folie (comme Warburg dans ses crises).

8 L’auteur de Mnémosyne concluait que Burckhardt est un voyant qui parvient à demeurer fidèle aux grandes lucidités des Lumières, tandis que Nietzsche est un visionnaire du

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type nabi, « l’ancien prophète qui court à travers rues, déchire ses vêtements, se lamente et, parfois, entraîne le peuple à sa suite11. » Il est aisé de comprendre, en lisant ce séminaire subtilement autobiographique, que Warburg fut tout cela à la fois : un voyant du temps animé par une psychomachie constante des astra (en tant qu’homme des Lumières, philologue précis, collectionneur de livres, de fiches et d’images) avec les monstra (en tant qu’homme tragique, philosophe inspiré, visionnaire halluciné des « ondes mnémiques » produites par les séismes de l’histoire). Voilà pourquoi le récit clinique d’Aby Warburg doit lui-même se lire selon la double optique des astra et des monstra, comme si l’espace hallucinatoire de ses visions délirantes n’était que l’explosion — éclat devenu éclatement — d’un espace de pensée malgré tout, sa propre vision de l’histoire. C’est-à-dire une version, mais « démontée », de sa connaissance la plus authentique. Nietzsche n’avait-il pas, dès Aurore, théorisé les vertus d’une telle connaissance par la souffrance ? « L’être profondément souffrant jette sur les choses, du fond de son mal, un regard d’une épouvantable froideur : tous ces petits enchantements trompeurs au milieu desquels les choses baignent habituellement lorsqu’elles sont contemplées par l’œil d’un bien-portant ont disparu pour lui : il gît lui-même sous son propre regard, sans charme et sans couleur. À supposer qu’il ait vécu jusque-là dans quelque dangereuse rêverie, le suprême rappel à la réalité de la douleur constitue le moyen de l’arracher à cette rêverie : et peut-être le seul moyen. […] La monstrueuse tension de l’intellect qui veut tenir la douleur en respect fait que tout ce qu’il regarde désormais s’éclaire d’une nouvelle lumière ; et l’indicible attrait qu’exercent toujours les nouveaux éclairages est souvent assez puissant pour mettre en échec toutes les tentations du suicide et pour faire paraître hautement désirable à l’être souffrant de continuer à vivre12. »

9 Cette façon si « vitale » de comprendre le savoir du souffrant pourrait, sans peine, s’appliquer au cas d’Aby Warburg. Lorsque en lui le sismographe eut explosé, les « ondes mnémiques » n’avaient plus à transiter par livres, images et fiches interposées : elles venaient directement bouleverser son âme, sa vision et tous les membres de son corps. Elles le défiguraient pour cela, sans doute. Mais les traces monstrueuses qu’elles laissaient sur sa vie consciente n’en étaient pas moins les traces d’une guerre réelle et impersonnelle qu’il ne faisait, après tout, que subir et convertir en monstra. Warburg à Kreuzlingen fut en ce sens un être du duende, dans l’acception précise, dionysiaque et spectrale, que devait lui donner Federico García Lorca en le dépouillant de toute protection des Muses13. Clio n’était plus là, en effet, pour assurer Warburg d’une clarté du récit. Dans le désordre temporel — disparates, caprices ou désastres — qui l’agitait alors, il était le jouet des Érinyes plutôt que des Muses, de Dionysos plutôt que d’Apollon, du pathos plutôt que du logos. Chacun de ses astra, ses constellations de pensée, se décomposait — mis en pièces et révélé en même temps — sous ses figures grouillantes de monstra.

10 Par exemple, ce qui avait justifié l’exceptionnelle et célèbre précision philologique de Warburg — « le bon Dieu gît dans le détail » — se trouva, après 1918, livré à l’exagération paranoïaque la plus incontrôlable, ce qu’Heinrich Embden nomma une « susceptibilité excessive » (übermäßige Empfindlichkeit) pour les détails : « Il revêtait des choses bénignes d’une signification aiguë, gigantesque, en en faisant une question de principe14 » (eine scharfe und großartige prinzipielle Einkleidung). Dans le même temps, son profond respect des singularités — ce principe épistémologique si fécond dans son œuvre —, allié au leitmotiv de la survivance, lui faisait voir une âme dans chaque chose, si modeste fût-elle : « Chaque petit pois, chaque pomme de terre, chaque haricot est

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l’âme d’un homme15. » Façon d’être rattrapé par cet « animisme » qu’il avait si souvent étudié d’un point de vue anthropologique, des Grecs anciens jusqu’à la Renaissance en passant par les Indiens Hopi. Plus de Muses, donc, mais des Psychés partout : c’est ainsi que Binswanger, le 2 juillet 1921, consigne dans ses notes que Warburg « s’agite, le soir, lorsque des papillons de nuit, attirés par la lumière, volettent dans sa chambre. A peur qu’ils ne soient tués par le gardien et n’en dort pas pendant des heures ; fait part de sa douleur aux papillons16. » Et, en date du 10 août : « [Warburg] s’est inventé un culte avec les petits papillons de nuit qui volettent dans sa chambre la nuit. Il les appelle “petites bêtes qui ont une âme” (Seelentierchen), il peut s’entretenir avec elles pendant des heures. Est très préoccupé parce que son “petit papillon” n’a rien à manger ; veut lui donner du lait, lui rapporte de sa promenade une feuille de tilleul. Est malheureux quand le petit papillon s’en va. Le cherche alors partout. Est heureux de retrouver un autre petit animal. Il leur parle de la façon suivante : “Petit papillon, le professeur te remercie de pouvoir bavarder avec toi, puis-je te dire toute ma douleur (darf ich dir all mein Leid klagen), pense un peu, petit papillon, le 18 novembre 1918, j’ai eu si peur pour ma famille que j’ai pris mon revolver et que j’ai voulu la tuer, et moi avec. Tu sais, parce que les bolcheviques arrivaient17. »

11 Mais, au grand théoricien des polarités, on ne pouvait manquer d’attendre que toute chose versât dans son contraire. Binswanger se dit lui-même impressionné, chez Warburg, par le « contraste frappant entre, d’un côté, son tendre respect des plantes, des animaux et des objets inanimés (particulièrement des emballages, comme ceux des chocolats, qu’il ne fallait pas jeter) et, d’un autre côté, son agressivité intellectuelle, sa brutalité sadique durant les phases psychotiques18. » Cette violence qui, toujours plus loin des Muses, le faisait ressembler à Saturne — c’est-à-dire à Chronos, le Temps — dévorant ses enfants. Même Fritz Saxl, dans ses notes sur Kreuzlingen, se laissera aller à la comparaison : « C’est un rude père saturnien19 » (ein harter Saturn-Vater). Cette immense force négative fit hurler Warburg des heures durant — il y perdit définitivement son timbre de voix — et frapper autrui avec, précise Binswanger, une « force colossale20 » (kolossale Kräfte), tel Atlas menant seul sa guerre contre tous les dieux de l’Olympe.

12 Cette violence saturnienne ou titanesque n’était, évidemment, que l’autre face d’une terreur de tous les instants. Warburg ne voyait une âme dans chaque chose que parce qu’il voyait une mort en chaque chose ou en chaque image : effet d’une guerre ou d’un meurtre obsidional disposant ses poisons, ses complots, ses armes fatales et ses cadavres tout autour de lui. Warburg, à Kreuzlingen, ce fut d’abord Saturne hanté par l’angoisse d’avoir dévoré — ou de devoir dévorer — sa propre famille, avant d’être mis à mort à son tour : dans les pralines il suspectait la chair de son frère dont il éprouvait l’horreur qu’elle passe dans son ventre puis finisse dans les toilettes ; c’est pourquoi, écrit Binswanger, « il laisse nécessairement un reste chaque fois qu’il mange quelque chose. Si par mégarde il mange un de ces restes, il est extrêmement malheureux et se lamente d’avoir dévoré l’un de ses enfants21 » (jammert, eines seiner Kinder verzehrt zu haben). Toute chose, tout aspect deviennent alors les instruments d’un mensonge et d’un danger : le pain suisse (Bürli) semble à Warburg si suspect qu’il réclame des galettes azymes ; la fleur devient menaçante, le thé n’est qu’une décoction de sang humain ou le philtre imaginé par quelque « clique antisémite » ; le poisson contient son propre fils et, depuis son assiette, l’implore en ces termes : « Père, ne me mange pas » (Vater, du wirst mich doch nicht essen) ; son gâteau d’anniversaire, le 13 juin 1922, est « fait avec quelque chose de bien pire que le sang humain22. »

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13 Tel fut l’état de guerre que s’imaginait Warburg à Kreuzlingen. Comme à la guerre, toute situation recelait un danger. Comme à la guerre, toute information était faussée par le mensonge et la propagande (l’un de ses grands thèmes de recherche entre 1914 et 1918). Ainsi, « le beurre est de la graisse de mouche, le pain n’est pas du pain » ; les épreuves de son article sur Luther sont « fausses » ; « le chou frisé est la cervelle de son frère, les pommes de terre sont les têtes de ses enfants, la viande est la chair des membres de sa famille » ; les articles de journaux sur la nomination de son frère au rang de docteur honoris causa sont des mensonges ; et Warburg de scander toutes ces suspicions en imprécations, en galimatias et en néologismes de toutes sortes23. Ce qui ne l’empêche pas de consigner au jour le jour, en bon superstes, tous les éléments de sa psychomachie (c’est le matériel, encore inédit, des carnets de Kreuzlingen conservés au Warburg Institute de Londres). Aussi se montre-t-il « très agité lorsqu’on lui retire le gros paquet de lettres qu’il avait jusqu’alors gardées avec lui, parmi lesquelles certaines datent du temps où il était chez le docteur Lienau, ainsi qu’un journal, entièrement déchiré, datant de cette époque également24. »

14 L’interminable guerre psychique de Warburg après 1918 fut une guerre pathologique, sans doute : elle répondait à son destin personnel ou à sa petite histoire, par exemple lorsqu’il fit de sa relation amoureuse avec la gouvernante anglaise de la famille un motif délirant de culpabilité politique sur son propre rôle dans la défaite allemande25. Mais cette guerre était, aussi, en phase — sismographique — avec la grande histoire, par exemple lorsque Binswanger raconte, en 1922, que son patient se montre « très perturbé par la mort de Rathenau [et] croit (hält) que son frère est très en danger26. » En employant le verbe halten, qui d’abord signifie « tenir » et « maintenir », Binswanger évitait subtilement de suggérer que son patient était possédé par une simple croyance délirante : il aura peut-être su que le groupuscule politique qui avait assassiné Walter Rathenau, le 24 juin 1922, s’apprêtait en effet à tuer Max Warburg quelques jours plus tard27.

15 On comprend alors que l’auteur de Mnémosyne fut en effet ce qu’il admirait chez Nietzsche : un « sismographe très sensible » et un « voyant » du type nabi. Capable, à ce titre, de souffrir follement, de voler en éclats. Mais demeurant, dans ce pathos même, à l’écoute des mouvements impersonnels et souterrains, des basses continues de l’histoire objective. Quand Warburg « voit » dans le jardin de Kreuzlingen des « caisses remplies de chair humaine » ou des terrains aménagés « afin d’enterrer vivants des hommes28 », il ne fait que déplacer — et rapprocher de lui jusqu’à l’incorporation — une réalité historique partout visible lors de la Grande Guerre ; lorsqu’il imagine sa bibliothèque en flammes29, il ne fait que présager le destin que les nazis hambourgeois voulurent précisément réserver, en 1933, à la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg ; lorsqu’il s’effraie de « colonie pénitentiaire30 » (Verbrecherkolonie), il se situe quelque part entre une fiction de Strafkolonie à la Kafka et la future réalité des camps de concentration nazis à laquelle il est difficile de ne pas songer lorsque, tissant le motif récurrent de la haine antisémite, Warburg en vient à croire que « le vieux bois que l’on brûlait était les membres de sa famille31. » Quand il parle d’une « politique de catastrophe » (Katastrophenpolitik), on ne sait plus trop s’il accuse les médecins autour de lui ou bien les dirigeants de l’Europe tout entière32.

16 L’histoire clinique d’Aby Warburg ne nous intéresserait pas si elle n’était qu’un épisode purement subjectif, un simple défaut dans son « espace de pensée ». Mais elle est bien plus que cela. Elle se développe d’une façon dialectique, toujours sur deux plans

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hétérogènes, conflictuels, qui ne cessent pourtant de se recroiser : le non-savoir et le savoir, le pathos et le logos, l’histoire personnelle et l’histoire tour court. C’est ainsi qu’il faut comprendre la grande « psychomachie » de Warburg. Ne nous étonnons pas qu’il « souffrit longtemps du sentiment d’avoir une tête de Janus [et] affirmait en éprouver une sensation très nette33. » À Kreuzlingen, son état aura le plus souvent été qualifié d’« oscillatoire » (häufiger schwankt) par Binswanger : « Pendant des heures, il peut être aimable, calme, sympathique, avoir une conversation brillante sur des thèmes scientifiques, faire de l’esprit avec à-propos ; et soudain, tout se renverse, il entre dans un état d’agitation terrible, d’une intensité qu’on n’avait plus observée depuis longtemps, il use des expressions les plus grossières et devient agressif34. » Tour à tour il argumente et invective, raisonne et vocifère, travaille et se lamente, classe ses papiers et jette tout par-dessus bord, s’apaise et se ré-angoisse, se met à crier pour finir sur un jeu de mots extraordinairement spirituel35. Son entourage aura longtemps cru que cette guerre n’aurait pas de fin.

17 Et cependant, comme on le sait, Aby Warburg aura fini par quitter Kreuzlingen, sa « colonie pénitentiaire » et par recouvrer la raison, retrouver sa chère bibliothèque pour se lancer dans l’ultime grand projet de sa vie, l’atlas d’images Mnémosyne. Mais il en est de ce « miracle » et de cette « guérison » individuelle comme de la guerre et de la « psychomachie » culturelle où Warburg s’était débattu avec tant d’énergies douloureuses : leur temporalité n’est pas réductible à celle d’épisodes historiques aisément situables. Ce « miracle » et cette « guérison » ont subi, de la part des historiens, nombre de simplifications, voire de mythifications biographiques et méthodologiques. D’un côté, Ernst Gombrich n’a vu dans Mnémosyne qu’une « solution à l’impasse » où demeurait Warburg à son retour de la folie36 : à celui qui ne savait plus quoi dire, il ne restait, en somme, qu’à reclasser les images de sa photothèque. Façon de méconnaître la teneur heuristique, ouverte et théoriquement si novatrice, du projet de Mnémosyne. D’un autre côté, l’atlas d’images est apparu comme l’incarnation même du « miracle de guérison » : une manière de sauvetage qu’il faudrait porter au crédit de Fritz Saxl, puisque celui-ci, accueillant son maître à peine rentré de l’asile, organisa une « fête » en disposant, dans la salle de lecture de Hambourg, quelques panneaux qui résumaient en images les thèmes fondamentaux de la recherche warburgienne37.

18 Il est sans doute nécessaire d’établir une chronologie de Mnémosyne, en repérant par exemple les mentions du projet dans ce document étonnant qu’est le Tagebuch, le « journal » de la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg, tenu à plusieurs mains entre 1926 et 192938. Et, bien sûr, de distinguer les trois principales versions que connut l’élaboration du projet, demeuré inachevé à la mort de Warburg39. Mais je voudrais poser ici un autre genre de questions : quel espace de pensée l’atlas Mnémosyne invente- t-il exactement ? Quel destin réserve-t-il à l’inquiétude foncière de la méthode warburgienne et au déséquilibre profond qui en résulta entre 1918 et 1924 ? Le déséquilibre, chez Warburg, fut tellement lié à l’inquiétude — c’est-à-dire à la méthode elle-même — qu’on est en droit de douter du caractère unilatéralement « salvateur » de Mnémosyne dans l’économie de sa pensée. L’atlas Mnémosyne ne signe pas une « sortie » de l’inquiétude ou une réassurance tranquille de la recherche « scientifique ». Bien au contraire, il constitue la géniale reformulation de cette inquiétude même, sa recomposition pratique et théorique, sa reconduction sous de nouvelles formes, son remontage. Il porte en lui, vivace, cette « connaissance du souffrant » qu’incarne bien le titan Atlas (au plan mythologique) et dont Nietzsche aura fait la pointe de toute pensée

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(au plan philosophique). Quelles seraient, pour finir, les leçons politiques d’une telle inquiétude devant l’histoire vouée au déséquilibre de toute chronique ?

19 On sait qu’un moment fondamental, dans la « psychomachie » de Warburg pour revenir du désastre où la Grande Guerre l’avait plongé, fut la conférence prononcée à Kreuzlingen en 1923 sur le « rituel du serpent » des Indiens Hopi40. Les notes cliniques de Ludwig Binswanger, témoin de l’événement et son habile accompagnateur, nous apparaissent ici fort précieuses dans la mesure où le psychiatre, comme on sait, fut un véritable théoricien du « savoir pathique » et un observateur attentif du « style d’être » de chacun de ses patients41. Le 10 mars 1923, il note chez Warburg un état « agité, furieux, violent » ; le 12 mars, Fritz Saxl arrive de Hambourg pour aider le savant dans la préparation de sa conférence ; le 18 mars, « fin de la cure d’opium. Elle n’a apporté aucun apaisement. Le patient était aussi mal qu’auparavant » ; mais, grâce à la présence de son assistant, Warburg devient « plus calme [et] travaille assez régulièrement à sa conférence » ; il n’en demeure pas moins l’homme à la « tête de Janus » puisque, « l’élaboration de son travail avanç[ant] bien […], l’état d’esprit fondamentalement délirant demeure42. »

20 La conférence eut finalement lieu le 21 avril 1923. Binswanger en aura fait pour lui- même un résumé plutôt sommaire, préférant noter ce qui le frappait dans le style ou la présentation même du discours tenu : la « surprenante maîtrise intellectuelle » alliée à un « dynamisme » de l’argumentation, cependant déséquilibrée par le timbre cassé de la voix de l’orateur ; la « grande quantité de connaissances [présentées] d’une manière un peu désordonnée » ; et, surtout, le fait que « le patient s’est beaucoup soucié de la mise en scène des images » (Inszenierung der Lichtbilder), en sorte que « la conférence elle-même était plus une causerie rattachée au matériau photographique43 » (Photomaterial). Entre deux crises — ou entre d’innombrables émissions de cris —, Aby Warburg trouvait donc dans une certaine présentation visuelle la possible table d’orientation de sa pensée, ce que Binswanger note également à un moment où il observe justement l’appréhension psychique de l’espace chez son patient : « 4 juin [1924]. Transfert à la Villa Maria. [Warburg] s’était peu à peu habitué à l’idée de ce déménagement, mais […] le plus difficile est pour lui de s’habituer aux nouvelles pièces, particulièrement à la salle de bains. […] Il lui faut désormais mettre la présente salle de bains en accord avec celles d’Iéna et de Parkhaus, ce qui lui pose les pires problèmes. Il est déjà très difficile de reconstruire en mémoire (in der Erinnerung zu rekonstruieren) la salle de bains de Parkhaus. Le patient est également très troublé, dans les autres lieux, par la nouvelle organisation de l’espace ; il est proprement désorienté (eigentlich desorientiert), car, par exemple, l’axe de la table est disposé différemment par rapport à la fenêtre, si bien que, de la fenêtre, il doit faire d’autres mouvements pour rejoindre la table, etc. Pose sur la table des objets qui ont une résonance affective, des livres, des images, parce qu’ils facilitent son orientation (die Orientierung erleichtert). Ainsi, quand il lit, il regarde en cachette ces objets qui lui apportent un certain apaisement. Pour cette raison, on ne peut lui faire passer son habitude de transporter partout ses affaires44. »

21 On comprend alors que, dans cette psychopathologie de l’espace visuel — dont Binswanger aura, quelques années plus tard, tenté de ressaisir toutes les données sur le plan phénoménologique45 —, Aby Warburg ne pouvait accorder son attention à une chose qu’en la reliant à d’autres choses affines pour former une constellation dans laquelle il pouvait retrouver une orientation pour sa pensée. D’où cette « habitude de transporter partout ses affaires », qui, une fois de plus, apparente l’auteur de Mnémosyne au titan Atlas, à la figure du Juif errant ou à celle du chiffonnier benjaminien

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— mais un chiffonnier accumulant manuscrits, fiches et photographies pour tenter de recueillir le morcellement du monde par plans de pensée ou par planches, par tables d’orientation interposés.

22 Plans de la pensée ou tables d’orientation : c’est donc cela qu’il fallait à Warburg pour ne pas sombrer tout à fait dans les disparates du monde, les caprices de l’imagination ou les désastres de l’histoire. C’est bien cela qu’il lui fallait pour engager victorieusement sa psychomachie des astra et des monstra. Les tables d’orientation — comme déjà les foies divinatoires babyloniens, la carte céleste de l’Atlas Farnèse ou, bientôt, les planches mêmes de l’atlas Mnémosyne — auront été pour Warburg ce que son inquiétude elle-même exigeait, méthodiquement, pour ne pas sombrer tout à fait dans le chaos. « Je ne vois que chaos devant moi » (ich sehe nur Chaos vor Augen), écrivait- il le 7 avril 1924, quelques jours avant une visite d’Ernst Cassirer qui le « réorienta » et grâce à laquelle il put sentir renaître en lui quelque chose comme une « puissance de libération (Befreiung) à l’égard du trouble psychique »46.

23 Une table d’orientation, au sens divinatoire du terme, suppose la circulation constante des espaces maléfiques et bénéfiques, donc des moments mélancoliques (chutes dans le temps) et maniaques (triomphes sur le destin) : pars hostilis d’un côté, pars familiaris de l’autre. Il s’agissait pour Warburg, entre 1918 et 1924, de faire retourner le disque ou la « table » de la première vers la seconde, fût-ce dans un mouvement où il fallait en repasser, fatalement, par les mauvaises cases du destin. Pars hostilis : ce sont, par exemple, les interrogations paranoïaques de Warburg lorsqu’il demande, arrivant tout juste à Kreuzlingen, de quoi il est accusé47. Pars familiaris : ce sera, de retour à Hambourg, l’interrogation elle-même pensée comme l’éthos par excellence du chercheur : « Voilà bien une question d’éthos scientifique (eine Frage des wissenschaftlichen Ethos) : a-t-on l’ambition de susciter de la part des étudiants le point d’exclamation de l’admiration ou le point d’interrogation de la modestie48 (Fragezeichen der Selbstbescheidung) ? »

24 Un autre exemple de cette désorientation (funeste) et de la réorientation (bénéfique) du Denkraum warburgien concerne, justement, la fonction mémorative des images. Warburg, assistant à une conférence de Binswanger à Kreuzlingen, prend quelques notes furtives qui dérivent très vite vers ses propres enjeux de « psycho-historien ». Il écrit : « Image et signe » (Bild und Zeichen) puis, aussitôt : « Sélection phobique de la fonction de la mémoire en images » (phobische Auslese der Funktion des Bildgedächtnisses), motif qui sera encore, dans le texte introductif de Mnémosyne, en 1929, le point focal de toute sa réflexion sur la polarisation — terreur et attrait, monstra et astra — des images49. Les fragments autobiographiques écrits par Warburg à Kreuzlingen portent tous témoignage de cette capacité des images mémorielles à fonctionner alternativement comme pars familiaris et pars hostilis : grâce à Darwin puis à Hegel, Warburg aura découvert le principe fondamental d’une « immanence de la loi » (Immanenz des Gesetzes) qui fut aussi le moteur irrationnel de toutes ses « hallucinations phobiques », de ses « images démoniaques » et de ce qu’il appelle, à un moment, ses « esprits » ou « dames pst-pst50 » (Pst-Pst Damen). En Warburg, donc, le savant avait bien compris la double fonction culturelle des images — astra et monstra — sans qu’il lui fût jamais garanti, comme patient, d’échapper à cette oscillation même dont il avait, depuis l’enfance, éprouvé toute la puissance : « J’ai conservé de cette période [une fièvre typhoïde contractée à l’âge de six ans] les images qui me venaient dans les hallucinations fébriles, et par leur netteté elles

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m’impressionnent comme autrefois. […] De ce temps me viennent la peur suscitée par l’incohérence et la force disproportionnée des souvenirs visuels (unproportioniert zusammenhangslose Bildererinnerungen) ou des sensations olfactives et auditives, l’angoisse qui fait naître le chaos, et la tentative d’instituer un ordre intellectuel dans ce chaos (intellektuell Ordnung in dieses Chaos zu bringen) — cette tragique tentative infantile (tragische Kindheitsversuch) de l’homme pensant commença donc très tôt pour moi51. »

25 La mémoire serait donc tout à la fois ce qui fixait Warburg à la part funeste des irrémissibles monstra et ce qui lui permettait de viser la part bénéfique des astra dans une « tentative d’autolibération par le souvenir (Selbstbefreiungs-Versuch durch die Erinnerung) de [ses] tentatives d’éclaircissement (Aufklärungsversuche) en matière de psychologie de la Renaissance » et d’histoire culturelle en général52. C’est en ce sens que le séjour à Kreuzlingen ne fut pas seulement une parenthèse dans la folie, mais bien une construction ou une reconstruction, une réorientation de la folle puissance des images sur le destin des hommes éprouvée, comme jamais auparavant, dans le travail mené à Hambourg entre 1914 et 191853. La correspondance échangée entre Ludwig Binswanger et Aby Warburg après le retour de celui-ci à Hambourg54 — et jusqu’à sa mort — nous permet de mieux saisir encore ce travail de réorientation dont le résultat n’est autre que l’atlas Mnémosyne lui-même, ce grand recueil de tables d’orientation : des tables ou des « planches » pour refaire ce que la guerre avait défait et pour comprendre la grande « psychomachie » occidentale selon le jeu destinal de la pars hostilis des images et de leur capacité à venir, malgré tout, jouer pleinement leur rôle dans la pars familiaris de notre pensée.

26 Binswanger commente d’abord avec justesse le sens même de l’anamnèse intellectuelle de Warburg comme un prolongement de son anamnèse « pathique » conduite à Kreuzlingen : « Ce que vous me dites des développements de votre travail m’a beaucoup intéressé », écrit-il à l’historien le 28 décembre 1925. Et il précise aussitôt : « Cette manière de tracer un arc de cercle en arrière (dieses Bogenschlagen nach rückwärts) représente aussi une tension vers l’avant55 (ein Aufstreben nach vorwärts). » Warburg confirmera en ces termes : « J’ai énormément à faire, ma productivité intellectuelle me donne un grand désir d’entreprendre (unternehmungslustig), au point que ma très chère psyché commence à retisser fidèlement les fils des dernières idées que j’avais avant la guerre56. » En juin 1927, Warburg réitèrera cette pensée : « À l’automne, j’espère retourner en Italie pour achever une série d’études que la guerre avait interrompues57. »

27 Mais ces études auront, nous le savons, pris un tour inattendu quoique prévisible. Une orientation ou, plutôt, une présentation nouvelles : c’est, en 1926, une « exposition destinée au colloque des orientalistes allemands […] en relation avec la troisième édition de Sternglaube und Sterndeutung de Boll » étendue à un projet d’atlas qui devrait « montrer la migration des symboles astraux » et nécessite pour cela toute une logistique photographique — « la Photoclark du Dr. Jantsch, d’Uberlingen, [qui] permet d’obtenir en peu de temps une quantité énorme d’images, sans avoir besoin de négatifs de verre » —, tout cela pour rendre visibles certaines « considérations sur la psychologie des images58 ». Ce travail n’est autre que Mnémosyne, dont Warburg confiera bientôt à Binswanger qu’il « commence à repousser ses limites initiales » et rend son achèvement problématique, le psychiatre répondant alors — marque d’admiration ou d’inquiétude ? — que ce nouveau projet de Warburg ressemble à un « travail monstrueux59 » (eine horrende Arbeit !).

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28 Horrend : « horrifique », « terrifiant » mais, aussi, « énorme », « considérable », « formidable ». Pourquoi si terrifiant ? Parce que le projet inhérent à Mnémosyne n’est autre qu’une « histoire de fantômes pour grandes personnes » commencée dans l’horreur de la Grande Guerre, passée de l’inquiétude au déséquilibre puis à la folie de son auteur, et qui devait se finir par le cauchemar annoncé de la victoire des fascismes en Europe (fig. 43-44). Pourquoi si formidable ? Parce que Mnémosyne aura eu pour ambition de remonter un monde démonté par les désastres de l’histoire, d’en renouer les fils mémoriels par-delà ses épisodes, d’en renouveler la cosmographie intellectuelle, comme si la sphère portée par le titan mythologique, dans l’Atlas Farnèse, détruite par les temps modernes, devait être entièrement recomposée, redessinée à nouveaux frais par ce voyant du temps que fut Aby Warburg60.

29 Ce n’est pas un hasard si le vocabulaire employé par l’historien des images, au retour de Kreuzlingen, suggérait une réponse de la pensée à cette « dislocation du monde » que représentait la guerre à ses yeux. Que sont donc les armes de la pensée contre celles de la lutte militaire que les hommes ne cessent de mener contre eux-mêmes ? Warburg parla souvent de sa bibliothèque — dont l’entrée s’ornait d’une inscription en grec, MNEMOSYNH, pour Mnémosyne — comme d’une « citadelle de livres61 » (Büchertrutzkasten). En 1927, dans un texte autobiographique où le traumatisme de la Grande Guerre affleurait encore, il voulut jouer sur les deux mots « arsenal » et « laboratoire62 ». Il y réitéra son idée d’une « citadelle » pour la pensée. Mais ce n’était pas une tour d’ivoire refermée sur ses propres triomphes d’érudition, comme l’aurait voulu un savant positiviste ou idéaliste : plutôt un dispositif expérimental faisant du Denkraum warburgien quelque chose comme un laboratoire capable de s’inventer, en permanence, des appareils pour voir le temps à l’œuvre dans les paroles, les images et les gestes humains.

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NOTES

1. A. Lienau, 1918-1919, p. 213-214. 2. Cité par L. Binswanger, 1921-1924, p. 61-62. 3. Ibid., p. 89-90. 4. Cf. M. Diers, 1979, p. 5-14. K. Königseder, 1995, p. 74-98. G. Didi-Huberman, 2002, p. 363-413. 5. A. Warburg, 1923, p. 55-133. D. Stimilli, 2005, p. 7-52. 6. Cité par D. Stimilli, 2005, p. 9. 7. Ibid., p. 15. 8. Ibid., p. 19-25.

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9. A. Warburg, 1921-1924, p. 187. 10. A. Warburg, 1927b, p. 21. 11. Ibid., p. 21-22. 12. F. Nietzsche, 1881, p. 94. 13. F. García Lorca, 1930, p. 919-931. 14. Cité par L. Binswanger, 1921-1924, p. 61 (cf. également p. 86). 15. Ibid., p. 120. 16. Ibid., p. 97. 17. Ibid., p. 100. 18. Ibid., p. 180. 19. F. Saxl, 1922-1923, p. 222. 20. L. Binswanger, 1921-1924, p. 77. 21. Ibid., p. 145-146. 22. Ibid., p. 91, 93, 96-97, 120 et 129. 23. Ibid., p. 74-77 et 106-110. 24. Ibid., p. 84. 25. Ibid., p. 88. 26. Ibid., p. 129. 27. Cf. R. Chernow, 1993, p. 228-229. 28. L. Binswanger, 1921-1924, p. 99 et 101. 29. Ibid., p. 105. 30. Ibid., p. 133. 31. Ibid., p. 137. 32. Ibid., p. 158. 33. Ibid., p. 85. 34. Ibid., p. 138. 35. Ibid., p. 68, 82-85, 138-143, 173-180. 36. E. H. Gombrich, 1970, p. 285. 37. Cf. N. Mann, 2002, p. VII-VIII. D. McEwan, 2004, p. 110-112. M. Grazioli, 2006. 38. A. Warburg, 1926-1929, p. 126-127, 147-148, 167-170, 245-255, 326-338, 434-437, 543-555, etc. 39. M. Warnke, 2000, p. VII-X. Cf. S. Füssel (dir.), 1979. D. Bauerle, 1988, p. 65-142. M. Koos, W. Pichler, W. Rappl et G. Swoboda (dir.), 1994. P. van Huisstede, 1995, p. 130-171. T. Spinelli et R. Venuti (dir.), 1998. M. Centanni et K. Mazzucco, 2002, p. 166-238. K. Mazzucco, 2002a, p. 55-84. Id., 2002b, p. 85-165. M. Centanni et A. Ferlenga (dir.), 2004. 40. A. Warburg, 1923, p. 55-133. Cf. F. Saxl, 1929-1930, p. 149-161. C. Naber, 1988, p. 88-97. U. Raulff, 1988, p. 59-95. K. W. Forster, 1991, p. 11-37. F. Janshen, 1993, p. 87-112. J. L. Koerner, 1997, p. 9-54. B. Cestelli Guidi et N. Mann (dir.), 1998. P.-A. Michaud, 1998, p. 169-223. U. Raulff, 1998, p. 64-74. G. Careri, 2003, p. 41-76. B. Cestelli Guidi, 2003, p. 163-192. U. Raulff, 2003. C. Severi, 2003, p. 77-128. Id., 2004, p. 21-86. B. Cestelli Guidi, 2004, p. 523-568. C. Bender, T. Hensel et E. Schüttpelz (dir.), 2007. E. Schüttpelz, 2007, p. 187-216. 41. Cf. P. Fédida, 1970, p. 7-37. 42. L. Binswanger, 1921-1924, p. 154-155. 43. Ibid., p. 156-157. 44. Ibid., p. 176-177. 45. Id., 1933. 46. A. Warburg, 1921-1924, p. 206 et 214. 47. Ibid., p. 183-187. 48. L. Binswanger et A. Warburg, 1924-1929, p. 253 (lettre du 23 décembre 1925). 49. A. Warburg, 1921-1924, p. 199. Cf. id., 1929, p. 38-44. 50. Id., 1921-1924, p. 195-198 et 203.

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51. Ibid., p. 189-190. 52. Ibid., p. 204. 53. Cf. G. Didi-Huberman, 2002, p. 363-390. B. Gockel, 2007, p. 117-134. 54. Cf. U. Raulff, 1991, p. 55-70. 55. L. Binswanger et A. Warburg, 1924-1929, p. 257-258 (lettre du 28 décembre 1925). 56. Ibid., p. 274 (lettre du 16 décembre 1926). 57. Ibid., p. 280 (lettre du 18 juin 1927). 58. Ibid., p. 263-266 (lettre du 6 octobre 1926). 59. Ibid., p. 286 (lettre du 1er août 1927) et 292 (lettre du 18 juillet 1928). 60. Cf. C. Bologna, 2004, p. 281-282. E. Tavani, 2004, p. 121-143. 61. L. Binswanger et A. Warburg, 1924-1929, p. 252 (lettre du 23 décembre 1925). 62. A. Warburg, 1927a, p. 175-183.

INDEX

Mots-clés : Anamnèse, désastre de la guerre, psychomachie, psychiatrie, Binswanger, Denkraum, astra, monstra

AUTEUR

GEORGES DIDI-HUBERMAN

Philosophe et historien de l’art, enseigne à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris). Il a séjourné à Rome (Académie de France), à Florence (Villa I Tatti-Harvard University Center for Italian Renaissance Studies), à Londres (Institute of Advanced Study, Warburg Institute). Il a enseigné dans de nombreuses universités étrangères (Johns Hopkins, Northwestern, Berkeley, Courtauld Institute, Berlin, Bâle…). Il a reçu deux prix de l’Académie des Beaux-Arts (Paris), le prix Hans Reimer de la Aby-Warburg-Stiftung (Hambourg), le Premio Napoli (Naples), le prix Humboldt (Berlin)... Il a dirigé plusieurs expositions, dont L’Empreinte au Centre Georges Pompidou (Paris, 1997), Fables du lieu au Fresnoy-Studio national des Arts contemporains (Tourcoing, 2001), Atlas au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía (Madrid, 2010) et récemment Histoires de fantômes pour grandes personnes au Fresnoy avec Arno Gisinger.Il a publié une quarantaine d’ouvrages sur l’histoire et la théorie des images, notamment, pour les plus récents : La Ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte (Minuit, 2008) ; Quand les images prennent position. L’œil de l’histoire, 1 (Minuit, 2009). Remontages du temps subi. L’œil de l’histoire, 2 (Minuit, 2010) ; Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3 (Minuit, 2011) ; Écorces (Minuit, 2011) ; Peuples exposés, peuples figurants. L’œil de l’histoire, 4 (Minuit, 2012).

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Mnémosyne à l’époque de la digitalisation globale (Tavola des chocs modernes)

Aurora Fernández-Polanco

Il est semblable à quelque chose mais simplement semblable. Et il invente des espaces dont il est la «possession convulsive» (Roger CAILLOIS)

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1 La bande-annonce du film Socialisme (2010) de Godard montre que nous vivons la modernité sur le mode de l’excès : excès de vitesse, d’images, de bruit et d’urgence1. L’expérience du choc qui, au début du XXe siècle, n’était qu’urbaine, est aujourd’hui devenue numérique dans notre environnement Web. Et c’est cette expérience que transmet la bande- annonce du film, expérience « épileptique », peut-on lire dans Cahiers du cinéma, « jetée dans la mer, dans l’océan du Net ». Le film monté en accéléré et entièrement fait de petits fragments, de petits chocs produits par la vitesse des images, « fait rimer hypervisibilité et invisibilité »2 . Mais peut-être Godard nous avait-il déjà fait entrevoir l’avenir avec « la valise–inventaire » du monde emplie d’images, que les jeunes carabiniers, dans son film de 1967, lançaient au vent. Jouissance, dans une foi naïve, de tout voir ou de tout avoir ? Conscience, chez ces jeunes gens, d’avoir été le jouet d’une farce, d’où le tourbillon, l’intentionnel chaos des images ? Où mélancolie pour nous, aujourd’hui, après coup, de n’avoir rien conservé et de constater, comme le dit Guy Debord, que « tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation ». Tel serait notre nouveau destin phobique, résultant de la perte de la distance, l’état précisément d’où Warburg était parti dans son travail sur le rituel du serpent. Là-bas, l’homme primitif, au milieu de la nature menaçante ; ici, nous, dans la culture de l’excès, de la disponibilité immédiate, au milieu d’un chaos agressif. Nous connaissons la réticence de Warburg vis-à-vis de la technique moderne : « Franklin et les frères Wright, qui ont inventé le ballon dirigeable, sont les destructeurs fatidiques de la notion de distance ». Fin de la zone de contemplation et de l’espace de pensée (Denkraum), cet « espace que la communication électrique instantanée anéantit »3. Warburg, à l'instar de Simmel, Kracauer et Benjamin4, a donc pensé les relations entre technique et modernité à partir du concept de distance.

2 Philippe-Alain Michaud, en réponse à Gombrich, soutient que Warburg « reprend les clichés du positivisme pour les renverser… » car les peurs primitives « ne s’opposent pas à la connaissance, mais au désenchantement du monde que l’historien de l’art diagnostique comme le signe définitif de l’instrumentalisation de la nature, dans la disparition des relations spatiales et la domestication de l’énergie »5. Mais les peurs primitives reviennent et s’installent dans ce monde technique, monde-web des appels infinis, monde du « direct » (comme lors de l'écroulement des tours jumelles le 11 septembre), de la « communication électrique instantanée »6. Pour penser cette expérience de l’excès et du « trop direct », il faudrait retracer sa préhistoire et pour cela reprendre la lecture faite par Susan Buck-Morss d’une citation de Benjamin : « L’environnement altéré par la technologie expose le sensorium humain à des chocs physiques qui trouvent leur correspondance dans le choc psychique »7.

3 En 1939, en pleine guerre, l’année même de la publication de « Sur quelques thèmes baudelairiens », le philosophe espagnol Ortega y Gasset donnait une conférence à Buenos Aires intitulée : Ensimismamiento y alteración8 (concentration et trouble ), à un moment où personne ne pouvait se concentrer (ensimismarse : littéralement « s’enfermer en soi ») : « Tout le monde est troublé – dit Ortega –, le trouble nous aveugle, nous oblige à agir mécaniquement dans un état de somnambulisme frénétique »9. Le philosophe

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nous envoie au zoo et nous demande de rester debout devant la cage des singes. « Tout à coup, dit-il, nous comprendrons quelque chose comme en un éclair. Quel destin d’être inquiet, d’être sans repos que le nôtre, quel mélange de peur et volonté de tout avoir ! » L’homme troublé est perdu au milieu d’un monde qu’il ne comprend pas; pris dans l’immédiateté des choses, il n’a pas la possibilité de penser, il se trouve dans l’état phobique dont parle Warburg. Mais, disait Ortega, il peut «suspendre son commerce direct avec les choses», se libérer de leur emprise et tourner le dos au monde, et alors se montrer capable de se concentrer sur soi-même (ensimismarse), de revenir à soi-même pour commencer à penser. Tandis que l’animal vit toujours sous la domination des stimuli, l’homme peut faire des allers-retours, se perdre dans le monde et retourner en soi pour planifier la façon d’humaniser le monde. Mais, pour prendre les mots de la clinique, quand ce mouvement dialectique – trouble/concentration– s’interrompt, il se retrouve ou face à la manie ou face à la dépression. L’omnipotence maniaque ou bien l’impotence de la dépression10.

4 Dix ans avant l’analyse d’Ortega, dans une note écrite peu avant sa mort – une note très souvent citée –, Aby Warburg définit la nouveauté de sa position en ces mêmes termes cliniques antagonistes: « Souvent, il me vient à l’esprit que, en tant que psycho- historien, je cherche à établir la schizophrénie de la civilisation occidentale à partir de ses images par un réflexe autobiographique : la nymphe extatique (maniaque) d’un côté, et le dieu fluvial mélancolique (dépressif) de l’autre »11.

5 En m’appuyant sur cette polarisation, je souhaiterais examiner deux œuvres vidéo héritières, en quelque sorte, de l’identification du monde de la création (Künstler) léguée par la tradition romantique. Je m’arrêterais sur la figure du saltimbanque – entre clown et mime –, figure solidaire de la crise de la perception située par Benjamin au temps de Baudelaire et devenue aujourd’hui celle des désordres de l’attention et du désengagement. Il ne s’agit pas retracer l’histoire de cette figure, mais de prendre deux exemples artistiques contemporains qui la réactualisent et incarnent la tension indiquée par Warburg dans son Tagebuch.

6 La première vidéo est une installation de Bruce Nauman, Clown Torture, datant de 1987 : ce serait notre nymphe maniaque. La seconde, Dogs day Are Over12, installation d’Ugo Rondinone (1996) serait l’équivalent du dieu fluvial mélancolique. Dans la vidéo de Nauman, on voit un clown qui ressasse une quinzaine de fois la même histoire en boucle, sans début ni fin. Cacophonie d’images et de sons impossible à supporter. Epuisé, le clown finit par tomber. Il est possible que le monde infernal de la répétition renvoie à la modernité, époque du « toujours, toujours, toujours » et que le rythme des mots soit l’imitation du bruit de la machine, comme l’avait indiqué Michelet13. En tout cas, le clown de Nauman, même s’il est une victime, à encore la capacité d’agir et de nous faire rire. Ceux de Rondinone, en revanche, sont immobilisés dans une posture proche de la mort évoquant l’état de dépression décrit par Pierre Fédida : «il convient aussi de penser cet état [...] comme la mise en conservation du vivant sous une forme inanimée», «une sorte de protection paradoxale contre son propre anéantissement »14. Détachés du monde, les clowns ont perdu le pouvoir de regarder et la faculté de faire rire.

7 Eloignons-nous de la représentation topique de l’artiste en saltimbanque, telle que Jean Starobinski15 a pu la fixer, pour rejoindre la figure proposée par Warburg de l’artiste en funambule, cette petite figure que G. Didi-Huberman a caractérisée comme celle de la balançoire éternelle. Dans la situation d’excès dont nous parlions en commençant, nous

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pouvons ressentir une certaine empathie avec ces clowns. Je me permets donc de manipuler un peu Warburg et Didi-Huberman pour repenser cette figure dans le monde Web, et du côté de l’artiste et du côté du spectateur, en un temps où le format www mélange la production et la réception. Ne sommes-nous pas nous-mêmes des funambules dans la mesure où notre désir de tout voir, de tout entendre, de tout collectionner s’inverse en un mouvement contraire ? D’un côté, la manie, de l’autre, la mélancolie devenue dépression, disengagement16. Les désordres de la dépression n’ont rien à voir avec l’impuissance mélancolique, problème tenant à la « performance de l’œuvre », mais avec un problème tenant à la « performance du soi »17. Dans une culture d’après les années 70, dont les normes sociales sont fondées sur la « création du soi», on parle en général d’inhibition, de fatigue et de diminution des activités cognitives orientées vers un but. Dans le texte The Aesthetics of Disengagement, C. Ross examine les œuvres d’artistes qui travaillent cet état de choses.

8 Après cette courte introduction, j’aimerais rester avec les clowns et les fixer à la tavola- écran – c’est par le mot tavola qu’on traduit en espagnol le terme panel employé par Gombrich, soit en français « écran d’exposition ». Une tavola encore in fieri18 qui recueille l’image des symptômes nerveux modernes, de la « modernité de la neurasthénie », de la « maladie de la vie moderne qui résulte de la trépidation des temps nouveaux et qui représente la dimension nerveuse de la fatigue industrielle »19 . Sorte d’archive historique des intensités « modernes », pour reprendre l’expression de Warburg, mais cette fois-ci perceptives, au sens où Walter Benjamin, qui avait fait du choc « l'essence même de l'expérience moderne »20, avait compris la modernité comme crise de la perception. Archive des chocs subis sous les coups d’une vie moderne altérée par la technique.

9 Sur la « tavola des chocs subis », nous ne sommes pas confrontés à l’expression organique du pathos, mais au moment d’implosion où, comme l’a évoqué Giorgio Agamben, la bourgeoisie fin de siècle a « perdu ses gestes »21 et où le corps se trouve réifié comme instrument de travail et comme marchandise. Ce n’est pas un hasard si Hofmannsthal écrit en 1893 : « Ce qui est moderne ce sont les vieux meubles et les jeunes nervosités »22. L’article « Notes sur le geste », de Giorgio Agamben, paru pour la première fois dans la revue cinématographique Trafic, peut être considéré comme un texte-montage. Dans cet article, Agamben relie d’une certaine façon Warburg au cinéma dans la mesure où l’un comme l’autre « ramènent les images dans la patrie du geste »23. Agamben parle de la catastrophe généralisée du geste, du syndrome de Gilles de la Tourrette (quand les muscles semblent danser), de la dysbasie, de l’apraxie, des lapsus d’action – et il reconnaît qu’au moment même où l’homme perd ses gestes, il commence à s’interroger sur eux, à les étudier et à être obsédé par eux.

10 Je ne présente ici qu’un rapide exposé de mon objet d’étude24. Je sais qu’une collection iconographique ne suffit pas pour travailler dans l’esprit de l’Atlas Mnémosyne. Prises au sens warburgien, les images évoquées ne pourront être « déchiffrées que comme un symptôme, c’est-à-dire comme le symbole mémoriel d’émotions passées »25. Pour l’instant, passant outre les problèmes soulevés par le choix des images, contentons- nous de garder la tavola comme un espace analytique, comme un « espace de pensée ». De fait, cette collection de corps « saccadés »26 s’allie très bien avec la méthode du montage comme forme de pensée. Donc, sur cette tavola-écran, je commence par accrocher avec des épingles la vidéo-installation d’Aernout Mik, Middlemen (2001).

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11 J’ai d’abord « vu » dans Middlemen les tics du Charlot des Temps Modernes et, à partir de là, j’ai ressenti le besoin, pour écrire, de « monter » les images de Chaplin avec certaines images d’Aernout Mik. Chez ce dernier, il n’y a pas d’usine, pas de machines, mais des images de brokers de New York, ainsi que l’explique Sabine Maria Smidt, une des commissaires de l’exposition du Jeu de Paume (2011) : « Les interprétations contemporaines ont souvent vu dans cette œuvre une annonce prophétique de la récente crise financière. Une Bourse dont le sol est jonché de papiers, courtiers (les middlemen) au bord de la crise de nerfs, abattus ou secoués de tics – l’impression de débâcle ou de récente catastrophe est dominante –. La scène est entièrement construite par l’artiste, du décor aux gestes et attitudes des acteurs »27. Pour Sarah Ilher-Meyer : «Un travelling lent et continuel nous fait cheminer dans une salle des marchés parmi des brokers et des courtiers, les uns affairés, les autres abattus, assis sur des marches jonchées de papiers, le regard perdu et (je souligne) le corps parcouru de soubresauts. Un crash boursier vient sans doute de se produire, mais nulle information sur son contexte ni aucune logique narrative ne vient en éclairer les raisons. Peut-être précisément parce que, tout aussi explicable que soit une catastrophe économique, son avènement n’a rien d’inéluctable, ses acteurs ayant eu la possibilité de prendre une trajectoire différente ».

12 Il me paraît fort intéressant que ces hommes soient en même temps abattus et secoués de tics, le corps « parcouru de soubresauts » et que certains d’entre eux présentent une ressemblance troublante : en réalité, « l’un d’eux est un automate, qui double les gestes et expressions de l’autre »28.

13 Pourquoi ai-je « vu » le Charlot des Temps Modernes, prototype de l’homme « assemblé mécaniquement (einmontiert) dans la structure du film », en me rappelant les mots de Benjamin ? Telle est bien la nouveauté de son geste (gestus) : « il décompose les mouvements expressifs de l’homme en une suite d’innervations infimes. Chacun de ses mouvements singuliers se compose d'une suite en saccade de mouvements fractionnés. […] c’est toujours la même succession saccadée de mouvements minuscules qui érige la loi de la succession des images filmiques au rang de loi de la motricité de l’homme »29. Désormais, ce n’est plus la figure « organique » du singe qui nous accompagne, comme avec Ortega y Gasset. Charlot est réifié comme une marchandise, comme s’il avait perdu ses gestes organiques et qu’il cherchait à se protéger du choc mécanique par un mimétisme sympathique, de type magique. « La mimésis n’est nulle part plus apparente comme réflexe défensif qu’à l’usine, où (Benjamin cite Marx) « les travailleurs apprennent à adapter leurs mouvements au mouvement continu et uniforme de l’automate » […] uniformité de vêtement et de conduite, mais uniformité aussi de mimique […] le sourire joue un rôle d’amortisseur mimique […]. L'effet sur le système cénesthésique est brutalisant. Les facultés mimétiques, plutôt que d’incorporer le monde extérieur comme forme d’encapacitation [empowerment] [...] sont utilisées comme barrage contre lui. Le sourire qui apparait automatiquement sur le visage du passant évite le contact »30.

14 On trouve un exemple plus proche du capitalisme post-fordiste et informationnel – voilà une nouvelle image à accrocher sur la tavola –, avec une installation multi-écrans qui entre en dialectique avec Les Temps modernes de Chaplin et avec Middlemen d’Aernout Mik et qui se laisse lire comme symptôme, « symbole mémorial des émotions passées ». Je parle d’Electric Earth, de Doug Aitken, qui nous montre le danseur hip-hop Ali Johnson dans un paysage désert de banlieue industrielle, véritable mime doté d’une surcapacité kinesthésique : « Souvent, je danse si vite que je deviens ce qu'il y a autour

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de moi. Pour moi, c’est comme de la nourriture. J’aime absorber cette énergie, cette information. C’est comme si je les mangeais. C’est le seul talent que j'ai »31.

15 Pour Electric Earth, « Doug Aitken a conçu un trajet en trois salles, dont celle du centre est divisée en deux. Chaque salle correspond à un moment du récit déployé dans l'espace et le temps, bien que les séquences en boucle donnent le sentiment d'une clôture événementielle fortement marquée. Mais le son de la salle suivante appelle le visiteur à continuer son parcours. Celui-ci est rythmé par les parois de chaque salle qui font office de coupes franches équivalentes à celles du montage. L’architecture a une fonction narrative, d’autant plus évidente, que la salle centrale est divisée en deux, offrant ainsi un effet d’enchaînement en surimpression entre deux projections : l’œil du visiteur capté par une “séquence”, voit simultanément au fond de la salle une autre “séquence” séparée mais néanmoins reliée par la transparence brouillée d’une cloison. La troisième salle offre enfin une ultime séquence dont l’événement représenté impose au spectateur visiteur un sentiment de fin : un personnage s’éloigne dans le lointain d’un tunnel »32.

16 Le spectateur est pris dans un environnement de « tactilité optique » ; l’être mimétique attiré par l’espace, se perd dans l’espace. Selon les propos de Taussig relayant les analyses de Caillois, la faculté mimétique est alors « le “degré zéro” de la ressemblance, une plasticité ineffable face aux formes du monde et de la vie ». «Je prends une position extrême pour comprendre ce qui est précisément en jeu avec la faculté mimétique, ce “degré zéro” de similitude, cette plasticité ineffable face aux formes du monde et aux formes de la vie»33, dit Taussig qui cite aussi Benjamin quand il parle d’optical tactility et indique comment la sensibilité nous porte hors de nous : « il n’y a pas de proposition plus adéquate pour comprendre le lien viscéral connectant le percepteur et le perçu […] dans l’opération de la mimesis »34.

17 Mais revenons au mimétisme comme forme de survie et comme possibilité d’agir pour contrôler son environnement, avec un autre exemple, différent des précédents. Pour Warburg, il n’est nul besoin de distinguer temps et espace, c’est pourquoi nous pouvons travailler à sa manière, comme des sismographes « sur la ligne de partage entre les cultures»35. Continuons donc sur cette ligne de partage, en emboîtant le pas de ses intérêts anthropologiques. Nous rencontrons l’ethno-cinéaste Jean Rouch, « l’homme qui, à la fin des années 1940, avait introduit, avec une insouciante témérité, le film 16 mm en anthropologie, cette “discipline faite de mots” selon l’expression de Margaret Mead »36. Sauf que, dans ce cas-là, on ne peut parler de sismographe puisque la caméra de Rouch « s’immisce au cœur de l’action, la modifie, la provoque, crée la réalité qu’elle décrit. [...] l’enquête l’affecte et il affecte l’enquête : en filmant, il s’absorbe dans une ciné-transe qui le place au centre du rituel »37. Avec Rouch, nous sommes au-delà du mimétisme de Chaplin, des brokers de Middlemen ou du danseur d’Electric Earth car nous revenons aux spasmes brusques et involontaires des corps qui se sont soumis à « l’incorporation ». Je parle du rituel de possession, du mimétisme et de la « prise de chair », montrés dans le film Les Maîtres fous de 1954. Il s’agit d’un phénomène de possession dans un contexte rituel et urbain (je souligne) ; une fois encore, donc, c’est la relation entre capitalisme et technique qui est en jeu.

18 Dès ses débuts, Jean Rouch a prêté une attention toute particulière aux images. Mais pas dans leur dimension esthétique. Proche de Warburg en ce sens – ou, du moins, de ses sentiments –, Rouch aimait tout ce que les images peuvent avoir de magique. Je cite ses propres mots, à l’âge de 17 ans :

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19 « Au coin du Boulevard Montparnasse et du Boulevard Raspail au printemps 1934 […]. Dans la vitrine d’une librairie que le soleil de fin d’après-midi illuminait d’un éclairage rasant, étaient exposées deux grandes pages de la Revue Minotaure. L’une extraite du numéro spécial de cette revue consacrée à la mission Dakar Djibouti, était la photo inoubliable des masques Kanaga montés sur la terrasse du chasseur Monze pour son dama, l’autre était le frontispice du numéro 5 de mai 1934 de la peinture métaphysique de Giorgio de Chirico, le Duo ou les Mannequins de la Tour rose. Tout d’un coup c’était la rencontre du merveilleux, aussi bien dans la photographie de Marcel Griaule des Dogon de la falaise de Bandiagara que dans ces deux personnages emmaillotés d’inquiétude et eux aussi montés sur une terrasse au soleil couchant…».38

20 Nadine Wanono Sonchamp évoque aussi Warburg à propos de « cette fusion entre ses intensités lumineuses […], cette illumination du soleil couchant qui regroupe tout à la fois la lumière de cette journée de mai 1934, le tableau de G. de Chirico et la photo de Marcel Griaule »39. On pourrait aussi dire qu’il s’agit de l’imagination en action, au sens baudelairien.

Imiter la technique (des colonisateurs) pour la domestiquer

21 Dans Les Maîtres fous40, Rouch filme en un seul jour les pratiques de possession des Haouka, « les maîtres de la folie », une secte constituée dans les faubourgs d’Accra et de Kumasi au cours des années 2041. Le film commence par ces mots : « Venus de la brousse aux villes de l'Afrique Noire, de jeunes hommes se heurtent à la civilisation mécanique. Ainsi naissent des conflits et de nouvelles religions. Ainsi s’est formée, vers 1927, la secte des Haouka. Ce film montre un épisode de la vie des Haouka de la ville d’Accra. Il a été tourné à la demande de prêtres, fiers de leur art Mountyeba et Moukayla. Aucune scène n'en est interdite ou secrète mais ouverte à ceux qui veulent bien jouer le jeu. Et ce jeu violent n’est que le reflet de notre civilisation ».

22 Après la lecture de ce texte, une locomotive traverse le plan en diagonale et la voix de Jean Rouch en off s’élève. Il commence par expliquer comment des hommes, arrivés à Accra (Niger, actuel Ghana) depuis toute l’Afrique Occidentale, occupent des emplois de dockers, contrebandiers, porteurs, manœuvres, bergers, marchands de troupeaux, etc. Il nous parle d’une Babylone noire, ville où le bruit et le trafic ne s’arrêtent jamais. Il explique comment, tous les samedis et tous les dimanches, des cortèges de toutes sortes parcourent la ville : « Alors devant ces bruits, devant ces fanfares, les hommes venus des calmes savanes du Nord doivent se réfugier dans les faubourgs de la ville. Et là, tous les dimanches soirs, ils se livrent à des cérémonies que l’on connaît encore très mal : ils appellent les dieux nouveaux, les dieux de la ville, les dieux de la technique, les dieux de la force, les Haouka »42.

23 Le film nous montre que le rituel de possession est une forme de résistance à la colonisation (les jeunes gens noirs imitent l’homme blanc pour le domestiquer, pour le contrôler), mais surtout une tentative pour construire une mémoire de groupe, une mémoire incarnée et capable d’habiter le présent43. Mais, il faut le noter, ce qui rend alors possible l’imitation est la possession corporelle. Les Hauka ont demandé à Rouch de filmer eux-mêmes le rituel et le réalisateur a observé qu’ils utilisaient la caméra comme s’il s’agissait d’un outil de bois. Ce sont les dominés qui pratiquent les rituels

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d’inversion et qui ont besoin de la mimesis ; dans le même temps, ils sont européens et non européens.

24 Les Haouka ne sont plus une « culture primitive ». Ce ne sont pas les Bafiotes dont parle Warburg, qui prend l’exemple de l’assimilation d’une locomotive avec un hippopotame pour illustrer « la substitution objective »44. Jean Rouch pour sa part affirme : « Ce n’était plus le génie du tonnerre ou l’arc-en-ciel qui venaient parler avec les hommes, mais le général ou le conducteur de locomotive »45.

25 Dans Les Maîtres fous, il ne s’agit pas de maîtriser techniquement la nature ni de faire « venir l’éclair » comme chez les Hopi, « en se l’appropriant par mimétisme »46, mais de faire venir « l’oncle Sam », autrement dit les colonisateurs, la technique moderne, en les mimant, en se laissant posséder par eux. Ce qui compte sont moins la bouche écumante et les yeux révulsés des possédés que le fait de se trouver devant l’appropriation technique de la technique au moyen de la technique (le cinéma).

26 Mathew Rampley47 a discerné chez Warburg et Benjamin l’existence d’un même intérêt face à la distance et à l’impact de la technologie dans le monde moderne. Et pour eux, le mimétisme était aussi une notion très importante. Warburg avait subi l’influence d’approches anthropologiques avant la lettre (de Vico à Herder), qui faisaient du mimétisme la condition humaine première, la preuve de l’absence de distance critique chez les hommes primitifs.

27 Il est indispensable d’envisager l’anthropologie de la ressemblance dans un sens large, comme le montre G. Didi-Huberman au travers de son intérêt pour les phénomènes de métamorphose mimétique. Warburg lui-même, selon Kenneth Clark, avait le don de l’imitation ; il pouvait littéralement « incorporer » un personnage48. Et il tenait aux concepts anthropologiques pour comprendre l’expérience humaine, sous la forme d’une polarisation. On est alors loin du vieux concept occidental de représentation, mais proche des jeux de l’enfant, de la danse rituelle; on se trouve dans un espace où l’humanité a perdu l’aptitude à instaurer la distance entre sujet et objet. Il est important de rappeler que la mimesis constitue un concept fondamental de l’épistémologie benjaminienne49. Comme Taussing l’a suggéré, on pourrait lire « cette étrange conjonction coloniale de l’homme avec la caméra dans la moitié du siècle XXème »50 à la lumière de son petit article « Sur le pouvoir de l’imitation », où il est dit que « l’enfant ne joue pas seulement à être épicier ou instituteur, mais aussi à être moulin ou locomotive »51.

28 Mais je voudrais revenir à un autre passage du texte de Benjamin : « Semblable à la flamme, la part mimétique du langage ne peut apparaître que sur un certain support. Ce support est l’élément sémiotique. Le sens tissé par les mots ou les phrases constitue ainsi le support nécessaire pour qu’apparaisse, avec la soudaineté de l’éclair, la ressemblance. Car celle-ci est souvent, et surtout dans les cas importants, produite – et perçue – par l’homme comme une illumination instantanée. Elle surgit et s’évanouit aussitôt »52. Peut-on parler d’une ressemblance entre les extraits filmiques de Chaplin, d’Aernout Mik53, d’Aitken et les « Maîtres fous » ? Tout au moins suis-je persuadée (tombée que je suis sous le charme d’une certaine «dimension évocatrice ») que c’est « le sens tissé » par le langage du montage propre à « la machine mimétique de la modernité »54 et au mimétisme de certaines « formules du tic » qui se montre dans les images de ma tavola, que c’est lui qui produit un effet perçu « comme une illumination instantanée » : « Elle surgit et s’évanouit aussitôt »55.

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29 En l’occurrence, le support ou l’élément sémiotique dans lequel la part mimétique du langage se manifeste, c’est l’image filmique. Il n’y a pas de mots chez Chaplin, pas davantage chez Aernout Mik ou Doug Aitke. En ce qui concerne Les Maîtres fous, on ne comprend pas les mots ; il n’y a que la voix de Rouch qui raconte :

30 « Moukayla, l’Haouka qui l’aidait, proposa non pas de traduire mais d’interpréter tous ces dialogues, non pas mot a mot, mais phrase à phrase. Cette langue était une «glossolalie», une langue qu’on ne pouvait pas traduire, qu’il fallait interpréter, et qui est très utilisée dans les rituels «pentecôtistes» : les Haouka parlaient ainsi la langue du Saint-Esprit. Voilà l’interprétation de Moukayla, l’homme tranquille : [“tant de mystiques dont la glossolalie, q (ui) apparaît au vulgaire comme l’émission déréglée de sons inarticulés, prodrome de la folie, constitue pour les initiés un langage substantiel et enivrant, où l’épel (sic.) d’initiales isolées, une à une, évoque des réalités spirituelles, simples et éternelles, dont les mots ordinaires ne sont que l’image complexe, kaléidoscopique, brouillée, ternie"] »56.

31 On ne s’étonnera guère que Jean Rouch ait dit en regardant les images : « J’avais très curieusement l’impression de vivre une nouvelle expérience de théâtre de la cruauté »57. Artaud lui-même avait précédemment affirmé que « le cinéma dégage un peu de cette atmosphère de transe »58 et Rouch, de son côté, que « si on montre à quelqu’un un film de lui-même en transe c’est comme un électrochoc »59.

32 Assurément, les spectateurs du rituel, devant une brutalité tranquille et continue, étaient émus, mais d’une émotion calme. Sur l’écran, en revanche, c’est une succession de coups de poing60 par les effets du montage. Avec le montage – et l’inconscient optique61 – on est soumis à la magie mimétique du film et à des illuminations instantanées, grâce aussi à « l’interaction entre les corps mimétiques et la machine mimétique »62. Il y a dans le film un moment très spécial : la caméra suit le rituel et, en même temps, Rouch (le montage) présente la parade réelle de l’armée britannique devant l’Assemblée d’Accra. Mais nous sommes ramenés brutalement au rituel. Bhabha a parlé du besoin de la mimique et pour le colonisateur et pour le colonisé. Le colonisateur a eu besoin de se construire une image de lui-même comme possesseur d’une culture supérieure au travers de toute une mise en scène de circonstance, pleine de pompe. Avec un jaune d’œuf, le colonisé mime ironiquement la mimique paranoïaque des colonisateurs63.

33 Ce n’est pas un hasard si toutes les images de ma tavola des chocs modernes sont des extraits filmiques. Double choc, mais aussi double jeu, dans l’énigme du double mimétisme. Il y a d’abord le mouvement mimétique de Charlot avec la machine, puis les doubles automates de Middlemen et du « phasme-Aitken » qui miment l’environnement et, pour finir, la pantomime des colonisateurs jouée par les maîtres fous. Au cinéma, on ne compte pas seulement avec l’effet du montage et l’inconscient optique ; il s’agit aussi d’une projection. Au début du film, Rouch parle du jeu comme « le reflet de notre civilisation ». À la fin64, il reconnaît qu’« en comparant ces visages [souriants] avec les visages horribles de la veille, on ne peut s’empêcher de se demander si ces hommes d’Afrique ne connaissent pas certains remèdes qui leur permettent de ne pas être des anormaux, mais d’être parfaitement intégrés à leur milieu, des remèdes que nous ne connaissons pas encore »65. Quelques années après, il confessé qu’il n’aimait pas cette fin. On sait que le film a suscité beaucoup de critiques depuis sa première présentation au Musée de l’Homme en 1954, en particulier de la part de Marcel Griaule, mais aussi d’autres jeunes étudiants africains. Plus tard, Ousmane Sembène a accusé Rouch

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d’observer les africains comme des insectes66. Plus proche de nous, le cinéaste malien Manthia Diawara a dédié à Jean Rouch le film Rouch in reverse (1995) où il parle d’une anthropologie à l’envers. Quoi qu’il en soit, « toutes ces expressions de mimesis, fort appréciées par Taussig, et de mimique, mises fréquemment en évidence par Homi Bhabha, offrent un miroir – oblique, ironique, allégorique, indirect, opaque – de la hiérarchie postcoloniale »67 : ainsi en est-il dans Les Maîtres fous. L’emploi du mot « toutes » nous fait de nouveau penser à Homi K. Bhabha qui parle « d’une culture internationale, fondée non pas sur l’exotisme du multiculturalisme ou la diversité des cultures, mais sur l’inscription et l’articulation de l’hybridité de la culture » et qui nous avertit : « nous devrions nous rappeler que c'est cet “inter" – le tranchant de la traduction et de la négociation, l’espace entre-deux – qui porte le poids de la signification de la culture […]. En explorant ce tiers-espace, nous pouvons éluder la politique de polarité, pour une autre politique, et enfin émerger comme les autres de nous-mêmes »68.

34 Nous voici arrivés à la fin. J’espère avoir montré que, même dans l’univers du Web, l’image à l’ère internationale au sens de Bhabha, l’image partagée (au sens donné au mot partage par Susan Buck-Morss)69 constitue, comme nous l’apprenons avec Warburg, « un “phénomène anthropologique total”, une cristallisation, une condensation particulièrement significative de ce qu’est une “culture”»70.

NOTES

1. Je remercie beaucoup Sabine Forero-Mendoza pour son aide dans la rédaction de la version française de ce texte 2. J. Lepastier, “Avènement de socialisme” in Cahiers du Cinéma, Avril, 2010, p.46 3. A. Warburg, Le rituel du serpent : récit d'un voyage en pays pueblo, Paris, Macula, 2003, p. 133 : «La pensée mythique et la pensée symbolique, en luttant pour donner une dimension spirituelle à la relation de l’homme à son environnement, ont fait de l’espace une zone de contemplation ou de pensée, espace que la communication électrique instantanée anéantit ». 4. Voir Stéphane Füzesséry et Philippe Simay, Le choc des métropoles : Simmel, Kracauer, Benjamin. Paris, Éds. de l’Éclat, 2008. 5. P.-A. Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris, Macula, 1998, p.223. 6. « One can only imagine how much Warburg would have hated the computer – and the internet in particular”. D. Freedberg, Pathos at Oraibi: What Warburg did not see www.columbia.edu/cu/.../Pathos-at-Oraibi.pdf 7. S. Buck-Morss, Voir le capital. Théorie critique et culture visuelle, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010. 8. J. Ortega y Gasset, “Ensimismamiento y alteración” (1939) in Obras completas, T.V, Madrid, Revista de Occidente, 1983. 9. Toutes les citations d’Ortega dans cet article sont traduites par l’auteur.

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10. L. Binswanger, Mélancolie et manie. Études phénoménologiques, Paris, Presses Universitaires de France, 1987. 11. Cité par Gombrich du Tagebuch, le 3 avril 1929. Voir G. Didi-Huberman, L’image survivante, Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002 p. 455. 12. Vidéo-installation de 7 canaux sur 7 moniteurs (couleur, sans son), détecteurs audio. Dimensions variables. 13. « […] c’est le mot invariable que tonne à notre oreille le roulement automatique dont tremblent les planches », cité par W. Benjamin, in Livre des Passages, Paris, Éd. du Cerf, 1989 (D45). 14. P. Fédida, Des bienfaits de la dépression. Éloge de la psychothérapie, Paris, Odile Jacob, 2003, p.19. 15. Je fais allusion au Portrait de l’artiste en saltimbanque, Genève, Skira, 1970. 16. C. Ross, The Aesthetics of Disengagement. Contemporary art and depression, University of Minnesota Press, 2006 : « L'art explore la dépression non simplement comme une maladie, un déficit, une distorsion ou un comportement inadapté mais également comme une forme potentielle de créativité et d'adaptation (…) La contribution originale de l'art au débat contemporain sur la dépression se situe fondamentalement dans sa préoccupation pour le sujet, lequel est ici mis en scène et interpellé suivant un paradigme de dépressivité et dont les symptômes dépressifs sont examinés comme faisant partie de la constitution même de l'image ». http://www.webbynerd.com/artifice/dossierarchives/135.htm 17. Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi : dépression et société, Paris, Poches Odile Jacob, 1998. 18. En ce sens, je me reconnais dans l’analyse de Sigrid Weigel : « C’est surtout l’atlas d’images qui, parce qu’il présente sa collection de gestes dans les domaines de l’art et d’autres médias visuels sous l’aspect d’une mémoire sociale, a contribué à ce que le nom de Warburg soit aujourd’hui encore connu, et ce au-delà des frontières de l’histoire de l’art », Sigrid Weigel, « Le Rituel du Serpent d’Aby Warburg. Correspondances entre la lecture de textes culturels et de textes écrits » in Trivium, 10, 2012. http://trivium.revues.org/4125 (page consultée le 02/02/2012). Édition originale in : Paragrana, 3, 1994, pp. 9-27. 19. A. Ehrenberg, op.cit., p. 3. 20. S. Buck-Morss, op. cit., p. 153 21. G. Agamben, « Notes sur le geste », in Moyens sans fins, Paris, Payot & Rivages, 1995. 22. « Gabriele d’Annunzio » [1893], cité par A. Ehrenberg, op. cit., p. 39. 23. G. Agamben, op. cit. 24. 23Dans le project « Imágenes del arte y reescritura de las narrativas en la cultura visual global » (HAR2009-10768) (www.imaginarrar.net), nous mettons au point une méthodologie pour « penser avec les images ». Comme historienne de l’art, je m’éloigne, tout comme Warburg, de la contemplation esthétisante des œuvres d’art et, comme lui, je m’empare du besoin d’image à l’œuvre dans les processus de pensée. 25. C’est-à-dire que ce soit « un répertoire de formules iconographiques figées, les symboles acquièrent une signification codée ou décodable, pouvant ainsi être facilement intégrés à un modèle iconographique traditionnel, comme cela se présente pour la majeure partie de la réception de Warburg ». S. Weigel, op. cit., p. 24. 26. Saccadé, en espagnol, évoque la « saccade électrique », mais aussi la discontinuité (« entrecortado » : ce qui est littéralement « entrecoupé »). 27. http://lemagazine.jeudepaume.org/2011/03/sabine-maria-schmidt-a-propos-de- middlemen-2001/ 28. Cité par Sarah Ilher-Meyer, http://www.zerodeux.fr/specialweb/en-suspens-aernout-milk- au-jeu-de-paume/ 29. W. Benjamin, « Paralipomènes et variantes de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », in Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, pp. 225-226. Selon Jean Maurice Monnoyer, « l’influence de Kracauer, qui prit la défense de Chaplin, n’est pas non plus discutable – les Paralipomènes qu’on lira en appendice indiquent même que la

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reconstruction mimétique du comportement mécanique est au centre de l’intuition chaplinesque », Écrits français, op. cit., p.152. 30. Susan Buck-Morss : Voir le capital. Théorie critique et culture visuelle, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2010. Voir, Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens » in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, pp. 329-390. 31. « A lot of times I dance so fast that I become what’s around me. It’s like food for me, I like absorb that energy, absorb that information. It’s like I eat it. It’s the only now I get ». 32. Dominique Païni, Le Temps exposé. Le cinéma, de la salle au musée, Paris, Cahiers du Cinéma, coll. Essais, 2002, pp. 68-69. 33. « I take the extreme to instruct me as to what’s most at stake with the mimetic faculty, this "degree zero" of similitude, an ineffable plasticity in the face of the world’s forms and forms of life », M. Taussig, Mimesis and Alterity. A Particular History of the Senses, New York et Londres, Routledge, 1993, p. 35. 34. « No proposition could be more fundamental to understanding the visceral bond connecting perceiver to perceived […] in the operation of mimesis », Taussig, op. cit., p. 38. 35. P.-A. Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris, Macula, 1998. 36. Jean-Paul Colleyn, « Jean Rouch, presque un homme-siècle», in L’Homme, ed EHESS http:// lhomme.revues.org/document1545.html [page consultée le 02/02/2012]. 37. Ibidem. 38. Cité dans Jean-Paul Colleyn: « Jean Rouch : cinéma et anthropologie » in Cahiers du Cinéma, 2009, p. 31. 39. Nadine Wanono Sonchamp, « Jean Rouch ou la magie des images » in William Rothman (Ed.,) Jean Rouch a celebration of Life and Film, Transatlantique numéro 8, Janvier, 2007, Biblioteca della Ricerca, Schena Editore. Cité dans Paul Henley: The adventure of the real « The surrealist encounter » et « The coup de foudre on the rue Montparnasse ». wanono.org/.../ jean%20rouch%20la%20magie...p... 40. J. Rouch, Les Maîtres fous, 1955, 36 min. Rouch a expliqué le double sens du titre : « ceux qui sont maîtres de leur folie, mais dont les maîtres sont fous ». 41. « La naissance des divinités Haouka est le symptôme d’un traumatisme provoqué par les pouvoirs militaires, politiques et techniques, dont elles sont des projections, mais aussi des formes de réappropriation mimétiques et magiques dans le rituel de possession », G. Casas, « Petite histoire de la folie à l’âge postmoderne (note sur Les maîtres fous de Jean Rouch) » in MAG Philo, 2011. www.cndp.fr/magphilo/index.php?id=127 42. Les Maîtres fous, op. cit. : « […] Le rite accompli, tout le monde se sépare, car il faut libérer les taxis loués pour la journée. Le lendemain, chacun a repris sa place au cœur des activités économiques de la ville ». 43. R. Sztutman, «Imagens perigosas : a possessao e a genesse do cinema do Jean Rouch» in Cadernos de campo, nº 13, 2005. www.fflch.usp.br/da/cadcampo/ed_ant/revistas_completas/ 13.pdf. L’auteur cite la réflexion de Paul Stoller in Embodying Colonial Memories. Spirit Possession, Power and the Hauka in West Africa, New York et Londres, Routledge, 1995. 44. « L’image de substitution objective, l’excitation qui créé l’impression et en fait l’objet contre lequel on se défend. Par exemple, en voyant la mystérieuse locomotive comme un hippopotame, l’homme primitif lui confère un caractère contre lequel sa technique de combat lui permet de se défendre. Il pourrait l’abattre si elle se ruait vers lui », Aby Warburg, Souvenirs d’un voyage en pays Pueblo (1923), trad. S. Muller, in Philippe-Alain Michaud, op. cit., p. 263. 45. J. Rouch, « Le vrai et le faux », p. 119. 46. Je cite aussi les mots de Warburg après son voyage chez les Hopi : « au lieu de le détruire, comme dans la civilisation moderne, en l’attirant à l’intérieur du sol au moyen d’un instrument inorganique. Ce qui distingue une telle attitude envers l’environnement de la nôtre, c’est que

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l’image mimétique doit chercher à obtenir cette relation de force, alors que nous visons la distance spirituelle et concrète. », P. A. Michaud, op. cit., p. 259. 47. M. Rampley, The Remembrance of Things Past: On Aby M. Warburg and Walter Benjamin, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 2000. 48. « The gift of mimesis », dans les mots de K. Clark. Cité par G. Didi-Huberman, op. cit., p. 357. Je remercie Andrea Pinotti de m’avoir signalé, à l’occasion du colloque de Bordeaux, le caractère inapproprié de l’emploi du mot empathie (Einfühlung) que j’ôte désormais de mon texte. Je conserve l’expression de « champ sémantique » à propos du mimétisme, tout en reconnaissant qu’avec Les Maîtres fous, il ne s’agit pas d’une métamorphose mimétique propre à la danse culturelle aux masques. 49. M. Rampley, op. cit., p. 18: « Pour Benjamin, le sens des notions anthropologiques de la mimétique est bien connu. Le concept de mimesis est central dans son épistémologie ». Citation originelle : «The significance for Benjamin of such anthropological notions of the mimetic is well known. The concept of mimesis is central to his epistemology ». 50. Taussig, op. cit., p. 141. 51. Les figures prototypiques de la dynamique incorporative étaient l’enfant, le cannibale, l’acteur de cinéma et le clown. Voir, M. Bratu Hansen, Cinema and experience. Siegfried Kracauer, Walter Benjamin, and Theodor W. Adorno, University of California Press, 2011. Adorno avait dit : « Dans l’élément clownesque, l’art se souvient avec un sentiment de consolation de la préhistoire dans le monde primitif animal. Les singes (Menschenaffen) du zoo exécutent en commun ce qui ressemble à des actes clownesques. La connivence des enfants et des clowns est une connivence avec l’art, connivence que les adultes répriment, et tout autant une connivence avec les animaux. Le genre humain n’a pas réussi à se débarrasser si totalement de sa ressemblance avec les animaux qu’il ne puisse soudainement la reconnaître et en être submergé de bonheur », T. W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1995 / GS 7 : 181-2. 52. W. Benjamin, « Sur le pouvoir d’imitation » in Œuvres, t. II. Paris, Gallimard, 2000, p. 362. 53. Mik—who usually gives minimal instructions to his actors, preferring them to feel their way through their performance based on the relational dynamics of the groups involved—here asked a few performers to act out states of delirium in direct citation of scenes from an ethnographic film made in 1954 by Jean Rouch and titled Les Maîtres Fous (Mad Masters) (…) In Training Ground, Mik’s actors manifest the same physical ailments that befall the possessed in Rouch’s film. But here, the distinction between oppressor and oppressed becomes blurred to the point where we see police officers as well as refugees undergo spiritual entrancement. More importantly, though, the ritualistic aspects of Training Ground reveal the practice of exercise itself as representing a form of exorcism, albeit born out of fear and directed toward the future and not, as in Rouch’s example, necessitated by the trauma of a time past. Claudia Schmuckli, Rituals of Engagement, http://www.worldclassboxing.org/exhibit_amik.php 54. M. Taussig, dans “Reflexiones”, in Miradas cruzadas. Cine y antropología, Madrid, La Casa Encendida, 2007, p. 141, parle d’un « excès mimétique » ou d’une « mimesis auto-réfléchie »: « Une mimesis cosnciente d’elle-même grâce à la fusion de la machine mimétique avec le corps dansant mimétique. L’image se transforme en chair animée et l’imitation se réalise par contact. Cela nous rapproche davantage de ce que Callois (…) décrivait comme similaire ». Citation originelle : « Una mímesis consciente de sí misma gracias a la fusión de la máquina mimética con el cuerpo danzante mimético. La imagen se convierte en carne en movimiento y la imitación se realiza por contacto. Esto nos acerca aún más a lo que Caillois […] describía como similar ». 55. Taussig, ibidem. 56. J. Colleyn (ed.) (2009), Jean Rouch. Cinéma et anthropologie, Paris, Cahiers du cinéma-INA, 2009. 57. Colleyn, op. cit. 58. A. Artaud, « Sorcellerie et cinéma », 1927, extrait du livre d’Antonin Artaud, Oeuvres complètes III, Gallimard, 1978. http://www.derives.tv/Sorcellerie-et-Cinema

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59. J. Rouch, cité par Taussig, op. cit., p. 141. 60. J. Rouch « Le vrai et le faux », op. cit. 61. Taussig, op., cit., p. 140. 62. Taussig, op. cit., p. 143. 63. H. Bhabha, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007. 64. « Le rite accompli, tout le monde se sépare, car il faut libérer les taxis loués pour la journée. Le lendemain, chacun a repris sa place au cœur des activités économiques de la ville ». 65. Je remercie Vincent Meessen de m’avoir signalé que Rouch lui-même dira « plus tard qu’il n’aime pas la fin de son commentaire ». 66. Voir Lim Kien Ket, « Of mimicry and White man. A psycoanalysis of Jean Rouch’s Les Maîtres fous », Cultural Critique 51, printemps 2002. Pour la confrontation entre Rouch et Sembéne réalisée par A. Cervoni, dans France Nouvelle n° 1033, 4 août 1965, voir http://www.jstor.org/discover/10.2307/1354636? uid=3737952&uid=2129&uid=2&uid=70&uid=4&sid=56135794363 67. J. J. de Carvalho, « La mirada etnográfica y la voz subalterna », Revista colombiana de antropología, vol. 38, 2002, p. 311. redalyc.uaemex.mx/redalyc/pdf/1050/105015289012.pdf 68. H. Bhabha, op. cit., p. 83. 69. « The image-world is the surface of globalization. It is our shared world. Impoverished, dim, superficial, this image surface is all we have of shared experience. Otherwise we do not share a world », S. Buck-Morss, « Visual Studies and global imagination », Papers of Surrealism Issue 2, summer 2004, p.25. www.surrealismcentre.ac.uk/papersofsurrealism/journal2/acrobat_files/ buck_morss_article.pdf 70. G. Didi-Huberman, op. cit., p. 48 et pp. 103-104.

INDEX

Mots-clés : Altération, absorption, mimétisme, environnement, technologie, choc, schizophrénie, civilisation occidentale

AUTEUR

AURORA FERNÁNDEZ-POLANCO

Professeure de Théorie et Histoire de l’art contemporain à l’Université Complutense de Madrid. Parmi ses publications récentes : « Voir Basilio Martin Patino avec Georges Didi-Huberman », in T. Davila et P. Sauvanet (dir.), Devant les images. Penser l’art et l’histoire avec Georges Didi- Huberman, Dijon, Les Presses du réel, 2011 ; « Ver a distancia », in S. Aznar et P. Martinez (dir.), Lecturas para un espectador inquieto, Madrid, CA2M, 2012. Elle est éditrice de la revue Re-visiones)

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L’iconologie avant Warburg L’orientaliste Charles Clermont-Ganneau et la mythologie des images

Roland Recht

1 Dans la Kunstliteratur ancienne, l’ « iconologie » désigne deux sortes de recueils. Ceux qui réunissent des modèles allégoriques destinés aux beaux-arts : l’ouvrage de référence qui porte le mot lui-même en titre, est celui de Cesare Ripa, paru en 1593, mais des illustrations ne complètent le livre que dans la deuxième édition, dix ans plus tard.1 En second lieu, il faut mentionner les ouvrages qui contiennent les représentations de dieux, de héros ou encore de personnages historiques : on peut mentionner les Illustrium Imagines d’Andreas Fulvio (1517)2 ou les Imagini colla sposizione degli Dei degli Antichi de Vicenzo Cartari, en 1556, consacré à la représentation de divinités et de héros antiques mais aussi de notions abstraites, enrichi par une abondante illustration. Si l’on en juge par le grand nombre de rééditions, ce dernier livre répondait indiscutablement à une attente de divers publics - artistes, amateurs, érudits –, comme en atteste l’activité des académies platoniciennes - les Médicis à Florence, Saint-Luc à Rome, l’Accademia degli Incamminati à Bologne – pour lesquelles la culture mythologique formait le fondement de l’enseignement.3

2 Les ouvrages qui paraîtront aux 18ème et 19 ème siècles attestent de l’importance grandissante des images dans l’étude de l’histoire et de la mythologie des Anciens. Le recours aux images des médailles et de la glyptique, répond à ce besoin de visualiser les figures qui peuplaient la mythologie ou l’histoire ancienne. Ce besoin explique aussi pourquoi on a songé à donner une forme intelligible à des notions abstraites, comme chez Ripa, auxquelles s’ajoutent des descriptions laissées par les auteurs anciens, comme chez Cartari. Ce dernier objectif sera aussi celui de Joachim Sandrart lorsqu’il fera paraître son Iconologia Deorum,4 ou du Dictionnaire iconologique d’Honoré Lacombe de Prézel.5 En 1801, dans son Dictionnaire de la Fable, Fr. Noël définit l’iconologie comme

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étant la « science qui regarde les représentations des hommes, des dieux et des êtres allégoriques ».6 On peut considérer que cette définition sera encore valable durant une bonne partie du 19e siècle. Dans l’introduction de son Iconographie grecque […], Ennio Quirino Visconti précise cependant que « la connoissance et la recherche des portraits des hommes illustres a été […] désignée par le nom d’Iconographie, et on a réservé celui d’Iconologie, qui a presque la même signification, à l’étude et à la recherche des traits et des attributs caractéristiques, propres à faire reconnoître, non les portraits des hommes illustres, mais les figures des personnages mythologiques et allégoriques dont les arts sont obligés très-souvent de représenter les images. »7

3 Aby Warburg a employé pour la première fois le terme « iconologie » dans ses Orientations de l’histoire de l’art, texte programmatique adressé en 1903 à Adolph Goldschmidt, un cousin éloigné alors Privatdozent d’histoire de l’art à l’université de Berlin. Il est utile de rappeler le contexte dans lequel ce terme apparaît. Parmi ces orientations d’une « science moderne de l’art » (Kunstwissenschaft), Warburg compte une tradition historiographique de l’art liée aux Mirabilia qui comprend les « guides » des œuvres marquantes d’une localité ainsi que l’évocation des « uomini famosi » issue de l’ « iconologie typologique », la « tentative de mettre en évidence les figures ancestrales héroïques de l’antiquité ou de la chevalerie […] »8 Ainsi, lors de cette première occurrence, il demeure fidèle au sens qu’a le mot depuis l’époque classique. Dans la deuxième occurrence, c’est-à-dire en 1907 lorsqu’il caractérise la « situation iconologique des peintures en grisaille » de Ghirlandaio au cours de son essai sur Francesco Sassetti, le mot n’est plus entendu dans le même sens : « iconologique » signifie alors que l’auteur a examiné les raisons non-picturales pour lesquelles la technique de la grisaille a été retenue – les figures ainsi peintes seraient des « symboles du compromis des énergies ».9

4 Dieter Wuttke a relevé les dix-neuf occurrences du substantif ou de l’adjectif entre 1903 et 1928 ; dans les fichiers conservés au Warburg Institute à Londres, le mot apparaît à vingt-quatre reprises. Pour désigner la science des images, il emploie indifféremment les termes « iconographie » et « iconologie », ce qui fait dire à Wuttke que Warburg lui- même n’a pas alors une définition arrêtée de cette terminologie. Mais lorsque Warburg parle de l’« iconologie antiquisante du Palazzo Schifanoia » ou de l’« iconologie des Cassoni », le terme est clairement employé à la place de «programme iconographique ». D’une façon générale, l’iconographie est plus proche de l’analyse et l’iconologie de la synthèse, mais il est remarquable que dans la communication sur « Art italien et astrologie internationale au Palazzo Schifanoia de Ferrare », Warburg emploie des expressions comme « analyse iconologique » et « analyser iconologiquement » qui montrent qu’il s’agit alors d’un processus de recherche historique qui a pour objectif de dégager de la gangue des apports médiévaux, le noyau antique. Et c’est en raison de l’analogie qu’un tel processus offre avec la philologie, à la recherche du texte primitif altéré par les adjonctions ou les gloses ultérieures, que Warburg le qualifie d’ « iconologie critique ».

5 Un des exemples les plus parlants de cette « iconologie critique » est justement un passage de cette communication au Congrès international d’histoire de l’art de Rome sur le cycle de Schifanoia :

6 « Il y a quatre ans, lorsque je lus le texte arabe d’Abû Ma’sar dans la traduction allemande que Dyroff a jointe au livre de Boll (ce dont il faut lui être reconnaissant), les personnages énigmatiques de Ferrare, si souvent et depuis tant d’années interrogés en vain, surgirent à mon esprit, et voici que l’un après l’autre ils se révélèrent à moi

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comme ces décans indiens d’Abû Ma’sar. Le premier personnage de la région médiane de la fresque du mois de mars dut se démasquer : c’était bien le personnage noir au regard scrutateur et courroucé, vêtu d’une robe serrée à la taille, dont il tient la ceinture de corde avec ostentation. Dès lors on peut analyser sans aucune ambiguïté tout le système astral de la bande centrale : par-dessus la couche inférieure du ciel grec des étoiles fixes s’était tout d’abord déposé le schéma égyptien du culte des décans. Celui-ci a été recouvert par la couche des transformations mythologiques indiennes, qui dut alors traverser le milieu arabe, sans doute en passant par la Perse. Après que la traduction hébraïque fut venue brouiller les choses par un nouveau dépôt, le ciel grec des étoiles fixes, passant grâce à un intermédiaire français dans la traduction latine d’Abû Ma’sar par Pietro d’Abano, déboucha dans la cosmologie monumentale du début de la Renaissance italienne : et ce justement sous la forme de ces 36 figures énigmatiques de la partie médiane des fresques de Ferrare. »10

7 En 1931 paraît un article de Godefridus Johannes Hoogewerff, une version élargie de sa communication faite trois ans plus tôt au Congrès international d’histoire de l’art d’Oslo : « L’iconologie et son importance pour l’étude systématique de l’art chrétien ».11 Il s’agit en réalité de la première tentative pour donner une définition et un cadre méthodologique à l’iconologie warburgienne, mais appliquée à l’iconographie chrétienne12 qui a ses fondements dans l’histoire des croyances religieuses des peuples et des convictions superstitieuses : l’iconographie est descriptive, l’iconologie interprétative, l’une se limite aux constatations, l’autre aux explications. Hoogewerff cite entre autres les travaux d’Emile Mâle, de Karl Künstle ou de Gabriel Millet. Warburg a beaucoup apprécié la personnalité de cet historien de l’art hollandais et en particulier sa communication à Oslo dont il considère qu’elle est dans la bonne voie du « postulat méthodologique pour une ‘iconologie’ » qu’il avait lui-même formulé en 1912 à propos du Palazzo Schifanoia au Congrès de Rome.13

8 Dans l’esprit de Warburg, l’iconologie désigne une opération qui certes dépasse la simple analyse formelle mais celle-ci lui est indispensable. Elle est, il faut y insister, directement liée au statut stylistique de l’œuvre. Il est assez remarquable que c’est sur cette liaison entre analyse des formes et enquête iconologique qu’insiste Erwin Panofsky lorsqu’il tente de résumer l’originalité des recherches de Warburg. Le 10 mai 1955, il adresse une lettre à Eric M. Warburg qui projette alors de faire publier une biographie de son oncle par Gertrud Bing :

9 « Lorsqu’Aby Warburg est apparu sur la scène, celle-ci était largement dominée par trois méthodes d’approche entièrement légitimes mais, considérées en elles-mêmes, insuffisantes : l’ « appréciation » esthétique, le connoisseurship et cette analyse de la forme dont l’interprète le plus célèbre était Heinrich Wölfflin et, dans un sens encore plus fondamental, Alois Riegl. Ce qui était largement négligé en ce temps, c’était la signification du contenu des œuvres d’art – une signification qui ne peut être révélée qu’à la suite d’une intensive étude des courants littéraire, philosophique et religieux qui dominaient l’époque de leur production, et d’une exploration hardie de phénomènes que le 18e et le 19e siècle ont ou bien oubliés, ou qu’ils ont tendance à envisager avec un tranquille dédain (des phénomènes comme l’astrologie, la prophétie et toutes sortes de pratiques « magiques »), mais qui étaient d’une importance vitale pour les époques antérieures.

10 C’est Aby Warburg qui a vu la nécessité de combiner les trois méthodes d’approche que je viens de mentionner avec ce qui est aujourd’hui universellement reconnu comme

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une interprétation parfaitement indispensable des œuvres d’art, spécialement celles produites à la Renaissance, comme des témoignages de la pensée et de l’émotion plutôt que comme des objets créés dans le but de « plaire aux yeux », et qui, dans sa propre œuvre, illustraient cette nouvelle méthode d’interprétation d’une façon qui ne fut jamais égalée et encore moins dépassée. »14

11 On peut noter que Panofsky n’emploie à aucun moment le terme d’ « iconologie », il parle de l’« interprétation des œuvres d’art parfaitement indispensable », ou, plus loin dans la lettre, des « idées » de Warburg. Il s’était selon toute évidence, approprié le mot et la chose pour en faire le troisième moment de son système analytique et ne le considérait pas comme pouvant désigner « la » méthode de Warburg.

12 Ni la synthèse de Jan Bialostocki rédigée pour l’Enciclopedia universale dell’Arte en 1962, ni la communication de William S. Heckscher au Congrès international d’histoire de l’art de Bonn en 1964 ou encore l’article publié en 1966 par Erik Forssman n’ont accordé une quelconque attention à l’emploi qui est fait de la notion d’iconologie par les historiens des mythes et des religions.15

13 En 1880 pourtant, le substantif « iconologie » et l’adjectif « iconologique » sont employés par un savant français, Charles Clermont-Ganneau (1846-1923), dans un sens très voisin de celui qu’adoptera Warburg. Orientaliste, à la fois archéologue et épigraphiste, Clermont-Ganneau a mené en outre une carrière diplomatique. Il s’est rendu célèbre par une série de découvertes de grand intérêt, la première d’entre elles, faite à 23 ans, étant celle de la stèle de Mesha, qui représente le plus ancien document d’écriture alphabétique connu. Fondateur de l’Institut français d’archéologie et d’art musulman en Syrie, il sera admis à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres dès 1889 et, avec le parrainage d’Ernest Renan, élu au Collège de France qui le nomme sur une chaire d’épigraphie sémitique en 1890, chaire qu’il occupera durant 33 ans, ses cours portant sur les résultats épigraphiques et archéologiques des fouilles qu’il a menées ou supervisées.16

14 Cette personnalité éminente n’a pas laissé d’écrit à caractère théorique ou méthodologique : il mettait toute sa sagacité au service de l’étude des objets et des textes. Cependant, il publie en 1880 un livre qui a pour titre : L’imagerie phénicienne et la mythologie iconologique chez les Grecs, 1ère partie : La coupe phénicienne de Palestrina – la deuxième partie ne verra jamais le jour. Cette publication avait débuté deux années plus tôt sous la forme d’articles dans la Revue critique d’Histoire et de Littérature,17 et dans le Journal asiatique.18

15 Clermont-Ganneau part du constat selon lequel « au commencement de ce siècle, il était de mode d’expliquer tous les mythes par un système transcendant de symbolique métaphysique. Aujourd’hui, beaucoup de personnes, donnant dans le travers de certaines écoles étrangères, voudraient faire de la mythologie, une question pure et simple de linguistique. »19

16 L’auteur s’élève contre cette dernière tendance ; il essaie de montrer qu’il y a une branche essentielle de la mythologie à laquelle on a oublié de faire une place dans la « science des religions ». Il existe, certes, une mythologie de la parole, mais « Il doit donc y avoir une mythologie des images, de même qu’il y a une mythologie des mots, c’est-à-dire que l’image a dû réagir sur l’idée, précisément comme le mot a réagi sur l’idée. »

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17 Les mythologues ont envisagé les images comme les traductions plastiques de légendes : « Il est difficile de trouver un nom exact, et à l’abri de toute critique, pour désigner cette branche de la mythologie. On pourrait l’appeler oculaire, optique ou visuelle, par opposition à la mythologie auriculaire, si l’on ne tenait compte que de la différence des organes qu’elle met spécialement en jeu ; idéographique, iconographique ou iconologique, si l’on ne s’attachait qu’aux éléments sur lesquels s’exerce son action. C’est à ce dernier terme d’iconologique, un peu détourné de son sens usuel, que l’auteur s’est arrêté après quelques hésitations. Il sera même souvent conduit, pour plus de brièveté, à parler d’iconologie tout court, comme contrepartie de la mythologie.

18 Le nom, d’ailleurs, importe peu, une fois l’objet de l’étude bien défini : l’image, l’image matérielle et plastique, mise sur le même rang que le mot, le nom et la métaphore pour expliquer la génération des fables , leur évolution, leur conservation ou leur transformation, enfin, et surtout, leur transmission d’un peuple à l’autre. L’une des plus graves erreurs du système exclusivement linguistique est en effet de supposer que la formation de mythologies considérables, de la mythologie aryenne, par exemple, telle qu’elle nous apparaît chez les Grecs, les Romains, les Germains, etc., s’est opérée tout entière dans les profondeurs les plus intimes, les plus inaccessibles, de la conscience de la race, à l’abri de toute influence étrangère, pour ainsi dire en vase clos. L’iconologie vient au contraire montrer que les influences du dehors ont joué dans ces formations complexes un rôle actif, prolongé, parfois prépondérant. Elle rend ainsi sensibles aux yeux, à un point de vue particulier, toute une série d’interférences qui, seules, peuvent expliquer, à un point de vue plus général, le développement même des divers peuples de l’antiquité. Cette dernière considération l’emporte peut-être sur toutes les autres ; elle suffirait à recommander l’iconologie à toute l’attention du véritable historien, car le jour où l’on aura déterminé tous les modes et tous les cas de pénétration réciproque des divers groupes humains, ce jour-là l’histoire de la civilisation sera faite. »20

19 Comme bon nombre de ses contemporains, le savant orientaliste croit donc en la possibilité d’une histoire culturelle qui serait fondée sur une étude comparative des systèmes de croyances. Mais, poursuit Clermont-Ganneau, cette « glose de Phéniciens à Grecs » a donné naissance à des malentendus ou à des interprétations fautives : « Il s’est passé là un phénomène que nous retrouvons dans l’histoire de toutes les imageries populaires : l’interprétation originelle du sujet ou d’un détail du sujet, la légende de l’image, comme nous disons si justement, est-elle insuffisante, fait-elle défaut, vient- elle à être oubliée, on la crée de toutes pièces, on l’invente. »21 Il faut donc prendre pour point de départ cette « invention » pour remonter au motif iconographique dont elle est dérivée. Mais les voies empruntées par ce motif peuvent être multiples :

20 « Il m’est impossible d’indiquer, même sommairement, toutes combinaisons auxquelles a pu donner naissance cette transmission d’images et de légendes réagissant les unes sur les autres. On pourrait cependant, en se plaçant au point de vue de l’hellénisme, admettre un certain nombre de cas principaux :

21 1° L’image grecque reproduit purement et simplement l’image phénicienne ;

22 2° La signification originelle de l’image est conservée ;

23 3° La copie grecque est altérée involontairement ;

24 4° Les altérations graphiques font naître des altérations dans l’interprétation ;

25 5° L’interprétation est altérée de prime abord et fait naître des altérations graphiques ;

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26 6° L’image, altérée ou non, est interprétée d’une façon tout à fait arbitraire dans ses détails ou dans son ensemble, soit sur de nouveaux frais d’imagination, soit par l’adaptation d’une légende préexistante ;

27 7° Une même image donne naissance à plusieurs interprétations d’ordre différent réagissant ensuite sur elle pour la différencier ;

28 8° Des images, sans rapport entre elles, mais juxtaposées dans un même ensemble décoratif, ont été reliées narrativement, cycliquement, par la glose populaire. »22

29 Essayons à présent de synthétiser les observations de Clermont-Ganneau en mettant l’accent sur tout ce qui les rapproche de celles faites par Warburg :

30 A. il accorde une importance essentielle à l’interaction entre l’image et le texte (ou la parole) : ainsi apporte-t-il, pour la mythologie grecque, la confirmation de l’importance des images pour la connaissance et la compréhension de l’histoire, une entreprise dont les débuts remontent au 17ème siècle ;

31 B. il s’interroge sur la question de la « transmission » (Warburg parlera de « migration ») des images et sur les modalités différentes selon lesquelles elle peut s’opérer, en même temps que sur ces images comme « véhicules » d’un savoir ; les cas 1 à 6 énoncés par Clermont-Ganneau ne sont pas sans analogie avec ce que Panofsky nommera plus tard le « principe de disjonction » ;23

32 C. il souligne l’importance du style – altérations intentionnelles ou non-intentionnelles de la forme primitive – et la capacité de l’interprète à projeter sur l’image des légendes préexistantes (Warburg dirait : « vorgeprägt ») ;

33 D. il définit l’iconologie comme une « contrepartie de la mythologie », une science des images par conséquent, qui permettrait de saisir les « interférences » qui ont finalement donné naissance à telle fable mythologique et ont favorisé le développement d’un peuple ;

34 E. il ne précise pas la conséquence épistémologique de ces remarques mais elle est claire : le travail de l’interprète consiste à dégager de l’image finale ce qu’elle transmet d’un modèle primitif et à saisir la signification des altérations, une enquête similaire étant menée en direction de toute tradition textuelle liée à cette image ;

35 F il croit en la possibilité d’une histoire générale de la culture, transculturelle et diachronique.

36 Bien que cet ensemble de considérations tienne peu de place dans l’œuvre de Clermont- Ganneau, elles ne sont pas passé inaperçues. Salomon Reinach se plait à souligner qu’il a été le premier à illustrer la « mythologie iconologique » du célèbre orientaliste, même si ce fut avec plus de vingt années de retard, dans deux séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, en octobre et décembre 1902. Il s’agit d’un long mémoire sur les légendes grecques relatives aux peines éternelles subies par certains personnages de la fable dans les Enfers, et qui « s’expliquent uniquement par l’interprétation erronée de très anciennes peintures ».24

37 Y a –t-il une filiation entre Clermont-Ganneau et Warburg ? Il est impossible de répondre à cette question. La bibliothèque de Warburg a acquis en 1924, l’année où Aby est revenu de la clinique de Kreuzlingen, le Recueil d’archéologie orientale de Clermont- Ganneau publié en 8 volumes entre 1888 et 1923. Mais le nom du savant français n’est pas apparu dans les archives du Warburg Institute. Ce n’est pas, me semble-t-il, l’essentiel. Il importe plutôt de comprendre à quel point l’histoire des religions, à

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laquelle Warburg accordait une place égale à la philosophie et aux sciences dans sa bibliothèque,25 a joué un rôle capital dans la formation d’un certain nombre de notions et de méthodes, notamment dans le champ de l’iconographie.26

38 Avant de conclure, j’aimerais insister sur le grand bénéfice que nous pouvons tirer de l’étude attentive des travaux qui ont été menés dans le dernier tiers du 19e siècle sur l’histoire et la représentation des mythes. Je compte m’arrêter plus longuement ailleurs sur ceux de Georg Loeschcke (1852-1915), professeur d’archéologie classique à Bonn puis à Berlin, qui ont porté notamment sur la « tradition figurée » (« bildliche Tradition ») et qui offrent maintes similitudes avec ceux de Warburg.27 Loeschcke explique par l’apport singulier de la « fantaisie imaginative des artistes », aussi déterminante que la religion selon lui, comment les thèmes figurés d’un mythe peuvent se voir transposés dans un autre contexte mythologique ou dans des scènes de la vie quotidienne. A propos du combat d’Achille et de Penthésilée, Loeschcke constate qu’ « à chaque époque cette composition a été considérée comme une forme dans laquelle chacun pouvait couler un nouveau contenu. »28

39 La similitude qui frappe avant tout entre les processus morphogénétiques décrits par Clermont-Ganneau et la « critique iconologique » que postule Warburg, porte sur une orientation méthodologique qui a pour ambition de renouveler l’étude, l’histoire et la survivance des mythes à partir des mots ou/et des images.29 Cela signifie que les recherches de Warburg s’inscrivaient dans un courant, et sa collaboratrice Gertrud Bing avait raison d’écrire que Warburg n’est jamais aussi original que « lorsqu’il transforme l’héritage du 19e siècle ».30

NOTES

1. En réalité, l’édition de 1593 fut reprise tel quel à Milan en 1602. Le titre exact de la première édition est : Iconologia overo Descrittione dell’Imagini universali cavate / dall’antichità et da altri luoghi Da Cesare Ripa Perugino. / Opera non meno utile, che necessaria à Poeti, Pittori, & Scul / tori, per rappresentare le viru, vitij, affetti, & passioni humane. […] 2. Rome, Jacob Mazochi 1517. 3. Un facsimile de l’édition de 1647 de cet ouvrage a été publié sous le titre Vicenzo Cartari, Imagini delli dei de gl’Antichi, avec une introduction de Walter Koschatzky, Graz, Akademische Druck- und Verlagsanstalt 1963. On peut encore mentionner : Illustrium imagines ex antiquis marmoribus, numismatibus, et gemmis expressae, quae existant Romae, major pars apud Fulvium Ursinum. Theodorus Gallaeus delineabat Romae ex archetypis, incidebat Antwerpiae, 1598. 4. Oder Abbildung der Götter, welchen von den Alten verehret worden […], 1680. 5. Aussi : J. B. Boudard, Iconologie tirée de divers auteurs, Parme 1759 ; J. C. de la Fosse, Nouvelle iconologie historique, Paris 1768 ; J. Raymond, abbé de Petity, Le manuel des artistes et des amateurs, ou Dictionnaire historique et mythologique des emblèmes, allégories, énigmes, devises, attributs et symboles, Paris 1770 ; Charles-Nicolas Cochin, Almanach iconologique pour l’année 1774 [et suivantes], Paris 1774-1781 ; C. E. Gaucher, Iconologie, Paris 1796 ; Ennio Quirino Visconti, Iconographie Grecque. Première Partie. Hommes illustres, Seconde Partie. Les Rois, Paris, Didot l’Aîné 1808 ; Recueil d’Antiquités contenant I° Têtes antiques, ou iconographie ; II° Costumes des différents peuples de l’Antiquité

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jusqu’au Moyen-Age ; III° Figures antiques, ou iconologie ; rédigé par Mongez, dessiné par Mme Mongez, gravé sous la direction de M. Bouillard, 1804-1810 ; Ennio Quirino Visconti, Iconographie ancienne ou Recueil des Portraits authentiques des Empereurs, Rois et Hommes Illustres de l’Antiquité, Paris 1811-1829. 6. Et il poursuit : « Les modernes la symbolisent par une femme assise, qui, une plume à la main, décrit les êtres moraux que le génie lui développe. Chacun des génies qui l’entourent désigne, par des symboles caractéristiques, l’être allégorique qu’il représente. Des médailles éparses aux pieds de la figure indiquent que l’iconologie doit être fondée sur la connaissance des médailles et des monuments antiques. » ( Dictionnaire de la Fable, ou Mythologie Grecque, Latine, Egyptienne, Celtique, Persanne, Syriaque, Indienne, Chinoise, Scandinave, Africaine, Américaine, Iconologique, etc., par Fr. Noël, 2 tomes, Paris An IX – 1801, ici tome 2, p.59). 7. Iconographie grecque […] Première partie. Hommes illustres, Paris, Didot l’Aîné 1808, Discours préliminaire, p. XVII. 8. « Die Richtungen der Kunstgeschichte. An Adolph Goldschmidt » (9 août 1903), dans Aby Warburg, Werke in einem Band. Auf der Grundlage der Manuskripte und Handexemplare her. und kommentierdt von Martin Treml, Sigrid Weigel und Perdita Ladwig, Berlin, Suhrkamp 2010, p. 673-679. La publication dans Gombrich, Aby Warburg, An Intellectual Biography, Londres, The Warburg Institute, 1970, ampute d’une importante partie le texte originel. 9. Aby Warburg, Essais florentins, présentation par Eveline Pinto, trad. de l’all. par Sybille Muller, Paris, Klincksieck 1990, p.167 et suiv. Je préfère le mot « situation » pour traduire « Stellung », à « fonction » retenu par la traductrice. 10. Essais florentins, ouvr. cité, ici p.206. 11. Rivista di archeologia cristiana, 8, 1931, p.53-82. 12. Rappelons que celle-ci s’est développée au 19e siècle grâce aux travaux d’Adolphe Napoléon Didron, Iconographie chrétienne. Histoire de Dieu, Paris, Imprimerie Royale 1843 ; Augustin-Joseph Crosnier, Iconographie chrétienne, ou, étude des sculptures, peintures […] qu'on rencontre sur les monuments religieux du moyen-âge, Paris, Derache, 1848 ; Charles Cahier, Caractéristiques des saints dans l’art populaire énumérées et expliquées, Paris, Poussielgue Frères 1867 ; Anton Springer, « Ikonographische Studien », dans Mitteilungen der k.k. Zentralkommission zur Erhaltung und Erforschung der Baudenkmale, 5, 1860 ; Heinrich Detzel, Christliche Ikonographie. Ein Handbuch zum Vertändniss der Christlichen Kunst, 2 vol., Freiburg i. Br., Herder 1894-1896 ; Emile Mâle, L’art religieux du 13e siècle en France. Etudes sur l’iconographie du moyen âge et sur ses sources d’inspiration, Paris, E. Leroux 1898 ; Id., L’art religieux de la fin du moyen âge en France. Etude sur l’iconographie du moyen âge et sur ses sources d’inspiration, Paris, A. Colin 1908 ; Id., L’art religieux du 12e siècle en France. Etude sur les origines de l’iconographie du moyen âge, Paris, A. Colin 1922 ; Gabriel Millet, Recherches sur l’iconographie de l’Evangile aux XIVe, XVe et XVIe siècles d’après les monuments de Mistra, de la Macédoine et du Mont-Athos, Paris, Fontemoing et Cie 1916 ; Franz-Xaver Kraus, Real- Enzyklopedie der Christlichen Kunst, 2 vol., Freiburg i. Br. 1926 et 1928. 13. Aby Warburg, Tagebuch der Kulturwissenschaftlichen Bibliothek Warburg mit Einträgen von Gertrud Bing und Fritz Saxl, éd. par Karen Michels et Charlotte Schoell-Glass (Aby Warburg Gesammelte Schriften, Studienausgabe, Bd VII), Berlin, Akademie Verlag 2001, p.412. 14. La lettre est écrite en anglais : voir Erwin Panofsky, Korrespondenz 1950 bis 1956, her. von Dieter Wuttke (Erwin Panofsky Korrespondenz 1910 bis 1968. Eine kommentierte Auswahl in fünf Bänden, her. von Dieter Wuttke, Bd III), Wiesbaden, Harrassowitz 2006, p.746 sq. 15. Jan Bialostocki, « Iconografia e iconologia », dans Enciclopedia Universale dell’Arte 7, Venise- Rome 1962, col. 163-177 ; William S. Heckscher, « The Genesis of Iconology », dans Stil und Überlieferung in der Kunst des Abendlandes (Akten des 21. Internationalen Kongresses für Kunstgeschichte in Bonn, 1964), Bd.3 (Theorien und Probleme), p.239-262 ; Erik Forssman, « Ikonologie und allgemeine Kunstgeschichte », dans Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft, II (1966), p.132-169. Les trois contributions sont reprises dans Ikonographie und

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Ikonologie. Theorien – Entwicklung – Probleme. Bildende Kunst als Zeichensystem Band 1 (éd. par Ekkehard Kaemmerling), Cologne, DuMont 1979, celle de Forssman étant élargie. 16. Cf. Archives de la bibliothèque du Collège de France, dossier 16 CDF 73 : liste des cours de 1890 à 1923. La consultation des lettres et des papiers divers conservés à la bibliothèque de l’Institut de France (Mss. 4108-4117 et 7695) ne m’a pas apporté d’information supplémentaire. 17. « Mythologie iconographique », dans Revue critique d’Histoire et de Littérature, 1878, p.215-223 et p.232-240. 18. « La coupe phénicienne de Palestrina et l’une des origines de l’art et de la mythologie helléniques », dans Journal asiatique, 2, février-mars 1878. 19. Il fait allusion ici à la tradition romantique allemande dans la suite de laquelle se situera encore le livre si fondamental pour Warburg de Hermann Usener, Götternamen. Versuch einer Lehre von der religiösen Begriffsbildung, qui paraîtra en 1896. 20. L’imagerie phénicienne, ouvr. cité, avertissement p.V-VIII. 21. Mythologie iconographique, art. cité, p.219. 22. Ibid., p.234. 23. Dans Renaissance and Renascences in Western Art, Stockholm, Almqvist & Wiksells 1960, chapitre II, p.84-85 (trad. fr. par Laure Verron : La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occident, Paris, Flammarion 1976, p.76). 24. Dans son article « De l’influence des images sur la formation des mythes » (de 1909, repris dans Cultes, mythes et religions, éd. établie par Hervé Duchêne, coll. Bouquins, Paris, Robert Laffont 1996), Salomon Reinach rappelle aussi qu’Alfred Maury avait, dans son Essai sur les légendes pieuses du Moyen Âge, ou Examen de ce qu’elles renferment de merveilleux, d’après les connaissances que fournissent de nos jours l’archéologie, la théologie, la philosophie et la physiologie médicale (Paris, Ladrange 1843), affirmé que nombre d’images devenues incompréhensibles ont fait naître des légendes dans le but d’expliquer ces symboles. 25. Voir mon essai en guise d’introduction à Aby M. Warburg, L’atlas Mnémosyne (Ecrits, 2), trad. de Sacha Zilberfarb, Paris, L’écarquillé 2012 (sous presse). 26. Il n’était pas dans mon propos, lors de cette communication, de revenir sur le projet d’une Société Internationale des Etudes Iconographiques initié en 1902 lors du Congrès international d’histoire de l’art d’Innsbruck (rapport d’Eugène Müntz lu par Conrad de Mandach) et à la suite duquel Warburg semble vouloir marquer plus nettement la distinction entre « iconographie » et « iconologie » (voir Peter Schmidt, Aby M.Warburg und die Ikonologie. Mit einem Anhang unbekannter Quellen zur Geschichte der Internationalen Gesellschaft für Ikonographische Studien von Dieter Wuttke, Bamberg, Stefan Wendel 1989). 27. Warburg a été très tôt en contact avec Loeschcke : dans sa correspondance, conservée au Warburg Institute, il est mentionné souvent et la plus ancienne lettre de ce dernier est datée de 1905. 28. « Bildliche Tradition », dans Bonner Studien. Aufsätze aus der Altertumswissenschaft Reinhard Kekulé zur Erinnerung an seine Lehrthätigkeit in Bonn, gewidmet von seinen Schülern, Berlin, Spemann 1890, p.254. La formule employée par Loeschcke fait songer aux processus d’ « inversions énergétiques » d’Aby Warburg. 29. Les travaux menés par les spécialistes du monde antique sont souvent allés plus loin que ceux des historiens de l’art, mais on ignore souverainement le voisin de chaque côté du mur. Ainsi, très près de nous, dans son étude sur « Le mythe prométhéen chez Hésiode », Jean-Pierre Vernant transpose d’une façon très féconde les trois niveaux du schéma de Panofsky de la manière suivante : une analyse de l’organisation narrative du récit, son étude sémantique, puis le contexte culturel ou, comme le note Vernant, « la

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configuration de l’espace mental au sein (duquel) les récits mythiques ont été produits. » (Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Maspero 1974, p.177-194) 30. Dans une lettre à H.Harder Biermann-Rajen, datée du 10 juillet 1963, publiée dans Erwin Panofsky, Korrespondenz 1962 bis 1968, éd. par Dieter Wuttke, Harrassowitz, Wiesbaden 2011, p. 356-363.

INDEX

Mots-clés : Iconologie, mirabilia, science des religions, archéologie, légendes, transmission, interprétation, imagerie phénicienne

AUTEUR

ROLAND RECHT

Professeur à l'Université de Bourgogne (1980-1986), Conservateur en chef, Directeur général des Musées de Strasbourg (1986-1993), professeur à l'Université Marc Bloch-Strasbourg, Directeur de l'Institut d'Histoire de l'Art (1993-2001), professeur au Collège de France (depuis 2001) : Chaire d'Histoire de l'art européen médiéval et moderne et membre de l'Institut (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres) (2003). Il est l’auteur de Le monde gothique. Automne et Renouveau 1380-1500, Gallimard, Paris, 1988, Les bâtisseurs des cathédrales gothiques, Strasbourg, 1989, Penser le patrimoine. Mise en scène et mise en ordre de l'art, Hazan, Paris, 1999, Le croire et le voir. L'art des cathédrales, Gallimard, Paris, 1999 (2ème édition 2006), Point de fuite. Les images des images des images (Essais critiques sur l’art actuel 1987-2007), Paris, Beaux-Arts de Paris-les éditions, 2009

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Eugène Müntz : un interlocuteur français d’Aby Warburg

Michela Passini

1 Le 9 août 1903, Aby Warburg adresse à l’historien de l’art Adolph Goldschmidt une longue lettre, dans laquelle il retrace les développements de l’écriture d’une histoire de l’art depuis le XVe siècle, en se concentrant notamment sur ses évolutions les plus récentes, au tournant du XXe siècle1. Cette lettre, publiée par Ernst Gombrich dans sa biographie intellectuelle de Warburg, constitue un document essentiel dans la mesure où elle nous permet d’évaluer le positionnement de Warburg au sein d’une histoire de l’art en train de s’élaborer. Dans cet aperçu d’une « histoire de l’histoire de l’art », Warburg distingue deux grandes tendances actuelles de la discipline : les historiens de l’art « enthousiastes », qui « célèbrent la différence », les spécificités individuelles, et les historiens de l’art qui « ont pour but d’interroger les conditionnements sociologiques, c’est-à- dire les obstacles universels auxquels l’individualité héroïque est confrontée ». Précisons que Warburg ne semble pas considérer ces deux tendances come opposées, mais qu’il les voit plutôt comme la continuation et le développement l’une de l’autre, même s’il prend nettement ses distances par rapport au groupe des connaisseurs à la Morelli, qu’il qualifie de « fureteurs ».

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2 Dans cette liste, comprenant presque exclusivement des représentants de la Kunstwissenschaft germanique, le seul savant français mentionné – mis à part Taine qui, mort en 1893 faisait désormais figure classique de la critique d’art – est Eugène Müntz (1845-1902)2.

3 Figure fondamentale de médiateur entre l’histoire de l’art de langue allemande et la France, Müntz a été pour Warburg un interlocuteur privilégié. D’un point de vue purement quantitatif, Müntz est l’un des auteurs contemporains que Warburg cite le plus fréquemment dans ses écrits. Sur le plan qualitatif, Müntz représente un « pont » vers l’historiographie française, mais aussi – et c’est un point essentiel – une référence centrale et un modèle, à un moment crucial du parcours de Warburg où, autour de 1900, le savant hambourgeois posait les bases de sa méthode par ses premiers travaux sur les arts à Florence. Dès lors, il s’agira de comprendre comment l’échange entre les deux auteurs s’est construit et de dégager les éléments qui, chez Müntz, attirèrent Warburg, dans le cadre plus global d’une circulation transnationale de savoirs, de pratiques, de modèles d’historiographie, dont dépend, en ces années là, l’élaboration d’une histoire de l’art professionnelle en Europe. L’étude des relations que Warburg entretient avec Müntz permettra également de poser la question de la réception de l’œuvre warburgienne en France ou, plus précisément, d’interroger les conditions de possibilité concrètes, historiques, d’une telle réception. Ainsi, une telle étude invite à poser le problème, central dans l’étude du discours sur l’art de cette période, des traditions nationales en historiographie : de leur relative perméabilité et des représentations qui leur sont attachées.

4 Les archives de Müntz et les archives Warburg conservent en tout une dizaine de lettres échangées par les deux auteurs3. Nous sommes à la fin de 1897 : Warburg travaille sur les tapisseries Valois des Uffizi, il décrit à son interlocuteur ses recherches sur les « fêtes de Bayonne » et sur les Intermezzi de Bernardo Buontalenti. On sait aujourd’hui quel rôle ces travaux sur les fêtes ont joué dans l’évolution de l’esthétique warburgienne et comment l’étude des tapisseries, comprises comme medium permettant une circulation large de motifs iconographiques, a contribué à orienter les recherches de Warburg vers une prise en compte globale des échanges artistiques entre le nord et le sud de l’Europe.

5 Mais pourquoi s’adresse-t-il à Müntz ? En quoi l’œuvre du savant français représente une référence incontournable pour le plus jeune historien hambourgeois ? Un premier élément de réponse nous est fourni par un texte intitulé Vom Arsenal zum Laboratorium lu le 29 décembre 1927 devant le conseil directif de la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg, et qui constitue une sorte d’autobiographie intellectuelle4. Dans ce texte, Warburg décrit un tournant essentiel dans son parcours : à la fin des années 1890, grâce à l’inventaire des collections des Médicis, publié par Müntz en 1895, Warburg put établir que les panni (« peintures sur toile ») de provenance flamande, présentes dans les collections des Médicis, étaient en réalité les cartons des tapisseries (perdues) que la famille Médicis avait fait tisser à Lille et qui représentaient des sujets classiques. Warburg devait rendre compte de ces découvertes dans la communication qu’il présenta au septième congrès international d’histoire de l’art de Innsbruck en septembre 1902, significativement intitulée Wappen, Stammbäume und Inventare als Hilfsmittel der Kunstgeschichte5. L’analyse des inventaires des Médicis devait également être au cœur de l’Habilitationschrift de Warburg – habilitation qu’il ne soutiendra jamais.

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6 Dès ses premiers ouvrages, Müntz s’était attelé à un immense travail de collecte et de publication de sources relatives à la Renaissance italienne6. Sous cet angle, son œuvre fut une référence obligée non seulement pour Warburg, mais pour tout chercheur travaillant sur la Renaissance– même pour les italiens, comme le reconnût par exemple Adolfo Venturi7. Mais Müntz ne fut pas seulement un compilateur : la recherche et la publication des sources représentèrent pour lui le premier jalon d’une recherche qui ne se limitait pas à l’évolution ‘interne’ des formes, mais qui se donnait pour objectif de replacer cette évolution au sein d’une histoire – beaucoup plus large – des idées esthétiques, du goût, de la culture. Les inventaires des collections, les comptes des artistes et les nombreux autres documents que Müntz étudiait, lui permettaient de comprendre et de restituer la manière dont les œuvres étaient vécues, appréciées, consommées.

7 Attiré par les thèmes de la collection, du marché, de la réception des œuvres, Müntz pratiquait une histoire de l’art où les commanditaires étaient centraux au même titre que les artistes ; où une attention particulière était réservée aux mouvements intellectuels, scientifiques ou littéraires, et à leurs impact sur les arts, aux métamorphoses multiples des motives iconographiques, à la sensibilité religieuse, aux formes de la vie en société. Comme le dit Warburg dans sa lettre à Adolph Goldschmidt, Müntz interrogeait les conditionnements sociologiques dus aux coutumes et aux mœurs, auxquels l’activité artistique est soumise. Ainsi, les ouvrages de Müntz reconstituaient en détail la situation économique et politique des différents centres de la Renaissance en Italie, donnaient de vastes aperçus sur les humanités et le niveau des connaissances techniques, étudiaient le sentiment religieux, mais aussi la mode, la condition de la femme, les fêtes, la sociabilité. Müntz concevait son œuvre comme une histoire de civilisations, comme il l’écrit clairement à propos de son histoire de l’art pendant la Renaissance : « Malgré son titre, l’ouvrage [l’Histoire de l’art pendant la Renaissance] forme en réalité une histoire de la civilisation italienne, et non pas seulement une histoire de l’art. Toute la première partie de ce volume est consacrée à des vues d’ensemble sur le sentiment national, le sentiment religieux, les mœurs et l’état d’âme dans l’Italie du XVIe siècle »8.

8 Le modèle burckhardtien joue de toute évidence un rôle essentiel chez Müntz. L’Histoire de l’art pendant la Renaissance est en effet, parmi les ouvrages de Müntz, celui où l’empreinte burckhardtienne était le plus explicite. Dans l’organisation des matériaux ainsi que dans la structure même de certains chapitres Müntz s’était évidemment inspiré de Die Kultur der Renaissance in Italien. Les échanges entre les deux savants allaient d’ailleurs dans les deux sens. Ainsi, les études de Müntz sur les collections des Médicis, son édition de l’inventaire de ces collections, ont joué un rôle essentiel dans la rédaction de l’essai Burckhardt sur les collectionneurs de la Renaissance9.

9 Cette proximité de la tradition germanique de la Kulturgeschichte fit la spécificité de l’œuvre de Müntz un au sein de l’historiographie française à un moment où, en France, l’appréciation du modèle burckhardtien par les historiens de l’art était plutôt mélangée. Que l’on pense à Louis Courajod qui dans le texte des Leçons qu’il professait à l’École du Louvre, prenait explicitement ses distances par rapport à l’historien bâlois, l’enjeu étant pour Courajod d’affirmer l’existence d’une « Renaissance nationale », nordique, antérieure à l’éclosion de la Renaissance italienne10.

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10 Müntz subit d’autant plus l’ascendant de Burckhardt qu’il était très proche de Taine, dont les ouvrages ont représenté l’un des principaux intermédiaires pour la diffusion des idées du savant bâlois en France. Bibliothécaire et responsable des collections dans cette même École des Beaux-Arts où le philosophe professait son cours d’esthétique, Müntz sera son suppléant à partir de 1885.

11 Mais des notes de lecture, datant de ses années de formation, témoignent d’un intérêt bien plus précoce pour l’œuvre du philosophe, et font état d’une adhésion à sa méthode qu’il n’est pas excessif de définir enthousiaste :

12 « La critique de Taine ressemble à un engrenage : si vous placez un objet entre les dents des deux premières roues, elles le saisiront, le broieront et ne le lâcheront qu’après l’avoir fait passer par tous les dédales de la machine. De même, une fois que vous avez lu une page de Taine, vous êtes entraînés, vous perdez l’usage de votre raison, de votre indépendance ; votre volonté est impuissante à protester ; vous suivez votre guide comme si une attraction vous précipitait sur ses pas, et sa fascination survit à la lecture. Aujourd’hui encore je ne peux pas m’arracher aux idées qu’il m’a inculquées, tant elles sont profondément gravées dans ma mémoire. Il est trop puissant, il absorbe le lecteur et ne lui permet plus de le contrôler [sic], tant le charme qu’il exerce est irrésistible »11.

13 Même si, plus tard, Müntz devait exprimer des positions plus nuancées à l’égard de la méthode tainienne, son œuvre appartient au courant d’esthétique sociologique dont Taine a été l’un des initiateurs.

14 Taine et Burckhardt ouvraient des perspectives nouvelles à la recherche en posant les assises d’un travail historique capable d’intégrer l’étude des arts dans la reconstitution des civilisations. Assumée et revendiquée par Müntz, cette filiation intellectuelle a été perçue clairement par ses contemporains : ainsi, c’est à Burckhardt que se réfère l’historien et orientaliste Henri Cordier quand il définit Müntz comme appartenant « beaucoup plus à l’école allemande d’histoire de l’art qu’à l’école française »12.

15 Cette familiarité de Müntz avec la Kulturgeschichte germanique, en plus des sujets qu’il a traités, peut expliquer le fait que Warburg se soit senti proche de lui plus que d’autres historiens de l’art français contemporains. Si la pratique de l’histoire de l’art comme histoire de civilisations a représenté une première raison de l’intérêt de Warburg pour l’œuvre de Müntz, une deuxième raison doit être recherchée dans le rôle joué par Müntz dans les débats sur l’iconographie et l’iconologie autour de 1900 – rôle central, comme le montrent les documents réunis par Dieter Wuttke13, et aussi, de manière encore plus explicite, la correspondance entre Müntz et August Schmarsow, fondateur du Kunsthistorisches Institut de Florence et figure centrale dans la formation de Warburg14.

16 Déjà en 1882, Müntz avait publié des Etudes sur l’histoire de la peinture et de l’iconographie chrétienne15. L’analyse iconographique tenait une place essentielle dans les travaux de Müntz sur la Renaissance, comme outil permettant de replacer l’œuvre d’art dans un contexte culturel large. Ainsi, quand Warburg prépare le texte de sa dissertation sur la Naissance de Vénus et le Printemps de Botticelli (1892), c’est à Müntz qu’il se réfère à propos de la Pallas Athéna représentée dans cette tapisserie, que Müntz avait publiée et étudiée en 1889 dans le premier volume de son Histoire de l’art pendant la Renaissance, et qui est pour Warburg un chaînon essentiel dans sa reconstitution des relations unissant Botticelli au Politien16.

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17 Müntz sera d’ailleurs amené par ses recherches à se concentrer sur des thèmes iconographiques d’origine antique, qui avaient survécu dans le folklore et dans l’art populaire. Ainsi, entre la fin des années 1880 et le début des années 1890, il publia une série d’articles sur « Les Légendes du Moyen-Âge dans l’art de la Renaissance » dans la Revue des traditions populaires (organe de la Société des traditions populaires du Musée d’ethnographie du Trocadéro, dont Müntz était membre) fondée par l’ethnologue et folkloriste Paul Sébillot en 1882. Un de ces articles était consacré à « La Légende de Trajan », que Warburg étudiera également17.

18 Ces travaux faisaient de Müntz une figure centrale dans les nouvelles études iconographiques. Les chercheurs plus jeunes qui, vers le milieu des années 1880, entreprenaient des travaux de ce type s’adressent à lui : sa correspondance comprend des lettres de Henry Thode, auteur d’un volume sur François d’Assise et les origines de la Renaissance en Italie, qui présente, entre autres, une étude de l’iconographie du saint18 ; de Josef Strzygowski, qui avait publié ses recherches sur l’iconographie du baptême de Christ19 ; plus tard d’Émile Mâle20 ; et surtout d’August Schmarsow, qui sera, avec Müntz, l’un des fondateurs de la Société internationale des études iconographiques21.

19 La fondation de cette société est liée à un débat central dans l’élaboration de la discipline Histoire de l’art à la fin du XIXe siècle – un débat sur l’iconographie dans le cadre d’une discussion plus large sur les outils et les pratiques de l’histoire de l’art, qui voit la communauté des chercheurs de l’époque traversée par plusieurs lignes de clivage, dont notamment celle entre les connaisseurs, attirés par les doctrines de Morelli, et des savants pratiquant une histoire de l’art plus proche de l’histoire de la culture22. La fondation de la Société internationale des études iconographiques est également liée à l’essor des congrès internationaux d’histoire de l’art – épisode-clé de l’institutionnalisation de la discipline. C’est dans le cadre du cinquième congrès international d’histoire de l’art qui se tint à Amsterdam en septembre 1898, que Müntz présenta une communication intitulée « La Nécessité des études iconographiques », publiée en partie par Dieter Wuttke23. Dans son intervention Müntz insistait sur l’importance de reprendre ces études dans un but polémique : « Dans les sculptures et les peintures, on ne voit plus que la question de l’attribution, sans se préoccuper du sens des œuvres, voire de leur mérite »24.

20 La recherche en iconographie, avance Müntz, « offrirait autant d’intérêt que les irritantes recherches d’attribution de peintures de huitième ou dixième ordre, qui passionnent trop exclusivement la critique d’art contemporaine ». Il s’agissait ici, de toute évidence, de prendre position contre la diffusion des doctrines de Giovanni Morelli (disparu en 1891) parmi de jeunes générations de chercheurs. Dans ses écrits, publiés à partir de 1874, Morelli mettait en avant une analyse stylistique indifférente tant aux sujets représentés qu’à la dimension plus largement culturelle des œuvres d’art, une méthode qui, à partir de la comparaison de détails apparemment secondaires et moins connotées par une intentionnalité stylistique – les fameuses planches comparant les oreilles ou les ongles –, déboucherait sur des attributions fiables. Autour du milieu des années 1880, Müntz avait été l’un des adversaires les plus acharnés de Morelli. Dans sa campagne contre le connaisseur italien, il était soutenu par Schmarsow, qui, dans des lettres passionnées, commentait avec malveillance les « neuesten Expectorationen der Morellisten » et peignait dans des tons sombres la diffusion de la « Lermolieffsche Krankheit » (la maladie lermolieffienne, Lermolieff

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étant le pseudonyme sous lequel Morelli publiait ses écrits)25. La fondation de la Société internationale des études iconographiques se situe donc, entre autres, dans le contexte d’une réaction à l’« attributionnisme » morellien.

21 La correspondance Schmarsow-Müntz pour les années 1898-1900 nous renseigne sur les développements pratiques de la constitution de la Société. Müntz fut proposé par Schmarsow comme président ; Schmarsow lui-même revêtait la fonction de vice- président ; Conrad de Mandach était le secrétaire. Dans la correspondance Schmarsow- Müntz apparaissent aussi plusieurs noms d’historiens de l’art de différents pays qui devaient être associés : Johan Jacob Tikkanen, Adolfo Venturi, Julius von Schlosser, Henry Thode entre autres.

22 En avril 1901, Müntz présentait la Société internationale des études iconographiques, à Paris, devant l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. L’année suivante, à l’occasion du septième Congrès international d’histoire de l’art – le même où Warburg lut son interventions sur les inventaires Médicis –, Conrad de Mandach présentait les statuts et le programme de la Société, programme dont Müntz était l’auteur26.

23 C’est un texte court, mais capital : Müntz prônait une histoire de l’art comme composante essentielle de l’histoire de la culture et insistait sur la nécessité, pour l’histoire de l’art, de procéder « à l’analyse de grands courants d’idées et de sentiments auxquels, de toute nécessité, il faut qu’une œuvre d’art se rattache si elle prétend être vivante et éloquente ». Les études iconographiques étaient donc un outil pour replacer les œuvres dans leur terreau intellectuel : ainsi elles devaient prendre en compte au même titre les beaux-arts et les arts populaires, le domaine du folklore.

24 C’est dans ce texte que Müntz introduisait le terme « iconologie » pour caractériser ces études. Le mot « iconographie » pouvant prêter à confusion (car il s’applique aussi à l’étude des portraits), il suggérait d’utiliser le terme, plus précis, d’iconologie. On voit bien que Müntz n’attache pas de valeur particulière à cette expression, « iconologie » étant simplement, pour lui, un synonyme plus efficace d’iconographie. Cette précision de Müntz sera toutefois essentielle pour Warburg qui introduit l’adjectif iconologique dans ses écrits à partir de l’année suivante, comme l’a montré Roland Recht27.

25 Müntz, qui meurt en 1902, ne pourra pas développer ses recherches au sein de Société internationale des études iconographiques. En plus du rôle qu’il a joué dans la fondation des études iconographiques comme pivot d’une histoire de la culture, un dernier élément doit être pris en compte, qui semble avoir constitué un lien essentiel entre Warburg et Müntz. Müntz était particulièrement attentif aux échanges, à la transmission de formes et de modèles entre le Nord et le Sud de l’Europe : dans ses ouvrages majeurs, il fit de la France un espace de circulation et d’expérimentation pour les innovations flamandes et italiennes. Ce faisant, Müntz prenait résolument position contre une partie de l’histoire de l’art française contemporaine.

26 En France, les trois dernières décennies du XIXe siècle coïncidèrent avec une phase de nationalisation accrue du discours sur l’art : l’enseignement de Louis Courajod (1841-1896) bouleversa l’image traditionnelle de la Renaissance et donna une forte impulsion aux études sur la production nationale, dont il s’agissait de mettre en lumière la «francité». L’idée que l’influence d’un art étranger avait pu provoquer une rupture dans la tradition française suscita une forte résistance de la part d’une histoire de l’art qui revendiquait ostensiblement pour la France un rôle de premier plan dans les mouvements qui conduisirent à l’élaboration de l’art moderne. Ainsi, de nombreuses études s’attachèrent à une révision radicale de l’image traditionnelle de

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l’évolution des styles, et tentèrent de doter l’art français d’un nouveau statut parmi les productions des autres nations européennes en niant toute « contamination » avec d’autres traditions figuratives.

27 Dans une France qui était en train de redécouvrir une Renaissance toute nationale, d’essence nordique et antilatine, l’œuvre de Müntz rencontrait nécessairement de fortes résistances. Alors qu’il était une figure centrale à un niveau international, Müntz occupait une position de plus en plus marginale dans le champ de l’historiographie française de l’art, qui précipitera plus tard la rapide obsolescence de son œuvre. S’il est vrai que Müntz jouit d’une importante reconnaissance officielle, et qu’il exerça une influence décisive dans l’évolution de la discipline en tant que directeur de nombreuses initiatives éditoriales, il n’atteindra jamais une position prééminente dans l’enseignement universitaire. Les vicissitudes de son professorat à l’École des Beaux- Arts sont tout à fait révélatrices d’un isolement de plus en plus marqué. Quand en 1893 Taine mourut et que s’ouvrit le débat sur sa succession, la direction de l’École des Beaux-Arts choisit non pas Müntz, qui l’avait suppléé pendant plusieurs années, mais le critique et journaliste Louis de Fourcaud, connu pour les implications nationalistes de ses théories, et qui professa un enseignement fort proche des doctrines de Courajod sur les origines de la Renaissance28.

28 Müntz mourut en 1902, l’année même où l’exposition des Primitifs français (1904) commençait à s’organiser sous la direction d’Henri Bouchot29. C’était de l’héritage de Courajod que Bouchot et ses collaborateurs se réclamaient : de cette idée de la primauté des pays du Nord que Müntz avait combattu tout au long de sa carrière.

29 En 1904, alors que l’exposition était encore en cours, Warburg fit paraitre en italien dans la Rivista d’arte un article intitulé « Per un quadro fiorentino che manca all’esposizione dei Primitivi francesi »30, qui attirait l’attention des chercheurs sur l’Adoration des Mages de Benedetto Ghirlandaio, découverte par Paul Mantz à Aigueperse, en Auvergne. Warburg y insistait de façon polémique sur les circulations multiples d’artistes et de modèles entre France, Flandres et Italie, et relevait le « style étrangement ultramontain » du tableau qui, en l’absence de l’inscription déchiffrée par Mantz, aurait rendu difficile d’établir si son auteur était « un flamand ou un français toscanisant ou bien un italien peignant “à la française” ». En stigmatisant le nationalisme des organisateurs de l’exposition, Warburg se situait clairement dans le champ qui avait été celui de Müntz.

30 Cette proximité intellectuelle de Warburg et Müntz doit être prise en compte au moment où il s’agit d’aborder la question de la réception extrêmement problématique de l’œuvre de Warburg en France. Dans ce cadre d’une réception difficile, tardive, de la méthode de Warburg en dans l’historiographie de l’art de langue française, il y a une exception intéressante : l’historien de l’art Jacques Mesnil, d’origine belge, qui, ami de Warburg, intègre précocement des références warburgiennes dans ses écrits. Mesnil est d’ailleurs un cas singulier : un chercheur qui publie en français mais qui est une figure d’apatride de la recherche, tant qu’il est difficile de le situer effectivement dans une tradition française d’études31.

31 Mesnil, lecteur attentif de l’essai de Warburg sur la Naissance de Venus et le Printemps – qui devait marquer durablement sa propre analyse de l’œuvre de Botticelli32 – partageait avec celui-ci un intérêt marqué pour le problème des relations artistiques entre le Nord et le Sud de l’Europe à la Renaissance. Il l’aborda dans différents articles, dans l’ouvrage L’Art au Nord et au Sud des Alpes à l’époque de la Renaissance, paru en 1911,

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ainsi que dans son intervention au Xe Congrès international d’histoire de l’art (1912) – le même où Warburg présenta ses recherches sur les fresques du Palazzo Schifanoia33.

32 Mesnil prit part aux travaux de la Bibliothèque Warburg, dont il relata les résultats dans des articles parus dans la Gazette des Beaux-Arts (1926-29) 34. Il aura donc servi d’intermédiaire pour une réception qui en France aura lieu beaucoup plus tard. Une précision s’impose d’ailleurs : ce que Mesnil retient de l’œuvre de Warburg n’est pas la réflexion sur l’iconologie mais plutôt l’attention aux conditions sociales de la production des œuvres : la partie de l’œuvre de Warburg qui ouvre vers une histoire sociale de l’art.

33 En posant la question de la réception de Warburg en France il faut surtout éviter l’écueil d’une lecture téléologique, qui nous amènerait à être surpris qu’un auteur qui nous intéresse, dans la mesure où il semble répondre à une série de questions ouvertes de notre histoire de l’art, ait eu un impact tardif et inégal sur une tradition d’études qui, comme l’historiographie de l’art française de la première partie du XXe siècle, se posait des questions complètement différentes.

34 Warburg a eu comme principal interlocuteur en France un savant, Eugène Müntz qui, par sa lecture de la Renaissance en France et en Europe, était plutôt isolé dans le cadre de l’histoire de l’art française telle qu’elle était en train de s’élaborer au tournant du XXe siècle – un savant dont certains de ses contemporains estimaient qu’il était plus proche de la tradition historiographique allemande que de la française.

35 Ainsi, il est peut-être utile de poser ce problème de la réception de l’œuvre de Warburg – et aussi de la méthode que Warburg a inaugurée et d’autres ont développée – en France dans les termes d’un questionnement sur les échanges entre traditions nationales en sciences humaines35, sur leur relative étanchéité et sur les représentations qui leur sont attachées. L’histoire de l’art française du XXe siècle peut être considérée comme une tradition singulière, spécifique ? Quels en seraient alors les éléments constitutifs ? Quelles résistances y rencontra l’œuvre de Warburg ? Mais aussi, en d’autres termes, qu’est-ce qui fit de Müntz, à la fin de sa carrière, un savant isolé ?

36 Répondre à ces questions demanderait de procéder à une prise en compte critique du discours sur l’art en France et en Europe sur au moins deux siècles. L’analyse des relations intellectuelles que Warburg entretint avec cette figure singulière de l’historiographie française, Eugène Müntz, apporte peut-être quelques premiers éléments de réponse.

NOTES

1. Cette lettre a été publiée en partie dans Ernst Gombrich, Aby Warburg, an Intellectual Biography, Oxford, 1986, p. 143 et intégralement, en italien, par Maurizio Ghelardi : Aby Warburg, « La storiografia artistica : una lettera a Adolph Golschmidt », dans id., La rinascita del paganesimo antico e altri scritti, (1889-1914), éd. par M. Ghelardi, Turin, 2004, p. 359-364, ici p. 363.

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2. Sur la carrière et l’œuvre de Müntz, voir : Jules Maurice, « Notice nécrologique sur Eugène Müntz (1845-1902) », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1906, p. 67-84 ; Camille Enlart et Georges de Manteyer, E. Müntz. Notice biographique par C. Enlart. Bibliographie par G. de Manteyer, Rome, 1903 ; Henri Cordier, « Eugène Müntz. In memoriam », Revue des traditions populaires, t. XVIII, 1903, p. 620-625 ; André Girodie, « Eugène Müntz », Revue alsacienne illustrée, t. IV, 1902, p. 65-74 ; Louis Dimier, « Eugène Müntz », Gazette des Beaux-Arts, t. XXIX, 1903, p. 42-47. Plus récemment : Michel Espagne, L’Histoire de l’art comme transfert culturel. L’itinéraire d’Anton Springer, Paris, 2009, p. 238-242 ; Michela Passini et François-René Martin, « Ressentiment politique, affinités intellectuelles. Eugène Müntz et l’histoire de l’art allemande », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, t. I, 2009, p. 227-254. 3. Bibliothèque nationale de France, Eugène Müntz, correspondance reçue, NAF 11314, 10 lettres. 4. Vom Arsenal zum Laboratorium (1927) a été publié pour la première fois par Maurizio Ghelardi, en traduction italienne, dans Aby Warburg, La rinascita del paganesimo antico e altri scritti, op. cit., p. 6-16. 5. Aby Warburg, Wappen, Stammbäume und Inventare als Hilfsmittel der Kunstgeschichte, dans Offizielles Berich ueber die Verhandlungen des VII. Internationalen Kunsthistorischen Kongresses in Innsbruck (9.-12. September 1902), Berlin, s.d, p. 92-97. 6. Voir notamment Eugène Müntz, Les Arts à la cour des papes pendant le XVe et le XVIe siècle. Recueil de documents inédits tirés des archives et des bibliothèques romaines, 3 vol., Paris, 1878-1882. 7. Voir la correspondance qu’il entretint avec Müntz : Bibliothèque nationale de France, Correspondance d’Eugène Müntz, NAF 11313. 8. Eugène Müntz, brouillon de lettre, s.d., destinataire inconnu, Bibliothèque Nationale de France, Correspondance d’Eugène Müntz, NAF 11315, f. 272. 9. Maurizio Ghelardi, « Introduzione », dans Jacob Burckhardt, L’arte italiana del Rinascimento. I collezionisti, Venise, 1995, p. XIII. 10. Je me permets de renvoyer à mon ouvrage : Michela Passini, La fabrique de l’art national. Le nationalisme et les origines de l’histoire de l’art en France et en Allemagne (1870-1933), éditions de la Maison des sciences de l’homme – Centre allemand d’histoire de l’art, 2012. 11. Note manuscrite, datée 3 mars 1866, Bibliothèque Nationale de France, Eugène Müntz, Documents sur l’histoire des arts, NAF 21500, ff. 775-776. 12. Henri Cordier, « Eugène Müntz. In memoriam », op. cit., p. 621. 13. Peter Schmidt, Aby Warburg und die Ikonologie. Mit einem Anhang von Dieter Wuttke, Wiesbaden, 1993. 14. Bibliothèque Nationale de France, Correspondance d’Eugène Müntz, NAF 11310. 15. Eugène Müntz, Études sur l’histoire de la peinture et de l’iconographie chrétienne, Paris, G. Fischbacher, 1882. 16. Id., Histoire de l’art pendant la Renaissance, vol. I : la tapisserie est reproduite, en couleurs, dans le frontispice. 17. Ces articles furent réunis dans le recueil Eugène Müntz, Les légendes du moyen âge dans l’art de la Renaissance, Vannes, Impr. de Lafolye, 1892. 18. Henry Thode, Franz von Assisi und die Anfänge der Kunst der Renaissance in Italien, Berlin, 1885 ; trad. fr. par Gaston Lefèvre (pseud. de Théodore de Wyzewa), Saint François d’Assise et les origines de l'art de la Renaissance en Italie, 2 vol., Paris, 1909. Pour sa correspondance avec Müntz, voir : Bibliothèque Nationale de France, Correspondance d’Eugène Müntz, NAF 11312. 19. Josef Strzygowski, Iconographie der Taufe Christi. Ein Beitrag zur Entwicklungsgeschichte der christlichen Kunst, Munich, 1885. Pour sa correspondance avec Müntz, voir : Bibliothèque Nationale de France, Correspondance d’Eugène Müntz, NAF 11311. 20. Émile Mâle, L’Art religieux du XIIIe siècle en France, étude sur l’iconographie du Moyen-Âge et sur ses sources d’inspiration, Paris, 1898.

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21. Voir note 14. 22. Sur Morelli, voir Michela Passini, « Giovanni Morelli », dans Michel Espagne et Bénédicte Savoy (dir.), Dictionnaire des historiens de l’art allemands, Paris, Éditions du CNRS, 2010, p. 157-164, avec bibliographie. 23. Eugène Müntz, « La Nécessité des études iconographiques », dans Peter Schmidt, Aby Warburg und die Ikonologie. Mit einem Anhang von Dieter Wuttke, op. cit., p. 56-57. 24. Ibid., p. 56. 25. Voir n. 14 ; lettres du 31 décembre 1883 et du 20 juin 1886. 26. Eugène Müntz, « Programme », dans Peter Schmidt, Aby Warburg und die Ikonologie. Mit einem Anhang von Dieter Wuttke, op. cit., p. 83-86. 27. Roland Recht, « L’iconologie d’Aby Warburg : enquête sur son origine », communication au colloque Survivance d’Aby Warburg. Sens et destin d’une iconologie critique, ENSBA (Paris) et CAPC (Bordeaux), 19-20 mai 2011, sous la direction de Sabine Forero-Mendoza et Bertrand Prévost. 28. Samuel Rocheblave, Louis de Fourcaud et le mouvement artistique en France de 1875 à 1914, Paris, 1926, p. 216-220. 29. Sur cette exposition, voir: Dominique Thiébaut, François-René Martin, Philippe Lorentz (dir.), Primitifs français, découvertes et redécouvertes, cat. expo., Paris, Musée du Louvre, 2004. 30. Aby Warburg, « Per un quadro fiorentino che manca all’esposizione dei Primitivi francesi », Rivista d’Arte, t. II, n° 5, 1904, p. 84-86. 31. Je me permets de renvoyer à mon article : Michela Passini, « Jacques Mesnil », dans Ph. Bordes (dir.), Histoire sociale de l’art: une anthologie critique, à paraître aux éditions de l’INHA et des Presses du Réel. 32. Jacques Mesnil, Botticelli, Paris, A. Michel, 1938. 33. Id., L’Art au Nord et au Sud des Alpes à l’époque de la Renaissance. Études comparatives, Paris- Bruxelles, G. Van Oest, 1911. 34. Id., « La bibliothèque Warburg et ses publications », Gazette des Beaux-Arts, 14, 1926, p. 237. Voir aussi : Id., « Conférences de la Bibliothèque Warburg », ibid., 1, 1929, p. 319-320. 35. Johan Heilbron, « Repenser la question des traditions nationales en sciences sociales », dans Gisèle Sapiro, L’espace intellectuel en Europe. De la formation des États-nations à la mondialisation, XIXe- XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2009, p. 309-318.

INDEX

Mots-clés : Historiographie, tradition, réception, panni, motifs, échanges artistiques, France, Allemagne

AUTEUR

MICHELA PASSINI

Chercheuse au CNRS (Institut d’histoire moderne et contemporaine). Spécialiste de l’historiographie de l’art et de l’histoire des musées et du patrimoine, elle prépare une histoire transnationale des expositions dans les musées européens et nord-américains (1900-1940). Ses publications les plus récentes sont La fabrique de l’art national. Le nationalisme et les origines de

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l’histoire de l’art en France et en Allemagne (1870-1933), Paris, 2012, Sarah Linford et Michela Passini (dir.), Le Génie dans l’art. Anthologie des écrits esthétiques et critiques de Gabriel Séailles, Paris, 2011; Maurice Barrès, La grande pitié des églises de France, (édition commentée avec Michel Leymarie), Paris, 2012.

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Résonances warburgiennes en France dans les années 1930 La survivance de l’antique chez Jean Adhémar et Jean Seznec

Marie Tchernia-Blanchard

1 La question de la réception de Warburg en France dans la première moitié du XXe siècle reste, aujourd’hui encore, un problème épineux. Pourtant, dans cette France souvent considérée comme indifférente, voire sceptique, à l’égard des idées défendues par Aby Warburg et ses disciples, sont publiés à la fin des années 1930 deux ouvrages directement liés aux centres d’intérêt de l’Institut récemment créé à Londres. Il s’agit des thèses de doctorat de Jean Adhémar, Influences antiques dans l’art du Moyen Age français. Recherches sur les sources et les thèmes d'inspiration 1, et de Jean Seznec, La Survivance des dieux antiques. Essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l’humanisme et dans l’art de la Renaissance 2, qui traitent non seulement du thème, central pour le fondateur de la Kulturwissenschaftliche Bibliothek, de la Survivance de l’Antiquité au Moyen Age et à la Renaissance, mais qui ont en outre toutes deux été publiées dans la collection des Studies of the Warburg Institute, aux volumes VII et XI.

2 Les deux ouvrages présentent par ailleurs un autre trait commun, celui d’avoir été associé, de façon plus ou moins directe, à la figure d’Henri Focillon, celui-là même à qui l’on impute parfois une part de la mauvaise fortune du courant warburgien en France, et qui affichait tout au moins une véritable méfiance vis-à-vis d’une histoire de l’art jugée trop « kabbalistique »3.

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3 Est-il dès lors permis de penser qu’au-delà de ce qui est communément admis, Warburg aurait bénéficié d’un certain écho en France, et que ses successeurs y auraient trouvé des disciples pour relayer leurs théories ? Et si tel était le cas, peut-on parler d’un courant warburgien français, au sein duquel la notion de survivance trouverait une définition propre, distincte des voies ouvertes au même moment dans les pays germaniques ou anglo-saxons ?

4 Pour tenter de répondre à ces questions, c’est d’abord aux circonstances qui ont présidé à la rédaction des Influences antiques dans l’art du Moyen Age français et de La Survivance des dieux antiques qu’il convient de s’intéresser. Jean Adhémar et Jean Seznec ont tous deux entrepris une thèse de doctorat à la Sorbonne en 1931. En dépit de la parenté des sujets abordés et du fait qu’ils ont été déposés la même année dans la même institution, les motivations des deux chercheurs et les enjeux de leurs travaux sont pourtant bien différents.

5 En 1931, Jean Adhémar est un jeune diplômé de l’Ecole des Chartes, où il vient de soutenir « brillamment » un premier travail sur la question de l’influence antique dans l’art médiéval sous la direction de Marcel Aubert et Paul Deschamps. Désirant poursuivre ses travaux à l’université, il se tourne vers Henri Focillon, alors titulaire de la chaire d’art médiéval à la Sorbonne, qui encourage le jeune chercheur à pousser plus avant des recherches sur une thématique dont il a lui-même esquissé les grandes lignes dans L’Art des sculpteurs romans, paru la même année4. Le travail d’Adhémar se voit ainsi dès l’origine orienté vers la question, chère à Focillon, de l’influence des monuments « fameux et admirés » de l’ancienne Gaule5 sur la création du vocabulaire architectural roman, et plus particulièrement sur son décor sculpté.

6 Jean Seznec, quant à lui, décide de s’engager dans une thèse de doctorat à l’issue d’un séjour de deux ans à l’Ecole Française de Rome, à la fin duquel il a présenté, à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, dirigé par Emile Mâle, un mémoire sur « les fresques mythologiques dans les Palais Italiens au XVIe siècle – dans leurs rapports, particulièrement, avec les traités d’Iconographie »6. S’il choisit lui aussi d’inscrire son sujet à la Sorbonne, c’est bien en tant qu’élève de Mâle, et sous la direction conjointe de celui-ci, ainsi que de René Schneider et de Gustave Cohen, qu’il entend entreprendre ses recherches. Ce n’est que plus tard, en 1937, que Focillon, en qualité de rapporteur de la thèse, sera amené à intervenir dans le projet, à la suite d’un incident administratif dû au fait que Seznec n’avait pas été admis sur la liste des futurs professeurs de faculté par les professeurs de littérature, ceux-ci l’ayant jugé « indigne de l’enseignement supérieur »7. Toutefois, s’il apparaît que Focillon fut d’un réel soutien pour l’étudiant lors de ses déboires administratifs8, l’intérêt qu’il portait aux travaux de Seznec semble très relatif9, alors qu’il a manifesté une attention constante à l’égard des recherches d’Adhémar10.

7 Les deux étudiants entretiennent donc un rapport différent à Focillon, mais qu’en est-il de leurs relations avec les membres du Warburg Institute ? Comment les liens se sont- ils noués ? Quelle fut, ensuite, la teneur de leurs contacts ?

8 Nous le devinons, Focillon tenait d’avantage Seznec qu’Adhémar pour un véritable warburgien et, de fait, c’est bien ainsi qu’il était également considéré à l’Institut : en janvier 1931, à la suite d’un premier séjour de recherche à Hambourg, la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg lui avait en effet décerné le titre de « Fernschüler »11. Au-delà de ce simple « titre honorifique », c’est en lien étroit avec les intérêts du futur Institut Warburg que Seznec envisage, dès le départ, la poursuite de

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ses recherches. Il prend contact avec Fritz Saxl dès le mois de mai 1930, alors qu’il est boursier de l’Ecole française de Rome et qu’il cherche un sujet pour son mémoire. L’année suivante, lorsqu’il décide de transformer ce premier texte en une thèse de doctorat, c’est encore vers Saxl qu’il se tourne, lui demandant même de l’autoriser à reprendre le titre d’un de ses ouvrages sur Zucchi, « Les dieux antiques à la fin de la Renaissance »12. Dès lors, une étroite collaboration s’instaure entre les deux hommes, comme en atteste l’abondante correspondance qu’ils ne cesseront d’échanger pendant les dix années qui les séparent de la publication du travail de Seznec, et même au-delà. Seznec cherche, en outre, par l’intermédiaire de Saxl, à obtenir un poste de « lecturer » à l’Université de Hambourg pour le second semestre 1932, afin de profiter des fonds mis à disposition par la bibliothèque. Il n’y parvient toutefois pas, en raison des troubles qui commencent à agiter l’Allemagne à cette époque. C’est à Londres, après le déménagement de l’Institut, qu’il renoue avec celui-ci, tantôt pour y donner un séminaire sur « le rôle des mythographes de la Renaissance dans l’humanisme et dans l’art »13, tantôt pour se consacrer à ses propres recherches14. En 1936, il participe activement à la Bibliography of the Survival of the Classics, pour laquelle il rédige plusieurs comptes rendus15, et il collabore au Journal of the Warburg Institute dès les premiers numéros, en publiant des articles dans ses deux premiers volumes16.

9 Une fois encore, les choses se passent tout à fait différemment pour Jean Adhémar, puisqu’il prend contact avec l’Institut bien plus tard, en août 1934, pour « signaler ses études» à Fritz Saxl et lui « demander si, un jour, lorsqu’elles seront terminées, on ne pourrait pas songer à les faire paraître dans une des publications de [l’]institut »17. Malgré une réponse positive de Saxl18, il ne se manifeste à nouveau qu’en mai 1936, après s’être entretenu avec Seznec de l’orientation de leurs recherches respectives. Son travail est alors « presque achevé »19 car Adhémar, accaparé par ses fonctions à la Bibliothèque Nationale depuis 1932, s’appuie essentiellement sur une documentation réunie entre 1930 et 193220. S’il contribue lui aussi au vaste projet de Bibliography21 et offre un texte à Saxl pour ses « Festschrifte », les relations qu’il tisse avec l’Institut et ses principaux membres n’égaleront jamais les amitiés que Seznec y a nouées. On peut d’ailleurs noter qu’il ne s’est jamais rendu à Londres pour profiter des ressources que pouvait lui offrir la bibliothèque.

10 De cette polarité Focillon/Warburg, qui s’exerce chez les deux chercheurs selon des modalités différentes, naissent toutefois deux ouvrages qui se répondent sur bien des plans. Ne serait-ce que dans l’esprit de Saxl, leur publication procède d’une même intention. Il écrit à ce sujet : « Ne serait-il pas vraiment idéal que le livre de M. Adhémar constitue en quelque sorte un premier volume, auquel le vôtre ferait suite. Il ne serait d‘ailleurs pas nécessaire qu’ils soient publiés en tant que volumes I et II, mais tout le monde considèrerait ces livres comme une sorte d’ouvrage unique couvrant toute la période qui va de l’Antiquité à la fin de la Renaissance. Je souhaite que ce rêve puisse se réaliser »22.

11 Adhémar lui-même évoque « la collaboration qui rendrait nos deux livres l’un le complément de l’autre »23, tandis que Seznec explique que « le plan d’Adhémar [l]’a aidé à bien délimiter [son] propre sujet »24.

12 L’originalité de leur approche pour des lecteurs français leur attire par ailleurs des critiques similaires. Lors de la soutenance de Jean Adhémar, en mars 1938, Louis Halphen, un des médiévistes les plus en vue à ce moment, critique le parti et la méthode adoptés par le jeune chercheur, au motif qu’ils ne se conforment pas au

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modèle classique de la thèse de doctorat en raison du trop grand nombre de champs disciplinaires auxquels ils se réfèrent25. On se souvient par ailleurs des difficultés que Seznec a rencontrées auprès des professeurs de littérature de la Sorbonne. Dans une lettre adressée à Jérôme Carcopino en novembre 1937, il les impute au fait que son « sujet embrasse nécessairement plusieurs domaines : philologie, archéologie, histoire de l’art et littérature comparée », conférant à son travail un « caractère hybride, qui ne permet pas de le ranger dans une catégorie. De là, des déboires que je n’avais pas prévus. »26

13 Complémentaires dans l’esprit de Saxl, les deux thèses sont, il faut bien le dire, dissonantes, les divergences entre-elles étant nombreuses.

14 Pour la période chronologique que couvrent les deux ouvrages, tout d’abord. Tandis que Jean Adhémar aborde l’influence de l’Antiquité du Ve siècle jusqu’à l’aube du XVe siècle, dans ce qu’il nomme le « préhumanisme », en privilégiant nettement l’époque romane, Jean Seznec retrace la survivance de la matière mythologique antique pendant tout le Moyen Age pour mieux pouvoir évaluer sa réintégration à la Renaissance et les développements de son utilisation jusqu’à la Contre Réforme.

15 Pour l’aire géographique considérée par chacun des textes, également. Adhémar, suivant en cela une habitude de Focillon, s’attache exclusivement à la France dans ses frontières contemporaines, alors que Seznec cherche à déterminer l’influence des manuels mythographiques italiens dans toute l’Europe – en France, en Angleterre, en Allemagne et en Espagne – même s’il accorde bien évidemment une place prépondérante à l’Italie.27

16 Par ailleurs, les deux auteurs axent leur étude des influences antiques sur des domaines différents. Ainsi, Seznec privilégie une approche fondée sur les manuscrits et se concentre sur les milieux érudits, expliquant à ce propos ce qui le distingue d’Adhémar dans l’introduction de La Survivance des dieux antiques : « nous envisageons le problème sous un angle différent ; nous cherchons à démontrer que les dieux ont survécu, au Moyen Age, dans des systèmes d’idées déjà constitué à la fin du monde païen »28. C’est donc sur le plan des idées qu’il se situe, alors qu’Adhémar, en accordant une place prépondérante à la question des monuments hérités de l’Antiquité, met l’accent sur les apports d’une certaine culture populaire au sein de la civilisation médiévale, qui ne se limite pas au monde des clercs.

17 Inévitablement, les œuvres choisies par les deux auteurs comme objets d’étude sont, elles aussi, différentes. Même s’il s’est vu contraint par Focillon de consacrer un court chapitre de sa thèse aux mosaïques et aux labyrinthes, ainsi qu’aux peintures murales et aux manuscrits29, Jean Adhémar concentre l’essentiel de son propos sur la sculpture. Seznec, en revanche, bien qu’il ait certes évoqué ce support à plusieurs reprises, privilégie l’étude des arts figuratifs.

18 Mais au-delà de ces divergences touchant aux périodes et aux médiums artistiques, c’est principalement dans le traitement accordé à l’information récoltée, et donc sur le plan de la méthode, que l’on peut faire contraster ces deux livres.

19 Si Seznec se réclame d’Emile Mâle, il prend conscience très tôt qu’il est nécessaire de dépasser l’orientation que celui-ci a donnée aux études iconographiques en France30, et c’est donc chez les warburgiens qu’il puise les fondements théoriques de sa réflexion. De fait, Warburg lui-même est cité à plusieurs reprises dans son ouvrage. Il reprend ainsi dans une large mesure l’idée, développée par Warburg dans sa conférence sur Art

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italien et astrologie internationale au Palazzo di Schifanoia à Ferrare, de la « double tradition [astrologique et mythographique] de la représentation des dieux antiques » au Moyen Age31 dans les chapitres 2 et 3 de sa première partie (« la tradition physique » et « la tradition morale »), même s’il ne semble pas, contrairement à son prédécesseur, les considérer comme des traditions typiquement médiévales32. D’une façon plus précise, Seznec prolonge l’analyse de certains exemples développés par le « maître », tel celui des fresques du Palazzo Schifanoia de Ferrare, dont il accepte sans discussion l’interprétation iconographique des « maîtres des mois »33, mais qu’il envisage comme « le terme de l’évolution » de la réintégration des dieux sous une forme « classique » à la Renaissance34 quand Warburg n’y trouvait, quant à lui, que les « premiers symptômes d’une restitution artistique complète de l’Olympe »35.

20 Toutefois, l’influence des travaux de Panofsky et Saxl, et notamment de leur article sur la mythologie classique dans l’art médiéval36, se fait sentir de manière bien plus prégnante encore. Le chapitre sur les Métamorphoses des Dieux qui, selon les dires mêmes de Seznec, lui « doit les 9/10e de sa documentation et de ses idées »37, n’en constitue en réalité qu’une longue glose. Seznec y évoque les mêmes idées, se servant des mêmes exemples, à telle enseigne qu’il lui a même été demandé par Robert Hincks d’opérer certains changements dans le choix des illustrations car « dans un certain nombre de cas, les illustrations choisies figuraient déjà dans beaucoup d'autres de nos publications et il devrait être possible de les remplacer par des images moins connues sans nuire à votre argumentation » 38.

21 L’essai de Seznec n’en demeure pas moins une œuvre résolument personnelle, qui marque l’aboutissement de recherches menées par l’historien au cours des années précédentes et dont il avait déjà livré quelques clés dans ses articles pour le Journal of the Warburg Institute, mais aussi dans plusieurs textes parus dans les Mélanges d’archéologie et d’histoire dès le début des années trente39.

22 Associant aux résultats des recherches de Seznec ceux des principales enquêtes récentes sur le sujet, et plus particulièrement de celles engagées dans le cercle du Warburg Institute, La Survivance des dieux antiques apparaît donc comme un ouvrage de synthèse original, qui opère une sorte de bilan de la question à la fin des années 193040.

23 « Aux livres de M. Henri Focillon, à son enseignement et à ses conseils nous devons de précieuses leçons de méthode qui nous ont à chaque instant guidé »41. Par « précieuses leçons de méthode », il entend la façon dont Focillon lui a enjoint de placer, par l’étude de l’influence des monuments de l’ancienne Gaule sur l’histoire de l’évolution de la sculpture au Moyen Age, la question de l’influence antique sur le terrain de l’histoire des formes. Usant de l’idée de survivance pour l’adapter à une réflexion formaliste42, Adhémar se refuse, il faut le noter, à employer le terme conceptualisé par Warburg - qui n’apparaît à aucun moment dans son développement -, lui préférant la notion, moins idéologiquement connotée « d’influence », ainsi que l’idée d’une « mort », puis d’une « renaissance » des formes artistiques. Ainsi, dans son chapitre sur « l’Ecole de Provence » pouvons-nous lire : « il semble donc que l’art antique d’Arles soit mort au IVe siècle. […] L’art de Provence ne renaîtra que bien plus tard, après l’art de Bourgogne […]. Il renaîtra lorsque, à l’exemple des artistes des autres provinces, les sculpteurs du midi s’inspireront des sarcophages »43. De fait, c’est autour de cette notion de Renaissance qu’il articule l’ensemble de son texte. Dès l’introduction, il s’en sert pour justifier ses deux premières parties sur « Les études classiques et l’humanisme au Moyen Age » et « La connaissance de l’art antique ». Il explique : « ces

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recherches étaient nécessaires. Une renaissance – en entendant ce mot dans le sens d’imitation volontaire et consciente de l’Antique – n’est possible et viable qu’à deux conditions : l’amour des lettres classiques connues d’après les originaux, un vif sentiment de la beauté des monuments. L’un et l’autre vont de pair, et se prêtent une force mutuelle. […] Guidé par ces principes, nous étudierons les « Renaissances » successives au cours du Moyen Age ».44

24 Par ailleurs, il n’est pas anodin que, lorsqu’il évoque la publication à venir de la thèse de son camarade, c’est très spontanément à un autre formaliste qu’il se réfère : « M. Jean Seznec […] prépare une thèse sur l’image des dieux antiques en rapport avec les manuscrits mythologiques illustrés, qui montrera l’intérêt et la portée de cette curieuse tradition signalée déjà par Wölfflin »45.

25 S’il n’est assurément pas un warburgien au sens fort du terme, Adhémar n’en est pas pour autant un formaliste comme le sont, à leur manière, Baltrusaïtis ou Grodecki par exemple. Focillon lui-même, s’il reconnaît les mérites du travail de son élève, qui « contient des textes et des faits nouveaux », est « bien construit » et « rendra service », est contraint d’admettre, dans une lettre qu’il envoie à Saxl : « Je suis bien content de l’opinion que vous avez et que vous me dites, en termes très amicaux, de la thèse d’Adhémar. Entre nous, elle m’a donné quelque souci… »46.

26 Pour Adhémar, en effet, « l’influence de l’art antique sur la sculpture du Moyen Age n’est qu’un aspect de la question »47, auquel il faut ajouter celui, « très différent et bien important aussi » de la destruction de la forme ou du thème antique par des artistes qui cherchaient à les adapter à un contenu chrétien. En ce sens, il se situe dans la droite ligne des travaux du Warburg Institute, qu’il cite abondamment dans son introduction48.

27 Néanmoins, dès que l’on va plus avant dans la lecture de son texte, on se rend compte que son argumentation repose presque exclusivement sur la tradition intellectuelle française, ou même exclusivement sur des sources françaises, ce qui n’a pas été sans poser de sérieux problèmes lors de la publication de l’ouvrage. Saxl critique ainsi Adhémar en ces termes : « En parcourant les épreuves, j'ai commencé à avoir des doutes lorsque j'ai découvert que la majeure partie de votre texte était basée sur des auteurs anciens et pas tout à fait appropriés »49, et il va même jusqu’à avouer à Seznec que : « je ne peux pas nier que nous avons eu, et aurons encore, de nombreux problèmes avec [le] livre [d'Adhémar]. Ses citations sont tout simplement désespérément inexactes et il ne connaît pas très bien la littérature critique autre que française. Bien que j'aime beaucoup son livre, je ne suis pas disposé à le publier tant que ces légères imperfections n'auront pas été éliminées. Elles nuiraient à notre réputation en Angleterre, où les citations erronées sont vues d'un très mauvais œil »50.

28 Cette phrase ne peut manquer de surprendre le lecteur actuel des Influences antiques dans l’art du Moyen Age, car elle laisse apparaître que si, pour d’aucuns, l’ouvrage d’Adhémar pêche par sa faiblesse méthodologique et théorique, pour Saxl, les principaux enjeux de sa publication se situaient sur un tout autre registre. Plus qu’à la contribution de l’ouvrage à l’histoire d’une discipline, c’est en effet à la portée internationale du texte que s’attache Saxl lorsqu’il évoque le problème des sources exploitées par l’auteur.

29 L’exemple d’Adhémar est en cela, nous semble-t-il, particulièrement révélateur de l’état d’esprit qui animait, à la fin des années 1930, les membres du Warburg Institute. Peut-être pour tenter d’assurer une certaine pérennité à une institution dont le sort

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était encore bien incertain à l’époque, ceux-ci s’étaient en effet engagés dans ce que l’on pourrait appeler une réelle politique de diffusion de leurs travaux et de validation collective du programme du Nachleben der Antike.

30 Dès lors, le fait qu’Adhémar et Seznec aient ainsi, avec leur sensibilité différente, développé les concepts d’ « influence » ou de « survivance » selon des modalités divergentes ne doit pas nous étonner. Ils ne faisaient d’ailleurs en cela que s’inscrire dans une mouvance large, car la notion de « Nachleben », telle qu’elle avait été conçue à l’origine par Warburg, avait été reprise, à l’époque, bien au-delà du cercle de ses disciples, par nombre de chercheurs aux intentions les plus diverses, qui lui avaient parfois substitué de nouveaux concepts. Il apparaît ainsi clairement que, contrairement à d’autres disciplines qui reposent sur des appareils théoriques stricts et ordonnés, l’histoire de l’art semble entretenir à l’époque un certain désordre sémantique, qui autorise le paradigme de survivance à revêtir des significations très différentes selon les auteurs, tandis que se développent au des notions en apparence distinctes qui se réfèrent en réalité à une idée identique.

31 C’est dans cette perspective que l’on peut envisager le projet de « Bibliographie de la Survivance de l’antique » orchestré par Edgar Wind, dont deux volumes ont été publiés en 1934 et 1938. En choisissant de rassembler des textes dont les sujets et les méthodes étaient très différents51– et dont la qualité, il faut l’avouer, était aussi très inégale – l’Institut Warburg entendait notamment illustrer l’ampleur du champ d’étude qui lui était directement associé.

32 On peut du reste observer que le glissement du champ sémantique de la survivance de l’antique vers de nouvelles acceptions s’opère même chez des chercheurs liés de façon directe à l’Institut. Un historien comme Richard Krautheimer choisit ainsi comme objet d’étude en 1942 « The Carolingian Revival of Early Christian Architecture »52. S’il se situe bien dans le spectre des recherches warburgiennes par une argumentation fondée sur la question des raisons idéologiques à l’origine de ce « revival » et du rôle qu’il a joué dans le phénomène que l’on appelle communément la Renaissance carolingienne53, c’est tout à fait sciemment qu’il refuse, comme Adhémar l’avait fait avant lui, le terme de survivance. Ainsi, à propos de la reprise du plan basilical romain en Europe après le Ve siècle, il explique : « it represents not a survival but a revival of some kind »54. On retrouve de la sorte chez Krautheimer, adaptée à l’architecture carolingienne, l’idée déjà présente chez Adhémar que la reprise de motifs hérités de l’Antiquité constitue un véritable « retour à la vie » de traditions anciennes et non leur prolongement sous des formes nouvelles.

33 Il n’est pas inintéressant de noter que le même Krautheimer avait d’ailleurs rédigé deux ans plus tôt un compte rendu très élogieux de l’ouvrage de Jean Adhémar55, dans lequel il déplorait toutefois le manque d’explications de l’auteur quant aux raisons qui avaient poussé les artistes médiévaux à privilégier tel thème antique plutôt qu’un autre, en insistant notamment sur la figure de Constantin56 et en introduisant donc la question à laquelle il répond deux ans plus tard, lorsqu’il indique dans le texte de 1942 que l’empereur constituait un parfait modèle aux yeux de la cour de Charlemagne parce qu’il représentait tout à la fois l’empire romain et la chrétienté.

34 Comment ne pas évoquer également ici les « Renascences » médiévales telles qu’elles ont été pensées par Panofsky dans son article de 1944 « Renaissance and Renascences »57, repris dans La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occident58. Ici encore, dans une perspective que l’on pourrait penser proche de celle d’Adhémar,–

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dont Panofsky pense que l’ouvrage « malgré les limitations topographiques exprimées dans son titre, mérite d’être considéré comme une étude générale du problème »59, l’auteur s’attache à mettre en évidence les phénomènes de « renaissance » qui ont animé l’Europe avant l’avènement de la « grande » Renaissance italienne ». Cependant, alors que le texte français manquait parfois de contenu théorique, c’est à une démonstration à forte connotation idéologique que se livre Panofsky. L’intérêt qu’il affiche pour « la Renovatio carolingienne » et les mouvements de « proto-renaissance » et « proto-humanisme », termes par lesquels il conceptualise le regain d’intérêt pour les formes antiques et l’humanisme classique aux XIe et XIIe siècles, ne lui sert en réalité qu’à « prouver » la suprématie de la Renaissance dans l’acception première du terme. Toujours selon Panofsky, les « renaissances » (« renascences ») médiévales se distinguent, par leur caractère transitoire et limité – en l’occurrence l’absence d’originalité avec laquelle la civilisation carolingienne a repris des motifs antiques, et la façon dont l’Antiquité a été assimilée par « décomposition », selon un principe de disjonction lors de la seconde vague de retour à l’antique – du mouvement né au XVe siècle qui, grâce à la distance historique avec laquelle il embrasse l’Antiquité dans son ensemble, aurait réussi à se maintenir jusqu’à nos jours.

35 En France, le terme même de survivance, négligé, nous l’avons vu, par Adhémar, est pourtant utilisé par Henri Focillon et certains de ses élèves, mais il s’y applique à un champ d’étude totalement différent60. Focillon conceptualise en effet la survivance comme la réintroduction par « tradition passive », « métamorphose » ou « réveil » de formes anciennes dans un vocabulaire plastique nouveau61 mais il refuse d’associer une quelconque dimension symbolique ou idéologique à ce phénomène. Ainsi, par exemple, le personnage sous arcade, héritage de la sculpture hellénistique qui devient un élément prédominant dans les premières sculptures romanes ne représente, selon lui qu’« un essai, d’ailleurs limité, d’adaptation de la figure humaine à l’architecture »62. Pour l’auteur français, c’est donc sur un plan formel, et strictement formel, que se pose la question de la survivance, qui n’apparaît dès lors que comme la reprise de modèles anciens dans la résolution de problèmes nouveaux.

36 L’Allemagne, berceau originel du « Nachleben warburgien», donnera également de nombreuses interprétations de la notion discutée ici. On trouvait par exemple une même acception formelle du concept chez Adolph Goldschmidt, qui publie en 1922 dans les Vorträge der Bibliothek Warburg un article sur « Das Nachleben der antiken Formen im Mittelalter »63, dans lequel il explique que l'Antiquité a continué à vivre au Moyen Age sous trois formes: par son héritage littéraire, par les éléments monumentaux qui ont pu être repris en architecture et dans les arts figuratifs, et enfin en tant que tradition toujours vivace, mais transformée au fil du temps64. Adoptant un schéma tripartite dans lequel on serait tenté de voir une préfiguration, à un stade embryonnaire, des notions de « tradition », « réveil » et « métamorphoses » telles qu’elles seront conceptualisées par Focillon, Goldschmidt insiste en outre dans son texte sur l’idée d’un « Wiederaufleben der Antike » au Moyen Age.

37 Chez Friedrich von Bezold, en revanche, le « Nachleben » devient « Fortleben », dans un ouvrage paru la même année sur Das Fortleben der antiken Götter im mittelalterlichen Humanismus65, et s’oriente de ce fait vers la question de la continuité, de l’absence de rupture avec laquelle les dieux antiques ont survécu au Moyen Age.

38 Pour Arnold von Salis, la survivance de l’antique s’exerce à la Renaissance par « Nachleben », mais aussi par « Weiterwerken », comme il l’explique dans un ouvrage

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intitulé Antike und Renaissance. Ueber Nachleben und Weiterwerken der alten in der neueren Kunst66, dans lequel il néglige au contraire toute la tradition médiévale et son influence, en tant que vecteur de transmission de modèles classiques, sur l’art de la Renaissance67.

39 Enfin, chez un chercheur comme Richard Hamann-McLean qui, dans son article sur « Antikenstudium in der Kunst des Mittelalters », paru en 1950, se réfère à de nombreuses reprises à l’ouvrage d’Adhémar, la question de l’influence de l’antique, analysée dans le rapport que les artistes du Moyen Age entretenaient avec les monuments antiques et leur étude, ne se posera plus en termes de « survivance », mais de « relation dialectique entre assimilation directe ou indirecte [de motifs anciens] » et d’ « Antikennähe und Antikenferne »68.

40 Nombreuses on le voit étaient alors les variantes du concept, particulièrement dans les années 1930, différences dans le lexique, mais surtout définitions antagonistes de la chose elle-même, la survivance. Aujourd’hui nous avons évidemment tendance à voir dans ces applications, et particulièrement celles d’historiens de l’art tels que Seznec ou Adhémar, de simples déclinaisons, sur un mode érudit c’est-à-dire mineur, de la lettre warburgienne. Si ce rigorisme est sans doute nécessaire, ce retour au texte de Warburg lui-même, cette juste appréciation de la prodigieuse complexité du Nachleben, cela ne doit pas se faire en faisant disparaître les tâtonnements des élèves et des successeurs ou encore les travaux moins aboutis. Ce retour, encore une fois, ne doit pas jeter dans l’ombre cette phase de diffusion des objets, des concepts et des méthodes warburgiens, dont Saxl et Wind furent d’inlassables promoteurs. Qu’ils aient pu accueillir les travaux de Seznec et d’Adhémar montre, en définitive, qu’ils n’obéissaient pas de manière inconditionnelle à un organon de concepts et de méthodes trop rigoureusement définis, qui aurait sans doute eu pour effet de produire un effet de fermeture prématurée. L’élasticité des définitions, la disponibilité de ces mêmes concepts à des recherches très diverses, y compris celles de Focillon qui avait été invité par Wind à prononcer une conférence à Londres, caractérisent ce moment du warburgisme sans Warburg. On peut même croire qu’ils constituaient, dans l’esprit d’un Saxl notamment, sa correspondance relative aux deux Français en témoigne, une condition de l’invention, autant que l’observance de l’arsenal de moyens théoriques dont ils étaient les héritiers.

NOTES

1. J. Adhémar, Influences antiques dans l'art du Moyen-âge français : recherches sur les sources et les thèmes d'inspiration, Londres, The Warburg Institute, 1937. Dernière édition : préf. Léon Pressouyre, Paris, Editions du C.T.H.S., 2005 [1996]. 2. J. Seznec, La Survivance des dieux antiques : essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l'humanisme et dans l'art de la Renaissance, Londres, The Warburg Institute, 1940. Dernière édition : Paris, Flammarion, 1993. 3. Cf. J. Thuillier, « La Vie des formes : une théorie de l’histoire de l’art ? », in G. Kubler et al., Relire Focillon, Paris, 1998, p.75-96, p.96 ; repris par F.-R. Martin, « La migration des idées, Panofsky et Warburg en France », Revue germanique internationale, 13, 2000, p.239-259, p.246.

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4. H. Focillon, L’Art des sculpteurs romans, Paris, 1931. 5. Ibid., p.59. 6. WIA, GC – Seznec, 29 mai 1930. Lettre reproduite dans E. Sears, « Seznec, Saxl and La Survivance des dieux antiques », Images of the Pagan Gods, Papers of a Conference in Memory of Jean Seznec, Warburg Institute Colloquia 14, Londres, 2010, p.3-20, p.19. 7. WIA, GC – Seznec, 10 juin 1937. 8. Cf. WIA, GC – Seznec, 10 juin 1937 : « Focillon qui (Grâce à vous) m’a reçu à bras ouverts, m’a promis de me faire inscrire, a été chaleureux et réconfortant au possible, et m’a laissé plein d’espoir. » 9. Cf. WIA, GC – Seznec, 11 janvier 1938 : « vous avez avec vous M. Saxl, m’a-t-il dit, cela me suffit. » 10. WIA, GC – Focillon, 14 juillet 1937, Lettre de F. Saxl : « I am greatly indebted to you for the radical change for the better which the book has undergone. It shows the master’s corrections and I am full of admiration for the manner in which you guide your pupils. » 11. WIA, GC – Seznec, Lettre à Gertrud Bing, 31 janvier 1931. 12. WIA, GC – Seznec, Lettre à Fritz Saxl, 4 mars 1931. 13. WIA, GC – Seznec, plusieurs lettres entre le 9 novembre et le 7 décembre 1934. Séminaire en 2 séances, fin avril 1935 : « Sources mythologiques lointaines et récentes du XVIe siècle » et « Diffusion et influence de l’iconographie des dieux ». 14. Sur les 3 séjours que Seznec a projeté de faire à Londres, en 1934, 1935 et 1936, un seul a pu aboutir. Il séjourne à l’institut du 15 août au 20 septembre 1935, et dira par la suite « J’ai conscience d’avoir plus appris et compris de choses auprès de vous, en ces cinq semaines, que partout ailleurs en un an… ». Cf. WIA, GC – Seznec, Lettres à F. Saxl, 7 septembre et 24 octobre 1935. 15. Ainsi, « M. Lenchantin, Nuovi frammenti di Filocoloro, Rivis. Filol. Istruz. Class. 10, 1932, p.41-57» ; « M. Castelain, Démogorgon ou le barbarisme déifié, Bull. Assoc. Guillaume Budé, 36, 1932, p.22-39 » ; « L.-F. Flutre, Les Manuscrits des Faits des Romains, Paris, Hachette, 1932 et Li Fait des Romains dans les littératures française et italienne du XIIIe au XVIe siècle, Paris, Hachette, 1932 » ; « K. Sneyders de Vogel, La date de la composition des Faits des Romains, Neophilologus, 17, 1932, p.213-214, La date de la composition des Faits des Romains précisée, Ebda, p.271 et Les Vers dans les Faits des Romains, Mélanges de philosophie offerts à J. Salverda de Grave…, Wolters, 1933, p.293-305 » ; « R. van Marle, Iconographie de l’art profane, vol.2, La Haye, Nijhoff, 1932 » ; « E. Mâle, L’Art religieux après le Concile de Trente, Paris, Colin, 1932 » ; « F. Vincent, Les Parnassiens. L’esthétique de l’école. Les œuvres et les hommes, Paris, Beauchesne 1933 » ; J. Vianey, Les poèmes barbares de Leconte de Lisle, Paris, 1933 » ; A Bibliography on the Survival of the Classics, Second volume : The Publications of 1932-1933, Londres, The Warburg Institute, 1938, n°120, 124, 144, 145, 147-149, 410, 1126, 1210, 1219, 1220, 1245. 16. J. Seznec, « Youth, Innocence and Death: Some Notes on a Medallion on the Certosa of Pavia », Journal of the Warburg Institute, Vol. 1, No. 4 (Apr., 1938), pp. 298-303. (Il s’agissait d’un texte rédigé pour une « Festschrift » en l’honneur de Fritz Saxl), et « Apollo and the Swans' on the Tomb of St. Sebaldus », Vol. 2, No. 1 (Jul., 1938), p. 75. 17. WIA, GC – Adhémar, Lettre à F. Saxl, 2 août 1934. 18. WIA, GC – Adhémar, Lettre de F. Saxl, 10 septembre 1934.

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19. WIA, GC – Adhémar, Lettre à F. Saxl, 6 mai 1936. 20. WIA, GC – Adhémar, Lettre à F. Saxl, 29 octobre 1937. 21. Il y rédige deux comptes rendus : « R. Forrer, Les frises historiées de l’église romane d’Andlau, Cahiers d’archéologie et d’histoire d’Alsace, 22-23, 1931-32, p.53-79 » et « D. Krencker, Von Ausklang der Antike in der Gotik. Betrachtungen zum Wandel d. Form am Strasburger Münster, Elsass-Lothringisches Jahrb., II, 1932, p.22-54 », A Bibliography…, vol.2, op. cit.,n°772-774, p.204-205. 22. WIA, GC – Seznec, Lettre de F. Saxl, 28 mars 1938 : « Would it not be simply ideal to have M. Adhémar’s book as a sort of volume I and yours as its sequel, not that they need necessarily be printed as volumes I and II, but everybody would regard the books as a sort of unit covering the whole period from antiquity up to the end of the Renaissance. I wish this dream could be fulfilled. […] » 23. WIA, GC – Adhémar, Lettre à F. Saxl, 6 mai 1936. 24. WIA, GC – Seznec, Lettre à F. Saxl, 26 février 1936. 25. L. Pressouyre, « Préface », dans Les Influences antiques…, 2005, op. cit., p.XI-XII. 26. Lettre de Seznec à Carcopino, 28 novembre 1937, citée par E. Sears, op. cit., p.4. 27. J. Seznec, La Survivance…, op. cit., Livre II, Chapitre III, « L’influence des manuels », p. 327-371. 28. Ibid., Introduction, p.8. 29. WIA, GC – Adhémar, Lettre à F. Saxl, 22 décembre 1936 : Focillon « m’a demandé d’[…]ajouter un chapitre sur les mosaïques, à cause d’une autre thèse assez proche de la mienne, et à laquelle mon travail ne doit pas ressembler. J’écris ce chapitre, mais je pense qu’il sera inutile, que M. Focillon me permettra de le supprimer, ce qui, n’est-ce pas, vous conviendrait mieux. D’ailleurs si vous jugiez ce chapitre intéressant, on pourrait en faire un excursus. » 30. WIA, GC – Seznec, Lettre à F. Saxl, 17 mars 1931 : « […] il a raison – à condition qu’on aille encore plus loin et plus profondément que lui. » 31. A. Warburg, « Art italien et astrologie internationale au Palazzo di Schifanoia à Ferrare », Essais florentins, Paris Klincksieck, 1990 (2e tirage 2003), p.197-220, p. 201. 32. Cf. Rembrandt Duits, « The Waning of Renaissance », Images of the Pagan Gods…, op. cit., p.21-39. 33. Cf. P. Morel, Mélissa : magie, astres et démons dans l'art italien de la Renaissance, Paris, Hazan, 2008. 34. J. Seznec, La Survivance…, op. cit. p.91 et 242-246 et plus précisément p.242. 35. A. Warburg, « Art italien… », op. cit., p.211. 36. E. Panofsky et F. Saxl, « Classical Mythology in Medieval Art », Metropolitan Museum Studies, IV, 2, mars 1933 ; traduction française La Mythologie classique dans l’art médiéval, Brionne, Gérard Montfort, 1990. 37. WIA, GC – Seznec, Lettre à F. Saxl, 30 avril 1938. 38. WIA, GC – Seznec, Lettre de R.Hincks, 21 juin 1939. Cité dans E. Sears, op. cit., p.14 : « in a number of cases the material duplicated that of many of our other publications, and […] it might be possible to substitute, without prejudice to your argument, less familiar matter ». 39. J. Seznec, « Erudits et graveurs au XVIe siècle », Mélanges d’archéologie et d’histoire, 1930 ; « Un essai de mythologie comparée au début du XVIIe siècle », ibid., 1933 ; « Les manuels mythographiques italiens et leur diffusion en Angleterre à la fin de la Renaissance », ibid., 1933 et « La mascarade des dieux à Florence en 1565 », ibid., 1935. 40. Cf. E. Sears, op. cit., p.14. 41. J. Adhémar, Les influences…, op. cit., « Introduction », p.XXVII.

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42. Cf. G. Didi-Hubermann, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les éditions de minuit, 2002, p.95. 43. J. Adhémar, Les influences…, op. cit., « L’Ecole de Provence », p.236. 44. Ibid., p.XV-XVI. 45. Ibid., p.XXIV. 46. WIA, GC – Focillon. Lettre à F. Saxl, 2 août 1937. 47. J. Adhémar, Les influences…, op. cit., « Introduction », p.XXIII. 48. « Cet important phénomène fait l’objet des études du WI, après avoir fait celui des recherches de son fondateur : outre d’importants ouvrages sur les métamorphoses historiques de certains thèmes de l’Antiquité, le professeur Saxl, son directeur, et M. Panofsky ont publié un article sur ce sujet ; M. Liebeschütz a analysé, avec beaucoup de savoir et de perspicacité, l’action des mitologiae de Fulgence de Ruspe sur les images mythologiques du XIVe siècle […] », Ibid., p.XXII. 49. WIA, GC – Adhémar. Lettre de F. Saxl, 26 octobre 1937 : « Reading through the proofs I became suspicious when I found that most of your text is based on old and not quite adequate authors. » 50. WIA, GC – Seznec. Lettre de F. Saxl, 6 janvier 1938 : « I cannot deny that we have had and will have much trouble with his [Adhémar’s] book. His quotations are simply hopelessly incorrect, and his knowledge of critical literature other than French is not very wide. Although I like his book very much, I am not prepared to publish it before these minor imperfections are removed. They would give us a bad name in England, where people take a very serious view of wrong quotations. » 51. E. Wind, « Introduction », Bibliography of the Survival of the classics…, 1. Bd. Die Erscheinungen des Jahres 1931, Berlin-Leipzig, Teubner, 1934, p.IX : « the subjects and the methods related to this problem are very divergent ». 52. R. Krautheimer, “The carolingian revival of early christian architecture”, The Art Bulletin, 24.1942,1, p. 1-38. 53. Ibid., p.3. 54. Ibid., p.2. 55. « Again and again, one is struck with admiration by the amazing amount of information which Mr. Adhémar has gathered from all corners of France and elsewhere » R. Krautheimer, « Review », The Art Bulletin, vol.22, n°4, (dec., 1940), p. 280-281. 56. « One would like to know more precisely why certain themes were taken up in medieval art, while other ones which were as well known through extant Roman monuments were entirely disregarded. […] Why Constantine? (the explanation given that the pilgrims returned from Rome with small copies of the Marcus Aurelius- Constantine statue near the Lateran is not convincing). » Ibid., p.281. 57. E. Panofsky, « Renaissance and Renascences », The Kenyon Review, vol.6, n°2 (Spring, 1944), p. 201-206. 58. E. Panofsky, La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occident, Paris, Flammarion, 1993 [1960, 1e édition française 1976]. 59. Ibid., note 1, p.172. 60. Voir F.-R. Martin, « Le roman des origines. Survivances et structures chez Henri Focillon dans les années trente », Henri Focillon, textes réunis par Pierre Wat, Paris, Kimé, 2007, p.37-51. 61. H. Focillon, « Préhistoire et Moyen Age », dans Moyen Age : Survivances et Réveils, Montréal, Valiquette, 1945, p.14.

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62. H. Focillon, « Une survivance de l’art hellénistique, le personnage sous arcade », L’Art des sculpteurs romans, Paris, PUF, 1982 [1931], p.77-78. 63. A. Goldschmidt, « Das Nachleben der antiken Formen im Mittelalter », Vorträge der Bibliothek Warburg, 1921-1922, p.40-50. 64. Ibid., p.42. 65. F. von Bezold, Das Fortleben der antiken Götter im mittelalterlichen Humanismus, Bonn, 1922. 66. A. Von Salis, Antike und Renaissance. Ueber Nachleben und Weiterwerken der alten in der neueren Kunst, Zürich, Eugen Rentsch Verlag, 1946. 67. Voir à ce sujet W. Heckscher, « Review », American Journal of Archaeology, vol.52, n°3 (Jul. – Sept., 1948), p.421-423, p.422. 68. R. Hamman-Mc Lean, « Antikenstudium in der Kunst des Mittelalters », Marburger Jahrbuch für Kunstwissenschaft, XV, 1949-50, p.157-251.

INDEX

Mots-clés : Focillon, influence, tradition, mythologie, humanisme, Renaissance italienne, Nachleben der Antike

AUTEUR

MARIE TCHERNIA-BLANCHARD

Après une maîtrise à l’université de Paris IV-Sorbonne, elle intègre l’École du Louvre où se spécialise en histoire de l’histoire de l’art. Elle y soutient un mémoire de muséologie intitulé Écrits et engagements politiques d’Henri Focillon, 1931-1943, avant de s’intéresser, pour son mémoire de recherche appliquée, aux Historiens de l’art français en exil aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, sous la direction de Cecilia Griener-Hurley et François-René Martin. Elle prépare actuellement une thèse concernant une biographie intellectuelle de Charles Sterling et a rejoint l’INHA en tant que chargée d’études et de recherche en novembre 2009.Fr

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Bild und Wort dans la conférence d’Aby Warburg sur les tapisseries Valois : méthode pour une Bildwissenschaft

Katia Mazzucco Traduction : Frédérique Borde et Renata Miotti

1 Le sujet de cet article est la Bilderreihe pour la conférence tenue par Aby Warburg à Florence en octobre 1927, une œuvre inédite qui problématise la définition d’une iconologie warburgienne1.

2 Lors de cette occasion scientifique,

Warburg parle de l’objet de sa propre recherche, les fêtes médicéennes immortalisées sur les tapisseries des Valois à la Galerie des Offices et indique la nécessité d’une « étude iconologique » (ikonologischen Durcharbeitung)2. La partie de la conférence consacrée au matériel documentaire visuel recueilli pour l’occasion débute avec le commentaire de ces images en tant «qu’instruments iconographiques» (ikonographische Hilfsmittel)3 pour la comparaison et l’identification des portraits.

3 J’introduis cette question centrale en mettant en évidence trois occurrences significatives du binôme expressif image/parole. Trois occurrences dans le travail d’Aby Warburg, pour mettre en évidence trois aspects sémantiques de ce binôme dans la pensée du chercheur.

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Einfühlenden Bildgedächtnisses

4 Entre 1917 et 1918 Warburg expose à plusieurs occasions le résultat sans doute le plus complexe de sa recherche et, avec la publication en 1920, de l’essai Heidnisch-antike Weissagung in Wort und Bild zu Luthers Zeiten4, de sa prose.

5 L’auteur indique dans son essai une première contribution pour combler une lacune des études culturelles ou mieux pour indiquer un secteur de recherche restant à inventer, qui fasse dialoguer différentes perspectives disciplinaires - un perfectionnement de la méthode pour la Kulturwissenschaft qui utilise, comme ici, le dialogue entre science des religions et histoire de l’art5. Son analyse se penche, entre autres, en détail sur les libelles et les tracts illustrés de propagande de la Réforme. Considéré pour ses qualités de véhicule et de média, ce type de document reproductible fournit le terrain se prêtant à la présentation d’un binôme clé de la pensée et de la recherche warburgienne sur les mécanismes de la transmission et de la tradition culturelle, Wort und Bild (parole et image), justement. L’élément central de l’analyse, souligne l’auteur, réside dans le rôle tenu, à l’intérieur de ces dynamiques, par la «einfühlenden Bildgedächtnisses » (mémoire visuelle empathique)6.

6 Dans ses pages, complexes, consacrées à l’interprétation des images prophétiques et de l’utilisation politique du généthliaque luthérien, l’essai propose, entre autres, des éléments d’interprétation de celle qui peut être considérée l’icône de la science sans nom7: il s’agit de la célèbre Melencolia d’Albrecht Dürer, cœur de l’ étude Saturn and Melancholy de Klibansky, Panofsky, Saxl (1964) que Robert Klein allait qualifier d’illustration la plus efficace de la discipline créée par Warburg, «une discipline qui, contrairement à tant d’autres, existe, mais n’a pas de nom»8.

Dans la Bildersammlung

7 «Wort und Bild» est la deuxième section du système de classification planifié autour de 1926-1927 pour la collection photographique Warburg de Hambourg9.

8 La Photographic Collection du Warburg Institute de Londres constitue un outil unique pour la recherche iconographique in situ. Le système complexe de catégories de sujets est en effet l’un des éléments qui caractérise la collection. L’origine de la configuration actuelle, qui a été enrichie et subdivisée au fil des ans, proviendrait de la collaboration entre Edgar Wind et Rudolf Wittkower.

9 L’accès réduit aux sources directes de cette histoire, en d’autres termes la dissémination de documents en grande partie non identifiés, semble toutefois avoir mené à une prise en considération partielle de la configuration de la collection photographique jusqu’à l’intervention Wind-Wittkower et, suscité, de fait, le préjugé selon lequel il n’y avait pas de vrai système d’organisation pour la collection photographique de Hambourg. Des documents non identifiés jusqu’à présent, comprenant entre autre le plan original pour la photothèque d’Hambourg, donnent une autre version de l’histoire.

10 Le cas de la collection photographique de la Bibliothèque Warburg de Hambourg connaît la même évolution que d’autres institutions pour l’histoire de l’art fondées à la fin du XIXe siècle. Elle naît à la fin du siècle en tant que collection personnelle d’Aby

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Warburg, pour être utilisée et consultées pendant ses études, conférences et publications ; avec, par la suite, la transformation de la bibliothèque en institut promoteur de la recherche, ouvert au public, elle a été repensée en tant que corpus et instrument. Mais selon un système, il est vrai, inédit et qui ne respecte pas les dispositions communes de classement pour la photographie de documentation historico-artistique - telles que le genre, la topographie, la chronologie, l’auteur.

11 La collection de photographies Warburg alimente aussi, matériellement le dialogue serré image/parole de la méthode d’étude de l’auteur. Et représente une forme et une épiphanie du projet Mnemosyne, compris comme nom tutélaire de l’entreprise culturelle warburgienne – titre de l’atlas et inscription située sur le seuil de la salle de lecture de la KBW10. Le plan inédit pour la Bildersammlung rentre exactement dans ce cadre. Bild, Wort und Bild, Orientierung und Bild, Handlung und Bild. Les quatre sections planifiées pour la Bildersammlung Warburg reflètent, en y répondant, l’organisation logique de la collection des livres de la bibliothèque, dédiée par Warburg à Mnemosyne, mère des muses. Elles indiquent, dans les branches des sous-catégories, la structure en efflorescence des documents sélectionnés et réorganisés pour le livre inachevé Mnemosyne. Et elles inventent un système, dans le sens d’organisation de la pensée, original en bibliothéconomie et en photothéconomie.

Devise

12 «“Das Wort zum Bild” ist die Devise unserer Bibliothek»: c’est ainsi que Warburg faisait référence à la devise (mais lisons aussi à la devise c’est-à-dire à la monnaie d’échange) de la KBW, à la fin d’une conférence en avril 1928 sur l’histoire des fêtes de cour.

13 Certains livres et images [terminait Warburg] qui ont été présentés ce soir, présents seulement dans des ouvrages très rares, sont ici disséminés dans la salle sur un des panneaux suspendus pour votre visite que vous ayez un aperçu de notre laboratorium11.

14 Les panneaux avec photographies et autres objets figurés constituaient un aspect de la pratique méthodologique Wort und Bild. On peut en effet observer que la limite entre biblio et iconothèque, dans certaines parties des collections respectives, s’efface conceptuellement. Cet effacement est mis en scène, physiquement, justement par la modalité de l’exposition. A la KBW, on a recours à l’exposition à l’occasion de conférences, visites, séminaires. Sur les panneaux, on accroche des photographies et souvent on y appose aussi des objets figurés comme des livres ou des documents illustrés imprimés, y compris des documents d’actualité, exposés en correspondance de la page avec la ou les figures concernées. Le panneau semble s’offrir comme une autre dimension de la Bibliothèque et de ses objectifs: une extension (le livre exposé) et une projection (l’image reproduite). Le projet et l’exposition des panneaux prennent la valeur d’une véritable projection, per exempla et à plusieurs niveaux, des documents des collections, des thématiques et des objets de la recherche promue par la bibliothèque, des moyens - méthodes et instruments – d’une telle recherche12.

15 Le binôme image/parole de cette devise exprime la relation entre tradition textuelle et iconographique, entre texte verbal et visuel, y compris dans le dialogue de la composition picturale avec les sources littéraires et philosophiques de référence. Dans ce cas d’étude particulier, les fêtes à la cour, le binôme s’incarne dans une catégorie précise de livres que Warburg définit «livres rares» (seltenen Bücher), comme les

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précieux livres illustrés de cérémonials ou Festival books, sans lesquels il serait impossible d’enregistrer le «missing link» – écrit-il dans ses notes – entre vie et art13.

16 La devise a aussi cet aspect pratique: image/parole est utilisé comme instrument de recherche, expérimenté par Warburg dans la structuration de ses conférences avec la lecture d’un texte d’introduction, la projection de diapositives, la visite guidée des panneaux réalisés chaque fois ad hoc en piochant dans le thesaurus de la collection photographique. C’est la méthode de travail par laquelle l’image est menée à la parole et conduite à communiquer, grâce au travail de l’auteur et à l’invention de dispositifs herméneutiques et des dispositifs d’exposition adaptés.

La conférence sur les tapisseries Valois. Bildträger, iconophora

17 La conférence sur les tapisseries Valois est le premier exemple d’exportation, depuis la Kulturwissenchaftliche Bibliothek Warburg de Hambourg, de cet aspect pratique de la méthode Wort und Bild.

18 A l’automne 1927 Warburg revient en Italie pour la première fois après le début de la première guerre mondiale. Le Kunsthistroriches Institut de Florence en 1927 réintègre le Palais Guadagni, après avoir été, provisoirement, pendant quatre ans, dans les murs des Offices14. Le 29 octobre à la conférence d’inauguration Warburg parle d’une découverte qu’il avait faite environ 30 ans auparavant, concernant les fêtes médicéennes à la cour des Valois représentées sur une série de grandes tapisseries conservées au musée des Offices15.

19 Le Jahresbericht de l’Institut florentin rapporte aussi un commentaire technique sur l’événement, défini comme la présentation des résultats importants d’une recherche de vingt ans sur les tapisseries Valois: «sous forme de leçon avec un vaste matériel photographique»16. En effet, dans les (matériaux de travail qui attestent de l’événement, les références aux «images exposées» (ausgestellten Abbildungen)17 témoignent du projet d’organisation d’une petite exposition photographique. La structure des documents de travail pour cette conférence confirme le protocole adopté par Warburg au cours de ces années. Il n’existe pas de texte achevé mais un véritable canevas de mise en scène qui comprend tout ce qui est nécessaire à la performance publique: un texte introductif, des notes sur les sources, des documents et sujets spécifiques (dans ce cas, par exemple, la généalogie des Valois), des notes pour le commentaire des planches, auxquelles correspondent des schémas de montage, les lignes de conclusion, un recueil de notes aphoristiques rédigées avant et après la conférence.

20 En outre, plusieurs notes pour la conférence se rapportent directement aux panneaux (Tafeln) et donnent le plan et la liste des images exposées. Les notes que l’on retrouve dans le canevas (écrites par Bing avec des interventions de Warburg, datées du 22 octobre), comparées avec les plans de montage et la numérotation des images indiquent la disposition et séquence qui suivent.

21 La première image était celle de l’aquarelle de Clouet avec les portraits Valois conservé aux Offices (Fig. 1).

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Fig. 1

François Clouet (Tours 1515 ca.-Paris1572) et collaborateurs, Portrait d’Henri II de Valois et Catherine de Médicis, après 1559, aquarelle sur parchemin, cm 11x9, Florence, Galerie des Offices, Couloir de Vasari, inv. 1890, n. 815

22 Florence elle même [écrit Warburg en introduisant cette image] possède dans un cadre collectif un recueil de merveilleux portraits de famille de l’arbre généalogique des Valois. Grâce à ce dernier, ainsi qu’à d’autres instruments iconographiques, il est possible d’identifier la plupart des personnes représentées sur les tapisseries18.

23 Les images suivantes étaient «8 photographies agrandies19» – comme le précise Warburg dans son journal de bord – des tapisseries Valois, toujours aux Offices.

24 Après cette introduction, avec un tout premier plan sur les protagonistes de la discussion, les notes parlent de 14 planches, avec une numérotation progressive de chaque image.

25 – Sur la première planche, des sujets folkloriques (c’est l’exemple du Carême) avec l’art dévotionnel contemporain20;

26 – sur la deuxième planche, un exemple de sujets allégoriques faisant référence aux commandes des Médicis21;

27 – sur la troisième, des images de « divinités servantes » (servierende Gottes) d’après la description des fêtes pour les noces Sforza-Aragona de Pesaro, en comparaison avec des exemples d’autres thèmes d’antiquité (comme des sujets d’antiquité de Bellini, Squarcione, Mantegna)22;

28 – sur la quatrième planche, le sujet de la Punition d’Amour23;

29 – sur la cinquième planche, le sujet de la Mort d’Orphée (chez Mantegna et d’autres) en comparaison avec la Punition d’Amour24;

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30 – sur la sixième planche, sujets mythologiques et allégoriques chez Mantegna et Dürer25;

31 – dans la septième planche, la figure de la Muse, dans sa forme antique, comme allégorie et en relation avec la musique (Pesaro, Mantegna, Filippino)26.

32 A propos du groupe de planches 4-7 et de leurs images nous lisons dans les notes de Warburg: «niveaux d’inflation du langage gestuel» ( Inflationswerte der Gebärdensprache)27.

33 – Et encore, dans la huitième planche, Vices et Vertus, et leur lutte, en tant que sujet allégorique (Mantegna, Pollaiolo)28;

34 – la neuvième étape visuelle comprend un exemplaire du Balet comique de la royne de 1581 de Baldassarino, Baltasar de Beaujoyeulx29.

35 Warburg encore à propos de ces images: « l’humanisation [mais nous pouvons lire aussi “incarnation”] des anciennes Pathosformeln / par le biais de / / l’Oeuvre récitative » (Die Humanisierung der antikischen Pathosformeln durch / / die recitative Oper)30 :

36 – sur la planche dix, images d’après les dessins de Bernardo Buontalenti et autres pour Intermezzo de 158931;

37 – sur la onzième planche, encore deux images d’appareils festifs, extraits de «livres rares» du XVIIe siècle32;

38 – sur la douzième planche, les images de deux entrées triomphales d’eau du XVIIe, à Gand et Amsterdam et le char comme symbole de domination33;

39 – la séquence se termine (13, 14; Fig.2)34 avec une trouvaille warburgienne: avec les illustrations de Neptune du Virgile anglais de Dryden, un Neptune comme relief décoratif sur un arc factice pour le couronnement de Charles II, et encore Charles II lui- même comme Neptune dans un sceau, une image moderne de domination et triomphe sur la mer: l’affiche de la coupe Schneider pour les courses d’hydravions35.

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Fig.2

Images des planches 13 et 14

40 Comme dans le cas de la conférence à la Biblioteca Hertziana en 1929, il n’est aucune photographie qui témoigne de l’installation - alors que les panneaux préparés par Warburg à Hambourg, justement à partir de 1927 sont régulièrement et méthodiquement photographiés. Nous pouvons donc seulement avancer des

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hypothèses: une solution d’organisation semblable à celle qui fut adoptée dans la bibliothèque de Hambourg, ou alors, plus probablement, une sorte «d’installation pour le voyage», comme en témoignent les photographies des panneaux provisoires montés par Warburg dans son appartement au Palace Hôtel de Rome, utilisées pour préparer la conférence à la Biblioteca Hertziana, pour travailler sur Mnemosyne et pour présenter ses propres études au cours de conférences privées, toujours dans les chambres de l’Hôtel.

41 À la base de cette expérience, il est un module polyphonique pour la narration, ou, mieux, l’exposition historico-artistique qui se reflète et se concrétise dans l’utilisation systématique de la reproduction photographique, dans l’exploitation positive de certaines de ses potentialités, dans la mise au point d’une série d’expédients de composition graphique pour le montage.

42 Certains critères de composition, repérables seulement en partie sous forme d’instructions entre les notes de travail - par exemple certaines notes sur les passepartouts des photos ou dans les recueils aphoristiques de notes -, se répètent de manière presque inchangée depuis les expositions pour les conférences et, confrontés aux notes et notices correspondant aux matériaux objets reproduits et exposés, ils permettent l’identification d’expédients graphico-compositifs récurrents. Il est donc possible de mettre en évidence des moments de contextualisation (par l’insertion de détails multiples et de changement d’échelle), de comparaison en faisant ressortir les détails (par agrandissements, assemblages, répétitions), de mise en page critique (par construction de séquences signifiantes à l’intérieur de toute la mise en page). La multiplicité des critères et des modèles de photocomposition adoptés – versus une tendance évidente à l’uniformité, par ex. de sujet, de chronologie, de style dans les œuvres contemporaines – devait constituer la caractéristique particulière des planches du Bilderatlas, et du Mnemosyne en tant que livre extra-ordinaire. D’où une définition possible des montages warburgiens d’après le modèle polyphonique et le schéma théorique de la technique du contrepoint : chaque voix (de motif ou thème) jouit dans la composition d’un rôle qui lui appartient, indépendant, et mélodique et rythmique, évoluant avec les autres selon des principes harmoniques.

43 Dans le canevas de la conférence sur les tapisseries Valois, on peut lire:

44 Le devoir de mémoire/remémoration sociale en tant que fonction mnémique [nous lisons les lignes de conclusion du canevas pour la conférence] apparaît ici claire comme le jour: par un contact toujours renouvelé avec les monuments du passé, elle préserve aussi la circulation de la lymphe à partir de la matrice du passé jusqu’à la forme antique, de sorte que la forme énergiquement chargée ne devienne pas un dynamogramme calligraphique36.

45 Comme on le sait, l’attention de Warburg est souvent attirée – c’est le cas ici – par des œuvres marquées de façon significative par un processus de transposition, reproduction ou qui présentent des caractères de reproductibilité et donc de transmission. La partie finale du texte de la conférence montre clairement que son attention se focalise sur les reconstructions de segments de succession et sur les supports, mécanismes et modes de transmission.

46 La mobilité spécifique des images pariétales tissées [nous continuons de lire dans le canevas de la conférence] représente le type le plus élevé de l’art de la reproduction à ses débuts, puisque l’original du temps - le carton, comme on l’appellera par la suite -

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peut servir comme modèle plusieurs fois. Il peut donc donner à la diffusion de son langage figuratif la même force que la mobilité de l’œuvre imprimée, qui, pour ce qui est aussi bien de l’image que de la parole imprimée, est un descendant démocratique en ligne directe des supports d’image tissés à la cour. Il est toutefois certain que la relation organique de la tapisserie, sorte de dispositif et de costume, avec son commanditaire à la cour est très différente de celle des œuvres imprimées avec leur acheteur37.

47 Dans une note pour la conférence, datée du 23 octobre, cette attention est formulée dans des termes synthétiques : «techno-dynamique des supports de l’image / La reproductibilité, la répétibilité / la mobilité des supports de l’image»38. Bildträgers: supports de l’image, véhicules, media – iconophora.

48 Dans ce sens, la conférence présente des sujets-clé pour les lineamenta de la théorie warburgienne sur la dynamique de la «soziale Mneme»: les fêtes à la cour comme des véhicules, éphémères, de la vie à l’art, des images (parfois immortalisées sur des tapisseries ou pérennisées sous la forme de « livre rare»); les tapisseries comme incunable, ou prototype de luxe, du medium reproductible (du carton/matrice) pour les images dans l’histoire. Le sujet de discussion permet de définir aussi un aspect pratique et méthodologique de la théorie: une partie du programme de la recherche se concentre sur la relation matérielle entre les épiphanies de figures de la culture visuelle d’un moment historique donné dans des contextes créatifs différents - depuis les plus éphémères comme le théâtre aux plus littéralement monumentaux comme la peinture – et la documentation correspondante – depuis les tapisseries, justement, jusqu’aux illustrations pour les livres, aux tableaux.

49 L’ikonologische Durcharbeitung que Warburg estime nécessaire pour la compréhension des «créatures préhistoriques»39 telles que les tapisseries passe aussi par la reconnaissance de leur valeur documentaire et de Bildträger et de prototypes de la reproductibilité – sur un rayon contextuellement limité et déterminé.

Leitmuschel

50 Le 29 février 1928, Aby Warburg présente un discours conclusif au séminaire d’hiver de la Bibliothèque consacré à la méthode pour une «kunstwissenschaftliche kulturwissenchaft»40. Les documents de travail sont constitués d’un texte introductif, des listes des images utilisées, des notes de montage et d’un texte de conclusion. Sur la feuille qui introduit les notes se rapportant de façon spécifique aux montages sur les panneaux préparés pour l’occasion, on peut lire:

51 En guise de conclusion ce soir, je veux expliquer encore une fois cette méthode au moyen de motifs pris, pour ainsi dire, comme moule-guide entre les couches des siècles: le Nachleben de l’arc de triomphe romain, de la forme gréco-mythique du héros mourant, des Muses et de Médée41.

52 Leitmuschel est le terme introduit au XIX e siècle en géologie pour définir la fonction géognostique des fossiles qui caractérisent de façon fiable la couche géologique à laquelle ils appartiennent. Le terme, qui s’est fixé ensuite dans la forme Leitfossil, est devenu un instrument d’indication et de différenciation des couches géologiques, permettant avec la biostratigraphie une émancipation de la discipline stratigraphique hors de l’intersection entre paléontologie et lithologie, lui permettant d’atteindre un status transdisciplinaire qui lui est propre 42. Comme on peut le lire dans les notes de

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Warburg pour la conférence, la «Sirène», le «char tiré par des hippocampes» 43 (le char de Neptune) sont, parmi les tapisseries Valois, des Leitmuscheln. A l’exemple de l’analyse biostratigraphique, on propose une morphologie iconologique construite, de façon aussi pratique, sur un réseau d’images.

53 Par rapport à l’adoption du système de montage de photographies à la Biblioteca Hertziana de Rome, pendant l’hiver 1928-29 lors du dernier voyage en Italie, on remarque un écart.44 Warburg propose de ne pas projeter de diapositives et d’exposer seulement les montages de photographies. Les jours suivant la conférence, il tient d’autres leçons avec le support des panneaux. Les matériaux, à nouveau préparés dans son appartement au Palace Hôtel de Rome, seront ensuite montrés à de petits groupes ou à des visiteurs isolés. Kenneth Clark mentionnera l’événement à la Hertziana comme étant un moment mémorable dans son parcours intellectuel 45. Gombrich pointera l’excentricité d’un choix que le public a beaucoup de difficulté à voir et à apprécier46. «Ce sera», expliquait Warburg à Ludwig Curtius les jours précédant la conférence, «une sorte de démonstration anatomique sur la méthode de la science de l’art»47. On essaie de montrer la méthodologie même de la Kunstwissenschaft, au-delà de l’apparence et de la matière, ou mieux à travers celles-ci, de l’objet de recherche, qui est projeté et sublimé en image dans la reproduction photographique. Ce qui est exposé en tant que figure ou sous forme fossile, ce sont certains passages et organes du système de circulation de la lymphe vitale des images ; fossile, donc, en tant qu’empreinte ou trace (d’un fragment) du visuel d’un moment historique culturel donné, qui identifié, analysé, exposé de façon appropriée, peut agir comme un indicateur.

NOTES

1. J’ai eu l’occasion d’analyser et reconstituer les documents d’origine de cette conférence en 2010 en tant que kurzeit Stipendiatin du Kunsthistoriches Institut à Florence. 2. Warburg Institute Archive (WIA), III.98.6.1, fol. 17 [6]; cf. WIA, General Correspondence (GC), 2 novembre 1927, Aby Warburg à Jacques Mesnil [Jean-Jacques Dwelshauvers]: «ikonologische Feststellung»; cf. III.98.3, «Eigenbericht an Bodmer durch G[ertrud]B[ing], 10 Nov. 927», «[…] benutzte

neben gleichartigen Motiven auf den anderen Teppichen, deren Herkunft und Gestaltung ikonologisch verfolgt wurden». Le catalogue de la WIA est

en cours de révision par Claudia Wedepohl, les références et signatures présentées ici doivent donc être considérées comme provisoires. 3. WIA III.98.6, fol. 20. 4. In Sitzungsberichte der Heidelberg Akademie der Wissenschaften, Philosophischistorische Klasse, Jahrgang 1920, n. 26, Heidelberg, 1920; La divination païenne et antique dans les écrits et les images à l’époque de Luther, in Aby Warburg, Essais florentins, Paris, Klincksieck, 1990, pp. 245-294. 5. Warburg, Heidnisch-antike Weissagung (1920), p.70. 6. Warburg, Heidnisch-antike Weissagung (1920): «Die Wiederbelebung der dämonischen Antike vollzieht sich dabei, wie wir sahen, durch ein Art polarer Funktion des ein fühlenden Bildgedächtnisses», p. 70. 7. Giorgio Agamben, Aby Warburg et la science sans nom [1975] in Image et mémoire, Paris, Hoëbeke, 1998, pp. 9-43. 8. Robert Klein, La forme et l’intelligible. Écrits sur la renaissance et l'art moderne, [1964] Gallimard, Paris 1970, p. 224. 9. Katia Mazzucco, “L’iconoteca Warburg di Amburgo”, in Rivista storica 3, décembre (2012). 10. Katia Mazzucco, “Mnemosyne, il nome della memoria. Bilderdemonstration, Bilderreihen, Bilderatlas: una cronologia documentaria del progetto warburghiano”, in Quaderni del Centro Warburg Italia 4-6, 2006-2008 (2011), pp. 139-203 (cf. édition polonaise révisée “Mnemosyne. Chronologiczna

prezentacja dokumentów związanych z Atlasem Warburg”, in Konteksty, 2-3 (2011), pp. 120-142).

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11. WIA III.111 (1-2), Handelskammer, fol. 3 [25A]: «Einige Bücher und Bilder, die heute Abend vorgeführt wurden und nur in sehr seltenen Werken zu erfassen sind, sind hier im Saal auf einer von den Hängetafeln zu Ihrer Besichtigung ausgebreitet, um einen Einblick in unser Laboratorium zu geben». 12. “Mnemosyne. Chronologiczna prezentacja” (2011); Katia Mazzucco, “Quarant’anni di bibliofilia e iconofilia. Osservazioni sul montaggio del libro Mnemosyne di Aby Warburg”, in Rivista di Storia della Filosofia, 2 (2011), pp. 303-338. Une sélection de documents sur Ausstellungen et Bilderreihen organisée à la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg est maintenant publiée dans le Gesammelte Schriften - Studienausgabe de Warburg,

Bilderreihen und Ausstellungen, U. Fleckner, I. Woldt (Hg.), Berlin 2012. 13. WIA III. , fol. 83 [3]: «Das italienische Festwesen in seiner höheren Form ist ein wahrer Uebergang aus dem Leben in die Kunst. / C. d. R. (1860), s. 401»: ici Warburg cite la Kultur der Renaissance in Italien de Burckhardt dans le texte de la conférence à Florence en 1927.

14. Hans W. Hubert, L’Istituto germanico di storia dell’arte di Firenze, il Ventilabro, Firenze 1997. 15. Les remarques formulées par la suite sont tirées d’une édition des documents visuels et textuels de cette conférence, en cours de publications sous ma direction. 16. “Kunsthistorisches Institut in Florenz. Jahresbericht” 1927/28, ss. 3. 17. WIA III.108.12, fol. 14. 18. WIA III.98.6, fol. 20: «Familienportraits der Valois / Florenz selbst besitzt in einem Sammelrahmen eine Sammlung von Köstlichen Familienportraits zum Stammbaume der Valois. Durch dies u.[nd] andere ikonographische Hilfsmittel lässt sich die bei weitem grösste Anzahl der auf den Teppichen dargestellten Personen identifizieren». 19. WIA III.16, Florence, 1927, fol. 6. 20. WIA III.108.12, fol. 21. 21. WIA III.98.6.1, fol. 67; WIA III.108.12, fol. 22. 22. WIA III.98.6.1, fol. 69; WIA III.108.12, fol. 23. 23. WIA III.108.12, fol. 24. 24. WIA III.108.12, fol. 25. 25. WIA III.108.12, fol. 26. 26. WIA III.98.6.1, fol. 71; WIA III.108.12, fol. 27. 27. WIA III.98.6.1, fol. 70. 28. WIA III.98.6.1, fol. 72; WIA III.108.12, fol. 28. 29. WIA III.98.6.1, fol. 74; WIA III.108.12, fol. 29. Selon toute probabilità, Warburg tenait en main l’exemplaire qu’il avait emprunté à la Bibliothèque du Istituto Musicale de Florence, précisément entre le 28 et le 31 octobre 1927 [cf. WIA ZK 5 Festwesen Frankreicht, fiche de prêt de la bibliothèque] et/ou celui-ci circulait dans l’assistance, et/ou, encore, était en libre consultation durant la conférence. 30. WIA III.98.6.1, fol. 73. 31. WIA III.98.6.1, fol. 74; WIA III.108.12, fol. 30. 32. WIA III.98.6.1, fol. 76; WIA III.108.12, fol. 31. 33. WIA III.108.12, fol. 32. 34. Images des planches 13 et 14: dessin d’un relief antique avec Neptune, par Johannes Adolph Overbeck, Atlas des griechischen Kunstmythologie, Bd. 3, Leipzig 1895, Taf. XII, Abb. 21; Pietro del Po (par Giulio Romano), Psyché enlevée par Zéfir et Neptune sur son char, gravure sur cuivre, 1650-1670; W.

Hollar, F. Cleyn, Neptun, da The works of Virgil containing his Pastorals Georgics, and Aeneis, translated into English verse by Mr. Dryden, adorn’d with a hundred sculptures, 2nd ed. London, Printed for Jacob Tonson, at the Judges-Head in Fleetstreet, near the Inner-Temple-Gate, 1698; David Loggan, Neptuno britannico, arc de triomphe pour l’entrée de Charles II à Londres le 23 avril 1661 par John Ogilby, The Relation of his Majesty’s entertainment passing thorough the City of London to his coronation: Containing an exact Accompt of the whole Solemnity the Triumphal Arches, and Cavalcade, delineated in Sculpture; the Speeches and Impresses illustrated from Antiquity. To these is added A brief Narrative of His Majestie’s Solemn Coronation: with His Magnificent Proceding, and

Royal Fest in Westminster-Hall. By John Ogilby, London, printed by Thomas Roycroft, and are to be had the Authors House in Kings Head Court within

Shoe-Lane, MDCLXII (with plates by David Loggan) 1661; George Vertue (da Thomas Simon), Charles II avec Neptune sur le char tiré par des hippocampes, sceau (1662) avec la devise ET PETIVS TOTO REGNANTES ORBI BRITANNOS, gravure, tiré de Medals, Coins, Great Seals and other Works of Thomas Simon,

London 1753, Pl. XXXIII; Le Roi d’Angleterre avec Neptune, timbre de la Barbade, 1925 (?), 2 ½ p, devise ET PENITVS TOTO REGNANTES ORBE BRITANNOS. 35. WIA III.98.6.1, fol. 77-78; WIA III.108.12, fol. 32-33.

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36. WIA III.98.6, fol. 82 [2] «Die Aufgabe des sozialen Gedächtnisses tritt hierbei als mnemische Funktion klar zu Tage<:> durch stets erneute Berührung mit den Denkmälern der Vergangenheit selbst das Säftesteigen aus dem Muttergrund der Vergangenheit bis in die antikisierende

Gestaltung zu wahren, damit nicht aus der energetisch-erfüllten Gestaltung ein kalligraphiertes Dynamogramm wird». 37. WIA III.98.6, fol. 13 [2]: «[…] die spezifische Beweglichkeit der gewirkten Bilderwand einerseits <*gleich zu Anfang*> den höchsten Typus der reproduzierenden Künsten darstellt, insofern die zeitgenössische Vorlage – der Karton, wie man später sagte – beliebig oft als Vorlage

dienen kann u.[nd] somit der Verbreitung seiner Bildersprache denselben Nachdruck der Wandernden Beweglichkeit verleihen kann, wie das Druckwerk, das sowol was den Bilddruck wie den Wortdruck angeht, eigentlich in direkter Linie ein demokratischer Abkömmling des gewirkten höfischen Bildträgers ist. Allerdings kommt bei dem Bildteppich abweichend hinzu, dass er mit seinem höfischen Besteller gleichsam

Gerät-u.trachtenmässig in ganz andrer organischer Weise verbunden ist, als etwa der Käufer mit Druckwerk». 38. WIA III.98.6.1, fol. 87: «Technisch-Dynamisches d. Bildträgers / die Reproduzierbarkeit / die Wiederholungsmöglichkeit / die Beweglichkeit d. Bildträgers». 39. WIA III.98.6.1, fol. 12. 40. WIA III.113.5.1, (Burckhardt-Übungen), illustrations, fol.6. 41. WIA III.113.4 (Burckhardt-Übungen), Schlussübung, fol. 20: «Diese Methode will ich nun / heute Ab[en]d. z.[u] Schluss noch einmal / durch die Schichten des Jahrhunderts gleichsam als Leitmuschel / durch [?] Motive aufzeigen / An dem Nachleben / des römischen Triumphbogens / an der griechisch mytischen / Gestaltung des sterbenden Heroen / Der Musen / und der Medea». 42. Sur la Leitfossil et Warburg, voir Georges Didi-Huberman, L’Image survivante Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Les édition de Minuit, Paris 2002; cf. Claudia Wedepohl, “Ideengeographie”. Ein Versuch zu Aby Warburg’s “Wanderstrassen der Kultur”, in Helga Mitterbauer, Katharina Scherke (Hg), Entgrenzte Räume. Kulturelle Transfers um 1900 und in der Gegenwart, Passagen, Wien 2005, pp. 227-254. 43. WIA III.98.6.1, fol. 112. 44. 19 gennaio 1929, Die römische Antike in der Werkstatt Ghirlandajo’s, WIA III.115 (Hertziana). 45. The lecture which changed my life, in Kenneth Clark, Another Part of the Wood: a Self- portrait, Murrey, London 1974. 46. Ernst H. Gombrich, Aby Warburg: an Intellectual Biography, The Warburg Institute, University of London, London 1970. 47. WIA GC, 13 décembre 1928, Aby Warburg à Ludwig Curtius.

INDEX

Mots-clés : Interprétation, iconologique, figures, thèmes, image, parole, mémoire visuelle, empathie

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AUTEURS

KATIA MAZZUCCO

Docteur en histoire de l’art (Université de Sienne, 2006), spécialiste de l’héritage de la tradition classique dans l’art et la culture visuelle contemporaines; elle a été assistante d’enseignement pour le cours d’Iconologie, Histoire de la tradition classique, Histoire de l’art antique et l’archéologie de l’Université Ca ‘Foscari et IUAV de Venise. Elle a été bénéficiaire d’une bourse de recherche post doctorale à l’IUAV de Venise (2008), chargée de cours à la photothèque de l’Institut Kunsthistorisches à Florence (2010), Grete Sondheimer Fellow à l’Institut Warburg à Londres (2010), British Academy Visiting Scholar à Londres (2011). S’occupant depuis des années de Warburg Kreis et d’historiographie visuelle, elle est actuellement engagée dans un projet sur la photographie comme méthode de recherche pour l’histoire de l’art. Parmi ses publications: (avec K. W. Forster), Introduzione ad Aby Warburg e all’Atlante della Memoria, (Milano 2002); Prefazione a E. H. Gombrich, Aby Warburg. Una biografia intellettuale (Milano 2003); “Quarant’anni di bibliofilia e iconofilia. Osservazioni sul montaggio del libro Mnemosyne di Aby Warburg”, Rivista di Storia della Filosofia, 2 (2011); “1941, English Art and the Mediterranean. A Photographic Exhibition by the Warburg Institute in London”, in Journal of Art Historiography, 5 (2011)

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Epistemology of Wandering, Tree and Taxonomy The system figuré in Warburg’s Mnemosyne project within the history of cartographic and encyclopaedic knowledge

Sigrid Weigel

1 Aby Warburg’s Bilderatlas Mnemosyne makes use of a very specific form of the genre and medium of atlas. Instead of projecting geographical knowledge onto a two-dimensional plane as the conventional cartographic map does, his atlas consists of a number of plates each of which is a configuration of reproduced images, which are collected under a common heading or leitmotif. Gertrude Bing later supplemented these headings with a short explanation, - for example: “Pathos of Suffering in energetic inversion (Pentheus, maenads at the cross). Bourgeois keen, heroized. Ecclesiastic keen. Death of the redeemer. Entombment. Meditation of death.” (Fig.1).1

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Fig.1

Plate 42 in: Aby Warburg, Der Bilderatlas MNEMOSYNE. Ed. by Martin Warnke with the assistance of Claudia Brink. Berlin 2000, p. 77.

Mnemosyne – a cultural technique for investigating a technique of the mind

2 Warburg’s idea was to print the Mnemosyne-Atlas as a three volume publication, namely one volume with images and two volumes of text. Had he succeeded in accomplishing the Mnemosyne-project and in bringing a number of his plates between two book covers, we peradventure might hold his atlas in our hands or probably, because of its scale, have it on the desk in order to study it, or better: let our eyes wander between the ten to thirty images collocated on each page (Fig.2-Fig.3).

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Fig.2

Plate 27 in: ibid., p. 47.

Fig.3

Plate 47 in: ibid., p. 87.

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3 However, the Mnemosyne-Atlas we are actually talking about has never been finished – and would presumably never have been turned into the form of a printed book, - even if his author had survived his heart attack on October 26th, 1929. But it makes no small difference whether one is talking about an atlas as a printed volume or about the more than 60 image tables that have been handed down to us by means of photography. It is the latter, namely an atlas as a work in progress2, that is the form of Warburg’s project named Mnemosyne, and the only one we may refer to when talking about Warburg’s Bilderatlas.

4 Since the tables were meant to stand upright as boards in a room side by side, the form of Warburg’s atlas may be described as an inverted cartographic atlas (Fig.4).

Fig.4

Reading hall with Rembrandt exhibition, 1926. In: ibid., p. XI.

5 Instead of visualising and projecting the knowledge of the three-dimensional space onto a two-dimensional map, the Mnemosyne atlas is itself a kind of projection into space, more precisely: a projection of the knowledge of images into a spatial constellation. When Warburg himself used his boards as a background stage for his lectures in order to visually present a certain configuration of images or to show the “migration” (Wanderung) of symbols, motifs, figures, gestures and pathos formulas he was interpreting in his talk, this situation turned the plates into a specific site of knowledge. Due to the spatial positioning, this form of presentation is related to an exhibition. Instead of moving in front of the pictures in the space of a museum, the audience, during listening to the lecture, could, with their eyes, wander from one table to the other and visually move around between the images on each board, up and down, left and right, back and forth. (Fig.5)

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Fig.5

Plate 44 in: ibid., p. 81.

6 In such a momentum the atlas actually turned into a common site for contemplating images and for reflecting the historical and iconological relationships between them. In this situation, that is to say when the Mnemosyne atlas was in situ and in actu, the series of plates effectively constructed a sort of Denkraum, a common space for thought. Both the spacing of the plates as well as the intervals between the images opened up a new space for thinking, reading, interpreting, - and for seeing, discovering and re-reading the history of images, of iconology and of culture. In this kind of material culture of an atlas technique Warburg found the ideal form for presenting his idea of an Ikonologie des Zwischenraums, an iconology of interval, or better, interspace, as he called his project in his notes to Mnemosyne: “Iconology of interspace [Zwischenraum]. Art historical material for a developmental physiology of the pendulous movement [Pendelgang] between stating a cause [Ursachensetzung] by means of images and doing this by means of signs.”3

7 The possibility to assemble and reassemble the boards for any subject or lecture and to arrange and rearrange different pictures on any of the plates is a characteristic that qualifies the atlas – beside his library and his note-boxes, Zettelkästen - as the most important medium of what Warburg himself called a laboratory of “kulturwissenschaftlicher Bildgeschichte”, a very dense formulation which may be read as history of images and also as history as recognised through images, examined by a cultural scientific approach.4 Therefore the plates of the atlas in situ and in actu correspond to the table in the sense of the scholar’s work place mentioned in that passage of Warburg’s text on Pagan-Antique Prophecy in Words and Images in the Age of Luther (1920) where he invents this laboratory as a site where scholars from art history and the studies of religion come together at one and the same workbench.5 Thus, the medium of the atlas became the perfect cultural technique for Warburg’s

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methodological-theoretical perspective in investigating the history of images as a function of a technique of the mind, namely as an archive of pathos formulas. In considering the images of gestures as memory images of physiologically and energetically expressed movements of the human body – or as a dynamographical archive6 - and understanding them as a sort of human civilising action, Warburg was interested in interpreting their meaning as a function of the mind’s technique, as a “geistestechnische Funktion”: “The Mnemosyne in its pictorial foundation which is characterised by the attached / following atlas is meant first and foremost as nothing more than an inventory of the antique pre-coinings [Vorprägungen] which had a demonstrable impact on the style of how life in movement was depicted during the Renaissance. Such a comparative examination had […] to attempt to understand the meaning of these commemoratively preserved expressive values as a reasonable function of the mind’s technique by means of a deeper social-psychological investigation.”7

8 From this text written as an introduction for the publication of Mnemosyne it is obvious that the transformation of the atlas into a book would have degraded the image-plates to a mere adjunct or supplement to Warburg’s psycho-historical view of the history of culture. However, in its unaccomplished form as a mobile cultural technique it implies all the flexible components which Didi-Huberman and others have associated with the technique of montage in modern art. And this is also to be regarded as a modern survival or return of an ars combinatoria from the hermetic and cabalistic traditions of knowledge.

Nachleben of pre-modern aspects in the encyclopaedic era

9 As regards the position of the atlas within the history of knowledge and its relationship to the arts, Warburg’s atlas comprises characteristics of both aspects from modern genres of art and science, and elements from pre-modern figurations of knowledge and art. To put it in Warburgian concepts, many aspects of his atlas may be regarded as a Nachleben, as an ‘afterlife’ of pre-modern forms of knowledge which go back to the age preceding the separation of art and science as well as those of pictures and words, that is to say preceding the emergence of the classical encyclopaedic knowledge with its reign of a taxonomic order of things. Each table of the Mnemosyne, for example, is very similar to the structure of Baroque emblem books where the picture is always accompanied by, firstly, a lemma, motto, or inscription, and, secondly, an epigram, subscription or explanation. – And some of Warburg’s pictorial configurations rather seem to stem from the age of curiosity with its Kunstkammern than from modernity. What his collection of pictures shares with the Kunstkammer is at least the character of an obsessive collection, the result of an intellectual and intimate story of fascination with certain details. Other tables do not yield the meaning of the arrangement, of the connection between the collocated pictures at first glance; they need to be read by visually wandering back and forth between the individual reproductions and following different pathways in order to reconstruct the archaeological layers of the constellation.

10 Thus the reading of the table gets turned into a literal corporealisation of Warburg’s figure of Wanderung or Wanderstraße, which he invented in order to describe the ‘migration’ of symbols, images, and astrological figures from culture to culture in both

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time and space.8 For example in his deciphering of the mural cycles at the Palazzo Schifanoia in Ferrara (1912), where he discovered the enigmatic personifications of the twelve months as being late heirs of the ancient figures of Indian deans (Dekane):

11 “The complicated and fantastic symbolism of these figures has hitherto resisted all attempts at interpretation; by extending the purview of the investigation to the East, I shall show them to be components of surviving astral notions of the Greek pantheon. They are, in fact, nothing else than symbols for the fixed stars – although over the centuries, in their wandering from Greece through Asia Minor, Egypt, Mesopotamia, Arabia, and Spain, they have lost the clarity of their Grecian outline.”9

12 With this aspect of ‘wandering’ both as an epistemic figure and a practise of reading images, Warburg’s atlas constitutes a very peculiar kind of its genre; it may be considered as a modern follower of late antique and medieval cartography. Within the development of topographical and isometric maps, which consists of transforming the heterogeneity of the world into a homogeneous schematic image in order to project this onto a two-dimensional page, the emergence of the cartographic technique, a “highly artificial construction” as Harvey puts it in his History of Topographical Maps (1980)10, had been preceded by pictorial maps that depicted not a virtual bird’s-eye view but an itinerary. Viewing or reading such a pictorial map means to perambulate stations or images in one’s imagination. (Fig.6)

Fig.6

Map of Matthew Paris’ itinerary from London to Apulia, 13th century. In: Paul Dean Adshead Harvey, The History of Topographical Maps. Symbol, Pictures and Survey. London 1980, p. 66.

13 The figurative walking alongside images is an epistemic centrepiece of Warburg’s atlas. In theoretical terms it may best be described as a commemorative practise very much

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like the traces and images in the Freudian conception of memory. This correspondence between a pre-modern material culture of knowledge, the pictorial itinerary map, and the post-neurological description of memory in psychoanalysis, which is conceptualised as a scripture of images, provides a wonderful example for Walter Benjamin’s anthropological theory in his Doctrine of the Similar (Lehre vom Ähnlichen, 1933). There he argues that certain human capacities – he talks mainly of the mimetic faculty -, which in the phylogenetic and ontogenetic prehistory were directed to the outer world (i.e. mimetic behaviour and magic practises of interpreting bowels and astral constellations) have during the course of civilisation turned into an intellectual capacity. In the case of the mimetic faculty, the capacity of recognising the similar has “found its way into language and writing, […] thus creating for itself in language and writing the most perfect archive of nonsensuous similarity.”11 According to this perspective, the cultural technique of a wandering epistemology has been transformed into a technique of the mind, namely recognition through memory traces and images. Against this backdrop it is recognizable that the form of Warburg’s atlas exactly mirrors the subject matter of his project, namely a reading of a cultural history through images and the development of the human culture from what he calls a Greifmensch, a man grasping with hands, to the state of Begreifen, comprehension.

14 To put it in Foucault’s terms: In Warburg’s Mnemosyne-tableaux elements from the epistemology of similitude reach into a genre established in the classical era of representation, i.e. the age of a classificatory order of things. - This is obvious not only because Warburg’s plates resemble in many aspects the depictions of early modern encyclopaedic projects in that his principle of collocating pictures to a configuration neither follows conventional concepts of art history - like artist, epoch, style, or subject-matter/motif - nor modern scientific concepts of distinguishing different species, genres, and classes of things and beings. Instead it is structured by what Foucault in his description of “the four similitudes” (convenentia, aemulatio, analogia, sympathy), by referring to Paracelsus, has called signatures (cf. Fig.3):

15 “The system of signatures reverses the relation of the visible to the invisible. Resemblance was the invisible form of that which, from the depth of the world, made things visible; but in order that this form may be brought out into the light in its turn there must be a visible figure that will draw it out from its profound invisibility. This is why the face of the world is covered with blazons, with characters, with ciphers and obscure words – with ‘hieroglyphes’, as Turner called them. And the space inhabited by immediate resemblances becomes like a vast open book; it bristles with written signs; every page is seen to be filled with strange figures that intertwine and in some places repeat themselves. All that remains is to decipher them.”12

16 Although Foucault’s historiography of the human sciences shows how the similitude has been excluded from epistemology during the subsequent development, i.e. the advent of the age of representation, classification and taxonomy, his Order of Things is to be read as a ‘rescuing critique’ in the Benjaminian sense, that is to say as illuminating a phenomenon in the moment of its disappearance. For Foucault simultaneously emphasises that resemblance is indispensable for any recognition. In this context he emphasises that the relationship between things is nothing which is just there, inherent in the nature of things, instead it is a result of the human perception – or rather the human eye and mind. “There is no resemblance between the things without imagination.”13 In his historiography of the human sciences the imagination,

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together with “language as literature”, i.e. the poetic language full of images, takes over the task to provide a sphere for the survival of similitude in the rise of the encyclopaedic will to fully capture the world by means of a taxonomical and chronological order of things and beings. Warburg’s atlas is part of a return of elements of similitude after the classical era of representation. In making use of these capacities, the concept of history is transformed into an image-structure. “The relation of what- has-been to the now is dialectical: not temporal in nature but like an image [bildlich]”14, as Walter Benjamin states in his notes of the Arcades-project.

Atlas and collection – supplement to the encyclopaedic taxonomy

17 Warburg’s Mnemosyne is part of a very specific version of the atlas which has been developed during the 19th century as a visual-poetic form of knowledge and, as Didi- Huberman puts it in the catalogue of the current exhibition, as a combination of an aesthetic and an epistemic paradigm.15 This hybrid genre developed by writers, artists, as well as some scholars, shares the appearance and form of a scientific atlas but it neglects the pretention to assemble the complete knowledge of the epoch in one systematic representation, - a project which found its ideal, model and its climax in the Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des metiers. Published between 1751 and 1780 in 35 volumes, the project includes 60.000 articles. Whereas such an endeavour is only possible with the support of innumerous contributors, the post- encyclopaedic atlas is often engendered by the obsession of a single author and based on his own collection gathered together over decades. The latter can be described as a poetic-visual supplement, and sometimes even counterpart, to the scientific order of knowledge, in that it emerged at the margins of the formation and proliferation of the big encyclopaedic projects of the 18th/19th century. In methodological terms it is a kind of echo to the fundamental and ultimately unsolvable problems of an encyclopaedic taxonomy based on the principles of comprehensive knowledge, systematic structure, classification, alphabetic order etc.

18 In the case of the Encyclopédie these problems can be studied in the preliminary reflections of the two founding authors, d’Alembert and Diderot, forming the methodological matrix of the project. Here, where they discuss especially the tension between deduction and distinction, between origin and classification of knowledge, the principle of kinship plays the role of an uneasy, outdated but indispensable part. In his Discours preliminaire (1751) d’Alembert writes:

19 “If it is already often difficult enough to prescribe a limited number of rules or general concepts for the individual sciences and arts, it is no less difficult to accommodate the infinitely intricate branches of human knowledge in a single unified system. […] Our first step in this study is thus the analysis of – if we may use the term – the family tree and of the connections and continuities between the areas of our knowledge, the probable causes of their development and the characteristics of the distinctions made; in a word, we must return to the origin and emergence of our conceptions.’16

20 Thus the preface to the encyclopaedic survey describes the prehistory of the project as a family tree. That the initiator of this ambitious project thinks it necessary to apologise for the figure of the family tree signals its status as a kind of foreign body in

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the systematic and alphabetical ordering. Whereas d’Alembert’s introduction reflects on the impossibility of a coherent system, Diderot’s Prospectus d’Encyclopédie (1750) enacts the transition from speaking of object and matter (science, the free arts, the mechanical arts) to engendering a system which, like a kind of palimpsest, underpins the encyclopaedia, namely the three classes of memory, reason, and imagination. Each heading of an article is followed by parentheses in order to assign any concept to its respective class – for example “Généalogie, f.f. (Hist.)” or “Familiarité, (Morale)”, “Famille, (Droit nat.)” and “Famille, (Jurispr.)”. Thus a systematic cipher supplements the alphabetical ordering. Although these ciphers mark the position of each concept within the system, the underlying genealogical structure becomes visible only in the graphic representation which supplements the comprehensive “Explication Détaillée du Systeme des Connaissances Humaines”. (Fig.7)

Fig.7

Systême figuré ses connoissances humaines. Entendement. Memoire, Raison, Imagination; in: Denis Diderot, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des metiers. Paris 1751. Source: http://ets.lib.uchicago.edu/ARTFL/OLDENCYC/images

21 Referring to Bacon’s system in De Dignitate et Augmentis Scientiarum (1623) with the distinction of three main faculties of the mind, (1) the memory that records, (2) the judgement that analyses, compares and processes, and (3) the imagination that imitates and distorts, Diderot develops three classes of knowledge: Mémoire/Histoire, Raison/ Philosophie, Imagination/Poésie. They form the frame for the entire knowledge to be included. Thus responding to the task formulated by d’Alembert to connect branched diversity and unity, Diderot developed a system that in its structure combines the two modes of classification and derivation/deduction. In the graphic representation of his Systême figuré, the order of his explication is translated into a tableau in which the multiple derivations and sub-divisions of groups of knowledge are written one next to

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the other. Leaving behind the alternative of an ascending or descending tree, derivation is here projected into the horizontal plane. As a graphic schema, the Systême figuré is thus a hybrid figure, to the extent that it presents a mixture of the figures of register and the genealogical tree. The tree as a schema originating from pre-modern kinship functions here as the graphic palimpsest of the whole project but it disappears in the alphabetic order of articles in the published volumes. Thus it may be read as a symptom for the ambivalent equivocal role of similitude and relationship in the taxonomic era.

22 It was in the realm of literature where the subjected world of resemblance survived, - this not least due to a certain poetic genre entitled collection (Sammlung). After the completion of the Encyclopédie and concurrent to many following encyclopaedic projects, a number of authors started to collect that kind of knowledge which had found no proper place in the scientific system, especially scattered knowledge from the oral and popular tradition, as well as images, stories and figures from mystic, magic and other sorts of ‘impure’ knowledge. The project of collecting narrations, legends, poems and songs from the people became most famous by the work of the Brothers Grimm in the early 19th century. But their collection of German fairytales (1812/15) was only the anacrusis for a century of collections in literature. One of the masters of the literary art of collecting was Heinrich Heine, who used the title Salon for the composition of his own compound texts, thus offering his prose, poems and dreams, so to speak, to the wandering eyes of a museum visitor. In his book on Elementargeister (1836), Elementary Ghosts, i.e. ghosts dwelling in the elements (in French published as Traditions populaires together with his Dieux en Exil in 1955), he discusses the work of the Brothers Grimm as part of a reverberant sound of the voices from prehistory, stating that “not everything is dead which has been buried”. When Heine refers to Paracelsus’ description of the elementary ghosts, he critically comments the attempt to force their plurality into a system: “However, to capture popular belief systematically, as some authors intend, is as malapropos as to bind clouds passing by in a frame. At the most one may gather the similar together under certain rubrics.”17 When Warburg, who was an avid reader of Heine, developed his Kulturwissenschaft, cultural science, his steps followed these poetic traces, - at least with one of his feet while the other one was grounded in exact sciences.18 Not only that he named his Ninfa in reference to Heine a “Goddess in (the) Exile”, his view of culture was also dedicated to the aim of including the popular and ‘impure’ traditions into his encyclopaedic project of collecting images, symbols and expressive gestures of European cultural history.

Working through the limits of the two cultures

23 However, it was not from the beginning and not just in one step that Aby Warburg invented his cultural technique of the atlas. Similar to repeating phylogenesis during ontogenesis, his work may be described as some kind of repetition and working through of the problems of an encyclopaedic work which is methodologically situated on the threshold between the sciences and the arts and which, as a whole, was committed to open up art history to Kulturwissenschaft, - the latter comprising such different subject matters as all sorts of pictures and texts, symbols and gestures, astronomical knowledge and planetary deities, tapestries and the court’s celebrative culture, theatre costumes and opera, last wills and patronage, airship and submarines

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as they were imagined in the medieval, stamps and newspapers, and so forth. The work on the Mnemosyne-project, which occupied Warburg for years, was the product of a kind of re-conceptualisation of his approach after his return from Ludwig Binswanger’s sanatorium in Kreuzlingen in August 1924, when Warburg called himself a revenant from his yearlong psychic illness. Almost no publication exists from these last five years of Warburg’s life, but a lot of manuscripts of lectures19 and an enormous number of notes as well as a huge collection of reproduced images. During these years all the efforts of Warburg and his colleagues were dedicated to two endeavours, the Mnemosyne and the establishment of the Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg (K.B.W.) as the intellectual and material centre for new scholarship, i.e. as the library, archive and laboratory for Kulturwissenschaft. Most of Warburg’s published writings indeed stem from the 25 years of his work between the printed version of his dissertation in 1893 and the year 1918, when his illness broke out. In the first edition of his complete published writings, undertaken by Gertrud Bing in 1932, they are running up to a volume of about 700 pages.

24 From his published oeuvre it is hard to identify how deeply the author was involved in the ambition of developing a kind of psychological history of expressions in ancient and Renaissance culture and arts, based on a theory informed by contemporary natural science, i.e. mechanics, physics, biology and psychology. For the most part the subject matter of these texts remains in the field of cultural, religious and social phenomena and within the history of rational knowledge and its relation to magic or mystical traditions. Only sporadically does the reader come across a terminology originating from the natural sciences, indicating his will to emphasise the material foundations of engendering symbols, gestures and art; and ‘material’ for Warburg meant expressions and symbols based in the energetic and kinetic state of the human body. The signifiers for this underlying theoretical interest are leitmotifs like the energetic, the dynamics of pathos formulas, the equilibrium or pendulum of the soul’s forces, - as for example in the analysis of the mentality of the patricians, bankers and merchants in Florentine quattrocento. Yet this impression must be revised to a large extent when we look at the innumerable notes, manuscripts and entries of Warburg’s bequest in the archive in London. There one can study his intensive, obsessive, and endless attempts to introduce scientific concepts and methods into the theory of symbol, art, and culture. And there one comes across several diagrams and tableaux well known from the history of science.

25 In the notebook on Symbolism as the determination of circumference [Umfangs-bestimmung], which Warburg used from 1896 to 1901 in New York, San Francisco, Hamburg, Berlin, and Florence, for example, he tried to invent an algorithm for “the symbol in space and time” by operating with units like the “differentiated sign”; the “absorbing nutrient ground”, and the “apperceiving mass”.20 It is no small wonder that such attempts did not reach very far- and never lead to a coherent theory. But, what is more interesting in the context of his whole project is the fact that two years after beginning the notebook in March 1896 he started to draw out different systematic surveys on his research, each of the attempts written down in regular intervals of about one year, only once one and a half years: in March 97, in November 98, December 99, November 1900, and March 1901, headed for example like this: “After another year (27.III.97, Berlin) hardscrabble wandering through the world of symbols the following attempt to organise the matter: The mood of a hussar has yielded sullen Prussianism.”21 While this

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temporal rhythm of seeking a system indicates quite a ritualistic working practise, a practise almost like a cult, the epistemic tools to analyse a cultural key-concept like the symbol span between taxonomic representations and images. The graphic design starts with a tableau (Fig.8a), combining a vertical column on methodology with horizontal rubrics of genres (from dream via law, religion, art and others to psychology and physics), to be followed during the next year by a fan-diagram (Fig.8b), a circle diagram (Fig.8c) and at last a tableau combining rubrics and connecting arrows (Fig.8d).

Fig.8a

Fig.8b

Fig.8c

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Fig.8d

Diagram 1–4 in: Aby Warburg, System als Umfangsbestimmung. In: Werke in einem Band. Ed. and commented by Martin Treml, Sigrid Weigel and Perdita Ladwig. Frankfurt/M. 2010, p. 619–622

26 It is foremost the tableau which connects these entries with the large and hybrid notebook on the Ninfa Fiorentina (1900), including very different kind of genres such as letters from and to a friend, reflections, manuscripts of lectures and different schemata, - mainly genealogical trees and tableaux. Contradicting André Jolle’s desire

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for pictures, who presented himself seduced by the Ninfa on Ghirlandaio’s painting Birth of St. John (Fig.9), Warburg instead addressed the question of the figure’s origin by directing “a philological gaze on the ground from where she alighted [entstieg]”.22

Fig.9

Ninfa detail from Domenico Ghirlandaio, The Birth of John the Baptist. Fresco. Santa Maria Novella, Florence. 1486–1490.

27 Thus he started a project of digging through the soil of Florentine Renaissance culture and its various ancient layers, which actually meant descending deep into the archives of cultural history. In this context he drew several family trees both of the generations of painters and their patrons, and he constructed several tableaux to tame and order the escalating matter of his research. The most interesting table here is an attempt for a taxonomic order of different genres, artists, and practices with respect to different fields of cultural history. (Fig.10)

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Fig.10

Table from Ninfa fiorentina. The Warburg Institute Archive, London.

28 Since these genres embody for Warburg different stages in the history of culture, the tableau should, in Warburg’s intention, achieve to synthesise a diachronic dimension with a classificatory distinction. It is obvious that it was impossible to develop this kind of survey any further into a complete system because his subject matter did not fit the taxonomic order of things. And, interestingly enough, these schemata do not appear in Warburg’s published writings on images, symbols and other cultural phenomena; instead they form an underlying interpretation pattern for his view of the Nachleben of antiquity in Renaissance culture.

29 More than two decades later in the Mnemosyne project (Fig.11), the conditions had changed considerably, resulting in an exact reverse constellation.

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Fig.11

Plate A in: Aby Warburg, Der Bilderatlas MNEMOSYNE. Ed. by Martin Warnke with the assistance of Claudia Brink. Berlin 2000, p. 9.

30 Here the writings, although left unpublished, provided the place for his attempt to bring natural scientific approaches and the history of images and culture together, whereas the plates were reserved for the images and for Warburg’s figurative epistemology of wandering. That he sought a proper title for his theory, i.e. for what he considered his “new method” and what he described as a “historical psychology of expression” or a “general theory of movement as a foundation for a general science of culture [Kulturwissenschaft]”23, is attested by copious formulations in his different notes, which look much like an ars combinatoria of concepts from physics, psychology, mechanics, religion and art. This series of titles indicates both the experimental status of the project and the difficulties to develop an analysis of cultural phenomena by means of a terminology from the natural sciences. In some of the entries this endeavour reads like an epistemological shortcut between mythology and sciences, whereas other formulations render the epistemological tension and even compulsion for a scientific foundation distinguishable. In Warburg’s notes to Mnemosyne, for example, one comes across the entry: “Mnemosyne; the awakening of the pagan gods in the age of European Renaissance as an energetic constitution of the value of expression [Ausdruckswertbildung]”. Or: “Mneme. The survival of ancient and mundane pathos formulas as a function of the law of the smallest measure of force by means of the return of expression values from the maximum degree of being moved [Ausdruckswerte maximaler Ergriffenheit]”.24

31 While the notes around the Mnemosyne provide an interesting site to study theoretical and conceptual problems between the ‘two cultures’, the mobile technique of the atlas can be considered as a vanishing point of Warburg’s experimental work resulting in a

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fascinating laboratory of material culture. The figurative character of the wandering model of the image-plates provides, as any rhetoric and figurative language in scholarship, a possibility to deal with unsolved and potentially for ever unsolvable problems, that is to say a productive possibility for science, as Hans Blumenberg puts it, “to be able to endure without limit the tentativeness of its results”.25

32 On the opening plate of the Mnemosyne-project, Warburg collocated three figures of knowledge, a map of astrological pictures, a map of Europe, Asia Minor and North Africa entitled Wanderstraßenkarte, a map of moving paths, and a family tree of the Medicis/Tornabuonis. These kinds of maps and schemata from the history of science do not return on the other plates, instead they signal the underlying reading model for the configuration of images. They may be interpreted as the system figuré of Warburg’s atlas. The three schemata represent three figures of knowledge belonging to different eras of the history of science; they are like emblems of a mythological, a pre-modern and a modern mode of constructing the world and the order of things. Especially the family tree seems to form a kind of foreign body in the atlas project because the arrangement of images on the plates does not follow a genealogical direction or descent. To put it in more general terms, the mobile system of the material culture of Warburg’s atlas contradicts the episteme of clear and unambiguous relations between distinct units or species which rule the genealogical model. Therefore especially the family tree forms a kind of proxy of the theoretical model of interpretation that should have accompanied the visual part in the projected printed version of the Mnemosyne. The tree signifies the outstanding role of an evolutionary episteme underlying Warburg’s model of explanation for the origin, development and Nachleben of pathos formulas or expressions of emotions in civilisation.

33 In Warburg’s draft for an introduction to the Mnemosyne project he presents the history of gestures as a Skala (latin: stair or ladder) when he talks of a “process of dedemonizing the genetic constitution of impression [Eindruckserbmasse] that is coined by phobia and encompasses the whole scale of being moved [Skala des Ergriffenseins], ranging from a helpless submersion to a gruelling cannibalism”26. In this anthropological interpretation of human expressions a different interspace [Zwischenraum] is at stake, i.e. the distance between the outer world and the individual, which in Warburg’s eyes is the repeatedly intended target of all cultural endeavours. Thus the iconology of interval that structures the configuration of the plates is accompanied by a different concept of interspace as part of a theory of acting. Here the interspace is the Denkraum, regarded as the aim of all civilising work in order to produce a distance to the outer world, and at the same time it is described as the “interval between propulsion and acting”. The latter is defined as the object of cultural science, namely an “illustrated psychological history of the interval between propulsion and acting”.

34 Whereas the interpretative theoretical model of the Mnemosyne project subordinates the history of expressions under one general paradigm, the plates present different configurations of pictures without an ultimate interpretation, leaving interspaces for reading and contemplation. With the three different schemata of knowledge forming the emblematic entrance into the gallery of plates, Warburg not only refers to different modes of knowledge, he also presents a system figuré indicating the problematic relation between a pictorial knowledge (the astrological map), the order of space (the

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Wanderstraßenkarte), and the episteme of descent (the genealogical schema), and the impossibility to synthesize them in one and the same model.

NOTES

1. Aby Warburg: Der Bilderatlas MNEMOSYNE. Ed. Martin Warnke with the assistance of. Claudia Brink. Berlin 2000, p. 77 (plate 42). 2. See Michael Diers: Atlas und Mnemosyne. Von der Praxis der Bildtheorie bei Aby Warburg. In: Klaus Sachs-Hombach (ed.): Bildtheorien. Anthropologische und kulturelle Grundlagen des Visualistic Turn. Frankfurt/M. 2009, p. 181-213. 3. Aby Warburg: Mnemosyne I. In: Werke in einem Band. Ed. and commented by Martin Treml, Sigrid Weigel and Perdita Ladwig. Frankfurt/M. 2010, p. 643. 4. The English translation puts it as „laboratory of the iconological science of civilization“, but Warburg definitely talks more on a kulturwissenschaftliche, i.e. a cultural scientific approach of analysing images here. See Aby Warburg: The Renewal of Pagan Antiqutiy. Introduction by Kurt W. Forster, translation by David Britt. The Getty Research Institute 1999, p. 651. 5. „Mögen sich Kunstgeschichte und Religionswissenschaft, zwischen denen noch phraseologisch überwuchertes Ödland liegt, in klaren und gelehrten Köpfen, […] im Laboratorium kulturwissenschaftlicher Bildgeschichte an einem gemeinsamen Arbeitstisch zusammenfinden.“ Werke in einem Band, p. 485. 6. Georges Didi-Huberman: Atlas. How to Carry the World on One’s Back? Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, Madrid 2010, p. 16. Georges Didi-Huberman: L’Image Survivante. Histoire de l’Art et Temps des Fantomes selon Aby Warburg. Paris 2002, p. 182 ff. 7. „Die ‚Mnemosyne’ will in ihrer bildhaften Grundlage, die der beigegebene Atlas in Reproduktionen charakterisiert, zunächst nur ein Inventar sein der antikisierenden Vorprägungen, die auf die Darstellung des bewegten Lebens im Zeitalter der Renaissance nachweislich mitstilbildend einwirkten./ Eine solche vergleichende Betrachtung musste […] versuchen, durch eine tiefer eindringende sozial-psychologische Untersuchung den Sinn dieser gedächtnismässig aufbewahrten Ausdruckswerte als sinnvolle geistestechnische Funktion zu begreifen.“ A.W., Mnemosyne Einleitung. In: Werke in einem Band, p. 630/1. 8. See Claudia Wedepohl: Ideengeographie. Ein Versuch zu Aby Warburgs ‘Wanderstraßen der Kultur’. In: H. Mitterbauer/ K. Scherke (eds.): Ent-grenzte Räume. Kulturelle Transfers um 1900 und in der Gegenwart. Studien zur Moderne 22. Wien 2005, p. 227-254. 9. Warburg: Italian Art and International Astrology in the Palazzo Schifanoia. In: The Renewal of Pagan Antiquity (footnote 3), p. 565. Transl. modified. 10. Paul Dean Adshead Harvey: The History of Topographical Maps. Symbols, Pictures and Survey. London 1980, p. 9. 11. Walter Benjamin: Doctrine of the Similar. In: Selected Writings. Ed. by Michael W. Jennings. Vol. 2, 1927-1934. Cambridge, Mass. and London, England 1999, p. 697. 12. Michel Foucault: The order of things: an archaeology of the human sciences. Tavistock/ Routledge 1970, p. 30. 13. P. 104 (German edition). 14. Walter Benjamin: The Arcades Project. Transl. by H. Eiland/ K. Mc Laughlin. Cambridge, Mass. and London, England 2003, p. 463, transl. mod.

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15. Didi-Huberman, Atlas (footnote 5), p. 14. 16. Jean Le Rond d’Alembert: Einleitung zur ‚Enzyklopädie‘. Ed. by Günther Mensching. Frankfurt/ M. 1989, p.12. 17. Heinrich Heine: Sämtliche Schriften. Ed. by Klaus Briegleb. Vol. 3. Munich 19782, p. 647. 18. Sigrid Weigel: Aby Warburgs ‚Göttin im Exil’. Das ‚Nymphenfragment’ zwischen Brief und Taxonomie, gelesen mit Heinrich Heine. In: Vorträge aus dem Warburg-Haus, Vol. 4. Berlin 2000, p. 65-103. Italian translation: La „dea in esilio“ di Warburg. In: Georges Didi-Huberman. Un’etica delle immagini. Aut aut, Nr. 348, ottobre/dicembre 2011. p. 177-202. 19. See the edition of Stimilli. 20. Warburg: Symbolismus als Umfangsbestimmung. In: Werke in einem Band, p. 615. For a more detailed analysis of this text see Sigrid Weigel: „Von Darwin über Filippino zu Botticelli ... und ... wieder zur Nymphe.“ Zum Vorhaben einer energetischen Symboltheorie und zur Spur der Darwin-Lektüre in Warburgs Kulturwissenschaft. In: Warburgs Denkraum. Formen, Motive, Materialien. Hgg. S. Flach/ P. Schneider/ M. Treml. München 2012 (forthcoming). 21. Ibid., p. 619. 22. A. Warburg: Ninfa Fiorentina. In: Werke in einem Band, p. 203. 23. See his letters from Kreuzlingen in the correspondence with Binswanger. 24. A. Warburg: Menmosyne I. In: Werke in einem Band (footnote 6), p. 643, 646. 25. Hans Blumenberg: Anthropologische Annäherung an die Aktualität der Rhetorik. In: Rhetorische Anthropologie. Studien zum Homo rhetoricus. Ed. by Josef Kopperschmid. Munich 2000, p. 72. 26. Warburg, Werke in einem Band, p. 630.

INDEX

Keywords: Migration, iconology of interval, interspace, signe, ars combinatoria

AUTHOR

SIGRID WEIGEL

Professeur au département de littérature à l’Université Technique de Berlin, directrice du Zentrum für Literatur und Kulturforschung à Berlin, ainsi que présidente des Geisteswissenschaftlichen Zentren de Berlin. Elle est spécialiste des femmes et du genre dans la littérature, de Walter Benjamin et d’Ingeborg Bachmann et s’intéresse plus particulièrement à la science de la culture et aux liens que celle-ci entretient avec la littérature et les sciences de la nature. Parmi ses publications récentes : Walter Benjamin. Images, the Creaturly, and the Holy (Stanford UP 2013); "L’éclair de la connaissance et le temps de l’image". In : Walter Benjamin. europe, Nr. 1007, 2013 ; "Le Rituel du Serpent d’Aby Warburg. Correspondances entre la lecture de textes culturels et de textes écrits". In: Trivium Nr. 10, 2012: Lisibilité (http://trivium.revues.org/

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4125); Edition d'Aby Warburg: Werke in einem Band (Frankfurt/M: Suhrkamp 2010); "Omission du commandement dans certains cas monstreux". In: Retours à la mémoire de Stéphane Mosès. Ed. Patricia Farazzi et Michel Valensi (Paris 2009) pp. 37-60.

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Archéologie des images et logique rétrospective Note sur le « Manétisme » de Warburg1

Andrea Pinotti

1 Le Vingtième siècle a connu un «cézannisme», en littérature (Rilke, D.H. Lawrence, Gertrud Stein, Hemingway, Virginia Woolf, pour ne citer que quelques noms) comme en philosophie (Merleau- Ponty, Heidegger, Lyotard, Deleuze, Maldiney). On a utilisé Cézanne pour «penser en peinture», pour penser en image ce qui ne se laissait penser autrement, ce qui ne pouvait pas être pensé avec les concepts2. Mais ce siècle a aussi connu un «manétisme», dont Aby Warburg constitue un représentant éminent. On tentera ici d’en rendre compte à partir de la caractérisation traditionnelle de Manet comme peintre de la rupture.

2 Baudelaire qui, malgré l’admiration qu’il éprouvait pour son ami Manet (une «profonde correspondance», selon Valéry)3 ne l’avait pas identifié comme le «peintre de la vie moderne», lui avait lancé, dans une lettre de 1865, une formule destinée à devenir fameuse : «Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art»4. Mais, ce qui apparaissait à Baudelaire comme une «décrépitude» inaugurée par Manet allait justement prendre, dans les années suivantes, la signification d’un nouvel horizon pictural, un horizon ouvert par un scandale.

3 On connaît les cris horrifiés qui avaient accueilli le Déjeuner sur l’herbe [FIG. 1], exposé en 1863 dans un Salon-Annexe, parallèle au Salon officiel.

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Fig.1

Edouard Manet, Le déjeuner sur l’herbe (titre originaire: Le Bain), 1863, huile sur toile, Paris, Musée d’Orsay.

4 Ils avaient été précédés par une «véritable émeute» quand la toile avait été dévoilée, avant l’ouverture du Salon, à la galerie Martinet. Quatre ans plus tard, Émile Zola se souvient de la réaction du public et la commente en ces termes : «Des sifflets et des huées, comme il est d’usage, annoncèrent qu’un nouvel artiste original venait de se révéler»5. Néanmoins, tout en remarquant qu’une femme nue en compagnie d’hommes habillés n’était pas chose tout à fait inhabituelle (au Louvre on pouvait repérer «plus de cinquante tableaux» similaires), il explique que l’intention de Manet n’était certes pas de susciter un esclandre facile au moyen d’un sujet si grossièrement obscène : «Les peintres, surtout Édouard Manet, qui est un peintre analyste, n’ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmente la foule avant tout ; le sujet pour eux est un prétexte à peindre, tandis que pour la foule le sujet seul existe. Ainsi, assurément, la femme nue du Déjeuner sur l’herbe n’est là que pour fournir à l’artiste l’occasion de peindre un peu de chair»6.

5 Neuf, original aux yeux de Zola, Manet l’est non pour ce qu’il peint, mais plutôt pour la manière dont il peint : «L’artiste ne peint ni l’histoire ni l’âme ; ce qu’on appelle composition n’existe pas pour lui»7. Il ne doit pas être jugé comme un moraliste ou un écrivain qui transpose en image un contenu élaboré ailleurs : il est un peintre, «il sait peindre, et voilà tout»8. Par ces mots, Zola inaugure, en 1867, une lignée interprétative qui fait de Manet la figure d’une césure entre le passé (la peinture du quoi, du sujet, illustrative et narrative) et le futur (la peinture du comment, consacrée exclusivement à la mise en œuvre de ses propres moyens, à la composition de lignes et de couleurs), lignée reprise et approfondie durant le XXe siècle par les théoriciens de la peinture, en particulier par ceux qui considèrent l’art dit abstrait ou encore non-figuratif comme ne

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se rapportant à rien d’autre qu’à lui-même, puisqu’il a supprimé tout référent extérieur.

6 Dans le sillage de Zola, quelques années plus tard, Stéphane Mallarmé confirme l’idée qu’il y a une nouveauté absolue dans la peinture de Manet : dans un article publié originairement en anglais, «The Impressionists and Edouard Manet», il parle de la «supreme originality» d’un «bold innovator», de ses «new laws of space and light». Et il conclut : Manet «seems to ignore all that has been done in art by others»9.

7 En raison de ce rôle révolutionnaire, Manet ne manque pas d’attirer l’attention des philosophes intéressés par le domaine de la figuration : Michel Foucault, par exemple, dans une conférence dédiée au peintre en 1971, parle d’une «rupture en profondeur» à propos de l’art de Manet, expression prégnante, si l’on pense à l’insistance qui est la sienne sur la question des continuités et des ruptures des paradigmes représentationnels : «Manet est celui qui pour la première fois dans l’art occidental, au moins depuis la Renaissance, au moins depuis le Quattrocento, s’est permis d’utiliser et de faire jouer, à l’intérieur même de ses tableaux, à l’intérieur même de ce qu’ils représentaient, les propriétés matérielles de l’espace sur lequel il peignait»10.

8 Reconduire le tableau à ses propriétés matérielles signifie dénoncer son caractère de chose, tout en suspendant le tacite pacte illusionniste signé avec l’observateur : Manet «réinvente, ou peut-être invente-t-il, le tableau-objet, le tableau comme matérialité, comme chose colorée que vient éclairer une lumière extérieure et devant lequel ou autour duquel vient tourner le spectateur». Et c’est justement la question d’une source de lumière externe, qui se répand sur le tableau comme sur n’importe quel autre objet non artistique accroché au mur – un veston suspendu à un portemanteau, une casserole pendue à un clou – qui tend à assumer une signification centrale dans le Déjeuner sur l’herbe : commentant cette œuvre, Foucault souligne le conflit, au sein du tableau, entre une source de lumière traditionnelle, une source lumineuse interne au tableau provenant d’en haut à gauche, et une source externe, frontale et perpendiculaire : «Deux systèmes discordants et hésitants d’éclairage en profondeur».

9 Or, en 1955 déjà, Georges Bataille avait insisté sur la fonction de rupture de la peinture (bien qu’encore figurative) de Manet : «Le nom de Manet – ainsi commence son essai – a dans l’histoire de la peinture un sens à part. Manet n’est pas seulement un très grand peintre : il a tranché avec ceux qui l’ont précédé ; il ouvrit la période où nous vivons»11. Il soulignait ainsi l’indifférence souveraine pour le sujet, la négation de l’éloquence et des significations, le dépassement des aspirations illusionnistes tridimensionnelles de la surface picturale, le rejet, enfin, de tout ce qui, en quelque façon, était extra-pictural.

10 Autrement dit, une suppression du contenu dont André Malraux, plus tôt encore, en 1951, avait fait état dans Les voix du silence : «L’Exécution de Maximilien de Manet, c’est le Trois Mai de Goya, moins ce que ce tableau signifie [...]. L’orientation que Manet tentait de donner à la peinture rejetait ces significations»12. Selon Malraux, Manet marquerait «l’origine de la peinture moderne» : «Pour que la tradition picturale soit déchirée comme l’avait été la tradition littéraire par les grands poètes au début du siècle, il faut attendre Manet»13.

11 On retrouve une interprétation similaire de la nouveauté de Manet chez les théoriciens anglo-saxons. D’abord chez Clement Greenberg qui, dans l’essai intitulé Modernist Painting (1960) parle de la même manière d’une césure, d’un nouveau commencement

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de l’art : «Manetʼs became the first Modernist pictures by virtue of the frankness with which they declared the flat surfaces on which they were painted»14.

12 Et même Michael Fried qui – malgré son héritage greenberguien – a consacré en 1969 un long article aux «sources» de Manet, donc à ce que Manet reprend à ceux qui l’ont précédé en termes de «sujet», admet finalement qu’il faut parler, à propos de cet artiste, d’un nouveau genre de peinture s’identifiant avec la peinture tout court : «the unity that I have called painting altogether». Dans cette interprétation, c’est encore une fois le même tableau qui joue un rôle crucial : «Manet’s most ambitious paintings of the first half of the 1860s […] may perhaps be thought of as constituting a new genre of painting, which in effect sought to comprehend, and thereby to supersede, all the others. The Déjeuner sur l’herbe represents a kind of culmination of this development, being at once landscape, portrait, and still life – to say nothing of the implications of its use of previous art»15.

13 Contre la lecture formaliste et moderniste de Manet (plus précisément contre celle de Bataille, interprète de Manet), Rosalind Krauss s’est durement exprimée en 1986. Il est vrai que Bataille, tout en s’éloignant apparemment de sa propre théorie de l’image, avait souligné le rôle du peintre en tant qu’initiateur de l’autonomie de l’art pur, ce qui mécontentait profondément Krauss : «One turns the pages of Georges Bataille’s book on Manet with a mounting sense of disappointment. Is it really Bataille who is telling us- once again-that Manet’s achievement was the destruction of subject matter so that in its place, from among its ruins, should arise pure painting-”painting,” as he writes, “for its own sake, a song for the eyes of interwoven forms and colors”?»16.

14 Mais la désillusion laisse bientôt place à une revendication anti-moderniste, et de Bataille et de Manet, rattaché quant à lui par Krauss à un commencement tout à fait différent : Manet «is the beginning of modern art, an art that celebrates the silent autonomy of vision. But behind this beginning is another, wholly alternate beginning»17. Il s’agit là d’une alternative au modernisme qui n’appartient pas à la «modernist fetishization of sight»18, mais qui est plutôt «“blinding,” “sight-destroying,” and in which representation dares to be neither appropriative nor productive»19.

15 Dix ans plus tard, dans Formless (1997), Rosalind Krauss et Yves-Alain Bois prennent une fois encore Manet comme point de départ d’une lecture désormais célèbre, vouée à déconstruire l’opposition même de la forme et du contenu et, par là même, à sauver Bataille de l’interprétation formaliste en revendiquant son originalité dans le domaine de l’«informe». Et Bois écrit : «Bataille wrote of Manet: “To break up the subject and re- establish it on a different basis is not to neglect the subject; so it is in a sacrifice, which takes liberties with the victim and even kills it, but cannot be said to neglect it.” It is this type of alteration that we want both to describe and to attempt»20. La perspective est différente donc, mais Manet est toujours reconnu comme un point de départ

16 Et pourtant Bataille, à bien y regarder, n’avait pas seulement parlé de rupture à propos de l’art de Manet. Il s’était en outre arrêté sur une caractéristique «étrange» du peintre parisien : «Un des aspects les plus étranges de l’art de Manet tient à ses emprunts. Plusieurs fois, Manet emprunta la donnée schématique ou d’un tableau, ou d’une gravure ancienne. Nous savons depuis longtemps que la composition du Déjeuner sur l’herbe est donnée dans Le Jugement de Pâris de Raphaël, que Marc-Antoine a gravé» 21. Pourquoi cet italique, «emprunta» ? Comme c’est le cas avec la Venus d’Urbino de Titien, prise pour modèle de l’Olympia, il s’agit aussi, dans le Déjeuner, d’une «métamorphose», d’un «passage d’un monde à l’autre»22: «Le Déjeuner sur l’herbe était lui-même la

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négation de ce Concert champêtre [Fig. 2] où Giorgione, s’il avait introduit des femmes nues près des musiciens de la Renaissance, l’avait fait sous le bénéfice de la fable grecque. Manet ne tira du tableau du Louvre que le thème (il tira, comme je l’ai dit, le schéma graphique de son tableau d’une gravure…).

Fig.2

Giorgione/Titien, Le concert champêtre, vers 1509, huile sur toile, Paris, Musée du Louvre

17 Mais dans le thème et le schéma, l’un et l’autre mythologiques, il introduisit le monde présent, trouvant dans ce changement ce qu’il voulait, le renversement du passé, la naissance d’un ordre nouveau»23.

18 Emprunter signifie dès lors reprendre, non pour imiter, répéter, confirmer, mais plutôt pour transformer, varier, et, à la limite inverser. Continuer pour rompre ou rompre pour continuer?

Continuité

19 « Nous savons depuis longtemps… » disait Bataille en 1955. Depuis quand, au juste, sait- on quels furent les modèles de Manet pour son Déjeuner? Depuis toujours. Exposé en 1863, le tableau était, dès l’année suivante, reconduit par Ernest Chesneau à ses origines classiques, à un Jugement de Pâris (perdu) de Raphaël, gravé par Marcantonio Raimondi [Fig.3] : «Il est à peine croyable que M. Manet ait emprunté à Raphaël une de ses compositions. Cela n’est, hélas! que trop vrai cependant. Que l’on compare son Déjeuner sur l’herbe à certain groupe du Jugement de Pâris»24.

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Fig.3

Marcantonio Raimondi, Le jugement de Pâris, 1515-1516, gravure après un dessin perdu de Raphaël

20 Cette ascendance fut confirmée et approfondie en 1908 par Gustav Pauli, le futur directeur de la Kunsthalle de Hambourg (nommé successeur d’Alfred Lichtwark, de 1914 à 1933), dans un article intitulé Raffael und Manet25.

21 Et c’est à Pauli qu’Aby Warburg se rattache d’emblée, en 1929, quand il dicte à Gertrud Bing des notes très denses sur le Déjeuner. Il est alors bien conscient de se livrer à une opération délicate : «De tous les tableaux modernes –admet-il en ouverture–, aucun ne présente davantage de difficultés au critique d’art soucieux d’établir le rôle déterminant, essentiel, des rapports formels et thématiques avec la tradition, que Le Déjeuner sur l’herbe de Manet»26. Pourtant, il ne renonce pas à l’entreprise, s’appuyant d’abord sur le fait que Manet lui-même27 s’était référé au Concert champêtre (une œuvre qui, en son temps, était attribuée à Giorgione, alors qu’aujourd’hui la majorité des critiques tend à l’assigner à Titien) comme au modèle – le «Vorbild», comme le dit Warburg – justifiant sa propre composition. Dès les premiers paragraphes, Warburg dévoile ses cartes, en expliquant ce que les notions d’originalité et de nouveauté signifient pour lui, en ce qui concerne l’art en général, et, plus particulièrement en ce qui concerne Manet : «Manet, l’homme qui s’avançait vers la lumière, avait-il besoin – telle est la question que nous posons aujourd’hui – de se poser par ce retour en arrière en administrateur fidèle de l’héritage du passé, lui dont la figuration immédiate apprenait au monde qu’on ne saurait prétendre, sans prendre part au patrimoine universel de l’esprit, trouver un style créateur de nouvelles valeurs expressives, dès lors que celles-ci puisent leur force de pénétration non pas dans le rejet des formes anciennes, mais dans les écarts subtils induits par leur transformation ?»28.

22 Jusqu’alors, Warburg parlait du rapport essentiel et organique de Manet (comme de chaque artiste digne de ce nom) avec l’histoire de l’art et la tradition, mais non de la manière dont un tel rapport était rendu effectif. «Vorbild», tel est le terme qui qualifie le Concert champêtre de Giorgione comme modèle du tableau de Manet. C’est-à-dire en

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tant qu’image (Bild), tout à la fois placée devant les yeux de l’artiste qui s’en inspire pour son œuvre (si on entend vor dans un sens spatial) et ayant existé dans une époque antérieure à celle de l’image qui en dérive (si l’on entend vor dans un sens temporel).

23 Mais ce Vorbild de Giorgione n’est pas le premier modèle, et Raphaël et Marcantonio (dont la gravure a inspiré, à son tour, une décoration pariétale réalisée autour de 1630, aujourd’hui conservée à la Villa d’Este à Tivoli [Fig. 4]) ne sont eux-mêmes que des médiateurs (Vermittler)29: il faut remonter plus haut, le long de la chaîne des images, pour identifier l’origine de la série.

Fig.4

Nicolaes Berchem, Le jugement de Pâris, vers 1650, décoration pariétale, après la gravure de Marcantonio Raimondi, Tivoli, Villa d’Este

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Fig.5

Aby Warburg, Der Bilderatlas Mnemosyne, éd. par M. Warnke, Berlin, Akademie Verlag, 2000, planche 55

24 Et c’est précisément avec le Déjeuner, cette œuvre devenue célèbre comme point de rupture de la tradition et comme césure du continuum des images que l’on peut retourner à la strate primitive, et indiquer le modèle antique («das antike Vorbild») «avec une exactitude qui reste exceptionnelle dans la science de l’art»30. Il s’agit de deux bas-reliefs qui appartiennent à des sarcophages hellénistiques représentant le Jugement de Pâris31: l’un est muré dans la façade de l’Académie de France, à la Villa Médicis [Fig.6], l’autre est inséré, également à Rome, dans la façade du Casino de la Villa Doria Pamphili [Fig.7]32.

Fig.6

Le jugement de Pâris, sarcophage romain, II siècle, Rome, Villa Médicis.

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Fig.7

En haut : Le jugement de Pâris, sarcophage romain, II siècle, Rome, Villa Doria Pamphili ; en bas : reconstruction graphique du Codex Coburgensis, dans C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs, Berlin, Grote - Gebr. Mann, 1890, vol. II (Mythologische Cyklen), planche IV, ill. 10’.

Fig.8

Aby Warburg, Der Bilderatlas Mnemosyne, éd. par M. Warnke, Berlin, Akademie Verlag, 2000, planche 4

25 Dans son article, Pauli mentionnait les historiens de l’art qui avaient indiqué une telle dérivation : Otto Jahn, en 184933 et Anton Springer, en 1878 34. Mais Henry Thode35 a

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rappelé que Sandrart, dès 1675, avait explicité la relation reliant Marcantonio et Raphaël avec le sarcophage de Villa Médicis : « … das Urtheil des Paris, […] nach Inhalt des bekandten Antichen Basso Rilievo, so noch bey dem Palazzo di Medici in Rom zu sehen ist»36.

26 Cependant, à l’occasion d’une analyse plus approfondie, Warburg observe qu’il n’y a pas simple répétition d’un modèle iconographique à travers les siècles. Si l’on adopte un regard «micrologique», on peut observer «des écarts en apparence insignifiants [anscheinend ganz unbedeutenden Abweichungen] dans le jeu des gestes et du visage», capables d’opérer une véritable «inversion énergétique de l’humanité représentée»37. Sur le bas-relief, les regards des demi-dieux sont orientés avec crainte vers le ciel («Phobos cultuel», dit Warburg, propre à un motif funéraire), tandis que dans le dessin de Raphaël gravé par Raimondi, le regard de la figure à gauche du groupe est explicitement tourné vers le spectateur en signe de foi terrestre, selon une orientation reprise plus tard par Manet lui-même. Il s’agit d’un choix intentionnel, comme le prouve une autre gravure sur le même thème de Giulio Bonasone [Fig. 9] (un artiste contemporain de Raimondi), évoquée par Warburg : malgré l’inversion latérale droite- gauche, l’artiste reste fidèle au modèle antique, tout en sauvegardant l’orientation verticale des regards vers le ciel.

Fig.9

Giulio Bonasone, Le jugement de Pâris, gravure, 1565 ca.

27 Warburg lui-même est donc obligé d’admettre que – malgré l’éclatante «exactitude» de la reconstruction de la généalogie iconographique établie quelques lignes au-dessus, malgré la «composition typiquement antiquisante» de la gravure de Raimondi – celle-ci n’est pas du tout la «reproduction fidèle»38 du sarcophage ancien. Bien au contraire : elle «s’écarte sur ce point du schéma antique»39. Le regard du personnage dirigé vers le spectateur est explicitement défini comme un «caractère non antique»40. Ceci est indirectement démontré par un autre exemple, un sarcophage de la Villa Ludovisi : ceux qui ont cru à l’authenticité de la nymphe (déjà disparue du relief au temps de

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Warburg, mais reproduite dans des dessins et gravures [Fig.10]) dont le regard se tournait vers l’extérieur, se sont trompés : il s’agissait d’une «falsification»41.

Fig.10

En haut : Le jugement de Pâris, fragment d’un sarcophage romain, II siècle, Rome, Museo Nazionale di Palazzo Altemps (collection Ludovisi) ; en bas : reconstruction graphique dans C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs, Berlin, Grote - Gebr. Mann, 1890, vol. II (Mythologische Cyklen), p. 17

28 Si l’on prend en compte ce détail crucial de l’orientation du regard dans la constellation d’images constituant l’ensemble des antécédents du Déjeuner, il appert que l’Antiquité ne se situe pas «vor» (devant et avant) sa redécouverte moderne : l’image de la Renaissance, tout en s’«inspirant» du prototype hellénistique, ne le répète pourtant pas. Ici (mais le discours pourrait être confirmé pour d’autres reconstitutions de chaînes d’images opérées par Warburg, également lacunaires), le modèle en tant que Vorbild se caractérise plus par son absence que par sa présence. Il en résulte que le prototype antique n’est pas moins construit que reconstitué. Selon un mouvement de rétroaction, le Vorbild se révèle en même temps Nachbild : le proto-type comme pré- type, comme pré-image, se présente aussi comme une post-image, instituée a posteriori par l’artiste moderne. Ainsi, l’Antiquité s’avère autant un modèle pour la Renaissance que le fruit de son invention, ce qui manifeste la puissance productive et pas seulement reproductive de la mémoire, ce qui montre la véritable poiesis de Mnemosyne. L’inventaire des pré-formations («Inventar der Vorprägungen») de la conscience collective de l’imaginaire occidental, que Warburg entendait fournir dans son projet titanesque et inachevé de l’atlas Mnemosyne, doit donc être également compris comme un répertoire de post-formations.

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L’après-coup

29 Parmi les interprètes de Warburg, c’est surtout Georges Didi-Huberman qui a insisté de manière convaincante sur les implications différentielles du Nachleben comme répétition iconique, sur le fait que ce qui se répète n’est pas le même, mais ce qui diffère. À cet égard, ses références privilégiées sont le Deleuze de Différence et répétition («il n’y a que l’étrange qui soit familier, et seulement la différence qui se répète»42) et surtout Freud. Il y a, selon Didi-Huberman, une analogie étroite entre la manière de penser le temps de l’origine, propre à la conception warburghienne de la «survivance des images», et la conception freudienne de la postériorité : «La Nachträglichkeit freudienne serait exactement à la mémoire des “traumatismes” affectant l’histoire des symptômes ce que le Nachleben warburgien est à la mémoire des “sources” affectant l’histoire des images. Dans les deux cas, en effet, l’origine ne se constitue que dans le retard de sa manifestation»43.

30 C’est dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique que, pour la première fois, on rencontre en quelque sorte l’idée d’un Nachbild qui se projetterait sur le Vorbild, le constituant par là comme tel. Didi-Huberman résume en ces termes cette découverte : «Cela se passe vers 1895 : cette année-là, Freud comprend que l’origine n’est pas à penser comme un point fixe, fût-il haut placé dans la ligne du devenir. L’origine ne cesse de se feuilleter : vers le passé, bien sûr, mais aussi vers le futur, si l’on peut dire. La grande hypothèse de Freud sur le temps psychique prend ici toute sa mesure. Elle s’incarne dans la notion, capitale et paradoxale, de l’ “après-coup” (Nachträglichkeit). Elle suppose, en toute formation de l’inconscient – particulièrement dans le symptôme hystérique – un processus intervallaire que Freud aura découvert dans la dialectique même du refoulement : “Nous ne manquons jamais de découvrir qu’un souvenir refoulé ne s’est transformé qu’après coup [ nachträglich] en traumatisme”. Cette simple découverte emporte tout avec elle. Désormais, l’origine ne pourra plus se réduire à une source factuelle, quelle que soit son “antiquité” chronologique (puisque c’est une image de mémoire qui, après coup, prend valeur de traumatisme)»44.

31 À proprement parler, ce n’est donc pas l’événement originaire (entendu comme un factum traumatique historiquement situé en un point précis du passé) qui se répète dans le symptôme : il n’est cet événement que dans l’après-coup (ex-post, pour ainsi dire), devenant à son tour symptôme qui “dérive” et, à sa manière, réitère. L’événement lui- même devient ainsi, ultérieurement, l’origine dont le symptôme est compris comme le futur, un futur «causé» par tel ou tel fait passé.

Mouvements rétrogrades

32 Au-delà du rapprochement de la conception freudienne de la Nachträglichkeit et de l’idée de la répétition des différences élaborée par Deleuze (par le bergsonien Deleuze45), il ne nous semble pas incongru de souligner la proximité entre la théorie de l’origine figurale de Warburg et la doctrine de la vérité proposée par un de ses contemporains célèbres, Henri Bergson, penseur qui ne manqua d’attirer l’attention de l’historien de l’art (comme l’indiquent les notes « Bergson » du Zettelkasten, n. 51, conservé dans les archives Warburg de Londres).

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33 En 1934, alors qu’il approche de la fin de sa vie, l’auteur de Matière et mémoire (texte écrit en 1896 et dont le troisième chapitre est significativement intitulé « De la survivance des images ») revient, dans la première partie de La pensée et le mouvant intitulée Croissance de la vérité. Mouvement rétrograde du vrai, à des réflexions consignées quelques années auparavant, en 1913, à l’occasion de deux conférences données à la Columbia University de New York46. Tout en parcourant les thèmes fondateurs de sa propre philosophie (le rapport entre l’espace et le temps, les notions de durée et d’intuition, les catégories de possibilité et de mouvement), Bergson souligne l’existence d’une singulière «logique de rétrospection»47 qu’il caractérise ainsi : «Les choses et les événements se produisent à des moments déterminés ; le jugement qui constate l’apparition de la chose ou de l’événement ne peut venir qu’après eux ; il a donc sa date. Mais cette date s’efface aussitôt, en vertu du principe, ancré dans notre intelligence, que toute vérité est éternelle. Si le jugement est vrai à présent, il doit, nous semble-t-il, l’avoir été toujours. Il avait beau n’être pas encore formulé : il se posait lui-même en droit, avant d’être posé en fait. À toute affirmation vraie nous attribuons ainsi un effet rétroactif ; ou plutôt nous lui imprimons un mouvement rétrograde»48.

34 Une telle illusion, fondée sur la conviction que l’idée puisse précéder la chose, ou la possibilité la réalité (comme si idée et chose, possibilité et réalité ne se produisaient pas au même moment), implique, selon Bergson, des conséquences qu’il n’hésite pas à dire «innombrables». Nous envisagerons ici seulement celle qui paraît directement pertinente au regard de la perspective «archéologique» de la théorie warburgienne de l’origine des images. Voyons l’«exemple simple» proposé par Bergson d’un mouvement rétrograde observable dans l’histoire de la culture : «Rien ne nous empêche aujourd’hui de rattacher le romantisme du dix-neuvième siècle à ce qu’il y avait déjà de romantique chez les classiques. Mais l’aspect romantique du classicisme ne s’est dégagé que par l’effet rétroactif du romantisme une fois apparu. S’il n’y avait pas eu un Rousseau, un Chateaubriand, un Vigny, un Victor Hugo, non seulement on n’aurait jamais aperçu, mais encore il n’y aurait réellement pas eu de romantisme chez les classiques d’autrefois, car ce romantisme des classiques ne se réalise que par le découpage, dans leur œuvre, d’un certain aspect, et la découpure, avec sa forme particulière, n’existait pas plus dans la littérature classique avant l’apparition du romantisme». De cette manière, dit Bergson, le romantisme a créé rétroactivement «sa propre préfiguration dans le passé, et une explication de lui-même par ses antécédents»49.

35 Préfiguration : rappelons-nous que dans son essai sur Manet, Warburg parlait de «fonction pré-figurante» (vorprägende Funktion) des divinités mythologiques pour le tableau du XIXe siècle. Une telle préfiguration est, selon Bergson, une «illusion»50, mais le seul fait qu’il en admette d’ «innombrables» conséquences nous suggère qu’il faut tenir compte de son efficacité.

36 Un auditeur des leçons bergsoniennes à la Sorbonne destiné à un grand avenir littéraire, Thomas Stearns Eliot51, a développé une doctrine de la poésie qui comprend le rapport avec le passé comme un rapport actif dans la mesure où le passé lui-même est actuel. Son célèbre essai de 1919, Tradition et talent individuel, livre une conception de l’histoire de la littérature entendue comme un champ formant système et pensée à la lumière du rapport entre présent et passé : «Les monuments existants forment entre eux un ordre idéal que modifie l’introduction de la nouvelle (vraiment “nouvelle”) œuvre d’art. L’ordre existant est complet avant que n’arrive l’œuvre nouvelle ; pour que l’ordre subsiste après l’addition de l’élément nouveau, il faut que l’ordre existant

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tout entier soit changé, si peu que ce soit ; et les rapports, les proportions, les valeurs de chaque œuvre d’art par rapport à l’ensemble sont ainsi rajustés ; et c’est en ceci que l’ancien et le nouveau se conforment l’un à l’autre. Quiconque a admis cette idée de l’ordre, de la forme de la littérature européenne, de la littérature anglaise, ne trouvera pas absurde que le passé soit modifié par le présent, tout autant que le présent est dirigé par le passé»52.

37 Le passé, donc, n’est pas une dimension temporelle repliée sur elle-même, il n’est pas constitué d’un ensemble de faits qui auraient eu lieu une fois pour toutes et qui détermineraient mécaniquement, le long d’une rigoureuse chaîne, une série d’effets successifs inévitables, procédant de causes antécédentes. Le passé, bien au contraire, est ouvert au présent, il détermine le présent autant qu’il est déterminé par lui, dans un rapport de corrélation et de réciprocité.

38 Lecteur sagace d’Eliot et de Bergson, Jorge Luis Borges a tiré la conséquence la plus rigoureuse de ces prémisses : dans l’essai de 1951 dédié par l’écrivain argentin à Kafka et ses précurseurs, on apprend que ceux qui préfigurent Kafka, comme le philosophe Zénon, le prosateur chinois du 9ème siècle Han Yu, Kierkegaard, Robert Browning, Léon Bloy et Lord Dunsany, sont tout à fait irréductibles les uns aux autres. «Si je ne me trompe pas – remarque Borges –, les textes disparates que je viens d’énumérer ressemblent à Kafka, mais ils ne se ressemblent pas tous entre eux. Ce dernier fait est le plus significatif. Dans chacun de ces morceaux se trouve, à quelque degré, la singularité de Kafka, mais si Kafka n’avait pas écrit, personne ne pourrait s’en apercevoir. À vrai dire, elle n’existerait pas»53. Ces auteurs, si différents l’un de l’autre, l’œuvre kafkaïenne ne se limite pas à les évoquer, à les citer, à y faire allusion ; son œuvre les institue littéralement ex-post, après coup, comme ressemblants, en fait les éléments d’un système, les membres d’une classe. L’écriture de Kafka, non seulement crée la tradition qui la suivra (mouvement antérograde), conformément à notre habituelle perspective historiciste, mais encore – et peut-être surtout – la tradition qui la précède (mouvement rétrograde). On pourrait, à ce propos, parler d’un plagiat « a priori » ou « par anticipation »54.

39 Si elle veut parvenir à saisir la temporalité complexe qui gouverne ces phénomènes, l’histoire de la culture (et l’histoire des images qui en constitue un chapitre fondamental, ainsi que Warburg l’a posé), ne peut se permettre de considérer ce double mouvement comme un simple paradoxe, ni le traiter comme une pure illusion. Elle doit, au contraire, prendre pleinement en charge l’incessante dialectique entre pré- et post-formation, en se débarrassant de tout historicisme naïf et de toute croyance ingénue en la possibilité d’une absolue nouveauté.

NOTES

1. Je tiens à remercier Sabine Forero Mendoza dont les remarques bienveillantes et précieuses furent décisives pour la mise en forme finale de ce texte.

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2. Voir les essais recueillis dans Il Cézanne degli scrittori, dei poeti e dei filosofi, éd. par G. Cianci, E. Franzini et A. Negri, Milano, Edizioni Bocca, 2001. 3. P. Valéry, Triomphe de Manet (1932), dans Pièces sur l’art, Paris, Gallimard, 1946, pp. 161-175, ici p. 166. 4. Ch. Baudelaire, Lettre à Manet du 11 mai 1865, dans Correspondance, éd. par C. Pichois, 2 vols., Paris, Gallimard, 1973, vol. II, p. 497. Sur le rapport entre les deux, voir M. Fried, Painting Memories: On the Containment of the past in Baudelaire and Manet, « Critical Inquiry », 10/3, 1984, pp. 510-542 ; J. A. Hiddleston, Baudelaire, Manet, and Modernity, « The Modern Language Review », 87/3, 1992, pp. 567-575. 5. E. Zola, Edouard Manet (1867), dans Mes Haines. Causeries littéraires et artistiques, Paris, Charpentier, 1879, p. 352. 6. Ibid., pp. 355-356. 7. Ibid., p. 346. 8. Ibid. 9. S. Mallarmé, The Impressionists and Edouard Manet, « The Art Monthly Review and Photographic Portfolio », 9, 1876, pp. 117-122. Voir la traduction française par P. Verdier, Les impressionnistes et Édouard Manet, dans Les Écrivains devant l’impressionnisme, éd. par D. Riout, Paris, Macula, 1989, pp. 93-104. 10. M. Foucault, La peinture de Manet, conférence donnée à Tunis, le 20 Mai 1971 ; résumé avec illustrations : http://foucault.info/documents/manet/. 11. G. Bataille, Manet (1955), dans Œuvres complètes, vol. 9, Paris, Gallimard, 1979, pp. 103-167, ici p. 115. 12. A. Malraux, Les voix du silence (1951), dans Ecrits sur l’art, 2 vols., Paris, Gallimard, 2004, vol. I, pp. 301-302. 13. Ibid., pp. 300 et 298. 14. C. Greenberg, Modernist Painting (1960), ( http://www.sharecom.ca/greenberg/ modernism.html), p. 2. 15. M. Fried, Manet’s Sources, « Artforum », 7, 1969, pp. 28-82 ; repr. in Manet’s Modernism, or, the Face of Painting in the 1860s, Chicago, The University of Chicago Press, 1996, p. 505, note 224. 16. R. Krauss, Antivision, « October », 36, 1986, pp. 147-154, ici p. 147. 17. Ibid., p. 151. 18. Ibid., p. 147. 19. Ibid., p. 152. 20. Y.-A. Bois, The Use Value of « Formless », dans Y.-A. Bois-R. Krauss, Formless. A User’s Guide, New York, Zone Books, 1997, p. 21. 21. G. Bataille, Manet, op. cit, p. 143. 22. Ibid. 23. Ibid., p. 145. 24. E. Chesneau, L’Art et les artistes modernes en France et en Angleterre, Paris, Didier, 1864, p. 190, note 1. 25. G. Pauli, Raffael und Manet, « Monatshefte für Kunstwissenschaft », 1, 1908, pp. 53-55. L’article de Pauli fut immédiatement présenté aux lecteurs français par Jean Meryem, qui en donna une synthèse dans sa note Raphäel et Manet, « L’Art et les Artistes », 3, 1908, pp. 24-25. Sur le rapport entre Manet et Raimondi voir B. Farwell, Manet’s “Espada” and Marcantonio, « Metropolitan Museum Journal », 2, 1969, pp. 197-207; M. Centanni, Ninfa impertinente: Victorine e la Patera di Parabiago (a proposito dei modelli del “Déjeuner sur l’herbe” di Manet e, prima, di Raffaello), « La Rivista di Engramma », 36, 2004 (http://www.engramma.it/engramma_v4/rivista/saggio/ 36/036_manet_saggio.html). 26. A. Warburg, Le « Déjeuner sur l’herbe » de Manet. La fonction préfiguratrice des divinités élémentaires païennes pour l’évolution du sentiment moderne de la nature (1929), trad. française par S. Zilberfarb

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dans Miroirs de faille. À Rome avec Giordano Bruno et Edouard Manet, 1928-29, éd. par M. Ghelardi, Paris, Les presses du réel, 2011, p. 126. 27. Voir É. Moreau-Nélaton, Manet raconté par lui-même, 2 vols., Paris, Laurens, vol. I, pp. 48-49; A. Proust, Edouard Manet. Souvenirs, Paris, Laurens, 1913, p. 43. 28. A. Warburg, Le « Déjeuner sur l’herbe » de Manet, op. cit., p. 126. 29. On peut retrouver cette constellation iconographique sur la planche 55 [Fig.5] de l’Atlas (voir A. Warburg, Der Bilderatlas Mnemosyne, éd. par M. Warnke, Berlin, Akademie Verlag, 2000). 30. A. Warburg, Le « Déjeuner sur l’herbe » de Manet, op. cit., p. 126. 31. A ce propos, voir H. Damisch, Le jugement de Paris : iconologie analytique 1, éd. revue et augmentée, Paris, Flammarion, 1997 (avec référence à Warburg interprète de Manet, pp. 199-211). 32. Warburg renvoie au catalogue réalisé par C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs, Berlin, Grote - Gebr. Mann, 1890, vol. II, pp. 13-20, ill. IV-V. On peut retrouver les deux sarcophages sur la planche 4 [Fig. 8] de l’Atlas (op. cit.) 33. O. Jahn, Über einige Darstellungen des Parisurtheils, « Berichte über die Verhandlungen der Königlich Sächsischen Gesellschaft der Wissenschaften zu Leipzig. Philologisch-Historische Klasse », 1849, vol. I, pp. 55-69. 34. A. Springer, Raffael und Michelangelo, Leipzig, E.A. Seemann, 1878, pp. 310-311. 35. H. Thode, Die Antiken in den Stichen Marcanton’s, Agostino Veneziano’s und Marco Dente’s, Leipzig, E.A. Seemann, 1881, p. 25. 36. J. von Sandrart, Teutsche Akademie der edlen Bau-, Bild- und Mahlerey-Künste, Nürnberg 1675, II, Buch II (“Italienische Künstler”), p. 205 (http://ta.sandrart.net/edition/text/view/420? query=paris&truncation=#querystring1). 37. A. Warburg, Le « Déjeuner sur l’herbe » de Manet, op. cit., p. 126. 38. Ibid., p. 128. 39. Ibid., p. 130. 40. Ibid., p. 133. 41. Ibid. 42. G. Deleuze, Différence et répétition (1968), 7ème éd., Paris, PUF, 1993, p. 145. 43. G. Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps de fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002, p. 332. 44. Ibid., p. 331. La citation de Freud est tirée de l’Esquisse d’une psychologie scientifique (1895), dans La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1973, p. 366. 45. Voir, G. Deleuze, Le bergsonisme, Paris, PUF, 1966. 46. H. Bergson, Croissance de la vérité. Mouvement rétrograde du vrai, dans La pensée et le mouvant (1934), Paris, PUF, 1969, pp. 6-17. Dans la note 1, p. 13 de cette édition, Bergson renvoie aux conférences données en 1913 à la Columbia University sous le titre Spiritualité et liberté et The Method of Philosophy, an outline of a Theory of Knowledge, conférences dont quelques extraits sont publiés dans Mélanges, Paris, PUF, 1972, pp. 975-989. 47. H. Bergson, Croissance de la vérité. Mouvement rétrograde du vrai, op. cit., p. 15. 48. Ibid., p. 13. 49. Ibid., p. 14. 50. Ibid., p. 13. 51. Dans les archives T.S. Eliot conservées à la Harvard University, sous le numéro d’inventaire « Series: IV. Notes, odd letters, trivia, etc. », sont recueillies, au numéro 130, des annotations relatives aux conférences de Bergson données à Paris en 1910-1911 et au numéro 132, le manuscrit d’un texte sur Bergson, contemporain aux annotations. À propos de l’influence exercée par Bergson sur Eliot, voir Ph. Le Brun, T. S. Eliot and Henri Bergson, « The Review of English Studies », 18, 70-71, 1967, pp. 149-161 et pp. 274-286 ; P. Douglass, Bergson, Eliot, and American Literature, Lexington-KY, University Press of Kentucky, 1986.

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52. T.S. Eliot, La Tradition et le talent individuel (1919), dans Essais choisis, trad. française par H. Fluchère, Paris, Seuil, 1950 ; rééd. 1999, p. 29. 53. J. L. Borges, Kafka et ses précurseurs (1951), dans Autres Inquisitions, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1993, vol. I, p. 751. 54. A. Pinotti, Citazioni a posteriori e plagi a priori. Borges, Eliot, Warburg, Goethe, « Leitmotiv », 2, 2002, pp. 37-43 (http://www.ledonline.it/leitmotiv/allegati/leitmotiv020204.pdf); P. Bayard, Le plagiat par anticipation, Paris, Minuit, 2009.

INDEX

Mots-clés : Manet, césure, peinture, XIX siècle, théorie, interprétation, Déjeuner sur l’herbe

AUTEUR

ANDREA PINOTTI

Professeur associé d’Esthétique à l’Université de Milan, il s’interesse en particulier à la relation entre esthétique, philosophie de l’art et histoire de l’art dans la culture de langue allemande du XIX et XX siècle. Fellow d’institutions comme l’Italian Academy for Advanced Studies at Columbia University, le Warburg Institute à Londres, le ZfL à Berlin, il est Directeur de Programme au Collège International de Philosophie à Paris (2011-2016). Parmi ses publications: Le corps du style. Histoire de l’art comme histoire de l’esthétique à partir de Semper, Riegl, Wölfflin (Il corpo dello stile. Storia dell’arte come storia dell’estetica a partire da Semper, Riegl, Wölfflin, Supplementa Preprint, Aesthetica ed., Palermo 1998 ; 2ème éd. Mimesis, Milan 2001); Petite histoire de la distance. Walter Benjamin historien de la perception (Piccola storia della lontananza. Walter Benjamin storico della percezione, Libreria Raffaello Cortina, Milan 1999); Mémoires du neutre. Morphologie de l’image chez Aby Warburg (Memorie del neutro. Morfologia dell’immagine in Aby Warburg, Mimesis, Milan 2001); Tableau et type. L’esthétique chez Burckhardt (Quadro e tipo. L’estetico in Burckhardt, Il Castoro, Milan 2004); Esthétique de la peinture (Estetica della pittura, il Mulino, Bologne 2007); Le revers de l’image. Droite et gauche dans l’art (Il rovescio dell’immagine. Destra e sinistra nell’arte, Tre Lune, Mantoue 2010); Empathie. Histoire d’une idée de Platon au post-humain (Empatia. Storia di un’idea da Platone al postumano, Laterza, Rome-Bari 2011).

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Lieux communs cinétiques. De nymphas, nymphettes et sylves

Filippo Fimiani

We are all victims of the dance We are all victims of the dance We met at a dance Was it my dream or yours ? Who knows It was so long ago

Exemplifier, modes d’emploi

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1 Des hommes, des femmes, des jeunes filles en fleur et des garçons harassés en pantalons courts, des enfants joyeux, des animaux domestiques : voilà les spectateurs oisifs et décontractés du dimanche qui vont assister en souriant et en bon esprit, avec les immanquables appareils photo et caméras, cigarettes et apéros, au petit spectacle mis en place dans un parc d’un quartier résidentiel de New York City. Il s’agit d’une Maypole school dance, d’une dance pour la venue du Printemps du 1963. Et tout est là, dans deux minutes et quelques secondes d’un épisode – le deuxième de la troisième année, Love among the ruins, du 2007 (scénario par Cathryn Humphries et Matthew Weiner, réalisation par Lesli Linka Glatter) – de Mad Men, série pour la télévision créée par Matthew Weiner (déjà producteur de Sopranos) et produite par la chaine américaine AMC, qui a obtenu plusieurs prix. Je me limiterai à proposer quelques gloses sur cette poignée d’images en mouvement assez commerciales et mainstream, et à lancer quelques coups de sonde autour, avant et après elles, que j’ose prendre ici en tant qu’exemplification presque aporétique.

2 Pourquoi ? Je dirais, pour introduire la difficulté de mon sujet et pour me débarrasser d’un premier arrière-plan méthodologique non moins complexe, parce que ces quelques images sont doublement problématiques et glissantes. D’une part, il s’agit d’une exemplification qui défie toute condition symbolique d’exemplarité iconographique et iconologique ou pragmatique, c’est-à-dire qui résiste à être prise comme exemple probant, modélisant et modélisé, par récurrence ou exception, dérivation ou re-contextualisation etc., d’une quelconque typologie diachronique ou synchronique identifiable et lisible dans une tradition solidifiée ou cristallisée d’usages représentationnels. D’autre part, cette séquence conteste également, il me semble, les propriétés et les qualités esthétiques qu’elle devrait justement exemplifier, ou, si l’on préfère, qu’elle pourrait rendre à plusieurs titres accessibles et intelligibles. Selon cette seconde perspective, inspirée largement par Goodman, l’exemplification devrait en fait toujours impliquer une référence et une dénotation et les deux devraient être, au moins en principe, discernables et explicables. L’exemple choisi par le philosophe américain, qui est précisément traité par la fiction filmique qui m’intéresse, est la danse classique : ses motifs et ses figures, selon Goodman, « ce qu’ils exemplifient, ce ne sont pas des activités stéréotypées, habituelles ou familières, mais plutôt des formes dynamiques. Les motifs et les propriétés exemplifiés peuvent réorganiser l’expérience en mettant en rapport des actions qu’on n’associe pas habituellement ou en distinguant d’autres généralement non différenciées, enrichissant donc l’allusion ou affinant la discrimination »1.

3 La plasticité de l’exemplarité d’une danse classique, ou généralement d’une danse assez strictement codifiée par un système notationnel, est donc souverainement esthétique,

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c’est-à-dire sensible et sensorielle, car elle touche à l’incorporation et aux actions et aux réactions naturelles du corps propre. Or, les actes d’un corps dansant, justement en tant que naturels et arbitraires, semblent pourtant faire abstraction des nombreux régimes d’historicité et de sémioticité malgré tout implicites dans les exemplifications elles-mêmes et dans les médias et les supports où elles se manifestent, ici comme gestes et actions de danse.

4 Nous voilà finalement face à deux aspects en tension, sinon en contradiction, qu’il faudra remettre dialectiquement au travail lorsque nous allons revoir et analyser les images en mouvement de notre petite séquence télévisée : d’un coté, l’exemplarité fait signe vers une dimension historique et temporelle complexe et impure, tantôt des systèmes symboliques singuliers, tantôt de leurs réalisations concrètes grâce à des média – notamment excédant les domaines des arts et de l’histoires de l’art et liés aux champs des arts populaires et des gestes du monde de la vie ordinaire – ; de l’autre coté, elle nous signale une a-historicité plus originaire, celle de la temporalisation de l’expérience esthétique primaire et fondamentale, c’est-à-dire corporelle et physiologique, pré-intentionnelle et pré-linguistique, notamment motrice. C’est précisément cette a-historicité trans-culturelle sous-jacente à toute complexification symbolique successive, y compris toute technique du corps, qui est aujourd’hui l’enjeu indépassable et majeur du débat sur les échanges possibles entre traditions et pratiques de savoirs très différents, telles que la neuro-phénoménologie et les sciences cognitives appliquées à l’histoire de l’art, l’anthropologie des images et l’esthétique.

Vera incessu patuit Dea

5 Sonder des pistes de ce dialogue, plus nécessaire et téméraire que jamais, voilà ce que nous invite à faire la petite séquence de Mad Men. Déjà le lieu de notre regard, spectateurs extérieurs, y est stratégiquement impliqué et engagé. Par un jeu très classique de montage alterné de plan et contre-plan, légèrement déplacés derrière le dos d’un corps détendu et élégant parmi les sujets de regard inscrits dans la scène, nous sommes commodément délégués d’une vision stabilisée et immobilisée, comme orientée à partir d’une figure confortablement installée dans une chaise-longue pliable ou le fauteuil d’une salle de cinéma, ou, pourquoi pas, d’un laboratoire de psychologie cognitive. Par ce dispositif spectatoriel, nous aussi assistons donc à une mise en scène non-professionnelle, commandée et partagée par une communauté assez restreinte, bourgeoise, mid-class et wasp. Allons prendre part à ce partage du sensible et à ses horizons d’attente et remarquons, pour commencer en bonne iconologie standardisée, quelques traits d’un premier régime d’historicité des images.

6 Le succès du spectacle ne réside certainement pas, pour le dire avec Jean-Pierre Changeux2, dans les « mêmes culturels », c’est-à-dire dans les mémoires culturelles, non conscientes et à long terme, des spectateurs, assez distraits et bavards et pas forcement à jour des sources historiques, mythologiques et anthropologiques de la fête pour l’équinoxe de Printemps, dès Mystères d’Éleusis aux offrandes à Cybèle, aux divinités celtiques, et ainsi de suite. Personne, dans notre petite communauté esthétique du dimanche, ne connaît ou ne se souvient de la signification érudite de la répétition au cœur de la réapparition du Printemps, qui excède la chronologie progressive du calendrier et affirme une temporalité symbolique de la physis, une rythmique cyclique de la vie et de la mort – comme le retour vivifiant mais jamais

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définitif de Perséphone du froid Règne des ombres. Quoi qu’il en soit, la suite de la mise en scène de gestes et d’actions du corps au parc newyorkais n’est instituée ni par une quelconque forme de savoir préalable chez les spectateurs, ni par des techniques culturelles du corps chez les danseurs. Et pourtant, malgré cette prédétermination et prédestination des émotions pendant l’intervalle très prosaïque d’un weekend en famille, malgré cet enthymème affectif impuissant à activer une transfiguration du banal, écarté tantôt des sources profondes de la pragmatique rituelle, tantôt des palliatifs esthétisant des pratiques quotidiennes – malgré tout, quelque chose arrive. De l’imprévu, de l’inattendu. L’événement, comme disait Wittgenstein, arrive – comme quelqu’un qui met pied sur une scène ou entre dans une chambre. Quelque chose arrive donc. Non à un savoir de l’esprit, mais à un pouvoir du corps, non à un souvenir savant mais à un sentir désirant et ignorant.

7 Apparemment, donc, pas d’historicité, presque pas de culture. On pourrait dire, justement avec Nelson Goodman, ou Suzanne Langer, que le spectateur est touché par les sentiments – les feelings, c’est-à-dire les qualités expressives – des mouvements plutôt que par leurs formes ; on pourrait ensuite ajouter, avec Rudolf Arnheim3, que le mouvement est le plus fort attracteur et excitant visuel, et que cette surprise aspectuelle est déjà expressive. Chez le spectateur, réel ou fictionnel, pendant la vision d’un corps mouvant, réel ou en image, s’activent des potentiels d’action virtuelle qui n’ont rien à voir, en principe, avec son encyclopédie visuelle. Toute action transitive visant un but, et tout mouvement intransitif et expressif (c’est notamment le cas de notre petite danse), sont perçus par lui comme quelque chose de joué et d’agi par un objet biologique extérieur, vu ou imaginé par inférences. Selon cette perspective de lecture, qui est aujourd’hui celle de Vittorio Gallese4 et David Freedberg, la résonance corporelle du système-moteur de l’observateur est la condition neuronale minimale de toute possibilité de compréhension – même si cette compréhension commençante et aurorale de l’image et du corps, du corps de l’image, dont la neurobiologie empirique nous fournirait les corrélats localisables, n’a rien à voir avec le Verstehen de la psychologie existentielle et phénoménologique, ni avec Biswanger ou Maldiney.

8 A l’occasion du Spring reveal du 1963, il arrive donc au spectateur qui est notre délégué et lieutenant scopique fictionnel, d’être le support naturel d’une simulation incarnée5. Cette simulation préréflexive et immédiate se produit selon une logique du déplacement du désir et de la synecdoque de l’innervation organique, et se concrétise dans du presque-rien – rien d’autre que l’action minimale d’une main, sans but pragmatique ni souci artistique. Détaché du corps, ce geste presque hystérisé effectue une action très petite, très affaiblie et abrégée, en soi imperceptible et inconsciente, inadressée et pourtant emphatisée pour nous grâce au zoom impersonnel de la caméra, corrélat de cet autre zoom sur les détails anatomiques mis en exergue par un regard double, du protagoniste et du nôtre. Certes, sur le plan strictement diégétique, le geste mimétique non-intentionnel du spectateur révèle une imminence et annonce une suite, car il condense les liaisons pathémiques et les dynamiques existentielles des personnages : le protagoniste, Don Draper (John Hamm), Directeur créatif de l’Agence publicitaire Sterling Cooper Draper Pryce de New York City, va tomber amoureux de la jeune femme dansant, Suzanne Farrell (Abigail Spencer). Et pourtant, la Flora du Spring renewal est plus qu’une apparition circonstancielle limitée au contexte diégétique6. Elle est aussi une réapparition, l’instant d’une présentation sensible d’une forme qui se répète, qui se répercute entre des corps et des images, entre des corps en image et le corps du spectateur externe – le mien, en l’occurrence. Elle est l’exemplification d’une

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idée, au sens de l’eidòs, c’est-à-dire de la forme formatrice, qui structure les mouvements en figures de danse. « La danseuse n’est pas une femme qui danse », disait Mallarmé7. Non, elle n’est pas une femme qui danse parce qu’elle est en même temps l’arrivée incarnée, pour ainsi dire la revenue ou la survenue à une manifestation sensible et corporelle, de l’idée ou de la forme au sens grec : elle est l’exemplification passagère et imparfaite des figures récurrentes – des skhémata – d’une danse, des motifs réitérables d’une loi expressive dynamique. Elle est l’apparition-disparition des lieux communs cinétiques bien plus qu’iconiques, elle est l’incorporation mouvante des kinoi topoi de l’idée. C’est justement pour cela que cette forme universelle singulière est, quant à elle, partagée par la désindividualisation et la dépersonnalisation, entre corps individuels et individués, entre êtres distants et séparés – pour nous, la jeune méconnue Suzanne Farrell, et Flora, la Nymphe, origine non-historique pourtant visible et objet de désir, idée qui produit ses supports et scènes, forme immatérielle qui crée ses occasions et circonstances d’incarnation et d’apparition.

9 Je dirais que les propriétés esthétiques exemplifiées par la danseuse de l’épisode de Mad Men sont non localisables et participées, c’est-à-dire que les qualités à même de produire des effets sensibles sur le spectateur – intérieur et extérieur à la fiction – surviennent d’une manière indécidable tantôt aux figures expressives du corps en mouvement et aux iconographies et chorégraphies implicites dans ses gestes, d’un coté, tantôt à une manifestation morphologique excédant la simple narration et ouvrant sur une figuralité cinétique abstraite, qui dénoue, il me semble, une mémoire enfouie des images comme telles – qui sont existentiellement là, indexicalement et indéniablement contemporaines – et une archéologie cryptée du médium lui-même, de l’autre. Et pourtant, la fictionalisation filmique semble oblitérer cet entrecroisement des régimes d’historicité profonde des images, des média et des effets, car – selon la leçon de Warburg et des théories de l’empathie reprises par ailleurs de façon assez problématique en neuro-esthétique – elle touche aux affects parmi les plus fondamentaux, notamment la puissance motrice élémentaire du Moi spectatoriel. Son corps est ainsi le lieu organique d’une subjectivisation érotique et esthétique par imitation musculaire8, par laquelle le spectateur se singularise par rapport aux effets prévus par le contexte prosaïque de la contemplation du spectacle et ouvre une nouvelle ligne de fuite au récit. Regardant de loin la figure de la danseuse, ses mouvements souples et gracieux, les élans des pieds nus, légers et suspendus sur l’herbe fraiche, le spectateur est malgré lui incité par une auto-affection endo-cinétique au plaisir d’une virtualité musculaire. Le mouvant est le véritable foyer diégétique, d’abord d’aventures sensorielles minimales et circonscrites, notamment les réactions entero- et proprioceptives intensifiées et diffuses, littérales et latérales – le désir visuel préhensif du spectateur touche ailleurs et, transporté, il se déplace –, qui réalisent finalement une catachrèse sensorielle9 et figurale qu’il faudra voir de près.

10 Comme chez les chasseurs, la visée vigile du spectateur est dissimulée ; ses lunettes noires d’aviateur militaire, commercialisées depuis 1958, sont comme les Kulturbrille, les « lunettes culturelles » dont se plaignaient Warburg et Boas justement parce qu’elles aveuglaient à force d’être imprégnées de la mémoire des images. « I can’t stop thinking about you », dira ensuite Don à Suzanne, et dans cet énoncé dicté par une obsession érotique on devra malgré tout faire résonner ce qui nous hante en tant que spectateurs extérieurs, on devrait y faire ressentir notre impossibilité à terminer avec les mouvances de la jeune fille fleurie et leur mémoire en acte. Malgré le récit télévisé et l’amnésie du diégétique superficiel, malgré la réaction irréfléchie et l’immédiateté du

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mimétique corporel, nous ne pouvons nous empêcher de penser à elle, nous n’arrivons pas à consommer une fois pour toutes la répétition des mouvements de Flora, à parfaire les performances et les re-présentations de la Nymphe du Printemps revenue en tant que flower child au début des années soixante et de la génération hippie. Nous n’y arrivons pas puisque, aussi affaiblie et avilie, aussi diminuée et défigurée, c’est bien la Nymphe qui revient sous nos yeux pendant une fête écolière, ennuyeuse et routinière, à jamais orpheline de toute forme d’art ou d’artialisation.

11 On pourrait réaliser une sorte d’épochè stratégique et mettre entre parenthèses les dimensions historiques et temporelles de l’image en mouvement : peu importe s’il s’agit ou non d’une citation d’un modèle iconographique factuel ou d’une remémoration exemplificatrice d’une idée morphologique présupposée et intelligible dans le cas fictif singulier – en imposant une forme particulière aux éléments choisis et en complexifiant leur cohérence diégétique interne et leur richesse sémantique. Bien sûr, les régimes historiques et temporels des images et des fictions, qu’ils soient construits ou inconscients, de leurs productions et réceptions, de leurs actions et activations, sont essentiels pour toute compréhension et interprétation du visuel et du sensible. Pourtant, opter d’abord pour leur mise en réserve – pour une mise en charge de leur puissance –, cela nous permettra peut-être de nous débarrasser d’une différence ontologique et descriptive trop rigide et fixe entre l’esthétique et l’artistique. Notre option herméneutique en faveur du partage expressif et affectif entre les gestes, les mouvances et les actions du monde de la vie et les mouvements et les actes représentés du monde de l’art, a pourtant une fonction euristique assez délimitée. Ce parti pris pour une herméneutique pathémique nous permettra en fait de discuter, grâce à l’extrait tiré de Mad Men, l’hypothèse récemment proposée, en termes neurobiologiques, quant à un « niveau basique de réaction aux images […] essentiel pour saisir l’efficacité autant des images de tous les jours que des œuvres d’art. »10

Pulsations, rotations, fictions

12 Des pieds païens remémorant l’antique de Suzanne, absorbée par son agir corporel intransitif, aux doigts assez machistes et captivés caressant l’herbe de Don, spectateur statique et pourtant touché au corps, ému, remué, mis en mouvement. Comment décrire cette trajectoire de l’image en mouvement et de l’image du mouvement à l’émouvoir et au mouvoir du spectateur, en même temps minimal et mimétique, abrégé et déplacé ? Comment en saisir les filiations et les lignes de fuite ? Comment refaire, réactiver et réarticuler l’orbite de cette expérience sensible, touchant de loin ce que Jennifer Barker appelle l’œil tactile ? Comment en tirer une petite parabole ou une fable méthodologique ?

13 Sans trop de peine, on peut dire que l’extrait de Mad Men met en scène une « empathie d’activité » [Tätigkeitseinfühlung]. L’expression est de Moritz Geiger, élève de Theodor Lipps et phénoménologue à Munich, tirée notamment d’une allocution au Congrès International de Psychologie Expérimentale de Innsbruck en 1910, louée par Husserl. Plus précisément, les pirouettes sur place des doigts du spectateur réalisent ce que Robert Vischer, dans son texte fondateur sur le sentiment optique de la forme (1873), avait appelé l’« émotion motrice indirecte » [motorische Nachfühlung] à partir d’une « émotion sensorielle directe » [sensitive Zufühlung], notamment visuelle. A propos de l’em-pathie, du pâtir-in (Einfühlung), et de l’en-ésthésie, du l’appréhension du sensible en une

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perception unitaire et intériorisée »11, Vischer distinguait l’Affektswoll, l’empathie mimétique, ou agente, d’une empathie physionomique, Stimmungswoll, sans motilité, soit-elle contractée ou expansive par rapport à « l’empreinte d’un phénomène », qui remplit passivement sentir-avec (Einempfindung), et de l’ « unification des sensations qui organise le sujet12. Les mouvements décontractés, voire languides, des doigts du spectateur imitent les courbes souples et gracieuses des jambes et des pieds de la danseuse. Il s’agit, je le répète, d’une imitation immédiate, même si minimale et à peine au-delà du seuil du plaisir de l’entre-perception et de l’auto-affection sensori-motrice, et agente, puisqu’elle engage justement des mouvements non finalisés. Regarder, soit une action transitive et finalisée, soit un mouvement intransitif et expressif, et notamment un corps déplacé et hors équilibre, off balance, est déjà simuler : voir, c’est agir, c’est faire comme13. Or, cette imitation engagée automatiquement et immédiatement, en-deçà de l’acte délibéré et intentionnel de l’imagerie visuelle et motrice, mentale et réelle, est mesurée par une logique de la sensation qui est à part entière une logique temporelle, une logique du Nach, du « re-». Les micro-mouvements et les aperçus moteurs minimaux des doigts de notre spectateur fictionnel, sont en fait cadencés par une responsivité auto-poïétique similaire à celle de l’organisme biologique aux stimuli du milieu et qui pourtant implique structurellement le rejouer et le ressentir. Et leurs autonomisation presque hystérique, car si la main se porte souvent où nous ne la plaçons pas, comme disait déjà Montaigne non par hasard à propos de l’imagination14, les réactions délocalisées et virtuellement manipulatoires de la main du spectateur foudroyé sont en fait réglées par un double pas ou un battement rythmique, à la fois d’incorporation et de projection, de miniaturisation et de métonymie.

14 Il faut alors énucléer une polarité figurale de cette empathie mimétique et motrice indirecte, répétitive et ressouvenant. Il faut, avec Deleuze15, y relever une articulation structurelle et génétique entre l’imprégnation (végétale, passive) par forces, expressions et qualités incarnées dans un état de choses, une ambiance ou un milieu, d’un coté, et l’extension (animale, active) d’actions ou d’équivalents d’actions, de l’autre. Par là, on pourra contester les objections qui ont été faites, à tort dirais-je, à l’empathie. L’Einfühlung, en fait, n’est pas seulement extro-flexion, projection et injection d’un potentiel imaginaire dans le perçu ; elle n’est pas, non plus, une sorte de volonté de puissance et d’intensification hypertrophique de la sensation vitale générale, d’englobement de part du pole subjectif du pole objectal, totalement dévalorisé, qu’il soit inerte ou vivant16. Certes, c’est la version fort réductrice adoptée par quelques travaux de neuro-cognitivistes qui s’occupent d’esthétique et qui parfois donnent l’impression de confondre le physique et le phénoménologique, les aspects et les interprétations, les modèles et les théories17. Sans oublier les distinctions introduites par Robert Vischer et Theodor Lipps18, ensuite reprises via Goethe par Warburg, on devra au contraire garder la polarité qui structure l’empathie et sa figuralité incarnée, sa dualité et, dirais-je, l’indécidabilité qui règle la formation- négociation de tout devenir-geste des affects.

15 Regardons encore une fois les doigts vagabonds de notre spectateur, leurs mouvements à peine esquissés, ces engrammes inscrits dans le support mouvant et incommensurable de l’herbe – ce singulier collectif pour la matière elle-même, cet autre nom de l’hylétique jamais identique à lui-même. Ces écritures sans scribe sont en même temps imitation ou simulation incorporée des mouvements d’un autre corps perçu, et expression ou performativité projective de l’auto-affection du corps propre du spectateur. Ces petits skhémata tracées à fleur de peau sont à la fois mimémata et

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pathémata en acte, résonances endo-cinétiques de l’autre et réfractions crypto- préhensives sur et autour de lui. Vischer19 distingue, dans la « vie représentative » [Vorstellungsleben], précisément la stimulation constante et la pulsation, caractéristique de l’émotion sensorielle directe, de la rotation successive, enveloppante et flottante [Umschweifen, Umschmiegen und Bestreicheln], déterminant l’émotion responsive indirecte. La profondeur implicite dans ces contournements et ces détours virtuels esquissés par la sensation efférente, est, en fait, le noyau le plus élémentaire et primitif de l’angoisse pour la tridimensionnalité plastique, anxiété perceptive et donc existentielle emphatisée par Riegl et Worringer et décisive ensuite chez Panofsky pour déterminer les performances du revolving view du spectateur face à la figura serpentinata. Les mouvements élémentaires des doigts de la main du spectateur empathiquement engagé sont en même temps caresse et écho, l’une et l’autre, ni l’une ni l’autre, elles incarnent le neutre ou l’entre-deux, l’enjeu polaire entre actif et passif. Leurs glissements enjambés donnent lieu à une réversibilité (mimétique) entre palpation et hospitalité, entre une direction centrifuge – qui va du sujet vers le mouvant extérieur –, et une direction centripète – qui va de l’objet mobile vers la motilité intérieure, auto- affectée et viscérale du sujet du regard.

16 Pour attraper au vif l’innervation responsive indirecte de l’émotion de l’œil par le mouvement de la main, c’est-à-dire pour prendre en flagrant délit le déplacement sans ambigüité du désir scopique envers l’organe préhensif par excellence, qui se porte famélique là où le sujet n’en sait rien et contourne et enveloppe son objet trop loin, je propose un contre-exemple. En position de spectateur éloigné et furtif, le regard de Rodolphe (Jacques Borel, alias Jacques Brunius) déguste le spectacle d’un autre corps de femme, qui s’offre en une sorte d’acmé rythmique, la jeune parisienne Henriette Dufour (Sylvia Bataille) à la balançoire, totalement absorbée par un « réalisme affectif déchirant », comme l’appelait André Bazin20. Il s’agit d’une scène célèbre de Une Partie de campagne, court-métrage que Bazin définit justement « sublime » et « parfaitement terminé », tourné par Jean Renoir en 1936 dans la forêt de Fontainebleau, sur les rives du Loing, près de Bourron-Marlotte, pays du père peintre et de Cézanne, d’après le conte de Maupassant (1881), avec la photographie (du tournage) de Eli Lotar et l’assistance à la régie de Cartier-Bresson et Luchino Visconti, montage définitif de Marguerite Houllè-Renoir (en 1946), avec la participation lumineuse de Georges Bataille. Nous sommes encore une fois au Printemps, et donc en bonne mémoire, sans doute picturale21, soit de Flora, soit du Faune. Et nous sommes éblouis par cette « comédie [qui] sans cesse se dissout dans l’émotion »22 et qui nous montre le spectacle du Printemps lui-même, qui nous fait participer à la diffusion atmosphérique d’une « sorte de désir vague » entre les personnages, les choses et les êtres.

17 Emblème aléatoire, et pour cela souverain, de ce partage empathique sans sujet, bien au-delà de la projection subjective imputée à l’Einfühlung, est un papillon : pendant le dialogue entre la mère (Jeanne Marken) et la fille, précisément sur le Printemps et le désir, le minuscule lépidoptère ne cesse de voltiger entre elles, incarnation de l’événement éphémère du réel à la limite de la visibilité au sein du feuillage frémissant, élément pro-filmique qui entre et sort, contingent et erratique, du cadre. Cet événement rythmique excessif et infinitésimale semble miniaturiser après-coup la pulsation des apparitions et des disparitions, captées par un cadre fixe et en contre- plongée, du corps joyeux et panique de la jeune femme, volante ou volage – comme on

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voudra –, femme-oiseau ou femme-papillon, clignotant sur le fond tantôt du vide du ciel, tantôt du plein de la sylve.

18 Cette fois, la formule expressive du geste du spectateur-voyeur n’est embarrassée par aucune polarité entre actif et passif ; le regard empathique et explicitement érotisé est nettement projectif. Les micro-rotations des doigts de notre deuxième lieutenant scopique fictionnel sont expressément sadiques – et fort ridicules –, occupées comme elles sont à simuler et anticiper une prise du corps en tant qu’objet d’empathie ; sauf qu’ici le suffixe en/em dit une véritable pénétration du Même dans l’Autre23.

19 Par ailleurs, l’érotisation était déjà assez remarquable et connotée tactilement chez Vischer24 (comme ensuite dans le voir-selon de Merleau-Ponty), lorsqu’il dit que « nous nous mouvons avec et dans les formes [in und an den Formen] » et « de nos mains aimantes, nous cherchons à toucher [tasten] toute modification de l’espace »

Illusions et fantômes

20 Selon Vischer, c’est justement le contact entre deux mains qui illustre parfaitement la perméabilité entre l’affecté et l’affectant, le touché et le touchant. Il s’agit d’un point parmi les plus délicats et controversés de la logique sensible de l’empathie, concernant l’articulation même des polarités entre actif/passif, projection/incorporation, subjectivation/altération, identité/étrangeté, et ainsi de suite. Vischer25 écrit : « Je me fie à la forme inanimée [der leblose Form] de ma vie individuelle, de même que je crois à bon droit à un non-moi [Nichtich] vivant et personnel. Je me garde donc qu’en apparence moi-même, bien que l’objet demeure un autre. Je semble m’accommoder et d’adapter à lui comme la main à la main et pourtant je suis secrètement transporté et ensorcelé dans ce non-moi. [Ich scheine ich ihm nur auzubequemen und anzufügen, wie Hand im Hand sich fügt und dennoch bin ich heimlicher Weise in dieses Nichtich versetzt und verzaubert] »

21 Cette réversibilité, ensuite longuement travaillée par la phénoménologie de la perception en dialogue continuel avec l’anthropologie et la psychologie profonde du magique, est à mes yeux au cœur du chiasme haptique mis en scène dans la séquence de Mad Men qui nous occupe.

22 La main de notre spectateur interne, lorsqu’il quitte le monde circonscrit des ustensiles et des actions orientées vers un but – le verre qui apaise sa soif ou son ennui – et désactive les conduites sensori-motrices finalisées, se déterritorialise en organes- matières d’expression, en tropes-supports d’affect. Ses doigts incarnent et exposent des qualités, inchoatives et indécidables, entre imitation et appropriation, entre réception et émulation du mouvement et usurpation du mouvant, entre résonance de la danse, au-delà de la danseuse, et caresse de son corps, rêverie de palpation de l’incarnation chancelant de l’idée… Les mouvements molécularisés des doigts de notre lieutenant scopique face à la danse de l’image et en image, à son aller et retour par élans et retenues, ne sont pas, à la rigueur, des actions proprement dites : ils sont à l’action ce que la danse est à la marche. Je n’évoque pas ici la distinction introduite par l’« ontologie motrice » de la nouvelle philosophie neurobiologique de l’action, mais une équation de Valéry26 : « C’est […] bien que la danseuse est dans un autre monde, qui n’est plus celui qui se peint de nos regards, mais celui qu’elle tisse de ses pas et construit de ses gestes. Mais, dans ce monde-là, il n’y a point de but extérieur aux actes; il n’y a pas d’objet à saisir, à rejoindre ou à repousser ou à fuir, un objet qui termine exactement une

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action et donne aux mouvements, d’abord, une direction et une coordination extérieures, et ensuite une conclusion nette et certaine. »

23 Dans cet infini esthésique en acte, s’agit-il strictement d’une illusion tactile indirecte, engendrée par un captage visuel ? La plasticité des représentations intermodales des parties du corps et de l’espace personnel et péripersonnel, c’est-à-dire de l’espace délimité par la distance de préhension, a été illustrée très tôt. Aristote27, commenté dans la Dioptrique par Descartes, le suggérait déjà en invitant le lecteur à tenir une boule entre l’index et le majeur, puis à fermer les yeux, croiser les doigts et y glisser à nouveau la boule : la sensation de contact avec la boule est ressentie non au point réel de contact, mais, doublée, à l’extrémité des doigts, là où la sensation se manifeste habituellement. On conclura que l’espace péripersonnel et le schéma corporel se modifient et s’étendent en fonction des objets extérieurs qu’on touche réellement ou, et c’est décisif, en fonction des affections, en même temps endogènes et allogènes, produites par incorporation et projection empathique à distance.

24 Aristote confirme ce qu’il avait déjà soutenu ailleurs : il y a une relation très puissante, et pourtant tout à fait habituelle, entre, d’un coté, les sensations et les passions, aisthémata et pathémata, et, de l’autre, les images comme illusions (phantasmata) ou comme altérations sensorielles du rapport entre le senti et le perçu. Les images sont l’effet des sensations qui demeurent sensibles comme telles, tantôt quand l’objet perçu est absent, tantôt quand, tout étant donné en présence, les apperceptions se mélangent aux percepts. Dans cet entrecroisement fantasmé, est au travail une fonction d’incorporation et de vicariat réciproque des sens28, c’est-à-dire une fonction poïétique, modale, active et mouvante, selon laquelle les contenus perceptifs se concrétisent et se différencient par rapport aux diverses régions sensorielles. Or, il faut remarquer que, ce cadre physio-phénoménologique donné, Aristote évoque les erreurs et les illusions qui arrivent à nous tous alors que nous sommes passionnés [en tois pàthesin òntes]. Parmi les êtres affectés par les désirs les plus puissants [epithumiai], il cite le lâche et l’amoureux, victimes de la peur et du désir, transportés, « à la suite d’une petite ressemblance » et de la moindre similitude, par les illusions, par les fantasmes : la « moindre similitude fait d’autant plus apparaître ces illusions qu’on est davantage sous le coup de la passion ». Aristote évoque également le malade en accès de fièvre et le rêveur, qui croient voir des lézards sur le mur à la place des zigzags des craquelures et font même des mouvements, extérieurs ou endogènes, réels ou imperceptibles, vers ces apparitions, pour toucher ces phantasmata fugitives.

25 Tous les éléments mis en lumière par Aristote, pris entre physiologie de la perception, du rêve et de la phantasia et psychopathologie de la vie ordinaire et amoureuse avant la lettre (et pour cela destinés à la plus grande fortune philosophique et interprétative), tous ces éléments se cristallisent dans une œuvre de Max Ernst. Au premier mot liquide29 fût réalisé en 1923 comme décoration de la chambre de Cécile, fille de Paul et Gala Eluard, à la maison d’Eaubonne. L’hypo-texte30 de cette peinture pariétale est une illustration, publiée en 1881 dans la revue scientifique à large diffusion La nature, fondée en 1873 par Gaston Tissandier. C’était l’illustration d’un article sur les illusions, précisément l’illusion d’Aristote que je viens d’évoquer. Les lignes entrecroisées des doigts, fourchette gracieuse et languide, dessinent le X du mystère du sexe féminin, incarnent un corps suspendu, sans poids, entre terre et air – un corps-nuage, un corps- danse. C’est le corps ascensionnel et fluctuant de La puberté proche (1921), flamboyant

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Übermalung, glorieuse méta- ou trans-peinture qui se répercutera dans le collage-récit La femme 100 têtes du 1929.

26 Comme le X tracé par les lézards sur la façade menaçant du début de la Maison du chat qui pelote de Balzac, signe fortuit qui donne « aux historiens la facilité de reconstruire par analogie l’ancien Paris », le reptile au mur « bariolé d’hiéroglyphes » de Ernst interpelle l’interprétation. A condition qu’elle soit incarnée, vécue, pathémique, voire engagée, bref existentielle. Signe statique en mouvement apparent – comme les lézardes pour les rêveurs, les fébriles et les amants énervés d’Aristote, et comme « les ébauches ou les traces [Ansatze und Spüren] d’attitudes, d’excitations », d’un « secret tressaillement […] à peine réprimé, de l’élan et de la crainte », pour les passionnés empathiques de Vischer31 : pour nous tous donc –, la forme reptilienne de la peinture d’Ernst entraine un changement génétique et finalement moteur du sujet qui regarde, il emporte son corps à un changement de lieu et, à la limite, de nature. Vischer32 est sur ce point essentiel très clair : « En un éclair, ces signes sont traduits en leur signification comportementale correspondante. […] La mimique expressive est intérieurement exécutée et répétée : la forme stable est donc ressentie en elle-même comme si elle était en mouvement manifeste. »

27 Mais il faut faire attention : la traduction, l’Übersetzung, et son immédiateté foudroyante, Blitzschnell, décrit ici précisément le mouvement de la connaissance à travers l’émotion, le transport de la signification par le biais de la passion, bref l’incorporation du sens – l’être, ou plutôt le devenir ou la métaphorisation somatique du sémantique. Si toute description d’une œuvre d’art visuel, « avant même de commencer », comme écrit Panofsky dans un texte fondamental, « aurait dû inverser la signification des facteurs de représentation purement formels pour en faire des symboles de quelque chose qui est représenté »33, cette incessante opération de traduction, inversion, substitution, à savoir cette abstraction complexe, est mise en place face au visible en général, et pas forcément à un artefact, et, surtout, elle est d’abord affaire d’une poiétique du corps. « La signification des corps chasse leur forme », comme dit Valéry, et nous tous, certes avec nos compétences et expériences, différentes et singulières, percevons un certain système de phénomènes, mais chacun de nous sur-le-champ les « transforme en signes, qui [nous] parlent à l’esprit comme feraient les teintes conventionnelles d’une carte. Ces jaunes, ces bleus, ces gris assemblés si bizarrement s'évanouissent dans l’instant même ; le souvenir chasse le présent ; l’utile chasse le réel [N]ous ne voyons que du futur ou du passé, mais point les taches de l’instant pur. […] Rien, peut-être, de plus abstrait que ce qui est. »34

28 Inspiré, parmi d’autres choses, par la fortune iconographie et interprétative du thème de l’illusion tactile et de ses rapports avec la puissance cinétique des phantasmata du désir et du rêve mise à jour par Aristote, le lézard-lézarde au mur de Au premier mot liquide emblématise ainsi le pathos moteur et le désir de toucher inhérents à l’apparition même de l’image, à sa figurabilité presque cinématique35. Ernst, suivant de très près Aristote, parle très précisément de « la persistance et la rapidité qui sont le propre des souvenirs amoureux ». Par ailleurs, le lézard au mur peint en style pompéien paraît emprunté à un récit de rêve de la Gradiva36 de Jensen, commentée par Freud, et il nous semble la synecdoque figurative de l’apparition de l’allure flottante de la Nymphe au pied léger et dansant.

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Plus rien du tout, rien que du vent

29 A lire le traité d’Aristote sur le rêve, tout attracteur visuel - illusoire ou réel, instable ou objectal - est encore opérateur de conversion tactile et d’action sensori-motrice, même si virtuelle et déplacée, ou diffusée. Ce point capital ouvre une tradition millénaire et n’a pas échappé aux chercheurs les plus attentifs qui travaillent aujourd’hui sur les corrélats neuronaux de l’empathie esthétique.

30 Un article publié par l’équipe de Gallese affirme que l’espace environnant est plein d’objets qui s’entre-touchent de manière accidentelle, sans impliquer aucun engagement humain, aucune source animée ni vivante. Autrement dit, et d’ailleurs selon nos expériences les plus ordinaires, l'on peut être ému observant un arbre s’abattre sur un banc de parc, les feuilles chatouillées par le vent, des gouttes d’eau qui retombent sur les feuilles d’une plante, la surface d’eau morte d’une flaque agitée par une averse d’été. Ni l'actant, ni le support biologique d’une action ou d’une expression proprement dites, ne sont donc nécessaires et indispensables pour qu’il y ait une expérience d’émotion esthétique, lato sensu. Les auteurs parlent de « témoignage du toucher dans la nature », de son événement impersonnel qui n’appartient à personne.

31 Or, reprenons-nous à la lettre cette description expérimentale pour analyser une dernière fois la petite séquence de la sitcom américaine.

32 La caméra fixe suit les mouvements gracieux et souples de la danseuse, s’adapte à sa trajectoire circulaire, qui tourne autour de l’axe en bois comme un carrousel. Et pourtant, détachée du point de vue pseudo-subjectif du spectateur d’abord partagé, la caméra ne s’arrêtera pas sur le corps de la femme, résistant à la poussée de l’élan contre le poids, mortel, de la gravité. Au contraire la caméra abandonne le corps dansant, retombé au sol immobile, au bord du champ visuel et suit, en haut à droite, la ligne de fuite centrifuge, irrésistible, du mouvement spiralée, pour finir dans un fondu frétillant avant le cut. Ni espace naturel, où la vision existentielle et pathémique s’ignore, ni espace artificiel, où son désir empathique se narrativise, le brouillement visuel, où s’achève le trajet de la caméra, n’est finalement que l’indice d’un manque. A moins d’y pressentir non pas le dévoilement possible, de la part d’une action ou d’un geste, d’une situation qui n’était pas donnée, mais la présentation sensible de l’idée esthétique immanente au percept. L’effet de pan des feuilles agitées qui clôt la séquence de la danse est plutôt de l’ordre d’une délivrance de l’affect et d’une empathie tactile abstraite, que d’une liaison diégétique instituée par l’aspect, ou d’une focalisation à visée exemplificatrice de ses propriétés esthétiques.

33 En d’autres termes, le mouvement de la caméra, impersonnel et expressif, dessine d’abord une ligne de force tangentielle en esquissant un vecteur diagonal et centrifuge. Ensuite, elle se déplace et s’éparpille dans les feuilles animées par le vent, indices innombrables de l’external non biological force dont parle Vittorio Gallese ainsi que de la breeze from Wonderland qui souffle sur les plis de la robe de Lolita de Nabokov et de l’aüssere Veranlassung di Warburg. Or, il faut souligner que la manifestation de cette vis motrix37 non-biologique, insaisissable mais tactile, aérienne mais incarnée dans le « frémissement éternel des feuilles » (Andrea Zanzotto), dépasse toute différence iconique, tout cadrage perceptif et toute focalisation aspectuelle en forme de fond- figure38.

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34 Par ailleurs, on se rappellera qu’en 1949 Rudolph Arnheim39, un des représentants majeurs de la Gestaltphychologie, avait mis l’accent sur une expressivité de l’inanimé totalement irréductible aux théories faussement simplistes et hyper-subjectivistes de l’« inférence pathémique» du pathetic fallacy, critiqué en tant que principe associationiste d’une similarité structurelle entre sujet et objet totalement fondée sur la projection d’un état mental ou sentimental du spectateur sur un corrélat aspectuel et physique du perçu. En revanche, l’expression est déjà, pour Arnheim, le contenu primitif et originaire de toute perception : expressive est la qualité physionomique des forces agissantes dans le milieu environnant, c’est-à-dire dans l’espace anthropologique en général – forces qui sont, non par hasard, exemplifiées plutôt par des flammes spiralées, des feuilles tourbillonnées, des murs lézardés, que par des artefacts. C’est justement cette qualité sensible et expressive qui engage les dynamiques sensorielles, émotionnelles et cognitives du spectateur. Déjà Merleau-Ponty40, après Biswanger, Minkowski et Cassirer, avait dit l’essentiel : toute « « apparition » [Erscheinung], est une incarnation [Verkörperung] et les êtres ne sont pas tant définis par des « propriétés » que par des caractères physionomiques. […] Les choses sont prises pour l’incarnation de ce qu’elles expriment, que leur signification humaine s’écrase en elles et s’offre à la lettre comme ce qu’elles veulent dire. Une ombre qui passe, le craquement d’un arbre ont un sens: il y a partout des avertissements sans personne qui avertisse. »

35 A la suite d’Arnheim et de Merleau-Ponty, nous pouvons mieux comprendre que l’expressivité du visuel et du perceptible en général s’incarne dans des épiphénomènes indexicaux ou tactiles, tels que les feuilles agitées de Mad Men, ou de Le repas de bébé des frères Lumières, en 1895. Elle échappe à toute conceptualisation intellectuelle, à toute détermination objective de ses propriétés, causes et effets, tout en affectant, malgré cela, le corps et la pensée, la motricité et le mouvement de la réflexion. Donc, au-delà de toute hypothèse intertextuelle, nous devons y voir une empathie abstraite et une incarnation de l’idée esthétique au sens kantien. Le lieu amorphe et moléculaire du mouvement, sur quoi le regard innervé et tactile du spectateur de Mad Men se consume, est le milieu d’immanence expressive et figurale pour une subjectivisation impersonnelle. Et, pour cela, il est lieu commun pour d’autres images, d’autres affects. Au sein du fond continu, hylétique, du tourbillon des feuilles mues par le vent rugueux (Pierre Reverdy), aucune différence iconique est détectée, aucun aspect est dégagé, aucune est figure détachée : les données perçues perdent leur organisation et individualité formelle41. Par cette présentation sensible, par cette «incorporation visuelle de l’idée»42, quelque chose nous est encore donné à penser. Inhérent au regard expressif de la caméra, notre regard prend donc position43 et touche finalement au mouvement et au rythme inhumain, abstrait, de tout corps ainsi que toute image, « victime, comme disait Mallarmé44, d’une impuissance extatique à disparaître » dans la danse de toute chose.

36 De l’action a-téléologique du corps de la danseuse, intensifiée en gestes expressifs et en détails anatomiques, à l’action-imitation minimale des doigts du spectateur, désœuvrée en échos crypto- et endo-cinétiques et petites auto-affections, jusqu’à l’expression dé- individualisée du milieu arborescent, actualisée en petites images-perceptions indexicales en formation sans corrélat objectaux : le mouvement de la caméra dessine une dé-particularisation des formes mouvantes et des supports biologiques dans un échange empathique général. Elle incarne une vocation empathique et abstraite du spectateur – tantôt intérieur, tantôt extérieur – à s’incorporer au mouvement des

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mouvements. Le champ visuel quasiment saturé, tout terme identifiable d’une perception exprimée presque indiscernable mais pas encore disparu, la vision devient presque rapprochée, selon une « vertigineuse proximité » au noyau sensible, si fluctuant et contingent qu’il soit45. Avant de se dégager et se distancier de toute innervation motrice immédiate avec l’image et de revenir au récit, notre regard se fait fugace, allusif, soucieux des aspects instables et des textures éphémères du visuel. Il est peut-être absorbé par les qualités expressives et haptiques du support et du médium lui-même.

37 En principe et à la limite, il ne s’agit plus d’une simulation incarnée, directe ou par inférence, des corps, ni des êtres animés, humains inclus, ni des objets. Il s’agit plutôt d’une imitation corporelle, d’une incorporation tactile de loin du « corps du film » lui- même46. Peut-être de l’idée du cinéma. Entrainée par le mouvement de la caméra, notre vision se fait, peut-être malgré nous, morphologique et haptique, régressive et archéologique, et touche de loin à la matière même, instable et moléculaire, pour ainsi dire « passée à transport »47, de l’image sans phrases48.

38 C’est encore Arnheim qui nous en fournit la meilleure description : dans un article49 du printemps 1963, comme la Maypole school dance de Mad Men, il la nomme « la jungle des phénomènes matériels»; avec Giambattista Vico, je la dirais plutôt l’ingens sylva du sensible. L’expression d’Arnheim est sans doute très négative, presque malveillante eu égard au grand livre américain sur le cinéma de Kracauer, Film (1960), mais il faut prendre au sérieux son exotisme involontaire. Dans la jungle du visuel, enregistrée en toute sa matérialité changeante et informe, on saisit l’indice historique de la nature au Vietnam, qui est en même temps l’extériorité absolue, voire l’Autre et le réel inassimilables, et justement pour cela singulièrement contemporaines. Plus radicalement, dans cette concomitance figurale entre la vibration des feuilles d’un arbre dans un parc new-yorkais et le fourmillement des feuillages enchevêtrés de la jungle vietnamienne, on surprend une image dialectique au sens de Benjamin50.

39 Finalement, on met à jour un symptôme assez important de toute théorie de la perception, notamment de la Gestalt, lorsqu’elle fait abstraction tantôt de la présentabilité du matériau sensoriel et expressif de l’existence comme telle en jeu dans l’Einfühlung, tantôt de la valeur profondément politique du figurable rejoint par régression empathique. « L’existence » Sartre écrit dans La nausée51, « n’est pas quelque chose qui se laisse penser de loin : il faut que ça vous envahisse brusquement, que ça s’arrête sur vous, que ça pèse lourd sur votre cœur comme une grosse bête immobile – ou alors il n’y a plus rien du tout ». Il n’y avait plus rien du tout, j’avais les yeux vides et je m’enchantais de ma délivrance. Et puis, tout d’un coup, ça s’est mis à remuer devant mes yeux, des mouvements légers et incertains : le vent secouait la cime des arbres ».

NOTES

1. N. Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, tr. fr. J. Morizot, Hachette, Paris 2005, p. 96.

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2. J.-P. Changeux, « De la science vers l’art » (1988), Raison et plaisir, Odile Jacob, Paris 1992, pp. 58-61. 3. R. Arnheim, Art and visual Perception. Psychology of creative Eye, California University Press, Berkeley, London, Los Angeles 1974, p. 372. 4. Sur la bodily resonance, D. Freedberg, V. Gallese, « Motion, emotion and empathy in aesthetic experience », TRENDS in Cognitive Sciences, vol. 11, n. 5, May 2007, p. 197; cf. G. Rizzolatti, L. Fogassi, V. Gallese, «Neurophysiological mechanisms underlying the understanding and imitation of action »,

Nature Reviews in Neuroscience, vol. 2, n. 9, September 2001, p. 661. 5. Ibid. 6. Suzanne Farrell était, en réalité, une véritable danseuse professionnelle américaine, qui affirmait sa célébrité justement au début des années soixante dans le New York City Ballet de George Balanchine et qui fondera ensuite, au John F. Kennedy Center for the Performing Arts de Washington, un ballet très renommé, le Suzanne Farrell Ballet. Déjà le nom, donc, inscrit dans le corps du personnage de fiction une synchronie légendaire avec la danse contemporaine nord-américaine. 7. S. Mallarmé, « Ballets » (1886), Œuvres complètes, éd. H. Mondor et G. Jean-Aubry, Gallimard, Paris 1959, p. 304: « A savoir que la danseuse n’est pas une femme qui danse, pour ces motifs juxtaposés qu’elle n’est pas une femme, mais une métaphore résumant un des aspects élémentaires de notre forme, glaive, coupe, fleur etc., et qu’elle ne danse pas, suggérant, par le prodige de raccourcis ou d’élans, avec une écriture corporelle. » 8. S. Schaviro, The Cinematic Body, The University of Minnesota Press, Minneapolis 1993, p. 52 sq, J. Barker, Tactile Ey : Touch and cinematic experience, California University Press, Berkeley – Los Angeles – London 2009, p. 73-82. Pour une reconstruction génèrale, M. Tausing, Mimesis and Alterity: A particular History of the Senses, Routledge, New York 1992. 9. V. Sobchack, Carnal Thoughts : Embodiment and moving Image Culture, University of California Press, Berkeley – Los Angeles – London 2004, pp, 76 sq. 10. D. Freedberg, V. Gallese, « Motion, emotion and empathy in aesthetic experience », loc. cit. 11. R. Vischer, Du sentiment optique de la forme, trad. fr. par Maurice Elie, préface de Carole Talon-Hugon, dans Aux origines de l’empathie, Fondaments & fondateurs, Ovadia, Nice 2009, p. 77 sq. Cf. S. Caliandro, « Empathie et esthésie un retour aux origines esthétiques », Revue française de psychanalyse, vol. 68, n. 3, 2004, note 7. 12. A relire selon la filiation Semon-Warburg et Peirce-Deleuze, l’empreinte est lien émotionnel et sensori-moteur entre objet, ou situation, et sujet (acteur et spectateur). Cf. G. Deleuze, Image-mouvement I, Minuit, Paris 1983, p. 218-9. 13. Cf. V. Gallese, « Embodied Simulation: From neurons to Phenomenal Experience », Phenomenology and the Cognitive Sciences, vol. 4, n. 4, December 2005, p. 34-6. 14. Montaigne, Les Essais, I, 21. 15. G. Deleuze, Image-mouvement I, cit., pp. 214-9. Cf. J. Gil, « La danse, le corps, l’inconscient », terrain, n. 35, septembre 2000, p. 57-74, et Ouvrir le corps, in Lygia Clark, de l’œuvre à l’événement, Musée des Beaux Arts de Nantes, Nantes 2005, [s.p.] 16. Je note au passage que on est assez proche à la « carnal rhetoric of identification» du fétichisme selon Willian Pietz: cf. W. Pietz, « The Problem of the Fetish I », RES, n. 9, Spring 1985, p. 14. 17. L. Pizzo Russo, So quel che senti. Neuroni specchio, arte ed empatia, ETS, Pisa 2009, pp. 33, 46, 51 sq. 18. Qui, dans son Esthétique distinguera quatre types d’empathie: 1) la première, dite « empathie aperceptive générale », est une tendance humaine à projeter de la vie dans les formes ; 2) la deuxième, dite empathie empirique, est la réalisation de cette tendance générale en relation avec une forme donnée qui la détermine; 3) la troisième, dite « empathie d’états d’âme ou de tonalités émotives [Stimmungseinfühlung] », est l’état psychique correspondant au caractère de la forme individuelle ou de l’atmosphère aperçue et vécue ; 4) la quatrième, est l’empathie avec autrui, intersubjective. 19. R. Vischer, op. cit., p. 79. 20. A. Bazin, Jean Renoir, Champ Libre, Paris 1971, pp. 46-7. 21. Cf. Jean-Honoré Fragonard Les hasards heureux de l’escarpolette ou La Balançoire (huile sur toile, 81 x 64.2 cm, 1767, Wallace Collection, Londres), et Auguste Renoir La Balançoire (huile sur toile, 92 cm x 73 cm, 1876, Paris, Musée d’Orsay). Pour une introduction générale, et notamment sur le thème du Faune chez Maupassant, Olivier Curchod, Partie de campagne. Etude critique, Nathan, Paris 1995. 22. A. Bazin, op. cit. pp. 234-6. La notule est de Jacques Domiol-Valcroze. 23. Par là, on serait amené à une lecture Gender Studies, ou politique: E. Manning, Politics of Touch : Sense, Movement, Sovereignty, Minnesota UP, Minnesota 2007. 24. R. Vischer, op. cit., p. 74-5. Cf. M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Gallimard, Paris 1964, p. 23. 25. R. Vischer, op. cit., p. 76. Sur la réversibilité esthésique du « sujet cinétique » au cinéma, V. Sobchack, Carnal Thoughts, cit., p.78-9 26. P. Valéry, « Philosophie de la danse » (1936), Œuvres complètes, vol. I, éd. J. Hytier, Gallimard, Paris 1957, p. 1398. 27. Met. IV, 1011a, Probl. XXXI, 11, 958b ss, de Somniis 460 b 20-23 28. H. Plessner, « Über die Verkörperungsfunktion der Sinne » (1953), in Gesammelte Schriften, Bd. III, hrsg. von G. Dux, O. Marquard, E. Ströker unter mitwirkung von R. W. Schmidt, A. Wetterer, M.-J. Zemlin, Suhrkamp, Frankfurt a. M. 1980, p. 370-383. Parmi les nombreux renvois au philosophe

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allemand, V. Gallese, « The two sides of Mimesis. Girard’s mimetic theory, embodied simulation and social identification », Journal of Consciousness

Studies, vol. 16, n. 4, April 2009, p. 5-6. 29. Au Premier Mot liquide, 1923, huile sur plâtre puis trasféré sur toile, 232x167 cm, Dusseldorf, Kunstsammlung, Nordhein-Westfalen. 30. Ch. Strokes, « The scientific Methods of Max Ernst : His Use of the scientific Subjects from La Nature », The Art Bullettin, vol. 62, no. 3, September 1980, p. 453-465. 31. R. Vischer, op. cit., p. 77. 32. Ibid. 33. E. Panofsky, Contribution au problème de la description d'oeuvres appartenant aux arts plastiques (1932), in La perspective comme forme symbolique, éd. fr. par G. Ballangé, Minuit, Paris 1975, p. 236-7. 34. P. Valéry, Berthe Morisot (1926), Œuvres complètes, vol. II, éd. J. Hytier, Gallimard, Paris 1960, p. 1303. 35. Si, chez Aristote, il suffirait cligner deux fois l’œil pour dissoudre l’illusion tactile et rétablir un bon usage de la vue et du toucher, Ernst dramatise au contraire l’effet pseudo-cinétique de répétition de l’image, télescopant les techniques du montage et les technologies stéréoscopiques des dispositifs visuels, tantôt scientifiques, tantôt populaires et érotiques. Sur cela, j’ose renvoyer à Filippo Fimiani, Fantasmi dell’arte, Liguori, Naples

2012, p. 72 sq. 36. Cf. W. Spies, Max Ernst, 1950-1970 : The Return of La Belle Jardinière, Harry N. Abrams, New York 1971, p. 48, 53 ; E. Legge, Max Ernst : Psychoanalytic Sources, UMI Research Press, Ann Arbor1989, pp. 106-107, 111-113 ; pour Freud, Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen (1907), tr. fr. par M.

Bonaparte, préf. J. Pontalis, Gallimard, Paris 1993, p. 34. 37. Cf. G. Didi-Huberman, L’image survivante, Minuit, Paris 2002, pp. 257-9 ; sur la Nymphe warburghienne et le roman de Nabokov, publié en 1955 et située entre 1947 et 1952, dont Kubrik tirera le long-métrage célèbre en 1962, R. Calasso, La follia che viene dalle Ninfe, Adelphi, Milano 2005, pp. 45-50, et A. Sbrilli, « Le mani fiorentine di Lolita. Coincidenze warburghiane in Nabokov (e viceversa) », Engramma, n. 43, 2005. URL : http://.engramma.it/ engramma_v4/rivista/saggio/43/043_sbrilli_nabokov.html. 38. Sur la ikonische Differenz en tant qu’a priori de toute ontologie, phénoménologie et iconologie, de l’image, je ne peux que renvoyer aux travaux de Gottfried Boehm, notamment Wie Bilder Sinn erzeugen. Die Macht des Zeigens, Berlin University Press, Berlin 2007, et, pour une dernière synthèse, «

Ikonische Differenz », Rheinsprung 11. Zeitschrift für Bildkritik, n. 1, 2011, pp. 170-6. URL : http://rheinsprung11.unibas.ch/archiv/ausgabe-01/glossar/ ikonische-differenz.html 39. R. Arnheim, Art and visual Perception. Psychology of creative Eye, cit., pp. 53, 57 ss., 63. 40. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, Paris, Gallimard 1945, pp. 335-6. 41. Deleuze, d’après Wölfflin, souligne l’interaction entre ante-plan et retro-plan justement chez Renoir et Une partie de campagne : G. Deleuze, Image-mouvement I, op.cit., p. 42-3, note 25. 42. S. Mallarmé, « Ballets », cit., p. 306. 43. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, cit., p. 325. 44. S. Mallarmé, « Ballets », cit., p. 303. 45. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, cit., p. 337 sq. 46. J. Barker, Tactile Eye, cit., p. 79. 47. L’expression est de Paul Claudel, « Njinski » (1927), Œuvres en Prose, éd. J. Petit et Ch. Galpérine, Gallimard, Paris 1960, p. 386. 48. Cf. L.U. Marks, The Skin of the Film : Intercultural Cinema, Embodiment, and the Senses, Duke University Press, London 1999, pp. 162 sq., A. Lant, « Haptical Cinema », October, vol. 74 n. 102, Autumn 1995, p. 45-73; G. Deleuze, Cinéma II. L’Image-temps, Minuit, Paris 1985, p. 167-8. 49. R. Arnheim, « Melancholy Unshaped » (1963), in Toward a Psychology of Art, University of California Press, Berkeley 1966, pp. 189-190. Cf. N. Baumbach, « Nature Caught in the Act : On the Transformation of an Idea of Art in Early Cinema », Comparative Critical Studies, vol. 6, no. 3, October

2009, pp. 373-383 ; sur le vent parmi les feuilles comme « scène primitive » de la photographie et de la préhistoire du cinéma, S. Kracauer, Theory of

Film : The Redemption of Physical Reality, Princeton University Press, Princeton 1960, pp. 47, 74-5, 85-7, 117, et déjà G. Sadoul, Histoire générale du cinéma.

Tome 1. L’invention du cinéma, Denoël, Paris 1946, pp. 49 sq. Cf. aussi Ch. Keathley, Cinephilia and History, or The Wind in the Trees, Indiana University

Press, Bloomington 2006, pp. 29-53, et J. Barker, Tactile Eye, cit., p. 149-152. 50. J’ai approfondi cela ailleurs : cf. F. Fimiani, Fantasmi dell’arte, cit., pp. 77 sq. 51. J-P. Sartre, La nausée (1938), Œuvres Romanesques, éd. M. Contat et M. Rybalka, Gallimard, Paris 1981, p. 156.

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INDEX

Mots-clés : Mad Men, empathie d’activité, fiction, Einfühlung, figura serpentinata, illusion, images en mouvement

AUTEUR

FILIPPO FIMIANI

Professeur associé d’Esthétique à l’Université de Salerne, il est membre de la Società Italiana di Estetica (SIE), d’Æsthetica. Art et Philosophie (AES), de l’Institut Arts, Créations, Théories, Esthétique (ACTE) de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne-CNRS, et du Centre de Recherches sur les Arts et le Langage CRAL) de l’EHESS du Laboratoire L’Antique, le Moderne (LAMO) du Centre de recherche Textes, Langages, Imaginaires/ Marges Modernités Antiquités (TLI/MMA) de l’Université de Nantes, de l’Osservatorio Italiano su Estetica e Storia dell’Arte et de l’Inter- University Research Center for Social and Communication Network Analysis and Knowledge Communication. Il est l’auteur notamment de Fantasmi dell’arte. Sei storie con spettatore. Napoli 2012, Forme informi. Studi di poetiche del visuale, Genova 200, Poetica Mundi. Estetica e ontologia delle forme in Paul Claudel, Palermo 2001, Poetiche e genealogie. Claudel, Valéry, Nietzsche, Napoli 2000, La sovranità dell’evento. Saggio su Charles Péguy, Milan 1994. Pour sa bibliographie complète voir : http://dsc.unisa.it/fimiani/Fr

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Direction–dimension : Ninfa et putti

Bertrand Prévost

1 On sait comment Warburg a donné figure à ce qu’il appelait « la schizophrénie de la civilisation occidentale » : par la dialectique de « la nymphe extatique (maniaque) d’un côté, et (du) dieu fluvial mélancolique (dépressif) de l’autre »1 (Fig. 1-2).

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Fig.1

Ménade dansant, Relief romain, IIe siècle ap. J.-C., Madrid, Musée du Prado.

Fig.2

Le Nil, Ier siècle ap. J.-C., Rome, Musées du Vatican

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2 Il s’agit bien là d’une polarité, au sens pleinement warburgien du terme, et non d’une simple opposition, en ceci que la relation entre les deux pôles est d’une nature profondément dialectique : un terme ne va pas sans l’autre, les deux sont toujours dans un rapport de réciprocité. L’image du balancier voire du mouvement oscillatoire, utilisée par Warburg lui-même, est particulièrement éloquente : c’est une façon de dire que Ninfa et dieu-fleuve désignent les positions extrêmes d’un intervalle (Zwischenraum), à l’intérieur duquel les images sont toujours et ninfa et dieu-fleuve. Et si ces positions, en tant que formules de pathos (Pathosformeln) s’incarnent dans des attitudes corporelles, il faut moins y voir des stations (debout/couché) que des dynamismes plus profonds : se dresser/tomber, se relever/choir. Georges Didi- Huberman a magistralement mont(r)é cette dialectique dans sa Ninfa moderna puisque ce qu’il nomme le « déclin de Ninfa » n’est autre que sa souveraine dépression : façon de signifier quelque chose comme la permanente transformation mélancolique de Ninfa en dieu-fleuve (Fig.3), accouchant d’une Ninfa ruisselante comme l’onde d’un caniveau sorti d’un dieu-fleuve2.

Fig.3

Domenico Ghirlandaio, La Naissance de Saint Jean-Baptiste, dét., Florence, Santa Maria Novella.

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Fig.4

Giorgione, Vénus endormie, Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister.

3 Pour autant, quand Warburg oppose dialectiquement « nymphe extatique » et « dieu- fleuve », cette opposition paraît davantage typique que structurale, pour le dire sans doute maladroitement. Je veux dire que, posée comme telle, l’opposition Ninfa–dieu- fleuve vise moins la Ninfa et le dieu fleuve comme des images singulières que comme des images génériques , des images théoriques voire allégoriques, des images d’images, quelque chose comme la double formule canonique des formules de pathos.

4 On voudrait ici faire un sort à un autre couple, qui relie tout aussi intimement deux images, mais qui tient moins de l’opposition dialectique que de l’inversion structurale. Il s’agit bien d’un « couple » d’images, mais il faudrait en réalité parler d’une fratrie, d’une bien étrange fratrie : celle que constituent les « Enfants de Dionysos », comme on parle des « Enfants de Saturne ». Car Ninfa n’est pas seule, elle a un petit frère, ou plutôt une myriade de petits frères : les putti (Fig.4). Pour autant, Dionysos et ses enfants ne sauraient constituer une famille, car leur conception n’est pas organique mais orgiaque, ou plus sobrement, elle touche à un engendrement d’image, par l’image, et pas n’importe quelle image, comme nous verrons3. On imagine facilement comment un historien de l’art iconologue comprendrait cette formule : « Ninfa et putti, enfants de Dionysos » : en les rabattant sur l’identique par une synthèse iconographique, en montrant qu’ils se déploient tous deux dans une même iconographie (que l’historien de l’art, toujours le même, dira plus volontiers « bacchique » que « dionysiaque » (ce qui en soi représente un choix évidemment très stratégique, puisqu’il en va, évidemment, d’un positionnement par rapport à Nietzsche) : de l’antique ménade en transe, dansant devant un satyre, aux putti jouant avec un bouc ou s’amusant à se faire peur avec un masque de Silène (Fig.5-6-7).

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Fig.5

Titien, L’offrande à Vénus, Madrid, Musée du Prado

Fig.6

Bertoldo di Giovanni et Bellano, Putti vendangeurs, Florence, San Lorenzo.

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Fig.7

Bartolomeo Sanvito, Frontispice d’Eusèbe, Histoire de l’Eglise, dét., Londres, British Library, fol. 2

5 Ce n’est donc pas au titre d’une iconographie commune qu’il faut articuler Ninfa et putti, pour la bonne et simple raison que les choses dionysiaques échappent par principe à tout iconographisme. Ce n’est pas là un point de détail ou pire, un trait privatif. C’est que Ninfa et putti ne renvoient pas plus à des êtres réels (une jeune fille, des petits enfants) qu’à des êtres fictionnels (les antiques nymphes, les petits Cupidons). Il peut bien y avoir un « rapport », iconographique, iconologique, littéraire ou poétique, mais ce rapport n’est pas génétique au sens qu’il ne préside pas à la genèse de ces deux images. Les nymphes savent très bien se passer des images pour danser ou fuir (dans la mythologie et la poésie) de même que les enfants n’ont évidemment pas besoin de la peinture pour jouer. Mais justement, Ninfa et putti ne sont pas nymphe et enfants, parce qu’ils n’existent pas à titre d’individus. Ce ne sont pas des individus substantiels, des sujets. Et c’est bien cela qui fait leur nature dionysiaque, si tant est que Dionysos préside à la « destruction du principium individuationis », pour parler comme Nietzsche dans La Naissance de la tragédie4. Il faudrait encore insister sur ce trait d’impersonnalité que Mallarmé attribuait à la danseuse : « A savoir que la danseuse n’est pas une femme qui danse, pour ces motifs juxtaposés qu’elle n’est pas une femme, (…) et qu’elle ne danse pas (…) »5.

6 Le piège dans lequel on risquerait de tomber serait en effet celui d’une évidence picturale qui prêterait à Ninfa et aux putti la nature de personnages (« personnes » à la rigueur, si l’on se souvient que persona désigne en latin le masque). Il y a un danger à confondre l’individualité apparente d’une forme extensive qui se répète avec l’unité d’un devenir intensif ; un danger à décalquer une figurabilité comme « système vivant »6 sur une stabilité formelle, précisément peu stable. J’en veux pour preuve l’impossibilité de fixer Ninfa sur une individualité iconographique, puisqu’elle peut « être » tour à tour servante (Fig.8), Archange Gabriel (Fig.9), Salomé (Fig.10), Pallas (Fig.11), Hora (Fig.12), Judith (Fig.13), puisqu’elle peut occuper dans une même image deux positions iconographiques, deux sexes (Fig.14, où Ninfa est autant dans la mère retenant le soldat que dans le soldat lui-même).

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Fig.8

Domenico Ghirlandaio, La naissance de la Vierge, dét., Florence, Santa Maria Novella

Fig.9

Baldovinetti, Annonciation, Florence, Galerie des Offices.

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Fig.10

Filippo Lippi, La danse de Salomé, Prato, Duomo.

Fig.11

Botticelli, Pallas, dessin, Florence, Galerie des Offices

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Fig.12

Botticelli, La Naissance de Vénus, dét., Florence, Galerie des Offices.

Fig.13

Botticelli, Le retour de Judith, Florence, Galerie des Offices.

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Fig.14

Ghirlandaio, Le massacre des Innoncents, dét., Florence, Santa Maria Novella

7 Parler d’ubiquité iconographique ou de pan-iconographisme pour Ninfa serait peut- être encore une façon de la fixer dans une individualité pour la redoubler.

8 On assiste à la même dissolution de toute individualité avec les putti. Une dissolution d’identité iconographique d’abord, puisque si le putto prend tour à tour les formes (il faudrait mieux dire « affecte ») de l’ange ou du chérubin chrétien, du Cupidon ou de l’Eros païen, du spiritello populaire, c’est bien qu’il leur est irréductible (Fig.15-16).

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Fig.15

Botticelli, Le printemps, dét., Florence, Galerie des Offices

Fig.16

Mantegna, L’Ascension, dét., Florence, Galerie des Offices.

9 Mieux encore, les putti voient se dissoudre leur unité individuelle dans une fondamentale existence de groupe. « Le » putto demeure rarement seul (et c’est justement quand il est seul qu’il s’iconographise) : toujours en bande, en grappe, en paquet, en tas (Fig.17-18).

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Fig.17

Michel Ange (d’après), Bacchanale de putti, dessin, Fr. 187.

Fig.18

Liberale da Verona, Adoration des mages, Vérone, Duomo.

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10 Quand ils prennent la forme (d’identité) des spiritelli d’amore, ils deviennent la myriade des petits frères d’Eros. Fig.5). Il y aurait beaucoup à dire des nombreuses homologies structurales avec les multiplicités animales : essaim, troupeau, insectes volants, à penser dans une opposition structurale avec l’individualité de la mouche (musca depicta). Bref, les putti se donnent toujours comme du multiple, de cette multiplicité qualitative ou indénombrable chère à Bergson et Deleuze.

11 Mais alors, si Ninfa et les putti ne sont pas des individus, que sont-ils ? La question, dans une certaine mesure, porte en elle une contradiction puisqu’elle pose une question d’identité (que sont-ils ?) à des ensembles formels qui s’en défient totalement. Mais pourtant, Ninfa et putti ne sont pas n’importe quoi et renvoient bien à quelque chose de singulier, à des singularités. Le problème est que tout se passe comme si on ne nous donnait le choix qu’entre la détermination individuelle (le sujet iconographique) et l’indétermination chaotique (la peinture abstraite, faite de formes et de taches, ou plus exactement, une façon de concevoir la peinture abstraite), cette situation étant autant contraignante en histoire de l’art qu’en philosophie7. A lettre, on dira que Ninfa et les putti sont des images, rien que des images, tout à fait déterminées, mais dont la détermination ne tient pas à une individualité. C’est qu’il faut se défaire de cette longue histoire de la détermination artistique, de l’achèvement (qui puise bien entendu ses sources dans l’entéléchie d’Aristote), et qui parallèlement, ne peut que corréler l’indétermination avec l’inachèvement. Ninfa et les putti ont bien davantage partie liée avec ce que Gilbert Simondon décrivait sous le concept de pré-individuel, dessinant par là des figures tout à fait achevées, tout à fait singulières, mais dont la détermination n’est en rien individuelle, quelque chose, autrement dit, qui recoupe à peu près ce qu’il faudrait entendre par « figurabilité ».

12 Dionysos a donc engendré des images, ou mieux, des images filantes : des devenirs. Si Ninfa et les putti ne désignent pas des sujets, c’est bien parce qu’ils renvoient à de plus profonds devenirs. C’est bien la raison pour laquelle il faut absolument s’interdire de parler d’eux comme de « pures images », car le devenir ne peut précisément se penser que comme impureté, que comme hétérogenèse. Qu’est-ce à dire ? que pas plus Ninfa que les putti ne tiennent tous seuls, comme des substances, « à l’état pur », mais qu’ils ne peuvent s’éprouver que « dans » les types ou figures iconographiques qu’ils font devenir (et non pas dans lesquels ils s’incarnent). C’est dire qu’ils possèdent une puissance d’affection, d’insertion voire de précipitation ; en tout cas, puissance transitive. Ils sont ce qu’ils font. Leur histoire est une histoire d’image, et leurs actions héroïques ne consistent qu’en des actes de peinture, qu’en des événements visuels.

13 Il peut certes arriver que les deux lignes se rencontrent et donnent lieu à un étrange composé : ainsi, cet étonnant putto-ninfa que donne à voir la Pala Baglioni peinte par Raphaël (Fig.19).

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Fig.19

Raphaël, Pala Baglioni, dét., frise intermédiaire, Pérouse, Galerie nationale de l’Ombrie.

14 Raphaël ne s’inscrit pas dans la tradition de l’angelot : ses premières œuvres urbinates et ombriennes présentent, comme chez Pérugin, des anges adolescents, musiciens ou non (Crucifixions, Couronnement de la Vierge, etc.). Or, ces anges disparaissent totalement après le moment florentin et sont systématiquement remplacés par des angelots. On osera affirmer que c’est avec le séjour florentin de Raphaël (1504-1508) que s’opère la rencontre entre le putto et l’ange. Les Vertus théologales de la Pala Baglioni sont certainement la première œuvre où Raphaël transforme les anges adolescents en angelots-putti. Œuvre fondamentale pour notre propos : il y a bien un indiscernable iconographique dans ces deux angelots dont les ailes manquantes sont remplacées par une draperie en mouvement,

15 tandis qu’ils portent un panier sur la tête : fantastique précipité d’un ange, d’un putto et d’une ninfa canéphore.

16 Néanmoins, il ne suffit pas de rapprocher Ninfa et les putti uniquement au titre de leur statut théorique, ou de leur mode d’être esthétique. Il reste à voir, et c’est sans doute le plus important, la relation entre leur consistances propres. Si leur histoire est une histoire d’image, si leurs actions héroïques consistent en des actes de peinture, il faut encore se demander comment ces histoires en viennent à se rencontrer, et même plus précisément, ainsi qu’on va le voir, à s’inverser.

17 Soit Ninfa. Son rapport à l’image est corrélatif d’une manière d’être dans l’image : la Ninfa se rapporte extérieurement à la représentation comme elle se comporte dans la représentation : elle passe, elle fuit. Ce n’est évidemment pas un hasard si la nymphe (le personnage mythologique) est justement connue pour passer son temps à fuir des dieux trop entreprenants. Mais cette fuite iconographique n’est à notre sens que secondaire

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par rapport à une fuite davantage figurale, toujours en devenir. Car c’est d’abord dans l’histoire de la peinture que Ninfa ne cesse de fuir. Elle y passe d’image en image, sans s’y arrêter. A partir des années 1450-60, à Florence, c’est une véritable migration, on la retrouve partout : dans les Madones de Filippo Lippi, dans les fresques de Ghirlandaio, chez Botticelli, dans presque toutes les scènes des murs de la chapelle Sixtine (Fig. 20-21-22)…

Fig.20

Filippo Lippi, Tondo Bartolini, dét., Florence, Palais Pitti.

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Fig.21

Botticelli, La tentation du Christ, dét., Rome, Chapelle Sixtine.

Fig.22

Pérugin, Le départ de Moïse, dét., Rome, Chapelle Sixtine

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18 Mais elle ne fait que passer, justement : façon de dire qu’elle échappe toujours à l’emprise de l’historia, qu’elle n’occupe aucun rôle narratif (ce sera d’ailleurs une tendance de la peinture plus tardive, au XVIe siècle, que d’iconographiser la Ninfa, que de l’intégrer à l’historia représentée : songeons par exemple à la Ninfa de L’incendie du Bourg de Raphaël dont la jarre d’eau qu’elle porte sur la tête prend toute sa fonction narrative, Fig.23).

Fig.23

Raphaël, L’incendie du Bourg, dét., Rome, Vatican.

19 Si le propre de Ninfa est de ne faire que passer, on diraque ses mouvements sont purement directionnels, à condition que l’on n’y voie pas une quelconque orientation ou vectorisation. Ninfa ne va nulle part, sa marche n’a aucun but ; elle nomadise, elle vagabonde d’image en image. La ninfa de ce point de vue fait la ligne.

20 Il y a mieux. Warburg a regroupé dans la planche 46 de son Atlas Mnémosyne (Fig.24), plusieurs images de la Ninfa, regroupée sous la légende : « Ninfa. Rapide porteuse de la victoire (Eilbringitte), dans les milieux Tornabuoni (…). »

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Fig.24

Aby Warburg, Atlas Mnémosyne, Planche 46.

21 Titre pour le moins déroutant car, jamais, Ninfa n’apporte la victoire. Il n’en demeure pas moins que le « porter » constitue un trait singulier de toutes ses occurrences. Toujours elle porte quelque chose sur la tête : ici une corbeille de fruits (Fig.8), là un fagot de bois (Fig.21), là-bas encore une urne (Fig.22) ou une cruche d’eau (Fig.23), ou encore un panier garni de la tête tranchée du général Holopherne (Fig.13). La variabilité de l’objet porté démontre la prégnance de la fonction « phorique ». Quel rapport, alors, avec les antiques Victoires (Fig.25) ?

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Fig.25

La Victoire de Samothrace, sculpture hellénistique, Paris, Musée du Louvre.

22 Outre l’étonnante proximité formelle (la draperie en mouvement, l’attitude dynamique, en marche), il y a bien l’œuvre d’un même dynamisme qui s’intensifie. La continuité avec le motif antique n’a en effet de sens qu’à signaler la dimension profondément événementielle de Ninfa (quelque chose arrive, se passe, la victoire arrive) pour ne pas dire sa dimension intrusive. Au Quattrocento, Ninfa a perdu l’objet de son port ou de son apport mais en a gardé le dynamisme intrusif : l’annonce de la victoire a toujours l’effet d’un événement non prévisible. De la même manière, la ninfa quattrocentesque fait toujours intrusion dans les images, elle entre toujours par effraction dans les iconographies. Car il ne suffit pas de dire que, par exemple, la ninfa dans la célèbre fresque de Ghirlandaio fait effraction dans l’espace historial ; il faut encore souligner que la ninfa fait effraction dans toutes des identités substantielles : puisqu’elle peut affecter des personnages masculins (ainsi le soldat romain dans le Massacre des Innocents dans le même cycle de fresques) ou représentés tels (ainsi de tous ces anges Gabriel qui font d’autant plus Ninfa d’autant plus qu’ils font irruption devant la Vierge, et qui semblent rentrer par effraction dans sa chambre8) ; pour ne rien dire de l’intrusion d’un germe païen dans un corps chrétien, si l’on songe à cet extraordinaire dessin de Parmesan, symptomatiquement pris pour une Vierge à l’Enfant (Fig.26) – puissance d’intrusion, d’intervention.

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Fig.26

Parmesan, Vierge portant l’Enfant, dessin, New York, Metropolitan Museum

23 Comprenons bien que le dynamisme directionnel de passage voire d’intrusion n’est pas une qualité ou moins encore un attribut iconographique de Ninfa, mais un dynamisme, par nature impersonnel. C’est un dynamisme transversal, un mouvement qui traverse le motif et se détermine plastiquement, mais qui provient de plus loin que Ninfa elle- même. Il n’y a donc pas à s’étonner, dans le fond, quand on constate que ce dynamisme va s’inverser avec les putti. Ninfa n’est alors pas séparable de ses petits frères, du point de vue d’un devenir qui s’inverse.

24 Qu’est-ce qui justifie de voir un rapport d’inversion entre Ninfa et les putti ? Tandis que le dynamisme de Ninfa est directionnel, celui des putti est essentiellement dimensionnel ; tandis que Ninfa a (ou plutôt « est ») une fonction intrusive, les putti actualisent quant à eux une fonction inclusive. Ninfa traverse des lieux, alors que les putti installent ces mêmes lieux. On veut signifier par là fonction territorialisante des putti. Il n’a pas échappé qu’ils s’ordonnent très fréquemment en frises : reggifestone (porteurs de guirlandes, Fig.27) ou reggistemma (porteurs d’emblème, Fig.28) : quand ils bordent un personnage saint, dans une mandorle ou un nuage (Fig.16) ; quand ils viennent flanquer les pieds et la tête d’un gisant (Fig.29) ; quand ils s’organisent en frise autour d’un sarcophage (Fig.27) ; quand ils encerclent la page d’un manuscrit (Fig.30).

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Fig.27

Jacopo della Quercia, Tombeau d’Ilaria del Carretto, Luques, Duomo.

Fig.28

Anonyme gênois, Armes de la famille Doria, Florence, Massimo Vezzosi.

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Fig.29

Bernardo Rossellino, Tombe du Cardinal de Portugal, Florence, San Miniato.

Fig.30

Littifredi Corbizi (enlumineur), Manuscrit des Ennéades de Plotin, Florence, Bibliothèque Laurentienne, fol. 3r.

25 C’est d’abord cette répétition régulière d’un motif qui est en soi extensive, qui produit de l’extension. Quelque chose comme un lieu ou un territoire s’individue, se cristallise – en un mot s’ordonne – dans la continuité de l’espace. Il n’y a qu’à voir, idéalement, comment la guirlande que tiennent les putti rend manifeste cette démarcation (plus que délimitation) territoriale. Ce n’est évidemment pas par hasard que les putti s’agencent si souvent en ronde : rondes, farandoles, manèges… (Fig.31-32). Cela étant, il faut prendre garde à ne pas rabattre ce dynamisme sur une identité chorégraphique

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(en faisant une espèce d’iconographie de la danse) pas plus que sur une identité géométrique (en rabattant la ronde sur la figure du cercle).

Fig.31

Donatello et Michelozzo, Chaire de la cathédrale de Prato, dét.

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Fig.32

Agostino di Duccio, Ronde de putti, Rimini, Tempio Malatestiano.

26 Car la dimensionnalité des putti ne tient pas en réalité à la régularité d’une répétition, à l’instauration d’un ordre dans le fond toujours géométrique (c’est toute la thèse de Gombrich en matière d’ornement9). Elle tient d’abord à leurs jeux. Non pas, pour reprendre la belle pensée de Winnicott, les jeux à règle (type jeu de société) – games, mais les jeux à dépense, sans règle (playing)10 : espiègleries, mimodrames mais surtout tous ces jeux qui déstabilisent : tournis enfantin, manège, balançoire, chahut… soit ce que Roger Callois avait très bien nommé « ilinx », ces jeux « qui reposent sur la poursuite du vertige et qui consistent en une tentative de détruire pour un instant la stabilité de la perception et d’infliger à la conscience lucide une sorte de panique voluptueuse »11. Or, ce que Caillois nous permet de penser sous l’espèce du jeu, la culture populaire italienne du Moyen Age et de la Renaissance le penser sous les termes d’un petit« être » éthéré, sans substance, qui sert précisément de prête-nom aux putti dans certains documents artistiques du Quattrocento : les spiritelli, les petits esprits. Les spiritelli sont une façon de concevoir l’action d’agents extérieurs qui s’emparent de vous dans tous ces moments où la conscience et la perception claire vacillent : le coup de foudre amoureux, l’ébriété (que l’on songe à nos alcools forts, si bien nommés « spiritueux »), la peur-panique…12

27 Autant dire que parler de lieu, d’espace ou de territoire (même s’il faudrait distinguer toutes ces notions) ne concerne pas à proprement un espace du jeu (marelle, échiquier, damier, stade, piste, etc…) qu’un espace produit par le jeu, que l’ouverture d’une dimensionnalité qui tient dans le fond à de purs rapports internes, à des rythmes. Le rythme est toujours par-delà la répétition périodique et la singularité, par-delà le continu et le discontinu. Une image extraordinaire vient donner figure à cette

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production territoriale. Il s’agit d’un dessin florentin de la seconde moitié du XVe siècle, illustrant l’enlèvement d’Hélène par Pâris13 (Fig.33).

Fig.33

Baccio Baldini (attr.), L’enlèvement d’Hélène, dét., Cronaca Fiorentina, Londres, British Museum.

28 De bien étranges putti reggifestone s’agitent dans la frise qui surmonte l’édicule : en se chamaillant, ils en viennent à se disputer la guirlande elle-même, la tordant, l’enroulant, l’entortillant. Qu’est-ce à dire sinon que la guirlande est en train de se nouer, de faire des nœuds au moment même où elle se constitue comme marqueur spatial ? Nulle contradiction, bien au contraire : c’est la singularisation d’une régulière métrique (la répétition continue des festons) qui instaure ici un lieu, lieu d’amour bien étrange, qui vient inquiéter le mode pour le moins courtois avec lequel Pâris s’empare d’Hélène. Mais dans le fond, ce n’est là qu’une façon de rappeler la fonction territorialisante de tout rythme, de toute ritournelle.

NOTES

1. « Souvent, il me vient à l’esprit que, en tant que psycho-historien, je cherche à établir la schizophrénie de la civilisation occidentale à partir de ses images par un réflexe autobiographique : la nymphe extatique (maniaque) d’un côté, et le dieu fluvial mélancolique (dépressif) de l’autre », A. Warburg, Journal, 3 avril 1929 (cité par E. Gombrich, Aby Warburg. An Intellectual Biography, Londres, The Warburg Institute, 1970, p. 303). 2. Voir G. Didi-Huberman, Ninfa moderna. Essai sur le drapé tombé, Paris Gallimard, 2002. Il faudrait ajouter au dossier l’élément du pot, jarre ou pot que tantôt Ninfa porte sur sa tête (paradigmatiquement dans l’Incendie du Bourg de Raphaël), s’inversant en pot supportant l’affaissement du dieu-fleuve et répandant ses flots.

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3. Pour la critique d’un “paradigme généalogique”, voir F. Noudelmann, Pour en finir avec la généalogie, Paris, Léo Scheer, 2004. 4. F. Nietzsche, La naissance de la tragédie § 2. 5. S. Mallarmé, “Ballets”, Igitur, Un coup de dé, Divagations, Paris, Gallimard, 1976, p. 192-193 : « A savoir que la danseuse n’est pas une femme qui danse, pour ces motifs juxtaposés qu’elle n’est pas une femme, mais une métaphore résumant un des aspects élémentaires de notre forme, glaive, coupe, fleur, etc., et qu’elle ne danse pas, suggérant, par le prodige de raccourcis ou d’élans avec une écriture corporelle ce qu’il faudrait des paragraphes en prose dialoguée autant que descriptive, pour exprimer, dans la rédaction : poème dégagé de tout appareil du scribe ». 6. Pour parler, une fois encore, avec Nietzsche qui oppose à un tel « système vivant » la fausse individualité de l’ego (cf. La volonté de puissance, t. II, § 613, trad. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1995, p. 461,). 7. Sur ce point capital voir G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 125 : “ Loin que les singularités soient individuelles ou personnelles, elles président à la genèse des individus et des personnes. (...) Nous ne pouvons pas accepter l’alternative qui compromet à la fois la psychologie, la cosmologie et la théologie tout entières : ou bien des singularités déjà prises dans des individus, ou bien l’abîme indifférencié”. Voir encore le tout début du chap. I de Différence et répétition, Paris, Puf, 1968 (p. 43). On reconnaît là le motif du pré-individuel que Deleuze reprend à Gilbert Simondon en lui conférant une portée toute nouvelle : celle de refonder la question du transcendantal autrement que sur la subjectivité. 8. Ce que Léonard de Vinci reprochait implicitement et non sans piquant à l’Annonciation des offices de Botticelli : “Si l’on doit figurer une personne devant exécuter une révérence timorée, qu’on ne la fasse pas avec une audace et une prétention telles que l’effet semble de désespoir, ou qu’elle fasse un commandement. Il y a quelques jours, je vis en effet un ange qui, dans son annonce, semblait vouloir chasser Notre Dame hors de sa chambre, avec des mouvements évoquant cette sorte d’agression que l’on peut manifester contre quelque ennemi détesté ; et Notre Dame, comme si elle était désespérée, semblait vouloir se jeter par la fenêtre. Veillez à ne pas tomber dans ces erreurs”, Léonard de Vinci, Trattato della pittura, Cod. Urb., 135, § 55, p. 53 9. Voir E. Gombrich, The Sense of Order, Londres, Phaidon Press, 1979. 10. Voir D. W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, trad. C. Mnod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1975. 11. R. Caillois, Des jeux et des hommes. Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1967, p. 68. 12. Voir C. Dempsey, Inventing the Renaissance putto, Chapel Hill et Londres, The University of North Carolina Press, 2001. 13. Ce dessin appartient à la Cronaca Fiorentina, attribuée à Baccio Baldini. Voir S. Colvin, A Florentine Picture-Chronicle (1898), Reprint Benjamin Blom Inc., New York, 1970, pl. 57

INDEX

Mots-clés : Images d’images, êtres fictionnels, principium individuationis, spiritelli d’amore, figurabilité

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AUTEUR

BERTRAND PRÉVOST

Historien de l’art et philosophe, il est maître de conférences à l’Université Michel de Montaigne- Bordeaux 3. Il a notamment publié La peinture en actes. Gestes et manières dans l’Italie de la Renaissance, Actes Sud, 2007, Botticelli. Le manège allégorique, Ed. 1:1, L’humaniste, le peintre et le philosophe. Théorie de l’art autour de Leon Battista Alberti, Presses Universitaires de Rennes, 2013.

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Menschenopfer Qualche riflessione su Rembrandt

Claudia Cieri Via

1 L’interesse di Aby Warburg per Rembrandt risale alla fine del 1924 quando si trovò davanti ad una riproduzione del tardo dipinto del maestro di Leyda, il Giuramento di Claudio Civile, che dal 1864 è al National Museum di Stoccolma (Fig.1).

Fig.1

Rembrandt, La congiura di Claudio Civile, olio su tela, 1661-1662, Stockholm, Museo Nazionale

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2 Dalla corrispondenza, conservata nel Warburg Archive dell’Istituto londinese, si evince il desiderio immediato da parte di Aby Warburg di avere una copia del dipinto che commissionò, su consiglio di Axel Gauffin direttore del museo svedese, al pittore Carl Schubert. Dopo diverso tempo il 26 dicembre del 1926 la copia del dipinto di Rembrandt fu collocata nella Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg ad Amburgo e pochi mesi dopo venne spostata nella tromba delle scale dell’abitazione privata di Aby Warburg, e dunque nel cuore della casa, a sottolineare l’affezione per quest’opera di Rembrandt1.

3 A che cosa si deve tale improvvisa ‘passione’ per il dipinto che peraltro aveva attraversato difficili vicende e non minore felice destino?2 Delle risposte le possiamo trovare nella conferenza “L’antichità italiana nell’epoca di Rembrandt”3 che Warburg tenne il 29 maggio 1926 ad Amburgo.

4 Il tema dell’antico e la sua sopravvivenza nell’età rinascimentale, alla base delle sue ricerche a partire dagli studi su Botticelli, trovò più tardi nuovo impulso e vitalità alla luce del rapporto fra Rinascimento e Barocco, fra cultura italiana e cultura nordeuropea, problematiche sulle quali si discuteva proprio nei primi decenni del Novecento, quando inoltre cominciavano a fiorire le ideologie nazionaliste. Così Aby Warburg introduceva la sua conferenza su Rembrandt:

5 L’antichità pagana, per come c’è stata tramandata in parola e immagine, dava e dà alla cultura europea, dalla fine dell’Antichità, le fondamenta della sua civilizzazione. Da questa eredità antica possiamo scoprire, attraverso un’analisi psicologica e comparativa, le tendenze alla selezione e al cambiamento nel tempo (…) Questo metodo dovrebbe essere applicato stasera, in un tentativo preliminare e non esaustivo all’epoca di Rembrandt. Quali elementi dell’eredità antica hanno interessato l’epoca di Rembrandt in modo così forte da introdursi nella creazione artistica in quanto forza costitutrice dello stile ? Cercheremo di comprendere attraverso alcuni esempi (…) il confronto decisivo con l’Antichità pagana a partire dal mito, dalla storiografia e dal dramma4.

6 L’interesse di Aby Warburg per il “Claudio Civile” fu sicuramente legato al soggetto del dipinto di Rembrandt, tratto dalla storia antica ed in particolare dalle Historiae di Tacito, dove si narra della rivolta dei Batavi contro i Romani guidata da Claudio Civile, un capo-tribù di sangue reale, nel 69 d.C. Rembrandt raffigura nel suo dipinto proprio questo personaggio che, dopo aver tenuto un discorso in cui aveva esaltato la propria nazione contro la decadenza e la degenerazione del potere dominante dei Romani, è in atto di stringere un giuramento, un patto d’alleanza, come scrive Tacito, « con i cittadini più autorevoli e gli uomini del popolo più risoluti, secondo il rito barbarico utilizzando le formule di imprecazione apprese dai padri » (Tacito, Historiae,IV.14-15).

7 Questo momento solenne della storia antica viene rappresentato da Rembrandt con un crudo realismo, nella resa materica dei volti, delle vesti e nei tratti fisionomici deformati dei personaggi fortemente caratterizzati; fra questi spicca quello di Claudio Civile, orbo di un occhio, a connotare, in una rappresentazione sovrastorica, un momento simbolico che esprime il senso di superiorità etica del popolo batavo rispetto al trionfalismo volgare e degenerato dei Romani.

8 Il dipinto di Rembrandt dunque, nel superamento della narratività dell’episodio a vantaggio di un’ essenzialità e densità dell’immagine, s’impone con la sua espressività all’osservatore e coglie l’istante di sospensione temporale e di forte emotività visiva e simbolica potenziata dalla posizione frontale del tavolo intorno al quale si dispongono i

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congiurati in una sorta di ritratto di gruppo, un genere che aveva trovato una recente problematizzazione nell’opera di Alois Riegl, Ritratto di gruppo olandese pubblicato nel 19025.

9 La composizione del dipinto dunque è focalizzata sull’incrocio delle spade investite da un’intensità luminosa che mette in primo piano l’atto simbolico, il patto di alleanza, carico di tutta la portata ideologica e contenutistica della ritualità del popolo batavo, espressa attraverso una tecnica compositiva e materica di “barbara energia”6. Accolto il significato ideologico del ruolo di Claudio Civile, riattivato nella figura di Guglielmo di Orange sulla scorta dei versi del poeta olandese Joost van Vondel : « Qui si vede in Civile la grandezza di Orange /Egli strinse in giuramento un’alleanza /E si rivolse contro Roma/ Così si rivolse Guglielmo con crudezza contro la Spagna. La libertà a lungo soppressa/ ora parla ad alta voce »7, Warburg si concentra sull’arte di Rembrandt e sul suo valore etico in contrapposizione al trionfalismo romano rappresentato ed espresso dalle intenzionalità celebrative della decorazione del Municipio di Amsterdam - alla quale era destinata anche l’opera di Rembrandt successivamente rifiutata - informata all’arte di Otto van Veen e diffusa da Antonio Tempesta, illustratore delle Historiae di Tacito.

10 Diversamente dunque dagli artisti italiani o dai loro epigoni nordici del XVII secolo, Rembrandt prende le distanze da ogni forma di barocco trionfalismo che esalta il vuoto movimento o l’eccessivo pathos orgiastico dell’azione: « La nuova concretezza di Rembrandt - scriveva Warburg in proposito - oltrepassa la vuota pathosformel classica che, proveniente dall’Italia del secolo XVI, dominava i superlativi del linguaggio gestuale europeo »8.

11 Insieme al testo della conferenza si conservano nell’Archivio del Warburg Institute a Londra gli elenchi di opere d’arte - dipinti, disegni, incisioni - ma anche i titoli di testi teatrali o letterari, come l’opera di Jan Bara, Herstelde vorst, ofte Geluckigh Ongeluch (Amsterdam, 1650) poi inserita nella prima tavola dedicata a Claudio Civile ed esposta nella sala ovale della Biblioteca il 10 aprile del 1927 (Fig.2).

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Fig.2

Die Bedeutung des “seltenen Buches” für einen universell und geisteswischenschftlich orientierte Kunstgeschichte,10 Aprile 1927, KBW, Hamburg

12 Tali elenchi sono ordinati in 9 tavole per un totale di 78 immagini, che presumibilmente dovevano illustrare la conferenza stessa, come suggeriscono i titoli delle tavole : Tav.I. Proserpina, Tav.II Art Officiel: Das őffentliche lebende Bild Tacitus in Paleis; Tav.III Art Officiel in der Malerei architektonisch gebunden. Rembrandt Claudius Civilis; Tav. IV, Die Verdränger Rembrandt, Tav.V Die Schilderhebung des Brinio, Tav. VI Menschenopfer. Vom kultischenSchlachtfest zum tragischen Seelenstück; Tav.VII Menschenopfer. Polixena / Kindermord alla romana Imperiale; Tav VIII Medea. Metkonst- und Vliegwerken , Tav. IX Die Sieger über Rembrandt. L’ordine e i contenuti delle tavole fanno capire che tale organizzazione delle immagini su eventuali supporti, secondo il sistema utilizzato da Warburg per alcune conferenze di quegli anni, sono ancora provvisori e dunque risalgono ad una fase preparatoria della conferenza del 1926, come rivelano anche le numerose correzioni, i cambiamenti e gli spostamenti segnalati su altre copie anche manoscritte degli stessi elenchi9. Inoltre alcune di queste immagini si ritrovano con un ordine simile ma non identico sia nelle tavole della esposizione dedicata alle Metamorfosi di Ovidio del 192710 (Fig.3), sia nelle tre tavole esposte da Warburg a commento della sua conferenza “Die Bedeutung des “seltenen Buches” für einen universell und geisteswischenschftlich orientierte Kunstgeschichte”, tenuta nella nuova Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg ad Amburgo il 10 aprile 1927, in occasione della visita dei bibliotecari olandesi11(Fig.4).

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Fig.3

Ovid Austellung, 1926WIA, III 96 KBW,Hamburg,

Fig.4

Die Bedeutung des “seltenen Buches” für einen universell und geisteswischenschftlich orientierte Kunstgeschichte, 10 Aprile 1927, KBW, Hamburg

13 Tale occasione era stata erroneamente riferita da Ernst Gombrich all’esposizione dedicata ad Ovidio, probabilmente per la presenza costante, sui pannelli allestiti per quell’occasione, delle preziose edizioni illustrate delle Metamorfosi di Ovidio, richieste da Aby Warburg alle biblioteche di tutta Europa, insieme alle immagini. In realtà la

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“Ovid Austellung” fu aperta solo per pochi giorni dal 29 gennaio al 3 febbraio 1927 e dunque prima della visita dei Bibliotecari della primavera12. Le tre tavole che commentano quella visita, almeno per quanto si deduce dalla fotografia d’insieme, pubblicata recentemente nel volume Bilderrheien und Austellungen che raccoglie materiali di quegli anni, sono collocate nella sala ovale della nuova Kulturwissenschaft Bibliothek Warburg in Heiligestrasse 116, inaugurata nel gennaio del 1927 e dunque 8 mesi dopo la conferenza su Rembrandt13. In proposito fra queste tavole, in particolare il pannello centrale, vi è una versione più adeguata ad un’esposizione rispetto alla tavola conservata nel faldone della conferenza su Rembrandt (WIA.III. 101.) che è, data la presenza di appunti manoscritti in attesa delle relative immagini, ancora una versione di lavoro (Fig.5).

Fig.5

L’Antico italiano nell’eta’ di Rembrandt, maggio 1926, WIA, III. 1, KBW Hamburg

14 Sicuramente l’osmosi delle immagini fra le tavole, e il loro utilizzo e riutilizzo con variazioni per occasioni diverse, evidenzia il fervore della ricerca di Aby Warburg in quegli anni che veniva declinata fra tematiche diverse che si intrecciavano nel suo percorso intellettuale, dal sacrificio al trionfo dalla vitalità dell’inseguimento e del rapimento, al lamento sulla morte, alla resurrezione che trova in ultimo espressione nel ciclo della vita, nell’inspirare e nell’espirare, come scrive a conclusione del saggio su Rembrandt :

15 Come unico bagaglio per intraprendere questo viaggio possiamo portare con noi solo solo l’intervallo eternamente mobile fra impulso e azione: sta a noi decidere quanto possiamo dilatare con l’aiuto di Mnemosyne, questo intervallo della respirazione14.

16 La conferenza su Rembrandt, per certi versi, imposta la problematica progettuale focalizzata sui temi storici e sulla loro sopravvivenza in contesti diversi intorno ai quali ruotano le diverse posizioni ideologiche espresse attraverso una riflessione sullo stile

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che chiama in causa sia le periodizzazioni temporali sia le spaziali sulla sopravvivenza dell’antichità italiana nel Rinascimento visto dal XVII secolo al tempo di Rembrandt. La successiva mostra su Ovidio - nata apparentemente per caso come conseguenza della conferenza di Maxel Ditmar Henkel, curatore del Gabinetto delle stampe di Amsterdam sulle edizioni neederlandesi illustrate delle Metamorfosi di Ovidio dal XV al XVIII secolo - opera una sorta di formalizzazione di quei topoi, linguistici ed iconici, che occuperanno poi un posto significativo nel progetto dell’Atlante. La conferenza del 10 aprile del 1927 era invece finalizzata a spiegare il ruolo ‘agente’, il programma della Biblioteca come progetto culturale di una “storia dell’arte universale umanisticamente orientata”, e, come si ricava dal Tagebuch, i temi enunciati sono gli stessi della mostra su Ovidio di qualche mese prima15. Mentre il discorso pronunciato circa due mesi dopo, il 6 giugno 1927, in occasione del sessantesimo compleanno di Max Warburg, ha un carattere celebrativo e di riconoscenza al fratello e alla ricca famiglia, che « invece di investire in cavalli avevano investito nella cultura ».

17 Ritornando ai materiali contenuti nel faldone della conferenza su Rembrandt, di particolare interesse è l’attenzione al tema del sacrificio che informa in un primo momento tre tavole, successivamente ridotte a due16. Il tema del sacrificio entra nella conferenza di Warburg su Rembrandt con la figura di Medea che da strega si trasforma in una vera e propria figura della sofferenza, « Forza statica trasformatrice: trasformazione di uno stile: Rembrandt » attraverso la quale Warburg introduce la sua interpretazione etica di Claudio Civile che si contrappone al « culto degli imperatori la cui gloria è prodotta dai sudditi sottoposti in modo incondizionato alla sua volontà. Ma proprio questa apoteosi della forza umana penetra dal mondo romano nello stile artistico ufficiale dell’Olanda ed esige sulle pareti del Palais che vediamo qui, il suo culto »17.

18 In particolare nelle tre tavole, dedicate al sacrificio umano,sono elencate le incisioni con Medea, maga e infanticida, con Polixena, con il sacrificio di Isacco di Rembrandt, ma anche di Elias e Josaphat fino ai rilievi dell’Arco di Costantino, che evocano la dinamica della strage degli innocenti nell’affresco di Ghirlandaio come nelle incisioni di Antonio Tempesta, illustrazioni per la Bibbia del 1591, per arrivare al dipinto di Claudio Civile di Rembrandt, che verrà vinto dai trionfalismi seicenteschi celebrati dal pittore classicista olandese Jaen Jordaens18. Il tema del sacrificio che occupa uno spazio significativo nelle riflessioni degli ultimi anni della vita di Aby Warburg dunque. si esplicita nel progetto della citata esposizione dedicata alle Metamorfosi di Ovidio allestita l’anno successivo, nel febbraio del 1927, nella sala ellittica della Biblioteca con riferimento al valore fondativo ed originario del mito, attraverso una sequenza di topoi, come scrive Warburg in apertura dei suoi appunti:

19 Il catalogo degli dei del Mitografo si trasforma in uno scrigno di tesori per i valori espressivi della dinamica psicologica. La cosiddetta umanità primitiva richiamata in vita si esprime tentando di giungere all’esperienza oggettiva dei valori limite dell’espressione psichica e al tempo stesso desiderando mantenere la forma piena plasmata in questa sua stessa valenza di pulsione potenziata. Questa doppia esigenza stilistica a ben vedere contrapposta viene realizzata dall’antico nella graziosa dinamica dell’animo dei caratteri ovidiani i quali pur dando corpo nella gamma del linguaggio mimico alle condizioni più originarie del trasporto passionale nella vita erotica o cultuale (inseguimento, ratto, morte e trionfo) fanno tuttavia riecheggiare anche un’autoconsapevolezzo lirico-sentimentale (la danza sacrificale e il lamento funebre)19.

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20 Le prime riflessioni sul tema del sacrificio risalgono ai suoi appunti sul Laocoonte a partire dal seminario dedicato ad un Abbozzo per una critica al Laocoonte nell’arte del Quattrocento a Firenze, alle riflessioni contenute nel saggio del 1914, L’entrata dello stile ideale anticheggiante, per arrivare alla tavola Die Klage (lamento funebre) (Fig.6) per la citata esposizione del 1927, dove insieme al volto espressivo del Laocoonte sono inserite le immagini dei rilievi rinascimentali dedicati ancora al lamento funebre e in particolare al compianto di Cristo morto nel rilievo bronzeo di Donatello, al quale Warburg dedichera’ la tavola 42 dell’Atlante della Memoria.

Fig.6

Die Klage, Ovid Austellung, 1927, WIA, III 97, KBW, Hamburg

21 Infine il gruppo del Laocoonte è collocato al centro della tavola 6 dell’Atlante (Fig.7), come massima espressione del lamento dolente in rapporto al sacrificio nel confronto con i sacrifici di Polissena e di Osiride. Questa tavola, insieme alle altre con le quali Aby Warburg apre l’Atlante della Memoria, ricostruito nella terza versione negli ultimi mesi della sua vita, raccolgono quei topoi che Warburg definisce’ ‘preconiazioni’, fondanti il fenomeno della sopravvivenza dell’antico.

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Fig.7

Tavola 6, Mnemosyne, WIA III, 101, KBW, Hamburg

22 La crescente focalizzazione di Aby Warburg sul tema del sacrificio si viene configurando in rapporto ai suoi interessi per il teatro: gia’ nel saggio sugli Intermezzi teatrali, Warburg mette a fuoco, attraverso l’incisione di Annibale Carracci, il ruolo del coro che fa cerchio nei due semicori intorno ad Apollo che sacrifica Pitone. Così nel successivo saggio sul mito di Orfeo, dedicato al disegno di Dürer alla Kunsthalle di Amburgo, la vittima sacrificale è posta al centro della danza in circolo delle menadi. Con riferimento al disegno di Dürer, eseguito su un modello antico tramite la mediazione dell’affresco di Andrea Mantegna nella Camera picta a Mantova, in rapporto alla favola di Orfeo di Poliziano rappresentata a Mantova nel 1471, Warburg mette in azione quel rapporto fra opera artistica e rappresentazione teatrale che permette un immediato passaggio dalla vita all’arte.

23 Lo studio di Warburg, Dürer e l’antichità italiana del 1905, stava dunque a dimostrare che la Morte di Orfeo non era solamente : “un tema di atelier d’interesse puramente formale, ma un’esperienza vissuta appassionatamente con piena intuizione del dramma della leggenda dionisiaca, rivissuta realmente nello spirito e secondo le parole dell’antichità pagana”20.

24 Le immagini del disegno di Dürer, « superlativi schiettamente antichi del linguaggio» (Superlative der Gebärdensprache) venivano dunque ad esprimere la potenza drammatica della rappresentazione di Orfeo ucciso dalle Menadi, per la quale per la prima volta Warburg usa il termine-concettuale di Pathosforml. Orfeo è il mito topico della tavola della mostra ovidiana dedicata alla morte sacrificale (Opfertod) (Fig.8)

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Fig.8

Opfertod, Ovid Austellung, 1927, III 97, KBW, Hamburg

25 Qui le figure di menadi che volteggiano in preda ad un furore orgiastico intorno ad Orfeo nelle immagini antiche e rinascimentali, mettono in atto una danza rituale, dionisiaca d’importazione asiatica ossessionata dal suono dell’aulos; una danza estatica fino ai limiti convulsivi e patogenici dei primitivi e dei barbari, come afferma Euripide nelle Baccanti, una danza che viene visualizzata in numerosi sarcofaghi e rilievi antichi. Il lamento di Orfeo scrive Warburg nei suoi appunti del 1924 è : « il lamento nei confronti del destino e della morte (…) il suono orfico primordiale è lamento per i morti e speranza per rivedersi. Il mito di Orfeo racchiude, con le sue speranze e il suo annientamento, l’intero ciclo dei sentimenti umani impotenti rispetto al destino »21.

26 Alla danza sacrificale (Opfertanz) (Fig.9) è dedicato uno dei pannelli allestiti per la mostra sulle Metamorfosi di Ovidio, dove rappresentazioni della danza moresca si accostano ai riti iniziatici sacrificali: da quello di Osiride, al mito di Atteone, i cui corpi, come quello di Orfeo, vennero fatti a pezzi.

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Fig.9

Opfertanz, Ovid Austellung, 1927 , WIA, III 97, KBW, Hamburg

27 Tale interesse per il sacrificio veniva ad esaltarsi anche in relazione alla tragedia antica sulla quale Aby Warburg aveva avuto modo di riflettere, in rapporto alla nascita dell’Opera nel Seicento e attraverso La Nascita della tragedia di Friedrich Nietzsche, pubblicata nel 1872.

28 Il pannello infine dedicato al sacrificio umano (Fig.10) ha per protagonista Medea alla quale fa da controcanto Polissena.

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Fig.10

Menschenopfer, Ovid Austellung, 1927, III 97, KBW, Hamburg

29 Quest’ultima rappresentata in diverse incisioni disegni, compreso il frontespizio del dramma di Samuel Coster, sull’altare del sacrificio, propiziatorio per il ritorno in patria dei Troiani, ripropone l’antico modello trionfalistico che contrappone il vincitore e il vinto, secondo quella dinamica che Warburg aveva formulato nell’espressione Grif nach der Kopf, come un topos che prenderà posto, pochi anni dopo, fra i pannelli illustrativi della conferenza di Fritz Saxl del 1931 - una sorta di rilettura del pensiero di Aby Warburg - che si conservano nella Photographic Collection del Warburg Institute a Londra sotto il titolo comprensivo : Auseinandersetzung mit der Geste der Antike in Mittelalter un Renaissance“, (Fig.11)22.

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Fig.11

Griff nach dem Kopf, Auseinandersetzung mit der Geste der Antike in Mittelalter und Renaissance“, 1932, KBW, Hamburg

30 Al trionfo Aby Warburg ha dedicato la sua riflessione teorica impostata proprio sulla dialettica fra vincitori e vinti già a partire dai suoi primi studi archeologici dedicati ai rilievi del Theseion con la lotta fra i centauri e i lapiti oppure a quelli del Pergamon con la Gigantomachia (Fig.12), per arrivare a guardare l’antichità romana nel suo simbolo più significativo: l’arco di Costantino.

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Fig.12

Tavola 7, Mnemosyne,WIA III, 101, KBW, Hamburg

31 Al monumento antico Aby Warburg dedicherà la tavola 7 del suo Atlante della Memoria, dove la polarità del trionfo romano è giocato ancora una volta fra il pathos del vincitore e la sottomissione del vinto. Sull’immagine dell’arco di Costantino si apre il saggio del 1914, L’Ingresso dello stile ideale anticheggiante, che conclude la prima fase degli studi di Aby Warburg dedicati soprattutto all’arte fiorentina e al tema del Nachleben der Antike. Qui Aby Warburg mette a confronto i rilievi dell’arco di Costantino con il grande affresco della scuola di Raffaello (Fig.13) dedicato all’imperatore romano nella sala dell’appartamento pontificio in Vaticano.

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Fig.13

Giulio Romano, La Battaglia di Costantino, Sala di Costantino, Palazzi Vaticani

32 Dall’analisi e dal confronto fra le opere - dai modelli antichi alla loro rielaborazione e riattivazione in età rinascimentale - Aby Warburg mette a fuoco ed intreccia i diversi livelli di lettura: da quello stilistico-espressivo e patetico legato alla sopravvivenza dell’antico nella rappresentazione del movimento e della gestualità nell’arte rinascimentale, a quello contenutistico e ideologico.

33 Lo stile trionfale romano era stato considerato da Warburg nel saggio del 1914 quale apice della sopravvivenza dell’antico nell’arte del maturo Rinascimento, quando « i superlativi del linguaggio gestuale, fino allora banditi, costituivano dunque la risorsa più idonea a cui era possibile ricorrere in un’epoca che lottava per un’espressione più libera in senso proprio e figurato »23.

34 Solo più tardi, sulle orme di Jacob Burckhardt che nel suo libro L’Età di Costantino aveva sferrato un attacco all’arte barocca, Aby Warburg leggerà in tale stile “trionfalistico imperatoriale romano” dell’affresco vaticano quella forma degenerativa, rispetto all’arte classica del primo Rinascimento, come scriverà nel 1929 :

35 La Battaglia di Costantino di Piero della Francesca ad Arezzo. –- che per l’intima commozione umana aveva scoperto una nuova grandezza di forma espressiva antiretorica, fu per così dire calpestata sotto gli zoccoli dell’onda selvaggia che con il pretesto della vittoria di Costantino poté irrompere al galoppo sulle pareti delle Stanze 24.

36 Tale stile, espressione di un’ideologia di potere, condurrà all’arte barocca, cui Warburg opporrà una esigenza etica - già annunciata nel saggio del 1914 con riferimento al concetto di quiete grandezza di Winckelmann- tutta implicita nella dialettica fra vincitori e vinti che informa anche la Strage degli innocenti, l’affresco di Ghirlandaio a Santa Maria Novella dove, « le figure avevano dovuto apprendere […] il loro stile espressivo pieno di temperamento “all’antica” dai sarcofagi autenticamente antichi, ma anche dalle sculture trionfali, giacché i primi esprimevano il pathos tragico dei miti greci, le seconde rivelano il pathos imperatorio della vita eroica romana »25.

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37 Questa doppia matrice dell’antichità conferisce forza patetica ed espressiva alle figure coinvolte in una tragedia dove la brutalità e gli affetti si intrecciano dando luogo a quella “ baruffa bellissima” così definita da Giorgio Vasari nella Vita dell’artista.

38 Al trionfo, “Sieg”, è infine dedicata l’ultima tavola della serie allestita per la esposizione sulle Metamorfosi di Ovidio, a dimostrare la saldatura fra il tema del sacrificio e del trionfo antico giocata fra le immagini dei rilievi traianei dell’arco di Costantino e la loro sopravvivenza negli affreschi “en grisaille” di Ghirlandaio e nella Strage degli innocenti, ma anche nel tema apocalittico dell’incisione düreriana per arrivare alla resurrezione di Cristo dell’artista fiorentina, nel dettaglio della pala d’altare dell’artista fiorentino posto al centro della tavola in basso26 (Fig.14).

Fig.14

Sieg, Ovid Austellung, 1927, KBW , Hamburg

39 L’interesse di Aby Warburg dunque per il sacrificio si lega alle sue riflessioni sul tema del trionfo antico che alla fine della sua vita, proprio in occasione del suo ultimo soggiorno a Roma (1929) coniuga con il tema del sacrificio cristiano in una continuità o meglio nella sopravvivenza del sacrificio pagano nel sacrificio cristiano. Il sacrificio di Cristo, reiterato nello spargimento di sangue dei martiri cristiani, nell’imitatio Christi dunque, viene inteso da Aby Warburg una forma massima di sacrificio rituale come scriveva nel 1929:

40 In verità il Colosseo è a pochi passi dall’arco di Costantino, ricorda impietosamente ai romani del Medioevo e del Rinascimento che nella Roma pagana l’impulso primordiale al sacrificio umano aveva strappato con la forza il suo luogo di culto e fino ai giorni nostri Roma continua a mostrarsi nell’inquietante duplicità della corona dell’imperatore trionfante e del martire27.

41 Su questo tema rifletterà Fritz Saxl nel suo saggio del 1939, pubblicato nel “Journal of the Warburg Institute”, dal titolo Pagan sacrifice in the italian Renaissance, che esordisce

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citando il pamphlet di Pierre Mussard del 1667, Conformites des Cerimonies modernes avec les anciennes, dove la Messa della religione cattolica romana è equiparata ad un sacrificio propiziatorio a dimostrare la derivazione del Cattolicesimo dal paganesimo: la morte di Cristo, vale a dire il sacrificio dell’agnello mistico (hostia), è riattivato nella Messa; sebbene il sacrificium sia ricondotto, nell’etimologia di Isidoro di Siviglia, a “sacrum facere”28. La contrapposizione fra il sacrificio di Cristo, che si rinnova attraverso la transustanzazione (dichiarato dogma nel Concilio lateranense del 1215) nel sacrificio della Messa e il valore simbolico dell’eucarestia per i protestanti segna il confine fra la continuità del rituale sacrificale dalla cultura ebraica e pagana alla cultura cristiana rispetto all’inversione simbolica operata dalla Riforma. Il sacrificio con versamente di sangue esemplificato attraverso il miracolo di Bolsena del 1263 sulle pareti della sala di Eliodoro nell’appartamento pontificio in Vaticano all’inizio del secondo decennio del Cinquecento, riproposto da Aby Warburg insieme al corteo del Corpus Domini e alla profanazione dell’ostia da parte degli ebrei fra le immagini composte nella tavola 78 di Mnemosyne, negli anni subito successivi alla conferenza su Rembrandt, traccia una linea di inversione e di continuità dal sacrificio giudaico, al sacrificio cristiano che nell’elemento trionfalistico è erede del paganesimo antico.

42 Il dinamogramma dell’antichità si tramanda in uno stato di tensione massima, ma priva di polarizzazione a seconda dell’energia passiva o a attiva di chi lo recepisce, reitera, ricorda. E’ solo il contatto con l’epoca a provocare una polarizzazione che può causare il radicale rovesciamento (inversione ) del significato che aveva nell’antichità29.

43 Qui si innesta il rapporto fra il Claudio Civile di Rembrandt nella lettura di Aby Warburg e il tema del sacrificio che si coniuga dunque con quello del trionfo antico. Questo, mentre assume le forme di una sorta di vacuo trionfalismo nella sopravvivenza tardo rinascimentale e barocca della decorazione del Municipio di Amsterdam affidata all’arte di Ovens definita da Warburg un annacquamento della forza inventiva di Tempesta, venne declinato nella forma teatrale dell’Art Officiel delle corti nordiche per trovare infine una sorta di controllo e di sublimazione nella interpretazione antiretorica del Claudio Civile da parte di Rembrandt

44 Il tema trionfalistico si trasforma dunque nelle pagine della conferenza su Rembrandt, come nelle immagini delle tavole che dovevano illustrarlo, in un linguaggio ora lirico ora satirico, ora ludico atto ad esprimere simbolicamente l’eredità culturale del popolo olandese attraverso l’affermazione della propria origine batava, nelle sue manifestazioni legate alla cultura popolare, alle feste, alle entrate trionfali quali forme di sopravvivenza di ritualità antiche. Con riferimento al Ramo d’oro di Frazer, Warburg indicava la via che permetteva di cogliere “la duplice tragicità della regalità originaria in quanto polarità inerente alla sua forma primitiva”30. Nel rito del giuramento “more barbarico” che comportava l’incrocio delle spade, Warburg mette a fuoco il ruolo dell’Art Officiel, vale a dire l’arte delle commemorazioni ufficiali, attraverso la quale sopravvive l’eredità classica nelle Fiandre e in Olanda con l’allestimento di tableaux vivants in occasioni ufficiali come le entrate trionfali di principi e imperatori o l’elevazione sullo scudo del trionfatore in cerimonie di glorificazione (Fig.15).

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Fig.15

Tavola 79, Mnemosyne, WIA< III

45 La danza delle spade praticata in Inghilterra fino al XIX secolo e chiamata morris dance comportava l’adorazione del sovrano tramite una danza in cerchio che culminava nell’esecuzione della figura del folle che poi veniva fatto resuscitare, secondo un rituale di cui Warburg indaga le diverse manifestazioni ed espressioni : dalla tragedia antica alla quale aveva già fatto riferimento per gli Intermezzi del 1589, alle danze Hopi o in circolo contemporanee dell’Europa orientale, ai recenti riti di iniziazione chiamati dagli studenti del Mecklenburg scharwackeln, come ricorda Warburg, formalmente accostati al “el pelele” del dipinto di Goya (Fig.16-17).

Fig.16

Tav.40 , Tanzen, WIA , KBW, Hamburg

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Fig.17

Goya, El pelele, Prado Madrid

46 È proprio questa dimensione rituale, popolare e a volte ironica, che Warburg riconduce al mondo nordico, ad arginare quel trionfalismo ‘baroccamente’ arrogante della tradizione romana, sopravvissuta nelle forme dell’arte rinascimentale e barocca che si gioca sulla polarità fra sacrificio e trionfo. Tale polarità trova espressione nella forma simbolica del mito antico e in particolare del mito di Proserpina attraverso la violenza del ratto della fanciulla e il galoppo trionfalistico del carro di Plutone nella rappresentazione enfatica dell’incisione di Antonio Tempesta, alla quale Warburg contrappone l’essenzialità luministica e patetica del dipinto di Rembrandt a Berlino (Fig.18-19)

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Fig.18

Antonio Tempesta, Ratto di Proserpina, Metamorfosi di Ovidio, acquaforte in controparte, 1606

Fig.19

Rembrandt, Il ratto di Proserpina, olio su tela, 1630 ca., Berlin, Staatliche Museen, Gemäldegalerie

47 Nel dipinto di Stoccolma, al di là di ogni azione trionfalistica, Rembrandt si concentra sul momento che precede la battaglia caricando l’immagine di Claudio Civile - che nello stipulare un patto di alleanza con il suo popolo mette in atto una forma di sacrificio - di tutta quella tensione determinata dalla vendetta nei riguardi dei Romani, cui si lega l’affermazione della propria identità nazionale e dunque della propria dignità. Tale momento fortemente drammatico e carico di pathos permette a Warburg di evocare un

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personaggio del mondo antico: Medea, che con la spada sguainata medita sull’uccisione dei suoi figli, come è raffigurata nella pittura antica di Tymomacus (Fig.20).

Fig.20

Timomachus, Medea mentre medita sull’uccisione dei figli, affresco pompeiano, Napoli, Museo archeologico

48 Warburg dunque accosta il dipinto di Rembrandt ai modelli antichi e rinascimentali riattivati, nell’ottica della cultura nordica, da un punto di vista sia formale sia contenutistico: questi contribuiscono all’invenzione di quella straordinaria rappresentazione del Claudio Civile - non un eroe tragico ma un martire - che sul modello “silenzioso” dell’Ultima di Cena di Leonardo da Vinci, da Warburg stesso definito come l’episodio più carico di drammaticità nella sua intensità artistica ed etica, recepisce sia il pathos drammatico e la solennità dell’evento sia la tensione interiore dell’attesa e della riflessione che precede l’azione e ha il suo modello nella tragedia antica e nel dramma moderno, in Medea e in Amleto.

49 Quegli artisti che richiedono al loro pubblico di corrispondere a una disperata concentrazione di energie mentali di fronte ad un futuro pericoloso e incerto e di provare compassione per gli eterni problemi di Amleto (il principe melanconico di Shakespeare) per il conflitto della coscienza fra moti riflessi e comportamenti riflessivi (così come sono incarnati nell’appello morale della Medea e del Claudio Civile trasformati in immagini di un culto etico) quegli artisti rischieranno sempre di essere respinti dai produttori del trionfale consenso accordato al presente. Ma il giorno della resurrezione finì col sorgere per quanti lo andavano cercando, così per l’esitante Medea creata da Lessing come anche per il Claudio Civile di Rembrandt31.

50 Aby Warburg dunque nella sua critica al vacuo e ridondante formalismo barocco, al gesticolare privo di anima dell’intermezzo barocco, fa appello alla sensibilità artistica

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di Rembrandt in grado di opporre al ‘trionfalismo imperatoriale’ romano la cultura greca che, affondando le sue radici nella drammaturgia -con riferimento anche all’opera di Lessing - attraverso una « nuova unità piena di energia di parole e musica », parlava di azioni tragiche e dilemmi di coscienza. « Ma il giorno del risorgere » – scriveva Warburg a conclusione della sua conferenza – « fra coloro che cercano è giunto per la titubante Medea grazie a Lessing e per Claudio Civile grazie a Rembrandt ».32

51 Claudio Civile dunque ripropone una nuova polarità fra pathos ed ethos, fra Proserpina e Medea, « a metà strada tra la dinamica drammatica del rapimento ovidiano e della compassatezza tragica greca si trova ora il pathos minacciante azione, taciteo dalla più interiore tensione dell’essere »33. Tale polarità nel ripercorrere le stesse tracce del pensiero nietzschiano fra Dioniso ed Apollo, è tesa a conquistare quello spazio di riflessione in quanto spazio del pensiero (Denkraum).

52 In conclusione della lettera scritta nel 1927 all’amico Carl Neumann a proposito del saggio su Rembrandt, Warburg ritorna sulle questioni basilari di cosa significhi l’antico per un artista del nordeuropa; facendo riferimento allo svizzero Jacob Burckhardt nel quale « si dispiega la tipica tragicità dello stato di scissione del pensatore europeo occidentale che oscilla da una parte fra una resa al mondo dell’espressione, dimentica di se stesso e pieno di nostalgia e dall’altra la volontà di formulazione ideale, esemplare in una forma sublime di coniazione propria della cultura italiana »34.

53 Su queste riflessioni dunque Warburg chiude la lettera all’amico con un passaggio quasi poetico, che ci commuove per la sua intensità e per il suo valore etico, e anticipa il progetto dell’Atlante della Memoria come sistema di pensiero per immagini : Il percorso dei salti del pensiero: Ovidio, Claudiano, Seneca, Laocoonte, Tacito, l´Apollo del Belvedere, sono solo pochissime delle innumerevoli maschere del pathos nel coro della tragedia “Energeia”, nella quale sono solo pochi gli attori principali: Mania, Sophrosyne, Mneme e Virtus ; gli atti di queste tragedie li chiamiamo allora “epoche della cultura”. Oppure, se non vuol saperne di metafore antiche, propongo … la seguente citazione : “Qual è il possedimento ereditario dell´uomo? Solo la pausa eternamente transeunte tra impulso e azione.”35

NOTE

1. Warburg Institute Archive, General Correspondence. 1924-1926. Il dipinto si trova oggi nella tromba delle scale del Warburg Institute di Londra al 4° piano dove ha sede il Warburg Archive; cfr.C.Wedepohl, Conspiracy in the common room, in The Warburg Institute Newsletter, 15 Summer 2004. 2. Sulle vicende del dipinto si vedano gli studi contemporanei a Warburg di Carl Neumann (Aus der Werkstatt Rembrandts, Heidelberg 1918) e quelli recenti degli anni Ottanta di C.Nordenfalk, The Batavians’s Oath of Allegiance Rembrandt’s only Monumental Painting, National Museum, Stockholm, 1982 e di M.D.Carrol, Civic Ideology and Subversion. Rembrandt’s “Oath of Claudius Civilis”, in “Art History”, IX/1, 1986, pp.12-35. ripresi da ultimo nel saggio di Andrea Pinotti, La sfida del Batavo monocolo.Aby Warburg Fritz Saxl, Carl Neumann sul Claudius Civilis di Rembrandt, in “Rivista di Storia della Filosofia, n. 3, 2005, pp.494-524e in C. Cieri Via, Warburg, Rembrandt e “il percorso dei salti del

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pensiero”, in I molti Rinascimenti di Aby Warburg, a cura di M.Bertozzi, in “Schifanoia”, Serra Editore, Pisa 2013. 3. WIA.III. 101, Italienische Antike im Zeitalter Rembrandts, 1926, trad.it in Opere II, La Rinascita del paganesimo antico e altri saggi (1917-1929), a cura di M.Ghelardi, Nino Aragno Editore, Torino 2007, pp. 405-654. 4. A.Warburg, L’antico italiano nell’epoca di Rembrandt, in in Opere II, La Rinascita del paganesimo antico cit. p. 406-7. 5. A.Riegl, Das holländische Gruppenporträts, 1902. 6. S.Schama, Gli occhi di Rembrandt, Mondadori, Milano 2000. 7. J.van Vondel, Batavische gebroeders; of Onderdruckte vryheit: treuerspel, voorJ.de Wees, Amsterdam 1690. 8. A. Warburg, L’antico italiano nell’epoca di Rembrandt, in Opere II, cit. p. 440. 9. WIA.101.2.1. 10. WIA, 97. Ovid Austellung, 1927. Cfr. C.Cieri Via, Un’idea per le Metamorfosi di Ovidio, in C.Cieri Via- P.Montani, Lo sguardo di Giano, Aby Warburg fra tempo e memoria, Nino Aragno Editore, Torino, 2004, pp.305-343. 11. Aby Warburg, Bilderrheien und Austellungen hrsg.U.Flechner- I.Woldt, Akademie Verlag, Berlin 2012, pp.99-113. 12. E.H.Gombrich, Aby Warburg. Una biografia intellettuale (1983) Feltrinelli, Milano 1980; C.Cieri Via, Un’idea per le Metamorfosi di Ovidio, cit., p.307. 13. Aby Warburg, Bilderrheien und Austellungen, cit. p. 307, n.2. 14. A. Warburg, L’antico italiano nell’epoca di Rembrandt, in Opere II, cit. p. 632. 15. Aby Warburg, Tagebuch der Kulturwissenschaftlichen Bibliothek Warburg, 1926-1929, con notazioni di G. Bing e F. Saxl, a cura di K.Michel, C.Schoell Glass, Akademie Verlag, Berlin 2001. 16. La versione manoscritta delle tavole segue il dattiloscritto della conferenza su Rembrandt (WIA III.101.2.1, fols 114-116, anche con segnatura autonoma III.12.8.2, fols 1-3) in cui la riduzione del numero delle tavole è accompagnata dalla nota che riguarda la tavola VII dedicata a Polixena, ‘da tralasciare’: cfr. trad. it. in Opere II. Aby Warburg, La Rinascita del Paganesimo antico, cit. p.638, pp. 636-638. 17. A.Warburg, L’antico italiano nell’epoca di Rembrandt, in Opere II, p. 578. 18. Cfr. in particolare per il riferimento alla decorazione ad affresco del Trionfo del Principe Enrico (Koninklijk Museum Schoene Kunsten Anvers), la fotografia pubblicata in Opere II, p.623, fig. 72. 19. C.Cieri Via, Un’idea per le Metamorfosi di Ovidio, cit.p. 311. 20. A.Warburg, Dürer e l’antichità italiana, in Opere I. La Rinascita del paganesimo antico e altri saggi, (1889-1914) Nino Aragno Editore, Torino 2004, pp. 403-423. 21. Aby Warburg, Le potenze dl destino riflessa nella simbolica anticheggiante, in Idem, Opere II. La Rinascita, cit. p.220. 22. I pannelli dovevano illustrare la conferenza di Fritz Saxl pronunciata in occasione del XII Congresso della Deutsche Gesellschaft für Psychologie tenutosi ad Amburgo nel 1931dal titolo, Die Ausdrucksgebärden der bildenden Kunst e pubblicata nella versione originale in Ausgewhalte Schriften und Würdigungen, hrsg.D.Wuttke, Baden Baden 1992, pp. 419-432 ; trad.it. I gesti espressivi nell’arte figurativa, a cura di C.Cieri Via, in “Annali di Critica d’arte”, VIII, 2012, pp. 9-23; cfr. in proposito C. Cieri Via, Una nota biografica all’ombra di Aby Warburg,, pp. 25-41 23. L’ingresso dello stile ideale anticheggiante, in Opere I, La Rinascita del paganesimo antico, a cura di M.Ghelardi, Nino Aragno Editore, Torino 2004, p.583-683, in part. p.676. 24. A. Warburg, L’Antico romano nella bottega di Ghirlandaio, Resoconto, 18 maggio 1929, in Opere II, cit, p.868. 25. A.Warburg, L’ingresso dello stile ideale anticheggiante, cit. p.583-683. 26. C.Cieri Via, Un’Idea per le Metamorfosi, cit. fig. 30.

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27. A.Warburg, Introduzione a Mnemosyne. L’Atlante delle immagini, a cura di M.Warnke, Nino Aragno Editore, Torino 2002, p. 4. 28. F. Saxl, Pagan Sacrifice in the italian Renaissance, in “Journal of the Warburg Institute”, 2, 4, 1939, pp.346-367, n.3. 29. A.Warburg, Allgemeine Ideen, Notizbuch, 1927, p.20, cit in E.H.Gombrich, Aby Warburg, cit. p. 215 30. A. Warburg, L’antico italiano nell’epoca di Rembrandt, Opere II, cit. p. 577. 31. A.Warburg, L’antico italiano nell’epoca di Rembrandt, cit. pp.627-28. (La traduzione è stata in parte modificata dall’Autore). 32. Idem, p. 630. 33. Aby Warburg, Lettera a Carl Neumann, 22 gennaio 1927, WIA. General Correspondence, La lettera è stata pubblicata in originale da A.Pinotti, La sfida del batavo monocolo, cit. e in traduzione italiana da C.Cieri Via, Warburg, Rembrandt e “il percorso dei salti del pensiero Appendice”in I molti Rinascimenti di Aby Warburg, cit. 34. Aby Warburg , Lettera a Carl Neumann, cit.in C.Cieri Via, Appendice, cit. 35. Ibidem

INDICE

Mots-clés : Sopravvivenza dell’antico, Tacito, conferenza, Warburg, Claudio Civile, Ovidio, sacrificio, trionfo

AUTORE

CLAUDIA CIERI VIA

Professeur d’histoire de la critique d’art et d’Iconographie et Iconologie à l’université de Rome, elle enseigne aussi Museographie et Museologie auprès de la Scuola di Specializzazione in Storia dell'arte dell'Università di Roma « La Sapienza ». Ses recherches portent essentiellement sur la culture artistique du Quattrocento et du Cinquecento, ainsi que sur la théorie et critique dans leur relation avec la tradition historique et le débat contemporain. Elle est l’auteur notamment de Nei Dettagli nascosto. Per una storia del pensiero iconologi-co, Roma 1994, Le favole antiche, Roma 1996, Fra segni e immagini. Aby Warburg, 1998, Aby Warburg e il concetto di pathosformeln fra mito arte e scienza, Modena 2001.

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