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Volume ! La Revue Des Musiques Populaires

Volume ! La Revue Des Musiques Populaires

Volume ! La revue des musiques populaires

1 : 1 | 2002 Varia Varia

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/volume/2406 DOI : 10.4000/volume.2406 ISSN : 1950-568X

Éditeur Association Mélanie Seteun

Édition imprimée Date de publication : 15 mai 2002 ISBN : 1634-5495 ISSN : 1634-5495

Référence électronique Volume !, 1 : 1 | 2002 [En ligne], mis en ligne le 15 mai 2004, consulté le 22 mai 2021. URL : https:// journals.openedition.org/volume/2406 ; DOI : https://doi.org/10.4000/volume.2406

Ce document a été généré automatiquement le 22 mai 2021.

L'auteur & les Éd. Mélanie Seteun 1

Le tout premier numéro de Volume ! (à l'époque, Copyright Volume !), avec des articles de Matthieu Saladin sur le "processus de création dans l'improvisation", de Bastien Gallet sur les techniques électroniques de composition, de Fabien Hein sur le , de Marie-Pierre Bonniol sur Sonic Youth, de Nicolas Jaujou sur les catégorisations musicales, Emmanuel Brandl sur les musiques amplifiées en région, Vincent Sermet sur le funk à la radio et Vanessa Valero sur les festivals de rock, ainsi qu'une tribune de Pierre Hemptine.

The very first issue of Volume! (back then " Copyright Volume!") with articles on improvisation by Matthieu Saladin, on electronic composing techniques by Bastien Gallet, stoner rock by Fabien Hein, Sonic Youth by Marie-Pierre Bonniol, musical categorizations by Nicolas Jaujou, amplified music by Emmanuel Brandl, funk on the radio by Vincent Sermet, rock'n'roll festivals by Vanessa Valero, and an op-ed by Pierre Hemptine, as well as an excerpt of Yasmina Carlet's book on anti-Thatcher British popular music.

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SOMMAIRE

Edito

Édito Mélanie Seteun

Articles

Processus de création dans l’improvisation Matthieu Saladin

Techniques électroniques et art musical : son, geste, écriture Bastien Gallet

Le Dub jamaïcain : du fond sonore au genre musical Wilfried Elfordy

Le « stoner rock » en France Exemple de constitution d’un genre musical Fabien Hein

Sonic Youth, du style au geste ou la prétention esthétique d’un groupe de rock Marie-Pierre Bonniol

Histoires de musiques, catégorisations musicales et commerce biographique Nicolas Jaujou

Légitimation et normalisation des « musiques amplifiées » en région Emmanuel Brandl

Le funk sur les radios d’Ile-de-France (1981-2001) Vincent Sermet

Le festival de rock : entre passion et désenchantement… Vanessa Valero

Tribune

Tribune La couverture musicale ne couvre pas le social Pierre Hemptinne

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Notes de lecture

Michael MOYNIHAN & Didrik SØDERLIND, Lords of chaos. The bloody rise of the satanic metal underground Gérome Guibert

Benoît DOMERGUE, Culture barock et gothic flamboyant. La musique extrême : un écho surgi des abîmes Gérome Guibert

À propos de deux ouvrages récents sur le black metal Gérome Guibert

Anne BENETOLLO, Rock et Politique. Censure, Opposition, Intégration Emmanuel Brandl

Extrait d'ouvrage

Extrait d’ouvrage “Stand down Margaret !” L’engagement de la musique populaire britannique contre les gouvernements Thatcher - Extrait Yasmine Carlet

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Edito

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Édito Editorial

Mélanie Seteun

« Read it at maximum volume! » Anonyme

1 Depuis le milieu des années 1990, la presse magazine consacrée aux musiques actuelles/ amplifiées a connu une véritable explosion de titres, chaque nouveau courant musical, chaque verticille plus ou moins original enraciné dans le grand arbre des musiques populaires trouvant grâce auprès de grands groupes de presse qui n’hésitent (presque) plus à financer des publications hyper-spécialisées. Cet état de fait s’inscrit, en partie, dans la montée du communautarisme, l’affirmation et la défense des particularismes qui touchent les sociétés occidentales où l’appartenance à des territoires géographiques, linguistiques et, aussi, musicaux n’a jamais été aussi valorisée ; ces espaces de plus en plus restreints, aux frontières de plus en plus proches de l’individu, se développent parallèlement à (en réaction contre ?) la mondialisation des échanges et remet en question l’idée, peut-être dépassée, d’universalité de l’individu. La concentration des moyens de production et de diffusion des musiques actuelles aurait pu être vue comme un aboutissement logique de ce schéma de pensée : un être universel pour une musique Universal, en quelque sorte.

2 Les acteurs de la recherche ont tout naturellement accompagné cette diversification des musiques actuelles/ amplifiées ; preuve en est la multiplication des travaux de thèse consacrés à la techno, au rap, etc. étudiés sous des angles aussi bien sociologique, musicologique qu’ethnologique, économique, linguistique… Paradoxalement, il n’existe pas, aujourd’hui, de tribune dédiée à ces « nouveaux courants heuristiques » ; Copyright Volume ! a l’ambition d’être une de celles-ci, s’inscrivant (modestement) dans la lignée de précédentes tentatives comme Vibrations ou Musique en jeu. Copyright Volume ! n’a pas de politique éditoriale, au sens strict : pas d’école de pensée à défendre, pas de révolution scientifique à entreprendre, cette revue sera ce que vous en ferez. Par vos contributions, que vous soyez chercheur, universitaire, enseignant, professionnel de la musique, acteur politique, artiste ou amateur éclairé, vous élaborerez le discours de la revue.

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3 Colonnes grandes ouvertes, Copyright Volume ! a néanmoins choisi de soumettre les contributions reçues à un comité de lecture scientifique dont la finalité est d’apporter un regard critique sur les contributions, de discuter les idées défendues en amont et d’offrir un gage de qualité et une réflexion approfondie au lecteur. Cette pratique est habituelle dans les revues universitaires, nous tenterons de l’instiller dans le domaine de compétence des membres de Copyright Volume ! Comité de lecture ne veut donc pas dire comité de censure… La diversité disciplinaire des membres actuels du comité est un gage de neutralité que nous voulons conserver en priorité, les portes de ce comité sont donc, elles aussi, grandes ouvertes.

4 A l’instar des autres revues scientifiques, les propos tenus dans nos colonnes n’engagent que leurs auteurs ; néanmoins, nous restons favorables à la publication de tout « commentaire » des articles précédemment publiés amenant à une discussion constructive.

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Articles

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Processus de création dans l’improvisation The Creative Process in Improvisation

Matthieu Saladin

« L’idée même d’improviser qui tant nous questionne avant et après s’éloigne totalement dans le temps où l’on improvise, et, elle se résout en un vide innommable… » Michel Doneda

1 Lorsque, dans les années 1960, les groupes et collectifs anglais, mais aussi européens, tels qu’AMM, Joseph Holbrooke et le Spontaneous Music Ensemble, posent les bases de ce que l’on a coutume d’appeler aussi bien improvisation libre, totale ou musiques improvisées, c’est avant tout lié à une nécessité de créer une musique personnelle, dégagée de toute tutelle stylistique majeure. Il s’agit alors, selon Derek Bailey, de considérer la musique librement improvisée comme celle « qui n’adhère à aucun style ou langage particulier, ne se conforme à aucun son particulier » , et dont « l’identité n’est déterminée que par l’identité

2 musicale des personnes qui la pratiquent » (Bailey, 1999).

3 Le choix d’improviser sans support intervient comme une volonté de ne pas inscrire l’œuvre dans la contemplation. Il s’agit d’un profond désir d’être dans le vivant, dans la nature même du son et non dans une création symbolique en vue d’une projection, enfin, d’être uniquement musical. Car dès qu’il y a composition, précise Bailey, « une œuvre musicale n’est plus strictement musicale ; elle existe en dehors d’elle-même, si l’on peut dire, sous la forme d’un objet auquel un nom fut donné : partition » (Bailey, 1999). L’un des exemples les plus représentatifs de cette autre dimension se trouve dans les partitions devenues œuvre-objet. Pour ces musiciens pionniers, l’enjeu d’une telle pratique se situe donc dans la négation d’une universalité. On peut d’ailleurs d’ores et déjà remarquer que si certains compositeurs ont tenté également de se rapprocher de ce que peut représenter le son dans son concept initial (c’est notamment le cas des œuvres que l’on a qualifié d’« ouvertes », « œuvres en mouvement qui se situent à la

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fois hors du temps et dans le temps, celui de la réalisation » (Mussat, 1995)), c’est réellement les improvisateurs susmentionnés, qui y parviendront par la suppression même du support. Car si la représentation est constamment originale, elle l’est également par le renouveau de ce qui constitue le support de l’improvisateur.

4 Il apparaît alors utile de comprendre en quoi consiste exactement le support de l’improvisateur, car qu’est-ce qui caractérise un processus de création, si ce n’est son support ? L’improvisation, en tant qu’action éphémère, s’inscrit dans un espace-temps défini. Elle devient l’œuvre, énoncée initialement par Marcel Duchamp, qui donne des rendez-vous. Il se crée alors cette sorte de temporalité intrinsèque de l’œuvre. Il n’y a qu’une seule représentation possible et qui, du même coup, en marque la finalité. Finalité qui n’en serait d’ailleurs pas une. Car nous pourrions très rapidement nous rendre compte que ce que nous appelons ici finalité s’immisce à l’intérieur même du jeu pour n’expirer qu’au terme de l’instant, n’étant finalement pas un but en soi mais seulement transitoire. Cette singularité, que l’on observe aussi bien dans les œuvres éphémères que celles qui s’en réclament, correspond à un « refus de voir dans les œuvres d’art des monuments éternels offerts à la dévotion permanente » (Shusterman, 1992a).

5 À travers la prédilection de l’instant, l’improvisation, dans son exécution, s’inscrit d’emblée dans une époque et un lieu, une période qui sera inévitablement dépassée de la même manière qu’un territoire déjà absent. Cette négation de l’universalité amène bel et bien une reconsidération de la temporalité de l’œuvre qui s’oppose du même coup à la valeur prédominante qui vise à réserver l’œuvre en tant qu’objet fiable, c’est à dire en tant que chef d’œuvre qui brave le temps. Dès lors ne devrions-nous pas rapprocher l’improvisation dans ses représentions directes de ce qui caractérise la performance et non du concert ? L’improvisation « live » est bel et bien marquée par une non-disponibilité. Elle est événement. En ce sens, peut-être pourrions-nous dire qu’elle refuse l’analyse ? L’improvisateur apparaît comme celui qui dans la passion du jeu, n’entend pas la complexité de ce qui advient. L’enjeu d’une telle pratique se situe résolument ailleurs. Il s’agit d’autre chose. Il n’y aurait, par exemple, aucun intérêt de demander à un improvisateur de réitérer littéralement son action, et si telle chose était faite, on pourrait facilement envisager qu’« il en perdrait l’unité en découvrant sa complexité » (Raymond de, 1980). Car bien plus qu’une spécificité, chaque improvisation renferme un tout, est échantillon de ce que pourrait représenter l’œuvre globale. Elle devient décelable dans l’instant, ou pour reprendre les termes de Didi- Huberman (2000), « c’est dans le Maintenant réminiscent que l’origine apparaît ».

6 Cependant qu’en est-il quant au support même de l’improvisateur, sur quel espèce de matériau s’appuie-t-il dans son processus de création ? Il est évident que la suppression d’un support tel que la partition ou de tout autre élément plus ou moins défini en amont ne correspond pas à une absence de support. En considérant toujours cette temporalité propre à l’œuvre liée à une fragmentation naturelle dans sa perception, nous pourrions tenter de saisir la dualité qui s’opère dans une improvisation, celle qui dialectise la préparation à la performance. Comment ce rapport intervient-il et comment participe-t-il à la mise en place d’un moment insolite lorsqu’il y a confrontation ? On peut imaginer qu’il se crée alors, au sein de l’action, deux groupes distincts, du moins à priori, d’individus, d’une part l’(les) improvisateur(s) et d’autre part le public.

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7 En ce qui concerne les acteurs du premier groupe, disons que, si ce que l’improvisation propose est éphémère, elle s’inscrit en même temps dans la propre durée de l’improvisateur, elle l’accompagne quotidiennement. On pourrait alors en parler comme d’un « art éthique ». Il ne s’agit pas pour l’improvisateur de fabriquer pour l’éternel, d’ailleurs à quoi bon. L’improvisation n’agit pas dans une logique de résistance au temps, elle se joue du temps. Mais alors qu’en est-il de ce fameux rapport de l’œuvre d’art comme acte de résistance ? Il serait sans doute utile ici de rappeler que ce n’est pas la dimension universelle d’une œuvre d’art qui la caractérise ou non comme acte de résistance. Il ne s’agit pas là d’envisager l’improvisation comme le fait d’une pratique dégagée de tout acte de résistance. Bien au contraire, sa condition d’éphémère la situe en tant qu’acte de résistance suprême, celui-là même qui traverse l’Histoire, l’improvisation étant acte de résistance trans-historique. L’improvisateur entretient définitivement un autre rapport au temps, un rapport sans doute au premier abord effrayant, car le jeu qui les lie est un jeu effrayant, c’est un jeu qui le renvoie à sa propre mort. Lorsqu’un musicien entreprend de se consacrer totalement à l’improvisation, il rend également compte de sa propre « éphémèrité » et de son inéluctable disparition à terme. On pourrait alors comparer celui qui improvise au cuisinier japonais, tel que le présente Roland Barthes, à savoir celui qui prépare toujours ses plats devant le client et ce, peut-être parce qu’« il importe de consacrer par le spectacle la mort de ce que l’on honore » (Barthes, 1993). La pensée musicale que l’improvisation suscite est de cette manière « ininterrompue depuis que le sujet a commencé à penser et ne s’arrêtera que lorsqu’il n’en sera plus capable. C’est un processus évolutif continu » (Raymond de, 1980). En ce sens, il ne s’agit pas d’isoler le processus de création, il coexiste à l’œuvre dans sa perception. On peut tout à fait observer cela en prenant soin d’assister à une série d’improvisation du même musicien en différents temps et lieux. Bien entendu d’autres facteurs interviennent dans ce type de considération, notamment l’identification stylistique au travers des champs lexicaux, mais je pense que c’est réellement dans cette expérience qu’un public a la possibilité d’appréhender un tel phénomène. On ne peut alors qu’être surpris avec quelle évidence ces musiciens amorcent une improvisation, non pas au sens où tout cela se résumerait à la simple répétition d’un show, au spectacle d’une machine bien rodée, où d’improvisation il n’en resterait que l’apparence ; mais plutôt comme s’il s’agissait d’un ensemble insécable, d’un tout homogène où ces prestations « live » ne seraient que les fragments, les seuls éléments audibles et donnés à la compréhension. Nous pourrions alors comparer cette manière d’être à celle qu’observe Nietzsche dans Le gai savoir : « en vérité, cet homme, malgré sa jeunesse, s’entend à l’improvisation de la vie et surprend même l’observateur le mieux averti : il semble ne commettre aucun faux pas » (Nietzsche, 1982). D’ailleurs aurait-il seulement la possibilité de commettre un faux pas, une erreur ? Du point de vue purement théorique non, puisque comme le précise Denis Levaillant à propos du processus, « il ne saurait faire erreur, dans la mesure où l’erreur n’existe que quand le sens est antérieur aux faits » (Levaillant, 1981).

8 Le travail effectué en amont par l’improvisateur, qui consiste en une sorte de préparation, ne jamais négliger « la sensibilité orale, c’est à dire la disponibilité de chacun face à toute situation pouvant advenir » (Levaillant, 1981), n’est pas autonome en soi. Il ne prend sens que dans la performance. A l’inverse, il est facile d’imaginer qu’il ne puisse y avoir réellement performance sans préparation. Avec un certain humour, Evan Parker l’explique ainsi : « ça ne suffit pas d’avoir faim pour se mettre à

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table ; il faut y apporter de quoi manger » (Parker, 2000). On comprend bien alors que si, à la différence du musicien interprète, l’improvisateur ne joue pas une musique transcrite sur un support concret, il ne fait qu’évoluer sur un autre type de support, un support agissant sur plusieurs niveaux et qui n’est pas directement à définir, étant continuellement en construction. C’est d’un support en devenir dont il s’agit, et qui par là même intègre le processus.

9 Jacques Siron, dans sa méthode d’improvisation, parle de « partition intérieure » (Siron, 1997) mais cette dénomination est tout à fait réductrice. Certes l’improvisateur apparaît en partie comme son propre support constitutif, son jeu pouvant être compris comme la synthèse ou du moins l’expression de ce qu’il est musicalement. Il s’agit d’un support immatériel, inscrit dans son corpus. Cette notion est fondamentale mais il est nécessaire de préciser que le support de l’improvisateur ne se réduit pas à cette seule représentation. Ce qui le constitue se trouve également en dehors de son corps, dans ce qui l’entoure et ce qui le justifie en tant que corps, dans ce qui est autre : le public, l’atmosphère du lieu ou encore les autres improvisateurs lorsqu’il s’agit d’une improvisation collective. Steve Lacy en parle en ces termes : « surtout en solo, quand les choses vont bien, il se trouve que l’instrument disparaît : il y a seulement eux [le public], et tu joues sur eux, directement. Je sens cela très fort, c’est presque graphique » (Levaillant, 1981). Le support de l’improvisateur est nécessairement le produit fusionné de ce qui est à l’intérieur et à l’extérieur, l’improvisateur étant à la fois autonome et hétéronome dans sa conduite. Il s’agirait alors plutôt de l’envisager sous la forme d’un palimpseste mutant, l’ouverture se dessinant ici sous les traits d’une capacité à la perméabilité. Dans une création improvisée, c’est bien ce rapport d’entités consubstantielles qui constitue le noyau conflictuel nécessaire ; chose que l’on retrouve dans la dualité préparation/performance précédemment évoquée, si « certaines préparations étouffent tout tonus créatif, […] l’absence de préparation laisse démuni devant l’infinie variété des situations complexes » (Raymond de, 1980).

10 Avant de s’intéresser plus particulièrement au deuxième groupe que constitue le public, peut-être pourrions-nous nous interroger sur l’identité conceptuelle du matériel témoin. Celui-ci engage un transfert quant à la relation qui unit l’improvisateur au public, telle qu’elle apparaît dans la performance. Si l’œuvre a eu lieu, a été entendue, écoutée, ressentie par certains, elle n’existe à présent que dans le souvenir de ses acteurs. Heureusement pour nous, l’enregistrement assure la mise en place d’un matériel témoin. Nous pourrions alors nous demander (en tentant de dépasser le paradoxe qui en ressort naturellement) ce que cela entraîne comme bouleversements dans chacune des deux parties (improvisation et enregistrement).

11 Cette improvisation, au départ éphémère, devient de ce fait consultable à l’infini. Le matériel témoin devient une œuvre autonome qui engage un autre discours ou encore, dans certains cas, ce n’est plus l’événement en tant que tel qui est revendiqué comme œuvre mais bel et bien l’enregistrement qui en résulte. En dehors d’une musique librement improvisée, c’est ce que l’on retrouve notamment dans certains albums studio de la période électrique de Miles Davis : ce qui est donné à l’écoute correspond à une matière sonore inédite issue de la technique du montage, telle que l’expérimentaient alors Miles Davis et Teo Macero (Cugny, 1993). Il ne s’agit ici plus d’alternative, c’est réellement l’objet disque qui devient l’œuvre autonome. Pour l’improvisation (dégagée d’une volonté d’expérimentation studio), un tout autre phénomène est observable. L’objet disque se trouve inévitablement dans l’incapacité de

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restituer une improvisation et en ce sens nous pourrions dire que la réification transfère l’improvisation dans une autre sphère. Selon le compositeur théoricien Cornelius Cardew, l’enregistrement « produit véritablement un phénomène distinct, quelque chose en fait de bien plus fort que le simple jeu de l’improvisation, car ce que l’on entend sur disque ou sur bande est en fait ce même jeu, mais coupé de son contexte naturel » (Levaillant, 1981), c’est à dire coupé de son support et donc de son processus. Mis à part l’intérêt historique, le matériel témoin propose à l’auditeur de se réapproprier la performance, il peut l’envisager dans sa globalité, comme un tout où il a la possibilité de porter son attention sur un seul élément. Elément sur lequel il pourra revenir autrement que par le seul souvenir. Ainsi à la ques-tion posée par Etienne Souriau sur l’improvisation, à savoir « la généralisation de l’enregistrement ne risque-t- elle pas de lui faire perdre sa spécificité ? » (Souriau, 1990), il est nécessaire de comprendre qu’il s’agit alors d’une autre réalité, accessible, du moins théoriquement, au plus grand nombre, que chacun reconstruira à sa manière. L’enregistrement ne nuit en rien à l’improvisation, il la projette, en partie, en dehors de ce qu’elle est initialement : l’improvisation enregistrée n’existant plus seulement en tant qu’événement éphémère lié à une réalité passée mais également comme spectre immuable lié à une fiction présente.

12 Il existe tout de même une émotion singulière propre à l’improvisation « live « . Il s’agit là du fameux hic et nunc de l’œuvre d’art développé par Walter Benjamin, « l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve » (Benjamin, 2000). L’improvisation, dégagée d’un matériel témoin, n’existe alors qu’à travers le souvenir d’un son, mais aussi de tout ce qui l’a constituée durant l’instant, l’atmosphère générale émanant de mille et un détails, lumière, odeurs… Il n’y a plus alors de distance, l’auditeur est confronté directement aux sons, il subit en quelque sorte l’aura qui s’en dégage, au sens où l’entend Didi-Huberman (défini comme son sens le plus matériel), à savoir « celui du souffle, de l’air qui nous environne comme lien subtil, mouvant, absolu, cet air qui nous traverse et qui nous fait respirer » (Didi-Huberman, 2000), celui-là même qui porte les sons.

13 « In fine, éphémère, il restera une émotion, une sensation fugace, une trace dans la mémoire, rien d’autre qu’une fragrance mentale sculptée par l’artiste et déposée dans sa chair. » (Onfray, 1995). Mis à part ces quelques fragments inscrits dans la mémoire de chacun, rien ne pourrait justifier de l’authenticité de ce qui est advenu. Si l’improvisation a été suffisamment riche en émotion, elle s’émancipera alors dans le rêve, se détachant par l’oubli d’une certaine réalité, l’esprit étant, comme l’explique Baudelaire, en « état de déviance ».

14 Considérons à présent à quel niveau le public, ou plus précisément le rapport qu’entretient l’improvisateur dans la création face au public, intervient au sein du processus de création. Le rapport au public dans l’improvisation peut être ambigu, Bailey pense que « le professionnalisme porte préjudice à l’improvisation, qui risque, alors de se réduire à certains clichés » (Bailey, 1999). Le professionnalisme, dont parle Bailey, correspondrait à la mise en place, consciente ou non, de figures types, d’une grammaire définie. Le musicien pourrait alors être tenté de ne perpétuer qu’un discours formaté dans le seul souci de plaire, transposant son improvisation en une sorte de « numéro de music-hall ». Mais s’agit-il alors toujours d’improvisation ? Le rapport au public doit être tout autre, marqué par la vertu de l’attention. Etre attentif donc, agir dans l’ouverture. L’improvisation doit être présente dans « l’absence

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d’intention, de projet finaliste, [qui] permet à la musique de retrouver le temps moment par moment, d’étaler les micros structures, de fouiller toujours plus loin dans leur organisation interne » (Levaillant, 1980). L’improvisateur, à l’instant du jeu, est habité par les autres, il n’est pas en mesure de maîtriser une totalité, il ne peut que réagir. Il est résolument dans l’expérience, il est en perpétuelle construction, enfin il n’est pas censé évoluer dans un souci de production. Il n’existe plus de séparation temporelle et spatiale entre ce qui est fabriqué et ce qui est reçu. Cette dimension est fondamentale, car elle participe pleinement au processus de création et agit ainsi directement sur l’improvisateur. En ce sens, Shusterman, à travers l’exemple de la danse improvisée (l’improvisation se manifestant ici sans artifice instrumental), montre qu’« il est difficile d’envisager une stricte séparation entre l’artiste et son œuvre et, plus grave encore, [cette réduction] ignore les effets indéniables que l’art a sur les créateurs comme sur le public. Si l’on pense l’art en terme d’expérience, et non plus en terme de production, on garde alors en mémoire que la création artistique est elle-même une expérience intense qui forme autant l’artiste que l’œuvre » (Shusterman, 1992b).

15 Le fait d’être dans l’expérience implique la dimension expérimentale, c’est à dire le fait d’être dans l’essai et « qui, à partir de là, ne peut prévoir ses résultats lors de l’exécution » (Bosseur, 1996). On rejoint alors l’absence de finalité qui détermine normalement l’improvisation, le résultat se confondant au processus. La situation de l’improvisateur dans un système ouvert amène cette condition de l’imprévu. Le musicien peut dans une certaine mesure suffisamment se connaître musicalement mais difficilement prévoir les réactions d’autrui. C’est cette adversité qui conduit l’imprévu. Dans l’improvisation, ce rapport à l’autre, celui avec qui l’on joue et plus largement celui qui reçoit les sons, ne doit pas être « toléré », c’est à dire admis parce qu’inévitable. Il s’agit définitivement, pour reprendre les termes de Félix Guattari, « de l’accepter, de l’aimer pour elle-même [le rapport à l’autre comme adversité] ; j’ai à la rechercher, à dialoguer avec elle, à la creuser, à l’approfondir » (Guattari, 1992). C’est dans cette dimension là que se situe l’expérience esthétique du créateur et du public, « l’expérience esthétique n’est pas seulement expérience du sujet, elle est expérience de la relation à l’autre : elle est intersubjectivité » (Caune, 1997). Au moment de l’improvisation, les musiciens et les auditeurs sont ensemble dans l’action, comme s’il s’agissait d’un contrat, d’une acceptation commune ayant pour but l’échange implicite d’émotions. On rejoint alors l’analyse de Shusterman qui vise à montrer que « l’expérience esthétique est toujours en développement où alternent action et soumission, et dans lequel est entraîné le récepteur au même titre que le créateur » (Shusterman, 1992b).

16 Si nous envisageons ainsi le rapport au public, tel qu’il est entretenu dans l’improvisation, c’est à dire comme donnée constituante du processus de création, de quelle(s) manière(s) ce processus agit-il lorsque l’improvisation est collective ? La création à plusieurs n’est plus à définir comme la seule réunion de forces complémentaires. Il ne s’agit plus d’envisager la création musicale comme le seul fait d’une unique personne se privant de tout échange. L’improvisateur agit au sein d’une société. Il n’est, en tant qu’artiste, ni à l’écart, ni à son sommet. Cette volonté d’improviser à plusieurs engendre bien entendu le problème de discernement d’un « créateur « unique, mais qui, on le sait, déjà dans son énonciation apparaît comme

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obsolète puisque même celui qui crée en solo, n’existe que dans un rapport à l’autre. Il s’agit bien là de rejeter l’idée même du génie individuel.

17 Lorsque l’improvisation collective s’effectue de manière inédite entre des musiciens, on pourrait imaginer qu’il se crée une tension spécifique liée à la seule réunion de personnalités et jeux différents. D’une autre manière, il nous faudrait alors tenir compte du phénomène de symbiose inhérent à la situation d’une collaboration à long terme. Dans le cadre d’un duo par exemple, les improvisateurs sont simultanément un et deux, le saxophoniste Urs Leimgruber, ayant l’expérience d’une telle pratique, l’explique de cette façon : « dans ce genre de formation, on peut se faire confiance, élaborer une architecture avec une conscience, une esthétique et un engagement. La relation humaine est très importante ; travailler avec quelqu’un, c’est ouvrir des portes, des fenêtres et mettre de côté son ego en pensant à faire sonner l’autre » (Leimgruber, 2000). On pourrait dire également, pour reprendre l’expression de Catherine Grenier, qu’il s’agit alors de penser un « artiste à deux têtes ». Cette manière d’être amène inévitablement un nouveau déplacement dans ce qui caractérise le processus de création. Prenons l’exemple de l’album Solar Wind (TO 35, 1997) des Anglais Evan Parker (soprano saxophone) et Lawrence Casserley (signal processing instrument), enregistré au STEIM (Studio for Electro-Instrumental Music) d’Amsterdam en janvier 1997. La particularité du duo est ici directement liée à la réunion de deux univers sonores agissant chacun initialement sur des plans séparés. Nous avons, en effet, d’une part un musicien profondément acoustique (même si Parker n’en est pas à sa première collaboration électronique) et d’autre part un électroacousticien concentré essentiellement sur la mise en place d’un traitement direct du signal. Tout au long des six plages, nous ne pouvons qu’être transportés dans un autre monde sonore, un autre lieu d’écoute émanent d’une telle confrontation. Nous assistons ainsi à la manifestation d’autre chose et qui apparaît dans sa complexité comme bien plus que la seule réunion de deux entités distinctes. Il ne s’agit pas alors de tenter de reconnaître ou d’isoler tant le saxophone de Parker que les manipulations de Casserley, mais de laisser agir cette nouvelle machine virtuelle (au sens où l’entend Deleuze, « ce qu’on appelle virtuel n’est pas quelque chose qui manque de réalité, mais qui s’engage dans un processus d’actualisation en suivant le plan qui lui donne sa réalité propre » (Deleuze, 1987)). Si l’on pense alors à un certain équilibre, ce serait à celui qui transparaît du syncrétisme des sons, agissant en ce sens en tant que tiers indissoluble du couple constitué. Mais c’est avant tout l’utilisation spécifique de l’électronique, comme vecteur spectral d’un relais sonore, qui permet le déploiement, dans sa globalité, d’un tel phénomène, car elle impose du même coup une certaine présence « auratique », « dans la mesure même où la procédure [imageante] demeure secrète, miraculeuse, hors de portée » (Didi- Huberman, 2000). On pourrait alors très bien envisager que cette fusion particulière semble avoir été également rendue possible par la situation même de la performance, puisqu’il ne s’agit pas là d’un enregistrement « live », mais d’un ensemble de séances studio. C’est sans doute, d’une certaine manière, bel et bien le travail en studio, la performance à « huis clos », c’est à dire l’isolement du duo dans un lieu donné, qui aura permis une telle cohésion. Etre à l’écart pour mieux se confondre, la salle occupée agissant comme une sorte de retraite, de laboratoire, c’est à dire interdit à d’autres qui par leur présence ne pourraient que nuire à l’efficacité et la constitution même du couple. Chaque musicien, dès son entrée dans la matière sonore, se perd dans l’autre, tout en assumant par ce rapport sa propre différence. On peut d’ailleurs observer jusqu’à quel point cet isolement crée cette autre dimension dans la perception

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musicale, tant elle apparaît de manière tout à fait amoindrie sur les enregistrements « live » du même type (LR 255, 1998). C’est alors un autre phénomène constitutif qui ressort, lié à l’espace spontané qu’évoque Gilles Bruni dans sa réflexion sur les installations paysagères éphémères : « il se définit, de cette façon, un « entre nous deux » pour pouvoir […] produire « pour les autres » (Bruni, 1997).

18 « On part à l’aventure, on ne sait pas où l’on va, on a un peu peur mais peut-être y a t-il quelque chose à découvrir. Il y a bien quelques chemins que l’on connaît, mais quelle tentation de s’en écarter, d’aller vers l’inconnu […]. » (Thiri, 1994) Celui qui improvise dans un système ouvert agît dans la promenade. Le musicien improvisateur devient promeneur, c’est à dire celui qui n’a pas d’itinéraire précis, qui s’offre à l’imprévu et dont le plan initial ne peut être que celui de se promener, d’improviser.

19 Cette comparaison sous-entend également que l’improvisateur ne peut mettre un terme à sa flânerie, elle l’accompagne dans l’ensemble de son cheminement sonore. Il devient alors une sorte de nomade, se situant à l’interstice de ce qui sépare le voyage de l’exil, car « seule l’improvisation le fait échapper à sa condition, non par une rétrovision nostalgique vers un pays perdu mais par une itinérance discontinue en direction de celui qui n’est pas encore atteint, vers une terre attendue au-delà de l’horizon » (Raymond de, 1980). Cette singularité l’éloigne en contre partie d’un intérêt que pourraient lui porter théoriciens et critiques, car, en effet, à quoi bon définir une terre musicale sur laquelle l’improvisateur ne fera qu’une courte halte ? Comment amener à l’analyse une matière musicale constamment changeante ? Nous rejoignons ici les préoccupations de Vladimir Jankélévitch, dans son ouvrage sur Liszt, à savoir : « comment y aurait-il esthétique de ce qui, par définition même, échappe à toute règle, et dont il n’existe ni poétiques, ni techniques, ni solfèges ? » (Jankélévitch, 1998).

20 Il s’agit là d’opter pour un tout autre parti pris, celui qui vise, comme nous l’avons vu pour le processus de création, à appréhender différemment ces problématiques. Ce n’est pas la diversité des langages, ni même le refus d’une sédentarisation qui doivent représenter un obstacle à la réflexion. Il est tout à fait possible de considérer un objet dans sa pluralité, car ce qui réunit ces musiciens, c’est bel et bien le choix d’une pratique commune, suffisamment ouverte pour apparaître différemment selon chacun.

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RÉSUMÉS

L’improvisation, telle qu’elle apparaît dans sa forme la plus libre, de par sa relation particulière au temps, induit une reconsidération du processus de création. Une autre analyse semble nécessaire, différente, dans sa conception, de celle retenue généralement en Art. L’autonomie inhérente à l’objet produit, est-elle, en effet, intelligible de la même manière que dans une création dite immuable ? C’est ce à quoi nous tenterons de répondre à travers l’analyse des quatre éléments suivants : la relation préparation/performance, le matériel témoin, la relation au public et l’improvisation collective. Il s’agit dans chaque cas de saisir ce que représente le support d’un improvisateur, afin de bien comprendre que le processus de création n’est pas à dissocier de son résultat. Une telle démarche amène alors l’improvisateur forcené à concevoir sa pratique comme celle qui résulterait d’un art éthique.

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INDEX

Keywords : audience / spectators, improvisation, time / temporality Thèmes : contemporaine / contemporary classical music, expérimentale / experimental music, improvisée / improvised music Mots-clés : improvisation, public / spectateurs, temps / temporalité nomsmotscles Bailey (Derek)

AUTEUR

MATTHIEU SALADIN

Matthieu SALADIN est doctorant en esthétique à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. mail

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Techniques électroniques et art musical : son, geste, écriture Electronic Techniques in Music: Sound, Gesture and Writing

Bastien Gallet

1 TOUTE TECHNIQUE NOUVELLE CRÉE DE NOUVEAUX POSSIBLES mais c’est l’usage qu’on en fait qui détermine leur effectivité. L’enregistrement et la production électronique des sons élargirent considérablement le champ de l’art musical. La question est de savoir ce que firent les musiciens de cet élargissement imprévu. S’il est nécessaire d’explorer les possibles, il faut aussi sérier les usages. A condition de séparer clairement les réels usages musicaux des simples procédés techniques. La plupart des oppositions reconnues ne reposent souvent que sur des distinctions d’ordre technique : on oppose communément musique concrète et musique électronique sous prétexte que l’une privilégiait l’enregistrement des sons alors que l’autre les produisait sur des générateurs de fréquence. Mais il est un usage du microphone qui rend la musique dite concrète indiscernable de celle que l’on élabore dans les studios électroniques. Pierre Henry est plus proche de Karlheinz Stockhausen et de John Cage que de Ralph Hütter et de Juan Atkins. Il peut leur arriver d’user des mêmes instruments mais ils ne leur poseront pas les mêmes questions et il n’en sortira pas la même musique. L’histoire de la musique électronique au XXe siècle est l’histoire des différentes stratégies que les musiciens ont inventé afin de domestiquer des techniques sans cesse nouvelles. Cette histoire commence avec deux inventions conçues sans intention musicale et à deux courtes années d’intervalle, le téléphone et le phonographe.

Gestes et machines

2 Le 2 juin 1875, Graham Bell découvrit que le flux électrique peut, sous certaines conditions, transmettre à distance (d’un étage à l’autre de l’université de Boston) le son d’une voix faisant vibrer une membrane portant en son centre un disque de fer disposé devant un électro-aimant. L’expérience sera relatée bien des années plus tard par son fidèle assistant, Thomas A. Watson : « L’oscillation était parvenue à travers le fil

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électrique jusqu’au mécanisme receveur qui, heureusement, était en mesure de transformer le courant en un écho extrêmement faible du son de la voix qui l’avait généré. Plus heureux encore, pendant ce moment crucial, un homme tenait son oreille à peu de distance de ce mécanisme et il reconnut instantanément l’importance du son à peine audible qui venait d’être transmis par voie électrique. […] C’est à ce moment précis que le téléphone est né 1. » Entre l’oscillation électrique et la vibration sonore (représentés de part et d’autre par une même onde sinusoïdale), un passage (une première traduction) est ouvert qui ne sera plus jamais refermé. Le téléphone sera, l’année suivante, la première application de cette analogie fondamentale. Trente et un ans plus tard, en intercalant entre l’anode et la cathode de l’ampoule à vide de Fleming 2 une grille métallique permettant de régler le débit du courant électrique circulant entre les deux électrodes, Lee de Forest inventa l’amplification électronique 3. Il rendit ainsi possible les communications téléphoniques à longue distance (que la perte de puissance des oscillations électriques rendait impossible) et ouvrit la voie à la transmission radiophonique. Quelques années plus tard, après avoir monté plusieurs tubes en cascade afin d’augmenter leur effet amplificateur, Lee de Forest eut l’idée de renvoyer le courant de plaque d’un audion dans sa propre grille. Bouclé sur lui même, le tube émit un sifflement continu dont la hauteur changeait avec les variations de tension de la plaque : la lampe triode devint un générateur d’audiofréquences. C’est sur ce principe, celui d’un pur et simple feed-back, que Lee de Forest inventa, en 1915, le premier instrument de musique authentiquement électronique : l’Audion piano 4. Reliés aux touches d’un piano, les tubes à électrons se mettent à émettre, répondant aux gestes de l’interprète, des ondes sonores qui ont pour unique source le flux oscillant entre les électrodes de la lampe. L’auditeur de ces sonorités nouvelles est d’emblée confronté à un problème de nomination. Le son électronique n’est rien en lui-même, son être est plastique. Le qualifier revient, comme le fera Lee de Forest quarante-cinq ans plus tard, à égrener le chapelet des ressemblances ou à évoquer les cacophonies d’un big band lunatique 5. Pour désigner ce qui n’est déjà plus vraiment un instrument de musique, Lee de Forest préfèrera à Audion piano, terme peu évocateur, une expression se son invention : « Squawk-a-phone », littéralement « Téléphone-à- couacs ». Ce nom étrange peut se lire comme une adresse ironique à Graham Bell. Le téléphone de Bell ne se contente plus de transmettre les voix, il se met à émettre des sons en son nom propre. Bouclé sur lui-même, il se prend à parler tout seul : avec la lampe triode, nous dit Lee de Forest, le téléphone s’invente une phonogonie.

3 Le principe de l’Audion piano est à la base des principaux instruments électroniques d’avant-guerre, l’Æterphone (1916) de Leon Theremin, les Ondes (1926) de Maurice Martenot et le Trautonium (1931) de Franz Trautwein. Ces deux derniers sont dotés d’un clavier et d’un banc de filtres agissant sur le timbre sonore. L’association d’un générateur de sons et d’un panel d’effets et de filtres sera caractéristique de toute la série des synthétiseurs analogiques, du RCA Mark I en 1956 aux synthétiseurs modulaires de Donald Buchla et de Robert Moog dans les années 60. Ils emprunteront tous l’apparence des instruments à clavier traditionnels mais cette continuité revendiquée masque une rupture plus profonde, celle du geste instrumental. La lutherie électronique repose sur le principe du « relais » énergétique 6. L’instrument vient prendre le relais de l’interprète. L’énergie que celui-ci dépense n’est pas celle qui produira le son, comme c’est le cas pour les instruments acoustiques. Le musicien abandonne à son instrument (une machine qui ignore encore son pouvoir) le soin de la génération effective des sons. Il devient le déclencheur d’un mécanisme auquel il a

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cessé de participer. La continuité caractéristique du geste instrumental est rompu. L’imagerie robotique de la musique des années 70, du Disco au Krautrock, de Giorgio Moroder et Jean-Marc Cerrone à Can et Kraftwerk, exprimera avec force cette nouvelle logique instrumentale. Le musicien qui touche le clavier du synthétiseur cesse d’être un interprète, la singularité de son geste ne détermine qu’un son générique. Derrière les machines, le robot occupe désormais la place de l’instrumentiste.

4 L’évolution de la facture instrumentale n’est que le symptôme d’une évolution plus profonde et plus durable, celle de l’art musical. En changeant de média, la musique s’est changée elle-même. La plasticité du son électronique rend inutile les médiations fastidieuses de l’écriture instrumentale. C’est sur lui et sur lui seul que devront porter les efforts de la composition musicale. On ne compose plus des notes sur des portées, on compose les ondes des oscillateurs électroniques, ces flux qui, depuis 1948, circulent entre les composants semi-conducteurs des transistors. En rendant audible le flux électronique, les machines vont faire plus que de créer de nouveaux sons, elles vont entraîner la musique dans des devenirs imprévus 7. L’électron était un vecteur, il devient une musique. Il transportait des voix d’un point à l’autre de l’espace, l’oscillateur fait entendre la sienne, une voix d’avant les sons, celle d’une musique en train de naître : la musique électronique. Les techniques nécessaires à la production d’une telle musique furent longtemps la chasse gardée d’un nombre réduit de studios expérimentaux à Paris (le Groupe de recherches de musique concrète de la RTF, 1948), Cologne (le Studio de musique électronique de la NWDR, 1952), New York (le Laboratoire de musique expérimentale de l’Université de Columbia, 1953), Tokyo (le Studio de musique expérimentale, 1954) et Milan (le Studio di fonologia de la RAI, 1955). Ce n’est que dans les années 60 avec la commercialisation des synthétiseurs modulaires Buchla et Moog que les techniques électroniques de production des sons deviennent utilisables par tous. Mais il faut attendre le début des années 80 pour voir émerger en même temps à Détroit, Chicago et New York les courants house et techno, points de départ de ce que l’on appelle communément aujourd’hui les musiques électroniques. Les « instruments » qui furent utilisés – boîtes à rythme analogiques (Oberheim DMX, Roland TR-808 et TR-909), générateur de basse (Roland TB-303), synthétiseurs (Yamaha DX7 et DX1000, Korg MS10) – étaient tous disponibles dans le commerce (et la plupart étaient déjà obsolètes). Mais la musique qui en sortit ne ressemblait à rien de connu. Entre les mains de ces apprentis musiciens, synthétiseurs et boîtes à rythme cessèrent d’imiter les instruments qu’ils étaient censés remplacer pour envahir le premier plan de leurs vibrantes textures analogiques. House et techno déroulent à nouveau le fil des premières impressions de Lee de Forest écoutant les sons émerger de son Squawk-a- phone. Il faut s’arrêter un moment sur l’expérience de DJ Pierre programmant au hasard des séquences sur le clavier du bassliner Roland TB-303 et inventant par inadvertance l’acid house. Les riffs de DJ Pierre, transformés à l’aide des six boutons de contrôle du générateur, balayant les fréquences et les filtres, deviennent soudain glissants, explosifs, stridents ou nasillards au gré des tressautements incontrôlés de la ligne de basse et de ses variations de timbre 8. Le TB-303 manipulé de cette manière donne aux sons qu’il génère une texture flottante, incertaine et c’est cette instabilité qui définira le courant acid. Malgré tout, le son électronique n’a que la plasticité que lui permet son instrument. Le choix d’une machine – d’une marque et d’un modèle – vient répondre à une demande musicale précise, celle d’un timbre ou d’une texture, d’une qualité d’enveloppe ou d’attaque. Un morceau de musique électronique a toujours été d’abord un certaine composition d’instruments. La house est née le jour où Frankie

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Knuckles a eu l’idée d’adjoindre à ses platines (sur lesquelles couraient les disques des labels disco Salsoul et Philadelphia International) une boîte à rythmes et des séquences de percussion tournant sur une source séparée. Ce qui différencie la house du disco n’est pas tant le contenu sonore qu’un certain dispositif instrumental qui opère sur la source disco, la comprime, la raréfie, l’accélère, en un mot la réduit. Le tempo porté à 120 bpm et les morceaux ramenés à l’évidence de leurs structures porteuses, 4/4 métronomique, basses et ligne mélodique erratique, il ne reste qu’une surface rythmique indéfiniment extensible, un pur et simple tracé à remplir. La house est une musique de DJ, une musique sans commencement ni fin, donc sans œuvres sinon les tracks 9 que produisent les musiciens locaux afin d’agrémenter les mix. Elle s’oppose nettement en cela à la musique électronique que produisirent compositeurs et électro- acousticiens dès le milieu des années 50. Une musique de sons, captés par des microphone ou produits par des générateurs de fréquence, manipulés, combinés, montés pour faire œuvre. Une œuvre qui était notée sur partition et qui est aujourd’hui fixée sur bande magnétique. La musique n’a pas cessé de s’écrire, seul le support a changé. On enregistre des sons comme on inscrivait des signes sur des portées 10. Il n’y a que les DJ et leurs descendants à avoir renoncé à l’écriture (il s’agit à vrai dire moins d’un renoncement que d’un pur et simple oubli). Ce qu’ils composent ne sont ni des sons ni des notes, mais des gestes et des machines : des gestes qui redeviennent concrets et des machines qui se mettent à ressembler à des instruments. Les DJ ne sont que des opérateurs, ils ne revendiquent pas la création d’un matériau qu’ils se contentent apparemment de recomposer et c’est ce qui les sépare, définitivement, des compositeurs de musique électro-acoustique. Il faut entendre le Bucephalus Bouncing Ball d’Aphex Twin 11 comme une transposition sauvage et ironique, à près de quarante ans de distance, du Kontakte de Karlheinz Stockhausen. On y trouve la même série d’effets dans un contexte qui en déplace irrémédiablement le sens. Avec Aphex Twin, le contact inaugural que Stockhausen établissait entre électronique et acoustique d’une part, entre les différents paramètres du son d’autre part, est définitivement rompu 12. A la logique totalisante des premières grandes œuvres électro-acoustiques s’oppose radicalement une dispersion qui ne laisse aucune place à la moindre perspective d’unification du matériau musical. Comme le suggère le titre du morceau (Bucephalus vient du grec Boukephalos qui signifie « tête de bœuf »), Aphex Twin hybride soigneusement tous ses sons. On retrouve cette inquiétante logique corporelle dans le vidéo-clip que Chris Cunningham a réalisé à partir du morceau « Come To Daddy ». La tête déformée du musicien collée sur des corps d’enfants vient répondre à ce qu’un traitement musical dirimant fait subir à une voix d’enfant. Rien ne nous empêche d’entendre là une réplique un peu barbare au Chant des adolescents (1956) de Stockhausen 13. A la fusion progressive que le compositeur met en scène entre les voix et l’électronique vient répondre la disruption tératologique de « Come To Daddy ». Sur la pochette du mini album 14 qu’il a consacré à des mix alternatifs du même morceau (autant de versions recomposées du monstre initial) figure incidemment la fréquence d’échantillonnage du sampler digital : 44.1 kHz.

5 Rien ne mesure mieux l’écart entre ces deux conceptions du médium électronique que les deux albums auxquels donna lieu, à trente années de distance, le synthétiseur modulaire Moog. Le Switched-On Bach de Wendy Carlos (1968) et le Switched-On Wagner de Curd Duca (1996). Le respect affiché de la première pour les œuvres de Jean- Sébastien Bach qu’elle interprète sur le synthétiseur flambant neuf de Robert Moog contraste étrangement avec la désinvolture du second transformant sans vergogne la

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musique de Richard Wagner. Robert Moog et Wendy Carlos usèrent de la grandeur de Bach pour justifier l’existence d’un instrument qui ne se prêtait qu’indirectement, et presque par hasard (l’interface clavier), à ce genre de musique. Curd Duca se sert du synthétiseur Moog, que sa désuétude magnifie, afin de ramener le génie wagnérien à la mesure infime d’un sifflement monophonique 15. La grandeur de Bach devait rejaillir sur l’instrument de sa musique. Trois décennies plus tard, c’est Wagner qui s’honore de sortir vivant, bien qu’amoindri, du filtre synthétique. L’intérêt s’est déplacé de l’anecdotique faculté (et d’imitateur) du synthétiseur à son pouvoir sans limite de déformation. Bach était un modèle, Wagner n’est plus qu’un prétexte.

Le signe et la trace

6 Mary had a little lamb furent, le 4 décembre 1877, les premiers mots à laisser une trace sur la feuille d’étain du phonographe de Thomas Edison 16 : cette phrase au prétérit dont l’inscription sur le cylindre pérennisait indéfiniment la présence fut le tout premier fétiche de la phonographie. L’enregistrement du son sur des cylindres, puis sur des disques et des bandes magnétiques, en fait un objet, disponible et plastique. Le principe ne changera pas (l’enregistrement sur CD s’appelle toujours une gravure), seul variera la nature des supports et l’amplitude de la manipulation possible, du DJ hip-hop scratchant ses vinyles au musicien façonnant ses morceaux sur ordinateur. La fixation des sons (qu’elle soit analogique ou digitale) implique une rupture profonde par rapport à leur représentation graphique. Le signe noté représente un son à produire, et à interpréter. Il n’est pas lui-même cette interprétation. L’inscription physique ou le code digital (les 0 et 1 du chiffrage binaire des données) ne sont pas des représentations du son. Ils ne délivrent aucun sens mais une mise à disposition des sons eux-mêmes qui les rend indéfiniment manipulables. Le code digital n’est pas le signe d’un son, mais le son devenu signe. Des partitions aux machines, on passe d’une représentation du son à sa pure et simple exposition. Il faut bien prendre la mesure de cette évolution et des déplacements qu’elle implique. Un des premiers à la théoriser fut Pierre Schaeffer, peu après les expériences qu’il mena en 1948 dans le Studio d’essai de la Radiodiffusion française (amputer les sons de leur attaque, passer des accords de piano à l’envers, varier la vitesse de rotation du tourne-disque, répéter plusieurs fois un même fragment sonore…). Pierre Schaeffer a toujours voulu voir à l’origine de la musique concrète un changement dans l’attitude d’écoute. Ce qu’il interprétait comme une réduction au sens phénoménologique. Il y aurait une méthode concrète (ou acousmatique si l’on suit la lecture de François Bayle 17) qui consisterait à se détacher de l’écoute naturelle, comprise comme la recherche des causes et des origines. Ce détachement opérerait une réduction des sons à leur pure matérialité sonore. L’écoute réduite est, aux yeux de Pierre Schaeffer, l’impératif moral de la musique concrète. Le problème est que cette « réduction » n’a rien de phénoménologique. Là où Husserl entreprend de suspendre phénoménologiquement la thèse de l’existence du monde afin de mettre en évidence le sens de sa transcendance 18, Schaeffer ne fait que modifier techniquement notre rapport au monde. Comme l’écrit très justement Jean Molino : « L’écoute réduite est un écoute artificielle, grâce à laquelle je peux me familiariser avec les propriétés immédiatement sensibles du son : la mise en évidence d’un “objet sonore” est en contradiction absolue avec l’inspiration fondatrice de la phénoménologie, qui vise non à décrire les propriétés sensibles d’un objet du monde mais à en comprendre la genèse 19. » La réduction technique à l’objet sonore ne peut se justifier de la démarche

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phénoménologique, elle en est même la négation. Si réduction il y a, elle est bien plutôt instrumentale. L’écoute concrète est une écoute opératoire. Elle arrête et manipule, enregistre et transforme, fixe et analyse 20. L’auditeur, du seul fait qu’il écoute, devient un instrumentiste, un instrumentiste « dont l’instrument est le micro 21 ». La musique concrète révolutionne moins l’écoute que ses techniques opératoires mais elle sera la première à en mesurer rigoureusement les effets sur l’art musical. Le son était un signe à interpréter, il devient une trace à instrumenter. L’enregistrement fait du compositeur un auditeur et de l’auditeur un interprète. Sur la scène du théâtre concret, une seule personne joue tous les rôles.

7 Les différentes techniques d’enregistrement n’ont pas seulement rendu les sons indéfiniment manipulables, elles ont également généré un extraordinaire surplus de présence sonore et musicale. Une présence qui tend à devenir le nouveau matériau de l’art musical. Pour beaucoup de musiciens, faire de la musique revient essentiellement à intervenir en elle. Il faut pour cela inventer de nouveaux gestes non de production, mais d’interposition, ce que confirment, de Détroit à Manchester et Francfort, vingt années de détournement sonore (des DJ hip-hop new-yorkais aux adeptes britanniques du sampling tous azimuths) et de mésusage des machines électroniques 22. Les musiques dérivées des courants house et techno fourmillent de manipulateurs géniaux et d’ingénieurs en herbe, d’Aphex Twin 23 au groupe allemand Oval 24 qui s’attaque à la technologie digitale et à son interface universelle, la norme MIDI (Musical Instrument Digital Interface). En altérant délibérément les CD ou en rendant impossible toute discrimination entre bons et mauvais signaux (bruits et parasites), Oval manifeste ce que les systèmes digitaux ont pour fonction d’effacer, la présence rémanente de l’instrument, sa matérialité opaque et bruissante. Le geste d’Oval boucle la machine sur elle-même, il révèle les rêves cliquetants qui habitent son sommeil sans fin : l’inconscient digital de la musique des années 90. C’est un même type de geste que l’on retrouve à l’œuvre du hip-hop à la drum’n’bass, des gestes variés d’interposition au cœur d’une même boucle indéfiniment étirée de breaks et de textures rythmiques. De Kool DJ Herc à Goldie et 4 Hero, ce n’est pas la boucle qui change, ce sont les facultés d’intervention du musicien, des facultés qui sont à la mesure exacte des capacités de son instrument. On ne fait pas avec deux platines et une table de mixage (même agrémenté du précieux cross fader 25) ce qu’on fera à partir du milieu des années 80 avec un sampler digital (1981 pour l’Emulator de la société E-μ, 1985 pour le Mirage de la firme Ensoniq et 1988 pour le célèbre S1000 26). A la transmission manuelle du flux (d’une platine sur l’autre) va succéder sa dématérialisation digitale 27. Codé dans la mémoire du sampler, il peut être, littéralement, sculpté – troué, rompu, étiré, transposé, défait et remonté, compressé ou distendu, accéléré ou ralenti – au gré des fonctions dont dispose l’instrument. Le sampler n’a pas seulement amélioré les techniques de bouclage du break, il a aussi et surtout été à l’origine d’une tout autre musique, la jungle et sa version deep & ambient, la drum’n’bass.

8 Les musiques nées dès le milieu des années 70 de la commercialisation des instruments électroniques n’ont pas l’ambition de leurs aînées des années 50. L’autorité qu’exerce les musiciens sur ce qu’ils signent (d’un pseudonyme le plus souvent) est celle d’un geste recomposant un matériau emprunté, elle n’a pas plus d’épaisseur que la grille que Lee de Forest ajouta à la valve de Fleming. La médiation technique a élargi le champ d’action du musicien et augmenté la puissance de ses gestes mais, contrairement à ce que donne à penser l’imagerie du home studio, elle a disséminé son autorité. Il est

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quelque part entre les noms qu’il s’attribue, fantôme d’une musique qui est devenue le médium de sa propre expression. L’ambient (et non la techno) est le vrai nom générique des jeunes musiques électroniques, une longue enveloppe flottante d’ondes radios 28 et de flux imperceptibles qu’il revient aux musiciens de rendre audible et de recomposer.

Electronique et écriture

9 On peut s’interroger sur la (les ?) manière(s) dont la musique écrite, instrumentale, a réagi aux techniques électroniques de production et de transformation des sons et à leur usage dans la toute jeune musique électro-acoustique (Déserts d’Edgar Varèse date de 1954, Gesang der Jünglinge de Karlheinz Stockhausen de 1956 et Thema, Omaggio a Joyce de Luciano Berio de 1958). Il s’agit en l’occurrence moins d’une réaction que d’une appropriation. Il n’a pas fallu attendre très longtemps. Dès les années cinquante, ces techniques deviennent interprétables, c’est-à-dire utilisables, par l’écriture instrumentale. Les micropolyphonies des premières œuvres pour orchestre de Ligeti (Apparitions – 1958-59 et Atmosphères – 1961) sont de l’avis même du compositeur 29, de l’électronique appliquée. Encore faudrait-il savoir ce que l’on entend par « appliquée ». Il était à l’époque impossible de faire entrer les techniques de studio dans le procès de l’écriture instrumentale 30. Le compositeur ne pouvait qu’essayer de recréer certains effets électroniques (réverbération, boucles, écho, modulation, filtres, etc.) à l’aide de l’orchestre. Il ne peut y avoir d’« application » qu’en un sens figuré. Et c’est bien de cette manière que l’entendent les compositeurs qui, à la suite de Ligeti, se sont inspirés de ces techniques. Dans des textes à l’allure de manifestes, Gérard Grisey, Tristan Murail et Hugues Dufourt ont soigneusement décrit ces influences. Il n’y est pas question d’appliquer des techniques, mais bien de susciter – de révéler – un langage 31. C’est bien en termes de révélation, au sens photographique, que Gérard Grisey explicite sa démarche. « La forme musicale devient la révélation à l’échelle humaine, la projection d’un espace naturel microphonique sur un écran artificiel et imaginaire [i.e. l’orchestre] ; mieux encore, cet écran est à la fois miroir déformant, focalisateur, multiplicateur, sélecteur, “corrodeur”, etc. » 32 Ce qui est ainsi projeté à la manière d’une image photographique sur l’écran-miroir orchestral – et qui suscite ce nouveau langage – est la représentation visuelle, microphonique, du phénomène sonore, ce que les acousticiens appellent un sonagramme 33. La révélation, si révélation il y a, suppose la mise en place d’un dispositif complexe, du phénomène sonore visualisée à son inscription déformée sur la partition d’orchestre. Ces écrans successifs (graphique, photographique, sonore) n’en laissent pas moins surgir ce qui, encore inaudible du fait de sa contraction dans l’objet sonore, se révèle dans le grossissement-ralentissement de l’écriture : les entrailles du son 34. Ce nouveau langage dont parle Hugues Dufourt ne consiste pas tant, comme certains textes peuvent le laisser croire, à recréer sur instruments acoustiques les effets des techniques électroniques, mais à faire de l’écriture musicale un instrument de pénétration et d’exposition du phénomène sonore. L’écriture nous dit Gérard Grisey donne à voir l’invisible, donne à entendre l’inaudible, dépouille le corps sonore de sa peau et déploie ses organes. Si la révélation est sonore, le révélateur, lui, est scriptural.

10 Seulement, l’écriture spectrale tient sa puissance chirurgicale et photographique d’une révolution qui eut lieu dans un tout autre champ du savoir, celui de la science

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acoustique. Ce qui n’était encore dans les années cinquante qu’une technique de production sonore (l’électroacoustique analogique) va devenir grâce à Jean-Claude Risset, John Pierce et Max Mathews une véritable théorie, celle du timbre 35. Dans le but avoué de créer des programmes de synthèse numérique des sons (le tout premier fut réalisé par Max Mathews en 1957 dans l’enceinte des Bell Laboratories), ils ont dû procéder à une analyse complète et microphonique de la structure physique du son qui a bouleversé les fondements de l’acoustique classique. Aux critères traditionnels de définition des sons (hauteur, durée, intensité), ils ont ajouté le timbre. Et pour rendre compte de la spécificité du timbre, il faut développer une tout autre théorie acoustique que celle qui comprend le son comme un spectre de fréquences (le timbre d’un son dépend en effet plus de l’évolution de ce spectre que de l’addition des partiels qui le compose à un instant quelconque) ; il faut également user d’autres instruments 36. La science a été dans ce cas précis l’inspiratrice d’un important renouveau de l’écriture instrumentale. L’acoustique de synthèse s’est assez vite formulée dans les termes d’un véritable programme artistique : « Il y a un art du timbre musical, écrit Hugues Dufourt, à partir du moment où la notation instrumentale sait utiliser et transcrire des spécifications du son – battements, effets de chœur, modulation, distorsion, saturation, filtrage, réverbération – qui pourraient sembler lui échapper par nature. Le timbre est devenu un objet de composition 37. » En inscrivant leur esthétique dans le cadre contraignant d’une théorie scientifique, les compositeurs de l’école spectrale offrent à la musique la consistance d’une temporalité à laquelle les autres arts ont déjà renoncé 38. La musique, semble-t-il, n’a pas encore quitté la scène de l’Histoire. Mais n’est-elle pas, nous souffle Nietzsche, la tard-venue de chaque civilisation 39 ? Ainsi chanterait- elle sans le savoir les accords d’une modernité depuis longtemps éteinte. Le temps qui commence n’ouvre sur aucun nouveau monde, il inaugure la simultanéité de tous les âges et le décès prématuré de l’esthétique (il n’y a pas de philosophie de l’art ni des arts, seulement des théories artistiques). Les musiciens électroniques l’ont bien compris, eux dont le temps consiste à détourner celui des autres.

NOTES

1. « The Birth and Babyhood of the Telephone », communication à la Troisième Convention annuelle des Pionniers Américains du Téléphone à Chicago, 1913, nous traduisons. 2. La valve de Fleming ou « tube redresseur » (1904) fut un des tous premiers détecteurs de signaux hertziens. Exploitant une découverte de Thomas Edison, il permit la transformation du courant électrique alternatif en courant continu. 3. L’Audion est en 1906 le premier composant électronique de l’histoire. « I now possessed the first three-electrode vacuum tube-the Audion, grandaddy of all the vast progenity of electronic tubes that have come into existence since », Lee de Forest, Father of Radio, Wilcox & Follett, 1950, p. 214. 4. Le Dynamophone ou Telharmonium de Tadeus Cahill de 1905 fut la première machine à produire du son à partir de l’électricité (à partir de dynamos). Il ne s’agissait toutefois pas encore d’un instrument électronique.

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5. « En fermant certains interrupteurs, les haut-parleurs faisaient entendre des sons qui semblaient ceux d’un violon, d’un violoncelle, d’un bois, d’une corde sourde ainsi que d’autres sons qui ne ressemblaient à rien qu’un orchestre ait jamais joué et qu’une oreille humaine ait jamais entendu – d’une sorte qu’on entend souvent aujourd’hui dans les cacophonies hystériques d’un swingband lunatique. De telles sonorités m’ont incité à appeler mon nouvel instrument le Squawk-a-phone. », Lee de Forest, ibid., nous traduisons, p. 331-332. 6. J’emprunte l’expression à Claude Cadoz, « Musique, geste, technologie », dans Les nouveaux gestes de la musique, Editions Parenthèses, 1999. 7. Le « devenir-insecte » et le « devenir-moléculaire », devenirs qui caractérisent selon Deleuze et Guattari la musique électronique. Cf. Mille plateaux, éd. de Minuit, 1980. 8. Chicago, 1987. Le morceau qui est sorti de ces tripatouillages fut intitulé « Acid Tracks ». L’expérience est rapportée par David Toop. « Voici comment Marshall Jefferson m’a décrit ce moment, lorsque je l’ai interviewé en 1988 : « Acid Tracks a été un accident, mec. […] DJ Pierre, il était là et il s’amusait avec ce truc – et il a sorti cette séquence, mec. Tu sais, dah-dah-dah-gwon- gwon-gwon-ga-gyown. […] On l’a joué au Music Box et tout le monde flippait. », Ocean of sounds, traduction d’Arnaud Réveillon, éd. Kargo, 2000, p. 51. 9. Le matériau des DJ house à Chicago produit par des musiciens locaux. Les « tracks » ne sont pas encore des morceaux, seulement une matière à mixer. Ils donneront leur nom au label Trax, le premier label house, fondé par Larry Sherman et sur lequel les tous premiers disques de cette musique furent enregistrés. 10. La plupart des œuvres de musique électronique des années 50 et 60 étaient préalablement et intégralement notées sur partition. 11. Alias Richard James. Son pseudonyme le plus connu emprunte le nom d’une société britannique de composants électroniques, Aphex Systems. 12. Kontakte (1958-1960) fut la première œuvre à associer instruments traditionnels et sons produits par modulation de fréquence. Un contact à comprendre au double sens d’une continuité entre acoustique et électronique et d’une interprétation totalisante du phénomène sonore. Stockhausen entend déduire les paramètres du son (hauteur, timbre, intensité, rythme) d’un champ temporel fondamental par modification continue des proportions de temps. Cf. …wie di Zeit vergeht…, revue Contrechamps n° 9, p. 27-65. 13. Cette hypothèse est loin d’être absurde. Au début de l’année 1995, Radio 3 a envoyé à Karlheinz Stockhausen des cassettes contenant de la musique de jeunes producteurs électroniques, parmi lesquels figurait celle d’Aphex Twin. Un journaliste de la radio a ensuite demandé au compositeur quels conseils il donnerait à ces musiciens. Stockhausen conseilla à Aphex Twin d’écouter Le chant des adolescents. A quoi l’intéressé répondit qu’il n’y a ni groove ni ligne de basse dans ce morceau et qu’il pourrait, éventuellement, le remixer. L’article paru dans (n° 141) est traduit par Emmanuel Grynszpan dans Bruyante techno. Réflexions sur le son de la free party, Éd. Mélanie Seteun, 1999, p. 110-115. 14. Retail Item : Come To Daddy, Warp (WAP94CDX). Aux côtés des trois nouvelles versions de l’original (« Pappy mix », « Mummy mix », « Little Lord Fautelroy mix ») figurent notamment « Bucephalus Bouncing Ball » ainsi qu’un morceau au titre savoureux (dans ce contexte) : « To Cure A Weakling Child ». 15. Sur la pochette du disque, sorti sur le label Mille plateaux, figure ce commentaire en guise de sous-titre : « Minimalist mood music, realized on a Moog synthsizer (and other music machines). Contains Richard Wagner compositions transformed beyond recognition by Curd Duca, who is already well known for his East Listening albums. For this one, he fed a polyphonic Wagner score into a monophonic synthesizer. The result is a collection of abstract melodies and strange moods, with brilliant arpeggios, fat organs and eerle whistling. » 16. La légende attribue ces mots à Kruesi, l’ingénieur horloger qui réalisa le premier phonographe d’après les plans d’Edison.

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17. François Bayle, « Schaeffer phonogène », dans Ouïr, entendre, écouter comprendre après Schaeffer, Ina-Buchet/Chastel, 1999, pp. 149-151. 18. Notamment au début de ses Méditations cartésiennes, trad. franç., Vrin, 1947. 19. Jean Molino, « La musique et l’objet », dans Ouïr, entendre, écouter comprendre après Schaeffer, Ina-Buchet/Chastel, 1999, p. 131. 20. Comme Pierre Schaeffer l’écrit exemplairement dans son journal de l’année 1948 : « Où réside l’invention ? Quand s’est-elle produite ? Je réponds sans hésiter : quand j’ai touché au son des cloches. Séparer le son de l’attaque constituait l’acte générateur. Toute la musique concrète était contenue en germe dans cette action proprement créatrice sur la matière sonore. », L’œuvre musicale, INA.GRM/Séguier, p. 26. 21. Pierre Schaeffer cité par Jean Molino, ibid., p. 131. 22. Herman Gillis, inventeur d’un filtre qui connaît un succès grandissant auprès des musiciens – Sherman Filterbank – a intitulé son manuel d’utilisation, ce qui veut tout dire : Abuser’s Manual. 23. Aphex Twin a longtemps modifié les synthétiseurs qu’il achetait dans le but de leur faire produire des sons imprévus. 24. Le duo a sorti deux albums sur Mille Plateaux, le label francfortois d’Achim Szepanski : Systemich et 94 Diskont. 25. Ou commutateur unipolaire à double bascule, une amélioration que Grandmaster Flash doit au DJ disco Pete Jones et qui permet à la fois d’écouter un disque avant de le jouer et de passer sans intervalle de temps d’une platine à l’autre. 26. Le premier échantillonneur numérique, le Fairlight CMI (Computer Musical Instrument), date de 1979 mais son prix en réserva l’usage aux studios et aux laboratoires de recherche. 27. Le sampler repose sur le principe de l’échantillonnage numérique du son, qui consiste à mesurer l’amplitude de l’onde sonore à intervalle régulier (44,1 kHz pour les CD audio, soit 44 100 fois par seconde). L’échantillonnage n’est qu’une approximation de l’onde alors que le signal analogique (électrique) en est la copie exacte, mais les systèmes de codage numérique présentent l’avantage sur les systèmes analogiques de permettre l’élimination du bruit et un recopiage sans pertes (et donc sans limites). 28. Qu’un simple scanner suffit à capter. On pense au travail de Robin Rimbaud (plus connu sous le nom de Scanner) arrachant à leur anonymat les conversations téléphoniques circulant dans l’air et les diffusant pendant ses concerts au beau milieu d’une masse océanique de sons amenés et traités en direct à l’aide d’une interface tactile. 29. Cf. les entretiens qu’il a accordés à Pierre Michel en appendice de l’ouvrage que celui-ci a consacré au compositeur : György Ligeti, éd. Minerve, 1985. 30. Ce que permettent aujourd’hui les logiciels de composition. Cf. l’article de Gérard Assayag dans le premier numéro de la revue éc/arts, « Composition assistée par ordinateur : nouveaux chemins de création », 1999. 31. « Notre idée-force : le son électrique suscite un langage nouveau. Il requiert des édifications idoines. La composition synthétique du son fait partie intégrante de la composition musicale, elle la conditionne du dedans au point d’en renouveler les principes et les formes d’expression. Nous entendons contribuer à la formation d’une nouvelle syntaxe et d’un nouveau style. » Extrait du texte-manifeste de Hugues Dufourt qui accompagnait la création du Collectif de Recherche Instrumentale et de Synthèse Sonore en septembre 1978. 32. La musique : le devenir des sons, extrait d’une conférence prononcée à Darmstadt en 1982 et reproduite dans Vingt-cinq ans de création musicale contemporaine – L’Itinéraire en temps réel, p. 298, L’Harmattan, 1998. 33. « Le sonagramme est une méthode concrète de transcription graphique du son qui permet de visualiser l’objet sonore dans sa dimension temporelle », Jérôme Baillet, Gérard Grisey – Fondements d’une écriture, p. 14, L’Harmattan, 2000. Gérard Grisey a utilisé des sonagrammes dès 1974. On en relève la trace dans Périodes, composé à cette époque.

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34. « La forme musicale a quelque chose de terrifiant : elle tient du voyeurisme et du viol, mais aussi de la vivisection et de la manipulation génétique », ibid., p. 298. 35. « De l’électroacoustique analogique à la musique sur ordinateur, il y a la distance qui sépare une technologie – fût-elle révolutionnaire – d’une théorie », Hugues Dufourt, « Les Principes de la Musique », dans Musique contemporaine, perspectives théoriques et philosophiques, Mardaga, 2001, p. 61. 36. « L’ordinateur s’est révélé un instrument décisif dans l’étude des timbres musicaux. Car il permet la prise en compte séparée et solidaire des facteurs constitutifs du timbre, à savoir la fréquence fondamentale, la répartition des partiels, la distribution de l’énergie dans le spectre, les enveloppes temporelles ainsi que les micro-variations des paramètres de l’amplitude et de la fréquence », ibid., p. 67. 37. Hugues Dufourt, Musique, pouvoir, écriture, p. 283, Christian Bourgois, 1991. 38. Nous suivons ici les analyses de Paul Ardenne : « Ce qu’il s’agit d’admettre, au titre de la relation au temps, c’est combien l’art contemporain n’a plus de temporalité propre. […] À l’inverse de ce que sa désignation prête à penser, l’art contemporain n’est pas classiquement définissable par son inscription dans un temps qui serait de l’ordre de l’immédiateté, en tant qu’art projeté, comme le veut l’étymologie, dans le présent, – dans ce qu’on pourrait en somme appeler le temps-monde. […] Quoiqu’inscrit dans l’histoire générale, il énonce moins que l’histoire, l’effet que le surgissement de cette histoire produit dans le corps créateur. Il est pour cette raison, de manière inéluctable, un art de la mémoire, un art contraint de se souvenir que quelque chose, avant lui, s’est donné comme étant l’art. Ainsi compris, le plus souvent d’ailleurs de manière traumatique, il s’institue comme pratique qui n’existe qu’en fonction de ce qui a eu lieu, comme reprise, réexpérience ou contrepoint… », « Dire l’art contemporain à l’âge de sa multiplicité sémantique » dans Où va l’histoire de l’art contemporain ?, École nationale supérieure des Beaux-Arts & l’image, p. 435, 1997. 39. « De tous les arts qui s’épanouissent d’ordinaire sur le terrain d’une certaine civilisation, chaque fois que sont données certaines conditions sociales et politiques, la musique est la dernière de toutes les plantes à faire son apparition, à l’automne, quand défleurit la civilisation dont elle relève, et alors même que s’aperçoivent déjà le plus souvent les premiers signes, les messagers d’un nouveau printemps ; parfois même, la musique est comme la langue d’un ère engloutie sonnant au cœur d’un monde neuf et étonné, elle vient trop tard », Humain, trop humain : Opinions et sentences mêlées, § 171, p. 108, Folio/ Gallimard.

RÉSUMÉS

Cet article se propose de rendre compte des différentes musiques que le médium électronique a contribué à faire naître en partant de l’histoire des techniques musicales et de leur usage par les musiciens et les compositeurs. Nous montrons ainsi que les jeunes musiques électroniques (techno au sens large) investissent ces techniques d’une manière qui ne doit rien à l’usage que purent en faire les compositeurs. Une poétique des gestes contre une esthétique du timbre.

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INDEX

Keywords : experimentation, gestures / body language, sampling / Djing, techniques, technologies / devices, composer / composing / score, key / tone / tonality Mots-clés : échantillonnage / sampling / Djing, expérimentation, gestes / langage corporel, techniques, technologies / dispositifs, compositeur / composition / partition, timbre / ton / tonalité Thèmes : électronique / electronic music, techno / hardcore techno

AUTEUR

BASTIEN GALLET

Bastien GALLET est directeur de la rédaction de la revue Musica falsa. mail

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Le Dub jamaïcain : du fond sonore au genre musical Jamaican Dub: from a Musical Background to a Genre

Wilfried Elfordy

1 CELA FAIT MAINTENANT PRÈS DE QUARANTE ANS QUE LA JAMAÏQUE, une île des Caraïbes comptant moins de trois millions d’habitants, inonde le marché du disque de musiques « populaires », telles que le mento, le rocksteady, le ska, ou encore le reggae. Pourtant, le succès mondial du reggae et de son emblématique porte-parole Bob Marley, associé au rastafarisme 1, cache quelques innovations musicales bien plus importantes, notamment en ce qu’elles ont pu apporter aux musiques électroniques et amplifiées de la fin du vingtième siècle. En effet, est née en Jamaïque aux alentours de 1968 2, une musique connue sous le nom de dub. Plus discrète que le reggae, elle s’avère pourtant bien plus influente sur nos musiques urbaines contemporaines que ce dernier, tout au moins sur le plan technique et musical. Ce paradoxe vient du fait que le dub est définit de manière générale3 par l’approche technique de la matière sonore qu’il sous-tend 4. On pratique le dub, mais en déconsidérant l’aspect musical (condamné à n’être qu’un simple « fond sonore » 5). On le présente alors comme un style de reggae.

2 Mais le dub jamaïcain ne peut-il pas être considéré comme un genre musical à part entière, un modèle dont un certain nombre de traits de caractères feraient se réunir dans une même famille des styles musicaux différents 6 ? C’est à cette question que nous allons tenter de répondre dans le présent article, en éclairant dans un premier temps les facteurs qui nous ont conduit à une telle problématique.

Techniques et innovations musicales

3 Si nombreux sont ceux qui considèrent le dub comme un ensemble de techniques, c’est avant tout parce qu’ils associent cette musique aux outils de création qui lui sont dédiés ou à des traits culturels vecteurs de technicité : le compositeur de morceaux dubs, le sound system7, le dub-plate… Prenons pour exemple le cas du compositeur. Ce dernier, ingénieur du son aussi appelé dub-master ou mixer8, est un passionné de l’électronique

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et du son, sans formation musicale particulière, dont le but avoué est d’entrer au cœur de la matière sonore à l’aide d’effets spéciaux pour changer ses paramètres (hauteur, intensité, durée, couleur…). Fait nouveau dans le monde de la composition musicale, le dub est la musique de techniciens du son. On comprend alors pourquoi des traits sociaux, bien qu’ayant participé à l’émergence du dub, ont aussi eu pour conséquence de stigmatiser ce dernier au détriment de la musique.

4 Des expérimentations matérielles novatrices menées en studio par les mixeurs pour composer du dub eurent la même conséquence. C’est, en effet, à l’aube des années soixante-dix, que le studio d’enregistrement9, initialement équipé pour enregistrer des disques, devint une sorte d’instrument de musique sous l’impulsion de dub-masters comme King Tubby et Errol Thompson. Ces derniers n’hésitèrent pas à modifier concrètement leurs outils de travail, souvent rudimentaires, pour pratiquer d’innovantes expérimentations sonores. Par exemple, un simple magnétophone à bandes se métamorphosait dans les mains de King Tubby en une sorte « d’échantillonneur à bandes », un instrument avec lequel on conserve des portions d’une chanson déjà enregistrée et enchaîne cette matière sonore de manière nouvelle 10. De même, ce dernier se bricola en 1974 un effet d’écho qu’on a prit l’habitude d’appeler « écho à bandes » 11. Le principe en était simple : il suffisait d’isoler une boucle de bande magnétique (une séquence musicale), qu’on passait ensuite sur les têtes d’un vieux magnétophone deux pistes, le tout en jouant sur la vitesse de déroulement de la bande. Cette séquence était finalement injectée dans le morceau dub lors du mixage.

5 Le troisième facteur de technicité qui fausse la définition du dub est l’incidence musicale de ces expérimentations matérielles. Le travail de composition du mixeur s’apparente ici à un jeu de construction. Pour faire un dub, le mixeur va utiliser comme matière sonore de base le riddim12 d’une chanson reggae. En fait, il va séparer dans une chanson le riddim des pistes vocales et instrumentales, puis découpera les pistes ainsi obtenues. Il pourra alors entamer la composition de son morceau en élaborant, autour du riddim, une dramatique musicale différente de celle de la chanson dont il se sert. Pour cela, le mixeur injectera lors du mixage des « enveloppes sonores » 13, de la même manière qu’un compositeur « classique » aurait utilisé des notes14. Il pourra par la suite mettre en relief à son gré certaines de ces « enveloppes », principalement grâce à des méthodes d’arrangement (disposition des enveloppes sonores…), d’égalisation (accentuation du volume sonore…), ou l’aide d’effets spéciaux (écho, déphasage, réverbération…). Bien que ces manipulations semblent prendre le pas sur l’idée même d’un paysage sonore spécifiquement « dub »15, on ne peut s’empêcher de penser qu’il manque, pour définir cette musique, une étude de son univers sonore. C’est pourquoi nous allons l’effectuer maintenant.

Un nouvel univers sonore

6 Sur le plan sonore, le dub comporte tout d’abord un aspect récurrent incarné par un ensemble basse/ batterie surexposé. En effet, le passage de l’univers musicale du reggae à celui du dub entraîne la disparition de certaines lignes mélodiques (celles du chant ou des cuivres) pour une mise en avant de la rythmique. Des indices plus précisément délimités nous permettent aussi de repérer l’espace sonore du dub. Par exemple, les

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effets d’écho et de réverbération, tels qu’ils sont utilisés par les mixeurs, peuvent dilater et/ou transformer l’espace sonore dans lequel ils évoluent. La réminiscence d’un thème peut, d’autre part, servir de lien entre la chanson reggae et le morceau dub. C’est un lieu où l’oreille de l’auditeur pourra se reposer, un terrain connu. L’auditeur pourra aussi remarquer qu’une fois le mixage du morceau dub accompli, la situation d’isolement de certaines enveloppes sonores décrira un lieu infiniment vaste et inconnu.

7 Bien qu’une description détaillée de ces enveloppes sonores soit ici une entreprise vaine, on peut tout de même en donner les principales caractéristiques. Tout d’abord, on retrouve les instruments familiers du reggae : batterie, claviers, cuivres, basse et guitare électriques. On y entend aussi d’éclectiques images sonores (des sons transformés, des bruitages incongrus ou des mélodies rapportées), parfois réunies autour de thématiques pour contribuer à un imaginaire influencé par le cinéma (western, science-fiction, kung-fu), la bande dessinée ou la religion (Bible, éthiopisme…), mais plus souvent n’ayant de commun que l’univers dans lequel elles sont projetés 16.

8 En résumé, on peut dire que le dub ne peut pas être réduit à un simple « ensemble de techniques » qui visent à remixer une chanson reggae, car les mixeurs cherchent à travers cette musique à faire passer des émotions particulières (étonnement, excitation…) en entraînant l’auditeur dans un paysage sonore différent de celui du reggae. Le dub est conçu pour mettre les sens en éveil par différents traitements de la matière sonore. On note alors deux approches sonores différentes, l’une concentrée sur la transformation du son, et l’autre sur la création de paysages sonores. En effet, si Perry entrevoit dans le dub la possibilité de créer de petits univers sonores fait de bruitages, de gags sonores, d’onomatopées ou de salades de mots délirantes 17, Tubby l’aborde plutôt comme un moyen de faire évoluer le son jamaïcain 18 (en modifiant les timbres, saturant les sons de la grosse caisse…). Ces différentes approches renforcent l’identité d’une musique définitivement détachée du reggae.

9 On peut d’ailleurs constater qu’il existe des points de basculement qui détachent l’auditeur de l’univers du reggae pour l’emmener progressivement vers celui du dub. Certains mixeurs exécutent, par exemple, un geste compositionnel qui consiste à commencer un morceau dub par un extrait de la chanson originale (celle qui sera placée sur la face A du disque), puis à en réduire l’orchestration à sa substantifique moelle, l’ensemble basse/batterie, provoquant concrètement la sensation de basculement.

10 D’une autre manière, les producteurs se servent des pochettes d’albums pour rendre le dub tributaire d’une image différente de celles des musiques distribuées sur le marché du disque jamaïcain ; on remarque précisément que cette imagerie proche d’un « surréalisme pictural » décrit des situations liées aux esthétiques « fantastique » (« Scientist Rids the World of the Evil Curse of the Vampires » de Scientist) et de « science-fiction » (« Scientist And Jammy Strike Back ! » de Scientist et Prince Jammy) à l’opposé de celles délivrées par les disques reggae, en cela que les pochettes de ces derniers montrent généralement des photos d’artistes, d’armes ou de cannabis. Politisées, violentes ou à connotations sexuelles, les pochettes de disques de reggae expriment plutôt la réalité du quotidien.

11 On ajoutera aussi que les dub-masters créent un décalage entre la terminologie dub et celle plus traditionnelle du reggae en s’inventant des surnoms 19 en adéquation avec

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l’univers musical et pictural précédemment décrit. On appellera alors « King Tubby » (« le roi des tubes cathodiques ») le dub-master Osbourne Ruddock. On préférera aussi aux noms Neil Fraser et Hopeton Brown ceux, respectivement, de Mad Professor (« Professeur fou ») et « Scientist » (« Scientifique »). En s’emparant des clichés de la vision humaine du futur véhiculée par le cinéma et la bande dessinée, les mixers et les producteurs offraient au dub, avec un second degré non dissimulé, l’image crédible d’une musique futuriste. Le dub est donc une musique jamaïcaine originale qui se différencie en tout point du reggae. Cependant, il nous reste encore à en définir l’essence.

L’essence du dub

12 Comprendre le dub, c’est avant tout saisir l’importance de son influence sur l’ensemble des musiques populaires qui sont, à un moment ou à un autre, entrées en contact avec la musique jamaïcaine dans les années soixante-dix. Pour des raisons historiques20 ou liées à des mouvements migratoires importants21, les pays dont nous étudierons les musiques sont les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.

13 Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, une tendance à l’émigration fait qu’une communauté jamaïcaine déshéritée est présente aux Etats-Unis. La méthode de travail du son que s’est révélé être le dub (découpage des morceaux, ajout d’effet…) a donc pu se généraliser dans le monde des musiques urbaines (en notant tout de même que les racines de ces musiques américaines sont nombreuses, variées et parfois paradoxales). Il existe de nombreux indices (historiques ou musicaux) permettant de rapprocher la « culture des sound-systems » de celles plus tardives du rap des ghettos new-yorkais 21, et des musiques populaires électroniques22 (disco remix…). Mais si l’on veut résumer l’apport des dub-masters sur la modernisation des techniques de composition aux Etats-Unis, on peut dire que dans les musiques où l’on considère la table de mixage comme un instrument de musique et le deejay/mixer comme un artiste, on est incontestablement sous l’influence du dub.

14 En Grande-Bretagne, l’influence du dub fut particulière, car cette musique y avait déjà trouvé un écho à travers la personne d’Adrian Sherwood (producteur et mixeur anglais). Ce dernier imposa dès la fin des années soixante-dix une empreinte mêlant influences rock, funk, rythmes steppers (un style plus énergique de reggae né en Angleterre), techniques du dub, racines analogiques (utilisation de bandes, effets…) et sonorités électroniques. Ce métissage fut un premier pas vers un style de dub purement anglais, qui sera suivie au cours des années quatre-vingt-dix par des labels comme Universal Egg, Third Eye Music ou Word Sound. Mais plus important encore, la création d’un tel style de dub a permis aux musiques pop britanniques de s’imprégner du dub jamaïcain. On retrouvera alors le dub dans des productions de groupes rocks, trip-hops ou jungle (The Clash, XTC, The Wild Bunch, Asian Dub Foundation…). Cependant, on constate que tout ces métissages sont le fruit de politiques consistant à réunir différentes communautés autour de projets culturels. On considère la richesse sonore de chaque musique pour l’exotisme qu’elle apporte. Ce n’est pas le travail que peut effectuer le dub-master qui est pris en compte ici, même si la composition à partir de boucles sonores n’est pas sans rappeler celle des aînés jamaïcains. Reste, pourtant, ce sentiment que l’on cherche à donner à l’auditeur l’impression d’entendre du dub, au travers de quelques clichés : un univers submergé d’échos, d’effets sonores aériens, de

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profondes basses réverbérées, et de rythmiques hypnotiques. Peut-être est-ce là un moyen d’emmener le dub vers de nouveaux horizons. Mais alors, quelle est la véritable nature du dub ? Quelle est la définition la plus juste qu’on puisse lui donner ?

15 On constate à l’écoute de l’album « No Protection », réalisé par le dub-master anglais Mad Professor en 1995 à partir de l’album « Protection » (Circa Records, 1994) de Massive Attack, que l’on tient là une œuvre qui synthétise parfaitement les facteurs d’originalités du dub. En premier lieu, Mad Professor utilise délibérément son matériel de manière peu optimale. Il met les technologies actuelles à l’épreuve, à la manière de King Tubby. Cela donne des morceaux aux paysages sonores proches de ceux développés dans le dub des origines, régis par le même principe de dilatation de l’espace-temps et une vision « surréaliste » de la musique que viennent à envier certains des plus grands dub-masters comme « Scratch » 23. De plus, le travail effectué par le Mad Professor sur la voix est proche de celui de Perry24 (un univers qui se défini par ses textes hachés, onomatopées et autres glossolalies) ; en ajoutant à cela une mise en avant de la rythmique basse/batterie 25 et une application d’effets (écho, reverb, phaser…) sur les enveloppes sonores.

16 Réalisé à partir d’un album trip-hop (« Protection »), les morceaux de Mad Professor montrent surtout que le caractère « reggae » du dub originel n’est pas une de ses spécificités. Il y a, en effet, beaucoup de disc-jockeys qui considèrent le dub comme le versant expérimentale du reggae. Si Tubby et ses disciples ont développés le dub autour du reggae, c’est avant tout parce que les studios et les producteurs, pour lesquels ils travaillaient, leur offraient essentiellement ce type de matière sonore. Il ne faut pas oublier que Perry, tout comme d’autres compositeurs jamaïcains, livraient parfois des œuvres teintées de rythmes « souls » et « funks ».

17 Nous pouvons alors conclure sur une définition du dub qu’on peut résumer comme étant l’art de transformer la matière sonore d’un album de musique populaire (rock, trip-hop, reggae, disco, funk…) en un album qui met en avant l’ensemble basse/ batterie, à l’aide de la technologie de studio et des techniques développées par King Tubby et ses disciples. « Lorsque le dub est bien fait, il prend chaque fragment et l’imprègne d’une nouvelle vie, transformant un ordre rationnel de séquences musicales en un océan de sensations. » 26 C’est le principal facteur d’originalité du dub jamaïcain, celui qui le sépare définitivement de son image de « version » pour lui offrir celle de genre musical. Et même si beaucoup d’albums dub des années soixante-dix n’étonnent plus vraiment l’auditeur d’aujourd’hui, on peut comprendre que l’important dans cette musique n’est pas tant dans le résultat musical à proprement parler, mais plutôt dans le fait qu’elle fut celle de « visionnaires » jamaïcains ayant anticipé trente ans de musiques populaires urbaines du monde entier.

BIBLIOGRAPHIE

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BLUM (B.), Le reggae, Librio musique, Paris, mai 2000, 95 p.

CHEESEMAN (P.), « History Of House », DJ magazine, 1985

CONSTANT (D.), « Aux sources du reggae. Musique, société et politique en Jamaïque », Epistrophy, 1986/2, Editions Parenthèses.

KATZ (D.), People Funny Boy : The Genius Of Lee « Scratch » Perry, Payback Press, 2000 « Mad Professor », The Wire, 148, june 1996

SALEWICZ (C.) et BOOT, (A.), Reggae Explosion – histoire des musiques de Jamaïque, Editions du Seuil, 2001

TOOP (D.), Ocean Of Sound : Ambient music, mondes imaginaires et voix de l’éther, Kargo, Cahors, 2000 « Trip-hop », Mix Mag, June 1994.

DISCOGRAPHIE SÉLECTIVE

KING TUBBY, « Dangerous Dub », Greensleeves Records, 1996

KING TUBBY, « Dub From the Roots », Culture Press, 1997

KING TUBBY, « Dub Gone Crazy », Blood & Fire, 1994

KING TUBBY, « Dub Like Dirt (1975-1977) », Blood & Fire, 1999

KING TUBBY, « King Tubby Meets Rockers Uptown », Shanachie, 1994

LEE « SCRATCH » PERRY, « Arkology », Island, 1997

LEE « SCRATCH » PERRY, « Blackboard Jungle Dub », Jet Star, 1998

LEE « SCRATCH » PERRY, « Kung Fu Meets the Dragon », Justice League, 1975

LEE « SCRATCH » PERRY, « Mystic Warrior Dub », Ariwa Sounds ARICD 054

LEE « SCRATCH » PERRY, « Revolution Dub », Esoldun-Mélodie

MAD PROFESSOR, « No Protection », Circa Records, 1995

NOTES

1. Culte jamaïcain considérant l’Ethiopie comme la Terre sacrée et rejetant les valeurs décadentes et corrompues de la civilisation occidentale. 2. BARROW et DALTON, 1997, p. 199. 3. les ouvrages et articles de grands historiens de la musique jamaïcaine tels que Steve Barrow se contentent de passer en revue des techniques et des artistes, plutôt que d’articuler un discours autour de préoccupations musicales. 4. une sorte de remixage des chansons reggae placé sur la face B des quarante-cinq tours jamaïcains. 5. Nous emploierons l’expression de « fond sonore » pour différencier le dub d’un autre type de version de chanson dont seules les pistes instrumentales ont été conservées : la « version instrumentale » ; cette dernière apparait aussi en face B de nombreux quarante-cinq tours, mais n’est qu’une version dont les pistes ne subissent aucune modification. 6. On pourrait ainsi parler de différents style de dub : celui de King Tubby, de Mad Professor, ou plus largement du rap et de certaines musiques électroniques historiquement liées au dub jamaïcain.

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7. discothèque mobile où l’on diffusait le dub et les dernières musiques « à la mode » pour les gens n’ayant les moyens d’acheter ni disque ni radio. 8. dont les illustres représentants sont Osbourne « King Tubby » Ruddock, Lee « Scratch » Perry, Errol Thompson, « Prince Jammy », « Scientist », et Sylvan Morris. 9. notamment les studios Black Ark, Tubby’s, Gibbs ou Channel One. 10. Exemple qu’on peut retrouver dans le livret de la compilation de King Tubby, « Dub Gone Crazy », 1994 11. King Tubby, « Dub Gone Crazy », 1994 12. Un « rythme » (riddim, dans la terminologie du reggae) est l’élément fondamental de toute chanson jamaïcaine ; c’est une construction rythmique axée sur la combinaison basse / batterie, autour de laquelle a été arrangée une chanson. Parfois, une petite mélodie est associée au riddim, mais l’ingrédient principal reste la ligne de basse. 13. celles précédemment obtenues. 14. Cette façon de concevoir l’objet musical par le biais d’un travail sur un matériau sonore préexistant est original à la fin des années soixante dans la musique populaire jamaïcaine. D’un point de vue musicologique, « l’enveloppe sonore » accomplit ici une véritable révolution dans la mesure où elle implique la disparition de la note en tant qu’élément de base du langage musical. 15. et la définition suivante, donnée par Bruno Blum (2000), en est symptomatique : « Dub : version remixée d’un morceau, où subsistent des parties de voix ou non. » 16. Une discographie sélective illustrant cet éclectisme sonore est proposée aux lecteurs à la fin du présent article. 17. que l’on retrouve dans un album comme « Kung Fu Meets The Dragon » (Justice League, 1975) … 18. dans un album comme « King Tubby meets Rockers Uptown » (Shanachie, 1994)… 19. ce que Chris Salewicz (2001, p. 32) souligne comme étant traditionnel chez les artistes jamaïcains « qui s’affublaient de narquois sobriquets aristocratiques » depuis les années quarante. 20. La Jamaïque fut, jusqu’en 1962, une colonie de l’empire britannique. 21. BLUM, 2000, p. 45. 22. CHEESEMAN, 1985. 23. comme en témoignent les albums de Perry produit par le Mad Professor dans les années quatre-vingts (« Mystic Warrior Dub »…). 24. « Mad Professor », The Wire, 148, june 1996. 25. il va jusqu’à changer entièrement la basse du morceau « Weather Storm ». 26. TOOP, 2000.

RÉSUMÉS

Étudier la musique dub, c’est remonter au berceau d’un grand nombre de musiques populaires urbaines de la fin du XXe siècle (rap, disco remix, trip-hop…). Nous allons donc donner dans cet article une vision globale du dub jamaïcain autour d’une réflexion qui aura pour enjeux de déterminer si cette musique peut être considéré comme un « genre musical ». On s’intéressera notamment au travail novateur de certains ingénieurs du son sur de la matière sonore préenregistrée dans les studios d’enregistrement de Jamaïque au début des années 1970.

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INDEX nomsmotscles Perry (Lee “Scratch”), King Tubby, Mad Professor Index géographique : Jamaïque / Jamaica Keywords : genre (musical), recording / editing / production, sampling / Djing, studios / home studios Mots-clés : échantillonnage / sampling / Djing, enregistrement / montage / production, genre musical, studios / home studios Thèmes : jamaïcaine / Jamaican music, ska / rocksteady / reggae / dub

AUTEUR

WILFRIED ELFORDY

Wilfried ELFORDY, département de musicologie de l’Université de Tours. mail

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Le « stoner rock » en France Exemple de constitution d’un genre musical Stoner Rock in France: The Creation of a Music Genre

Fabien Hein

1 DES TRAVAUX RÉCENTS 1 tentent de renouveler la sociologie du goût de manière très convaincante à partir d’objets comme la musique classique (Hennion et al., 2000), l’alimentation (Teil, 1998) et la gastronomie (Bonnet et Quemin, 1999). L’ambition de cet article est de prolonger cette réflexion en observant l’apparition et le développement conjoint d’un goût pour un genre musical relativement nouveau en France : le « stoner rock ». Cela suppose d’observer les rapports circulaires entre un goût singulier et/pour un genre musical. On portera à cette fin le regard sur les personnes, les objets et les activités constitutifs de ce goût et de ce genre. C’est-à-dire, ce « réseau opaque qui ne s’étendra pas d’une maille sans que quelques-uns ne l’aient tissé » (Hennion, 1993). Un genre musical existe et se développe pour quatre raisons au moins. Premièrement, car un certain nombre d’individus – les primo-récepteurs – développent un goût et un attachement prononcé à son endroit. Deuxièmement, car en tant que premiers à être touchés par un genre musical, ces individus cherchent à partager ce goût et cette intense relation affective avec d’autres. Troisièmement, car le partage de ce goût et de cet amour se traduit dans un certain nombre d’activités. Quatrièmement, parce que ces individus opèrent un travail de définition et de distinction du genre. Rendre compte de la manière dont se constitue un genre musical relève ainsi d’une élaboration complexe où l’on saisit d’une part le pouvoir des choses sur les personnes, et d’autre part, la manière dont ces personnes en deviennent les médiateurs particuliers.

2 Richard Peterson a exposé les conditions socio-économiques ayant présidé à l’émergence du rock (Peterson, 1991), tandis que Antoine Hennion a démontré que la production de musique relève du développement conjoint de la technique et de l’économique (Hennion et al., 2000). Les apports de ces chercheurs sont considérables puisqu’en identifiant les conditions préalables de l’accès à la musique, ils ouvrent la voie à l’analyse des conditions favorables au développement d’un genre musical. Par extension, ils conduisent à saisir la formation des goûts et la manière dont ils se

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transportent. On peut ainsi faire l’hypothèse qu’un genre musical ne peut se définir sans qu’existe un goût pour celui-ci et inversement.

3 Pour mener ce travail, je commencerai par opérer un retour historique sur le « stoner rock » en essayant de dégager la manière dont cette appellation a émergé et l’a progressivement désigné en tant que tel. On tentera de comprendre ensuite comment il est arrivé en France et comment il a pu toucher un cercle très restreint d’amateurs qui, en s’en emparant, ont graduellement endossé les rôles de thuriféraire associé à celui d’acteur culturel. Leur implication très active dans la promotion de ce genre à travers la mise en place d’un certain nombre d’activités, a initié la constitution d’un monde 2 (Mignon, 1991) du « stoner rock » en France.

4 Tenter une approche des « modes de constitution » (Nicolas-Le Strat, 1998) du « stoner rock » par l’observation de ses activités se révèle être une démarche particulièrement féconde pour éclairer la manière dont un genre musical parvient à s’implanter sur un territoire. Il faut pour cela que le regard se focalise simultanément sur les activités mises en place, les acteurs qui les animent et les objets produits. En pratique, j’ai pu identifier sept types d’activités et autant d’acteurs, en interaction ou pas, participant à la construction de ce monde. Cet article repose en partie sur leur observation et sur une série d’entretiens directifs et semi-directifs.

Les origines du « stoner rock »

5 La France n’occupe que rarement un rôle influent pour ce qui concerne la création de musique rock. Nous disposons de très peu d’exemples pour démontrer le contraire 3. Selon un processus quasi immuable, le rock est d’abord manufacturé aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne avant d’être retravaillé en France. Comme le propose Patrick Mignon, le processus consiste en une « acclimatation d’une musique et d’une culture » (Mignon, 1991). L’Hexagone est donc perméable, selon des degrés divers, aux différents types de rock qui agitent la planète, notamment sous l’effet de la diffusion d’objets techniques comme le disque, la presse spécialisée, la radio, la télévision et les sites web ou netzines.

6 La dénomination « stoner rock » est une terminologie désignant un genre musical redevable d’un croisement d’influences des premiers groupes de « hard rock » 4 (Rabasse, 2000) à tendance « heavy metal » 5 (Rabasse, 2000) et « psychédélique » 6 (Assayas, Eudeline, 2000) de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Black Sabbath 7, Led Zeppelin, Deep Purple, et Pink Floyd en sont probablement les représentants les plus célèbres, sans oublier des groupes comme Grand Funk Railroad, Hawkwind, Cream et Blue Cheer. Ce que l’on appelle aujourd’hui « stoner rock » prolonge en cela un héritage musical tombé en désuétude dès après l’explosion « punk » 8 (Assayas et al., 2000) en 1977. Ce type de musique n’a pourtant jamais réellement cessé d’être pratiqué. Des groupes comme Saint Vitus, Trouble, Candlemass, Pentagram et les Melvins, revendiquaient haut et fort leur statut de prolongateurs d’un hard rock quelquefois appelé « doom » dans les années 1980. Ces groupes resteront néanmoins assez confidentiels pendant cette période car en décalage avec l’esprit musical de l’époque : l’heure n’est alors plus au rock à guitares lourdes et grasses. Il faudra attendre le début des années 1990 et le retour des groupes à guitares avec la vague « grunge » 9 (Potts, 2000) pour que des groupes comme Monster Magnet, , Sleep, Cathedral et parviennent à imposer leur style à travers des labels

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qui ne sont pourtant aucunement spécialisés dans le domaine 10. Leurs musiques s’inscrivent dans le droit fil de leurs illustres prédécesseurs. Le jeu des références est particulièrement visible à travers les crédits de certains albums qui mentionnent explicitement qu’ils sont redevables d’un certain nombre de groupes des années 1960-70.

7 Le « stoner rock » fait partie de l’ensemble mouvant des esthétiques musicales que l’on englobe sous la terminologie gigogne du « rock ». Cela lui permet surtout de se distinguer de l’étiquette « hard rock » à laquelle les groupes « stoner rock » sont souvent assimilés par méconnaissance. Comme le sont l’ensemble des esthétiques « rock », elles sont pétries de social, vivent, évoluent et se transforment sans cesse. On ne peut les envisager qu’à travers une multiplicité de pratiques, de mythes, de représentations, de modes de consommation, autrement dit, en terme de phénomènes culturels. Dans un premier temps, il faut donc tenter de dégager les éléments qui soutiennent l’authenticité du « stoner rock ».

Le « stoner rock » aujourd’hui

8 Musicalement, il s’agit avant tout de croiser les schémas rythmiques des groupes de référence 11. Cela se traduit par des tempo relativement lents, s’appuyant sur des guitares accordées un ou plusieurs tons en dessous de la normale, permettant de donner à l’ensemble, la tonalité la plus grave et la plus lourde possible. Techniquement, l’hommage appuyé aux pères fondateurs est magnifié par les avancées technologiques des studios d’enregistrement et la compétence de certains ingénieurs du son qui permettent aux groupes « stoner » d’obtenir des sons d’une épaisseur inégalée jusqu’alors. Matériellement, il s’agit d’utiliser strictement, dans la mesure du possible, des instruments et une chaîne d’amplification « vintage » à l’instar des groupes de cette époque. Certains musiciens poussent la logique jusqu’à des sommets d’exigence en s’équipant de jacks recouverts de tissu de la glorieuse époque. Visuellement, on peut supposer que ce monde exploite les thèmes déclinés par les groupes d’alors. Si certains musiciens arborent quelquefois une pilosité débridée avec les cheveux longs, des rouflaquettes et la barbe, il n’est pourtant pas impossible qu’ils se présentent avec les cheveux rasés. Il en va de même pour ce qui concerne l’habillement. Alors que l’on pourrait penser que le monde du « stoner rock » est plutôt redevable de certains symboles vestimentaires de la fin des années 1960 et du début des années 1970 : pantalons à pattes d’éléphant, vestes en cuir, motifs floraux ou psychédéliques, etc., on observe plutôt, lors de la fréquentation des concerts, l’absence de règles tranchées en ce domaine, tant en France qu’en Allemagne ou encore en Belgique. Si bien qu’un amateur de « stoner rock » reste de prime abord, difficilement identifiable par l’image qu’il donne de lui. Ou encore, qu’il ne se distingue, a priori, en rien d’un amateur de « metal » ou de « hard rock » classique, hormis par le nom de groupe qu’il arbore sur son t-shirt.

9 Les illustrations des pochettes de disques, les couvertures de fanzines, les premières pages de netzines, sont supposées représenter un contenu musical et adresser un message à ses récepteurs potentiels. Il est donc particulièrement intéressant de s’y arrêter. Les polices de caractères utilisées présentent souvent un caractère typique par leurs influences psychédéliques. Les illustrations abordent un certain nombre de thèmes que je vais énumérer par ordre d’importance. L’iconographie

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cinématographique des années 1960-70 tout d’abord, avec des images provenant de films comme Easy Rider, La Planète des Singes, La Fureur de Vivre, mais également de films issus de la blaxploitation 12, de films de gangsters, d’espionnage et d’horreur (série Z). Sont abordés ensuite le thème de la femme, régulièrement traitée en tant qu’objet sexuel et érotique ; la conquête spatiale (astronautes, vaisseaux, constellations, planètes, soleil...) ; les engins motorisés (voitures et camions américains, motos) ; l’heroic fantasy (monstres, mutants, elfes...) ; le satanisme (symboles ésotériques, mages noirs, boucs, têtes de mort...) ; les grands espaces (déserts, bush australien, lac salé, autoroute américaine...) ; le Moyen-Age (Vikings, Prince Noir, guerres de religion, cour des miracles...) ; le matériel des musiciens (amplificateurs à lampes...) et, pour finir, les produits stupéfiants et leurs ustensiles (feuilles de cannabis, pipe à eau, barbituriques, LSD...). Dans ses grandes lignes, il apparaît que l’imagerie « stoner » vise à symboliser un monde qui se composerait à la fois d’onirisme, d’érotisme, d’hédonisme et d’ésotérisme. Autrement dit, un monde libre et enchanté, dépourvu de contraintes, en décalage avec la réalité, sans réelle portée politique directe.

Une terminologie à la parenté floue

10 Il faut remonter à la seconde moitié des années 1990, pour situer l’apparition du terme « stoner » notamment après la sortie, d’une compilation intitulée : Burn One Up ! Music for stoners, publiée en 1997. « Stoner » est-il un terme qui renvoie à Stone Age, l’âge de pierre, eu égard aux looks des individus que l’on désigne ainsi ? Fait-il référence à stoned drunk qui signifie être ivre ou alors à stoned on drugs qui signifie être déchiré, raide ? A-t-il pour origine l’idée de stone-deaf qui signifie être complètement sourd, en regard de la puissance sonore dégagée par les groupes qui évoluent dans ce style musical ? Ou relèverait-il plus prosaïquement d’une banale exploitation commerciale d’un label qui a ressenti le besoin d’attribuer un nom à cette musique pour la rendre plus facilement identifiable 13 ? Les avis divergent 14. Toutefois, il est intéressant d’observer que la définition d’un genre musical s’applique toujours a posteriori.

11 Comme souvent dans le monde du rock, la querelle des étiquettes fait rage. Qu’on la rejette ou qu’on y adhère, il est indéniable que malgré ses frontières plus ou moins floues, il s’agit d’une terminologie relativement commode pour que ses protagonistes puissent s’accorder sur une représentation commune de ce qu’il englobe. J’en veux pour preuve les outils de célébration qui le véhiculent et qui l’ont repris assez massivement. Les principaux webzines utilisent ce terme : Stonerrock.com au Canada et Stoner Rock Rules en Italie. Roadburn aux Pays-Bas qui se définit en tant que Online Stoner Rock Zine tandis que les Allemands de Monster Mag s’affichent comme The German Stoner Rock Mag. En France, le site Zoopa Loop propose une Stoner Doom Letter, alors que Psycotic S. T. s’affiche comme un site destiné à promouvoir le « stoner rock » 15. Dans tous les cas, aucun de ces sites n’établit une définition figée de ce qu’il entend par « stoner rock », où plutôt, il établit une définition qui lui est propre, mais de nature suffisamment large pour parvenir à atteindre un consensus. On peut à ce titre postuler qu’il s’agit là de réels « entrepreneurs » de labellisation (Becker, 1985). Ce sont ces outils de célébration, dont les acteurs ont développé un goût pour le genre, qui accordent ou non cette qualité à un groupe ou à un label de disques par la délimitation de son champ esthétique. Une présence accrue de chroniques disques d’un même label dans plusieurs sites « stoner » donne à penser qu’il se situe plutôt dans cette mouvance.

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Idem pour les groupes. Cela est d’autant plus vrai que peu de labels s’affichent aussi ouvertement que ne le font les outils de célébration en tant que spécialistes du « stoner rock ». Comme nous allons le voir, l’implantation et le développement de ce genre musical s’est essentiellement articulé autour d’un petit nombre d’acteurs en France.

Les acteurs du développement du « stoner rock » en France

Parmi les acteurs de l’échantillon, cinq d’entre eux déclarent que le « stoner rock » les a touchés par l’intermédiaire d’un disque, le sixième par un clip vidéo et le dernier par la beauté enivrante d’une pochette de disques parue dans une revue spécialisée. La capture des corps s’est donc opérée sensitivement par la pratique auditive et visuelle.

12 Les acteurs ont une moyenne d’âge de 30 ans (écart de 23 à 45 ans). En principe, ils ont découvert le rock entre 12 et 13 ans, donc largement avant de découvrir le « stoner rock ». Tous font état d’une disposition préalable pour le rock à tendance dure. L’écrasante majorité d’entre eux a découvert le « stoner rock » dans la première moitié des années 1990 (ils ne savaient pas alors que leur musique d’élection était ce qu’on allait appeler « stoner rock »). Ils possèdent en moyenne une centaine de disques de ce genre, ce qui en fait des consommateurs honorables. En outre, ils sont particulièrement friands de fanzines ou de webzines dédiés au « stoner rock ».

13 Quatre d’entre eux habitent la capitale ou sa banlieue. Deux habitent une capitale régionale de l’est tandis que le dernier habite dans une petite ville du sud-ouest. Quatre sont célibataires, deux vivent en union libre. Un seul est marié. C’est aussi le seul à avoir un enfant. D’un point de vue scolaire et professionnel, l’un d’entre eux à un niveau BEP, deux autres ont un niveau bac, trois ont un niveau bac + 2 à bac + 3 et le dernier a un niveau bac + 5. Quatre font partie de la PCS des employés, l’un d’entre eux de celle des professions intermédiaires, un autre est ouvrier qualifié et le dernier est demandeur d’emploi. Ils sont issus de familles dont le chef de famille fait partie de la catégorie des chef d’entreprise pour deux d’entre eux, de celle des cadres pour deux autres, des employés pour deux autres encore et des professions intermédiaires pour le dernier. Les caractéristiques sociales dégagées par l’ensemble de ces éléments apparaissent trop hétérogènes pour en dégager un quelconque postulat déterministe.

14 Sur une échelle allant de 1 à 10, les individus de l’échantillon évaluent l’amour qu’ils portent au « stoner rock » majoritairement à sa notation maximale (minimum à 8). Au- delà de l’attribution d’une note, comme souvent lorsqu’il s’agit d’évoquer son amour pour un objet précis, le vocabulaire vient à manquer. On aime, on adore un point c’est tout. Usage du performatif. On aime le plaisir que procure cette musique, qu’on la joue ou qu’on l’écoute. On apprécie plus précisément les sons gras et fuzz qui y sont développés. On est sensible à la qualité et à la facilité des rencontres interindividuelles à l’intérieur de ce monde. Le goût pour un genre musical est manifestement difficile à mettre en mots car relevant de facteurs multiples. C’est simplement ce qui fait « vibrer », « triper », « délirer », selon les verbes descriptifs en usage. Fort heureusement, les acteurs sont nettement plus explicites lorsqu’il s’agit d’évoquer les manières qu’ils ont d’aimer le « stoner rock ».

15 Effectivement, de simple usagers de la musique, les individus de l’échantillon déclarent avoir progressivement éprouvé le besoin et l’envie de s’investir dans le « stoner rock ». Le passage au faire traduit ainsi leur amour pour ce genre musical. Le temps consacré à

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ces activités représente quatre à six heures de travail journalier en semaine, voire davantage pendant les week-ends. Cela représente incontestablement un investissement très important, étant entendu que ces acteurs exercent souvent une activité professionnelle à temps plein. En outre, il apparaît qu’ils ne se limitent pas à une seule activité, allant quelquefois jusqu’à occuper quatre types d’activités différentes dans le champ « stoner ».

16 Cet investissement comporte évidemment une contrepartie. Les acteurs déclarent en retirer souvent une grande satisfaction, voire du bonheur. Satisfaction d’entretenir des rapports humains, d’avoir quantité de contacts, d’être autonome dans ses choix artistiques. Ces activités apparaissent comme des moteurs existentiels. Parmi elles, on dénombre pour l’essentiel, la pratique de groupe, la direction de labels, la gestion de catalogues de distribution, la rédaction d’articles et d’interviews dans des fanzines ou des webzines qu’ils peuvent éventuellement éditer eux-mêmes, l’animation d’émissions radio, l’organisation de concerts et de tournées. Analysons-les dans le détail sur un mode diachronique.

Les activités constitutives du « stoner rock » en France

17 Une vision globale de ces activités est proposée dans le schéma 1. On peut y voir que la première activité « stoner rock » en France provient de l’initiative du groupe nancéien Carn. Début 1996, il enregistre son premier album en Angleterre. Bien qu’il se situe dans un courant musical non encore identifié en France par les médias, le groupe est sélectionné courant 97 pour représenter la Lorraine au Printemps de Bourges. Le groupe éprouve néanmoins des difficultés à trouver des concerts en France. Il lui est ainsi plus facile de se produire en Italie par exemple alors que les propositions de labels discographiques proviennent de la Suisse et de la Belgique. Le groupe décidera de mettre un terme à sa carrière fin 1999 avant que ne paraisse son dernier album auto- produit. Courant 1997, le groupe lance une newsletter trimestrielle intitulée Bison 2 afin de faire un lien avec les fans du groupe et surtout de présenter leurs influences musicales en réalisant des interviews de groupes phares. Après la dissolution du groupe, deux de ses membres, principaux rédacteurs de Bison 2, se lancent dans de nouvelles activités. L’un s’investit dans l’organisation de concerts et de tournées exclusivement « stoner » avec l’association Ampire Booking. L’autre prolonge son travail de critique en publiant ses écrits dans Kérosène, important fanzine au rayonnement national à la ligne éditoriale plutôt d’obédience et hardcore, dans une rubrique intitulée Brotherfab and the family stone. Il réalise un travail similaire pour Vincebus Eruptum, fanzine italien de langue anglaise, strictement « stoner », diffusé internationalement.

18 Le fanzine parisien SDZ n’est pas exclusivement dédié au « stoner rock ». Pourtant, il est le premier fanzine français (1997) à publier des chroniques disques et des interviews « stoner » et ce, aussi bien dans l’édition papier que dans sa version électronique. Son responsable a par ailleurs animé l’émission Névroses, diffusant quantité de groupes « stoner rock », sur les ondes de Radio Primitive à Reims entre 1997 et 1999.

19 1998 voit apparaître le groupe parisien Low Vibes ayant à ce jour publié cinq mini CD sur le label Water Dragon. Ce dernier a été créé courant 1999 par le propre bassiste du groupe. Outre les disques de Low Vibes, le label compte neuf autres références, dont

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deux compilations présentant des jeunes groupes émergents de la scène « stoner » mondiale. La fonction de ces compilations est primordiale puisqu’elles tiennent un rôle essentiel dans le processus de reconnaissance des groupes qui y figurent et de manière symétrique, dans celui de la constitution du genre musical. Le label se décline également sous la forme d’un catalogue de distribution par correspondance, accessible en ligne ou par voie postale. Il propose plus d’une centaine de références de groupes du monde entier. Unique en son genre en France, il est devenu une référence incontournable – lien entre les producteurs de disques ne disposant pas de distribution nationale en France 16 et les amateurs – que la presse musicale spécialisée continue cependant d’ignorer. 1999 verra se créer Zoopa Loop en banlieue parisienne. De fanzine papier, il deviendra, courant 2000, un webzine proposant des interviews, des chroniques disques, des news et des liens vers d’autres acteurs du monde « stoner ». C’est sensiblement le même esprit qui anime son homologue Psycotic S.T de Gujan en Gironde. Ce dernier présente toutefois l’avantage de l’âge de son créateur qui peut se permettre de tenir quelques pages sur les disques fondateurs du « stoner rock ». Ce qui constitue un avantage pédagogique certain.

20 1999 toujours, verra apparaître les premiers enregistrements auto-produits des groupes parisiens Space Patrol et Loading Data. Le leader de ce dernier vient alors de subir un choc esthétique par la rencontre avec un disque lors d’un séjour à San Francisco. A priori, ce sont les musiciens qui sont les plus perméables au« stoner rock » en France aujourd’hui. Ils se réunissent, créent des groupes 17 ici ou là avec la perspective de donner des concerts et d’enregistrer des disques, voire de faire carrière.

21 Chacun des acteurs de l’échantillon identifie clairement tous les autres. Pour autant, il est impossible de parler d’une organisation réticulaire à échelle strictement nationale. L’audience trop réduite du « stoner rock » exige des rapports transnationaux. Les activités analysées se situent majoritairement dans une perspective marchande. Même à dimension souvent très modeste, dont l’ambition se résume quelquefois à équilibrer les frais de production, elles proposent de vendre le fruit de leur travail : fanzines, disques ou encore prestations scéniques. Seuls les webzines se situent dans des rapports non marchands. Toutes ont cependant besoin des autres pour leur insuffler une dynamique. Les labels ont besoin des webzines pour chroniquer leurs disques. Les disques ont besoin d’être distribués. Les groupes dont les disques sont distribués ont besoin des organisateurs de concerts. Les organisateurs de concerts ont besoin de chroniques disques pour organiser leur promotion. Tout comme les distributeurs, etc. Ainsi, les services proposés par chacun des acteurs sont essentiellement identifiés comme un moyen de donner une prolongation à leurs propres activités. Les liens réticulaires ont donc une existence manifeste mais lâche. Les acteurs du « stoner rock » en France visent avant tout à assurer le développement de leur propre activité. La perspective de consolider ce réseau n’a d’ailleurs pour l’instant aucun sens, tant que le territoire national ne sera pas quadrillé plus efficacement. En d’autres termes, le travail consiste à toucher de nouveaux amateurs qui, à leur tour, deviendront acteurs culturels ou au moins laudateurs du « stoner rock ». Les potentialités du marché doivent donc être élargies.

22 A ce stade de développement, aucune des activités observées n’est en mesure de permettre à leurs protagonistes d’en vivre. Seul le label et distributeur Water Dragon, dont le marché est le plus développé de l’échantillon, vient d’entamer des procédures pour donner à ses activités le cadre d’une micro-entreprise. Les autres fonctionnent

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sous régime associatif ou hors cadre juridique. Globalement, ces activités restent confinées dans la sphère des initiés plutôt qu’elles ne se situent au sein d’un marché économique ouvert.

23 Ce rappel historique permet de comprendre qu’un genre musical s’épanouit dans le paysage musical d’un pays par effet d’agrégation. A défaut d’un renfort médiatique, le genre musical en question se diffuse de proche en proche, sous l’influence d’objets, de médias, d’activités et d’acteurs qui les mobilisent et les font fonctionner. Le monde du « stoner rock » est donc clairement engagé dans une perspective DIY, do-it-yourself, héritée du punk. Sa position est celle d’un médiateur.

Il n’y a pas de genre musical sans médiateurs

24 Le goût pour un genre musical n’est donc pas « déjà là », mais se définit « en cours d’action, pour un résultat en partie incertain » (Hennion et al., 2000). Cette incertitude reste cependant particulièrement délicate pour le développement même des activités qui peinent à trouver leur public, lent à former. Son efficacité est donc essentiellement conditionnée par la capacité de médiation des primo-récepteurs.

Figure 1. Chronologie des activités dédiées au "stoner rock" en France

25 Après que ces derniers aient été touchés par un genre musical à la faveur d’un certain nombre de moyens de mise à disposition de la musique (disques, radio, télé, fanzines, Internet...), ils élaborent donc à leur tour des moyens de mise à disposition de cette musique en direction d’autres personnes. En se spécialisant dans un genre musical comme le « stoner rock », l’acteur de l’échantillon « favorise l’élaboration [...] d’un savoir approfondi sur les objets, et l’apparition d’un désir de transmission de ce savoir qui légitime sa passion et démontre la grandeur personnelle de l’individu » (Leveratto,

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2000). On assiste donc au passage d’un état d’amateur à celui d’acteur culturel avec en filigrane la figure du médiateur.

26 Le « stoner rock » ne semble pas connaître d’engouement particulier pour l’instant en France. Rien ne le justifierait a priori puisque la presse musicale nationale lui réserve un traitement de relégation 18 comparativement aux autres genres traités. Or, on sait l’importance que revêtent les médias, notamment la presse écrite nationale, dans la formation des goûts (Brandl, 1999). Hormis quelques articles, interviews et chroniques disques sporadiques, le « stoner rock » ne dispose que du soutien de ses militants- médiateurs les plus acharnés, avec les outils décrits plus haut, et dont le rayonnement médiatique reste largement limité du fait d’une puissance de diffusion non industrielle. Dans ces conditions le « stoner rock » est condamné à la marge. Ce mécanisme est décrit par Norbert Elias qui, traitant de Mozart, fait le constat, aisément transférable à notre objet, que si un genre musical « outrepasse le canon du goût artistique prédominant, il réduit dans un premier temps ses chances d’obtenir un écho auprès du public » (Elias, 1991).

27 Certains acteurs de l’échantillon semblent déplorer cette situation et attendent le déferlement d’un phénomène – qui, à l’instar de Nirvana pour le « grunge » – conférera une reconnaissance mondiale au « stoner rock » et dans le même temps dynamisera leurs activités 19. A l’inverse, d’autres espèrent qu’il restera une musique exclusivement underground, non entachée d’aspects commerciaux trop outranciers qui diminuerait son intérêt et aurait pour effet d’accélérer son déclin. Il serait hasardeux de spéculer sur le développement économique et médiatique du « stoner rock » en France, voire dans le monde. Sa légitimation ne s’exerce pas pour l’heure sur le volume des ventes de disques, mais sur la capacité des médiateurs à faire partager leur passion et à mettre en place les conditions de sa diffusion.

28 Comme le rappelle Antoine Hennion, la musique ne peut se « produire qu’en s’appuyant sur ses développements techniques et marchands » (Hennion et al., 2000). L’attachement à la musique en plus, ces conditions sont également requises pour le développement d’un genre musical. Dans le prolongement de Michel Callon, on peut rajouter qu’un genre musical est « toujours produit localement, et [son] transport dépend du transport des dispositifs matériels, humains, techniques auxquels [il est attaché] » (Callon, 1999). Toutefois, le technique et l’économique ne contiennent pas intrinsèquement une capacité de rayonnement dynamique. C’est le médiateur, représenté par les figures de l’amateur et de l’acteur culturel qui en est le dépositaire. C’est le processus continu de médiation, soutenu par l’amour d’un genre musical, qui mobilise les conditions techniques et marchandes pour les rendre accessibles à d’autres. C’est également ce processus qui organise les rencontres sensorielles avec le genre musical. C’est aussi lui qui organise les liens réticulaires nécessaires à son développement. C’est encore lui qui parvient à traduire son amour pour un type de musique dans un certain nombre d’activités productrices d’objets. La figure du médiateur tient donc simultanément dans l’action, un rôle déterminant dans la formation et l’évolution des goûts d’autres amateurs, mais également dans la constitution d’un genre musical. Stoner Rock.com (Canada), http://www.stonerrock.com

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BIBLIOGRAPHIE

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BRANDL (E.), Le rock en région. Vers une nouvelle image culturelle, Service culturel de la Ville, Besançon, 1999, p. 27-30.

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LEVERATTO (J.-M.), La mesure de l’art. Sociologie de la qualité artistique, La Dispute, Paris, 2000, p. 324.

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DISCOGRAPHIE, FANZINES ET SITES INTERNET

Discographie récente des groupes français cités

CARN, « Good timin’... Wrong place », Supanatural Rock Records, 2000

LOADING DATA, « Frenchman, Nevada », Kokopelli Recordings, 2001

LOW VIBES, « Psychic travel », Water Dragon Records, 2001

SPACE PATROL, « Secret sounds of the spaceways », Autoproduction, 2001

Groupes et albums par qui le « stoner rock » s’est établi :

CATHEDRAL, « Forest of equilibrium », Earache, 1991

KYUSS, « Blues for the red sun », Dali Records, 1992

MONSTER MAGNET, « Spine of God », Caroline Records, 1992

SLEEP, « Sleep’s holy mountain », Earache, 1992

THE OBSESSED, « », Columbia, 1994

Les pères fondateurs (discographie indicative)

BLACK SABBATH, « Black Sabbath », Vertigo, 1970

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BLUE CHEER, « Vincebus Eruptum », Philips, 1968

CREAM, « Wheels of fire », Polydor, 1968

DEEP PURPLE, « Deep Purple in rock », EMI, 1970

GRAND FUNK RAILROAD, « On time », Capitol Records, 1969

HAWKWIND, « In search of space », United Artists, 1971

LED ZEPPELIN, « Led Zeppelin », Atlantic/WEA, 1969

PINK FLOYD, « Meddle », EMI, 1971

Les prolongateurs de l’entre-deux (discographie indicative)

CANDLEMASS, « Epicus doomicus metallicus », Black Dragon, 1986

MELVINS, « Gluey porch treatments », Alchemy Records, 1986

PENTAGRAM, « Days of reckoning », Napalm Records, 1987

SAINT VITUS, « Saint Vitus », SST, 1984

TROUBLE, « Psalm 9 », Metal Blade, 1984

Compilations « stoner rock »

« Burn One Up. Music for stoners », Roadrunner Records, 1997

« Greatest Hits. vol. 1 », Water Dragon Records, 2000

« The Mob’s New Plan », Water Dragon Records, 2000

« Stone Deaf Forever », Red Sun Records, 2000

« Welcome to Meteorcity », Meteorcity records, 1998

Groupes et disques « stoner rock » actuels (discographie sélective)

ALABAMA THUNDER PUSSY, « River city revival », Man’s Ruin Records, 1998

DEAD MEADOW, « », Tolotta Records, 2000

ELECTRIC WIZARD, « Dopethrone », Rise Above, 2000

FU MANCHU, « The action is go », , 1997

GOATSNAKE, « I », Man’s Ruin Records, 1999

LOWRIDER, « Ode to io », Meterocity, 2000

NEBULA, « To the center », Sub Pop, 1999

QUEENS OF THE STONE AGE, « R », Interscope Records, 2000

SOLACE, « Further », Meteorcity, 2000

SPIRIT CARAVAN, « Jug fulla sun », Tolotta Records, 1999

SPIRITUAL BEGGARS, « Mantra III », Music For Nations, 1998

TWIN EARTH, « Black stars in a silver sky », Beard Of Stars Records, 2000

UNIDA, « Coping with the urban coyote », Man’s Ruin Records, 1999

VIAJE A 800, « Diablo roto dë... », Alone Rds/Custom Heavy Rds, 2001

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FANZINES PAPIER

« Brotherfab and the family stone » in Kérosène, Pôle des musiques actuelles, 20, rue Blandan, 54000, Nancy

Vincebus Eruptum, Via Chiavella 24/11, 17100, Savona (Italie)

SITES INTERNET CITÉS

Groupes

Carn, http://come.to/carn

Loading Data, http://www.loadingdata.org

Low Vibes, http://members.tripod.com/lowvibes

Space Patrol, http://multimania.com/spacepatrol

Label et distributeur

Water Dragon Records : http://welcome.to/water_dragon

Netzines français

Psycotic S. T., http://stonerock.free.fr

SDZ, http://www.multimania.com/sdz

Zoopa Loop, http://come.to/zoopaloop

Netzines internationaux

Stoner Rock Rules (Italie), http://www.freeweb.org/freeweb/StonerRockRules/index2

NOTES

1. Je remercie vivement Sandra Challin pour ses conseils et la relecture de cet article. 2. Par monde, il faut entendre « le réseau de tous ceux qui sont nécessaires à la production » de ce monde. 3. Parmi ceux ayant eu une influence réelle sur la scène mondiale on peut citer : Serge Gainsbourg, Metal Urbain, Jean-Michel Jarre et plus récemment les groupes Air et Daft Punk. Mais peut-on réellement encore parler de rock pour les trois derniers exemples ? 4. Genre musical apparu en 1968 en Grande-Bretagne. « Issu du blues-rock anglais, le hard rock [...] est axé sur la grandiloquence et la puissance sonore, avec des groupes phares comme Led Zeppelin ou Deep Purple ». Rabasse (E.), « Hard rock », in Assayas (M.), Dictionnaire du rock, Robert Laffont, Paris, 2000, p. 755. 5. Genre musical apparu en 1969 en Grande-Bretagne. Il s’appuie sur des guitares électriques souvent accordées un ou plusieurs demi-tons au-dessous de la normale, en général froides et lourdes. Il ne déploie pas la même exubérance que le hard rock ». L’initiateur de ce style est le groupe Black Sabbath. Rabasse (E.), « Heavy metal », in Assayas (M.), op. cit., p. 778. 6. Genre musical apparu en 1965 sur la Côte Ouest des Etats-Unis. Il désigne « la musique créée par les groupes californiens qui, sous l’influence du LSD (acide) et d’autres drogues hallucinogènes, poussèrent le rock vers des formes d’expérimentation et d’improvisation nouvelles ». Ses premiers représentants sont Grateful Dead, Janis Joplin ou encore les Doors. Assayas (M.), Eudeline (P.), « Acid rock », in Assayas (M.), op. cit., p. 8-9. 7. Référence la plus citée.

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8. Genre musical apparu en 1965 puis, dans une acception plus large, en 1976 aux Etats-Unis avant de démarrer en Grande-Bretagne sous sa forme la plus célèbre. Le terme « qualifie un rock délibérément sauvage et animal » dont le caractère médiatique et révolutionnaire est surtout redevable aux Sex Pistols. Assayas (M.) et al., « Punk rock », in Assayas (M.), op. cit., p. 1484-85. 9. Le « grunge « est un mot-symbole « inventé » par le label Sub Pop vers la fin des années 1980. Il désigne à la fois un son de guitare très sale et un look dépenaillé. Les représentants emblématiques de ce courant sont les groupes Green River, Mudhoney, Tad et surtout Nirvana. Potts (E.), « Grunge », in Assayas (M.), op. cit., p. 724. 10. Monster Magnet (1992) est alors sur Caroline Records, un label « grunge », Kyuss est sur Dali Records (1992), sous-division de Chameleon Music distribué par Elektra. Sleep (1992) et Cathedral (1991) sont alors tous deux sur Earache, label plutôt orienté « death metal-grind » et The Obsessed est sur la major Columbia-Sony. 11. Le groupe américain affiche textuellement et non sans humour, n’utiliser exclusivement que des riffs de Black Sabbath : « Goatsnake uses Sunn Amps, Gibson Guitars & Basses and Sabbath Riffs exclusively, because they want the best ». Goatsnake, « I », Man’s Ruin Records, 1999. 12. Mouvement cinématographique américain né au début des années 1970. Il se situe en marge des studios hollywoodiens par sa production de films réalisés par et pour des Noirs dans le but de briser la représentation négative de l’homme noir à l’écran. 13. A titre, d’exemple, la terminologie « grunge » a été inventée par Bruce Pavitt, l’un des deux fondateurs du label Sub Pop par qui ce genre musical est arrivé : « J’avais besoin d’une accroche pour présenter le disque de Green River [...] comme ils s’habillaient comme des clodos et que leur son de guitare était très sale, j’ai cherché un mot qui symbolise tout ça. Grunge sonnait juste... ». Gil (A.), « Grunge », in Plougastel, (Y.), sous la dir., Le Rock. Dictionnaire illustré, Paris, Larousse, 1997, p. 171-172. 14. Outre les sept individus de l’échantillon, la question de l’origine de cette terminologie a également été soumise à six acteurs influents (musiciens et labels) de la scène « stoner » dans le monde : deux américains, trois italiens et une allemande. 15. En Amérique du nord, les principaux distributeurs comme Meteorcity suggèrent à leurs clients disquaires, par mail, de créer des bacs stoner rock pour faciliter l’identification des groupes appartenant à ce genre et éviter qu’ils ne soient noyés dans les sections rock, punk et metal. 16. Seuls les labels « stoner » les plus importants comme l’américain Man’s Ruin (qui a cessé ses activités courant août 2001, pour cause de faillite) et les britanniques Rise Above par exemple, sont distribués nationalement par Wagram. Hormis les groupes de ces labels, et ceux bénéficiant du support d’importantes maisons de disques, la majorité de la production « stoner rock » reste difficilement accessible en magasins. On assiste donc à un phénomène ou les outils de célébration conseillent des disques dont l’amateur potentiel ne pourra pas faire l’acquisition. C’est pour tenter d’inverser ce fonctionnement que s’est créé Water Dragon. 17. Sont ainsi apparus récemment les groupes Blackstone (Paris), Glowsun (Lille), Eon Megahertz (Antibes). 18. Le magazine le mieux pourvu dans ce domaine est incontestablement Hard N’Heavy. D’autres magazines comme Rock’n’Folk, Rock Hard, Hard Rock Magazine ou Rage s’y essaient de temps à autre, mais sans réelle force de conviction, notamment à la faveur de la sortie d’un album bénéficiant d’un fort support promotionnel de sa maison de disques. 19. Avec le risque cependant de voir ces activités supplantées par la puissance économique des industries culturelles.

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RÉSUMÉS

À quel moment un genre musical est-il caractérisé en tant que tel ? Comment parvient-il à s’imposer progressivement, en tant que genre, dans le circuit du monde du rock ? Pour tenter de répondre à ces questions, cet article prendra appui sur l’exemple du « stoner rock » et de son développement récent en France. Bien que modeste, l’intérêt de certains amateurs de rock pour ce genre musical est aujourd’hui manifeste. Sa croissance reste cependant essentiellement confinée à un niveau underground. Ce qui renforce d’autant son intérêt pour le chercheur qui trouve en lui, un véritable laboratoire en action. Il peut y accompagner un processus en voie de constitution. L’analyse de ce développement s’articule à partir des concepts de goût et de médiation. Ces derniers sont abordés sur la base de plusieurs types de données. D’abord, une observation participante de ce monde musical particulier : fréquentation de concerts en France (Paris et Nancy), en Allemagne (triangle Sarrebruck, Trèves et Francfort) et en Belgique (festival « stoner » sur une période de deux jours à proximité de Dinant). Puis, des entretiens directifs et semi-directifs menés avec les sept acteurs principaux du « stoner rock » en France courant 2000. Enfin, une analyse de 72 pochettes de disques, deux fanzines et trois webzines d’obédience « stoner ». C’est donc en suivant un trajet circulaire entre les différentes figures de l’amateur, de l’acteur culturel et du médiateur (humain et non-humain) que nous allons pouvoir reconstituer le processus qui mène à la définition stable d’un genre musical.

INDEX

Thèmes : heavy metal / hard rock, rock music, stoner Keywords : album covers, fanzines / webzines / alternative press, genre (musical), mediations, subcultures, taste, fans / fandom Index géographique : Allemagne / Germany, Belgique / Belgium, France Index chronologique : 1980-1989, 1990-1999, 2000-2009 Mots-clés : fanzines / webzines / presse alternative, genre musical, goût, médiations, pochettes de disques, subcultures, underground / alternative

AUTEUR

FABIEN HEIN

Fabien HEIN est doctorant à l’Université de Metz, membre de l’équipe ERASE (Equipe de Recherche en Anthropologie et Sociologie de l’Expertise) mail

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Sonic Youth, du style au geste ou la prétention esthétique d’un groupe de rock Sonic Youth, from Style to Gesture. The Aesthetic Ambition of a Rock Group

Marie-Pierre Bonniol

1 L’HÉRITAGE DE LA PENSÉE adornienne, négative et réificatrice en ce qui concerne les musiques populaires – le jazz notamment – semble être, de façon étonnante, encore vivace actuellement : nombreux sont les philosophes et compositeurs 1 qui n’octroient qu’une qualité de l’ordre de l’hégémonie et du divertissement aux expressions populaires. Est-ce la possibilité du geste artistique qui leur est ainsi niée ? Persuadée que le rock mérite un effort esthétique 2, à l’instar de l’entreprise théorique déployée par Shusterman dont nous reprendrons certaines articulations critiques, nous nous interrogerons sur le statut et le langage d’un groupe de rock, Sonic Youth, à savoir s’il est symptomatique d’une mécanique culturelle ou bien s’il dégage assez de créativité pour prétendre à un statut esthétique. Aussi, nous avons décidé pour cette recherche de définir et mettre en exergue un espace interstitiel se déployant entre les niveaux hiérarchiques consacrés de l’œuvre d’art ; soit : la musique savante, respectueuse et respectée, et d’autre part la musique populaire dans ses données les plus triviales, les plus divertissantes. Pouvons-nous croire en l’authenticité d’une marge hybride ? Pour y répondre, il s’agit avant tout pour nous de définir les limites de cette marge possible, c’est à dire les classifications hiérarchiques établies et traditionnelles.

Que devons nous entendre par musiques populaires ?

2 En effet, avant de pouvoir envisager la possibilité du geste dans des musiques populaires, il s’agit pour nous de définir ce que recouvre ce champ et ses signes, sous le couvert social ou philosophique. Aussi, est-ce une musique faite par les classes populaires ? une musique faite « par tous les anonymes qui composent un peuple, 3 »

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pour le peuple ? Ou encore : est-ce la popularité d’une œuvre qui la rend populaire ? Les définitions qui sont données aux musiques populaires prennent plusieurs formes selon qu’il s’agisse d’analyse sociologique, esthétique ou encore qu’elles soient envisagées du point de vue pratique. De même, nous le verrons, elles peuvent être d’ordre positives, mais sont davantage envisagées dans un lexique de la négativité. Il est à noter, lors de l’énoncé des différentes positions, l’invariabilité du critère qui oppose les musiques populaires aux musiques savantes, que la question hiérarchique soit avancée ou non. 4 En effet, en tant qu’objet de considération sociologique et sous le regard de Menger, la raison d’être sociale et artistique de la création musicale populaire « demeure la soumission à la demande, qu’elle exprime et produit continûment par le recours à des techniques et à des thèmes musicaux et littéraires immédiatement accessibles, éternellement variés et pourtant toujours familiers 5 » tandis que « la musique savante a le privilège du sens puisque son mouvement est réputé obéir aux forces du progrès, i.e. à l’accumulation de connaissances toujours plus étendues sur les lois de la matière sonore et que le créateur est décrit comme un sujet de plus en plus conscient, délivré des pesanteurs de la tradition et des pressions du marché. 6 » Cette définition, positive dans sa neutralité, tranche avec la tradition négative qui entoure les musiques populaires depuis la réflexion critique d’Adorno sur les industries culturelles, refusant la qualité esthétique aux œuvres à la popularité certaine.

La musique populaire, inauthentique ?

3 Nous nous rappelons en effet de la légendaire critique d’Adorno, reprochant au jazz une nature de « stimulant monocorde […] jusque dans ses manifestations les plus complexes, une affaire très simple de formules sans cesses répétées 7 » niant à cette musique la possibilité de l’invention d’un langage musical, ainsi que celle de l’improvisation, qui serait impossible dans ce domaine « de part en part usiné. 8 » Aussi, il est reproché au jazz, en tant que musique populaire, la standardisation de ses procédés, produisant des réactions du même ordre, poussant à la régression. Soit : « le jazz montre une pauvreté totale 9 » et, ainsi, ne parviendrait pas à procurer une véritable satisfaction esthétique et ne saurait être de l’ordre de l’authenticité, les structures simples et répétitives appelant, selon Bourdieu 10, à une participation passive et absente. Cette critique a largement été développée par la suite.

4 En effet, il apparaît dans les études sur la culture populaire réalisées par Lowenthal, Greenberg, Rosenberg et McDonald – dans le sillage ou non d’Adorno – que les plaisirs, les sensations et les expériences que l’art populaire procure seraient faux et trompeurs, en regard de l’authenticité de l’expérience savante. De même, de nombreuses critiques réfèrent à la brièveté de l’influence des plaisirs obtenus, reprochant aux œuvres d’art populaire de ne pas résister à l’épreuve du temps. Le grief essentiel consiste, malgré tout, en une accusation selon laquelle l’art populaire serait trop superficiel pour engager l’intellect, se bornant à nous distraire en évitant les réalités profondes : sexe, mort, échec, tragédie, dans la mesure où elles seraient « trop réelles […] pour provoquer […] l’acceptation hébétée qu’il recherche. 11 »

5 Aussi, Herbert Gans 12 a compilé les accusations socioculturelles et politiques portées aux expressions populaires : effets négatifs sur la grande culture, que la culture populaire dégraderait en y empruntant son contenu ; sur le public de par sa fausseté émotionnelle ; sur la société, en abaissant le niveau de culture et en encourageant le

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totalitarisme. Ce qui est le plus précisément mis en cause dans le déni de création dans la culture populaire, ce sont ses conditions de production dans le cadre d’une industrie commerciale à grande échelle, induisant passivité, homogénéisation, nivellement à défaut d’autonomie et de résistance : « c’est accuser, dit Shusterman, d’un point de vue esthétique, dit Shusterman, l’art populaire de manquer de créativité, d’originalité et d’autonomie artistique […] et de rabaisser l’artiste au rang de travailleur salarié. 13 » Une vision panoramique des reproches philosophiques adressés à l’encontre des arts populaires « suppose purement et simplement que [ses] produits ont intrinsèquement et invariablement une valeur esthétique négative. 14 »

6 Le rock, en tant qu’expression musicale populaire, a ses reproches spécifiques. En effet, son statut d’objet de l’industrie culturelle constitue le principal point d’attaque de cette expression musicale, et ce, dès ces débuts. Les caractéristiques du rock seraient ainsi, selon Adorno 15 la rationalisation, la standardisation, syncrétisation par récupération de bribes de styles variés, homogénéisation de ces styles par une réécriture musicale et par des arrangements dont le rôle est de pré-digérer la musique pour mieux la vendre. De même, il est usuel de considérer le rock comme une musique faite par et pour les adolescents, catégorie sociale qui se vit prendre naissance dans les années 1950 comme « fruit des modifications économiques de la société 16 » au même titre que le rock’n’roll, musique alors largement produite par les adultes dans le but spécifique de conquérir le nouveau marché des teenagers. Ainsi, le rock apparaîtrait être comme un objet postindustriel dans sa définition donnée par Pierre Restany, c’est à dire « orienté vers des marchés partiels et précis, de plus en plus personnalisés dans leurs codes sémiotiques […]Au produit standard, bon pour tous, s’est substitué le produit interactif ; l’objet capable de motiver son propre utilisateur, de déclencher un certain type de réactions sensibles et de comportements spécifiques auprès d’un certain type de consommateurs. 17 » Inauthentique, l’expérience du rock relèverait ainsi davantage du substrat économique que de l’esthétique.

7 Le second reproche le plus couramment usité à l’encontre du rock concerne son hédonisme : nous nous rappelons de l’allusion d’Adorno aux jitterbugs, insectes aux mouvements réflexes, qu’il met en corrélation avec le public des concerts de rock, acteur de sa propre extase. 18 Ce qu’Adorno reproche, c’est une invitation à la régression où l’art, « stimulus somatique », joue un rôle utile, présentant l’écueil de se rapprocher par trop « de la naïveté de la simple jouissance. » De même, Allan Bloom reproche l’appel profond du rock à la sensualité et au désir sexuel, soit : son irrationalité, et son hostilité à la raison de par sa portée gratifiante sans effort intellectuel sérieux, faisant l’économie du partage des aspects les plus variés et les plus sophistiqués de la vie au profit des seuls aspects hormonaux, extatiques : « Le fait est que le rock ne couvre que les parties génitales et le cœur là où il s’agirait de partager les plus profondes émotions que nous expérimentons tous. 19 » Ainsi, et selon tous ces arguments, la sensualité du rock s’opposerait d’une manière franche et irréversible à l’esthétique en tant qu’expérience intellectuelle véritable.

L’esthétique pragmatiste comme réhabilitation de l’expérience

8 Engagé dans un processus de légitimation des expressions populaires, Shusterman a prit le parti d’adopter, dans son ouvrage L’art à l’état vif, une réflexion philosophique

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positive en ce qui les concerne. Pour cela, il bâtit une théorie esthétique qui reprend les méthodes et les enseignements de la philosophie pragmatiste dont John Dewey est le plus éminent représentant américain, en développant son potentiel démocratique et progressiste et en s’opposant à ce qu’il nomme le marxisme austère, sombre et élitiste d’Adorno. 20 Se servant de l’ouvrage « Art as experience » comme matrice, Shusterman se donne comme but l’abolition traditionnelle entre pratique et esthétique, en étendant les limites de celle-ci. Shusterman regrette en effet la perte de la validité esthétique par l’art populaire « simplement par le désir qui est le sien de satisfaire et de servir des besoins humains ordinaires plutôt que des fins purement artistiques 21 » et propose alors une alternative à l’opposition entre valeur intrinsèque et valeur fonctionnelle, qui « divise la société et perpétue cette division. 22 »

9 Convaincu que le rôle de l’art, comme celui de la philosophie, n’est pas de critiquer la réalité mais de la changer, Dewey avançait, dès les années 1930, une définition de l’art comme produit d’une interaction dynamique entre l’organisme vivant et son environnement, un mélange d’action et de réception qui entraîne une réorganisation des énergies, manifestant « une accumulation, une tension, une conservation, une anticipation et un accomplissement » autant de traits qui, selon Dewey, constituent la marque de l’expérience esthétique comme satisfaction globale de la créature vivante. Ainsi, le plaidoyer que mène Dewey s’accorde avec la reconnaissance nietzschéenne de la physiologie de l’esthétique et de l’excitation de la volonté (de l’intérêt) qu’elle provoque, pouvant ainsi légitimer du point de vue artistique une forme telle que le rock « dont bien des gens affirment qu’il leur procure une expérience esthétique intensément satisfaisante. 23 »

10 Empruntant à Dewey l’idée d’une prédominance de l’expérience esthétique sur un ensemble d’œuvres qui constitueraient la carte d’identité historique de l’art, Shusterman souhaite en finir avec l’exclusion des arts populaires et développe ainsi une argumentation en leur faveur. En effet, Shusterman regrette que « l’élite culturelle s’arroge le droit de déterminer, contre le jugement populaire, les limites de l’esthétique, mais aussi le pouvoir de décréter, contre l’évidence empirique, ce qu’on doit appeler une expérience réelle ou un plaisir véritable, 24 » ce qu’il assimile à une identification oppressive de l’art. De même, il s’agit pour lui déjouer les craintes totalitaires que peuvent favoriser l’acceptation hébétée d’une culture industrielle – soit : son influence pernicieuse en matière socio-culturelle et politique – en rappelant que la classe dominante de la société contemporaine est davantage constituée d’hommes d’affaires que d’artistes, et que l’art n’est plus, à l’heure actuelle, instrument de domination. De même, Shusterman regrette l’indifférenciation des concepts de multitude et de masse, l’adjectif populaire possédant une connotation plus positive tandis que le terme de masse « suggère un agrégat indifférencié et infra-humain. 25 »

Le rock, victime d’un système de valeurs ?

11 Alors que, nous l’avons vu, les musiques populaires posent le problème esthétique de la fausseté, du trucage des sensations, l’expérience du rock serait, d’après Shusterman, « intense au point de pouvoir ressembler à une possession, 26 » même si cela ne va pas évoquer la question de l’authenticité de la valeur hédoniste que nous avons vu plus haut. Car si le concert rock a ses passionnés de l’ivresse physiologique et, en cela, puisse être profondément dionysiaque, Shusterman défend la possibilité du plaisir corporel

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comme « contribution décisive à l’épanouissement humain, y compris sur le plan moral et intellectuel, 27 » dénonçant en cela un ascétisme en puissance qui constituerait le corps du reproche porté au plaisir illusoire.

12 Il est certes vrai que, pour l’essentiel, le rock est « une pratique culturelle où dominent la spontanéité des acteurs ; la débauche d’une énergie vitale non canalisée ». Malgré tout « le phénomène peut se révéler complexe dans sa spontanéité. 28 » En effet, comme le signale d’une juste façon Philippe Teillet 29, le rock ne saurait être aucunement un élément de culture cultivée, pas plus qu’un élément de la culture de masse. En ce qui concerne la culture de masse, le rock s’y oppose en ne pliant pas de manière systématique aux critères de la musique variétés, au diktats économiques des compagnies de discographiques internationales, présentant un potentiel de subversion qui va à l’encontre des propriétés du divertissement. Aussi, le rock ne saurait être pleinement une musique populaire, ne serait ce que parce que ses productions ont régulièrement choqué la sensibilité du public moyen et que cette musique fut, malgré tout, à de nombreuses reprises une voix de protestation puissamment mobilisatrice. 30 De même, le rock n’est bien évidemment pas un élément de culture cultivée de par l’accès facile de ses thèmes, son effet jouissif, son refus de qualifications en termes d’art, de carrière, d’œuvre et sa revendication éphémère et non sérieuse.

13 Malgré cela, il s’agit maintenant pour nous d’envisager les subtilités par lesquelles des expressions rock peuvent échapper à la mécanique radicale et homogénéisante des industries culturelles. Aussi, ils s’agiraient pour elles de ne pas viser « à satisfaire les goûts des consommateurs plutôt qu’à développer ou à cultiver des goûts autonomes 31 », de développer assez de « complexité, de subtilité, de niveaux différents de signification, pour être un tant soit peu stimulantes ou capables de soutenir un intérêt sérieux 32 », soit : de développer une expression originale qui puisse être de forme esthétique, l’imitation de schèmes n’excluant pas, aux dires de Shusterman, la créativité : « ce qui détermine la validité esthétique des conventions, des normes génériques, [étant] de savoir si elles sont appliquées avec imagination ou non. 33 » La musique de Sonic Youth entre-t-elle ou non, dans ce cas d’une marge créative ? A quoi correspondrait-elle ? Pourrait-elle s’affilier à la prégnance du geste ?

Un groupe de rock peut-il prétendre à l’œuvre ?

14 Groupe de rock américain dit indépendant, Sonic Youth est considéré pour être des groupes phares des années 1990. Signataire d’une quinzaine d’albums 34 prompts à circuler dans le réseau habituel du marché du disque, le groupe n’a jamais prétendu au disque d’or tout comme il n’a réalisé une chanson à succès. Malgré tout, leur audience est toute aussi large 35 – touchant le public adulte comme le public adolescent – que la portée de leur influence sur de nombreux groupes rock, Nirvana étant le plus visible de ceux-ci. 36 Considéré de façon consensuelle comme « le groupe vétéran du rock innovant 37 » respecté comme pouvait l’être le Velvet Underground dans les années 1970, Sonic Youth présente un statut particulier, paradoxal, au sein de l’industrie de la musique rock, « incarnant, d‘une certaine façon un profond changement dans les goûts de la culture populaire américaine. 38 »

15 Devenu genre dans sa notoriété, on attelle régulièrement à ce groupe une étiquette arty, que nous pouvons considérer comme étant d’ordre péjorative, en tant que simulacre d’artistique qui aurait davantage trait à la distinction sociale qu’à la

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créativité. Aussi, pouvons-nous nous interroger : s’agit-il, lorsque le groupe avance un corpus de références extérieures au lexique rock, d’une attitude symptomatique ou authentique ? S’agit-il de nivellement par le bas des expressions savantes ou bien d’un comportement esthétique ? Dans quelle mesure les productions de Sonic Youth ne seraient-elle que des sous-produits du grand art ou, à l’inverse, échapperait à la mécanique culturelle ? Sonic Youth présente-t-il une alternative aux dogmes qui érigent en mécanique consumériste les musiques populaires ? Soit : les morceaux de ce groupe peuvent-ils prétendre à être des œuvres ? En présentant la particularité de représenter une culture mixte, c’est à dire empruntant à tous les niveaux de la hiérarchie culturelle, l’utilisation massive de références par le groupe Sonic Youth pose en effet les questions du geste, du symptôme et de l’authenticité. Mais il s’agit tout d’abord pour nous de définir les conditions dans lequel leur corpus de références s’instaure, et de désigner la possible influence new- yorkaise sur leur statut particulier.

New-York ou les conditions d’une hybridation identitaire

16 Groupe américain fondé à New-York en 1981 – époque où, à l’inverse des fertiles années 1960, aucun musicien ne pouvait prétendre toucher la psyché collective – Sonic Youth est de la rencontre de trois individualités formant le noyau historique et charismatique du groupe : Kim Gordon (basse, chant), Lee Ranaldo (guitare) et Thurston Moore (guitare, chant). Ces trois musiciens, nés dans le courant des années 1950, furent rejoints au fil des années par plusieurs batteurs, dont le dernier en date se nomme Steve Shelley.

17 Sonic Youth présente un double postulat de départ qui semble être marqué par le sceau de l’identité rock new-yorkaise dont l’indépendance, la prégnance des hybridations et l’autosuffisance du circuit sont notoires. En effet, le groupe se positionnait, dès ses premiers essais, à la lisière des castes artistiques, en nourrissant une passion pour le punk-rock tout comme pour l’art contemporain, en empruntant son lexique tout autant aux musiques contemporaines et minimales qu’à la scène post-punk locale – représentée par des groupes comme DNA, Television, Talking Heads ou Suicide. Cet environnement d’expressions contestataires mixtes et communautaires – car tenant à la fois de la culture spontanée de la puberté et de la maturité que requiert l’expérimentation artistique – vit son existence largement facilitée par l’émergence de petits espaces alternatifs tels que le A’s, la Kitchen ou la Danceteria, night-club où Philip Glass pouvait être amené à jouer devant un public de noctambules, de la même manière que le public de concerts rock pouvait largement être constitué d’artistes au fait de l’actualité musicale.

18 C’est dans cette dynamique interdisciplinaire ponctuelle que les membres de Sonic Youth, au même titre que d’autres jeunes gens fraîchement débarqués dans la ville, furent sensibilisés aux problématiques de l’avant-garde musicale locale, elles-mêmes positionnées en aval des procédés de composition de John Cage et de La Monte Young. Aussi, les membres de Sonic Youth furent marqués par les performances de Rhys Chatham et de Glenn Branca, musiciens utilisant des instruments rock telle la guitare électrique dans des compositions symphoniques, ainsi qu’une palette inhabituelle d’accords. New York était alors, de l’avis du producteur Brian Eno, le lieu

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d’expérimentations poreux comme jamais, « d’une musique classique en mutation comme laboratoire pour la pop 39 », la similarité de langage comme matrice épisodique. Aussi, de même que Frank Zappa disait se positionner régulièrement face à Varèse, Sonic Youth prit rapidement la décision de se nourrir de la création avant-garde pour développer une pratique de recherche, en explorant et en définissant les extrémités de la gamme de textures sonores que peut offrir la configuration – primaire – du groupe de rock, c’est à dire un chant, une basse, deux guitares et une batterie.

19 Cet usage d’un vocabulaire mixte de la part de Sonic Youth, amenant des éléments d’une culture supérieure 40 dans l’industrie des musiques populaires peut également prendre la forme de reprises de pièces contemporaines 41 ou, de façon plus anecdotique, de clins d’œil iconographiques à Xenakis et Stockhausen. De même, Sonic Youth nourrit un intérêt réel pour les musiques improvisées et free-jazz, ses membres jouant régulièrement avec des musiciens de cette obédience « totalitaire 42 », étant des rares acteurs de la musique rock a être acceptés par elle. Cependant, le trajet inverse est plus délicat. En effet, dans le monde de la musique rock du début des années 1980 que Sonic Youth commençait à séduire par l’efficacité de leurs chansons, le groupe passait pour « une bande désordonnée de snobs new-yorkais 43 », de « dilettantes des beaux-arts [dissimulant] leur mollesse derrière une intention morose outrageusement élitiste » et de « gens intelligents qui jouent de la musique stupide.44 »

La possibilité d’un recul sur la mécanique populaire

20 De même que Sonic Youth a, dès ses débuts, manifesté un intérêt pour la composition avant-garde et les expressions contestataires du jazz, de même ils se sont rapidement positionnés en regard des rouages de la culture populaire, et ce par le biais de leur image de marque, le plus souvent mise en couleurs par des artistes américains de leur génération. En effet, Sonic Youth a sollicité à plusieurs reprises les artistes Tony Oursler, Richard Kern, Mike Kelley et Raymond Pettibon pour réaliser leurs vidéo-clips et pochettes de disques, la commande cédant le plus souvent le pas sous la dynamique de la collaboration. 45 Mais au-delà de la manufacture de signes visuels diffusés par une importante maison de disques, Geffen, l’attitude des membres de Sonic Youth s’accorde avec le pendant américain de la figure de l’artiste contemporain par ses actions opératoires, son travail sur les codes populaires et son refus de la figure narcissique.

21 En effet, les membres de Sonic Youth ont été, à titre individuel, plusieurs fois amenés à occuper des fonctions d’opérateur, discipline orpheline dans l’industrie musicale où règne celles, davantage financières, du manager et du producteur. En effet, si le profil de cette activité curatoriale est depuis quelques temps nommé et reconnu en art, cette activité est relativement inédite dans le monde du rock où l’ego – et souvent la finance de haut vol – sont régulièrement présents à tous les stades d’évolution d’une musique, de sa création à sa représentation en passant par sa promotion. Motivés par une croyance, à l’instar de Gans, d’une capacité du public à poser ses goûts et exigences parmi l’offre de l’industrie du loisir en tant que consommateur agent, les membres de Sonic Youth promeuvent des initiatives musicales qu’ils jugent pertinentes, mettant à profit la notoriété de leur nom pour programmer des musiciens versés dans l’attaque des protocoles des castes musicales, « une scène souvent confrontée à l’incompréhension. 46 » C’est ainsi qu’à propos de l’ouverture de leurs concerts, Lee Ranaldo indique que le groupe ne cherche ni à choquer, ni a créer des contrastes de

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styles : « soit nous souhaitons voir le spectacle, soit nous pensons qu’il est important de présenter un certain travail au public. Nous savons que notre public est suffisamment réceptif pour y trouver plaisir, et qu’il est ouvert à la nouveauté. 47 » Cette motivation de Sonic Youth pour la création et l’organisation de systèmes autonomes des industries dominantes 48 a pour origine l’explosion du réseau musical alternatif au tout début des années 1980, dans lequel le guitariste Thurston Moore était impliqué avec un fanzine. Ce système de diffusion indépendant, toujours vivace à l’heure actuelle, s’organise autour de ces revues amateurs et de labels indépendants, permettant à un jeune groupe amateur de diffuser sa musique en échappant aux rouages du commerce de grande envergure, et ainsi voir son expression rester vierge de compromis.

22 De même que Sonic Youth profite de sa notoriété pour programmer des initiatives qu’ils jugent pertinentes, en revêtant l’habit d’opérateur, le groupe déroge aux critères de l’emblème rock-star, en tant qu’homme consommé au travers de son image. Il ne s’agit pour les musiciens de Sonic Youth de sacrifier à une identité factice leur vie privée, tout comme de noyer leur création sous le flot d’un système de mythes et d’apparences. Si, dans sa recherche de reconnaissance sociale par le biais du spectacle, la figure de la rock-star tente de transgresser les valeurs du quotidien et du travail en renonçant à devenir adulte, Sonic Youth trace un sillon dans la direction inverse et prend de la distance quant aux critères du rock comme produit mythique et culturel. L’attitude de Sonic Youth face à la symbolique du rock se situe en effet dans l’ironie 49 et le recyclage post-moderne avec, par exemple, la reprise de Madonna 50 sous le nom de Ciccone Youth. Se positionnant ainsi de volte-face ou d’un plain-pied grossier dans la culture rituelle du rock, l’attitude de Sonic Youth dénote un intérêt plus que marqué pour la culture de masse américaine – y compris en ce qui concerne sa face sombre – sous le joug d’une « fascination venant plus d’une perspective warholienne que d’une valeur purement nominale. 51 »

Par delà les disciplines et les hiérarchies : la scène artistique californienne

23 Les artistes ayant collaboré avec Sonic Youth développent ce même intérêt pour les signes qui animent la culture populaire et ses adeptes. C’est de cette manière que la contribution de Mike Kelley à l’image de Sonic Youth, consistant en la réalisation de la pochette du disque « Dirty » 52, met en corrélation des photos d’animaux en peluche et un cliché extrait d’une performance crue que Mike Kelley signale en rapport avec « le genre de déviance que l’on voit sur les pochettes d’albums de rock est plus sexuelle, mais celle-ci est plus infantile. 53 » La pratique de Mike Kelley, comme celle de Jim Shaw et Larry Clark, se réfère aux codes de l’adolescence, dont le rock fait partie, de par l’indécision de ses acteurs à s’inscrire dans le monde « des règles définissant la normalité et des rapports de domination qu’implique le processus de socialisation, ne voyant absolument aucun intérêt dans le fait de s’y conformer. 54 »

24 De même, Mike Kelley comme d’autres artistes issus de la scène californienne – Paul Mc Carthy, Raymond Pettibon – détourne des formes culturelles établies par l’utilisation brute d’images et de codes de celles-ci, visant à annuler la pertinence de la dichotomie entre high et low art 55, lui permettant de ne renier en aucune façon son goût pubère pour la musique punk et les comics. Ainsi, il contre le préjugé de la supposée transparence des idiomes populaires, « cette idée que l’on peut en avoir

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immédiatement la clé, et qu’ils ne constituent même pas des codes visuels 56 ». Ce possible deuil de la pertinence entre classifications admises entre art populaire et beaux-arts est un sujet qui interroge également Dan Graham, dont les analyses théoriques 57 portent davantage sur des ensembles de termes culturels que sur des médiums. Ainsi, l’on ne peut guère étiqueter les pratiques sus-cités de kitsch – comme elles ont pu l’être quelques fois – c’est à dire fonctionnant essentiellement comme un système esthétique de communication de masse, voulant plaire à tout prix et au plus grand nombre, en étant au service des idées reçues. 58

25 Ce partage d’une problématique concernant les codes de la production populaire entre un groupe de musique rock et des artistes de la scène californienne interroge quant au statut et au rôle social des filières scolaires à connotation artistique. Simon Frith postule celles-ci comme des lieux de rencontre et de brassage être deux populations : d’une part des jeunes gens de milieu populaire pour qui l’accès à des institutions constitue l’espoir d’une promotion sociale, d’autre part des héritiers issus de milieux plus dotés en ressources culturelles et économiques, souvent en porte à faux par rapport aux filières nobles 59. Or Sonic Youth compte, à l’instar des Talking Heads, deux de ses membres diplômés d’écoles d’art : Kim Gordon de l’Otis College of Art And Design et Lee Ranaldo. Leurs cursus, disent-ils, les ont familiarisés avec les expressions musicales émergentes, sensibilisés au notions de l’art contemporain tout autant qu’il nous incite à définir la nature de la dynamique des écoles d’art locales. En effet si lors des années 1970, comme l’indique Dan Graham, « les gens qui faisaient de l’art, qui allaient dans des écoles d’art, rencontraient et faisaient souvent partie de ceux qui faisaient la musique rock 60 », les écoles apparaissent comme lieux d’échanges inter- disciplinaires et inter-hiérarchiques en l’absence de lieux alternatifs locaux. C’est ainsi que le centre artistique Cal-Arts 61 représentait le Soho de Los Angeles, de même que l’Otis College Of Art And Design, faisait lieu de représentation de performances, lieu de réflexion pour l’art conceptuel mais aussi et essentiellement un endroit de répétition pour les groupes post-punk.

Une prétention à la prégnance du geste

26 Après avoir défini comment s’instaure le corpus de références dans la pratique musicale de Sonic Youth, nous allons voir comment ils tirent de leur culture et de leur connaissance du champ musical dans ses inscriptions les plus avant-gardes, une prétention à la prégnance du geste, c’est à dire la possibilité de son instauration au sein de structures mélodiques rock populaires. Des conditions de l’émergence de celui-ci sont en effet mis en place par le groupe et prennent différentes formes : l’utilisation de notions propres à la grande musique, la négation des critères mélodiques dominants et la croyance en un espace d’improvisation. Est-ce ainsi possible, pour ce groupe de rock, d’échapper au devenir-genre de sa discipline comme de son expression, l’identification étant devenue possible ? Est-il possible de s’extraire du savoir-faire ? Le groupe américain déploie, pour pouvoir accéder aux prismes de la créativité, plusieurs mises en conditions de ses procédés de composition.

27 En effet et de prime abord, Sonic Youth refuse d’avancer, au sein de sa configuration, l’absence de formation musicale, ainsi que la figure du soliste au même titre que les groupes punk féminins, « dédaignant l’harmonie vocale, lui préférant des lignes vocales polyvalentes et interchangeables entre les membres du groupe. […] Le public ne peut

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pas identifier un membre du groupe à un instrument donné, un rôle, ou une position hiérarchique liée à l’identité du groupe. 62 » De même qu’ils ne se considèrent pas musiciens, au sein traditionnel et riche d’apprentissage de la fonction 63, le groupe modifie la lutherie de ses guitares par un système de greffes d’éléments – fils de fer, tiges de métal, baguettes de batterie, tournevis – ou l’amoindrissement de l’instrument – absence de cordes ou de frettes –, et peut se servir d’objets divers comme point de contact avec l’instrument – clefs à molette, perceuse électrique. Il s’agit ensuite, pour les musiciens, de maîtriser les sons que ceux-ci produisent d’abord accidentellement.

28 Aussi, les membres de Sonic Youth s’octroient dans leur propre studio la possibilité « d’enregistrer la période de transition pendant laquelle la musique prend forme 64 » permettant ainsi au geste de refaire surface par-delà la mécanique du savoir-faire. Aussi, ils rejoignent, de par leur autonomie technique, les caractéristiques de la grande musique, seul endroit « où un bon musicien puisse travailler. 65 » Cette possibilité d’indépendance qui leur est offerte leur permet d’enregistrer des sessions dégagés de la contrainte de la publication commerciale, et qui prennent ainsi davantage l’allure de pièces que de morceaux. 66 De même, lorsque les membres du groupe souhaitent expérimenter de nouveau leur langage individuel propre, ils multiplient les initiatives annexes au groupe matriciel, 67 donnant ainsi consistance à « une scène éclatée, quoique toujours confidentielle parce que repoussant toujours le moment de sa reconnaissance dans de nouvelles tentatives. 68 » Sonic Youth peut-il prétendre, par le biais de l’installation de ces conditions, à la création ? De même, qu’en serait-il de l’improvisation, dont le groupe semble, à première vue, faire une profession ? L’impossibilité de celle-ci empêche-t-elle l’innovation ?

Innovation, gestation, progrès… authenticité ?

29 L’improvisation est, de l’avis de la philosophie adornienne, du ressort de l’illusion et de l’utopie. Comme création collective, l’improvisation n’utiliserait comme matériaux que de seules rengaines paraphrasées, « sous lesquelles le schéma transparaît à tout instant. 69 » De même, Jean-Yves Bosseur signale la permanence, dans les conditions de jeu, de l’historicité des instruments, lourds d’un passé de conventions et d’habitudes dont les musiciens seraient, au moment de l’improvisation, les récepteurs. Cette sédimentation représente, avec les particularités spatiales et humaines, « autant de contraintes qui peuvent devenir comme des éléments de partition en puissance. 70 » C’est une réalité que ne renie pas Sonic Youth, pour qui l’improvisation consiste en un simple jeu qui n’est ni écrit ni répété, dans lequel peut surgir des traces d’un langage commun, sur lequel le groupe s’appuie parfois. 71 En effet, bien que de l’avis du groupe, toutes leurs chansons comportent un degré d’improvisation, les musiciens de Sonic Youth disent également obéir à des structures précises, étant en ce sens des chansons, bien que « dans chacune d’elles, il y [ait] un espace que les musiciens peuvent occuper s’ils ont la bonne idée au bon moment. 72 »

30 De même que l’on peut parler de musique expérimentale – la composition comme un agencement d’essais, ne pouvant prévoir ses résultats lors de l’exécution 73 –, de même la musique de Sonic Youth semble pouvoir prétendre à l’innovation, dans sa définition esthétique, 74 c’est à dire comme l’action de créer ou d’introduire dans un domaine artistique quelque chose de nouveau ; la chose nouvelle elle-même résultant de cette action. L’innovation a été encouragée par la notion de modernité, qui irait jusqu’à

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considérer comme sans valeur ce qui n’apporte pas quelque chose qui n’a jamais été fait. Ne dit-on pas d’eux qu’un de leurs principaux exploits est de « de produire une musique unique et étonnante avec les même outils de base qu’utilisent les groupes à quatre membres de la planète ? 75 » Que « personne n’avait jamais vu quelqu’un faire ça à une guitare ? » Les membres du groupe eux-mêmes se positionnent sur un mode de l’ordre du progrès, affichant pour but de former une étape nouvelle à une histoire de la musique populaire 76, se posant la question de la création d’une musique qu’ils souhaiteraient entendre et n’ont pas la possibilité d’entendre ailleurs. 77 En ce sens, Sonic Youth ne se situerait pas dans le rejet systématique du passé qui fait la définition du moderne, mais davantage s’inscrit dans une définition classique de l’œuvre, en étant à l’origine d’une expression nouvelle et en donnant une figure à son temps, s’inscrivant ainsi dans le champ de l’histoire.

31 Mais cela supposerait que l’expression du groupe de rock Sonic Youth soit du registre esthétique et serait susceptible de se présenter en tant qu’œuvre d’art, c’est à dire dérogeant aux critères qui rendent inesthétiques les productions de la musique populaire, tels que nous les avons précédemment pointés, c’est à dire la soumission à la demande, l’accessibilité, la primauté de la jouissance, la standardisation, la fausseté émotionnelle, le manque de créativité, d’originalité et d’autonomie artistique, bref : son inauthenticité. Or, nous avons vu au cours de notre pointage des caractéristiques musicales de Sonic Youth que le groupe privilégie le geste au calibrage, la forme au contenu, développe une conscience de l’historicité rock de son matériau guitare, et repousse diverses façons la possibilité d’achèvement de son geste, dérogeant en cela au style. 78 En cela et d’autres traits que nous avons signalé plus haut dans notre étude, la musique de Sonic Youth présente des qualités esthétiques qui caractérisent le grand art, c’est à dire l’unité et la complexité, l’intertextualité et la polysémie, avançant une ouverture de structures et un terrain d’expérimentations formelles.

32 Aussi, et de par le cheminement de notre développement, nous avons pu constater que la teneur esthétique de la pratique de Sonic Youth ne relèverait pas de l’imposture arty prompte a dégrader la grande culture par des emprunts (Gans). Nous sommes davantage convaincu que le groupe développe une attitude esthétique 79 par la démystification de son corpus de références et sa mise en valeur d’expressions savantes dans une place populaire, de même que nous ne pensons pas que la pratique de ce groupe relève de l’anthropologie culturelle, pour reprendre la critique adressée par Greenberg au pop-art. A l’inverse, nous serions tenté d’établir l’identité post-moderne de Sonic Youth, dont le penchant pour le recyclage, le mélange éclectique des styles, l’adhésion enthousiaste à la culture de masse, le défi lancé aux notions modernes d’autonomie esthétique et de pureté artistique, et l’accent mis sur la localisation temporelle et spatiale plutôt que sur l’universel et l’éternel sont autant de caractéristiques visibles.

Sonic Youth, une figure musicale de l’entre deux

33 Marie-Berthe Servier signale dans son texte « Pertinence et culture rock 80 » qu’une nouvelle frange musicale – nommée innovatrice, tangente, oblique ou nouvelle par la presse – aurait émergé dans les années 1960 grâce à l’extension du réseau médiatique et l’accès aux études supérieures en même temps que la propagation du rock, provoquant un télescopage entre les notions de culture savante et populaire. Ainsi seraient apparus

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des musiciens « recherchant dans leur pratique une troisième voie à l’alternative poussiéreuse étouffante élitisme / masse, à l’opposition caduque – ce dont ils étaient la preuve – populaire / savant. […] Globalement, ce courant musical est savant parce qu’émanant d’une certaine culture, voire d’une érudition, au moins musicale, qu’elle est le résultat d’une démarche personnelle énoncée, d’une recherche consciente. Elle est populaire parce qu’elle est faite par qui veut : ses facteurs viennent des horizons les plus variés et, même s’ils ne fabriquent pas massivement, ils ne sont pas majoritairement élitistes. » Le sociologue Menger soutient ce raisonnement en soulignant que « l’ensemble des innovations apparues depuis vingt-cinq ans dans la création populaire ne tendent à amenuiser l’importance de l’infrastructure harmonique et mélodique des œuvres et donc à rendre plus artificielle et très réductrice leur évaluation selon les principes de construction de la musique savante. 81 »

34 Il est indéniable que Sonic Youth, en tant que groupe à la lisière des disciplines, hiérarchies et genres, semble entrer de plain-pied dans cet interstice signalé par Marie- Berthe Servier, mais davantage une scène musicale vivace, méconnue et mésestimée à cause de son hybridation. Par son trajet incessant entre public adulte et cultivé, et public adolescent à la spontanéité affichée, son double statut de groupe expérimental et de pointure du rock indépendant, Sonic Youth arrive à présenter un niveau de complexité sémantique et une ouverture de lectures prompt à toucher et intéresser différentes communautés montrant « qu’à l’intérieur d’une époque culturelle donnée, une même œuvre peut fonctionner soit comme art populaire, soit comme art élevé, suivant la façon dont elle est interprétée et appropriée par son public. 82 » Aussi, l’aspect protéïforme de la musique de Sonic Youth réussit, dans sa spontanéité, à présenter une transversale où le geste – comme marque d’une individualité dans une époque ou une communauté 83 – succède au style, signifiant en cela une qualité esthétique indéniable. Aussi, nous arrivons à un point de raisonnement où un souhait devient pressant : que la trajectoire de Sonic Youth puisse mettre en valeur la vitalité et la valeur d’une marge créative, et enraye les préjugés et la méconnaissance des expressions populaires qui « se complexifient pour mieux rendre compte des réalités sociales. 84 » Quite a hard challenge.

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NOTES

1. Voir l’article de Durieux, Frédéric « Le tout-culturel, nouvelle censure », Libération du 6 décembre 1999. http://www.liberation.fr/quotidien/debats/decembre99/991206a.html 2. Les analyses érudites portant sur le rock portent essentiellement sur sa sociologie, son économie et son inscription dans le champ politique ou d’une histoire de la culture mais plus rarement sur sa poïesis ou son esthétique. Aussi, comme le note Pierre Hemptinne, l’information musicale sur les expressions non savantes est essentiellement constituée de descriptifs privilégiant ce qui peut accrocher, laissant entr’apercevoir une expérience enrichissante et exaltante. La rareté d’études sérieuses sur le sujet est à déplorer, mais également à combler. Hemptinne, Pierre « Autonomie culturelle, autonomie mentale : l’accès aux connaissances par le biais d’un centre de prêt musical » in Réseaux, revue interdisciplinaire de philosophie morale et politique, n° 85-86-87, Mons, Belgique, 1999, p. 37-49. 3. Dufrenne, Mikel « Populaire « in Souriau, Etienne (dir.) Vocabulaire d’esthétique, P.U.F., Paris, 1990. 4. L’intitulé du classement des genres musicaux en Belgique est caractéristique à cet égard, opérant un discernement d’importance entre musiques savantes et musiques non-classiques, soit nos musiques populaires. 5. Menger, Pierre-Michel « Formes et sens de la production musicale populaire » in inHarmoniques « Musiques, identités », Ircam, Centre Georges Pompidou, Christian Bourgois, Paris, mai 1987, p. 78. 6. Ibid., p. 76. 7. Adorno, Theodor « Mode intemporelle – A propos du jazz » in Prismes Critique de la culture et de la société, Payot, Paris, 1986, p. 103. 8. Ibid., p. 105. 9. Ibid., p. 104. 10. Repris par Shusterman, Richard, L’art à l’ état vif, Minuit, 1991, p. 157. 11. Dwight Macdonald repris par Shusterman, Richard, op. cit., p. 160-161. 12. Gans, Herbert, Popular and high culture, Basic, New York, 1974. 13. Shusterman, Richard, op. cit., p. 144. 14. Ibid., p. 148. 15. Adorno, Theodor, « L’industrie culturelle », Communications n° 3, Le Seuil, 1964. 16. Graham, Dan, « Rock my religion », Ecrits d’artistes. Le nouveau musée / Institut, Les presses du réel, 1993, p. 336-337.

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17. Restany, Pierre, Les Objets-Plus, La Différence, Paris, 1989, p. 49-50. 18. Adorno, Theodor, « Mode intemporelle », op. cit., p. 109-110. 19. Harrington, Jeff in Chatham, Rhys « Is rock dead ? ». http://thing.net/audiolab 20. Shusterman, Richard, op. cit., p. 13. 21. Ibid., p. 173. 22. Ibid., p. 121. 23. Shusterman, Richard, op. cit., p. 93-94. 24. Ibid., p. 151. 25. Ibid., p. 137. 26. Shusterman, Richard, op. cit., p. 151. 27. Ibid., p. 36. 28. Lucas, Jean-Michel, « Du rock à l’œuvre » in Mignon, Patrick et Hennion, Antoine (dir.), Rock, de l’histoire au mythe, Anthropos, Vibrations, Paris, 1991, p. 78. 29. Teillet, Philippe, « Une politique culturelle du rock ? » in Mignon, Patrick et Hennion, Antoine (dir.), op. cit., p. 220. 30. Nous vous renvoyons aux récents ouvrages de Chastagner, Claude, La loi du rock, Climats, Castelnau-Le-Nez, 1998 et Benetollo, Anne, Rock et politique – Censure, opposition, intégration, L’Harmattan, Paris, 1999. 31. Shusterman, Richard, op. cit., p. 165. 32. Ibid., p. 163. 33. Ibid., p. 166. 34. La discographie complète est disponible sur internet. http://www.evol.org/disco.html 35. Sonic Youth draine un public numériquement signifiant à ses concerts, lui arrivant régulièrement d’être programmé dans des grandes structures d’accueils de type Zénith, ainsi que dans de grandes tournées collectives de rock. De même, les membres du groupe sont apparus sous forme de caricature dans un épisode du dessin-animé The Simpsons, apparition qui signifierait en cela une certaine notoriété. 36. De l’avis général, le « It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back « de Public Enemy et le « Daydream Nation « de Sonic Youth furent les deux albums les plus influents produits à New York en 1988, de même que, selon Gary Gersh, Sonic Youth est le groupe le plus influent de la musique américaine de la dernière décennie. Foege, Alec, Chaos Imminent, biographie de Sonic Youth, Camion Blanc, Nancy, 1995. p. 188-190. 37. Morris, Chris « Sonic Youth Ventures Through ‘NYC Ghosts & Flowers »in site internet Bilboard, avril 2000. 38. Foege, Alec, op. cit., p. 6. 39. Brian Eno cité par Swed, Mark « Glorious Noise Returns » in site internet Los Angeles Times. 40. Cet apport a également été avancé par des musiciens comme David Grubbs, Michael Morley ou Jim O’Rourke. De ce dernier, Thurston Moore indique qu’il est représentatif d’une génération plus jeune que celle de Sonic Youth, « attirée et informée des notions de la musique académique, avant-garde et contemporaine, tout en étant passionnée par les grands morceaux de Van Dyke Parks ou des Sparks. » Cité par Morris, Chris, op. cit. 41. Le double album, « Goodbye to the 20th century » (SYR4) où Sonic Youth fait des reprises de Cage, Ono, Reich, Tenney, Wolff. 42. Loupien, Serge « L’activité sismique de Sonic Youth » in Libération du mercredi 8 juillet 1998, p. 36-37. 43. Foege, Alec, op. cit., p. 125. 44. Un critique du Melody Maker et Simon Frith du Sunday Times cités par Foege, Alec, Chaos Imminent, biographie de Sonic Youth, Camion Blanc, Nancy, 1995, p. 97. 45. Hormis pour la pochette de l’album « Daydream Nation » reprenant deux peintures de Gerhard Richter, titrées « Kerze ».

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46. Thurston Moore cité par Loupien, Serge, op. cit. 47. Interview de Lee Ranaldo par Michel Henritzi in Revue & Corrigée, n° 43, mars 2000, p. 11. 48. Les membres de Sonic Youth choisissent leurs premières parties de concert – le plus souvent des acteurs de la scène avant-garde, improvisée ou plus généralement expérimentale –, montent des programmations dans des clubs new yorkais, organisent des expositions de groupes et produisent des disques. Les références sont toutefois bien trop nombreuses pour être énumérées de manière exhaustive. Il est à noter toutefois qu’ils ont récemment établi des programmations au Tonic (NYC) et l’espace Mu à Eindhoven (NL) avec des ouvertures sur les arts plastiques. Aussi, leurs labels discographiques ont pour nom Ecstatic Peace (Thurston Moore), Smells Like (Steve Shelley) et SYR (Sonic Youth). 49. L’ironie de Sonic Youth vis à vis du rock prend plusieurs formes : déclarer qu’ils se droguent à la mayonnaise, porter des tee-shirts de Bruce Springteen, se faire filmer en train de mettre leurs lentilles de contact plutôt qu’en posture de débordements dionysiaques, réaliser un pastiche de leurs propres tics musicaux dans le clip de « Titanium Exposé », etc. 50. Madonna était alors devenue, en l’espace d’un an, la première mégastar féminine de la pop music, une force culturelle – et économique – mondiale avec laquelle il fallait compter. 51. Foege, Alec, op. cit., p. 164-165. 52. « Dirty » comme allusion au style grunge émergent dont Sonic Youth serait, par son exploration des textures, des parents. Kathleen Aubert donne de ce terme une définition complète dans l’ouvrage Le siècle rebelle, Wasqueriel E. (dir.), Larousse-Bordas, Paris, 1999. 53. Mike Kelley cité par Foege, Alec, op. cit., p. 185. La performance en question se nomme « Nostalgic Depiction of the Innocence of Chilhood » et date de 1990. 54. Pécoil, Vincent « Mike Kelley, un art mineur » in Documents sur l’art, p. 130-133. 55. Nous gardons les dénominations américaines. 56. Kremer, Mike « Mike Kelley, un miroir faussé de la culture dominante » in Art Press, n° 183, septembre 1993, p. 18-20. 57. Graham, Dan, Rock my religion, op. cit. 58. Moles, Abraham, Psychologie du kitsch, Denoel / Gonthier, Paris, 1971. 59. Frith, Simon, Sound Effects : Youth, leisure, and the Politics of Rock’n’Roll, Pantheon Books. 60. Graham, Dan « Rock/Raum », interview de l’artiste réalisée à Francfort le 11 février 1994 par Sabine Godefroy et Françoise Valéry, Editions de l’attente, Bordeaux, 1994, p. 7-9. 61. Pour California Institute Of The Arts. Mike Kelley et Tony Oursler y étudièrent au milieu des années 1970. 62. Bruyn, Eric « Conversation avec Dan Graham », New York, 23 février 1997, in Graham, Dan, Rock/Music textes, Presses du Réel, Dijon, 1999, p. 74-75. 63. Et au-même titre qu’Arto Lindsay ou Brian Eno, ce dernier étant le créateur de la méthode Oblique en production. 64. Thurston Moore cité par Cloup, Michel « Contre le sectarisme » in Les Inrockuptibles, supplément Sonic Youth, n° 150, mai 1998, p. XII. 65. Glenn Branca cité par Caux, Jacqueline, « Glenn Branca, du mur de sons électrique à l’orchestre symphonique » in Art Press, n° 220 janvier 1997, p. 52-55. 66. La série SYR (pour Sonic Youth Records) publiée par le groupe présentent quelques traces de ces sessions. 67. Kim Gordon joue dans les groupes Free Kitten et Harry Crews, Steve Shelley dans Mosquito, Cat Power et Two Dollar Guitar, Lee Ranaldo avec The Ex, Epic Soundtrack, William Hooker et Thuston Moore dans Dim Stars mais aussi avec Cecil Taylor et Merce Cunningham. 68. Olivier Zahm, « D & G Corporate Song » in Purple, n° 12, été 1997, p. 134-136. 69. Adorno, Theodor, « Mode Intemporelle », op. cit., p. 104. 70. Bosseur, Jean-Yves, Vocabulaire de la musique contemporaine, Minerve, 1996, p. 69-72. 71. Lee Ranaldo cité par Henritzi, Michel in Revue & Corrigée, n° 43, mars 2000.

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72. Lee Ranaldo cité par Hanon, Vincent « Art sonique jeune dentelle » in Guitare & Claviers, n° 196, p. 18-21. 73. Nous vous renvoyons à la description de la lutherie inhabituelle du groupe et de son jeu insolite, ainsi qu’à la définition de la musique expérimentale par Heinz-Klaus Metzger (1958), citée par Bosseur, Jean-Yves, op. cit., p. 56-57. 74. Souriau, Etienne (dir.), Vocabulaire d’esthétique, P.U.F., 1990. 75. Foege, Alec, op. cit., p. 16. 76. Kim Gordon cité par Foege, Alec, op. cit., p. 41. 77. Lee Ranaldo cité par Hanon, Vincent « Art sonique jeune dentelle » in Guitare & Claviers, n° 196, p. 18-21. 78. Dans la mesure où les membres du groupe « ont su prendre des risques, accepter de continuer leurs recherches dans de nouveaux territoires, en des lieux inconnus de prime abord », même si un style Sonic Youth, en tant qu’entité culturelle dominante fonctionnant désormais sur le mode de l’exécution, existe. Elekes, Laszlo, Du corps sans organes au Post-Rock, maîtrise d’arts plastiques, dir. Moineau J.-C., Université Paris VIII, janvier 2000, p. 103-104. 79. Si l’on considère que le rôle de cette discipline est de distribuer à tous ce qui, pour l’instant, est le privilège de quelques uns en opérant la distinction définie par Bourdieu, c’est à dire en supprimant le mauvais et en visant à la qualité et à la richesse sémantique. 80. Servier, Marie-Berthe, « Pertinence et culture rock : les musiques nouvelles » in Mignon, Patrick et Hennion, Antoine (dir.) Rock, de l’histoire au mythe. Anthropos, Vibrations, Paris, 1991, p. 75-79. 81. Menger, Pierre-Michel « Formes et sens de la production musicale populaire » in inHarmoniques « Musiques, identités », Ircam, Centre Georges Pompidou, Christian Bourgois, Paris, mai 1987, p. 86. 82. Shusterman, Richard, op. cit., p. 139. 83. Qu’il s’agisse de la communauté avant-garde new-yorkaise ou de l’industrie du rock. 84. Hemptinne, Pierre, op. cit.

RÉSUMÉS

L’expérience esthétique hédoniste du rock’n’roll, en tant que musique populaire, a longtemps été réfutée par Adorno et l’école de Francfort pour son inauthenticité, sa visée de divertissement et l’acceptation hébétée qu’elle recherche. Une lecture des réalisations de Sonic Youth par la philosophie post-moderniste de Shusterman – à la suite de la réhabilitation de l’expérience par John Dewey – nous permettra de définir si les compositions de ce groupe peuvent prétendre au statut d’œuvres, par-delà les mécanismes culturels, et s’il existe un espace interstitiel, entre le style et le geste, où peuvent s’inscrire les musiques dites « nouvelles ».

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INDEX

Index géographique : California, États-Unis / USA, New York nomsmotscles Sonic Youth, Adorno (Theodor) Index chronologique : 1970-1979, 1980-1989, 1990-1999, 2000-2009 Mots-clés : esthétique, expérience, expérimentation, gestes / langage corporel, pragmatisme, modernité / postmodernité Thèmes : art / experimental rock, expérimentale / experimental music, rock music Keywords : experience, experimentation, gestures / body language, pragmatism, style

AUTEUR

MARIE-PIERRE BONNIOL

Marie-Pierre BONNIOL, université de Paris I Panthéon-Sorbonne, Esthétique et Sciences de l’art, est directrice du Nouveau Casino, Paris. mail

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Histoires de musiques, catégorisations musicales et commerce biographique Music Stories, Musical Categorizations and Biographical Exchange

Nicolas Jaujou

Quand dire des musiques c’est faire la musique

1 Comment nos catégorisations de la musique sont-elles impliquées dans nos façons de parler et de vivre ensemble la musique ? Cette question, qui fait actuellement l’objet d’un travail de thèse en anthropologie sociale et culturelle, appelle un examen critique des rhétoriques déployées par la sociologie et l’anthropologie pour étudier la vie musicale.

2 En effet, de nombreux travaux s’inscrivent et s’identifient explicitement dans des catégories musicales. Ces catégories (le Classique, le Rap, le Rock, la Techno…) constituent les lieux de ces recherches. En faisant de ces catégories l’espace et le cadre d’interprétation des actions des protagonistes de la vie musicale, ces travaux génèrent une rhétorique performative aux effets problématiques. Bien que les musiciens et leur vie constituent leur principale matière, ils dénient les activités suscitées par la création, l’utilisation ou encore la définition de catégories musicales. Elle laisse sans voix les tensions et les enjeux inhérents à leur inscription dans un environnement discursif partagé. Au lieu de rencontrer ces mots et ces catégories, « Rock », « Classique », « Jazz », dans leurs usages quotidiens et d’étudier comment la musique se fait autour et avec eux, ces travaux entérinent leur efficacité et participent pleinement à la fabrication d’une histoire où la musique semble vivre indépendamment de ses acteurs, dans des sphères autonomes. L’activité musicale se retrouve en quelque sorte organisée par le haut : l’histoire du « Rock «, l’histoire du « Jazz », l’histoire du « Reggae », etc.

3 Paradoxalement, l’efficacité de cette rhétorique tautologique (faire l’histoire du « Jazz » c’est faire le « Jazz ») place ces chercheurs en concurrence avec les acteurs de la vie

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musicale. L’autorité et la légitimité universitaire est appliquée à l’ordinaire : leurs actions sur les catégories musicales sont des actions sur l’activité musicale. Ce constat critique me permet de révéler l’intrication de deux problèmes inhérents à toute production discursive sur la musique : l’identification de ce que nous recouvrons sous le terme de musique et sa fonction problématique dans la composition et l’expression d’une façon de vivre. Je travaillerai ce questionnement discursif en étudiant nos façons de parler ensemble la diversité musicale (Goffman, 1987). En m’intéressant à nos usages des catégories musicales, j’interrogerai la condition problématique de nos conversations sur la musique. En soulignant leur inscription historique et existentielle, j’étudierai leur implication dans la composition d’un monde musical partagé.

Anthropologie indigène

4 Cette enquête sur les catégorisations de la musique utilise comme source des enregistrements de conversations effectués entre les mois de septembre et décembre de l’année 2000. Les discussions sont réalisées avec des locuteurs de générations différentes. Elles portent sur l’évolution des relations qu’ils entretiennent avec et autour de la musique. En transcrivant et en analysant plusieurs extraits de ces conversations, je questionnerai la possibilité de parler ensemble nos relations à la musique. Ce collage impressionniste et analytique a pour trame un scepticisme (Cavell, 1996) relatif à notre « être ensemble », un scepticisme d’ailleurs inhérent à nos conversations (comme lieu de nos commerces biographiques (Chauvier, 2002)) : comment parvenons-nous à parler ensemble de nos relations à la musique ?

5 Cette enquête s’inscrit dans le proche et l’intime. Aux catégories sociologiques de la représentativité, j’ai préféré les catégories du « nous » produites en conversation avec mes interlocuteurs. La contextualisation de ces enregistrements appelle donc la mise en jeu de relations. Relations amicales, Thomas, Stéphane et moi, et leur implication (« l’ami de ») dans des relations familiales : la famille de Thomas : ses parents, Jean- François et Anne, et ses grands-parents Jean-Pierre et Jeannine ainsi que la famille de Stéphane : son frère Alain, sa mère Dominique et sa grand-mère Monique. Mes analyses s’inscrivent dans des réseaux amicaux et familiaux. Le « je » composé se veut être celui d’un anthropologue indigène, une fiction d’autorité (Clifford, 1983 ; Goffman, 1973). Les « nous » engagés dans ce texte relèvent du politique : de la conversation à la lecture une problématique sceptique de l’accord.

Branchements musicaux

6 Le 6 décembre 2000, Gujan-Mestras. Je discute musique avec Thomas et ses grand- parents, chez eux, pendant que le repas mijote. Jeannine (la grand-mère de Thomas), en abordant à ma demande sa jeunesse, me parle de l’évolution de son écoute de la musique « Classique » (qui constitue dans cet extrait le lieu de notre discussion) : Jeannine : […] Mais enfin, disons que quand j’avais dix huit ans ou avant, quinze ans, dix huit ans/vingt ans, c’était surtout le 19e siècle quoi. Ravel ça a été un peu plus tard. La musique plus moderne disons, Stravinsky aussi. Je pense que pour cette musique là il faut l’écouter… plus. La musique romantique frappe… tout de suite… Jean-Pierre : … ouais, elle est fait pour toucher immédiatement…. Jeannine :…tandis que la musique de Stravinsky par exemple, ou même de Ravel, il faut l’écouter

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plusieurs fois pour la comprendre, pour l’apprécier, pour la…oui, pour s’en imprégner […]

7 Arrêtons-nous sur les continuités et discontinuités générées par Jeannine. Dans un premier temps, elle met en exergue la musique qu’elle écoutait dans sa jeunesse (« quand j’avais dix huit ans »). Puis en suggérant, par la ponctuation de son énoncé, une distinction musicale (« …le 19e quoi. Ravel… »), elle fait apparaître une autre période de sa biographie (« Ravel ça a été un peu plus tard »). Les catégorisations musicales utilisées pour mettre en scène ce passage engendrent un discours historique sur la musique. Ainsi, Jeannine caractérise l’objet de son écoute en l’associant à l’histoire de la musique « Classique » : on peut relever sa référence au « 19e siècle » (catégorisation se confondant avec l’appellation « musique romantique ») et sa caractérisation de la musique de « Ravel » (1875-1937) comme « plus moderne » (tout comme la musique de « Stravinsky » (1882-1971)). A cette catégorisation historique des musiques semble être liée une distinction dans les modes de leur écoute. Ainsi, la « musique romantique », pour Jeannine, est une musique qui « frappe, tout de suite » et la « musique de Stravinsky » (« ou même de Ravel »), une musique demandant un travail sur l’écoute. Les catégories du « Classique » associant une distinction stylistique et une périodisation historique, leur utilisation par Jeannine pour parler les transformations de son écoute historicise sa pratique et sa façon de vivre la musique (« La musique romantique frappe… tout de suite… »). Cette façon de parler la différence conduit mon interlocutrice à insérer sa biographie musicale (l’histoire de sa pratique) dans un devenir historique. Elle branche son écoute sur les catégories du « Classique » : elle s’implique dans l’histoire de la musique.

8 De ce point de vue, il est intéressant de souligner l’intervention de Jean-Pierre. Ainsi, lorsque Jeannine caractérise la « musique romantique » comme une musique impressionniste (si le fait d’être frapper peut être considéré simplement comme une impression), il approuve son jugement et ajoute que cette musique est « fait pour toucher immédiatement ». Cette transition d’un discours sur la façon dont est perçue la musique à un discours sur la façon dont elle est faite, me semble révéler les enjeux du branchement réalisé par Jeannine. En effet, en liant la production et la perception de la « musique Romantique », Jean-Pierre crée une continuité entre les façons de vivre la musique au 19e siècle et ses écoutes actuelles. L’actualité de l’effet de la « musique romantique » (le fait qu’elle continue de « frapper ») suppose une permanence dans l’expression recherchée par le compositeur. L’appropriation de cette expression implique les musiciens dans un « nous ». Jean-Pierre et Jeannine, dans cet extrait, reconnaissent en quelque sorte leur présence (d’autant plus qu’ils parlent d’émotions et de sentiments, un discours substantiel sur la vie). C’est pourquoi, on peut considérer ces façons de parler produites dans la catégorie « Classique » comme des outils servant la composition de communautés de vie historiques.

Parler sa musique aujourd’hui

9 Ce branchement biographique sur l’histoire de la musique « Classique » appelle une réflexion sur les lieux de production de nos relations à la musique. Dans quels espaces mes interlocuteurs cherchent-ils à se parler et à se comprendre (s’inclure et se connaître) ? En contrepoint à cette problématique, j’examinerai la condition des catégories musicales utilisées pour ajuster nos biographies musicales et construire un

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lieu de reconnaissance historique. Dans ce but, j’introduirai un extrait de ma conversation avec Thomas et ses parents, réalisée à Talence le 10 octobre 2000. La séquence présentée offre une expression à mon questionnement sur la pertinence historique de nos catégories musicales : Jean-François : […]C’est vrai que ça s’est appelé Cosmic music, ça s’est appelé… je sais pas comment on appelle ça. Vangelis Papathanassiou, y a eu Tangerine Dream, Klaus Schulze… Anne : je sais pas comment ça s’appelle d’ailleurs cette musique. Thomas : New Age ou un truc comme ça, ça a des noms bizarres. Jean-François : ça pourrait être l’ancêtre, l’ancêtre de la Techno. Thomas : ouais sur certains trucs. Jean-François : Probablement, parce que c’est une question de rythme, de percussion… Thomas : Et puis c’est parce que c’est synthétique aussi. Jean-François : ouais synthétique. […]

10 Le problème soulevé par Jean-François concerne l’appellation de la musique qu’il écoute. Ainsi, dans un premier temps, il fait référence à son ancienne appellation (« ça s’est appelé Cosmic music »). Pourtant il ne semble pas se satisfaire de ce nom. Il est pertinent de se demander pourquoi ce terme de « Cosmic music » ne convient plus à Jean-François ? Pourquoi recherche-t-il une nouvelle appellation pour cette catégorie musicale ? En effet, non seulement nous disposons de son ancienne appellation, mais en plus (outre les connaissances supplémentaires que peuvent avoir Anne et Thomas et les précisions apportées au cours de cette conversation) Jean-François spécifie son contenu en se référant aux différents compositeurs l’incarnant : « Vangelis Papathanassiou, y a eu Tangerine Dream, Klaus Schulze… ». Afin d’interpréter cet échange, je proposerai donc une hypothèse à caractère historique. Ce questionnement sur l’appellation « Cosmic music » engage une problématique concernant le partage de notre quotidien. En effet, cette recherche d’une nouvelle étiquette semble servir la reconnaissance de cette musique. Jean-François considère l’appellation « Cosmic music » comme obsolète, il cherche donc un nouveau nom à sa musique afin d’assurer sa visibilité dans un environnement musical contemporain.

11 L’évolution de cette discussion vers un questionnement d’ordre généalogique semble confirmer cette hypothèse. Ainsi, en branchant la « Cosmic music » sur la « Techno », (« ça pourrait être l’ancêtre, l’ancêtre de la Techno ») Jean-François réactualise explicitement son inscription dans un quotidien. La confirmation apportée par Thomas (« ouais sur certains trucs ») cautionne cette construction historique. La négociation et la validation de ce branchement passe par une discussion stylistique. La production de cette continuité historique se fait dans la musique, dans sa forme et sa production. Toutefois, les enjeux relatifs à ce nouvel étiquetage et à la production d’une relation généalogique entre ces catégories dépassent ces considérations musicologiques (« Probablement, parce que c’est une question de rythme, de percussion… »). Cette inscription de la « Cosmic music » dans une diversité musicale contemporaine permet à Jean-François de donner une nouvelle visibilité à l’objet de son écoute (sa musique). La réussite de son branchement lui permet de donner voix à sa pratique dans un « maintenant ».

S’inscrire dans le présent

12 La reconnaissance de nos relations à la musique nécessite en quelque sorte que nous nous branchions sur une histoire commune, un espace de cohabitation pour parler nos biographies. La production et l’utilisation de catégories musicales sont les outils et les

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instruments de ce commerce. Toutefois, cette façon de produire une continuité historique entre des temps vécus hétérogènes induit une problématique politique sur notre cohabitation dans un quotidien (ce lieu d’où l’on parle). Pour aborder ce point, je reviendrai sur l’inscription de la « Cosmic music « dans notre quotidien. Je donnerai voix à la critique que lui adresse Thomas lors d’un entretien enregistré, le 16 novembre 2000, alors que je le questionnais sur les vinyles de ses parents : Thomas : […] et y’a les disques de mon père. La Cosmic music, mais euh… ça bon…. j’en ai écouté quand même à une époque pas mal, enfin j’écoutais ces disques. Ben.. bon ça m’a/c’est pas resté quoi. Y a des choses que j’aime bien dedans, mais globalement, ça me fait un peu chier quoi. Puis je trouve que ça a vieilli quand même, ça a sacrément vieilli. […]

13 Thomas met en scène deux dynamiques historiques dans son discours. Dans un premier temps, c’est son écoute de la musique qui est l’objet d’un discours diachronique. Thomas me dit avoir écouté la musique de son père (« j’en ai écouté quand même à une époque pas mal »). En parlant son écoute au passé, il la renvoie dans un discours biographique : elle ne participe plus à sa pratique actuelle de la musique (« c’est pas resté quoi »). La seconde dynamique que l’on peut mettre en exergue dans cet extrait d’entretien est relative à la catégorie « Cosmic music ». Thomas souligne le vieillissement de cette musique (« puis je trouve que ça a vieilli quand même, ça a sacrément vieilli »). Cette façon de parler la « Cosmic music » implique une grammaire singulière. En la caractérisant par son vieillissement, il lui attribue une relation avec un présent. Ce constat sert une critique : ce vieillissement renvoie au désengagement de cette musique vis-à-vis d’un quotidien. De ce point de vue, il est pertinent de constater que cette critique de la « Cosmic music » sous-tend une conception de l’actualité de la musique. En effet, en me notifiant que cette catégorie « a vieilli », il questionne l’évolution de son inscription historique. Comment s’intègre-t-elle à notre quotidien ? Est-elle actuelle ?

14 De la même manière, Thomas n’inscrit plus son écoute de la « Cosmic music » dans une actualité. Si on ne peut inférer une relation entre ces deux « passés », il peut être pertinent de souligner leur production conjointe pour mettre en perspective les liens que nous établissons entre nos biographies et les catégories musicales impliquées dans nos pratiques. En effet, on peut se demander si pour le père de Thomas, Jean-François, la « Cosmic music » est encore actuelle ? Si sa pratique m’invite à répondre par l’affirmative à cette question, les processus propres à l’actualisation de sa dénomination étudiés en amont pourraient m’inciter à répondre de manière négative. Toutefois on peut se demander quelles réactions auraient ses interlocuteurs si Jean- François leur disait, comme il l’a fait dans notre discussion, qu’il écoute une musique qui « pourrait être l’ancêtre de la Techno ». En quoi ce changement de visibilité, à la fois biographique et musicologique, transformerait la situation de co-locution, nos façons de vivre ensemble et de parler ensemble la musique. Quelles sont les enjeux politiques de ce commerce biographique et musical ?

Engagement biographique

15 L’introduction d’un discours sur le vieillissement de la « Cosmic music » souligne l’hétérogénéité de notre quotidien et problématise son investissement. Thomas, en énonçant cette catégorie dans une grammaire biographique (« ça a vieilli ») soutient un point de vue sur la musique aujourd’hui. Le caractère politique de ce positionnement

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questionne l’existence de notre musique. En effet, Thomas me parle. Du fait de notre relation et de notre appartenance à une même génération (contre celle de nos parents) sa prise de position m’engage. Toutefois, en réalisant ces enregistrements de conversation dans des réseaux familiaux, je me suis exposé à une forme de dénégation de cette position privilégiée que nous pensons avoir, nous les « jeunes », pour parler une actualité musicale.

16 De cette façon, ma discussion avec la mère de Stéphane, Dominique (réalisée à Biarritz le 4 novembre 2000), m’a permis d’évaluer la condition problématique de ce discours sur notre quotidien. Ainsi, me parlant de ce qu’elle écoutait lorsqu’elle était plus jeune, elle en est arrivée à porter un discours singulier sur l’évolution des musiques : Dominique : […] non j’ai pas, y a rien qui m’ait vraiment emballé dans les deux dernières décennies là, rien qui m’ait vraiment surprise ou… alors c’est là que j’ai un peu plus découvert la musique cubaine ou le Reggae ou des choses comme ça. Parce qu’après, dans le reste, c’était pas/y avait rien de nouveau. Ou alors, ou alors on reprend les mêmes mais…mais que j’aime toujours, mais c’est pas une nouveauté quoi. Le Hard-rock les choses comme ça c’est pas…c’est/ils font toujours ce qu’ils faisaient il y a 20 ans, ça plaît toujours mais c’est pas une nouveauté. Enfin pour les jeunes de maintenant c’est nouveau pour eux mais, mais pour moi bon c’est toujours pareil. Donc ce que j’ai écouté de nouveau oui c’est le Reggae un peu de Rap et, puis la musique… latino un peu […]

17 Dominique souligne l’absence de bouleversement dans son écoute. Ce manque de « surprise » mérite, il me semble, d’être interrogé pour comprendre la dimension biographique de nos représentations de l’actualité musicale. En effet, pour pouvoir penser le changement, il faut pouvoir lui créer un lieu possible d’expression. Ainsi, les représentations nécessaires à sa production appellent un mode d’identification de la « nouveauté » et l’élaboration d’un espace propice à sa mise en scène. Pour citer Bruno Latour : « Pour que le fait soit nouveau, il faut qu’il brise certaines associations reconnues ; mais pour qu’il devienne un fait il faut que ceux dont on détruit les associations se saisissent de l’énoncé et le transmettent tel quel. La production des faits implique un « paradoxe ». La collectivité doit être bouleversée pour que le fait soit nouveau, et doit être convaincue pour qu’il soit un fait. » (Latour, 1988, p. 46)

18 De ce point de vue, il est intéressant de souligner la problématique engagée par Dominique autour de la « nouveauté » en musique. En refusant ce statut au « Hard-rock et les choses comme ça », elle fait apparaître le caractère relatif de l’identification des changements dans la musique et le rôle de nos biographies musicales dans ce processus. Ainsi, considérant le « Hard-rock et les choses comme ça » dans une continuité (notamment par leurs interprètes : « ils font toujours ce qu’ils faisaient il y a 20 ans »), elle leur refuse le statut de « nouveauté ». La permanence dans la production de ces musiques rend légitime ce jugement sur leur place dans notre quotidien. De ce point de vue, il est intéressant de considérer la seconde assertion de Dominique concernant le caractère relatif de cette « nouveauté » : « enfin pour les jeunes de maintenant c’est nouveau pour eux mais, mais pour moi bon c’est toujours pareil ». Elle souligne l’importance du point de vue dans la détermination de la « nouveauté ». L’appréhension d’une actualité musicale est dépendante de la production d’un point de vue sur notre quotidien. D’une certaine façon, les « jeunes de maintenant » appréhendent le « Hard-rock et les choses comme ça » comme une « nouveauté » de par leur manque d’inscription dans ce quotidien, un manque d’histoire. La différence entre Dominique et « les jeunes de maintenant » semble donc résider dans la possibilité de

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conférer à la « nouveauté » une implication historique : de se sortir d’une représentation synchronique de la diversité musicale pour rechercher un espace d’expression diachronique aux changements.

19 En ce sens, l’utilisation de sa biographie pour élaborer ce lieu doit être soulignée. En effet, l’histoire légitimant son point de vue sur l’actualité musicale est avant tout une histoire vécue, une expérience personnelle du devenir de la musique liée à une pratique. Ainsi, le regard porté par Dominique sur la « nouveauté » éclaire son positionnement dans et pour un quotidien partagé. En mettant en scène le fondement et le devenir de notre musique, elle y engage sa propre biographie et fait sien cet espace de parole. En conversant ainsi de la « nouveauté », en m’associant indirectement aux « jeunes de maintenant », elle revendique un positionnement relatif à notre quotidien. Le fondement biographique de cette représentation historique de notre quotidien lui confère de plus une légitimité que je n’ai pas. Engager sa biographie dans notre présent c’est aussi faire l’actualité.

Vivre ensemble les musiques

20 Pour éclairer les enjeux de ces analyses sur le commerce biographique assurant nos façons de parler et de vivre ensemble la musique, je terminerai sur un extrait de ma conversation avec Stéphane le fils de Dominique, le 16 novembre à Bordeaux. En m’attachant à déconstruire sa compréhension de l’écoute de sa grand-mère (Monique, la mère de Dominique) je questionnerai la composition discursive d’un environnement musical partagé : Stéphane : […] je trouve que ce qu’elle écoute c’est assez cohérent et c’est pas mal. De toute façon, je la vois difficilement écouter des choses beaucoup plus modernes et je comprends tout à fait, que quelqu’un qui soit un peu âgé ne puisse pas écouter du Rap et de la Techno et certaines formes de Rock, et je suis persuadé que moi dans une certaine mesure quand je serai plus vieux je ne pourrai pas écouter ce qui se fera chez les jeunes à ce moment là. J’ose pas imaginer ce qui se fera à ce moment là, peut être que ça sera pas si différent que ça et je pense que de toute façon j’évoluerai d’une certaine manière qui fera que y a des choses auxquelles je serai fermé. […]

21 Ainsi, lorsque j’ai demandé à Stéphane ce qu’il pensait de la musique écoutée par sa grand-mère celui-ci m’a exprimé son intérêt et a souligné la qualité de ses choix musicaux. Cependant, en légitimant le fait qu’elle n’écoute pas de choses « modernes » et en faisant apparaître le caractère naturel de cette inaptitude, il a développé une problématique associant l’âge et la capacité à « s’ouvrir » à certaines musiques. Dans cet ordre d’idée, il m’a identifié clairement les musiques pouvant apparaître difficiles d’accès pour sa grand-mère : le « Rap », la « Techno » et « certaines formes de Rock ». Ce faisant, il renvoie explicitement ces catégories dans une contemporanéité inaccessible, une modernité exclusive. Pour comprendre pourquoi ces musiques sont pensées et présentées comme difficilement abordable, il est intéressant d’interroger la façon dont Stéphane projette son écoute dans le futur. Ainsi, il produit une problématique relative aux écarts biographiques : « quand je serai plus vieux je ne pourrai pas écouter ce qui se fera chez les jeunes à ce moment là ». En identifiant le lieu de production des musiques chez les « jeunes », il dégage le sens de cette problématique. Ces catégories musicales sont identifiées et signifiées dans une relation singulière avec un présent, la jeunesse.

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22 Dans cette problématique Stéphane prévoit son évolution « je pense que de toute façon j’évoluerai d’une certaine manière qui fera que y a des choses auxquelles je serai fermé ». En d’autres termes, et pour accorder mon vocabulaire analytique au discours de Stéphane, il semble que pour lui, nos biographies engagent la transformation d’un rapport à la diversité musicale. L’identification des musiques difficilement abordables pour sa grand-mère, révèle le sens de cette représentation : c’est l’inscription différenciée de nos pratiques et des musiques dans une actualité qui rendent cette évolution quasiment inéluctable. Stéphane fait apparaître dans les musiques ce qui nous intrigue dans la famille, la « non-contemporanéité de la contemporanéité » (Mannheim, 1990, p. 34).

Accord et désaccord

23 Ces façons de mettre en scène les catégories musicales comme des lieux d’où l’on peut vivre la et les musique(s) révèlent l’importance des critères engagés dans leur production. Le caractère conventionnel (ou plutôt, pour plagier Stanley Cavell, en convention) de leur appropriation contribue à en faire des lieux de conversation, des espaces d’accords et de désaccords possibles. La comparaison de nos pratiques nécessite donc de reconsidérer la place de nos catégorisations de la musique dans la formation de nos pratiques (le caractère prospectif propre à leur utilisation par exemple). Il s’agit non pas d’assimiler ces catégories à des lieux d’appropriation de la musique mais de comprendre comment elles sont impliquées dans la production de ces lieux. En d’autres termes, la compréhension de nos écoutes et de nos pratiques est indissociable d’un questionnement sur l’expression de nos appropriations de la diversité musicale. En effet, comprendre nos relations à la musique c’est identifier nos positionnements respectifs dans sa pluralité. Ainsi, questionner l’implication de nos catégorisations de la musique dans la production de nos façons de parler et de vivre ensemble la musique revient à étudier les modes de mise en conversation de nos biographies musicales. Eclairer la diversité de nos branchements, c’est évaluer la diversité de nos relations à la musique en les situant et non en les identifiant.

BIBLIOGRAPHIE

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RÉSUMÉS

Cet article questionne les usages de catégories musicales et leur rôle problématique dans nos façons de vivre et de parler ensemble la musique. L’enquête servant ce questionnement est réalisée auprès d’interlocuteurs familiers, de générations différentes : les amis de l’auteur et leur famille. L’analyse repose sur des extraits de conversations enregistrés. En transcrivant et en analysant plusieurs séquences, l’auteur s’intéresse à la possibilité de « parler ensemble » nos relations à la musique. Ce collage impressionniste et analytique a pour trame un scepticisme relatif à notre cohabitation biographique, un scepticisme d’ailleurs inhérent à nos conversation : comment parvenons-nous à parler ensemble nos relations à la musique ? En s’intéressant aux usages des catégories musicales, en soulignant leur inscription historique et existentielle, l’auteur étudie leur implication dans la composition d’un monde musical partagé.

INDEX

Keywords : age / generation, autobiography / biography, listening / auditor, genre (musical), analysis (musical) Mots-clés : autobiographie / biographie, écoute / auditeur, âge / génération, genre musical, analyse musicale

AUTEUR

NICOLAS JAUJOU Nicolas Jaujou est doctorant en anthropologie sociale et culturelle à l’Université Victor Segalen Bordeaux II. mail

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Légitimation et normalisation des « musiques amplifiées » en région Regional Legitimization and Standardization of “Amplified Music” in France

Emmanuel Brandl

Introduction

Le questionnement développé ici, issu d’un ensemble de remarques d’ordre ethnographique et des résultats d’une enquête antérieure, présente les linéaments d’une problématique plus générale qui porte sur les champs musicaux régionaux.

1 L’enquête portait sur un « bar » de la capitale administrative du Doubs, en région Franche-Comté. « Bar » entre guillemets car ce lieu faisait fonction de débit de boisson, mais aussi de salle de concert, de sorte que l’identité (au sens large) que les responsables tendaient à donner à ce lieu restait duale : derrière une fonction officielle se définissait une fonction officieuse qui consistait à s’orienter vers l’accumulation d’une reconnaissance du lieu comme salle de diffusion de groupes « rock ». Nous avions montré que ces acteurs luttaient pour l’accumulation d’un capital culturel (de type « contre-culturel ») et d’un capital social orienté vers le groupe des pairs. De plus, dans ce processus, s’imposait peu à peu l’idée d’une recherche de considération par les institutions détentrices du monopole culturel en région – la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles) représentant par délégation la « disposition cultivée constituée en institution » (Bourdieu, 1979, p. 30). Mais, malgré une forte reconnaissance des pairs et de fait un fort capital de reconnaissance autonome, ces acteurs durent essuyer un refus catégorique. Or, on pouvait remarquer que l’association mise en place pour organiser les concerts dans le bar restait peu codifiée, largement régie par l’habitus, par un système de dispositions communes qui correspondait à celui de la contre- culture adolescente de la « petite bourgeoisie nouvelle ».

2 Les remarques ethnographiques portaient quant à elles sur un processus similaire que l’on avait pu remarqué au sein d’une association gérante de locaux de répétition (que nous appellerons le « B »). Toutefois, et ce à la différence du « bar » précité, cette

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recherche d’inscription dans le champ des activités culturelles locales (gestion de la plus grosse scène de la fête de la musique, édition d’un programme « fête de la musique », organisation de concerts avec les groupes du B, etc.) s’accompagnait ici d’une « restructuration » progressive de l’association ; d’un point de vue interne : rénovation des locaux, création d’un studio d’enregistrement, changement du personnel du Conseil d’Administration, du recrutement des membres, respect des protocoles administratifs, changement dans les mots pour se désigner et dans les stratégies de présentation de soi (on passe du « rocker » à « l’acteur culturel ») ; d’un point de vue externe : prise de contact avec la mairie, avec la DRAC, ouverture d’un « local tournant ».

3 Si la logique des « choix » politiques en matière de subvention culturelle peut être invoquée comme système explicatif de l’accueil inégal dont ont bénéficié ces deux associations de la part des institutions territoriales, ce type d’explication nous semble nécessaire mais non suffisant. En effet, si les politiques culturelles, qui répondent à des « dynamiques endogènes » et fonctionnent sur des stratégies de délimitation du culturel et du non-culturel (Urfalino, 1989), participent de la structuration du champ culturel en privilégiant ses dimensions normatives, il reste à comprendre les logiques d’émergence et de délimitation de ces dimensions dites « normatives ». D’un fait constaté nous passons alors à un processus à analyser.

4 Parce qu’au regard des cas particuliers considérés cela semble prendre une pondération particulière, il nous a semblé pertinent d’émettre l’hypothèse du pouvoir symbolique de la « forme » (juridico-administrative), de la mise en forme et de la codification nécessaire des rapports sociaux dans les processus de légitimation des « Faits Musicaux Amplifiés » (FMA) : le passage du terme « musique » aux termes « fait musical » marque le passage d’une définition anthropologique et d’un fait de civilisation à une définition sociologique et un fait culturel de la musique. Quant au terme « amplifié », il se justifie dans le fait qu’à la différence de nombreux termes utilisés, il renvoie plus justement à la réalité empirique de ces pratiques (déplacements, lieux, etc.) et aux enjeux qui s’y jouent (l’amplification, tant dans la notion de « grain » du son que dans le volume sonore, comme enjeu de distinctions sociomusicales) (Brandl, 2000, p. 257-259). Par commodité nous utiliserons parfois le terme « rock » (mais alors en un sens générique).

5 Mais la notion de « forme » ayant fait l’objet de différentes acceptions sociologiques, il nous faudra préciser notre filiation théorique et méthodologique (I). L’option sociologique déterminée, nous nous attacherons, par un relevé biographique (i.e. la recomposition de la série de positions successivement occupées par l’association dans l’espace socioculturel local), à reprendre l’ensemble des étapes du développement du B pour, premièrement, dévoiler les conditions sociales nécessaires à l’accumulation d’un capital de reconnaissance culturelle (II), et deuxièmement, en déterminer les conséquences sur les pratiques individuelles et collectives (III). Il nous restera alors à conclure sur la question fondamentale que pose cette monographie, à savoir sur la question des relations causales entre les procès de légitimation dans le champ des FMA et la capacité de ce milieu à conserver intact ce qui le caractérise en propre.

Mise en formule théorique de la « forme »

6 Les notions de « forme », comme mise en forme et en formule de la réalité sociale mobilisée par les individus, et de stabilité de ces formes sociales ainsi élaborées, ont

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d’abord été développées par G. Simmel (1981) : les groupes sociaux qui se forment sont le résultat de l’agrégation (moins statistique que politique) d’individus et ces groupes sociaux dépassent dans le temps et l’espace la seule vie de ses composants organiques ; ils s’objectivent dans des objets impersonnels qui les symbolisent (ibid. p. 181). La forme de ces groupes acquiert alors une existence sui generis ; il y a une autonomisation de la forme par rapport à tous les individus qui la composent : « elle est indépendante non pas seulement des membres du groupe auquel elle s’applique, mais encore des personnalités particulières qui ont pour tâche de la représenter et d’en assurer la fonction » (ibid. p. 183). Pour G. Simmel il y aurait donc, à travers un travail d’objectivation, d’une part une relative indépendance entre la forme sociale que prennent les groupes sociaux et les membres qui les composent, et d’autre part le fait social que cette « forme » acquière progressivement une efficacité propre.

7 Toutefois, le texte de G. Simmel ne nous semble pas suffisant. Il ne saurait répondre à plusieurs questions : si forme il y a, n’est-elle pas, au moins en partie, le fait d’une imposition ? Qui a autorité pour « façonner » les postes ? Si les individus intègrent tel ou tel groupe, quelle est la logique de ces placements ? Pour Simmel, « les membres qui composent le groupe à un moment donné y restent un temps suffisant pour façonner leurs successeurs à leur image » (ibid. p. 177). Certes, mais cela n’est pas toujours le cas : un poste peut être déclaré vacant et imposer ses formes au futur occupant. Par suite, cela ne permet pas de problématiser le rapport qu’il y a entre une place ou un poste et les aptitudes qu’un individu possède pour occuper ce dernier.

8 Les travaux de P. Bourdieu sur la mise en forme et la codification sociale d’une part – transformation des régularités en règle, ce qu’il est de règle de faire (Bourdieu, 1986a) – et sur les stratégies de légitimation d’autre part – mettre des formes c’est mettre la forme qui est reconnue comme légitime (Bourdieu, 1992) – permettent de construire une approche méthodologique plus rigoureuse de la notion de forme. De plus, ses travaux sur la codification juridique – le droit comme forme sociale à visée universelle (Bourdieu, 1986b) – permettent d’émettre des hypothèses quant au fait que la forme juridique soit nécessaire, mais que dans le même temps, elle impose à tous ceux qui en usent un mode d’action et d’expression jusque-là propre à une région de l’espace social. Les notions de droit et de règle, autour desquelles « bougent » les acteurs sociaux – puisque selon le mot de M. Weber ils n’obéissent à la règle que s’ils ont intérêt à lui obéir –, participent de la constitution des formes sociales. Enfin, l’analyse positionnelle développée par L. Boltanski (1973) qui consiste à montrer qu’il y a une autonomisation des positions par rapport aux acteurs (et dont la définition dépend donc en partie des dispositions de ces derniers), nous permet de voir tout ce que les acteurs sociaux doivent, par la suite, à la définition objective de leur position (poste) et qu’il existe une dialectique entre les dispositions des acteurs et les positions qu’ils occupent ou tendent à occuper.

9 Il faut dire un dernier mot sur la notion même de « groupe social » (ou encore « catégorie sociale ») : le « groupe social » ne peut en aucun cas être considéré comme un ensemble homogène défini par un nombre limité de critères. Il ne participe pas d’un principe statistique, comme agrégation du semblable au semblable. Se penser dans un groupe participe d’une logique subjective qui s’organise autour d’une signification centrale formée par les meilleurs exemples de la catégorie. Les opérations de la logique pratique ont partie liée avec le flou et le vague, elles s’opposent en cela aux opérations

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de la logique savante qui ne veut voir que des ensembles homogènes aux frontières strictement définies (Boltanski, 1982, p. 464).

10 Par ailleurs, la fonction première du « juridisme », qui repose sur un « travail politique d’institutionnalisation et d’objectivation des personnes collectives » (ibid., p. 256), est de durcir les frontières sociales ; l’institutionnalisation est donc nécessaire pour se constituer en un véritable groupe. Ensuite elle est un instrument d’accumulation et de concentration du capital symbolique (Bourdieu, 1992). Elle impose aussi le fait que pour un groupe (d’artistes par exemple), une des premières étapes d’entrée dans le champ (artistique) soit le passage par les codes juridiques et communicatifs (ibid.). C’est ainsi que l’espace des possibles qui s’offre aux nouveaux entrants se meut en un « code spécifique » et impose de canaliser ses « pulsions expressives » (phénomène de « civilisation des pulsions » comme dirait N. Elias (1991)), sorte de refoulement du soi derrière la mise en forme des pratiques qui légitime ces dernières et qui s’exprime dans des manières d’être, de faire, de parler... La position dévolue aux FMA au sein des hiérarchies musicales et politico- administratives locales nous incline à considérer le passage par les codes juridico- administratifs comme le point d’imputation du phénomène de normalisation des pratiques lors des procès de légitimation.

Trajectoire sociale d’une association

11 Cette monographie traite de la « conquête » d’un lieu par un groupe de musiciens de « rock » qui a débuté courant 1984. Il s’agit d’un bastion érigé par Vauban qui comprend trois niveaux : un rez-de-chaussée constitué d’une grande salle octogonale laissée à l’abandon, un premier étage constitué d’un puits central, d’un couloir qui court autour du puits, et de douze salles adjacentes, enfin, d’un deuxième étage ouvert, sous le toit. Seul le premier étage fera l’objet d’une occupation intensive. De 1984 à 1996, tout dans ce qui constitue l’existence objective de ce (mi)lieu a changé :

1984

12 Année d’occupation des lieux, qui sont « squattés » par un groupe de jeunes punks pour faire de la musique (ils sont alors une dizaine). Des mobylettes jalonnent le couloir du lieu, de nombreuses fêtes sont organisées, il y règne une ambiance anarchique : « C’était la zone, c’était la loi de la jungle, quand y voyaient ce bordel (des scouts occupant initialement le lieu investi par les musiciens), tu vois, c’était de pire en pire, parce que c’était des vrais dingues ». « Chacun s’est squatté son local comme ça » (Jeune homme participant des premiers moments du B). Un circuit électrique est improvisé, il n’y a ni isolation phonique ou thermique, ni sanitaires, ni lavabo, ni issue de secours, rien... Quelques portes récupérées permettent d’isoler les pièces transformant celles-ci en locaux de répétition.

1986

13 L’association loi 1901 mise en place pour gérer les lieux – à la demande de la mairie afin d’assurer le règlement des factures d’électricité – n’en a que le nom : il n’existe pas de siège social, aucun Conseil d’Administration ni aucune Assemblée Générale ne sont

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organisés. « Sur tous les gens qu’il y avait au B personne ne voulait prendre le poste (de président) » (premier président). Le cadre administratif reste dans un état embryonnaire : « Ok, au début tout le monde jouait le jeu. On rentre là-dedans mais surtout c’était de ne pas tomber dans un truc trop administratif » (idem).

14 Toutefois, ce premier degré d’officialisation modifie toute la trajectoire sociale du groupe ainsi présent : des loyers sont réclamés aux occupants des locaux, un but commun est fixé (« création et diffusion de groupes rock »), des responsabilités apparaissent, quelques concerts sont organisés. Enfin, un nouveau président est nommé. Selon lui, une « vraie » association loi 1901 voit le jour : des statuts sont rédigés « dans les règles de l’art », et une réorganisation interne est entreprise : travaux intérieurs, mise aux normes de sécurité, portes conformes, lavabo, toilettes, faux plafond, fenêtres, porte blindée à l’entrée... Le financement provient de la mairie et de la DRAC, c’est le seul financement qui sera accepté (en effet, le projet de rénovation cité en introduction achoppe en fait sur des discordances internes liées à l’émergence de différences sociales individuelles initialement sublimées). Une permanence est alors assurée, des cassettes audio peuvent être achetées, on assiste à une remise à jour des comptes, une réflexion sur la distribution des locaux, une imposition d’un règlement intérieur, des élections de responsables par local, une institutionnalisation d’une réunion annuelle, et enfin à l’installation d’une ligne téléphonique. Vers l’extérieur : une « politique » est lancée, elle vise à participer aux différentes manifestations culturelles que la ville organise : il s’agit d’organiser des concerts, d’occuper une scène lors de la fête de la musique, ce qui se fait avec succès.

15 Un prétention « professionnelle » apparaît alors, principalement sur le mode financier : lors des manifestations organisées par la municipalité tout le monde doit être payé (et les conditions de scène doivent être optimales). Mais les rémunérations étant en partie refusées et les démarches administratives longues, les acteurs décident finalement, « tout en gardant des bons termes », de « se débrouiller tout seul ». Bref, une prétention culturelle apparaît, accompagnée d’une prétention à l’autonomie alors qu’« il n’y en avait pas un seul qui était professionnel, pas un qui vivait de la musique, pas un qui donnait des cours, qui avait le niveau pour donner des cours » (président de l’association durant l’année 1996). Dans ces moments-là, on a moins une mise en conformité de ces acteurs avec les normes du milieu culturel administré qu’une recherche d’imposition de critères propres, d’une singularité.

1989 – 1995

16 « C’est bien qu’il y ait des gens de ce côté qui rattrapent, heu... qui officialisent le truc, et puis aussi de l’autre côté... le côté un peu marginal, même si ça rentre dans les mœurs, ça restera toujours une culture marginale » (ex-président, 1995). Les schèmes d’appréciation de leur rôle, des codes symboliques de présentation de l’association qu’ils doivent développer, ainsi que de leur fonction, ne sont plus aussi assurés, et la situation structurale de ces acteurs tend à devenir profondément ambiguë. D’un côté on a un principe strict qui est celui d’« une gestion des musiciens par des musiciens », mais d’un autre côté on a pour la même personne l’idée que « c’est bien de prendre quelqu’un extérieur à l’association, qui soit pas musicienne ». La rencontre de ces deux univers (rock et juridico-administratif) tend à imposer une civilisation des comportements par autocontrainte : « Parce que si tu fais une réunion et puis que tu

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invites des gens, heu... tu invites le maire ou des adjoints au maire, puis que tu les reçois assis sur un ampli avec quatre canettes de bière, c’est pas tellement... tandis que là ils arrivent c’est un peu plus... » (à propos de l’organisation d’une pièce en bureau et d’une moquette).

1996

17 Un nouveau président est élu. Personne initialement musicienne dans l’association, elle a profité de cette situation pour y effectuer son stage de DEFA (Diplôme d’état aux fonctions d’animation). A la manière des psychologues ou des sociologues d’entreprise, son travail consistera à comprendre le fonctionnement des acteurs... « Et pis j’aimais pas du tout leur discours, j’arrivais pas à comprendre, qu’est-ce qu’ils foutent quoi ? », « comprendre, comprendre comment ça fonctionne et de savoir ce qu’on peut y faire » ...afin d’en renforcer la cohésion autour d’une définition dominante (et normative) du fonctionnement associatif. De par sa position d’observateur, sa démarche emprunte tous les critères externes de la scientificité (de l’expert) : il observe, analyse et propose. Avec cette démarche, il va insuffler une nouvelle dynamique à l’association : il fait repeindre le lieu, mettre des poubelles, impose le vote anonyme, des réunions régulières, il rencontre régulièrement un responsable du service culturel de la municipalité... En s’imposant comme tel, il va s’imposer comme l’image type du président. A la suite d’un concours de circonstances (il est temps de réélire le Bureau Directeur), il se trouve élu à l’unanimité, ce qui provoquera une démission des anciens membres du CA, et une réorientation de l’espace des possibles dans le sens d’un rapprochement avec les institutions locales.

18 L’histoire sociale de l’association que nous venons de relater nous permet au moins de relever qu’au cours des six premières années il n’est question que d’augmenter la qualité des conditions de répétition. La première forme de capital développé est celle du capital orienté vers les pairs. Toutes les stratégies déployées s’orientent selon un état d’esprit qui veut que seuls des musiciens participent à la « vie » de l’association. Leur seul capital économique (de fonctionnement) est fourni par les adhésions, et une consécration culturelle du lieu est clairement revendiquée : « Nous ce que l’on pensait c’était justement que le B allait être un peu le centre rock de (« ... »), de la Franche- Comté. Nous ce que l’on voulait c’est que ce soit reconnu, une plaque tournante... quand un mec cherche des groupes, et bien qu’il passe par le B » (ex-président, 1996).

19 Consécration qui permettait par là même de consacrer les groupes et le « rock » en général. Mais on peut remarquer l’apparition de ce que l’on nomme un « capital de formalisation » : l’interpénétration progressive de deux univers, au départ grandement indépendants, amène les acteurs à développer des stratégies qui visent à mettre en forme le lieu et les relations sociales sur la base d’une codification précise : il fallait être sérieux, soigner son hexis, maîtriser son langage lors des interactions avec les responsables institutionnels. En fait, étant pris en considération par des institutions culturelles, et pris dans leur mouvement de reconnaissance, ils ne pouvaient plus s’en remettre à leurs seules dispositions « rock » (sur le développement des valeurs internes au champ, cf. P. Teillet (1992)). Il y a une codification des pratiques et « codifier, c’est mettre des formes » car il y a une vertu propre de la forme, et parce que « la maîtrise culturelle est toujours une maîtrise des formes » (Bourdieu, 1986a, p. 41). Cherchant à se légitimer culturellement ils ne pouvaient même dans la négation réfuter totalement

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la mise en pratique des valeurs du « propre », du « bien rangé » ou du « classé », parce qu’ils devaient prouver et se prouver qu’ils étaient capables de maîtriser les dimensions de l’univers dans lequel ils prétendaient se faire une place.

20 Le groupe ne commence à exister dans le champ local qu’à partir du moment où il est constitué objectivement et l’organisation des démarches à suivre s’impose à ces acteurs selon une structure (faite de libertés et de contraintes) qui passe par l’appréhension des codes juridiques, administratifs et communicatifs propres à l’accumulation d’un capital symbolique spécifique.

L’individu et le poste

21 Ce qui a été tenté plus haut c’était de montrer premièrement que l’accumulation progressive d’un certain capital symbolique nécessite comme préalable l’objectivation dans la personne collective juridiquement garantie ; deuxièmement, que l’accumulation de ce capital est un principe de mobilité sociale ; troisièmement, que l’existence de cette « personne collective » entraîne inévitablement son inscription dans un « appareil » institutionnel contribuant à faire du groupe un être social plus dur et plus durable que ne l’est le simple agrégat des individus qui s’en réclament. L’institutionnalisation permet l’autonomisation des positions par rapport aux acteurs ; elle crée des postes : secrétaire, président, etc., elle permet de mettre au service du groupe du droit, des crédits, des techniques, etc., et d’imposer une division du travail de représentation et des procédures bureaucratisées de prise de décision (Boltanski, 1982, p. 235).

22 Il faut dès lors s’intéresser de façon plus spécifique aux acteurs de la scène dont les postes individuels ont suivi le même déplacement que la personne collective. On se donne ainsi les moyens de développer l’étude des relations entre les personnes concrètes, physiques et mentales, et leur position. L’hypothèse consistant à dire que les procès de légitimation culturelle entraînent une réduction de la distance sociale entre l’individu et le poste. Il fallait alors mettre en relation l’évolution silencieuse des caractéristiques sociales des différents présidents de l’association avec l’augmentation du capital symbolique de cette dernière.

23 Le premier président de l’association était musicien autodidacte, « punk-rocker », sans qualification particulière, et surtout pas administrative. Le deuxième, issu du milieu ouvrier, ne participait pas du nihilisme punk, mais ses connaissances du domaine administratif étaient quasi nulles, et il ne s’y investissait qu’avec distance. Le système de disposition de ces acteurs ne remplit pas toutes les exigences sociales imposées par le poste de président, mais cela « fonctionne ». En effet, la limite n’est pas atteinte, elle le sera lorsque la définition objective du poste viendra s’imposer à son occupant dans ce qu’elle engage comme prises de position, comme démarches et comme responsabilités. Pour ces deux premiers acteurs, tout se passe comme si, occupant une position à faire plutôt que faite, ils pouvaient tenir la position jusqu’à une certaine limite, c’est-à-dire jusqu’au moment où c’est la position (normative), avec toutes ses propriétés, qui impose ses propres normes à l’acteur. Le cas du dernier président que nous avions interrogé, issu quant à lui des classes moyennes supérieures (le père est inspecteur général à France Télécom et la mère assistante maternelle avec une formation d’institutrice), est particulièrement intéressant en ce sens qu’il venait renforcer, mais en l’affirmant plus que tous les autres, un processus déjà entamé. Il est

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en effet, « des deux côtés de la barrière », à la fois musicien rock (il fait du « hard rock »), possesseur d’un DEUG et d’un DEFA (Diplôme d’État aux Fonctions d’Animation), il a travaillé durant plusieurs années dans une MPT (Maison Pour Tous). D’où la constitution progressive d’un système de dispositions qui l’amène à un respect scrupuleux du fonctionnement administratif, une reconnaissance sincère dans la hiérarchie et la division des tâches : sa trajectoire l’amène à faire sienne une vision du fonctionnement associatif, de sa fonction sociale, qui s’accorde avec une forme de conservatisme éclairé. Elle est constituée de savoirs pratiques et théoriques, de culture et de contre-culture, ce qui l’amène à introduire les normes de la culture dans la contre-culture. Il est tout à la fois révolté et bienséant, contestataire et moral, et il est gros de cette « aptitude socialement conditionnée (qui consiste) à maîtriser et à utiliser les règles de production des comportements accordés aux positions occupées et (...) à faire varier les manières, le style, le discours, les conduites » (Boltanski, 1973, p. 18) : « Moi normalement, avec mon DEFA, au dessus, c’est-à-dire responsable de mon comptable (...). Pour être responsable, c’est connaître un peu tout... c’est pouvoir discuter aussi ».

24 Les membres du Bureau Directeur ne sont plus, comme auparavant, choisis par affinité, mais sur profil de poste : le secrétaire d’alors (musicien sans autre qualification) postulait initialement pour être comptable (« parce qu’il aime les chiffres » selon notre dernier président), mais lui sera préférée une personne possédant elle-même un DEFA, mais qui n’est pas musicienne ; aujourd’hui « tout doit être réglé tip top, avec des tâches bien précises ». Face à l’ancien président, le nouveau lui dit « tu es fatigué », il lui reconnaît tout le travail effectué, mais dans l’interaction c’est une nouvelle définition du rôle de président qui s’impose : sont mis en avant tous les nouveaux codes symboliques qui redéfinissent la position en fonction d’un processus de « rationalisation formelle » sur les traits d’une « direction administrative bureaucratique » comme dit Max Weber [in Passeron, 1991, p. 314]. Il y a alors une réorientation des possibles : il faut savoir compter avec les institutions locales, il faut acheter un ordinateur, tenir les comptes, respecter les protocoles administratifs, nettoyer les lieux. Ce sont deux modes de gestion administrative qui se rencontrent, résultat de deux apprentissages différents, l’un autodidacte, l’autre scolaire, structurant deux modes de pensée du fonctionnement interne de l’association : « Maintenant ça a plus le même état d’esprit dans la tête des gens, là maintenant les choses sont vachement...(administratives) lui, il a d’autres objectifs » (avant dernier président, à propos du dernier).

25 Se mettre en association loi 1901 fournit un cadre officiel, de droit, aux activités qui s’y développent et l’idéologie anti-institutionnelle, subversive, des premiers squatters en est réduite à rien. Cette codification dans les textes, dans l’écriture, inscrit ces pratiques dans le temps long, mais entraîne inévitablement une « transformation silencieuse des pratiques » (Bourdieu, 1986a, p. 42) qui apparaît dès la définition objective du poste : « Quand j’était secrétaire tu vois, on m’avait fait expulser un groupe, on m’avait fait casser la porte, virer les mecs, faire sceller la porte. Le matos, tout dans le couloir ! Je veux dire n’importe qui aurait pu se servir ou je sais pas quoi. Faut virer les mecs parce qu’ils avaient deux mois de retard (paiement du loyer) ! Pour montrer l’exemple. Mais au début, chacun faisait ce qu’il voulait. »

26 La personne ici citée est de droit autorisée à faire ce qui lui est demandé (quand j’étais secrétaire) et les autres membres du bureau ont autorité sur lui (on m’avait fait). Il ne

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sert alors plus les intérêts des musiciens, mais ceux de l’association. On observe enfin qu’il y a peu à peu une diminution de la distance sociale entre les propriétés normatives objectivées du poste et les caractéristiques sociales de son occupant ; il y a une sorte « d’ajustement réaliste aux structures objectives » (Bourdieu, 1986b, p. 13).

Conclusion : se servir du droit... ou servir le droit ?

27 On peut aller plus loin dans l’analyse et considérer la définition des postes dans leur rayonnement, ou encore leur « surface sociale ». Car la définition normative du rôle de président par exemple, ses propriétés sociales objectives, sont universalisées à travers tous les guides ou textes officiels. Or, tous les textes consultés ont été rédigés par des juristes. En tant que juristes, ce sont des acteurs du champ juridique chargés de produire le droit et/ou de l’appliquer. Et cette pratique doit beaucoup aux « affinités qui unissent les détenteurs de la forme par excellence du pouvoir symbolique aux détenteurs du pouvoir temporel, politique ou économique » (Bourdieu, 1986b, p. 14). Il s’en suit que les décisions que le corps des juristes doit opérer ont peu de chance de défavoriser les dominants : l’histoire des associations en France est une histoire du droit associatif, résultat d’une lutte certes mais à laquelle seuls les acteurs initiés au droit ont participé. C’est une transformation et une adaptation du monde juridique à une nouvelle définition des rapports sociaux (entre l’État et l’Eglise) pensée dans le langage de la conformité.

28 C’est de cette région de l’espace social qu’émanent les principes qui sont à la base du fonctionnement associatif, principes pratiques que les juristes soumettent à la formalisation et à la généralisation. C’est ainsi que, principalement pour ce qui est de notre cas particulier, les acteurs reproduisent progressivement des principes qui en définitive ne leur appartiennent pas.

29 Le départ de notre monographie est fait d’individus dévoués aux seules valeurs internes du champ des FMA. Puis le processus d’accumulation du capital symbolique attire des acteurs différents par leur système de dispositions (Bourdieu, 1992, p. 371-375). Plus riches en capital culturel, donc en capital de culture légitime, et issus d’une origine sociale plus élevée, ils ont accumulé un capital hétéronome car acquis à l’extérieur du champ. Ils ne peuvent alors en toute bonne foi que reproduire ce que les institutions leur ont appris (ici à travers le DEFA, mais aussi la MPT), c’est-à-dire un système de fonctionnement administrativement et politiquement établi. Ce capital hétéronome introduit l’hétéronomie dans l’autonomie. Le droit ne s’impose donc pas comme tel, de manière brute. Mais les mécanismes d’officialisation, de législation, participent d’un travail de construction et de formulation des représentations que le travail juridique objective. Mais plus fondamentalement cette monographie ouvre la voie d’une problématique plus générale sur les processus de construction sociale des réseaux des FMA en région.

30 En effet, à un niveau local mais aussi régional, on s’aperçoit que le travail d’objectivation de cet espace de pratiques se structure moins en relation avec les industries du disque qu’en relation avec les pouvoirs publics, et plus précisément les collectivités territoriales ou locales quelles qu’elles soient. En dehors de multiples variations significatives on constate une sorte de consensus minimal, qui repose du côté des pouvoirs publics sur la mise en exergue de l’intérêt général en opposition à l’intérêt individuel synonyme de gains économiques, de commercialisation, et du côté

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des acteurs des musiques « rock », sur la culture, par opposition à l’industrie culturelle. L’hypothèse générale consiste alors à dire que la structuration des activités sociomusicales « rock » en région constitue une alternative possible au monopole des industries de la culture et à leurs contraintes associées (la rationalisation, c’est-à-dire l’addition des notions d’aliénation et de réification (Adorno 1971 et 1974)). Plus précisément, ces réseaux émaneraient de stratégies propres à une catégorie d’acteurs locaux pour continuer à (faire) vivre une certaine forme de production des musiques « rock » en relative autonomie vis-à-vis des industries de la culture, et les acteurs de ces réseaux trouveraient alors des alliés objectifs dans les institutions politico- administratives vouées à la culture.

31 Mais comme la monographie précédente permet de le voir, si la production de réseaux locaux peut permettre à certains producteurs d’échapper aux formes diverses d’aliénation imposées par les industries de la musique et de la culture, cela ne semble pas autoriser ces acteurs à échapper à toute forme d’aliénation. La problématique de la constitution de ces réseaux nous semble alors devoir être approchée par la question des effets des processus d’institutionnalisation des conditions de production des musiques « rock » en région. Problématique qui axe d’emblée l’intérêt sociologique sur les lieux de ces processus, là où ils apparaissent comme hypertrophiés, c’est-à-dire les structures progressivement objectivées, bref, les structures régionales de diffusion, de production et de promotion des musiques « rock ». Ces catégories apparaissent en effet comme le lieu d’une construction sociale d’une légitimité professionnelle spécifique, c’est-à-dire comme les lieux d’une lutte pour l’autonomie de la pratique. Mais dans le même temps, elles semblent provoquer une forme d’ « acculturation » (ou de « civilisation » par autocontrainte (Elias, 1990)) des modes de production régionale des musiques « rock » notamment à travers une profonde modification de la définition ontologique du lien sociomusical, de la sociabilité sociomusicale locale, qui passe de coopérative à distinctive, traçant le passage d’une solidarité mécanique à une solidarité organique, ou encore, d’une musique de type « populaire négatif » à une musique de type « populaire positif » (Bourdieu, 1987, p. 179).

32 Ainsi, analyser des pratiques symboliques historiquement exclues du champ légitime de la culture, c’est questionner les raisons sociales d’une telle exclusion. Et parce qu’elles sont initialement exclues du champ de la « culture », analyser a contrario les conditions sociales de leur intégration (intégration d’un secteur par des stratégies d’acteurs en légitimation, i.e. leur professionnalisation par l’institutionnalisation) ainsi que les transformations qui en sont corrélatives et qui les affectent (ce que fait l’institutionnalisation : l’objectivation de « position-carrefour » (Dubois, 1999, p. 258-275) et l’intensification des interdépendances) – mais aussi éventuellement, les transformations qu’elles imposent –, c’est revenir aux fondements mêmes de la construction sociale de notre réalité culturelle. C’est questionner la genèse de nos catégories de perception, d’appréciation et d’évaluation de la « culture », au sens d’ensemble des œuvres de l’humanité produites et conservées, et qui, une fois institutionnalisées ou encore réifiées, façonnent par une sorte de « feed back » social notre compréhension du patrimoine culturel historique. C’est donc aussi, suite à l’émergence d’une définition anthropologique de la culture dans le champ politique (définition qu’il faudra[it] selon nous appeler plus justement anthropolitique, cela non pour flatter un quelconque néologisme, mais bien pour tenter de rendre compte de façon plus juste d’un tel processus, i. e. de l’étroite imbrication des deux champs investis, le champ des sciences de l’homme (anthropos) et le champ politique (polis), et

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du coup aussi des limites anthropologiques que cela présuppose), interroger la capacité d’une politique dite de « démocratie culturelle » à réhabiliter les cultures des groupes sociaux culturellement dominés tout en respectant l’idiosyncrasie culturelle (au sens de schèmes) de ces derniers. En paraphrasant Bourdieu, on peut dire que le moindre paradoxe qu’enferment les stratégies de réhabilitation des cultures dites « populaires » par la « démocratie culturelle », ou encore par les politiques dites de « développement culturel », n’est pas qu’il a fallu que les acteurs des musiques « rock » puissent passer par leur « intégration » dans le champ d’une culture alors politiquement définie comme « relativiste », « sans restriction ni frontière » comme dit R. Moulin (1997, p. 93), pour découvrir à travers la relégation, la culture conservatrice. Et la spécificité de la situation régionale, qui offre mieux que partout ailleurs une proximité toute particulière entre quelques pratiques « illégitimes » et quelques institutions sociopolitiques françaises chargées de développer et/ou de conserver notre patrimoine culturel, offre de façon quasi idéale les conditions d’une telle analyse : la levée des présupposés sociaux inscrits dans les politiques culturelles.

33 En définitive, analyser la constitution des espaces de production des FMA au sein des espaces régionaux, ce n’est pas seulement complexifier un modèle d’analyse des modes de production des musiques « rock » en France, en considérant un pan entier de cette réalité qui risquerait de disparaître sous le poids d’analyses plus globales et globalisantes – comme une analyse des industries de la culture. C’est aussi dévoiler ce qui fait le cœur des stratégies politiques d’objectivation, et donc de réification mais aussi d’universalisation des définitions historiques de la « Culture ».

BIBLIOGRAPHIE

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RÉSUMÉS

Les procès de légitimation culturelle des musiques « amplifiées » imposent d’accumuler certaines normes qui participent d’une profonde transformation des pratiques dans le sens d’une adéquation institutionnelle. On voit alors que l’acculturation est un fait social caché qui concerne les groupes d’une même société.

INDEX

Thèmes : actuelles / musiques amplifiées / contemporary popular music Index géographique : France, Franche-Comté Keywords : cultural policy, geography, investigation / fieldwork / participant observation, legitimization, norms / autonomy / heteronomy, practices / uses (social), acculturation / creolization / hybridization Mots-clés : enquête / terrain / observation participante, géographie, légitimation, normes / autonomie / hétéronomie, politique culturelle, pratiques / usages sociaux, acculturation / créolisation / hybridation

AUTEUR

EMMANUEL BRANDL

Emmanuel BRANDL est doctorant à l’université de Franche-Comté Besançon, membre du LASA. mail

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Le funk sur les radios d’Ile-de- France (1981-2001) Funk on the Radio in Île-de-France (1981–2001)

Vincent Sermet

1 LES ENJEUX D’UNE ÉTUDE SUR LA MUSIQUE FUNK à la radio sont multiples. En langue française, il n’existe 1 aucune référence spécifique sur cette musique en général . De plus, la radio est le premier media de diffusion de cette musique. Les radios et émissions consacrées à cette musique sont nombreuses. Cependant, l’intensité de la diffusion radio du funk a énormément varié depuis les premières émissions et nombreuses radios associatives, euphoriques du début des années 1980, jusqu’aux émissions marginalisées, destinées à un public restreint depuis le milieu des années 1990. Comment en est-on arrivé là ? Comment une étude sur la diffusion d’une musique permet de cerner l’évolution d’un média tel que la radio ? Comment les maisons de disques ont-elles imposé les programmations des radios musicales délaissant ainsi progressivement le funk ?

2 Du point de vue pratique, l’historien ne dispose d’aucune institution ayant archivé de quelconques sources sur ces radios en question puisqu’elles sont associatives et privées. Médiamétrie n’a vu le jour qu’en 1985 et ne dispose d’aucun chiffre pour les radios qui nous intéressent. Les dossiers d’autorisations accordées ou non par la Haute Autorité n’ont pas été conservés. En fait, pour cette étude, j’ai privilégié les témoignages des anciens animateurs, techniciens et autres responsables des radios (environ trente cinq personnes qui ont accepté de me rencontrer). J’ai par ailleurs récupéré une quantité raisonnable de cassettes audio enregistrées représentatives de ces vingt années de radiodiffusion (environ cinquante), des grilles de programmes, des photographies et d’autres documents relatifs à ces radios grâce à l’intérêt et la collaboration des personnes que j’ai contactées.

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Définitions du funk

3 Le funk est une musique englobant de nombreuses caractéristiques qu’il faut d’abord préciser. Historiquement, il est apparu dans les quartiers noirs américains à la fin des années 1960. Culturellement, il représente une expression essentielle de la population afro-américaine, en rapport avec cette tradition musicale développée par les premiers esclaves sur le sol américain. Chronologiquement, dans l’histoire de la musique noire, il succède à la soul et précède le rap. Ce découpage reste artificiel puisque les trois styles se mélangent continuellement. Mais il aide à une première approche et à une représentation générale de ce que signifie le mot « funk » surtout pour les non-initiés. Le funk est donc un courant musical multiple : l’écrivain américain Dave Thomson, dans son livre intitulé Funk 2, répertorie grossièrement quatre grands courants représentant l’évolution stylistique générale : le « pré-funk » (1950-1970), le « classic- funk » (1970-1975), le « disco-funk » (1975-1985), et la « new-school » (1985-2000). Enfin, les dénominations de styles de funk sont innombrables et varient selon les codes et inventions des passionnés 3. Ce sont les deux époques intermédiaires (1970-1985) dont il sera surtout question dans cet article.

4 Mais, outre-Atlantique, cette musique va également trouver des musiciens et défenseurs en Europe (Angleterre, Italie,...) Le funk n’est pas seulement américain ni new-yorkais. En France enfin, le funk, à travers la scène musicale parisienne, se diffuse réellement depuis le début des années 1990 avec des groupes comme Malka Family ou Juan Rozoff. Certes, quelques groupes pionniers apparaissent dès la fin des années 1970 comme Black, White & co 4 mais ils ne sont guère médiatisés. Quant au mot « funk » lui même, il était déjà utilisé au début du XXe siècle par les musiciens de jazz américains. Le mot signifierait « transpiration positive » 5. D’après le sociologue Olivier Cathus 6, la musique funk serait vouée à l’effervescence ; la transpiration sous-entendant la participation collective à un événement. En tous cas, la musique funk est une musique liée au plaisir de danser, le rythme et la basse étant les éléments cruciaux.

5 Ainsi, même si notre sujet est centré sur Paris et sa région, la diffusion qui nous intéresse le plus à travers la radio est la production discographique étrangère. En effet, le support sonore du disque a permis la diffusion du funk sur les radios parisiennes. De cette production discographique, on peut délimiter un âge d’or pour le funk allant du début des années 1970 jusqu’à 1984. C’est une période durant laquelle les productions américaines et européennes sont importantes et reconnues. La date de départ est incertaine ; 1968 pourrait correspondre à l’année de sortie du tube « I feel good » de James Brown. 1984 correspond à la dernière année de la production pléthorique en funk. Après 1984, l’évolution des instruments de musique et des choix d’enregistrements appauvrissent la création musicale en musique funk si bien que la majorité des amateurs parlent de fin du « funk traditionnel », c’est-à-dire joué par des groupes de musiciens traditionnels. Dès lors, le funk n’est plus dans l’air du temps, mis à part pour quelques groupes spécifiques qui se revendiquent du funk des années 1970. Citons une nouvelle fois Malka Family, F.F.F, Juan Rozoff, Sinclair qui sont les plus connus.

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La « libération » de la FM

6 L’arrivée de la gauche au pouvoir entraine la libération des ondes radios et l’encadrement de cette liberté par une autorité de contrôle : la Haute Autorité de la Communication et de l’Audiovisuel. La loi du 9 novembre 1981 autorise ainsi la création des stations privées de radiodiffusion. Dans ce contexte, certaines radios vont pouvoir diffuser du funk sur leurs ondes à partir de 1981. Avant cette date, d’après les témoignages des animateurs, il n’existe pas d’émission régulière consacrée à la musique noire.

7 Le ministre de la communication Georges Fillioud précise que seules les associations et les collectivités locales auront le droit de se porter candidates pour l’obtention de fréquences ; elles devront respecter les obligations s’appliquant à la presse ; les puissances d’émetteurs seront limitées ; il sera interdit aux radios de se constituer en réseau et d’avoir recours à la publicité. Ceci sera loin d’être respecté sans que pourtant il n’y ait de réelle sanction pour les radios « hors-la-loi ». Rappelons la puissance de 100 kilowatts pour l’émetteur initial de Nouvelle Radio Jeunes alors que la loi limitait la puissance à 500 watts. De plus, des publicités issues des accords tacites entre radios et petits commerçants sont fréquentes sur les antennes de ces radios locales. Bref, les réseaux et la publicité ne vont pas tarder à imposer leur mode de fonctionnement.

8 Une seconde loi, celle du 29 juillet 1982, crée la Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle présidée par Michèle Cotta. Cette Haute Autorité sera chargée de délivrer les autorisations d’émettre, après l’avis de la commission. Le 21 décembre 1982, elle accorde ses premières autorisations pour une durée de trois ans, alors que la loi prévoyait une durée de dix ans. Mais la demande reste largement supérieure à l’offre : à la fin de l’année 1983, le nombre de dossiers arrivé devant la commission s’élève à 2000 alors que la commission de répartition des fréquences estime à vingt-sept le nombre de stations7. Pourtant, de nombreuses radios émettent sans autorisation et ne sont pas prêtes à quitter la bande FM 8.

L’esprit enthousiaste des années 1980

9 Lorsque l’on interroge des auditeurs et amateurs de funk qui avaient entre quinze et vingt-cinq ans au début des années 1980, ils sont tous unanimes pour dire que Radio Show était la référence de l’époque en matière de diffusion de funk. Cette radio émet à Paris dès la fin d’année 1981. Elle est créée par Claude Tuil alias « Claude Vivaldi », propriétaire de l’entreprise de chaussures Vivaldi. Il fait appel à son cousin Bernard Abitbol qui sera directeur des programmes et responsable du recrutement des animateurs. Elle a d’abord le nom de Radio Air Show, suivie du slogan la station balnéaire à Paris. Outre le jeu de mot sur « air show », il est question de « radio du show-business »9. Donc, théoriquement, Radio Show devait d’abord être une radio diffusant essentiellement de la variété française. Mais, en fait, les deux fondateurs de la radio sont également des passionnés de musique funk. Radio Show diffusera alors les deux tendances musicales.

10 Cette radio rassemble, parmi ses animateurs, une majorité de Disc Jockeys professionnels. Tous les animateurs, y compris la direction, ont moins de 25 ans. Ils sont bénévoles et tous motivés par cette aventure collective. Sont ainsi présents à ses

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débuts des animateurs et journalistes actuels de télévision comme Francis Maroto, Dan Bolender, Daniela Lumbroso notamment. Radio Show émet sur 106.5 FM, mais changera plusieurs fois de fréquences car, en cinq ans d’existence, la radio n’a jamais été autorisée. En juin 1983, la radio fait appel à ses auditeurs pour qu’ils envoient des télégrammes téléphonés à la Haute Autorité car le dossier d’autorisation a été suspendu. La radio arrête ses émissions le 17 août, veille de la plus grande saisie dans l’histoire des radios libres. Le 3 octobre, Radio Show réémet sur 94.2, toujours clandestinement. En décembre 1984, une liste de radios (dont Radio Show) qui occasionneraient des interférences avec les aéroports de Paris est publiée. La radio s’arrête de nouveau avant la saisie mais réémet en janvier 1985. Le 31 août 1987, les inspecteurs de la police judiciaire interviennent dans les studios pour saisir le matériel 10.

11 Au terme de quatre années d’émissions, les programmes de Radio Show ont évolué. 1982 et 1983 sont les « grandes années » de la radio : l’audience dépasse les 400 000 auditeurs ainsi que l’audience de sa rivale NRJ pendant quelques mois. Les émissions funk et soul notamment des animateurs « Maya » et « Mr DJ » sont des modèles pour les futurs animateurs d’émission funk sur les autres radios. En 1985, des animateurs partent tandis que d’autres arrivent et la coloration musicale change en s’orientant plutôt vers les variétés internationales et les tubes en général. La publicité est apparue à l’antenne et les animateurs sont payés.

12 Au final, les raisons des problèmes d’autorisation de la radio sont multiples. D’abord, Radio Show est une « radio disco », c’est-à-dire émanant des boîtes de nuit. La Commission d’attribution des fréquences n’aime pas a priori les « radios disco » puisque, selon elle, ces radios musicales n’ont pas de « réel projet global » 11. Ensuite, Radio Show se mêle aux innombrables demandes de dérogation et n’est pas prioritaire pour obtenir une autorisation. Enfin, la direction de la radio n’a pas su ni voulu réellement négocier avec les différents pouvoirs en place, notamment avec la Haute Autorité de Michèle Cotta. Si NRJ s’est allié aux socialistes dès le début en diifusant à longueur de journée des informations concernant la section socialiste parisienne, Radio Show est toujours restée neutre politiquement. Claude Tuil reconnaît actuellement qu’il s’agissait d’un manque de savoir faire, de manière générale.

13 Radio 7 n’est pas une radio spécialisée dans la musique funk, mais plutôt destinée à la jeunesse. Etant issue de Radio France, elle est fondée en juin 1980 en émettant sur deux fréquences : 99.8 Fm stéréo et 91.7 Mhz. Radio 7 ne connaît pas le temps des piratages ni des problèmes de survie. Elle bénéficie de locaux et d’un budget raisonnables. Surtout, pour Radio France, il s’agit d’un souci de créer une « radio originale laissant une large place à la musique dans ses programmes » 12. En tous cas, plusieurs émissions funk se distinguent parmi ces différents programmes. D’abord, Robert Levy Provençal, plus connu par ses initiales RLP, est le premier « animateur-DJ funk » engagé par Patrick Meyer. Sidney, animateur de Rapper Dapper Snapper13, se fait remarquer et débarque sur TF1 en 1984 avec l’émission Hip Hop diffusée le dimanche après le feuilleton américain Starsky et Hutch. D’autres émissions plus périodiques se succèdent entre 1981 et 1987. Au total, ce sont des émissions largement écoutées et RLP explique ainsi que « c’étaient des émissions qui ont vraiment marqué les gens, il y avait des guests de folie, des DJs new-yorkais, des producteurs, c’était génial, on était super bien payé et on avait des moyens quasi illimités... » 14.

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14 D’autres radios plus modestes diffusent également des émissions de funk. Etant originaire de la banlieue nord, j’ai eu connaissance des émissions écoutées à l’époque dans le Val d’Oise et en Seine-Saint-Denis. Il a dû exister des émissions similaires dans le Val de Marne, en Seine et Marne, dans l’Essone mais il m’est impossible de toutes les dénombrer ici. On peut tout de même citer les principales. Le Manhattan Show sur Mercure 104 dure de la fin 1981 à début 1985. C’est une émission connue et reconnue à l’époque, qui est très écoutée. Jean Michel Doué, un des deux animateurs de l’émission, prétend même qu’il était souvent le premier à passer certains disques : des imports, des nouveautés renouvelées quasiment chaque semaine. Les autres émissions sont plus ciblées géographiquement ou alors tous les amateurs de funk ne sont pas au courant de leur existence même. En effet, de nombreuses petites radios laissent quelques créneaux à des émissions funk. Elles n’ont d’ailleurs pas forcément une durée de vie importante. L’émission Just for funk sur Transitalia dure plusieurs années jusqu’à 1987, date de saisie de la radio. Mais elle revient sur Beur FM. L’émission Top Dance sur Radio G, émettant depuis Genevilliers dans les Hauts-de-Seine existe entre 1981 et 1985. Cette émission est animée par Phil, futur animateur de l’émission Stardance sur Voltage FM à partir de 1986. A Clichy-sous-Bois, la Radio des Handicapés (R.D.H.) fait connaître un animateur nommé Ben. Black Star Music sur Radio Ile de France, émettant depuis Argenteuil, est un autre exemple d’émission, mais diffusée dans le créneau horaire du mercredi après- pendant presque deux ans, jusqu’à 1986.

15 Après ces quelques émissions, quelques noms méritent d’être cités pour cette première époque euphorique des « radios libres ». Dee Nasty développe la soul et le funk sur des radios comme Radio 7, Arc en ciel, Carbone 14 et RDH. Ce ne sont pas des radios spécialisées dans la musique noire mais des animateurs et des DJs qui, par différents contacts, parviennent à établir et stabiliser quelques émissions. Dee Nasty fait partie de ces animateurs pionniers en matière de diffusion du funk sur la bande FM francilienne au même titre que Phil Barney sur Carbone 14. De plus, ce dernier, Dee Nasty, le rapper Lionel D comme Sidney vont être les précurseurs, inventeurs du Hip-hop en France. En effet, la transition entre funk et rap est rapide étant donné que les premiers raps sont faits avec les faces B (instrumentales) des maxi 45 tours de vinyls de funk. Les deux musiques sont très proches au début de ces années 1980. D’ailleurs, à l’instar de la soul, le rap est influencé et se mélange avec le funk 15.

16 En 1986, le nouveau gouvernement libéral ouvre la porte à une commercialisation plus poussée avec la loi du 30 septembre 1986. Cette dernière consacre les réseaux qui sont désormais légalisés alors qu’ils avaient été créés en infraction. L’époque euphorique des radios « libres » semble bien définitivement terminée.

« L’Epoque Voltage FM » (1986-1993)

17 Voltage FM, ou plutôt Radio Voltage à ses débuts, est créée en 1982 par Jean Marc Cohen. Elle est établie d’abord dans un centre d’affaires, le batiment Bonaparte au Blanc-Mesnil. Elle partage sa fréquence (98.0) avec une autre radio, Radio Rivage, jusqu’en 1986. Mais, jusqu’à cette date, elle n’a pas de couleur musicale précise si bien que les émissions varient du hard rock à la variété française, en passant par le funk et le zouk. Les émissions sont très nombreuses car les créneaux horaires sont souvent courts, les animateurs occasionnels défilent également. Pendant ces quatres années de balbutiements entrecoupés de soubresauts, elle reste dans l’ombre de Radio Show et de

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Radio 7. Mais Docteur Bee, animateur sur Voltage dès 1982, explique que Jean Marc Cohen a su trouver des appuis politiques dès le début qui ont permis à la radio de se préserver des saisies. En effet, il fait partie d’une liste de Droite aux élections municipales du Blanc-Mesnil en 1983.

18 En fait, la disparition quasi simultanée de Radio 7 et de Radio Show lui permet de se développer fortement, en rassemblant l’ensemble des auditeurs amateurs de funk. En 1986, plusieurs animateurs arrivent à la radio et décident de propulser la radio dans une programmation essentiellement funk. Les locaux sont déplacés à Rosny-sous-Bois dans un garage à vélos, à l’intérieur d’un parc H.L.M. Le nouveau directeur des programmes Olivier Allardet, après son passage sur Radio Show, sait qu’un vide s’est créé depuis l’arrêt de Radio Show. Dans la période 1986-1993, Voltage FM devient alors la référence radio en matière de musique funk. Elle obtient une audience qui la place à la quatrième place des radios les plus écoutées en Ile de France en 1989 et en 1990.

19 En effet, les auditeurs sont fidélisés par la qualité des émissions et surtout par le créneau musical introuvable sur la bande FM à l’époque. Le Mega Funk Show animé par Olivier Allardet de 17 à 20 heures, tous les jours de la semaine est l’émission la plus écoutée selon les sondages concernant la radio. Les Dédicaces de Frédéric Galland de 20 heures à 23 heures toute la semaine rassemblent également beaucoup d’auditeurs. Enfin, à la troisième place, l’émission Remix du Docteur Bee des vendredi et samedi soirs de 23 heures à 2 heures est également très prisée. Docteur Bee raconte même l’anecdote d’auditeurs domiciliés dans l’Oise qui prenaient leurs voitures pour se rapprocher de la capitale afin de pouvoir capter et enregistrer ses émissions sur leurs postes de radios.

20 Il faut également noter que Voltage est une radio établie en banlieue, animés par des banlieusards et écoutée principalement en banlieue parisienne. L’essentiel de son audience provenait des villes de banlieue contrairement à la situation actuelle16. Elle marque bien un clivage culturel, social et musical de la banlieue parisienne avec la capitale. Il est clair qu’autour de 1990, Paris est plus tournée vers les musiques électroniques nouvelles ou tubes de variétés françaises et internationales alors que le public banlieusard reste majoritairement tournée vers la musique funk et autres musiques noires plus populaires, plus établies dans les différents quartiers des villes de banlieues. De ce point de vue, Radio Nova est le media-radio que l’on peut opposer à Voltage FM à tous les niveaux.

21 Enfin, Voltage est étroitement liée aux discothèques et aux disquaires spécialisés. De plus, par l’intermédiaire de la radio, de nombreux groupes américains souvent « hors- service » aux Etats-Unis sont reconstitués et viennent sur Paris et sa région pour donner des concerts, au bonheur des amateurs. Certains groupes comme, par exemple, Delegation, Change, Jimmy & Vella Cameron, Jerome Prister débarquent ainsi pour la première fois en France autour de 1990 alors qu’ils ne sont plus en activité, parfois dissouts. Ils provoquent un véritable engouement, particulièrement en banlieue parisienne17. Voltage FM représente bel et bien le media funk de référence sur Paris et sa région durant ces années 1986-1993. Lors de cette période, quelques émissions sur d’autres radios existent mais n’ont pas le même poids, ni la même durée de vie. On peut citer L’Archipel du funk diffusé de 1989 à 1992 sur la radio Transat FM dans l’Essonne.

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Générations 88.2 et les émissions spécialisées (1994-2001) : le funk, une « histoire de génération » ?

22 Dans un contexte où les réseaux sont désormais tous puissants, quelques radios résistent au mouvement de masse en reprenant en partie sur l’esprit des années 1980. Ce sont ces radios dont nous allons parlé ici. Il faut noter que ces radios sont destinées à trois communautés en particulier : les africains, les Antillais, les Maghrébins. En fait, les radios nationales n’ont plus aucun intérêt pour la musique funk.

23 En 1994, Dan, l’animateur de L’archipel du funk, avec quelques autres pionniers ont le projet de créer une radio « black », c’est-à-dire consacrée à la musique noire. Une radio nommée E. FM va donc progressivement se transformer. Petit à petit, des créneaux funk, soul s’imposent. René Laforestie dirige cette radio associative indépendante, à l’heure des réseaux comme Skyrock, Fun et NRJ. Elle se veut ouverte à la jeunesse et à sa culture. Générations 88.2 est désormais accompagnée du slogan Toutes les rimes urbaines. La radio émet depuis l’hôpital Charles Foix-Jean Rostand à Paris 18 puis dans un local du boulevard de Ménilmontant dans le XXe arrondissement.

24 Les premiers animateurs, dont Dan, font appel à de jeunes DJs amateurs de musiques noires. Plusieurs émissions se stabilisent comme celle de DJ Bronco offrant un panel allant des rythmes brésiliens au funk du début des années 1980, en passant par la soul des 70’s. Les animateurs, soucieux de varier les disques de semaines en semaines, choisissent d’inviter des collectionneurs de disques, des DJs si bien qu’il existe une grande interactivité entre l’animateur et les auditeurs. L’émission Funky Jam, spécialisée en funk des années 1980-1984, se maintient plusieurs années mais subit de nombreux changements d’horaires. Elle est diffusée actuellement le dimanche matin de 8 heures à 10 heures, ce qui n’est bien sûr pas le meilleur horaire pour les amateurs.

25 En fait, Générations 88.2 émet dans deux créneaux horaires de la journée : de 7 heures à 14 heures et de 19 heures à 23 heures. Elle partage ses émissions avec une autre station : Paris Jazz. Ses émissions sont plutôt réservées à un public de connaisseurs tant en matière de rap, de soul-funk, de reggae. Aujourd’hui, elle n’est pas aux premières places de médiamétrie mais rassemble essentiellement un public jeune, de milieu populaire. Il suffit d’écouter les nombreuses dédicaces diffusées à l’antenne, destinées à des quartiers populaires précis, à des jeunes de ces quartiers et même à des jeunes incarcérés. Enfin, les animateurs n’ont aucune contrainte de programmation contrairement à la majorité des radios destinées aux jeunes. Surtout, la radio permet une ouverture et une découverte musicale importante.

26 Durant la période, comme par le passé, d’autres émissions existent comme Black Music sur Espace FM ou le Power Dance Classic sur Media Tropical animé par l’ex-animateur de Voltage FM Docteur Bee puis par Mous’s sur Radio France Maghreb. Ce sont deux émissions destinées essentiellement aux collectionneurs, aux amateurs de funk du début des années 1980. Il s’agit donc d’émissions où les disques diffusés sont prisés et souvent rares. Les animateurs ont une totale liberté de programmation. Le Power Dance Classic diffuse notamment des « non-stop music », c’est-à-dire plusieurs disques enchainés mixés les uns avec les autres. L’animateur DJ Mous’s fait profiter de son savoir-faire et des nouvelles technologies pour faire écouter des morceaux retravaillés, remixés par ses soins.

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27 Enfin, des grosses radios comme Skyrock ou Europe 2 diffusent parfois du funk. Mais, il s’agit de funk « commercial », le choix de programmation étant lié aux ventes de l’époque et non à la qualité réelle des morceaux. En fait, face aux musiques actuelles qui y puisent pratiquement toutes leurs sources, le funk original semble démodé et donc hors des préoccupations commerciales des maisons de disques. Pourtant, les « samples » tant en musiques house qu’en rap ou r’n’b restent une pratique courante et efficace 19.

Conclusion

28 Pour conclure sur ce survol de vingt années de diffusion radio, il serait faut de dire que le funk n’a pas été beaucoup diffusé sur les radios d’Ile de France. Face au silence de la télévision sur le sujet et à l’absence de presse spécialisée 20, la radio a été et reste le premier média de diffusion de musique funk. Toutes les radios plus ou moins spécialisées dans cette musique ont permis à la majorité des amateurs de se construire une culture et une connaissance du funk.

29 Aujourd’hui, la majorité des radios étant formatée dans un créneau commercial, il est difficile à une musique, qui appartient au passé dans l’industrie du disque actuel, de trouver une place satisfaisante sur la bande FM. Il est évident que cette industrie dicte sa loi commerciale aux radios surtout depuis les années 1990. Ainsi, l’avenir probable de la diffusion radio du funk semble passer par internet surtout avec l’accès facilité au système de connexion illimité ADSL21. Mais, par exemple, parmi 36 genres musicaux répertoriés par le site www.comfm.fr , aucun ne comprend le mot « funk ».

30 En outre, une bonne connaissance de la musique noire en général amène également à douter de la réelle créativité musicale actuelle puisque toute la « dance music » actuelle n’est que reprises, récupérations d’échantillons 22, mélanges de plusieurs titres. Bref, face à l’ignorance actuelle des jeunes amateurs de rap, de r’n’b ou de house, l’enjeu de la connaissance et de la découverte musicale est une nouvelle fois commercial et aux mains des puissantes maisons de disques. Celles-ci préfèrent la consommation rapide des productions actuelles qui ont une durée de vie et d’écoute très réduites.

NOTES

1. Il faut excepter la thèse du sociologue Olivier Cathus, Quelques aspects des musiques populaire et du funk en particulier (1996) qui n’est cependant pas limitée au funk. 2. Dave Thomson, Funk, Backbeat books, San Francisco, 2001. 3. Par exemple, le site www.funky-people.com répertorie 14 variétés de funk (funk 80’s, funky soul, afro, rare-groove, Psycho-Funk,...) 4. Il s’agit du groupe de Sidney, animateur sur Radio 7 puis sur TF1, créé en 1979 et dissout en 1985. 5. Cf. Richard Shusterman, L’Art à l’état vif, Éditions de Minuit, Paris, 1991.

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6. Olivier Cathus, L’âme-sueur, le funk et les musiques populaires du XXe siècle, Desclée de Brouwer, Paris, 1998. 7. Cf. www.lefilradio.com , Jim Lapin, Emission radiophonique : d’une liberté à l’autre (4), Lymedias, 04/12/01. 8. C’est le cas de Radio Show dont il est question ici. A la fin de l’année 83, plus de 500 demandes sont insatisfaites. Citons par exemple Radio Voix Caraïbes. 9. D’après Claude Tuil, face à l’absence de réelle radio musicale avant les lois sur les radios libres de novembre 1981, Radio Show devait servir de media aux jeunes talents français. 10. Cf. la rubrique Historique de Radio Show sur le site www.rshow.com. 11. D’après les témoignages des ex-animateurs de Radio Show. 12. Cf. interview du premier responsable de la radio, Patrick Meyer sur France Inter le 1er juin 1980. 13. En fait, il anime plusieurs soirs par semaine des émissions consacrées aux musiques noires en général (funk, soul, rap, reggae, ...) 14. Cf. interview de RLP en juillet 2000 par David Stepanoff et Afshin Assadian du site www.clubtrotter.com. 15. Précisons que le premier titre de rap mondialement connu date de 1979. Il s’agit de « Rappers delight » de Sugarhill Gang qui est en fait un rap sur la version instrumentale du titre « Good Times » du groupe Chic. 16. En 1995, Voltage FM a été rachetée par Gérard Louvin et les locaux flambant neufs ont été établis sur Paris. 17. Dans de nombreuses cités HLM de région parisienne, certains titres sont des « tubes » alors qu’ils sont inconnus du grand public. Citons « Say you’ll be » de Jerôme Prister, « Be fair to me » de Jimmy & Vella Cameron, « Sos » de Mr Morse, « Be free » de Dr Togo... 18. René Laforestrie a par ailleurs publié en 1997, chez L’Harmattan, Viellesse et société, à l’écoute de nos aînés. 19. Le titre de Modjo « lady, hear me tonight », reprenant une bonne partie de la version instrumentale « Soup for one » du groupe Chic est significatif par sa réussite commerciale. 20. Il faut excepter le magazine Funk U publié par le Mothership Funk Club depuis 1995. Cf. le site www.geocities.com/mothershipfunkclub. 21. Radio Show (www.rshow.com) a été diffusée sur Satellite Hot Bird de septembre à décembre 1999. Depuis décembre 2001, elle diffuse de nouveau une émission hebdomadaire d’une heure grâce à des accords avec la SCPP et la SACEM. Les émissions de Générations 88.2 peuvent être écoutées grâce au site internet de la radio (www.lesite.fr/ générations). Il existe également 1000 % all funk et 1001 % funky music, mais ce ne sont que des « jukeboxes » sans animateurs. 22. Ce que désigne communément le mot « sample », c’est à dire un échantillon musical, provenant d’une source extérieure et obtenu grâce à cette machine utilisée depuis la toute fin des années 1980, que l’on appelle le sampler.

RÉSUMÉS

Issue des ghettos noirs américains, la musique funk connaît, historiquement, son heure de gloire entre 1970 et 1984. En France, le funk va voir sa diffusion facilitée grâce à l’officialisation de la bande FM en 1981. En vingt ans, les radios et émissions consacrées au funk ont évolué au rythme

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de l’évolution du media radio. Les radios des années 1980 laissent une part importante au funk qui est en fait une musique « actuelle » à cette époque. Puis, les radios ont progressivement perdu leur autonomie vis-à-vis des maisons de disques. Depuis le milieu des années 1990, les émissions de funk se marginalisent et sont diffusées sur de petites radios. Ainsi, la médiatisation du funk semble devoir passer par les « web-radios », encore synonymes de relative liberté.

INDEX

Index géographique : France Keywords : label / music company, radio, sampling / Djing Mots-clés : label / maison de disques, radio, échantillonnage / sampling / Djing Thèmes : funk, noire / Black music Index chronologique : 1980-1989, 1990-1999

AUTEUR

VINCENT SERMET Vincent Sermet est doctorant à l’Université de Marne-la-Vallée. mail

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Le festival de rock : entre passion et désenchantement… Rock Music Festivals: Between Passion and Disenchantment

Vanessa Valero

« Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale. Non seulement le rapport à la marchandise est visible, mais on ne voit plus que lui : le monde que l’on voit est son monde. La production économique moderne étend sa dictature extensivement et intensivement. » Guy Debord, La Société du Spectacle

1 Notre objectif est de parvenir à rendre compte des enjeux et logiques inhérents à l’organisation d’un festival de rock aujourd’hui, au regard des motivations et exigences ; et ce, en comparaison avec ce que pouvait incarner ce genre d’événement lors des années soixante-dix. Il convient de comprendre le passage d’une association loi 1901, d’un collectif d’amis partageant un même idéal musical, à une structure importante aux problèmes et enjeux divers, notamment économiques. Nous allons donc nous intéresser à l’économie dans la sphère culturelle – et a fortiori dans le Festival de rock –, en en étudiant l’arrivée, ses implications, ses enjeux et son caractère plus ou moins inéluctable. Nous nous demanderons quelle place est alors laissée à la passion, à l’esprit originel, à l’intégrité du projet initial, à la sincérité. La confrontation au réel semble en effet montrer que les principes originels sont trop idéalistes dans une « société du spectacle ». Nous illustrerons notre propos par un exemple particulier, le festival de La Route du Rock organisé par l’association Rock Tympans et se déroulant à Saint-Malo à la mi-août depuis une dizaine d’années.

2 La première notion à développer est celle de passion. C’est elle qui est l’âme d’un festival, qui rassemble doublement, et les organisateurs et les spectateurs. Elle est donc non seulement censée animer tout projet de ce style, mais en être la priorité. La passion est « un mouvement violent, impétueux de l’être vers ce qu’il désire ; une émotion

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puissante et continue qui domine la raison. Elle est aussi objet de ce désir, de cet attachement. Elle est une inclination très vive » (Larousse, 1999). Elle est ainsi souvent présentée comme étant déraisonnable.

3 Sentiment très fort, la passion peut être source d’intense motivation tant au plan humain que professionnel. Bien entendu, la musique génère une forme particulière de passion. Nous pouvons reprendre alors la notion de passion musicale, notamment développée par Antoine Hennion (Hennion, 1993). La passion musicale semble être globale, un fait social total. Elle incarne non seulement un goût pour un objet, mais elle est aussi source de création.

4 La deuxième notion concerne le mode de fonctionnement et la structure de la sphère musicale et, plus particulièrement ceux, d’un festival. Pour qualifier les évolutions qu’ont connues les festivals, il serait adéquat de parler de professionnalisation ou d’institutionnalisation. Ces deux termes renvoient à un changement de l’organisation reflétant la prise en compte de nouvelles logiques, peu présentes lors des premiers festivals tels que Monterey ou Woodstock. Il s’agit d’adopter d’autres comportements, plus professionnels, comportements souvent absents des structures associatives initiales. A cet égard, nous pouvons emprunter une notion chère à Max Weber, celle de désenchantement. Le désir de rassembler des individus autour d’une musique, de les faire communier n’est plus la priorité. Il s’agit de faire fonctionner une structure importante, institutionnalisée.

Requiem pour des illusions, le passage à « l’économie du spectaculaire »

« Marc Fumaroli (…) voudrait nous faire croire que toute politique culturelle relèverait, au mieux, de la dépravation de l’art par l’argent, au pire de son enrégimentement par le pouvoir. Qu’en est-il ? » (Schneider, 1993, p. 12).

Des subventions publiques

5 La France plaide en faveur d’une « clause d’exception » destinée à soustraire les produits culturels à la logique commerciale commune. C’est la fameuse exception culturelle française. L’affirmation continue du rôle des villes, des départements, des régions face à un ministère de plus en plus accaparé par les grandes institutions nationales, essentiellement parisiennes, amène les collectivités à renforcer de plus en plus leur présence et leur influence, ce qui induit une certaine indépendance. Mais cette intervention soulève de multiples débats puisque la culture peut aussi bien être synonyme d’ouverture, d’émancipation, d’intégration que de l’inverse. Cela contribue donc à l’indispensable débat démocratique sur la légitimité, la nécessité et les limites de l’intervention des pouvoirs publics dans le domaine culturel ou artistique. C’est là, la problématique essentielle concernant les subventions publiques, à savoir leur nécessité pour de nombreuses structures et parallèlement les implications, pour ces structures, de telles aides, en termes d’indépendance relativisée ou de risque de conditionnement. Toute l’ambiguïté réside dans cette opposition entre une aide qui permet au projet d’exister et d’éventuelles exigences de la part des pouvoirs publics.

6 La musique est liée symboliquement au pouvoir et à la religion, ou considérée comme objet de consommation, ou encore enjeu social d’une pratique populaire. Depuis, entre

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autres, l’action d’André Malraux et de Marcel Landowsky, elle est progressivement devenue le sujet d’une politique culturelle. Jusqu’au milieu des années 1980, quelques caractéristiques dominent les logiques d’intervention de la puissance publique : l’absence du secteur industriel, la priorité à la gestion associative (les festivals sont, la plupart du temps, gérés sous statut associatif à l’image de la Route du Rock), le partenariat (existence de financements conjoints) et, enfin, l’offre culturelle (avec une possible inadéquation entre des stratégies de politiques culturelles préalablement définies et la demande sociale).

7 Concernant plus spécifiquement le cas des festivals, les collectivités publiques soutiennent de plus en plus largement leur réalisation. Cette aide concerne des festivals fort divers, sans que cette notion de festival n’ait jamais été clairement précisée. Figurent en effet sous cette appellation des manifestations d’ambitions très inégales, allant de la simple animation annuelle et locale à l’événement universellement attendu. Confronté, au cours de ces dernières années, à une hausse significative de la demande dans cette catégorie d’activités, l’Etat s’est fixé des règles pour limiter raisonnablement ses interventions. Il prend en compte en priorité les manifestations à vocation nationale et internationale ou celles qui, sortant du cadre habituel de la simple diffusion, mettent en valeur des répertoires méconnus ou se développent dans des zones géographiques peu irriguées en matière culturelle. L’Etat est souvent sollicité pour des montants faibles, non significatifs au plan des budgets de réalisation, mais dont l’attribution semble être revendiquée comme une sorte de caution du pouvoir culturel central. L’Etat aide ainsi chaque année près de 300 festivals, pour un montant global de 40 millions de francs environ. Mais là encore, les collectivités locales jouent un rôle central puisqu’elles sont les premières à aider et souvent de manière plus importante que l’Etat.

8 Concernant l’exemple de la Route du Rock, les responsables de Rock Tympans, dans une proposition de partenariat datant de novembre 2000, écrivent : « Paradoxalement au succès populaire et médiatique, l’événement manque chaque année cruellement de ressources pour réaliser tous ses projets. En dehors d’une grande frustration, ce manque de moyens très concret fragilise aussi notre structure ». Si, dès le départ, le besoin d’aides est évident, il n’en est pas moins demeuré vital au fil des années, dans la mesure où le Festival est autofinancé à plus de 80 %. Un tel taux d’autofinancement atteste d’une bonne gestion financière et d’une grande liberté, mais expose surtout la structure aux dangers du moindre imprévu (travaux dans le site, escroquerie financière…) Les aides sont, bien entendues, nécessaires à la naissance du projet dans la mesure où les acteurs partent de rien. Par ailleurs, elles doivent suivre l’évolution du Festival en permettant justement cette dernière, et donc, croître avec. Concernant cette évolution, d’après le directeur du Festival, les subventions suivent avec un décalage d’une année la croissance du Festival. Et il précise qu’elles jouent un rôle indéniable dans l’expansion de la Route du Rock. En 1996, les subventions publiques représentaient près de 6 % du budget global. Ce taux est passé à plus de 15 % en 1998 pour ensuite globalement se stabiliser aux alentours de 20 %.

9 Toutefois, cela n’est pas exempt d’ambiguïtés, à l’image de l’exemple de la ville de Saint-Malo. En effet, à la question de l’influence de la ville dans l’organisation de la manifestation, la réponse est délicate. Comme l’a dit Mme Giraud-Petit de la Direction des Affaires Culturelles de Saint-Malo lors d’un entretien réalisé le 2 mars 2001 : « Si cela est beaucoup dire, (…) c’est vrai qu’on discute. Parfois on s’est permis de leur dire que sur la programmation…sans aller jusqu’à des têtes d’affiches…mettre

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des locomotives. C’est vrai qu’au départ, c’est un festival qui donne sa chance aux jeunes, mais bon. (…) On a eu l’impression ces dernières années que les organisateurs cherchaient à se faire plaisir à eux, mais il faut peut-être aussi faire plaisir au public. (…) Et il y a beaucoup de festivals. Et si on s’aperçoit que le public baisse, on repensera à la subvention… ». De plus, pour la mairie, la programmation est devenue un peu trop électronique et plus assez rock. Nous notons donc qu’un droit de regard sur le concept même du Festival est plus ou moins officieusement opéré, remettant en cause l’indépendance de l’association.

L’arrivée des acteurs privés

10 Il apparaît que la logique économique touche la médiation musicale. En effet, la théorie économique a voulu démontrer que ses hypothèses et ses méthodes s’appliquaient au secteur culturel. « La culture ou l’art seraient, comme les autres activités, davantage dominés par la raison que par la passion. » (Guibert, 1998). Une nouvelle signification, voire une nouvelle légitimité, doit être donnée au milieu culturel. Et c’est ainsi qu’une véritable mythologie s’est forgée insidieusement à partir des critères de marché et de profit. Ils nécessitent d’intégrer -ou de réintégrer-les valeurs de l’efficacité. La préoccupation est somme toute louable, mais c’est allé plus loin encore. « On entendit des discours surréalistes. On entendit des discours qui étaient auparavant impensables et qui étaient prononcés par ceux-là mêmes qui, la veille, se drapaient dans leur dignité d’artiste, ou plus modestement d’homme de culture, ceux-là mêmes qui brandissaient leur « projet culturel » dès que le spectre de l’austérité pointait à l’horizon. […] Etrange et paradoxal revirement que celui-là puisque l’expression, en termes politiques, de cette mythologie a pour nom le « nouveau libéralisme » et qu’elle a été, notamment, portée au pouvoir aux Etats-Unis par Ronald Reagan et en Grande-Bretagne par Margaret Thatcher. […] Or, cette doctrine s’accompagne de coupes sombres dans tous les budgets sociaux et sacrifie en premier lieu le secteur culturel, réputé superfétatoire et improductif ! »(Dupuis, 1990, p. 16-17).

11 Cependant, en France, jusqu’à présent, et fort heureusement, les budgets culturels ont été globalement privilégiés, mais la rigueur budgétaire affichée par l’Etat et l’engouement pour « l’économique » ont remis en cause une certaine organisation de ce milieu. Finalement, le secteur culturel, et notamment la production de spectacles vivants, se trouve dans la situation de faire appel doublement à l’économique : d’une part, en sollicitant l’aide de partenaires privés dans leur financement ; d’autre part, en adoptant, au moins en partie, les logiques inhérentes à ce milieu. En effet, il convient d’entrer dans le système capitaliste, ne serait-ce que pour une question de survie, les aides publiques s’avérant souvent insuffisantes.

12 Cette évolution a débuté il y a quelques années déjà, mais nous connaissons actuellement une exacerbation du phénomène, dans la mesure où la sphère économique tend à s’affirmer de plus en plus. La culture a cependant fait l’objet d’analyses économiques dès les années soixante ; analyses tendant à démontrer les difficultés économiques du secteur culturel ; problèmes auxquels l’association Rock Tympans est d’ailleurs confrontée.

13 Dans un article de 1967 (Baumol et al., 1996), W. J. Baumol qualifie en effet de « tragique » la condition du spectacle vivant qui serait victime d’un implacable destin. Baumol fait preuve d’un grand pessimisme car « l’analyse économique indique que la

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disparition est possible » (Baumol et al., 1996). La thèse de Baumol est une application de la théorie des « deux secteurs et de la croissance inégale ». Son approche est donc macro-économique et met en lumière une loi de portée générale et un « dilemme économique ». Pour lui, la représentation artistique est un secteur dont la technologie est stagnante bien qu’insérée dans une économie développée, à deux vitesses, « où la croissance qui a détruit ou achève de détruire les secteurs à productivité stagnante, tend à reconstituer un secteur nouveau non progressif avec transfert de ressources productives, non plus du secteur non progressif vers le secteur progressif mais du progressif vers le non progressif » (Baumol et al., 1996).

14 Ensuite, il explique que le spectacle, promu au rang de secteur « archaïque », est incapable ou presque de dégager des gains de productivité et que ses coûts relatifs ne peuvent que croître. Baumol, supposant que la demande n’est pas rigide, constate alors que l’impasse budgétaire est inévitable. Le déficit est donc structurel et ne peut se résoudre au fil du temps. Cela est en partie dû au statut du travail, car, dans ce secteur, il est « une fin en soi, et la qualité directement jugée en termes de volume de travail » (Frois). Quelle que soit la portée des restrictions à leur démonstration, William Baumol et William Bowen écrivent : « In the performings arts, crisis is apparently a way of life » (Baumol et al., 1996) – dans le spectacle vivant, la crise est apparemment un mode de vie. Leur analyse a marqué l’économie de la culture, avec sa conclusion implicite de la spécificité du domaine et de l’appartenance nécessaire des activités culturelles à la sphère non marchande assistée. Toutefois, nous verrons, que non seulement il est possible d’associer culture et économie, mais que les logiques des deux secteurs s’interpénètrent.

15 Quant aux membres de l’association Rock Tympans, ils se sont eux aussi tournés vers les aides privées, et ce, relativement rapidement. En 1996, par exemple, 2,8 % du budget provenait des partenariats. Aujourd’hui, ce chiffre avoisine les 8 %, ce qui, étant donné le montant total du budget, est tout de même conséquent. Cette aide est deux à trois fois moins importante que les subventions publiques, mais reste indispensable au Festival. Les subventions publiques n’étant pas extensibles à l’infini, c’est bien le sponsoring qui peut permettre une nouvelle évolution de la manifestation. Parallèlement, le sponsoring, tout comme le soutien public, implique de nouvelles exigences : une professionnalisation de l’organisation, voire un droit de regard sur l’événement, et donc une perte d’indépendance et un détournement de son objectif originel, à savoir la défense et la promotion du rock indépendant. L’entrée dans le système capitaliste implique l’acceptation des logiques commerciales. L’esprit de découverte et d’intransigeance de Rock Tympans est par là émoussé ; grave dilemme, surtout lorsqu’un certain idéalisme perdure.

Comment faire dès lors ? Vivre ou survivre ?

16 Aussi l’organisation accepte-t-elle de « jouer le jeu » des logiques commerciales et publicitaires, en intégrant par exemple Les Ailes Bleues (marque de cigarettes) parmi leurs partenaires financiers, mais ce, sous certaines conditions visant à préserver tant bien que mal l’identité du Festival. Et si un important sponsor, sans lien aucun avec le milieu culturel se présentait aujourd’hui avec une somme d’argent conséquente dans une seule logique commerciale, la résistance serait peut-être moindre ! « On peut toujours trouver de la cohérence » (Entretien avec François Floret, Directeur de La Route du Rock, 3 mars 2001). De toute évidence, le besoin de financements pour la

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pérennisation de l’événement est croissant. Le refus d’un partenaire peut signifier l’arrêt de la manifestation. Aussi, tant que chacun reste à sa place, à savoir les financeurs du côté des comptes et, les organisateurs, libres du côté de l’événement (programmation, organisation, etc.), cette évolution fait partie intégrante de l’institutionnalisation et de la professionnalisation. En effet, il faut trouver les financements nécessaires au maintien et au développement d’une structure devenue lourde, avec des emplois à la clé.

17 Tout réside alors dans la manière de le faire, et dans celle de définir clairement les priorités afin de ne pas passer « du militantisme au marketing sans complexes » (Dubois, 1999, p. 243). La réponse à cette question est loin d’être tranchée et définitive, car il existe différentes manières d’envisager cette évolution. En effet, l’arrivée de partenaires privés pose des problèmes éthiques. Si, initialement, une certaine cohérence entre le sponsor et le milieu culturel est observée, nous sentons bien qu’au fur et à mesure, n’importe quelles entreprises ou industries peuvent être acceptées dans une logique purement financière, laissant de côté toute considération culturelle, transformant alors la structure en une quasi entreprise. A cet égard, certains exemples d’alliances entre des sponsors et des événements culturels (à l’image d’un concert pour les Droits de l’Homme organisé par Amnesty International et sponsorisé par Reebok) deviennent de véritables caricatures de cette logique, où finalement les aspects financiers et commerciaux priment.

18 Notre crainte est grande que la musique ne soit plus considérée que comme une marchandise. En effet, « la musique est devenue une marchandise, un moyen de produire de l’argent. On la vend, on la consomme. On l’analyse : quel marché a-t-elle ? Quel profit dégage-t-elle ? Quelle stratégie industrielle exige-t-elle ? L’industrie de la musique et de tous ses dérivés (spectacles…) est un élément majeur, précurseur de l’économie des loisirs et de l’économie des signes. » (Attali, 1977, p. 74). Dans l’organisation d’un festival par exemple, si les groupes sont en partie choisis pour ce qu’ils sont musicalement, ils représentent aussi ,voire surtout, un nombre d’entrées potentielles. Finalement, « les entrepreneurs de spectacles sont des capitalistes » (Attali, 1977, p. 81).

Concert pour le temps présent

Impasse de l’idéalisme

19 La fin de la possibilité d’une expansion de manière « amateur » s’inscrit dans une certaine logique, une logique totale qui englobe l’ensemble de la société, de ses normes, de ses codes et de ses valeurs. Face aux changements de la société, l’idéalisme originel a du faire preuve de pragmatisme. Il s’est heurté à une nouvelle réalité. La société a évolué et, avec elle, les modes de vie, d’organisation, de socialisation, et ce, dans différentes directions.

20 Nous sommes tout d’abord entrés dans une ère où la consommation était primordiale, le capitalisme omniprésent. Ce genre de logiques économiques a tendu à considérer tout comme une marchandise et l’individu, comme un client. La culture, comme nous l’avons déjà noté, n’a pas échappé à ces logiques. Désormais, pour garder sa place dans cette société, il lui a fallu en accepter les logiques et les appliquer. Un concert est assimilé à un bien ou à un produit que des consommateurs choisissent ou non. Il rentre

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alors dans une dynamique commerciale. Les structures organisatrices deviennent des entreprises. Cela est conforté par une autre évolution concomitante de la société, à savoir la prévalence des notions d’efficacité et de profit, la course à la rentabilité et à la productivité. La concurrence dans le milieu culturel est relativement importante. Elle est, par exemple, une réalité pour les festivals, à l’image de la Bretagne qui, l’été, compte non seulement des événements de ce genre tous les week-end mais plusieurs le même jour et dans des lieux relativement proches. Dans ce contexte de concurrence, les différentes associations et structures se doivent d’être les meilleures.

21 Enfin, à ces transformations, s’ajoute la montée de l’individualisme. Les intérêts individuels l’emportent, délaissant les sentiments d’appartenance collective, de communauté. Le changement d’état d’esprit des individus est un élément auquel les structures culturelles sont confrontées à la fois dans leur rapport au public et en leur sein. En effet, les organisateurs peuvent ne pas échapper à cette évolution et oublier l’esprit collectif de leur projet, à l’image de la croissance des enjeux de pouvoir. C’est un état d’esprit que certains festivaliers aussi ont perdu, en considérant le festival uniquement comme un objet de consommation, en devenant très exigeants et en oubliant certaines considérations inhérentes à ce genre de manifestation (imprévus, attentes…). Il appartient aux organisateurs de répondre plus ou moins à ces nouvelles exigences, s’ils veulent fidéliser un public de plus en plus versatile.

22 En raison de ces mutations, certes pas nouvelles mais exacerbées depuis quelques années, nous avons souligné la nécessité d’une adaptation pour espérer pérenniser tout projet culturel, particulièrement musical. Si la confrontation au marché est inévitable, elle n’en reste pas moins douloureuse, déroutante, déstabilisante, dans le sens où elle remet inéluctablement en cause nombre d’acquis. Nous nous demandons d’ailleurs si cette confrontation est dévastatrice ou rénovatrice. Le secteur artistique a toujours fait preuve d’une remarquable adaptabilité qui lui a permis et lui permet toujours de survivre par-delà vents et marées, constat qui pousse d’ailleurs à l’optimisme, même s’il convient d’approfondir les interrogations et analyses.

23 La confrontation au marché signifie la réconciliation entre l’économie et l’art qui étaient réputés jusqu’alors incompatibles. Cette incompatibilité était l’expression d’un statu quo permettant à chacun d’y trouver son compte. Du côté de l’art, la crainte était grande de voir l’argent bouleverser la production culturelle, menaçant liberté d’action et d’expression. De l’autre côté, les pouvoirs publics ne pouvaient admettre sans quelque réticence l’ingérence de l’économie dans un domaine sous le joug du mécénat aristocratique depuis des siècles …Autant de bonnes raisons qui permettaient à une situation ambivalente de perdurer : d’une part, l’octroi royal et d’autre part, l’acceptation de la dépendance, voire l’asservissement à la subvention.

24 Cependant, ne nous y trompons pas. Si la culture et l’économie ont été aussi longtemps antagonistes, il existe sans doute des causes objectives au-delà des comportements individuels et des arbitrages socio-politiques. Il ne suffit pas de proclamer la célébration de l’alliance entre Economie et Culture pour résoudre tous les problèmes soulevés par la réconciliation de ces deux sphères. Ce serait trop simple. Alors, jusqu’où cette réconciliation peut-elle être menée ? Passer d’une situation d’économie protégée à une situation d’économie marchande est, en effet, une démarche difficile et fort risquée qui recèle pièges et écueils. Rappelons cependant que les évolutions connues par le secteur culturel ne se résument pas à un changement de type économique. La professionnalisation est plus globale, avec notamment le développement de formations

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universitaires spécialisées. Les transformations touchent tous les domaines : administratif, politique, publicitaire, communication, études de marché, etc.

Composition dans la « société du spectacle »

25 Parce qu’il est possible de ne pas être dupe sans pour autant être démissionnaire, nous pouvons montrer qu’il est faisable et même souhaitable d’utiliser toutes ces nouvelles logiques au profit de la passion musicale. Restons fidèles à l’essence du projet défendu, et faisons ainsi preuve de pragmatisme rasséréné. Ceci étant, la notion de composition est importante car il convient de ne pas entrer aveuglément dans un système global et globalisant. Certains éléments et comportements sont à adopter, d’autres à proscrire en partie ou en totalité.

26 De nombreux économistes ont répondu à la fameuse loi de Baumol. Ils rétorquent essentiellement que les arts du spectacle ne sont pas un secteur archaïque, mais bien au contraire « esthético-progressif », les gains de productivité n’étant pas d’ordre technique mais résolument qualitatif. Cependant, il demeure impossible de mesurer la qualité. « Rabaisser le spectacle à un secteur archaïque est plutôt un constat d’impuissance, une solution de facilité permettant de développer un modèle économique banal. » (Dupuis, 1990, p. 31). Au vu des nouvelles pratiques adoptées, nous nous demandons si le spectacle vivant peut et doit se vendre. Des démonstrations convaincantes ont amené à faire appel à l’économie notamment pour réagir aux contraintes dictées par la crise. Peu à peu, il est apparu que la solution résidait dans l’adoption des discours et instruments de l’économie. Ce fut là, l’acceptation de logiques auparavant rejetées.

27 Nous nous sommes alors tournés vers la gestion. Cette nouvelle attitude est, sans nul doute, l’élément positif de cette confrontation entre la culture et l’économie car bien au-delà des mots, ce sont de nouvelles pratiques qui sont apparues au sein des organismes culturels. En effet, si le déficit financier est en grande partie inévitable, il ne doit pas devenir un alibi et dissimuler une absence de réalisme économique.

28 Mais la tentation d’accaparer un discours jusqu’alors étranger, a fait que nous ne nous sommes pas arrêtés aux seuls impératifs d’une gestion rigoureuse. Les représentations symboliques autour de l’économie de la culture ont ainsi donné naissance à la « nouvelle entreprise » et au « nouvel entrepreneur » culturels, comme nous le suggérions précédemment. Nouvelles appellations, nouvelles contradictions et compromissions, nouveaux dangers. En effet, cela signifie alors l’acceptation des règles du marché. Si cette identité d’entreprise est exagérément adoptée et affirmée, elle constitue une sorte de piège. En affichant clairement sa volonté d’entreprendre, de produire et de vendre, le risque est de se couper des aides réservées aux projets non marchands et de perdre alors ce qui aurait pu être gagné en conservant une attitude plus passive.

29 En fait, les gestionnaires, et plus encore les artistes, doivent comprendre qu’il ne s’agit pas de dénaturer leur projet culturel mais, au contraire, de leur donner les atouts nécessaires pour prendre en compte une nouvelle dimension et apprivoiser les contraintes économiques. Si tel n’est pas le cas, l’économie, ou plutôt l’économisme, prendra le dessus et les conséquences seront catastrophiques. Et si « le spectacle vivant peut et doit se vendre » (Dupuis, 1990, p. 35), c’est là un pari difficile qui peut paraître contradictoire avec la logique de la production artistique qui s’apparente à la recherche

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fondamentale. Il s’agit de faire la part des choses. « Prospection pour un multifinancement qui ne doit négliger aucune opportunité, adoption d’un réel comportement d’employeur (surtout en matière d’embauche), reconnaissance du caractère fondamental d’une politique de vente […] sont autant d’éléments indispensables, sont autant d’actions qui réclament les efforts de chacun sans que pour autant ils viennent, inéluctablement, remettre en cause la dynamique artistique. » (Dupuis, 1990, p. 35).

30 Les contraintes économiques ont donné à l’économie de la culture son essor, essor amplifié par des crises économiques mondiales et par le renouveau du libéralisme accompagné de coupes sombres budgétaires. En cela, l’économie de la culture apporte une réponse à une demande sociale émanant autant des institutionnels menacés par les restrictions que des professionnels en proie à une crise d’identité et parfois enclins à céder à la facilité d’un assistanat chronique. Les organismes culturels ont pris conscience parfois douloureusement et à leurs dépens qu’ils sont, de fait, insérés dans l’économique. Mais alors qu’ils sont encouragés à s’y insérer davantage, ils se doivent de prendre garde aux divers fantasmes qui pourraient leur être fatals. S’il est inévitable et peut-être incontestable que la culture doive prendre sa vraie place dans l’économie, elle ne doit pas le faire à n’importe quel prix. La culture n’a en effet pas besoin de recourir à l’économie pour se justifier. Cette mutation, ce bouleversement des mentalités et, dans certains cas, des structures, a généré une prise de conscience : un organisme culturel propose des biens et des services à des consommateurs. C’est une prise en compte du public et non plus uniquement de l’expansion des moyens de production. Il convient cependant de ne pas aller trop loin et de ne pas en venir à la dictature du seul marché, ce qui équivaudrait d’ailleurs à la ruine de la création. L’exemple de l’audiovisuel en proie à la dictature de l’audimat est à cet égard suffisamment éloquent. Culture et économie forment un couple qui recèle plus d’une contradiction et d’une compromission. Il faut pourtant y voir aussi une réconciliation et surtout, à défaut d’une illusoire légitimité, le gage d’une pérennité chèrement acquise.

Passion, désenchantement : l’équilibre entre deux pôles symboliques

31 L’équipe de Rock Tympans déclare que « cette passion originelle ne s’est jamais émoussée, au contraire, elle s’est exacerbée et se radicalise encore aujourd’hui. Elle est le moteur déterminant d’un Festival dont l’évolution a surpris tout le monde et qui a donc nécessité d’opérer de nombreuses restructurations pour arriver à un format professionnel rendu indispensable par sa croissance et sa popularité » (Entretien avec F. Floret). Le passage du statut d’amateur passionné à celui de professionnel passionné s’est imposé afin de répondre le plus judicieusement possible aux impératifs de budget, de droit, de qualité artistique, de sécurité et d’accueil que l’évolution rapide et croissante du Festival a créée. Cette phase de professionnalisation est donc un passage obligé pour assurer la pérennité et le développement du festival.

32 La Route du Rock a certainement trouvé une formule qui convienne au plus grand nombre. Les organisateurs ne cessent de clamer le plaisir qu’ils éprouvent à organiser cet événement et la satisfaction, tant personnelle que collective, qu’ils en retirent. Et si la « formule » fonctionne, c’est parce que la volonté première de défendre une certaine

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ligne artistique, le rock indépendant, ne s’est jamais estompée. Toutes les évolutions de structure se sont faites en respectant l’esprit originel. En revanche, ils ont fait quelques concessions sur d’autres principes plus intellectuels ou matériels, acceptant la transformation de leur mode de fonctionnement afin de continuer, mais toujours avec pour priorité la défense et la promotion d’une famille musicale ; famille parfois marginale au regard des grands circuits de commercialisation, ce Festival étant encore moins viable que d’autres.

33 Le passage à « l’économie du spectaculaire » est ainsi une réalité aujourd’hui incontournable. Cependant, inéluctabilité ne rime pas nécessairement avec fatalité ou passivité. Et passion, rigueur et réussite dans l’organisation d’un Festival de Rock, loin d’être des termes antagonistes, peuvent tout à fait s’harmoniser. Il s’agit de composer la symphonie d’un monde nouveau, en préservant le caractère enchanteur de tels événements culturels.

BIBLIOGRAPHIE

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DUPUIS Xavier dir., Économie et Culture : de l’ère de la subvention au nouveau libéralisme, volume 4 de la Quatrième conférence internationale sur l’économie de la culture (Avignon 12-14 mai 1986), La Documentation française, Paris, 1990, 380 p.

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SCHNEIDER Michel, La Comédie de la culture, Seuil, Paris, 1993, 206 p. Le Petit Larousse, 1999.

RÉSUMÉS

L’organisation d’un festival de musiques rock est passé d’un mode de fonctionnement plutôt amateur à un système beaucoup plus professionnel. Cette évolution se remarque notamment par l’arrivée de l’économie dans la sphère culturelle. Ce passage à « l’économie du spectaculaire » soulève un certain nombre d’interrogations, voire d’inquiétudes quant à un possible désenchantement, loin de la passion originelle. C’est à cette question que nous nous intéressons,

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à travers un exemple particulier, celui du festival La Route du Rock, organisé par l’association Rock Tympans. Le passage à l’économie du spectaculaire pose tout d’abord la question des subventions publiques qui recèlent des ambiguïtés, comme une relativisation de l’indépendance des diverses associations et organismes culturels. Ces aides publiques devenant insuffisantes face aux nouveaux besoins, il a fallu se tourner vers le secteur privé et la confrontation au marché devient inévitable. L’enjeu est de trouver une sorte d’équilibre entre les deux pôles symboliques que représentent la passion et le désenchantement ; équilibre que le festival La Route du Rock approche, en restant intègre et fidèle au projet initial, tout en se professionnalisant et en fonctionnant selon les nouvelles données économiques.

INDEX

Mots-clés : carrière / profession / professionnalisation, économie de la culture, concert / live / festival, politique culturelle Thèmes : rock music Keywords : career / profession / professionalization, cultural economy, cultural policy, concert / live / festival

AUTEUR

VANESSA VALERO Vanessa Valero est étudiante à l’Institut d’Etudes Politiques de Lille.mail

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Tribune Op-ed

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Tribune La couverture musicale ne couvre pas le social Covering Music, Not Social Issues

Pierre Hemptinne

1 JE VOUDRAIS REPRENDRE ICI quelques éléments d’un travail d’écriture et de notes entamé pour cerner ce que j’appelle le « métier d’écouter ». Un métier qui commence bien avant l’écoute proprement dite, par l’examen de tout ce qui environne l’écoute. J’utilise la notion de « métier » pour me tenir à l’écart de toute la sphère un peu irrationnelle qui entoure l’utilisation des sens et des émotions, pour positionner cette activité dans le cadre d’une objectivation des connaissances qu’elle peut contribuer à rendre publiques et différencier ainsi le rôle de médiateurs culturels dans la filière de l’information sur les expressions. Je procède en tâtonnant car ce genre d’examen s’aventure sur des chemins qui ne sont pas tellement balisés, mais encore souvent minés, semés d’embûches, d’embuscades.

2 Dès qu’il est question de structurer un « métier d’écouter », on se heurte aux déficiences des systèmes d’informations culturels. On se rend vite compte que, tels qu’ils se présentent, ils ne suivent qu’une partie émergeante des expressions. Or, la première chose indispensable à la professionnalisation d’une écoute médiatrice entre les expressions et les publics (comme dans le travail en Médiathèque, que je pratique en Belgique, Communauté française) serait bien la mise en place de réelles sources d’informations sur les musiques. Dans l’état actuel des choses, la critique musicale n’existe pas. L’information sur les expressions musicales est inexistante dans un monde qui, pourtant, en produit et en consomme beaucoup. La presse musicale est un rouage structurel des industries du CD. Sa survie dépend des ventes de CD, elle s’intègre aux processus de vente, elle distingue en priorité les productions qui bénéficient des moyens promotionnels les plus importants leur assurant une visibilité publique évidente. Cela deviendra dès lors des « phénomènes de société » dont le journalisme musical devra rendre compte. La presse musicale est un moyen promotionnel des majors. Par toutes sortes de mécanismes du champ qui fait que, d’une manière ou d’une

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autre, une fois actif dans ce champ, on collabore à la bonne santé du pôle dominant de ce champ. Les forces déterminantes du champ structurent celui-ci à leur guise. La presse musicale réussit le tour de passe-passe libéral de faire payer de la publicité par le consommateur, en camouflant celle-ci sous l’intitulé « information culturelle ». Quand j’achète une revue musicale, je paie pour lire de la publicité, de la promotion. C’est fort ! Pourtant il est difficile de s’en priver totalement : lire comment notre société organise et conditionne la parole sur les musiques est important, voire fondamental pour ébaucher en parallèle un « métier d’écouter ». Il y a comme un constat social qu’il faut mener jour après jour, sans se lasser de mettre les éléments de ce constat social en parallèle avec tout ce que l’oreille capte, directement ou indirectement.. Il faut bien reconnaître que beaucoup d’informations de surface ne transitent que par la presse musicale : les sorties, la biographie de certains artistes qui émergent, les interview... Ce sont des indications nécessaires, mais rien qu’une donnée du problème, et sûrement pas la couverture équitable de tout ce qui se fait musicalement (ce ne sera jamais assez spécifié !).

3 En fait ce sont les musiques qui n’ont jamais été prises au sérieux. Le rock, le jazz, toutes leurs évolutions, ont toujours été considérés comme des musiques de divertissement, de conflits intergénérationnels, des musiques passagères. Leur statut d’expression n’a jamais été reconnu. Ceux qui fondent les valeurs, qui décident quels langages relèvent de l’expression, quels autres demeurent au stade de l’événementiel balbutiant, n’ont jamais traité les musiques de notre siècle comme sujet d’étude digne de ce nom. Ce qui est surprenant c’est que la presse musicale s’insurge peu contre cet état, ne semble avoir aucune revendication à ce propos. Aucune velléité de fonder autre chose comme type d’information et de connaissance sur les expressions musicales. C’est comme si les personnes qui travaillent et alimentent la presse musicale ne semblaient pas préoccupées par leur statut. Sans doute qu’avec la part de subjectivité, que l’on prétend forte et indispensable dans ce genre de travail, le critique musical constitue et entretient la conviction de choisir ce dont il parle, d’avoir la liberté de jugement, et d’exercer un rôle d’arbitre à l’égard du marché. Une auto-conviction indispensable pour garder le droit d’être acteur du champ. De conserver un statut social, une utilité octroyée par le champ.. Le critique intervient sur le processus de vente selon son jugement esthétique, son avis de critique et en toute autonomie, pense-t-il. L’examen et la démonstration de cette autonomie ne sont jamais explicités, cela reste dans l’ombre. A prendre ou à laisser. Autant dire que jamais le citoyen ne peut accéder au questionnement sur la nature de ce qui lui est présenté comme source d’information. Le critique est convaincu, j’en suis sûr, même quand il chronique un CD que tous ses collègues ont déjà chroniqué, même quand il (re)produit la même interview que tous ses collègues, d’apporter une valeur ajoutée aux musiques qu’il présente. Et ce, grâce à son appareil perceptif personnel qu’il investit dans son travail, son feeling de l’écoute, sa connaissance des matières musicales, sa proximité avec les appareils producteurs du marché des musiques.

4 Faut-il se scandaliser de l’annexion de ce qui se présente comme critique musicale par les procédés de publicité ? Pourquoi serait-ce répréhensible ? C’est ainsi ! La vie est comme ça, il faut bien vivre. Sans cela, la presse musicale n’existerait pas ! Car c’est cela le fond du problème : à partir du moment où une production de langage n’a pas statut d’étude, n’est pas reconnue comme digne d’examen, de recherche, de confrontation, rien n’existe non plus pour financer ce statut d’étude et intéresser socialement un public par ce genre d’analyse sur les expressions musicales. Et d’abord manque la plus

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grande richesse : le temps, le recul. Le langage de la presse musicale regorge de « découvertes géniales », de « révélations urgentes », alors même qu’elle est condamnée à vivre au rythme du marché, à suivre l’actualité du marché, à rendre compte de l’actualité du marché musical dominant. Sans cela, pas de salut. Et sans le temps, et sans le recul, on le sait, il y a une quantité d’expressions musicales qui ne sont pas « couvertes ». Alors comment aurait-elle le temps d’aller fouiner et explorer en- dehors de ce qui est déjà formaté par les industries sous la forme de « découvertes géniales » et de « révélations urgentes » ? Les expressions non calibrées pour convenir aux créneaux porteurs de l’information musicale sont à repérer dans des terrains où n’existe pas l’immédiateté qu’exige le marché dominant. Cette immédiateté étant considérée comme signe de modernité, comme la preuve que les musiques collent avec leur environnement et en rendent compte fidèlement (alors que cette immédiateté n’est conditionnée que par la préoccupation de séduire vite et de faciliter le réflexe de l’achat), les musiques qui n’ont pas cette immédiateté sont vite considérées comme has been (dépassées). Des formes musicales tombent dans l’oubli sans autre forme de procès. Pourtant, n’est-ce pas à la presse musicale d’instruire ces procès pour que les publics soient informés des expressions qui disparaissent et dans quelles conditions s’effectuent ces disparitions ? Regardez par exemple le sort réservé aux musiques d’improvisations. Il y a de moins en moins d’endroits pour les pratiquer, pour les rendre publiques, et à part l’un ou l’autre « phénomène » (voilà : l’information musicale, comme du reste l’information en général, ne marche qu’au phénomène, au fait divers, au scoop), il n’y a aucune information structurée sur ces expressions. De plus en plus de lieux qui leur étaient consacrés se recyclent dans des mouvances plus porteuses : l’electro, par exemple. Et de manière très autoritaire, ainsi, les musiques improvisées se retrouvent avec la réputation d’être dépassées. Voilà déjà un impact négatif relativement grave : les musiques dont on ne parle pas dans la presse musicale, de ce simple fait, sont déjà considérées comme « pas dans le coup », inexistantes. Comme, du reste, au niveau de l’information générale : un conflit dont on ne parle pas signifie qu’existe là une zone géographique et humaine sans valeurs pour la société dominante qui organise les réseaux d’infos en tous genres (cf. « Une géographie du monde inutile », Pierre Conesa, Le Monde Diplomatique, mars 2001). Donc, il ne s’agit pas d’un simple oubli ou d’une mauvaise perception. En ne suivant pas ces expressions parce que le marché dominant n’en laisse ni le temps ni la place, la presse musicale contribue au discours et à la formation des valeurs qui intéressent ce marché et qu’il veut faire circuler. La presse musicale repère pour le marché dominant les « bandes sons du siècle », c’est à dire les bandes sons idéales pour accompagner la participation active aux activités trépidantes et emblématiques de ce marché, et ces « bandes sons » sont décrites comme palpitantes, amusantes, fortes en sensations variées dans leur immédiateté si facile à saisir. Alors que la nervosité complexe, reflet de nos environnements contemporains, est bien plus présente dans des musiques dites difficiles d’accès. Les musiques pour lesquelles la presse musicale s’enflamme sont toujours terriblement captivantes. On peut en déduire que les autres musiques dont elle ne parle pas sont ennuyeuses, fades, en tout cas peu dignes d’être les bandes sons de nos vies branchées. L’omission, le refus d’informer sur toutes les musiques qui objectivement composent les sons d’aujourd’hui, est le premier glissement vers la collaboration avec les forces dominantes. Est-ce important ? Il me semble que oui si, comme je le pense, l’information et la propagande culturelles ont un impact important sur la fabrication des structures mentales, des mentalités. Ah oui, je sais, tout ça n’est

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que fun ! Faut pas aller chercher si loin ! Fun ou pas fun, tout ça contribue au façonnage des schémas mentaux. C’est stratégique et les responsabilités sont importantes.

5 Ce qui me gêne le plus est sans doute le manque de clarté, l’espèce de tromperie exercée au détriment des publics et le préjudice causé aux agents d’expression. La tromperie est manifeste : aucun magazine culturel n’informe ses lecteurs de ses accointances avec les industries de loisirs. Tout est travaillé pour donner l’impression de l’autonomie du choix, d’une information libre et indépendante et surtout de subjectivités au travail sans influences extérieures. Tout semble dire : « si on vous parle de ça, c’est parce qu’on en a envie, que l’on trouve ça important, c’est notre subjectivité qui décide ». Le fait que tous les journaux parlent des mêmes phénomènes simultanément, est-ce la preuve que ces phénomènes sont réellement « géniaux », divins, « supérieurs », d’authentiques phénomènes de société ? Ou bien est-ce la trace d’une construction d’une « génialité » par le marché, et pour le marché ? Comment en effet arriverait-il à vendre ses produits s’il devait renoncer à ces arguments de la génialité qui continuent à masquer que la finalité de tout ça est le fric. Parce que les personnes qui achètent ont encore besoin de croire qu’il y a encore autre chose que du fric. D’où cette mise en scène de la « génialité ». Avec la complicité de la presse. Ingénues les questions ? En tout cas je trouve la situation d’un cynisme social sans nom.

6 Est-ce que l’article sur Eminem, dans Les Inrockuptibles, aura quelque influence, négative ou positive, sur les ventes déjà colossales des CD du rappeur ? Certainement, l’effet risque d’être marginal sur les résultats économiques. Sauf peut-être auprès d’un public, a priori pas sensible à ce genre de produit, et qui trouvera dans cet article un justificatif qualitatif à l’achat. Au moins une raison d’essayer. Le public massif déjà convaincu n’a que faire, en l’occurrence, de l’article des Inrockuptibles, il a déjà pu lire tout ce qui l’intéresse sur Eminem dans la presse directement impliquée dans l’exploitation de ce genre de phénomène. Directement intégrée au merchandising. Par son profil éditorial, par le genre de public que l’on peut supposer proche des « Inrock », ce qui est visé ici est plutôt de l’ordre du symbolique. Par contre, l’article et la couverture consacrée à Eminem auront peut-être eu des effets autres que symboliques sur les ventes des Inrockuptibles ? Peut-être que cela aura dérangé un peu son lectorat fidèle en créant, à peu de frais, une controverse facile ?

7 La couverture des Inrockuptibles, numéro 275, portrait d’Eminem, a sans doute été achetée, payée, on ne comprendrait pas autrement sa raison d’être ! Par ce statut trouble, ce parti pris d’affichage peut être révélateur de la manière dont la presse assure la couverture informationnelle des musiques. Donc admettons que cette couverture est achetée par le plan communication d’Eminem. Ca expliquerait la pirouette en introduction de l’article : « Et effectivement, cet Enimem est une raclure. Mais on n’a peut-être pas assez entendu Eminem, le poète vulnérable de la white-trash américaine. » Les lois économiques contraignent le magazine de mettre tel phénomène en couverture, encore doit-il trouver le filon pour ajuster ça avec sa « ligne éditoriale ». D’où la pirouette. Et l’article, confié à une sommité de la « critique rock », confirme cette pirouette. Avec des partis pris énormes qui ne font jamais l’objet du moindre éclaircissement. Il y a comme un tabou face à la rébellion supposée incluse dans le canal rap. Sa violence est signe d’une contestation, d’une colère sociale. Et la messe est dite. Nous avons très rarement droit à une analyse : pourquoi cette colère utilise-t-elle ce langage si vendable ? Il y a, du moins en musique, d’autres expressions de « colère sociale » qui empruntent d’autres voies, d’autres réflexions. On n’en parle nulle part, en

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tout cas jamais en couverture. Il faudrait peut-être écouter, comparer, expliquer, bref travailler à une analyse des langages sans laquelle on ne peut se revendiquer de la critique musicale ? Le vécu social est là, mais chez Eminem comme chez d’autres musiciens d’autres genres, alors pourquoi cette réalité sociale est-elle chez Eminem immédiatement récupérée et utilisée en arguments de ventes, en outils de communication ? Parce qu’elle est liée directement à une exploitation commerciale de la simplification musicale et de la simplification des thématiques sociales. Pour ma part, la rapidité de vente, à partir de cette pseudo inspiration qui se situe bien dans la recherche de vaincre en se vendant, me frappe avant toute chose. La violence de ces rappeurs est une violence de marché. Le marché est violent dans ses techniques de vente, dans ses pouvoirs de persuasion et de coercition. Brutal dans ses manières d’assujettir le consommateur. Les techniques libérales d’intimidation sont parfaitement appliquées dans l’agressivité d’Eminem et dans sa volonté « d’arriver » coûte que coûte, en payant de sa personne, en se rendant incontournable.

8 Monsieur Nick Kent commence son article, heureusement, en nous révélant à quel point son champ d’écoute est limité et donc aussi limitée sa perception de la réalité musicale américaine, et de la réalité sociale à travers ce champ musical. Ainsi, ce qui l’intéresse ne s’écarte pas de l’histoire hiérarchique que retiendra le marché dominant et qu’il imposera comme « histoire authentique du rock » en utilisant tous les artifices des fabricants de petites histoires, procédés d’héroïsation etc. Alors que depuis un petit temps on sait que pour se libérer des visions dominantes et de leurs manières de fabriquer l’histoire, donc les mémoires et donc toujours le mental, il vaut mieux fuir ces hiérarchies, ces histoires verticales, et saper les idées dominantes par les histoires transversales, les écoutes horizontales des témoignages multiples et variés, voilà un grand critique qui a la franchise de se situer au service du vertical. Au moins c’est clair et il semble en outre considérer qu’une bonne hiérarchie historique s’établira en fonction des ventes des CD. On savait déjà que nous ne parlions pas d’expression. Le langage pour parler des expressions est difficile a élaborer, par contre celui pour parler de chiffres de vente coule de source. « Car Radiohead et U2 ont fait figure de groupes underground comparé à sa puissance de vente planétaire », le ton est éloquent ! « Puissance », « vente planétaire », quel lyrisme libéral ! Ce qui me tracasse le plus sont les voies tordues par lesquelles on va réussir à nous présenter ce genre d’imprécations comme du « témoignage social », comme étant la dénonciation du social vécu. Sans doute que Springsteen faisait ça à ses débuts, avec émotion, clarté et respect. Et comparer, dans le sous-titre, Eminem à Springsteen, relève sans doute des ficelles de la provocation que se doit de tirer le critique rock. Utiliser la violence pour exciter le voyeurisme et vendre des millions de CD est-ce que l’on ne pourrait pas y voir la meilleure illustration du fascisme que pratique le commerce musical mondial, au lieu d’y voir une sublime « puissance de vente planétaire », ou au moins s’interroger puisque nous sommes dans un organe d’information ? Mais il semble que l’on ne puisse pas s’interroger sur ces phénomènes dès lors qu’ils représentent des millions d’acheteurs de CD. Il faut s’incliner. Justifier, trouver des raisons d’aimer et d’acheter. Et la violence, ou l’usage de la violence, est similaire chez Brittney Spear, je ne suis pas sûr qu’il existe tant de différences entre les deux (d’ailleurs, je confirme : à lire les articles faisant d’Eminem un phénomène radical, hargneux, méchant, je m’attendais quand même à entendre une musique un peu dérangée et violente ! Quelle surprise d’entendre quelque chose de bien organisé, de bien calculé pour plaire, finalement bien gentil, bien soumis aux critères des industries ! Allez, à part quelques trucs scabreux

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dans les paroles, la musique pourrait bien figurer dans les fêtes scolaires au même titre, jadis, que la « Danse des Canards » ou la « Macarena ». Pourquoi associer Eminem et Spear semble déplacé ? Parce que l’une a un vocabulaire guimauve et l’autre des paroles violentes ? En quoi font-ils autre chose, en ce partage du doux et de l’abrupt, que respecter le partage du féminin et du masculin jusqu’au cliché ? J’ai du mal à croire que l’on puisse réellement juger les imprécations à la Eminem comme quelque chose de transgressif ! Mon fils de sept ans peut recourir quelques fois à un vocabulaire presque aussi direct que le sien ! ). Ils jouent finalement, Brittney Spear et Eminem, dans la même catégorie. Et tout l’article de Nick Kent utilise toutes les techniques de racolages correspondant à des personnages à la Eminem ou Brittney Spear. En racontant les petites conneries avec lesquelles ce pauvre Eminem se construit un personnage, et notamment sa prédilection pour les armes, est-ce que le critique ne cherche pas à exercer la même fascination ? Cela correspondrait bien, finalement, à la posture du critique rock par rapport aux « héros » de la scène rock : les côtoyer, les raconter pour bénéficier un peu de leur gloire, de leur étrangeté ? Peut-on informer sur les expressions musicales en enfilant pareilles petites histoires ?

9 Au hasard d’une citation de New Musical Express sur l’innovation supposée d’Eminem, « le premier musicien à abolir les frontières entre pop, rap et rock’n’roll pour créer sa propre catégorie », on re-découvre que cette presse musicale se préoccupe encore de catégories et d’innovations bien kitsch, très adolescentes ! Des dizaines, des centaines de musiciens ont déjà largué ces catégories, eux s’en préoccupent encore comme de repères importants pour jauger de la « nouveauté ». A travers ce genre d’arguments significatifs des modes promotionnels qui entourent le rock et prétendent tenir lieu de connaissance et de savoir rock, pavoise une certaine érudition rose bonbon, kitsch, sur les musiques. Ce qui transparaît surtout est la pauvreté ringarde de ce que ces professionnels de l’information musicale parviennent à proposer aux publics. Allons plus loin dans l’article de Nick Kent : « Un autre fan surprenant se trouve être l’extrêmement gay Elton John, qui s’est enthousiasmé par voie de presse sur l’album qu’il considère comme « un chef d’œuvre innovateur » ». Il ne nous échappe pas que cette référence est citée pour le piquant d’un gay réagissant à un anti-gay déclaré. A part ça, l’échantillon permet de voir comment on crée des références dans la culture rock ! En appeler à Elton John pour légitimer tant soi peu les aspects créatifs et artistes d’Eminem, c’est stupéfiant. Faut-il le lire au troisième degré ? Est-ce que je lis un magazine progressiste ou conservateur, réactionnaire ? L’exemple révèle toute la difficulté d’élaborer une langue différente pour rendre compte des expressions, avec l’obligation d’éviter toutes ces conneries de légitimation proposées par le marché lui- même, par son cirque médiatique.

10 Mais toute cette manière ambiguë de parler d’Eminem, ambiguë parce qu’on le reconnaît bien brièvement « dégradant et opportuniste » tout en en dressant un portrait qui veut en faire un personnage fascinant et à écouter, a pour raison d’être de cautionner le commerce et son manque de scrupules. Ce genre d’article dans ce type de revue un peu intellectuelle et à la réputation « sérieuse » a pour but d’apporter une contribution au statut d’artiste du phénomène commercial . D’où la justification d’établir une transaction entre les fabricants de pareil phénomène médiatico-sonore et un magazine musical tel que les Inrockuptibles, la transaction pouvant porter sur une couverture que l’on peut imaginer payée. Le « message » de l’article des Inrockuptibles est ce qui justifierait l’achat de la couverture « au fond, c’est quand même un grand poète, un grand musicien ». Et de cela, de cette reconnaissance symbolique qui fonde

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l’existence de choses sans prix, le marché a toujours besoin (comme de la mise en scène de la génialité). Sans cela, et sans un article similaire dans Libération, sans les articles dans la presse qui conserve (à tort) une réputation de parler des expressions plutôt que du commercial, ce genre de phénomène commercial resterait beaucoup plus un phénomène commercial sans « enchantement » pour qui que ce soit. Donc il y a bien collaboration sur les valeurs, sur la détermination des valeurs. C’est bien ça qu’un journal comme les Inrockuptibles apporte aux producteurs d’Eminem, bien plus qu’un surcroît de vente ! Et s’il y a transaction, c’est une preuve de communauté d’intérêt.

11 Maintenant, il faut bien constater que la presse musicale, à défaut de forger une authentique information sur l’émergence des expressions musicales, n’hésite pas à recourir aux formules d’autorité. L’article « Robopop », introduction à l’interview de Daft Punk, toujours dans les Inrockuptibles, en est une belle preuve. Un peu plus d’une page pour dire avec talent que Daft Punk c’est génial, irrésistiblement génial. La sensibilité serait « harponnée » par cette musique « à notre corps défendant ». Faisant preuve d’autorité dans son affirmation de la génialité de cette musique, l’article avoue l’autorité qu’exerce cette musique elle-même . « A notre corps défendant », c’est à prendre comme la manifestation d’une force irrationnelle, et qui ne peut se manifester de la sorte qu’au départ des choses géniales. Derrière ce genre d’article gentil, qui semble ne communiquer que par affects imagés et incontrôlés, on peut constater qu’agissent les concepts de génialité les plus conservateurs. L’information culturelle ne devrait-elle pas avant tout sans cesse éviter l’utilisation aveugle de ces concepts ? Cela impliquant de les désarmer, de les rendre visibles, de les expliciter, plutôt que de les utiliser pour manipuler l’information ? « A notre corps défendant », en invoquant ces forces irrésistibles et inexplicables est-ce que l’on ne persiste pas à enfermer le traitement des expressions dans un obscurantisme qui empêchera toute ouverture des mentalités ? Tous les jours, dans la presse musicale, on peut relever des exemples de cette volonté de ne rien expliquer, de ne jamais chercher à analyser les phénomènes d’expression. Par exemple, toujours dans le même article : « Si ces groupes sont de tels phares aujourd’hui, c’est avant tout parce qu’ils sont des lumières contre les obscurantismes toujours en vigueur dans la musique et qu’ils sont habités d’une flamme insensée. » Il y a dans cette phrase, pleine d’affirmations incroyables, quelque chose qui nous semblera paradoxal : comment l’auteur de cet article se propose, lui, de lutter contre l’obscurantisme, en tant que journaliste musical, en tant qu’acteur de l’information culturelle ? Et comment le faire sans structurer une information qui s’attacherait à mettre toutes les expressions sur un pied d’égalité ? Comment ne pas voir que l’obscurantisme est entretenu par les partis pris commerciaux de l’information musicale ? Et si l’importance est de lutter contre l’obscurantisme (belle croisade ainsi énoncée !), comment laisser passer sans réagir ces propos d’une des entités de Daft Punk : « Aujourd’hui, il n’y a plus d’underground, la musique électronique est partout, et il ne faudrait pas que l’ensemble des règles rigides détruites par cette génération devienne à son tour une norme. » Bien sûr, cela émerge sur le mode interview, sous la responsabilité de la personne qui parle, mais comment, d’une manière ou d’une autre, laisser croire des choses aussi obscures ! Plus d’underground ? Parce que la musique électronique est partout ? Ca veut dire quoi ? Un CD de musique électronique édité à 500 exemplaires, ce n’est pas underground ? Est-ce que l’utilisation de l’électronique pour mettre en boîte des musiques qui peuvent se vendre « partout » n’implique pas des règles rigides ? Où y a-t-il le plus de rigidités : chez Daft punk ou dans la musique de MIMEO ? Quelles sont précisément les règles rigides et détruites dont on parle ? Voilà

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quelques exemples, à partir d’une citation relativement courte, qui démontrera un peu, j’espère, à quel point l’information musicale ne descend jamais sur le terrain de la clarification de tout ce qui touche aux phénomènes d’expression.

12 La position de la presse musicale pourrait se résumer, finalement, par le slogan d’une société de « vente en ligne » lors de sa campagne promo de fin d’année : « Moteur de suggestion bol.fr, le bon disque pour la bonne personne, la culture qui vous ressemble ». La philosophie consiste à fournir aux publics ce qu’ils attendent : nous voulons plaire aux publics nombreux qui vont danser sur Daft Punk, tchak, on balance quelques pages qui vont leur plaire. Voilà pour le principe. Satisfaire des publics dans leurs goûts institués, selon leur culture déjà formalisée. C’est plus simple. Mais on est à l’opposé des principes qui devraient prévaloir dans la constitution d’une information sur les phénomènes d’expression et dans la volonté de rendre cette information accessible à tous. Cette presse musicale, de la sorte, respecte la constitution des publics et des cultures telle qu’elle est voulue par les marchés et les systèmes d’éducation. La société, dans son ensemble, favorise la capitalisation culturelle, en intégrant le fait que la structure du capital culturel est déterminée par la situation sociale et doit rester dans sa catégorie (juste quelques exceptions pour entretenir l’illusion). Il y a le grand et le petit capital culturel. Tout ce qui fonctionne en fonction des structures des capitaux culturels individuels, et en fonction des déterminations sociales de ces capitaux, de manière à en tirer parti (connaître ses publics pour répondre à leur demande) ne fait que renforcer tous les mécanismes de domination qui cloisonnent les publics dans des structures culturelles imposées, figées. Et quasiment inamovibles. Les chances de faire évoluer son capital culturel sont très minces : des études récentes démontrent que l’on rentre à l’école et qu’on en sort avec un capital culturel de même catégorie. Une information sur les phénomènes musicaux devrait aller à l’inverse, tenter de structurer une information qui pourrait contrarier cette organisation des publics selon des structures de capitaux symboliques prédeterminées. Donner des outils pour capitaliser autrement, autre chose. Sans ce travail de sape de la capitalisation culturelle il n’est pas possible de pratiquer l’ouverture, de faire découvrir autre chose, d’échapper aux logiques des marchés et de leurs exploitations cyniques des goûts des publics. Goûts fabriqués par le marché et par l’éducation, elle-même de plus en plus vulnérable au marché !

13 Pour être concret : une information sur les musiques ne devrait pas tellement parler de musique ! Ou en tout cas pas forcément commencer par là ! Il y a tellement d’autres choses plus critiques, plus urgentes et qui pèsent sur les musiques et sur les dispositions de l’oreille ! Un projet d’écriture sur les musiques devrait avant tout se mêler d’économie, de géopolitique, de sociologie, d’esthétique, de politique, en relation avec telles ou telles pratiques musicales. Ecrire sur des musiques, pour dire qu’elles sont belles ou qu’elles sont laides, que l’on en recommande ou non l’achat du CD, cela n’a aucune espèce d’intérêt. C’est même culturellement criminel dans la mesure où l’on ne ferait alors que contribuer au poids de toute une énorme machine qui enferme les publics dans leurs goûts et le type de consommation qui va avec. On participe au bouclage des territoires mentaux. Un projet de presse musicale différente doit immédiatement intégrer le principe de controverse entre tout ce qui détermine l’existence, la création, la diffusion des expressions, la mise en critique des appareils de connaissance qui favorisent ou non l’accès aux expressions. La première chose étant certainement de clarifier la manière de parler des musiques ! Au lieu de favoriser ce terrain de controverse, la presse musicale se préoccupe de dire ce qui est beau, de

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donner les consignes de consommation. « Aujourd’hui, le beau c’est ce qui ne dérange pas le spectateur »(Alberto Nogueira). Et tout projet de revue qui souhaiterait se faire une place dans le champ de l’information musicale tel qu’il se présente, même en ayant l’idée de parler « d’autres musiques », ne fera rien d’autre que de participer à ce « langage administratif de la musique » qui en assure le bon devenir commercial. Il me semble important de souligner les enjeux d’un combat à mener pour un autre statut de tout ce qui relèverait de l’information culturelle. Des luttes s’organisent au niveau mondial pour contrer une certaine idée de la mondialisation, et ce dans des domaines où des projets de règlements concrets sont esquissés. Mais en amont, il est important de mener la lutte sur des terrains plus symboliques, moins palpables, où les actions contribuent directement à adapter les structures mentales à la marchandisation de toutes les activités humaines. Tout ce qui relève de l’information culturelle et des contacts entre expressions, agents d’expression et publics s’inscrit bien dans ces « terrains plus symboliques ».

INDEX

Mots-clés : écoute / auditeur, industrie du disque / musicale, presse musicale Keywords : listening / auditor, press (musical) nomsmotscles Daft Punk, Eminem / Marshall Bruce Mathers III

AUTEUR

PIERRE HEMPTINNE Pierre Hemptinne est directeur des Médiathèques de Mons et Charleroi (Belgique). mail

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Notes de lecture Book reviews

Volume !, 1 : 1 | 2002 125

Michael MOYNIHAN & Didrik SØDERLIND, Lords of chaos. The bloody rise of the satanic metal underground

Gérome Guibert

RÉFÉRENCE

Venice, Feral House, 1998, 358 p.

Volume !, 1 : 1 | 2002 126

1 LES SCIENCES SOCIALES S’INTÉRESSENT de manière de plus en plus importante à certains nouveaux courants musicaux (musiques électroniques, hip-hop…) et leurs implications sociales. Pourtant certaines formes de cultures musicales, comme le metal, restent peu étudiées.

2 Nous évoquerons deux titres récemment publiés qui permettent de mieux comprendre le black metal, un style musical dérivé du heavy metal et qui revendique une image « sataniste », à travers les paroles et l’imagerie qu’il véhicule.

3 A l’heure, où, en France même, plusieurs procès mettent en cause des fans de black metal (nombreuses profanations de cimetières, meurtre d’un prêtre…)1, les confusions et les explications hâtives et simplistes des médias sont de plus en plus nombreuses quant aux mobiles, aux pratiques et aux croyances des condamnés et, plus largement, des personnes qui écoutent du black metal.

4 Les rares études qui concernaient le heavy metal ont montré qu’il s’agissait d’un mode d’expression né au début des années 70, réaction des jeunes des classes populaires au phénomène hippie. D’un point de vue culturaliste, on peut dire que le mode de vie metal trouve ses références dans les valeurs et l’esthétique de l’heroic fantasy 2. La force physique, la puissance, la guerre et surtout l’ésotérisme sont des centres d’intérêt valorisés, des récits romanesques tels que Conan le Barbare ou Le Seigneur des Anneaux étant très fréquemment plébiscités, tout comme la pratique des jeux de rôles. Socialement dominés, déférents envers les conceptions romantiques de l’art (individualité du génie créateur, références aux compositeurs classiques, de Bach à Wagner, valorisation du bagage technique…), les acteurs du milieu metal trouvent ainsi un échappatoire à leur position sociale dans l’imaginaire où ils élaborent néanmoins des éléments d’une culture autonome et originale.

5 Né dans les années 1980, et concernant sociologiquement le même public, le black metal est une évolution du heavy metal qui s’intéresse à l’occultisme, à la magie noire, au satanisme et aux religions polythéistes pré-chrétiennes (d’Europe du Nord, Celtique…). Deux personnages, cités par Moynihan et Domergue, sont importants dans la constitution idéologique du black metal. Le premier est l’anglais Aleister Crowley, surnommé la Bête 666 en hommage à Satan, adepte de magie noire et auteur en 1904 du Livre de la loi, qui instituait un nouveau principe éthique pour l’Humanité, selon lequel la liberté individuelle absolue devait être la seule loi. Ce principe d’insoumission aux préceptes moraux et spirituels que prêchait le christianisme allait devenir le pilier du courant sataniste de l’ère moderne. Cette influence se remarque particulièrement dans les fondements de la pensée d’un second auteur, Anton LaVey, fondateur de l’Eglise de Satan et auteur en 1969 de la Bible Satanique.

Volume !, 1 : 1 | 2002 127

6 Bien que traitant du black-metal ainsi que du rôle du satanisme et du paganisme qui lui sont liés, les ouvrages de Moynihan et de Domergue sont très différents. Après un historique de la genèse du black metal, où est mentionnée l’influence de A. Crowley sur Jimmy Page de Led Zeppelin, l’ouvrage de Moynihan et Søderlind se concentre sur le black metal norvégien du début des années 90, à partir de nombreuses interviews et de reproductions de documents visuels (coupures de presses, flyers, fanzines, pochettes de disque…).

7 Propriétaire d’un magasin de disques à Oslo, Oystein Aarseth alias Euronymous (du groupe Mayhem, dont le chanteur s’est suicidé après une mise en scène macabre), fascine, à l’époque, par ses propos anti-chrétiens un petit groupe d’adolescents, dont les futurs membres d’Immortal et d’Emperor mais aussi Kristian « Varg » Vikernes (du groupe Burzum), sans aucun doute la personnalité principale du livre. On peut ainsi suivre le parcours de ce dernier, qui commence par l’incendie de plusieurs stave churches (les églises en bois norvégiennes, dont plusieurs dizaines partiront en fumée) jusqu’à l’assassinat d’Euronymous, qu’il considère comme un être faible qui méritait la mort. Lords of Chaos tente ensuite de dresser un bilan aussi exhaustif que possible des conséquences des affaires norvégiennes à partir d’un passage en revue de toutes les exactions anti-chrétiennes perpétrées par des jeunes du milieu black metal en Angleterre, France, Allemagne, Pologne, Etats-Unis…

8 Mais c’est la dernière partie du livre qui porte le plus à discussion, Moynihan cherchant à relier le black metal et les religions ancestrales germanico-scandinaves à l’extrême droite européenne, ces différentes idéologies partageant des visions de l’homme empruntes d’élitisme et de darwinisme social. L’approche de Moynihan s’avère alors beaucoup trop systématique. On comprend mieux cette thèse lorsqu’on apprend que le principal rédacteur de Lord of Chaos est lui-même membre de l’A.A. (Asatru Alliance of Independant Kindreds), une organisation américaine « racialiste », basée sur les religions germaniques et nordiques, Asatru étant le nom donné par les scandinaves au culte du dieu Odin et de son panthéon 3, culte que Vikernes prétend désormais pratiquer et promouvoir. Moynihan a aussi collaboré avec le musicien Boyd Rice du groupe NON, au sein du projet industriel Blood Axis. Si Rice n’hésite pas à se proclamer d’un « fascisme esthétique », un différend l’oppose aujourd’hui à Moynihan qui défendrait un fascisme plus « politique ».

NOTES

1. Par exemple, Le Monde, 15 août 2000, p. 8 ; 15 février 2001, p. 10 ; 4 avril 2001, p. 11 ; 18 avril 2001, p. 12. 2. Weinstein Deena, Heavy metal, a cultural sociology, New York, Lexington Book, 1996, p. 143. 3. « Hors-série black metal n° 2 », Hard&Heavy, Août 1999, p. 57.

Volume !, 1 : 1 | 2002 128

INDEX

Keywords : Satanism, underground / alternative Mots-clés : satanisme, underground / alternative Thèmes : heavy metal / hard rock, death / black / grindcore / extreme metal

AUTEURS

GÉROME GUIBERT

Gérôme GUIBERT, LESTAMP, Université de Nantes

Volume !, 1 : 1 | 2002 129

Benoît DOMERGUE, Culture barock et gothic flamboyant. La musique extrême : un écho surgi des abîmes

Gérome Guibert

RÉFÉRENCE

François-Xavier de Guibert, 2000, 194 p.

Volume !, 1 : 1 | 2002 130

1 LA THÈSE DE BENOÎT DOMERGUE aborde le sujet de manière différente. Pour lui, l’émergence des courants du metal extrême serait liée à un développement, dans une partie de la culture, de l’occultisme et de la magie dans des proportions jamais connues jusqu’alors. Ses données, très nombreuses et enrichissantes, sont issues de l’analyse des paroles de disques (ici traduites), du recueil des coupures de presse régionales1 et de l’observation participante en concert. Issu selon l’Auteur de la beat generation et du flower power, puis confirmé par les premiers groupes de metal occultes comme Black Sabbath, le « satanisme culturel » proviendrait aujourd’hui du black metal certes, mais aussi des jeux de rôles, d’une certaine bande dessinée ainsi que des raves parties qui amènent à une transe « démoniaque ». Si une certaine confusion transparaît parfois au sein du livre entre le metal et d’autres courants comme le punk, le gothique ou la techno, c’est que là n’est pas le propos. Domergue cherche en effet à montrer comment le « satanisme culturel » divulgue aux jeunes des messages contenant des propos « blasphématoires et sataniques qui visent à la destruction pure et simple de la vertu et de la religion »2. Il faut en fait préciser ici que Benoît Doumergue, Docteur en théologie de l’Université grégorienne de Rome, est prêtre du diocèse de Bordeaux. L’intérêt de sa posture est qu’il nous éclaire, discute et réfute les nombreux textes et références bibliques des groupes black-metal. L’inconvénient est que, se définissant d’une « anthropologie chrétienne », il articule des argumentations psychologiques ou ethnologiques avec d’autres qui sont normatifs (décadence des valeurs morales…). Pour l’Auteur, à travers ces nouvelles pratiques, transparaît un état de désespérance de la jeunesse. Plus que d’autres tendances sociales, le « satanisme culturel » serait ainsi un signe majeur des problèmes sociétaux « Dans le metal (…), contrairement à la musique rap qui, la plupart du temps, se fait l’écho de la misère et de l’injustice humaine, les artistes font très souvent l’apologie de la puissance et de la haine » 3.

2 Il semble alors que, sans doute trop axé sur l’aspect blasphématoire du black metal, Doumergue surestime le danger de cette culture, tout comme, par manque d’objectivité ou par volonté idéologique, Moynihan surestime sa politisation. Le heavy metal a souvent été le vecteur, depuis ses débuts, d’une théâtralisation importante. Après qu’ils aient professé tout au long de l’interview des propos satanistes et haineux envers le genre humain, les membres de Dimmu Borgir avouent par exemple à la fin d’une interview « C’est quoi le problème ? C’est naturel d’avoir des amis et des copines (…) Nous sommes des êtres humains comme tout le monde mais qui jouent dans un groupe de black. On n’est pas des monstres : on a une maison, une voiture et les mêmes soucis que le commun des mortels » 4. S’il existe parmi eux une minorité de déviants (au sens de H.Becker), la plupart des fans de black metal cherchent avant tout un moyen de

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s’échapper du réel qu’ils trouvent dans la musique. Le black metal est surtout écouté par des adolescents et de jeunes adultes issus des classes populaires et provenant de communes rurales ou de petites villes, ils ne contestent pas la société, sont « pacifiés » et s’engagent rapidement dans le monde du travail 5. Si certaines personnes peuvent être attirées par le contenu transgressif du black metal, il faut rappeler qu’existait, il y a quelques années, un courant white metal (metal chrétien) 6.

3 A côté de rares dérives extrémistes qu’on peut sociologiquement expliquer, on peut voir le black metal chez le jeune comme une étape, un rite de passage ordalique7, ou bien comme le moyen de tisser des liens sociaux affinitaires (comme le montrent les annonces des magazines metal) dans un monde en partie « communautariste », ou bien encore comme une façon provisoire d’accepter la complexité du monde social.

NOTES

1. il recense notamment des profanations (stèles renversées, tombes ouvertes, traces de messes noires et inscriptions sataniques) dans 42 cimetières français entre 1996 et 1999. 2. p. 149. 3. p. 179. 4. « Hors série metal extrême n° 3 », Hard-Rock, Juillet 1997, p. 29. 5. comme on a pu l’observer lors de nos études de terrain dans l’Ouest de la France. 6. « Dossier white-metal », Hard-Force, Juillet-Août 1987, p. 16-19. 7. Guibert Gérôme, « La trilogie chez The Cure où l’oeuvre noire comme rite de passage », Colloque GdR OPuS CNRS, CEPREMAP Amiens, Les oeuvres noires, Paris, L’Harmattan, à paraître nov. 2002.

INDEX

Thèmes : death / black / grindcore / extreme metal, heavy metal / hard rock Mots-clés : satanisme, underground / alternative Keywords : Satanism, underground / alternative

AUTEURS

GÉROME GUIBERT

Gérôme GUIBERT, LESTAMP, Université de Nantes

Volume !, 1 : 1 | 2002 132

À propos de deux ouvrages récents sur le black metal

Gérome Guibert

RÉFÉRENCE

Michael Moynihan & Didrik Søderlind, Lords of chaos. The bloody rise of the satanic metal underground, Venice, Feral House, 1998, 358 p. Benoît Domergue, Culture barock et gothic flamboyant. La musique extrême : un écho surgi des abîmes, François-Xavier de Guibert, 2000, 194 p.

Volume !, 1 : 1 | 2002 133

1 LES SCIENCES SOCIALES S’INTÉRESSENT de manière de plus en plus importante à certains nouveaux courants musicaux (musiques électroniques, hip-hop…) et leurs implications sociales. Pourtant certaines formes de cultures musicales, comme le metal, restent peu étudiées. Nous évoquerons deux titres récemment publiés qui permettent de mieux comprendre le black metal, un style musical dérivé du heavy metal et qui revendique une image « sataniste », à travers les paroles et l’imagerie qu’il véhicule.

2 A l’heure, où, en France même, plusieurs procès mettent en cause des fans de black metal (nombreuses profanations de cimetières, meurtre d’un prêtre…)1, les confusions et les explications hâtives et simplistes des médias sont de plus en plus nombreuses quant aux mobiles, aux pratiques et aux croyances des condamnés et, plus largement, des personnes qui écoutent du black metal.

3 Les rares études qui concernaient le heavy metal ont montré qu’il s’agissait d’un mode d’expression né au début des années 1970, réaction des jeunes des classes populaires au phénomène hippie. D’un point de vue culturaliste, on peut dire que le mode de vie metal trouve ses références dans les valeurs et l’esthétique de l’heroic fantasy 2. La force physique, la puissance, la guerre et surtout l’ésotérisme sont des centres d’intérêt valorisés, des récits romanesques tels que Conan le Barbare ou Le Seigneur des Anneaux étant très fréquemment plébiscités, tout comme la pratique des jeux de rôles. Socialement dominés, déférents envers les conceptions romantiques de l’art (individualité du génie créateur, références aux compositeurs classiques, de Bach à Wagner, valorisation du bagage technique…), les acteurs du milieu metal trouvent ainsi un échappatoire à leur position sociale dans l’imaginaire où ils élaborent néanmoins des éléments d’une culture autonome et originale.

4 Né dans les années 1980, et concernant sociologiquement le même public, le black metal est une évolution du heavy metal qui s’intéresse à l’occultisme, à la magie noire, au satanisme et aux religions polythéistes pré-chrétiennes (d’Europe du Nord, Celtique…). Deux personnages, cités par Moynihan et Domergue, sont importants dans la constitution idéologique du black metal. Le premier est l’anglais Aleister Crowley, surnommé la Bête 666 en hommage à Satan, adepte de magie noire et auteur en 1904 du Livre de la loi, qui instituait un nouveau principe éthique pour l’Humanité, selon lequel la liberté individuelle absolue devait être la seule loi. Ce principe d’insoumission aux préceptes moraux et spirituels que prêchait le christianisme allait devenir le pilier du courant sataniste de l’ère moderne. Cette influence se remarque particulièrement dans les fondements de la pensée d’un second auteur, Anton LaVey, fondateur de l’Eglise de Satan et auteur en 1969 de la Bible Satanique.

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5 Bien que traitant du black-metal ainsi que du rôle du satanisme et du paganisme qui lui sont liés, les ouvrages de Moynihan et de Domergue sont très différents. Après un historique de la genèse du black metal, où est mentionnée l’influence de A. Crowley sur Jimmy Page de Led Zeppelin, l’ouvrage de Moynihan et Søderlind se concentre sur le black metal norvégien du début des années 1990, à partir de nombreuses interviews et de reproductions de documents visuels (coupures de presses, flyers, fanzines, pochettes de disque…).

6 Propriétaire d’un magasin de disques à Oslo, Oystein Aarseth alias Euronymous (du groupe Mayhem, dont le chanteur s’est suicidé après une mise en scène macabre), fascine, à l’époque, par ses propos anti-chrétiens un petit groupe d’adolescents, dont les futurs membres d’Immortal et d’Emperor mais aussi Kristian « Varg » Vikernes (du groupe Burzum), sans aucun doute la personnalité principale du livre. On peut ainsi suivre le parcours de ce dernier, qui commence par l’incendie de plusieurs stave churches (les églises en bois norvégiennes, dont plusieurs dizaines partiront en fumée) jusqu’à l’assassinat d’Euronymous, qu’il considère comme un être faible qui méritait la mort. Lords of Chaos tente ensuite de dresser un bilan aussi exhaustif que possible des conséquences des affaires norvégiennes à partir d’un passage en revue de toutes les exactions anti-chrétiennes perpétrées par des jeunes du milieu black metal en Angleterre, France, Allemagne, Pologne, États-Unis…

7 Mais c’est la dernière partie du livre qui porte le plus à discussion, Moynihan cherchant à relier le black metal et les religions ancestrales germanico-scandinaves à l’extrême droite européenne, ces différentes idéologies partageant des visions de l’homme empruntes d’élitisme et de darwinisme social. L’approche de Moynihan s’avère alors beaucoup trop systématique. On comprend mieux cette thèse lorsqu’on apprend que le principal rédacteur de Lord of Chaos est lui-même membre de l’A.A. (Asatru Alliance of Independant Kindreds), une organisation américaine « racialiste », basée sur les religions germaniques et nordiques, Asatru étant le nom donné par les scandinaves au culte du dieu Odin et de son panthéon 3, culte que Vikernes prétend désormais pratiquer et promouvoir. Moynihan a aussi collaboré avec le musicien Boyd Rice du groupe NON, au sein du projet industriel Blood Axis. Si Rice n’hésite pas à se proclamer d’un « fascisme esthétique », un différend l’oppose aujourd’hui à Moynihan qui défendrait un fascisme plus « politique ».

8 La thèse de Benoît Domergue aborde le sujet de manière différente. Pour lui, l’émergence des courants du metal extrême serait liée à un développement, dans une partie de la culture, de l’occultisme et de la magie dans des proportions jamais connues jusqu’alors. Ses données, très nombreuses et enrichissantes, sont issues de l’analyse des paroles de disques (ici traduites), du recueil des coupures de presse régionales4 et de l’observation participante en concert. Issu selon l’Auteur de la beat generation et du flower power, puis confirmé par les premiers groupes de metal occultes comme Black Sabbath, le « satanisme culturel » proviendrait aujourd’hui du black metal certes, mais aussi des jeux de rôles, d’une certaine bande dessinée ainsi que des raves parties qui amènent à une transe « démoniaque ». Si une certaine confusion transparaît parfois au sein du livre entre le metal et d’autres courants comme le punk, le gothique ou la techno, c’est que là n’est pas le propos. Domergue cherche en effet à montrer comment le « satanisme culturel » divulgue aux jeunes des messages contenant des propos « blasphématoires et sataniques qui visent à la destruction pure et simple de la vertu et de la religion »5. Il faut en fait préciser ici que Benoît Domergue, Docteur en théologie

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de l’Université grégorienne de Rome, est prêtre du diocèse de Bordeaux. L’intérêt de sa posture est qu’il nous éclaire, discute et réfute les nombreux textes et références bibliques des groupes black-metal. L’inconvénient est que, se définissant d’une « anthropologie chrétienne », il articule des argumentations psychologiques ou ethnologiques avec d’autres qui sont normatifs (décadence des valeurs morales…). Pour l’Auteur, à travers ces nouvelles pratiques, transparaît un état de désespérance de la jeunesse. Plus que d’autres tendances sociales, le « satanisme culturel » serait ainsi un signe majeur des problèmes sociétaux « Dans le metal (…), contrairement à la musique rap qui, la plupart du temps, se fait l’écho de la misère et de l’injustice humaine, les artistes font très souvent l’apologie de la puissance et de la haine » 6.

9 Il semble alors que, sans doute trop axé sur l’aspect blasphématoire du black metal, Doumergue surestime le danger de cette culture, tout comme, par manque d’objectivité ou par volonté idéologique, Moynihan surestime sa politisation. Le heavy metal a souvent été le vecteur, depuis ses débuts, d’une théâtralisation importante. Après qu’ils aient professé tout au long de l’interview des propos satanistes et haineux envers le genre humain, les membres de Dimmu Borgir avouent par exemple à la fin d’une interview « C’est quoi le problème ? C’est naturel d’avoir des amis et des copines (…) Nous sommes des êtres humains comme tout le monde mais qui jouent dans un groupe de black. On n’est pas des monstres : on a une maison, une voiture et les mêmes soucis que le commun des mortels » 7. S’il existe parmi eux une minorité de déviants (au sens de H.Becker), la plupart des fans de black metal cherchent avant tout un moyen de s’échapper du réel qu’ils trouvent dans la musique. Le black metal est surtout écouté par des adolescents et de jeunes adultes issus des classes populaires et provenant de communes rurales ou de petites villes, ils ne contestent pas la société, sont « pacifiés » et s’engagent rapidement dans le monde du travail 8. Si certaines personnes peuvent être attirées par le contenu transgressif du black metal, il faut rappeler qu’existait, il y a quelques années, un courant white metal (metal chrétien) 9.

10 A côté de rares dérives extrémistes qu’on peut sociologiquement expliquer, on peut voir le black metal chez le jeune comme une étape, un rite de passage ordalique10, ou bien comme le moyen de tisser des liens sociaux affinitaires (comme le montrent les annonces des magazines metal) dans un monde en partie « communautariste », ou bien encore comme une façon provisoire d’accepter la complexité du monde social.

NOTES

1. Par exemple, Le Monde, 15 août 2000, p. 8 ; 15 février 2001, p. 10 ; 4 avril 2001, p. 11 ; 18 avril 2001, p. 12. 2. Weinstein Deena, Heavy metal, a cultural sociology, New York, Lexington Book, 1996, p. 143. 3. « Hors-série black metal n° 2 », Hard&Heavy, Août 1999, p. 57. 4. il recense notamment des profanations (stèles renversées, tombes ouvertes, traces de messes noires et inscriptions sataniques) dans 42 cimetières français entre 1996 et 1999. 5. p. 149. 6. p. 179.

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7. « Hors série metal extrême n° 3 », Hard-Rock, Juillet 1997, p. 29. 8. comme on a pu l’observer lors de nos études de terrain dans l’Ouest de la France. 9. « Dossier white-metal », Hard-Force, Juillet-Août 1987, p. 16-19. 10. Guibert Gérôme, « La trilogie chez The Cure où l’oeuvre noire comme rite de passage », Colloque GdR OPuS CNRS, CEPREMAP Amiens, Les oeuvres noires, Paris, L’Harmattan, à paraître nov. 2002.

INDEX

Thèmes : heavy metal / hard rock, death / black / grindcore / extreme metal Keywords : underground / alternative, Satanism, Christianism / Evangelism Mots-clés : underground / alternative, satanisme, christianisme / évangélisme

AUTEURS

GÉROME GUIBERT

Gérôme GUIBERT, LESTAMP, université de Nantes

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Anne BENETOLLO, Rock et Politique. Censure, Opposition, Intégration

Emmanuel Brandl

RÉFÉRENCE

L’Harmattan, Coll. « Logiques Sociales » , 1999, 258 p.

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1 A partir de l’analyse historique de la constitution de cette forme d’action collective tout à fait particulière qu’est une association – le PMRC (Parents’ Music Resource Center) créé par des femmes d’hommes politiques américains –, A. Benetollo nous emmène vers une analyse des rapports complexes entre rock et politique à travers une véritable histoire des mentalités étatsuniennes. Comme l’indique le titre, trois grands types de rapport lient le rock et la politique : un rapport de censure, qui prend les allures, c’est-à-dire les armes (symboliques), « petites-bourgeoises » à travers « l’information » et non la censure directe. Un rapport d’opposition, lorsque les artistes s’engagent eux-mêmes dans les luttes politiques, et enfin un rapport d’intégration, lorsque les hommes politiques font appel aux artistes rock, pour une campagne électorale par exemple. Sur ce dernier point, il faut noter la lucidité d’A. Benetollo, il aurait en effet été facile de parler de « récupération » . Mais, si l’on s’en tient au processus en œuvre et à en rendre compte, c’est bien d’intégration au sein des institutions politiques dont il s’agit. Il faut réussir à bien dégager le processus de la fonction sociale que joue alors le rock. Dans ce même axe de réflexion, le mot « censure » aurait éventuellement pu être évité ; la notion de « réaction » (utilisé par N. Heinich in Le triple jeu de l’art contemporain, Minuit, 1998), puis l’analyse de la forme que prend cette réaction aurait alors permis à l’auteur d’éviter de discourir sur ce mot pour le justifier, et surtout justifier de son souci d’objectivité. Toutefois, contrairement à N. Heinich, il n’y a pas ici une pluralité d’actions, « l’information » prend très rapidement la forme de « consignes » (p. 254) à respecter : il s’agit bien alors d’une censure symbolique qui tentera de s’objectiver dans les textes, et il ne s’agira que de cela.

2 Le propos est de déterminer comment une association de femmes très liées au Congrès a pu intervenir sur certaines carrières politiques, sur l’ensemble de la production de la musique rock américaine, et comment elle a réussi à pérenniser ses actions, à les inscrire durablement dans les institutions politiques et juridiques des Etats-Unis. Pour ce faire, il fallait commencer par analyser ce qu’était véritablement cette association, la position qu’elle occupe face au système politique et les mentalités qui l’animent. Mais il fallait aussi comprendre comment ce genre d’association pouvait apparaître, les conditions sociales de son émergence, et pourquoi elle est apparue à ce moment de l’histoire. Le PMRC est en fait l’objectivation d’un système de pensée qui plonge ses racines dans l’ethos d’une classe particulière – que dans le langage politique on nomme « conservatrice » – qui remontent en fait à une matrice commune née des contradictions des années 50. Ainsi, on pourra lire « Elvis the Pelvis » à propos d’Elvis Presley ; il était « la preuve vivante que le rock’n’roll ainsi que la façon obscène dont il

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était interprété, constituait un très grand danger pour la jeunesse américaine » (p. 99) et sa relation au public fut comparée à celle d’Hitler.

3 A. Benetollo montre brillamment, par une méthodologie socio-historique inductive, comment l’analyse d’un phénomène particulier peut être la voie d’accès privilégiée à une compréhension des systèmes de pensées d’une nation : le PMRC comme voie d’accès à une histoire des mentalités dans le contexte des Etats-Unis. Ce qui, par ailleurs, nous rappelle que les modalités d’analyse d’un phénomène particulier, et donc sa compréhension, ne peuvent se passer d’une prise en compte des particularités nationales. L’analyse de la naissance et du développement du rock en France ne peut être entendue de la même manière qu’aux Etats-Unis. La France a développé une politique culturelle qui n’a pas son égale ailleurs et cette même politique a subi des modifications – d’une démocratisation à une démocratie culturelle – qui renvoient à l’analyse de sa propre histoire. Mais ce que nous dit en filigrane A. Benetollo, c’est que le développement des productions rock provient de l’action d’une relation d’opposition entre les artistes rock d’un côté, le champ politique et l’« ambiance » qu’un régime veut imposer de l’autre, et que tout cela ne peut se comprendre que dans une recomposition socio-historique des mentalités. C’est là, à mon sens, que l’analyse historique prend tout son poids. Les oppositions auxquelles le rock a dû faire face aux Etats-Unis ont toujours été les mêmes (« le rock parle trop de sexe, de violence et de drogue »), mais elles ne se comprennent que si l’on sait qu’aux Etats-Unis, l’éducation chrétienne et les valeurs morales qu’elle véhicule sont un enjeu politique de premier plan.

4 En France, les réactions iront vers d’autres valeurs, comme l’autorité de certaines institutions françaises (on pense au groupe de rap NTM qui avait été condamné à trois mois de prison et six mois d’interdiction de concert pour avoir insulté des policiers). Mais cela n’empêche pas les politiques de savoir compter avec les rockers lorsque cela s’avère nécessaire, comme lors d’élections par exemple. Ainsi, on voit un Reagan se servir de Bruce Springsteen, « et surtout les politiciens des années soixante-dix [utiliser] la musique rock au moment même où l’on parlait de sex rock pour le qualifier avec dédain » (ibid.). Les hommes politiques se sont rendu compte que les stars du rock étaient des hommes publics important ; ils peuvent être des « intermédiaires », des sortes d’« institutions médiatrices » comme dit J. Fulcher, entre l’homme politique et l’électorat (cf. J. Fulcher, Le grand Opéra en France : un Art Politique, Belin, 1988).

5 Mais A. Benetollo nous dévoile aussi l’état des productions musicales rock et leur fonction sociale des années 1980. En effet, les artistes rock n’ont que très peu réagi face aux attaques du PMRC (seul Frank Zappa prendra réellement position). C’est que le travail de ces femmes a eu pour finalité, en partie, l’imposition de stickers d’avertissement aux parents collés sur les pochettes de disque. Or, contrairement à ce qui était attendu, ces stickers ont fait grimper la vente des disques ainsi marqués : cet interdit rencontrait en fait les attentes même d’une grande partie de la jeunesse américaine. Mais cela, ces femmes ne pouvaient le concevoir… On comprend alors que les artistes ainsi stigmatisés n’aient eu aucune envie de réagir. Mais c’est plus globalement la prédominance de l’industrie musicale qui a eu pour effet de dépolitiser les artistes rock : « il était infiniment dangereux de transformer les chansons en manifeste politique » (p. 214). On le sait, la politique du rock est une exclusivité française ; aux Etas-Unis, il n’existe pas, comme en France, un champ d’institutions politico-administratives rendant pensable un soutien public au rock. Du côté des artistes, les « dominants » imposaient les « aids », c’est-à-dire les concerts de charité –

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sur ce point on voit se développer des prises de positions radicalement opposées entre artistes « rock » (tel M. Jackson) et journalistes (tel J. Pareles), ces derniers dénonçant la « Charity Business » et son inefficacité un peu grossière. Ces concerts donnaient le ton des propos qu’il fallait tenir alors : non plus la révolte, mais l’injustice, une injustice fructueuse – on pourrait expliquer cela par ce que P. Bourdieu appelle « l’effet jdanov », mais on pourrait aussi reprocher à A. Benetollo un certain fonctionnalisme bien qu’ici les choses ne soient pas si simple puisqu’elles renvoient au problème du degré d’autonomie de cet espace musical. Reste F. Zappa qui lançait « rock the vote », mais ce n’est pas un appel à la révolte, c’est alors une sorte de campagne ayant pour finalité d’amener les plus jeunes votants à se rendre effectivement aux urnes. Finalement, le rock n’a jamais été un vrai vecteur politique ; « si le rock, puis le rap dérangeaient, c’est donc bien pour leur contenu violent ou pornographique mais certainement pas pour leur engagement politique » (p. 229). Si l’effet du rock dans le monde est bien particulier et reste limité – il n’a jamais réussi à avoir un vrai poids politique –, il reste toutefois « un extraordinaire baromètre de la mentalité des jeunes » (ibid.).

6 Mais les attitudes relevées peuvent peut-être se comprendre aussi par l’ambiguïté même du monde de la musique rock. En effet, le rock n’est pas entendu comme « artistique », il est au plus « culturel » (mais là il faudrait rendre compte des définitions de l’art en France et aux Etats-Unis). On peut poser l’hypothèse que si cela est, c’est certainement parce que, comme pour l’Opéra en France à un moment donné, le rock joue sur plusieurs niveaux de discours. Le monde du rock est le lieu où se mêle la vie et l’art pour en faire un art de vivre sa vie qui va beaucoup plus loin que le seul milieu de la musique – ce qui n’est peut-être pas l’apanage du rock, mais qui est particulièrement prégnant dans les milieux populaires. Au niveau des créations aussi l’art touche la vie : toujours à la recherche de l’actualité, souvent soucieux de satisfaire les attentes du public ; la forme même des esthétiques musicales est touchée par ces attitudes. Encore une fois l’art se confond avec la réalité, ou pour parler un langage philosophique, la forme se subordonne à la fonction. Or, les musiciens se définissent et sont bien souvent définis comme des « artistes ». Ce qui signifie que le comportement esthétique laisse supposer une voie d’action vers la politique (l’attitude envers les mœurs) alors que la définition qu’ils donnent d’eux-mêmes leur impose au contraire d’être « hors du monde ». D’où des actions, des positions différentes de ces musiciens, positions qui sont aussi très liées au désir de notoriété. Tout cela n’étant compréhensible – retenons la leçon d’A. Benetollo – que re-situé dans un état du pensable historiquement défini.

7 Cet ouvrage, méticuleux et complet (on passe d’Elvis Presley à Frank Zappa en passant par Jello Biafra – du groupe punk Dead Kennedys –, Reagan, Bush, Clinton, ou Al Gore et enfin les responsables des plus grandes maisons de disques), qui prend le temps de déterminer et d’expliquer chaque lien entre acteurs aboutissant par exemple à telle décision du Sénat américain ou à la prédominance des majors, dépasse donc le premier travail de l’historien (le descriptif dans un continuum temporel), il casse le continuum historique (la deuxième partie effectue un « retour en arrière ») pour prendre le temps d’analyser et de chercher les racines des conditions socio-politiques – ou mieux « éthico-politiques » – nécessaires à l’émergence d’une catégorie de pensée objectivée. Et parler ici de « catégorie de pensée objectivée » n’est pas anodin car c’est l’individu, l’acteur qui prend une place prépondérante dans cette histoire sociale étatsunienne.

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8 Au final A. Benetollo nous décrit un jeu savant entre restriction et respect des valeurs traditionnelles incarnées par quelques femmes et l’acceptation au regard du marché du disque. Mais pour en arriver là, c’est-à-dire le comprendre, il fallait analyser la dialectique complexe qui lie inexorablement la pensée figée, objectivée dans des institutions sous différentes formes, mais toujours coercitive, et la pensée « active », vivante, en lutte pour quelques changements et pour leur inscription dans ces mêmes institutions.

INDEX

Index géographique : États-Unis / USA Keywords : censorship / freedom of speech, norms / autonomy / heteronomy, politics / militancy Mots-clés : censure / liberté d’expression, normes / autonomie / hétéronomie, politique / militantisme Thèmes : rock music

AUTEURS

EMMANUEL BRANDL

Emmanuel BRANDL, LASA, Université de Besançon

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Extrait d'ouvrage Book excerpt

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Extrait d’ouvrage “Stand down Margaret !” L’engagement de la musique populaire britannique contre les gouvernements Thatcher - Extrait

Yasmine Carlet

Extrait de Stand down Margaret ! L’engagement de la musique populaire britannique contre les gouvernements Thatcher (1979-1990), coll. « Musique et société », Éditions Mélanie Séteun / IRMA, Nantes, 2002.

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1 […]

II. La limite concrète : la censure politique

2 En matière de musique populaire, la censure politique se définit par la tentative d’interférer avant ou après la publication dans les expressions artistiques des musiciens populaires en vue d’étouffer ou de modifier cette expression. En Grande-Bretagne, des chartes parlementaires régissent les autorités de contrôle ce qui se traduit par la prépondérance du pouvoir politique en matière de censure en général.

3 La décennie thatchérienne représente une période de forte résurgence de la censure dans divers domaines. L’interdiction de donner la parole aux terroristes de l’IRA et aux membres du parti républicain irlandais Sinn Fein en est un exemple marquant : d’octobre 1988 à septembre 1994, leurs voix seront doublées lors de chacun de leur passage télévisé. Citons également la fameuse Clause 28 de l’Acte de Gouvernement Local de 1988 dont l’objet est d’interdire les conseils locaux de « promouvoir » l’homosexualité et de l’enseigner comme « normale » à l’école. La musique populaire politisée souffre également de cette montée censoriale à travers les tentatives de censure directe par l’action des parlementaires conservateurs et les pressions exercées indirectement au travers des modes de diffusion et de production de musique, deux formes distinctes mais toutefois solidement imbriquées.

A. La censure directe exercée par les députés conservateurs…

4 Nous avons précédemment vu que le Cabinet de Margaret Thatcher n’a jamais lui- même entamé d’actions. Du moins ne l’a-t-il pas revendiqué. Par contre, les MPs conservateurs prennent une part conséquente dans la censure politique à l’encontre de la musique populaire et ce depuis 1967. Le phénomène n’est donc pas directement lié à l’arrivée au pouvoir de Mme Thatcher, mais plutôt à un désir de publicité et de votes. La particularité de la décennie réside dans l’extinction des éclats de voix travaillistes contre la pop après que RAR et Live Aid ne l’aient rendue respectable à gauche. A droite, l’activité de censure politique persiste et vise aussi bien les contenus des chansons que les festivals.

i. À l’encontre des chansons

5 Les parlementaires s’impliquent dans la prohibition de certains titres à contenu subversif selon deux procédés. Le premier réside dans le changement de lois dans le

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sens d’une censure de la pop. Le second, moins directement lié à leur activité à la Chambre des Communes, consiste dans la formulation de commentaires indignés dans la presse sur l’outrage fait par les artistes aux décisions publiques et aux dirigeants.

a. Le recours à la législation : le cas de Crass

6 Toute tentative d’épuration des médias est susceptible de concerner la musique populaire. Cependant cette dernière qu’elle soit ou non de nature subversive, ne s’est jamais trouvée directement visée par un projet de loi. En effet, les parlementaires récupèrent et adaptent des législations pré-existantes. Le principal texte législatif relatif à l’obscénité et dont les effets s’étendent sur les enregistrements musicaux est l’Acte des Publications Obscènes de 1959. Est défini comme obscène ce qui tend à « dépraver et corrompre » le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur. Les articles saisis peuvent être détruits sous la section 3 de l’Acte, qui provoque des poursuites devant la Cour de Magistrature, où le prévenu doit exposer des raisons valables pour lesquelles aucune peine ne devrait être retenue contre le matériau saisi. Les poursuites engagées sous la section 2 sont de portée supérieure puisqu’elles impliquent une Haute Cour, un jury et un procès pouvant mener à des amendes et des peines d’emprisonnement. La nature subjective de l’Acte a engendré de nombreuses critiques à propos de la définition de l’obscénité, en ce sens que seule la Cour peut définir un matériau comme obscène ou non, c’est-à-dire après que les poursuites aient été engagées : l’éditeur ou le revendeur ne le peuvent pas.

7 Depuis 1959, il n’a été fait référence à ce texte de loi qu’une seule fois lors d’un recours contre une chanson au contenu subversif : en octobre 1982, Timothy Eggar, député conservateur d’Enfield North, tente d’engager des poursuites à l’encontre du single de Crass How Does It Feel (To Be The Mother Of A Thousand Dead) qui affiche la désapprobation du groupe envers la Guerre des Malouines et son aversion pour Margaret Thatcher. « C’est le disque le plus vicieux, haineux et obscène qui ait jamais été produit. Il dépasse les limites de l’inacceptable en matière de liberté d’expression. C’est une insulte non seulement au Premier Ministre et à toutes les forces armées mais aussi, malheureusement, aux familles des morts et des blessés durant la Guerre des Malouines » (The Guardian, 21 octobre 1982, p. 2). Il s’avoue plus choqué par la teneur du langage que par le sujet et aurait préféré que l’auteur s’exprime d’une façon « sophistiquée ». Ce à quoi les intéressés répliqueront que l’obscénité est dans la guerre, pas dans leur disque, mais ne nient pas l’affront fait à la Dame de Fer. L’affaire soulève un tollé dans la Chambre des Communes où une note circulant parmi les tories préconise d’ignorer toute provocation de la part de Crass, tandis que six MPs travaillistes adressent au groupe punk de verve anarchiste des lettres de soutien.

8 En définitive, le Procureur Général décidera de l’impossibilité des poursuites sur la base unique du langage utilisé. Mais dans l’intervalle, les revendeurs ont été réticents à commander et stocker le disque par peur d’être passibles d’interventions policières, ce qui a peu porté préjudice aux ventes qui se trouvent stimulées par la publicité faite par l’action d’Eggar à cet obscur groupe. La deuxième attaque contre Crass par la législation anti-obscénité survient en 1984. Si aucun parlementaire n’en est à l’origine, elle mérite d’être évoquée car elle démontre la confuse applicabilité de l’Acte et sa déviation vers la répression d’expressions politiques alternatives. Au mois d’août, la police effectue une descente dans le magasin Spectrum records dans le Cheshire et saisit 19 disques ouvertement anarchistes (dont ceux de Crass) après que le père d’un enfant ayant

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acheté l’un d’entre eux se soit plaint à la police. Après une convocation à la Cour selon la section 3 de l’Acte, le propriétaire se voit condamné à £ 100 d’amende, au motif d’une « baisse des principes moraux » devant être enrayée dans l’intérêt de la jeunesse, d’après les magistrats de Northwich, mission non requise par l’Acte de 1959. Bien que le jugement n’en fasse pas état, Crass estime que le verdict a une tonalité politique : « On s’est fait attraper parce que nous sommes un petit label et que nous avons pris position contre de vraies obscénités comme la Guerre des Malouines », soutient l’un des membres Penny Rimbaud (Cloonan, 1996, p. 79). Si le groupe gagne le procès, ce dernier lui aura coûté environ £ 5.000, causant l’épuisement et la démoralisation des membres après l’acharnement des élites contre leur travail. Ils se séparent peu de temps après.

b. Les commentaires et condamnations orales

9 La presse rend régulièrement compte des paroles de MPs choqués par le contenu d’une chanson. Cette action constitue la manière la plus commune par laquelle un parlementaire s’immisce dans la censure de musique engagée. Ce procédé s’est révélé très utilisé depuis 1976, c’est-à-dire depuis que les Sex Pistols aient pulvérisé les barrières de tout outrage fait jusqu’à lors à l’Establishment. Le groupe fait l’objet de pressions de la part des parlementaires conservateurs qui tentent d’interdire « God Save The Queen » de diffusion, par ailleurs appuyées par l’un de leurs confrères travaillistes, le député de Lambeth Central Marcus Lipton. Il commente : « Si la pop music doit être utilisée pour détruire les institutions en place, elle doit être détruite d’abord » (NME, 18 juin 1977). La Reine continue de faire l’objet des attentions conservatrices durant la décennie suivante. En 1986, The Sun demande au MP Teddy Taylor ce qu’il pense du titre de l’album des Smiths « The Queen Is Dead » et rapporte la rumeur selon laquelle il en a appelé à sa censure. Taylor nie, tout en ajoutant : « Je ne crois pas qu’il devrait être fait de publicité à cette mode et par conséquent j’aurais souhaité que les réseaux de diffusion ne passent pas ce disque » (Cloonan, 1996, p. 278).

10 En 1983, les MPs conservateurs dénoncent comme « malsain et cynique » le 45 tours du chanteur folk Alan Hull, « Malvinas Melody », qui réprouve les pertes humaines dans les Malouines tandis qu’en 1985, le MP Piers Merchant attaque les donations faites par Bruce Springsteen au Groupe de Soutien des Femmes des Mineurs de Durham. Mais, en la matière, c’est Peter Brunivels, MP de Leicester Est et membre du Synode général de l’Eglise Anglicane, qui se révèle le plus entreprenant : Brunivel en est venu à considérer l’importance de la pop en prenant connaissance d’une chanson française insultant le Premier ministre, « Miss Maggie », écrite et interprétée par Renaud en 1985. Il est vrai que l’on peut difficilement nier ce trait à l’écoute des couplets : « Car aucune femme sur la planète / N’s’ra jamais plus con que son frère / ni plus fière ni plus malhonnête / A part peut-être madame Thatcher » ou encore

11 « Y’a pas de gonzesse hooligan / Imbécile et meurtrière / Y’en a pas même en Grande- Bretagne / A part bien sûr madame Thatcher ». Le député jugera le single anti-Thatcher « du plus mauvais goût possible » (Cloonan, 1996, p. 277). Ce sera toutefois sa seule intervention face à un titre critiquant le Chef du gouvernement. Il est surprenant qu’il ne se soit pas prononcé dans ce cas sur les productions nationales similaires.

12 Les tentatives de censure et protestations des parlementaires conservateurs à l’encontre d’une musique politique peuvent se voir symboliquement comme une forme de réponse par l’indignation ; elles traduisent donc une attention portée au message transmis par les artistes, sorte de semi-victoire d’une volonté de ‘perturber’ l’élite

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politique, par ailleurs relayée durant la période passée par Margaret Thatcher au poste de Premier Ministre par le Festival de Glastonbury. Faut-il voir dans son soutien apporté à des causes politiques opposées au pouvoir la raison première de la dureté exprimée à son égard par les députés locaux ?

ii. À l’encontre du festival de Glastonbury

13 Il existe depuis 1971 un Acte législatif qui a jeté une ombre sur l’avenir des festivals, accusés de jouer une musique trop forte et de corrompre la jeunesse. C’est là une autre activité des députés contre la pop music que d’empêcher que des festivals puissent avoir lieu dans leur circonscription.

14 Pour autant dans les années 1980, Glastonbury est le seul festival à rencontrer chaque année des obstacles de taille à la mise sur pied de ses trois jours de concerts dans un champ du Somerset alors que ces événements se multiplient sur le territoire et attirent un public toujours plus nombreux. Une habitant du village de Pilton, tout près du site de « Glasto », diminutif attribué au festival par la jeunesse britannique, soutient que ce dernier s’est peu à peu mu en un « gigantesque mastodonte où l’on force les gosses à soutenir les mineurs, à subir une propagande visant à se débarrasser de Margaret Thatcher et à consommer des drogues » (Cloonan, 1996, p. 199). Faut-il voir dans la crainte de la propagation de l’idéologie socialiste aux jeunes oreilles l’explication de la fermeté de l’administration locale ? […]

INDEX

Thèmes : punk / hardcore punk, rock music Index géographique : Grande-Bretagne / Great Britain Keywords : censorship / freedom of speech, politics / militancy Mots-clés : censure / liberté d’expression, politique / militantisme Index chronologique : 1970-1979, 1980-1989

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