Filozofická fakulta Prešovskej univerzity v Prešove Opera litteraria 2/2017

LA CULTURE FRANÇAISE A-T-ELLE ENCORE UNE INFLUENCE DANS LE MONDE D’AUJOURD’HUI ?

Daniel Vojtek (ed.)

Prešov 2017

Názov: La culture française a-t-elle encore une influence dans le monde d’aujourd’hui ? Editor: Mgr. Daniel Vojtek, PhD. Autori príspevkov: Alina Ioana Bako, Krisztián Bene, Gulser Cetin, Sylviane Coyault, Nurmelek Demir, Josef Fulka, Clément Gautier, Arzu Etensel Ildem, Petr Kyloušek, Thomas Laurent, Zuzana Malinovská, François Schmitt, Astra Skrābane, Vojtěch Šarše, Eva Voldřichová Beránková, Daniel Vojtek, Petr Vurm, Monika Zázrivcová, Ján Živčák

Edícia: Opera litteraria Garantka edície: prof. PhDr. Zuzana Malinovská, CSc.

Recenzentky: doc. Mgr. Václava Bakešová, PhD. Mgr. Kateřina Drsková, PhD.

Toto dielo bolo vydané v rámci riešenia grantového projektu Francúzska kultúra a frankofónne kultúry na virtuálnej univerzite PU č. 027PU – 4/2015.

Autori sú zodpovední za obsahovú a jazykovú stránku príspevkov.

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Publikácia bola vydaná elektronicky v Digitálnej knižnici UK PU: http://www.pulib.sk/web/kniznica/elpub/dokument/Vojtek3

© Mgr. Daniel Vojtek, PhD. (ed.), autori príspevkov, 2017 © Filozofická fakulta Prešovskej univerzity v Prešove, 2017

ISBN 978-80-555-1824-4 (printová verzia) ISBN 978-80-555-1846-6 (elektronická verzia)

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos Daniel VOJTEK ...... 5 En guise d’introduction Zuzana MALINOVSKÁ...... 6 Littérature nationale ? Une exception française ? Petr KYLOUŠEK ...... 9 CULTURE ET LITTÉRATURE École de la révolte et de la liberté. Lectures camusiennes croisées Eva VOLDŘICHOVÁ BERÁNKOVÁ...... 22 Andreï Makine aux pays des merveilles et au temps du fleuve Amour Gulser CETIN...... 34 La culture française entre colonialisme et postcolonialisme dans les œuvres d’Ousmane Sembène et Fatou Diome Arzu ETENSEL ILDEM ...... 45 L’entre-les-langues dans les littératures francophones : Le français entre la subconscience et la surconscience linguistique Petr VURM...... 55 L’influnce française de jadis et d’aujourd’hui sur les anciennes colonies de l’Hexagone en Afrique Vojtěch ŠARŠE ...... 71 « Avec un visage de saint, tu rentres dans mes rêves... » Quelques remarques sur les transformations de la culture de la fin’amor dans le recueil poétique d’Anna Ondrejková Iseut : rêves, lettres à Tristan Ján ŽIVČÁK...... 82 La seconde vie de certaines idées françaises : Que reste-t-il de la « Pensée 68 » ? Josef FULKA...... 99

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CULTURE ET HISTOIRE L’évolution des rapports culturels franco-hongrois dans une approche multidisciplinaire Krisztián BENE ...... 113 Les intellectuels français d’aujourd’hui sur la scène publique slovaque François SCHMITT...... 126 CULTURE ET TRADUCTION Influences françaises et résistance : Le roman roumain du vingtième siècle Alina IOANA BAKO ...... 153 Traduction de la littérature française en Lettonie au fil du temps Astra SKRĀBANE...... 164 La réception de Michel Foucault en Turquie Nurmelek DEMIR ...... 175 PROMOUVOIR LA CULTURE Défense et illustration de la culture littéraire en France : L’exemple de « Littérature au centre » Sylviane COYAULT ...... 184 Culture et Alliance française en Slovaquie Thomas LAURENT...... 198 Défense et illustration des études littéraires Monika ZÁZRIVCOVÁ...... 204 Parler de l’autre, parler de soi : La culture française dans l’enseignement secondaire chinois Clément GAUTIER ...... 223

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AVANT-PROPOS

Le colloque intitulé « La culture française a-t-elle encore une influence dans le monde d’aujourd’hui ? », rencontre internationale des universitaires francophones soucieux de poursuivre le dialogue scientifique dans la perspective littéraire mais aussi pluridisciplinaire, s’est tenu du 20 au 21 octobre 2016 à la Faculté des lettres de l’Université de Prešov à Prešov, en Slovaquie. Organisée par les enseignants et chercheurs slovaques de l’Institut d’études romanes de ladite faculté, cette rencontre a rassemblé autour d’un thème sans doute actuel, une vingtaine de participants. Les enseignants, les chercheurs et les enseignants- chercheurs slovaques, tchèques, hongrois, lettons, turcs, roumains et français ont réfléchi pendant deux jours sur la place, l’importance et surtout l’influence de la culture française dans le monde actuel, tout cela selon plusieurs perspectives, en premier lieu littéraire, mais également historique, esthétique, philosophique ou encore traductologique. Le volume réunit les 17 communications présentées par les intervenants et la structure de l’ouvrage regroupe les contributions en fonction des parentés disciplinaires ou de l’aspect traité. C’est certainement grâce à la multitude de nationalités représentées au cours du colloque que les réponses proposées pour satisfaire au question- nement du titre du colloque ont été remarquablement intéressantes et originales. Certaines approches sont généralisantes, prenant en compte les dimensions géopolitiques et historiques de la question posée. D’autres témoignent des influences culturelles françaises assez concrètes, souvent sur l’exemple d’un auteur, d’un courant littéraire, d’une époque donnée du passé. Et il ne manque certainement pas des contributions traitant des aspects linguistiques, traductologiques et historiques du thème du colloque. Néanmoins, les études rassemblées créent ensemble une image assez complèxe et riche, donnat à voir la présence de la culture française en Chine d’aujourd’hui, ainsi qu’en Europe où elle est née. Il nous appartient de remercier tous les participants de s’être rendus à Prešov et d’avoir contribué à la création de cette véritable cartographie des influences culturelles françaises ainsi qu’à une ambiance particulièrement amicale dans laquelle le colloque s’est déroulé.

Daniel Vojtek

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EN GUISE D’INTRODUCTION

La culture est le visage et l’âme d’un pays, car elle reflète la pensée et la façon d’agir des êtres qui l’habitent. La culture française, dont la richesse serait liée à l’histoire de la France et à sa situation géographique, jouissait autrefois d’une position privilégiée, centrale. Véhiculée par la langue française au prestige incontestable, notamment en Europe, cette culture a connu pendant longtemps un rayonnement mondial. Toutefois, depuis un certain temps, il semblerait que la culture française soit en perte de vitesse. Tout se passe comme si la France, jadis « mère des arts, des armes et des lois », comme disait le poète, a cessé d’être cette puissance culturelle qu’elle était dans le passé. Le phénomène n’est pas nouveau : la menace qui pèse sur la culture française a été constatée par Jean-Paul Sartre, il y a presque soixante dix ans :

La culture française, nous dit-on de tous côtés, est aujourd’hui menacée. On constate un peu partout à l’étranger une moindre influence de cette culture française alors qu’on se plaint chaque jour de l’importation d’idéologies étrangères en France qui, dit-on, risquent de faire craquer le cadre culturel traditionnel. Notre culture est-elle menacée ? Peut-on la sauver et comment ? Et tout d’abord, qu’est-ce, en général, que la culture ?1

A l’heure actuelle, le questionnement est de plus en plus insistant. D’importants changements politiques, économiques et sociaux, l’ouverture du monde et l’abolition des frontières favorisent le métissage culturel qui s’oppose à toute hiérarchisation. La position dominante de la culture française est sérieusement ébranlée : autrefois rayonnante, supérieure, cette culture devient désormais une culture parmi d’autres. De nombreux intellectuels français2 en étudient les

1 SARTRE, J.-P. (1949) : « Défendre la culture française par la culture européenne ». In : Politique étrangère, vol. 14, n° 3, pp. 233–248. 2 Ne citons à titre d’exemple que quelques-uns : ARON, J.-P. (1975) : Qu’est-ce que la culture française? Paris, Denoël. POIRRIER, P. (2000) : L’État et la culture en France au XXe siècle. Paris : Librairie générale française. POIVRE D’ARVOR, O. (2011) : Bug made in France ou histoire d’une capitulation culturelle. Paris : Gallimard. KRISTEVA, J. (2009) : Le message culturel de la

6 Zuzana MALINOVSKÁ causes tout en interrogeant l’essence, le sens, le statut et la place de la culture française dans le monde actuel. Qu’est-ce que la culture française à l’heure du multiculturel ? Jadis référence, cette culture française aurait-elle une essence propre la différenciant nettement des autres cultures nationales ? Y-a-il une culture française « classique » et homogène, digne d’être promue ou plusieurs cultures françaises à valeur égale ? Quelle culture française, acculture pour certains, exporter, enseigner à l’étranger ? Quelle est la position de la culture française face aux cultures francophones de plus en plus vivaces ? Fondue dans la masse multiculturelle, en voie de disparition, doit-elle être défendue ? Serait-elle définitivement morte comme prétendent les voix les plus pessimistes ? Universitaires slovaques dispensant l’enseignement de la langue et de la culture françaises à l’Université de Prešov, dans un programme qui porte le nom « Langue et culture françaises », nous sommes particulièrement concernés par les questions posées précédemment. Elles constituent le point de départ et le fond même de nos interrogations incessantes alimentant notre travail pédagogique ainsi que nos recherches. Afin de tenter de trouver des réponses, ne serait- ce que partielles, provisoires et loin d’être exhaustives, nous avons réuni en octobre 2016 quelques enseignants-chercheurs venus d’universités de pays différents, tous préoccupés de promouvoir la culture française. Laissant aux spécialistes le souci d’analyser les sens actuels du mot culture – ce mot piège, creux, somnifère, miné, double, traître3 – nous avons interrogé la culture française à travers la littérature et la langue françaises ainsi qu’à travers nos activités pédagogiques et parascolaires. Notre expérience a été concluante et le bilan plutôt encourageant. Car force est de constater qu’il existe une culture française qui mérite d’être soutenue et exportée. Moins tradi- tionnelle et moins classique, certes, peut-être moins littéraire, mais bel et bien une culture française qui ne cesse de prouver sa santé, sa diversité et son adaptabilité. Et si la France, à en croire Antoine Compagnon, est à l’heure actuelle une puissance culturelle moyenne à l’échelle mondiale, en accord avec son statut de puissance économique intermédiaire, cette puissance « moyenne » continue à exercer une influence culturelle incontestable. On le voit dans nos

France et la vocation interculturelle de la francophonie. Paris : Journaux officiels. 3 MORIN, E. (1975) : L’Esprit du temps-nécrose. Paris : B. Grasset, p. 97.

7 EN GUISE D’INTRODUCTION universités respectives comme dans nos pays. Concours de pétanque, restaurants et cafés français, mais aussi la semaine de la francophonie et les activités proposées par les Alliances françaises, M. Houellebecq traduit dans de nombreuses langues et même joué sur la scène slovaque4... L’impact de la culture française dans nos sociétés de plus en plus multiculturelles est sensible, que ce soit la Slovaquie, la République tchèque, la Hongrie, la Roumanie, la Lettonie mais aussi la Turquie et la Chine... Rejetant les idées de capitulation5, nous sommes donc loin du défaitisme qui en rappelle un autre, à savoir les débats sur la mort du roman, devenus depuis manifestement non fondés. Optimistes convaincus mais vigilants, nous considérons la culture française plutôt bien portante, en dépit de la perte de sa position centrale et malgré les présages alarmants des oiseaux de mauvais augure. Les contributions du présent ouvrage en apportent la preuve.

Zuzana Malinovská

4 Podvolenie (Soumission), Théâtre Aréna, Bratislava, dès novembre 2016. 5 POIVRE D’ARVOR, O. (2011) : Bug made in France ou histoire d’une capitulation culturelle. Paris : Gallimard.

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LITTÉRATURE NATIONALE ? UNE EXCEPTION FRANÇAISE ?

Petr KYLOUŠEK

Résumé : La notion de culture et de littérature nationales est une catégorie historique, liée à la formation des États-nations au 19e siècle et à la modernité. L’apogée que la littérature française a connu entre le 19e et le 20e siècle semble révolu. L’étude propose la conjonction de trois facteurs qui influencent la situation actuelle : dénationalisation de la culture et de la littérature, changements de la relation entre le centre et la périphérie et la fragmentation de l’espace littéraire et culturel due aux transformations modernes et postmodernes de la médiasphère et de l’édition. Mots clés : Culture nationale, État-nation, Relation centre-périphérie, Fragmentation du champ littéraire.

Summary: National culture and national literature are historical concepts linked to the formation of modern, national states in the 19th century. The culmination of the French literature experienced between the 19th and the 20th century seems to have passed. The study suggests that the current situation be influenced by a combination of three factors : denationalization of the culture and the literature, changes in the relationship between center and periphery, and fragmentation of the literary and cultural space due to modern and postmodern transformations of media and publishing. Key words: National culture, Nation and state, Center-periphery relationship, Fragmentation of the literary field.

La notion de culture nationale est une catégorie historique, liée à la formation des États-nations au 19e siècle et à la modernité. Selon Ernest Gellner, elle a joué différents rôles dans l’histoire des pays, là notamment où l’idée de nation ou celle d’État se sont heurtées aux principes ethnique, linguistique ou politique. En envisageant l’espace francophone dans son ensemble on peut y ajouter un autre facteur qui

9 LITTÉRATURE NATIONALE ?... intervient dans la dynamique historique, à savoir le rapport entre le centre et la périphérie et dont les effets sont modulés par l’évolution du marché du livre et les transformations modernes et postmodernes de la médiasphère. S’il est vrai que les trois approches, de nature sociologique n’ont chacune qu’une portée indicielle et sujette à discussion, leur emboîtement permet d’esquisser, en partie et de manière hypothétique, certaines convergences illustrant la frag- mentation progressive d’une unité constituée, processus qui est parfois ressenti, à tort ou à raison, comme une menace ou une diminution culturelle.

ÉTAT-NATION ET CULTURE

Pour trouver la clé de la littérature nationale, il convient de mesurer la situation à l’aune de certains cas européens qui ont servi de point de départ aux différentes théories de l’émergence de l’État-nation – Stein Rokkan, Karl Deutsch, Anthony Smith, Miroslav Hroch ou Ernest Gellner1. Le point commun de leurs explications du phénomène est le lien étroit entre culture et société, notamment entre l’industrialisation, l’urbanisation et une organisation politique qui impose l’uniformisation de la gestion et l’homogénéisation des instances du pouvoir par la scolarisation généralisée : autrement dit, chacun doit apprendre à lire et à écrire pour être utilisé – remplaçable et responsabilisé – dans la machinerie moderne. L’alphabétisation et la culture deviennent non seulement l’instrument de la modernité, elles constituent en même temps le ciment identitaire indispensable des unités territoriales. D’où l’importance de la littérature et histoire nationales, notions identitaires qui se précisent conjointement à la formation des États-nations. Même Benedict Anderson qui analyse l’émergence du nationalisme dans les pays non-européens est d’accord sur l’importance du facteur culturel2. La classification typologique que propose Ernest Gellner dans Nations and Nationalism3 permet de distinguer huit cas de la relation entre l’accès au pouvoir et l’accès à l’éducation (et partant à la

1 Voir BELLAVANCE, M. (2004) : Le Québec au siècle des nationalités. Essai d’histoire comparée (1791 – 1918). Montréal : VLB éditeur, p. 79 sqq. 2 Voir ANDERSON, B. (1991) : Imagined communities : reflections on the origin and spread of nationalism. London : Verso. 3 Voir GELLNER, E. (1990) : Nations and Nationalism. Oxford : Basil Blackwell, p. 88 sqq.

10 Petr KYLOUŠEK promotion sociale, économique et politique) dont trois nous intéressent à titre de comparaison (voir annexe 1). Le premier concerne les pays où les détenteurs du pouvoir et de la culture élitiste, dominante, arrivent à imposer leur langue et leur modèle culturel à une population subalterne, représentée, dans le passé, par une paysannerie transformée en prolétariat urbain : cette situation concerne surtout les débuts de l’industrialisation dans les pays comme la Grande Bretagne ou la France où elle débouche, ensuite, sur l’industrialisme homogène développé (respectivement cas 1 et 3 de la classification de Gellner). Le deuxième type, moulé sur l’exemple de l’Allemagne et de l’Italie (cas 4 de la classification), est appelé par Gellner « nationalisme libéral occidental classique ». Il se manifeste là où la culture des élites constitue le ferment identitaire uniformisant de la formation d’un État- nation à partir d’un ensemble territorial fragmenté. Le facteur culturel et linguistique est important aussi dans l’émergence du nationalisme ethnique du type « Habsbourg » (cas 2), qui oppose un pouvoir et une culture et langue dominantes aux langues et cultures des populations « sans histoire et sans littérature », en majorité paysannes, mais qui dans le processus de l’industrialisation et, grâce à l’éducation, produisent leurs élites. À la différence du cas précédent, la formation des États-nations se produit par la fragmentation territoriale où la nouvelle territorialisation devient à son tour source de nouveaux conflits entre la nouvelle élite dominante et l’ancienne majorité réduite à une situation minoritaire4. Quelles conséquences découlent de cette situation pour les modalités de la relation entre l’État et la littérature? Nous avons en fait trois points de départ « historiques » différents. On entrevoit sans doute une différence fondamentale dans la perception de la culture entre, d’une part l’Allemagne définie comme Kulturnation où la langue et la culture sont devenues le ciment de l’unité nationale sur un territoire à l’origine fragmenté, d’autre part une Europe centrale où s’impose la perception historique de la distinction identitaire entre nationalité et ethnicité et un emboîtement des deux principes dans l’organisation de la culture nationale sur un territoire anciennement

4 Voir GELLNER, E. : Op. cit. (le passage du chapitre « A Typology of Nationalisms », p. 94, et ceux sur la « Ruritania », pp. 58–62). Voir également BELLAVANCE, M. : Op. cit., surtout le chapitre « L’émergence des États- nations », p. 79 sqq.

11 LITTÉRATURE NATIONALE ?... uni, mais qui se fragmente, et enfin le statut de la culture française qui se déploie sur un territoire conçu dès le départ comme unitaire. Dans le premier cas l’évolution aboutit à la formation d’un espace culturel polycentrique, le deuxième donne lieu à une polycentricité de nature périphérique, le troisième, celui de la France, facilite le passage à une conception unitaire, centralisatrice. Telle s’est constituée, idéologiquement, mais aussi dans sa pratique culturelle, la littérature française qui s’est imposée et s’est voulue universelle tout en élaborant, à travers l’universalité, un subtile nationalisme étatique, à l’exemple de l’historiographie micheletienne. Le Tableau de la France, ce parcours unificateur à la fois géographique, ethnographique et historique qui ouvre le tome II de l’Histoire de France de Jules Michelet5 illustre la démarche de manière exemplaire. Comme dans le récit micheletien, la constitution et l’écriture des différentes histoires de la littérature française, au 19e siècle, a conduit à l’appropriation des pans entiers d’héritages territoriaux différents : Plantagenêts, Pays-Bas Bourguignons, Suisse, Bretagne, Occitanie. Bref l’idée de la culture et de la littérature françaises est le résultat d’une démarche culturelle, politique et idéologique qui, si elle semble « naturelle » aujourd’hui, est loin de correspondre à la réalité des différentes étapes historiques. C’est ainsi que s’est imposé, dans l’imaginaire et dans la pratique, le concept d’une culture unie, voire unitaire, dans une diversité proclamée : un espace culturel monocentrique – un centre rayonnant en direction de la périphérie. C’est à notre avis le point de départ de la plupart des considérations et des préoccupations qui traitent de la France et de la francophonie.

CENTRE-PÉRIPHÉRIE

Avant d’aborder la problématique et l’évolution de l’espace culturel français et francophone, tel qu’il s’est précisé à son apogée entre le 19e et la première moitié du 20 siècle, il convient de traiter brièvement la problématique de la centralité et de la dynamique entre le centre et la périphérie. Les espaces culturels ne sont pas homogènes. Il y a des points de concentration, de condensation et d’attraction que l’on peut considérer

5 Voir MICHELET, J. (1974) : Histoire de France. Tome 2. In : Œuvres complètes. Éd. par P. Viallaneix. Paris : Éditions Flammarion, pp. 331–613.

12 Petr KYLOUŠEK comme des centres autour desquels s’étend une périphérie qu’ils commandent et influencent. Cela est valable au sein d’un espace culturel envisagé séparément aussi bien qu’à un niveau supérieur, à l’échelle internationale (inter-culturelle, interétatique). Le rapport entre le centre et la périphérie varie d’une culture à l’autre. Il y a des cultures historiquement polycentriques (espace allemand, italien, déjà mentionnés), d’autres cultures sont fortement centralisées. Cependant le rapport des forces n’est pas donné une fois pour toutes et on peut observer, dans le cas de l’espace français, devenu francophone, une dynamique historique intéressante. Parmi les caractéristiques (voir annexe 2), ce sont les aspects axiologiques qui nous intéressent, notamment la problématique du lieu de légitimation, de l’autorité et de la concentration des valeurs. Dans une première phase c’est sans aucun doute une expansion extraordinaire, dès le 18e siècle, à travers les élites européennes, puis, avec l’expansion coloniale, à travers le monde, et cela avec une politique culturelle jacobine, centralisatrice qui a contribué largement à l’extension du domaine. On assiste non seulement à l’extension, mais aussi à l’acculturation de la périphérie qui connaît alors un développement culturel au point de réclamer la reconnaissance de sa spécificité, autrement dit son autonomie avec les initiatives d’abord parisiennes comme celle de la négritude (Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas, René Depestre), qui à la fois confirment l’importance du centre (appuis de Sartre, de Camus et des élites anticolonialistes métropolitaines)6, tout en indiquant la future émergence des littératures qui, progressivement, se détacheront axiologiquement et échapperont à l’emprise immédiate du centre : littératures maghrébines, subsahariennes, antillaise, et autres. Cette tendance qui s’annonce dès les années 1930 est soutenue par la décolonisation des années 1960 et conduit à la diversité francophone actuelle où la position du centre culturel parisien se trouve relativisée, sinon affaiblie. Conjointement, des tendances autonomistes s’affirment

6 Mentionnons au moins les démarches systématiques de Jean-Paul Sartre. Voir SARTRE, J.-P. (1949) : « "Orphée noir", Préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française (1948). Éd. par L. Senghor. Paris : Éditions des PUF ». In : Situations, II. – Lendemains de guerre. Paris, Éditions Gallimard. Suivent les préfaces au Portrait du colonisé, d’Albert Memmi, aux Damnés de la terre, de Frantz Fanon et à La Pensée politique de Lumumba, toutes reprises dans Situations, V. – Colonialisme et néo-colonialisme (1964). Paris : Éditions Gallimard.

13 LITTÉRATURE NATIONALE ?... du côté québécois et s’annoncent, modestement et de manière discontinue, du côté belge et suisse. En même temps, on assiste aux changements de la carte culturelle mondiale où la primauté de Paris est relayée par des centres nouveaux – anglophones : Londres, New York, San Francisco. La place de l’anglais comme langue universelle contribue à la périphérisation de l’ensemble de la francophonie, voire à sa désagrégation que les initiatives récentes, tel le manifeste Pour une littérature-monde7 et les activités ultérieures n’arrivent pas à enrayer, même au prix de la dénationalisation.

MARCHÉ DU LIVRE

La tendance à la dénationalisation qui, dans le contexte culturel français et francophone va de pair avec la dépériphérisation, est soutenue par l’évolution du marché du livre et du marché culturel. L’émergence de ce marché au 19e siècle, fortement stimulé non seulement par l’économie libérale, mais aussi par la scolarisation généralisée et les efforts politiques de l’État-nation, a institué une nouvelle situation de l’écrivain. Exposé à la libre concurrence et en même temps soucieux de préserver l’autonomie spécifique de sa sphère d’activité, celui-ci participe à la formation d’un habitus qui permet de tourner le fonctionnement du marché à son avantage et de s’imposer dans le champ littéraire. Je renvoie à Pierre Bourdieu et à son ouvrage Les règles de l’art8 pour le détail et l’analyse. Ce qui nous importe ici de constater est la formation d’une logique de groupe où s’associe le concept de mouvement ou école, présentés par un manifeste et affirmés sur les pages d’une revue influente, souvent liée à une maison d’édition. Cette logique du groupe profite de tous les avantages du centre culturel qui réunit en un seul espace les institutions les plus importantes : maisons d’éditions, rédactions, activités critiques, public cultivé. Pratiquement tous les ismes du 19e et de la première moitié du 20e siècle ont procédé ainsi. La situation change dès la fin des années 1940. Témoin le nouveau roman, le théâtre de l’absurde ou les hussards, mouvements en mal

7 Voir LE BRIS, M. – ROUAUD, J. (2007) : Pour une littérature-monde. Paris : Gallimard. 8 Voir BOURDIEU, P. (1998) : Les règles de l‘art : genèse et structure du champ littéraire. Paris : Seuil.

14 Petr KYLOUŠEK de définition interne et qui se sont vu imposer une étiquette, souvent contestée, de l’extérieur, par la critique. Ce changement est dû d’une part à la concentration du marché du livre où la logique du groupe est évincée au profit du lien direct entre l’écrivain et une maison d’édition. D’autre part, la littérature – et les éditeurs – profitent des nouveaux médias qui remplacent la presse écrite, notamment la télévision. Dès les années 1950 s’accentue l’importance entre les maisons d’édition et les prix littéraires : Goncourt, Renaudot, Femina, Médicis, Académie Française, etc. L’attribution d’un prix importe pour le prestige de l’auteur et son image médiatique, mais stimule surtout le succès commercial de l’éditeur : si le tirage moyen d’un roman est de l’ordre de 9 000 exemplaires, pour le il est de l’ordre de 300 000, pour Renaudot 200 000, pour Femina 170 0009. Or, « le plus fort tirage a été celui, en 1984, de L’Amant de Marguerite Duras publié aux Editions de Minuit qui a atteint 700 000 exemplaires, suivi par les 600 000 exemplaires, en 1990, des Champs d’honneur de Jean Rouad chez le même éditeur puis, en 2006, par les 500 000 exemplaires des Bienveillantes de Jonathan Littell publié chez Gallimard »10. Entre 1949 et 1962, la maison d’édition Gallimard obtient le prix Goncourt neuf fois et totalise, entre les prix Goncourt, Renaudot, Interallié, Fémina, Académie vingt-sept victoires. En 1966 remporte quatre prix, en 1969 trois. Entre 1970 et 1990 Gallimard place au palmarès vingt-sept de ses romans, Grasset quarante-six, Seuil vingt-trois11. La qualité littéraire serait-elle le seul facteur décisif qui jouerait dans cette concurrence terrible d’un marché amplement saturé ? Selon les statistiques, la Bibliothèque Nationale de France a enregistré au cours des années 2013, 2014 et 2015 respectivement 13 548, 16 378 et 14 825 entrées dans la catégorie roman et fiction romanesque, 3 067, 4 027 et 3 372 pour la poésie, 1 147, 1 254 et 1 171

9 http://www.graphiline.com/article/17116/Le-tirage-hallucinant-des-prix-litteraires-- un-reve-d-imprimeur (consulté le 15. 11. 2016). 10 http://larenaissancefrancaise.org/L-histoire-du-prix-Goncourt (consulté le 15. 11. 2016). 11 http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/visuel/2014/11/20/un-siecle-de-prix-litteraires- maison-par-maison_4526292_4355770.html (consulté le 15. 11. 2016).

15 LITTÉRATURE NATIONALE ?... pour l’histoire et la critique littéraire12. Les nouveautés en représentent généralement la moitié13. Dans cette situation on voit s’estomper la logique du groupe qui avait régi la vie littéraire de la modernité. C’est la réussite individuelle et partant la fragmentation du champ littéraire qui deviennent la marque caractéristique de la postmodernité dès les années 1970. À cette fragmentation s’ajoute, au cours des années 1990, la fragmentation des activités éditoriales mêmes sous l’effet des nouvelles technologies éditoriales informatisées et les nouveaux types de communication. Signe caractéristique, en 1994, 2001 et 2004 la rubrique « autres éditeurs » enregistre cinq prix littéraires, en 2008 huit victoires, en 2012 sept. Même si les grands éditeurs tiennent le coup, économiquement, et aussi quant au prestige (trois prix pour Gallimard en 2000, deux en 2001 et 2006, trois en 2007) la chance est fournie à une édition décentrée, à un autre type de critique que celle qui passerait par les revues prestigieuses, mais aussi à d’autres types de communication culturelle où l’image remplace l’écriture14. Certes, la fragmentation n’est pas synonyme de la dépé- riphérisation. Toujours est-il que le poids de Paris, sur le plan culturel et notamment littéraire, est relativisé. Il n’importe plus d’être Parisien ou d’être présent à Paris, pour réussir, comme c’était le cas il y a un demi-siècle encore. Marguerite Yourcenar, Pierre Michon, Le Clézio, Houellebecq, N’Diaye sont des écrivains périphériques, comme le sont les Maghrébins, les Levantins, les Antillais ou autres dont la relation au centre est plus une étape qu’une identification culturelle. L’exception qu’est Patrick Modiano semble plutôt confirmer la règle.

UNE EXCEPTION FRANÇAISE ?

Que devient, dans cette conjonction des facteurs évoqués, la littérature nationale ? Est-elle encore le ciment universaliste d’une identité nationale dans une situation où l’État-nation perd de l’importance en même temps que l’emprise sur l’économie mondialisée, sur les flux

12 http://www.bnf.fr/fr/professionnels/anx_depot_legal/a.stats_biblio_livres.html (consulté le 15. 11. 2016). 13 http://www.planetoscope.com/Culture/974-nouveaux-livres-publies-en- france.html (consulté le 15. 11. 2016). 14 http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/visuel/2014/11/20/un-siecle-de-prix-litteraires- maison-par-maison_4526292_4355770.html (consulté le 15. 11. 2016).

16 Petr KYLOUŠEK des capitaux, sur les flux migratoires, sur les flux culturels ? Le seul critère qui reste est sans aucun doute la langue. Mais la langue n’est- elle, après tout, qu’un instrument, tandis que les contenus et valeurs culturelles qu’elle sert à exprimer échappent souvent à la francité pour exprimer un autre type de l’universalité ? Ne s’achemine-t-on pas à une situation où il faudra, comme pour l’anglophonie, parler non de la littérature française ou autre, mais de la littérature écrite en français. Que devient alors la territorialisation ? Le soutien que le gouvernement français accorde à la littérature et à la culture, la promotion du français à travers les ambassades ou les instances de la francophonie sont certes appréciables. En comparaison avec les pratiques des autres pays et cultures comparables (Allemagne, Espagne, Italie), l’engagement du gouvernement français mérite encore d’être qualifié d’exceptionnel. Mais à long terme, la situation de la France ne suit-elle pas les tendances générales ? La diminution du rôle de l’État-nation qui se voit plutôt comme État, tout simplement, et non plus nation, s’ajoute à la perte de la centralité que le 19e siècle avait créée, à la fois à l’intérieur de l’espace francophone et à l’extérieur, face aux autres cultures. On interprète cette tendance comme déclin de la France et de la culture et littérature françaises. Certes, un retour en arrière serait illusoire, mais il serait tout aussi inutile d’ouvrir les vannes du pessimisme. Nous sommes au milieu d’une dynamique où l’ancien se défait sans qu’on voie se dessiner nettement le contour de l’avenir. Toujours est-il que les valeurs nouvelles se créent, comme c’est souvent le cas, dans les marges. Il importe cependant de savoir les y chercher, à l’instar de la critique anglophone qui semble avoir mieux compris la nécessité de valoriser ses meilleures œuvres à travers le monde, dans l’ensemble de l’anglosphère mondialisée. J’ignore si Paris a déjà compris cette leçon culturelle de la postmodernité. Si je donne raison aux auteurs du manifeste Pour une littérature-monde, je n’en vois pas une application systématique.

BIBLIOGRAPHIE ANDERSON, B. (1991) : Imagined communities : reflections on the origin and spread of nationalism. London : Verso. BELLAVANCE, M. (2004) : Le Québec au siècle des nationalités. Essai d’histoire comparée (1791 – 1918). Montréal : VLB éditeur.

17 LITTÉRATURE NATIONALE ?...

BOURDIEU, P. (1998) : Les règles de l‘art : genèse et structure du champ littéraire. Paris : Seuil. GELLNER, E. (1990) : Nations and Nationalism. Oxford : Basil Blackwell. LE BRIS, M. – ROUAUD, J. (2007) : Pour une littérature-monde. Paris : Gallimard. MICHELET, J. (1974) : Histoire de France. Tome 2. In : P. Viallaneix (ed.) : Œuvres complètes. Paris : Éditions Flammarion. SARTRE, J.-P. (1949) : "Orphée noir", Préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française (1948). L. Senghor (ed.). Paris : Éditions des PUF. In : Situations, II. – Lendemains de guerre. Paris : Éditions Gallimard. SARTRE, J.-P. (1964) : Situations, V. – Colonialisme et néo- colonialisme. Paris : Éditions Gallimard. ZIMA, P. V. (1978) : Pour une sociologie du texte littéraire. Paris : Union Générale d’Éditions.

SITOGRAPHIE http://www.lemonde.fr/livres/article/2007/03/15/des-ecrivains-plaident- pour-un-roman-en-francais-ouvert-sur-le-monde_883572_ 3260.html (consulté le 15. 11. 2016). http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/visuel/2014/11/20/un-siecle-de- prix-litteraires-maison-par-maison_4526292_4355770.html (consulté le 15. 11. 2016). http://www.graphiline.com/article/17116/Le-tirage-hallucinant-des- prix-litteraires--un-reve-d-imprimeur (consulté le 15. 11. 2016). http://larenaissancefrancaise. org/L-histoire-du-prix-Goncourt (consulté le 15. 11. 2016). http://www.bnf.fr/fr/professionnels/anx_depot_legal/a.stats_biblio_livres. html (consulté le 15. 11. 2016). http://www.planetoscope.com/Culture/974-nouveaux-livres-publies- en-france.html (consulté le 15. 11. 2016).

Petr Kyloušek Université Masaryk de Brno (République tchèque) [email protected]

18 Petr KYLOUŠEK

Annexe 1 Nationalismes selon Gellner Nations and Nationalism

A – ethnie, culture A B – ethnie, culture B P – pouvoir, couche sociale gouvernante E – éducation, couche sociale élitiste Situation nationaliste

+P/+E -P/-E Type 1 A A Industrialisme précoce sans catalyseur etnique Type 2 A B Nationalisme ethnique (type Habsbourg) +P/+E -P/+E Type 3 A A Industrialisme homogène développé Type 4 A B Nationalisme libéral occidental classique +P/-E -P/+E Type 5 A A Situation révolutionnaire mais pas nationaliste, de type décembriste Type 6 A B Nationalisme de diaspora +P/-E -P/-E Type 7 A A Situation prénationaliste atypique Type 8 A B Situation prénationaliste typique

19 LITTÉRATURE NATIONALE ?...

Annexe 2 Relation centre-périphérie : caractéristiques

Centre Périphérie Catégories continuité discontinuité ontologiques stabilité instabilité avance par rapport à la retard par rapport au centre périphérie autosuffisance insuffisance production > réception réception > production originalité imitation mixtes : ontologiques (complexe de) supériorité (complexe d’) infériorité et axiologiques lieu de légitimation, lieu de non légitimation, autorité absence d’autorité concentration des valeurs dispersion axiologiques saturation axiologique non saturation axiologique axiologie fortement axiologie non hiérarchisée hiérarchisée à à structuration horizontale structuration juxtaposition des valeurs verticale superposition des valeurs mécanismes d’exclusion, mécanismes d’inclusion délimitation stricte (métissage, hybridation), délimitation affaiblie

20

Culture et littérature

ÉCOLE DE LA RÉVOLTE ET DE LA LIBERTÉ. LECTURES CAMUSIENNES CROISÉES

Eva VOLDŘICHOVÁ BERÁNKOVÁ

Résumé : Plus d’un siècle après sa naissance et cinquante-six ans après sa disparition tragique dans un accident de voiture, il semble opportun de se repencher sur Albert Camus et sur l’étrange réception que son œuvre a connue en Tchéquie : Des « classiques » aux plus contemporains, des communistes aux néo-libéraux, des présidents de la république aux associations estudiantines contestant ces mêmes présidents, des militants anarchistes aux journaux à scandale, tout le monde prétend avoir « lu et compris » l’auteur de L’Homme révolté. Que reste-t-il de l’« intellectuel engagé » et de la culture française dans la République tchèque contemporaine ? Mots clés : Littérature française, Albert Camus, Existentialisme, Engagement, Réception.

Summary: More than a century after his birth and fifty-six years after his tragic disappearance due to a car accident, it seems appropriate to re-examine Albert Camus and the strange reception of his work in the Czech Republic : From the “classics” to the contemporaries, from the communists to the neo-liberals, from the presidents of the republic to student associations protesting against these presidents, from the anarchist activists to the tabloids, everybody claims to have “read and understood” the author of The Rebel. What has survived from the “engaged intellectual” and from French culture in the contemporary Czech Republic? Key words: French literature, Albert Camus, Existentialism, Engagement, Reception.

Plus d’un siècle après sa naissance et cinquante-six ans après sa disparition tragique dans un accident de voiture, il semble opportun de se repencher sur Albert Camus et, plus particulièrement, sur l’étrange réception que l’œuvre de cet écrivain et philosophe mondialement

22 Eva VOLDŘICHOVÁ BERÁNKOVÁ célèbre a connue en République tchèque. Espérons que ce bref examen nous permettra de jeter davantage de lumière sur nous- mêmes, notre rapport à la culture française et, notamment, à l’un de ses fruits les plus représentatifs qu’on a pris l’habitude de désigner comme l’« intellectuel engagé ». Les traductions tchèques des œuvres littéraires de Camus s’avèrent nombreuses, leurs adaptations théâtrales plus qu’abondantes, mais afin de saisir la place qu’occupe l’écrivain français au sein de l’espace public tchèque, nous préférons nous concentrer ici sur Camus essayiste, notamment sur L’Homme révolté, le texte qui semble avoir tout particulièrement marqué nos chercheurs, écrivains, mais également des hommes politiques tchèques.

LA DÉCOUVERTE DE L’EXISTENTIALISME

C’est Václav Černý (1905 – 1987) qui ouvre le cortège de la réception tchèque de l’existentialisme français en 1947 avec un cours lui consacré, donné à la Faculté des Lettres de l’Université Charles. Il s’agit de la continuation d’une autre série de conférences, consacrées, elles, à André Gide et à la question du modernisme en littérature. Bien avant la parution de L’Homme révolté (et la brouille définitive entre les deux penseurs rivaux), Černý préfère Camus à Sartre, car il considère le premier comme un meilleur écrivain et aussi comme quelqu’un qui a su le mieux exprimer la sensibilité de ce que le critique tchèque appelle « l’homme nu »1. Le cours a une audience extraordinaire, il doit même être déplacé dans la plus grande salle de l’université, car le nombre des participants – étudiants de toutes disciplines confondues ainsi que des Praguois intéressés – est estimé à mille. En 1948 suit le Premier cahier de l’existentialisme qui résume le contenu du cours et dont les deux premiers tirages sont épuisés en une semaine. Černý analyse en profondeur Sartre, Camus, Simone de Beauvoir, Jean Anouilh et Jean Genet. Il interprète l’existentialisme comme une intuition de l’impasse de la civilisation occidentale, un refus des philosophies scientistes du 19e siècle (où la vérité égale un intellectualisme stérile), la reconnaissance du sentiment de l’angoisse tragique et un appel

1 ČERNÝ, V. (1992) : Paměti III (1945 – 1972). Praha : Atlantis, p. 107 (nahý člověk).

23 ÉCOLE DE LA RÉVOLTE ET DE LA LIBERTÉ...

à l’homme qui doit désormais répondre tout seul de sa propre vie, de garantir tout seul sa propre valeur. Dans le cas concret de Camus, Černý lit sa philosophie comme une « école de la révolte »2 et de la liberté : L’individu moderne ne doit jamais se fondre à une masse quelconque, malgré le « je me révolte, donc nous sommes » auquel aboutit la philosophie camusienne. Or, cet intérêt fulgurant des élites tchèques pour l’existentialisme français se voit vite entravé, car Václav Černý est interdit d’enseigner dès 1950 pour des raisons politiques et le Second cahier de l’existentialisme (apportant des analyses d’une variante tchèque du mouvement avec l’étude de Jiří Orten, considéré comme le « poète d’une situation existentielle concrète »3 qui a mis notre littérature nationale « à l’heure du monde »4) est interdit avant même la publication5.

LA CRITIQUE MARXISTE

Au début des années 1950, la critique marxiste ne cesse d’attaquer Camus, en lequel elle voit, traditionnellement, l’un des symboles de la « pourriture occidentale » et de l’existentialisme décadent. Elle lui reproche avant tout son pessimisme quant à l’histoire, sa critique de la notion hégélienne de progrès, qui remet tout jugement moral à la fin de l’Histoire, son refus de l’engagement absolu (Camus se ménage souvent des espaces de bonheur privé, au milieu de la nature et bien loin des foules en colère), ainsi que sa prétendue ignorance de la dialectique (les fameux instants de « fusion avec le monde » qui excluent en principe la lutte permanente). Somme toute, c’est L’Homme révolté qui gêne le plus les marxistes tchèques, ce en quoi ils ne diffèrent guère de leurs collègues français de l’époque. Entre 1953 – 1965, les Tchèques assistent à une renaissance progressive de la maison d’édition Odeon6 qui lance en 1956 une revue

2 Ibid., p. 360 (škola vzpoury). 3 ČERNÝ, V. (1992) : První a druhý sešit o existencialismu. Praha : Mladá Fronta, p. 100 (básníkem konkrétní situace existenciální). 4 Ibid., p. 110 (Sic.). 5 Le livre n’est finalement publié qu’en 1995, sous un volume avec le Premier cahier. 6 Cette maison d’édition a été fondée en 1925 par Jan Fromek, fermée sous l’occupation en 1940, puis rouverte en 1953 sous le nom SNKLHU (Státní nakladatelství krásné literatury, hudby a umění – Maison d’édition d’État

24 Eva VOLDŘICHOVÁ BERÁNKOVÁ intitulée Littérature mondiale. Peu à peu, Camus sort de l’exil et se voit publié aux côtés de Faulkner, Hemingway, Green, Musil, Ionesco, Dürrenmatt et bien d’autres. Du moins jusqu’au moment où sa critique de Dmitri Chepilov (ministre des Affaires étrangères de l’Union soviétique et le principal responsable de l’écrasement de la révolution hongroise) ainsi que sa campagne de soutien à Boris Pasternak ne lui valent une nouvelle vague d’accusations de la part du régime communiste. Ainsi, en 1966, Jaroslav Putík (1923 – 2013) écrit, avec une bonne dose de courage et d’ironie : « Heureusement que Camus soit mort [...], car il est difficile de prévoir dans quel sens il aurait évolué sur le plan politique, quelles déclarations il aurait encore faites et quelles appels il aurait signés »7. Il se peut qu’il se serait rendu encore moins publiable de notre côté du rideau de fer... L’auteur se pose également la question de savoir que faire des écrivains de génie qui proclament des choses inacceptables pour le régime. L’approche sélective de la littérature mondiale s’avère selon lui désastreuse pour la politique éditoriale tchèque. Le pays devrait « admettre une confrontation ouverte avec des œuvres qui [nous] sont éloignées voire hostiles du point de vue idéologique »8. Dans une autre préface, Ivan Sviták (1925 – 1994) déplore que Camus, qui était selon lui un esprit « naturellement dialectique » (concevant l’homme comme un rebelle contre les conditions sociales et existentielles contemporaines), développe sa position philosophique contre le marxisme qu’il identifie, à tort, avec « sa variante de l’époque », marquée par le culte de la personnalité et d’autres déformations historiques. Selon Sviták, la polémique camusienne avec Marx est peu profonde et plutôt journalistique que philosophique. De plus, dix ans après L’Homme révolté, le marxisme aurait prouvé être

spécialisée dans les belles lettres, la musique et les arts). En 1965, la maison a été définitivement rebaptisée en Odeon. 7 PUTÍK, J. (1966) : Hrdina naší doby. In : A. Camus : Cizinec, Pád. Traduit par Miloslav Žilina. Praha : Mladá fronta, p. 181 (je to štěstí [že Camus zemřel], protože vskutku těžko odhadnout, jak by se dál politicky vyvíjel, jaká by ještě činil prohlášení a jaké by podepisoval výzvy). 8 Ibid., p. 182 (připustit otevřenou konfrontaci s díly, která jsou v ideovém smyslu vzdálená či dokonce nepřátelská).

25 ÉCOLE DE LA RÉVOLTE ET DE LA LIBERTÉ... capable, du moins en Tchéco-slovaquie, d’évoluer en un système de pensée ouvert ...9. Bref, développer une pensée de la révolte et de la révolution en dehors de son courant fondamental, à savoir le matérialisme dialectique et historique, s’avère une erreur. On ne peut pas être humaniste sans être marxiste et il n’y a pas de salut en dehors de la dialectique. Camus est sympathique comme un « humaniste militant », mais il s’enferme dans une vérité, hélas, partielle. Il a choisi Kierkegaard contre Marx, il restera donc fragmentaire, journalistique, il formulera des remarques justes, mais le sens global de l’Histoire lui échappera. Un grand « Pourquoi vous n’êtes donc pas des nôtres ? » résonne ainsi implicitement à travers le texte du critique tchèque, malheureux d’être obligé d’exclure Camus des véritables philosophes et de ne lui accorder qu’un statut de moraliste. Il en va de même de Jindřich Veselý (1950 – 2005) qui, dans sa postface de l’Étranger publiée en 1988, déplore que Camus « n’a pas découvert le chemin de la lutte sociale active » et donc « a cherché l’issue dans la transformation morale de chaque individu »10. La solution de la tragédie algérienne qu’il propose est ainsi individuelle, et non pas collective et politique. Selon Veselý, Camus rêve des utopies sociales, consistant en un rapprochement progressif des deux communautés par l’intermédiaire de l’instruction et de la connaissance mutuelle. Somme toute, l’écrivain est un être, certes, très doué sur le plan littéraire, mais en même temps profondément désorienté dans le monde contemporain. Tantôt il vise juste, tantôt il se trompe cruellement. Ne bénéficiant pas de système de pensée fiable, il représente une sorte d’esprit pré-scientifique, voué à être rapidement dépassé par le marxisme.

LES PARADOXES DES ANNÉES 1990

Ce n’est qu’après 1989 que Václav Jamek célèbre l’éthique camusienne comme l’une des rares voies existentielles ouvertes à ceux qui refusent la solution religieuse d’une part et le nihilisme d’autre part. Il rend

9 Voir SVITÁK, I. (1963) : Bojovný humanista. In : A. Camus : Mor. Traduit par Milena Tomášková. Praha : SNKLU, p. 14. 10 VESELÝ, J. (1988) : Postface de l’Étranger. In : A. Camus : Cizinec. Traduit par Miloslav Žilina. Praha : Odeon, p. 115 (protože nenalezl cestu aktivního společenského boje, hledal východisko v morálním přerodu každého jedince).

26 Eva VOLDŘICHOVÁ BERÁNKOVÁ hommage également au principe de la « mesure » défendu par Camus, une véritable sagesse par rapport à d’autres existentialistes qui ont pour la plupart du mal à ne pas s’engager dans des solutions extrêmes :

En effet, l’existentialisme a des problèmes avec la nature humaine moyenne, avec le fait que la vie doit être vécue et que les hommes la vivent pour la plupart dans le cadre de la « bande des impulsions moyennes » : le programme de la condition humaine n’est pas de se dérouler dans des situations extrêmes, mais de pouvoir s’en sortir avec cet équipement dans la vie courante. Il s’agit de ne pas se laisser emporter, et d’être capable de passer des points de départ radicaux à des conclusions modérées ; de la conscience tranchante ainsi que de la critique de la nature humaine et de ses illusions déduire non pas une condamnation de la vie, qui s’avère jusqu’à présent le seul moyen de faire naître une conscience, mais la base d’un nouvel art de vivre11.

Selon Jamek, Camus aime la vie là où Sartre en ressentait de la nausée. Il ne conçoit pas le tragique dans le dégoût, mais dans le conflit entre la beauté et la mort. L’écrivain français est toujours resté du côté de l’homme, du côté de la victime à laquelle il reconnaît une fierté quasi aristocratique. En outre, la volonté de lutter, de ne jamais renoncer, ne jamais abandonner, un activisme irréductible rapprochent Camus de l’optimisme américain. Or, la pensée américaine est fondée sur la confiance dans le monde et dans le sens, dans l’ordre des choses. La victoire est toujours possible, grâce à la volonté et à l’aide de Dieu. C’est pourquoi l’Amérique connaît des drames, mais pas de tragédies. Par contre, les héros de Camus (notamment le docteur Rieux de la Peste) préfèrent ne pas espérer, ils sont réticents vis-à-vis de l’héroïsme, ce en quoi réside leur sens moderne du tragique. Même si tous les critiques tchèques depuis le début des années 1950 ont couramment cité L’Homme révolté, la première traduction

11 JAMEK, V. (1993) : To, co je v lidských silách. In : A. Camus : Mor. Traduit par Milena Tomášková. Praha : Odeon, p. 209. (Existencialismus má tedy jisté potíže s průměrným lidstvím, s tím, že život se musí žít a že člověk jej většinou žije ve „středním pásmu podnětů“ : programem lidského údělu není odbývat se v krajních situacích, nýbrž s veškerou tou výbavou běžně vyjít. Záleží na tom, nenechat se strhnout, a od radikálních východisek být s to přejít k umírněným závěrům; od ostrého uvědomění a kritiky lidské podstaty i jejích sebeklamů odvodit nikoli odsouzení života, který je až dosud jediný známý způsob, jak vytvořit vědomí, nýbrž základ nového umění žít).

27 ÉCOLE DE LA RÉVOLTE ET DE LA LIBERTÉ... officielle et intégrale du texte en tchèque ne date que de 199512. Elle sera rééditée douze ans plus tard par Garamond13, sans toutefois jamais être accompagnée de préface, postface ni autre texte critique. Ainsi, par un étrange paradoxe, tandis que les commentateurs marxistes (qui ont dû lire l’ouvrage en cachette et ensuite bien doser leurs appréciations littéraires et reproches idéologiques pour rester « publiables ») ne cessaient de mentionner L’Homme révolté, leurs successeurs de l’après 1989 (qui ont le droit et le loisir de s’exprimer librement) restent soudain muets et n’offrent aucune lecture personnelle de l’ouvrage.

LA RÉCEPTION POLITIQUE DE L’HOMME RÉVOLTÉ

Or, comme si là où les académiciens se taisaient les hommes politiques parleraient, à partir de 2002, Albert Camus et L’Homme révolté pénètrent progressivement l’espace publique tchèque. Dans son discours prononcé devant le Sénat italien quelques mois avant l’entrée de la République tchèque dans l’Union européenne, Václav Havel cite Camus (même en premier) parmi les maîtres à penser dont la nouvelle Europe unifiée aurait le plus besoin :

Or, l’histoire européenne comprend également des sceptiques, des critiques, des âmes timides doutant de toutes les choses en ce monde et, avant tout, d’elles-mêmes et capables d’articuler ces doutes avec brio! Les personnalités telles qu’Albert Camus, Franz Kafka, Samuel Beckett, Umberto Eco et bien d’autres n’incarnent-elles pas précisément cette tradition de l’étonnement et de l’humilité européens avec laquelle nous devrions aujourd’hui renouer avant tout ? Ce qu’il est beau, rafraîchissant et salutaire lorsque quelqu’un sait formuler qu’il ne comprend pas ce monde, qu’il s’en tourmente, qu’il s’en étonne, qu’il ne le saisit pas ! [...] En effet, tout porte à croire qu’il arrive un moment où l’Europe devrait renoncer à se voir obligée de s’exporter dans le monde entier et remplacer cette conviction par un

12 CAMUS, A. (1995) : Člověk revoltující. Traduit par Kateřina Lukešová. Praha : Český spisovatel. 13 CAMUS, A. (2007) : Člověk revoltující. Traduit par Kateřina Lukešová. Praha : Garamond.

28 Eva VOLDŘICHOVÁ BERÁNKOVÁ

but plus modeste, mais plus exigeant : commencer la réparation du monde par elle-même [...]14.

Par l’ironie du sort, neuf ans après, lorsque Havel aura depuis longtemps quitté la fonction présidentielle, une partie de ses adversaires politiques continuera à le juger sur la base du célèbre texte camusien : Dans un article intitulé « De l’homme révolté à l’homme du pouvoir », Matěj Stropnický, le futur chef des verts, reproche à Havel d’avoir trahi le principe de la révolte – qui l’aurait caractérisé lorsqu’il était encore dissident – au profit d’un « accord avec le pouvoir » américain et les ambitions guerrières du clan des Bush15. L’Homme révolté devient ainsi une sorte d’instrument de mesure morale permettant d’évaluer les actions des présidents de la république. Passons donc au suivant, Václav Klaus, qui s’est inscrit dans l’histoire de la réception tchèque d’Albert Camus par l’organisation d’un colloque consacré au cinquantenaire de la mort de l’écrivain en janvier 201016. Camus le classique, Camus le romantique, le conservateur, le libéral, le continuateur de Rousseau, le moderne et le prédécesseur du post-moderne et bien d’autres Camus encore sont ainsi ressortis des lectures d’universitaires et d’hommes politiques tchèques17. La réaction de l’opposition ne s’est pas fait attendre, de sorte qu’avant le colloque même, le journal de gauche Deník Referendum fustigeait déjà une récupération du philosophe par le président néo- libéral, mise en parallèle avec la tentative non-réussie de la

14 HAVEL, V. (2002) : Evropa a svět. Discours prononcé à Rome devant le Sénat italien le 4 avril 2002. [online] disponible en ligne : http://www.vaclavhavel.cz/ showtranp.php?cat=projevy&val=22_projevy.html&typ=HTML (consulté le 10. 10. 2016) (K evropským dějinám patří přece i skeptici, kritici, duchové plaší, pochybující o všech věcech tohoto světa a především o sobě samých a schopní své pochybnosti dokonce i skvěle artikulovat! Anebo neztělesňují snad takové osobnosti jako Albert Camus, Franz Kafka, Samuel Beckett, Umberto Eco a četní další přesně tu tradici evropského údivu a evropské pokory, na kterou bychom měli právě teď asi především navazovat? […] Skutečně : leccos nasvědčuje tomu, že přichází okamžik, kdy by se měla Evropa konečně vzdát pocitu, že je povinna sebe samu exportovat do celého světa, a nahradit ho úmyslem skromnějším, ale náročnějším : začít s nápravou světa u sebe […]). 15 Voir STROPNICKÝ, M. (2011) : Z člověka revoltujícího člověkem moci. In : Listy, n. 5. [online] disponible en ligne : http://www.listy.cz/archiv.php?cislo= 115&clanek=051107 (consulté le 10. 10. 2016). 16 Parallèlement, le Festival des écrivains 2010 a, lui aussi, salué l’œuvre d’Albert Camus. 17 Pour les actes du colloque voir la bibliographie.

29 ÉCOLE DE LA RÉVOLTE ET DE LA LIBERTÉ... panthéonisation de Camus par Nicolas Sarkozy. L’article s’achève par une note ironique, voire comique malgré elle, dans laquelle les auteurs reprochent à Klaus d’organiser ce colloque dans les locaux traditionnels d’Autoclub de la République tchèque ce qui, vu la mort de Camus dans une Facel-Vega écrasée sur la nationale 6, semble relever de l’« extrême indélicatesse »18. L’accident de voiture fatal fera la une des journaux tchèques à nouveau l’année suivante, en liaison avec la fameuse « affaire Zábrana » : se référant à plusieurs passages mystérieusement disparus de la traduction italienne de Toute la vie (Celý život), journal de Jan Zábrana (1931 – 1984), écrivain et traducteur tchèque, l’écrivain Giovanni Catelli lance dans le journal Corriere della Sera l’hypothèse que Camus aurait été en fait assassiné par la KGB. Un commando aurait été envoyé par le ministre des affaires étrangères soviétique Dmitri Chepilov pour endommager les pneus de la voiture dans laquelle Camus a trouvé sa mort le 4 janvier 1960. Olivier Todd, le biographe officiel de l’écrivain, s’empresse toutefois de réfuter cette hypothèse de complot, car lors de ses longues recherches effectuées dans les archives soviétiques il n’a trouvé aucune preuve d’une volonté de tuer Camus19. Avec le nouveau millénaire, L’Homme révolté devient une référence presqu’obligée dans l’espace politique tchèque : En avril 2012, lors d’une semaine de manifestations contre les réformes proposées par le ministère de l’éducation nationale, les étudiants organisent une lecture publique de l’essai sur la place de la Liberté à Brno. Par la suite, on argumente par ce texte de Camus dans des affaires aussi diverses que l’appréciation historique des frères Mašín (hommes révoltés ou révolutionnaires? ; victimes ou bourreaux?), l’héritage historique des soixante-huitards tchèques ou les rapports problèmatiques entre les Français de souche et les immigrés maghrébins.

18 Václav Klaus bude moderovat seminář o Albertu Camusovi. In : Deník Referendum, 5. 1. 2010. [online] disponible en ligne : http://denikreferendum.cz/ clanek/877-vaclav-klaus-bude-moderovat-seminar-o-albertu-camusovi (consulté le 10. 10. 2016). 19 Voir « Zavraždila Alberta Camuse KGB ? ». In : Reflex, 7. 8. 2011. [online] disponible en ligne : https://www.reflex.cz/clanek/kultura-archiv/42816/zavrazdila- alberta-camuse-kgb.html (consulté le 10. 10. 2016).

30 Eva VOLDŘICHOVÁ BERÁNKOVÁ

En 2013, les médias tchèques se mobilisent dans le cadre des célébrations du centenaire de la naissance de l’écrivain. La radio Vltava lance un cycle d’émissions comprenant la version radiophonique du Malentendu, des lectures de « L’Hôte », « La Mort dans l’âme », des Carnets, ainsi que des débats autours de l’œuvre camusienne. Le cinéma Ponrepo met à l’affiche L’Étranger de Visconti avec Marcello Mastroianni, Anna Karina et Bernard Blier. De nombreux articles rendent compte des commémorations ayant lieu en France et dans le monde entier.

LA MOSAÏQUE POSTMODERNE

Aujourd’hui, nous pouvons dire que, à l’exception des articles journalistiques, la majeure partie de l’œuvre de Camus est traduite en tchèque. Il existe même deux livres audio : L’Étranger lu par Jiří Dědeček et La Peste dramatisée par treize acteurs contemporains. La ville de Prague organise régulièrement des « promenades littéraires »20 sur les traces du jeune Camus qui a séjourné plusieurs jours dans la capitale tchèque en juin 1936. Le dernier Festival des écrivains qui a eu lieu il y a quinze jours environ, a également traité de Camus, quoiqu’indirectement. L’un de ses principaux invités a été Kamel Daoud (1970), l’auteur de Meursault, contre-enquête (2013), un roman-dialogue dans lequel c’est le frère de l’Arabe tué qui prend la parole et répond en quelque sorte à la version des événements racontée par Camus. Les débats tournaient donc essentiellement autour de L’Étranger et L’Homme révolté. Bref, à travers l’exemple d’Albert Camus, nous pouvons constater que la France rayonne encore dans la République tchèque de 2016, mais sa lumière s’avère oblique, indirecte, réfractée, réfléchie voire dispersée par de nombreux prismes politiques et sociaux. Comme vous pouvez le constater après ce court résumé, Camus est réellement « mis à toutes les sauces » par la cuisine post-moderne actuelle et ses textes se trouvent utilisés pour justifier des arguments de droite comme de gauche, des libéraux, des verts comme des socialistes. On

20 Voir Cizinec Camus v Praze. Program Praha – město literatury. [online] disponible en ligne : http://www.prahamestoliteratury.cz/cz/aktivity/archiv- nasich-akci/literarni-prochazky/cizinec-camus-v-praze/ (consulté le 10. 10. 2016).

31 ÉCOLE DE LA RÉVOLTE ET DE LA LIBERTÉ... se sert de lui pour évaluer un président de la république, tout comme pour renverser un ministre de l’éducation nationale, pour discuter des accidents de voiture, réhabiliter les frères Mašín, spéculer sur la KGB ou dénoncer le terrorisme islamiste. L’écrivain français est devenu une sorte de « sage passe-partout », à l’instar de Masaryk, Havel ou le 14e dalaï-lama. Mais n’est-ce pas la marque d’une véritable gloire à notre époque post-moderne ?

BIBLIOGRAPHIE BEDNÁŘ, M. – LOUŽEK, M. (2010) : Albert Camus – padesát let od úmrtí. Praha : Centrum pro ekonomiku a politiku. CAMUS, A. (1995) : Člověk revoltující. Traduit par Kateřina Lukešová. Praha : Český spisovatel. CAMUS, A. (2007) : Člověk revoltující. Traduit par Kateřina Lukešová. Praha : Garamond. ČERNÝ, V. (1992) : Paměti III (1945 – 1972). Praha : Atlantis. ČERNÝ, V. (1992) : První a druhý sešit o existencialismu. Praha : Mladá Fronta. HAVEL, V. (2002) : Evropa a svět. Discours prononcé à Rome devant le Sénat italien le 4 avril 2002. [online] disponible en ligne : http://www.vaclavhavel.cz/showtranp.php?cat=projevy &val=22_projevy.html&typ=HTML (consulté le 10. 10. 2016). JAMEK, V. (1993) : To, co je v lidských silách. In : A. Camus : Mor. Traduit par Milena Tomášková. Praha : Odeon, pp. 207–219. PUTÍK, J. (1966) : Hrdina naší doby. In : A. Camus : Cizinec, Pád. Traduit par Miloslav Žilina. Praha : Mladá fronta, pp. 180–188. STROPNICKÝ, M. (2011) : Z člověka revoltujícího člověkem moci. In : Listy, n° 5. [online] disponible en ligne : http://www.listy.cz/ archiv.php?cislo=115&clanek=051107 (consulté le 10. 10. 2016). SVITÁK, I. (1963) : Bojovný humanista. In : A. Camus : Mor. Traduit par Milena Tomášková. Praha : SNKLU, pp. 7–16. VESELÝ, J. (1988) : Postface de l’Étranger. In : A. Camus : Cizinec. Traduit par Miloslav Žilina. Praha : Odeon, pp. 107–116.

SITOGRAPHIE Cizinec Camus v Praze. Program Praha – město literatury. [online] disponible en ligne : http://www.prahamestoliteratury.cz/cz/aktivity/ archiv-nasich-akci/literarni-prochazky/cizinec-camus-v-praze/ (consulté le 10. 10. 2016).

32 Eva VOLDŘICHOVÁ BERÁNKOVÁ

Václav Klaus bude moderovat seminář o Albertu Camusovi. In : Deník Referendum, 5. 1. 2010. [online] disponible en ligne : http://denikreferendum.cz/clanek/877-vaclav-klaus-bude- moderovat-seminar-o-albertu-camusovi (consulté le 10. 10. 2016). Zavraždila Alberta Camuse KGB? In : Reflex, 7. 8. 2011. [online] disponible en ligne : https://www.reflex.cz/clanek/kultura-archiv/ 42816/zavrazdila-alberta-camuse-kgb.html) (consulté le 10. 10. 2016).

Eva Voldřichová Beránková Université Charles, Prague (République tchèque) [email protected]

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ANDREÏ MAKINE AUX PAYS DES MERVEILLES ET AU TEMPS DU FLEUVE AMOUR

Gulser CETIN

Résumé : Le français s’introduit dans le paysage soviétique et déclenche tout une série de transformations culturelles dans la société russe. Le français véhicule tout un monde de sonorités de même qu’il motive et contribue à former une autre manière d’appréhender l’immensité sibérienne, ouatée par la neige tombant du ciel soviétique. Outre qu’elle donne des promesses de liberté aux jeunes étudiants soviétiques, la langue française donne aussi l’accès à la littérature française et francophone, ce qui est une chance pour lire, mais aussi pour écrire. Ecrire en français, cela devient le destin d’Andreï Makine, auteur, entre autres du Testament français (1995) et de Cette France qu’on oublie d’aimer (2006). Mots clés : Andreï Makine, Au temps du fleuve Amour, Testament français, Roman français contemporain, Langue française.

Summary: In the past centuries, the French language was introduced into the Soviet land and triggered some important cultural transformations in Russian society. The French language carried in itself not only some specific sounds and forms, but also another way of apprehending the Soviet reality. It gave promises of freedom to young Soviet students and opened them to the world of French and Francophone literature, whereby it enabled them not only to read, but also to write. Writing in French became also the destiny of Andreï Makine, the author of the novels entitled Testament français (1995) and Cette France qu’on oublie d’aimer (2006). Key words: Andreï Makine, Au temps du fleuve Amour, Testament français, Contemporary French novel, French language.

Andreï Makine, dans une interview accordée à l’Europe 1, le 14 septembre 2016, est invité à préciser s’il est un écrivain russe

34 Gulser CETIN d’origine française ou bien un écrivain français d’origine russe. Le romancier qui a été élu récemment à l’Académie française se définit comme quelqu’un étant ce que ses livres sont. Andreï Makine écrit ses livres en français. Dans le même programme émis sur l’Europe 1, Makine affirme que la langue et la littérature françaises comptent surtout pour les intellectuels russes. Il se dit sensible à l’histoire de la France qui est celle des « souffrances et des combats », mais qu’il apprécie surtout sa « grande et belle littérature »1. Enfin il croit en la « capacité de rebondir » des Français2. Il est l’auteur de seize ouvrages signés Andreï Makine et en plus il a publié quatre autres romans sous le pseudonyme de Gabriel Osmonde. Dernièrement il a publié son roman intitulé L’Archipel d’une autre vie paru aux éditions du Seuil, le 18 août 2016. Dans son roman publié en 1995 et sorti des éditions de Mercure de France, intitulé Le Testament français, Andreï Makine retrace la vie de sa grand-mère maternelle française, échouée en Sibérie avant la Révolution d’Octobre. Ce roman autobiographique est écrit en un français très poétique, celui de sa grand-mère, Charlotte Lemonnier, une Parisienne devenue babouchka sibérienne. L’écrivain russe installé en France depuis 1987 y chante son admiration pour la beauté sereine de cette femme qui traverse les douze mille kilomètres du vaste Empire et devient témoin de son histoire rythmée par des guerres, révolutions, persécutions et exils dans des camps barbelés.

Encore enfant, je devinais que ce sourire très singulier représentait pour chaque femme une étrange petite victoire. Oui, une éphémère revanche sur les espoirs déçus, sur la grossièreté des hommes, sur la rareté des choses belles et vraies dans ce monde. Si j’avais su le dire, à l’époque, j’aurais appelé cette façon de sourire féminité...3.

Charlotte Lemonnier est son aïeule, mais pas seulement. Elle devient sa fée protectrice qui ouvre une brèche dans la temporalité sibérienne de manière à ce que s’y faufile l’air automnal de Paris de l’époque où « Felix Faure accueillait le Tsar de toutes les Russies Nicolas II et son épouse »4.

1 Émission sur Europe 1 du 14. 09. 2016. 2 Ibid. 3 MAKINE, A. (1995) : Le Testament français. Paris : Mercure de France, p. 15. 4 Ibid., p. 45.

35 ANDREÏ MAKINE AUX PAYS DES MERVEILLES ET AU TEMPS DU FLEUVE...

Et qui plus est, Charlotte Lemonnier détient un trésor merveilleux qu’elle cache dans sa valise sibérienne. Des œuvres de la littérature classique française, des journaux de l’époque de sa première jeunesse, des photos de sa famille française et des objets qui suscitent la curiosité de ses petits-enfants. Tous ces vestiges précieux datant d’une époque révolue créent le rêve de ce que le narrateur appelle la France- Atlantide, un pays fantasmé émergé en pleine taïga sibérienne. Le fonds principal de ce pays imaginaire des rêves c’est la langue française :

C’était donc cela, la clé de notre Atlantide ! La langue, cette mystérieuse matière, invisible et omniprésente, qui atteignait par son essence sonore chaque recoin de l’univers que nous étions en train d’explorer. Cette langue qui modelait les hommes, sculptait les objets, ruisselait en vers, rugissait dans les rues envahies par les foules, faisait sourire une jeune tsarine venue du bout du monde… Mais surtout, elle palpitait en nous, telle une greffe fabuleuse dans nos cœurs, couverte déjà de feuilles et fleurs, portant en elle le fruit de toute une civilisation. Oui, cette greffe, le français5.

Le français devient la langue à l’aide de laquelle se crée une sorte d’univers parallèle où le narrateur habite avec sa sœur et sa grand- mère. Le français devient la langue des belles visions que l’imagination enfantine fait revivre ; elle crée le jeu, étant une langue des créations, des jeux et des découvertes. Le français devient la langue qui dit le bonheur et l’affection, en même temps qu’elle suscite la curiosité et le désir de savoir chez les protagonistes. Pourtant la réalité n’est pas celle de la France :

Cette ville s’étendait sur les deux bords de la Volga et avec son million et demi d’habitants, ses usines d’armement, ses larges avenues aux grands immeubles de style stalinien, elle incarnait la puissance de l’empire. (…) C’était une ville où l’on sentait très bien le pouls de l’empire6.

La vie réelle est vécue en russe et à l’école on est formé comme les autres Russes.

5 Ibid., p. 56. 6 Ibid., p. 63.

36 Gulser CETIN

Par ailleurs, la Française Charlotte Lemonnier devient non seulement témoin des tragédies répétées, mais elle fait figure de confidente des malheurs des milliers de mutilés de guerres, des déportés dans les camps barbelés… Le français alors devient la langue qui peut dire « l’indicible »7, ce que l’on peine à exprimer en russe, car cela véhicule une énorme souffrance.

Russie invisible – ce continent encerclé de barbelé et de miradors. Dans ce pays interdit, les mots les plus simples prenaient une signification redoutable, brûlaient la gorge comme cette « amère » que je buvais dans un épais verre à facettes8.

Une telle réalité est difficile à être perçue avec toute la cruauté qu’elle implique. Les morts jetés au fond d’un lac gelé onze mois par an, car « c’était plus simple que de creuser le permafrost »9. La viande en gelée, kholodets. Les viols sadiques de Béria, le chef de la NKVD sous Staline, faits aux jeunes lycéennes moscovites, de manière systématique10. Tout cela paraît ingérable à un jeune Russe dont le caractère et la personnalité sont en pleine construction. On peine à faire face à une telle réalité atroce, inconcevable, inexplicable et de ce fait, improbable dans sa conception même.

La vie réelle (…) la vie russe – un étrange alliage de cruauté, d’attendrissement, d’ivresse, d’anarchie, de joie de vivre invincible, de larmes, d’esclavage consenti, d’entêtement obtus, de finesse inattendue… Je découvrais dans un étonnement grandissant, un univers autrefois éclipsé par la France de Charlotte11.

Et pourtant comme tout Homme Soviétique le jeune narrateur est baigné d’un discours qui est dominé par l’idéologie de l’avenir radieux, du projet messianique dans lequel chacun s’investit et cherche à y contribuer en suivant l’exemple de Stakhanov. De telles grandes promesses, de grands mots que profèrent les dirigeants doivent enthousiasmer les ouvriers et tenir lieu de religion. Cependant

7 Ibid., p. 193. 8 Ibid., p. 207. 9 Ibid., p. 207. 10 Voir Ibid., p. 208. 11 Ibid., p. 201.

37 ANDREÏ MAKINE AUX PAYS DES MERVEILLES ET AU TEMPS DU FLEUVE... pour les petits enfants de Charlotte, la terre promise c’est l’Occident, terre du Tendre et de la bravoure chevaleresque. Ainsi, la langue française, tient-elle le miroir à la réalité soviétique et devient-elle la langue de la pensée qui conçoit le dédoublement schizophrénique de la société écartelée entre les plans économiques de construction de la société idéale future et la réalité déplorable des hommes mutilés et des femmes tristes et solitaires. Le français permet de se rendre compte de ce double langage tenu en russe et de dire l’abîme qui se creuse entre la promesse de l’utopie et la réalité sauvage et insensée. L’utopie construite par le discours officiel et mise en pratique aux dépens de quelques 15 millions de paysans russes déclarés ennemis du peuple et déportés de ce fait en Sibérie dans des camps de travail forcé. La théorie marxiste-léniniste est mise en pratique avec une grande violence par Staline et Béria, de telle sorte que la vie elle-même devient insupportable sans la vodka que l’on avale en grandes quantités. Pourtant l’enjeu est de portée internationale et universelle. Mais la réalité de l’Empire soviétique cache sa vérité sur son caractère invraisemblable et incohérent, marqué de contradictions non logiques, et même, contre toute logique. La vérité, c’est l’échec de la Révolution socialiste. En effet on voit qu’elle aboutit à une tragédie humaine aux allures de catastrophes humanitaire et écologique. Bref, dans les romans de Makine les jeux sont à refaire. On parie, soit sur la réalité telle que l’on la subit, concrète, soit sur ses rêves et chimères. Le parti exerçant la dictature du prolétariat fait accroire que la société soviétique fait sa marche glorieuse vers l’avenir radieux. C’est l’utopie qui se dit en russe. On dirait que c’est le message que les Russes ont voulu donner au monde. Et en fait, la promesse de la Révolution socialiste avait enthousiasmé une bonne partie de l’humanité en redonnant de l’espoir aux défavorisés dans le monde entier. Elle incarnait un idéal, le grand idéal de l’humanité... Cependant la taïga cache une force indomptable. La nature y est rude, elle a ses propres lois. Son immense espace crée sa propre temporalité. L’Histoire a sa propre marche inexorable, tout comme la Nature a ses cycles. Et en effet, il n’y a de vrai que dans la beauté des chimères créées par un jeune adolescent parti à la quête de la France de l’entre-deux- guerres. Cette France-Atlantide vécue et traversée par sa grand-mère devient pour le jeune protagoniste la terre promise, le paradis perdu

38 Gulser CETIN qu’il espère et désire ardemment retrouver un jour. Le narrateur de Makine croit en la vérité du songe. Ce que lui disent les livres français est vrai. L’apprentissage du français lui permet de se construire tout un monde intellectuel et imaginaire qui se distingue par sa parfaite cohésion, car le narrateur se rend compte que le français a non seulement la capacité de dire les contradictions logiques et non logiques de ce monde, mais cette langue est capable de les rendre compréhensibles à l’Homme. Voilà pourquoi le narrateur comme l’écrivain lui-même nourrit une grande admiration pour le français qui donne le code de déchiffrement des problèmes les plus complexes de l’être humain. Cependant, avant toute chose, cette langue séduit par sa plasticité et par sa beauté. Elle chante l’amour de la nature sibérienne de même qu’elle peint sa beauté. Les textes romanesques d’Andreï Makine abondent en images sensorielles, visuelles et olfactives. Décrite en français, on sent la vie qui bouge dans la terre sibérienne de la taïga immense. Il est à noter l’importance des images de l’eau du confluant d’Oleï, du fleuve Amour, des paysages de neige qui s’étendent à perte de vue. Le gel et le dégel de la terre et des courants d’eau rythment la temporalité de la narration romanesque dans le roman Au temps du fleuve Amour. Elles correspondent aux périodes d’hiver et de redoux qui se succèdent sur cette immense étendue de la Sibérie. Et plus que tout autre chose, cette beauté a la forme et l’âme d’une femme : « Mais surtout, ce 'je ne sais quoi de français' se révéla comme la présence de la femme »12. Et en effet, les trois protagonistes du roman cherchent la Femme et l’amour :

(...) cette quintessence française tant recherchée, n’aurait-elle pas pour source – l’amour ? Car tous les chemins de notre Atlantide semblaient se croiser dans le pays du Tendre13.

Dans le roman intitulé Au temps du fleuve Amour l’amour est vécu dans la réalité du monde tel qu’il se présente, comme une douleur métaphorisée sous forme de plaie qui ne cicatrise jamais, une plaie ouverte dans le corps féminin. Et ce corps féminin négocie avec le désir des hommes et s’entend pour une union dans la souffrance. Cette

12 Ibid., p. 55. 13 Ibid., p. 122.

39 ANDREÏ MAKINE AUX PAYS DES MERVEILLES ET AU TEMPS DU FLEUVE... forme de l’amour de l’Homme sibérien est subie par les corps refroidis et raidis par les rafales de neige. Ainsi l’amour n’étant qu’un songe dans les rêves des jeunes protagonistes, on se rend à l’évidence du monde encerclé par les barbelés des camps des détenus. Le manque d’amour et l’impossibilité d’amour sont évidents par le récit de cruautés commises dans les prisons. La violence sadique collective à l’encontre du plus faible représente une scène ahurissante. Samouraï en est scandalisé par un tel récit qu’Outkine, le boiteux lui fait, afin de se venger de ceux qui lui portent un regard de pitié. Le récit d’Outkine concernant le viol collectif est d’autant plus dérangeant qu’il prend la mesure d’une vengeance outrageuse à l’encontre de ses deux copains, vigoureux et forts, qui suscitent les regards admiratifs des femmes. Autrement dit, l’amour tendre est expérimenté comme quelque chose de très fragile, comme le cristal des glaces. Le milieu propice de l’amour s’avère être la langue française. Et en effet, ses ancêtres cosaques avaient connu l’amour avec les femmes yakoutes dans leurs yourtes ; de même pour Dimitri, le narrateur du roman qui s’adonne à un amour vertigineux avec une Nivkh, autochtone sibérienne. Un tel amour enivre car et les femmes yakoutes et les Nivkhs incarnent le corps et l’âme de cette taïga. L’homme entre en fusion avec la nature qui subjugue tous ses sens. Mais cet amour est marqué par le mutisme, sa beauté se dévoile dans le silence et ne se dit pas. Pourtant, le sens se révèle à travers et par la parole. L’un des thèmes principaux du roman c’est l’aventure du voyage. Ainsi, le récit de la découverte, de la conquête et de l’exploration des immenses steppes sibériennes effectuées par les cosaques mythiques constitue le récit de genèse des Sibériens. Ils ont hérité de leurs ancêtres ce goût de l’aventure, leur désir d’aller toujours plus loin et d’atteindre le point le plus éloigné de la taïga, d’aller jusqu’aux confins de la terre, toujours plus à l’Est, jusqu’à l’Extrême-Orient. Les cosaques de la Moscovie barbare se sentaient repoussés et rejetés par cet Occident orgueilleux et ils auraient voulu l’atteindre par l’autre bout en contournant la taïga. De même pour les trois protagonistes principaux du roman, le Transsibérien qui traverse leur ville signifie l’Occident et incite à rêver de cette terre promise et de la beauté de l’Occidentale sensuelle.

La neige molle, les cris d’oiseaux, l’écorce rouge mouillée, tout était femme. (...) Je ne pouvais plus attendre. Il me fallait tout de suite

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comprendre qui j’étais. Faire quelque chose avec moi-même. Me donner une forme. Me transformer, me refondre. M’essayer. Et surtout découvrir l’amour. Devancer la belle passagère, cette fulgurante Occidentale du Transsibérien. Oui, avant le passage du train, je devrais, je devrais me greffer dans le cœur et dans le corps ce mystérieux organe : l’amour14.

Par ailleurs, le cinéma et les films soviétiques représentent les moyens de propagande les plus efficaces. L’amour du couple idéal en est digne de la grandeur du projet communiste :

C’était elle et lui. Un sentier au milieu des champs de seigle, au soir. Ils marchent en silence, artistiquement timides, en émettant de temps en temps des soupirs éloquents. (...) « Mais au-dessus des champs du soir, les amoureux ne voyaient que la silhouette brumeuse du projet messianique, les cimes ensoleillées de l’avenir. Et ils se mettaient à parler de la récolte en étouffant leurs élans naturels... (...) Entre cette pudeur officielle et l’amour de « je l’ai faite » des camionneurs, le même abîme qui séparait l’avenir prophétique et Nerloug au présent15.

Pourtant ce sont les films de Belmondo qui enthousiasment les spectateurs sibériens soviétiques. Les films étrangers épatent par l’absence de grand projet et en conséquence par l’inutilité des faits et des gestes accomplis par les héros. L’intrigue des films de Belmondo est rendue dynamique par une série d’actes absurdes mais beaux dans la forme. On y affiche la force du corps masculin qui se livre à l’aventure pour l’aventure elle-même, vécue dans le présent et dépourvue de toute ambition de préparer l’avenir de l’humanité. Il n’y a que l’esthétique de la forme qui compte, et elle est incarnée par le corps féminin, femme – cristal ou femme – ambre.

Mais nous avons perçu l’essentiel : la surprenante liberté de ce monde multiple où les gens semblaient échapper aux lois implacables qui régissaient notre vie à nous – de la plus humble cantine d’ouvriers jusqu’à la salle impériale du Krémlin, en passant par les silhouettes des miradors figés au-dessus du camp16.

14 MAKINE, A. (1994) : Au temps du fleuve Amour. Paris : Editions du Félin, p. 65. 15 Ibid., pp. 131–132. 16 Ibid., p. 109.

41 ANDREÏ MAKINE AUX PAYS DES MERVEILLES ET AU TEMPS DU FLEUVE...

L’impact de ces films est considérable car leurs protagonistes deviennent les messagers d’un autre monde. Les Sibériens d’élite et ceux de la classe ouvrière ordinaire, ils se rendent compte de la possibilité d’une vie plus libre et des chances qui s’offrent de la refaire après des années de misères, de souffrances et d’échecs. Les mentalités commencent à changer, les mœurs se radoucissent, le rapport des gens à leurs corps change. Dorénavant outre le souci de le préserver des froids, les hommes et surtout les femmes privilégient les lignes de leurs silhouettes. Bref, les films de Belmondo font découvrir l’Occident et enclenchent la mode de l’Occident.

Nous l’aimions aussi pour la magnifique inutilité de ses exploits. Pour le joyeux absurde de ses victoires et de ses conquêtes. Le monde dans lequel nous vivions, reposait sur la finalité écrasante de l’avenir radieux. (...) Nous découvrîmes que la présence charnelle de l’homme pouvait être belle en soi ! Sans aucune arrière-pensée messianique, idéologique ou futuriste. Désormais, nous savions que ce fabuleux en- soi s’appelait « Occident »17.

Dans la société sibérienne dominait la valeur du travail qui construirait l’avenir radieux. La vie des gens obtenait du sens par ce travail de Stakhanov et par l’idée même de l’avenir. Par contre, les films français de Belmondo ouvrent une nouvelle perspective, donnent un nouvel élan aux jeunes gens, une nouvelle forme à leurs aspirations. L’écart entre l’avenir promis et la vie réelle est tel que les gens perdent leurs croyances et confiance dans le paradis socialiste. En guise de rêve collectiviste on s’adonne à ces scènes de rêves et de cinéma occidental : ville au bord de la méditerranée, grande avenue longée par des palmiers, le soleil, la mer, la chaleur humide... Tout cela prédispose aux rêves. Le rêve s’incruste dans la vie quotidienne des gens, jusque dans leur temporalité et dans leur espace urbain. Le rêvé invite au voyage, la belle inconnue fantasmée incite à la recherche du plaisir charnel.

Il s’agissait, en effet, d’une véritable épidémie belmondophile. D’une belmondomanie (...)18.

17 Ibid., p. 129. 18 Ibid., p. 123.

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Tout est possible dans ce monde et on y est libre de tout dire. L’enjeu principal de « la terre promise de l’Occident »19 c’est la langue française. Elle constitue le moyen de penser ce monde incohérent, de transcender son invraisemblance et de réussir son ascension. Dès lors, cette langue des chimères de l’adolescent le pousse vers cette « patrie d’élection »20 que devient l’idée d’une certaine Europe. « La transfiguration » qui l’attend « sur cette terre promise de l’Occident » l’incite à faire une escapade en train, accompagné de ses camarades Outkine et Samourai.

Nous n’étions plus nous-mêmes ! Nous étions nos doubles de rêve : Amant, Guerrier, Poète21.

Sur le chemin de retour le jeune Dimitri médite sur la signification des appellations Asie et Europe. Le train bondé dans lequel ils font leur voyage devient la métonymie de l’Asie. Les gens se plient au manque de qualité dans la vie sociale. Les voyageurs de train subissent le manque de confort élémentaire. L’Asie est définie comme une culture de la méditation longue et sans fin, d’une récitation monotone et infinie22. Ainsi la culture de l’Asie, prêcherait-elle sinon le châtiment du corps du moins sa négligence et promouvrait l’élévation de l’âme au rang de l’Idée. Par contre, l’Europe, dans les pensées du narrateur s’incarne dans le corps de la voyageuse occidentale mystérieuse qui fascine par ses formes épurées. Les voix de l’Asie et de l’Occident alternent dans la conscience du jeune narrateur-personnage. L’idée de l’Occident est marquée par l’interdit, une frontière idéologique les sépare. Et pourtant Olga, membre d’une famille de l’ancienne noblesse ayant reçu une formation en français fait connaître sa littérature. En conséquence, la Russie profonde cache un germe solide de cet Occident qui se dit en français, de préférence. Le français est la langue de formation et de prédilection de la noblesse russe de l’époque d’avant la Révolution d’Octobre. Mais c’est aussi la langue de l’intelligentsia russe de l’époque du socialisme.

19 Ibid., p. 135. 20 DERRIDA, J. (1995) : Moscou aller-retour. Paris : Editions de l’Aube, p. 69. 21 MAKINE, A. : Au temps du fleuve Amour. Op. cit., p. 178. 22 Voir Ibid., p. 182.

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Bref, le français crée un engouement pour un autre monde, celui de l’Occident. L’Occident apparaît comme le décor des films de Belmondo, comme l’espace de ses aventures dans le cinéma ou bien comme cet espace-temps de la littérature française qui peut s’articuler à partir du vécu russe. Le narrateur du Testament français rassemble les objets et les mots appartenant au passé de sa grand-mère française et tout en construisant le récit de sa vie il découvre la vérité douloureuse de son passé et du même coup il se forge sa propre appartenance culturelle. Il devient écrivain français. Par ailleurs, cette quête de terre promise des personnages se poursuit, même après leur installation en France ou bien aux États-Unis. Là-bas, ils observent le même double langage schizophrénique peser dans le discours officiel, tant dans le domaine politique que dans les milieux intellectuels et littéraires. Outkine, devenu écrivain de bandes-dessinées confie à son ami, le Don Juan russe, que dans le monde de l’édition on décerne les prix littéraires de la même manière que l’on décorait les Héros de l’Union Soviétique au Politburo. Il affirme avoir distingué de nouvelles formes de totalitarismes, de dressage de l’humanité par des médias abrutissant les masses. L’intellectuel franco-russe rappelle que la littérature française a la vocation de dégourdir les consciences.

BIBLIOGRAPHIE DERRIDA, J. (1995) : Moscou aller-retour. Paris : Editions de l’Aube. MAKINE, A. (1994) : Au temps du fleuve Amour. Paris : Editions du Félin. MAKINE, A. (1995) : Le Testament français. Paris : Mercure de France. MAKINE, A. (2006) : Cette France qu’on oublie d’aimer. Paris : Editions Flammarion. OSMONDE, G. (2001) : Le Voyage d’une femme qui n’avait plus peur de vieillir, Paris : Albin Michel. OSMONDE, G. (2004) : Les 20 000 femmes de la vie d’un homme. Paris : Albin Michel. OSMONDE, G. (2006) : L’œuvre de l’amour. Paris : Pygmalion.

Gulser Cetin Université d’Ankara (Turquie) [email protected]

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LA CULTURE FRANÇAISE ENTRE COLONIALISME ET POSTCOLONIALISME DANS LES ŒUVRES D’OUSMANE SEMBÈNE ET FATOU DIOME

Arzu ETENSEL ILDEM

Résumé : Ousmane Sembène et Fatou Diome sont deux écrivains sénégalais qui écrivent en français et qui se réclament de la culture française. Pourtant leurs expériences en France, auprès des Français ne sont pas toujours positives. Sembène était docker à Marseille pendant les dernières années du colonialisme ; Fatou Diome est venue faire des études universitaires en France vers la fin des années quatre-vingt-dix. Bien que les époques soient différentes l’attitude des Français reste la même. Mots clés : Sembène, Diome, Senghor, Colonialisme, Postcolonialisme.

Summary: Ousmane Sembène and Fatou Diome are two Senegalese writers who write in French and affirm their belonging to French culture. Nevertheless, their experience with France and French people is rather negative and they seem to be rejected by French society. Sembène worked in Marseille at a harbour during the last years of colonialism and Fatou Diome went to France to study at the university in the late nineties. Although the time periods when the two authors came into contact with French culture were different, the attitude of French people was the same. Key words: Sembène, Diome, Senghor, Colonialism, Postcolonialism.

La langue et la culture françaises ont joué un rôle privilégié dans ce qu’on appelait à l’époque « L’Empire colonial français ». Le français était la langue du colonisateur, la langue avec laquelle le pouvoir voulait apporter la civilisation à ses colonies. Le Sénégal qui faisait partie de l’Afrique Occidentale Française (AOF) a été colonisé par la France au XIXe siècle. Les Français ont d’abord établi quatre communes à Saint-Louis, Dakar, l’île de Gorée et Rufisque en

45 LA CULTURE FRANÇAISE ENTRE COLONIALISME ET POSTCOLONIALISME... donnant aux habitants de ces communes la citoyenneté française. A la fin du siècle tout le pays avait rejoint la région de l’AOF qui englobait le Sénégal, la Guinée, le Mali, la Côte d’Ivoire, la Haute-Volta, le Niger, le Togo et le Bénin. Le chef-lieu de cette région énorme était la ville de Saint-Louis au nord du Sénégal entre 1895 et 1902 et Dakar de 1902 jusqu’à l’indépendance. Ousmane Sembène est né en 1923 à Casamance, la région qui se trouve au sud du Sénégal. Il fait ses études primaires dans sa ville natale de Ziguinchor et à 15 ans il part pour Dakar où il s’installe chez des parents mais il doit abandonner ses études et commencer à travailler comme maçon. A 21 ans il est appelé sous les drapeaux pour servir dans l’armée coloniale française. Après sa mobilisation en 1946 il retourne à Dakar et s’embarque clandestinement sur un bateau en partance pour Marseille où il va rester jusqu’à l’indépendance de son pays en 1960. Ousmane Sembène est un autodidacte qui fréquente les bibliothèques de la CGT et les écoles du PCF à côté de son travail de docker. En quelques années il devient un syndicaliste et un activiste compétent et il milite pour toutes les causes anti-impérialistes, y compris la libération de son pays. Il publie son premier roman Le Docker noir, un récit largement autobiographique, en 1956 à Marseille. Après son retour au Sénégal Ousmane Sembène va réaliser une double carrière d’écrivain et de cinéaste. Fatou Diome est née sur la petite île sénégalaise de Niodior en 1968. Elle quitte son village natal à 13 ans pour poursuivre ses études dans différentes villes sénégalaises. Elle commence à gagner sa vie très jeune en faisant de petits boulots. Ce chemin ardu la mène à Dakar où elle va faire des études littéraires à l’université. Son idéal est de devenir professeur de français. A 22 ans elle rencontre et épouse un Français et décide de le suivre en France. Son mariage ne résiste pas au changement de pays. Après son divorce elle se retrouve seule et sans ressources. Installée à Strasbourg, en 1996 elle entame une thèse de doctorat sur son compatriote Ousmane Sembène tout en continuant à faire des ménages. En 2001 elle publie son premier recueil de nouvelles La Préférence nationale et en 2003 son premier roman Le Ventre de l’Atlantique qui la rend célèbre. Depuis plusieurs années Fatou Diome élève sa voix contre l’injustice faite aux émigrés en Europe et elle a beaucoup fait parler d’elle lors de l’émission télévisée « Ce soir ou jamais » où elle a déclaré que l’Europe agissait

46 Arzu ETENSEL ILDEM d’une façon hypocrite face aux émigrés clandestins : « On sera riche ensemble ou on va se noyer tous ensemble ! »1 Dans ce court travail nous allons examiner la place et l’importance de la culture française dans les œuvres de ces deux écrivains francophone et français qui appartiennent à des périodes différentes.

LA LANGUE ET LA CULTURE

Léopold Sédar Senghor, poète et homme politique sénégalais a participé à la vie politique tant en France qu’au Sénégal. Il est devenu le premier président de la République Sénégalaise après l’Indépendance. Il a été élu à l’Académie française en 1983 où il est le premier africain à siéger. Senghor est un fervent défenseur de la francophonie dans son pays et dans le monde. Il est également avec Aimé Césaire le fondateur de la notion de « négritude »2. Selon Senghor « C’est notre situation de colonisés qui nous imposait la langue du colonisateur »3. Dès le début de la colonisation en Afrique occidentale française, les études scolaires se faisaient en français. L’éducation traditionnelle a survécu dans les écoles coraniques. Cheikh Hamidou Kane, dans son roman intitulé l’Aventure ambiguë4, qui est autobiographique de son propre aveu, relate les difficultés confrontées par un jeune Africain dont la famille ne souhaite pas qu’il se contente de l’éducation tra- ditionnelle. Dans le Docker noir, le héros d’Ousmane Sembène, Diaw Falla, a fait des bouts d’études au Sénégal avant de venir en France et il sait parler français. Diaw a « appris une langue qui n’est pas la sienne »5 mais qui lui a ouvert les portes d’une vie, bien que misérable, à Marseille. Diaw est un autodidacte comme Sembène lui- même, il lit autant que sa vie laborieuse le lui permet. Il travaille comme docker au port de Marseille. Le travail pénible de Diaw dans les cales des bateaux ne diffère que très peu de l’esclavage subi par les

1 L’émission « Ce soir ou jamais » du 24 avril 2015 : [online] disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=xgZ0LcMUghA (consulté le 4. 10. 2016). 2 La négritude est un courant littéraire et politique qui est créé dans les années 40 par Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor. Ce mouvement lié à l’anticolonialisme met en valeur la culture des Noirs. La négritude rassemble des Noirs de tous les horizons du monde ainsi que des intellectuels français comme Jean-Paul Sartre. 3 SENGHOR, L. (1964) : Négritude et humanisme, Liberté I. Paris : le Seuil, p. 399. 4 CHEIKH HAMIDOU KANE (1961) : L’Aventure ambiguë. Paris, Julliard. 5 SEMBÈNE, O. (1956) : Le Docker noir. Paris : Editions Debresse, p. 215.

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Noirs dans le passé. Fort de la langue française et voulant montrer qu’il n’est pas un « mamadou », stéréotype du noir, Diaw Falla écrit son premier roman Le dernier voyage du négrier Sirius mais il n’arrive pas à trouver un éditeur. Ousmane Sembène lui-même avait fait publier son livre Le Docker noir à compte d’auteur. Ginette Tontinet, un écrivain de Paris, s’enthousiasme pour l’œuvre de Diaw et lui promet de trouver un éditeur mais elle trahit la confiance du docker et fait publier à son propre nom le roman qui reçoit un prix littéraire. Après cet événement, lors de leur rencontre chez Ginette, Diaw la bouscule et cause involontairement sa mort. Pendant son procès, le juge demande à Diaw de citer quelques passages du livre qu’il prétend avoir écrit. Diaw récite des pages entières mais le juge n’est pas convaincu : un nègre ne peut pas écrire ces pages en français. « Ce monstre prétend être l’auteur du Négrier Sirius ! Cette insulte à nos Lettres est aussi un défi ! (...) Nous devons réparation non seulement à la victime, mais à notre littérature, mais à notre civilisation »6. Il accuse Diaw d’avoir appris ces pages par cœur. Même le référent du roman n’éveille pas de doutes chez le juge ou chez le public. Ils ne se demandent pas pourquoi une jeune romancière française écrirait un roman sur le dernier voyage d’un bateau négrier. L’avocat ferme à Diaw la porte de l’usage de la langue et de la culture française. Senghor dans Négritude et humanisme écrivait à propos de la langue « la langue n’est pas forcément liée à la race »7. Au contraire de Senghor, l’avocat de l’accusation établit un lien direct entre la race et la capacité de manier le français et d’écrire en langue française. La première expérience de Fatou Diome à Strasbourg est assez semblable : aux yeux de Madame Dupont, son employeuse, être africaine est synonyme « d’ignorance et de soumission »8. En France les métiers ont des visages. Madame Dupont, sans penser que dans les anciennes colonies françaises les habitants apprennent le français à l’école, commence à parler avec la bonne en petit nègre : « Toi y en a commencé demain matin, trente heures par semaine, SMIC, chèque emploi-services. Toi, trente minutes avance, Madame y en a montré le travail »9. Paradoxalement Madame est moins lettrée que la bonne

6 Ibid., p. 70. 7 SENGHOR, L. : Op. cit., p. 228. 8 DIOME, F. (2001) : Le Visage de l’emploi. In : La Préférence nationale. Paris : Présence africaine, p. 70. 9 Ibid., p. 71.

48 Arzu ETENSEL ILDEM africaine. Quand elle cite Descartes en disant « Cogitum sum » la bonne africaine se sent insultée au nom de Descartes ! Elle ne peut s’empêcher de corriger sa patronne et de lui faire remarquer que « les enfants de Monsieur y a bon Banania sont aujourd’hui des lettrés »10. Lors d’une interview Fatou Diome explique pourquoi elle est venue en France : « Je suis venue en France parce que culturellement je partage plus avec la France. La culture, c’est une forme génétique. C’est la chose la plus déterminante dans la construction d’un être humain, de son rapport au monde et de son rapport aux autres »11. Fatou Diome dans son roman Le Ventre de l’Atlantique insiste sur le rôle de l’école qui lui a donné : « la lettre, le chiffre et la clé du monde »12. La protagoniste du roman énumère les écrivains qui ont été importants pour elle : « Descartes, Montesquieu, Victor Hugo, Molière, Balzac, etc. »13. Elle doit tout ce savoir à son professeur Ndétare, syndicaliste et marxiste, qui a insisté personnellement auprès des grands-parents de la jeune fille pour qu’ils l’envoient à l’école. D’ailleurs Madické, le jeune frère de la protagoniste dont le rêve est de joindre sa sœur en France, commence à fréquenter l’école de Ndétare car il sait que savoir le français est nécessaire en France.

Étrangement la protagoniste de la nouvelle intitulée La Préférence nationale est linguistiquement plus française que le boulanger alsacien qui refuse pourtant de l’engager sous prétexte qu’elle ne connaît pas le dialecte alsacien en lui posant la question insidieuse : « Ya, ya, tu parles un pon al-sa-cien ? »14 Dans la nouvelle intitulée Cunégonde à la bibliothèque, la protagoniste fait des heures de ménage chez les Dupire pour financer ses études. Monsieur Dupire éprouve un dédain sans cesse explicité pour l’africaine : « Cunégonde est arrivée ? » demande-t-il à sa femme quand la bonne sonne à la porte. Ce mépris en France envers les bonnes africaines est le sujet de la nouvelle de Sembène intitulée

10 Ibid., p. 76. 11 DIOME, F. (2015) : Entretien avec Fatou Diome. [online] disponible en ligne : http://soninke.tv/2015/08/09/entretien-fatou-diome-je-suis-la-pour-gacher-le-sommeil- des-puissants (consulté le 2. 10. 2016). 12 DIOME, F. (2003) : Le Ventre de l’Atlantique. Paris : Livre de Poche, p. 66. 13 Ibid., p. 65. 14 DIOME, F. : La Préférence nationale. In : La Préférence nationale. Op. cit., p. 86.

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La Noire de...15. Ne pouvant plus faire face à l’humiliation de ses patrons français, la bonne qui les a suivis en France se suicide dans la salle de bains. Dans la nouvelle de Fatou Diome, Monsieur Dupire rencontre un jour la bonne africaine à la bibliothèque municipale, sa surprise est aussi grande que son dédain : « Mais que faites-vous ici ? »16 Amusée, la jeune femme prend sa revanche : « (...) avant de laver les écuelles sur les bords de la Propontide, Cunégonde aimait écouter les leçons du professeur Pangloss ! »17 Situation ironique digne de Voltaire. Les Dupire devant le niveau culturel inacceptable de leur bonne noire mettent fin à son travail. « (...) mes diplômes sont certes français mais mon cerveau n’est pas reconnu comme tel et pour cela on lui interdit de fonctionner »18. Selon Senghor, si la langue n’est pas nécessairement liée à la race, elle est par contre liée à la culture. Elle apporte la culture avec elle. Sembène et Diome maitrisent la langue et, grâce à elle, la culture française mais encore faut-il que ce fait soit accepté par les Français eux-mêmes.

LA NATIONALITÉ ET LA CIVILISATION

Les habitants des quatre communes du Sénégal étaient selon la loi des citoyens français obligés de faire le service militaire ; c’étaient eux qui fournissaient les fameux tirailleurs sénégalais. Le statut des indigènes qui formaient l’ensemble de la population appelée l’indigénat, a varié selon les époques mais les indigènes pouvaient aussi être employés dans l’armée, on les appelait alors « les tirailleurs de la pelle »19. Léopold Sédar Senghor a été naturalisé français quand il s’est présenté à l’agrégation de grammaire d’où nous comprenons qu’étant sénégalais et de Dakar, il n’avait pas automatiquement la nationalité

15 Voir SEMBÈNE, O. (1962) : La Noire de... In : Voltaïque. Paris : Présence africaine. Ousmane Sembène a également tourné un film intitulé La Noire de... en 1966 qui est considéré comme l’un des premiers longs métrages sénégalais. 16 DIOME, F. : Cunégonde à la bibliothèque. In : La Préférence nationale. Op. cit., p. 109. 17 Ibid., p. 110. 18 DIOME, F. : La Préférence nationale. In : La Préférence nationale. Op. cit., p. 85. 19 FALL, B. (1993) : Le travail forcé en Afrique occidentale française (1900 – 1946). In : Civilisations, revue internationale d’anthropologie et de sciences humaines, n 41/1993. [online] disponible en ligne : www.https://civilisations. revue. org/1717 (consulté le 4. 10. 2016).

50 Arzu ETENSEL ILDEM française. Au début de la seconde guerre mondiale, il est appelé sous les drapeaux mais malgré sa naturalisation, il est enrôlé dans un régiment d’infanterie coloniale composé d’Africains. Il est tombé prisonnier en 1940 et a risqué d’être fusillé par les Allemands à cause de la couleur de sa peau. Frantz Fanon qui s’est engagé dans l’armée française écrit avoir été confronté à « une discrimination ethnique, à des nationalismes au petit pied »20. Ousmane Sembène fait son service militaire dans l’armée coloniale française au Niger. Pendant près de deux ans, soldat de deuxième classe, il a été en stationnement dans le désert du Niger, au sein de la compagnie des transports. Samba Gadjigo écrit dans sa monographie sur Ousmane Sembène : « Malgré toutes les brimades, les humiliations et l’exclusion, Sembène s’est battu aux côtés de ses camarades français avec un farouche amour de la Mère-patrie »21. Pendant que Sembène fait son service militaire, des tirailleurs sénégalais qui retournaient de la guerre ont protesté au camp militaire de Thiaroye près de Dakar à cause d’arriérés de salaire que le gouvernement français ne leur avait pas payés. La réponse des autorités coloniales a été très dure : selon les chiffres officiels 35 tirailleurs venus de tous les pays de l’AOF ont été fusillés par les Français. Sembène a tourné un film en 1988 intitulé Camp de Thiaroye22 où les événements sont racontés d’une façon sobre. Fatou Diome qui a épousé un citoyen français au Sénégal est rentrée en France avec son époux. Mais la nationalité française n’est pas donnée automatiquement aux Africaines au moment de leur mariage avec un Français ; il faut rester mariée deux ans avant de la recevoir. Les personnes qui sont originaires des anciennes colonies françaises ne sont pas privilégiées, loin de là. Dans Le Ventre de l’Atlantique la sœur de Madické essaye d’expliquer à ses compatriotes sénégalais qu’avoir la nationalité ne suffit pas à survivre en France. « Car en Europe, mes frères, vous êtes d’abord noirs, accessoirement citoyens, définitivement des étrangers et ça ce n’est pas écrit dans la Constitution, mais certains le lisent sur votre peau »23. Selon Fatou

20 MOUSSAOUI, R. (2011) : Frantz Fanon, conscience et voix des damnés de la terre. [online] disponible en ligne : http://www.humanite.fr/monde/frantz-fanon- conscience-et-voix-des-damnes-de-la-terre-485017 (consulté le 4. 10. 2016). 21 GADJIGO, P. (2013) : Ousmane Sembène, une conscience africaine. Paris : Présence africaine, pp. 25–26. 22 Voir Le Camp de Thiaroye. [online] disponible en ligne : https://www.youtube. com/watch?v=1V5kOyEjiqU (consulté le 12. 10. 2016). 23 DIOME, F. : Le Ventre de l’Atlantique. Op. cit., p. 176.

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Diome, il faut apprendre à tous les petits Français « nos ancêtres les tirailleurs sénégalais »24 pour qu’ils puissent se rendre compte des sacrifices faits par les habitants des colonies dans le passé. A l’époque on mourait pour la France sans forcément avoir la nationalité française. Pourtant Léopold Sédar Senghor a une haute idée de la francophonie et de la civilisation véhiculée par la francophonie : « La francophonie, c’est cet humanisme intégral qui se tisse autour de la terre »25. Selon Senghor « Le français nous a permis (les noirs) d’apporter à la civilisation de l’universelle une contribution sans laquelle la Civilisation du XXe siècle n’eût pas été universelle »26. Senghor pense qu’il existe une civilisation universelle et la « négritude » y participe grâce à la francophonie. Mais Ousmane Sembène et Fatou Diome voient la situation différemment. Diaw Falla s’est vu refuser l’accès à la culture française lors de son procès. Il lui parait évident que la culture, française dans l’occurrence, serait liée à la race et à la couleur de la peau. Partant de là, la civilisation serait également liée à la race. Pendant le procès, l’avocat de Diaw met en valeur la civilisation noire « qui, descendue de long du Nil, a gagné l’Égypte pour donner naissance à la nôtre »27. Selon Diaw et ses amis il y a bel et bien deux civilisations : celle des noirs et celle des blancs et ces deux civilisations restent distinctes sans se rejoindre : « Chaque continent a la sienne »28. Cette notion de civilisation est très ancrée chez Diaw ; lors de leur entrevue qui s’avère fatale à Ginette Tontinet, Diaw lui dit : « Tu m’as pris pour un « noir » ? Il avait fini par le dire. Le « noir » pour lui, signifiait l’ignorant, la brute, le niais. C’était plus qu’une lutte entre voleur et volé, deux races s’affrontaient, des siècles de haine se mesuraient »29. C’est, nous l’avons vu, l’idée de Madame Dupont quand elle embauche une bonne noire. Près d’un demi-siècle après l’indépendance de son pays Fatou Diome, malgré sa culture française, fait face au racisme de ses patrons français. « Frantz Fanon en dénonçant le système colonial a gêné le républicanisme de la France qui se disait indifférente aux différences, mais qui dans son propre empire colonial a dénié des

24 DIOME, F. : La Préférence nationale. In : La Préférence nationale. Op. cit., p. 89. 25 SENGHOR, L. : Op. cit., p. 369. 26 Ibid., p. 399. 27 SEMBÈNE, O. (1956) : Le Docker noir. Op. cit., p. 73. 28 Ibid., p. 191. 29 Ibid., p. 196.

52 Arzu ETENSEL ILDEM droits à des populations au motif de leur race dite inférieure »30. A l’époque postcoloniale les Français ne sont toujours pas indif- férents à la différence de race. Dans le contexte de sa notion de négritude Senghor réconcilie une certaine idée de la civilisation et sa « diversité », c’est-à-dire sa race. « Maintenant je n’ai plus honte de ma diversité, je trouve ma joie, mon assurance à embrasser, tous ces mondes complémentaires »31. Fatou Diome dans la dernière page de son roman le Ventre de l’Atlantique formule aussi le souhait d’être acceptée avec « sa diversité » : « Je cherche mon pays là où on apprécie l’être-additionné, sans dissocier ses multiples strates. Je cherche mon pays là où s’estompe la fragmentation identitaire »32. Pour lutter à sa façon avec le racisme, Ousmane Sembène se met au service des laissés pour compte ; il se lance dans la lutte syndicaliste. Pendant une réunion syndicale à Marseille, un vétéran met en cause la civilisation française qui a fait une grande injustice aux travailleurs noirs : « J’ai pourtant un livret de la marine comme quoi j’ai servi en qualité de Français. Après deux guerres et tant d’années de navigation, je n’ai pas droit au chômage. De l’aide, il faut que j’aille en mendier »33. Sembène luttera pour eux. Pour conclure nous pouvons dire qu’Ousmane Sembène et Fatou Diome ne renient pas la place existentielle de la langue française dans la voie qui les a menés à écrire des romans et qui a fait d’eux des écrivains. Ousmane Sembène et Fatou Diome se réclament également de la culture française ; ils ont indéniablement enrichi les lettres françaises et francophones par leurs publications. Mais malgré les vues optimistes de Léopold Sedar Senghor à propos de la culture et de la civilisation qui d’ailleurs ne coïncident pas avec celles de Frantz Fanon, la France n’accepte pas Sembène et Diome et leur culture française est reniée. La justice française et par extension la société des gens bien-pensant, ne considère pas en 1956 Diaw Falla, le docker noir de Marseille, capable d’écrire un roman en français. Fatou Diome en 2000 n’est pas trouvée apte à s’affirmer dans le domaine de la littérature française. Les deux écrivains sénégalais ont accepté la

30 CANONNE, J. (2011) : Frantz Fanon : contre le colonialisme. [online] disponible en ligne : http://www.scienceshumaines.com/frantz-fanon-contre-le-colonialisme_ fr_28199.html (consulté le 6. 10. 2016). 31 SENGHOR, L. : Op. cit., p. 92. 32 DIOME, F. : Le Ventre de l’Atlantique. Op. cit., p. 254. 33 SEMBÈNE, O. (1956) : Le Docker noir. Op. cit., p. 107.

53 LA CULTURE FRANÇAISE ENTRE COLONIALISME ET POSTCOLONIALISME... langue et la culture françaises mais d’après le témoignage qui apparaît dans leurs œuvres, ils ont été rejetés par les Français.

BIBLIOGRAPHIE CANONNE, J. (2011) : Frantz Fanon : contre le colonialisme. [online] disponible en ligne : http://www.scienceshumaines.com/frantz-fanon- contre-le-colonialisme_fr_28199.html (consulté le 6. 10. 2016). CHEIKH HAMIDOU KANE (1961) : L’Aventure ambiguë. Paris : Julliard. DIOME, F. (2001) : La Préférence nationale. Paris : Présence africaine. DIOME, F. (2003) : Le Ventre de l’Atlantique. Paris : Livre de Poche. DIOME, F. (2015) : Entretien avec Fatou Diome. [online] disponible en ligne : http://soninke.tv/2015/08/09/entretien-fatou-diome-je-suis- la-pour-gacher-le-sommeil-des-puissants (consulté le 2. 10. 2016). FALL, B. (1993) : Le travail forcé en Afrique occidentale française (1900 – 1946). In : Civilisations, revue internationale d’anthropologie et de sciences humaines, n. 41/1993. [online] disponible en ligne :

SITOGRAPHIE https://www.youtube.com/ watch?v=xgZ0LcMUghA (consulté le 4. 10. 2016). https://www.youtube.com/ watch?v=1V5kOyEjiqU (consulté le 12. 10. 2016).

Arzu Etensel Ildem Université d’Ankara (Turquie) [email protected]

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L’ENTRE-LES-LANGUES DANS LES LITTÉRATURES FRANCOPHONES : LE FRANÇAIS ENTRE LA SUBCONSCIENCE ET LA SURCONSCIENCE LINGUISTIQUE

Petr VURM

Résumé : Cet article démontre sur plusieurs exemples des littératures francophones comment les écrivains s’installent dans l’espace entre deux et plusieurs langues. Ces langues peuvent adopter plusieurs fonctions, soit individuelles, soit collectives. Du côté de l’individuel, le choix de sa langue représente un facteur important du point de vue identitaire, psychologique, créatif et poétique, déterminant par la suite le visage de l’œuvre d’art. Du côté du collectif, le même choix peut porter une influence importante sur l’imaginaire identitaire du groupe, social ou même politique. Mots clés : Bilinguisme, Diglossie, Langage littéraire, L’entre-les-langues littéraire, Créolité.

Summary: This paper tries to show on several examples from francophone literatures how writers inhabit spaces between two and more languages. These languages can assume several functions, either individual or collective. On the individual side, a choice of one’s own language represents an important identity, psychological, creative and poetic factor determining the further appearance of the literary work of art. On the collective side, the same choice can bear an important impact on group, social or even political imaginaries. Key words: Bilinguism, Diglossy, Literary in-between-languages, Creoleness.

INTRODUCTION

Choisir une langue de communication représente à la fois une liberté fondamentale et un défi théorique et pratique. On choisit cette

55 L’ENTRE-LES-LANGUES DANS LES LITTÉRATURES FRANCOPHONES :... langue selon son origine, son lieu et son milieu de naissance, son expérience précédente, sa compétence linguistique mais aussi selon un certain confort qui s’instaure entre le locuteur et ses interlocuteurs, surtout lorsque ceux-ci sont plurilingues : on choisit une langue grâce à la meilleure connaissance commune de telle ou telle langue. Au-delà de cet aspect purement pratique, le choix de la langue véhicule également des valeurs et des connotations identitaires, culturelles, sociales, voire idéologiques et politiques. Le bilinguisme fédéral au Canada représente un bon exemple des deux derniers : malgré le fait que la quasi-totalité des Canadiens comprendrait l’anglais, il est obligatoire de publier tous les documents dans les deux langues, et il est également de bon ton d’alterner l’anglais et le français lors des discours officiels, que le politicien soit anglophone ou francophone. Le choix de la langue littéraire par tel ou tel auteur, homme ou femme, en dehors des critères mentionnés ci-dessus, paraît encore plus complexe et la motivation de tel ou tel auteur est souvent liée aux contingences de l’expérience intellectuelle et artistique de chaque auteur, mais aussi, dans une dimension plus philosophique, concernant la réflexion profonde de chaque subjectivité créative sur la relation entre soi-même et sa pensée, entre soi et son lecteur, entre soi et son intention créatrice. Or, c’est avant tout un choix esthétique, lié à la qualité du message qui accentue surtout la fonction esthétique selon les fonctions du langage de Jakobson. A part cela, comme dans le cas de la langue quotidienne, il y a bien sûr également des considérations idéologiques, culturelles, des raisons pratiques de la publication et des maisons d’édition. Or, dans le monde globalisé, il paraît que le choix de la langue de communication est de plus en plus influencé d’un côté par l’hégémonie mondiale de l’anglais et, à la limite, de l’espagnol et du chinois et d’autres langues plus ou moins globales, qui accompagnent la langue maternelle des locuteurs et des auteurs au long de leur vie. Le mélange de la langue globale avec la langue maternelle plus ou moins locale mène souvent à un métissage linguistique qui mêle le plus souvent deux ou trois langues souvent assez différentes, telle que par exemple le tchèque, l’anglais et le français en République tchèque ou le français, le berbère et l’arabe dans le cas d’une Assia Djebar, pour ne donner qu’un exemple concret. On pratique du code switching ou de la commutation de codes presque chaque jour, sans s’en rendre compte, surtout dans les milieux multiculturels et multinationaux.

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Le métissage et l’hybridation linguistique et la commutation de codes concerne non seulement la communication au quotidien mais elle touche de plus en plus la création littéraire, telle que se présente de façon orale ou à travers les textes. Comme déjà dit, et nous le savons très bien, la communication littéraire suit des chemins différents de ceux de la communication au quotidien, parfois ces deux se recoupant, parfois se séparant de façon radicale. Au lieu de rappeler ici les grandes théories du métissage et de l’hybridité, vu les contraintes de l’espace, nous avons préféré de choisir quelques exemples littéraires de ce qu’on appelle l’entre-deux-langues ou l’entre-les-langues, et d’observer comment ce phénomène se présente dans les textes francophones et de les commenter par la suite. Ce faisant, nous espérons dégager quelques principes généraux qui gèrent l’écriture de l’entre-deux-langues. Il serait difficile d’établir une typologie exacte du phénomène en question, étant donné la diversité non seulement des littératures francophones mais aussi des modalités d’écriture à l’intérieur de celles-ci, nous croyons pourtant entrevoir deux grands groupes du plurilinguisme littéraire : celui où l’entre-les- langues devient un projet collectif, plus ou moins vaste et permanent, et là où il correspond à l’intentionnalité individuelle, subjective, liée à tel ou tel auteur concret. Il y a, bien évidemment, des cas mixtes, où par exemple l’entre-les-langues commence dans l’effort individuel pour rejoindre une visée collective. Ce que ces écritures plurilingues ont toutes en commun, c’est cet aspect bien connu de toute identité hybride ou métisse. A savoir, le métisse est quelqu’un qui vit entre deux mondes différents, ce qui représente un enjeu identitaire, qui est à la fois un avantage et un danger. L’avantage consiste en cela que le métisse habite et comprend deux univers à la fois, et donc il peut facilement servir de médiateur entre ceux-ci et leurs membres. Cependant, il y a l’énorme danger identitaire de l’aliénation double, de la non-appartenance, c’est-à-dire que le métisse n’acquière de droit de cité ni dans l’un ni dans l’autre milieu. De façon analogue, l’écriture de l’entre-les-langues véhicule l’avantage de réunir la sagesse de deux cultures tout au risque de ne pas être comprise ni dans l’une ni dans l’autre. Pour développer et approfondir nos idées, mentionnons un élément de théorie qui nous paraît bien opératoire pour les exemples qui suivent. Nous voudrions établir la dichotomie entre l’inconscience, la subconscience et la surconscience linguistique, nous basant sur

57 L’ENTRE-LES-LANGUES DANS LES LITTÉRATURES FRANCOPHONES :... l’ouvrage de Lise Gauvin Langagement. Comme nous le savons, l’utilisation de la langue maternelle, pour beaucoup de raisons d’ailleurs, part souvent d’un certain subconscient, voire inconscient linguistique. Les locuteurs parlent naturellement sans réfléchir à toutes les nuances du fonctionnement de la langue. C’est d’ailleurs la linguistique cognitive qui s’intéresse en profondeur aux automatismes de notre parole et à la relation entre le langage et la cognition humaine. Mentionnons, en relation à cela, l’hypothèse de Whorf-Sapir1 selon laquelle le langage et la cognition s’influencent mutuellement. Nous proposons ici une hypothèse corollaire, à savoir que cet aspect d’inconscience ou de subconscience linguistique concerne également une partie des auteurs français et francophones pour qui la question du choix de la langue ne se pose pas ou se pose moins en tout cas, ceci étant, bien sûr, très individuel et lié à l’intentionnalité créatrice et aux visées poétiques de tel ou tel auteur. Or, à la différence de la langue quotidienne, non littéraire et non poétique, nous croyons que la réflexion sur la langue, même là où l’auteur ne réfléchit pas à sa langue de façon directe, chaque fois qu’il ou elle la façonne, modifie celle-ci dans un effort artistique et poétique permanent de la création, ce qui représente déjà une certaine conscience de la langue. Cette langue qui devient plus qu’un simple outil, et peut-être est-ce un fait paradoxal, vu que les autres artistes ne pensent pas si souvent aux outils de leur création. Lise Gauvin soutient dans son livre théorique important, Langagement, qu’aux antipodes du subconscient linguistique, il y a une surconscience linguistique qu’elle définit comme suit :

La littérature québécoise a ceci de commun avec d’autres jeunes littératures que les questions de représentations langagières y prennent une importance particulière. Importance qu’on aurait tort d’attribuer à un essentialisme quelconque des langues, mais qu’il faut voir plutôt comme un désir d’interroger la nature même du langage et de dépasser le simple discours ethnographique. C’est ce que j’appelle la surconscience linguistique de l’écrivain. Je crois en effet que le commun dénominateur des littératures dites émergentes, et notamment des littératures francophones, est de proposer, au cœur de leur problématique identitaire, une réflexion sur

1 Voir Whorfian Hypothesis. [online] disponible en ligne : https://www.britannica. com/science/Whorfian-hypothesis (consulté le 10. 10. 2016).

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la langue et sur la manière dont s’articulent les rapports langues/ littérature dans des contextes différents. La complexité de ces rapports, les relations généralement conflictuelles – ou tout au moins concurrentielles – qu’entretiennent entre elles deux ou plusieurs langues, donnent lieu à cette surconscience dont les écrivains ont rendu compte de diverses façons. Écrire devient alors un véritable « acte de langage »2.

La situation de l’auteur francophone diffère au moins en cela, encore selon Lise Gauvin, que :

Tout écrivain doit trouver sa langue dans la langue, car on sait depuis Sartre qu’un écrivain est toujours un étranger dans la langue où il s’exprime même si c’est sa langue natale, que « toute langue est étrangère à celui qui écrit » (Yves Laplace) et qu’ « écrire une langue, c’est s’éloigner d’une langue » (Michel Tremblay). Mais la surconscience linguistique qui affecte l’écrivain francophone – et qu’il partage avec d’autres minoritaires – l’installe encore davantage dans l’univers du relatif, de l’a-normatif. Ici, rien ne va de soi. La langue, pour lui, est sans cesse à (re)conquérir3.

Or, c’est le relatif, l’a-normatif qui caractérise la position d’un auteur francophone. Nous osons dire qu’il s’agit même d’un certain malaise linguistique, étroitement lié à la surconscience subséquente, qui représente le point de départ de toute écriture francophone. Observons maintenant quelques exemples de cette surconscience du malaise scriptural. D’abord donc, regardons la situation de l’entre-les- langues collectif et national du Québec au Canada.

ACTION-RÉACTION DE SPEAK WHITE VS SPEAK WHAT

Cependant, parler du joual, dialecte québécois, lié à l’effort national du Québec de constituer une langue nationale différente du français de France, fondé sur un basilecte urbain, c’est-à-dire sur le langage des ouvriers de Montréal, fort influencé et contaminé par l’anglais omniprésent parmi d’autres dans le milieu des affaires et de

2 GAUVIN, L. (2000) : Langagement. L’écrivain et la langue au Québec. Montréal : Boréal, p. 8, nous soulignons. 3 GAUVIN, L. : Op. cit., p. 11.

59 L’ENTRE-LES-LANGUES DANS LES LITTÉRATURES FRANCOPHONES :... la production industrielle, demanderait un article à part et nous avons décidé de l’éviter dans cette intervention. Au lieu de cela, nous aimerions mentionner ici un certain dynamisme qui s’est passé entre les années 1960 et les années 1980 au Québec. Le premier ouvrage emblématique, Speak White de l’auteure Michèle Lalonde, qualifié de poème dramatique et créé lors des spectacles intitulés Poèmes et chants de la résistance, récité au cours de la Nuit de poésie de 1970, abonde en phrases en anglais, nous assistons ici à une véritable commutation de codes, à un étrange dialogue avec les mots de l’autre. Le rapport d’inégalité culturelle entre le nous francophone et le vous anglophone est ici d’abord constaté, pour être ensuite détourné et subtilisé par une ironie frisant le sarcasme :

Speak white il est si beau de vous entendre parler de Paradise Lost ou du profil gracieux et anonyme qui tremble dans les sonnets de Shakespeare [...] Speak white and loud qu’on vous entende de St-Henri à Saint-Domingue oui quelle admirable langue pour embaucher donner des ordres fixer l’heure de la mort à l’ouvrage et de la pause qui rafraîchit et ravigote le dollar4

La surconscience linguistique, celle de la position précaire du français face à l’ubiquité anglaise en Amérique et au Canada, si typique pour le Québec nationaliste des années 1960, est celle d’un malaise à la fois scriptural et existentiel. Quoi que l’auteur francophone du Québec fasse, il devra toujours être confronté au « profil gracieux et anonyme qui tremble dans les sonnets de Shakespeare », à la culture dominante et sa langue. Speak What, au contraire, démontre un certain dynamisme diachronique entre le centre et la périphérie ou le dominant/dominé,

4 LALONDE, M. (1974) : Speak white. Montréal : L’Hexagone, p. 3.

60 Petr VURM lorsque la culture, jadis subjuguée, acquiert droit de cité pour pouvoir en subjuguer d’autres. C’est ce qui s’est passé entre les années 1960 et 1980 lorsque le français a affermi sa position au Québec surtout à la Charte de la langue française et aux lois linguistiques. Ce que le pouvoir officiel n’avait pas tout à fait prévu, c’est l’afflux massif de « Néoquébécois », immigrés de tous les coins du monde, qui viennent au Québec vers les années 1980 et après. Ceux-ci rompent en quelque sorte la dichotomie traditionnelle des deux solitudes, anglaise et française, pour utiliser le titre classique du roman de Hugh MacLennan. Or, Marco Micone, auteur migrant d’origine italienne, en est un bon exemple, comme il le démontre dans le poème Speak What. En réaction explicite au poème de Lalonde, il prolonge l’ironie originelle en une ironie au second degré, entamant un dialogue avec Speak White :

Il est si beau de vous entendre parler de La Romance du vin et de L’homme rapaillé d’imaginer vos coureurs des bois des poèmes dans leurs carquois nous sommes cent peuples venus de loin partager vos rêves et vos hivers nous avions les mots de Montale et de Neruda le souffle de l’Oural le rythme des haïkus ...... speak what comment parlez-vous dans vos salons huppés vous souvenez-vous du vacarme des usines and of the voice des contremaîtres you sound like them more and more speak what que personne ne vous comprend ni à Saint-Henri ni à Montréal-Nord nous y parlons la langue du silence et de l’impuissance [...] délestez-vous des maîtres et du cilice imposez-nous votre langue

61 L’ENTRE-LES-LANGUES DANS LES LITTÉRATURES FRANCOPHONES :...

nous vous raconterons la guerre, la torture et la misère nous dirons notre trépas avec vos mots pour que vous ne mouriez pas et vous parlerons avec notre verbe bâtard et nos accents fêlés du Cambodge et du Salvador du Chili et de la Roumanie de la Molise et du Péloponnèse jusqu’à notre dernier regard5

Il est intéressant de juxtaposer les deux poèmes et d’observer comment les éléments emblématiques d’une culture qui se considérait en position inférieure, par exemple la référence aux poètes considérés nationaux au Québec – Emile Nelligan (La romance du vin) et Gaston Miron (L’homme rapaillé), les coureurs de bois et l’hiver, constitutifs de la fondation francophone du Canada, occupent soudain la position qu’avaient occupée Shakespeare et Milton. Qui est donc opprimé chez Micone? Les gens de la migration mondiale, qu’ils viennent d’Europe, d’Asie, d’Amérique latine ou d’Afrique. Pourtant, leur position est encore plus précaire que celle des Canadiens français. Leurs références culturelles étant éparpillées dans tous les coins du monde, leurs poètes nationaux étant souvent inconnus, leur capacité de réunir leurs aspirations politiques et culturelles étant trop faibles, il ne leur reste qu’à raconter « la guerre, la torture et la misère ».

LA CRÉOLITÉ DÉFINISSANT UN ENTRE-LES- LANGUES COLLECTIF ET IDENTITAIRE

On a beaucoup écrit de l’entre-les-langues qui existe dans le contexte des pays créolophones, de la tension entre le français et le créole, surtout dans le cadre des écritures de la créolité, notamment des textes théoriques d’Édouard Glissant, de Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau ou de Jean Barnabé. Comparé avec la situation du Canada français, il y a des similarités et des différences. Au lieu de bilinguisme, on parlerait ici davantage d’une diglossie, qui diffère du premier concept en ce qu’elle intègre des enjeux identitaires et des

5 MICONE, M. (2001) : Speak What. Montréal : VLB Editeur, p. 8.

62 Petr VURM conflits latents. Effectivement, le conflit de deux ou plusieurs langues est ici beaucoup plus hiérarchisé qu’au Canada français, l’un étant la langue du colon, l’autre celle du colonisé. Patrick Chamoiseau, écrivain martiniquais contemporain et un des porte-parole du mouvement, consacre une large partie de son œuvre, et de son existence, à tenter de comprendre, d’expliquer et enfin de résoudre ce déchirement diglossique qui a partie liée avec son identité individuelle mais aussi collective créole. Ses récits autobiographiques d’enfance, Antan d’enfance, Une enfance créole I. et Chemin d’école, Une enfance créole II., ainsi que son essai théorique Écrire en pays dominé rendent compte de cette quête à la fois linguistique et identitaire, identitaire parce que linguistique. Le discours métalinguistique qui caractérise ses productions n’a de cesse de tenter de révéler et de théoriser les manifestations d’oppression culturelles et linguistiques. Les choix scripturaires de Chamoiseau cherchent à traduire ce conflit, et à le résoudre, inscrivant la langue dominée, le créole au sein d’une narration en français, langue d’oppression. Ce qui est intéressant, c’est qu’avec la créolité, le créole devient un projet identitaire par rapport aux français qui est la langue du colonisateur et donc au fortes connotations négatives, liées au passé :

Notre première richesse, à nous écrivains créoles, est de posséder plusieurs langues : le créole, français, anglais, portugais, espagnol, etc. Il s’agit maintenant d’accepter ce bilinguisme potentiel et de sortir des usages contraints que nous en avons. De ce terreau, faire lever sa parole. De ces langues bâtir notre langage. Le créole, notre langue première à nous Antillais, Guyanais, Mascarins, est le véhicule originel de notre moi profond, de notre inconscient collectif, de notre génie populaire, cette langue demeure la rivière de notre créolité alluviale. Avec elle nous rêvons. Avec elle nous résistons et nous acceptons. Elle est nos pleurs, nos cris, nos exaltations. Elle irrigue chacun de nos gestes. Son étiolement n’a pas été une seule ruine linguistique, la seule chute d’une branche, mais le carême total d’un feuillage, l’agenouillement d’une cathédrale [...] une amputation culturelle6.

A la différence de beaucoup de langues africaines, le créole est dérivé du français, ce qui facilite son insertion dans les textes en

6 BERNABÉ, J. – CONFIANT, R. – CHAMOISEAU, P. (1993) : Éloge de la créolité. Paris : Gallimard, p. 43.

63 L’ENTRE-LES-LANGUES DANS LES LITTÉRATURES FRANCOPHONES :... français sans besoin d’explicitation ou de traduction en bas de page. Pour ne donner que deux exemples de la stratégie linguistique de l’insertion du créole dans la narration et dans les dialogues chez Chamoiseau, tirés de Texaco, son roman le plus connu :

Alors elle m’abaissa la tête et me dit : Prédié ba papa’w ich mwen, Prie pour ton papa, mon fils7. Mé ola Matinityèz-là pasé ô-ô, Mais où est passée la Martiniquaise, oh ?8

Comme nous pouvons le voir, Chamoiseau décide de rendre la tâche du lecteur plus facile en juxtaposant la traduction en français, ce qui n’est pas souvent le cas. Il est vrai qu’un lecteur inexpérimenté risque de ne pas comprendre le créole, qui exige quand même une certaine pratique, surtout à l’oral. Mais, pour les répliques plus courtes, proche à l’oral du français standard, les auteurs comme Glissant, Chamoiseau ou Confiant choisissent la stratégie d’immersion du lecteur occidental dans la langue créole. Ajoutons que le créole n’est pas une simple variante ou dialecte du français, il s’agit d’une langue à part, avec ses règles et particularités. Pour les auteurs qui l’écrivent, il y a une forte composante identitaire liée à l’oralité et à la trace historique (terme de Glissant) de la traite négrière et de l’esclavage au mélange d’influences multiples. Comme nous le savons, même si le créole se pose comme une concurrence du français dans les pays créolophones en tant que langue officielle, il semble qu’il représente une certaine concurrence venant par le bas, à la différence de l’anglais, qui menace le français par le haut. Cependant, il y a très peu de textes publiés et lus en pur créole. Le plus souvent, c’est une version bilingue qui représente une solution pratique pour le créolophone et le francophone à la fois. La paysage du créole est quand même en train de changer, les auteurs créolophones s’engagent dans un renouveau de la langue, en proposant de plus en plus de production écrite d’une langue profondément orale. D’ailleurs, ce renouveau peut nous faire penser à des renouveaux des langues mineures d’Europe au 19e et au 20e siècle, comme le tchèque, le slovaque ou le breton et le gaélique. Ce qui représente, à notre avis, un phénomène plutôt positif.

7 CHAMOISEAU, P. (1992) : Texaco. Paris : Gallimard, p. 48. 8 Ibid., p. 247.

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LE FRANÇAIS MALINKÉ D’AHMADOU KOUROUMA

La situation se présente sous un jour différent en Afrique. Colonisée comme les Antilles françaises par l’empire français, il manque en Afrique la taille minuscule et l’insularité qui caractérisent les îles, et donc une certaine uniformité et facilité méthodologique quant au traitement de l’entre-les-langues. Il est assez difficile pour un Européen de comprendre l’immensité de l’Afrique et surtout sa diversité. Le colonialisme a dessiné les cartes telles que nous les connaissons aujourd’hui, avec des frontières souvent droites, ce qui nous mène à croire à une identité nationale nette et bien définie. Or, il n’en est rien. Chaque pays, comme le Congo, la Côte d’Ivoire ou le Sénégal est composé d’une multitude de peuples et de tribus, chacune parlant des langues assez dissemblables, ce qui mène à des incompréhensions non seulement au niveau langagier, mais encore plus souvent, à des guerres tribales liées au croyances et à la lutte pour des ressources. En Afrique subsaharienne, donc, le français paraît la langue unificatrice, sans laquelle il serait impossible de gérer de vastes territoires. Ahmadou Kourouma, d’origine ivoirienne, est un des représentants les plus connus et ses livres comptent parmi les plus grands succès de cette région. Nous osons dire que ce succès tient en partie au fait qu’il a su écrire dans l’entre-les-langues, entre le français « standard » et sa langue vernaculaire, le malinké, sans pourtant écrire d’une manière incompréhensible. Il faut ajouter d’un même souffle que le choix de la langue a été très difficile, vu que Kourouma, comme tous les écrivains des pays francophones de son temps, est le produit d’une école coloniale qui voulait faire des petits noirs des colonisés évolués qui maîtrisaient la langue et partant la culture des maîtres. D’où vient aussi la violence ou même la haine ouverte dans laquelle s’opère cet apprentissage de la langue française. En effet, les langues maternelles sont bannies de la sphère de l’école et celui qui contrevient à la règle est automatiquement puni. Tout colonisé francophone a donc vécu la douleur du tiraillement entre la langue d’origine et la langue française qui cohabitent en lui. Avant Les soleils des indépendances cette dichotomie ne se fait pas jour au niveau du roman africain, qui est écrit dans un français impeccable. C’est Kourouma qui ne s’embarrasse pas des scrupules de gardien de la pureté de la langue. Apparemment, il est le premier à manifester dans le roman francophone l’inadéquation

65 L’ENTRE-LES-LANGUES DANS LES LITTÉRATURES FRANCOPHONES :... de la langue française à rendre de façon fidèle les actions et les situations des personnages évoluant dans une culture non française. Il l’a fait d’instinct parce qu’il est entré en littérature sans être armé sur le plan de l’écriture puisqu’il est mathématicien de formation. Selon Jean Ouédraogo, on pourrait classer Kourouma parmi les hommes qui repoussent intuitivement les limites du possible dont parlait Mark Twain : « parce qu’ils ne savaient pas que c’était impossible, ils l’ont réussi ».

Oui, je crois, le problème, c’est à la fois les deux parce que qu’est- ce qu’un romancier se propose ? C’est de faire revivre un certain personnage. Et, effectivement, quand un Malinké parle le Français classique, on ne peut pas le faire, il ne peut pas ressortir puisqu’il a une façon d’aborder, une façon de dire, il a une façon de penser qui est absolument différente de la manière française, du classicisme fran- çais. Donc, si vous voulez présenter un Malinké, quand vous le présentez avec le français classique, il perd une très, très importante partie de sa dimension, de sa réalité. Donc, si vous voulez, c’est une question, au fond, on en revient à ça, être réel seulement, être vrai quoi. Vouloir être vrai vous impose déjà d’adopter la langue de la personne. Ce n’est pas la langue, et je suis très heureux tout à l’heure, de l’expression qu’a utilisé Maryse Condé, c’est de transposer, ce n’est pas, on ne traduit pas sa langue, on la transpose. Parce que la traduire, d’ailleurs, n’aurait pas de sens. C’est d’essayer de voir comment, je crois, que dans toute langue, il y a une façon d’aborder, une façon de dire. Les choses se succèdent d’une certaine façon, il y a un certain rite. Et ce rite qu’il faut donner pour que la personne ait toute sa dimension, et que le milieu qu’on représente soit représenté dans toute sa réalité. C’est ce que j’ai voulu faire, voilà, c’est tout9.

La stratégie linguistique, à la différence des auteurs créoles, est indirecte. Elle repose sur l’hybridation de la langue française par des structures sous-jacentes, provenant du malinké. Le plus souvent, il s’agit des culturèmes et des phrasèmes – proverbes, dictons, « façons de parler ». La nouveauté de son écriture consiste également dans une influence structurelle, lexicale et syntaxique, voire néologique, du malinké. Le malinké, langue africaine structurellement assez différente, s’exprime dans le français littéraire de Kourouma de façon plus ou

9 OUÉDRAOGO, J. (2013) : Les Soleils des indépendances. Paris : Honoré Champion, p. 58.

66 Petr VURM moins invisible à la première lecture, qui peut, malgré tout, gêner la lecture et le plaisir esthétique. Pour ne donner que quelques exemples :

Il y avait une semaine qu’avait fini dans la capitale Koné Ibrahima, de race malinké, ou disons-le en malinké : il n’avait pas soutenu un petit rhume10. Le molosse et sa déhontée façon de s’assoir11. Le cou chargé de carcans hérissés de sortilèges comme le sont de piquants acérés les colliers du chien chasseur de cynocéphales12.

NANCY HOUSTON, L’EXIL DE LANGUE ET L’AUTO-TRADUCTION

Nous en arrivons à l’exemple le plus complexe de l’interpénétration mutuelle de deux ou trois langues, c’est le cas de l’écrivaine canadienne Nancy Huston. La langue, pour l’auteure originaire de l’Alberta, dont la langue maternelle est donc logiquement l’anglais mais qui écrit la plupart du temps en français, comme pour d’autres femmes écrivant ou traduisant dans un contexte culturel au sein duquel elles se sentent étrangères, apparaît comme le lieu privilégié d’une invention de soi et d’une négociation des relations de pouvoir entre les sexes. Son essai autobiographique, Journal de la création, dans lequel elle revisite la vie de couples d’artistes célèbres et certains mythes, est une réflexion sur les conditions de possibilité d’un rapport féminin à l’écriture. Par ailleurs, l’expérimentation linguistique de l’auto-traduction dans les deux sens, chez Nancy Huston, remet en cause les rapports de dépendance hiérarchique entre l’original et la tra- duction, ou l’opposition entre langue maternelle et étrangère. Cela, en dernière instance, nous mène à nous interroger sur nos pratiques et nos représentations de l’écriture et de la traduction. Les métaphores de la traduction dans l’écriture de Huston reflètent des questions plus profondes dans la culture occidentale, en particulier une sensibilité concernant le fait d’établir et de consolider des frontières entre le texte original et le texte traduit. Rappelons à ce propos la polémique déclenchée en 1993 par l’attribution du Prix du

10 KOUROUMA, A. (1970) : Les Soleils des indépendances. Paris : Editions du Seuil, p. 9. 11 Ibid., p. 9. 12 Ibid., p. 32.

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Gouverneur Général du Canada pour l’auto-traduction Cantiques des plaines dans la catégorie « Romans et nouvelles ». Cinq éditeurs montréalais ont protesté auprès du Conseil des Arts du Canada pour contester de la décision du jury en raison de la nature du texte, relevant uniquement, à leurs yeux, de la catégorie « traductions ». En réponse aux accusations d’« Albertaine défroquée », d’« anomalie territoriale » ou d’« Anglaise récalcitrante » ayant « renié sa langue maternelle pour épouser le français », Nancy Huston a présenté l’auto- traduction de son roman comme une réécriture ou une re-création13. C’est pourquoi Nancy Huston écrit dans Nord perdu :

Le problème, voyez-vous, c’est que les langues ne sont pas seulement des langues ; ce sont aussi des world views, c’est-à-dire des façons de voir et de comprendre le monde. Il y a de l’intraduisible là- dedans…14

Dans le double de l’auto-traduction, elle écrit :

The problem, of course, is that languages are not only languages. They are worldviews – and therefore, to a great extent, untranslatable…15

Nous constatons, en comparant les deux extraits cités ci-dessus, le degré de la sensibilité et de la réflexion de l’auteure quant à sa propre écriture, à sa propre traduction. En effet, il s’agit d’un méta- commentaire de sa propre traduction, indiquant qu’il existe des world views que l’auteur bilingue est probablement incapable de traduire. C’est pourquoi Huston utilise le mot en anglais dans le texte original français, pour le garder dans l’auto-traduction. Cette approche complexe suscite une foule de questions théoriques et pratiques sur le traduisible et l’intraduisible, le racontable et l’inracontable, et enfin les espaces de l’entre-les-deux, qui sont souvent les plus saisissants à explorer.

13 KLEIN-LATAUD, C. (1996) : Les voix parallèles de Nancy Huston. In : TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol. 9, n° 1, p. 216, 222. 14 HUSTON, N. (1999) : Nord perdu. Montréal : Actes sud, p. 51. 15 HUSTON, N. (2002) : Losing North. Musings on Land, Tongue and Self. Toronto : McArthur and Company, pp. 66–67.

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CONCLUSION

Nous venons de parcourir quelques exemples modèles de l’entre- deux-langues ou entre-les-langues, constitutif du métissage linguistique récent et actuel du français avec d’autres langues. Nous avons tâché de démontrer sur plusieurs exemples des littératures francophones comment les écrivains s’installent dans l’espace entre deux et plusieurs langues. Ces langues peuvent adopter plusieurs fonctions, soit individuelles, soit collectives. Du côté de l’individuel, le choix de sa langue représente un facteur important du point de vue identitaire, psychologique, créatif et poétique, déterminant par la suite le visage de l’œuvre d’art. Du côté du collectif, le même choix peut porter une influence importante sur l’imaginaire identitaire du groupe, social ou même politique. Le français se situerait dans la position d’une « puissance moyenne », ayant perdu sa hégémonie internationale au détriment de l’anglais, il ne cesse de représenter la langue dominante et d’inspirer les langues liées d’une façon ou autre à la francophonie. Un échange constant entre soit l’anglais, soit les langues locales, ne représente pas un danger absolu, il s’agit plutôt d’une source de richesse et de créativité verbale et des idées. Or, il paraît que le français, malgré un certain pessimisme qu’on entend parfois, reste toujours une puissance, quoique délicate, à cheval entre les langues mineures telles que le malinké ou le créole, et l’anglais, la superpuissance mondiale. Enfin, c’est surtout les auteurs francophones qui manifestent une surconscience linguistique de ce fait.

BIBLIOGRAPHIE BERNABÉ, J. – CONFIANT, R. – CHAMOISEAU, P. (1993) : Éloge de la créolité. Paris : Gallimard. GAUVIN, L. (2000) : Langagement. L’écrivain et la langue au Québec. Montréal : Boréal. HUSTON, N. (1999) : Nord perdu. Montréal : Actes sud. HUSTON, N. (2002) : Losing North. Musings on Land, Tongue and Self. Toronto : McArthur and Company. CHAMOISEAU, P. (1992) : Texaco. Paris : Gallimard. KLEIN-LATAUD, C. (1996) : Les voix parallèles de Nancy Huston. In : TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol. 9, n°1, pp. 211– 231.

69 L’ENTRE-LES-LANGUES DANS LES LITTÉRATURES FRANCOPHONES :...

KOUROUMA, A. (1970) : Les Soleils des indépendances. Paris : Éditions du Seuil. LALONDE, M. (1974) : Speak white. Montréal : L’Hexagone. MICONE, M. (2001) : Speak What. Montréal : VLB Éditeur. OUÉDRAOGO, J. (2013) : Les Soleils des indépendances. Paris : Honoré Champion. Whorfian Hypothesis. [online] disponible en ligne : https://www.britannica.com/science/Whorfian-hypothesis (consulté le 10. 10. 2016).

Petr Vurm Université Masaryk de Brno (République tchèque) [email protected]

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L’INFLUNCE FRANÇAISE DE JADIS ET D’AUJOURD’HUI SUR LES ANCIENNES COLONIES DE L’HEXAGONE EN AFRIQUE

Vojtěch ŠARŠE

Résumé : Les littératures africaines venues des anciennes colonies françaises sont unies par une seule langue d’expression, à savoir le français. Une langue qui leur a été imposée durant l’époque colonialiste, devenant ainsi un butin de guerre au moyen duquel les auteurs africains subsahariens d’expression française ont voulu et veulent toujours non seulement faire leur entrée dans la littérature mondiale, mais également retrouver les racines africaines. Or il est indispensable de souligner que l’attitude envers la langue des colonisateurs a connu une évolution considérable que nous expliquerons dans ce travail. Mots clés : Langue, Histoire, Colonialisme, Influence, Littératures africaines.

Summary: African literatures written in the former French colonies are united by one language of expression – French. This one language was imposed upon the former French colonies during the colonial epoch and became, in consequence, the spoils of war. By means of this European language, the African Sub-Saharan writers have been trying not only to entry to the world literature, but also to reinvent their African roots. Nevertheless, it is important to emphasize that these writers’ attitude to the language of the colonizers experienced a considerable evolution which I will explain in this work. Key words: Language, History, Colonialism, Influence, African literatures.

INTRODUCTION

Dans ce travail nous analyserons trois phrases, proférées à trois époques différentes, par trois intellectuels et écrivains africains remarquables, il s’agit de Léopold Sédar Senghor, de Sony Labou Tansi et de Boubacar Boris Diop. Nous développerons une réflexion

71 L’INFLUNCE FRANÇAISE DE JADIS ET D’AUJOURD’HUI SUR LES ANCIENNES... sur l’influence de la langue française sur l’Afrique et établirons l’évolution de la relation des auteurs africains envers cette langue. Nous définirons ce que nous appelons « le triangle existentiel », à savoir : l’histoire de l’Afrique systématisée par la langue française s’intégrant dans le présent africain. Cette relation tripartie s’établit dans la conscience d’un auteur de la région subsaharienne. Ce travail abordera également les conséquences de ce triangle dans les œuvres des auteurs africains d’expression française. Nous montrerons que les littératures africaines francophones représentent le point culminant, la source des tensions entre l’esprit colonisé, les tentations libératrices et les volontés révolutionnaires. Ainsi, nous décrirons les trois différentes tendances dans leur histoire personnifiées d’une part par Senghor, amoureux de la culture française et défenseur de la francophonie, qui décrivait en français la beauté de l’Afrique ; d’autre part par Tansi exprimant en français la souffrance de l’Afrique ; et pour finir par Diop qui refuse le français, en l’accusant en français, d’être l’une des sources du déclin de la culture africaine. Ces tendances représentent les convictions et les attitudes de générations entières en Afrique francophone. La question se pose donc toute seule. La crise du français représentée par Diop marquerait-elle le début de la révolution en Afrique et de la renaissance de la culture africaine ? Car, comme nous le montrerons dans ce travail, la culture subsaharienne se trouve au bord du gouffre de l’oubli dès les premiers livres écrits en français d’auteurs africains. Prenons l’exemple de Moussa Konaté, écrivain malien qui dans ses romans policiers décrit des rencontres de différentes natures entre la culture française et européenne : « Supposons que je les fasse tous arrêter (les chefs d’une tribu), c’est comme si je décapitais une civilisation millénaire, car la fin de ces vieillards signifie la fin de la culture dogon, puisque ce sont eux les dépositaires »1. Celui qui parle, c’est l’inspecteur Habib, policier malien, éduqué dans une université française. Ces littératures expriment dans la plupart de cas le déclin de la culture africaine largement influencée par la France depuis l’abolition de l’esclavage.

1 KONATÉ, M. (2006) : L’empreinte du Renard. Paris : Fayard, p. 256.

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L’ÉVOLUTION DE L’ATTITUDE ENVERS LA LANGUE FRANÇAISE

La présence de la langue française en Afrique est un fait indéniable, elle est ancrée dans les anciennes colonies françaises, dans leurs cultures et la vie sociale quotidienne. Il y a aujourd’hui onze états africains subsahariens indépendants dont le français est la langue officielle unique et dix en langue co-officielle. De la même manière, la culture française et sa littérature en particulier sont incorporées dans la vie en Afrique. Par exemple dans les cours de littérature des universités africaines, les auteurs français sont étudiés. Les littératures africaines sont enseignées d’une manière marginale. Or l’attitude envers la langue française a beaucoup changé durant le dernier demi- siècle.

LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR

En 1962, Léopold Sédar Senghor, à l’époque premier président du Sénégal, a publié dans une revue française un article intitulé « Le français, langue de culture ». Il s’agit d’un article où il célèbre la culture française et avant tout la langue française. Il y souligne la division des peuples, basée sur la différenciation raciale. Il écrit : « A la syntaxe de juxtaposition des langues négro-africaines, s’oppose la syntaxe de subordination du français ; à la syntaxe du concret vécu, celle de l’abstrait pensé : pour tout dire, la syntaxe de la raison à celle d’émotion »2. Il attribue une certaine façon de s’exprimer et de penser aux Noirs et aux Blancs. Il a déjà opposé les deux races auparavant, mais d’une manière beaucoup plus radicale : « L’émotion est nègre, comme la raison est hellène »3. Senghor a été critiqué pour ces expressions par les générations suivantes. Cette généralisation, même si prononcée avec l’intention de souligner les qualités et les mérites des Africains et de les opposer à ceux des Européens, était inadmissible spécialement à l’époque où l’Afrique, en gagnant son indépendance, devait construire son propre milieu culturel et social.

2 SENGHOR, L. P. (1962) : Le français, langue de culture. In : Esprit, novembre 1962, p. 840. 3 SENGHOR, L. P. (1939) : L’Homme de couleur. Paris : Plon.

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Il y a au moins deux raisons principales à cette conviction senghorienne. Tout d’abord les débuts littéraires étaient problé- matiques. En effet, les écrivains africains des colonies françaises ont commencé à écrire sans pouvoir s’intégrer dans une littérature nationale, la notion d’état étant réprimée par le système colonial. En conséquence, ces écrivains s’unissaient dans une langue commune, le français. Et c’est à travers cette langue étrangère, qu’ils ont commencé à découvrir la beauté de l’Afrique mais aussi ses problèmes. Deuxièmement, il faut comprendre que cette fascination pour la langue et la culture françaises est le résultat d’une longue inculcation systématique commencée avec des Écoles des Otages. Ces établissements coloniaux furent créés en 1855 au Sénégal dans le but de former des futurs auxiliaires au pouvoir colonial mais aussi de fragiliser les pouvoirs locaux. Les fils des chefs des tribus ou des villages y ont été recrutés par force. Il ne faut pas omettre l’influence des organisations comme l’A.O.F. ou l’A.E.F. (Afrique-Occidentale française, Afrique-Équatoriale française) qui ont regroupé treize colonies africaines françaises et ont organisé leur politique d’après le système de l’Hexagone. Et ce n’est pas un hasard si la plupart des territoires de l’A.O.F. sont devenus plus tard les membres de l’ELAN (Ecole et langues nationales en Afrique), projet lancé en 2012. Ses objectifs sont de consolider la position du français dans les ex- colonies de l’Hexagone en développant les langues nationales. Le résultat de cet endoctrinement systématique et de longue date est cette attirance extraordinaire pour la métropole. Dans le roman très célèbre, Carte d’identité, qui date de 1980 et dont l’auteur est ivoirien, Jean-Marie Adiaffi, le personnage principal exprime clairement et d’une manière critique son opinion par rapport au système éducatif français établi en Afrique : « L’école, l’école des Blancs. C’est l’une des rares choses bonnes qu’ils nous ont apportées. Mais hélas elle pourrit de jour en jour, elle pourrit tout. Parce qu’ici par ailleurs, elle ignore la tradition, ce qui existait. Par mépris et ignorance. Elle avait fait table rase de tout. […] Ces plaies béantes qu’on est en train de tailler dans les cerveaux de nos petits-enfants. […]. Tous ces enfants qu’on est en train de marquer au fer rouge comme du bétail, quand seront-ils hommes réellement libres ? »4

4 ADIAFFI, J.-M. (2002) : La Carte d’identité. Paris : Éditions Hatier International, pp. 101–102.

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Ce personnage exprime dans les deux dernières phrases le noyau du drame africain : les jeunes africains qui sont indéniablement marqués par cette culture française tordue, mais imposée. Elle est en train de mettre un mur infranchissable entre l’Afrique et les Africains. Il ne faut pas oublier également le rôle des universités françaises qui ont éduqué non seulement l’élite africaine mais également la grande majorité des auteurs africains. L’un des trois pères fondateurs de la négritude, concept libérateur pour les intellectuels noirs, écrit, dans son article accusatif, Un nègre… Misère noire, ceci : « Mieux encore, pour obtenir leur admission (des Européens), ces messieurs (les Antillais), admirablement formés à l’esprit des universités françaises, déployèrent et déploient encore une sournoise habileté à contingenter ceux de leurs cadets qui, frappant à la porte, risquent de concurrencer la bourgeoisie blanche »5. Léon Gontran Damas a passé plusieurs années à Paris et fait ses études là-bas. Les auteurs de la négritude ont fait face en français au problème noir, cercle vicieux dans lequel vivent les peuples noirs. Les Européens sont critiqués dans leur propre langue, dans laquelle le Noir africain s’intègre lui-même. Citons un exemple parfait : l’une de toutes premières révolutions noires francophones, la revue L’Étudiant noir, a été écrite et publiée en français, dans une université parisienne, en 1935. Le français permet ainsi d’exprimer la fierté des Africains. Il devient donc l’outil qui leur sert à revendiquer leurs qualités et également à réfléchir à leur destin, à leur présent et à leur avenir. Mais tout cela à quel prix ? La prise de conscience extrêmement douloureuse des générations suivantes. C’est ainsi que Sony Labou Tansi a commencé à comprendre la situation de la domination française et dans ses œuvres il la critique avec virulence, mais toujours en français.

SONY LABOU TANSI

Un quart de siècle plus tard, cet écrivain congolais écrit ceci dans la revue Équateur, fondée par un autre écrivain congolais Caya Makhélé : « J’écris en français parce que c’est dans cette langue-là que le peuple dont je témoigne a été violé, c’est dans cette langue que moi-même j’ai été violé. Je me souviens de ma virginité. Et mes

5 DAMAS, L.-G. (1939) : Un nègre… Misère noire. In : Esprit, juin 1939, p. 347.

75 L’INFLUNCE FRANÇAISE DE JADIS ET D’AUJOURD’HUI SUR LES ANCIENNES... rapports avec la langue française sont des rapports de force majeure »6. Il exprime ainsi son indignation envers cette langue qui apporte une douleur historique et signifie l’anéantissement de l’individualité sur un continent. Or la vision de la culture française est incontestable en Afrique. Emmanuel Dongala, écrivain centrafricain, dans son premier roman paru en 1974, Un fusil à la main, un poème dans la poche, exprime l’image de la grandeur française qui influence largement les Noirs africains mais en même temps cette même société représente la terreur du passé, toujours vivace dans le présent : « Camarades, répétait-il. A entendre simplement ce mot, la foule éclata en un applaudissement fou. Il levait les bras en V, tel de Gaulle ». Mais un peu plus tard, la même personne revit une partie de sa vie en tant que soldat de son pays. « Il se boucha les oreilles, y enfonçant ses doigts de toutes ses forces, mais il entendait toujours ; il se crut une fois de plus cerné par les troupes de l’armée blanche »7. Le personnage qui fait le geste gaullien est un futur leader qui par sa ressemblance à ce politicien français veut renforcer la confiance de son peuple. Or le bruit de l’applaudissement lui rappelle la fournaise d’une guerre avec les Européens. Dans cet extrait se marient l’enchantement pour la culture étrangère et l’horreur inconsciente liée au passé européen. Pour creuser davantage le problème fondamental du statut des écrivains africains s’exprimant en français, il faut déjà comprendre la notion de l’étiquette « écrivain francophone ». Pierre Astier, éditeur français, exprime avec justesse la différence entre la littérature francophone et anglophone : « Un écrivain martiniquais, ce n’est pas sûr qu’il soit dans les rayons de littérature française. Ben Okri, écrivain africain de langue anglaise, est en littérature anglaise dans les rayons de librairie française. Mais il n’y aura pas un écrivain africain de langue française dans les rayons de littérature française »8.

6 TANSI, P. L. (1986) : Sony Labou Tansi face à douze mots. In : Équateur, 1986, n° 1, octobre – novembre, p. 30. 7 DONGALA, E. (2003) : Un fusil à la main, un poème dans le poche. Paris : Éditions du Rocher, pp. 19–20. 8 ASTIER, P. (2002) : L’Édition française ne s’ouvre pas aux autres. [online] disponible en ligne : http://www1.rfi.fr/actufr/articles/036/article_18883.asp (consulté le 11. 10. 2016).

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Cette notion comprend toute une histoire, étroitement liée à la colonisation. L’auteur francophone ne profite pas du même statut qu’un écrivain anglophone. Le premier terme comporte une distinction stricte et une hiérarchie infranchissable, tandis que le deuxième unit tous les écrivains d’expression anglaise. En consé- quence, c’est l’une des sources de l’instabilité du statut des écrivains africains, dits francophones, et de leur marginalisation au passé ainsi qu’au présent. Ils sont rangés dans une sous-catégorie qui crée à l’ombre d’une grande littérature nationale, c’est-à-dire française. De plus, avant la décolonisation les littératures africaines étaient surtout centrées sur des thèmes souvent récurrents, liés à la vie dans une colonie. Les écrivains formaient donc un grand bloc, qu’on pourrait désigner comme engagé. Ils reflétaient dans leurs romans la réalité africaine de leur époque avec l’intention de critiquer le statut quo établi par le système colonial. Tansi résume ainsi la raison de l’emploi de la langue des colonisateurs de plusieurs générations d’écrivains. Même si cette langue continue d’influencer le continent noir, elle est également le moyen d’exprimer son désaccord avec la situation actuelle. Ces livres ne sont pas uniquement destinés aux Africains noirs, ils devraient également choquer les Européens, leur montrer une réalité qui se passe au loin mais qui est liée à leur propre histoire que souvent ils ignorent. A ma connaissance, il n’existe pas un livre d’un auteur africain, dont le personnage principal ne soit pas un indigène. Cette unification est un point de base solide soulignant la distinction des littératures africaines même si elles reprennent la forme littéraire européenne. Or elles seront ainsi mises en opposition avec l’Europe qui la marginalisera. La littérature africaine d’expression française s’établit ainsi dans une position de défense d’un offensé pour exprimer l’injustice. Il est évident que l’évolution des opinions et des convictions ne s’arrête jamais. En conséquence, il est tout-à-fait naturel qu’un quart de siècle plus tard encore, un autre intellectuel africain se dresse contre l’utilisation du français et prône les langues africaines. Il refuse même le français en imaginant la critique du monde occidental proférée dans sa langue africaine maternelle.

77 L’INFLUNCE FRANÇAISE DE JADIS ET D’AUJOURD’HUI SUR LES ANCIENNES...

BOUBACAR BORIS DIOP

En 2013, Boubacar Boris Diop, écrivain sénégalais, prononce dans un entretien une accusation qui n’a jamais été prononcée auparavant : « [...], je me suis dit finalement, qu’en tant que sénégalais, j’utilisais une langue qui puait le sang et qui pourrait coûter un jour ou l’autre la vie à centaines de milliers de Sénégalais »9. L’attaque est sans détour et réprouve toute utilisation du français. Boubacar Boris Diop est évidemment un écrivain engagé dans la lutte anti-française. Il ne s’agit pas de la compréhension de soi-même dans la langue française ni de la mise en accusation de l’histoire dans cette langue-butin de guerre anticolonialiste. Cette époque appartient au passé. Il s’agit du refus total de la francisation du continent noir dans toutes les sphères. Boubacar Boris Diop surenchérit par rapport à l’engagement littéraire en Afrique en disant ceci : « La poésie, comme la littérature dans son ensemble, doit être active et pas seulement contemplative, elle doit aider à changer le monde »10. En effet, cette idée sur la création littéraire a toujours été présente dans l’esprit des écrivains de la partie subsaharienne du continent. Ce continent a dû faire face à des injustices continuelles dès l’arrivée des premiers colons blancs et même avant : esclavage arabe, traite négrière, colonisation, lutte pour la décolonisation et, finalement, les années après la décolonisation qui signifient souvent l’établissement de dictatures dans plusieurs nouveaux pays. Emmanuel Dongala, écrivain déjà mentionné, écrit en 2003 : « Cela voulait dire que pour nous (la génération de l’auteur) la littérature devait naturellement refléter les combats politiques et sociaux de nos peuples ou du moins elle devait les accompagner dans leur lutte de libération nationale »11. Cette proclamation est compréhensible, mais elle établit ces écrivains dans une opposition à la France mettant sous tension les relations entre les écrivains

9 DIOP, B. B. (2013) : Il est temps pour nous, intellectuels d’Amérique latine, d’Asie, d’Afrique de montrer que nous vivons dans un monde d’apparences. [online] disponible en ligne : https://venezuelainfos.wordpress.com/2013/03/31/ boubacar-boris-diop-il-est-temps-pour-nous-intellectuels-damerique-latine-dasie- dafrique-de-montrer-que-nous-vivons-dans-un-monde-dapparences/ (consulté le 10. 10. 2016). 10 DIOP, B. B. : Op. cit. 11 DONGALA, E. (2003) : Un fusil à la main, un poème dans la poche. Paris : Éditions du Rocher, p. 8.

78 Vojtěch ŠARŠE francophones et cette ancienne puissance coloniale. Et ainsi, encore une fois, cette attitude mène vers la marginalisation de ces écrivains. Or, tant qu’on parlera de la marginalisation des auteurs africains, ils demeureront dans cette position défavorable. Même Mongo Beti, grand anticolonialiste camerounais, dans la préface au roman de Boubacar Boris Diop, évoque cette ségrégation des Blancs et des Noirs : « Voici un roman dont la lecture ne laissera personne indifférent. On imagine déjà l’agacement de tous ceux qui refusent au créateur africain le droit à l’expérimentation esthétique, à la recherche audacieuse et surtout à la profondeur. Ceux-là crieront au pédantisme, à l’artifice et même à l’extravagance. Le lecteur africain sera sans doute d’un avis très différent »12. La différenciation entre le lecteur blanc et le lecteur noir est évidente et elle persistera jusqu’à ce que les Noirs africains se sentent eux-mêmes différents des autres et cherchent à exprimer leur isolation.

CONCLUSION

Après tout ce que nous venons de dire, nous pourrions avoir l’impression que le Noir africain est né maudit et qu’il croît dans une prison sans mur, devenu son monde. L’écrivain subsaharien doit faire face à l’influence d’une culture étrangère, en même temps faire la paix avec une langue imposée et comprendre ses propres liens avec la culture africaine. Nous avons abordé trois chemins concernant l’utilisation de la langue française : Senghor souhaite exister au moyen de cette langue, Tansi dénonce dans cette langue ses locuteurs européens et Boris Diop la critique et l’accuse avec violence. Mais cette prise de conscience linguistique, inévitable, signifie-t-elle le déclin des littératures africaines d’expression française et la grande et attendue renaissance des littératures écrites en langues africaines ? Elle le pourrait. Pourtant les conditions matérielles ne le permettent pas pour l’instant. De plus, le marché littéraire des langues minoritaires en Afrique est très faible. De ce point de vue, les littératures africaines sont étroitement liées à la réalité. Un exemple parlant : la plus vieille maison d’édition, Présence africaine, se concentrant uniquement sur la littérature africaine,

12 BETI, M. (1981) : Préface. In : B. B. Diop : Le temps de tamango. Paris : L’Harmattan, p. 5.

79 L’INFLUNCE FRANÇAISE DE JADIS ET D’AUJOURD’HUI SUR LES ANCIENNES... demeure installée à Paris. Soeuf Elbadawi, intellectuel comorien, désigne Paris comme « capitale de l’Afrique littéraire francophone », dans un article de 2002. Et Boniface Mongo-Mboussa, critique littéraire congolais, reprend cette expression dans un entretien qu’il a donné à la revue Jeune Afrique en 2014. Pour un écrivain africain d’expression française, il serait difficile de se passer de la présence actuelle de la France dans sa vie littéraire. La langue française est chargée d’un poids historique énorme. Mais en même temps, accepter la lutte en refusant la langue, c’est se priver d’une certaine partie de la liberté de création. Il y avait une tentation, en 2007, de créer un concept de « la littérature-monde en français », dont l’objectif était cette omission volontaire et consciente de l’histoire du français. Selon nous ce concept signifierait entre autres la création d’un autre type de la littérature-masse où se noieraient les littératures nationales et les individus. Ainsi la différence entre l’unité et la diversité de la littérature, leur tension bénéfique et saine disparaîtra pour faire place à une unité éventuellement maladive. Mais en même temps il ne faut pas souligner la spécificité des littératures africaines et ainsi nourrir pour toujours les théories de la ségrégation basée sur la race. Il semble qu’il faille plutôt relever la qualité de l’auteur et le style de son écriture, en dehors de toute provenance et langue d’expression. Il faut plutôt se débarrasser de toutes ces étiquettes qui ne servent qu’à réanimer les discussions une fois déjà épuisées.

BIBLIOGRAPHIE ADIAFFI, J.-M. (2002) : La carte d’identité. Paris : Éditions Hatier International. ASTIER, P. (2002) : L’Édition française ne s’ouvre pas aux autres. [online] disponible en ligne : http://www1.rfi.fr/actufr/articles/036/ article_18883.asp (consulté le 11. 10. 2016). BETI, M. (1981) : Préface. In : B. B. Diop : Le temps de tamango. Paris : L’Harmattan. DAMAS, L.-G. (1939) : Un nègre… Misère noire. In : Esprit, juin 1939. DIOP, B. B. (2013) : Il est temps pour nous, intellectuels d’Amérique latine, d’Asie, d’Afrique de montrer que nous vivons dans un monde d’apparences. [online] disponible en ligne : https://venezuelainfos. wordpress.com/2013/03/31/boubacar-boris-diop-il-est-temps-pour-

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nous-intellectuels-damerique-latine-dasie-dafrique-de-montrer- que-nous-vivons-dans-un-monde-dapparences/ (consulté le 11. 10. 2016). DONGALA, E. (2003) : Un fusil à la main, un poème dans la poche. Paris : Éditions du Rocher. KONATE, M. (2006) : L’Empreinte du Renard. Paris : Fayard. SENGHOR, L. P. (1939) : L’Homme de couleur. Paris : Plon. SENGHOR, L. P. (1962) : Le français, langue de culture. In : Esprit, novembre 1962. TANSI, P. L. (1986) : Sony Labou Tansi face à douze mots. In : Équateur, 1986, n° 1, octobre – novembre.

Vojtěch Šarše Université Charles, Prague (République tchèque) [email protected]

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« AVEC UN VISAGE DE SAINT, TU RENTRES DANS MES RÊVES... » QUELQUES REMARQUES SUR LES TRANSFORMATIONS DE LA CULTURE DE LA FIN’AMOR DANS LE RECUEIL POÉTIQUE D’ANNA ONDREJKOVÁ ISEUT : RÊVES, LETTRES À TRISTAN1

Ján ŽIVČÁK

Résumé : La présente étude se donne pour objectif d’examiner l’arrière-plan culturel d’un recueil poétique publié en 2010 par Anna Ondrejková, poétesse slovaque de grande renommée. Mélangeant certains topoi de la culture courtoise avec la brautmystik chrétienne, ce texte intitulé Iseut : rêves, lettres à Tristan fait preuve d’une grande complexité sémantique et sémiotique. L’étude se clôt par une évaluation critique de la réception du recueil dans les milieux littéraires slovaques, avec l’accent mis sur le degré de prise en compte des cultures sous-tendant l’écriture de la poétesse. Mots clés : Poésie slovaque contemporaine, Anna Ondrejková, Culture courtoise, Brautmystik chrétienne.

Summary: The present study aims to examine the cultural background of a poetry collection published in 2010 by Anna Ondrejková, a renowned Slovak poetess. The stated book, entitled Iseult : dreams, letters to Tristan, combines selected topoi of courtly culture with Christian bridal mysticism, and appears to be, for this precise reason, both semantically and semiotically complex. The study concludes with a critical evaluation of the reception of the book in Slovak literary circles, with emphasis placed on the degree to which the individual cultures underlying the poetess’ writing have been taken into account.

1 La présente publication s’inscrit dans le cadre du projet KEGA 027PU-4/2015 – French culture and francophone cultures taught at the virtual University of Prešov.

82 Ján ŽIVČÁK

Key words: Contemporary Slovak poetry, Anna Ondrejková, Courtly culture, Christian bridal mysticism.

La culture de la fin’amor, connue également sous le nom de « culture courtoise » grâce à Gaston Paris2, a exercé, par le biais des textes littéraires qu’elle avait enfantés (au sens métaphorique du terme), une influence notable sur la littérature mondiale au fil des siècles. Même de nos jours, des textes qui transforment, adaptent ou actualisent cette culture galante fleurissant surtout aux XIIe et XIIIe siècles, apparaissent tout autour du monde. La Slovaquie ne fait pas exception. En 2010, la maison d’édition Modrý Peter, spécialisée en poésie slovaque contemporaine, fit paraître un recueil poétique surnommé Iseut : rêves, lettres à Tristan qui, selon Ivana Hostová, traductologue slovaque et critique de la poésie contemporaine, apporte une transformation originale et inventive d’un modèle médiéval3. L’auteure du recueil, Anna Ondrejková, est une des figures centrales de la poésie slovaque contemporaine. Née en 1954 à Liptovský Mikuláš, elle a publié jusqu’à maintenant 10 ouvrages hautement appréciés par la critique littéraire. Son expression représente une voix singulière sur la scène poétique slovaque, se distinguant des autres voix de poètes par un travail systématique et complexe avec la mythologie (éventuellement le folklore), par une fragmentation extrême du corps du poème, du vers, et même du mot, et par un effort de traduire les émotions les plus tendues de l’âme féminine4. Étant donné que la plupart des poèmes tristaniens constituant les hypotextes5 du recueil poétique d’Anna Ondrejková s’avèrent profon-

2 Voir PARIS, G. (1883) : Études sur les romans de la Table Ronde : Lancelot du Lac. In : Romania, vol. 12, n° 48, pp. 459–534. 3 Voir HOSTOVÁ, I. (2014) : Príbehy zo sna. Anna Ondrejková : Izolda : sny, listy Tristanovi. In : Medzi entropiou a víziou. Kritické a interpretačné sondy do súčasnej slovenskej poézie. Prešov : FACE, pp. 59–60. 4 Voir BOKNÍKOVÁ, A. (2007) : Ondrejkovej poézia ticha a komorných drám. In : A. Ondrejková : Havrania, snová. Dunajská Lužná : MilaniuM, pp. 92–106. 5 Terme de Gérard Genette désignant le texte dont puise ou s’inspire un autre texte (appelé hypertexte), postérieur au premier. Pour davantage de renseignements, Voir : GENETTE, G. (1982) : Palimpsestes. La Littérature au second degré. Paris : Seuil.

83 « AVEC UN VISAGE DE SAINT, TU RENTRES DANS MES RÊVES... »... dément marqués par la culture courtoise6, nous nous efforcerons, dans la présente étude, d’analyser les transformations de la culture de la fin’amor dans le texte de la poétesse en essayant de répondre à trois questions. Premièrement : l’ouvrage examiné représente-t-il une réappropriation intégrale de la culture courtoise, ou uniquement une réappropriation de la matière tristanienne sans prendre en compte l’arrière-plan culturel de l’hypotexte ? Deuxièmement : y a-t-il d’autres cultures qui sous-tendent l’écriture de la poétesse ? Enfin : une poésie inspirée par la culture française médiévale reste-t-elle compréhensible pour le lecteur slovaque contemporain, ou au contraire s’affirme-t-elle (en raison du fossé culturel séparant la courtoisie du melting pot actuel) comme hermétique ?

TRADUIRE UN AMOUR ÉTERNELLEMENT DOULOUREUX : LA CULTURE COURTOISE DANS L’ÉCRITURE D’ANNA ONDREJKOVÁ

La courtoisie est un phénomène culturel, social et littéraire des XIIe et XIIIe siècles7. L’expression « fin’amor », utilisée au Moyen Âge pour dénommer le soi-disant amour courtois, trouve ses racines dans le Sud de la France, dans le pays d’Oc. Elle désigne à l’origine un

6 Pars pro toto, voir FRAPPIER, J. (1959) : Vue sur les conceptions courtoises dans les littératures d’oc et d’oïl au XIIe siècle. In : Cahiers de civilisation médiévale, vol. 2, n° 6, pp. 135–156. 7 Pendant plusieurs décennies, voire plusieurs siècles, les origines de la courtoisie ainsi que la définition des termes principaux relatifs à cette culture extraordinaire (l’amour courtois, la fin’amor, l’amour chevaleresque, etc.) firent l’objet de dispute entre divers spécialistes de la littérature médiévale, dont les positions, objections et hypothèses ne seront pas abordées dans cette étude. En nous appuyant sur trois manuels récents, nous résumerons uniquement les traits dominants de la culture courtoise, reconnus par la quasi-totalité des médiévistes. Pour davantage de renseignements sur les différentes théories afférentes à la courtoisie, voir BOASE, R. (1977) : The Origin and Meaning of Courtly Love : A Critical Study of European Scholarship. Manchester : Manchester University Press. Sauf indication contraire, les renseignements sur la culture courtoise, relatés dans les quatre premiers paragraphes de ce chapitre, seront tirés des ouvrages suivants : BOQUET, D. – NAGY, P. (2015) : Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l’Occident médiéval. Paris : Seuil; LETT, D. (2013) : Hommes et femmes au Moyen Âge : histoire du genre, XIIe – XVe siècle. Paris : Armand Colin; ZINK, M. (2013) : Les troubadours : une histoire poétique. Paris : Perrin.

84 Ján ŽIVČÁK amour pur et ardent à la fois, semblable à l’or épuré par le feu. Progressivement, elle acquiert une signification plus restreinte et dans les œuvres des troubadours et trouvères, elle qualifie déjà une nouvelle manière de chanter et de vivre la relation entre l’homme et la femme, relation devenue le noyau de la vie culturelle durant le dernier épisode du Moyen Âge central. Très vite institutionnalisée, la culture de la fin’amour fixe à l’époque de l’âge d’or de la littérature médiévale l’ensemble des normes de la vie aristocratique et commence à faire preuve de plusieurs traits canoniques. Premièrement, il s’agit d’une culture intimement liée à la caté- gorie de la beauté. L’intention première de tout auteur courtois est de plaire au public, de capter l’attention des milieux aristocratiques par une mimèsis ciselée des plaisirs de la vie élitiste. Aussi, ce souci de plaire fait naître un des concepts cruciaux de la culture et littérature des XIIe et XIIIe siècles qui est le topos du locus amoenus courtois, c’est-à-dire d’un lieu idyllique protégeant les amants contre les losengiers8. Deuxièmement, la culture courtoise est une culture strictement hiérarchisée. Les spécialistes (qu’il s’agisse d’historiens ou de cher- cheurs en littérature) soulignent l’importance du phénomène de la survalorisation d’une femme toute-puissante au fil des XIIe et XIIIe siècles. Cette « domna » incarne l’idole de la culture de la fin’amor et l’homme (le chevalier, en l’occurrence) n’apparaît dans les œuvres courtoises qu’en tant que serviteur d’une dame socialement supérieure et inaccessible, comme c’est le cas de Tristan, vassal du roi Marc, amoureux de sa reine. Enfin, la culture courtoise se fonde sur les interactions entre le désir, l’attente, le plaisir et la douleur. L’homme courtois est à la recherche constante du désir qui – pour continuer à flamber – doit rester inaccompli. Il subsiste donc dans une attente perpétuelle en refusant et en craignant la satisfaction de son désir, identifiée avec l’union sexuelle marquant le sommet de la vie amoureuse. Cela n’empêche pas cependant que cette attente perpétuelle soit douloureuse

8 Pour plus d’informations sur les représentations et métamorphoses du locus amoenus dans la littérature courtoise, voir LEGROS, H. (1990) : Du verger royal au jardin d’amour : mort et transfiguration du locus amoenus (d’après Tristan de Béroul et Cligès). In : Vergers et jardins dans l’univers médiéval. Aix-en- Provence : Presses universitaires de Provence, pp. 215–233.

85 « AVEC UN VISAGE DE SAINT, TU RENTRES DANS MES RÊVES... »... et tragique : l’homme courtois éprouve une agonie incessante sans, bien entendu, mourir réellement. Il suffit de lire le titre du recueil d’Anna Ondrejková pour comprendre que la matière tristanienne et l’ouvrage analysé (que certains critiques littéraires slovaques lisent comme un seul et long poème)9 sont liés par un rapport de dépendance. L’éventail thématique du recueil ne fait que confirmer cette hypothèse. Le cycle contient effectivement plusieurs allusions au monde fictionnel10 des hypotextes : les figures centrales sont appelées Iseut (tenant le rôle de sujet lyrique), Tristan et Brangien, et le corps du texte est brodé de références à la mer, au vin (la tragédie de Tristan et Iseut est due, dans la plupart des versions de la légende, à un élixir d’amour), à l’acte sexuel, au rêve, aux souffrances d’amour et à la mort11. Mais une fois la thématologie traditionnelle mise à part, une analyse de l’arrière-plan culturel du recueil révèle que la culture courtoise avec ses topoi et ses normes est présente dans l’hypertexte beaucoup moins fréquemment que les allusions thématiques à l’histoire des amants. Par ailleurs, le seul trait de la culture courtoise qui survit dans la poésie d’Ondrejková est le soi-disant tragique de la fin’amor. Le recueil est rempli d’un dolorisme perpétuel, d’une souffrance infinie et d’un désir qui ne peut jamais être accompli12. Quant aux autres topoi de la culture courtoise, leur fonction dans l’hypertexte est soit profondément altérée, soit inexistante. Par exemple, la hiérarchie des personnages ne correspond guère à la hiérarchie des rapports entre hommes et femmes propagée par la culture courtoise. Le sujet aimant, Iseut, s’impose comme une entité faible, frêle, introvertie par

9 Voir REBRO, D. (2010) : Môžeme prežiť? V cudzích náručiach, telách?. In : SME Kultúra. [online] disponible en ligne : http://kultura.sme.sk/c/5659977/mozeme- prezit-v-cudzich-naruciach-telach.html (consulté le 31. 12. 2016). 10 Pour davantage d’informations sur le terme « monde fictionnel », voir DOLEŽEL, L. (1998) : Heterocosmica : Fiction and Possible Worlds. Baltimore : Johns Hopkins UP. 11 Certaines de ces références sont remarquées également par Anna Valcerová. Pour plus de détails, voir : VALCEROVÁ, A. (2014) : Ondrejkovej tanec alebo Izolda o snoch a listoch Tristanovi. In : M. Součková (éd.) : K poetologickým a axiolo- gickým aspektom slovenskej literatúry po roku 1989 V. Prešov : Filozofická fakulta Prešovskej univerzity v Prešove, pp. 69–79. 12 Pour des renseignements supplémentaires sur le dolorisme dans l’ouvrage analysé, voir, par exemple, MATEJOV, R. (2011) : Izolda : sny, listy Tristanovi – Anna Ondrejková – Ako napnutá struna. In : Knižná revue, n° 5, p. 5.

86 Ján ŽIVČÁK excellence, souffrante et indigne d’être aimée13. Ces attributs plutôt négatifs du sujet lyrique se manifestent avant tout par le biais des épithètes qu’Ondrejková utilise pour qualifier Iseut :

[...] Iseut similaire à un corbeau : Iseut l’humble, Iseut l’humiliée : Iseut le rêve que je suis : Iseut depuis le commencement des temps : Iseut l’imprudente : la non aimée ? Iseut que je suis : moi Iseut : intéressée : folle [...]14.

L’infériorité du sujet aimant féminin se traduit également par le fait que le personnage est une vierge dont le désir de connaître l’acte d’amour et la joie d’être mère est soumis entièrement à la volonté de son bien-aimé15. Les motifs du sang virginal (si étranger à la poésie courtoise), du sexe éteint et d’un acte sexuel qui s’entame, mais ne peut pas être accompli16, occupent une place prépondérante dans le recueil :

[...] et encore, un émail de rubis brûlant sur ma poitrine : et encore, du sang lunaire : un silence confus, Tristan : la pleine lune brûle sans flamme, je brûle sans flammes : une vierge lunaire non accomplie [...]17.

13 Cette problématique est brièvement ébauchée dans le compte rendu d’Ivana Hostová. Voir HOSTOVÁ, I. : Op. cit. 14 ONDREJKOVÁ, A. (2010) : Izolda : sny, listy Tristanovi. Levoča : Modrý Peter, p. 55 ([...] Izolda havrania :/ Izolda pokor(e)ná : Izolda sen,/ ktorý som :/ Izolda od vekov : Izolda nemúdra : nemilovaná? Izolda,/ ktorá som : ja Izolda : účastná : šialená [...]). Tous les extraits cités sont traduits par l’auteur de l’étude. 15 Notons que dans les œuvres courtoises qui favorisent l’amour entre un homme célibataire et une femme mariée devenant ainsi inaccessible, les vierges incarnent d’habitude des personnages marginaux nécessitant la protection d’un chevalier (tel est le cas, par exemple, des vierges dans Yvain ou le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes). Pour davantage d’informations sur le soi-disant « adultère courtois », voir, par exemple, LETT, D. : Op. cit. 16 Une analyse plus approfondie des motifs évoqués est à trouver chez Anna Valcerová. Voir VALCEROVÁ, A. : Op. cit. 17 ONDREJKOVÁ, A. : Op. cit., p. 20 ([...] stále rozpálená rubínová/ glazúra na prsiach : stále mesačná krv :/ zmätené ticho, Tristan :/ tlie spln, tliem/ nesplnená mesačná panna [...]).

87 « AVEC UN VISAGE DE SAINT, TU RENTRES DANS MES RÊVES... »...

Une distorsion similaire atteint la catégorie de la beauté, située au centre du système esthétique de la littérature courtoise. À la place d’un locus amoenus topique (un verger paisible et harmonieux), le lecteur retrouve dans le cycle analysé un espace froid, brumeux, sombre et nocturne18 :

des étés froids : des pleines lunes sur des couches de neige lourdes et noires depuis le mois d’août, des mois vides, sanglants : un nouvel hiver : un nouvel hiver : suis-je en train de languir ? en train de m’éteindre ? comment le savoir, envahie de solitude dans un silence glacial, presque monastique [...]19.

CHANT ENTRE ISEUT ET TRISTAN, CHANT ENTRE 20 L’ÂME ET LE CHRIST

Comme en témoignent les analyses et interprétations exposées au chapitre précédent, l’arrière-plan culturel du cycle poétique d’Anna Ondrejková (malgré les relations transtextuelles qui relient le texte à ses prédécesseurs médiévaux) reflète faiblement la culture de la fin’amor proprement dite. La question se pose alors de savoir quelle culture (si ce n’est pas celle de la fin’amor) sous-tend l’écriture de la poétesse ? Un lecteur attentif, cherchant à démasquer les subtilités de la structure motivique du recueil, remarquera sans doute qu’un

18 Le caractère hostile, mélancolique de l’espace dans le recueil est brièvement étudié par Matúš Bartko. Voir BARTKO, M. (2012) : Anna Ondrejková (1954) – Izolda : sny, listy Tristanovi. In : J. Gavura, M. Součková et R. Kitta (eds.) : TOP 5 2010. Slovenská literárna a výtvarná scéna 2010 v odbornej reflexii. Prešov : FACE, pp. 78–86. 19 ONDREJKOVÁ, A. : Op. cit., p. 54 (studené letá : splny, od augusta/ na ťažkých čiernych snehoch,/ krvavé prázdne mesiace :/ nová/ zima :/ nová, nová/ zima : slabnem? dohorievam? ako/ vedieť v samote,/ v ľadovom, skoro kláštornom tichu [...]). 20 Ce titre fait allusion au Cantique spirituel de Jean de la Croix, composition poétique que l’auteur avait lui-même qualifiée de « chant entre l’âme et l’Époux » (JEAN DE LA CROIX (2001) : Le Cantique spirituel A. In : Œuvres complètes. Édition établie par D. Poirot. Paris : Cerf, p. 345.)

88 Ján ŽIVČÁK nombre non négligeable de procédés stylistiques, de motifs, d’images et de métaphores empruntés par l’auteure semble puiser dans les textes de la brautmystik21 chrétienne, plus particulièrement dans les écrits et les imaginaires de Jean de la Croix et de Catherine de Sienne22. Le premier élément textuel signalant l’éventuelle intersection entre la culture de la brautmystik et l’arrière-plan culturel du recueil est le motif du sang, s’imposant d’ailleurs comme un des leitmotifs de l’ensemble de la production littéraire de la poétesse. Tout comme dans les écrits de Catherine de Sienne23, le sang apparaît chez Anna Ondrejková soit comme symbole de l’alliance :

[...] mais nous, nous en avons bu : coupables et/ ou innocents : du vin amer, du vin sang,24 soit comme symbole de la purification :

[...] Tristan :

21 Terme d’origine allemande. La brautmystik est une branche du mysticisme chrétien mettant l’accent sur la relation d’amour entre l’homme et Dieu. Il s’agit par ailleurs d’une fille de la culture courtoise, comme cette dernière avait influencé l’écriture de nombreux « pères de la mystique occidentale » (Bernard de Clairvaux et autres). Pour davantage de détails sur la brautmystik, voir, par exemple, NUGENT, D. Ch. (1986) : The Harvest of Hadewijch : Brautmystik and Wesenmystik. In : Mystics Quarterly, vol. 12, n° 3, pp. 119–126. Pour plus d’informations sur les parentés entre la culture courtoise et la mystique chrétienne occidentale, voir DAVY, M.- M. (1968) : Le thème de l’âme-épouse selon Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Pathus ». In : M. de Gandillac et É. Jeaunaud (éds.) : Entretiens sur la Renaissance du 12e siècle. Paris : Mouton-Lahaye, pp. 247–261; JAVELET, R. (1968) : L’amour spirituel face à l’amour courtois. In : M. de Gandillac et É. Jeaunaud (éds.) : Entretiens sur la Renaissance du 12e siècle. Paris : Mouton- Lahaye, pp. 309–336. 22 Il s’agit notamment des écrits suivants : JEAN DE LA CROIX : Op. cit.; CATHERINE DE SIENNE (2002) : Le livre des dialogues. Paris : Seuil. 23 Il convient de noter que dans une interview publiée dans le périodique slovaque Knižná revue, Anna Ondrejková s’autocaractérise par une citation tirée d’une prière de Catherine de Sienne. Pour plus de détails, voir PODRACKÁ, D. – ONDREJKOVÁ, A. (2007) : Mojou podstatou je oheň. In : Knižná revue, n° 26, p. 12. Pour des renseignements supplémentaires sur le motif du sang chez Catherine de Sienne, voir CATHERINE DE SIENNE : Op. cit. 24 ONDREJKOVÁ, A. : Op. cit., p. 22 ([...] ale/ my sme to pili, ne// vinní : to horké víno krv).

89 « AVEC UN VISAGE DE SAINT, TU RENTRES DANS MES RÊVES... »...

nous nous laverons dans un sang pur, scintillant : tu as dit : « je veux que tu vives » [...]25.

Un autre motif typiquement mystique que la poétesse semble se réapproprier est celui de la stigmatisation (inutile de rappeler que l’expérience de la stigmatisation joue un rôle important dans le par- cours spirituel de nombreux mystiques chrétiens, y compris François d’Assise et Catherine de Sienne). Chez Ondrejková, et le sujet aimant et le sujet aimé portent des stigmates. Au milieu de la première branche26 du recueil, la poétesse évoque les stigmates de Tristan :

[...] tes stigmates : le cœur, le sexe : couchée sur toi, je ne me suis pas cicatrisée [...],27 et dans la seconde branche, elle peint une image poétique très suggestive de la stigmatisation d’Iseut :

des ailes de mon côté gauche, du sang de mon côté droit : transparente : on peut te voir frapper, toi, mon cœur : toi mon cœur : toimoncœur28.

La parenté profonde entre la brautmystik chrétienne et l’écriture d’Ondrejková se manifeste également à travers les allusions aux textes bibliques fréquemment médités par les auteurs mystiques, et qui s’insèrent dans le corps du cycle analysé. Il s’agit plus précisément des écrits vétérotestamentaires mettant en scène, sous forme d’une allégorie érotique, l’amour entre Dieu et le peuple d’Israël, par

25 Ibid., p. 23 ([...] Tristan :/ umyjeme sa v čistej/ trblietavej/ krvi : povedal si : „ži“ [...]). 26 Le recueil est divisé en cinq branches. 27 Ibid., p. 16 ([...] tvoje stigmy : srdce,/ pohlavie : ja som sa nezahojila na tebe [...]). 28 Ibid., p. 27 (okrídlená na ľavom boku, z pravého krv : priezračná : smieme vidieť,/ ako mi udieraš :/ ty, srdce :/ ty srdce :/ tysrdce).

90 Ján ŽIVČÁK exemple le Cantique des cantiques ou le 16e chapitre du Livre du prophète Ézékiel29. Or, d’après nos observations, la culture de la brautmystik sous-tend non seulement la structure motivique du texte d’Anna Ondrejková, mais aussi la configuration du sujet lyrique aimant et du sujet aimé. En effet, dans le recueil analysé, Tristan et Iseut s’affirment comme des personnages pluriidentitaires. Le personnage d’Iseut réunit en soi trois identités différentes. Primo, à côté d’une Iseut ressemblant à l’héroïne des hypotextes médiévaux, le lecteur retrouve une Iseut désireuse de prendre part aux souffrances de son amant, de s’unir à Tristan dans un sacrifice. La mise en scène de cette modalité particulière du sujet lyrique est souvent accompagnée par l’image d’une brebis immolée, faisant signe vers l’Agneau de Dieu, sacrifié pour l’humanité :

une exécution réconciliatoire à la croisée des routes : on a supplicié la septième brebis : une mort inutile négligeable, une mort : moi ? vêtue d’une toison d’écarlate, égorgée [...]30.

Cette modalité du sujet lyrique semble puiser dans la mystique de la Croix selon laquelle l’âme amoureuse du Christ souhaite participer aux souffrances du Bien-aimé31. Secundo, Anna Ondrejková met en scène également une Iseut semblable à la bien-aimée du Cantique des cantiques ou à celle du Cantique spirituel de Jean de la Croix. Il s’agit d’Iseut « la Noire »32 qui – de même que la bien-aimée chez Jean de la Croix dont la peau

29 Les allusions aux textes bibliques cités sont à trouver, par exemple, aux pages 17 (« le printemps arrive », répliqua-t-elle) et 23 (tu as dit : « je veux que tu vives ») de l’ouvrage analysé. 30 Ibid., p. 33 (zmierna poprava na krížnej ceste : umučená/ siedma ovečka :/ daromná/ drobná/ smrť : ja?/ so šarlátovým rúnom,/ s podrezaným hrdlom [...]). 31 Pars pro toto, voir BIALAS, M. (1990) : The Mysticism of the Passion in St. Paul of the Cross. San Francisco : Ignatius Press. 32 ONDREJKOVÁ, A. : Op. cit., p. 19 ([čiernovlasá]).

91 « AVEC UN VISAGE DE SAINT, TU RENTRES DANS MES RÊVES... »... noire (ou brune) symbolise le péché33 – s’associe aux motifs de la faute et de l’indignité. Le personnage de Tristan, lui aussi, apparaît comme une entité pluriidentitaire. À côté d’un Tristan ressemblant au héros des hypotextes, c’est-à-dire d’un Tristan passionné, désireux et ardent, dont la présence dans le corps du poème s’accompagne souvent de la métaphore des loups rouges, le lecteur remarque chez Ondrejková un Tristan christologique dont la présence se traduit, à son tour, par la métaphore de l’ange34. En effet, dès le début du cycle, la poétesse insère dans son tissu poétique un éventail très large d’éléments textuels (épithètes, métaphores, etc.) faisant signe vers la nature sublime, transcendante ou explicitement christologique du sujet aimé. Tout d’abord, c’est le lien profond qui relie la figure de Tristan au motif du sang. Dans le premier poème du recueil, par exemple, la poétesse laisse entendre que le sujet aimé est authentique uniquement si ensanglanté. Et qui sinon le Christ s’avère authentique uniquement si ensanglanté ?

[...] je vais gémir ton nom dans les profondeurs de la nuit : comme si tu étais couché là, en moi, unique et authentique et ensanglanté, Tristan [...]35.

Ensuite, le Tristan d’Anna Ondrejková est un personnage sans péché. Cet attribut du sujet aimé est mis en valeur de manière frappante notamment dans la vignette de la lapidation des amants. Tandis qu’Iseut, coupable, meurt, Tristan, sans péché, arrive à sur- vivre36. Dans la cinquième branche du recueil, le lecteur est même témoin d’une identification explicite du sujet aimé avec le Christ. Dans un des derniers poèmes du cycle, le sujet lyrique (c’est-à-dire Iseut) s’adresse à Dieu à la deuxième personne du singulier, personne grammaticale réservée jusqu’alors à la communication avec Tristan :

33 Voir la strophe 24 du Cantique spirituel A (JEAN DE LA CROIX : Op. cit., p. 353). 34 Le lien entre le personnage de Tristan et les métaphores évoquées est brièvement ébauché chez Anna Valcerová. Voir VALCEROVÁ, A. : Op. cit. 35 ONDREJKOVÁ, A. : Op. cit., p. 12 ([...] budem do noci stenať tvoje meno : akoby si ležal tu, vo mne, jediný/ a pravý a od krvi,/ Tristan [...]). 36 Voir la page 40 de l’ouvrage étudié.

92 Ján ŽIVČÁK

au dieu absent ? dans son sang, je renais, étroitement et tendrement, comme l’aurore d’un jour nouveau, tendrement, sa lumière résonne en moi : où est il ? la silenceténèbre en dehors de lui me dévore, dépourvue de sang, vide, muette : muette, je me dévore : stérile ? vivante ? noire ? le rêve sur la mer me revient : à toi, absent, je danse dans un cœur d’oiseau [...]37.

Grâce aux motifs, aux références transtextuelles et aux modes de configuration des personnages évoqués, le texte d’Anna Ondrejková se prête facilement à une interprétation allégorique analogue à celle que Jean de la Croix ou Thérèse d’Avila élaborèrent au sujet du Cantique des cantiques38. Il semble que l’auteure s’empare de la matière tristanienne non pour actualiser les topoi de la culture courtoise, mais pour faire revivre la légende de Tristan et Iseut au sein de plusieurs cadres culturels différents, parmi lesquels celui de la brautmystik chrétienne (ce qui n’empêche pas, bien entendu, qu’il existe d’autres interprétations possibles du recueil). La poétesse se réapproprie l’histoire d’un amour qui dépasse la frontière de la mort pour rendre (entre autres) un témoignage poétique sur l’amour mystique entre l’âme et Dieu à la manière des écrits des grands auteurs mystiques chrétiens. C’est pourquoi il n’est point surprenant de lire dans son texte des énoncés paradoxaux tels que : « Tristan, un saint acte d’amour »39 ou bien « avec un visage de saint, tu rentres dans mes rêves »40.

37 Ibid., p. 62 (neprítomnému? bohu úzko a nežne svitám jeho krvou, nežne mnou zuní jeho/ svetlo : kde je? tichotma mimo neho ma požiera vykrvácanú, prázdnu, nemú : nemá sa/ požieram : neplodná? živá? čierna?/ obnovuje sa sen o mori : tebe neprítomnému tancujem vo vtáčom srdci [...]). 38 Voir JEAN DE LA CROIX : Op. cit.; THÉRÈSE D’AVILA (1989) : Pensées sur l’amour de Dieu. Paris : Le Laurier. 39 ONDREJKOVÁ, A. : Op. cit., p. 22 (Tristan, sväté milovanie). 40 Ibid., p. 40 (snívaš sa mi so svätou tvárou).

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ISEUT : RÊVES, LETTRES À TRISTAN FACE À LA CRITIQUE LITTÉRAIRE SLOVAQUE

Comme l’attestent nos analyses, l’arrière-plan culturel du recueil examiné fait preuve d’une grande complexité. Mais une telle hybridation de deux cultures si étrangères à la mainstream culture contemporaine s’avère-t-elle compréhensible et saisissable pour le lecteur slovaque ? En vue d’apporter une réponse pertinente à cette question, nous exposerons brièvement six métatextes41 (comptes rendus ou études) publiés dans des revues ou dans des actes de colloque slovaques, et qui tâchent d’offrir une interprétation du recueil analysé, voire d’évaluer ses qualités littéraires42. Bien que la réception générale du cycle ait été plutôt affirmative (au bout du compte, Anna Ondrejková demeure une poétesse slovaque de grande renommée), les auteurs des métatextes (critiques ou autres spécialistes de poésie slovaque contemporaine) ont prêté relativement peu d’attention aux hypotextes du recueil et, par conséquent, à son arrière-plan culturel. En fonction du degré de prise en compte des cultures sous-tendant l’écriture de la poétesse et des relations transtextuelles entre l’hypertexte et ses hypotextes médiévaux, ces comptes rendus ou études peuvent être répartis en trois catégories. Derek Rebro, poète slovaque, éditeur et critique littéraire féministe, et Ivana Hostová se contentent de constater l’existence du dialogue de la poétesse avec la matière tristanienne sans entrer dans les détails et sans évoquer les possibles transformations de la culture courtoise dans le recueil43. Dans leurs comptes rendus (très pertinents, d’ailleurs), l’accent est mis sur d’autres enjeux relatifs à l’ouvrage. Derek Rebro insiste sur le caractère charnel de l’écriture d’Ondrejková (ce qui, comme le démontrent nos analyses, n’est vrai que partiellement), sur les points communs entre sa poétique auctoriale et les poétiques d’autres écrivaines slovaques (notamment Mila Haugová et Dana Podracká), ainsi que sur le dolorisme et la surcharge émotionnelle

41 Terme de Gérard Genette désignant un discours sur un autre texte. Pour davantage de détails, Voir GENETTE, G. : Op. cit. 42 Il s’agit de la totalité des métatextes relatifs à l’ouvrage publiés dans des revues ou dans des actes de colloque entre 2010 et 2016 (les mémoires et thèses de doctorat ne sont pas pris en compte). 43 Voir REBRO, D. : Op. cit.; HOSTOVÁ, I. : Op. cit.

94 Ján ŽIVČÁK constituant les constantes de l’expression littéraire de l’auteure44. Ivana Hostová, interprétant le recueil dans le cadre de la poésie lyrique amoureuse, met à son tour en valeur la crudité de l’imaginaire, l’originalité de la fragmentation et l’importance de la sexualité et de la reproduction dans le cycle (chose que nous jugeons, de nouveau, relative)45. Les comptes rendus de Radoslav Matejov et de Peter Trizna, ainsi que l’étude de Matúš Bartko entrent dans la deuxième catégorie. Par rapport aux deux comptes rendus évoqués ci-dessus, ils fournissent davantage de détails sur les rapports transtextuels entre le recueil et les légendes tristaniennes. Les analyses de Peter Trizna et de Radoslav Matejov demeurent cependant assez superficielles. Chez Matejov, l’examen de la transtextualité se voit réduit à une évocation relativement succincte (quoique pertinente) de la « polyphonie »46 de l’écriture d’Anna Ondrejková47. Quant à Trizna, il remarque uniquement la réduction de la communauté courtoise assez large figurant dans les hypotextes à trois personnages dans l’hypertexte, accompagnée d’une marginalisation du personnage de Tristan, éclipsé par la confession douloureuse du sujet lyrique48. En revanche, l’étude de Matúš Bartko fait preuve d’une analyse plus approfondie et plus complexe des trans- formations de la légende tristanienne. Toutefois, sa vision des différentes couches et éléments constitutifs du palimpseste d’Anna Ondrejková reste assez restreinte : il n’examine que les parentés thématiques et motiviques entre l’hypertexte et les hypotextes49. Le seul métatexte qui cherche à saisir l’arrière-plan culturel et les enjeux transtextuels du recueil dans une perspective plus large et entre ainsi dans la troisième catégorie, est celui d’Anna Valcerová. En se focalisant sur la perception de l’amour chez Ondrejková, l’auteure dévoile même, dans son étude ancrée dans l’herméneutique littéraire, un certain nombre d’éléments spirituels (au sens plutôt large du terme) présents dans le cycle50.

44 Voir REBRO, D. : Op. cit. 45 Voir HOSTOVÁ, I. : Op. cit. 46 MATEJOV, R. : Op. cit., p. 5 ([mnohohlas]), traduit par J. Ž. 47 Ibid. 48 Voir TRIZNA, P. (2011) : Izolda a jej “láska neláskavá” alebo “odsúdená k večitej žízni”. In : Romboid. Časopis pre literatúru a umeleckú komunikáciu, vol. 46, n° 1, pp. 76–77. 49 Voir BARTKO, M. : Op. cit. 50 Voir VALCEROVÁ, A. : Op. cit.

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Néanmoins, la dimension allégorique du recueil, puisant dans l’imaginaire et dans la noétique des textes mystiques chrétiens, est restée inaperçue. Certes, Peter Trizna et Derek Rebro font une courte mention de l’origine et de la symbolique religieuse (chrétienne) de certains éléments textuels, Anna Valcerová rappelle l’importance de l’éthique chrétienne et du motif du temple dans l’ouvrage, Derek Rebro évoque vaguement une « paix surprenante »51 sous-tendant le recueil et Matúš Bartko note le caractère non érotique, voire innocent, de la nudité du sujet lyrique, ainsi que la présence de deux citations de textes religieux dans le palimpseste52. Mais aucun des critiques n’a remarqué les relations transculturelles pourtant assez évidentes entre l’arrière-plan culturel de l’ouvrage et la brautmystik. Étant donné que les principaux résultats de nos analyses ont déjà été suffisamment résumés dans l’introduction et la conclusion du chapitre précédent, nous nous permettrons de clore la présente étude d’une façon moins conformiste, mais d’autant plus suggestive. Il convient de se demander pourquoi l’arrière-plan culturel du texte d’Anna Ondrejková reste-t-il hermétique pour la critique littéraire slovaque ? Est-ce à cause du décalage temporel séparant la culture contemporaine des cultures courtoise et mystique dont les modalités transformées façonnent, d’après nos observations, l’arrière-plan culturel du recueil ? Ou est-ce plutôt à cause de la présence des motifs spirituels chrétiens qui deviennent, de nos jours, de plus en plus abscons pour la communauté académique ? Ou encore, est-ce dû au fait que la poésie slovaque écrite par les femmes se voit réfléchie surtout par les critiques d’orientation féministe dont un nombre non négligeable (malgré leurs remarquables qualités de lecteur interprète) semble méconnaître – au moins en Slovaquie – la portée des motifs spirituels dans les œuvres évaluées ?53

51 REBRO, D. : Op. cit. (prekvapivý pokoj), traduit par J. Ž. 52 Voir REBRO, D. : Op. cit.; TRIZNA, P. : Op. cit.; VALCEROVÁ, A. : Op. cit.; BARTKO, M. : Op. cit. 53 Cette dernière interrogation ne vise pas, bien évidemment, à disqualifier les méthodes de la critique littéraire féministe. Nous n’évoquons qu’une tendance observable dans les milieux littéraires slovaques depuis plusieurs années et qui mériterait, à notre avis, plus d’attention de la part des académiciens.

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Ján Živčák Université de Prešov (Slovaquie) [email protected]

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LA SECONDE VIE DE CERTAINES IDÉES FRANÇAISES : QUE RESTE-T-IL DE LA « PENSÉE 68 » ?

Josef FULKA

Résumé : Le présent texte est une réfléxion générale sur la « Pensée 68 » et sa pertinence (ou non-pertinence) pour la pensée contemporaine. Après avoir présenté deux formules qui lui semblent caractériser, aussi sommairement que ce soit, les tendances générales de la philosophie française des années 60 et 70, l’auteur propose de considérer deux exemples qui semblent prouver la fécondité de l’approche théorique en question : la reprise de la notion de « sujet construit » dans les milieux féministes (notamment chez Judith Butler) et la lecture déconstructive de certains textes littéraires (notamment chez Hillis Miller). Mots clés : Philosophie française, Psychanalyse, Féminisme, Critique littéraire.

Summary: The present text is a general reflection on the “Thought 68” and its relevance (or non-relevance) for contemporary thinking. After having presented two general formulae which appear to provide a sketchy summary of diverse tendencies of French philosophy in the 60s and 70s, the author provides two examples that seem to prove the relevance of the theoretical approach in question : the development of the notion of “constructed subject” in feminist thought (especially in Judith Butler’s philosophy) and deconstructive reading of literary texts (especially in the work of Hillis Miller). Key words: French philosophy, Psychoanalysis, Feminism, Literary theory.

Étant donné le sujet de notre rencontre, j’ai décidé, dans les brèves remarques qui vont suivre, de le lier au domaine de recherche qui avait été le mien pendant de nombreuses années. Qu’est-ce qui reste de la grande génération des penseurs français des années 60 et 70 ? Leur pensée, qui a connu un retentissement puissant pendant une certaine période, mais également des accusations très sevères

99 LA SECONDE VIE DE CERTAINES IDÉES FRANÇAISES :... concernant la prétendue absence de l’honnêteté intellectuelle, l’incompréhensibilité volontaire, voire l’imposture (on se souvient de la célèbre affaire Sokal), représente-t-elle encore, de nos jours – où nous disposons, je crois, d’un recul suffisant pour pouvoir y jeter un regard impartial – cette percée radicale que nous nous sommes habitués à y voir jadis? La question, bien sûr, est fort complexe pour plusieurs raisons dont la plus fondamentale, sans doute, tient à ce qu’il est difficile, sinon impossible, de subsumer l’approche des penseurs en question sous une formule simple : Derrida, sans doute, n’est pas Lacan, Althusser n’est pas Deleuze, Foucault n’est pas Barthes. Même l’œuvre d’un seul et même penseur n’est pas exempte parfois des variations et des différences internes – une assez grande distance sépare, par exemple, les études brillantes que Deleuze avait consacrées à Proust, à Nietzsche ou à Spinoza pendant la première décennie de son itinéraire intellectuel, et ce pathos révolutionnaire et parfois irritant de l’Anti-Œdipe ; ou bien les textes remarquables, mais fort obscures que Foucault a écrits sur la littérature, et la clarté de ses derniers ouvrages sur la sexualité ; ou bien cette perspicacité qui semble caractériser certains textes de Barthes, est cette complaisance envers soi-même, manifeste dans Roland Barthes par Roland Barthes (et encore faut-il noter que dans ces cas, il s’agit de mon jugement, dicté par mes préférences et qu’on peut très facilement mettre en doute). En plus, il faut prendre en considération certains traits de l’époque en question et une certaine spécificité pour ainsi dire nationale de cette écriture : tandis que le lecteur anglo-saxon (aussi bien que la plupart des lecteurs tchèques) apprécie la clarté et la simplicité, le lecteur français semble plus incliné vers l’écriture baroque et compliquée qui lui donne l’impression de participer à un mystère, d’être initié à un savoir qui le dépasse1. Ajoutons à cela l’esprit d’un certain héroïsme très répandu à l’époque, qui peut très facilement aboutir au narcissisme ou rhétoricisme (les deux ne faisant parfois qu’un) : à titre d’exemple, il suffit d’écouter la conférence – accessible à Youtube – que Lacan a donnée à Louvain en 1972; aujourd’hui, il est difficile de ne pas sourire2.

1 Je dois cette remarque, qui me semble expliquer d’une manière convaincante l’indignation que certains lecteurs tchèques ou américains éprouvent devant les textes dont il est question, à M. Jiří Pechar. 2 Ou même de ne pas éprouver un certain dégoût.

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Tenant compte de toutes ces difficultés, j’oserai quand même généraliser, présenter deux formules générales – et d’ailleurs très étroitement liées – qui me semblent caractériser la plupart des approches dont il vient d’être question, et d’en examiner certaines conséquences. La première concerne le sujet : tandis que chez les penseurs de la génération précédente, souvent influencés par la phénoménologie, le sujet joue généralement le rôle du fondément, du point de départ apodictique de la pensée, de la perception et de la vie, chez les auteurs dont je parle, le sujet semble largement jouer le rôle d’un effet plutôt que de la cause – il s’agit du sujet constitué plutôt que constituant3. On peut repérer les différences fondamentales, dictées par les intérêts divers de nos auteurs, quant aux causes de ce caractère constitué ou bien quant à « l’instance » dont le sujet est pour ainsi dire dérivé : le discours (Foucault), des rapports économiques et sociaux (Althusser), le signifiant et le stade du miroir (Lacan) etc., mais il semble indéniable que le sujet – loin d’être absent chez ces penseurs, comme on a parfois tendance à soutenir – est une entité soit secondaire, soit fragmentée, morcelée ou excentrique (souvenons-nous du sujet fragmentaire chez Barthes, d’ailleurs très influencé, sur ce point, par la notion lacanienne d’imaginaire, ou bien du sujet deleuzien, subissant le destin d’un devenir qui l’arrache à lui-même et le pousse aux expériences parfois assez violentes du décentrement, comme en témoigne, par exemple, la notion bien connue de « corps

3 Je dis bien généralement, car on ne peut pas nier que les choses sont parfois bien plus compliquées : le caractère constituant du sujet se trouve, par exemple, très affaibli, voire explicitement nié chez un Levinas qui, dans ses derniers ouvrages, en vient à utiliser, par rapport au sujet voué à une certaine tyrannie d’autrui, la terminologie psychopathologique : le trauma, la persécution, la psychose (voir LEVINAS, E. (1974) : Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Le Haague, Martinus Nijhoff). Chez le dernier Merleau-Ponty, de l’autre côté, le sujet semble perdre ce statut de fondation pour devenir un complice anonyme du monde. Il serait intéressant d’examiner l’ontologie tardive de Merleau-Ponty par rapport aux analyses du visible présentées par Foucault dans Naissance de la clinique ou Raymond Roussel. Sans entrer dans le détail, la différence principale me semble résider à ceci que chez Foucault, l’analyse de la visibilité est inséparable de l’ontologie du langage dont Foucault ne cesse pas d’affirmer une distance à la fois mince et infinie qui le sépare des „choses“ (une telle position reste impensable dans la phénoménologie merleau-pontyenne, où le langage entretient la relation chiasmatique avec le monde). D’où la prédilection de Foucault pour Raymond Roussel, mais également, et plus près de nous, pour un Robbe-Grillet. Voir, entre autres textes, FOUCAULT, M. (2001) : Débat sur le roman. In : Dits et écrits I. Paris : Gallimard, p. 366–418.

101 LA SECONDE VIE DE CERTAINES IDÉES FRANÇAISES :... sans organes », empruntée à Antonin Artaud)4. Affaiblissement de l’instance du sujet semble donc être le premier trait commun de cette pensée par ailleurs très diversifiée. La deuxième formule concerne le texte : le texte (et l’écriture) devient une métaphore-clé pour expliquer le rapport du sujet affaibli envers sa propre expérience et le monde qui l’entoure. Le texte (au sens très large), on le sait bien, cesse de représenter un champ clos pour devenir un espace ouvert, non linéaire et non homogène, parcouru par des mouvements des signifiants qui, par son principe, deviennent des mouvements infinis et illimités. La célèbre formule derridienne – il n’y a pas de hors-texte – exprime à merveille ce glissement infini des signifiants, impossible à être subsumé par une signification stable et définitive ou par – pour citer Derrida encore une fois – un signifié transcendental. Il semble parfois que chez un Derrida, un Lacan ou un Barthes, il se produit une étrange inversion : la notion de texte perd sa signification traditionelle (le texte littéraire ou le texte philosophique, par exemple) et devient le principe même de notre expérience du monde (sans que le statut de cette « textualisation du monde », de ce déplacement, quant au sens de la notion de texte, soit toujours tout-à-fait clair). Ce n’est plus le texte qui exprime le monde ou l’expérience préalables (comme ce serait le cas dans la littérature réaliste5) ; c’est le monde lui-même (et le mouvement du sujet au sein de ce monde) qui a la nature textuelle. En percevant, en agissant (ou faisant semblant d’agir), en parcourant le monde, nous écrivons un texte. Le texte ne s’ajoute pas au monde comme son reflet : la structure même de notre « être-au-monde » – si je peux me permettre un détournement barbare d’un terme heidéggerien

4 Tout en rappellant que dans le chapitre de Mille plateaux que Deleuze et Guattari consacrent au „devenir“, les auteurs nous conseillent une certaine „prudence“ qui semble marquer les limites de la désintégration du sujet : « Non pas la sagesse, mais la prudence, comme règle immanente à l’expérimentation : injections de prudence » – DELEUZE, G. – GUATTARI, F. (1980) : Mille plateaux. Paris : Minuit, p. 187. 5 La notion de réalisme littéraire se trouve critiquée notamment chez Roland Barthes. Dans S/Z, Barthes ne cesse pas de s’attaquer (tantôt explicitement, tantôt implicitement) à la notion de réalisme en démontrant que c’est le langage littéraire qui, par une sorte de mouvement rétrograde, crée une illusion retrospective d’une réalité qui le précéderait et dont il ne serait qu’un réflet innocent. Or, insiste Barthes, il n’en est rien : cette prétendue réalité extra- langagière n’est, en effet, rien d’autre que la superposition des codes symboliques.

102 Josef FULKA

– est textuelle à cause de notre insertion aux mécanismes symboliques qui nous constituent jusqu’au noyau le plus intime de notre expérience. Dans ce qui suit, j’aimerais examiner certaines conséquences de ces deux gestes insolites – ce qui nous menera à mettre en relief ce qui, me semble-t-il, ils ont apporté de plus productif en dehors du contexte français (car c’est, finalement, le thème de notre colloque). Mon approche, bien sûr, ne peut être que séléctive. Le premier exemple concerne la reprise créatrice de l’idée du caractère construit du sujet dans certains milieux féministes. Si l’on accepte que le sujet n’est pas une instance qui soit donnée d’emblée sous la forme d’une entité biologiquement déterminée, mais construite à travers certaines structures symboliques (Lacan), discursives (Foucault) ou interpellatives (Althusser), une nouvelle possibilité s’ouvre pour réfléchir sur son appartenance sexuelle ou bien sur la constitution de son genre6. La pensée féministe, pendant les dernières décennies, a accepté – pour une large part – la distinction entre le sexe (le donnée biologique) et le genre (la superstructure culturelle). Pourtant, si l’on mène les théories de Lacan, d’Althusser ou de Foucault jusqu’au bout, on se trouve appellé à mettre en question cette distinction même, à brouiller la ligne de partage séparant ce qui semble donné et ce qui semble construit. C’est notamment Judith Butler – sans aucun doute une des figures les plus importantes de la pensée contemporaine (non seulement dans le domaine de gender studies en tant que tel) – qui a entrepris la « déconstruction » de la différence même entre ce qui est biologiquement donné et ce qui est culturellement construit. Puisant des théories que je viens d’évoquer,

6 Cette possibilité est, au moins en partie, coextensive avec appropriation du lacanisme par les féministes (c’est le livre de Juliet Mitchell, s’intitulant Psychoanalysis and Feminism et publié en 1974, qui a marqué ici un tournant important). Car c’est Lacan qui a fortement insisté sur le caractère essentiellement symbolique de la sexualité, notamment en faisant une distinction tranchée entre le pénis (organe biologique) et le phallus (un signifiant) qui détermine la prise de position sexuelle chez tous les sujets : « Le phallus dans la doctrine freudienne n’est pas un phantasme, s’il faut entendre par là un effet imaginaire. Il n’est pas non plus comme tel un objet (partiel, interne, bon, mauvais etc.) (…). Il est encore moins l’organe, pénis ou clitoris, qu’il symbolise. (…). Car le phallus est un signifiant (…) » – LACAN, J. (1999) : La signification du phallus. In : Écrits II. Paris : Le Seuil, p. 168. Cette même appropriation a pourtant donné lieu à la critique sévère du lacanisme et de son phallocentrisme (chez Teresa de Lauretis, Kaja Silverman et d’autres).

103 LA SECONDE VIE DE CERTAINES IDÉES FRANÇAISES :... en en construisant une puissante synthèse, mais en s’en démarquant sur plusieurs points cruciaux, elle s’efforce de démontrer que la polarité nature/culture est elle-même intenable, en ce qui concerne la « sexualization » du sujet. Premièrement, ce que nous avons tendance à considérer comme biologique est toujours déjà marqué par le symbolique ; il n’y a aucune substance pré-symbolique à laquelle le symbolisme et la culture viendrait se superposer : « Le corps posé comme antérieur au signe, est toujours posé ou défini comme antérieur. Cette définition a pour effet de produire le corps qu’elle prétend néanmoins et simultanément découvrir comme ce qui précède sa propre action. Si le corps défini comme antérieur à la signification est un effet de la signification, il devient intenable d’attribuer au langage un statut d’imitation ou de représentation, d’affirmer que les signes suivraient les corps et en seraient le miroir nécessaire. Au contraire, le langage est producteur, constitutif, voire, pourrait-on soutenir, performatif, dans la mesure où cet acte signifiant délimite et trace les contours du corps dont il prétend ensuite qu’il précède toute signification »7. Les enoncés du type « c’est un garçon » ou « c’est une fille », qui marquent les débuts mêmes de l’existence sociale et symbolique des futurs sujets, ont déjà – malgré le semblant d’une pure constatation, fondée sur des données biologiques incontestables – un caractère performatif et interpellatif, ils sont porteurs d’un certain jugement et déterminent un certain comportement envers les prétendus « garçons » et « filles » (Louis Althusser a bien remarqué, dans son texte célèbre sur l’idéologie, que le sujet est idéologiquement interpellé avant sa naissance même, par exemple par le comportement des parents). En plus, de tels enoncés impliquent immédiatement une normativité : ils déterminent et délimitent un domaine des sujets « vivables », qui, pour se soutenir, a besoin de son contraire, de ce qui dépasse ses frontières : un domaine des sujets « abjets » (le terme vient de Julia Kristeva), des sujet « improprement construits » dont l’humanité même se trouve mise en question. En plus, Butler soutient que ce caractère toujours-déjà-symbolique de la sexualité (et de l’humanité au sens plus large du terme) est inséparable de ce que on pourrait appeller, avec Bergson, un « mouvement rétrograde du vrai ». Tout en étant toujours-déjà présentes (car la sexualité, c’est quelque

7 BUTLER, J. (2009) : Ces corps qui comptent, trad. Ch. Nordmann. Paris : Ed. Amsterdam, p. 42.

104 Josef FULKA chose qui est toujours déjà parlé), les structures de la signification et du symbolisme, dans leur nature nécessairement coercitive, ont la capacité de créer une illusion rétrospective de leur propre absence, c’est-à-dire une illusion d’une substance préalable et neutre (qu’on peut, par convention, appeller le biologique) qui précède leur propre fonctionnement, d’un substrat auquel ces mêmes structures ne sont censées se superposer qu’après-coup (au sens que Freud a donné à ce terme). C’est ici que réside l’enjeu du débat que Butler a mené avec Michel Foucault : chez Foucault, au moins c’est ce qu’elle suppose, le pouvoir est un mécanisme qui vient, pour ainsi dire, se greffer sur le corps du sujet (du délinquant, de l’écolier etc.) dont il s’empare, tandis que Butler maintient que c’est la corporéité-même, dans ce qu’elle a de plus intime, qui se trouve toujours déjà marquée par le pouvoir et par des interpellations idéologiques. Pourtant, ce qui pourrait apparaître comme une version radicale du constructivisme se trouve considérablement nuancé. Tout d’abord, si Butler déconstruit la notion de sujet transparent, maître de ses actes et capable de déterminer librement sa propre identité8, elle récuse également l’idée que le sujet serait tout simplement construit du dehors, par les forces qu’il ne maîtrise pas. Maintenir une telle position reviendrait, selon elle, à inverser les termes de la dichotomie classique et à succomber au même « leurre grammatical » (le terme qu’elle reprend de Nietzsche) : la position du sujet classique (à savoir le sujet agissant, maître de ses actes) serait conservée, mais « remplie » par les structures impersonnelles qui joueraient le rôle jadis attribué au sujet agent. Butler, par contre, tente d’élaborer une théorie de la relation essentiellement dynamique entre le sujet et les normes qui le constituent : s’il est vrai que le sujet ne précède pas les normes et les interpellations qui, au sens fort du terme, lui donnent à exister, il n’en est pas moins vrai que ces normes ne précèdent pas le sujet. Ce dynamisme permet à Butler d’éviter la question qui lui a été parfois adressée par ses critiques : si le sujet est construit, qui effectue la construction? La réponse de Butler est : personne. Le sujet se forme dans un jeu compliqué et continu des interactions entre lui-même et les normes, un jeu qui refuse de se laisser enfermer dans une

8 La notion trop souvent liée au cartésianisme mais qui semble – comme le montre par exemple A. de Libera dans ses ouvrages récents, consacrés à „l’archéologie du sujet“ – relever plutôt d’une conjoncture bien plus compliquée.

105 LA SECONDE VIE DE CERTAINES IDÉES FRANÇAISES :... dichotomie simple de l’activité et la passivité9, ainsi que de l’avant et de l’après. Et finalement, cette position la force à s’affronter, bien sûr, à la question épineuse de ce qu’on appelle « la puissance d’agir » (agency) : si, en tant que sujets, nous nous trouvons ainsi « construits », quelle possibilité avons-nous de voir les normes sans lesquelles nous n’existerions pas en tant que sujets, de prendre une distance envers ces mêmes normes, de changer le statu quo, bref, d’agir ? Cette position ne nous condamne-t-elle pas à une sorte du nihilisme ?10 Butler répond par le négatif. Concevoir le sujet comme construit ne signifie nullement résigner à la responsabilité et à la nécessité d’agir ; seulement, nous sommes obligés de repenser lesdites catégories en tant que telles. Le sujet, n’étant plus le maître souverain de ses actes, doit, sans cesse, négocier sa propre position par rapport aux normes, d’accepter de vivre dans un monde semi-transparent (car à l’opacité du sujet correspond logiquement l’opacité du monde et des autres), dans un monde habité par d’autres sujets également opaques par rapport à eux-mêmes. Cette négociation constante est à la racine du questionnement éthique que Butler élabore notamment dans ses derniers ouvrages dans le dialogue parfois admiratif, parfois critique avec Levinas, Foucault, Laplanche, Adorno et d’autres. Les dimensions plutôt modestes de mon intervention ne me permettent pas, pourtant, d’élaborer sur ce point11. La pensée de Judith Butler (que j’ai résumée d’une manière extrêmement simpliste) nous fournit, me semble-t-il, un bel exemple d’une reprise créatrice des idées et des positions que certains auteurs français nous ont permis de prendre en compte ; je vais terminer par un autre exemple, à savoir la manière dont la déconstruction derridienne a été reprise par les critiques littéraires anglo-saxons.

9 Car Butler, notamment dans ses ouvrages tardifs, prend également en considération l’idée qu’il y a, dans le sujet, une étrange adhérence au pouvoir et aux normes, une adhérence qu’elle résume par le terme célèbre de „passionate attachment“. Voir notamment BUTLER, J. (1997) : The Psychic Life of Power. Stanford : Stanford UP. 10 Cette même question – comment échapper aux normes, aux conditions qui nous déterminent, ou bien, dans sa version léniniste, la question que faire ? – se posait déjà, sous ses diverses formes, chez Althusser (comment échapper à l’idéologie ?), chez Lacan, chez Bourdieu et chez bien d’autres. 11 Je me permets de renvoyer le lecteur à un petit ouvrage remarquable qui développe ces questions avec une grande perspicacité : BUTLER, J. (2005) : Giving an Account of Oneself. Fordham : Fordham UP.

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Jacques Derrida lui-même, on le sait bien, ne s’est jamais privé de réfléchir sur les textes littéraires (on se souvient de ses lectures de Mallarmé, de Sollers, de Paul Celan et bien d’autres). La « transplantation » de la déconstruction dans la critique littéraire américaine a pourtant, dans ce qu’elle a de plus fécond et de plus perspicace, ouvert le champ des possibilités qui dépasse largement l’approche derridienne sous sa forme « classique »12. Or, il me semble que la contribution de la déconstruction américaine consiste notamment à développer une lecture à la fois très radicale et très sensible des auteurs classiques ou au moins canoniques13. Cette lecture, je tiens à le souligner, n’a rien à voir avec une application mécanique des notions derridiennes (ou barthésiennes, ou foucaldiennes) aux textes littéraires écrits dans la langue anglaise : il s’agit bien plutôt de l’ouverture d’un certain champ de la lecture qui, sans la déconstruction, serait impensable, la lecture « à rebrousse-poil » à un certain sens, mais qui reste néanmoins très fidèle à la logique des textes qu’elle prend pour l’objet. La logique en question – si l’on peut encore parler de la logique car elle marque précisément ce qui paraît, dans la perspective de la lecture « traditionnelle », comme des éléments parfaitement illogiques – rend compte de ce qui peut paraître comme des incohérences, des « trous » ou bien comme des lacunes dans la narration et dans la représentation littéraire. Seulement, cette logique est cachée et semi-consciente (pour ne pas dire inconsciente) et, au moins dans la perspective traditionnelle de l’interprétation littéraire, largement invisible. Peut-être serait-il convenable de parler, en utilisant le terme althussérien, d’une certaine lecture symptômale : il s’agit de la lecture sensible aux lacunes dans « le contenu manifeste » du texte, la lecture qui met en relief ce que Althusser avait appellé les « bévues », ces éléments apparemment illogiques qui, pourtant, sont indispensables pour que la logique du texte fonctionne. Sans tarder, donnons un exemple : Hillis Miller – que je ne peux pas m’empêcher d’appeller un des plus grands critiques littéraires de notre temps –

12 On connait le rôle que Paul de Man, ami de Derrida et lui-même l’auteur d’une œuvre riche et nuancée, a joué dans ce processus. 13 Ce n’est pas que la littérature classique ne soit pas présente dans la pensée des auteurs français que je viens d’évoquer (Racine et Balzac chez Barthes, par exemple), mais il me semble juste de noter que cette pensée s’est développée essentiellement dans une résonance assez marquée avec un certain modernisme (Proust, Mallarmé, Roussel, plus tard Robbe-Grillet ou Sollers).

107 LA SECONDE VIE DE CERTAINES IDÉES FRANÇAISES :... nous a présenté des interprétations magnifiques, à la fois détaillées, sensibles et bouleversantes des écrivains victoriens (E. Brontë, G. M. Hopkins, Dickens, T. Hardy)14. Prenons Tess of the d’Urbervilles de Thomas Hardy, un roman qui nous est présenté le plus souvent comme l’expression souveraine du pessimisme de son auteur, prenant ici la forme exacerbée d’une histoire tragique et émouvante d’une belle paysanne, déchirée entre l’amour trop spirituel d’Angel Clare et l’amour trop charnel d’Alec d’Urberville. Oui, sans aucun doute. Mais Hillis Miller nous a fait remarqué que la logique interne du texte est fondée sur un système remarquable des répétitions, des lacunes, des déchirures dans le visible, des éléments apparemment inexplicables qui, loin d’être des défauts, constituent précisément la force unique du roman. Car Tess, cet « être de papier » s’il en est (l’expression vient de Roland Barthes) se comporte, si l’on soumet ses actions à l’épreuve de la logique rationnelle, d’une manière complètement incompréhensible. N’a-t-on pas donc besoin d’une « autre » logique (au sens où Freud avait parlé de « l’autre scène » de l’inconscient) pour expliquer non seulement son comportement, mais également certaines spécificités du tissu textuel dont elle émerge ? Prenons des répétitions, a peine perceptibles au niveau manifeste du texte, qui scandent les aventures de la héroïne : Tess rencontre Angel, l’homme de sa vie, avant même de le rencontrer, tout au début du roman où Angel passe, anonyme, autour de Tess en refusant de danser avec elle. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il apparaît de nouveau pour recevoir un nom et pour devenir justement cette force fatale dans la vie de Tess. Cette étrange répétition – qui, en fait, n’en est pas une car la première fois, Angel n’est pas encore Angel – ne ressemble-t-elle pas à la Nachträglichkeit freudienne, à un après-coup du sens qui nous permet de comprendre la première apparition d’Angel précisément comme première, mais seulement après-coup, dans la lumière de sa deuxième apparition, car ce n’est que maintenant que le lecteur comprend que le personnage anonyme était Angel lui-même?15 Prenons également le fait que tous

14 Voir MILLER, H. (1982) : Fiction and Repetition. Harvard : Harvard UP. 15 Ici, nous avons un mécanisme très proche à la structure du traumatisme chez Freud. Freud nous fait remarquer la structure temporelle très complexe qui y intervient, à savoir que le traumatisme – pour devenir véritablement pathogène – ne consiste pas seulement dans le réfoulement en tant que tel, mais également dans une réactivation, sous un prétexte souvent négligeable, de l’élément refoulé, une réactivation qui peut survenir beaucoup plus tard. Hillis Miller ne manque pas de le remarquer : « The first encounter was not even noticed, but the second

108 Josef FULKA les actes de la violence (le viol, le meurtre, l’exécution) sont étrangement cachés et invisibles dans la narration – ce qu’on pourrait, bien sûr, expliquer par une certaine pudeur victorienne, mais cette pudeur, par contre, n’explique pas l’éventail des devises narratives dont l’auteur se sert pour jouer ce jeu à cache-cache avec le lecteur : par exemple le fait que Tess a cette habitude extraordinaire de s’endormir chaque fois qu’un tournant tragique dans sa vie est en train de survenir (la mort de son cheval au début du roman, la nuit dans la forêt où elle se trouve violée/séduite par Alec16, son sommeil à Stonehenge avant son arrêt par la police...) : est-ce que Tess dort parce qu’elle est épuisée (ce que Hardy se donne grande peine – trop grande peine, peut-être – de nous suggérer en décrivant ses activités exhaustives), ou bien est-ce qu’il faut l’épuiser pour qu’elle puisse s’endormir? Cette étrange capacité qu’a Tess à s’endormir au moments cruciaux de sa vie a été remarquée par de nombreux interprètes : mais comment l’expliquer ? Elle semble être l’effet d’une cause étrangement « absente » (pour reprendre encore une fois l’expression althussérienne qui me semble très propice à nommer la nature de la causalité « trouée » et opaque dans le roman de Hardy). En analysant, de manière subtile, toutes ces petites inadéquations, silences ou demi-silences (et bien d’autres encore), Hillis Miller nous montre que ce roman – considéré comme un roman réaliste, voire naturaliste, – est en fait tissé des fantasmes, des projections, des voilements occupant l’espace entre le texte, le lecteur et l’auteur et formant un réseau beaucoup plus complexe que l’on ne pourrait le croire. C’est ainsi, me semble-t-il, que l’approche du texte développée par Derrida ou par Barthes (qui, de son côté, nous a appris, parmi tant d’autres choses, qu’on peut lire la littérature pour le plaisir) a connu une véritable seconde vie et, bien au-delà des reprises brillantes dont je ne viens d’évoquer qu’un exemple concret, a considérablement

makes the first into an origin. (…) This curious mechanism of ‚memory’ whereby the second creates the meaning of the first and makes it a first is parallel to Freud’s interpretation of hysterical trauma. (…) In a way parallel to this, the impression made by Tess of the d’Urbervilles on the mind of its readers, it may be, is dependent on the chains of repetition which structure it as a text, even (or perhaps better) when the reader is not fully conscious of these chains. » – MILLER, H. : Op. cit., p. 136–137. 16 Le caractère exact de l’acte n’est pas déterminé dans le roman justement à cause de l’ambiguïté des expressions utilisées par l’auteur.

109 LA SECONDE VIE DE CERTAINES IDÉES FRANÇAISES :... contribué à sensibiliser – si je peux me servir de ce mot – notre propre lecture et à changer, de manière très profonde, ce que nous considérons comme texte, sans qu’il soit nécessaire, d’ailleurs, d’adhérer à cette approche (qui, parfois, frôle le burlesque, comme dans le Glas de Derrida) dans toute sa radicalité : il est d’ailleurs regrettable que dans la critique littéraire tchèque une telle approche envers les classiques soit presque complètement absente, bien que le matériau ne manque pas. Concluons, donc : au début de cette intervention, j’ai essayé d’attirer l’attention sur toutes les ambivalences qui ne peuvent pas manquer d’accompagner un courant de pensée tellement complexe et diversifié que celui dont je parle. Mais je tiens à souligner – contre certaines critiques hystériques dirigées contre ce courant en tant que tel, d’ailleurs typiquement sans la moindre connaissance des textes concrets, des critiques qui, hélas, ne manquent pas notamment dans la presse tchèque – qu’il me paraît très néfaste de faire des distinctions tranchées, de souligner, par exemple, le rhétoricisme de la « Pensée 68 » pour négliger son côté indéniablement brillant (ainsi que le contraire, c’est-à-dire la tendance à se complaire dans sa rhétorique pour masquer l’absence du contenu et la faiblesse de raisonnement – la tendance malhereusement non moins fréquente dans mon pays). J’ai donné deux exemples qui me semblent prouver que la radicalité et l’audacité de cette pensée est loin d’être stérile. Aux lecteurs de juger si une telle apologie prudente (ou qui se veut telle) reste convaincante.

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110 Josef FULKA

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Josef Fulka Université Charles, Académie des sciences Prague (République tchèque) [email protected]

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Culture et histoire

L’ÉVOLUTION DES RAPPORTS CULTURELS FRANCO-HONGROIS DANS UNE APPROCHE MULTIDISCIPLINAIRE

Krisztián BENE

Résumé : Malgré la distance géographique et linguistique, les relations culturelles franco-hongroises ont une histoire millénaire. Les rapports dynastiques, économiques et culturels connaissent une intensité variée au fil du temps, mais lient indéniablement les deux pays depuis le Moyen Âge. La période la plus active est celle du XXe siècle, quand les deux pays se trouvent de temps à autre dans ces camps politiques différents, mais renforcent au final leurs rapports politiques, économiques et culturels au sein des mêmes organisations internationales. Néanmoins, l’avenir de ces liens, menacés par l’indifférence, dépend de l’activité des décideurs du présent. Mots clés : France, Hongrie, Rapports, Culture.

Summary: Despite the geographical and linguistic distance between France and Hungary, the Franco-Hungarian cultural relations have a thousand-year history. Although dynastic, economic and cultural relations had varied intensity over time, the two countries have been undeniably linked since the Middle Ages. The most active period was that of the 20th century when the two countries – despite their adherence to different political camps from time to time – ultimately strengthened their political, economic and cultural relations within the same international organizations. The future of these links threatened by indifference depends, however, on the activity of the present decision-makers. Key words: France, Hungary, Relationships, Culture.

Bien que des rapports historiques et culturels entre la France et la Hongrie existent déjà depuis un millier d’années, ils ne sont ni vraiment connus ni particulièrement intenses. Ces faits peuvent certainement s’expliquer par plusieurs éléments séparant les deux pays d’une manière ou d’une autre, mais malgré cela les relations culturelles

113 L’ÉVOLUTION DES RAPPORTS CULTURELS FRANCO-HONGROIS DANS... franco-hongroises connaissent un incontestable développement au fil du temps. La période la plus intéressante – qu’on voudrait présenter à travers notre communication – est certainement celle du XXe et de l’aube du XXIe siècles, lors de laquelle les deux pays montrent un intérêt mutuel pour l’autre, et la nature de leurs rapports change plusieurs fois de façon considérable.

LES CARACTÉRISTIQUES DES RAPPORTS FRANCO-HONGROIS

En observant de près l’ensemble de ces relations, on peut constater qu’il y a certaines données influençant largement la nature des rapports qui existent entres les deux pays concernés. La première et la plus évidente est celle de la distance géographique, car environ 1 000 kilomètres séparent les deux États. Il faut également mentionner la diversité culturelle, puisque la France appartient à la civilisation néo- latine, tandis que la Hongrie est partagée entre celles finno-ougrienne et germanique. En raison de ces appartenances divergentes, il y a une importante différence linguistique, étant donné que la langue hongroise, en raison de son caractère spécial, rend difficile l’apprentissage des langues indo-européennes, y compris du français. De plus, les deux pays se trouvent traditionnellement dans des camps opposés sur la scène politique européenne, les périodes de réconciliation durant l’Histoire sont plutôt des exceptions. Par conséquent, ces rapports sont surtout lointains, sporadiques et, il faut l’avouer, mutuellement peu favorables. En vue de mieux découvrir cet univers particulier et méconnu, on a besoin d’une approche multidisciplinaire permettant d’offrir une image globale sur l’évolution de ces relations de plusieurs points de vue. Les domaines les plus importants de l’analyse sont ceux historique, culturel, littéraire, éducatif et économique.

LES DÉBUTS DES RELATIONS

Les premières relations franco-hongroises ont lieu au IXe siècle lors des attaques hongroises contre l’Europe occidentale. D’après ce que l’on sait, les Hongrois lancent douze campagnes entre 896 et 955

114 Krisztián BENE qui atteignent des territoires français1. Cependant, le premier personnage d’importance et bien connu reliant les deux pays est Saint Martin, aussi nommé Martin le Miséricordieux, ou encore Saint- Martin des Champs, né à Savaria (Szombathely) dans la province romaine de Pannonie (actuelle Hongrie) en 316 et devenu évêque de Tours en 371. Comme l’un des principaux saints de la chrétienté, son culte est vivant dans les deux pays2. Les pèlerinages et les trois premières croisades vers la Terre Sainte passent par la Hongrie. Parmi les participants de ces dernières, les Français sont surreprésentés, ainsi ont-ils l’occasion de nouer des rapports diplomatiques avec l’État hongrois. Béla III, le souverain hongrois, envoie même son fils avec une armée pour participer à la troisième croisade (entre 1189 et 1192). Il fait venir en Hongrie des Français (chevaliers, architectes, agriculteurs) durant son règne pour transmettre leurs connaissances aux Hongrois. Le renforcement des relations franco-hongroises est bien illustré par l’implantation de l’ordre cistercien en Hongrie, soutenu par le roi et ayant l’autorisation de fonder dans le pays3 un certain nombre de monastères. Les relations dynastiques connaissent de même un essor, car Béla III épouse Agnès dʼAntioche et plus tard Marguerite de France, comme quelques membres de la maison des Árpád précédemment (par ex. Coloman le Lettré ou Étienne II)4. Ces rapports deviennent plus intenses encore au XIVe siècle quand deux membres de la maison Anjou-Sicile, Charles Ier Robert et Louis Ier le Grand, occupent le trône de la Hongrie. Charles Robert (Róbert Károly en hongrois) est le fils de Charles Robert, roi titulaire de Hongrie, qui règne sur le pays de 1308 à 1342. Après la consolidation de la situation de la politique intérieure entre les princes territoriaux et le souverain, le pouvoir royal est renforcé, antérieurement affaibli par les luttes internes. Dans le cadre du processus de réformes, Charles réorganise l’administration basée sur l’utilisation des documents écrits en latin et l’armée, dotée d’une chevalerie occidentale et suivant le

1 Voir KRISTÓ, Gy. (1998) : Magyarország története 895 – 1301. Budapest : Osiris, pp. 55–60. 2 Voir TÓTH, F. (2016) : Hic natus est. De la Pannonie à la Hongrie, une histoire martinienne. In : P. Join-Lambert (ed.) : Martin de Tours : Le rayonnement de la Cité, pp. 25–33. 3 Voir HERVAY, L. (2009) : Ciszterciek a középkori Magyarországon». In : B. Guitman (dir.) : A ciszterci rend Magyarországonés Közép-Európában, pp. 270– 276. 4 Voir KRISTÓ, Gy. : Op. cit., pp. 305–307.

115 L’ÉVOLUTION DES RAPPORTS CULTURELS FRANCO-HONGROIS DANS... modèle français. La Hongrie renforcée par ses mesures s’agrandit durant cette époque et contrôle la majorité des États frontaliers à la fin de son règne5. Après son décès, son travail est poursuivi par son fils, Louis le Grand (Nagy Lajos en hongrois) à partir de 1342, dont l’apport culturel est particulièrement grand, car il rapproche définitivement la Hongrie de la civilisation occidentale grâce aux relations créées avec la France. Les courants artistiques et intel- lectuels occidentaux s’implantent dans le pays et permettent, entre autres, l’apparition de l’architecture gothique dans les années 1340, ainsi que la fondation de la première université hongroise à Pécs en 1367. Il décède en 1382 comme le seul roi-chevalier hongrois, étant par la même occasion un des plus grands souverains chrétiens de son époque6. Ensuite, pendant longtemps, les relations entre les deux pays sont plutôt sporadiques. Pendant l’occupation turque de la Hongrie, la présence française se limite aux combats d’un certain nombre de mercenaires francophones (surtout wallons) et à ceux des troupes françaises de la Ligue du Rhin dans la bataille de Saint-Gothard en 16647. Le renouveau des rapports diplomatiques a lieu pendant la guerre d’indépendance hongroise, menée contre les Habsbourg au début du XVIIIe siècle. C’est le prince Ferenc II Rákóczi qui établit le contact avec Louis XIV pour lui demander de l’aide. Celui-ci accorde une subvention matérielle annuelle au prince Rákóczi pour recruter et maintenir des troupes. Le souverain français envoie également des soldats (au nombre de 1 500) contribuant à l’encadrement des recrues hongroises ainsi qu’à la direction du génie et de l’artillerie. Cette aide, malgré son caractère limité, a un impact considérable sur les forces hongroises. De plus, Louis XIV reconnaît Rákóczi comme prince de Transylvanie, seule reconnaissance diplomatique outre celle de la Russie, consolidant de cette manière la situation du prince au sein de la politique européenne8. Il est également à retenir qu’un certain nombre de militaires hongrois, fidèles au prince Rákóczi, optent pour

5 Voir ENGEL, P. – KRISTÓ, Gy. – KUBINYI, A. (1998) : Magyarország története 1301 – 1526. Budapest : Osiris., pp. 48–77. 6 Voir BERTÉNYI, I. (2000) : A tizennegyedikszázadtörténete. Budapest : Pannonica, pp. 51–56, 181. 7 Voir TÓTH, F. (2007) : Saint-Gotthard 1664. Une bataille européenne. Panazol : Lavauzelle. 8 Voir ROCHER, Y.-M. (2011) : Louis XIV et la guerre d’Indépendance hongroise (1701 – 1711). In : Revue historique des armées, 263, pp. 63–74.

116 Krisztián BENE l’exil une fois défaite essuyée contre les Habsbourg et choisissent la France en tant que nouvelle patrie. Un nombre parmi eux servent la France l’arme à la main et jouent un rôle important dans la levée des fameux régiments de hussards, acquérant une certaine réputation sur les champs de bataille européens. Le comte Ladislas Bercheny (László Bercsényi en hongrois) est certainement le plus renommé, car il est élevé au rang de maréchal de France en 17589. Un transfert culturel important a lieu au XVIIIe siècle, quand les jeunes nobles hongrois ont la possibilité de visiter la France, lieu où l’esprit des Lumières et de la Révolution française a un grand effet et contribue à la naissance du mouvement jacobin hongrois dans les années 1790. Ce dernier est sévèrement réprimé, ses chefs exécutés, ainsi l’esprit révolutionnaire français ne peut prendre racine en Hongrie10. Au lieu d’un rapprochement, les deux nations se retrouvent dans des camps opposés, car les soldats hongrois faisant partie de l’armée de l’Empire des Habsbourg luttent contre Napoléon au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. En 1809, même une armée française sous les ordres du vice-roi Eugène écrase les troupes austro- hongroises aux alentours de Raab (Győr en hongrois), marquant profondément et pour un certain temps11 la mentalité hongroise. Les contacts littéraires et politiques sont repris dans les années 1830 et 1840. La vie culturelle est fortement marquée par celle menée en France surtout dans le domaine de la littérature. L’incontestable apogée des relations franco-hongroises est la période de la révolution de 1848, car l’événement hongrois est motivé par l’exemple français12. Ce fait est largement reconnu et apprécié en France, où la Hongrie jouit dès lors d’une image positive. Par conséquent, la fin du XIXe siècle est l’âge d’or des relations culturelles franco-hongroises. Les contacts politiques, intellectuels et artistiques atteignent un niveau exceptionnel. Ce sont avant tout les artistes attirés par le rayonnement

9 Voir BOISSAU, R. (2009) : La levée de Bercheny-hussards. In : Revue historique des armées, 255, pp. 15–21. 10 Voir PAJKOSSY, G. (1998) : Azabszolutizmusés a rendiség-utolsóküzdelmei. Azelsőreformtörekvések (1790 – 1830). In : A. Gergely (dir.) : 19. századimagyar- történelem 1790 – 1918, pp. 140–143. 11 Voir LAZAR, B. (2013) : L’armée de Napoléon en Hongrie en 1809. In : Revue historique des armées, 270, pp. 23–30. 12 Voir URBÁN, A. (2009) : 1848. febuár 22 – 24. Forradalom Párizsban. In : R. Hermann (dir.) : 1848 – 1849. A forradalo-mésszabadságharcképestörténete, pp. 20–22.

117 L’ÉVOLUTION DES RAPPORTS CULTURELS FRANCO-HONGROIS DANS... culturel de la France (le peintre Mihály Munkácsy ou le poète Endre Ady)13. Il y a un certain rapprochement politique qui ne dure que pendant très peu de temps. Ce dernier est bien illustré par la construction d’un monument en l’honneur des soldats français tombés en Hongrie pendant les guerres napoléoniennes14.

LES TOURNANTS DU XXe SIÈCLE

Le début du XXe siècle, la Première Guerre mondiale et surtout la fin du conflit marquent pour toujours ces relations bilatérales. La Hongrie faisant partie de la Double monarchie austro-hongroise lutte dans les rangs des puissances centrales, tandis que la France est le membre éminent des Forces de l’Entente. Bien que les armées des États ne se rencontrent que sporadiquement sur le champ de bataille, les deux pays deviennent ennemis15. L’hostilité s’accroît une fois la signature du traité de paix dans le château de Trianon effectuée, faisant de la France une figure diabolique aux yeux du public hongrois, ayant l’intention d’effacer la Hongrie en la démantelant. Ce sentiment, lié aux détachements des territoires imposés par le traité, traumatise la population magyarophone16. Au lendemain de la guerre, la situation politique hongroise en faveur du révisionnisme, place de nouveau la France dans le camp ennemi. Ce contexte influence les relations culturelles d’une manière négative mais elles s’atténuent progressivement vers les années 192017. Le gouvernement hongrois change d’attitude et commence à s’ouvrir vers la France sur le champ politique et culturel à partir de 1929. Dans le cadre de cette nouvelle orientation, un certain nombre d’étudiants sont envoyés en France pour y faire des études dans des établissements français grâce à des bourses versées par l’État hongrois. Ce changement est apprécié par la partie française, de telle

13 Voir HANÁK, P. (1997) : A századforduló. In : F. Pölöskei, J. Gergely et L. Izsák (dir.) : 20. századi magyar történelem, pp. 56–59. 14 Voir NAGY, G. (2002) : Franciaemlék a Mecseken. In : PécsiSzemle, 2002/1, pp. 71–79. 15 Voir BALLA, T. (2013) : Troupes hongroises sur le front de l’ouest pendant la Grande Guerre. In : Revue historique des armées, pp. 31–40. 16 Voir KÖPECZI, B. (1990) : Culture française, culture hongroise au XXe siècle. In : Cahiers d’études hongroises, vol. 2, p. 1. 17 Voir SÜPEK, O. (1990) : Un lieu de rencontre privilégié : le Collège Eötvös. In : Cahiers d’études hongroises, vol. 2, p. 24.

118 Krisztián BENE manière que même une revue de langue française financée par les deux États est lancée à Budapest (Nouvelle Revue de Hongrie). En 1928, le Bureau Franco-Hongrois de Renseignements Universitaires est fondé, devenant en 1934 le Centre d’Études Hongroises en France, puis finalement l’Institut hongrois de Paris en 1941. Cette institution fait de grands efforts pour diffuser la langue et la culture hongroises en France18. En même temps, des intellectuels hongrois s’intéressent à la culture française : nombre d’ouvrages français traduits en hongrois sont édités en Hongrie, plusieurs colloques sont organisés abordant des thèmes français, et on crée des associations franco- hongroises. Pour assurer l’enseignement de français de qualité, la politique culturelle établit une filière francophone au sein du lycée de Gödöllő en 1938 et des instituts de langue française (départements de français) sont également créés au sein des universités hongroises (Budapest, Debrecen, Pécs, Szeged) sous cette période19. Cette ouverture est avant tout le résultat du changement de la politique culturelle hongroise de l’entre-deux-guerres, tentant de réconcilier les deux pays dont les rapports officiels sont tendus au lendemain de la Première Guerre mondiale. Cette initiative connaît un certain succès dans le domaine de l’échange culturel et de l’apprentissage de la langue française, hélas interrompue par la Seconde Guerre mondiale, et la guerre froide ne contribue guère non plus à la reprise de cette interaction. La guerre constitue une période particulière dans l’histoire des relations bilatérales, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, les deux pays se trouvent à nouveau dans les camps opposés, pourtant ils ne se déclarent pas la guerre, la France signant l’armistice avec l’Allemagne déjà en été 1940 (son activité belligérante prenant ainsi fin) tandis que la Hongrie n’entre en guerre qu’un an plus tard20. D’autre part, un bon nombre de prisonniers de guerre français évadés d’Allemagne trouvent un refuge confortable et sûr en Hongrie (1 000 – 1 200 hommes) pendant les années de conflit, sans être confiés aux autorités allemandes malgré

18 Voir CZELLÉR-FARKAS, M. (2002) : La Nouvelle Revue de Hongrie. In : Cahiers d’études hongroises, vol. 10, pp. 149–150. 19 Voir DIENER, G. (1990) : Histoire des relations culturelles franco-hongroises à partir des échanges écrits ou oraux inédits concernant l’Institut Français à Budapest. In : Cahiers d’études hongroises, vol. 2, pp. 163–164. 20 Voir HOREL, C. (2013) : La France et la Hongrie : affinités passées et présentes, de Saint Martin à Nicolas Sarkozy. In : Revue historique des Armées, 270, p. 11.

119 L’ÉVOLUTION DES RAPPORTS CULTURELS FRANCO-HONGROIS DANS... l’alliance nouée entre les États hongrois et allemand. Ces évadés contribuent au développement de la culture francophone en Hongrie grâce à des activités intellectuelles (rédaction des éditions françaises, enseignement de la langue, etc.), cette présence laisse ainsi un souvenir tangible et agréable auprès des concernés21. Il est également à mentionner qu’un certain nombre de formations hongroises luttent pour les intérêts français pendant la guerre : les volontaires hongrois de l’armée française en 1939 –1940 dans les rangs de la Légion étrangère (2 000 – 3 000 personnes)22, les membres hongrois de la Résistance intérieure (plus de 1 000 personnes)23 et les engagés hongrois des Forces françaises libres (une centaine de personnes)24. Une partie de ces militants réalisent une activité culturelle (journaux, livres) ciblant surtout la diaspora hongroise, l’effet ainsi exercé sur le public français est minimal, car ces ouvrages sont rédigés en hongrois25. Dans le contexte d’après-guerre, ces actions ne contribuent malheureusement pas à l’amélioration des relations internationales. Au lendemain de la guerre, le nouveau gouvernement hongrois essaye d’intensifier ses relations avec la France : il crée l’Association Hongrie-France en 1946 et contribue à la réouverture de l’Institut français en 1947. Ces tentatives sont néanmoins torpillées par le nouveau régime communiste installé en 1948 : les associations et la filière francophone de Gödöllő récemment réouverte après la guerre26

21 Voir MÜLLER, V. (2005) : Betekintés az 1940 – 1944 közötti francia-magyar kapcsolatok történetébe. In : Kutatásifüzetek, vol. 12, pp. 270–272. 22 Voir Mémorial de la Shoah : Union des engagés volontaires, anciens combattants juifs, leurs enfants et amis. MDLX-1 – MDLX-18. Listes nominatives des volontaires étrangers engagés à servir la France entre le 1er septembre 1939 et le 25 juin 1940. [online] disponible en ligne : http://www.memoiredeshommes. sga.defense.gouv.fr/fr/article.php?larub=227&titre=engages-volontaires-etrangers- en-1939-1940 (consulté le 5. 12. 2016). 23 Voir PÉCSI, A. (1980) : Magyar ellenállók és partizánok Franciaország és Belgium antifasiszta küzdelmeiben. In : G. Dombrády et L. Nagy (dir.) : Fegyverrel a hazáért, pp. 257–258. 24 Voir Fondation Charles de Gaulle : Les Membres des Forces françaises libres (18 juin 1940 – 31 juillet 1943). Liste-FFL. [online] disponible en ligne : http://www.charles-de-gaulle.org/pages/la-memoire/accueil/organismes/liste-des- volontaires-des-forces-francaises-libres.php (consulté le 31. 12. 2016). 25 PÉCSI, A. (1968) : Magyar antifasiszták a francia és a belga ellenállási mozgalomban. In : J. Gazsi et I. Pintér (dir.) : Fegyverrel a fasizmus ellen, p. 295. 26 Voir FEJÉRDY, G. (2011) : A francia kultúrdiplomácia főbb törekvései és lehetőségei Magyarországon 1945 és 1990 között. In : Külügyi Szemle, vol. 2, p. 56.

120 Krisztián BENE sont fermées par le pouvoir et les liens diplomatiques franco-hongrois sont figés27. Un événement de grande envergure, notamment la révolution de 1956 change cette situation pour une courte période, choquant et mobilisant l’opinion publique française, surtout sur le plan humanitaire en faveur des Hongrois fuyant leur pays28. Un certain dégel commence au début des années 1960, permettant la réouverture des ambassades dans les deux pays en 1963. Parallè- lement, les liens culturels et économiques s’intensifient considérablement. Entre 1962 et 1984, soixante livres hongrois sont traduits et publiés en français. On réouvre les départements de français universitaires fermés auparavant et le français devient également une deuxième langue optionnelle dans les lycées au même titre que l’anglais et l’allemand. En 1985, le Centre interuniversitaire d’études hongroises et le Centre interuniversitaire d’études françaises sont respectivement créés à Paris et à Budapest29.

LA SITUATION DEPUIS LE CHANGEMENT DE RÉGIME À NOS JOURS

La situation commence à changer suite au régime communiste révolu en Hongrie. Les relations connaissent une importante relance dans les domaines de la culture, de l’enseignement, de la politique et de l’économie. Il est à remarquer que le changement de régime et la transition démocratique contribuent à la multiplication des contacts, et ce à tous les niveaux. Dans la politique, les relations connaissent une expansion spectaculaire et positive jusqu’en 2010 avec plusieurs accords bilatéraux conclus30. Par la suite, certaines actions politiques du nouveau gouvernement de Budapest élu en 2010 suscitent de vives critiques en France, causant par-là un certain éloignement entre les deux pays sur un niveau politique31.

27 Voir DIENER, G. : Op. cit., pp. 165–168. 28 Voir KECSKÉS D. G. (2013) : Magyar-francia kapcsolatok, 1945 – 1990. Budapest, Magyar Tudományos Akadémia Bölcsészettudományi Kutatóközépn Történettudományi Intézet, pp. 41–55. 29 Voir BERÉNYI, P. (1990) : Les relations culturelles franco-hongroises après 1945 et l’Institut Hongrois de Paris. In : Cahiers d’études hongroises, vol. 2, pp. 194–196. 30 Voir LACHAISE, B. (2012) : La France et la place de la Hongrie dans l’Europe de François Mitterrand à Jacques Chirac, 1990 – 2004. In : Öt Kontinens, vol. 10, pp. 146–147. 31 Voir HOREL, C. : Op. cit., p. 13.

121 L’ÉVOLUTION DES RAPPORTS CULTURELS FRANCO-HONGROIS DANS...

En ce qui concerne l’enseignement du français, au niveau secondaire, il se déroule en dix sections bilingues réparties en Hongrie : Aszód, Budapest (2 lycées), Debrecen, Miskolc (2 lycées), Pásztó, Pécs, Szeged, Veszprém. Au sein des universités : 5 départements de français « traditionnels » (Budapest, Debrecen, Pécs, Piliscsaba, Szeged) ; doubles diplômes (École supérieure de commerce extérieur de Budapest, Université ELTE, Université Technique de Budapest, Université de Szeged). Un signe alarmant cependant est la baisse soudaine et importante du nombre des élèves apprenant le français (moins de deux pour cent des lycéens). La présence culturelle française en Hongrie repose sur différentes institutions : l’Institut français, les cinq Alliances françaises (Debrecen, Győr, Miskolc, Pécs, Szeged) et la Fondation franco-hongroise pour la Jeunesse. Parallèlement à cela, les subventions françaises sont en baisse continuelle depuis 2004, les bourses et les formations proposées aux enseignants et aux étudiants disparaissent. La France bat en retraite dans le domaine de la culture et de l’enseignement32 en Hongrie. D’une manière intéressante, le domaine économique connaît un important progrès depuis les dernières décennies. La présence française a été multipliée par 3,5 entre 1999 et 2013 avec 353 entreprises françaises employant plus de 43 000 salariés (Groupama, EDF, Sanofi, Auchan et GDF Suez). La France est devenue le troisième partenaire commercial de la Hongrie au premier semestre 2015. La Hongrie est le 23e marché français et le 27e fournisseur français33. Dans le cas des entreprises françaises implantées en Hongrie, c’est surtout le manque de main d’œuvre francophone qui cause un problème de plus en plus important. Pour y remédier, le développement de l’enseignement du français, actuellement négligé par les deux États, serait absolument nécessaire.

32 Voir Coopération bilatérale dans le domaine de la culture et de l’éducation (2015). [online] disponible en ligne : http://www.ambafrance-hu.org/Cooperation- bilaterale-dans-le-domaine-de-la-culture-et-de-l-education (consulté le 31. 12. 2016). 33 Voir Relations économiques franco-hongroises. [online] disponible en ligne : http://www.ambafrance-hu.org/Relations-economiques-franco-hongroises (consulté le 31. 12. 2016).

122 Krisztián BENE

CONCLUSION

Malgré la distance géographique, culturelle, linguistique et politique, la France et la Hongrie partagent un long passé commun. Pendant ce millénaire, les relations ont connu une certaine intensification, dont l’apogée a eu lieu au tournant du millénaire. En même temps, le développement de ces dernières est très divergeant à partir de l’adhésion de la Hongrie à l’Union européenne. Les rapports économiques fleurissent, mais ceux politiques se caractérisent par des tensions, et pour ce qui est de la culture et l’enseignement, ceux-ci souffrent du manque d’intérêt, mais avant tout de financement, causant tous deux le déclin de la francophonie en Hongrie. Le grand défi du présent et de l’avenir serait que les acteurs concernés des deux pays puissent (veuillent) arrêter, et par la suite renverser cette tendance néfaste. Pour éviter la disparition déjà quasi complète de la francophonie en Hongrie, on a(urait) besoin d’efforts communs de la part de l’ensemble des institutions concernées.

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Krisztián Bene Université de Pécs (Hongrie) [email protected]

125

LES INTELLECTUELS FRANÇAIS D’AUJOURD’HUI SUR LA SCÈNE PUBLIQUE SLOVAQUE

François SCHMITT

Résumé : L’intellectuel occupe une place particulièrement importante en France en raison des spécificités historiques et culturelles du pays. Producteur et diffuseur d’idées, l’intellectuel français se définit également par son engagement. On observe cependant aujourd’hui un déclin de l’intellectuel français et une perte de son influence dans le monde. Cette tendance au repli de l’intellectuel français est également observable en Slovaquie où celui-ci ne semble plus être considéré aujourd’hui comme un penseur universaliste. Mots clés : Déclin, Français, Intellectuel, Slovaquie, Universalisme.

Summary: Due to the specificity of the historical and cultural development of France, the intellectual is considered as a major figure of this country. The French intellectual can be defined both as an idea-maker and as a committed thinker. According to some authors, the French intellectual seems nowadays to be declining and losing his impact in the world. The withdrawal of the French intellectual can also be observed in Slovakia where he does not seem to be seen any longer as a universal thinker. Key words: Decline, French, Intellectual, Slovakia, Universalism.

Par son universalisme et sa présomption à faire entendre sa voix au-delà des frontières de l’Hexagone, l’intellectuel a longtemps occupé une place de choix dans le rayonnement culturel de la France dans le monde. Depuis une vingtaine d’années, pourtant, en France comme à l’étranger, les analyses se multiplient pour constater la médiocrité de la production intellectuelle française d’aujourd’hui et l’affaiblissement du rôle des intellectuels français sur la scène internationale. Récemment encore, deux historiens, le Mauricien

126 François SCHMITT

Sudhir Hazareesingh1 et l’Israëlien Shlomo Sand2, s’interrogeant sur la capacité des intellectuels français actuels à faire entendre leurs voix dans le monde, faisaient le constat d’un recul de la pensée française hors de l’Hexagone. Il est cependant difficile de faire la part du réel et du fantasmé pour traiter d’un thème aussi rebattu que celui du déclin, véritable poncif historique. Notre contribution à un débat aussi complexe que celui du déclin des intellectuels français dans le monde sera donc réduite à une étude de cas sans prétention à la représentativité. A partir d’un inventaire des productions intellectuelles françaises mises à la disposition du lectorat slovaque, nous proposerons quelques pistes permettant de mesurer la place de l’intellectuel français d’aujourd’hui sur la scène publique slovaque. Notre étude de terrain (partie 4) sera précédée d’une définition de la notion d’intellectuel dans le contexte de l’histoire culturelle de la France (parties 1 et 2) et d’un état des lieux du déclin, réel ou supposé, des intellectuels français sur la scène internationale (partie 3).

1 L’INTELLECTUEL FRANÇAIS : DE QUOI PARLE-T-ON ?

Producteur d’idées, écrivain engagé ou agitateur de la pensée, l’intellectuel semble se définir par deux attributs indissociables : la pensée et l’action.

1.1 Un artisan de la pensée

Du côté de la pensée, on peut d’abord définir l’intellectuel comme un professionnel de la production et/ou de la diffusion d’idées. Nous reprenons ici la définition d’Antonio Gramsci, cité par Cervera- Marzal3, qui considère l’intellectuel comme une personne payée pour lire, enquêter, écrire, enseigner ou diffuser des idées par le biais de

1 Voir HAZAREESINGH, P. (2015) : Ce pays qui aime les idées : histoire d’une passion française. Paris : Flammarion. 2 Voir SAND, P. (2016) : La fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houelle- becq. Paris : La Découverte. 3 Voir CERVERA-MARZAL, M. (2015) : Pour un suicide des intellectuels. Paris : Éditions Textuel, p. 16.

127 LES INTELLECTUELS FRANÇAIS D’AUJOURD’HUI... diverses institutions : monde des lettres, institutions éducatives, médias ou associations. Pour se voir attribuer le statut d’intellectuel, cet artisan de la pensée ne doit pas, selon Sudhir Hazareesingh4, intervenir en tant que spécialiste – ce qui ne l’empêche pas d’être spécialisé dans un domaine particulier – mais s’exprimer en termes universels. C’est d’ailleurs de cet esprit universaliste qu’il tire une part de son prestige fondé sur la prétention universaliste de la civilisation française. Si l’intellectuel n’agit pas sur la scène publique en qualité de spécialiste, cela n’a pas empêché, selon les époques, certains domaines de spécialité d’occuper le devant de la scène avant d’être supplantés par d’autres. Ainsi, jusqu’à la fin des années 1940, la littérature règne en maître sur le monde intellectuel français avant d’être détrônée, avec l’existentialisme, par la philosophie5, elle-même supplantée, dans les années 1960, par les sciences humaines portées par la vague structuraliste entraînant la mort du sujet, les écrivains cèdant alors la place aux universitaires6. La crise économique et idéologique des années 1970 entraîne ensuite une crise des sciences humaines conduisant à une atomisation de la recherche mettant fin aux interprétations totalisantes7. Avec la réhabilitation de l’histoire et de la philosophie politique avec François Furet, René Rémond, Luc Ferry ou Alain Renaut, on semble cependant revenir depuis une trentaine d’années à des interprétations plus générales8 centrées en particulier sur le thème de l’identité – pensons à L’Identité de la France de Fernand Braudel – avec Emmanuel Todd, Gérard Noiriel, Henri Le Bras ou Alain Finkielkraut. L’universalisme permet ainsi à l’intellectuel de s’adapter aux évolutions sociales, économiques et politiques pour mieux participer aux débats de son temps.

4 Voir HAZAREESINGH, P. (2015) : From Left Bank to left behind : where have the great French thinkers gone? In : The Guardian. [online] disponible en ligne : https://www.theguardian.com/books/2015/jun/13/from-left-bank-to-left-behind- where-have-the-great-french-thinkers-gone (consulté le 28. 8. 2016). 5 Voir ORY, P. – SIRINELLI, J.-F. (2002) : Les intellectuels en France. Paris : Armand Colin, p. 231. 6 Voir Ibid., pp. 321–323. 7 Voir Ibid., pp. 372–373. 8 Voir Ibid., pp. 376–377.

128 François SCHMITT

1.2 Un clerc engagé

L’intellectuel se définit donc aussi par l’action en mettant sa pensée au service de son engagement sur la scène publique. Ce n’est pas un hasard si le mot intellectuel, employé comme substantif, apparaît au moment de l’affaire Dreyfus peu de temps après la parution du fameux article « J’accuse » sous la plume de Clemenceau qui s’enthousiasme de « tous ces intellectuels venus de tous les coins de l’horizon qui se regroupent sur une idée »9. Le terme est immédiatement repris dans le camp antidreyfusard par Barrès fustigeant « la protestation des intellectuels »10, pérennisant du même coup le néologisme. La mission tribunitienne du clerc est cependant sujet à débat. Pour Julien Benda, dans La Trahison des clercs (1927), le clerc engagé renie son honnêteté intellectuelle en prenant parti. Au contraire, pour Paul Nizan, dans Les Chiens de garde (1932), les intellectuels trahissent lorsqu’ils ne mettent pas leurs idées au service du réel11. C’est pourtant la figure du clerc engagé, incarnée par Sartre depuis Qu’est-ce que la littérature ? (1948), qui prévaut aujourd’hui12, même si la question, remise sur le tapis par Gilles Deleuze qui dénonce « l’indignité (de l’intellectuel) de parler pour les autres »13, reste ouverte. Cervera-Marzal14 s’interroge, cependant, sur l’impact des intellectuels sur la vie publique qu’il estime assez faible et Conan15 met en doute la pérennité de leur engagement qu’il juge souvent éphémère, comme si l’engagement lui-même comptait davantage que les résultats de cet engagement. Qu’il mène à la victoire ou à la défaite, c’est bien la volonté du clerc de défendre une cause qui aura

9 Ibid., pp. 8–9. 10 BONIFACE, P. (2011) : Les Intellectuels faussaires. Le triomphe médiatique des experts en mensonge. Paris : Gawsewitch Éditeur, p. 18. Pascal Boniface cite Bothorel, J. (2008) : Chers imposteurs. Paris : Fayard, p. 10. 11 Voir Ibid., pp. 19–20. 12 ORY, P. – SIRINELLI, J.-F. : Op. cit., p. 227. 13 CERVERA-MARZAL, M. : Op. cit., p. 104. Manuel Cervera-Marzal cite Deleuze, G. (1972) : Les intellectuels et le pouvoir. Entretien avec Michel Foucault. In : M. Foucault : Dits et écrits I. Paris : Gallimard, p. 1177. 14 Ibid., p. 108. 15 CONAN, É. (2000) : La Fin des intellectuels français. In : L’Express. [online] disponible en ligne : http://www.lexpress.fr/informations/la-fin-des-intellectuels-francais_ 640537.html (consulté le 28. 8. 2016).

129 LES INTELLECTUELS FRANÇAIS D’AUJOURD’HUI... fait l’aura de Voltaire dans l’affaire Callas, d’Hugo exilé à Guernessey, de Zola dans « J’accuse » ou de Malraux pendant la guerre d’Espagne16. Cela nous permet donc de définir l’intellectuel comme un clerc mettant sa pensée au service de l’action ou, selon Ory-Sirinelli, comme « un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie »17. L’intellectuel correspond donc à un type spécifique d’écrivain mettant au service de son engagement une part spécifique de sa production constituée généralement d’œuvres non fictionnelles et non didactiques18 : essais, articles ou ouvrages historiques et philosophiques. Dans notre étude (4e partie), nous prendrons donc uniquement en compte les productions d’idées, au sens étroit du terme, en excluant de notre corpus les œuvres fictionnelles et utilitaires, comme les manuels scolaires par exemple.

1.3 L’intellectuel : une spécificité française ?

Nous avons évoqué plus haut le prestige exceptionnel dont jouissent les intellectuels en France et leur implication dans des affaires aussi fondamentales que l’affaire Dreyfus. On se souvient également du rôle joué par Jean-Paul Sartre en mai 1968. Ceci souligne donc bien la spécificité de la figure de l’intellectuel en France. Cette spécificité vient d’abord, comme nous l’avons vu, de l’origine dreyfusarde du substantif intellectuel, terme qui a ensuite été repris dans d’autres pays, comme en Russie, par exemple, dans le mot « intelligentsia »19 ou comme en Grande-Bretagne et en Allemagne où les mots « intellectual » et « intellektuelle » avaient alors une connotation péjorative pour désigner un écrivain contestataire et socialisant20.

16 Voir BONIFACE, P. : Op. cit., p. 18. 17 ORY, P. – SIRINELLI, J.-F. : Op. cit., p. 15. 18 C’est dans un soucis de clareté que nous avons volontairement exclu la fiction de la production engagée de l’intellectuel. Nombreux sont, en réalité, les cas d’œuvres de fiction engagées, en particulier chez les existentialistes. Aujourd’hui encore, l’œuvre romanesque de Michel Houellebecq, par exemple, pose problème dans un tel classement. 19 Voir ORY, P. – SIRINELLI, J.-F. : Op. cit., p. 17. 20 Voir LEYMARIE, M. – SIRINELLI, J.-F. (2003) : L’histoire des intellectuels aujourd’hui. Paris : Presses Universitaires de France, p. 148.

130 François SCHMITT

Mais l’affaire Dreyfus montre surtout que l’intellectuel est né dans un contexte particulier propre à la France. Ory et Sirinelli expliquent ainsi que l’importance donnée à l’intellectuel en France est liée à trois facteurs historiques spécifiques à la France : l’ancienneté du rôle du clerc au côté du pouvoir, les deux historiens donnent ici l’exemple des moines de Saint-Denis ; la sécularisation précoce de la société qui a entraîné, à la fin du 19e siècle, une exaltation de l’instruction publique, du savant et de l’artiste ; le libéralisme politique qui autorise en France plus tôt qu’ailleurs le débat démocratique21. Si, expliquent les deux historiens, dans les autres anciennes puissances, comme la Russie ou l’Angleterre, l’intellectuel n’a pas eu le même aura qu’en France, c’est parce que ces pays n’ont pas bénéficié soit de l’une, soit de l’autre condition.

2 L’INTELLECTUEL FRANÇAIS : DE QUI PARLE- T-ON ?

Tous les producteurs et diffuseurs d’idées engagés au service d’une cause, que nous venons de définir comme des intellectuels, constituent- ils pour autant un microcosme homogène ayant les mêmes origines et défendant les mêmes intérêts ?

2.1 Les pépinières de l’intellectuel français : de la rue d’Ulm aux arènes médiatiques

L’origine des intellectuels a changé depuis le début du 20e siècle. Dans Le Pouvoir des intellectuels en France (1979), Régis Debray présente une évolution de l’origine des intellectuels français en trois cycles : le cycle universitaire (1880 – 1920), le cycle éditorialiste (1920 – 1960), puis le cycle des médias22. Même si Ory et Sirinelli critiquent le côté trop schématique de cette présentation en montrant qu’un grand nombre d’intellectuels de l’affaire Dreyfus, comme Clemenceau et Arthur Ranc du côté dreyfusard ou Édouard Drumont dans le camp opposé, étaient déjà issus des milieux journalistiques23, la thèse de Régis Debray correspond bien aux grandes évolutions de

21 Voir ORY, P. – SIRINELLI, J.-F. : Op. cit., p. 18. 22 Voir Ibid., pp. 45–48. 23 Voir Ibid., pp. 45–48.

131 LES INTELLECTUELS FRANÇAIS D’AUJOURD’HUI... l’origine des intellectuels français au cours du 20e siècle : alors que l’École Normale Supérieure a lontemps été la matrice de l’intelligentsia française, l’origine des intellectuels français est actuellement plus diversifiée et les médias jouent un rôle de premier plan dans la promotion des intellectuels français d’aujourd’hui. La Troisième République est considérée comme La République des professeurs (1927), selon l’expression consacrée par Albert Thibaudet qui popularise le mythe d’une République dirigée par des normaliens. Si ceux-ci sont en réalité minoritaires dans les rangs du pouvoir de la Troisième République derrière les professions libérales, la présence au sommet du pouvoir de la France de l’entre-deux-guerres de personnalités de premier ordre issues de la rue d’Ulm, comme Édouard Herriot, Léon Blum ou Paul Painlevé, a contribué à consolider ce mythe24. La crise économique et idéologique des années 1970 qui frappe de plein fouet l’université entraîne un certain déclin du rôle de l’ENS dans la production des élites intellectuelles françaises au profit d’autres grandes écoles, plus technocratiques, comme, par exemple, l’École Nationale d’Administration25. Depuis les années 1970, les médias jouent un rôle croissant dans la vie intellectuelle française. Moins lus aujourd’hui et vivant en vase clos à Saint-Germain-des-Prés, les intellectuels auraient déserté la tribune au profit des journalistes. De manière plus générale, les intellectuels classiques sont remplacés par des intellectuels hors système : des écrivains, comme Philippe Muray ou Michel Houellebecq, des journalistes, comme Jean-Claude Guillebaud, ou des enseignants, comme Jean-Claude Michéa26. Ceci s’accompagne d’une plus grande diversité des affiliations des intellectuels français d’aujourd’hui : à côté des intellectuels classiques attachés à une institution (université, grande école, fondation de recherche, etc.), beaucoup travaillent à partir de la scène médiatique, comme Bernard- Henri Lévy, Alain Finkelkraut, Régis Debray, Michel Onfray, Serge Halimi ou Laure Adler, ou à proximité du pouvoir, comme Jacques Attali, Luc Ferry ou Alain Minc27.

24 Voir Ibid., pp. 120–121. 25 Voir Ibid., pp. 372–373. 26 Voir CONAN, É. : Op. cit. 27 Voir DUCLOS, D. (2013) : Le champ intellectuel français aujourd’hui. In : Revue du MAUSS permanente. [online] disponible en ligne : http://www.journaldumauss.net/?Le- champ-intellectuel-francais (consulté le 28. 8. 2016).

132 François SCHMITT

Cette plus grande diversité des origines des intellectuels français n’a cependant pas affaibli la centralité parisienne qui, selon Sand, limite l’émulation dont bénéficient a contrario les élites intel- lectuelles allemandes, américaines et britaniques structurées en pôles concurrenciels28. L’éclatement institutionnel de l’intelligentsia française entraîne aussi une plus grande spécialisation de l’intellectuel français.

2.2 De l’intellectuel universaliste à l’expert

Les évolutions socio-économiques de la France et du monde pendant le dernier quart du 20e siècle entraînent une certaine remise en question de l’universalisme de l’intellectuel français. La crise des idéologies a pour conséquence un retour au travail savant de l’intellectuel qui semble aujourd’hui plus enclin à se consacrer à des questions plus concrètes au sein de groupes d’experts, tels que la Fondation Saint-Simon, comme Pierre Rosanvallon, Émmanuel Todd ou Régis Debray, dans la tradition aronienne de l’intellectuel de droite29. Le triomphe du libéralisme économique entraîne la promotion de l’économiste et du conseiller en communication. Le fait que les seuls intellectuels français exerçant une certaine influence dans le monde – Thomas Piketty, Esther Duflot, Christine Lagarde et Pascal Lamy – soient des économistes est en cela éloquent30. L’expert, sur le modèle anglo-saxon, semble donc préféré à l’intellectuel universaliste, considéré comme un « ennemi du progrès »31 et le pouvoir s’adresse aujourd’hui plus volontiers à des experts en communication32. Le triomphe de l’expert n’a toutefois pas effacé les clivages dans le monde intellectuel français.

28 Voir SAND, P. : Op. cit. 29 Voir CONAN, É. : Op. cit. 30 Voir COUTURIER, B. (2015) : L’intellectuel français menacé d’extinction. In : France culture. [online] disponible en ligne : https://www.franceculture.fr/ emissions/les-idees-claires/l-intellectuel-francais-menace-d-extinction (consulté le 28. 8. 2016). 31 DUCLOS, D. : Op. cit. 32 Voir CERVERA-MARZAL, M. : Op. cit., p. 109.

133 LES INTELLECTUELS FRANÇAIS D’AUJOURD’HUI...

2.3 L’intellectuel français d’aujourd’hui : principaux courants et clivages

L’effondrement idéologique de la fin des années 1970, conséquence des révélations d’Alexandre Soljenitsyne sur le système concentrationnaire soviétique dans L’Archipel du Goulag (1973) – l’écrivain russe est accueilli en 1975 sur le plateau télévisé d’Apostrophes en compagnie d’André Glucksmann, de Pierre Daix et de Jean Daniel – entraîne l’avènement des Nouveaux Philosophes qui remettent en question l’idéologie marxiste jusqu’à là dominante dans les milieux intellectuels. Cette évolution correspond à l’entrée en scène d’un nouveau groupe d’intellectuels aujourd’hui en première ligne rassemblant, par exemple, Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann ou Pascal Bruckner33. La Nouvelle Philosophie ne constitue cependant pas un mouvement homogène, mais rassemble des orientations assez hétéroclites reflétant la diversité du monde intellectuel français d’aujourd’hui. Alors que certains intellectuels restent fidèles à l’esprit d’engagement en prenant position en Lybie, en Syrie, ou sur d’autres fronts, comme André Glucksmann ou Bernard-Henri Lévy, d’autres, comme Alain Finkelkraut ou Renaud Camus, que l’on pourrait classer à droite, semblent se replier sur des thématiques plus traditionnelles, telles que l’identité ou le retour aux valeurs, comme l’autorité, la culture ou la religion. Les clivages classiques continuent de diviser le monde intellectuel français, en fonction des références – Platon ou Aristote, Voltaire ou Rousseau – et des orientations économiques – libérale chez les intellectuels pragmatiques comme l’économiste Thomas Piketty, critique par rapport au capitalisme chez Ignacio Ramonet34. Les bouleversements observés depuis les années 1970 que nous venons d’évoquer – remise en cause des idéologies, médiatisation et expertisation des intellectuels français – ont-il abouti à une crise du monde intellectuel français d’aujourd’hui ?

33 Voir ORY, P. – SIRINELLI, J.-F. : Op. cit., pp. 363–367. 34 Voir DUCLOS, D. : Op. cit.

134 François SCHMITT

3 LE DÉCLIN DE L’INTELLECTUEL FRANÇAIS D’AUJOURD’HUI : LA PORTÉE DE LA CRISE

Procédant de la société et agissant en son nom, l’intellectuel reflète une certaine image de son époque. La crise de l’intellectuel français et son déclin ne peuvent donc être envisagés que dans le contexte plus global de crise de la société française.

3.1 Les symptômes du déclin de l’intellectuel français

Anecdotique, mais ô combien éloquente, la transformation, déplorée par Hazareesingh35, de Saint-Germain-des-Prés – concentration intellectuelle et artistique sans précédent dans la France de l’après- guerre qui a contribué, selon Simone de Beauvoir à faire de la littérature française « un produit de terroir exportable »36 – en quartier consacré aux boutiques et à la mode est révélateur d’un certain déclin des intellectuels français37. Des raisons plus profondes sont avancées pour expliquer le déclin des intellectuels français. Hazareesingh met ainsi en cause la baisse du niveau des universités françaises, révélée par les multiples classements mondiaux, comme celui de Shangai, qui aurait pour conséquence de rendre l’élite intellectuelle française plus technocratique et moins créative38. Ce déclin des universités françaises reflète une baisse de niveau général, illustrée, selon l’historien mauricien, par le niveau déplorable de français des présidents de la République Sarkozy et Hollande par rapport à leurs prédécesseurs. Mais le signe de déclin le plus criant semble être le poids des médias dans la vie intellectuelle française. A la fin des années 1970 déjà, Régis Debray39, créateur du terme « médiologie », outil conceptuel centré sur la prise en compte de l’influence de l’innovation technique et technologique sur la culture et les comportements, a montré le rôle croissant des médias dans la sélection des

35 Voir HAZAREESINGH, P. : From Left Bank to left behind : where have the great French thinkers gone ?. Op. cit. 36 BEAUVOIR, S. de (1963) : La Force des choses. Paris : Gallimard. 37 Voir ORY, P. – SIRINELLI, J.-F. : Op. cit., p. 230. 38 Voir HAZAREESINGH, P. : From Left Bank to left behind : where have the great French thinkers gone ?. Op. cit. 39 Voir DEBRAY, R. (1979) : Le Pouvoir intellectuel en France. Paris : Ramsay.

135 LES INTELLECTUELS FRANÇAIS D’AUJOURD’HUI... intellectuels, en particulier celui de Bernard Pivot animateur des incontournables tribunes littéraires et culturelles télévisées Apostrophes puis Bouillon de culture40. Pour Sand le rôle sélectif des médias aurait des conséquences désatreuses sur la vie intellectuelle française41. On ne saurait, cependant, faire de l’intellectuel français d’aujourd’hui un jouet passif aux mains des journalistes. Il sait aussi se servir lui- même de l’outil médiatique pour assurer son succès auprès du public. Celui qui a su le mieux saisir cette opportunité, c’est Bernard-Henri Lévy, chez qui, selon Ory et Sirinelli, « le médiateur l’emporte sur l’inventeur », dans la mesure où ses succès tiennent davantage de son rôle de médiateur d’idées, notamment dans la presse et l’édition (en particulier chez Grasset), que de producteur d’idées42. Pour l’observateur extérieur de la vie sociale et culturelle française, nombreux sont donc les signes de déclin de la vie intellectuelle française. Mais cette crise est également ressentie par les acteurs de la vie intellectuelle française eux-mêmes et se traduit par un profond pessimisme d’une partie de la production intellectuelle actuelle.

3.2 Le profond pessimisme de l’intellectuel français

A toute époque, l’observateur de la vie sociale a tendance à inter- préter toute mutation affectant la société dans laquelle il vit comme un signe de déclin. Il en va de même pour les observateurs de la vie française qui déclinent le thème du déclin de la France à chaque génération. Chaffel met ainsi en évidence des périodes de l’histoire de la France contemporaine propices au thème du déclin43. Il remarque que le thème est récurrent de la Révolution aux années 1950, avec des vagues plus marquées à la fin du 19e siècle, dans l’entre-deux-guerres et au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale puis, après une accalmie pendant les Trente Glorieuses, le thème du déclin français reprend de la vigueur depuis les années 1970. Or, l’époque actuelle semble particulièrement décliniste, comme le remarque Haza-

40 Voir ORY, P. – SIRINELLI, J.-F. : Op. cit., p. 362. 41 Voir SAND, P. : Op. cit. 42 ORY, P. – SIRINELLI, J.-F. : Op. cit., p. 364. 43 Voir CHAFFEL, A. (2013) : Le déclin français : mythe ou réalité ? Paris : Bréal, p. 10.

136 François SCHMITT reesingh44 à propos du succès de nombreuses publications actuelles donnant une vision peu optimiste de la France d’aujourd’hui, notamment chez Michel Houellebecq45, Alain Finkielkraut46 et Éric Zemmour47. Le thème du déclin des intellectuels français est également récurrent dans l’histoire du 20e siècle. Ainsi, Ory et Sirinelli montrent qu’en 1955 l’historien Michel Mourre s’inquiète déjà du déclin des intellectuels48. Ce sont cependant les bouleversements idéologiques des années 1970 et la disparition des grandes figures de la vie intellectuelle du troisième quart du 20e siècle – mort de Sartre, Aron, Lacan, Barthes, Foucault et mort intellectuelle d’Althusser après le meurtre de sa femme – qui semblent à l’origine du discours pessimiste actuel sur les intellectuels français49. En effet, depuis les années 1980, les publications sur le déclin des intellectuels français se multiplient : chez Max Gallo qui se demande « où sont les Gide, les Malraux, les Alain, les Langevin d’aujourd’hui »50, Jean-François Lyotard51, Régis Debray52 ou Pierre Nora53/54. Pour Zemmour, la mort de Sartre représente la disparition de « la grande figure de l’intellectuel français, née deux siècles plus tôt avec Voltaire et Rousseau »55 et Bernard- Henri Lévy figure l’intellectuel « en phase terminale »56. Enfin, la multiplication des recherches sur les intellectuels français depuis les années 1990, chez Michel Winock ou Christophe Charle par exemple, correspondant à la fin du « cycle dreyfusien »57 semble confirmer cette

44 Voir HAZAREESINGH, P. : From Left Bank to left behind : where have the great French thinkers gone? Op. cit. 45 La Carte et le territoire (2010). 46 L’Identité malheureuse (2013). 47 Le Suicide Français (2014). 48 ORY, P. – SIRINELLI, J.-F. : Op. cit., p. 362. 49 Voir Ibid., pp. 353–354. 50 GALLO, M. (1983) : Les intellectuels, la politique et la modernité. In : Le Monde, 26. 7. 1983. 51 LYOTARD, J.-F. (1984) : Tombeau de l’intellectuel et autres papiers. Paris : Editions Galilée. 52 DEBRAY, R. (2000) : IF suite et fin. Paris : Gallimard. 53 NORA, P. (2000) : Adieu aux intellectuels ?. In : Le Débat, mars 2000. 54 Voir ORY, P. – SIRINELLI, J.-F. : Op. cit., pp. 362–363, et CONAN, É. : Op. cit. 55 ZEMMOUR, É. (2014) : Le suicide français. Paris : Albin Michel, p. 182. 56 Ibid., p. 191. 57 LEYMARIE, M. – SIRINELLI, J.-F. : Op. cit., p. 142.

137 LES INTELLECTUELS FRANÇAIS D’AUJOURD’HUI... impression de déclin de l’intellectuel français. Comment ce discours décliniste franco-français est-il ressenti sur la scène internationale ?

3.3 Le repli de l’intellectuel français

Pour Hazareesingh, la première explication de la perte de dynamisme des intellectuels français est le recul de la France dans le monde, dominé par les États-Unis et la culture anglo-saxonne, et en Europe, dominée économiquement par l’Allemagne58. Cette perte d’influence de la France dans le monde entraîne un repli des intellectuels français sur leur propre pays, repli illustré par l’absence des penseurs français dans les grands mouvements mondiaux des vingt-cinq dernières années, comme la chute du communisme ou le Printemps arabe. Aujourd’hui encore, les intellectuels français se montrent peu réactifs face à la crise des réfugiés : ceux qui réagissent dans la lignée des Lumières et de l’héritage de Rousseau ne sont pas les socialistes français mais les chrétiens démocrates allemands. Cette attitude timorée des intellectuels français contraste avec la pugnacité d’un Jean-Paul Sartre ou d’un Franz Fanon dans les années 1950 et 60 aux avant-postes des luttes anti-coloniales. Les grandes idées n’émergent donc plus à Paris, car la production intellectuelle française semble inadaptée au monde d’aujourd’hui. En effet, selon Tisseron, l’intellectuel français continue à raisonner sur le mode binaire, comme au 20e siècle, comme par exemple Michel Onfray qui rejette en bloc la pensée de Freud, alors que le monde s’est complexifié59. Ils ne semblent pas non plus s’intéresser aux grandes questions du monde d’aujourd’hui, comme, par exemple, le retour du religieux, pourtant prédit par Malraux60. Cette attitude de repli se traduit par une baisse de l’influence des intellectuels français dans le monde. Hazareesingh remarque que la France compte peu d’intellectuels et de gens de lettres actuels célèbres

58 Voir HAZAREESINGH, P. : From Left Bank to left behind : where have the great French thinkers gone?. Op. cit. 59 Voir TISSERON, P. (2015) : Les intellectuels d’aujourd’hui ont perdu toute prise sur notre époque. In : Le Monde. [online] disponible en ligne : http://www.lemonde. fr/idees/article/2015/10/06/les-intellectuels-d-aujourd-hui-ont-perdu-toute-prise- sur-notre-epoque_4783739_3232.html (consulté le 28. 8. 2016). 60 Voir COUTURIER, B. : Op. cit.

138 François SCHMITT dans le monde61. Les prix Nobel J.M.G. Le Clézio (2008) et Patrick Modiano (2012) sont peu connus hors de France et seul Michel Houellebecq rencontre un certain succès international. Les personnalités françaises, et, parmi elles, les intellectuels français, font piètre figure dans les divers classements mondiaux (souvent d’origine américiane). Celui du magazine Vanity Fair 2015 place Marine Le Pen et Thomas Piketty parmi les seuls Français figurant parmi les cent personnalités les plus influentes dans le monde et celui de Foreign policy 2012 ne compte que quatre intellectuels français sur les cent plus influents. Parmi ces quatre personnalités, seul Thomas Picketty est établi en France. Les trois autres travaillent aux États-Unis : Émmanuel Saez (Berkeley – Californie), Christine Lagarde (FMI, Washington), Esther Duflo (MIT, Massachussets). Deux tendances semblent donc appuyer la thèse du repli intellectuel français dans le monde : la perte du rôle de porteur d’idées neuves de l’intellectuel français et, étroitement liée à la précédente, sa plus faible visibilité sur la scène internationale. Pour rendre compte de cette dernière tendance, le chercheur dispose de divers indicateurs, tels que les classements mondiaux de personnalités que nous venons d’évoquer, les périodiques ou les bases de données de publications et de traductions. S’il veut étudier cette question à l’échelle mondiale, le chercheur est amené à analyser une quantité énorme de données tout en devant tenir compte de la diversité des situations locales sur les plans économique, politique ou culturel. Pour réduire le corpus, cette étude pourrait être envisagée sur un seul pays, notamment sur un pays de faible envergure comme la Slovaquie, qui est bien intégré économiquement et culturellement à l’Europe et au monde.

4 LE DÉCLIN DE L’INTELLECTUEL FRANÇAIS : LE CAS DE LA SLOVAQUIE

Pour rendre compte de la visibilité des intellectuels français en Slovaquie, nous nous sommes intéressé à leur accessibilité au grand public, c’est-à-dire au public non francophone et non spécialiste de la langue et de la culture françaises. Deux vecteurs de grande diffusion permettent de toucher un large public et de le mettre en contact direct

61 Voir HAZAREESINGH, P. : From Left Bank to left behind : where have the great French thinkers gone?. Op. cit.

139 LES INTELLECTUELS FRANÇAIS D’AUJOURD’HUI... avec la production intellectuelle française. D’une part, l’édition, par l’intermédiaire de la publication de traductions et de leur diffusion par la vente en librairie et en ligne ou par le prêt en bibliothèque. D’autre part, la presse par la publication d’articles traduits de la presse française. En sondant ces deux vecteurs de diffusion, nous chercherons à identifier les principaux intellectuels français accessibles au lectorat slovaque et les domaines disciplinaires les plus largement diffusés.

4.1 Les intellectuels français sur le marché du livre en Slovaquie

4.1.1 Les sources utilisées

Pour identifier les publications françaises traduites disponibles en Slovaquie, nous avons puisé dans trois types de sources : les bases de données sur l’édition62, les catalogues des éditeurs en ligne63 et les catalogues des bibliothèques64. Pour les trois types de source, nous avons procédé à un relevé des ouvrages français traduits en slovaque et en tchèque – à noter la prédominance du tchèque comme langue de traduction – dans les rubriques suivantes : « štúdie » (études), « monografie » (monographies), « dejiny » (histoire) et « spoločenské vedy » (sciences sociales).

4.1.2 Les principaux domaines disciplinaires des publications françaises représentés en Slovaquie

Le croquis suivant représente les domaines disciplinaires les plus diffusés dans les traductions des ouvrages français :

62 Databazeknih.cz : http://www.databazeknih.cz/ (consulté le 28. 8. 2016), Československá bibliografická databáze (ČBDB) : http://www.cbdb.cz/ (consulté le 28. 8. 2016). 63 Martinus.sk : http://www.martinus.sk/ (consulté le 28. 8. 2016), Pantarhei.sk : http://www.pantarhei.sk/ (consulté le 28. 8. 2016). 64 Slovenská národná knižnica : http://www.snk.sk/sk/ (consulté le 28. 8. 2016), Slovenská asociácia knižníc : http://www.sakba.sk/?page=vk (consulté le 28. 8. 2016).

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Croquis 1 : Les domaines disciplinaires les plus représentés parmi les publications des intellectuels français traduites

Trois domaines prédominent dans les traductions : la philosophie, l’histoire et les sciences sociales (anthropologie, ethnologie et sociologie). Au contraire, l’économie, la géographie, la géopolitique et la politologie sont sous-représentées. Les domaines d’excellence traditionnels de la production intellectuelle française sont donc les mieux représentés parmi les traductions. Cela est évident pour la philosophie française héritant d’une longue tradition dans le domaine de la pensée abstraite depuis Descartes. Il en va de même pour l’histoire française qui s’est construite à partir des héritages des écoles historiques de l’école méthodique jusqu’à la Nouvelle histoire. Les sciences sociales françaises ont également bénéficié d’une grande diffusion dans le monde depuis Durkheim et surtout à l’époque structuraliste. On peut également noter un certain intérêt du lectorat slovaque pour les ouvrages français de spiritualité. Ceci s’explique essentiellement par les traductions de Guy Gilbert : une dizaine d’ouvrages sont traduits, surtout ceux qui traitent de spiritualité et beaucoup moins ceux qui relatent son expérience d’éducateur. Or, le succès de Guy Gilbert en Slovaquie ne semble pas refléter une tendance internationale, car nous

141 LES INTELLECTUELS FRANÇAIS D’AUJOURD’HUI... n’avons trouvé ni traduction allemande, ni traduction anglaise de cet auteur : ce phénomène s’explique-t-il par une demande spécifique du public tchèque et slovaque ?

4.1.3 Les principaux intellectuels français représentés en Slovaquie

Pour chaque catégorie présentée précédemment, nous mentionnerons les auteurs français les plus traduits et relèverons les auteurs français non traduits en Slovaquie, mais qui connaissent pourtant un important succès sur le marché français. Parmi les philosophes français les plus traduits en Slovaquie, sans grande surprise, figurent en tête les penseurs français les plus traduits au monde : Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Roland Barthes, Pierre Bourdieu, Gilles Deleuze. Dans cette liste, Michel Foucault et Pierre Bourdieu figuraient parmi les auteurs les plus cités au monde en 2007. On retrouve aussi dans cette catégorie les principaux représentants des courants philosophiques majeurs de la seconde moitié du 20e siècle. Il s’agit d’abord des principaux représentants de la « French theory » – notion assez vague d’origine américaine mais qui a le mérite d’avoir popularisé outre Atlantique et dans le monde un grand nombre de penseurs français depuis les années 1960 – : Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, Jean Baudrillard et Pierre Bourdieu. On trouve, ensuite, les principaux représentants des Nouveaux Philosophes : Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann. Parmi les références actuelles, on peut également citer Michel Houellebecq, dont l’œuvre traduite en slovaque ou en tchèque est cependant essentiellement romanesque, même si certains de ses essais sont traduits, comme Rester vivant. Dans ce palmarès, nous avons noté l’absence d’auteurs bien représentés sur le marché et dans le paysage médiatique français. Il s’agit, par exemple, de Michel Onfray – le philosophe le plus lu de France d’après le magazine Lire du 14 décembre 2015. Il est très peu traduit en tchèque ou slovaque : un seul ouvrage – son essai sur Freud Le Crépuscule d’une idole – alors que d’autres titres sont traduits en anglais et en allemand, comme Traité d’athéologie ou Le Manifeste hédoniste. Nous n’avons relevé aucune traduction d’Éric Zemmour, ni d’Alain Soral, succès médiatiques en France. Cela s’explique sans doute par le caractère polémique de leurs

142 François SCHMITT publications et par le choix très franco-français des thèmes traités par les deux auteurs. Les historiens français les plus traduits en Slovaquie figurent parmi les plus célèbres en France et à l’étranger. Arrive en tête Jacques Le Goff, mais on trouve aussi Jean Delumeau, François Furet ou Gérard Noiriel. Une référence plus ancienne est également représentée : le célèbre médiéviste Marc Bloch. Par contre, deux historiens français actuels majeurs ne sont pratiquement pas traduits en Slovaquie : Pierre Nora, dont les célèbres Lieux de mémoire sont essentiellement centrés sur la France ; Maurice Agulhon, qui se consacre à la France des 19e et 20e siècles, dont seul De Gaulle. Histoire, symbole, mythe est traduit. On traduit donc avant tout des historiens français universalistes, comme Jacques Le Goff, médiéviste se consacrant à l’Europe, ou spécialisés dans un domaine particulier, comme Gilles Néret, historien de l’art, ou Jean-Claude Schmitt, historien des rituels et superstitions médiévales. Les anthropologues, ethnologues et sociologues les plus traduits sont, pour l’essentiel, issus de la période glorieuse du rayonnement des sciences sociales françaises dans le monde dans les années 1960 – 1970, comme Claude Lévi-Strauss, Pierre Bourdieu, Georges Balandier ou René Girard. Mais sont également traduits des ethnologues et sociologues français actuels, comme Marc Augé, François de Singly ou Raymond Boudon, ce dernier jouissant d’une notoriété mondiale. On est, par contre, également étonné de ne pas trouver certaines figures de la sociologie française actuelle, comme le sociologue du travail Alain Touraine, pourtant traduit en anglais, ou le sociologue de l’action collective Michel Crozier. A côté de ces trois domaines majeurs, les économistes et les politologues français font figure de parents pauvres de la traduction tchèque et slovaque. Peu d’économistes français sont traduits en Slovaquie, et, quand ils le sont, ils sont traduits de l’anglais, comme Thomas Piketty – Le Capital au 21e siècle, paru en 2013, est traduit quelques mois plus tard en anglais et rencontre un immense succès aux États-Unis –, Olivier Blanchard ou Jean Tirole, en tête des personnalités les plus influentes au monde. Ce pose alors la question de la langue d’écriture des intellectuels : un ouvrage écrit directement en anglais par un économiste français peut-il encore être considéré comme un ouvrage français ? Par contre, Esther Duflo n’est pas traduite, alors qu’elle figure parmi les économistes les plus lus dans le monde. On peut faire le même constat concernant les politologues, les

143 LES INTELLECTUELS FRANÇAIS D’AUJOURD’HUI... géopoliticiens et les géographes français. Le très classique Maurice Duverger est traduit, mais pas Pascal Perrineau, ni Patrick Weil. Parmi les références, on trouve La Dynamique du capitalisme de Fernand Braudel, mais aucun ouvrage du géographe Yves Lacoste.

4.1.4 La dimension universelle de l’intellectuel français d’aujourd’hui est-elle remise en cause ?

Ainsi, malgré la prédominance dans les traductions des intellectuels des années 1960 à 80, comme Jean-Paul Sartre, Michel Foucault ou Pierre Bourdieu, les penseurs français actuels, comme Gilles Lipovetsky, Alain Finkielkraut ou Pascal Bruckner, continuent à être traduits en Slovaquie. Par contre, les figures peu ou pas représentées sur le marché du livre slovaque sont des intellectuels essentiellement médiatisés sur la scène publique française et développant surtout des thématiques franco-françaises. A l’instar de Hazareesingh65 ou de Sand66, nous sommes donc en droit de nous interroger sur la dimension universelle des intellectuels français d’aujourd’hui et sur leur capacité à susciter l’interêt du lectorat étranger. Cependant, dans la mesure où, comme le note Conan, les intellectuels semblent moins lus aujourd’hui que par le passé, la présence de leurs publications sur les rayons des librairies et des bibliothèques ne constitue plus un critère suffisant pour rendre compte de la diffusion de leur production67. Dans un contexte de médiatisation des savoirs et de la culture, il nous faut donc sonder à présent les médias slovaques. Nous prendrons pour exemple une tribune de première importance dans le paysage médiatique slovaque : le quotidien Sme.

4.2 Les intellectuels français dans la presse slovaque : l’exemple de Fórum Sme

4.2.1 Le choix de Fórum Sme comme corpus d’étude

Nous avons constitué notre corpus à partir du quotidien Sme, car il est le seul périodique slovaque de qualité à publier régulièrement des

65 Voir HAZAREESINGH, P. : From Left Bank to left behind : where have the great French thinkers gone?. Op. cit. 66 Voir SAND, P. : Op. cit. 67 Voir CONAN, É. : Op. cit.

144 François SCHMITT articles tirés de la presse étrangère dans sa rubrique hebdomadaire Fórum Sme paraissant le samedi. Notre corpus comprend tous les articles étrangers parus dans Fórum Sme entre janvier 2008 et juin 2016. Nous avons mené deux types d’analyse : une analyse quantitative en calculant la part des articles français parus par rapport à l’ensemble des articles étrangers et une analyse qualitative en relevant les auteurs français publiés et les thèmes de leurs articles.

4.2.2 Le faible nombre d’articles français parus dans Fórum Sme

Le croquis suivant représente le nombre d’articles publiés entre 2008 et 2016 dans Fórum Sme d’après le pays d’origine. Nous indiquons ici uniquement les trois premiers pays représentés ainsi que la France.

Croquis 2 : Nombre d’articles publiés entre 2008 et 2016 dans Fórum Sme d’après le pays d’origine

Le dénombrement par pays d’origine des articles étrangers parus dans Fórum Sme entre 2008 et le premier semestre 2016 – dans un soucis de clareté, nous avons uniquement fait figurer sur le schéma les trois premiers pays représentés ainsi que la France – permet de

145 LES INTELLECTUELS FRANÇAIS D’AUJOURD’HUI... constater, sans grande surprise, la prédominance écrasante des États- Unis sur l’ensemble de la période. Dans le détail, nous remarquons une plus grande diversité dans l’origine des articles entre 2008 et 2011, diversité qui profite à la France. Au contraire, celle-ci est très peu représentée entre 2012 et 2016. Il n’y a même aucun article français en 2012 et 2013. Une des explications que nous pouvons avancer pour comprendre les raisons du nombre relativement important d’articles français entre 2008 et 2011 réside dans les thèmes d’actualité de l’époque centrés sur le Printemps arabe et les tensions au Proche Orient, thèmes traités par Bernard-Henri Lévy dans plusieurs articles. Les intellectuels français semblent donc faire figure de contributeurs largement minoritaires de Fórum Sme et paraissent beaucoup dépendre du choix des thèmes traités.

4.2.3 Les principaux contributeurs français de Fórum Sme

Étant donné le faible nombre de publications d’origine française sur la période analysée, le nombre de contributeurs est également très limité. Nous procéderons à un classement des contributeurs français selon la fréquence de leur intervention dans Fórum Sme et les sujets qu’il traitent. En croisant ces deux critères, nous avons abouti à quatre types de contributeur français.

4.2.3.1 Les contributeurs réguliers Nous avons identifié deux contributeurs réguliers paraissant sur l’ensemble de la période étudiée : Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann. Quarante-neuf articles de Bernard-Henri Lévy sont parus dans Fórum Sme pendant la période étudiée, la plupart tirés de ses bloc-notes du Point. Le Proche Orient (la Syrie, Israël, l’Iran), l’antisémitisme et l’holocauste figurent parmi les thèmes les plus fréquemment traités par le Nouveau Philosophe. Les autres thèmes traités concernent la France (le Front National, la burka et l’affaire DSK – Dominique Strauss-Kahn) et l’actualité internationale (l’arrestation de Roman Polansky, le nouveau maire de Londres). La relative bonne représentation de Bernard-Henri Lévy dans Sme n’a rien de surprenant étant donné, comme nous l’avons montré, sa grande influence médiatique en France, que ce soit dans la revue La règle du Jeu, aux éditions Grasset ou, pour un plus large lectorat, dans Le Point. Treize articles d’André Glucksmann, tirés du Monde et de

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Libération, ont été publiés dans Fórum Sme. Ces articles traitent du génocide arménien, du conflit israélo-arabe, du Printemps arabe, de l’affaire Mikhail Khordokovski et des transformations politiques de la Birmanie. Les deux principaux contributeurs français semblent donc avoir été choisis en tant que spécialistes des questions du Proche- Orient.

4.2.3.2 Les contributeurs occasionnels Nous classons parmi les contributeurs occasionnels ceux qui n’apparaissent que dans un nombre très limité d’articles : Pascal Bruckner, Tahar Ben Jelloun et Claude Lanzmann. Cinq articles de Pascal Bruckner sont parus dans Fórum Sme. En dehors de son domaine de prédilection, le culte du bonheur, Pascal Bruckner aborde aussi dans Sme la question de l’Islam68. Les deux articles de Tahar Ben Jelloun, romancier marocain d’expression française établi en France – c’est pour cette raison que nous classons cet écrivain parmi les auteurs français – le premier sur le Printemps arabe, le second sur l’identité nationale, abordent les thèmes centraux de son œuvre : l’Islam et le racisme. En 2009, un article de Claude Lanzmann sur Israël a été publié dans le quotidien slovaque. Il s’agit, là aussi, d’un thème central dans la vie de l’écrivain et cinéaste engagé qui se dit « viscéralement attaché à Israël »69.

4.2.3.3 Les contributeurs experts Ce type de contributeur intervient en tant qu’expert sur un sujet très précis relevant de son domaine de spécialité. C’est la cas du biologiste Antoine Danchin qui analyse les modes de consommation du point de vue de la biologie dans un article paru en 2012.

4.2.3.4 Les contributeurs convoqués à l’occasion d’un fait d’actualité particulier La parution des articles de Jean-Marie-Gustave Le Clézio et d’Alexandre Jardin est liée à des événements particuliers. Deux articles de Le Clézio sont publiés : le premier à l’occasion de son prix Nobel de littérature en 2008, le second à la suite de la mort de Claude Lévi-Strauss en 2009. Un article d’Alexandre Jardin est publié dans

68 Voir BRUCKNER, P. (2002) : L’Euphorie perpétuelle : essai sur le devoir de bonheur. Paris : Le Livre de poche. 69 LANZMANN, C. (2010) : Le Lièvre de Patagonie. Paris : Folio.

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Sme en 2011 pour défendre la parution d’un livre controversé dans lequel l’écrivain aborde le passé vichyste et collaborationniste de son grand-père. Les contributeurs français ne semblent donc pas être convoqués en tant que généralistes, mais plutôt en tant que spécialistes de leurs domaines, ce qui ne paraît pas être le cas des contributeurs anglo- saxons de Fórum Sme.

4.2.4 Le flambeau de l’universalisme a-t-il traversé La Manche et l’Atlantique ?

Pour mieux mettre en lumière le rôle des intellectuels français dans Fórum Sme, nous avons analysé, à titre de comparaison, les thèmes des articles des quatre premiers contributeurs anglo-saxons : Peter Singer, Anne Applebaum, Timothy Garton Ash et Ian Buruma.

4.2.4.1 Peter Singer Philosophe utilitariste spécialisé dans la bioéthique à Melbourne, Oxford, New York puis à l’université de Princeton, Peter Singer écrit régulièrement dans le New York Times. Dans Fórum Sme, il développe un panel extrêmement varié de sujets. Lorsqu’il se demande s’il est prudent d’organiser les Jeux Olymiques à Rio alors que sévit au Brésil le virus Zika ou si les insectes ont une conscience, il reste proche de son domaine de spécialité. Mais il aborde aussi des thèmes fort éloignés de son domaine comme, par exemple, le racisme, la COP 21, le scandale des émissions chez Volkswagen, la crise des migrants ou le bilan de l’année 2015.

4.2.4.2 Anne Applebaum Journaliste spécialiste de la question du communisme et de la société civile en Europe centrale de l’Est, Prix Pulitzer, Anne Applebaum intervient régulièrement dans The Economist et The Washington post. Comme ceux de Peter Singer, ses articles publiés dans Fórum Sme sont également très ecclectiques. Nous citerons, à titre d’exemples : Trump et l’Europe de l’Est, le rôle de l’Allemagne sur la scène internationale, l’anonymat et la virtualité sur Internet, les relations entre l’Occident et la Russie, le Printemps arabe en Egypte ou les contrastes économiques en Europe.

148 François SCHMITT

4.2.4.3 Timothy Garton Ash Timothy Garton Ash est un historien britanique spécialisé en histoire contemporaine de l’Europe centrale. Lui aussi écrit sur tout type de sujets, aussi bien sur les relations de l’Occident avec la Russie que sur la présidence d’Obama, la crise ukrainienne ou l’affaire Edward Snowden.

4.2.4.4 Ian Buruma Historien et écrivain d’origine néerlandaise, Ian Buruma travaille essentiellement aux États-Unis. Il est spécialiste de l’Extrême Orient et du Japon. Nous pouvons faire la même observation concernant ses articles parus dans Fórum Sme abordant un nombre varié de sujets, comme la montée du populisme en Europe, le renouveau des relations américano-cubaines, la guerre en Syrie, la crise des migrants ou le rôle de l’ONU. Ainsi, en dépit du fait qu’Anne Applebaum70 et Timothy Garton Ash soient d’éminants spécialistes de l’Europe centrale et orientale, et soient donc sans doute choisis en tant que tels par la rédaction de Sme, nous pouvons constater que les principaux contributeurs anglo-saxons de Fórum Sme interviennent avant tout hors de leur domaine de spécialité, en tant qu’universalistes. La tradition universaliste de l’intellectuel français consistant à s’exprimer sur tout type de sujet est certes encore maintenue dans Fórum Sme chez de grandes figures médiatiques telles que Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann, mais la tendance semble tout de même aller vers un appel à leurs compétences dans leurs domaines de spécialité, en particulier sur le Proche Orient pour Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann.

CONCLUSION

Ce sondage sur la présence des intellectuels français dans l’édition et dans la presse slovaques semble remettre en question l’universalisme de l’intellectuel français et sa capacité à susciter l’intérêt du lecteur étranger. Cette étude paraît donc confirmer la tendance actuelle au repliement de l’intellectuel français, perçue par un certain nombre d’observateurs étrangers et français, qui se

70 Épouse de Radoslaw Sikorski, ancien ministre polonais des Affaires étrangères, Anne Applebaum est même citoyenne polonaise.

149 LES INTELLECTUELS FRANÇAIS D’AUJOURD’HUI... caractérise par un certain décrochage par rapport aux nouveaux défis du 21e siècle. Pour affiner cette étude, il faudrait cependant ne pas s’en tenir aux productions intellectuelles de première main issues de l’édition et de la presse, mais sonder aussi, et peut-être même surtout, les diffusions de seconde main, c’est-à-dire les idées d’origine française reprises, notamment par le truchement de la citation, par les auteurs étrangers, et, dans notre cas, slovaques. Citation, emprunt et réinterprétation : ces pistes de recherche, fondées sur l’intertextualité et la circulation des idées, ouvrent la voie à une perception beaucoup plus complexe de la problématique abordée. Elle prend pour point de départ le réseau qui fait fi du seul critère d’appartenance nationale et s’intéresse davantage aux solidarités intellectuelles, entre courants de pensée, par-delà les frontières nationales.

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150 François SCHMITT

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François Schmitt Université Matej Bel, Banská Bystrica (Slovaquie) [email protected]

151

Culture et traduction

INFLUENCES FRANÇAISES ET RÉSISTANCE : LE ROMAN ROUMAIN DU VINGTIÈME SIÈCLE

Alina IOANA BAKO

Résumé : Le thème de notre étude porte sur les influences françaises dans la culture et, implicitement, dans la littérature roumaine. La période historique du XXe siècle, en Roumanie, a été caractérisée par l’innovation concernant les formules narratives (la première moitié du XXe siècle), le roman contenant les germes de l’analyse psychologique. Des écrivains comme Camil Petrescu et Hortensia Papadat-Bengescu ont utilisé des formules originelles, mais en se rapprochant de la poétique du roman français de Proust et Gide, suivant un processus de synchronisation. Notre point de vue se dirige vers une mise en question des particularités de la littérature roumaine écrite dans cette période-là, face à la culture française et mondiale et le parcours de la littérature contemporaine. Mots clés : Roman, Fiction, Littérature, Synchronisme, Authenticité.

Summary: The present study examines French influence on Romanian culture and literature. In Romania, the period of the 20th century (mainly its first half) is characterised by several specific innovations in narrative forms. Germs of psychological analysis start to appear in novels. Although writers like Camil Petrescu and Hortensia Papadat-Bengescu used original narrative formulas in their pieces of writing, their works show some affinities (brought forth by synchronisation processes) with the poetics of Proust’s and Gide’s novels. The present study calls into question the peculiarities of Romanian literature written in the stated period, especially in relation to French and world culture, as well as to some trends in contemporary literature. Key words: Novel, Fiction, Literature, Synchronism, Authenticity.

Notre démarche concerne l’interrogation du champ littéraire sur les influences trouvées dans la littérature roumaine, au début du XXe siècle,

153 INFLUENCES FRANÇAISES ET RÉSISTANCE :... en tenant compte du rapprochement vers la culture française, processus qui avait déjà commencé à la deuxième moitié du XIXe siècle. Les objectifs de la recherche sont les jalons suivants : E. Lovinescu et l’essor du modernisme, Camil Petrescu entre théorie et art poétique et Hortensia Papadat-Bengescu – la théorie moderne du corps animé.

E. LOVINESCU ET L’ESSOR DU MODERNISME

Le critique littéraire E. Lovinescu (1881 – 1943) a proposé et apprécie la formation d’une littérature synchronisée avec la littérature européenne. Ses œuvres L’Histoire de la civilisation roumaine (1924 – 1925) et L’Histoire de la littérature roumaine contemporaine (1926 – 1929) ont présenté le climat littéraire de l’époque, en soutenant que la littérature doit évoluer de la prose rurale vers celle à thématique citadine. Aussi, les créations littéraires doivent être synchronisées, c’est- à-dire, être mises à jour, avec les productions de l’Occident ; elles doivent prendre comme modèles les littératures étrangères, surtout la littérature française, considérée la plus avoisinée à l’esprit roumain. « La différenciation » (« par rapport au style du passé et par son apport à la fixation de la sensibilité actuelle »)1 est un concept introduit par Lovinescu, qui ne souhaite pas une imitation servile des littératures occidentales, mais aussi l’innovation par l’originalité locale, qui peut créer un nouveau style. Le plus important pour le développement culturel serait, d’après Lovinescu, le phénomène de synchronisme qui est « l’action d’uniformisation du temps sur la vie sociale et culturelle des diverses nations liées entre elles par une interdépendance matérielle et morale »2. Le modernisme, qui caractérise le début du XXe siècle, a été le produit de ce processus de synchronisation avec l’Occident, « un mouvement résultant du contact vivant avec la littérature française plus récente, celle d’après 1880 »3. Ce rapprochement qui peut être saisi entre la littérature roumaine et la littérature française a été théorisé plusieurs fois par la critique littéraire roumaine, mais Lovinescu a été le premier qui a démontré que l’évolution de la prose littéraire a été réalisée par l’intermédiaire des idées culturelles françaises. La formule narrative innovatrice de Marcel Proust et les techniques originelles

1 LOVINESCU, E. (1973) : Istoria literaturii române contemporane. 2. Bucarest : Minerva, p. 361. 2 Ibid. 3 Ibid., p. 409.

154 Alina IOANA BAKO

élaborées et entamées par André Gide, surtout la très connue « mise en abime » ont influencé la littérature roumaine, qui était au début de son parcours, en ce qui concerne le roman et la prose objective (1920 est la date de la parrution du premier roman objectif – Ion écrit par Liviu Rebreanu). Le critique a entamé une discussion autour de la vision d’évolution en concordance à l’esprit européen, car la littérature, plus précisément la création des œuvres littéraires, doit faire part du processus de synchronisation avec l’essor des sciences humaines et de la société en général. Il faut souligner le fait que ce théoricien du modernisme roumain a imposé une direction valide, pour expliquer l’état de la culture roumaine au carrefour du XIXe siècle et du XXe siècle, qui constitue le fondement du modernisme roumain. La situation paradoxale de la culture roumaine (Sorin Alexandrescu parlait du paradoxe de la simultanéité – la tradition et la modernité en coexistence) a surgi de la double détermination : d’une part, traditionnelle, par l’existence des courants comme « poporanismul » (du mot roumain peuple – popor) et « samanatorismul » (du mot roumain semeur – semanator) et d’autre part, moderniste, par les nouvelles formules de création. Il faut souligner l’esprit vif de la littérature, car les fragments littéraires ont été lus par leurs auteurs pendant les séances du cénacle littéraire Sburatorul, dirigé par Lovinescu.

CAMIL PETRESCU ENTRE THÉORIE, ART POÉTIQUE ET FORMULES LITTÉRAIRES NOVATRICES

Les écrivains qui confessent la descendance de la littérature française sont Camil Petrescu et Hortensia Papadat-Bengescu, car leurs formules littéraires sont innovatrices au sens où le roman roumain était insuffisamment coagulé au début du XXe siècle, à cause du manque des œuvres littéraires plus amples, à une thématique substantielle. Camil Petrescu avoue le fait que la littérature était, avant la parution des romans de Proust, désynchronisée, dépourvue d’une vision évolutionniste : « Par rapport à l’évolution de la science et de la philosophie des quarante dernières années, cette littérature narrative était restée anachronique »4. Or, en tenant compte de l’évolution des sciences et surtout de la philosophie, le roman de Proust a amené une

4 Ibid., p. 34.

155 INFLUENCES FRANÇAISES ET RÉSISTANCE :... structure nouvelle, le livre « cathédrale » qui sonne de tous les instruments narratifs, sur les voix du passé et du présent subjectif. Dans son article « La nouvelle structure et l’œuvre de Marcel Proust », Camil Petrescu théorise et explique l’évolution du roman moderne et la nécessité de renouvellement de la formule romanesque. Un des concepts-clés du romancier est l’authenticité qui est liée au véridique. Il faut préciser que le concept est lié aussi à la sincérité qui, avoue Camil Petrescu, est la plus importante dans l’acte de l’écriture. Son roman, le premier roman subjectif et psychologique de la littérature roumaine a été La dernière nuit d’amour et la première nuit de guerre, publié en 1930. La formule narrative utilisée le rapproche du proustianisme, par la mémoire subjective, par la durée continuée et par le flux des souvenirs. Il faut rappeler le déroulement du premier chapitre, « Au rocher de Piatra-Craiului, dans les montagnes » qui suit un scénario qui a des insertions qui renvoient aux souvenirs déclenchés par le goût de la madeleine et le thé proustien. Mais, à la différence de Proust, Camil Petrescu utilise un fait divers pour simuler une discussion autour d’un sentiment, la jalousie. Ce déroulement du sentiment et son obsession font référence plutôt à Stendhal qu’aux moyens modernes de Proust. Le déclenchement de la mémoire subjective coïncide avec l’étude d’un sentiment qui a marqué une relation d’amour. La narration de son mariage avec Ela devient le prétexte pour étudier l’authenticité et la substantialité des thèmes fondamentaux, comme l’amour et la guerre. L’amour évolue sous la forme d’un sentiment obsessif, la jalousie, qui est une sorte de cartographie d’un psychisme parsemé par des idées philosophiques. La deuxième partie du roman est dédiée à l’expérience terrifiante de la guerre, qui a marqué l’existence du personnage narrateur et qui a déterminé une analyse toujours subjective de la relation d’amour, vue par les lentilles immenses de la tragédie humanitaire de la première guerre mondiale. L’amour de Swan de Proust est différemment vécu, car chez Camil Petrescu il est en même temps un sentiment de la raison et du cœur. Son souvenir renvoie à une histoire où le mari a des doutes en ce qui concerne la sincérité de sa femme, ce qui provoque des crises dans la conscience du personnage narrateur. Le deuxième roman de Camil Petrescu a été publié en 1933, sous le nom Lit de Procuste, aux Éditions « Cultura Nationala Ciornei » (en traduction française, dans une autre édition, le titre était Madame T.). La légende parle du lit de Procuste qui servait à ce personnage

156 Alina IOANA BAKO mythologique de « mesure » : il étirait ses victimes – qui étaient trop petites – ou il amputait les parties des corps de celles qui étaient de grande taille. Le choix du titre est justifié par les principes de la société qui imposent des règles qui mesurent, sur divers modèles, les individus. La société devient ainsi une sorte de lit de Procuste qui essaie d’uniformiser ses membres pour entrer dans ses limites étroites. Le roman a quatre parties qui esquissent une structure qui rappelle la méthode de Gide : la première construite par les lettres signées par Madame T. ; la deuxième qui raconte l’histoire que Fred apprend par l’intermédiaire d’Émilie sur la destinée de Ladima ; la troisième partie est constituée par l’épilogue n° 1 qui appartient à Fred Vasilescu et, enfin, la quatrième partie, l’épilogue n° 2, est « racontée par l’auteur »5. La technique gidienne de la « mise en abime » est utilisée pour décrire des histoires vues par des points de vue différents. Le lecteur constate, dès la première vue, que le roman est divisé : d’une part, le texte narratif et d’autre part les notes en bas de page qui contiennent des « dossiers d’existence », des informations que le narrateur offre pour rajouter des détails sur les existences des personnages, pour expliquer les situations, pour introduire des informations sur les espaces, sur les histoires. Tout est expliqué par le désir de créer la réalité et l’authenticité de l’acte narratif. L’auteur explique dans une des notes de bas de page les ressorts nécessaires pour écrire : « Enfin, soyons sérieux, comment voulez-vous que j’écrive ? J’ai senti que je devais me montrer catégorique ». La réponse est très significative : « En vous mettant devant un cahier, en prenant un porte-plume et en étant sincère avec vous-même jusqu’à la confession »6. Madame T. demande comment faut-il écrire, la réponse offerte soulignant l’importance de l’écriture à la première personne et la manière confessionnelle de création. Le style qualifié comme « anticallophile » résiste dans cette affirmation du narrateur – personnage : « Le beau style, Madame, est le contraire de l’art... Comme la diction au théâtre, la calligraphie dans les sciences »7. La renonciation au style devient, d’une certaine manière, une autre forme de style. Camil Petrescu dans « La nouvelle structure et l’œuvre de Marcel Proust » souligne l’importance de l’œuvre de l’écrivain français sur la littérature

5 PETRESCU, C. (1984) : Le Lit de Procuste. Traduit du roumain par Ion Herdan. Bucarest : Edition Minerva. 6 Ibid., p. 5. 7 Ibid., p. 12.

157 INFLUENCES FRANÇAISES ET RÉSISTANCE :... européenne par l’adoption des nouvelles techniques de création et la renonciation aux structures vétustes. Les romans modernes doivent être écrits à la première personne et présenter des sensations authentiques, le critère essentiel en étant la subjectivité. Madame T. est le personnage qui lie, avec Fred Vasilescu, les parties du roman. Pour elle « L’amour n’est-il donc qu’un simple jeu de hasard ? Et s’il apprécie vraiment en moi la femme dont le cœur est resté face à face avec le sien, alors pourquoi m’arrive-t-il ce qui m’arrive, pourquoi vivons-nous, lui et moi, dans des milieux si différents, occupés à jouer définitivement notre Vie quand nous avons, invisible et intense, le même cœur, comme deux frères siamois la même poitrine ? »8 Cette définition de l’amour est l’apanage des intellectuels qui vivent ce sentiment par la raison et par le cœur. L’incapacité de se confesser et l’impossibilité de l’accomplissement par l’amour viennent de la condition du personnage, inadapté dans la société contemporaine. Madame T. est la seule femme intellectuelle de la prose de Camil Petrescu : « Non seulement parce que sa conversation donnait cette impression unique d’authenticité », trait essentiel pour l’admiration de l’écrivain, mais aussi elle était « un véritable représentant de la société roumaine d’aujourd’hui, me donnait le sentiment qu’elle pourrait révéler des choses d’un intérêt documentaire peu banal »9. Le personnage est construit suivant le principe de l’authenticité. Le fondement de l’amour de Madame T. est expliqué, en faisant référence aux qualités spirituelles de l’être aimé, plus qu’aux traits physiques : « C’est seulement lorsque je l’ai connu de plus près que j’ai compris pourquoi Madame T. l’a tellement aimé, pourquoi elle a tellement souffert à cause de lui. C’était moins pour sa beauté virile et sportive que pour une sorte de loyauté et de délicatesse, une certaine manière de vivre la sincérité qui ne séduisaient pas seulement les femmes, mais lui valaient aussi l’admiration de leurs maris : ils pouvaient bien souffrir comme elles à cause de lui mais pas le haïr »10. L’art du roman est constitué, dans la vision de l’auteur, par une écriture fruste, sincère, dévoilée par l’action d’exprimer les expériences vécues. Le renoncement hypocrite à la calligraphie et à l’orthographe est une forme de sincérité absolue, par le manque de censure, mais

8 Ibid., p. 30. 9 Ibid., p. 45. 10 Ibid., p. 39.

158 Alina IOANA BAKO non pas comme dans l’avant-garde, en renonçant à la logique. « L’art n’a rien à voir avec l’orthographe... Écrire correctement, c’est l’affaire des professeurs de roumain. L’orthographe est obligatoire uniquement pour qui n’est pas écrivain et les autres artistes font plus de fautes que les banquiers ». Pour Camil Petrescu, un écrivain est « un monsieur qui exprime, par écrit, avec une sincérité liminaire ce qu’il a éprouvé, ce qu’il a pensé, ce qui lui est arrivé dans la vie, ce qui est arrivé aux gens qu’il connaît et même à des objets inanimés. Sans orthographe, sans composition, sans style, voire sans calligraphie »11. Cette définition est la plus citée de l’œuvre de l’écrivain, parce que les idées de la pleine liberté de son écriture sont introduites comme des formules scientifiques pour la création du roman moderne. Pour Proust, l’art est différent : « La grandeur de l’art véritable, ajoute Proust [...] c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l’avoir connue, et qui est simplement notre vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent vécue, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste »12. L’homme et l’artiste sont deux hypostases et l’idée essentielle est que les expériences fondamentales introduites dans l’œuvre d’art doivent être nécessairement vécues.

LA FÉMINITÉ ET LA MODERNITÉ ROMANESQUE

Un auteur qui a modernisé le roman roumain, considérée « proustien » est Hortensia Papadat-Bengescu (1876 – 1955). Elle a publié un roman-fleuve qui rappelle les formules déjà connues : la famille de Halima. Ses romans, parmi lesquels se trouve aussi Concert de Bach (roman publié en 1927) contient des thèmes comme la musique, la maladie, le snobisme, qui peuvent être retrouvés aussi dans A la recherche de temps perdu, mais les techniques sont tout à fait différentes. Le premier roman du cycle a été Les vierges échevelées et présente un monde qui manque de moralité, des

11 Ibid., p. 7. 12 Ibid., p. 37.

159 INFLUENCES FRANÇAISES ET RÉSISTANCE :... personnages qui observent et qui sont observés. La nouveauté de sa théorie littéraire réside dans la formule qui impose son roman : l’existence du « corps de l’âme » qui caractérise le destin des personnages. C’est un milieu citadin, la vie de la ville est décrite dans les moindres détails. Les vierges échevelées étaient dans la vision de l’écrivain, des filles qui ont commis le péché d’avoir un enfant au dehors du mariage. Les vierges échevelées sont Lenora, Mika-Lé, Coca-Aimée ou les Sœurs Persu, des êtres presque hybrides, qui sont décrits par leur laideur et leur beauté décrépite. Les personnages sont hantés par des maladies : le phtisique Maxence, les ravages du cancer de Lénora, le cardiaque Draganescu. Leur maladie n’est pas seulement physique, mais aussi une maladie de l’esprit. Le personnage-réflecteur, Mini, observe, possédant un sens du détail exacerbé, que « Le corps spirituel présente parfois des désaccords partiels de la santé... D’autres organismes spirituels, tout comme les êtres physiques, présentent des anémies, rachitismes, dégénérescences et certains, comme celui de Lénora, de brusques lésions »13. Cette relation entre le corps et les péchés du corps expose des maladies de l’âme. La féminité de l’écriture est évidente aussi dans cette analyse lucide, mais d’une grande sensibilité : « Ensuite l’autre toilette, celle de l’intérieur du même corps. Le dedans de corps était accessible à Maxence. Il ne le voyait pas ouvert comme le voit un chirurgien, il l’apercevait avec une sorte de faculté tactile, comme si la sensibilité avait développé sur tout corps des milliers d’yeux tournés vers l’intérieur. Même pendant son sommeil il suivait tout ce qui se passait là-dedans, la veille ayant raison des ténèbres »14. Cette radiographie intérieure que le personnage lui-même fait à son corps contient des symptômes évidents d’une maladie qui absorbe non seulement le corps, mais aussi l’âme. Les yeux qui voient à l’intérieur de l’être humain se transforment dans un instrument choisi par Hortensia Papadat-Bengescu pour décrire les cavernes des personnages. La matérialité du langage est très forte, grâce à la description, fruit d’une imagination presque grotesque. « Il y avait effectivement là des cavernes et des précipices, des cascades d’eaux rouges et des canaux et des gués, que Maxence, tel un touriste

13 PAPADAT-BENGESCU, H. (1994) : Le Concert de Bach. Roman traduit du roumain par Florica Ciodaru-Courriol. Bucarest : Éditions Jacqueline Chambon, p. 34. 14 Ibid., p. 83.

160 Alina IOANA BAKO tragique, visitait en détails, chaque jour sous un climat différent »15. Sa femme, qui l’avait marié pour sa richesse et son titre nobiliaire, lui apparaît comme une sorcière. « Que voulait-elle encore, cette sorcière dont le filtre d’amour avait ruiné sa santé, philtre d’amour qui avait perdu ses pouvoirs ?!... »16. Ada, la femme à farine, comme la considèrent les autres personnages, à cause de son origine humble, fait partie de la catégorie des snobes. Elle trouve un amant, Lica, toujours un arriviste, comme elle, et fait des plans pour éliminer Maxentiu, qui devenait un obstacle dans son ascension sociale, à cause de sa maladie. Les personnages d’Hortensia Papadat-Bengescu sont imaginés ayant les traits d’animalité fortement esquissés. « On pouvait imaginer que la bonne Lina serait tolérante, Sia était trop rustaude pour soulever l’indignation, et Rim découragée par sa seule personne. C’était un animal d’une espèce intermédiaire entre le genre féroce et le genre domestique, ayant les dents des uns et l’œsophage des autres, sans inclination prononcée pour le vice, sans courage, sans courage dans l’immoralité, mais répulsif et méchant »17. Les phrases dures décrivent des situations différentes, qui ne laissent pas de places libres pour des interprétations. Les lecteurs sont influencés par les parti-pris de l’œil surveillant de l’auteur. Les personnages sont haïs ou aimés, grâce aux points de vue des personnages-réflecteurs. Le deuxième thème qui peut être retrouvé dans le roman est la musique : « En revanche, dès que la musique commençait, cela la calmait, lui rendait une certitude absolue. C’était comme si elle flottait sur une mer paisible, avec des ports qui étaient autant de promesses de bonheur. (...) La portée musicale était un amphithéâtre féerique sur lequel se projetait l’architecture des palais de marbre. Sur les fondations des cordes, les notes ponctuaient le dessin des jardins, les arpèges faisaient la courbe des collines et à partir de la clé de sol des cascades d’eau envoyaient un tourbillon fluide ou seulement une nappe de fraîcheur, une araignée vaporeuse comme la fine dispersion d’un jet d’eau. Ensuite le soir tombait en accord mineur sur les cités »18. La musique est un lien entre les deux romans, car la sonate de Vinteuil, chez Proust est un leitmotive. La dynamique du texte est perçue par l’imaginaire liquide, par les détails des architectures des

15 Ibid. 16 Ibid., p. 109. 17 Ibid., p. 231. 18 Ibid., p. 141.

161 INFLUENCES FRANÇAISES ET RÉSISTANCE :... eaux et des sons. Le mélange des notes musicales et des détails aquatiques conduit aussi le rythme de la phrase. « Le rythme à la phrase ample ou le chuchotement minutieux de Bach ne quittait jamais l’idée grave, l’émotion concentrée, le dessin tracé de lui-même à travers les méandres harmonieux. Les sons relevaient les reliefs de nobles effigies, les modulations donnaient des suggestions de virtuosité. Il s’élevait là des prières simples pour des amours sans duplicité, à l’ascension sereine ; des amours édifiées par une âme victorieuse, mais sans faste ni vanité, franchissant des obstacles écartés par la virtuosité spirituelle »19. On constate, par une analyse comparative, que l’amour pour la musique est une certitude essentielle des deux écrivains. Le recours à la vie intense et au rythme de la musique proposent des conclusions élémentaires. « Avouez, Brichot, qu’ils ont joué comme des dieux, Morel surtout. (...) On a eu un fa dièse, qui peut faire mourir de jalousie Enesco, Capet et Thibaud » ou Mme de Cambremer qui disait « Mais, vous savez, je ne joue que des choses qui n’intéressent plus votre génération. J’ai été élevée dans le culte de Chopin, dit-elle à voix basse, car elle redoutait sa belle- fille »20. D’autres références apparaissent dans l’œuvre de Proust, comme Beethoven, ou même de l’auteur roumain Enescu. La musique devient un lien très fort pour exprimer un état de l’âme. On apprécie le fait que les influences de la littérature française sur la littérature roumaine ont été générées par deux actions importantes : le progrès de la société roumaine qui a déterminé un désir exceptionnel de renouvellement des formules littéraires, les intellectuels étant en proie de l’esprit culturel français et la situation interne qui a coagulé la modernité roumaine. Les deux écrivains choisis ne sont pas singuliers dans la littérature roumaine. Nous pourrions rajouter le nom d’Anton Holban, qui a aussi des affinités avec la prose proustienne. La conclusion évidente serait que le roman roumain a subi des influences, mais il les a transformées dans des formules originelles, tributaires à l’esprit traditionnel roumain. Le processus de synchronisation est devenu le point de départ pour une réinvention de la culture roumaine.

19 Ibid., p. 277. 20 PROUST, M. (1981) : A la recherche du temps perdu. Paris : Éditions Gallimard, p. 209.

162 Alina IOANA BAKO

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Acknowledgement Project financed from Lucian Blaga University of Sibiu research grants LBUS-IRG-2016-02.

Alina Ioana Bako Université Lucian Blaga, Sibiu (Roumanie) [email protected]

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TRADUCTION DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE EN LETTONIE AU FIL DU TEMPS

Astra SKRĀBANE

Résumé : L’intérêt envers la littérature et la culture française remonte à la période de la naissance de l’identité nationale lettonne (fin du XIXe siècle) et augmente pendant les années de la formation de l’État indépendant (1918 – 1940), permettant de diversifier les sources d’inspiration où dominent, traditionnellement, la culture allemande et russe. La période soviétique interrompt les contacts culturels existants. Le recouvrement de l’indépendance (1990) favorise le renouveau des contacts culturels avec la France, qui se développent dans un contexte contemporain très vaste politique, économique et social. Cependant, la culture française jouit toujours d’une place particulière dans l’esprit letton associée avec les idées de liberté, d’indépendance, de raffinement et d’altérité. Mots clés : Littérature, Traduction, Contacts littéraires, Censure.

Summary: In Latvia, the interest in French culture and literature starts to develop at the end of the XIXth century with the formation of national identity. It becomes more intense with the creation of an independent state (1918 – 1940). This aspect allows diversifying the sources of inspiration which traditionally came from German or Russian cultures. The Soviet period interrupts the development of existing cultural contacts. With the restoration of our country’s independence in 1990, cultural contacts with France have been renewed. But now they develop in the line with contemporary political, economic and social context. Nevertheless, the French culture has always had a special place in our culture and is mostly associated with the ideas of freedom, independence, subtlety and otherness. Key words: Literature, Translation, Literary contacts, Censure.

Pour répondre à la question « La culture française a-t-elle encore une influence dans le monde d’aujourd’hui ? » l’auteure de cet article

164 Astra SKRĀBANE propose un aperçu du rôle de la culture française (et en particulier, de la littérature traduite française) dans une petite part du monde – la Lettonie. Cela pourrait permettre de déduire à quel point l’attitude du public letton envers la France et sa culture sert de point de repère dans son auto-identification. Comme le mentionné ci-dessus « monde d’aujourd’hui » ne pourrait exister sans « le monde d’hier » l’auteure se propose d’examiner les périodes historiques par lesquelles l’intérêt envers la culture et la littérature française s’est manifesté dans les traductions, les préfaces des livres et les articles de presse en accentuant seulement quelques épisodes emblématiques. Quand est-ce que la littérature française devient intéressante pour les Lettons et pourquoi ? A la période de la formation de la nouvelle identité lettonne, notamment vers la deuxième moitié du XIXe siècle avec le mouvement des premiers intellectuels lettons intitulés « jaun latvieši » – les « nouveaux Lettons » – la Lettonie n’existe pas encore comme un pays, c’est plutôt un espace culturel et linguistique balançant entre deux mondes influents – le monde germanique et le monde slave. Les premiers intellectuels lettons se forment dans les universités de Dorpat (actuellement Tartu), de St-Pétersbourg, de Moscou, quelques-uns vont faire leurs études dans les universités allemandes. Juris Alunāns (1832 – 1864) conçoit ses « Dziesmiņas » (« Chansons » ,1856) comme des localisations des poèmes de Goethe, Heine, Schiller, Pouchkine et Lermontov pour démontrer le potentiel de la langue lettone, capable de servir à la création des formes poétiques connues dans les littératures occidentales et russe comme le sonnet, le triolet, la ballade. D’ailleurs, c’est lui-même qui propose de nommer les Français – « francūži » (étant d’usage aujourd’hui) au lieu de la variante ancienne « sprancūži » et modifie la dénomination des toponymes comme Pau, Nîmes, Cognac, Gers. Il introduit le principe de la transcription en alphabet letton (caractères latins augmentés de signes diacritiques) des toponymes conformément à leur prononciation originale et la lettonisation conformément aux traditions de la grammaire lettonne (indices de genre inclus dans la terminaison déclinable). D’ailleurs, ce principe est resté sans modifications essentielles jusqu’à nos jours et provoque des discussions jusqu’au contexte des droits de l’homme quand il s’agit de l’écriture des noms personnels. Cependant remarquons : il n’y a pas de poètes français représentés dans son recueil. La littérature française commence à se faire sentir dans le

165 TRADUCTION DE LA LITTÉRATURE... contexte de la littérature lettonne vers les années 90 du XIXe siècle. C’est pourquoi Jānis Pliekšāns (connu surtout avec son pseudonyme comme poète Rainis) publie son article en trois chapitres « Francijas jaunākā literatūra » (« La nouvelle littérature de France », 1898) ayant pour objectif de présenter les tendances littéraires françaises et de donner leur évaluation du point de vue du contexte letton. L’article est resté inachevé, cependant les étiquettes collées aux écrivains français par Rainis sont nettes et expressives : Zola – « c’est vers lui que se tourne l’attention du monde éduqué et pensant humainement », Maupassant – « le psychologue profond », Bourget – « psychologue peu profond des salons et de l’aristocratie », Alphonse Daudet – « fidèle au luxe des rois français ruinés depuis longtemps »1. L’esprit du temps – c’est le phénomène que l’auteur de l’article cherche à travers les écrits des romanciers, des poètes et des auteurs dramatiques. Il le trouve dans les œuvres des symbolistes français et surtout belges (Maeterlinck). Les symbolistes sont au centre de l’article, mais il est presque impossible de les identifier à cause de la translittération lettonne (Mallarmejs, Moriss, Grifejs). S’agit-il bien de Mallarmé, de Moréas, de Vielé-Griffin ? Parmi les mérites des symbolistes Rainis mentionne « la libération de la littérature française de la prosodie excessivement pétrifiée et du joug des lois de la métrique »2. Il reproche aux symbolistes de « se détourner du présent vivant et de ne pas vouloir participer à la quête de l’issue et aux questions sociales ». Maurice Barrès est remarqué par son langage coloré et la vaste imagination, alors qu’il lui « manque de programme concret »3. Paradoxalement, Rainis conclue que « la poésie symboliste ne peut nuire à la majorité du peuple, au moins parce qu’elle est si peu accessible, peu attrayante de l’extérieur et incompréhensible »4. La publication du manifeste des modernistes lettons « Les motifs de notre art » (1906) est le signe de l’ouverture de la nouvelle littérature lettone aux nouvelles tendances qui se sont manifestées dans les littératures allemande (Hugo von Hofmannstahl), russe (Balmont, Andreev), polonaise (Pszybiszevsky) et française (les noms

1 RAINIS (1983) : Francijas jaunākā literatūra (La nouvelle littérature de France). In : Kopoti raksti (Œuvres complètes), 18. Rīga : Zinātne, p. 211. 2 Ibid., p. 219. 3 Ibid., p. 223. 4 Ibid., p. 219.

166 Astra SKRĀBANE qui reviennent fréquemment dans les périodiques sont : Baudelaire, Verlaine, Vielé-Griffin, Moréas). La polémique s’engage dans le monde littéraire où dans un camp se positionnent neuf signataires du manifeste ci-mentionné dont trois (K. Jēkabsons, J. Akuraters, K. Štrāls) sont connus comme traducteurs de la littérature française et, dans le camp opposé, le socio-démocrate Janis Jansons-Brauns avec son essai « Faunes ou clounes ? » (1908) et Andrejs Upits – écrivain réaliste. Une critique virulente est adressée aux modernistes lettons ainsi qu’à leurs prédécesseurs étrangers, y compris français : « Nous y trouverons des exemples nombreux, surtout dans les productions des décadents français (Verlaine, Hyusmans) et d’autres où l’élan religieux alterne avec le cynisme sexuel et semble stimuler les nerfs de ces sujets dépravés, anormaux, et une certaine conscience du « pêché immonde attribue une pointe aigue particulière aux excès physiologiques »5. Ce n’est qu’à nos jours que le cachet de décadence apposé sur les poètes ayant signé le manifeste commence à être contesté et leur création évaluée impartialement et en rapport avec les courants semblables dans les littératures voisines6. Cette polémique témoigne du rôle que la littérature française a joué dans la littérature lettonne qui s’est développée jusqu’ici sous le signe de la littérature sentimentale allemande et la littérature réaliste russe. Vient la période de la première guerre mondiale et, à son issue, la proclamation de la République de Lettonie en 1918. Le nouvel état national a besoin de son identité. Pour se délimiter de l’influence allemande et russe, les intellectuels du pays se tournent vers la culture française. Plusieurs artistes, écrivains, musiciens vont faire leurs études en France. Elza Stērste, ayant étudié à la Sorbonne avant la guerre, y retourne avec son mari Edvarts Virza en 1921 et ils travaillent sur deux anthologies de la poésie française – celle du XVIe et du XIXe siècle. Les peintres Romans Suta et Aleksandra Beļcova vont en France en 1922. L’impact du cubisme, du constructivisme et de l’Art nouveau se manifeste dans les dessins sur les porcelaines de l’atelier « Baltars ». L’apport artistique de Sigismunds Vidbergs,

5 JANSONS (Brauns), J. (1957) : Fauni vai klauni? (Faunes ou clounes?) In : Latviešu literatūras kritika (Critique de littérature lettonne), vol. 2, p. 288. 6 Voir CIMDIŅA, A. (2001) : « Jānis Akuraters un ideju vēsture Latvijā (Jānis Akuraters et l’histoire des idées en Lettonie) ». In : Latvijas Vēstnesis, 2. 2. 2001, no 19 (2406). [online] disponible en ligne : https://www.vestnesis.lv/ta/id/2743 (consulté le 26. 12. 2016).

167 TRADUCTION DE LA LITTÉRATURE... d’A. Beļcova et de R. Suta remportera la médaille d’or à l’exposition internationale des arts décoratifs et industriels en 1925 à Paris. Le peintre Rūdolfs Pinnis passe une dizaine d’années à Paris et fréquente les milieux d’artistes. Cette période, tellement fructueuse pour les arts, est-elle aussi propice pour la traduction des œuvres françaises ? Il est impossible de répondre à cette question sans avoir des renseignements précis sur la littérature traduite du français et sa place par rapport aux autres littératures, les données bibliographiques précises n’existant pas. Toujours est-il qu’Edvarts Virza, dans la préface à la « Lyrique française du XIXe siècle » remarque que « malheureusement, nos poètes de la vieille génération... savaient qu’il y avait eu Goethe et Schiller à la fin du XVIIIe siècle et Rilke et Dehmel à nos jours, cependant ils avaient les idées les plus embrouillées et pleines de superstitions sur André Chénier, Victor Hugo, Baudelaire et Verlaine »7. Cependant, il est possible d’affirmer que l’intérêt envers la culture française témoigne d’une finesse d’esprit et contribue à la réputation d’un intellectuel. L’éventail de la littérature traduite du français se déploie des romanciers comme Émile Zola, Victor Hugo et à la littérature destinée plutôt à la distraction comme la « Fille du douar » d’Elissa Rhaïs qui, paru à Paris en 1924, est édité en traduction lettonne à Riga en 1926. La multitude des romans populaires, dont la série sur Fantomas d’Allain Marcel et de Pierre Souvestre excelle par 15 aventures éditées dans les années 30, s’inscrit dans la tendance générale de la littérature traduite. Les théâtres de Riga mettent en scène les pièces de Georges Feydeau, d’Eugène Labiche et d’Eugène Scribe. A part les deux recueils de poésie française mentionnés, quelques œuvres poétiques apparaissent dans les éditions périodiques. Manifestement, les traductions des poètes modernistes sont rares, les noms comme Apollinaire ou Cendrars sont inconnus. Cette période relativement riche en traductions du français est interrompue par la seconde guerre mondiale, l’occupation successive de la Lettonie par l’URSS, puis par l’Allemagne nazi, puis de nouveau par l’URSS. Les années 1940 – 1990 sont marquées par la censure soviétique qui touche également le domaine de la traduction.

7 Franču lirika XIX gp. (Lyrique française du XIXe siècle) (1921). Atdzejojis Ed. Virza. Rīga : Leta, p. 5.

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Le choix des auteurs dépend assez largement de leur acceptabilité politique personnelle. Les écrivains communistes ou leurs compagnons de route sont traduits de façon privilégiée, indépendamment de la qualité littéraire de leur œuvre, surtout dans les années 1950 et 1960. À côté d’Henri Barbusse, Roger Vailland, Paul Éluard et de l’incontournable et incontestable , on publie ainsi des œuvres d’écrivains communistes français aujourd’hui bien oubliés, comme Jean Laffitte, André Stil, Pierre Courtade ou Pierre Gamarra. L’évènement le plus frappant de la vie intellectuelle de la période d’après-guerre est le châtiment du « Groupe français » : tel est le titre attribué par les organes de sécurité de l’URSS aux intellectuels lettons qui, depuis 1946, se réunissent le lundi chez les comédiens Irma et Arnolds Stubavs. Le peintre Kurts Fridrihsons était en correspondance avec André Gide. La lecture du « Retour de l’URSS » de Gide semble être un événement crucial, le groupe est dénoncé et le procès est mené en 1950 – 1951 contre les personnes accusées « de nationalisme bourgeois et de participations aux réunions antisoviétiques » qui avaient fréquenté l’appartement des Stubavs. Ce procès aboutit à l’exil de 13 personnes dont les traductrices du français Ieva Lase, Mirdza Ersa, Milda Grīnberga et Elza Stērste. Maija Silmale et Skaidrīte Sirsone ne sont à l’époque qu’étudiantes de la section des langues romanes de l’université. Leurs vies professionnelles et personnelles sont désormais marquées par la déportation même après l’amnistie et le retour des camps de travail. Cependant, il faut avouer que la littérature française est traduite abondamment, les œuvres complètes de Balzac, de Romain Rolland, les romans volumineux de Roger Martin du Gard et de Philippe Hériat remplissent les rayons des bibliothèques publiques et privées. C’est assez rarement que les œuvres contemporaines apparaissent, il faut qu’elles « critiquent le mode de vie bourgeois » comme « La peste » de Camus ou « les Belles images » de Simone de Beauvoir. Françoise Sagan est tolérée par la critique de la « jeunesse dorée » de la société de consommation. Un livre de chevet des intellectuels lettons depuis son apparition en 1970 est l’anthologie de la poésie contemporaine française « Je te continue » rédigée et partiellement traduite par Maija Silmale avec des illustrations de Kurts Fridrihsons. Ce n’est que la dernière page du livre qui avoue que c’est « Une anthologie vivante de la littérature d’aujourd’hui » de Pierre de Boisdeffre, notamment, son 2e volume « La Poésie française de Baudelaire à nos jours » (Paris

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1965 – 1966) qui a servi de socle à son édition lettonne dont le titre est emprunté au dernier vers du poème d’Eluard « Dit de la force de l’amour ». C’est la première rencontre des lecteurs lettons avec la poésie d’Henri Michaux, de René Char, de Jules Supervielle, d’Yves Bonnefoy et autres. Prudemment, le recueil est introduit par une préface de Maija Silmale qui, conformément au règles du jeu de l’époque, cherche à mettre l’accent sur l’aspect rebel de la poésie moderne, son caractère anti-capitaliste. Les citations des autorités russes de l’histoire littéraire est encore une contribution à payer au régime. La conclusion de la préface affirmant que les tendences de l’œuvre poétique « s’enracinent dans la perception réaliste de la vie » et « en réunissent les forces saines de la littérature nationale s’opposant au courants décadents »8 semble aujourd’hui artificielle et mal fondée, cependant elle témoigne du discours obligatoire de la critique littéraire de l’époque. On pourrait donc espérer une renaissance de la littérature française traduite en letton depuis le recouvrement de l’indépendance en 1990. Qu’en est-il en réalité ? Les années 1990 viennent avec des déceptions – l’accent des éditeurs est mis sur la soi-disant paralittérature, les genres de distraction, les rééditions des œuvres traduites pendant les années 20 et 30 comme les tomes des aventures de Marianne de Juliette Benzoni, les romans de Janine Boissard et autres. La maison d’édition « Daugava » ayant forgé sa réputation de promoteur de la littérature mondiale « de grand cru » rentre en Lettonie de Suède par « La symphonie pastorale » d’André Gide en 1994. Le « retour d’André Gide » est un acte emblématique sachant qu’il était auteur interdit en URSS. L’ambassade de France en Lettonie crée un programme d’appui à l’édition des traductions des œuvres françaises en promouvant prioritairement les auteurs contemporains. C’est ainsi que les noms de Le Clézio, de Daniel Pennac, de Michel Tournier, de Jean Ormesson, de Boris Vian apparaissent à l’horizon des lecteurs lettons. Quels sont les moyens à la disposition des traducteurs désireux de promouvoir la littérature française ? Pendant les périodes plus anciennes, il semble que ce ne sont que les sympathies personnelles du traducteur qui déterminent le choix, alors que les intérêts commerciaux apparaissent

8 SILMALE, M. (1970) : Priekšvārds (Préface). In : Es tevi turpinu (Je te continue. Poèmes français contemporains choisis). Rīga : Liesma, p. 16.

170 Astra SKRĀBANE aux années 20 et 30 du XXe siècle avec la fondation de nombreuses maisons d’édition qui sont obligées d’assurer leur survie dans les conditions de concurrence. La période soviétique est généreuse pour les traducteurs qui travaillent pour quelques maisons d’édition officielles, permettant de vivre de leur plume ce qui se combine parfois avec le métier de réviseur de texte. L’appui de l’Ambassade de France et de l’Institut français de Riga, les bourses du Centre National des Livres qui ont mis en œuvre le Programme d’aide à la publication encouragent certainement les traducteurs d’aujourd’hui. Les livres répertoriés de 1998 à 2007, publiés avec concours de ce programme sont au nombre de 83 dont plusieurs rééditions des œuvres comme « Candide » de Voltaire, « Au bonheur des Dames » de Zola et « Notre-Dame de Paris » de Victor Hugo, mais il y a également des œuvres de M. Proust comme « Sodome et Gomorrhe », « A l’ombre de jeunes filles en fleurs » et « L’Écume des jours » de B. Vian ainsi que d’autres œuvres emblématiques du XXe siècle. Il y a aussi des obstacles. Les traducteurs littéraires ne pouvant plus vivre de leur travail exercent ce métier parallèlement à d’autres occupations ou dans les contraintes temporelles dramatiques. Les connaisseurs de langue française sont rares et plus rares sont encore ceux qui ont des penchants littéraires. Actuellement, il n’y a qu’une seule poétesse – Dagnija Dreika – qui pratique encore la traduction de poésie avec le rythme et la rime. La politique des éditeurs est visée surtout à rentabiliser les frais et à gagner ce qui n’est possible qu’en faisant traduire les soi-disant bestsellers. Le pouvoir d’achat du Letton moyen est très réduit et la lecture n’est pas le passe-temps favori de la jeune génération. Les lecteurs les plus assidus sont les retraités et ils n’excellent pas par un goût pour les expérimentations littéraires. Donc, il est difficile de parler de l’impact de la culture française dans les conditions où la pression économique empêche l’entrée dans le contexte letton de la haute culture, alors que la culture de masse n’a pas de nationalité... Quoique... Les évènements actuels à l’égard de la vague des immigrés en UE et la politique (ou plutôt le manque de politique) commune européenne oblige la Lettonie à accueillir solidairement les réfugiés, et la levée de la droite qui va de pair avec ce problème incite à regarder quelles sont les solutions proposées ailleurs. A cette occasion, la littérature française offre au moins deux versions de

171 TRADUCTION DE LA LITTÉRATURE... catastrophe nationale – « le Camp des Saints » de Jean Raspail (1973) et « la Soumission » de Michel Houellebecq (2015). Les deux romans sont traduits en letton en 2016. Au mois d’août 2016, ils sont respectivement le 6e et le 5e livre du top 10 au niveau des ventes en librairies. Alvis Hermanis, metteur en scène de renommée internationale, commence à travailler à la mise en scène de « La Soumission » avant la parution de la traduction en letton. Le metteur en scène traduit et adapte les dialogues lui-même. C’est par ce spectacle que la saison du théâtre JRT (Nouveau théâtre de Riga) ouvre ses portes. A. Hermanis, personnalité contradictoire et provoquante, connu par la résiliation de contrat avec le Thalia Theater à Hambourg en signe de protestation contre la politique d’accueil allemande, déclare à la presse : « La tâche du théâtre est de verser de l’essence dans le feu pour que les gens commencent à s’énerver, et à s’inquiéter et à discuter. Après de tels spectacles, certes, le nombre d’amis diminue »9. Les deux – la traduction et la mise en scène sont actuellement au centre des discussions entre les gens « politiquement corrects » et les gens qui « disent ce qu’ils pensent » de Lettonie. Les articles et les réactions à ces articles consacrés à ces deux événements sont nombreux, cependant ils manquent de profondeur. Dans la plupart de cas, les auteurs se bornent à la description du sujet du roman et de la version théâtrale, en accentuant la coïncidence fatale de la sortie du livre avec la tuerie dans la rédaction de « Charlie Hebdo ». La seule critique qui vise plus loin est celle de Una Bergmane qui montre le contexte plus vaste de la littérature anti-utopiste et l’environnement politique de l’Europe occidentale face au nouveau défi : l’ennemi de cette société n’est pas à l’extérieur, ce n’est pas le monde islamique, mais la faiblesse intérieure dont le symbole est Michel Houellebecq. Pour conclure, l’auteure de cet article oserait affirmer que l’attitude à l’égard de la culture et de la littérature française pourrait servir de pierre de touche pour la culture lettonne. A la période de la naissance de l’identité lettonne vers le tournant de siècle XIX-XX, la littérature française est une expérience nouvelle permettant de se distancier de la culture allemande et russe. Ensuite, elle devient une source

9 HERMANIS, A. (2016) : Teātra uzdevums ir liet benzīnu ugunskurā (Alvis Hermanis : La tâche du théâtre est de verser de l’essence dans le feu). [online] disponible en ligne : http://apollo.tvnet.lv/zinas/alvis-hermanis-teatra-uzdevums- ir-liet-benzinu-ugunskura/743852 (consulté le 26. 12. 2016).

172 Astra SKRĀBANE d’inspiration pour les intellectuels des années 20 – 30 du XXe siècle ayant fait leurs études en France. Puis, à l’époque soviétique, elle est censurée, mais son rôle important est maintenu ; le mythe de la France – pays de liberté – permet aux intellectuels lettons de préserver l’indépendance de la pensée. Actuellement, la Lettonie cherche de nouveau la réponse à la situation politique auprès des intellectuels français et la discussion provoquée par les traductions des œuvres qui vont à rebours de la pensée officielle majoritaire renforcent, paradoxalement, les fondements de la démocratie qui est âprement critiquée mais qui est indiscutablement la valeur fondamentale de notre société.

BIBLIOGRAPHIE BERGMANE, U. (2015) : Brīnišķīgā jaunā pasaule (Ce nouveau monde merveilleux). [online] disponible en ligne : https://www.rigaslaiks. lv/zurnals/briniskiga-jauna-pasaule-14765 (consulté le 26. 12. 2016). CIMDIŅA, A. (2001) : Jānis Akuraters un ideju vēsture Latvijā (Jānis Akuraters et l’histoire des idées en Lettonie). In : Latvijas Vēstnesis, 2. 2. 2001, no 19 (2406). [online] disponible en ligne : https://www.vestnesis.lv/ta/id/2743 (consulté le 26. 12. 2016). Es tevi turpinu (Je te continue. Poèmes français contemporains choisis) (1970) : Rīga : Liesma. Franču lirika XIX gp. (Lyrique française du XIXe siècle) (1921) : Atdzejojis Ed. Virza. Rīga, Leta. HERMANIS, A. (2016) : Teātra uzdevums ir liet benzīnu ugunskurā (Alvis Hermanis : La tâche du théâtre est de verser de l’essence dans le feu). [online] disponible en ligne : http://apollo.tvnet.lv/zinas/ alvis-hermanis-teatra-uzdevums-ir-liet-benzinu-ugunskura/743852 (consulté le 26. 12. 2016). ILZIŅA, K. (2016) : MišelaVelbeka grāmatas Pakļaušanās recenzija. Trīs sievas pret vienu dzimteni (Critique du livre « Soumission » de Michel Houllebecq. Trois épouses contre une patrie). [online] disponible en ligne : http://www.diena.lv/raksts/kd/gramatas/misela- velbeka-gramatas-_paklausanas_-recenzija.-tris-sievas-pret-vienu- dzimteni-14153057 (consulté le 26. 12. 2016). JANSONS (Brauns), J. (1957) : Fauni vai klauni ? (Faunes ou clounes?) In : Latviešu literatūras kritika (Critique de littérature lettonne), vol. 2, pp. 220–324.

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Mūsu mākslas motīvi (Les motifs de notre art) (1957) : In : Latviešu literatūras kritika [Critique de littérature lettonne], vol. 2, pp. 134–137. RAINIS (1983) : Francijas jaunākā literatūra (La nouvelle littérature de France). In : Kopoti raksti (Œuvres complètes), vol. 18. Rīga : Zinātne, pp. 211–224.

Astra Skrābane École Supérieure de Ventspils (Lettonie) [email protected]

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LA RÉCEPTION DE MICHEL FOUCAULT EN TURQUIE

Nurmelek DEMIR

Résumé : La réception de Michel Foucault en Turquie s’avère un sujet à la fois intéressant et problématique à aborder, étant donné que le penseur est doté d’une singularité particulière dans un pays qui balance entre le progressisme et le traditionalisme. Le but de ce travail est d’exposer les traductions faites de Foucault et les études académiques sur le penseur. Vu le nombre de mémoires de master et de thèses de doctorat réalisés jusqu’à nos jours, il est à noter que Foucault connaît un grand intérêt dans les milieux académiques turcs, surtout par son approche à la notion du pouvoir. Mots clés : Foucault, Turquie, Pouvoir, Culture, Traduction.

Summary: The reception of Michel Foucault in Turkey is thought provoking as well as problematic, given the fact that he has a particular singularity in Turkish society where mentalities vacillate between progressiveness and traditionalism. The aim of this study is to review the translations and the academic studies conducted on Michel Foucault in Turkey. Considering the number of MA thesis and Ph.D. dissertations written until today, it is possible to say that Foucault’s thoughts, especially on the concept of power, attract the interest of the academia. Key words: Foucault, Turkey, Power, Culture, Translation.

Michel Foucault (1926 – 1984) est, selon l’historien Paul Veyne1, un sceptique et il semble intéressant de constater qu’un tel penseur figure parmi les noms les plus recherchés, étudiés et traduits dans une société, la nôtre, qui paraît d’un côté si ancrée dans ses traditions et

1 Voir VEYNE, P. (2014) : Foucault Düşüncesi, Kişiliği (Foucault, sa pensée, sa personne). Traduit par Işık Ergüden. Istanbul : Alfa.

175 LA RÉCEPTION DE MICHEL FOUCAULT... ses mœurs et de l’autre si fascinante par son esprit d’ouverture aux nouveautés soufflant de l’Occident. La culture française possède, à coup sûr, des racines assez fortes dans les territoires turco-ottomans depuis le 18e siècle, par le biais des tentatives de modernisation des institutions aussi bien officielles que sociales. Bien qu’elle ait connu la forte concurrence anglaise à partir de la première moitié du 19e siècle, il est indéniable qu’elle a joué un rôle primordial dans la transformation des mentalités et des modes de vie en Turquie. La pensée philosophique, cependant, fut et continue d’être l’un des domaines privilégiés de l’influence française. Nous devrions en rechercher les fondements sans aucun doute à l’époque des Lumières qui, en mettant en cause les institutions traditionnelles, voire dogmatiques, tracèrent la voie à suivre pour atteindre la raison, base de la civilisation du progrès que représentent l’Occident en général et la France en particulier et qui semèrent les germes des sciences sociales (telles que la sociologie, l’anthropologie et l’archéologie) qui fleurirent au 19e siècle. Depuis Voltaire, Rousseau, Montesquieu et autres représentants de la pensée française, pionniers d’une nouvelle façon de penser, critiquer et raisonner, l’intelligentsia turque ne cesse de s’inspirer des courants d’idées venant de France et ce, malgré de fortes réactions persistantes des milieux conservateurs. Le combat incessant et récurrent entre les progressistes et les traditionalistes trouve son reflet dans le conflit entre le sécularisme et le dogmatisme qui, de manière apparente, continue d’affecter les terres d’Orient. La Turquie qui, d’ici il y a quelques années, nourrissait les espoirs quant à former un modèle à suivre pour les pays arabes émerveillés par un « faux » printemps, essaye aujourd’hui d’atténuer les conséquences des enjeux politiques qui sont au service des pouvoirs mondiaux. Dans une telle conjoncture, la vie culturelle connaît de grands obstacles à s’épanouir sans pour autant perdre ni espoir ni volonté depuis d’ailleurs les années 80 où le pays fut frappé par un coup d’État militaire qui affecta profondément le progressisme au profit d’un conservatisme gagnant de plus en plus du terrain non seulement dans les milieux sociaux défavorisés, mais aussi dans les milieux « nouveaux bourgeois » traditionalistes et sceptiques quant

176 Nurmelek DEMIR aux valeurs occidentales, mais paradoxalement très attachés aux facilités matérielles du capitalisme occidental. Il existe donc dans cette société un singulier dynamisme qui pourrait expliquer l’intérêt porté à Michel Foucault depuis les années 70. Sa singularité, sa démarcation apparente des traditions établies et son attachement à la volonté de l’individu et à celle de la société sont indiscutablement les faits qui le distinguent et lui donnent une place de choix dans la vie culturelle turque. Dans la préface de la version turque de Les Mots et les Choses, en 1993, l’éminent traducteur des ouvrages francophones de philosophie, Mehmet Ali Kılıçbay déclare que « tenter de traduire ce livre d’une extraordinaire difficulté et profondeur en la langue d’une société sans philosophie, sans pensée et donc sans « langue », est, au sens parfait du terme, une tentative absurde, mais Las Meninas est si fascinant... »2 Dans les propos de Kılıçbay, il est possible de repérer différents points concernant la tâche du traducteur. Il souligne premièrement qu’il s’agit d’un livre qui pose de grandes difficultés dans la phase de la traduction, deuxièmement que la société turque est en elle-même assez problématique, voire « incomplète » puisqu’elle manque de « philosophie et de pensée » (opinion catégorique discutable), pour que cette traduction soit accueillie de manière adéquate à son importance ; et troisièmement, il fait remarquer que le traducteur est porteur d’aspirations artistiques et qu’il suffit d’un moindre détail pour l’inciter à traduire. Traduire Foucault est, disons en premier ce qui sera dit en dernier, œuvre d’un héroïsme donquichottesque, voire absurde, mais non sans raison.

TRADUCTIONS

Michel Foucault s’introduit en effet en Turquie via l’activité traductrice avant de faire l’objet des recherches académiques (et non académiques). Son premier livre traduit en turc est L’Histoire de la folie à l’âge classique, en 1972, qui nous promène aux confins de la folie et de la raison en mettant en cause le capitalisme moderne qui établit ses propres normes de vérité en excluant toute entité susceptible de nuire au bon fonctionnement de ses dispositifs. Ainsi

2 http://s3.amazonaws.com/academia.edu.documents/32486418/Michel_Foucault- Kelimeler-Ve-Seyler.pdf (consulté le 17. 10. 2016).

177 LA RÉCEPTION DE MICHEL FOUCAULT... met-il en œuvre une méthode de critique anticapitaliste et se déclare « involontairement » du côté gauchiste comme le précise Paul Veyne. Il en est de même en ce qui concerne les premiers échos de son introduction dans les milieux intellectuels turcs. Il fut accueilli avec enthousiasme chez les dissidents gauchistes marxistes, surtout après le coup d’État de 1980 où ils furent traités avec intolérance et violence. Ils retrouvèrent alors chez Foucault un complice sûr et fiable, un secours dans les moments difficiles, puisqu’il est un poisson dans le bocal, mais qui, à la différence des autres poissons, refuse de rester emprisonné dans son aquarium, voire dans des discours traditionnels3. Le discours foucaldien dénoncerait ainsi rigoureusement le contenu de la vérité et la causalité des faits. Les activités traductrices continuent dans les années 80 avec les deux premiers volumes de l’Histoire de la sexualité et l’Ordre du discours, mais connaissent surtout un grand essor dans la décennie suivante avec la version turque de la Naissance de la prison, Les Mots et les Choses, le troisième tome de l’Histoire de la sexualité, Ceci n’est pas une pipe, L’Herméneutique de soi, Il faut défendre la société et L’Archéologie du savoir4.

3 Voir VEYNE, P. : Op. cit., pp. 22–23 ; http://www.actu-philosophia.com/ spip.php?article39 (consulté le 17. 10. 2016). 4 Les ouvrages foucaldiens traduits en turc : 1972 Histoire de la folie à l’âge classique. Folie et déraison, 1972. 1986 Histoire de la sexualité, vol. 1 : La volonté de savoir, 1976. 1987 L’Ordre du discours, 1971. 1988 Histoire de la sexualité, vol. 2 : L’Usage des plaisirs, 1984. 1991 Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère : un cas de parricide au XIXe siècle, 1973. 1992 Surveiller et punir. Naissance de la prison, 1975. 1992 De l’amitié. 1992 L’Origine de l’herméneutique de soi, 1980. 1993 Ceci n’est pas une pipe, 1973. 1994 Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, 1966. 1994 Histoire de la sexualité, vol. 3 : Le souci de soi, 1984. 1994 Dits et Écrits, 4 volumes. 1997 Il faut défendre la société, 1975 – 1976. 1999 L’Archéologie du savoir, 1969. 2000 Maladie mentale et psychologie, 1962. 2002 Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, 1963. 2011 Raymond Roussel, 1963. 2012 Leçons sur la volonté de savoir, 1970 – 1971. 2014 Sécurité, territoire et population, 1977 – 1978.

178 Nurmelek DEMIR

Il est sociologiquement fort intéressant de noter que, dans une période de répression politique et sociale, la sexualité foucaldienne a pu trouver le moyen de s’adresser au public turc façonné par des valeurs traditionnelles qui jugent de la sexualité comme d’un sujet tabou éveillant la curiosité autant que la haine. Foucault, comme il le fait dans l’Histoire de la folie, dresse en effet l’archéologie du pouvoir en remettant en cause l’hypocrisie puritaine qu’il concrétise par référence à la période victorienne. Il fait remarquer que le puritanisme moderne impose ses propres lois en interdisant la sexualité, en l’annihilant et en la réduisant au silence et établit une comparaison entre le 17e siècle libertaire et le 19e siècle conservateur où le pouvoir se nourrit d’ambitions capitalistes (et vice versa), et en mettant en œuvre une sexualité bien dictée par lesdites lois, il distingue rigoureusement la décence de l’indécence et reformule une nouvelle relation du sujet à son corps5. La Naissance de la prison est à citer entre autres avec L’Histoire de la folie et l’Histoire de la sexualité afin de rappeler que la pensée foucaldienne doit une grande partie de sa réputation en Turquie à ces ouvrages où il met à nu la relation qu’entame le pouvoir avec l’individu et la société. Le livre expose ouvertement la pression qu’exerce le pouvoir en se rendant invisible derrière une architecture panoptique permettant une surveillance permanente des détenus. A ce propos, lors d’une interview à propos du Panoptique de Bentham, Michel Foucault précise que ce projet porte des traces de Rousseau qui optait pour une société de transparence sauf que Bentham « pose le problème de la visibilité, mais c’est en pensant une visibilité organisée entièrement autour d’un regard dominateur et surveillant. Il fait fonctionner le projet d’une universelle visibilité, qui jouerait au profit d’un pouvoir rigoureux et méticuleux. Ainsi, sur le grand thème rousseauiste – qui est en quelque sorte le lyrisme de la Révolution – se branche l’idée technique d’exercice d’un pouvoir « omniregardant », qui est l’obsession de Bentham ; les deux s’ajoutent et le tout fonctionne : le lyrisme de Rousseau et l’obsession de Bentham »6.

2015 Naissance de la biopolitique, 1978 – 1979. 2015 L’Herméneutique du sujet, 1981 – 1982. 5 Voir https://www.ayrintiyayinlari.com.tr/images/UserFiles/Documents/Gallery/ cinselligin%20tarihi%205.bsm.pdf, pp. 12–14 (consulté le 17. 10. 2016). 6 http://1libertaire.free.fr/MFoucault122.html (consulté le 17. 10. 2016).

179 LA RÉCEPTION DE MICHEL FOUCAULT...

Les années 2010 promettent une nouvelle vague de traduction de l’œuvre foucaldienne après les années 2000 qui paraissent bien arides. Pourrait-on expliquer cette stérilité par l’instabilité des instances politiques et économiques qui affecta profondément la vie intellectuelle ? Ceci paraîtrait bien douteux étant donné les dispositifs de la société turque, au sens foucaldien du terme. Toutefois, il faut mentionner la traduction de la Naissance de la clinique, une archéologie du regard médical, en 2002, ouvrage où Foucault analyse la base du regard autoritaire et disciplinaire instauré par le pouvoir. Parlant de l’importance du regard médical, le penseur évoque qu’il s’agit d’un regard attentif et méticuleux : « Je ne sais plus qui a cherché du côté de Montesquieu et d’Auguste Comte les grandes étapes de la pensée sociologique. C’est être bien ignorant. Le savoir sociologique se forme plutôt dans des pratiques comme celles des médecins. Guépin, au tout début du 19e siècle, a ainsi écrit une merveilleuse analyse de la ville de Nantes »7. La Naissance de la biopolitique et L’Herméneutique du sujet sont à mentionner comme étant les deux derniers ouvrages les plus récemment traduits.

RECHERCHES ACADÉMIQUES

La première étude signalée au niveau académique est la thèse de doctorat en sociologie de Orhan Tekelioğlu, soutenue en 1993, dont l’intitulé est Demise of the social subject and the constitutions of ‘Self’ : Rereading Michel Foucault (La destruction du sujet social et les constitutions du « Soi » : la relecture de Michel Foucault). Tekelioğlu explique que son étude se focalise sur la reconstitution des textes foucaldiens, et tente, à partir d’une lecture symptômatique, de démontrer comment les discours sociaux modernes ont pu constituer un concept singulier de « sujet-individu » historiquement parlant. Il affirme ainsi contribuer au développement de nouvelles théories sociologiques face à l’affaiblissement « du sujet social » énoncé par Foucault8. Cette thèse est publiée par la suite sous le titre de Michel Foucault et sa sociologie en 19999.

7 http://1libertaire.free.fr/MFoucault122.html (consulté le 17. 10. 2016). 8 https://tez.yok.gov.tr/UlusalTezMerkezi/tezSorguSonucYeni.jsp (consulté le 30. 12. 2016). 9 Parmi les ouvrages sur Foucault en turc, il faut citer entre autres :

180 Nurmelek DEMIR

A commencer par 1993, nous voyons que dans un intervalle de 23 années – 2016 incluse – 75 études ont été réalisées, dont 8 sont des thèses de doctorat10. Cependant il faut préciser que cette liste formée à partir du site officiel du Conseil de l’enseignement supérieur en Turquie (YÖK) n’est pas exhaustive et ne contient pas les travaux réalisés avant 1993. Nous remarquons qu’environ 80 % des études ont été faites entre 2008 et 2014. Quant aux disciplines, la plupart sont des mémoires de master et des thèses de doctorat en philosophie, viennent ensuite la science politique, la sociologie, la littérature turque, anglaise et américaine, la linguistique, le droit, l’anthropologie, la théologie et la communication. Les principales thématiques sont concentrées autour du pouvoir, du sujet, des sciences sociales et de la philosophie de l’histoire. Les sujets les moins traités sont la sexualité, l’archéologie du savoir, la folie et la problématique de l’intellectuel.

1995 Akay, Ali : Michel Foucault’da İktidar ve Direnme Odakları (Le pouvoir et la résistance chez Michel Foucault) 1999 Tekelioğlu, Orhan : Michel Foucault ve Sosyolojisi (Michel Foucault et sa sociologie) 2000 Urhan, Veli : Michel Foucault ve Arkeolojik Çözümleme (Michel Foucault et l’analyse archéologique) 2005 Yalçınkaya, Ayhan : Pas, Foucault’dan Agamben’e Sıvılaşmış İktidar ve Gelenek (Le pouvoir et la tradition liquidifiés de Foucault à Agamben) 2010 Urhan, Veli (éd.) : Foucault 10 Nombre de mémoires de master et de thèses de doctorat (par année) : 1993 1. 1996 1. 1997 1. 2000 2. 2002 3. 2003 2. 2004 2. 2005 5. 2006 4. 2007 4. 2008 6. 2009 7. 2010 8. 2011 6. 2012 6. 2013 5. 2014 6. 2015 1. 2016 5.

181 LA RÉCEPTION DE MICHEL FOUCAULT...

En partant de ce constat, nous pouvons affirmer que c’est surtout l’analyse et la critique du pouvoir qui continue de préoccuper les esprits académiques. Bien qu’il refuse toute qualification qui le priverait de sa liberté, il est clair que la réception de Michel Foucault en Turquie est étroitement liée d’une part à l’intérêt porté au (post)structuralisme et de l’autre à un questionnement politique centré sur la notion du pouvoir. Les études foucaldiennes en Turquie sont dignes d’être analysées de manière systématique et continuelle afin de pouvoir mettre au point les dynamiques d’une société qui est en perpétuelle évolution.

BIBLIOGRAPHIE VEYNE, P. (2014) : Foucault Düşüncesi, Kişiliği. (Trad. Işık Ergüden). Istanbul : Alfa. (Foucault, sa pensée, sa personne).

SITOGRAPHIE http://s3.amazonaws.com/academia.edu.documents/32486418/Michel _Foucault-Kelimeler-Ve-Seyler.pdf (consulté le 17. 10. 2016). http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article39 (consulté le 17. 10. 2016). https://www.ayrintiyayinlari.com.tr/images/UserFiles/Documents/Gall ery/cinselligin%20tarihi%205.bsm.pdf, pp. 12 – 14 (consulté le 17. 10. 2016). http://1libertaire.free.fr/MFoucault122.html (consulté le 17. 10. 2016). http://1libertaire.free.fr/MFoucault122.html (consulté le17. 10. 2016). https://tez.yok.gov.tr/UlusalTezMerkezi/tezSorguSonucYeni.jsp (consulté le 30. 12. 2016).

Nurmelek Demir Université d’Ankara (Turquie) [email protected]

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Promouvoir la culture

DÉFENSE ET ILLUSTRATION DE LA CULTURE LITTÉRAIRE EN FRANCE : L’EXEMPLE DE « LITTÉRATURE AU CENTRE »

Sylviane COYAULT

Résumé : L’association « Littérature au centre » créée à Clermont-Ferrand, propose depuis 2015, à chaque printemps, des rencontres littéraires (2015 : littérature et musique, 2016 : littérature et cuisines, 2017 : littérature et cinéma). Elles ont pour objectif la promotion de la littérature – française et étrangère – auprès des publics les plus larges : tous âges et tous milieux socio-culturels. Le présent article expose l’histoire de cette manifestation et en décrit les principales caractéristiques. Mots clés : Culture, Littérature, Lecture, Écrivains, Sciences humaines.

Summary: Every spring since 2015, the association “Literature in the center”, created in Clermont-Ferrand, holds literary meetings (2015 : “literature and music”, 2016 : “literature and cooking”, 2017 : “literature and cinema”). Their objective is the promotion of French and foreign literature to the widest public : of all ages and from all socio-cultural backgrounds. The present paper exposes the history of this endeavor and describes its main characteristics. Key words: Culture, Literature, Reading, Writers, Human sciences.

Bien que le « déclin » de la littérature soit un topos de la critique, le sujet a repris de l’actualité, depuis que le Président de la République en place, Nicolas Sarkozy, s’en est pris à la Princesse de Clèves (en 2006). Les milieux académiques se sont émus de ce qui « ressemblait à un mépris des sciences humaines et de la spéculation intellectuelle »1, mais déjà auparavant, de nombreux penseurs comme Antoine

1 BESSARD-BANQUY, O. (2009) : Du déclin des lettres aujourd’hui. In : Fabula- LhT, no 6, « Tombeaux de la littérature ». [online] disponible en ligne : http://www.fabula.org/lht/6/bessart-blanquy.html (consulté le 31. 12. 2016).

184 Sylviane COYAULT

Compagnon, William Marx, Tzvetan Todorov et bien d’autres2 « avaient l’impression que les humanités étaient menacées »3. Ensuite, la refonte des enseignements généraux par les ministères successifs a accentué le sentiment que « la menace la plus directe » pouvait « venir du pouvoir politique lui même »4. C’est dans ce contexte, et dans un esprit de résistance à ce déclin qu’est né le projet « Littérature au centre ». Il a débuté en 2015 et est porté au départ par le CELIS (Centre de recherches en Littératures et Sociopoétique) et le service Université Culture de l’Université Clermont Auvergne. Il s’est donné une mission éducative, c’est-à-dire développer le goût (et la possibilité) de la lecture dans tous les milieux, y compris les plus démunis sur le plan culturel. Il obéit aussi à l’exigence de « diffusion de la culture scientifique » impartie aux universitaires. En Auvergne, ces préoccupations prennent une résonance particulière, du fait de l’isolement croissant de la région dans une France où la culture est encore très centralisée : au moment où la plupart des grandes villes sont reliées à Paris par des moyens de transport aisés et rapides, l’Auvergne, avec ses liaisons ferroviaires malcommodes, est pénalisée dans son accès à la culture. Dès lors, le « centre » auquel fait allusion l’intitulé des rencontres est polyvalent : il désigne bien sûr d’abord ce « centre de la France », qu’il s’agit de promouvoir et de maintenir vivant. Dans le même temps, la littérature est placée là « au centre » des préoccupations ; mais la formule exprime aussi la volonté de la remettre en jeu, comme on remet « la balle au centre » : le désir qu’elle devienne alors le cœur battant de la cité. Enfin, le mot « centre », admirablement polysémique, invite à réfléchir sur la notion de « centre » et de « périphérie », invite à « décentrer » la pensée, et avec elle, la manifestation, dans les marges de la cité : vers les quartiers, les zones rurales éloignées.

2 COMPAGNON, A. (2007) : La Littérature, pour quoi faire? Paris : Fayard; DOMECQ, J.-Ph. – NAULLEAU, E. (2006) : La Situation des esprits. Paris : La Martinière; DOMENACH, J.-M. (1995) : Le Crépuscule de la culture française? Paris : Plon; JOURDE, P. (2002) : La Littérature sans estomac. Paris : L’Esprit des péninsules; MAINGUENEAU, D. (2006) : Contre Saint-Proust ou la fin de la littérature. Paris : Belin; MARX, W. (2005) : L’Adieu à la littérature. Paris : Minuit ; MILLET, R. (2007) : Désenchantement de la littérature. Paris : Gallimard ; TODOROV, Tz. (2007) : La Littérature en péril. Paris : Flammarion. 3 BESSARD-BANQUY, O. : Op. cit. 4 Ibid.

185 DÉFENSE ET ILLUSTRATION DE LA CULTURE LITTÉRAIRE EN FRANCE :...

Tout le projet se veut en effet ouverture, et mouvement centrifuge : le pari initial est bien d’ouvrir les centres de recherches, pour aller vers le grand public, de tous âges et de tous milieux socioculturels ; lui proposer une « littérature élitiste pour tous », selon la formule de Jean Vilar (au moment où il crée le TNP). Mais dans un monde où les médias proposent des loisirs plus attrayants et plus faciles d’accès, il est indispensable de donner une place à la fête et au plaisir : ne pas confiner la littérature dans une chapelle où on lirait religieusement des textes obscurs. Il faut donc faire la preuve d’un bonheur de lire, associé à un gai savoir. Une telle ambition requiert des moyens humains et financiers, de l’imagination et des stratégies dont on déclinera ici quelques exemples.

L’HISTOIRE DU PROJET : UNE FÉDÉRATION

Le projet émane de quatre enseignants chercheurs5 – en littérature française et espagnole – qui souhaitaient réaliser un festival sur le modèle des « Rendez-vous de l’histoire » annuels de Blois ou du « Festival international de géographie » qui se tient à Saint-Dié-des- Vosges6 puisqu’il n’y avait pas, en France, de manifestation équivalente consacrée à la littérature. En rassemblant toutes les personnes intéressées – plus de quatre-vingt dès la première réunion – les membres fondateurs ont pu constituer une association de type « loi 1901 » : « Littérature Au Centre d’Auvergne », rapidement devenue le « LAC d’Auvergne ». L’écrivain – originaire d’Auvergne – Marie- Hélène Lafon – en a accepté la Présidence d’honneur. Dès le départ, l’ampleur du projet était telle qu’il était irréalisable avec le peu de moyens financiers et humains dont disposait l’association. Certes, elle a immédiatement obtenu le soutien scientifique du centre de recherches en littérature, et celui du département de français. Elle a pu s’appuyer rapidement sur le Service Université Culture qui avait

5 Catherine Milkovitch-Rioux PR littérature XXe siècle, Stéphanie Urdician, MCF littérature espagnole, Myriam Lépron PRAG au Service Université Culture, Sylviane Coyault PR émérite de littérature française. Ces quatre membres fondateurs constituent le bureau aidés par un trésorier (Dominique Barnichon, PRAG mathématiques) et un trésorier adjoint (Joëlle Jarrier, secrétaire de direction). 6 Histoire : http://www.rdv-histoire.com/ (consulté le 31. 12. 2016) ; Géographie : http://www.fig.saint-die-des-vosges.fr/ (consulté le 31. 12. 2016).

186 Sylviane COYAULT une pratique des spectacles et disposait de moyens techniques. Mais pour sortir de l’université, il fallait se mettre en relation, au dehors, avec toutes les institutions et tous les professionnels liés au livre : le réseau des médiathèques, les librairies indépendantes, les éditeurs... « Fédérer » les forces existantes est vite apparu comme la clé de la réussite, et ce qui donnait à l’entreprise son identité et son sens. Cet esprit fédératif a également conduit à inviter dans l’aventure les autres associations culturelles clermontoises, proches de la littérature, comme la « semaine de la poésie »7. Occasionnellement en fonction des thématiques, d’autres partenaires s’associent au projet : « Musiques démesurées »8 pour « littérature et musique » ; Vidéoformes9, Cinéfac10, le festival du Court métrage11 pour « littérature et cinéma ».

LES MOYENS MIS EN ŒUVRE : IMPORTANCE DU BÉNÉVOLAT

L’organisation d’une telle manifestation, lorsqu’on ne dispose d’aucun personnel salarié, repose entièrement sur le bénévolat. Autour du bureau une équipe permanente d’une dizaine de personnes – en grande partie des retraités – assure le travail tout au long de l’année, à divers postes : les lourdes demandes de subvention, les démarches auprès des professionnels, les relations auprès des établissements et des divers partenaires, la communication... Le Service Université Culture apporte un soutien logistique important (régie, communication). Quant aux Presses Universitaires, elles réalisent les éléments de communication. Pendant la durée du festival, un contingent plus important de bénévoles est réquisitionné. Parmi eux, de nombreux étudiants participent très volontiers à l’aventure : accompagnement des écrivains, renseignement du public, service pour les repas, mise en place et nettoyage des espaces... Afin de limiter les coûts, des invités – conférenciers, spécialistes de la thématique choisie – sont hébergés « chez l’habitant » dans des familles qui leur offrent la nuitée, le petit- déjeuner et parfois les accompagnent pour une visite de la ville ; seuls

7 http://lasemainedelapoesie.assoc.univ-bpclermont.fr/ (consulté le 31. 12. 2016). 8 http://www.musiquesdemesurees.net/ (consulté le 31. 12. 2016). 9 http://videoformes.com/ (consulté le 31. 12. 2016). 10 http://cinefac.o2switch.net/menu (consulté le 31. 12. 2016). 11 http://www.clermont-filmfest.com/ (consulté le 31. 12. 2016).

187 DÉFENSE ET ILLUSTRATION DE LA CULTURE LITTÉRAIRE EN FRANCE :... les écrivains sont accueillis à l’hôtel. Une équipe de bénévoles prépare des buffets. Enfin, une autre équipe accepte la fonction provisoire de « taxi » pour les innombrables trajets entre la ville et l’aéroport ou la gare. Ce système permet de maintenir la gratuité pour l’ensemble de la manifestation – à l’exception d’un cocktail. Mais le budget réel reste important (frais de déplacements, de séjour, rétribution des écrivains, communication, spectacles, expositions, matériel...). Il s’élève à plus de 30 000 €. L’université qui a aidé le lancement du festival (à hauteur de 6000 € pour la première édition) ne peut pas abonder chaque année. C’est pourquoi il est nécessaire de solliciter de nombreuses subventions. Au niveau national, la convention avec la « Maison des écrivains et de la littérature » (la MEL) contribue à la rétribution des auteurs. L’association bénéficie par ailleurs du soutien de la SOFIA (SOciété Française des Intérêts des Auteurs de l’écrit). Au niveau régional, la ville de Clermont-Ferrand, le département du Puy-de- Dôme, la région Auvergne-Rhône-Alpes, et enfin la DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles) ont apporté jusqu’à ce jour le complément du budget. La Caisse d’Allocations Familiales du Puy- de-Dôme donne aussi un soutien substantiel. Des démarches ont été entreprises pour obtenir des mécénats, mais elles n’ont pas encore abouti.

LA MISSION ÉDUCATIVE : LA FORMATION TOUT AU LONG DE LA VIE

Cette mission, soutenue en partie par le Rectorat, a nécessité la collaboration de formateurs de tous niveaux afin de toucher les publics de tous âges ; des professeurs du primaire et du secondaire – souvent anciens étudiants de notre université – se sont aussitôt engagés dans l’aventure, impliquant des écoles, des classes de collège ou de lycée. Chaque année le festival cible un ou plusieurs établissements de l’agglomération et de la région : le lycée hôtelier de Chamalières s’est pleinement investi lors de l’édition « littérature et cuisines » (2016) ; les sections « cinéma » de plusieurs lycées participent à l’édition 2017. Le conservatoire de musique avait appuyé la première manifestation « littérature et musique ». On observe qu’ensuite un certain nombre de ces élèves ou enseignants, qui souvent ont apprécié

188 Sylviane COYAULT le partenariat, reviennent les années suivantes. Cette fidélisation du public et des collaborateurs est très précieuse. L’association entend également s’appuyer sur les forces étudiantes, en particulier parmi les formations de professeurs, mais aussi dans tous les départements potentiellement concernés : lettres, métiers du livre, culture. Les stagiaires du master « métiers de la culture » prennent en charge quelques responsabilités, sous l’égide d’un enseignant : relations avec la presse, organisation d’une journée ou d’un événement. Ce stage fait partie intégrante de leur formation et est évalué en fin d’année pour la validation du cursus. Enfin, les enseignants du département de français mobilisent leurs groupes et les incitent à lire avant les rencontres les œuvres des auteurs invités, voire à produire des exercices. Dans le climat de désaffection des études littéraires, le festival a pour vocation de relancer la passion ou l’intérêt pour la lecture. Sur ce point, le retour d’expérience est largement positif.

LA DIVERSITÉ DU PUBLIC : UN WORK IN PROGRESS

Il est assez difficile d’évaluer exactement le nombre de spectateurs. Pour une trentaine d’événements, le comptage total donne environ 1890 entrées en 2015 (première édition), 2350 en 2016. Toutefois, les chiffres ne tiennent pas compte du fait que certains spectateurs ont pu assister à plusieurs sessions. Il faut noter que la jauge des salles est étroite : entre 50 et 180 places selon les lieux de la manifestation. Or les espaces sont remplis pour le moins aux deux tiers, parfois la jauge est atteinte et il faut refuser des spectateurs. De manière générale ces chiffres sont donc très satisfaisants. Le public scolaire et étudiant représente une bonne moitié des entrées, au cours de la semaine ; les événements du samedi et du dimanche sont plutôt fréquentés par le public plus âgé. Un des enjeux principaux est d’apporter la littérature aux publics « éloignés de la culture », « empêchés » ou socioculturellement défavorisés. L’éloignement géographique est en partie résolu par la collaboration avec les lycées extérieurs à la métropole. Quelques municipalités rurales éloignées soutiennent également le projet et certains événements sont externalisés dans des communes isolées (celle de Busséol notamment, qui, à 25 kilomètres de Clermont- Ferrand, compte 200 habitants). Dans l’avenir cette diffusion hors la

189 DÉFENSE ET ILLUSTRATION DE LA CULTURE LITTÉRAIRE EN FRANCE :... ville devrait se développer. Des médiathèques environnantes commencent aussi à proposer des partenariats. Plus complexe est la participation des populations défavorisées. Grâce au soutien des « maisons de quartier12 », une journée peut chaque année se tenir dans les banlieues. Il est assez aisé d’amener les populations du centre ville vers les périphéries ; l’inverse est beaucoup plus problématique. Même dans leur propre quartier les habitants n’assistent que très timidement aux lectures et spectacles. Quelques réussites toutefois : un club « cuisine » de femmes, en 2016, a participé en amont à un atelier d’écriture, et a ensuite assisté à quelques événements. Ces femmes sont revenues en 2017 pour « littérature et cinéma ». L’intermédiaire de l’école est un moyen plus efficace pour toucher les parents, qui assistent volontiers aux spectacles préparés en amont par leurs enfants, en lien avec la lecture et le festival. Enfin, les associations caritatives travaillent également à cette présence de la culture dans les quartiers « éloignés » : le secours populaire, le secours catholique, les restaus du cœur, la PEP13 et surtout la CAF (Caisse d’Allocations familiales) sont d’une aide précieuse. De la sorte, ont été réussis des mélanges inattendus de publics : ainsi en 2016 pour « littérature et cuisines », une « grande tablée » de 130 personnes a réuni des élèves de lycées agricoles, des étudiants de lettres, et des bénéficiaires d’associations caritatives : il s’agissait d’un repas acheté auprès de « petits producteurs », commercialisant leurs produits « bio » par le biais de « circuits courts » ; le repas était accompagné de lectures par des comédiens, et suivi d’un concert de Rap.

LA VARIÉTÉ DES MANIFESTATIONS : SAVOIR ET CONVIVIALITÉ

Les rencontres se déroulent au printemps juste avant la fin de l’année universitaire afin que les étudiants puissent participer à leur élaboration. Elles comportent nécessairement une journée en périphérie, dans les zones les plus éloignées de la culture, une seconde organisée

12 https://fr.wikipedia.org/wiki/Maison_de_quartier (consulté le 13. 1. 2017) : Une « maison de quartier » est [...] un espace d’accueil et de loisirs implanté dans les périmètres des « quartiers » de grandes villes, proposant aux habitants des actions sociales, des services de proximité et des activités socioculturelles. 13 Pupilles de l’Enseignement Public (PEP).

190 Sylviane COYAULT plus spécifiquement en direction des lycéens, et une troisième consacrée à la formation ; elle s’adresse aux enseignants du primaire et du secondaire, ainsi qu’aux bibliothécaires. Le festival accueille une petite part de conférences. Contrairement aux communications de colloques, elles doivent exposer des connaissances générales, accessibles au grand public tout en présentant des garanties scientifiques. Il importe en ce sens de choisir des orateurs habitués à des spectateurs cultivés, mais non spécialistes. Chaque édition propose un « grand débat » qui ouvre la littérature aux autres domaines des sciences humaines : histoire, philosophie, sociologie. Sont invitées des personnalités marquantes du monde scientifique. Le festival a ainsi accueilli les historiens Henri Rousso, Pascal Ory, Christian Delage (de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, CNRS), le philosophe Pascal Taranto. Toutefois, la principale attraction du festival, et sa raison d’être, est la rencontre d’écrivains, sous forme généralement de tables rondes conduites par un modérateur ou d’entretiens, suivis de séances de dédicaces. A cet effet, des librairies « nomades » sont installées sur le lieu de toutes les manifestations, grâce au réseau des libraires indépendants d’Auvergne. Le contact des écrivains avec le public est essentiel. C’est pourquoi des pauses « café » permettent aux spectateurs de dialoguer librement avec leur auteur préféré. En clôture de festival, un brunch littéraire donne encore l’occasion de prendre un repas à la table d’un romancier ou d’un poète. Pour le public comme pour les écrivains ces moments de partage sont fondamentaux. Afin de rompre l’uniformité des rencontres, elles sont associées à des spectacles. Du théâtre, bien sûr, mais aussi des lectures par des comédiens professionnels. Sont mises en voix les œuvres des auteurs invités mais aussi des textes de toutes les époques, relatifs à la problématique. Chaque année, une compagnie de théâtre propose une création (en 2016, La pensée de la cuisine, la cuisine de la pensée par Les Guêpes rouges14). Il y a aussi des concerts de musiques très variées (du classique au rock ou au rap, en passant par la chanson ou le récital) choisis en lien avec la thématique. En 2017 des ciné- concerts alternent avec de nombreuses projections de films. Certains écrivains – comme Olivia Rosenthal – proposent aussi des lectures- performances : accompagnée par un musicien, l’auteure lit des pages

14 http://www.lesguepesrouges.fr/ (consulté le 31. 12. 2016).

191 DÉFENSE ET ILLUSTRATION DE LA CULTURE LITTÉRAIRE EN FRANCE :... de Toutes les femmes sont des Aliens (éditions Verticales, 2016). Marie Nimier (romancière) conçoit spécialement pour l’édition « littérature et cinéma » une soirée de lectures musicales tirées de son dernier roman, La Plage (Gallimard, 2016) en collaboration avec le Delano Orchestra15. Parallèlement sont proposés encore des ateliers d’écriture, des expositions... Chaque matin, le public est accueilli par un « petit déj’ » français ou étranger, organisé tantôt par les étudiants (avec l’appui du service des Relations Internationales), tantôt par les lycéens... À cette occasion, les étudiants étrangers lisent des textes de leur patrimoine littéraire, dans leur langue, parfois en musique.

#RECHERCHECRÉATION : LE LIEN ENTRE LES ÉCRIVAINS ET LA RECHERCHE

Dans l’esprit de ses membres fondateurs, le festival doit s’appuyer sur la recherche universitaire : le CELIS de l’université Clermont Auvergne, premièrement, mais aussi les sociétés savantes au niveau national comme la société des études littéraires des XXe et XXIe siècles (SELF XX-XXI), l’Observatoire des écritures françaises et francophones contemporaines ; elles se portent garantes de la qualité scientifique de la manifestation et sont partenaires dans l’organisation. Les chercheurs parmi les plus connus – français ou étrangers – participent chaque année aux rencontres : Dominique Viart, Jean Kaempfer, Alain Schaffner, Johan Faerber... À partir de 2017, le festival s’adosse (par le biais d’un colloque) à un programme scientifique dont le principe est de théoriser l’articulation entre recherche et création (#recherchecréation). Cet adossement à la recherche est lié au choix des écrivains. Le festival accueille entre quinze et vingt auteurs (et autant de spécialistes). Ils sont contactés par le biais de la Maison des écrivains et de la littérature16 qui accorde sa confiance aux organisateurs. Il n’est pas souhaitable de choisir les invités parmi les best sellers, déjà connus du large public, mais plutôt de faire découvrir des œuvres plus confidentielles et dont la valeur littéraire est validée par les chercheurs. Ce critère n’exclut pas les écrivains célèbres qui servent

15 https://myspace.com/thedelanoorchestra (consulté le 31. 12. 2016). 16 Dans le cadre d’un programme intitulé « les écrivains à l’université ».

192 Sylviane COYAULT de phare à la manifestation : ainsi Jacques Réda, Sylvie Germain en 2015, Annie Ernaux, Joy Sorman, Paul Fournel en 2016 ont fait salle comble. En 2017 sont présents Philippe Claudel, Marie Darrieussecq, Maylis de Kerangal pareillement attractifs pour le public, à côté d’écrivains moins connus : Christine Montalbetti ou Didier Blonde. Chaque année, une résidence d’artiste permet d’accueillir pendant deux mois un auteur qui propose des ateliers d’écriture aux étudiants, aux jeunes publics ou aux médiathèques. Le bénéficiaire s’engage à produire un texte en relation avec la thématique du festival. Les romanciers Fabienne Jacob, Arno Bertina, le poète Stéphane Bouquet ont bénéficié de cette opportunité. Le festival prétend également à une dimension internationale et accueille chaque année des auteurs (et universitaires) étrangers. En 2016, deux écrivains espagnols étaient présents (Espido Freire et Beatriz Rodiriguez Delgado) ainsi qu’une romancière et poète japonaise (Ryoko Sekiguchi). L’Espagnole Paula Ortiz, écrivain et cinéaste participe aux rencontres 2017. Enfin la littérature francophone a été représentée en 2016 par l’Algérien Mohamed Kacimi. La littérature de jeunesse a aussi sa place, et liberté est laissé aux professeurs des écoles d’imaginer une façon d’impliquer les enfants. Ainsi, des classes ont créé de petites variations – spectacles, écritures – à partir des albums de l’illustratrice Fabienne Cinquin (La Déjeunite de madame Mouche) ou de l’auteur Coline Promeyrat (La Cocotte qui tap tip top). Fabienne Cinquin est intervenue avec succès dans un cours préparatoire17 de la périphérie. Si la littérature contemporaine est tout naturellement privilégiée puisqu’elle induit la présence des écrivains, les œuvres du passé ne sont pas pour autant négligées. On a entendu à propos de la cuisine des conférences aussi bien sur Hésiode (« La cuisine d’Hésiode, ou Pourquoi les dieux grecs n’ont pas d’estomac ») que sur les œuvres médiévales (« Potager, cuisine, domestiques ou la parfaite Mesnaigière à la fin du 14e siècle ») ou du 19e siècle (« La cuisine du dandy »). Même le thème du cinéma permet des incursions dans les œuvres des siècles précédents, si on évoque, par exemple, comme en 2017, les « adaptations ratées de La Chartreuse de Parme » !

17 Enfants de six ans.

193 DÉFENSE ET ILLUSTRATION DE LA CULTURE LITTÉRAIRE EN FRANCE :...

LES THÉMATIQUES : LITTÉRATURE ET... (MUSIQUE, CINÉMA, ETC.)

L’intitulé affiche la volonté d’ouverture qui est à l’origine du projet : la littérature est mise en résonance avec d’autres domaines de l’art. La première manifestation abordait ses liens avec la musique : l’influence du rythme sur l’écriture ou des formes musicales sur la construction d’une œuvre, comme la symphonie sur le roman au début du vingtième. Le cheminement est inverse quand Duparc crée une mélodie pour L’invitation au voyage de Baudelaire. Le lien peut être simplement thématique, si on étudie les figures de musiciens dans les fictions, ou dans les fables de La Fontaine. Des conférences ont abordé les rapports que Jean-Jacques Rousseau entretenait avec la musique, aussi bien que ceux de Gailly avec le jazz. L’écriture du Rap a été exposée en une conférence éclairante. Dans ce syncrétisme des domaines de l’art, l’édition 2017 envisage les multiples rapports entre littérature et cinéma, qu’il s’agisse de la citation de films ou de l’utilisation par le roman des techniques du cinéma (construction, montage...) : Malraux en donne un bel exemple avec sa Condition humaine. Des conférences sont consacrées à l’adaptation à l’écran d’œuvres littéraires – La Chartreuse de Parme par Christian-Jaque en 1948, La Princesse de Clèves par Christophe Honoré, les diverses adaptations de Madame Bovary, celle, récente, de Réparer les vivants (Maylis de Kerangal) par Katell Quillévéré... Une autre piste de réflexion est l’écriture inspirée par des personnages de films comme Toutes les femmes sont des Aliens d’Olivia Rosenthal. La présence d’écrivains réalisateurs tels Christophe Honoré, Philippe Claudel ou Eric Vuillard et d’auteurs scénaristes (François Begaudeau, Jean-Luc Seigle) s’impose aussi dans ce contexte. Contre l’idée selon laquelle la littérature serait inutile, d’aucun secours et sans lien avec le réel, il s’agit également de montrer qu’elle est au contraire en prise directe avec le monde ; c’est pourquoi les questions esthétiques alternent avec des questions de société : ainsi, une édition a été consacrée aux « cuisines », dans toutes les acceptions du terme. Un très grand nombre d’œuvres depuis l’origine de l’écriture – prose ou poésie – évoque en effet les plaisirs de bouche. Les éditeurs ont, au cours des dernières décennies, saisi ce filon en publiant des ouvrages sur la cuisine d’un écrivain ; ainsi, La Cuisine

194 Sylviane COYAULT de Marguerite18, révèle ces mots savoureux de Duras : « Le steak. Ça se rate toujours comme la tragédie. Mais à des degrés différents. Et comme pour la tragédie on peut toujours essayer » ! Parfois la cuisine est même le sujet central des œuvres comme chez Maryline Desbiolles (Des pétales dans la bouche, Manger avec Piero), Muriel Barbery (Une gourmandise), ou Ryoko Sekiguchi (Manger fantôme). Le lyrisme sur la nourriture s’associe tout naturellement à la dégustation des mots et inspire la création poétique. La critique littéraire, à la suite de Jean-Pierre Richard s’est intéressée à cet aspect des œuvres, en étudiant comment la nourriture peut révéler le rapport au monde de l’écrivain, à travers des imaginaires anorexiques ou boulimiques, enclins à la gourmandise... ou sujets à la nausée. Par le biais de la cuisine, la littérature touche enfin à la sociologie ; l’autobiographie « collective » d’Annie Ernaux (Les Années) observe la « distinction » (au sens de Bourdieu) liée aux pratiques de la table, qui varient selon les générations et les milieux sociaux. On peut encore trouver dans la littérature une histoire des rites de la table et de l’hospitalité. Espace de vie, de rencontres, d’échanges ou de violences... la cuisine est donc un cadre romanesque (ou antiromanesque). Mais après les cuisines, la littérature a encore à nous dire sur de nombreux sujets sociétaux : la ville, l’animal, la nature, le travail, l’amour...

CONCLUSION

Certes, défendre la littérature en France, où elle est pourtant une longue tradition culturelle, ne va pas de soi aujourd’hui. Or l’ambition de « Littérature Au Centre » est aussi de défendre les humanités par delà les frontières. La communauté des chercheurs – très cosmopolite – avec qui l’association est en relation, est très réceptive à cet appel, et devrait permettre d’accueillir plus largement les littératures et cultures étrangères. Cette ambition est toutefois limitée par les contraintes budgétaires... et dépend par conséquent de la volonté politique, et du soutien que le pouvoir peut apporter à la culture, aussi bien en France qu’à l’extérieur. Le bilan est malgré tout encourageant : la manifestation a recueilli à ce jour – pour ses deux premières éditions – un succès certain, montrant qu’elle répondait à un besoin. Sans triomphalisme excessif,

18 Benoît Jacob éditions.

195 DÉFENSE ET ILLUSTRATION DE LA CULTURE LITTÉRAIRE EN FRANCE :... on peut espérer que le jeune public qui assiste au festival et s’y implique souvent avec enthousiasme en conservera les germes d’un humanisme authentique. Plus relatif est l’impact auprès des publics « éloignés » de la culture, malgré les efforts déployés en ce sens. Il faut compter sur le long terme. Dans un contexte national et international peu favorable, il semble pourtant urgent de défendre les « humanités » là où elles sont le plus menacées.

BIBLIOGRAPHIE BESSARD-BANQUY, O. (2009) : « Du déclin des lettres aujourd’hui ». In : Fabula-LhT, no 6, « Tombeaux de la littérature ». [online] disponible en ligne : http://www.fabula.org/lht/6/bessart- blanquy.html (consulté le 31. 12. 2016). COMPAGNON, A. (2007) : La Littérature, pour quoi faire? Paris : Fayard. DOMECQ, J.-Ph. – NAULLEAU, E. (2006) : La Situation des esprits. Paris : La Martinière. DOMENACH, J.-M. (1995) : Le Crépuscule de la culture française? Paris : Plon. JOURDE, P. (2002) : La Littérature sans estomac. Paris : L’Esprit des péninsules. MAINGUENEAU, D. (2006) : Contre Saint-Proust ou la fin de la littérature. Paris : Belin. MARX, W. (2005) : L’Adieu à la littérature. Paris : Minuit. MILLET, R. (2007) : Désenchantement de la littérature. Paris : Gallimard. TODOROV, Tz. (2007) : La Littérature en péril. Paris : Flammarion.

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196 Sylviane COYAULT http://www.lesguepesrouges.fr/ (consulté le 31. 12. 2016). https://myspace.com/thedelanoorchestra (consulté le 31. 12. 2016).

Sylviane Coyault Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand (France) [email protected]

197

CULTURE ET ALLIANCE FRANÇAISE EN SLOVAQUIE

Thomas LAURENT

Résumé : La culture est l’un des trois piliers d’une Alliance Française avec les cours de langue et les certifications. Avec les aides financières globalement en baisse, comment proposer un programme culturel de qualité. L’Alliance Française Banská Bystrica a choisi de s’appuyer sur de jeunes artistes qui sont proches, géographiquement et humainement, de l’Alliance. Cette politique n’est pas pour autant synonyme de culture au rabais. Qui plus est, elle permet de dynamiser les autres secteurs de l’association et favorise les inscriptions aux cours, notamment ceux de préparation au DELF DALF. Mots clés : Alliance Française, Culture, Subvention, Politique, Lycée bilingue.

Summary: Culture is one of the three pillars of the French Alliance offering language lessons and certificates. The question is, however, how can a quality cultural program be offered if the financial support for the Alliance’s activities is very limited? The French Alliance in Banská Bystrica has decided to rely on young artists who are closely connected (geographically and ideologically) to the Alliance. This initiative (which, in order to make things clear, does not intend to downplay culture) gives more dynamism to the other sectors of the association and raises the number of subscriptions to the lectures, mainly to those preparing students for DELF DALF. Key words: French Alliance, Culture, Subvention, Politics, Bilingual grammar school.

QUELLE CULTURE FRANÇAISE SOUTENIR QUAND ON EST UNE ALLIANCE FRANÇAISE EN SLOVAQUIE ?

L’Alliance Française n’est pas qu’une école de langues. L’une de ses autres missions est de promouvoir la culture française au sens large. Mais quelle culture française mettre en avant ? A travers

198 Thomas LAURENT l’exemple de l’Alliance Française de Banská Bystrica (Slovaquie), nous analyserons les liens entre choix des événements culturels et place de la langue française dans la région.

L’ALLIANCE FRANÇAISE : UNE ASSOCIATION LOCALE

Aujourd’hui, en Slovaquie, il y a deux Alliances, à Banská Bystrica et Košice. Il y a peu, il y en avait trois (Poprad) et encore un peu avant cinq (Žilina et Lučenec). Cette baisse du nombre des Alliances est générale. Même si certaines peuvent ouvrir, beaucoup ferment à travers le monde. Actuellement, il y a moins de mille Alliances, représentées toutefois sur les cinq continents. On peut classer les deux AF de Slovaquie dans la catégorie des « petites » Alliances, par les moyens financiers qu’elles ont, l’espace à leur disposition et le nombre d’apprenants ou de candidats aux certifications DELF DALF. Par ailleurs, seul le directeur travaille temps (quasi) plein, l’assistant(e) de direction n’étant présent(e) qu’à mi-temps et les professeurs étant généralement payés pour les heures de cours qu’ils dispensent. Le président est bénévole, tout comme les autres membres du comités – ils sont une dizaine et interviennent notamment justement dans le choix des événements culturels. Si l’Alliance Française a des liens privilégiés à la fois avec l’Ambassade de France et l’Institut Français, les subventions qu’elle peut recevoir de l’État français ne suffisent pas à la faire vivre. C’est pourquoi une petite Alliance Française se doit constamment de rechercher des sources de financement et de les diversifier. Que ce soit de la France ou des partenaires locaux, ces aides financières diminuent. Dans le passé, les directeurs en Slovaquie recevaient une aide financière « française » pour leur salaire. Cela pouvait leur permettre plus facilement d’effectuer des actions gratuitement pour leur structure. Aujourd’hui, en Slovaquie, seuls des lecteurs de certains lycées et universités peuvent bénéficier d’un tel complément de salaire. Comment donc une petite association locale arrive-t-elle à continuer à vivre malgré la baisse des subventions et une langue française dans une situation délicate au regard de son nombre d’apprenants dans les écoles primaires et dans les filières universitaires ? Son auto-

199 CULTURE ET ALLIANCE FRANÇAISE... financement vient principalement des cours qu’elle dispense et des inscriptions aux différentes certifications qu’elle propose.

LES ARTISTES LOCAUX : UNE NÉCESSITÉ MAIS PAS SEULEMENT

Difficile de dire ce que représente la culture française dans un pays étranger. Plus complexe encore de savoir comment elle est perçue aujourd’hui, dans un contexte particulièrement compliqué. L’attractivité culturelle est en effet menacée notamment par les attentats qui se produisent régulièrement sur le sol français. On peut penser ici aux chiffres du tourisme. Par ailleurs, si la France a des atouts incontestables, elle doit combattre et anticiper les effets de la concurrence. Dans une AF, la question se pose de savoir quels types d’événements il faut promouvoir. Une tournée de Mireille Mathieu ? Un spectacle de danse moderne ? Un festival de théâtre avec des lycéens de la région ? A Banská Bystrica, la vision privilégiée n’est pas la plus élitiste qu’il soit. Cependant, faire venir un artiste de France est possible. Pour la francophonie, l’AFBB a pu bénéficier de son réseau. En 2015, l’artiste parisien Merlot est venu grâce à un financement du déplacement effectué par l’Institut Français et à un cachet revu amicalement à la baisse. En 2016, c’est cette fois-ci l’Institut Suisse qui a sponsorisé une grande partie de la tournée du groupe Carrousel. A part ces deux exemples, l’accent est clairement mis sur le potentiel local ou régional. La première raison est financière. Pas ou peu de déplacements à rembourser, souvent pas de nuits d’hôtel à avancer... Dans une ville de 80 000 habitants comme Banská Bystrica, les artistes francophones ou francophiles ne sont pas légion. Il faut alors se tourner vers les jeunes, les artistes en devenir, ceux qui vivent quotidiennement avec le français, à savoir dans les écoles, lycées et universités. En 2014 sont donc apparues à Banská Bystrica les soirées FrancoFun (concept repris de rendez-vous organisés à Prešov : les FrancUFOni). Dans un cadre majoritairement musical, les « artistes » du coin sont ainsi mis à l’honneur. En octobre 2016, à Prešov, par le nom de code FrancAFest, ce concept a été élargi aux deux Alliances Françaises du pays à travers une première soirée organisée en

200 Thomas LAURENT commun. Par ailleurs, l’AFBB peut aussi s’appuyer sur des projets déjà existants. Par exemple, la section bilingue du lycée Tajovský prépare chaque année une pièce de théâtre et au moins une fois par an l’AFBB organise une représentation, ces derniers temps avec les sous- titres en slovaque. La troupe de théâtre francophone « Déjà My » de l’Université de Prešov vient également régulièrement montrer le fruit de son travail. En octobre 2015, lors d’une visite de classe au lycée bilingue, une jeune lycéenne a fait part de son souhait d’exposer certaines de ses peintures qui illustraient plusieurs citations célèbres elles-mêmes présentées en français et en slovaque. Comme les locaux de l’AFBB sont dans une grande bibliothèque publique d’État et que celle-ci possède une galerie, l’exposition a pu être organisée pendant le mois de la francophonie en mars 2016. La jeune artiste a pu obtenir un rendez-vous avec un professionnel de la bibliothèque qui lui a donné des conseils avant l’événement. Non seulement l’AFBB a donné sa chance à une jeune francophone sans aucune expérience mais c’est surtout le fait que la lycéenne est à l’origine du projet de collaboration qui est à souligner. Et le tout dans un contexte professionnel. Cet exemple montre bien comment tout le monde ici est gagnant. Qui plus est, le vernissage a été touchant et tout le monde a pu sentir l’émotion et la fierté de la personne concernée et des gens autour d’elle. Ce qui n’est pas le cas quand une exposition est seulement « commandée » et reçue par la poste. Cette orientation prise par l’AFBB, on l’a dit, a des raisons financières. Mais cela ne signifie pas pour autant que la qualité soit amputée. Ces jeunes chanteurs et acteurs se préparent pour l’événement c’est pourquoi l’organisateur se doit de proposer des conditions optimales. L’exigence est présente des deux côtés. Cela concerne également ce qui est autour de la performance : bien souvent, le photographe et le vidéaste seront choisis parmi les amis du jeune artiste. Aujourd’hui, avec le développement de la technique, il est plus facile de créer par exemple un aftermovie qui constitue un excellent moyen de promotion des activités proposées dans le cadre de l’Alliance. Enfin, et ce n’est pas le moindre des arguments, si une soirée est organisée avec des personnes de la région, alors il est fort à parier que les amis et les amis des amis viendront remplir les gradins. Parfois il est plus facile d’attirer du monde avec une petite

201 CULTURE ET ALLIANCE FRANÇAISE... affiche qu’avec un grand événement qui impliquera moins directement les personnes qui gravitent autour de l’Alliance.

LA CULTURE : UN MOTEUR

En s’appuyant sur les forces vives qui évoluent autour d’elle, l’AFBB réussit à proposer un programme culturel varié et à moindre coût. Mais en quoi ces événements peuvent-ils avoir un impact sur le fonctionnement plus global de l’association ? Ce qui se passe au niveau culturel a-t-il des répercussions à d’autres niveaux ? L’une des collaborations les plus fructueuses entre l’AFBB et le lycée bilingue a pour nom le groupe de pop Coquillette. Après plusieurs concerts (régulièrement le guitariste est également sollicité pour d’autres projets musicaux en lien avec l’AFBB, par exemple un projet de reprises de Gainsbourg pour les 25 ans de la mort de l’artiste), les liens entre les membres de leur classe et l’association ont été plus ténus. Et au moment de promouvoir le cours de préparation au DALF C1, le recrutement s’est vu très largement amplifié par rapport aux années antérieures. Simple hasard ? Certainement pas. En plus du lycée bilingue, l’AFBB peut s’appuyer sur le public de l’Université, notamment celui de la Faculté des Lettres. Plusieurs éléments effectuent au sein de l’association leur stage pratique, cette collaboration se renforçant depuis deux ans. Et là encore, une augmentation du nombre de candidats au DALF dans leur environnement proche est notable. Auprès des écoles primaires et autres lycées de la ville et de la région, l’accent est mis sur le ludique. Le but est de rendre le français le plus attractif possible, notamment en raison de la concurrence d’autres langues. Les interventions sur place prennent souvent la forme d’ateliers cuisine avec la création de vrais menus ou, avec les plus petits, des matinées consacrées à la fabrication de crêpes ou de gaufres. Le français n’est alors pas le moteur premier de ces rencontres mais l’enfant présent doit pouvoir dire en rentrant chez lui que, grâce au professeur de français, il a pu apprendre à cuisiner des choses qui sortent de l’ordinaire. Enfin dernière illustration du cercle vertueux créé autour de la culture : le concours de la chanson moderne Spievam po francúzsky (Je chante en français). Ce concours existe depuis une quinzaine d’années et se développe à la fois au niveau national (de plus en plus

202 Thomas LAURENT d’inscriptions grâce à la promotion faite par les professeurs dans les écoles) et au niveau international (en plus des Tchèques, la grande finale regroupe des Polonais et des Hongrois). Le concours est l’occasion pour les participants de s’amuser autour de la langue française mais tous sont particulièrement attentifs aux remarques du jury, notamment du professeur de chant. La prononciation faisant partie des critères de notation, il faut donc y prêter une grande attention. Et nombreux sont les exemples de jeunes qui ont voulu améliorer leur niveau de français avec l’objectif de réussir ce concours. Et donc potentiellement de s’inscrire dans une Alliance. À tous les niveaux, la vie dans une petite Alliance Française n’offre que peu de répit. Et si un événement, quel qu’il soit, rencontre du succès, il ne faut jamais se reposer sur ses lauriers. Faire bouger les choses dans une petite ville peut être un pari difficile. C’est pourquoi l’idée de rendez-vous a été mise en place. Les événements sont donc numérotés (la soirée FrancoFun vol.X ; le quiz franco-slovaque vol.Y) dans le but de fidéliser le public et ainsi l’impliquer toujours plus dans la vie de l’Alliance.

BIBLIOGRAPHIE CLÉMENT, J. (2016) : Délaisser la culture est un danger pour la démocratie. [online] disponible en ligne : http://rue89bordeaux. com/2016/07/jerome-clement-delaisser-la-culture-est-un-danger- pour-la-democratie/ (consulté le 1. 10. 2016). FABIUS, L. (2016) : Le Grand Tour de Laurent Fabius ! [online] disponible en ligne : http://www.nouveautourismeculturel.com/ blog/2016/01/09/le-grand-tour-de-laurent-fabius/ (consulté le 1. 10. 2016). POIVRE D’ARVOR, O. (2016) : Olivier Poivre d’Arvor explique sa mission d’ambassadeur chargé de l’attractivité culturelle en France. [online] disponible en ligne : http://www.lequotidiendelart. com/articles/8299-olivier-poivre-d-arvor-explique-sa-mission-d- ambassadeur-charge-de-l-attractivite-culturelle-de-la-france.html (consulté le 1. 10. 2016).

Thomas Laurent Alliance Française, Banská Bystrica, (Slovaquie) [email protected]

203

DÉFENSE ET ILLUSTRATION DES ÉTUDES LITTÉRAIRES

Monika ZÁZRIVCOVÁ

Résumé : Notre communication se donne pour objectif de défendre la raison d’être des études littéraires dans le cadre des programmes d’études universitaires orientés vers l’enseignement des langues étrangères d’où elles sont censées disparaître à mesure qu’on les accuse de tous côtés d’être peu utiles et non suffisamment professionnalisantes. Certes, les études littéraires ne servent à rien d’immédiatement rentable. Ça ne se pèse pas, ça ne se monnaye pas, mais c’est pourtant l’essentiel. Or la littérature peut vraiment amener les intéressés à mieux voir, à (se) connaître, à (se) tolérer, à ne pas oublier, à réfléchir, à dialoguer, bref – à (sur)vivre dans un monde complexe, conflictuel, saturé de messages et d’images. Mots clés : Humanités, Défense des études littéraires, Pouvoir de la littérature, Importance de la lecture.

Summary: The aim of this paper is to defend the raison d’être of literature courses within the curricula of university studies oriented towards foreign language teachers training. These courses are supposed to disappear as they have been constantly accused on all sides to be very little useful and not sufficiently professionalizing. Of course, studying literature is not immediately profitable. We cannot weigh it, it does not pay cash. However, it is essential. Literature can lead the interested ones to see better, to know (each other), to tolerate (each other), not to forget, to think, to discuss; in a word – to live and survive in a complex and conflicting world, saturated with messages and images. Key words: Humanities, Defense of literary studies, Power of literature, Importance of reading.

204 Monika ZÁZRIVCOVÁ

INTRODUCTION

Par la présente communication, nous voudrions proposer une sorte de plaidoirie pour défendre la raison d’être des études littéraires dans le cadre des programmes d’études universitaires orientés vers l’enseignement des langues étrangères d’où elles sont censées disparaître à mesure qu’on les accuse de tous côtés d’être peu utiles et non suffisamment professionnalisantes « à l’heure postmoderne du divertissement multimedia et des cultural studies »1. Nous sommes consciente du fait qu’en présentant, à notre tour, une « défense et illustration » de la lecture, de la littérature et des études littéraires, nous reprendrons d’une certaine façon un sujet qui a été traité au cours de ces deux dernières décennies par un grand nombre de chercheurs et de critiques littéraires français (parmi les plus connus par exemple A. Compagnon, D. Maingueneau, P. Jourde, T. Todorov, W. Marx, J.-M. Schaeffer). Il est donc légitime de se poser la question suivante : « Que pourrait-on encore ajouter à la leçon inaugurale d’A. Compagnon intitulée « La littérature, pour quoi faire ? », prononcée le 30 novembre 2006 au Collège de France » ? Nous nous permettons de répondre que notre défense a l’ambition d’ajouter aux arguments pertinents de grands chercheurs les arguments rassemblés durant nos cours de littérature française à l’université ou bien ceux surgis de nombreux débats avec nos collègues et amis passionnés de lecture. (La liste des arguments que nous avons rassemblés n’est bien sûr pas exhaustive). Enseigner la littérature à l’université nous paraît, d’un côté, une tâche de plus en plus difficile (dans un contexte de retour de la sous- estimation des « humanités » et des études littéraires par la société régie en fonction de critères économiques et pragmatiques, dans un pur esprit utilitariste et d’intérêt à court terme), mais, de l’autre, c’est aussi une tâche de plus en plus passionnante, car nous la percevons comme un défi nous poussant sans cesse à réfléchir aux voies à suivre pour encourager les étudiants à lire, à réfléchir sur ce qu’ils ont lu et à vouloir partager leur expérience de lecture (d’où émane une certaine visée didactique de notre communication).

1 LEMÉNAGER, G. (2006) : William Marx : L’adieu à la littérature. Histoire d’une e e dévalorisation, XVIII -XX siècle. In : Labyrinthe, 2006, vol. 24, p. 127. [online] disponible en ligne : http://labyrinthe.revues.org/1284 (consulté le 18. 8. 2016).

205 DÉFENSE ET ILLUSTRATION DES ÉTUDES LITTÉRAIRES

Certes, nous reconnaissons qu’il est inutile de défendre l’importance de la lecture et de la littérature devant des gens pour qui les choses sont claires. Mais nous sommes de plus en plus persuadée que les débats sur l’importance de la lecture et de la littérature doivent sortir des cercles académiques restreints pour pouvoir transmettre leurs arguments à un public beaucoup plus large de façon (bien sûr) appropriée à une grande variété d’interloculeurs. Nous pensons avec A. Compagnon qu’il est temps de faire à nouveau l’éloge de la littérature, de la protéger de la dépréciation, à l’école et dans le monde2.

MOTIVATIONS POUR FORMULER LA DÉFENSE DES ÉTUDES LITTÉRAIRES

Il y a deux motivations directes qui nous ont poussée à réfléchir sur la défense de la lecture, de la littérature et des études littéraires à l’université. La première motivation est liée à un renouveau du discours sur la crise des « humanités » à l’échelle mondiale et, au sein de ce discours, surgissent de nombreuses réflexions3 sur la crise des études littéraires dans une société qui applique le modèle économique de l’« innovation permanente » et de la « productivité maximale apportant des revenus » même aux facultés des lettres et des sciences humaines. L’université s’est donc entre-temps transformée en « firme », les connaissances sont devenues des « marchandises » et les étudiants des « clients ». Tous les programmes d’études doivent passer par plusieurs « stades

2 Voir COMPAGNON, A. (2006) : La littérature, pour quoi faire? Leçon inaugurale prononcée le jeudi 30 novembre 2006 au Collège de France. [online] disponible en ligne : http://books.openedition.org/cdf/524 (consulté le 20. 9. 2016). 3 Voir, p. ex. MALINOVSKÁ, Z. (2010) : Puissances du romanesque. Regard extérieur sur quelques romans contemporains d’expression française. Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand (« Les belles-lettres appartiennent aux Humanités et leur loisir studieux, en ce temps de plein essor de l’économie de marché, peut passer pour un passe-temps futile, tout juste bon pour quelques oisifs à l’abri des problèmes réels. L’imaginaire romanesque pense dans le langage en ellipse du réel (...) il ne peut concurrencer les nouvelles technologies de communication et leurs leçons toutes prêtes », p. 11); LIESSMANN, K.-P. (2008) : Teorie nevzdělanosti. Omyly společnosti vědění. Praha : Academia; GOLEMA, M. (2015) : Literárna veda včera a dnes – ohliadnutia a reflexie. In : M. Golema (dir.) : Literárna veda včera a dnes, pp. 112–127.

206 Monika ZÁZRIVCOVÁ d’innovation » et « répondre aux attentes des clients ». Il s’agit de métaphores cognitives déjà bien enracinées dans les pensées des personnes chargées du management stratégique des universités contemporaines. Adieu, l’idée d’université... (Excusez-nous, cher professeur Eco). Nous sommes nombreux à observer l’état critique des études littéraires : « L’Université connaît un moment d’hésitation sur les vertus de l’éducation générale, accusée de conduire au chômage et concurrencée par des formations professionnelles censées mieux préparer à l’emploi, si bien que l’initiation à la langue littéraire et à la culture humaniste, moins rentable à court terme, semble vulnérable dans l’école et la société de demain »4. Les littéraires à travers le monde entier ne cessent dans cet « état de crise » de chercher les réponses pertinentes aux questions concernant l’avenir des études littéraires à l’université (À quoi peuvent-elles servir ? Comment envisager leur avenir ? Pourquoi étudier la littérature ?). Mais avant de proposer aux autres leurs réflexions portant sur l’avenir des études littéraires, ils doivent d’abord répondre eux-mêmes à une question critique, politique et pragmatique qui se pose aujourd’hui : « Que peut la littérature » ? De plus, il y a tout un ensemble de questions complémentaires qui en découlent, comme p. ex. : « Quelles valeurs la littérature peut-elle créer et transmettre dans le monde actuel ? Est-elle profitable dans la vie ? Pourquoi défendre sa présence à l’école, à l’université ? Comment peut-on parler aujourd’hui du pouvoir de la littérature et de la lecture alors que nous sommes tous plus ou moins touchés par le numérique et que l’écrit est si fortement concurrencé par l’audiovisuel ? La littérature, serait-elle inutile ? Y a-t-il vraiment encore des choses que seule la littérature puisse nous procurer ? La littérature est-elle indispensable, ou bien est-elle remplaçable ? » Nous sommes du côté de ceux qui considèrent que répondre aux gens qui s’interrogent aujourd’hui sur l’« utilité » de la littérature est un devoir moral. Admettons que les étudiants soient les premiers à se poser ce genre de questions. Ce sont en effet les étudiants – surtout le nombre de plus en plus élevé d’étudiants passifs et silencieux lors des cours de littérature (à de rares exceptions près) – qui représentent notre deuxième motivation pour défendre la présence de la littérature et des études

4 COMPAGNON, A. : Op. cit., p. 28.

207 DÉFENSE ET ILLUSTRATION DES ÉTUDES LITTÉRAIRES littéraires à l’université. Nous sommes sûre que nous saurions tous imaginer plusieurs raisons pour expliquer le silence et la passivité des étudiants, mais notre objectif d’aujourd’hui n’est pas de les énumérer. Notre objectif est plutôt de proposer une solution pour changer cette situation. D’après nous, deux possibilités se présentent au professeur de littérature : soit accepter l’attitude passive de ses étudiants et mener ses cours sous forme de monologue, soit considérer cette situation comme un défi et essayer d’amener les étudiants à la voie du dialogue. En choisissant la deuxième possibilité, nous avons (par notre propre expérience) abouti à un début de cursus littéraire (en vue d’encourager un certain partage d’avis de la part des étudiants) constitué de deux étapes : la première consistant à faire connaissance avec les étudiants à travers leurs lectures (afin de pouvoir répertorier les différentes réponses possibles aux questions suivantes : « Lisez-vous ? Que lisez- vous ? Lisez-vous des livres ? Sur quel support lisez-vous des livres le plus souvent? Quand lisez-vous ? Pourquoi lisez-vous ? »), la deuxième centrée sur la défense de la lecture et de la littérature dans la société d’aujourd’hui (avec les questions suivantes déclenchant un nouveau débat : « Pourquoi lire ? Pourquoi lire des livres aujourd’hui ? Pourquoi discuter de ce qu’on a lu avec les autres ? »). Chacune de deux étapes mentionnées a son objectif spécifique. L’objectif de la première est de sensibiliser les étudiants dès le début du cursus littéraire à plusieurs faits importants, comme p. ex. à la notion de « littérature » qui est aujourd’hui (à l’époque où le Prix Nobel de littérature est accordé au chanteur et compositeur américain Bob Dylan) prise dans un sens beaucoup plus large que celui proposé par sa définition scolaire et canonique (« ensemble des œuvres écrites auxquelles on reconnaît une finalité esthétique »)5 ou à la notion de « genre » dont les frontières sont transgressées (délibérément ou spontanément) par les écrivains du XXe siècle. L’objectif de la deuxième étape du début du cursus littéraire est de réfléchir ensemble avec les étudiants sur l’importance de la littérature et de la lecture des livres à l’époque de l’envahissement du numérique (en nous appuyant sur nos propres expériences, mais aussi sur les opinions des littéraires publiées lors de deux dernières décennies). Le

5 Définition proposée par Larousse en ligne. [online] disponible en ligne : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/litt%C3%A9rature/47503 (consulté le 22. 12. 2016).

208 Monika ZÁZRIVCOVÁ résultat de cette étape peut se matérialiser p. ex. sous la forme d’une liste d’arguments servant de plaidoirie pour défendre la lecture et les études littéraires au sein des programmes d’études universitaires orientés (dans notre cas) soit vers l’enseignement des langues étrangères, soit vers la formation en traduction et interprétariat. Notre communication (ayant une visée didactique) proposera alors à tous les intéressés quelques arguments défendant la lecture et la littérature que nous avons rassemblés à la suite de nos débats avec les étudiants ou avec les collègues appartenant au camp des « humanités » en nous appuyant aussi sur les idées des chercheurs en littérature enracinés dans ce qu’on pourrait sans hésitation appeler « la culture française » (ou bien des chercheurs que cette culture a considérablement influencés). Chacun de nos arguments sera accompagné des citations et des thèmes autour desquels pourraient s’organiser des leçons particulières au sein du cursus littéraire.

6 INVITATION À LA LECTURE DES LIVRES

Il arrive très souvent qu’en début de cursus littéraire à l’université, on peut se retrouver (après avoir fait un sondage initial concernant la place de la lecture dans la vie des étudiants) devant un groupe de jeunes assez hétèrogène, composé de ceux qui ne lisent pas (ou lisent rarement), de ceux qui ne lisent pas de livres, de ceux qui lisent des livres (version papier ou numérique), mais préfèrent lire seulement « certains genres » ignorant complétement « les classiques », etc. Dans ce cas-là, nous trouvons convenable de sensibiliser les étudiants dès le début du cursus à l’« ouverture » de la notion de littérature (englobant une large gamme de textes qui méritent d’être analysés de différents points de vue) et d’attirer leur attention à l’importance de l’expérience personnelle de la littérature (p. ex. celle acquise à travers leurs lectures solitaires et silencieuses). Une telle sensibilisation pourrait d’après nous ouvrir la voie à la confiance réciproque entre l’enseignant et les étudiants et préparer ainsi le terrain au partage d’opinions concernant les textes analysés dans une ambiance de tolérance et de respect mutuels.

6 Le mot « invitation » introduisant chaque argument ultérieurement développé veut offrir à tous ceux qui vont y réfléchir une certaine marge de liberté de décision avant d’adopter sa propre attitude « pour » ou « contre ».

209 DÉFENSE ET ILLUSTRATION DES ÉTUDES LITTÉRAIRES

Il nous semble aussi juste de reconnaître dès le début du cursus, devant une génération de jeunes séduits par le numérique, les sons et les images, que la société s’est modifiée en profondeur depuis vingt ans et que la place de la littérature s’est amenuisée. « Elle n’est plus seule à se réclamer de la faculté de donner une forme à l’expérience humaine. Le cinéma et différents médias (...) ont une capacité comparable de faire vivre. (...) Bref, la littérature n’est plus le mode d’acquisition privilégié d’une conscience historique, esthétique et morale, et la pensée du monde et de l’homme par la littérature n’est pas la plus courante »7. Malgré la perte de suprématie de la littérature, nous pouvons quand même essayer de réfléchir ensemble sur l’« utilité » / sur une certaine « valeur ajoutée » de la littérature et de la lecture en général dans la société contemporaine. Nous pouvons prendre comme point de départ pour un débat les deux citations suivantes d’A. Compagnon :

Toutes les formes de la narration, dont le film et l’histoire, nous parlent de la vie humaine. Le roman le fait pourtant avec plus d’attention que l’image mobile et plus d’efficacité que le fait divers, car son instrument pénétrant est la langue, et il laisse toute leur liberté à l’expérience imaginaire et à la délibération morale, en particulier dans la solitude prolongée de la lecture. Le temps y est à moi. Sans doute puis-je suspendre le déroulement du film, l’arrêter sur image, mais il durera toujours une heure et demie, tandis que je suis maître du rythme de ma lecture et des approbations et condamnations qu’elle suscite en moi. C’est pourquoi la littérature reste la meilleure introduction à l’intelligence de l’image. Et la littérature – roman, poésie ou théâtre – m’initie supérieurement aux finesses de la langue et aux délicatesses de l’entretien. (...) La littérature n’est pas seule, mais elle est plus attentive que l’image et plus efficace que le document, et cela suffit à garantir sa valeur pérenne...8.

Nous lisons parce que, même si lire n’est pas indispensable pour vivre, la vie est plus aisée, plus claire, plus ample pour ceux qui lisent que pour ceux qui ne lisent pas. En un sens très simple d’abord : vivre est plus facile – pour ceux qui savent lire, non seulement les ren- seignements, les modes d’emploi, les ordonnances, les journaux et les bulletins de vote, mais aussi la littérature9.

7 COMPAGNON, A. : Op. cit., p. 68. 8 Ibid., p. 87. 9 Ibid., p. 39.

210 Monika ZÁZRIVCOVÁ

INVITATION AU DIALOGUE

La perception de la littérature comme une « invitation au dialogue » nous permet d’inciter les étudiants à un inévitable partage d’avis à propos d’un texte / d’un livre analysé, car « ...l’activité de lecture est une activité de communication »10. De plus, le dialogue devient à l’université nécessaire pour parvenir à développer notre esprit critique. À la question « À quel type de dialogue peut nous amener la lecture d’un texte / d’un livre ? » nous avons réussi à rassembler les réponses suivantes (qui peuvent ensuite être développées lors du cours) : il pourrait s’agir du dialogue entre l’auteur du texte et le lecteur (on lit ce qui a été écrit par quelqu’un et on le reflète d’une certaine façon), entre le lecteur et les personnages/le narrateur (ce qui peut amener au dialogue intérieur du lecteur avec lui-même), entre le lecteur et d’autres lecteurs (p. ex. pendant les cours de littérature) ou bien, en général, entre le lecteur et les autres (en dehors des cours). Après avoir souligné la dimension dialogique/communicative de la littérature, nous pouvons enchaîner p. ex. avec la question de l’interprétation du texte littéraire11. Nous pouvons organiser nos réflexions communes à partir de l’opinion qualifiant le roman d’œuvre littéraire qui « invite à quitter le territoire des interprétations usées, à abandonner les mots de la tribu et à entrer dans celui d’une participation ouverte à la lecture et au langage, à l’intelligence du soi et du monde »12.

10 CONNAC, S. – PANTANELLA, R. (2014) : « La lecture est une activité de communication ». In : Cahiers pédagogiques, parution du hors série, n° 36, « Vers une pédagogie de la lecture ». [online] disponible en ligne : http://www.cahiers- pedagogiques.com/La-lecture-est-une-activite-de-communication (consulté le 20. 9. 2016). 11 Nous pouvons nous servir de beaucoup d’œuvres théoriques parmi lesquelles par exemple : ECO, U. (1992) : Les Limites de l’interprétation. Paris, Grasset (un « art de lire » à l’usage des derniers explorateurs de la galaxie Gutenberg); BERGEZ, D. (2010) : L’Explication de texte littéraire. Paris : Armand Colin, coll. « Lettres sup. ». 12 MALINOVSKÁ, Z. : Op. cit., p. 18.

211 DÉFENSE ET ILLUSTRATION DES ÉTUDES LITTÉRAIRES

Une autre piste de réflexion peut nous amener à parler p. ex. de la place du dialogue dans la littérature française13 ou du dialogue en relation avec le genre14. Il est aussi important de rappeler aux étudiants deux grandes fonctions de la littérature relevant de sa dimension dialogique : la littérature qui nous permet de trouver les réponses que l’on cherche, mais aussi la littérature qui réveille en nous des questions... des questions qui nous déconcertent, qui nous déchirent, qui peuvent nous amener à une sorte de « catharsis » pour nous aider à ne pas mener une vie superficielle. La fonction communicative de la littérature montre aussi le fait que « ...la lecture n’est pas non plus toujours un acte solitaire. Il se peut même qu’elle devienne moins silencieuse qu’au siècle dernier et qu’elle se fasse plus active, plus physique, plus théâtrale »15. Cela se traduit dans la réalité de ces dernières années par l’organisation d’un grand nombre d’événements liés à la propagation de la littérature en Slovaquie (festivals littéraires, marchés du livre, lectures publiques et débats avec les auteurs, projets universitaires liés à la présentation de la littérature dans l’espace public16, etc.).

INVITATION À UNE CERTAINE CONNAISSANCE DU MONDE, DE L’AUTRE, DE SOI-MÊME

Un argument qui soutient peut-être le mieux l’idée de la « valeur incontestable » de la littérature part du postulat qu’une œuvre littéraire

13 Le dialogue comme forme littéraire (le théâtre classique du XVIIe siècle et sa fonction de plaire et toucher) ou bien comme instrument de critique philosophique (la littérature d’idées au XVIIIe siècle – être utile et convaincre par les discours, lettres, pensées, traités). 14 C’était le thème de nombreux colloques : examiner en quoi le dialogue, élément fondamental de l’énonciation, permet de penser ce qu’est un genre littéraire, de réfléchir à ce qui autorise à définir le dialogue comme genre, d’interroger les caractéristiques de celui-ci mais aussi ses limites, pour envisager sa place au sein des autres genres, c’est-à-dire les textes dramatiques, romanesques, mais aussi de la littérature d’idées dont il semble être un des principaux modes d’expression. 15 COMPAGNON, A. : Op. cit., p. 88. 16 P. ex. l’organisation de la Nuit universitaire de la littérature (Univerzitná noc literatúry) à la Faculté des Lettres de l’Université Matej Bel de Banská Bystrica depuis 2014. Pour plus d’informations (en slovaque), consulter le lien suivant : http://www.ff.umb.sk/katedry/katedra-slovenskej-literatury-a-literarnej- vedy/fotogaleria/univerzitna-noc-literatury/ (consulté le 22. 12. 2016).

212 Monika ZÁZRIVCOVÁ répond à un projet de connaissance de l’homme et du monde. Elle nous amène à voir, à connaître ce qu’on ignorait, car « ... toute œuvre porte une vision du monde singulière »17. La littérature mérite donc d’être lue et étudiée parce qu’elle offre un moyen « de préserver et de transmettre l’expérience des autres, ceux qui sont éloignés de nous dans l’espace et le temps, ou qui diffèrent de nous par les conditions de leur vie. Elle nous rend sensibles au fait que les autres sont très divers et que leurs valeurs s’écartent des nôtres »18. Il s’en suit que la littérature est étroitement liée à l’Histoire, à la culture et à la mémoire collective (celle-ci composée d’une variété de mémoires individuelles) d’une communauté ou d’un peuple et, en tant que telle, elle assure aussi la fonction de témoignage que nous trouvons très importante à cette époque de (re)montée des populismes, des extrêmes et de la haine en Europe : « L’histoire reconstitue a posteriori la vie des hommes du passé. La littérature les met en scène, de manière vivante, avec leurs douleurs, leurs questions, leurs conflits. Elle est leur mémoire. La connaissance du passé et du présent, telle que la littérature la conserve, ne passe pas seulement par le biais de l’intellect, mais aussi par celui de l’affect. C’est en cela qu’elle nous atteint plus profondément que la connaissance plus théorique, en cela qu’elle nous appartient et nous constitue »19. La littérature nous permet ainsi de découvrir et d’accepter l’autre20 et, par la suite, de découvrir et nous accepter aussi nous-mêmes. Or, la littérature est capable, entre autre, de nous faire découvrir cette part

17 MALINOVSKÁ, Z. : Op. cit., p. 18. 18 COMPAGNON, A. : Op. cit., p. 72. 19 JOURDE, P. (2009) : A quoi sert la littérature (1). In : Confitures de culture, Le Nouvel Observateur. [online] disponible en ligne : http://pierre-jourde.blogs. nouvelobs.com/archive/2009/03/03/a-quoi-sert-la-litterature-1.html (consulté le 18. 8. 2016). 20 « La littérature nous donne accès à l’autre. Dans la vie dite « réelle », il nous reste étranger. Comment, sinon par le roman ou l’autobiographie, pénétrer l’intimité d’un paysan du XIXe siècle, d’une jeune Anglaise du XVIIIe siècle, d’un soldat russe, d’un cheminot américain, d’une reine de l’antiquité égyptienne, d’un noble romain, d’un samouraï, d’un esclave noir, d’un dictateur sud-américain, d’une domestique normande, d’un handicapé mental ? La littérature nous permet de voir par leurs yeux, de sentir avec eux, de multiplier nos vies et nos expériences, de relativiser ce que nous sommes et de nous ouvrir à l’empathie. (...) L’autre nous est un obstacle à lui-même. Face à lui, nous demeurons tout armés. La littérature écarte cet obstacle. En elle, nous sommes déjà lui » (JOURDE, P. (2009) : A quoi sert la littérature (1). Op. cit.)

213 DÉFENSE ET ILLUSTRATION DES ÉTUDES LITTÉRAIRES d’inhumanité qui nous habite. Les écrivains comme p. ex. Sade, Flaubert, Baudelaire, Gide, Céline, Camus et beaucoup d’autres, dans des genres et selon des démarches différentes « nous rappellent que l’abjection, la cruauté, la lâcheté ne nous sont pas étrangères, qu’elles peuvent même être objets de désir. Refuser l’idée que l’inhumanité nous appartient, s’en détourner, c’est lui donner toutes chances de s’accroître »21. Certes, nous faisons ainsi chanceler tous les pouvoirs qui ont été attribués à la littérature dès le XVIIe siècle – instruire en plaisant, éduquer moralement, élever vers la tolérance, guider le peuple, servir la cause sociale. Rien à faire, il faut quand même avouer qu’ « on en a parfois mésusé ou abusé, et la littérature n’a pas toujours servi de justes causes. C’est pourquoi, depuis Baudelaire et Flaubert, tant d’écrivains ont été tentés de récuser tout pouvoir de la littérature autre que sur elle-même »22. Pourtant, nous voudrions conclure notre courte réflexion sur le troisième argument en faveur de la littérature en affirmant que celle-ci nous invite à devenir plus tolérants dans un monde ou la méfiance, le soupçon et la haine recommencent de nouveau à ronger les relations humaines. « La littérature nous affranchit de nos façons convenues de penser la vie – la nôtre et celle des autres –, elle ruine la bonne conscience et la mauvaise foi. Constitutivement oppositionnelle ou paradoxale (...) réactionnaire au bon sens, elle résiste à la bêtise non pas violemment, mais de façon subtile et entêtée. Son pouvoir émancipateur reste intact, qui nous conduira parfois à vouloir renverser les idoles et changer le monde, mais le plus souvent nous rendra simplement plus sensibles et plus sages, soit, en un mot, meilleurs »23.

INVITATION À L’OUVERTURE

Par l’idée d’« ouverture » dans le titre de notre quatrième argument défendant la littérature, nous faisons suite à certaines idées et arguments évoqués précédemment. Le point de départ pour pouvoir développer cet argument était notre volonté d’ouvrir (autant que

21 JOURDE, P. (2009) : A quoi sert la littérature (2). In : Confitures de culture, Le Nouvel Observateur. [online] disponible en ligne : http://pierre-jourde.blogs. nouvelobs.com/archive/2009/03/11/a-quoi-sert-la-litterature-2.html consulté le 18. 8. 2016). 22 COMPAGNON, A. : Op. cit., p. 60. 23 Ibid., p. 77.

214 Monika ZÁZRIVCOVÁ possible) les yeux aux étudiants pour qu’ils puissent ensuite, à leur tour, ouvrir les yeux aux autres. Notre ambition consistait (et consiste toujours) à éveiller chez les étudiants l’intention de sortir des cases, de supprimer les étiquettes et les frontières impénétrables, de ne pas vouloir généraliser à tout prix. Il est bien de partir dès le début de l’idée que le terme « littérature » recouvre un ensemble de textes multicolore et multiforme (nous ajoutons quelques questions qui pourraient déclencher un débat et servir de thèmes à d’autres leçons de littérature : « Qu’est-ce que la littérature ? Qu’est-ce que le roman ? Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Qu’est-ce que le roman français postmoderne ? »). En attirant l’attention des étudiants sur le grand nombre d’ouvrages publiés chaque année, on peut aussi leur proposer une division de la littérature contemporaine d’après Viart – Vercier24 en littérature « consentante25, concertante26 et déconcertante27 », la dernière catégorie nous permettant de réfuter l’idée d’un déclin du roman contemporain français annoncé par certains critiques littéraires ces dernières années. Une autre « ouverture » très importante que nous pouvons faire remarquer aux étudiants, c’est l’ouverture de la littérature au regard d’un « autre » (p. ex. à celui d’un « étranger »), car « la littérature ne reste jamais enfermée dans son contexte d’origine, elle traverse les frontières pour exister et se faire entendre, provoquer l’entente dans d’autres contextes où elle s’enrichit de nouvelles significations »28. L’idée d’« ouverture » nous permet aussi de faire, pendant les cours, des « sauts postmodernes » pour pouvoir, d’une part, rappeler

24 VIART, D. – VERCIER, B. (2008) : La littérature française au présent. 2e édition augmentée. Paris : Bordas. 25 « Il s’agit de la littérature romanesque et atemporelle, d’un « art d’agrément voué à l’exercice de l’imaginaire romanesque et aux délices de la fiction (...) variant à l’infini les mêmes intemporels ingrédients, mixtes de romans historiques, exotiques ou sentimentaux » (VIART, D. – VERCIER, B. : Op. cit., p. 11). 26 « C’est la littérature qui « se vend bien », celle du divertissement et « du scandale calibré selon le goût du jour ». Elle « traduit quelque chose de l’état social, mais elle ne le pense pas » (VIART, D. – VERCIER, B. : Op. cit., p. 11). 27 « La littérature qui se préoccupe de l’écriture, qui échappe « aux significations préconçues, au prêt-à-penser culturel. (...) Elle ne cherche pas à correspondre aux attentes du lectorat mais contribue à les déplacer. (...) Loin du commerce et de l’artisanat, c’est une littérature qui se pense, explicitement ou non, comme activité critique, et destine à son lecteur les interrogations qui la travaillent ». (VIART, D. – VERCIER, B. : Op. cit., pp. 12–13). 28 MALINOVSKÁ, Z. : Op. cit., p. 18.

215 DÉFENSE ET ILLUSTRATION DES ÉTUDES LITTÉRAIRES l’intemporelle actualité de certains textes anciens (p. ex. de ceux de Montaigne, Shakespeare, Comenius, etc.) et, d’aure part, observer certains liens entre les idées tirées des textes des auteurs provenant de différentes époques ou de différentes littératures nationales (p. ex. la force et l’importance du dialogue prôné par les écrivains français du XVIIIe siècle ainsi que par de nombreux écrivains européens du XXIe siècle). Et pour conclure notre réflexion sur l’« ouverture » à travers la littérature, nous empruntons une autre idée à A. Compagnon : « La littérature nous apprend à mieux sentir, et comme nos sens sont sans limites, elle ne conclut jamais, mais reste ouverte comme un essai de Montaigne, après nous avoir fait voir, respirer ou toucher les incertitudes et les indécisions, les complications et les paradoxes qui se terrent derrière les actions – méandres dans lesquels les discours de savoir s’égarent... »29.

INVITATION AU DÉVELOPPEMENT DE L’ESPRIT CRITIQUE

Pour enchaîner avec l’argument précédent, la littérature mène incontestablement aussi à l’ouverture de l’esprit, car « la littérature est un exercice de pensée ; la lecture, une expérimentation des possibles »30. Avoir l’« esprit ouvert » est très important pour pouvoir (sur)vivre dans une société « post-vérité » ou « post-factuelle » où « les faits bruts sont supplantés par les émotions, l’opinion personnelle et même les mensonges » (Roberge, 2017)31 et où tous les internautes croient posséder leur propre vérité.

29 COMPAGNON, A. : Op. cit., p. 79. 30 Ibid., p. 80. 31 « Ainsi, pour certains, la raison n’a plus valeur ni ne mérite foi. Désormais, chacun se conforte dans sa vision du monde qu’elle soit xénophobe, libérale, environnementaliste, néo-libérale, etc. Les faits bruts ne comptent pas autant que l’interprétation qui seule possède une valeur effective. Pour d’autres (...) les médias sont complices de ce populisme puisqu’ils ont, pendant des années, répété ce que disait le milieu politique et celui des affaires sans jamais le remettre en question. (...) Ce débat amène toute la question de vérité avec un « V » majuscule. (...) Or, qui serait garant de la Vérité? » ROBERGE, A. (2017) : L’ère de la société post-factuelle. [online] disponible en ligne : http://cursus.edu/dossiers-

216 Monika ZÁZRIVCOVÁ

Nous nous plaçons du côté de tous ceux qui pensent qu’éduquer les jeunes à travers la littérature représente une façon efficace de freiner le mouvement post-factuel. Nous sommes persuadés que les études littéraires contribuent, en tant que partie importante des « humanités », à la formation des gens qui veulent voir les choses en réseaux, à travers leurs correspondances et qui sauront dans l’avenir trier les informations. Une lecture attentive et l’analyse d’un texte peuvent nous apprendre à dégager le sens de ce qu’on a lu, de le développer et d’y refléchir. Toutes ces activités posent, d’après nous, des bases solides pour pouvoir se former et s’entraîner à l’argumentation et à l’art de poser des questions (aux autres, mais aussi à soi-même). En tout cas, il est sûr et certain qu’en « nous apprenant à ne pas être dupes de la langue, la littérature nous rend plus intelligents, ou autrement intelligents »32.

INVITATION À L’AVENTURE DE LA LANGUE

Nous sommes arrivés au moment de notre communication où nous présenterons la littérature comme l’« aventure d’une écriture », comme l’exemple d’un travail assidu avec la langue (si important depuis Flaubert). Car c’est exactement « le souci de l’écriture » qui distinguera selon Viart – Vercier les écrivains artisans (qui écrivent avec une élégance scolaire) et les écrivains provocateurs (qui miment les parlers du moment)33 des grands écrivains dont les œuvres appartiennent à la littérature déconcertante, celle « qui se pense » et dont la langue dépasse le langage ordinaire34. « Artisans ou provocateurs, ces écrivains ne s’interrogent guère sur leur instrument, qui n’est pour eux rien d’autre qu’un instrument. « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère », affirmait Proust dans Contre Sainte-Beuve, c’est-à-dire dans une langue singulière, à nulle autre pareille. De fait, on identifie à la première lecture une phrase de Proust ou de Céline, de Gracq ou de Beckett. De même, dans la

articles/articles/ 28313/ere-societe-post-factuelle/#.WIsro1zgr_g (consulté le 16. 01. 2017). 32 COMPAGNON, A. : Op. cit., p. 56. 33 Pour les deux groupes d’écrivains mentionnés comptent selon Viart – Vercier surtout les personnages et leurs histoires (ou leur absence d’histoire). Voir VIART, D. – VERCIER, B. : Op. cit. 34 Voir Ibid.

217 DÉFENSE ET ILLUSTRATION DES ÉTUDES LITTÉRAIRES période contemporaine, on habitue son oreille à reconnaître les torsions de François Bon, l’orchestration de Richard Millet, les syncopes de Pascal Quignard, ou la frappe de Pierre Michon »35. S’appuyant sur cette citation, nous pouvons inviter les étudiants à attacher de l’importance aussi au côté formel, esthétique d’une œuvre littéraire qui devient l’un des facteurs décisifs permettant de distinguer une « œuvre d’art » d’une œuvre médiocre. Une fois habitués à observer aussi le côté technique de l’oeuvre, cela nous permet de mieux le « déguster ». La qualité de notre « dégustation » peut aussi dépendre de notre appartenance à l’un des deux types de lecteurs : soit nous appartenons aux lecteurs « naïfs ou sémantiques » (dans ce cas nous sommes attirés par les histoires racontées) ou bien nous sommes lecteurs « critiques ou sémiotiques » (qui s’intéressent à la manière dont les histoires sont racontées)36. Il faut aussi rappeler le fait que l’activité fréquente de lecture et l’observation du côté formel des œuvres nous amène aussi à bien maîtriser la langue – maternelle ou étrangère. En plus, chaque lecture perçue comme un certain « aller vers l’autre » élargit aussi notre culture générale. Dans cette optique, nous pouvons aussi considérer les études littéraires comme une invitation à bien préparer la carrière professionnelle de différents métiers (traducteurs-interprètes, critiques littéraires, journalistes, hommes politiques, sociologues, philosophes, etc.).

INVITATION À L’ÉVASION, AU PLAISIR ESTHÉTIQUE, AU DIVERTISSEMENT

Le dernier argument en faveur de la littérature de notre communication était le premier donné par nos étudiants : la littérature nous premet de nous imaginer des mondes alternatifs, de nous y plonger ; elle nous divertit. Ce qui est le plus important pour certains, devient insignifiant pour d’autres, en général pour tous ceux qui ne voient dans la littérature et les études littéraires rien d’autre qu’un passe-temps inutile n’apportant rien pour le PIB d’un pays. « Toute beauté est superflue a priori, celle de la littérature comme celle de la

35 Ibid., p. 12. 36 La division faite par U. Eco et rappelée par Z. Malinovská. Voir ECO, U. (2003) : De la littérature. Paris : Grasset; MALINOVSKÁ, Z. : Op. cit.

218 Monika ZÁZRIVCOVÁ peinture, de la musique. La beauté de la nature est superflue. Il nous est très utile de transformer l’ensemble de la planète en un mélange d’usines, d’autoroutes, de champs de patates et de plantations de sapins calibrés. Mais comme un enfant privé de caresses meurt presque aussi sûrement qu’un enfant qu’on ne nourrit pas, une société sans art, une société qui se prive du beau risque de ne pas survivre bien longtemps. Les hommes se nourrissent de beauté. C’est en elle qu’ils trouvent le goût de vivre. La beauté d’un poème peut donner souffle à l’esprit qui étouffe »37. Nous reconnaissons aussi que la fonction « de divertir » peut faire de la littérature aux yeux de certains une activité « inutile » qui fait « perdre », voire « tuer le temps ». Or, comme le rappelle A. Compagnon, « Tuer le temps : c’était l’obsession de Baudelaire, et « la fiole de laudanum » de la fin de La Chambre double, « vieille et terrible amie », ou le vin des Portraits de maîtresses, l’aidèrent à « tuer le Temps qui a la vie si dure, et accélérer la Vie qui coule si lentement ». La lecture peut divertir, mais comme un jeu périlleux, non pas un loisir anodin »38. Nous ajoutons que la littérature peut aussi « divertir » par l’expérimentation au niveau du style, de la langue et de la structure du texte, par la fantaisie qui est à l’origine de la création des univers et des personnages « à part », par l’humour habilement utilisé ou par la beauté des images, des vers ou des phrases. Tout cela peut procurer un plaisir esthétique aux lecteurs, et ce n’est pas rien. Cela prouve que « la littérature ne permet pas de marcher, mais elle permet de respirer ». Roland Barthes dénonçait ainsi tout pouvoir pédagogique, idéologique, ou linguistique de la littérature, mais non sans lui reconnaître une vertu pectorale39. Comme l’avait parfaitement résumé Samuel Johnson : « La seule fin de la littérature est de rendre les lecteurs capables de mieux jouir de la vie, ou de mieux la supporter ».

CONCLUSION

Même s’il nous est difficile de parler de littérature à travers le prisme de l’« utilité », nous sommes consciente du fait que l’époque pragmatique proclamant la « crise des humanités » nous le demande.

37 JOURDE, P. (2009) : A quoi sert la littérature (1). Op. cit. 38 COMPAGNON, A. : Op. cit., p. 63. 39 Cit. In : Ibid., p. 62.

219 DÉFENSE ET ILLUSTRATION DES ÉTUDES LITTÉRAIRES

Nous avons donc essayé de donner quelques réponses à la question « À quoi peut aujourd’hui servir la littérature ? » en espérant que ces réponses pourront être perçues comme des arguments aidant à justifier la présence des études littéraires au sein des programmes d’études universitaires orientés vers l’enseignement des langues étrangères. Pour conclure, nous nous appuyons sur une autre idée pertinente d’A. Compagnon : « Ce n’est pas que nous trouvions dans la littérature des vérités universelles ni des règles générales, non plus que des exemples limpides... (...) La littérature, exprimant l’exception, procure une connaissance différente de la connaissance savante, mais mieux capable d’éclairer les comportements et les motivations humaines. Elle pense, mais non pas comme la science ou la philosophie. (...) La littérature déconcerte, dérange, déroute, dépayse plus que les discours philosophique, sociologique ou psychologique, parce qu’elle fait appel aux émotions et à l’empathie. Ainsi parcourt- elle des régions de l’expérience que les autres discours négligent, mais que la fiction reconnaît dans leur détail »40.

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40 Ibid., p. 77–78.

220 Monika ZÁZRIVCOVÁ

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Monika Zázrivcová Université Matej Bel, Banská Bystrica (Slovaquie) [email protected]

222

PARLER DE L’AUTRE, PARLER DE SOI : LA CULTURE FRANÇAISE DANS L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE CHINOIS

Clément GAUTIER

Résumé : La culture française est l’un des domaines étrangers les plus étudiés dans l’enseignement secondaire chinois. Le but de cet article est de comprendre les choix effectués par les rédacteurs de manuels chinois. S’il semble que l’idéologie d’état, d’ailleurs plus nationaliste que communiste, puisse expliquer la plupart d’entre eux, des liens entre certains textes ou événements historiques français et la culture chinoise peuvent également être à l’origine de l’apparition des premiers dans les manuels chinois. Cet article tente enfin de montrer quelle est l’importance, dans la société chinoise actuelle, de la littérature et de l’histoire françaises, entre gloire passée et opportunités d’investissements en Afrique francophone. Mots clés : Chine, Culture, Éducation comparée, Enseignement secondaire, Idéologie.

Summary: French culture is one of the most studied foreign topics in Chinese secondary schools. This article aims to understand the choices of Chinese textbooks writers. Although it seems that the ideology of the State, which is more nationalist than communist, can explain most of them, the links between certain French texts and French historical events and Chinese culture could also make the stated texts appear in Chinese textbooks. Lastly, this paper tries to show how important French history and literature are in today’s Chinese society, especially with regard to the glory of the past and China’s investment opportunities in French- Speaking Africa. Key words: China, Comparative education, Culture, Ideology, Secondary education.

Il suffit au voyageur en Extrême-Orient de parcourir les centres-villes des métropoles chinoises pour se convaincre du prestige considérable dont jouit le pays du luxe et de la gastronomie en République Populaire de Chine (RPC) : pas un réchauffeur de pain venant ajouter

223 PARLER DE L’AUTRE, PARLER DE SOI :...

à la pollution ses effluves de beurre artificiel qui ne se proclame français, pas un centre commercial qui n’arbore au moins un magasin Lancôme ou Louis Vuitton, entouré de boutiques de marques chinoises aux noms plus français que nature (Laneige). Ce prestige, pour réel qu’il soit, n’en demeure pas moins artificiel et labile. Qu’un scandale vienne entacher l’une des marques de luxe françaises, qu’un diététicien démontre, les préceptes immuables de la médecine chinoise traditionnelle à l’appui, les méfaits de la baguette sur la santé, et c’en sera fait de la gastronomie et du luxe français en Chine. Que restera-t-il alors ? Plus rien d’apparent, plus rien d’immédiat, et tout ce qui importe. Accéder aux représentations qu’un peuple conçoit d’un autre n’a rien d’aisé. Le système éducatif joue cependant un rôle majeur dans la fixation des stéréotypes des individus d’une société. Ceci est d’ailleurs particulièrement vrai dans le pays qui fait l’objet de notre étude, et ce pour deux raisons principales : d’une part la RPC est un régime autoritaire, où l’instruction des jeunes fait l’objet d’un contrôle extrêmement strict de la part des gouvernants ; d’autre part, elle dispose d’un système éducatif bien organisé et dont l’efficacité (du moins dans les provinces de l’Est du pays) est reconnue au niveau mondial. En 1985, le pays a lancé une grande réforme, stipulant que chaque enfant devait bénéficier de 9 ans d’éducation gratuite et obligatoire1, réforme dont les objectifs sont manifestement atteints depuis 20082, si bien qu’aujourd’hui, 20 % des élèves et étudiants de la planète sont scolarisés en Chine3. Le système éducatif chinois s’organise selon quatre étapes principales : un enseignement primaire non obligatoire pour les enfants de plus de 3 ans, suivi d’un enseignement obligatoire pour les enfants de 7 à 15 ans (6 ans de primaire et 3 ans de premier cycle du secondaire), suivi lui-même d’un enseignement secondaire du deuxième cycle non obligatoire pour les jeunes de 15 à 18 ans. Au-

1 Voir MA, K. – XING, K. (2008) : L’éducation comparée en Chine. In : Recherches & éducations. [online] disponible en ligne : http://rechercheseducations.revues.org/39 (consulté le 4. 12. 2016). 2 Voir WANG, X. (2012) : L’éducation « à deux voies » en Chine. In : Revue internationale d’éducation de Sèvres, 2012, n° 59, pp. 53–59. [online] disponible en ligne : http://ries.revues.org/2271 (consulté le 4. 12. 2016). 3 Voir CORTAZZI, M. – JIN, L. (2009) : Culture et valeurs dans les classes chinoises. In : Revue internationale d’éducation de Sèvres, n° 50, pp. 49–62. [online] disponible en ligne : http://ries.revues.org/508 (consulté le 4. 12. 2016).

224 Clément GAUTIER delà de 18 ans, les jeunes Chinois qui en ont la volonté, le niveau et les moyens poursuivent leurs études dans l’enseignement supérieur4. Nous laisserons de côté, dans le cadre de cette communication, l’enseignement primaire. Il est en effet surtout consacré en Chine à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, apprentissage dont on peut aisément concevoir la difficulté, et qui se poursuit du reste dans les premières années de l’enseignement secondaire. L’enseignement universitaire ne fera pas non plus l’objet d’une étude de notre part. Il existe de nombreux départements de français dans les universités chinoises, mais ceux-ci n’accueillent qu’une minorité des élèves de l’enseignement supérieur, et une partie encore plus infime des jeunes Chinois d’une classe d’âge donnée. Par ailleurs, l’université autorisant une pédagogie beaucoup plus libre que le primaire ou le secondaire, les contenus des enseignements proposés aux étudiants peuvent varier considérablement d’un département de français à l’autre, voire d’un enseignant à l’autre. Nous nous consacrerons donc exclusivement à l’enseignement secondaire, d’une durée de six ans et composé de deux cycles, que nous appellerons respectivement collège et lycée par analogie avec la France, bien que le premier cycle du secondaire chinois compte une année de moins que le collège français. Selon les derniers chiffres (2014) de l’Institut National de la Statistique chinois, 24 153 687 lycéens et 43 846 300 collégiens sont scolarisés en Chine5. Le nombre d’élèves dans les écoles secondaires chinoises dépasse donc le chiffre de la population française. Face à ces effectifs étourdissants et au vu de la place de premier plan qui est désormais celle de la Chine au niveau mondial, il est intéressant de comprendre ce que ces 68 millions de jeunes apprennent au sujet de la culture de 67 millions de personnes de tous âges, vivant à l’autre extrémité du continent eurasien. Nous accorderons une attention particulière au collège, puisqu’il concerne tous les jeunes Chinois d’une même classe d’âge, dans la mesure où il est gratuit et obligatoire. Les cours de collège et de lycée dans lesquels des éléments de culture française sont enseignés sont essentiellement ceux de langue maternelle et d’histoire. Le cours de chinois est appelé yuwen (??),

4 Voir GRENIE, M. – BELOTEL-GRENIE, A. (2006) : L’éducation en Chine à l’ère des réformes. In : Transcontinentales, n° 3, pp. 67–85. [online] disponible en ligne : transcontinentales.revues.org/544 (consulté le 4. 12. 2016). 5 Voir http://data.stats.gov.cn (consulté le 4. 12. 2016).

225 PARLER DE L’AUTRE, PARLER DE SOI :... mot composé de deux caractères. Si le premier, yu (?) signifie « langue », le second, wen (?), peut faire référence à wenzi (??, écriture) ; wenzhang (??, texte) ; wenxue (??, littérature) ou encore wenhua (??, culture)6. Le cours de chinois est ainsi un cours d’apprentissage de la langue, de son écriture, de la littérature et de la culture à travers des textes. Ce cours occupe une place essentielle dans le système éducatif chinois : comme en France, les professeurs principaux des classes sont souvent ceux de langue maternelle7, et à Shanghai, les cours de yuwen occupent 17,8 % des heures d’enseignement au collège, et 12,8 % au lycée. L’examen de chinois représente d’ailleurs 150 points sur les 600 que compte le gaokao, l’équivalent chinois du baccalauréat8. Le cours d’histoire propose quant à lui, outre une chronologie analytique des faits, des notions d’histoire des idées, d’histoire de l’art ainsi que d’histoire de la littérature. Pour connaître précisément le contenu des cours de yuwen et d’histoire délivrés aux élèves de l’enseignement secondaire chinois, il serait envisageable d’étudier les programmes scolaires, les manuels, ou encore d’analyser les pratiques effectives dans les classes chinoises. Il apparaît que les programmes diffusés par le ministère chinois de l’éducation nationale, s’ils fixent les objectifs généraux des enseignements, sont d’un grand laconisme quant au détail des contenus. Ainsi, la seule allusion à la culture française qui soit faite dans le programme de yuwen est la mention de Jules Verne comme auteur conseillé, sans qu’il soit possible de savoir quel extrait, ni même quel roman, est particulièrement recommandé par les pédagogues chinois9. On peut expliquer l’extrême concision de la Norme nationale du cours de yuwen pour l’enseignement obligatoire par le fait que les manuels scolaires, qui doivent subir des contrôles

6 Voir CHEN, W. – QIN, L. (2012) : « La littérature à l’école en Chine » In : Revue internationale d’éducation de Sèvres, 2012, n° 61, pp. 47–58. [online] disponible en ligne : http://ries.revues.org/2667 (consulté le 4. 12. 2016). 7 Voir CHICHARRO-SAITO, G. (2008) : « Éducation physique et incorporation de la morale dans les écoles élémentaires en République populaire de Chine ». In : Perspectives chinoises, 2008, n° 1, pp. 30–41. [online] disponible en ligne : http://perspectiveschinoises.revues.org/3713 (consulté le 4. 12. 2016). 8 Voir CHEN, W. – QIN, L. : Op. cit., p. 50. 9 Voir Ministère de l’Éducation Nationale (2008) : Programmes de l’enseignement d’histoire-géographie-éducation civique. [online] disponible en ligne : https://media.education.gouv.fr/file/special_6/52/0/Programme_hist_geo_educatio n_civique_4eme_33520.pdf (consulté le 4. 12. 2016).

226 Clément GAUTIER très stricts et obtenir l’autorisation du gouvernement central avant d’être livrés aux enseignants et à leurs élèves, constituent eux-mêmes une norme prescriptive. Or, il s’avère que les pages de ces manuels font l’objet d’une étude linéaire et systématique en classe. En effet, les enseignants chinois du secondaire ne disposent que d’une faible marge de manœuvre face à des ouvrages imposant plus qu’ils ne les proposent des contenus massifs, que les élèves doivent impérativement assimiler dans l’optique de la passation des concours qui conditionnent l’entrée à l’université et au lycée. Le choix d’interroger les manuels de l’enseignement secondaire chinois semble donc doublement pertinent, dans la mesure où le contenu de ces ouvrages correspond à la fois aux prescriptions du ministère et aux pratiques effectives en classe. Il existe aujourd’hui 13 méthodes de yuwen différentes. Si le choix de la méthode est en théorie laissé à la discrétion de chaque établissement, il apparaît que les établissements d’une même province choisissent généralement la même édition – les moins connus prenant les mêmes partis que les plus prestigieux – dans la mesure où ils doivent préparer leurs étudiants au même gaokao. Notre choix s’est porté en ce qui concerne le cours de yuwen sur deux séries de manuels : celle des Éditions du Peuple de Pékin10 et celle des Éditions du Jiangsu11. Ce choix a deux causes : d’une part, ces deux maisons d’édition font partie des rares publiant des manuels scolaires allant de l’enseignement primaire au lycée ; d’autre part, une brève enquête auprès de mes 56 étudiants du Département de Français de l’Université Jiaotong de Xi’an, originaires de 12 provinces différentes, a permis de constater que 38 d’entre eux avaient travaillé sur l’une de ces deux éditions durant toute leur scolarité secondaire. Les étudiants de l’Université Jiaotong de Xi’an, qui fait partie des dix meilleures de Chine, ne sont certes pas représentatifs de la jeunesse chinoise dans son ensemble. Ils sont généralement originaires des provinces les plus favorisées en matière d’éducation, voire de leurs meilleurs lycées. Il

10 Voir Centre de recherche et de développement des manuels de yuwen pour l’enseignement secondaire (2009) : Yuwen. Manuel expérimental établi selon la norme des cours de l’enseignement obligatoire (11 volumes). Pékin : Éditions du Peuple de Pékin. 11 Voir HONG, Z. (dir.) (2007) : Yuwen. Manuel expérimental établi selon la norme des cours de l’enseignement obligatoire (11 volumes). Nankin : Éditions du Jiangsu.

227 PARLER DE L’AUTRE, PARLER DE SOI :... est d’ailleurs évident que les deux manuels choisis, s’ils semblent être les plus utilisés, sont également les plus exigeants, Pékin et le Jiangsu, province voisine de Shanghai, étant à la pointe de l’éducation chinoise. Ceci ne donnera que plus de matière à notre étude, qui accordera néanmoins une attention particulière aux textes traduits du français qui figurent dans l’ensemble des manuels de yuwen du secondaire, quelles que soient les éditions. Concernant le cours d’histoire, seules cinq versions sont autorisées, et elles semblent assez peu différer les unes des autres. Il n’y a pour le gouvernement chinois qu’une seule façon d’enseigner l’histoire, sur laquelle nous aurons l’occasion de nous interroger. Nous nous en tiendrons donc pour cette discipline à l’étude d’une série de manuels, celle des Éditions du Peuple de Pékin12. On trouvera ci-dessous une liste des textes français présents et des ouvrages dont la lecture est conseillée dans les manuels de yuwen des deux éditions à l’étude.

Collège : Éditions du Peuple de Pékin Textes présents − Alphonse Daudet : La Dernière classe − Victor Hugo : Discours pour le centenaire de la mort de Voltaire − Victor Hugo : Lettre au capitaine Butler − Guy de Maupassant : Mon oncle Jules − Antoine de Saint-Exupéry : Terre des hommes, Extrait du chapitre VII, 6 : « Au centre du désert » Lectures conseillées − Romain Rolland : Jean Christophe − Romain Rolland : Vie des hommes illustres (Beethoven, Michel- Ange, Tolstoï) − Jules Verne : Vingt-mille lieues sous les mers

Collège : Éditions du Jiangsu Textes présents − Georges-Louis Buffon : L’Écureuil

12 Voir Centre de recherche et de développement des manuels d’histoire pour l’enseignement secondaire (2009) : Histoire. Manuel expérimental établi selon la norme des cours de l’enseignement obligatoire (15 volumes). Pékin : Éditions du Peuple de Pékin.

228 Clément GAUTIER

− Alphonse Daudet : La Dernière classe − Jean-Henri Fabre : Le Scarabée sacré − Victor Hugo : Le Naufrage du Normandy − Guy de Maupassant : Mon oncle Jules − Émile Zola : Discours prononcé aux obsèques de Guy de Maupassant

Lycée : Éditions du Peuple de Pékin Textes présents − Michel de Montaigne : Essais, Livre III, Extrait du chapitre 13 : « De l’expérience » − Blaise Pascal : Grandeur de l’homme Lectures conseillées − Honoré de Balzac : Le Père Goriot − Victor Hugo : Notre-Dame de Paris

Lycée : Éditions du Jiangsu Textes présents − Pierre de Coubertin : Discours sur l’esprit olympique − Victor Hugo : Notre-Dame de Paris, Livre VI, Extrait du chapitre 4 : « Une larme pour une goutte d’eau » − Blaise Pascal : Grandeur de l’homme Aucune lecture supplémentaire conseillée

Trois remarques peuvent être faites à la lecture de la liste qui précède. Notons tout d’abord l’absence totale du théâtre et de la poésie, que l’on peut expliquer, en ce qui concerne la dernière, par les difficultés de traduction qu’elle pose. On observe par ailleurs que l’on compte un nombre presque égal de textes argumentatifs (6, dont un présent dans les deux éditions) et de textes narratifs (5, dont deux présents dans les deux éditions). Ces résultats rejoignent ceux de l’étude de Wei Chen et Li Qin menée sur deux autres séries de manuels de yuwen (celle des Éditions éducatives de Shanghai et celle des Presses de l’Université Normale de Chine de l’Est) qui faisait apparaître que 56 % des textes en chinois classique et 53 % des textes en chinois moderne pouvaient être catégorisés comme essais13. Ceci

13 Voir CHEN, W. – QIN, L. : Op. cit., p. 53.

229 PARLER DE L’AUTRE, PARLER DE SOI :... n’a rien d’étonnant lorsqu’on sait l’accent qui est mis par le système éducatif chinois sur l’argumentation, sur la capacité des élèves à défendre leurs idées, ou plutôt à restituer avec exactitude celles du Parti. Enfin, concernant les époques mises à l’honneur, on ne trouve que trois auteurs antérieurs au dix-neuvième siècle et qu’un seul auteur (Saint-Exupéry) du vingtième. La grande majorité des textes étudiés (12 sur 16, en comptant deux fois les textes qui apparaissent dans les deux manuels) appartiennent au dix-neuvième siècle. Ceci pourrait sembler assez naturel, au vu de l’importance qu’a ce siècle, qui est celui du début de la diffusion massive des supports écrits, dans l’histoire littéraire française. Or, cette étude se propose de mettre en évidence les choix propres aux pédagogues chinois, et non ceux qui ont pu leur être dictés par le canon littéraire français. Pour ce faire, nous nous intéresserons à deux phénomènes en particulier : d’une part, la présence dans les manuels chinois de textes qui ne font pas partie du canon littéraire français ; d’autre part, certaines coupes effectuées dans les textes traduits, coupes parfois très courtes dans des textes parfois très longs, et qui ne peuvent donc aucunement s’expliquer par l’exigence de raccourcir le support pour en faciliter l’étude. Nous n’avons pas la prétention de définir ici le « canon littéraire français » évoqué plus haut. Il est cependant nécessaire d’établir un point de comparaison, qui doit être caractérisé le plus précisément possible. Nous considérerons que ce canon correspond à ce qui est enseigné en France, en prenant garde de ne pas le considérer comme immuable, objectif et absolu. Nous nous appuierons ici sur les prescriptions du Ministère de l’Éducation nationale, et non sur les manuels, dans la mesure où les éditeurs scolaires français disposent, au contraire de leurs homologues chinois, d’une « totale liberté »14 en ce qui concerne le contenu de leurs ouvrages et ont pour seule contrainte celle de ne pas dépasser une certaine épaisseur de papier afin de ne pas trop charger les sacs des élèves15. En outre, les manuels ne correspondent aucunement en France aux pratiques effectives de la classe – le recours systématique au manuel de la part de l’enseignant y est en effet stigmatisé depuis Jules Ferry, qui dénonçait dès 1879 « le livre trop commode, où le maître trouve sa leçon toute faite ».

14 BORNE, D. (dir.) (1998) : Le Manuel scolaire. Paris, La Documentation française. [online] disponible en ligne : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/ rapports-publics/994000490.pdf (consulté le 4. 12. 2016). 15 Voir Ibid.

230 Clément GAUTIER

Nous comparerons donc les manuels chinois de yuwen (des Éditions du Peuple de Pékin et des Éditions du Jiangsu) et d’histoire (des Éditions du Peuple de Pékin) aux programmes français d’histoire- géographie-éducation civique16 et de français17. Un rapide aperçu des manuels chinois et des programmes français fait cependant apparaître les défauts d’une telle comparaison. Les programmes et manuels scolaires français accordent une place de premier rang à la littérature contemporaine pour la jeunesse (il suffit pour s’en convaincre de consulter la liste des 535 ouvrages recommandés aux collégiens par le Ministère de l’Éducation Nationale)18, ce qui n’est pas le cas des manuels chinois, qui n’accueillent aucun auteur français contemporain et dans lesquels apparaît un seul auteur de littérature de jeunesse (Jules Verne). Le canon littéraire que les rédacteurs chinois ont pris pour référence et à partir duquel ils ont effectué des choix propres ne semble pas être celui de la France d’aujourd’hui. Nous en voulons pour preuve la présence récurrente dans les manuels à l’étude de l’auteur Romain Rolland, connu de tous les Français âgés aujourd’hui (2016) de plus de 60 ans, mais que la majeure partie de la population n’a jamais étudié à l’école. L’auteur de Jean-Christophe a en effet fait l’objet d’un oubli rapide dans les premières décennies de l’après-guerre, son pacifisme, revendiqué lors de la Première Guerre Mondiale, ayant été assimilé à de la lâcheté au regard de l’histoire de la Seconde19. Si les manuels des Éditions du Peuple de Pékin et ceux des Éditions du Jiangsu mentionnent respectivement 2007 et 2009 pour dates de publication, certains choix de supports sont bien antérieurs à ces

16 Voir Ministère de l’Éducation Nationale (2008) : Programmes de l’enseignement d’histoire-géographie-éducation civique. [online] disponible en ligne : https://media. education.gouv.fr/file/special_6/52/0/Programme_hist_geo_education_civique_4e me_33520.pdf (consulté le 4. 12. 2016). 17 Voir Ministère de l’Éducation Nationale (2008) : Programmes de l’enseignement de français. [online] disponible en ligne : http://101.96.8.165/media.education. gouv.fr/file/special_6/21/8/programme_francais_general_33218.pdf (consulté le 4. 12. 2016). 18 Voir Ministère de l’Éducation Nationale (2014) : Littérature pour les collégiens. [online] disponible en ligne : http://eduscol.education.fr/cid83185/liste-litterature- pour-les-collegiens.html (consulté le 4. 12. 2016). 19 Voir JEANNERET, Y. (2001) : Effacement d’une figure : Romain Rolland. In : Les cahiers de médiologie, n° 11, pp. 46–53. [online] disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-mediologie-2001-1-page-46.htm (consulté le 4. 12. 2016).

231 PARLER DE L’AUTRE, PARLER DE SOI :... années d’édition, comme en attestent les dates de traduction des textes qui, lorsqu’elles sont indiquées, remontent aux années 1980 ou 1970. Une étude diachronique des manuels chinois permettrait de poser des affirmations catégoriques quant aux époques auxquelles les différents textes français y ont fait leurs apparitions. Nous ne l’entreprendrons pas ici, car elle sortirait du cadre de cette communication et s’écarterait de la problématique du colloque. Il n’en demeure pas moins nécessaire, pour rendre notre comparaison pertinente, d’ajouter aux programmes actuels disponibles sur le site de l’Éducation nationale, des références nous permettant d’avoir accès au canon littéraire passé. Pour ce faire, nous recourrons à deux anthologies de la littérature : l’une publiée par Biet, Brighelli et Rispail dans les années 1980, et l’autre, qui n’est autre que le célèbre Lagarde et Michard, parue dans les années 1950. En utilisant ces ressources, nous n’ignorons pas leur dimension idéologique, qui a maintes fois été prouvée20, particulièrement pour le cas du Lagarde et Michard qui, comme nous le montre François Rastier, ne voit en Madame Bovary qu’une mauvaise épouse doublée d’une mauvaise mère, et en Phèdre qu’un monstre21. Il est d’ailleurs indispensable pour notre étude de définir la notion d’idéologie. En 1984, Claude Panaccio était déjà en mesure de relever dans la littérature spécialisée une cinquantaine de définitions différentes et parfois contradictoires22. Karl Marx, qui, s’il n’est le père de ce concept, est du moins un de ceux qui ont contribué le plus significativement à sa diffusion, n’en donne pas de définition précise, et tend même à le confondre dans ses œuvres avec la notion de culture23. Or, il nous intéresse particulièrement de distinguer ici

20 Voir REGNIER, P. (2003) : Littérature, idéologie(s) et idéologie de la littérature : un combat toujours actuel. In : Revue d’histoire littéraire de la France, n°103, pp. 563–578. [online] disponible en ligne : http://www.cairn.info/revue-d-histoire- litteraire-de-la-france-2003-3-page-563.htm (consulté le 4. 12. 2016). 21 Voir RASTIER, F. (1973) : Essais de sémiotique discursive. Paris : Mame. [online] disponible en ligne : http://www.revue-texto.net/Parutions/Essais-de-se- miotique/Rastier_essais_de_semiotique.html (consulté le 4. 12. 2016). 22 Voir PANACCIO, C. (1984) : Problématique de l’analyse des idéologies. In : L’idéologie et les stratégies de la raison. Approches théoriques, épistémologiques et anthropologiques. Montréal : Éditions Hurtubise. [online] disponible en ligne : http://classiques.uqac.ca/contemporains/panaccio_claude/problematique_analyse/ problematique.html (consulté le 4. 12. 2016). 23 Voir DUMONT, F. (1963) : Notes sur l’analyse des idéologies. In : Recherches sociographiques, n° 2, pp. 155–166. [online] disponible en ligne :

232 Clément GAUTIER culture et idéologie. Nous prendrons donc un parti, qui peut sembler méthodologiquement contestable, mais qui nous semble opérant dans le cas qui nous intéresse. Nous appellerons culture l’ensemble des idées présentes en Chine populaire et à Taï-wan, et idéologie les idées présentes seulement en Chine populaire. Pour poser cette définition quelque peu simpliste, nous partons du postulat que la culture chinoise a été mieux conservée à Taipei qu’à Pékin, ce qui est dans l’ensemble incontestable. En effet, si l’ancienne Formose a subi dans la seconde moitié du vingtième siècle (et même avant, sous occupation japonaise) un processus de modernisation et d’occidentalisation à marche forcée que le continent n’a connu que beaucoup plus tardivement, elle n’a pas subi la Révolution Culturelle, qui prétendait faire table rase de toute civilisation passée. Nous nous garderons par ailleurs de qualifier l’idéologie de la RPC de « communiste », cet adjectif ne donnant qu’une vision partielle de la réalité de la Chine continentale.

LA MARQUE DE L’IDÉOLOGIE D’ÉTAT

« La Dernière Classe », nouvelle liminaire des Contes du lundi24, qui raconte le dernier jour d’école en français dans un petit village d’Alsace après la défaite française de 1870, est lue par tous les collégiens chinois, quelle que soit leur province d’origine, l’établissement où ils sont scolarisés et le manuel suivi. Or, Alphonse Daudet est absent de la liste déjà évoquée des 535 ouvrages dont la lecture est conseillée pour les collégiens français, qui comprend notamment les « titres de la littérature patrimoniale prescrits et étudiés en classe »25. Collégien en Provence dans les années 2000, je me rappelle avoir étudié de Daudet ses Lettres de mon moulin, et lu son Tartarin de Tarascon. Cette veine régionaliste est évoquée dans l’anthologie de Biet, Brighelli et Rispail, qui présentent Daudet comme l’ « auteur connu des Lettres de mon moulin », avant de proposer un extrait de son roman Jack, placé sur la même double page qu’un passage d’Oliver Twist de Charles Dickens26. Si l’on remonte

http://classiques.uqac.ca/contemporains/dumont_fernand/note_analyse_ideologies /note_ideologies.html (consulté le 4. 12. 2016). 24 Voir DAUDET, A. (1873) : Contes du lundi. Paris : Charpentier. 25 Ministère de l’Éducation Nationale : Littérature pour les collégiens. Op. cit. 26 BIET, C. – BRIGHELLI, J.-P. – RISPAIL J.-L. (1986) : XIXe siècle. Paris : Magnard, p. 344.

233 PARLER DE L’AUTRE, PARLER DE SOI :... encore dans le temps, le Lagarde et Michard du dix-neuvième siècle retient trois textes de Daudet : un extrait de Tartarin (roman régionaliste), un passage du Petit chose (récit, comme le roman Jack, d’une enfance malheureuse) et quelques lignes du Nabab, récit faisant, comme Tartarin, une belle place à la verve méridionale, mais pouvant être rattaché au réalisme27. Si cet aperçu diachronique fait apparaître le progressif oubli dans lequel semble tomber Daudet depuis plus d’un demi-siècle, il nous montre surtout que « La Dernière Classe » ne faisait pas partie du canon littéraire français dans les années 50. Les Contes du lundi sont simplement mentionnés par Lagarde et Michard, les auteurs évacuant en quelques mots ce recueil « d’inspiration surtout patriotique »28. Ainsi, l’ancienneté du canon littéraire à la source des manuels chinois ne peut expliquer la présence de « La Dernière Classe » dans ces ouvrages. On est donc ici face à un choix manifeste de la part des rédacteurs, qui semble s’appuyer sur des motifs idéologiques. La nouvelle de Daudet présente une forte dimension nationaliste, sur laquelle les manuels chinois ne manquent pas de mettre l’accent. Ainsi est-il demandé aux collégiens, dans le manuel des Éditions du Jiangsu : « En quoi cette dernière classe a-t-elle changé le point de vue du petit Franz sur sa patrie ? »29 Il semble par ailleurs que le nationalisme ait conduit les rédacteurs des manuels de collège des Éditions du Peuple de Pékin à supprimer dans le texte de Victor Hugo pour le centenaire de la mort de Voltaire les phrases où l’auteur appelle à la constitution d’une « fédération humaine »30. La nouvelle de Daudet souligne quant à elle l’importance de la nation, en mettant l’accent sur deux de ses dimensions : le territoire et la langue. Le texte du manuel des Éditions du Peuple de Pékin qui introduit la nouvelle précise que sa lecture « permet de ressentir la peine et la colère liées à la perte du territoire »31. Il est évident que face à ce conte du lundi, les jeunes Chinois pensent moins aux Prussiens qu’aux Japonais et aux guerres des dix-neuvième et vingtième siècles qui ont opposé les deux pays. Les tensions sont d’ailleurs fortes encore

27 LAGARDE, A. – MICHARD, L. (1969) : XIXe siècle. Paris : Bordas, pp. 499–502. 28 Ibid., p. 499. 29 HONG, Z. (dir.) : Op. cit. (Volume 3), p. 50. 30 HUGO, V. (1940) : Actes et paroles. Après l’exil. Paris : Albin Michel, p. 304. 31 Centre de recherche et de développement des manuels de yuwen pour l’enseignement secondaire : Op. cit. (Volume 2), p. 47.

234 Clément GAUTIER aujourd’hui, notamment pour des questions de revendications territoriales – nous pensons aux îles Diaoyu. Si cet archipel est également revendiqué par Taïwan, l’hostilité vis-à-vis du Japon est bien plus forte en Chine continentale que dans l’ancienne Formose – notamment pour des raisons historiques, l’occupation japonaise n’ayant pas déployé à Taïwan la même cruauté que sur le continent. Taïwan n’a pas été le théâtre de manifestations anti-japonaises aussi violentes que celles qui ont eu lieu en RPC dans les années 2000 et 2010, avec la bénédiction du Parti Communiste (sans laquelle aucune manifestation ne peut avoir lieu). Dans son récit de la dernière classe en français après l’invasion allemande, Daudet associe une nation et sa langue. Le maître déclare ainsi à ses élèves : « Maintenant ces gens-là [les Prussiens] sont en droit de nous dire : Comment ! Vous prétendiez être français, et vous ne savez ni lire ni écrire votre langue ! »32 Daudet insiste donc sur la maîtrise de la langue nationale en mettant particulièrement l’accent sur l’écriture, ce qui n’est pas sans évoquer certains slogans des campagnes en faveur du mandarin (et donc au détriment des langues chinoises minoritaires) que l’on peut voir sur les chaînes de la télévision centrale chinoise (CCTV). Citons, entre autres exemples possibles : « Ceux qui aiment la Chine parlent correctement le mandarin. » ; « Les gens civilisés parlent mandarin et écrivent en caractères officiels. » ; « Nous devons promouvoir le mandarin pour moderniser notre pays. ». L’idéologie communiste semble également avoir guidé certains des choix des rédacteurs des manuels chinois. La nouvelle de Maupassant « Mon oncle Jules » extraite du recueil Boule-de-Suif est présente dans les deux manuels du secondaire à l’étude, tandis qu’on ne la trouve ni chez Biet, Brighelli et Rispail, ni chez Lagarde et Michard. L’oncle Jules de la nouvelle est parti pour l’Amérique depuis de longues années, et la famille du narrateur attend son retour, convaincue qu’il a fait fortune dans le Nouveau Monde et qu’il fera preuve de générosité à son égard. Un jour, le narrateur et ses proches l’aperçoivent, maigre et vêtu de guenilles. Ils s’éloignent discrètement par peur de la dépense que constituerait le fait de lui venir en aide. Cette nouvelle, également présente dans sa version française en ouverture d’un manuel destiné aux étudiants spécialisés en langue et littérature

32 DAUDET, A. : Op. cit., p. 9.

235 PARLER DE L’AUTRE, PARLER DE SOI :... françaises à l’université33, a probablement été retenue car, comme le précisent les Éditions du Peuple de Pékin, elle « met en évidence les rapports entre les classes sociales et les relations basées sur l’argent dans la société capitaliste »34. L’idéologie communiste se manifeste en premier lieu dans les manuels à l’étude par la suppression systématique de toutes les références à la religion présentes dans les textes retenus. Ainsi, dans l’extrait des Pensées de Pascal intitulé « Grandeur de l’homme » sont supprimées les phrases : « Qu’est-ce qui sent du plaisir en nous ? Est- ce la main ? Est-ce le bras ? Est-ce la chair ? Est-ce le sang ? On verra qu’il faut que ce soit quelque chose d’immatériel »35. Pascal y postule l’immatérialité de la pensée humaine, et donc l’existence d’une âme, ce qui a de quoi froisser nos matérialistes. De la même façon, dans le discours de Victor Hugo pour le centenaire de la mort de Voltaire, est supprimée la longue comparaison filée entre Voltaire et Jésus-Christ36 (Engels lui-même compare pourtant le communisme au christianisme dans les dernières lignes de sa préface aux Luttes des classes en France de Marx). Est également supprimée dans le texte de Hugo la phrase où le poète imagine Voltaire au paradis : « Le jour, prochain sans nul doute, où sera reconnue l’identité de la sagesse et de la clémence, le jour où l’amnistie sera proclamée, je l’affirme, là haut, dans les étoiles, Voltaire sourira »37. Cette suppression a de quoi surprendre lorsque l’on sait que l’amnistie dont il est question dans le discours de Hugo est celle des combattants de la Commune, épisode insurrectionnel d’une importance majeure dans les manuels d’histoire à l’étude. La Commune est ainsi étudiée en détail en troisième année de collège, dans le cadre d’un chapitre consacré à la « Naissance du marxisme »38, où elle est décrite comme le dernier sursaut révolu- tionnaire français précédent l’établissement définitif de la république capitaliste. En dernière année de lycée, la Commune occupe un

33 Voir TONG, P. (2005) : Langue et civilisation française. Pékin : Foreign language teaching and research press, pp. 3–13. 34 Centre de recherche et de développement des manuels de yuwen pour l’enseignement secondaire : Op. cit., vol. 5, p. 78. 35 PASCAL, B. (1819) : Œuvres. Paris : Lefèvre, p. 82. 36 Voir HUGO, V. : Actes et paroles. Après l’exil. Op. cit., p. 302. 37 Ibid., p. 302. 38 Centre de recherche et de développement des manuels d’histoire pour l’enseignement secondaire : Op. cit. vol. 5, pp. 106–110.

236 Clément GAUTIER chapitre entier d’un manuel semestriel intitulé : Les Pensées démocratiques et leurs applications dans la société moderne, où elle est décrite comme « une tentative de fonder un régime prolétaire démocratique »39. Il est également question dans les manuels d’histoire chinois que nous avons parcourus de la Révolution Française de 1789, mais celle de 1848 n’est pas abordée, en dépit de son importance historique à l’échelle du continent européen et de sa date, qui fait partie de celles que les collégiens chinois doivent apprendre puisqu’elle est celle de la publication du Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels. En France, les trois révolutions (1789, 1848, 1871) ainsi que celle de 1830, sont au programme des classes de quatrième40. La mise à l’écart de 1848 s’explique par le fait qu’elle soit considérée par les historiens chinois comme une révolution bourgeoise. Ils ne font d’ailleurs que reprendre l’analyse faite par Marx dès Les Luttes des classes en France, où est narré comment le mouvement insurrectionnel a été confisqué au prolétariat par les capitalistes. Moins immédiatement compréhensible est la suppression, dans le long extrait de Terre des hommes proposé par les Éditions du Peuple de Pékin, du paragraphe suivant, qui est d’ailleurs le seul à subir un tel sort dans ce texte. « Une fois, en Russie, j’ai entendu jouer du Mozart dans une usine. Je l’ai écrit. J’ai reçu deux cents lettres d’injures. Je n’en veux pas à ceux qui préfèrent le beuglant. Ils ne connaissent point d’autre chant. J’en veux au tenancier du beuglant. Je n’aime pas que l’on abîme les hommes »41. Ont donc été supprimées quelques lignes contenant une anecdote à l’avantage de la Russie soviétique. Ce choix a pu être motivé par les fortes tensions des années 1960 entre la Chine et l’URSS, qui trouvaient leurs causes dans des contentieux idéologiques, mais également territoriaux42, ce qui montre une nouvelle fois l’importance du nationalisme dans l’idéologie de la RPC. L’engouement des rédacteurs des manuels de yuwen pour

39 Centre de recherche et de développement des manuels d’histoire pour l’enseignement secondaire : Op. cit., vol. 11, p. 100. 40 Voir Ministère de l’Éducation Nationale : Programmes de l’enseignement d’histoire-géographie-éducation civique. Op. cit. 41 SAINT-EXUPÉRY, A. de (2004) : Terre des hommes. Ebooks libres et gratuits. [online] disponible en ligne : http://www.ebooksgratuits.com/ebooks.php (consulté le 4. 12. 2016). 42 Voir GERNET, J. (2005) : Le Monde chinois. III – L’Époque contemporaine. Paris : Armand Colin, pp. 94–95.

237 PARLER DE L’AUTRE, PARLER DE SOI :...

Romain Rolland peut d’ailleurs être en partie expliqué par le fait que cet intellectuel, bien que pouvant être rattaché à la pensée de gauche, n’a jamais adhéré au Parti Communiste Français, et donc jamais été associé à l’URSS. Il semble cependant que la raison principale de l’importante place accordée à Romain Rolland dans l’enseignement secondaire chinois soit le rôle qu’il assigne à la littérature. Pour l’auteur d’Au-dessus de la mêlée, l’écrivain doit s’engager dans la Cité, et il est essentiel d’écrire une littérature populaire, accessible au plus grand nombre. Dans le discours de Zola à l’enterrement de Maupassant, retenu par les Éditions du Peuple de Pékin, l’auteur de Germinal affirme quant à lui : « Certes, il ne faut point borner l’art : il faut accepter les compliqués, les raffinés et les obscurs ; mais il me semble que ceux-ci ne sont que la débauche ou, si l’on veut, que le régal d’un moment, et qu’il faut bien en revenir toujours aux simples et aux clairs43, comme on revient au pain quotidien qui nourrit sans lasser jamais »44. Les rédacteurs du manuel ont du reste fait le choix de supprimer le passage où Zola qualifie Maupassant de pessimiste, de même que les deux paragraphes de la fin du texte où est évoquée la folie de Maupassant – la suppression de ces dernières lignes, en effaçant le contraste entre la simplicité et la clarté des débuts de Maupassant et la démence qui l’emportera, fait d’ailleurs perdre au discours de Zola une bonne partie de son sens. Un rapide sondage auprès de mes étudiants de l’Université Jiaotong de Xi’an m’a permis d’observer que les jeunes Chinois, s’ils connaissent tous Maupassant pour l’avoir étudié au collège, ignorent qu’il est mort fou. Sans entrer dans de plus amples détails, les quelques idées présentes chez Romain Rolland et attribuées, de façon peut-être abusive, par les rédacteurs des manuels à Zola et Maupassant, font apparaître une conception de la littérature (engagée, populaire, claire, simple, optimiste) proche du réalisme socialiste tel qu’il fut théorisé à l’époque de l’Union Soviétique. L’olympisme est également mis à l’honneur par les Éditions du Jiangsu, qui insèrent dans un de leurs manuels de yuwen du lycée un discours de Pierre de Coubertin. La nécessité de la pratique du sport

43 Nous soulignons. 44 ZOLA, E. (2002) : Éloges d’écrivains, discours prononcés aux obsèques de Gonzalès, Cladel, Maupassant, Houssaye, Goncourt, Daudet, Alexis (1891 – 1901). Lisieux, Médiathèque André Malraux. [online] disponible en ligne : http://www.bmlisieux.com/curiosa/zola06.htm (consulté le 4. 12. 2016).

238 Clément GAUTIER

était soulignée par Mao Zedong dès un article de 1917, justement intitulé « Recherches sur le sport ». Le futur président de la RPC y déplorait la « faiblesse physique de la race chinoise »45, qu’il tenait pour responsable des défaites militaires subies par l’empire des Qing face aux Japonais et aux Occidentaux, et y prônait la mise en place d’une éducation physique moderne à l’école, afin que les Chinois cessent d’être les « hommes malades d’Asie orientale »46. L’engouement maoïste pour le sport et l’accent mis par le président sur les vertus hygiéniques de l’activité physique sont bien connus. Tous les Chinois, y compris ceux qui sont nés bien après la mort du Grand Timonier, ont à l’esprit l’image d’un président déjà âgé se baignant dans le vaste fleuve Yangtsé. Cette mise en exergue du sport et de la race n’est d’ailleurs pas propre à l’idéologie chinoise, et se retrouve dans bon nombre de pays totalitaires, de la même façon que la mise en scène d’un chef d’état sportif existait bien avant l’arrivée au pouvoir de Mao – notamment dans l’Italie fasciste – et demeure encore aujourd’hui une méthode de communication politique couramment employée. Au-delà du sport en lui-même, les gouvernants chinois accordent depuis deux décennies une importance majeure aux Jeux Olympiques (JO). La RPC a ainsi organisé les JO d’été à Pékin en 2008, les Jeux Olympiques de la Jeunesse à Nankin en 2014, et organisera les JO d’hiver à Pékin en 2022. Ces événements de portée mondiale permettent au pays de bénéficier d’une couverture médiatique internationale, qui tend à mettre en évidence le développement du pays et ses infrastructures modernes en laissant hors du champ des caméras les problématiques des droits de l’homme et de la protection de l’environnement. Du reste, si l’organisation par la RPC de JO est un phénomène relativement récent, la Chine participe depuis fort longtemps aux compétitions olympiques. L’athlète Liu Changchun est d’ailleurs devenu un héros national pour avoir refusé de représenter le Japon au JO de Berlin en 1936. De nos jours, plus de 3000 écoles, réparties à travers tout le pays, forment des enfants repérés dès leur plus jeune âge pour en faire des athlètes, ou plutôt des gagneurs de

45 MAO, Z. (1917) : Essai sur le sport. In : Nouvelle jeunesse, n° III/7. 46 Ibid.

239 PARLER DE L’AUTRE, PARLER DE SOI :... médailles47, dans un esprit de compétition, également présent dans le système éducatif général, qui semble contradictoire avec la célèbre devise de Pierre de Coubertin : « L’important dans ces olympiades, c’est moins d’y gagner que d’y prendre part ». On notera une nouvelle fois que l’idéologie d’état de la République Populaire de Chine est principalement, et fut dès le départ, profondément nationaliste.

L’IMPORTANCE DE LA CULTURE CHINOISE

Si bien des choix d’éléments de culture française effectués par les rédacteurs des manuels chinois paraissent avoir été guidés par l’idéologie d’état de la RPC, la culture d’origine semble également avoir été à l’origine de certaines décisions. Nous nous en tiendrons, pour ce qui est de la distinction entre culture et idéologie, à la définition ad hoc proposée en fin d’introduction. Le cours de yuwen est un cours de langue chinoise, où l’idiome maternel n’est pas assimilé à un simple outil de communication, mais considéré dans sa dimension esthétique et culturelle, comme en témoigne la forte proportion de textes en chinois classique dans les manuels de yuwen à l’étude. Les programmes nationaux précisent d’ailleurs que « les textes choisis doivent être beaux quant à la forme48 et au fond, en mesure de servir de modèles et d’exemples aux élèves »49. Dans un article déjà cité consacré à l’enseignement de la littérature en Chine, Wei Chen et Li Qin regrettent : « un affaiblissement général de la littérarité de ce cours : on voit en effet apparaître dans les manuels un nombre non négligeable de textes issus de milieux autres que littéraires, certes riches en idées mais moins beaux formellement »50. Cette remarque, venue de chercheurs tentant pourtant de poser un regard objectif sur la discipline, montre à quel point l’importance de l’esthétique formelle des textes à l’étude dans les manuels de yuwen est ancrée dans l’esprit des Chinois. Celle-ci pourrait d’ailleurs expliquer l’absence totale de poèmes parmi les textes français traduits

47 Voir MAILLARD, C. – MONNIN, E. (2014) : Une éducation à l’olympisme est- elle possible? In : Éducation et socialisation, n° 36. [online] disponible en ligne : http://edso.revues.org/940 (consulté le 4. 12. 2016). 48 Nous soulignons. 49 Ministère de l’éducation nationale de la République Populaire de Chine : Norme nationale du cours de yuwen pour l’enseignement obligatoire. Op. cit., p. 33. 50 CHEN, W. – QIN, L. : Op. cit., p. 53.

240 Clément GAUTIER dans ces manuels, la traduction altérant plus la forme de la poésie que celle de la prose. Il est donc envisageable que l’existence ou l’absence d’une belle traduction en chinois pour un texte donné soit un critère de choix potentiel. C’est en tout cas ce que semble confirmer le fait que pour les deux textes présents dans les deux éditions de manuels chinois étudiées (« La Dernière Classe » de Daudet et « Mon oncle Jules » de Maupassant), les mêmes traductions aient été retenues, datant toutes deux des années 1980. L’histoire récente de la Chine peut également permettre d’expliquer certains des choix des pédagogues chinois, et particulièrement l’épisode du 4 mai 1919. Il s’agit d’un mouvement insurrectionnel et culturel venant s’opposer aux visées expansionnistes du Japon et aujourd’hui célébré aussi bien par Pékin que par Taipei, avec des connotations cependant différentes : le 4 mai est la Fête de la littérature à Taïwan et la Fête de la Jeunesse en Chine continentale. La nouvelle de Daudet « La Dernière Classe » a été traduite pour la première fois en Chine par l’auteur Hu Shi en 1912, et semble avoir constitué l’une des sources d’inspiration de la révolte de 191951. L’engouement des rédacteurs des manuels à l’étude pour Romain Rolland (et de façon générale, la notoriété qui est en Chine celle de l’auteur de Jean-Christophe) a sans doute pour cause partielle les échanges que Rolland a eus avec les intellectuels du 4 mai. Les récits de Lu Xun (une des figures essentielles du mouvement – avec notamment son Journal d’un fou (1918) – et de la littérature chinoise du vingtième siècle) ont été traduits dans la revue Europe, créée par l’auteur d’Au-dessus de la mêlée. Inversement, la revue progressiste Nouvelle jeunesse (le titre est en français) de l’intellectuel Chen Duxiu, a publié une traduction de la Déclaration d’indépendance de l’esprit (1919) dont le rédacteur et premier signataire est Romain Rolland. Des réflexions moins sommaires, mais peut-être hasardeuses, peuvent être avancées à la lecture de la nouvelle Ah Q, de Lu Xun52. L’auteur y fait montre, pour reprendre l’expression de Lucien Bianco, d’une « ironie sensible et souvent masquée »53 qui n’est pas sans évoquer le ton de Maupassant dans certaines de ses nouvelles

51 Voir GIOCANTI, P. (2013) : C’était les Daudet. Paris, Flammarion, p. 318. 52 Voir XUN, L. (2015) : La Véridique Histoire d’Ah Q. Paris : Éditions du Non- agir. 53 BIANCO, L. (1997) : Les Origines de la révolution chinoise. Paris : Gallimard, p. 84.

241 PARLER DE L’AUTRE, PARLER DE SOI :... réalistes, et particulièrement dans « Mon oncle Jules », retenue dans les deux éditions de manuels de yuwen à l’étude. Le personnage éponyme de Lu Xun est d’ailleurs, comme celui de Maupassant, une figure de marginal, à la fois parasite et victime d’un environnement social dont la pauvreté n’a d’égale que la cruauté. Plus évidente que les proximités entre les deux auteurs réalistes, que seule une étude comparatiste pourrait démontrer rigoureusement, est l’influence de la partie bourgeoise des révolutions françaises sur la révolution chinoise de 1912, qui constitue une des causes du choix par les Éditions du Peuple de Pékin du discours de Victor Hugo pour le centenaire de la mort de Voltaire. Il est d’ailleurs demandé aux collégiens, suite à la lecture de ce texte, d’effectuer une recherche sur Voltaire54, qu’ils auront l’occasion d’étudier en deuxième année de lycée, dans le cadre d’un chapitre du manuel d’histoire des Éditions du Peuple de Pékin consacré aux Lumières, où il sera également question de Rousseau et de Montesquieu55. Les trois auteurs seront une nouvelle fois abordés en dernière année de lycée, par un manuel semestriel déjà évoqué intitulé : Les Pensées démocratiques et leurs applications dans la société moderne, dans lequel ils seront cités parmi les « penseurs ayant influencé la Chine »56. Les réformateurs de la fin de la dynastie Qing (1644 – 1912), qui ont préparé la révolution de 1912, ont en effet traduit les philosophes des Lumières (Yan Fu (1854 – 1921) a par exemple adapté en mandarin De l’esprit des lois de Montesquieu) et étudié la Révolution française (Kang Youwei (1858 – 1927) a rédigé un Essai sur l’histoire de la Révolution française), et le touriste qui visite le palais présidentiel de Nankin, utilisé sous la République de Chine et aujourd’hui transformé en musée, peut entendre dans l’une de ses salles La Marseillaise diffusée en continu. Si l’on exclut l’histoire récente, la culture chinoise peut, selon le sinologue Jean-François Billeter, être assimilée au « canon confucéen »57. Il semble en tout cas que l’engouement des Chinois pour « La

54 Voir Centre de recherche et de développement des manuels de yuwen pour l’enseignement secondaire : Op. cit., vol. 5, pp. 34–35. 55 Voir Centre de recherche et de développement des manuels d’histoire pour l’enseignement secondaire : Op. cit., vol. 9, pp. 30–33. 56 Centre de recherche et de développement des manuels d’histoire pour l’enseignement secondaire : Op. cit., vol. 11, pp. 74–77. 57 BILLETER, J.-F. (2006) : Contre François Jullien. Paris : Allia, p. 18.

242 Clément GAUTIER

Dernière Classe » puisse s’expliquer, outre les raisons évoquées plus haut, par le fait que l’enseignement tel qu’il est décrit par Daudet dans cette nouvelle correspond à la pédagogie confucéenne. Le maître s’y exclame : « Moi-même, n’ai-je rien à me reprocher ? Est-ce que je ne vous ai pas souvent fait arroser mon jardin au lieu de travailler ? Et quand je voulais aller pêcher des truites, est-ce que je me gênais pour vous donner congé ? »58 Cette série de questions rhétoriques n’est certes pas sans évoquer les séances d’autocritique chères aux maoïstes, mais le portrait en creux qui se dessine – d’un enseignant passionné par son travail, s’y consacrant avec zèle et dont l’attitude est en harmonie avec les principes étudiés – est celui du professeur idéal selon Confucius. Daudet nous décrit en outre un maître craint (il est question dans la nouvelle de la « peur d’être grondé », des « punitions », de « la grosse règle du maître qui tapait sur la table », symbole de l’autorité mentionné une nouvelle fois comme la « terrible règle en fer », arme des « coups de règle »)59 et évoque une pédagogie de la répétition à travers : « les leçons qu’on répétait très haut tous ensemble »60. Est ainsi mise en scène une transmission verticale des savoirs, que l’on pourrait qualifier de confucéenne. Si les examens mandarinaux, basés sur les classiques confucéens, ont été supprimés en 1905, car la valeur scientifique de ces ouvrages semblait caduque au regard des techniques occidentales ; si la Révolution de 1912 et le Mouvement du 4 mai 1919 ont constitué une opposition politique au confucianisme et aux hiérarchies sociales qu’il impliquait, les méthodes éducatives confucéennes n’ont fait l’objet d’aucune remise en question avant la Révolution Culturelle (1966 – 1976), qui est par ailleurs vue par les historiens chinois de l’éducation comme une simple parenthèse61. Du reste, cette décennie n’a vu aucun changement du point de vue de la verticalité de la transmission des enseignements, la pensée de Mao, qui avait remplacé les connaissances précédentes, ayant dû y être apprise sans contestation. Quoi qu’il en soit, le confucianisme pédagogique est à l’œuvre dans le système éducatif chinois actuel. Lixian Jin et Martin Cortazzi ont

58 DAUDET, A. : Op. cit., p. 9. 59 Ibid., p. 8. 60 Ibid., p. 6. 61 Voir HUO, Y. (2004) : Le lycée en Chine (1922 – 2002). In : Histoire de l’éducation, n° 101. [online] disponible en ligne : http://histoire-education.revues. org/727 (consulté le 4. 12. 2016).

243 PARLER DE L’AUTRE, PARLER DE SOI :... demandé à des étudiants chinois quelles étaient pour eux les plus grandes vertus que devait posséder un enseignant. Les résultats font apparaître que le savoir est la principale qualité du pédagogue dans l’esprit chinois, tandis que la patience et la clarté arrivent respectivement en huitième et neuvième positions62. Ces données correspondent tout à fait à la vision confucéenne de la pédagogie, selon laquelle l’enseignant doit posséder un savoir vaste et maîtrisé. L’éducation chinoise demeure donc centrée sur l’enseignant et sur l’écrit, ce qui peut d’ailleurs être l’une des causes de l’absence de théâtre parmi les textes littéraires français traduits dans les manuels de yuwen. Ce mode d’enseignement est proche de ce que décrit Daudet dans « La Dernière Classe » : « Il fallait voir comme chacun s’appliquait, et quel silence ! On n’entendait rien que le grincement des plumes sur le papier »63. Le manuel des Éditions du Jiangsu met d’ailleurs l’accent sur ces phrases en demandant aux collégiens de les commenter. Dans l’article déjà cité, Lixian Jin et Martin Cortazzi nous présentent comment un enseignant chinois travaille un texte nouveau dans le cadre du cours de yuwen : « Il lit ou explique le texte aux élèves qui écoutent ; il invite quelques élèves de lire le texte à haute voix, chacun son tour ; il demande à toute la classe de lire en chœur ; il choisit quelques élèves (par exemple, ceux qui sont assis sur un même rang) pour qu’ils lisent ensemble, pendant que les autres écoutent et attendent leur tour »64. Ce processus n’est pas sans évoquer les « leçons qu’on répétait très haut tous ensemble »65 décrites par Daudet dans sa nouvelle.

L’EXALTATION DE LA CULTURE FRANÇAISE

Au-delà des motifs, culturels ou idéologiques, qui peuvent expliquer les choix d’éléments de culture française effectués par les pédagogues chinois, l’étude des manuels de l’enseignement secondaire fait apparaître un véritable engouement de la part des Chinois pour la culture française. En témoigne le graphique suivant, qui comptabilise le nombre d’auteurs étrangers par pays présents dans

62 Voir CORTAZZI, M. – JIN, L. : Op. cit., p. 57. 63 DAUDET, A. : Op. cit., p. 10. 64 CORTAZZI, M. – JIN, L. : Op. cit., p. 52. 65 DAUDET, A. : Op. cit., p. 6.

244 Clément GAUTIER les manuels de yuwen des Éditions du Peuple de Pékin et des Éditions du Jiangsu. 9

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7

6

5

4

3

2

1

0 Français Américains Russes Anglais Danois Autrichien Allemand Grec Italien Libanais

Editions du Peuple de Pékin Editions du Jiangsu

Si dans les manuels des Éditions du Peuple de Pékin, les auteurs français arrivent en troisième position, loin derrière les Américains et suivant de près les Russes, dans les manuels des Éditions du Jiangsu en revanche, les Français représentent près de 40 % des auteurs étrangers à l’étude. Cette surreprésentation a bien entendu des causes culturelles : la France, on l’a vu, est le pays des Lumières, qui ont inspiré la Révolution de 1912, mais également celui de Romain Rolland, ou de « La Dernière Classe », qui ont eu une influence sur le Mouvement du 4 mai 1919. La culture ne permet cependant pas à elle seule d’expliquer la forte présence d’auteurs français dans les manuels de yuwen. Le Japon est en effet absent du diagramme ci-dessus, alors même que l’archipel a eu une influence bien plus importante que celle de la France sur la Chine de la deuxième décennie du vingtième siècle. En effet, la plupart des intellectuels et hommes politiques de ces années décisives qui marquent la fin de la dynastie Qing et le début de la République de Chine ont été formés au Japon (c’est le cas notamment du grand écrivain et du premier président de la République de Chine, Sun Yat-sen). Lu Xun a d’ailleurs traduit un grand nombre de textes japonais, et une forte part des textes français traduits à l’époque le sont à partir d’éditions en langue nippone. Il nous faut

245 PARLER DE L’AUTRE, PARLER DE SOI :... donc en revenir à l’idéologie pour expliquer l’engouement chinois pour la France, qui est notamment le pays de la Commune de Paris et de la chanson L’Internationale, que les collégiens doivent apprendre en cours d’histoire, comme le précise le programme national66. Le facteur idéologique explique du reste la surreprésentation, dans les manuels de yuwen des Éditions du Peuple de Pékin, des États-Unis, pour lesquels les Chinois entretiennent un mélange de fascination et de rejet – fascination effective pour le consumérisme et rejet théorique du capitalisme – qui met en évidence les contradictions de la société chinoise actuelle. L’idéologie peut également expliquer la forte présence, toujours dans les manuels des Éditions du Peuple de Pékin, de la Russie, dans laquelle on peut voir un reste de la communion passée entre les deux Partis Communistes. La proportion d’auteurs russes a de plus une cause géopolitique : la proximité, sur le plan international, des deux pays, jusqu’aux années 1960 et depuis la fin des années 1990. La géopolitique peut également expliquer le sort particulier réservé à la France : Charles de Gaulle a en effet été l’un des premiers chefs d’état non communistes à reconnaître la Chine populaire en 196467, faisant ainsi un pied de nez aux États-Unis, dont le Général et Mao Zedong se méfiaient pour des raisons différentes, et qui ne se détourneront de Taïwan que dix ans plus tard. Quelles qu’en soient les causes, la culture française en général et la littérature française en particulier sont à l’honneur dans le système éducatif chinois. On note d’ailleurs dans les manuels de yuwen des Éditions du Peuple de Pékin et des Éditions du Jiangsu une volonté de concentrer deux auteurs dans un même texte. Le discours de Victor Hugo pour le centenaire de la mort de Voltaire et le discours de Zola pour les obsèques de Maupassant sont en effet l’occasion d’introduire deux auteurs français à la fois, augmentant encore les connaissances des collégiens chinois sur la culture française. La littérature française est également étudiée dans les parties du cours d’histoire consacrées à l’histoire de la littérature. Ainsi, le manuel d’histoire des Éditions du Peuple de Pékin de la première année du lycée évoque, dans le cadre

66 Voir Ministère de l’Éducation nationale de la République Populaire de Chine (2011) : Norme nationale du cours d’histoire pour l’enseignement obligatoire. Pékin : Presses de l’Université Normale de Beijing. [online] disponible en ligne : http://www.zxxk.com/soft/2090664.html (consulté le 4. 12. 2016). 67 Voir DETRIE, M. (2004) : France-Chine. Quand deux mondes se rencontrent. Paris : Gallimard, p. 80.

246 Clément GAUTIER d’un chapitre consacré à la « Littérature mondiale du dix-neuvième siècle », Victor Hugo lorsqu’il est question du romantisme, et Balzac à propos du réalisme68. Outre la littérature, l’art français est également au programme d’histoire du lycée. Dans le manuel de première année cité plus haut, le chapitre richement illustré intitulé « Histoire de l’art occidental » présente majoritairement des peintres français. David et Ingres y représentent le néo-classicisme, Delacroix le classicisme, Millet le réalisme, et Monet et Cézanne l’impressionnisme. En dépit du caractère discutable de ces séries d’artistes assénées avec la même froideur que le tableau périodique de Mendeleïev (tableau que les Chinois doivent d’ailleurs apprendre par cœur), on ne peut qu’être admiratif devant la connaissance qu’ont les jeunes Chinois d’artistes français du dix-neuvième siècle. Le chapitre consacré à l’histoire de l’art occidental ne fait pas l’impasse sur la sculpture, et évoque notamment le français Rodin69. Enfin, deux exemples d’opéra sont cités : Carmen de Bizet et La Dame aux Camélias de Verdi, deux œuvres ayant un lien fort avec la culture française, et particulièrement sa littérature70. L’art français est également mis à l’honneur dans les manuels de yuwen : les Éditions du Jiangsu soumettent ainsi à l’étude des collégiens un texte sur le château de Versailles rédigé par un journaliste chinois et paru dans le Journal du peuple le 13 octobre 197871. En outre, la lettre de Victor Hugo au capitaine anglais Butler, condamnation de la destruction et du pillage du palais d’été en 1860, doublée d’un éloge de ce trésor culturel mondial disparu, peut également être vue comme une apologie indirecte de l’architecture française, le jésuite Michel Benoist ayant participé à la conception du palais d’été. Ce texte, acte d’accusation supplémentaire de Victor Hugo contre un régime qu’il n’aimait guère, constitue de plus une défense de la France sur un des points que la Chine lui reproche le plus. Hugo écrit ainsi : « les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais »72. Une statue du poète est d’ailleurs

68 Voir Centre de recherche et de développement des manuels d’histoire pour l’enseignement secondaire : Op. cit., vol. 9, pp. 106–109. 69 Voir Ibid., pp. 110–114. 70 Voir Ibid., pp. 115–117. 71 Voir HONG, Z. (dir.) : Op. cit., vol. 2, p. 100–102. 72 HUGO, V. (1938) : Actes et paroles. Pendant l’exil. Paris : Albin Michel, p. 162.

247 PARLER DE L’AUTRE, PARLER DE SOI :... aujourd’hui présente à Pékin, sur le site des ruines du palais d’été, accompagnée d’une traduction chinoise de la lettre. La tradition scientifique française doit elle aussi être abordée dans les établissements secondaires chinois. La Norme nationale du cours d’histoire pour l’enseignement obligatoire stipule ainsi que les débuts de l’Université de Paris doivent être enseignés au collège. Les Éditions du Jiangsu proposent en outre aux collégiens l’étude d’un texte d’Albert Einstein à la mémoire de Marie Curie73, quant aux textes de Buffon et de Fabre, respectivement consacrés au scarabée sacré et à l’écureuil, ils mettent en évidence la culture de recherche et de vulgarisation scientifique française. L’histoire de France est elle aussi étudiée dans le système éducatif chinois, notamment pour des raisons idéologiques et culturelles, mais également pour elle-même. Les collégiens doivent selon le programme d’histoire connaître les détails de l’épopée napoléonienne, qui est associée à la Révolution Française, elle-même inspiratrice de celle de 1912, par les rédacteurs de la Norme. Le Ministère de l’Éducation nationale chinois exhorte ainsi les pédagogues à permettre aux élèves de « comprendre l’esprit révolutionnaire français à travers la Révolution Française et l’empire de Napoléon »74. Le vainqueur d’Austerlitz est cependant présenté quelques lignes plus loin comme une légende, et dans le récit de ses conquêtes proposé aux collégiens par les Éditions du Peuple de Pékin, la dimension épique l’emporte sur l’histoire des idées75. Dans les textes introductifs proposés avant « La Dernière Classe » par les deux éditions de manuels de yuwen à l’étude, la nouvelle est replacée dans son contexte historique, ce qui en empêche une lecture exclusivement idéologique, et en fait l’outil d’une meilleure connaissance de l’histoire de France. C’est dans cette perspective que le texte est étudié hors de France, majoritairement au niveau universitaire (ainsi à l’Université du Kent (Royaume-Uni)76 et à l’Université d’État de New York à Buffalo (États-Unis)77). La nouvelle de Daudet faisait en outre partie du sujet de l’Épreuve

73 Voir HONG, Z. (dir.) : Op. cit., vol. 4, pp. 232–233. 74 Ministère de l’Éducation nationale de la République Populaire de Chine : Norme nationale du cours d’histoire pour l’enseignement obligatoire. Op. cit., p. 29. 75 Centre de recherche et de développement des manuels d’histoire pour l’enseignement secondaire : Op. cit., vol. 5, pp. 78–84. 76 http://www.personal.kent.edu/~rberrong/derniere_classe/derniere_classe.htm (consulté le 4. 12. 2016). 77 http://litgloss.buffalo.edu/litgloss/about-litgloss.shtml (consulté le 4. 12. 2016).

248 Clément GAUTIER uniforme de français (équivalent québécois du bac de français) en 199978. La langue de Molière est d’ailleurs à l’honneur, dans ce texte marqué par le nationalisme français ; Daudet la qualifie de « plus belle langue du monde, la plus claire, la plus solide ». Cette remarque, figurant dans un texte présent dans des manuels qui n’éveillent guère le sens critique, fait pour de nombreux jeunes Chinois figure de vérité indiscutable. Ainsi, lorsqu’à l’université, on demande en début d’année aux nouveaux étudiants pourquoi ils ont choisi le français, la plupart d’entre eux répondent avec certitude qu’il s’agit de la plus belle langue du monde. C’est donc en partie à Daudet qu’est dû l’engouement des jeunes Chinois pour les études dans les sections universitaires « Langue et Littérature françaises ». Les chiffres font en tout cas état d’une présence significative du français dans l’enseignement supérieur chinois : plus de 140 universités chinoises offrent aujourd’hui une spécialité de français, et 7 nouveaux départements de français sont créés chaque année79.

CONCLUSION

L’idéologie d’état occupe une place de premier plan dans les programmes scolaires chinois, et elle a naturellement guidé les rédacteurs des manuels de yuwen et d’histoire du secondaire dans leurs choix de références culturelles françaises. Il serait cependant inexact de prêter aux pédagogues chinois des objectifs exclusivement idéologiques, dans une caricature de la RPC à laquelle succombent souvent les ouvrages destinés au grand public. Un livre illustré consacré aux relations franco-chinoises publié dans la collection « Découvertes Gallimard » avance ainsi que « La Dernière Classe » est étudiée dans les collèges chinois en raison de son lien avec la Commune de Paris80. Or, la nouvelle ne prend pas pour cadre la Commune. L’épisode révolutionnaire sert de toile de fond à d’autres récits des Contes du lundi, mais leur lecture n’est pas recommandée par les programmes et manuels de yuwen, ce qui n’a d’ailleurs rien

78 http://pages.infinit.net/berric/EUF/euf-exempledaudet.htm (consulté le 4. 12. 2016). 79 BEL, D. (2014) : La Langue française dans les universités chinoises. Éléments statistiques. Pékin, Ambassade de France en Chine, p. 2. [online] disponible en ligne : http://afpc.asso.fr/IMG/pdf/dep08web_1.pdf (consulté le 4. 12. 2016). 80 DETRIE, M. : Op. cit., p. 81.

249 PARLER DE L’AUTRE, PARLER DE SOI :... d’étonnant lorsque l’on sait le portrait peu flatteur que livre Daudet du printemps 1871 dans son recueil. Notre propos n’est certes pas de nier la forte dimension idéologique des programmes et manuels chinois ; nous l’avons démontrée plus haut. Il serait cependant erroné de concevoir des manuels chinois centrés uniquement sur des préoccupations idéologiques, comme ce fut le cas lors de la Révolution Culturelle, qui fait aujourd’hui l’objet d’une condamnation unanime en Chine continentale81. Quoi qu’il en soit, à la sortie du lycée, voire même du collège, les jeunes Chinois possèdent de vastes connaissances factuelles sur la France, et ont lu un certain nombre de textes français dont certains (« La Dernière Classe » et « Mon oncle Jules ») ont été intégrés à leur culture nationale commune. Les supports d’origine française étudiés dans le cadre des cours de yuwen sont généralement anciens. Le texte français le plus récent présent dans les manuels à l’étude dans le cadre de cette communication a pour auteur Antoine de Saint-Exupéry, qui n’est pas l’incarnation de la plus troublante modernité. Ceci est en partie dû au caractère conservateur des manuels de yuwen, qui s’autorisent cependant quelques exceptions, notamment dans le domaine de la littérature américaine : on trouve ainsi un auteur tel qu’Isaac Asimov dans l’un des manuels du collège des Éditions de Peuple de Pékin82. Les pédagogues chinois, qui érigent des programmes à la gloire de la littérature française, la relégueraient-ils à un âge d’or révolu ? Si l’on constate un renouveau des études françaises en Chine, celles-ci ne semblent pas pour autant se renouveler. Pour l’heure cependant, la culture française n’a pas encore pour seul attrait l’inflexion des voix chères qui se sont tues, de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu’elles sortent du sépulcre : les connaissances sur l’histoire et la littérature du pays des Lumières acquises par les jeunes Chinois leur permettront en effet de bénéficier d’une connivence culturelle essentielle avec les lettrés d’Afrique francophone, destination majeure des étudiants de spécialité « Langue et Littérature françaises » des universités chinoises.

81 HUO, Y. : Op. cit. 82 Centre de recherche et de développement des manuels de yuwen pour l’enseignement secondaire : Op. cit., vol. 3, pp. 142–149.

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Clément Gautier Université Jiaotong de Xi’an (Chine) [email protected]

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Názov: La culture française a-t-elle encore une influence dans le monde d’aujourd’hui ? Editor: Mgr. Daniel Vojtek, PhD.

Vydala Filozofická fakulta Prešovskej univerzity v Prešove Prešov 2017 URL: https://www.pulib.sk/web/kniznica/elpub/dokument/Vojtek3 Edícia: Opera litteraria Garantka edície: prof. PhDr. Zuzana Malinovská, CSc. Technickí redaktori: PhDr. Vladimír Dančišin, PhD., Emília Sýkorová Grafický dizajn: Ján Majdiak 1. vydanie Rozsah: 255 strán Náklad: 100 ks

Tlač: Grafotlač Prešov, s. r. o.

ISBN 978-80-555-1824-4 (printová verzia) EAN 9788055518244

ISBN 978-80-555-1846-6 (elektronická verzia)