KAMAL SALIBI

Ce petit pays qui est si important … Clemens Metternich

KAMAL SALIBI Professeur d’histoire à l’Université Américaine de Beyrouth

HISTOIRE DU LIBAN Du XVIIème siècle à nos jours

Traduit de l’anglais par Sylvie Besse

2 Préface à l’édition française

La substance de l’histoire est une matière vivante qui s’accroit et se développe au fur et à mesure que le savoir augmente. Cet ouvrage représente ma vision de l’histoire moderne du Liban telle qu’elle se présentait en 1965, lorsqu’en parut la première édition anglaise. Depuis lors, d’autres études qui ont été menées par moi-même ou par des étudiants travaillant sous ma direction m’ont amené à considérer certains aspects du sujet sous un angle quelque peu diffèrent, mais sans, pour autant, rendre nécessaire une révision fondamentale du texte. Des corrections n’ont été effectuées dans cette édition française que là où des erreurs existaient dans l’original.

Un commentaire serait toutefois opportun sur un point d’ordre plus général. Dans le premier chapitre de cette histoire, l’émirat libanais est abordé à la manière traditionnelle, comme une principauté dynastique gouvernée d’abord par les Ma’n, puis par leurs parents, les Shihab. Ceci n’est que superficiellement exact. En fait, les émirs Ma’n et Shihab ne furent techniquement du début à la fin que des multazims ottomans, c'est-à-dire des fermiers des impôts, dont la stabilité de la fonction dans les régions qui leur étaient assignées était soumise à une reconduction annuelle à des conditions variables. De plus le territoire de leur iltizam, ou brevet d’affermage des impôts, n’était jamais strictement fixé, bien qu’il comprenne normalement le pays druze dans l’arrière-pays de Beyrouth et Saïda, ainsi que la région adjacente du Kesseroun, au nord-est de Beyrouth. Ce qui donnait à l’autorité des émirs libanais son caractère particulier, surtout après 1711, était, premièrement, sa pérennité sous une seule famille ; deuxièmement, l’étendue

3 de l’autonomie que les émirs pouvaient s’arroger ; troisièmement, la régularité avec laquelle ils sous-louaient leur iltizam, district, à des familles privées, celles de chefs tribaux, ou à des notables, créant ainsi ce qui est devenu de fait un système féodal dont ils étaient eux-mêmes suzerains.

Parce que ce livre a été achevé il y a une vingtaine d’années, il traite de l’histoire du Liban jusqu’à 1960 et pas au-delà. A cette époque-là le pays se remettait rapidement de la guerre civile de 1958 et l’état d’esprit libanais en général était nettement optimiste.

Pratiquement personne alors n’aurait pu prophétiser qu’une nouvelle guerre civile libanaise allait survenir quinze ans plus tard seulement. Les évènements de ces quinze années et des années de violence qui ont suivi mettent en jeu des facteurs internes et externes d’une extrême complexité et ne peuvent être évacués en un ou deux paragraphes de cette préface, ni dans un court épilogue à ce livre. Dans un autre ouvrage, (Crossroads to Civil War : 1958-1976, Delmar, N.Y. 1978). Qui n’a pas été publié jusqu’à présent qu’en anglais, j’ai présenté ma propre interprétation des développements qui ont conduit à l’éruption de violence au Liban en 1975, ainsi qu’un récit détaillé des évènements qui ont suivi jusqu’au moment de l’intervention syrienne. Il est peut-être encore trop tôt pour considérer dans une perspective historique correcte les événements libanais survenus depuis lors, dans la mesure où ils sont toujours d’actualité.

Kamal Salibi

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Note de l’éditeur sur l’orthographe des noms propres : Les noms propres sont généralement translitérés d’une façon simplifiée mais cohérente selon l’orthographe arabe officielle, sauf quand il s’agit de noms dont l’orthographe francisée est devenue courante.

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION ...... 7

PREMIERE PARTI LE MONT LIBAN ...... 32

Chapitre I L’Émirat Shihab ...... 33 Chapitre II 1788-1840 Le règne de Bashir II ...... 54 Chapitre III 1840-1842 La fin de l’Émirat ...... 85 Chapitre IV 1842-1858 Le double Kayemakamat ...... 104 Chapitre V 1858-1860 Le Liban en ébullition ...... 144 Chapitre VI 1860-1920 Le gouvernement du Mont-Liban . 183 Chapitre VII L’éveil du Liban ...... 204

DEUXIEME PARTI LE GRAND LIBAN ...... 249

Chapitre VIII Le Grand Liban ...... 250

EPILOGUE ...... 330

6 INTRODUCTION

Le Liban, sur les côtes est de la Méditerranée, est aujourd'hui une petite république qui s'étend approximativement sur 200 kilomètres le long de la côte phénicienne, avec une surface totale de 10.452 kilomètres carrés et une population estimée à quelque quatre millions d'habitants. Son territoire, en majorité constitué de montagnes accidentées, est dominé par les chaînes du Liban et de l'Anti-Liban, limité au nord par Al Nahr al Kabir (l’Eleutherus), à l'est par les crêtes de l'Anti Liban, et au sud par une ligne qui traverse les hautes terres de la Galilée. Les chaînes du Liban et de l’Anti-Liban courent du nord-est au sud-ouest, parallèlement à la côte, et entre elle se situe la plaine de la Békaa. A l'ouest de la Békaa, la chaîne du Liban est si proche de la côte que par endroits elle tombe directement dans la mer, ses promontoires rocheux divisant l'étroite plaine côtière en un certain nombre de langues de terrain isolées. Beyrouth, la capitale du Liban moderne, est située dans l'une des bandes côtières, presque exactement au milieu de la côte.

C'est le 1er septembre 1920 que la France, en tant que pouvoir mandataire, établit l'État du Grand-Liban, donnant au pays ses frontières actuelles. Le Liban est devenu depuis lors une république en 1926, et a accédé à l’indépendance en 1943, adhérant à la Ligue des Etats Arabes et aux Nations Unies en tant que membre fondateur en 1945.

Malgré les troubles violents qui ont jalonné son histoire, le pays conserve à l'heure actuelle son identité politique et territoriale en tant qu'état légalement constitué. Avant 1920, toutefois, la situation du pays était complètement différente.

7 Entre 1516 et 1918 le territoire de la République libanaise moderne se trouvait sous la souveraineté de l’Empire Ottomane et se composait officiellement jusqu'en 1864 de deux régions administratives : une région nord qui formait une partie du vilayet Tripoli (Tripoli) et une région sud faisant partie du vilayet Dimashq (Damas) – comme c'était le cas de la région sud du Liban jusqu'à ce que le vilayet Saïda (Sidon) fut créé en 1660. Lorsque les Ottomans réorganisèrent leur administration provinciale [Tanzimat] en 1864, puis en 1866, ces dispositions furent modifiées. Alors que la Békaa restait avec Damas, les vilayets de Tripoli et de Saïda furent supprimés et remplacés par le vilayet de Beyrouth qui absorba leur territoire. Dans l'intervalle, en 1861, un mutassarrifiat 1 du Liban avait été créé avec la garantie des puissances européennes, afin d'inclure cette partie du territoire libanais actuel qui s'étend en gros de la ligne de faîte du Liban jusqu'à la mer, à l'exclusion de la ville de Beyrouth et des régions de Tripoli et de Saïda. Ce territoire, communément appelé le Mont-Liban, fut gouverné de 1861 à 1915 par un mutasarrif chrétien ottoman non libanais, nommé par la Porte (avec l'approbation des puissances) et responsable directement devant Istanbul. Un conseil administratif élu localement assistait le mutasarrif dans le gouvernement, tandis qu'une gendarmerie libanaise maintenait l'ordre public.

En fait, ce ne fut qu'avec l'établissement du mutassarrifiat libanais que le terme « Liban », (en arabe Lubnan), acquit un usage officiel constant. Avant cette époque il n'avait existé aucune entité politique formellement appelée «Liban... ou

1 Un mutassarrifiat était dans l’administration ottomane une subdivision d’un wilayat, ou province, qui différait du sandjak, plus ordinaire en ce qu’il était administré par un mutasarrif doté de pouvoirs spéciaux. 8 Mont-Liban... ». Les Ma'n, émirs druzes du sud Liban qui avaient établi leur autorité sur l'ensemble du Mont-Liban au début du dix-septième siècle, étaient en général appelés « Émirs des Druzes.. » ; il en fut de même pour leurs successeurs les Shihab, bien que ces émirs n'aient pas du tout été des druzes mais des musulmans sunnites et plus tard des chrétiens. Les Ma'n gouvernèrent le Mont-Liban jusqu'en 1697 et après eux les Shihab jusqu'en 1841. Pourtant jusqu'au dix- huitième siècle, il n'y eut aucun terme, officiel ou non, pour désigner la totalité du territoire de l'Émirat Libanais. Le terme « Mont-Liban.. (Jabal Lubnan) » était utilisé en ce temps-là dans un sens restreint pour évoquer les districts les plus au nord, Bsharri, Batrun et Jubayl, qui étaient habités par des maronites. Plus au sud, la région de Jabal Kesserouan, également peuplée de maronites, était parfois incluse dans l'appellation Mont-Liban.., mais plus souvent considérée séparément. Au sud du Kesserouan, et séparée de lui par la route Beyrouth-Damas, s'étendait la région de Jabal al Chouf, connue aussi sous le nom de la Montagne Druze (Jabal al- Duruz). Cette région, avec sa population druze, n'avait pratiquement aucun rapport avec les régions maronites du nord et ne fut assurément jamais appelée Mont-Liban jusqu'au dix-septième siècle. Ce ne fut qu'à la fin du dix- huitième siècle, après que de nombreux maronites se soient installés dans les districts druzes, que le nom Mont-Liban finit par s'appliquer communément à l'ensemble du domaine Shihab. Les maronites, profondément attachés à leur terre d'origine du nord, semblent avoir apporté son nom avec eux en émigrant vers le sud au dix-septième et dix-huitième siècles, jusqu'à ce que « Mont-Liban » finisse par recouvrir tout le pays sur lequel ils s'étaient installés.

9 Le territoire des Ma'n et des Shihab, qui peut par commodité être appelé l'Émirat libanais, ne fut jamais une entité clairement définie. Son noyau comprenait les districts druze et maronite que les émirs libanais contrôlaient comme les seigneurs féodaux et qui plus tard finirent par former le mutassarrifiat du Liban. Toutefois les émirs Ma'n et Shihab contrôlaient en plus d'autres territoires, soit en tant que fermiers des impôts pour le gouvernement ottoman, soit simplement en imposant militairement leur autorité. Saïda et Beyrouth, qui n'ont jamais fait strictement partie de l'Émirat, se trouvèrent souvent sous l'autorité des émirs Ma'n et leur servirent de capitales. Tripoli passa pendant un certain temps sous la domination Ma'nide. Beyrouth, au dix-huitième siècle, fut souvent gouvernée par les Shihab. Bien que la Békaa ait été officiellement rattachée à Damas, sa région centrale fut presque continuellement sous le contrôle des émirs libanais qui étendaient aussi fréquemment leur domination sur la plaine du 'Akkar, au nord-est de Tripoli.

Dans le nord de la Békaa, les chiites de la région de Baalbek étaient tellement impliqués dans les affaires de l'Émirat libanais que leur histoire ne peut être séparée de celle du Mont-Liban, bien qu'ils n'aient jamais été directement gouvernés par les Ma'n et les Shihab. Dans le sud de la Békaa, la région de Wadi al-Taym, (au pied du Mont-Hermon), était le district d'origine de la famille Shihab et fit par conséquent partie du territoire libanais lorsque les Shihab accédèrent à la direction de l'Émirat. En considérant ces faits, le Liban de l'époque ottomane peut être historiquement défini comme l'ensemble du territoire, de la crête de l'Anti-Liban à la mer, qui normalement subissait l'impact des gouvernements Ma'n

10 et Shihab un territoire qui, par son étendue, différait assez peu du Liban actuel.

Dans les limites de ce territoire, une forme d'autorité politique en évolution s'est poursuivie sans interruption depuis le début du dix-septième siècle jusqu'à nos jours, dotant le Liban d'une identité originale et spécifique. Pourtant l'unité politique du Liban, développée et maintenue par des dynasties et des gouvernements successifs, a souvent été démentie par de profondes divisions entre les habitants du pays. En fait, il serait difficile pour un historien de parler sans réserve d'un peuple libanais. Au niveau des dirigeants féodaux, des considérations politiques communes ont souvent rassemblé les chefs des diverses communautés libanaises et resserré leurs rangs. Parmi les émirs et les cheikhs (comme on appelait ces chefs) la différence de religion ne constituait pas une barrière à une coopération étroite entre les maronites, les melchites, les druzes, les musulmans chiites et sunnites. Ils appartenaient tous au même système politique et les chefs féodaux de religions et de sectes différentes se désignaient mutuellement sous le nom de frère ou de cousin. Les différends et les rivalités entre les principaux émirs et cheikhs amenaient parfois la formation de clans féodaux qui ignoraient les divisions religieuses et pénétraient en toutes les classes de la population. Les chefs féodaux se liguaient souvent en période de danger, chacun à la tête de ses propres hommes, pour combattre un ennemi commun ; en de telles occasions, les soldats paysans druzes, chrétiens et musulmans luttaient côte à côte pour défendre quelque cause féodale commune ou peut-être une terre commune. Sous le gouvernement des émirs Ma'n et Shihab, les sectes libanaises finirent par former ce qui était en fait une confédération. Mais

11 le contact réel entre les diverses sectes était presque entièrement limité à une coopération politique et militaire. Socialement, chaque communauté religieuse continuait à ignorer les autres et à en rester indépendante et les rapports au sein d'un même village entre voisins de confessions différentes dépassaient rarement le niveau de relations fortuites ou d'affaires.

Les relations entre les divers groupes religieux au Liban se sont développées considérablement depuis l'époque de l'Émirat. Néanmoins, les divisions religieuses demeurent importantes. De nos jours, comme par le passé, les maronites restent la secte prépondérante parmi les chrétiens du pays, traditionnellement suivis en importance par les grecques- orthodoxes et les grecques-catholiques. D'après les chiffres officiels de population, publiés en 1956, on dénombre 423.500 maronites, 149.000 grecques-orthodoxes et 91.000 grecques- catholiques. Les autres sectes chrétiennes (arméniens- orthodoxes, arméniens-catholiques, protestants et autres) pris ensemble représentent 122.000 personnes - un chiffre qui comprend les 6.500 juifs libanais. Parmi les principaux groupes non-chrétiens, les musulmans libanais, divisés presque également entre les sectes sunnite et chiite amenuisent par comparaison la communauté druze, petite mais traditionnellement importante. D'après les chiffres officiels, on compte 286.000 sunnites, 250.500 chiites et 88.000 druzes2. Pour apprécier les particularités historiques et politiques du Liban, il est important de comprendre les circonstances dans lesquelles chacune de ces diverses sectes

2 J’ai arrondi les chiffres officiels aux cinq centaines les plus proches. La population du Liban s’élevait donc en 1956 à 1 410.000 habitants. 12 s'est établie au Liban, et la manière dont elles se sont développées.

Parmi les sectes du Liban actuel, les chiites et les sunnites ont vécu pour la plupart à l'extérieur du Mont-Liban proprement dit. Ces deux groupes musulmans divergèrent à l'origine sur la question de la succession du prophète ; les chiites (littéralement "les partisans") soutenaient les revendications au Califat du cousin et gendre de Muhammad: 'Ali, alors que le groupe appelé plus tard sunnite (littéralement "les orthodoxes") entendaient que les fidèles choisissent les Califes par acclamations.

Au Liban, les chiites de la tendance modérée connus sous le nom de « duodécimains »3 (et appelés localement mtawlis pluriel de mitwali), sont à présent majoritaires dans la région de Baalbek et Jabal 'Amil, à l'est de Tyr. Il fut un temps, toutefois, bien avant l'époque ottomane, où les chiites de l'une ou l'autre tendance dominaient presque tout le pays, mis à part les districts nordiques de Bsharri, Batrun et Jubayl qui étaient sous contrôle maronite. Le Kesserouan, de nos jours à prédominance maronite, fut jusqu'au quatorzième siècle une région spécifiquement chiite. Jabal al-Danniyya, au nord de Bsharri, porte encore maintenant le nom de la communauté chiite ésotérique (probablement ismaïlienne) qui était établie là à la veille des croisades4. La Békaa était un territoire chiite

3 Parce qu’ils acceptaient comme règle l’imamat ou primauté des descendants de ‘Ali par son fils Hussayn jusqu’à la douzième génération. 4 Le nom Danniyya, (correctement Zanniyya), comme Batiniyya, était couramment utilisé pour désigner les diverses sectes ésotériques chiites, notamment les Isma’ilites ou Sab’iyya (tenant du Sept), qui ne tenaient pour valide que l’imamat des sept premiers imams. 13 depuis un temps reculé et certaines parties (notamment la région de Baalbek) le demeurent aujourd'hui. Au moment de la première croisade, une dynastie chiite Banu ‘Ammar gouverna à Tripoli et ses environs; ses sujets étaient probablement aussi chiites. Auparavant, le chiisme ismaïlien avait prospéré dans le Wadi Al-Taym et probablement aussi dans le Chouf jusqu'à ce que les habitants de ces deux régions se convertissent au druzisme à peu près au début du onzième siècle.

Vers la fin de ce siècle, lorsque les premiers croisés arrivèrent en Syrie, les régions du Chouf et de Wadi al-Taym au Liban étaient déjà un territoire druze ; cependant la domination chiite dans le pays n'était pas entamée.

Cette situation devait changer aux douzième et treizième siècles. Jusqu'au temps des croisades, les chiites au Liban (et ailleurs en Syrie) 5 bénéficièrent de la protection des Fatimides d'Egypte, califes chiites qui avaient établi le chiisme ismaïlien comme religion d'état au Caire et qui défiaient l'autorité du Califat sunnite des Abbassides de Bagdad. Au cours du dixième et onzième siècles, alors que l'empire des califes abbassides se désintégrait, les Fatimides étaient à l'apogée de leur pouvoir en Egypte et réussirent plus d'une fois à étendre leur domination sur la Syrie. Sous leur protection, le chiisme syrien vécut son âge d'or. A la veille des croisades, toutefois, le pouvoir fatimide commença à décliner en Syrie et en Egypte. Les califes du Caire furent complètement discrédités dans les guerres contre les

5 Le terme Syrie, tel qu’il est utilisé ici, désigne la région géographique comprenant le Liban, la Palestine et la Transjordanie ainsi que le territoire de la République Syrienne moderne. 14 envahisseurs chrétiens et ne réussirent pas à fournir un commandement efficace à une contre-croisade musulmane. En l'absence d'une direction chiite, une succession de dynasties sunnites apparurent et prirent l'initiative contre les croisés, réussissant finalement à unir une importante portion du monde musulman sous leur commandement. Le succès de ces dynasties sunnites signifia la fin de la prépondérance chiite dans la région. Lors de l'expulsion définitive des croisés de Syrie à la fin du treizième siècle, les sultans mamluks qui à présent remplaçaient les califes fatimides au Caire se retournèrent contre les chiites et essayèrent de les éliminer partout. Des expéditions mamluks furent organisées contre les principales régions chiites au Liban à partir de 1292, un an après la prise d'Acre (St. Jean d'Acre) par les mamluks, Jabal 'Akkar et al-Danniyya furent facilement réduites et leurs habitants furent soit convertis de force au sunnisme, soit dispersés et remplacés dans les deux régions par des musulmans sunnites. Les chiites du Kesserouan offrirent une résistance plus forte, s'opposant aux mamluks pendant treize ans; mais ils furent finalement vaincus et dispersés en 1305. Progressivement, les colons maronites du nord les remplacèrent dans la région. Pendant ce temps-là, les pressions et les persécutions réduisirent encore plus la communauté chiite au Liban. Bientôt le chiisme commença graduellement à disparaître de la plupart des villes côtières, Tyr seule restant à prédominance chiite jusqu'à nos jours. Dans la montagne druze, seuls deux villages chiites ; survivent actuellement dans le Gharb, au sud-est de Beyrouth, ainsi que quelques colonies côtières à proximité de Beyrouth et quelques villages dans le sud du Chouf, dans le district de Jazzin. Après le seizième siècle, des chiites de la région de Baalbek traversèrent les sommets du Liban pour s'installer

15 dans les districts de Jubayl et de Bsharri ainsi que dans le Kesserouan. A la fin du dix-huitième siècle, toutefois, la majorité de ces colons avaient été expulsés de ces régions maronites par les Shihab, ne laissant que les quelques communautés chiites qui subsistent encore de nos jours dans le district de Jubayl.

Au Liban, les musulmans sunnites, comparés aux chiites, sont une communauté de formation plus récente, dont la croissance date essentiellement des périodes mamluk et ottomane. Ce fut en effet pendant la période mamluk qu'en raison des persécutions constantes, de nombreux chrétiens et musulmans chiites se convertirent à l'Islam sunnite dans toute la Syrie, donnant au sunnisme l'ascendant qu'il conserve encore à l'heure actuelle dans la région. Jusqu'à la fin du treizième siècle, une forte proportion de la population syrienne était encore chrétienne et, parmi les musulmans, les chiites gardaient la prédominance dans bien des zones de la Syrie. Pendant la période des croisades la façon dont ces chrétiens et ces chiites se conduisirent devait susciter la rancœur de l'état sunnite contre eux: les chrétiens, naturellement suspectés de préférer l'autorité des croisés, les aidaient souvent ouvertement contre les musulmans; les chiites, se méfiant de l'Islam sunnite, laissaient parfois s'effriter leur loyalisme jusqu'à trahir. En conséquence, lorsque la période des croisades se termina, l'état sunnite tomba immédiatement sur les deux communautés, les soumettant à des années de persécution systématique.

Ce fut probablement à ce moment-là que les premières communautés musulmanes sunnites importantes se développèrent à Tripoli, Beyrouth et Saïda - villes côtières qui

16 éprouvaient fortement l'impact de la domination mamluk. Plus tard, la population sunnite de ces villes du Liban devait s'accroître encore plus, au fur et à mesure que les marchands et les négociants sunnites du centre de la Syrie, de l'Egypte, de l'Afrique du Nord et d'ailleurs vinrent s'installer dans ces centres d'affaires bien situés et souvent prospères. A l'heure actuelle, Saïda et Tripoli sont des villes à majorité sunnite et Beyrouth a également une importante population sunnite. Assurément il en a été ainsi depuis le dix-septième siècle et, dans chacun des cas, les sunnites vivent côte à côte avec d'importantes communautés de chrétiens melchites, divisées depuis la fin du dix-septième siècle en églises grecque- orthodoxe et grecque-catholique.

Tripoli, Beyrouth et Saïda n'étaient pas les seuls centres libanais de l'Islam sunnite. Pour échapper aux persécutions, ou peut-être pour gagner les faveurs des maîtres mamluks, les druzes et les chiites de la Békaa, de Wadi al-Taym et du Chouf semblent avoir fréquemment pratiqué l'Islam sunnite par taqiyya - une pratique commune parmi les sectes chiites, qui permet à un fidèle sous la contrainte de renier sa propre foi et de feindre d'embrasser la religion du groupe dominant. Au fil des années, certaines communautés qui pratiquaient le sunnisme par taqiyya depuis plusieurs générations oublièrent apparemment leur dissidence originelle et commencèrent à se considérer réellement comme des musulmans sunnites. Il est fort probable que ceci explique aujourd'hui l'origine des vieilles communautés sunnites qu'on trouve dans les villages du centre de la Békaa, dans le Wadi al-Taym et dans certains bourgs du district Kharrub dans le Chouf. Cela peut aussi en partie expliquer le sunnisme actuel des régions de 'Akkar et de Danniyya. Pour ces deux régions, toutefois, un autre facteur

17 est entré en jeu. Au début du quatorzième siècle, lorsque les Mamluks établirent leur domination sur la Syrie, des clans turcomans et kurdes furent amenés pour coloniser les diverses régions côtières de Syrie où ils se comportèrent en agents des Mamluks et surveillèrent les turbulentes régions intérieures. Il y avait entre autres une importante colonie de Turcomans dans le Kesserouan, et de Kurdes dans la région de Tripoli (les régions de 'Akkar et de Danniyya). Il y avait aussi apparemment des colonies sunnites plus à l'intérieur des terres, dans la région de Baalbek, entièrement distinctes d'autres colonies mineures qui étaient peut-être établies dans le pays. Quelle qu'ait été leur origine raciale, ces nouveaux colons étaient tous des musulmans sunnites et leur présence au Liban contribua au développement de la communauté sunnite dans le Kesserouan ; mais de grandes communautés sunnites continuent à prospérer dans la région de Tripoli et aussi, parmi les chiites, dans la région de Baalbek.

Le Chouf et le Wadi Al-Taym sont toujours, dans le Liban actuel, le point d'ancrage des druzes, - disciples du calife fatimide al-Hakim (996 -1202), qui proclama sa propre divinité au début du onzième siècle, déviant du chiisme ismaïlien traditionnel. Les druzes tiraient leur nom de Muhammad ibn Ismâ’îl (alias Nushtigin) al Darazi, l'un des fondateurs de la secte, qui était essentiellement chargé de prêcher le culte de al-Hakim parmi les ismaïliens de Syrie. A la manière ismaïlienne, al Darazi et ses disciples organisèrent leurs adeptes en secte secrète, avec un noyau d'élite initiés ('uqqal ou ajawid) dirigeant la masse des non-initiés (juhhal). On enseignait aux fidèles à utiliser des formules secrètes pour se reconnaître les uns les autres où qu'ils se rencontrassent. Dans un environnement hostile, on leur enjoignait de cacher leur

18 religion si elle les mettait en danger et de se conformer par taqiyya aux usages du groupe dominant. Par ailleurs, on les exhortait à toujours maintenir leur solidarité et à suivre les avis respectés de leur 'uqqal. Seuls ces 'uqqal accomplissaient les devoirs religieux, se rencontrant dans des maisons ou dans des retraites spéciales (Khalwat, singulier Khalwa) où ils priaient et discutaient des affaires générales de la communauté. On n'attendait jamais des juhhal qu'ils prient ou s'intéressent aux affaires religieuses, bien qu'ils fussent encouragés à désirer l'initiation. Parce que les druzes faisaient face à de sévères persécutions au départ, ils abandonnèrent très tôt le prosélytisme et déclarèrent leur secte « fermée » à d'éventuels convertis.

Les circonstances du début de leur histoire amenèrent les druzes à se développer d'une manière spéciale en communauté de paysans montagnards organisés pour la guerre. La secte existait à peine depuis un siècle quand eut lieu la première invasion de la Syrie par les croisés, forçant les druzes à choisir le camp de l'état sunnite de Damas contre les envahisseurs. Pendant les deux siècles qui suivirent, les druzes furent presque constamment en guerre contre les croisés dans leur secteur, menant des raids contre les positions des croisés dans la Békaa, le nord de la Palestine et les régions côtières libanaises depuis leurs repaires montagnards du Sud-Liban et de l'Anti-Liban. Impressionnées par le courage des montagnards druzes, les dynasties sunnites successives qui contrôlèrent l'intérieur de la Syrie recherchèrent fréquemment leurs services comme auxiliaires locaux, les attirant au moyen de largesses de toutes sortes. Leurs chefs féodaux étaient reconnus comme commandants régionaux et recevaient des titres qui indiquaient leurs rangs élevés. Cette

19 association entre les chefs féodaux druzes et le gouvernement central musulman devait influencer fortement la structure sociale druze, concentrant le pouvoir entre les mains de l'aristocratie féodale qui à présent supplantait les 'uqqal religieux à la tête de la communauté. Les 'uqqal durent dorénavant se contenter d'une position de subordonnés et devinrent les agents de l'aristocratie féodale, usant de leur influence parmi les gens du peuple pour maintenir la discipline sous le contrôle féodal.

Au cours du dix-septième siècle dans le Mont-Liban, les druzes s'associèrent politiquement aux maronites, - à l'origine secte chrétienne monothélite qui, à partir du douzième siècle, s'était unie à Rome en tant qu'Eglise uniate avec ses propres clergé et liturgie. Établis au départ dans les districts nord de Bsharri, Batrun et Jubayl, les maronites commencèrent à émigrer vers le sud dans le Kesserouan après la dispersion des chiites de la région par les Mamluks. Plus tard, sous la protection des émirs Ma'n et Shihab, les maronites du nord vinrent en grand nombre s'installer dans les districts druzes du sud et dans d'autres régions du territoire libanais actuel qui tombaient à l'époque sous le contrôle des émirs. En fait, une véritable colonisation maronite du Liban eut lieu au dix- septième et dix-huitième siècles, d'où il résulta que les maronites devinrent la communauté la plus répandue dans le pays.

A la fin du dix-septième siècle, les districts nord du Kesserouan (le Futuh, le Kesserouan intérieur et le Kesserouan extérieur) étaient déjà des régions à prédominance maronite et un grand nombre de maronite étaient aussi établis parmi les druzes du Matn (Sud Kesserouan). Dans le même temps, la migration

20 maronite vers d'autres régions du Liban avait déjà commencé. Un si grand nombre de maronites vinrent s'installer dans les divers districts du Chouf (le Gharb, le Jurd et le Chouf proprement dit) qu'à la fin du dix-huitième siècle ils y formaient déjà une nette majorité. Au nord, certains villages maronites avaient toujours existé dans le district de Kura à prédominance melchite, près de Tripoli; mais au fur et à mesure les maronites commencèrent à s'installer dans Tripoli même. Il y avait aussi des colonies maronites plus-bas sur la côte à Beyrouth, Saïda et Tyr. Indépendamment du Mont- Liban et des villes côtières, de grandes communautés maronites étaient établies parmi les chiites de la région de Baalbek et de Jabal 'Amil, les sunnites de 'Akkar et de la Békaa, les sunnites et les druzes de Wadi al-Taym. Dans presque toutes les régions où les maronites s'établirent, ils furent suivis par un nombre substantiel de colons melchites venus en majorité de l'intérieur de la Syrie, qui ajoutèrent encore à la prédominance chrétienne croissante dans le pays.

L'expansion des chrétiens et particulièrement des maronites au Liban, devait devenir un facteur primordial dans le développement social du pays. Partout où les industrieux paysans chrétiens s'installèrent, ils amenèrent avec eux leur mode de vie qui allait être jusqu'à un certain point imité et adopté par leurs voisins musulmans et druzes. Les monastères maronites et grecque-catholiques établis dans les districts druzes et chiites, en général avec l'aide et l'encouragement des chefs locaux, influencèrent fortement leur environnement, tant sur le plan économique que social. De la même façon, l'influence des missions catholiques romaines parmi les maronites et les autres chrétiens uniates au Liban ne se limita pas à ces groupes, mais affecta les autres

21 communautés chrétiennes et non-chrétiennes parmi lesquelles elles vivaient.

Les maronites, comme les druzes, constituaient une paysannerie montagnarde guerrière dont l'histoire témoignait de leurs prouesses militaires. Dans les premiers siècles de domination arabe en Syrie, ils avaient opposé une résistance farouche aux empiètements musulmans sur leur territoire. Contraints à la retraite sur bien des points, ils réussirent néanmoins à tenir bon dans les régions les plus accidentées du nord du Liban qui devint leur territoire. Au cours du douzième et treizième siècles, les maronites furent les amis et les alliés des croisés et les chefs maronites conduisirent leurs hommes dans la lutte contre les musulmans comme auxiliaires des croisés. Plus tard, après le départ des Francs de Syrie, les guérilleros maronites essayèrent désespérément de repousser hors de leur territoire les invasions mamluks et coopérèrent apparemment plus d'une fois avec leurs voisins chiites au sud pour la défense du Kesserouan.

Pourtant, alors que les maronites ressemblaient aux druzes en ce qu'ils étaient des guerriers montagnards, ils en différaient fortement dans leur organisation sociale. Le féodalisme maronite ne se développa pas au-delà d'un système de chefs de villages sans coordination, à l'encontre du féodalisme des druzes qui fut très tôt hautement coordonné et organisé. De plus, il n'y eut jamais de coopération systématique entre le clergé maronite et l'aristocratie féodale, comme il y en eut entre les 'uqqal druzes et les chefs féodaux. Avant l'époque du Ma'n, les villages des districts maronites du nord étaient contrôlés par des chefs de village appelés muqaddams qui, en général, s'occupaient des affaires de leurs villageois en temps

22 de paix et les conduisaient contre l'ennemi en temps de guerre. Jusqu'au début du quatorzième siècle, ces muqaddams semblent avoir joui d'une grande popularité et avoir coopéré avec le clergé maronite à la direction de leur communauté. Mais le premier siècle de gouvernement mamluk s'était à peine écoulé que ces chefs de village belliqueux dégénérèrent en agents fiscaux subordonnés au gouvernement mamluk provincial de Tripoli. En tant que fermiers des impôts, les muqaddams furent identifiés à l'autorité étrangère oppressive et devinrent impopulaires aussi bien chez les paysans que dans le clergé. Négligeant les intérêts de leur peuple, ils s'attachèrent principalement à chercher à plaire à leur maîtres mamluks (et plus tard ottomans) imitant obséquieusement leur manières au point d'adopter des noms et des titres pieux musulmans. Cela laissa le patriarche maronite et son clergé seuls véritables chefs de leur communauté et porta un des premiers coups au pouvoir féodal maronite. Le clergé maronite, en majorité d'origine paysanne, était proche de ses ouailles et prit naturellement la défense des paysans contre les muqaddams souvent cruels et rapaces. L'opposition traditionnelle entre le clergé maronite et l'aristocratie féodale s'intensifia en conséquence et elle allait se prolonger et constituer un facteur important de la vie sociale maronite jusqu'aux dernières années du féodalisme au Liban.

De nos jours, on rencontre au Liban les grecques-orthodoxes et les grecques-catholiques, comme les maronites, dans presque toutes les régions du pays. Les maronites sont toutefois beaucoup plus nombreux. En outre, alors que les maronites sont en majorité des paysans montagnards, les grecques-orthodoxes et les grecques-catholiques ont

23 tendance à se concentrer dans les villes côtières comme négociants et artisans. Les familles maronites, descendant des générations de paysans attachés à leur terre, portent communément le nom de leur village ou district d'origine - une preuve de provincialisme très enraciné de leur communauté.

Au contraire, le caractère citadin des grecques-orthodoxes et des grecques-catholiques se reflète dans la fréquence chez eux des patronymes indiquant un négoce ou un métier, par exemple Haddad (Forgeron), Lahham (Boucher), Sayigh (Orfèvre), Sabbagh (Teinturier), Najjar (Charpentier), Khayyat (Tailleur) ou Hayik (Tisserand).

Les grecques-orthodoxes et les grecques-catholiques sont appelés ainsi en Syrie et en Egypte parce qu'ils suivent les rites byzantins et utilisent la langue grecque dans leur liturgie. Au départ, les deux communautés formaient l'Eglise melchite qui comprenait tous les chrétiens syriens et égyptiens qui acceptaient les décrets du Concile de Chalcédoine (451 après J.-C.) contre les nestoriens et les monophysites. En 1054, lorsque se produisit le schisme entre les Eglises de Rome et de Constantinople, les melchites suivirent Constantinople et furent en conséquence considérés par Rome comme schismatiques. Ce ne fut qu'à la fin du dix-septième siècle qu'un groupe de melchites syriens influencés par des missionnaires jésuites se séparèrent du corps principal de leur Eglise et entrèrent en communion avec Rome. La séparation eut lieu en 1683 sous la conduite d’Euthymius Sayfi, évêque de Tyr et de Saïda (1683 -1723); mais les melchites uniates ne s'organisèrent en tant qu'Eglise indépendante qu'en 1701. Plus tard, lorsque le siège melchite d'Antioche devint vacant

24 en 1724, les melchites uniates et non-uniates élièrent chacun comme successeur leur propre patriarche, et la séparation entre les deux Eglises fut consommée. Depuis ce temps-là, les melchites uniates furent connus sous le nom de grecques- catholiques et les non-uniates de grecques-orthodoxes.

Au Liban, une grande proportion des grecques-catholiques et des grecques-orthodoxes étaient des arrivants tardifs qui s'installèrent dans le pays pendant la période ottomane, spécialement après que les deux sectes se fussent séparées. Toutefois, on trouvait des melchites au Liban bien avant cela. Il semble qu'une vieille communauté de paysans melchites prospérait au nord du Liban, dans le district de Kura (au sud- est de Tripoli) depuis le début du huitième siècle, date à laquelle les melchites de ce district se seraient heurtés à leurs voisins maronites. Au cours du dix-septième et du dix- huitième siècle, beaucoup de ces melchites suivirent les maronites qui migraient vers le sud en direction des districts druzes, de sorte qu'un certain nombre de familles de grecques-orthodoxes et de grecques-catholiques dans différentes parties du Liban de nos jours font remonter leur origine au Kura. Étant des paysans, les melchites du Kura s'installèrent principalement dans les zones rurales du Liban, s'établissant au milieu de la paysannerie maronite et druze dont ils partagèrent le mode de vie. Mais dans la population melchite actuelle au Liban, ceux qui sont originaires du Kura ne forment qu'une portion très réduite. La plus grande partie vint de l'extérieur; de la région de Hawran (à l'est du Mont Hermon), du nord de la Palestine ou des villes de l'intérieur de la Syrie (Damas, Homs, Hama et Alep). Certains de ces melchites, comme d'autres chrétiens syriens, immigrèrent au Liban durant la période Mamluk pour échapper aux

25 persécutions contre les chrétiens qui suivirent la destruction des états des croisés. Bien d'autres suivirent à l'époque ottomane, attirés par le gouvernement tolérant et relativement bienfaisant des Ma'n et des Shihab. Les grecques-catholiques, en particulier, cherchèrent refuge au Liban au cours du dix-huitième siècle pour échapper aux persécutions des grecques-orthodoxes à Alep et dans d'autres villes syriennes. Contrairement aux paysans melchites de Kura, la plupart des melchites venant de Palestine et de l'intérieur de la Syrie étaient citadins et n'étaient pas attirés par la vie agricole dans les montagnes. En conséquence, seul un petit nombre d'entre eux devinrent finalement des paysans, les autres s'installant dans les villes côtières et dans les centres de montagne les plus importants où ils poursuivirent leurs activités précédentes.

Venant d'origines diverses et établies dans le pays dans des circonstances différentes, les diverses communautés religieuses du Liban se développèrent en groupes distincts, chacun avec son organisation sociale particulière. Les chiites, les druzes et les maronites s'affirmèrent en montagnards rebelles, intrépides et dévoués aux intérêts de leurs clans, fermement attachés à leur particularisme et faisant montre d'un fort esprit d'indépendance. En règle générale, ces groupes sont tous les trois formés de paysans laborieux, traditionnellement généreux et hospitaliers, naïvement rusés dans leurs rapports politiques et sociaux et passionnés d'éloquence exaltée. A cela toutefois se limitent les ressemblances. Parmi les chiites, une longue histoire de persécutions et de répression s'est reflétée dans la timidité politique caractéristique de la communauté et son organisation apparemment peu structurée. Plus heureux en

26 politique, les maronites et les druzes présentent une organisation sociale rigide et la confiance en soi de communautés habituées de longue date à s'administrer elles- mêmes. Les deux sectes, pendant longtemps partenaires principaux dans l'Emirat et le Mutassarifat libanais, diffèrent néanmoins sur certains points importants. Les druzes ont traditionnellement surpassé les maronites par leur sens de la solidarité, leur discipline sociale, leur stricte obéissance à leurs chefs et en général leur dynamisme et leur adaptabilité. Malgré quelques flambées vindicatives, ils ont été normalement le groupe le plus tolérant, enclins à proposer des compromis et à coopérer avec les autres quand ils ne se sentaient pas offensés. En règle générale, ils ont tendance à être peu communicatifs, réservés et courtois, maîtres de la ruse en politique et du stratagème dans la guerre. Les maronites, par contre, sont notoirement hardis et francs, leur manque de discrétion contrastant vivement avec la réserve des druzes. Individualistes obstinés, les maronites ont été en général le peuple le plus aventureux et le plus entreprenant, surpassant de beaucoup les druzes dans la réussite économique et culturelle. Mais l'individualisme maronite a aussi eu un effet contraire. Il a affaibli la solidarité de la communauté, encouragé une tendance à la mesquinerie et trop souvent subordonné le bien commun à l'intérêt personnel. Les maronites, en temps de crise, se sont fréquemment divisés sur des questions insignifiantes et ont perdu l'avantage de leur nombre et de leur indubitable valeur militaire dans d'inutiles querelles de personnes ou de factions.

Les communautés sunnites et melchites du Liban diffèrent des chiites, des druzes et des maronites en ce qu'elles sont essentiellement formées de citadins, dénués de la rudesse et

27 du particularisme des montagnards. Les sunnites ruraux, il est vrai, ressemblent beaucoup superficiellement aux chiites dans leur attitudes et leur mode de vie, alors que les paysans grecques-orthodoxes et grecques-catholiques ne diffèrent souvent de leurs voisins maronites que par leur grande docilité et leur organisation plus souple. Ce sont toutefois les sunnites et les melchites de Tripoli, Beyrouth et Saïda, plutôt que ceux du Mont-Liban, de la Békaa et du 'Akkar, qui sont les plus nettement typiques de leurs groupes respectifs. Historiquement, les sunnites et les melchites au Liban représentent l'orthodoxie musulmane et chrétienne orientale, contrairement aux maronites, chiites et druzes qui se sont établis d'abord dans le pays comme dissidents et rebelles à l'autorité centrale. En conséquence, alors que les maronites, les chiites et les druzes demeuraient des communautés isolées, retirées dans leurs repaires montagnards, leurs compatriotes sunnites et melchites, surtout ceux des villes côtières, conservèrent d'importants liens avec le monde extérieur. Les sunnites, même quand ils vivaient dans les montagnes, continuaient à percevoir une communauté d'intérêts avec leurs coreligionnaires d'autres régions, particulièrement dans le voisinage immédiat de la Syrie. Les melchites, de la même façon, restèrent conscients d'une solidarité avec les autres melchites dispersés en Syrie et en Egypte, et également avec les autres chrétiens qui suivaient le rite byzantin en Grèce et dans les pays slaves.

Les communautés sunnites et melchites se ressemblaient en fait dans leur aspect essentiellement urbain et par la largeur de leurs horizons sociaux; mais elles étaient dissemblables sur d'autres points. Pendant toute la période ottomane, pour ne pas parler des époques précédentes, les sunnites, parmi les

28 sectes libanaises, bénéficièrent de la sécurité spéciale qui résultait de l'appartenance privilégiée à un état musulman universel. Ils comptaient parmi les plus loyaux et les plus soumis des sujets du sultan, n'accordaient pas un intérêt soutenu à la politique interne du Liban et se satisfaisaient pour la plupart de jouir des avantages qu'ils retiraient du fait de professer la religion d'état. Etant accoutumés à dépendre de la faveur gouvernementale, ils ne développèrent jamais la capacité de compter sur eux-mêmes des autres sectes libanaises, comme les maronites ou les druzes. Après l'effondrement de l'empire ottoman, lorsque l'état du Grand- Liban fut organisé sous la forme d'une entité politique complètement distincte sous le mandat français, les sunnites libanais se retrouvèrent brusquement désemparés; privés des prérogatives dont ils avaient joui en tant que sujets ottomans, ils ne connaissaient aucune manière de s'adapter à ce changement de leur situation. En conséquence, ils devinrent un facteur majeur d'instabilité dans la République libanaise pendant la période du mandat et le demeurèrent jusqu'à un certain point même après que le Liban fût devenu complètement indépendant.

Le cas des melchites était différent. En tant que chrétiens, les melchites ne bénéficièrent pas de privilèges particuliers sous la domination ottomane. Contrairement aux maronites, toutefois, ils ne vivaient pas pour la plupart isolés dans les montagnes mais parmi les sunnites dans les principales villes de Syrie et d'Egypte. Ils développèrent donc des habitudes de comportement qui leur permettaient de réussir dans un environnement essentiellement sunnite sous la forme d'une minorité affable et entreprenante mais volontairement effacée sur le plan politique. Les melchites s'adaptèrent si bien

29 aux circonstances particulières dans lesquelles ils se trouvaient que l'ensemble de la communauté finit par jouir d'une prospérité générale inconnue dans les autres sectes. A l'heure actuelle, les grecques-orthodoxes et les grecques- catholiques du Liban continuent à faire montre de la complaisance traditionnelle et de l'ingéniosité de leurs prédécesseurs melchites. Timides sur le plan politique, ils excellent encore dans les domaines où il y a le moins d'interférence du gouvernement et sont, du moins sur le plan économique, l'une des communautés les plus actives du pays.

Les maronites et les druzes, ainsi que les sunnites, les chiites, les grecques-orthodoxes et les grecques-catholiques ont été associés politiquement au Liban depuis le temps de l'Emirat. D'autres sectes les rejoignirent ultérieurement. Une petite communauté protestante, formée principalement de grecques-orthodoxes convertis par les missionnaires britanniques et américains, devient active au Liban au dix- neuvième siècle. Au dix-huitième siècle, des dissensions au sein de l'Eglise arménienne en Cilicie (1737-40) avaient déjà conduit à l'établissement au Liban d'une communauté considérable d'arméniens-catholiques, alors nouvellement organisée en Eglise distincte en communion avec Rome. A partir de la fin du dix-neuvième siècle, les persécutions systématiques des Turcs poussèrent un grand nombre d'autres Arméniens, en majorité de l'Eglise grégorienne, à chercher refuge au Liban, de sorte que les grégoriens (ou arméniens-orthodoxes, comme on les appelle souvent), représentent maintenant la septième plus grande secte du pays, après les druzes6. A des époques diverses, les juifs, les

6 D’après les derniers chiffres officiels de population (pour 1956), il y avait 68.700 arméniens-grégoriens, 14.600 arméniens-catholiques, et 13.600 protestants. 30 jacobites, les catholiques-romains, les nestoriens, les syriens- catholiques et d'autres encore se sont aussi établis au Liban en petit nombre, formant ce qu'on appelle de nos jours les «minorités libanaises». Sous l'autorité des Shihab, les diverses communautés libanaises vécurent pacifiquement côte à côte, liées par une allégeance commune à l'émir gouvernant. Chaque secte s'occupait de ses propres affaires internes indépendamment des autres, tirait une fierté féroce de son identité propre et surveillait jalousement ses droits. Pourtant une coutume immémoriale régulait les relations politiques entre les différents groupes et prescrivait un processus pacifique grâce auquel les différends ordinaires pouvaient être réglés. Il est vrai que les Libanais ne constituaient pas alors une nation, unie par ses buts et par la conscience de son identité; néanmoins, ils apparaissaient comme une communauté particulière de sectes, organisée sous la forme la plus proche peut-être qu'on connaisse d'un «contrat social». L'histoire du Liban depuis le dix-huitième siècle témoigne principalement du développement de ce «contrat social» et de ses répercussions dans l'organisation politique du pays. A des moments divers, des facteurs internes et externes ont gravement affecté les relations politiques et sociales des sectes principales du pays et précipité des changements fondamentaux en elles. Les chapitres qui suivent retraceront brièvement le développement de l'Emirat libanais depuis le début du dix-septième et jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, et traiteront ensuite plus en détail des changements qui ont eu lieu de l'avènement de l'Emir Bashir II en 1798 jusqu'à nos jours.

31 PREMIÈRE PARTIE

LE MONT-LIBAN

« Ce petit pays qui est si important… » Clemens Metternich

32 CHAPITRE I L’ÉMIRAT SHIHAB

Au début du dix-septième siècle, Fakhr al-Din Ma’n, émir du Chouf, imposa sa tutelle à l’ensemble du Liban. Maître héréditaire des districts druzes du sud, il profita de circonstances favorables pour étendre sa souveraineté aux districts maronites du nord, établissant une tradition d’union maronite-druze qui devint le principal support de l’autonomie du Liban en tant que province ottomane. La carrière de Fakhr al-Din attira en son temps l’attention de l’Europe. Les Médicis de Toscane, qui projetaient d’établir leur propre empire en Syrie, s’intéressèrent de très près aux activités de l’émir et l’incitèrent à se rebeller contre ses suzerains ottomans. Assuré de l’appui des toscans, l’émir défia avec succès l’autorité de la Syrie. Mais lorsque la Porte contre-attaqua, les toscans n’apportèrent pas le soutien promis. Fakhr al-Din, abandonné à lui-même, fut vaincu et fait prisonnier par les Ottomans en 1633, puis envoyé enchaîné à Istanbul où il fut mis à mort par strangulation en 1635. Parmi les fils de l’émir, l’un était mort en combattant les Turcs, un autre fut exécuté en même temps que son père et seul le plus jeune, Husayn, survécut comme page à la cour Ottomane, s’élevant par la suite à la distinction de chambellan et d’ambassadeur aux Indes. Ce fut Mulhim, le neveu de Fakhr al-Din, qui lui succéda au Liban, suivi en 1657 de son fils Ahmad. En 1697, lorsque la ligné Ma’nide mâle s’éteignit avec la mort de l’émir Ahmad, les Ottomans permirent aux notables libanais de se réunir et d’élire pour lui succéder son neveu Bashir Shihab de Wadi al-Taym. Une fois Bashir élu, le gouvernement ottoman déclara avec insistance que la succession aurait dû aller normalement au jeune

33 Haydar Shihab, un petit fils de Ahmad Ma’n et cousin éloigné de Bashir Shihab. Après quelques négociations, un compromis fut finalement établi, aux termes duquel Bashir I gouvernerait comme régent jusqu’à la majorité de son cousin Haydar. C’est ainsi que les Shihab, parents des Ma’n et chefs suprêmes de Wadi al-Taym, devinrent émirs du Liban.

Du point de vue religieux, les nouveaux émirs du Liban étaient sunnites, mais l’émirat dont ils prenaient la succession était largement contrôlé par les intérêts féodaux druzes. Les chrétiens, il est vrai, avaient l’avantage numérique dans le pays, les maronites à eux seuls constituaient la majorité absolue dans les districts de montagnes. Mais malgré leur nombre, les chrétiens étaient politiquement faibles. Depuis la moitié du dix-septième siècle, les districts maronites de Bcharré, Batroun et Jbeil et les districts melchites du Koura étaient passés sous contrôle des cheikhs Hamada – chiites de la région de Baalbak – qui tenaient ces districts chrétiens des pachas ottomans de Tripoli. Les Hamada ne reconnaissaient pas la souveraineté des émirs libanais et leur autorité dans le nord du Liban était violente et oppressive. Pendant ce temps- là, au Kesserouan, les cheikhs maronites de la famille Khazen, soutenus par les Ma’n, avaient réussi à reprendre de grandes étendues de terres aux chiites qui s’y étaient réinstallés vers la fin de l’époque mamluk. Mais les chrétiens ne bénéficiaient d’une position de force que dans le Kesserouan. Dans le Chouf et ses environs, au cœur du domaine des Ma’n et des Shihab, les maronites et les melchites n’avaient toujours qu’une importance politique négligeable. Les Ma’n avaient en fait encouragé l’installation de chrétiens dans ces districts druzes et, avant que les Shihab leur succèdent, un grand nombre de chrétiens s’y étaient déjà établis. Toutefois, ces chrétiens

34 venus dans le Chouf étaient en grande majorité des paysans qui s’installèrent sur les domaines des chefs féodaux druzes, les puissants seigneurs du Chouf, du Gharb et du Jurd, qui apparaissaient comme la plus puissante force politique du pays. Rien d’étonnant à ce que les émirs Shihab aient essayé sûrement jusqu’au milieu du dix-huitième siècle de se faire passer pour des druzes.

Dès leur premier établissement au Liban, les druzes avaient géré leurs affaires internes comme celles d’une communauté virtuellement autonome et avaient développé un système féodal particulier. Le féodalisme islamique ordinaire était basé sur le iqta’ non héréditaire – droit révocable au revenu d’un village ou d’un district, accordé par un souverain à un civil ou à un officier de l’armée comme une partie de son salaire. – Dans un tel système, il était difficile aux aristocraties féodales locales de se développer, car le iqta’ changeait fréquemment de main et restait tout le temps sous le contrôle direct du gouvernement central. Toutefois dans les montagnes druzes, comme dans le nord du Liban, en Transjordanie et dans d’autres régions accidentées de la Syrie, le système iqta’ ne s’appliquait pas régulièrement. Même pendant la période mamluk, lorsque le féodalisme islamique était organisé et centralisé très strictement, les druzes, ainsi que d’autres communautés syriennes isolées, maintinrent leurs traditions féodales particulières avec l’accord tacite du gouvernement mamluk. En fait, le gouvernement investissait le principal chef druze du moment d’une espèce, d’autorité formelle, techniquement en tant qu’officier de la cavalerie provinciale du sultan. Mais cette position modeste était de loin dépassée par le pouvoir et le prestige local dont jouissait un tel chef. En tant qu’émir suprême, le chef druze suprême était à la tête

35 d’un système féodal basé sur la tenure héréditaire de la terre et était le suzerain d’un certain nombre de familles féodales qui contrôlaient les divers districts druzes. Pendant la période mamluk, les émirs druzes les plus puissants étaient les Buhtur, aussi appelés les Tanukh, qui étaient seigneurs héréditaires du Gharb. Lorsque les Ottomans conquirent la Syrie en 1516, les Buhtur perdirent leur suprématie et furent remplacés au poste de chef suprême des druzes par leurs parents les Ma’n, seigneurs du Chouf.

Les Ottomans n'essayèrent pas de changer le statut politique druze. Comme leurs prédécesseurs mamluk, ils permirent aux druzes de conserver leurs traditions féodales originales et de gérer leurs affaires internes à leur guise. Sous les Ottomans, toutefois, les Ma'n finirent par bénéficier d'un pouvoir et d'un prestige que les Buhtur, sous les Mamluks, n'avaient jamais connu. Fakhr al-Din, l'émir Ma’nide dont les relations avec l'étranger ont été évoquées plus haut, put étendre l'hégémonie de sa dynastie sur l'ensemble du Mont-Liban, établissant son autorité très fermement dans le Kesserouan. Sous lui et ses successeurs, le système féodal druze fut introduit dans les districts nord du Liban et l'ascendant politique druze établi dans tout le pays. Dans le Kesserouan et ailleurs, de nouvelles familles maronites comme les Khazen furent élevées à la dignité féodale en tant qu'associés des cheikhs féodaux druzes. Ces familles maronites tenaient et administraient leurs districts à la manière druze, reconnaissaient la suzeraineté des émirs druzes, et imitaient leurs associés druzes jusque dans leur comportement social.

L'hégémonie druze au Liban, établie au début du dix-septième siècle, demeura incontestée pendant longtemps. Bien que les

36 notables maronites aient fréquemment accédé à des postes influents comme assistants et conseillers des émirs, les chefs féodaux druzes demeuraient le soutien principal de l'émirat libanais. Au fil des années, toutefois, le pouvoir druze commença à décliner. A la moitié du dix-huitième siècle, l'importance croissante de la communauté druze en nombre et en influence sociale était devenue un facteur chargé de conséquences politiques. D'autre part les rangs druzes s'étaient régulièrement affaiblis par les divisions internes qui reflétaient les rivalités de pouvoir entre les familles féodales druzes, ce que les émirs Shihab se dépêchèrent d'exploiter.

Les druzes, comme d'autres communautés en Syrie, se divisèrent longtemps en Qaysites et en Yéménites. Cette division trouvait son origine dans la rivalité entre les tribus arabes du nord, (Qaysites), et les tribus arabes du Sud (Yéménites) qui s'installèrent en Syrie et ailleurs au moment de la conquête arabe. Mais dans bien des cas le parti pris pour les Qaysites ou les Yéménites dépassait la scrupuleuse généalogie et servait à nourrir toutes sortes de conflits politiques; c'était particulièrement le cas au Liban. Là, des familles non arabes d'origines Turcomans, des kurdes et des maronites s'empressaient de faire allégeance à l'une ou l'autre des deux factions, alors que d'autres prétendument d'origine arabe changeaient de camp sans s'occuper de leur véritable ascendance. La question principale qui séparait les deux factions était la compétition entre les familles druzes les plus puissantes, notamment les Buhtur, les Ma'n al-Din. Sous les Mamluks, les 'Alam al-Din conduisaient les Yéménites contre les dirigeants Buhtur qui étaient politiquement Qaysites, bien qu’ils fussent probablement cousins des Yéménites ‘Alam al- Din. Lorsque les Ma'n succédèrent aux Buhtur en 1516, les

37 'AIam al-Din et les Yéménites restèrent d'implacables opposants, alors que les Buhtur et les Qaysites apportèrent leur soutien total à la nouvelle dynastie. Ce fut en fait pendant les deux premiers siècles de la période ottomane que la rivalité entre Qaysites et Yéménites devint particulièrement intense dans les montagnes druzes, menant plus d'une fois à des guerres civiles virtuelles.

La carrière du grand émir Fakhr al-Din avait établi une base ferme à la suprématie Qaysites au Liban. Avant son époque, la position des émirs Ma’nide était souvent précaire et cela avait encouragé les chefs druzes Yéménites à conspirer contre eux avec les chefs voisins. En 1585, une prétendue conspiration Yéménite contre l'émir Korkmaz, père de Fakhr al-Din, avait provoqué l'invasion du Chouf par les troupes ottomanes et la mort de l'émir Korkmaz en fuite. Mais les Yéménites n'avaient pas pu récolter les fruits de cette défaite Ma'nide. En quelques années Fakhr al-Din avait réussi à succéder effectivement à son père, et la suprématie Qaysites était raffermie. La chute de Fakhr al-Din en 1633, décrite au début de ce chapitre, donna une seconde chance aux Yéménites. Pour remplacer l'émir défait, les Ottomans lui choisirent comme successeur son ennemi 'Ali 'Alam al-Din, chef du parti Yéménite. Mais là encore le succès des Yéménites fut de courte durée. Les 'Alam al-Din inaugurèrent leur bref exercice du pouvoir par un massacre général des Buhtur; et cela déclencha parmi les druzes une guerre civile qui semble avoir duré deux ans. Un simulacre de paix fut restauré lorsque Mulhim, neveu de Fakhr al-Din, réussit finalement à recouvrer l'émirat pour sa famille. Mais pendant longtemps la situation demeura confuse. Sous Mulhim (1635-57) et son fils Ahmad (1657-97), la suprématie Qaysites fut en fait à nouveau établie sur le Mont-Liban. Les

38 Yéménites demeurèrent néanmoins puissants. Lorsque les Shihab succédèrent aux Ma'n en 1697, les druzes Yéménites étaient encore une force avec laquelle il fallait compter au Liban, et les 'Alam al-Din se considéraient toujours comme des candidats à l'émirat.

Pendant tout le dix-septième siècle, lorsque les Ma'n dirigeaient le Liban, les Ottomans purent garder le contrôle du pays en encourageant discrètement l'antagonisme entre les factions druzes rivales. Les Ottomans continuèrent à agir dans le même sens après l'avènement des Shihab. Mais les nouveaux émirs du Liban, plus habiles dans l'ensemble que leurs prédécesseurs, furent mieux en mesure de faire face à l'opposition Yéménite. Sous Bashir l (1697-1707), la situation intérieure dans le pays fut relativement paisible et l'émir put étendre son influence au sud sur Jabal 'Amil et le Nord de la Palestine. Cette extension du pouvoir Shihab dérangeait le pacha ottoman de Saida. Mais lorsque Haydar Shihab (1707- 32), cousin et successeur de Bashir l, accentua son autorité sur Jabal 'Amil en 1708 en destituant le gouverneur local nommé par Saida et en le remplaçant par un homme à lui, le pacha fut irrité. En représailles, il nomma émir du Liban, Yusuf 'Alam al- Din, chef du parti Yéménite, et l'envoya, accompagné de troupes ottomanes venues de Saida pour expulser Haydar de Dayr al-Qamar. La ville fut occupée en 1709 et Haydar fut obligé de s'enfuir. Mais le triomphe de Yusuf 'Alam al-Din fut de courte durée. Humiliés par leur défaite, les druzes Qaysites se dressèrent rapidement pour riposter, rassemblant leurs forces autour du jeune émir Shihab. Les Yéménites réagirent en attaquant les forces Qaysites rassemblées au village de 'Ayn Dara en 1711. Mais l'attaque Yéménite fut un échec total. Les forces Yéménites furent complètement mises en déroute

39 au cours d'une bataille féroce, leurs chefs, les 'Alam al-Din, massacrés jusqu'au dernier, et le pouvoir Yéménite au Liban, complètement écrasé. Les druzes yéménites qui survécurent à la bataille furent expulsés du Liban et forcés de chercher refuge dans le Hawran, au-delà de l'Anti-Liban, où de nos jours encore prospère une grande communauté druze.

La défaite des Yéménites à 'Ayn Dara constitua un évènement très important dans l'histoire libanaise. Elle établit fermement le pouvoir des Shihab et mit temporairement fin aux dissensions entre les druzes. L'expulsion des Yéménites du pays devait avoir de lourdes conséquences à long terme, car elle réduisit la taille de la communauté druze et augmenta la force numérique relative des maronites. Mais à l'époque l'équilibre des pouvoirs des sectes demeurait inchangé. En fait, l'effet immédiat de la spectaculaire victoire Qaysites fut de soutenir le pouvoir politique druze, car les druzes Qaysites se rassemblèrent autour de Haydar Shihab pour se partager le butin de la bataille. L'émir lui-même, déterminé à prévenir tout autre défi à l'autorité Shihab, profita de sa victoire pour réorganiser le système féodal libanais. Les divers districts du pays, y compris ceux qui étaient auparavant tenus par les Yéménites, furent repris et redistribués entre les principales familles féodales Qaysites. Chaque famille devait gérer le district qui lui était assigné en tenure féodale collective et être directement responsable devant l'émir suprême par l'intermédiaire de son chef reconnu. Les vieilles familles féodales Qaysites furent élevées à un rang supérieur et on donna à celles qui étaient nouvellement créées des titres qui témoignèrent de leur rang. Au fil des années, un protocole strict en vint à déterminer une préséance entre ces familles

40 féodales, ainsi que la manière dont les relations s'établissaient entre elles et vis-à-vis de l'émir.

Les Shihab s'établirent au premier rang des familles féodales libanaises et furent appelés émirs. La coutume permettait à chaque membre de cette famille d'utiliser ce titre princier, privilège partagé par deux autres familles: les Abu'l-Lam' et les Arslan. Mais l'émir Shihab dirigeant était distingué des autres par l'appellation de grand émir (al-amir al-kabir) ou gouverneur (wali). Le district tenu à l'origine par la famille Shihab était Wadi al-Taym, à côté du Mont-Liban. Mais en 1711, Haydar Shihab étendit son contrôle direct à un certain nombre d'autres districts vassaux (Bsharri, Batrun, Jubayl, la Békaa et Jabal al-Rihan dans le sud du Chouf) ainsi qu'à des villes plus grandes comme Dayr al-Qamar ; et celles-ci furent par la suite divisées entre ses descendants. L'émir Haydar établit si bien la position politique de sa famille au Liban que son renversement demeura pendant longtemps impensable. Plus tard des révoltes contre l'émir Shihab régnant furent effectivement fréquentes, mais toujours organisées au nom d'un prétendant Shihab qui pouvait parfois n'être qu'un enfant.

Juste après les Shihab venaient les Abu'l-Lam', à l'origine les muqaddams druzes du Matn. A cause de leur bravoure à la bataille de 'Ayn Dara, l'émir Haydar éleva les Abu'l-Lam' Qaysites au rang d'émirs, agrandit leur domaine féodal et épousa une femme de leur famille. Haydar offrit aussi en mariage sa sœur et plus tard sa fille aux émirs Abu'l-Lam', établissant ainsi une tradition d'inter nuptialité exclusive entre les familles Shihab et Abu’l-Lam' qui se perpétue jusqu'à un certain point de nos jours encore.

41 La troisième famille d'émirs était celle des Arslan druzes, maîtres du Gharb depuis que les 'Alam al-Din avaient exterminé les Buhtur en 1633. Yéménites modérés, les Arslan réussirent en 1711 à survivre aux déboires de leur parti et furent autorisés à rester dans le Gharb inférieur – une partie de leur fief originel. Mais à cause de leurs antécédents politiques, les Arslan demeurèrent une famille en défaveur et relativement sans importance pendant toute la période Shihab. Malgré leur titre distingué, ils étaient moins puissants que des familles de rang inférieur telles que les Janbalat et les 'Imad. Ce ne fut qu'après la chute des Shihab en 1841 que les Arslan retrouvèrent une grande importance politique.

Lorsque les muqaddams Abu’l-Lam' furent faits émirs en 1711, il ne resta qu'une seule famille de muqaddams au Liban: les Muzhir druzes.

Ils venaient juste après les émirs Arslan par le prestige de leur titre, mais leur pouvoir réel était limité à la possession d'un village: Hammana dans le Matn. Les familles des cheikhs étaient plus nombreuses et beaucoup plus puissantes. Parmi les druzes, les vieilles familles de cheikhs comptaient les Janbalat, les 'Imad, et les Abu Nak'ad. Haydar Shihab leur ajouta deux nouvelles familles: les Talhuq et les 'Abd al-Malik. Ces cinq familles formaient la classe druze spéciale des 'grands cheikhs'. (al-mashayikh al-kibar), et étaient liées par une convention d'inter nuptialité exclusive. Au même rang que les 'grands cheikhs' druzes se trouvaient les familles maronites des Khazen et des Hubaysh auxquelles s'ajoutèrent plus tard les Dahdah. Parce que chacune de ces huit familles reçut en 1711 la tenure féodale d'au moins un district, elles furent communément appelées les muqata'ajiyya, ou tenancières

42 d'un fief. Les Janbalat, les plus puissants parmi ces familles, tenaient presque toute la région du Chouf, laissant le district Manasif (autour de Dayr al-Qamar) aux Abu Nakad, et le district de 'Urqub aux 'Imad. Dans le Gharb, les Abu Nakad tenaient le district de Shahhar, tandis que les Talhuq tenaient le haut Gharb qui avait appartenu auparavant aux Arslan. Le Jurd, la plus petite région druze, était tenu par les 'Abd al- Malik. Parmi les muqata'ajiyya maronites, les Khazen contrôlaient presque tout le Kesserouan, laissant le district de Ghazir aux Hubaysh. Plus tard le district de Futuh, juste au nord du Kesserouan, fut attribué aux Dahdah. D'autres familles qui plus tard possédèrent des fiefs dans le nord du Liban furent les Dahir maronites qui tinrent le district le plus au nord, le Zawiya, les 'Azar melchites qui tinrent le Kura et les Hamada chiites qui tinrent le Munaytra (au nord du Kesserouan). Mais ces familles n'étaient pas des 'grands cheikhs' du type classique.

Parmi les grands cheikhs' investis par Haydar Shihab, les Janbalat jouissaient de loin du plus grand prestige. L'ancêtre de cette famille, cheikh Janbalat, était un important chef druze s'appuyant sur une faction puissante à l'époque de Fakhr al-Din. Lorsque Haydar Shihab réorganisa le système libanais, les descendants de ce cheikh Janbalat furent officiellement reconnus comme cheikhs du Chouf. Plus tard ils étendirent leur contrôle féodal vers le Sud sur Jazzin et les districts voisins de Tuffah et Jabal alRihan, de sorte qu'ils devinrent les rivaux des Shihab tant pour la richesse que pour la puissance. Le succès des Janbalat devait toutefois susciter la jalousie des autres familles de cheikhs druzes, particulièrement les 'Imad qui se considéraient comme leurs égaux. Seuls, les 'Imad ne pouvaient rivaliser avec Janbalat;

43 mais ils pouvaient sans aucun doute leur tenir tête en dirigeant une coalition de cheikhs. Ainsi, à peine la querelle Qaysites-Yéménites éteinte, les druzes recommencèrent à se diviser sur de nouveaux points, certains soutenant les Janbalat et les autres leurs rivaux. Les opposants aux Janbalat étaient appelés les Yazbaki d'après Yazbak (soi-disant ancêtre des 'Imad) qui s'était opposé au cheikh Janbalat à l'époque de Fakhr al-Din,

Les origines de la nouvelle division druze sont incertaines; mais son développement est clairement lié aux querelles dynastiques Shihab. L'émir Mulhim, qui succéda à son père Haydar en 1732, abdiqua en 1754 en faveur de son frère Mansur, décevant amèrement son frère aîné Ahmad. Mansur bénéficiait du soutien des Janbalat qui commandaient un fort ensemble de druzes et comptaient les puissants Khazen parmi leurs alliés maronites, Ahmad, de son côté, trouvait un appui parmi les familles de cheikhs mécontents: les 'Imad, les Talhuq et les 'Abd al-Malik druzes, et les Hubaysh et les Dahdah maronites se groupèrent au sein du parti Yazbaki. A la mort de Mulhim en 1761, Ahmad et Mansur se disputèrent l'émirat, et la division entre les Yazbaki et les Janbalati, fut consommée. Dorénavant, parmi les cheikhs druzes, seuls les Abu Nakad demeuraient à l'écart de la dispute entre ces deux partis, ne se prononçant que lorsque des décisions cruciales devaient être prises. Les Abu’l-Lam', qui étaient des émirs, refusèrent de s'impliquer dans les affaires des cheikhs et formèrent leur propre parti. Les Arslan restèrent complètement neutres. Quant aux Shihab gouvernants, ils se tenaient en principe au- dessus des partis; en pratique ils étaient toujours impliqués dans la lutte Yazbaki-Janbalati, car ils soutenaient un côté ou l'autre selon leur propre avantage.

44 Vers la fin du dix-huitième siècle, la division partisane entre pro-Yazbaki et pro-Janbalati, qui avait pris naissance chez les druzes, avait fini par s'étendre à tout l'empire libanais. Mais le fait que les druzes puissent encore imposer leurs divisions partisanes au reste du pays n'était qu'une maigre compensation à leur perte régulière, et maintenant évidente, de puissance. Lorsque l'émir Mulhim abdiqua, les druzes étaient déjà minoritaires dans leurs propres districts. Les maronites, par contre, étaient en train de devenir nettement plus forts. Impressionné par la modification indéniable de l'équilibre entre les sectes, Mulhim, qui était lui-même un musulman dévot, permit à ses enfants d'embrasser la foi chrétienne après son abdication et peut-être même les y encouragea. Dans le même temps, la lutte entre les Yazbaki et les Janbalati affaiblissait encore la position des Druzes ; et au fil des années d'autres émirs Shihab et Abu’l-Lam' suivirent l'exemple des fils de Mulhim et devinrent chrétiens. En 1770, lorsque l'émir Mansur quitta l'émirat, l'émir maronite Yusuf, fils aîné de Mulhim, lui succéda et le règne des Shihab chrétiens commença.

La croissance du pouvoir maronite au Liban, qui culmina avec la succession des Shihab, résultait certainement de l'expansion maronite générale. Mais d'autres causes y contribuaient également beaucoup. Il est important que les maronites aient été liés à la production de la soie du Liban car elle prospéra lorsque les échanges entre l'Europe et le Proche-Orient redémarrèrent. Etant les principaux producteurs libanais, les maronites s'enrichirent grâce au commerce de la soie et leur puissance économique s'affirma dans le pays, L'arrivée au Liban de riches familles de grecques-catholiques venues de Syrie augmenta encore l'importance des maronites, car les

45 grecques-catholiques, qui étaient uniates, s'identifiaient politiquement aux maronites. Ceux-ci avaient en outre un autre atout politique. Leur église, unie avec Rome en 1180 environ, avait depuis des siècles développés des relations avec l'Europe. Les ecclésiastiques maronites avaient étudié en Italie depuis la fin du quinzième siècle, et plus régulièrement encore depuis l'établissement d'un collège maronite à Rome en 1584. Au Liban, les missionnaires catholiques romains (franciscains, jésuites et autres) étaient les conseillers des patriarches maronites et les aidaient dans la surveillance et l'administration de leur église. En 1596 et en 1736, les synodes de Qannubin et de Luwayza, qui se déroulèrent au Liban et auxquels assistèrent des délégués pontificaux, scellèrent définitivement l'union de l'église maronite avec Rome. Des développements similaires avaient déjà eu lieu à un niveau différent. En 1535, un traité entre François 1er et Soliman le Magnifique, les Capitulations, donna à la France le premier privilège de commerce dans l'empire ottoman et les Français commencèrent à développer leurs intérêts en Syrie. En tant que principale puissance catholique européenne, la France se considérait comme la protectrice des maronites qui étaient alors les seuls uniates de la région; et au fil des siècles une forte amitié se développa entre les maronites et la France. En 1655, un cheikh maronite de la famille Khazen fut nommé consul délégué de France à Beyrouth, puis consul; et ses descendants continuèrent à tenir cette fonction après lui jusqu'en 1758. D'autres maronites furent plus tard nommés au même poste, par exemple Ghandur al-Sa'd de 'Ayn Traz, qui était secrétaire de l'émir Yusuf. Des maronites comme eux avaient beaucoup de poids chez les Shihab et sous leur influence les émirs du Liban apprirent à considérer l'Europe catholique, et surtout la France, comme une amie.

46 Les relations catholiques romaines des maronites leur furent utiles en leur fournissant un soutien politique extérieur. Mais l'aspect culturel de ces relations avait aussi son importance. Les diplômés du collège maronite de Rome, rentrant au Liban en qualité de prêtres, fondèrent des écoles rurales qui répandirent l'alphabétisation dans leur communauté. Certaines de ces écoles, placées sous l'administration de missionnaires jésuites ou autres, devinrent d'importants centres d'éducation et leurs diplômés furent employés comme secrétaires et agents par les émirs Shihab. En fait, une classe de maronites instruits se développa rapidement, acquit une position d’autorité dans des affaires publiques et détermina souvent la politique de l'émirat. Non seulement les Shihab, mais aussi toutes les autres familles féodales, y compris les druzes, employèrent des maronites comme secrétaires et comme intendants. Le voyageur français Volney, qui visita la Syrie en 1782-85, remarque:

L'avantage le plus solide qui ait résulté de ces travaux apostoliques est que l'art d'écrire s'est rendu plus commun chez les Maronites et qu'à ce titre, ils sont devenus dans ces cantons ce que sont les Coptes en Egypte, c'est-à-dire sont emparés de toutes les places d'écrivains, d'intendants et de kahyas7 chez les Turks, et surtout chez les Druzes, leurs alliés et leurs voisins8.

En définitive, l'influence politique directe des missionnaires catholiques romains était importante. Ces missionnaires étaient devenus nombreux au Liban depuis que Fakhr al-Din II

7 Kahya en turc, secrétaire ou serviteur. 8 Volney, Voyage en Egypte et en Syrie, nouvelle édition (Paris, 1959, p. 227. 47 avait étendu sur eux sa protection princière; et déjà à son époque ils avaient exercé une autorité considérable dans les affaires libanaises. Au dix-huitième siècle plusieurs ordres missionnaires étaient actifs au Liban: les Franciscains (frères mineurs et capucins), Lazaristes, Carmélites et Jésuites bénéficiaient tous de la faveur des émirs et avaient un accès direct auprès d'eux. Ces ordres étaient déterminés à faire avancer les intérêts maronites au Liban; et leur influence sur les émirs les aida sans aucun doute à atteindre cet objectif.

Quoi qu'il en soit, il est certain que l'équilibre du pouvoir maronites-druzes se modifia sérieusement au dix-huitième siècle, car les maronites prirent le dessus politiquement sur les druzes. La conversion au christianisme des fils de l'émir Mulhim en 1756 et la succession du maronite Yusuf Shihab en 1770 marquèrent définitivement le déclin des druzes. Mais bien que les maronites fussent à présent le groupe notoirement dominant, les druzes restaient une force puissante avec laquelle les Shihab devaient compter. Les Shihab maronites, en fait, étaient si préoccupés de s'assurer la bienveillance des druzes qu'ils se retinrent d'admettre publiquement leur conversion au christianisme et continuèrent longtemps à professer le druzisme9.

Il est difficile d'évaluer au bout de combien de temps les druzes se rendirent compte de leur propre perte d'influence. Pendant longtemps ils continuèrent à considérer les maronites comme des alliés et ne soupçonnèrent apparemment pas les ambitions politiques chrétiennes. Les maronites furent autorisés à s'installer librement dans les villages druzes ; il en

9 Volney, op.cit., p. 234-6, qui visita le Liban à l’époque de l’Émir Yussuf, pensait que l’Émir était druze. 48 fut de même pour les immigrants grecques-orthodoxes et grecques-catholiques originaires de la Syrie intérieure, qui arrivaient au Liban pour grossir la population chrétienne du pays. Mais l'hospitalité druze n'était pas toujours reçue de bonne grâce par les chrétiens. Visitant le Liban pendant le règne de l'émir Yusuf (1770-88). Volney fut frappé par la tolérance religieuse des druzes qui contraste beaucoup avec le zèle des musulmans et des chrétiens. Les druzes et les chrétiens vivent ensemble en paix, dit-il, mais je dois dire que les chrétiens montrent souvent un zèle indiscret et tracassier, propre à la troubler10.

Dans cette situation, la paix entre les druzes et les chrétiens ne fut pas troublée pendant bien des années au Liban. Durant cette période, les problèmes principaux de la politique interne du pays furent la lutte incessante pour le pouvoir entre les Shihab rivaux et le conflit entre les druzes Yazbaki et Janbalati. Cependant la situation générale au Proche-Orient avait commencé à changer. La faiblesse de l'administration centrale ottomane augmentant régulièrement au cours du dix- huitième siècle permit à un certain nombre d'aventuriers de prendre le pouvoir dans des provinces comme la Syrie et l'Egypte, au grand embarras de la Porte. En même temps, le déclin continu du pouvoir ottoman éveillait un vif intérêt de l'Europe pour les affaires ottomanes; la Russie en particulier profita du déclin ottoman pour étendre sa domination vers le sud. En 1768, la Russie était en guerre contre la Turquie pour la troisième fois en un siècle; et comme la guerre se poursuivait, les Russes purent détourner l'attention des Turcs du théâtre des opérations en fomentant des troubles en Syrie.

10 Ibid. p. 243. 49 C'est dans ces circonstances que les affaires de la Syrie ottomane firent pour la première fois l'objet d'un conflit international grave.

L'intervention russe en Syrie n'eut pas d'effets immédiats sur l'émirat libanais, mais concernait plutôt la Palestine voisine. Là, un chef local appelé Dahir al-'Umar s'était auparavant rendu maître de toute la région de la Galilée, prenant Acre en 1750. Dans un premier temps les Ottomans lui permirent de faire ce qu'il voulait car il se conduisait comme un vassal idéal. Mais au fur et à mesure que son pouvoir s'accroissait, la Porte commença à se méfier de lui, tandis que les pachas de Damas, Sidon et Tripoli attisaient sa suspicion grandissante. Les relations entre Dahir et les pachas syriens se tendirent et Dahir, se sentant menacé, commença à envisager des mesures de précaution, La Russie était à ce moment-là en guerre avec la Turquie, et l'occasion en Palestine était trop belle pour être négligée, Une escadre navale russe fut donc envoyée croiser dans la Méditerranée orientale pour encourager Dahir contre les Turcs. Le moment était en fait propre à l'action car, tandis que les Ottomans étaient sérieusement engagés sur le front de guerre russe, Dahir pouvait facilement trouver des alliés parmi ses voisins. En Egypte, le Mamluk 'Ali Bey, qui avait pris le pouvoir en 1763 et s'était déclaré indépendant de la Porte en 1768, était enclin à étendre son contrôle sur la Syrie. A ce moment-là Dahir lui proposa une action commune contre le pacha de Damas ; un appui Russe soutenait le projet et l’occasion était favorable.

Les opérations débutèrent en 1770. 'Ali Bey envoya son Muhammad Abu Dhahab pour marcher avec Dahir contre Damas. Le pacha ottoman de Damas s'enfuit, la ville se rendit

50 après une brève résistance, Abu Dhahab, triomphant, devint pour l'heure le maître virtuel de la Syrie. Incapables d'arrêter son avance, les Ottomans l'appâtèrent avec la suggestion subtile de se retourner contre son maître, 'Ali Bey, et de recevoir en retour le pachalik d'Egypte.

Devenu alors un allié des Ottomans, Abu Dhahab quitta Dahir al-'Umar et se retira de Syrie, puis marcha contre 'Ali Bey et le chassa d'Egypte en 1772. Bénéficiant encore du soutien russe, Dahir essaya de ne pas lâcher pied contre les Ottomans, assisté jusqu'en 1773 par 'Ali Bey11. Mais en 1774 le Traité de Küchük-Kaïnardja mit fin à la guerre entre la Turquie et la Russie. La Porte pouvait à présent se retourner avec toutes ses forces contre son vassal rebelle pour le réduire, et les vaisseaux russes rentrèrent chez eux, abandonnant Dahir à son destin. En 1775, les Ottomans se portèrent sur Sidon qu'ils lui reprirent, puis attaquèrent par mer pour bombarder Acre. On conseilla à Dahir de capituler; mais un de ses propres hommes l'abattit d'un coup de pistolet alors qu'il se préparait à quitter la ville.

D'un point de vue interne, l'épisode Dahir al-'Umar était normal dans la politique de la Syrie ottomane. Il n'était pas inhabituel pour des chefs libanais ou palestiniens d'accroître leur puissance, d'étendre leur territoire et de défier les Ottomans lorsqu'ils les trouvaient en difficulté. Ce qui était nouveau dans cette situation, c'était le rôle joué par la Russie, une puissance européenne prenant parti dans une question locale et utilisant celle-ci pour ses propres desseins. A partir de 1770, il ne survint pratiquement aucun évènement en Syrie

11 En 1773, ‘Ali Bey fut tué au cours d’une bataille tandis qu’il conduisait ses troupes vers l’Egypte afin de recouvrer sa position perdue. 51 ou dans n’importe quelle partie de l’empire ottoman qui demeurât uniquement une question interne ne concernant que les chefs locaux et les officiels ottomans. Au fur et à mesure que la rivalité entre les puissances européennes se développait au Proche-Orient, des évènements locaux de cette nature acquirent une importance internationale et attirèrent l'attention de l'étranger. La Russie, la Grande Bretagne, la France et l'Autriche intervinrent partout. Mais au dix-neuvième siècle les circonstances n'invitèrent à l'intervention nulle part plus qu'au Liban, où les querelles féodales et les tensions entre les sectes fournissaient amplement matière à des crises.

Jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, toutefois, le Liban resta à l'arrière-plan, tandis que les maîtres d'Acre dominaient la scène syrienne. En 1775, après la défaite de Dahir al-'Umar, les Ottomans nommèrent au pachalik de Sidon l'aventurier bosniaque Jazzar Ahmad Pacha qui établit son siège à Acre et devint la figure dominante en Syrie jusqu'à sa mort en 1804. En plus de Sidon, Jazzar tenait fréquemment le pachalik de Damas et il était déterminé à mettre l'émirat libanais entièrement sous son contrôle. Il dépouilla le Mont-Liban de Beyrouth et s'attacha à gêner l'émir Yusuf Shihab en incitant ses propres frères, Efendi et Sayyid Ahmad, ainsi que d'autres mécontents, membres de la famille princière, à la révolte contre lui. Jazzar s'immisça également dans les querelles entre les factions druzes, prenant le parti des Janbalati contre les Yazbaki et encourageant leurs intrigues contre l'émir Yusuf. En conséquence, en 1778, les désaccords entre l'émir et ses opposants au Liban prirent une tournure grave; et pendant les dix ans qui suivirent, les Shihab, les uns après les autres, se rebellèrent contre Yusuf et revendiquèrent le gouvernement,

52 soutenus par Jazzar et les druzes Janbalati. En 1788 le pays était divisé par la guerre civile et Jazzar saisit cette occasion pour agir directement contre Yusuf Shihab. L'émir fut vaincu au cours d'une bataille et renversé et Jazzar nomma à sa place un cousin lointain de Yusuf, ancien protégé de Bashir Shihab, prince né chrétien qui accéda au pouvoir sous le nom de Bashir II.

Ce fut en tant que candidat de Jazzar et des Janbalati druzes que Bashir II devint émir du Liban. Des forces externes et internes se combinèrent pour l'amener au pouvoir et continuèrent conjointement à fixer son attention tout au long d'un long règne. Pendant cette période, en effet, des forces extérieures à l'empire ottoman commencèrent sérieusement à se heurter au Liban. Bashir II n'était encore qu'au début de son active carrière lorsque Napoléon Bonaparte envahit l'Egypte en 1798, précipitant des développements nouveaux et radicaux de la Question d'Orient. Dans les décennies qui suivirent, la lutte entre les Européens pour le pouvoir au Proche-Orient devint extrêmement complexe et le Liban de Bashir II se trouva impliqué étroitement dans la situation qui se développait. Avant l'époque de l'émir, les modifications de la situation au niveau social et au niveau des sectes étaient déjà en cours dans les profondeurs de la vie libanaise depuis près d'un siècle; ce fut pendant son propre règne, toutefois, que ces changements devinrent manifestes et que toutes leurs conséquences se développèrent.

53 CHAPITRE II

Le Règne de Bashir II 1788 – 1840

Un petit pays tire rarement bénéfice de se retrouver mêlé à un conflit international. Quel que soit le parti qu'un tel pays soutienne, son véritable intérêt dans le conflit reste d'importance secondaire et il risque fort d'être sacrifié si des intérêts supérieurs l'exigent. Après 1798, il était difficile pour Bashir II d'éviter que le Liban fût concerné par la Question d'Orient. La situation générale en Syrie et dans l'empire ottoman et l'influence directe de l'Europe au Liban provoquèrent fatalement l'implication de l'émirat libanais; de plus la situation confuse à l'intérieur du pays rendait difficile la résistance à ce processus. Un dirigeant autre que Bashir II n'aurait peut-être pas cherché de solutions à ces problèmes, mais les aurait plutôt laissé suivre leur cour et éventuellement même avancer avec la vague de la crise. Bashir II, toutefois, était conduit par l'ambition de jouer un rôle actif dans les affaires régionales et d'attirer l'attention des puissances concernées. Par une gestion habile des forces internes et externes, il réussit à se maintenir au pouvoir en tant qu'émir du Liban pendant le temps record inégalé de cinquante-deux ans. Mais les compromissions externes de l'émir finirent par provoquer sa chute et l'effondrement de l'émirat, laissant le pays dans le chaos.

Les circonstances qui amenèrent Bashir II au pouvoir étaient confuses. Le père de l'émir, Qasim Shihab, était un neveu de l'émir Mulhim qui l'avait désigné comme son successeur en

54 1758. Les prétentions de Qasim furent écartées à l'époque par ses oncles Mansur et Ahmad ; et Qasim, ayant échoué, dut se retirer à Ghazir dans le Kesserouan où il embrassa la foi chrétienne en 1767. Puis, cette même année, Qasim mourut, peu après la naissance de son second fils, Bashir. Là-dessus sa veuve se remaria ; et ses deux fils, Hasan et Bashir, furent confiés aux soins de tuteurs et de nourrices.

Hasan et Bashir grandirent dans la pauvreté, négligés par leur famille, ne bénéficiant d'aucun des avantages matériels habituellement liés à une naissance princière. Il semble, en fait, que les deux frères restèrent toute leur vie obsédés par le sentiment d'insécurité développé dans leur enfance, qui leur faisait suspecter leurs compagnons, particulièrement les membres de leur famille. Hasan, à l'âge adulte, avait la réputation d'être cruel, sinistre et farouche ; et on dit qu'il se demandait souvent comment les gens pouvaient ressentir de l'affection les uns pour les autres. Quant à Bashir, il devint un opportuniste rusé et têtu, très perspicace et de jugement indépendant. Sombre et cruel comme son frère aîné, il savait pourtant dissimuler la dureté de sa nature lorsqu'il le voulait grâce à son intelligence supérieure et à ses manières doucereuses et aimables.

Lorsqu'il atteignit l'âge d'homme, Bashir se sépara de son frère Hasan et se rendit à Dayr al-Qamar pour chercher fortune à la cour de l'émir Yusuf, cousin germain de son père. L'émir le reçut bien et le prit à son service ; et le jeune Bashir fut bientôt un personnage établi dans la cour Shihab, participant activement à ses intrigues.

55 Il ne fallut pas longtemps pour que la présence de Bashir à Dayr al-Qamar attirât l'attention des adversaires de l'émir Yusuf. Pressé par le pacha Jazzar de payer des tributs de plus en plus importants, Yusuf pressurait son peuple de lourds impôts ; l'opposition à son gouvernement, conduite par les Janbalat druzes, grandissait. Il semble, en fait, que les cheikhs Janbalat aient essayé d'attirer Bashir de leur côté peu après son arrivée à Dayr al-Qamar. Bashir était un prince du sang. De plus, c'était un ambitieux extrêmement doué qui inspirait le respect à ses aînés malgré sa pauvreté et sa jeunesse. Quel meilleur candidat pouvait-il prétendre à l'émirat ? Sondé sur ce sujet par les Janbalat, Bashir fut évasif, bien qu'il laissât la porte ouverte aux négociations. Le jeune prince, apparemment, n'avait pas encore déterminé sa position et il était pauvre.

Les conditions se modifièrent. En 1787, Bashir fut envoyé à Hasbayya pour inventorier la fortune laissée par l'oncle maternel de l'émir Yusuf – un Shihab musulman que l'émir avait peu de temps auparavant attiré vers la mort à Dayr al- Qamar. En s'acquittant de cette mission, Bashir rencontra la princesse Shams, veuve du défunt, qui était elle-même immensément riche. Saisissant l'occasion, Bashir épousa Shams et rentra à Dayr al-Qamar muni d'une épouse et d'une grande fortune12.

12 Shams était la mère des trois fils de Bashir : Qasim, Amin et Khalil. Après sa mort, Bashir épousa l'esclave circassienne Husn Jahan, qui lui donna deux filles: Sa'da et Su'ud. Bashir était tellement attaché à sa fille Sa'da que c'est du nom de cette dernière que lui vint son surnom, Abu Sa'da -surnom sous lequel il est encore communément désigné. 56 En homme riche, Bashir se trouvait en meilleure position pour accepter les propositions Janbalat et réclamer l'émirat, surtout parce qu'à ce moment-là la tyrannie et la rapacité de son cousin Yusuf étaient devenues intolérables. Au fur et à mesure que Jazzar augmentait ses exigences de tributs, Yusuf s'efforçait de les satisfaire en augmentant encore plus les impôts. Dans le même temps, les Janbalat encourageaient l'opposition populaire à son autorité et étaient eux-mêmes secrètement soutenus par Jazzar. La crise éclata finalement en 1788, lorsqu'un soulèvement se produisit parmi les mamluks de Jazzar à Acre. Plein d'espoir, Yusuf Shihab soutint les rebelles, encouragé par leurs succès initiaux. Mais lorsque la rébellion échoua, l'émir se retrouva gravement en difficulté. Dès qu'il eut ramené l'ordre à Acre, Jazzar envoya ses troupes au Liban rencontrer et écraser les forces de Yusuf à Qab lIyas, dans la Békaa. Le coup fut décisif et Yusuf, désespéré, décida d'abdiquer. Sur sa requête, les notables du Liban se réunirent et élièrent pour lui succéder son cousin Bashir, candidat de Jazzar et des Janbalat, qui se rendit alors à Acre pour confirmer sa nomination.

Ce fut indéniablement avec l'aide de Jazzar que Bashir II accéda à l'émirat libanais. Mais à peine le nouvel émir était-il à Dayr al-Qamar qu'il commençait à sentir la pression d'Acre. Ayant reçu sa nomination officielle, Bashir fut renvoyé au Liban à la tête de deux mille soldats pour expulser Yusuf du pays. Yusuf fut chassé du Liban en 1788 et dut se réfugier dans le Hawran. Mais lorsqu'il se rendit finalement à Jazzar à Acre, il reçut un bon accueil. Dans le courant de l'année suivante, Yusuf fut en fait nommé à nouveau émir du Liban sur la promesse de payer à Jazzar un énorme tribut. Bashir, toutefois, renchérit rapidement sur son cousin et récupéra sa

57 position. Jazzar le reconfirma sur-le-champ à la tête de l'émirat et jeta Yusuf en prison, où il fut peu après pendu, accusé d'intrigues. La mort de Yusuf en 1790 soulagea Bashir mais ne mit pas fin à ses ennuis. En trois occasions, en 1793, 1794 et 1798, Jazzar révoqua Bashir de son poste d'émir et le remplaça par les trois fils de Yusuf, Husayn, Sa'd al-Din et Salim – qui gouvernèrent le pays conjointement. A chaque fois il y eut une guerre civile au Liban, tandis que Jazzar intervenait dans le pays pour exciter les druzes contre les chrétiens et une faction politique contre l'autre. Jazzar venait à peine de nommer les fils de l'émir Yusuf à l'émirat pour la troisième fois en 1798, lorsqu’arriva la nouvelle que Bonaparte avait débarqué à Alexandrie. Sur ce, le pacha ordonna aux trois princes de rester à Acre, tandis qu'il attendait l'issue des événements.

La conquête de l'Egypte par Bonaparte et son avancée ensuite en Palestine donnèrent à Bashir un répit temporaire en détournant l'attention de Jazzar. Lorsque les Français assiégèrent Acre en 1799, Jazzar demanda à Bashir son assistance ; mais Bashir put facilement se dérober sous le prétexte que sa récente révocation de son poste lui causait des problèmes chez lui. Lorsque Bonaparte lui demanda son aide, Bashir s'excusa également et en fut bien avisé, car l'approche de l'expédition française créait un accroissement des tensions au Liban entre les maronites et les druzes. Les maronites, amis de la France, attendaient l'arrivée de Bonaparte dans le pays avec une impatience joyeuse, contrairement aux druzes pleins d'une grave appréhension. Bashir était très préoccupé de calmer les craintes des druzes ; de plus, il préférait ne pas risquer la vengeance de Jazzar en aidant les Français, redoutant l'échec de cette expédition. Les

58 choses en étant là, Acre résista à Bonaparte. Le général français se retira de Syrie avec ses troupes, abandonna finalement son armée en Egypte et retourna seul en France. Pendant tout ce temps- là, Bashir n'avait pas proposé son aide aux Français mais il n'avait pas non plus aidé Jazzar ; et le pacha triomphant n'était pas décidé à lui pardonner sa négligence. Pendant les quatre ans qui suivirent, l'intervention de Jazzar au Liban atteignit son paroxysme et causa une confusion indescriptible, cinq princes Shihab différents ayant reçu d'Acre le titre d'émir. Pendant ce temps-là, Bashir, malgré la ferme opposition de Jazzar, quittait le Liban sur un navire anglais avec l'aide de Sir Sidney Smith qui commandait la flotte britannique en Méditerranée orientale. Smith emmena Bashir à Chypre puis à al-'Arish, sur la frontière égyptienne, où on lui avait préparé une rencontre avec le Grand Vizir ottoman, Sulayman Pacha (1801). Bashir avait gagné auparavant la gratitude des Ottomans en offrant des provisions à l'armée turque lorsqu'elle avançait contre Bonaparte en Syrie; et Sulayman Pacha, qui dirigeait à présent une expédition anglo-turque contre les forces françaises demeurées en Egypte, accepta d'intercéder pour lui auprès de Jazzar. Bashir rentra donc au Liban et essaya dans les années suivantes de regagner la faveur du maître d'Acre. Mais seule la mort de Jazzar en 1804 lui apporta finalement le soulagement.

Après 1804, le premier souci de Bashir II fut de consolider sa position au Liban. Trois décennies d'interventions du pacha d'Acre avaient énormément réduit le prestige traditionnel de l'Emirat, car Jazzar soutenait une faction féodale après l'autre contre l'émir gouvernant. Même les Janbalat, qui avaient aidé à l'accession au pouvoir de Bashir II en 1788, furent encouragés après 1799 à s'opposer à lui et à soutenir les

59 prétentions des rivaux Shihab. Débarrassé de Jazzar, il était à présent possible à Bashir II de limiter la puissance des familles féodales, surtout des druzes muqata'ajiyya et de restaurer la suprématie incontestée de l'Emirat. Déjà en 1797, après sa troisième nomination par Jazzar, l'émir avait profité de son retour à son poste pour exciter les Janbalat et les 'Imad contre leurs rivaux les Abu Nakad qui soutenaient les fils de l'Emir Yusuf. Les principaux cheikhs Abu Nakad, cinq frères au total, furent tués, leurs maisons à Dayr al-Qamar détruites et leurs propriétés en ville confisquées. Les membres survivants de la famille s'enfuirent, d'abord à Damas, puis à Acre où ils restèrent quelques années comme clients de Jazzar avant de rentrer définitivement au Liban. Les Abu Nakad ne furent toutefois que les premiers ennemis de Bashir à être abattus. Une fois Jazzar mort, l'émir s'attacha à s'occuper des adversaires qui lui restaient ; il commença par les fils de l'émir Yusuf et leurs partisans. Les princes eux-mêmes furent cruellement persécutés et en fin de compte rendus aveugles et complètement ruinés, tandis que leurs partisans étaient pourchassés ou attirés par ruse à leur mort. L'émir se tourna ensuite contre les émirs druzes et les cheikhs féodaux, les dépouillant de leur fortune et de leur prestige. Les Arslan, les Talhuq, les 'Imad et les 'Abd al Malik, famille après famille, furent combattus et réduits à la soumission et seuls les Janbalat furent autorisés à continuer de jouir en paix de leurs privilèges féodaux. A la fin le cheikh Bashir Janbalat, chef de cette famille, se retrouva le seul chef druze riche et suffisamment puissant pour pouvoir concurrencer politiquement l'émir gouvernant. Il ne fut donc pas surprenant que l'opposition druze contre Bashir II, lorsqu'elle apparut finalement, se ralliât autour de Bashir Janbalat.

60 Bashir II, après avoir coupé les ailes de ses adversaires, s'attacha à promouvoir son propre prestige par la magnificence. Vers 1806, il ordonna la construction d'un splendide palais sur la colline de Bayt al-Din (ou Btaddin) peu éloignée de Dayr al-Qamar et ensuite y transporta le siège de son gouvernement. Le palais de Bayt al-Din et le canal construit en 1812-15 pour l'alimenter avec l'eau des sources de Nahr al-Safa, à quelque seize kilomètres de là, demeurent de nos jours encore les grands travaux les plus impressionnants de l'émir. Bashir II construisit également des ponts qui subsistent toujours et ordonna la construction de chemins muletiers pavés pour remplacer les vieux sentiers de terre. L'émir, toutefois, n'augmenta pas seulement son prestige par des grands travaux ; il ajouta encore à la splendeur de son règne en s'intéressant au bien-être de ses sujets et en substituant sa propre justice stricte au caprice et à la tyrannie des émirs et des cheikhs féodaux dont il avait rabaissé l'influence. Son nom, d'ailleurs, représente toujours au Liban un symbole de bienveillance sévère et de justice.

Entre 1804 et 1819, les circonstances permirent à Bashir II d'être le maître total du Liban et de se poser en champion des Ottomans en Syrie. Lorsque Jazzar mourut en 1804, la Porte nomma pour lui succéder un certain Ibrahim Pacha ; mais à Acre, un ancien courtisan de Jazzar, Ismâ’îl, fut proclamé pacha par ses partisans et se prépara à résister à Ibrahim. Ismâ’îl tenait en otage le fils aîné de Bashir II et l'émir était obligé de rester en apparence son ami. Néanmoins, lorsqu’Ibrahim entra au Liban pour réclamer son pachalik, Bashir II l'aida discrètement en lui fournissant hommes et provisions. Ismâ’îl fut vaincu et tué au cours de la bataille ; Ibrahim pénétra dans Acre, où il fut remplacé avant la fin de

61 l'année par Sulayman Pacha. Bashir II, à présent en faveur auprès des Ottomans, devint l'ami et le ferme allié de Sulayman et bénéficia du soutien ferme du pacha au cours des quinze années qui suivirent. De fait, pendant cette période, Bashir II atteignit l'apogée de sa puissance et son influence se fit sentir dans toute la Syrie. Sûr de sa position chez lui, il put envoyer ses troupes prêter main forte aux Ottomans dans d'autres régions ; en 1810, il lança quinze mille hommes vers Damas pour aider à défendre la ville contre les Wahhabites d'Arabie.

Ces Wahhabites étaient des sunnites puritains, partisans de Muhammad ibn 'Abd al-Wahhab (mort en 1792) qui exerçait son action dans le centre de l'Arabie pendant la deuxième moitié du dix-huitième siècle. En son temps, 'Abd al-Wahhab s'assura pour son mouvement l'appui de la famille Sa'udi, puissants chefs du Najd ; plus tard, sous la conduite de cette famille, ses partisans firent des raids contre leurs voisins en Arabie et augmentèrent son pouvoir. Au début du dix- neuvième siècle, la pression des Wahhabites se faisait déjà sentir au-delà des frontières de l'Arabie, surtout après qu'ils eurent saccagé la ville sacrée chiite de Kerbela en Irak (1801) et pris la Mecque (1803) et Médine (1804), dans le Hedjaz. En 1805, ils envahirent l'Irak et la Syrie ; et en 1810 ils apparurent devant Damas. Là, toutefois, les Ottomans repoussèrent avec succès l'attaque des Wahhabites, aidés par Bashir II. Plus tard, les Wahhabites furent contraints à la retraite jusqu'en Arabie où ils furent finalement réduits par Muhammad 'Ali, pacha d'Egypte, en 1818. Néanmoins, leur apparition en Syrie avait sérieusement aggravé la position des chrétiens et des musulmans dissidents de la région, surtout dans les vilayets de Damas et Alep. Là, les gouverneurs ottomans avaient essayé

62 d'apaiser la furie des Wahhabites fanatiquement puritains en faisant observer plus strictement la Shari'a, ou loi sacrée musulmane, surtout pour ce qui concernait le traitement appliqué aux non musulmans. De vieilles restrictions contre les chrétiens et les juifs furent remises en vigueur, y compris d'humiliantes distinctions dans les vêtements et le comportement en public. Face à de telles pressions, un grand nombre de chrétiens de l'intérieur de la Syrie entrèrent en masse au Liban et spécialement à Beyrouth qui s'en trouva régénérée en tant que centre commercial. Bashir II, pour sa part, encouragea l'émigration chrétienne et ouvrit le pays aux fugitifs. Plus encore, il invita les druzes persécutés de la région d'Alep à s'installer dans les villages du Chouf et du Matn, et partagea avec le cheikh Bashir Janbalat le coût de leur transfert au Liban en 1811. Au sommet de sa gloire, Bashir Shihab apparaissait comme le champion des chrétiens et des druzes persécutés dans toutes les régions de la Syrie.

En 1819, toutefois, Sulayman Pacha d'Acre mourut et fut remplacé par 'Abdallah Pacha, fils d'un important personnage officiel ottoman, jeune et actif ambitieux de vingt et un ans. Comme Jazzar, 'Abdallah ne souhaitait pas du tout voir un émir puissant au Liban et était déterminé à mettre Bashir II à genoux. En conséquence, à peine nommé à Acre, il exigea de Bashir II un tribut exorbitant. Lorsque l'émir protesta, 'Abdallah exerça une pression en ordonnant l'arrestation de tous les sujets libanais de l'émir qui se trouvaient par hasard à Sidon et Beyrouth à ce moment-là, environ cent soixante-dix au total. Bashir II dut accepter les exigences du pacha, émit un emprunt et envoya ses agents en collecter la somme dans le pays. Mais les collecteurs d'impôt avaient à peine commencé leur travail que les gens du Matn et du Kesserouan se

63 rebellèrent, poussés par Hasan et Salman Shihab, cousins éloignés de l'émir régnant.

Incapable de contrôler la rébellion et de collecter l'argent exigé, Bashir II abandonna l'émirat en 1820 et partit en exil volontaire dans le Hawran, tandis qu'au Liban ses cousins Hasan et Salman étaient nommés conjointement à sa place.

'Abdallah Pacha ne fut pas long à découvrir son erreur. Bashir II hors du pays, la situation au Liban tourna rapidement au désordre complet, les deux princes Shihab qui le remplaçaient s'avérant être des dirigeants totalement incompétents. 'Abdallah avait besoin de Bashir II pour contrôler le Liban. En conséquence, lorsque les émirs Hasan et Salman abdiquèrent en 1821, les notables libanais se réunirent et réélurent Bashir II au poste d'émir, avec l'approbation totale du pacha. L'émir rétabli marcha sur-le-champ contre les rebelles dans les divers districts, les écrasa et ramena l'ordre dans le pays.

Etant l'allié de 'Abdallah Pacha, Bashir II se retrouva rapidement impliqué dans les problèmes extérieurs. 'Abdallah souhaitait s'assurer le pachalik de Damas, comme Jazzar l'avait souvent fait avant lui; mais Damas à cette époque-là était aux mains de l'ambitieux Muhammad Darwish Pacha, homme que Bashir II avait des raisons particulières de ne pas aimer. Convoitant la Békaa fertile, que contrôlait Bashir II, Darwish y avait envoyé des troupes en 1820 pour imposer ses prétentions; mais son armée avait été battue et chassée par les hommes de Bashir. Lorsque Darwish et 'Abdallah entrèrent en conflit l'année suivante, Bashir se hâta de s'allier avec 'Abdallah, sûr que la Porte le soutiendrait aussi. Il était tellement désireux de prouver sa loyauté qu'il conduisit lui-

64 même ses troupes à l'assaut à la demande de son allié, battant les troupes de Darwish à la bataille de Mazza le 26 mai 1821. L'émir, toutefois, avait fait un mauvais calcul. A peine Darwish avait-il été vaincu à Mazza que la Porte intervenait pour condamner 'Abdallah Pacha et décréter son éviction d'Acre dont le pachalik était à présent donné à Darwish. Ne voulant pas faire la paix avec Darwish dans ces conditions, Bashir II choisit de nouveau l'exil, cette fois en Egypte, laissant l'émirat du Liban à un autre cousin éloigné 'Abbas Shihab.

A Acre, 'Abdallah Pacha refusa de se rendre, même lorsque les pachas de Damas, Alep et Adana avancèrent avec leurs armées pour le renverser. Assiégé dans Acre en août 1822, il demanda l'aide de Muhammad 'Ali d'Egypte, le suppliant d'intercéder pour lui auprès de la Porte. Dans l'intervalle, Bashir II du Liban avait été bien reçu au Caire où il plaida auprès de Muhammad 'Ali en faveur de son allié 'Abdallah. En partie sous son influence, le pacha égyptien accepta d'intercéder pour 'Abdallah et obtint son pardon d'Istanbul. Peu après, Bashir II quitta l'Egypte porteur d'un nouveau décret de nomination qu'il apporta à 'Abdallah à Acre; de là, il retourna triomphalement au Liban.

En 1821, lorsque Bashir II partit en exil, le maître de l'Egypte, Muhammad 'Ali Pacha (1805-49) était déjà considéré comme le plus puissant vassal du sultan. Il avait à sa disposition une armée bien entraînée, une flotte et venait tout récemment de rendre un service au sultan en soumettant les Wahhabites d'Arabie. A présent, comme les autres maîtres de l'Egypte, il convoitait la Syrie et commença donc à développer ses relations avec les deux personnages de la région: Bashir II du Liban et 'Abdallah Pacha d'Acre. Mais les Ottomans avaient

65 commencé à soupçonner ses intentions à l'égard de la Syrie; c'était probablement pour cette raison qu'ils avaient accepté volontiers son intercession en faveur de 'Abdallah en 1822. Ils pensaient qu'un pacha fort à Acre protègerait le sud de la Syrie contre les Egyptiens. Quoi qu'il en soit, Muhammad 'Ali n'avait alors aucun plan pour une annexion immédiate de la Syrie. Les Grecs venaient de déclencher une révolte contre les Ottomans en Morée et le pacha égyptien se préparait à ce moment-là à répondre à une convocation de son suzerain Mahmud II, le sultan ottoman, en organisant une expédition contre les Grecs insurgés. Pendant son séjour en Egypte, Bashir II avait négocié une alliance avec son hôte, promettant entre autres choses de fournir à Muhammad 'Ali dix mille soldats libanais pour l'aider dans la campagne grecque qu'il projetait, au cas où ces soldats supplémentaires s'avèreraient nécessaires.

De retour au Liban avec le statut d'ami et d'allié de Muhammad 'Ali, Bashir II se sentit assez fort pour se tourner contre les rivaux qu'il lui restait dans le pays, particulièrement son ancien allié Bashir Janbalat. Pendant que l'émir séjournait en Egypte, Bashir Janbalat avait cherché à empêcher son retour dans l'émirat, complotant contre lui avec 'Abbas Shihab qui avait temporairement remplacé l'émir au gouvernement. Bashir II connaissait bien ces complots – ce qui inquiéta beaucoup Bashir Janbalat lorsque l'émir revint au Liban. En conséquence, à peine Bashir II arrivait-il au palais à Bayt al-Din que Bashir Janbalat s'y précipita pour l'assurer de son amitié fidèle et de sa soumission. Janbalat ne fut pas reçu en ami. Il reçut en retour de ses salutations et de ses compliments des demandes exorbitantes d'argent. Ne voulant pas accepter les exigences de l'émir, Janbalat s'enfuit dans le Hawran. Bashir II

66 avança alors contre Mukhtara, le siège de la famille Janbalat, y détruisit le grand palais du cheikh et confisqua ensuite ses propriétés du Chouf. Cette provocation était suffisante pour Bashir Janbalat qui regagna le Liban déterminé à la rébellion. Rassemblant autour de lui divers autres cheikhs féodaux et émirs, il déclencha la révolte contre Bashir II au début de janvier 1825. Mais cette révolte échoua. Les rebelles marchèrent de Mukhtara sur Bayt al-Din mais furent repoussés par les hommes de l'émir. Bashir Janbalat, abandonné par beaucoup de ses alliés fut obligé de s'enfuir vers Damas avec ceux qui lui restaient; mais lorsqu'il atteignit la ville, il fut mis en état d'arrestation et envoyé en prison à Acre. Là, sur ordre de 'Abdallah Pacha, il fut étranglé peu de temps après à la demande instante de Bashir II.

La chute de Bashir Janbalat fut un événement lourd de conséquences. En écrasant son riche et puissant rival, Bashir II avait définitivement établi sa position de maître incontesté du Liban; mais il avait également détruit le seul chef druze efficace qui restait; Les druzes ne le lui pardonnèrent jamais. Affaiblis et privés de chef, ils cessèrent à partir de ce moment- là de coopérer sincèrement aux affaires de l'Emirat et attendirent l'occasion de se venger. Le Shihab chrétien, il est vrai, avait écrasé le Janbalat druze non parce qu'il était druze mais parce qu'il était un rival politique puissant. Les druzes, toutefois, devaient garder un souvenir différent de l'affaire; et la politique postérieure de Bashir allait de plus en plus le faire considérer par eux comme un ennemi chrétien de leur communauté.

Pendant ce temps-là, la guerre d'indépendance grecque attirait l'attention du monde. Incapable de faire face aux Grecs

67 seul, le sultan ottoman Mahmud II intima à son vassal Muhammad 'Ali d'Egypte l'ordre de l'aider. Les Grecs, soutenus par les Puissances, réussirent néanmoins à se séparer de l'Empire ottoman et à accéder à l'indépendance. En remerciement de ses services, Muhammad 'Ali ne reçut du sultan que la Crête. Les Ottomans avaient perdu la Morée, dont ils avaient promis le poste de gouverneur à son fils Ibrahim, et Mahmud II n'était pas décidé à donner un autre territoire en compensation. Muhammad 'Ali insista, demandant comme récompense la Syrie; et lorsque le sultan refusa d'accéder à sa demande, le pacha décida de s'emparer de force de ce pays. Prenant prétexte d'une querelle avec 'Abdallah Pacha d'Acre, il envoya son fils Ibrahim conquérir la Syrie à l'automne 1831. Ibrahim entra en Palestine et assiégea Acre le 23 novembre.

L'avance de l'armée égyptienne en Palestine eut des répercussions immédiates au Liban, où les excellentes relations entre Bashir JI et Muhammad 'Ali étaient déjà bien connues. Les troubles se déclenchèrent apparemment dans le pays entre maronites et druzes avant même qu'Ibrahim Pacha n'arrive à Acre; il y eut des combats à Dayr al-Qamar, dans le Matn et dans la Békaa et en même temps les druzes essayaient d'organiser une rébellion contre Bashir II pour embarrasser d'avance Ibrahim Pacha; leur attitude envers lui, semble-t-il, était déterminée exclusivement par leur hostilité à Bashir II. S'attendant à ce que l'émir, tôt ou tard, s'allie ouvertement avec Ibrahim, ses opposants druzes décidèrent de se poser en champions de la Porte, qu'ils estimaient devoir être victorieuse en dernier ressort. Un certain nombre des principaux cheikhs druzes, les Janbalat, les 'Imad et les Abu Nakad, quittèrent le Liban et allèrent rejoindre l'armée

68 ottomane qui marcha contre les Egyptiens. Quant aux maronites, ils considéraient le conquérant égyptien comme un ami, comme c'était le cas pour d'autres chrétiens en Syrie. Dans chaque ville qu'il occupait, Ibrahim Pacha supprimait les restrictions traditionnelles imposées aux chrétiens et aux juifs et plaçait ces communautés sur un pied d'égalité avec les musulmans. Il apparaissait donc comme un libérateur à tous les chrétiens de Syrie, et surtout à ceux du Liban qui le considéraient comme l'ami de leur émir.

En arrivant à Acre, Ibrahim Pacha demanda à Bashir II son assistance. L'émir hésita et essaya de se dérober, car il avait peur de prendre parti ouvertement contre la Porte et il prétexta que la menace d'une guerre civile au Liban y retenait toute son attention. Ibrahim était d'accord pour laisser à Bashir II le temps de se décider; mais son père Muhammad 'Ali était moins patient. Dans un message abrupt il rappela brutalement à Bashir II ses promesses, le menaçant d'envahir le Liban s'il hésitait à les tenir. L'effet de ce message fut décisif. A peine Bashir II le reçut-il qu'il se hâta de répondre aux appels d'Ibrahim Pacha, plaçant ses hommes et ses ressources à l'entière disposition d'Ibrahim. Pendant les neuf ans qui suivirent, il demeura l'agent fidèle et obéissant de ses suzerains égyptiens, exécutant leurs instructions même lorsqu'elles contredisaient ses propres opinions.

Ibrahim Pacha ne réussit pas immédiatement son siège d'Acre. Tandis que la ville résistait, il fournit à Bashir II et à ses fils des troupes égyptiennes et leur demanda d'occuper les autres villes côtières de Syrie. Tyr, Sidon et Beyrouth furent facilement prises et occupées; Tripoli, qui opposa quelque résistance, fut finalement prise lorsqu’Ibrahim Pacha en

69 personne vint à l'aide de ses alliés libanais. Dans le même temps les troupes égyptiennes occupaient Bayt al-Din et Dayr al-Qamar pour maintenir l'ordre dans la montagne druze. Lorsque finalement Acre tomba le 27 mai 1832 et que 'Abdallah Pacha se rendit, Ibrahim Pacha put reprendre ses conquêtes syriennes et il marcha avec Bashir II sur Damas. Le pacha ottoman s'enfuit de la ville mais fut poursuivi par les forces égyptiennes et libanaises jusqu'à Homs où il fut vaincu au cours d'une bataille le 9 juillet. Dans l'immédiat la question était réglée et la Syrie tomba entièrement sous la domination égyptienne.

Le nouveau régime qu'Ibrahim établit en Syrie était, du moins au départ, un progrès par rapport à celui qui avait existé auparavant. Une administration bien organisée fut établie, un système de police et de justice efficace fut mis en place et des conseils représentatifs spéciaux instaurés dans les villes et les bourgs pour aider à l'administration des affaires municipales. Ibrahim fit aussi un effort pour combattre les pots-de-vin et la corruption auxquels, comme il le disait, « les peuples arabes sont très enclins »13, et essaya de son mieux d'améliorer la condition du peuple. Il persista en particulier à promouvoir une égalité politique et sociale entre chrétiens et musulmans, au grand dam de ces derniers. De fait, la conquête de la Syrie par Ibrahim Pacha y amena virtuellement l'émancipation des chrétiens. Non seulement ces chrétiens commencèrent-ils à s'habiller et à se déplacer comme il leur plaisait, mais ils commencèrent aussi à entrer en compétition avec les musulmans dans des domaines du négoce qui avaient été jusqu'à présent leur chasse gardée, tels ceux des céréales et

13 Asad J. Rustum, Calender of State Papers from the Royal Archives of Egypt relating to the Affairs of Syria. (Beyrouth, 1940-43), II, p. 69-70 70 du bétail. Alors que la politique d'Ibrahim lui gagnait rapidement la popularité parmi les chrétiens, elle lui valut aussi l'hostilité des musulmans de la Syrie qui n'étaient pas décidés à partager leurs privilèges traditionnels avec les non- musulmans. Cette hostilité devint encore plus intense lorsque des actions provocatrices de chrétiens contre des musulmans demeurèrent impunies.

Il ne fallut pas longtemps pour que les effets bénéfiques de la conquête de la Syrie par les Egyptiens commencent à s'estomper. Le coût de l'armée d'occupation égyptienne était élevé et la construction de forteresses le long de la frontière anatolienne ajouta considérablement aux dépenses d'Ibrahim. Appauvrie par des siècles de mauvaise gestion et de négligence, la Syrie s'avérait une charge économique pour ses nouveaux maîtres et l'Egypte devait souvent payer à la Porte le tribut qu'elle lui devait. En conséquence Ibrahim fut forcé d'augmenter le trésor de la Syrie en imposant de lourdes taxes; et, se trouvant à court d'argent et d'hommes, il eut recours à des mesures aussi impopulaires que les corvées et la conscription militaire. Réduit au rôle de simple instrument de la politique égyptienne, Bashir II du Liban se contenta d'exécuter les ordres d'Ibrahim et partagea donc l'impopularité croissante du pacha. Les Libanais trouvèrent les nouveaux impôts insupportables; ils réagirent encore plus vigoureusement au travail forcé, qui était jusqu'alors inconnu dans leur pays, ainsi qu'à la conscription détestée qu'Ibrahim introduise bientôt. Les druzes et les maronites, qui étaient d'excellents soldats se battaient pour leurs émirs avec enthousiasme à chaque fois que l'occasion s'en présentait, mais répugnaient fort à un service militaire régulier, particulièrement dans une armée étrangère. Les maronites

71 considéraient que c'était leur privilège en tant que chrétiens de ne pas servir dans les armées de l'Etat musulman14, que cet État soit ottoman ou égyptien; quant aux 'uqqal des druzes, ils n'auraient pas accepté que certains de leurs jeunes hommes servent dans la même armée que des soldats musulmans, de crainte que leur druzisme vienne à en être corrompu. De plus la conscription signifiait la ruine pour la paysannerie libanaise, car elle enlevait ses meilleurs éléments de leurs champs pour les mener dans des terres lointaines pour participer à des guerres dans lesquelles ils n'avaient aucun intérêt.

Les premières révoltes contre la domination égyptienne en Syrie éclatèrent en 1834 en Palestine, à Tripoli et dans la région de Lattaquié. Ibrahim réussit à mater les trois soulèvements et dans chaque cas il reçut une aide considérable de l'émir libanais. Bashir II conduisit en personne ses troupes pour aider à écraser la rébellion en Palestine; son fils Khalil aida à réduire les insurrections à Tripoli et plus tard dans la région de Lattaquié. A chaque fois les insurgés vaincus furent forcés de remettre leurs armes, puis furent immédiatement enrôlés dans l'armée égyptienne.

Ibrahim se tourna ensuite vers le Liban, demandant à Bashir II d'enrôler, pour servir dans l'armée égyptienne et pour la durée règlementaire de quinze ans, mille six cents jeunes druzes. Bashir II plaida contre ce nombre le jugeant trop élevé et l'effectif fut en conséquence réduit à huit cents. Mais

14 Normalement, dans les états musulmans, les chrétiens et les juifs ne servaient pas dans l'armée, car cela était réservé aux musulmans. Ils payaient une capitation spéciale qui était censée leur donner droit à une protection militaire, et fut ensuite réinterprétée comme un payement de commutation pour remplacer le service militaire. 72 même ainsi, l'émir était confronté à de grandes difficultés pour exécuter les ordres du pacha. Lorsqu'il ordonna aux druzes de fournir huit cents de leurs jeunes hommes pour la conscription, ceux-ci furent très choqués et refusèrent d'obéir à la demande de l'émir. A peu près au même moment, des rumeurs circulèrent selon lesquelles Ibrahim avait l'intention d'enrôler mille cinq cents chrétiens libanais et ces rumeurs provoquèrent une réaction violente. Le patriarche maronite déclara immédiatement sa ferme détermination à résister à la conscription de son peuple, et menaça de demander à la France d'intervenir si cela devenait nécessaire; dans un même temps les consuls européens en Syrie firent pression sur Ibrahim pour qu'il n'inquiète pas les chrétiens. Aucun d'entre eux, toutefois, ne prit parti pour la cause des druzes, dont le cas était de toute façon différent. Mise à part leur valeur particulière comme soldats, on savait les druzes très opposés à l'autorité égyptienne et toujours enclins à se révolter. Muhammad 'Ali était déterminé à écraser leur puissance et à les utiliser dans son armée et il insista pour qu'Ibrahim les enrôle à tout prix. Bashir II pour sa part n'était pas d'accord pour que les druzes soient ainsi traités, sachant bien à quel résultat il fallait s'attendre. Mais la volonté de Muhammad 'Ali prévalut et avant l'été de cette année-là, l'émir libanais réussit à fournir à Ibrahim Pacha mille conscrits druzes. Concession spéciale à l'opinion druze: Ibrahim fit organiser ces conscrits en régiments spéciaux, à part du reste de l'armée.

A peine les conscrits druzes avaient-ils été enrôlés que Muhammad 'Ali insista pour le désarmement général des druzes, sous prétexte qu'ils avaient résisté à la conscription. Au départ, Ibrahim n'était pas satisfait de la décision de son père; les druzes l'avaient beaucoup aidé à faire face aux

73 soulèvements en Palestine et dans la région de Lattaquié l'année précédente et il était soucieux de se conserver leurs bonnes grâces. D'un autre côté, leur attitude générale ne l'encourageait pas à leur faire confiance et il les soupçonnait vaguement d'être secrètement ligués contre lui avec les Ottomans. En conséquence, lorsque Muhammad 'Ali insista pour leur désarmement, Ibrahim finit par accepter. Une armée égyptienne, conduite par Ibrahim Pacha lui-même arriva dans le Chouf dans ce but au début de l'automne 1835 et on ordonna à Bashir de coopérer. S'inclinant de nouveau devant la détermination de ses maîtres égyptiens, l'émir envoya un message incitant vivement les druzes et les chrétiens de la région à remettre leurs armes sans résistance.

Pendant ce temps-là, la conquête de la Syrie par les Egyptiens avait amené des changements importants dans la situation internationale, donnant une nouvelle tournure à la question d'Orient. En mai 1832, lorsque Acre tomba aux mains des Egyptiens, la Porte déclara Muhammad 'Ali hors-la-loi et envoya une armée chasser son fils Ibrahim hors de Syrie. Ibrahim rencontra l'armée ottomane au col de Beilan, dans les monts Taurus et lui infligea une défaite cuisante le 29 juillet. Les troupes turques se replièrent dans la confusion la plus totale et Ibrahim avança en Anatolie. Une deuxième armée turque envoyée à sa rencontre fut écrasée le 21 décembre à Konia. Ibrahim avança jusqu'à Kutahya, et était sur le point de s'emparer d'une position encore plus menaçante à Brusa. Il semblait qu'Istanbul même serait bientôt à sa merci. Mais à ce moment-là la Russie intervint brusquement. Peu après la première défaite ottomane, Mahmud II, le sultan, avait demandé de l'aide aux Puissances contre son redoutable vassal – mais parmi elles, seule la Russie semblait prête à

74 prêter assistance. La Grande-Bretagne était à ce moment-là préoccupée par les affaires internes et européennes; la France, elle, était nettement impressionnée par la réussite de Muhammad 'Ali que beaucoup de Français en étaient venus à considérer comme le successeur spirituel de Bonaparte en Egypte. Par conséquent, seule la Russie vint au secours du sultan dans un moment où il en avait besoin, envoyant une puissante escadre navale à Istanbul en février 1823.

La Grande-Bretagne et la France furent alarmées par l'apparition des vaisseaux de guerre russes à Istanbul et insistèrent aussitôt vivement auprès du sultan afin qu'il se joigne à elles pour demander leur retrait. Les Russes, toutefois, refusèrent de se retirer jusqu'à ce que les forces égyptiennes aient quitté l'Anatolie; Muhammad 'Ali, se trouvant alors en bonne position pour marchander, demanda la cession de toute la Syrie et de certains territoires contigus. La Grande-Bretagne et la France, soucieuses d'obtenir le retrait russe le plus rapidement possible, firent pression sur le sultan pour qu'il accepte les propositions de son vassal. Une convention fut donc signée le 8 avril 1833 à Kutahya par laquelle il était décidé qu'Ibrahim Pacha évacuerait l'Anatolie contre la cession de la Syrie à Muhammad 'Ali. Il restait à la Russie à retirer son escadre navale d'Istanbul; mais la Russie n'était pas décidée à le faire avant d'imposer des conditions particulières. Après trois mois de négociations pénibles, la Turquie dut payer l'aide russe qu'elle avait reçue en signant avec la Russie le traité de Hünkâr Iskelesi, le 8 juillet 1833. Le traité marquait l'apogée de l'influence russe dans l'empire ottoman; dans un article secret, la Porte promettait d'aider la Russie en cas de besoin en fermant les Dardanelles aux navires

75 de toutes les autres puissances, assurant ainsi à la Russie une position prépondérante à Istanbul. La Grande-Bretagne et la France furent très mécontentes de la conclusion de ce traité mais elles n'étaient pas d'accord sur la politique à suivre. Il était clair pour toutes les deux que, d'après les termes du traité d'Hünkâr Iskelesi, n'importe quel nouveau heurt entre la Porte et Muhammad 'Ali ramènerait probablement les Russes à Istanbul. Mais alors que la Grande- Bretagne cherchait à prévenir la possibilité d'un tel heurt en bridant les ambitions de Muhammad 'Ali, la France était déterminée à soutenir les revendications du pacha, et refusait d'accepter aucun accord aux dépens de celui-ci. Cette divergence dans la politique au Proche-Orient entre la Grande- Bretagne et la France devait provoquer le développement de certains événements en Syrie pendant les années à suivre.

L'activité politique britannique en Syrie débuta vraiment au début de 1835 lorsque Richard Wood, un diplomate de l'ambassade britannique à Istanbul, arriva à Beyrouth pour une mission spéciale. Le premier objectif de Wood était de détourner Bashir II de Muhammad 'Ali. On savait que l'émir était un personnage influent dans la politique intérieure syrienne; et que c'était son ralliement à la cause de Muhammad 'Ali en 1831 qui avait si facilement amené la totalité de la Syrie sous le contrôle égyptien. Un coin enfoncé dans les relations entre l'émir et le pacha constituerait à coup sûr une gêne pour la mission égyptienne en Syrie. Toutefois, quand Wood approcha Bashir II et présenta ses propositions, la réponse de l'émir fut évasive. Wood présenta ensuite les propositions britanniques à un autre Bashir Shihab, neveu de Yusuf, prédécesseur de Bashir II, et cousin issu de germain de l'émir régnant. Ce Bashir-là montra un grand enthousiasme

76 pour coopérer avec les Britanniques en contrepartie d'un soutien adéquat. Ayant trouvé son homme, Wood resta au Liban un an de plus pour encourager les druzes dans leur opposition contre Bashir II et Ibrahim Pacha et pour tenter, en tant que catholique britannique, la tâche difficile de détourner les maronites de la France.

Il se passa peu de temps avant que de nouveaux troubles internes ne se déclenchent en Syrie, annonçant un regain de la crise. La convention de Kütahya avait mis fin à la première manche de la lutte entre le sultan ottoman et son vassal égyptien, et s'était avérée être une victoire pour ce dernier. Mais aucun des deux camps ne considérait ce règlement comme définitif. Muhammad 'Ali était à présent pressé de se rendre complètement indépendant de la Porte tandis que le sultan, Mahmud II, désirait se venger. Conscient de la supériorité militaire de son vassal, le sultan commença bientôt à préparer la deuxième manche en réorganisant complètement son armée. Quant à Muhammad 'Ali, il s'attacha à renforcer ses frontières au nord de la Syrie et à augmenter ses forces armées en maintenant la conscription. Ainsi, vers la fin de 1837, son fils Ibrahim Pacha reçut des ordres lui enjoignant de renforcer l'armée égyptienne en Syrie en enrôlant de nouveau des druzes de Hawran et des membres de tribus musulmanes de la frontière du désert syrien.

En Syrie, la réaction à de nouveaux ordres de conscription fut presque instantanée et Ibrahim Pacha fut rapidement confronté à une insurrection druze majeure dans le Hawran. Le gouverneur de Damas envoya immédiatement une armée égyptienne contre les rebelles, mais les troupes égyptiennes

77 furent repoussées et forcées de battre en retraite. Les druzes quittèrent ensuite leurs foyers dans le Hawran et se retirèrent avec leurs familles et des provisions dans le Laja tout proche – zone accidentée de roches volcaniques s'étendant sur environ sept cent quatre-vingts kilomètres carrés, propice à la guérilla. Là, les rebelles furent rapidement rejoints par d'autres druzes du Chouf et de Wadi al-Taym ainsi que par des musulmans de la région de Naplouse dans le centre de la Palestine. Deux expéditions envoyées contre eux au cours des premiers mois de 1838 furent attirées par la ruse dans les pires zones du désert Laja, puis attaquées et décimées au cours de leur retraite; après cela les druzes, encouragés par leur succès, commencèrent à menacer Damas et à inciter les villages qui entouraient la ville à la révolte. Répondant à un appel de leurs coreligionnaires du Hawran, les druzes de Wadi al-Taym se rebellèrent au début du printemps de cette année, soutenus par d'autres druzes du Mont-Liban. La révolte dans le Wadi al- Taym était menée par un chef local, Shibli al-' Aryan de Rashayya, qui dans l'année avait auparavant combattu les Egyptiens dans le Laja. Aryan était assisté par Nasir al-Din al- 'Imad, Hasan Janbalat et un certain nombre d'autres cheikhs druzes qui quittèrent le Chouf avec leurs partisans et marchèrent sur Wadi al-Taym, apparemment avec la bénédiction de Bashir II. En pratique l'émir libanais n'était pas autorisé par la coutume à empêcher ses sujets druzes de prendre les armes pour une question d'honneur, ou pour aider d'autres druzes en détresse. Il est possible qu'il ait aussi vu un avantage dans le départ temporaire d'un grand nombre de druzes armés du Chouf où ils lui avaient récemment posé des problèmes. Quoi qu'il en soit, Bashir II ne resta pas longtemps neutre. Le gouverneur de Damas qui était chargé de faire face à l'insurrection qui se propageait se trouva bientôt incapable

78 de contrôler seul la situation; ses troupes égyptiennes et albanaises ne pouvaient rivaliser avec les druzes dans la guerre de montagne. Sur sa suggestion, Ibrahim Pacha enjoignit à l'émir libanais d'envoyer son propre fils Khalil avec quatre mille montagnards chrétiens du Liban prendre part aux opérations dans le Hawran et le Wadi al-Taym et contribuer à soumettre les rebelles druzes.

Cette requête d'Ibrahim Pacha était complètement opposée à la tradition politique libanaise et elle embarrassa sérieusement Bashir II. La politique intérieure libanaise avait jusqu'à présent soigneusement évité les affrontements directs entre les sectes, particulièrement entre druzes et maronites. Abandonner cette politique faisait courir le risque de graves conséquences, surtout parce que les sujets druzes de Bashir II le considéraient déjà comme un chrétien et, au moins jusqu'à un certain point, comme un ennemi. Pour l'émir, envoyer son propre fils combattre les druzes avec des troupes chrétiennes signifiait s'aliéner irrémédiablement les druzes avec toutes les conséquences que cela entraînerait. Bashir II, toutefois, n'était plus son propre maître et n'avait d'autre choix que d'obéir à l'ordre d'Ibrahim. Pour réduire les risques au minimum, il donna pour instructions à son fils Khalil d'agir avec la plus grande modération dans les combats. Jirjis al-Dibs, un chrétien connaissant bien le Wadi al-Taym, fut choisi par l'émir pour servir de guide à Ibrahim Pacha pendant la campagne; chaque fois qu'il le put, ce Jirjis tint les druzes informés des mouvements d'Ibrahim et égara fréquemment l'armée égyptienne.

Ce fut au début de l'été 1838 que les forces conjuguées d'Ibrahim et Bashir II marchèrent sur Wadi al-Taym. Conduits

79 par Nasir al-Din al-'Imad, Hasan Janbalat et Shibli al-'Aryan, les druzes y opposèrent une résistance acharnée, et les premières attaques ennemies furent repoussées avec de lourdes pertes. Mais les druzes ne pouvaient, ni en nombre, ni en équipement, rivaliser avec leurs assaillants. Attaqués de trois côtés par les Egyptiens, les auxiliaires chrétiens commandés par Khalil Shihab et d'autres auxiliaires musulmans de Palestine, ils furent forcés de battre graduellement en retraite sur les pentes du Mont Hermon jusqu'à ce qu'ils soient finalement encerclés dans le village de Shab'a, - dernier point habitable dans la montagne. Là, les rebelles furent battus et obligés de se rendre à des conditions clémentes; Jirjis al-Dibs fut ensuite envoyé négocier la reddition des rebelles du Hawran dans les mêmes conditions.

Le mécontentement des Syriens face à l'autorité égyptienne, qui s'exprima dans l'insurrection druze de 1838, encouragea Mahmud II de Turquie à accélérer ses préparatifs de revanche. Sans se préoccuper de l'opinion des Puissances, il ouvrit les hostilités contre Muhammad 'Ali au printemps 1839 et envoya une importante armée turque de l'autre côté de l'Euphrate pour attaquer les Egyptiens en Syrie. Le résultat de l'attaque fut désastreux. A peine les Turcs avaient-ils pénétré en Syrie, le 24 juin, que leurs forces furent complètement mises en déroute par Ibrahim Pacha à Nizib , non loin de la frontière; les Egyptiens firent près de quinze mille prisonniers et s'emparèrent de presque toute l'artillerie et du matériel turcs. La bataille de Nizib était à peine terminée que la flotte turque fut livrée par trahison à Muhammad 'Ali à Alexandrie. Mahmud II mourut avant d'apprendre la défaite et la trahison; son fils et successeur, 'Abd al-Majid, âgé de seize ans, ouvrit des négociations directes avec Muhammad 'Ali, qui ne

80 demandait à présent rien moins que le gouvernement héréditaire à la fois de l'Egypte et de la Syrie comme condition à la paix.

Le jeune 'Abd al-Majid avait presque accepté les termes du pacha lorsqu'il reçut le 27 juillet 1839 une note collective des Puissances exigeant la suspension immédiate des négociations avec Muhammad 'Ali. Les Puissances avaient décidé d'intervenir; mais elles n'étaient guère d'accord sur les mesures à prendre. La Grande-Bretagne, la Russie, l'Autriche et la Prusse étaient fermement déterminées à empêcher l'effritement de l'empire ottoman et le remplacement du faible sultanat turc par une extension de l'autorité de Muhammad 'Ali dans le Proche Orient. La France, elle, voyait différemment la situation et continuait à encourager Muhammad 'Ali, espérant garantir sa prépondérance dans la région par le succès de celui-ci. De longues négociations suivirent; et lorsqu'il devint évident que la France ne retirerait pas son soutien au pacha égyptien, les autres puissances décidèrent d'agir seules. Le 15 juillet 1840, elles conclurent avec la Porte la Convention de Londres, offrant à vie à Muhammad 'Ali le pachalik d'Egypte et un pachalik élargi d'Acre (incluant toute la Syrie du Sud), à condition qu'il accepte ces termes dans les dix jours. Faute de quoi l'offre du pachalik d'Acre serait retirée. Si le pacha ne donnait aucune réponse dans les vingt jours, c'est l'offre entière qui serait caduque et le sultan serait libre toute action qu'il souhaiterait. Les termes de la Convention de Londres suscitèrent une indignation profonde en France; mais, comme le ministre des Affaires étrangères Lord Palmerston l'avait deviné, les Français n'étaient pas prêts à risquer une guerre européenne en poussant trop loin leur soutien à Muhammad 'Ali. En même

81 temps, les autres puissances commencèrent à prendre des mesures de précaution; on ordonna à l'escadre britannique en Méditerranée de couper toutes les communications maritimes entre l'Egypte et la Syrie; le 11 août, des navires de guerre britanniques et autrichiens apparurent au large de Beyrouth.

En pressant Muhammad 'Ali d'accepter les termes de la Convention de Londres, les alliés pouvaient utiliser l'opposition marquée à l'autorité égyptienne qui s'était développée dans différentes régions de Syrie, souvent à l'instigation d'agents britanniques et ottomans. Au Liban, la Porte et la Grande-Bretagne pouvaient tout à fait compter sur le soutien des druzes, vigoureusement opposés à l'autorité égyptienne depuis le début. Ils pouvaient aussi s'attendre à une aide des chiites de Jabal 'Amil qui s'étaient révoltés contre les Egyptiens en novembre 1839, et dont la révolte avait été matée avec l'aide de Bashir II. En 1840, même les chrétiens libanais avaient cessé d'être d'accord avec le gouvernement d'Ibrahim Pacha. En 1838, comme cela a été mentionné, Ibrahim avait armé quatre mille chrétiens pour combattre les druzes dans le Hawran et à Wadi al-Taym ; deux ans plus tard, après la bataille de Nizib, Muhammad 'Ali avait donné l'ordre impératif que tous les chrétiens du Liban soient désarmés. Le pacha égyptien avait peur que les chrétiens, s'ils conservaient leurs armes, puissent finalement se joindre aux druzes et aux musulmans dans une révolte générale contre leur maître égyptien, comme l'espérait la Grande-Bretagne. Lors de sa mission au Liban en 1836, l'agent anglais Richard Wood avait gagné au camp ottoman un certain nombre de chefs chrétiens dont le patriarche maronite Yusuf Hubaysh et avait permis au nom de la Porte de maintenir au Liban un émirat maronite bénéficiant d'une grande autonomie et d'une réduction des

82 impôts. Au début de 1840, alors que la seconde crise égyptienne était à son paroxysme, un certain nombre d'agents européens étaient apparus au Liban et en Syrie pour fomenter des troubles contre les Egyptiens et une rumeur avait circulé selon laquelle les Puissances allaient intervenir. Muhammad 'Ali commença à se préparer à résister, accroissant ses troupes et organisant de nouveaux régiments. Dans ce but, il enrôla, entre autres, des étudiants libanais inscrits à l'école de médecine du Caire. La nouvelle de la conscription de ces étudiants inquiéta beaucoup au Liban où l'on commença à murmurer que Muhammad 'Ali avait cette fois l'intention d'enrôler à la fois musulmans et chrétiens. L'inquiétude s'aggrava encore plus lorsque de nouveaux contingents de troupes égyptiennes arrivèrent à Baalbek et à Tripoli et lorsqu'un chargement d'uniformes de l'armée égyptienne fut débarqué dans le port de Beyrouth. Puis Muhammad 'Ali envoya l'ordre de désarmer les chrétiens libanais. C'était normalement le premier pas vers la conscription; les chrétiens du Liban décidèrent de résister à tout prix, même si cela signifiait se joindre aux druzes, aux chiites et aux musulmans pour s'opposer à leur émir.

Vers la fin de mai 1840, Bashir II, obéissant aux ordres de Muhammad 'Ali, convoqua les chrétiens et les druzes de Dayr al-Qamar pour qu'ils remettent leurs armes. Les hommes de cette ville étaient les mieux armés du Chouf et on pensait que les désarmer les premiers faciliterait l'opération dans les autres régions du pays. Mais il s'avéra que la population de Dayr al-Qamar n'était pas du tout décidée à obéir à l'émir sans regimber. Le 27 mai, des représentants des druzes, des maronites et des grecques-catholiques de la ville se

83 rencontrèrent dans la khalwa15 druze locale et firent solennellement le serment de s'opposer par la force à tout désarmement. Bashir II ne prit tout d'abord pas cet événement au sérieux, considérant qu'il s'agissait d'un problème local qui pouvait facilement se régler par la négociation. Mais l'émir fut rapidement forcé de réaliser que ce problème n'avait rien de local et qu'il ne saurait être réglé par de bonnes paroles et des promesses. La résistance armée débutant à Dayr al-Qamar se répandit rapidement à d'autres villes et à d'autres districts du Liban; et avant que Bashir II ou Ibrahim Pacha aient eu le temps de réagir, tout le pays se révoltait.

15 Une Khalwa est une retraite religieuse druze. 84 CHAPITRE III

La fin de l’émirat 1840 – 1842

Les forces politiques étrangères jouèrent un rôle important dans la naissance de l'insurrection de 1840, mais il serait erroné de ne voir dans ce mouvement qu'une simple réaction à des événements extérieurs. Outre ses rapports avec la Question d'Orient, l'insurrection reflétait une crise sociale interne qui se développait depuis quelques années, rapprochant les paysans et les cheikhs féodaux face à un danger commun. Chacun de ces deux groupes avait un intérêt particulier dans le mouvement. Les paysans druzes et maronites se rebellaient contre l'oppression, l'injustice et une domination étrangère détestable; leurs cheikhs féodaux se dressaient pour récupérer des privilèges et des droits perdus, ainsi qu'un prestige qui s'était gravement effrité. Les efforts des deux groupes, toutefois, étaient dirigés contre un seul objectif: l'administration haïe de Bashir II et d'Ibrahim Pacha; et ce fut l'union des efforts, ajoutée aux encouragements reçus de l'extérieur, qui donnèrent à leur mouvement sa force et rendirent son succès possible.

L'établissement d'un gouvernement efficace et l'accroissement de son propre prestige avaient rendu nécessaire pour Bashir II d'écraser la puissance de ses subordonnés féodaux, soit directement par la force, soit indirectement en excitant une faction féodale contre l'autre. Appuyé par les pachas d'Acre et plus tard par Muhammad 'Ali d'Egypte, l'émir avait réussi à soumettre l'aristocratie féodale libanaise et à établir la suprématie de l'émirat. Mais la 85 politique de répression sauvage qu'il suivit ne lui permit pas de compter sur le soutien des familles féodales qui, attirées par les offres d'aide extérieure, organisèrent la résistance armée contre Bashir II en 1840; et ce furent les Abu Nakad, les plus maltraités des cheikhs féodaux druzes, qui conduisirent le premier soulèvement de cette année à Dayr al-Qamar. Quant aux paysans, ils avaient été dans un premier temps des partisans enthousiastes de l'émir qui, en supprimant les cheikhs féodaux, les avaient débarrassés de l'oppression de leurs maîtres. Mais les impôts successifs qui ruinèrent le Liban pendant la durée de la domination égyptienne, les travaux obligatoires et la conscription que Bashir II introduisit sur l'insistance d'Ibrahim Pacha, aliénèrent définitivement la paysannerie à l'émir et la conduisirent à se joindre à ses seigneurs féodaux contre lui. L'opposition était déjà bien développée et ses chefs en contact avec les Britanniques et d'autres agents européens lorsque Ibrahim Pacha enjoignit à Bashir II de faire désarmer les chrétiens, provoquant ainsi la crise.

Avec les maronites, les druzes, les paysans et les seigneurs féodaux, Bashir II ne pouvait conserver le pouvoir qu'en se reposant exclusivement sur le soutien égyptien. La France prit parti pour lui au niveau international à cause du soutien qu'elle, donnait à l'Egypte; mais, au Liban même, les Français étaient traditionnellement les amis et les protecteurs des maronites et des druzes, et n'étaient pas en situation de soutenir ouvertement l'émir contre eux. Tout ce qu'ils pouvaient faire dans ces conditions était d’agir en médiateurs entre les deux camps, essayant d’un côté d’empêcher l’insurrection de se développer et de l’autre d’obtenir des concessions d’Ibrahim Pacha pour mettre fin au conflit. Dans

86 le même temps, la Porte et la Grande Bretagne donnaient aux insurgés libanais des encouragements appuyés. Les Ottomans, activement soutenus par les Britanniques, étaient déterminés à expulser Ibrahim Pacha de Syrie et espéraient aussi profiter de l'occasion pour affaiblir l'émirat libanais. Depuis le début de la période ottomane, le statut privilégié du Liban avait été garanti par la popularité de ses émirs et le soutien armé qu'ils pouvaient obtenir des paysans et des magnats féodaux en période de danger. Mais en 1840 l'émir libanais se retrouvait seul, avec tous ses sujets mobilisés contre lui. Ces conditions étaient particulièrement favorables pour que les Ottomans mettent fin au statut spécial du Liban, car la Porte pouvait à présent utiliser contre l'émir les forces mêmes qui avaient dans le temps soutenu ses prédécesseurs. Ainsi, à peine les soulèvements commencèrent-ils au Liban que la Turquie et son alliée britannique intervinrent pour appuyer les insurgés et leur fournir des armes et tout ce qui leur était nécessaire. La Russie et l'Autriche se mirent aussi à encourager les rebelles, surtout les chrétiens parmi eux, la Russie cherchant à renforcer sa position de protectrice des grecques-orthodoxes de Syrie, alors que l'Autriche profitait de l'embarras de la France pour essayer de prendre sa place de protectrice des catholiques libanais.

Dès le début de l'insurrection, la position de Bashir II et d'Ibrahim Pacha sembla désespérée. A peine les rebelles de Dayr al-Qamar s'étaient-ils rencontrés pour résister à leur désarmement (le 27 mai) que le pays entier se souleva pour les soutenir. Le 4 juin, les chefs rebelles de toutes les sectes - chrétiens, druzes et musulmans -se rassemblèrent à Antilyas, immédiatement au nord de Beyrouth, pour discuter de leurs doléances et former des plans pour la résistance; et des

87 rassemblements similaires suivirent dans d'autres régions du pays. Partout les rebelles exigeaient que les ordres de désarmement et de conscription soient révoqués, que le travail obligatoire et les impôts accablants introduits depuis la conquête égyptienne soient abolis. Lorsqu’Ibrahim Pacha refusa de ne faire aucune concession à ces exigences, les chefs rebelles firent passer la consigne et à la mi-juin une révolte armée se déclencha dans toutes les régions du pays. La Convention de Londres, signée moins d'un mois plus tard, encouragea les rebelles qui pouvaient à présent espérer une intervention directe des Puissances. Entre-temps les premiers efforts de Bashir II pour contrôler l'insurrection ou pour semer la discorde parmi ses chefs se soldèrent par un échec.

Au départ les insurgés étaient en majorité chrétiens et druzes des régions du Chouf et du Kesserouan et les centres principaux de la révolte étaient Beyrouth, Dayr al-Qamar et Jazzin. Il ne fallut pas longtemps, toutefois, pour que les chiites du nord de la Békaa rejoignent la rébellion, suivis par les sunnites de la région de Tripoli et des chrétiens du nord Liban. Armés de vieux fusils, de cimeterres, de dagues ou seulement de haches et de gourdins, les rebelles s'organisèrent en groupes de guérilleros et bloquèrent les routes de la montagne, coupant les communications normales entre Beyrouth, Sidon et Damas. Ils réussirent à attirer dans des embuscades et à attaquer des convois égyptiens; Bashir II, entre-temps, ne pouvait rien faire pour mettre fin aux méfaits des rebelles. Plusieurs fois ceux-ci essayèrent de couper le ravitaillement en eau de Beyrouth, des groupes d'insurgés occupant les moulins à eau qui entouraient la ville pour essayer de réduire la garnison égyptienne à la famine. Désespérant de la capacité de Bashir II à faire face à la

88 rébellion, Ibrahim Pacha déclara finalement le blocus du Mont-Liban et prit des mesures pour empêcher qu'armes et provisions n'arrivent aux insurgés. Ces mesures furent si fermement appliquées que les bandes de rebelles, menacées de famine et de défaite, perdirent bientôt espoir et commencèrent à se disperser. Peu de temps après, Bashir II pouvait écraser ce qui restait de l'insurrection et ses principaux chefs furent arrêtés et envoyés en exil en Haute- Egypte.

Le succès de Bashir II, toutefois, fut de courte durée. Les termes de la Convention de Londres n'étaient pas encore officiellement présentés à Muhammad 'Ali que des vaisseaux de guerre britanniques et autrichiens commençaient à arriver au large de Beyrouth début août, faisant peser la menace d'une invasion. A ce moment-là, Richard Wood, et d'autres agents alliés avaient repris leur activité politique au Liban où ils essayaient de rétablir le contact avec les chefs rebelles libanais pour les inciter à ne pas céder. Lorsque Muhammad 'Ali n'accepta pas dans les délais fixés les stipulations de la Convention de Londres, les événements prirent une tournure plus radicale. Le 11 septembre, l'officier commandant les forces au large de Beyrouth, le Commodore Sir Charles Napier, somma le commandant des forces égyptiennes au Liban de livrer Beyrouth sans délai. Ce dernier refusant, Beyrouth fut soumise à un bombardement intensif. En même temps, des troupes turques, britanniques et autrichiennes, huit mille cinq cents hommes au total, furent débarquées à peu de distance au Nord, dans la baie de Jounieh, où elles furent rapidement rejointes par les guérilleros libanais qui à présent sortaient de la clandestinité.

89 Pendant le bombardement de Beyrouth et le débarquement des troupes alliées à Jounieh, les Egyptiens se retirèrent des villes côtières, gagnèrent les collines et établirent leur quartier général à al-Hadath, au sud-est de Beyrouth. En deux semaines les alliés purent facilement occuper les principales villes de la côte. Pendant ce temps-là, l'armée égyptienne en Syrie, démoralisée par sa retraite et affaiblie par la malaria et la dysenterie, commença rapidement à se désagréger. Au début octobre le total des forces d'Ibrahim était tombé de trente mille à seulement dix mille hommes et sa position en Syrie était devenue désespérée. Acre, la dernière position côtière qu'il tenait, tomba aux mains des alliés le 3 novembre. Après cela Ibrahim commença à retirer ses forces de Syrie, laissant à son père le soin d'arranger un règlement diplomatique final. L'écroulement de l'autorité d'Ibrahim Pacha en Syrie signifia la fin de Bashir II comme émir du Liban. Dans les semaines qui suivirent les débarquements alliés à Jounieh, l'émir fut convaincu que la cause égyptienne en Syrie était perdue. Néanmoins il continua à soutenir Ibrahim Pacha et refusa d'envisager les propositions britanniques et ottomanes de changer de camp. Finalement, le 10 octobre, les forces d'Ibrahim Pacha au Liban furent définitivement battues à la bataille de Bharsaf, dans le Matn. Deux jours plus tard, Bashir II quitta Bayt al-Din et alla à Sidon où il embarqua sur un navire anglais qui l'emmena en exil à Malte. Ainsi s'acheva le règne de Bashir II. Pour le remplacer les alliés mirent à la tête de l'émirat Bashir III, incompétent et insignifiant prince Shihab que Richard Wood avait découvert en 1835 et que la Porte avait déjà nommé Emir du Liban par un firman spécial le 3 septembre.

90 Avec la chute de Bashir II et l'avènement de Bashir III, une nouvelle période de l'histoire du Liban commençait. Jusqu'aux derniers mois de son règne, Bashir II était resté le maître de la politique intérieure de son pays, capable de contenir les divisions sectaires et partisanes que sa propre politique contribuait souvent à créer. Mais avec sa disparition de la scène le dernier frein disparaissait. Pendant les mois de l'insurrection une hostilité commune contre l'émir rassembla les druzes et les chrétiens, les seigneurs féodaux et les paysans. Mais une fois l'insurrection triomphante et Bashir II écarté, il ne restait aucune force pour maintenir unis les divers groupes et factions libanais; au contraire, il était de l'intérêt des forces extérieures de les désunir. Sous Bashir III des dissensions en sommeil se réveillèrent et les tensions sociales et sectaires arrivèrent à un point critique; deux décennies de malaise social et de conflits s'ensuivirent et amenèrent le pays à la ruine quasi-totale.

Les événements intérieurs au Liban pendant cette période furent influencés par un certain nombre de facteurs extérieurs, dont la politique suivie par les Ottomans après leur reconquête de la Syrie en 1840 n'était pas le moindre. Au cours de l'année précédente, lorsque le jeune sultan 'Abd al- Majid accéda au trône, il promulgua un décret de réforme spéciale appelé le Hatt-i Sherif de Gülhane, soulignant entre autres choses la nécessité de rendre plusieurs provinces de l'empire ottoman plus dépendantes d'Istanbul. Ce Hatt-i Sherif n'était que la première d'une série de réformes ottomanes désignées collectivement sous le nom de Tanzimat (1839-76) qui toutes mettaient l'accent sur l'importance de la centralisation. En conséquence, lorsque les Ottomans reprirent le contrôle de la Syrie en 1840, ils étaient déterminés

91 à augmenter le pouvoir direct du gouvernement central dans la région en réduisant les prérogatives des pachas syriens. Tous les vestiges d'autonomie locale devaient être détruits, particulièrement dans le cas du Liban; et là, la présence de Bashir III, couard et timoré, offrait une occasion en or à l'intervention ottomane. Tout ce à quoi les Turcs devaient prendre garde au Liban, c'était la politique des autres puissances, surtout la Grande Bretagne et l'Autriche, qui avaient contribué à expulser les Egyptiens de Syrie et avaient donc acquis beaucoup d'influence dans cette zone.

Sur le plan intérieur, la situation au Liban après la chute de Bashir II était très instable. A peine Bashir III avait-il accédé à l'émirat que les druzes et les autres chefs féodaux qui avaient été forcés de quitter le Liban au cours des dernières années de la domination égyptienne commencèrent à rentrer pour réclamer de nouveau les droits, les privilèges et les domaines féodaux qu'ils avaient perdus sous le règne précédent. A la tête des exilés qui revenaient on trouvait Na ‘man et Sa'id Janbalat -fils du célèbre Bashir Janbalat qui avait été tué à l'instigation de Bashir II en 1825. Mais au Liban Na ‘man et Sa'id furent rejoints par d'autres importants chefs druzes comme Husayn Talhuq Arslan qui avaient aussi subi des pertes considérables en biens et en prestige sous Bashir II, bien qu'ils n'aient pas été contraints à quitter le pays. Ces chefs présentèrent conjointement leurs exigences à Bashir III, demandant la réintégration totale des familles féodales druzes en tant que maîtres de leurs districts respectifs. Mais le nouvel émir n'était pas d'accord pour accéder à de telles exigences. Sûr de l'appui britannique, il repoussa les requêtes des chefs druzes et prit même des mesures supplémentaires destinées à réduire leur autorité. Un certain nombre d'émirs et de

92 cheikhs druzes furent arrêtés, à d'autres on retira encore plus de prérogatives féodales et ceux qui s'étaient procurés à Istanbul des firmans afin de récupérer leurs propriétés confisquées trouvèrent l'émir résolu à ne pas exécuter les ordres impériaux. Rapidement les relations entre l'émir et les chefs druzes étaient devenues très tendues, au fur et à mesure que l'émir essayait de supprimer ce qu'il restait de la puissance féodale druze.

Au début du printemps 1841, la tension était vive entre Bashir III et l'aristocratie féodale druze. L'émir, sans avoir la capacité de son prédécesseur, avait essayé d'appliquer sa politique d'opposition aux chefs druzes et de réduire leur influence. Il avait aussi suivi la même politique avec les familles féodales chrétiennes, notamment les Khazen et les Hubaysh du Kesserouan, poussant ces familles à faire cause commune avec les chefs druzes contre lui. Au Liban, les Français soutenaient discrètement l'opposition féodale coalisée; il en allait de même des Ottomans qui, comme les Français, commençaient à se méfier de l'influence britannique à Baabda. Quant aux chefs druzes et chrétiens, ils essayaient de gêner l'émir en pratiquant une politique de refus total de coopérer dont le résultat fut que l'anarchie s'installa rapidement dans le pays. L'émir s'avéra complètement incapable de contrôler l'effondrement du gouvernement ou d'imposer sa volonté tandis que son impopularité personnelle et l'extrême médiocrité de son image princière ne contribuaient que davantage au chaos politique général.

Profitant de la situation confuse, le parti féodal au Liban, appuyé par le consul français à Beyrouth, suggéra que la crise dans le pays soit résolue en écartant Bashir III de l'émirat et en

93 le remplaçant par Salman Shihab prince sunnite dont les enfants avaient tous été élevés dans la foi chrétienne et qui était lui-même connu pour ses sympathies chrétiennes. Salman16 avait déjà gouverné le Liban une fois de 1820 à 1821 pendant que Bashir II était en exil dans le Hawran et il était sans conteste plus populaire que Bashir III et mieux équipé pour gouverner. Le patriarche maronite Yusuf Hubaysh, toutefois, soutint que seul un maronite était acceptable comme émir du Liban et refusa de prendre en considération une candidature sunnite à cette fonction. Lorsqu'il devint évident que Salman ne serait pas accepté comme émir, le consul français à Beyrouth essaya de trouver quelqu'un d'autre pour remplacer Bashir III et suggéra finalement Haydar Abu'l-Lam' -maronite dévot et ami intime du patriarche, qui appartenait à la deuxième famille princière du Liban. Les agents britanniques au Liban approuvèrent vivement cette suggestion car ils commençaient à réaliser que leur soutien à Bashir III ne conduisait qu'à les discréditer. Mais, à la surprise à la fois des Britanniques et des Français, le patriarche refusa de nouveau d'accepter le candidat proposé et insista vivement pour que Bashir III reste émir. En fait le patriarche était tout à fait conscient de l'incompétence de l'émir régnant; mais il espérait que si celui-ci continuait à mal gérer les affaires assez longtemps, une large partie des Libanais oublieraient leurs griefs contre son prédécesseur et que la déliquescence administrative du pays forcerait les Ottomans à rétablir Bashir II, homme que le patriarche souhaitait voir revenir. Le patriarche persista donc à dire que Haydar Abu'l-Lam' ne convenait pas pour l'émirat, premièrement parce qu'il n'avait pas pris nettement parti pendant l'insurrection de 1840 et

16 Salman fut plus tard rendu aveugle, en 1828, sur ordre de Bashir II. 94 deuxièmement parce que n'étant pas un Shihab, il avait donc peu de chances de forcer le respect de toutes les familles féodales du pays. Bien que les Abu'l-Lam' aient été émirs, les principales familles de cheikhs refusaient de les considérer comme leurs supérieurs; le patriarche maronite, un Hubaysh, n'avait nul désir de voir un émir Abu'l-Lam' élevé à une dignité politique bien supérieure à celle de ses collègues cheikhs.

Avec le soutien apporté à Bashir III par le patriarche maronite ainsi que les intrigues qu'il menait pour faire rétablir Bashir II exilé, l'antagonisme entre maronites et druzes s'avérait complet. En 1841 les causes de discorde entre les deux communautés étaient déjà nombreuses. Les druzes gardaient toute fraîche à la mémoire la collaboration que leurs compatriotes avaient dirigée contre eux au cours des campagnes égyptiennes de Wadi al-Taym et du Hawran; de plus, le règne de Bashir II avait laissé subsister entre les chrétiens et les druzes d'autres causes de malentendus où entraient des intérêts financiers. Par les confiscations et les ventes forcées, Bashir II avait dérobé à la classe féodale druze de grands territoires et ces terres avaient fini par être redistribuées à la classe montante des villageois et des citadins chrétiens aisés. Lorsque les familles féodales druzes, après 1840, commencèrent à réclamer leurs anciens domaines, une difficulté majeure apparut, du fait que de grandes portions de ces domaines se trouvaient à présent entre les mains de chrétiens. Comme Prosper Bourée, le consul français à Beyrouth, le fit remarquer à l'époque: «Il n'y

95 a pratiquement aucune propriété à propos de laquelle un chrétien et un druze n'aient matière à procès»17.

Les litiges sur les biens n'étaient pas les seules causes de la tension entre druzes et chrétiens après 1840. Les huit années de domination égyptienne au Liban avaient laissé derrière elles un legs d'antagonismes difficiles à oublier entre les deux groupes. Sous Ibrahim Pacha les druzes n'avaient bénéficié au Liban d'aucun des traitements de faveur qui avaient fait prospérer les communautés chrétiennes. De plus ils avaient été désarmés de force et on leur avait enlevé la fleur de leur jeunesse, arrachée à ses foyers et à ses champs pour participer à des guerres lointaines. Lorsque leurs griefs contre l'autorité égyptienne les conduisirent finalement à la révolte, Ibrahim Pacha avait réprimé celle-ci et envoyé les principaux chefs druzes en exil. Rien d'étonnant à ce que de nombreuses familles druzes aient été à ce moment-là démembrées et dispersées, et que la communauté tout entière se soit affaiblie et appauvrie. Lorsque les exilés druzes rentrèrent chez eux après 1840, ils retrouvèrent leurs familles et leurs amis sans ressources, alors que les chrétiens faisaient étalage de leur nouvelle prospérité. Rien que cela suffisait à susciter le ressentiment des druzes, surtout lorsque beaucoup de riches chrétiens possédaient des terres qui avaient auparavant appartenu aux druzes. Il s'y ajoutait, en outre, l'attitude politique provocatrice qu'arboraient à présent les chrétiens. Parmi les druzes, les chefs féodaux étaient les meneurs naturels et l'ensemble de la communauté soutenait leurs prétentions à recouvrer leurs privilèges et leurs domaines

17 Adel Ismaïl, Histoire du Liban du XVIIème siècle à nos jours : IV, Redressement et déclin du féodalisme libanais, 1840-60 (Beyrouth, 1958).

96 perdus. A un certain moment ces chefs avaient joui de certaines prérogatives traditionnelles dans leurs districts: ils percevaient les impôts pour le gouvernement en touchant une commission, maintenaient la paix et l'ordre et, surtout, exerçaient l'autorité judiciaire de première instance sur tous les cas civils et criminels impliquant des châtiments autres que la peine de mort18. Sous Bashir II, l'émirat avait, pour la plus grande partie, absorbé ces fonctions que les chefs féodaux réclamaient à présent en même temps que leurs domaines. Mais les chrétiens vivant dans les districts druzes étant devenus riches et influents, n'étaient pas enclins à permettre la restauration des prérogatives féodales, surtout celles qui avaient trait à l'exercice de l'autorité judiciaire par le chef féodal. Bashir III, sur la suggestion de Richard Wood et des autorités ottomanes, essaya de transiger sur cette question en organisant un conseil de douze membres représentant les principales sectes religieuses afin qu'il l'aide dans l'administration de la justice. Les maronites, les druzes, les grecques-orthodoxes, les grecques-catholiques, les chiites et les sunnites devaient tous être représentés dans ce conseil. Mais les druzes refusèrent de coopérer, considérant ce conseil comme une tentative de la part de l'émir de légaliser ce qui était en fait une usurpation du pouvoir féodal. Lorsque le refus des druzes fut connu, le patriarche maronite envoya une adresse, signée par lui et par d'autres maronites importants, invitant les chrétiens des districts druzes à renoncer à l'autorité judiciaire encore détenue par les chefs féodaux et à assumer eux-mêmes cette autorité. Pour les druzes il s'agissait d'une provocation intolérable, car en envoyant cette adresse

18 Malcolm H. Kerr, Lebanon in the Last Years of Feudalism, 1840-68: a Contemporary Account by Antoun Dahir al-'Aqiqi, and Other Documents (Beyrouth, 1959) p. 3. 97 le patriarche maronite semblait affirmer son pouvoir de priver d'autorité leurs propres émirs et cheikhs, les défiant ainsi dans leurs propres districts. Piqués au vif par ce défi et les revendications préalables de leurs chefs restant toujours sans réponse, ils ne pouvaient qu'utiliser la force pour récupérer ce qu'ils considéraient comme leurs droits usurpés.

Un incident qui semble s'être déroulé au début de 1841 déclencha apparemment le premier accrochage entre maronites et druzes. Un jour, dit-on, un maronite de Dayr al- Qamar tira une perdrix sur une propriété druze située aux confins de la ville druze voisine de B'aqlin. Ceci amena une querelle qui prit rapidement un aspect religieux; et avant la fin de la journée des chrétiens de Dayr al-Qamar, armés, avaient attaqué B'aqlin y tuant dix-sept druzes, et rentrant chez eux triomphalement. Le patriarche maronite, lorsqu'il apprit l'incident, exprima immédiatement ses regrets et envoya au Chouf une délégation spéciale de cheikhs Khazen et Hubaysh pour négocier un règlement du problème. Il en résulta rapidement une réconciliation apparente; les cheikhs Janbalat et Abu Nakad proclamèrent leur intention sincère d'oublier l'incident. Mais, dans leur for intérieur, les druzes n'allaient pas considérer cette réconciliation comme définitive. Le triomphe chrétien à B'aqlin avait porté un coup sévère au prestige druze, surtout parce que depuis quelque temps les chrétiens de Dayr al-Qamar ne montraient guère de respect à l'égard de leurs cheikhs druzes, les Abu Nakad. En conséquence, tandis qu'ils acceptaient en apparence les excuses des chrétiens, ils préparaient secrètement leur revanche.

98 Plus tard dans l'année, Bashir III convoqua les chefs druzes à une réunion à Dayr al-Qamar pour discuter de la répartition des impôts ainsi que d'autres questions d'intérêt général. Les chefs se rendirent à la convocation et atteignirent la lisière de la ville le 13 octobre, chacun accompagné par une importante troupe de ses propres hommes et d'autres cavaliers druzes du Wadi al-Taym et du Hawran. Au cours des semaines précédentes, des druzes armés, venant de diverses parties du Chouf s'étaient discrètement infiltrés dans le quartier druze de Dayr al-Qamar où ils attendaient un signe de leurs chefs pour attaquer. Lorsque les chefs druzes arrivèrent devant Dayr al- Qamar, Bashir III s'alarma de la taille de leur escorte et envoya un groupe de cent cinquante chrétiens leur interdire l'entrée de la ville. A ce moment-là, alors que l'attention de tous était dirigée vers l'extérieur, les druzes armés à l'intérieur de Dayr al-Qamar sortirent brusquement de leurs cachettes et se répandirent sur la place et dans les rues principales prenant les chrétiens de la ville complètement au dépourvu. Conduits par les cheikhs Abu Nakad, des cavaliers druzes chevauchèrent bruyamment à travers la ville, tirant sur les magasins et tuant tous les chrétiens qu'ils pouvaient trouver, tandis que les autres pillaient les maisons chrétiennes et les incendiaient. Il y eut des morts de chaque côté; environ quarante chrétiens et plusieurs druzes, y compris un cheikh Abu Nakad, furent tués. Dans la soirée, toutefois, les druzes restaient encore maîtres de la situation. Bashir III, forcé de chercher refuge dans le vieux palais princier de Dayr al-Qamar, appelait maintenant à l'aide les autorités ottomanes de Beyrouth ainsi que ses propres partisans chrétiens de Baabda et d'ailleurs.

Les événements du 13 octobre 1841 à Dayr al-Qamar ne constituaient que le début des troubles. A Dayr al-Qamar

99 même, les combats entre chrétiens et druzes se poursuivirent encore pendant deux jours, le total des tués s'élevant, dit-on,

à cent dix-huit druzes et cent chrétiens19 et seule l'intervention de Salim Pacha de Beyrouth20 et du consul britannique, le Colonel Hugh Rose, y mit fin. Même alors les druzes assiégèrent la ville, empêchant hommes et provisions d'atteindre les chrétiens enfermés à l'intérieur. Dans le même temps des affrontements éclatèrent dans d'autres régions du pays, car des groupes de chrétiens d’Ihdin, Zahleh, Baabda et

Jazzin21 venant à la rescousse de Dayr al-Qamar se heurtèrent en chemin à des druzes et des ottomans irréguliers. En fait, lorsque le conflit entre les chrétiens et les druzes se propagea, Salim Pacha de Beyrouth apparut très clairement comme un partisan des druzes. Les Ottomans, soucieux comme toujours de discréditer l'autonomie libanaise, trouvèrent avantage à soutenir un mouvement religieux qui risquait de disloquer l'émirat libanais. Damas envoya donc des armes ottomanes aux druzes et les troupes ottomanes leur prêtèrent fréquemment main forte au cours des combats. On soupçonna même à cette époque-là les Ottomans d'avoir été mêlés au complot druze initial contre les chrétiens. Quoi qu'il en soit, il ne fallut pas longtemps aux druzes pour prendre le dessus dans le Chouf et dans les districts avoisinants; et lorsque les troubles commencèrent à s'apaiser dans cette zone, des affrontements graves débutèrent ailleurs dans le pays.

19 Yusuf Muzhir, Ta'rikh Lubnan al-'amm (Beyrouth, 1900), p. 569. 20 Techniquement, Salim Pacha et ses successeurs étaient les pachas de Sidon, mais après 1840, leur résidence fut établie à Beyrouth. 21 Ihdin dans le district de Bsharri, B'abda dans le district côtier de Beyrouth, et Jazzin dans le Chouf sont parmi les principales villes maronites du Mont-Liban; Zahleh, avec sa population à majorité grecque-catholique est la principale ville chrétienne de la Békaa. 100 La ville de Zahleh, sur le versant est du Mont-Liban, était le centre chrétien principal de la Békaa et après Dayr al-Qamar la deuxième ville chrétienne du Liban. De l'autre côté de la vallée de la Békaa se dressait la ville de Rashayya, principal centre druze du Wadi al-Taym. Lorsque les chrétiens de Zahleh, qui étaient en majorité des grecques-catholiques, répondirent à l'appel des maronites de Dayr al-Qamar et envoyèrent des groupes armés à leur aide, les druzes de Rashayya prirent d'eux-mêmes la décision d'attaquer Zahleh et de donner à ses habitants une leçon. Conduits par Shibli al-'Aryan, et rejoints par d'autres druzes du Wadi al-Taym, du Chouf et du Hawran, les druzes de Rashayya marchèrent sur Zahleh au début de l'automne. Les chrétiens de cette ville aidés par des hommes des tribus chiites de la région de Baalbek se portèrent à leur rencontre au village voisin de Shtura. Là, au cours d'un premier engagement, les druzes furent sévèrement battus le 25 octobre, puis poursuivis et vaincus lors d'un deuxième affrontement à Qab lIyas. Avant la fin d'octobre les druzes battaient en retraite en désordre, harcelés par les chrétiens et les chiites tout au long de leur fuite à travers la Békaa.

La défaite druze dans la Békaa constitua un encouragement pour les chrétiens dans tout le Liban mais ne provoqua qu'une modification infime de la situation matérielle dans le Chouf. Là, les druzes continuèrent à remporter des succès et à présenter un front solide, tandis que leurs adversaires chrétiens perdaient régulièrement du terrain et étaient de plus désespérément divisés. Les grecques-orthodoxes, se méfiant des maronites et vexés par leur supériorité numérique, hésitaient à prendre parti pour eux, aidant même parfois les druzes contre eux. Ce n'était pas le cas des grecques-catholiques qui demeurèrent pendant tout ce temps

101 les alliés sûrs des maronites. Mais les maronites eux-mêmes n'étaient pas unis sur leurs objectifs et ils manquaient totalement d'un commandement efficace. La cause même pour laquelle maronites et grecques-catholiques luttaient n'était en fait pas très claire. Les druzes étaient déterminés à renverser Bashir III et peu de chrétiens se montraient enthousiastes pour maintenir au pouvoir cet émir incompétent. Beaucoup de chefs chrétiens convoitaient l'émirat pour eux-mêmes; et lorsque Bashir III fut assiégé dans le palais de Dayr al-Qamar pendant plus de trois semaines, aucun d'entre eux ne fit montre du moindre empressement pour le délivrer. Devinant la position des chrétiens, les druzes attaquèrent finalement le palais de Dayr al-Qamar au début de novembre. Bashir III fut capturé et traité avec un irrespect total et personne ne lui vint en aide. Le 5 novembre, les sept mille chrétiens en armes rassemblés à Baabda attaquèrent la ville voisine de Shwayfat dont la population mixte de grecques-orthodoxes et de druzes avait maintenu jusqu'à présent une stricte neutralité. L'attaque mal préparée se solda par un échec complet, les assaillants prenant la fuite avant qu'un seul coup de feu n'ait été tiré. Ragaillardis, les druzes se mirent alors à piller et à brûler des villages chrétiens tandis que les chrétiens ne leur opposaient qu'une faible résistance.

Ce ne fut qu'après que Bashir III fut bien aux mains des druzes que les Ottomans, sous la pression des Puissances, décidèrent finalement d'intervenir, probablement pour régler le problème des guerres entre sectes au Liban. Mustafa Pacha, un officier de haut rang de l'armée ottomane, fut envoyé spécialement à Beyrouth dans ce but et y arriva à la mi- novembre. Mais il devint très vite évident que la mission de Mustafa Pacha n'était pas seulement de médiation. Toujours

102 déterminés à mettre fin au gouvernement du Liban par lui- même, les Ottomans étaient soucieux de démontrer l'impossibilité d'une réconciliation réelle entre les maronites et les druzes. En conséquence, tandis que Mustafa Pacha feignait de jouer le rôle de médiateur entre les deux sectes, il essayait secrètement de convaincre les chefs chrétiens de l'avantage d'un gouvernement ottoman direct et encourageait en même temps les druzes à continuer de ravager les villages chrétiens. Pratiquement aucune mesure ne fut prise pour faire cesser les pillages et les bains de sang dans les districts montagneux; en même temps, les fugitifs venus des villages saccagés étaient attaqués et dévalisés, lorsqu'ils passaient près de Beyrouth, par les troupes ottomanes qui y étaient stationnées afin de rétablir l'ordre.

Lorsque la plus totale anarchie finit par prévaloir, les Ottomans portèrent leur dernier coup. Le 13 janvier 1842, trois mois après le début des troubles, Bashir III fut convoqué par Salim Pacha et Mustafa Pacha à Beyrouth, où un navire l'attendait pour l'emmener à Constantinople. L'émir insista pour quitter Dayr al-Qamar avec tous les égards dus à son rang de prince, accompagné par une garde armée. Quand il quitta la ville, toutefois, un groupe de druzes attaqua son escorte et la désarma, puis malmena l'émir. Ainsi s'acheva la domination des Shihab au Liban.

103 CHAPITRE IV

Le double Kayemakamat 1842 – 1858

A peine Bashir III avait-il quitté le Liban que Mustafa Pacha convoqua les notables libanais à Beyrouth le 16 janvier 1842 et leur annonça la chute des Shihab. On déclara la fin de l'émirat chrétien dans le pays et le croate 'Umar Pacha, membre de l'entourage de Mustafa Pacha, fut nommé gouverneur du Mont-Liban22. C'était nettement un triomphe de la politique ottomane; de plus les Ottomans avaient choisi le bon moment pour agir. En 1842 la solidarité entre les maronites et les druzes, sur laquelle l'autonomie du Liban avait longtemps reposé, n'était déjà plus que du passé et il ne subsistait pratiquement aucune possibilité d'action commune contre les nouvelles dispositions. Les druzes saluèrent les déclarations de Mustafa Pacha avec un enthousiasme sans réserve et se réjouirent du coup porté au prestige chrétien dans le pays, loin de réaliser que l'établissement d'un gouvernement ottoman direct au Liban finirait par affecter leur propre communauté. Les chrétiens, dans un même temps, refusèrent de considérer les nouvelles mesures comme permanentes et insistèrent sur une restauration de l'émirat qui ne pouvait être réussie qu'avec la coopération druze.

En tant que gouverneur du Mont-Liban, le principal souci de 'Umar Pacha était de supprimer toute idée de restauration des

22 'Umar LuttI Pacha, connu au Liban comme 'Umar Pacha al-Namsawi, (l'autrichien), s'appelait à l'origine Michael Lattas, né en 1806. Il adopta plus tard le nom de 'Umar en se convertissant à l'Islam. 104 Shihab. Dès qu'il se fut établi dans le palais de Bayt al-Din, il commença à rallier autour de lui tous les éléments qui dans le pays étaient déjà hostiles aux Shihab, gagnant leur appui par de généreuses faveurs. On rendit aux chefs féodaux druzes, qui avaient été dépossédés par Bashir II et Bashir III, leurs anciens domaines, on les confirma à nouveau dans leurs prérogatives traditionnelles, et on fit de même pour les plus importants émirs et cheikhs maronites. Un certain nombre de chefs des deux sectes -tels que Mansur Dahdah, Khattar al- 'Imad, et les frères Ahmad et Amin Arslan -furent nommés par le nouveau gouverneur conseillers et agents, devenant ainsi des partisans dévoués du nouveau régime. Parmi les émirs chrétiens, Haydar Abu'l-Lam', bien considéré et qui avait été très récemment proposé comme candidat pour remplacer Bashir III à l'émirat, refusa de coopérer avec un gouvernement que désapprouvaient fortement l'église maronite et la majorité de ses fidèles chrétiens. Lorsqu'on lui offrit le poste de sous-gouverneur, il déclina courtoisement la nomination. 'Umar Pacha et Mustafa Pacha se tournèrent vers son parent Bashir Ahmad Abu’l-Lam', récemment converti du druzisme et fort peu populaire chez les chrétiens, et le gagnèrent à leur cause «par une grande dotation de terres et une somme d'argent confortable»23. Dorénavant Bashir Ahmad devint l'agent principal des Ottomans parmi les chrétiens du Liban et un des hommes sur qui 'Umar Pacha comptait souvent.

Ayant gagné le soutien de l'aristocratie féodale libanaise, 'Umar Pacha essaya ensuite de s'assurer la loyauté des chrétiens dont une majorité continuait à soutenir fortement les Shihab. Les Ottomans désiraient vivement montrer aux

23 Charles Henry Churchill, The Druzes and the Maroniles under Turkish Rule. from 1840-60 (London, 1862), p. 66-7. 105 Puissances que leur gouvernement direct au Liban jouissait de l'appui général des Libanais et 'Umar Pacha était personnellement très attaché à démontrer l'efficacité et la popularité de son gouvernement. En conséquence, on engagea des agents pour rédiger des pétitions et les faire circuler dans tout le pays pour réunir des signatures, pétitions faisant l'éloge du gouvernement direct ottoman au Liban et suppliant la Porte d'empêcher le retour des Shihab. Les druzes, en général, n'avaient rien contre ces pétitions et étaient d'accord pour les signer. Mais les chrétiens, eux, s'y refusaient ; les maronites, en particulier, étaient encouragés à persister dans leur refus par leur clergé très partisan des Shihab. Pour se procurer suffisamment de signatures chrétiennes pour leurs pétitions, les Ottomans et leurs agents libanais durent avoir recours à des méthodes louches allant de la corruption et des fausses promesses jusqu'à l'intimidation et au chantage. Bashir Ahmad Abu'l-Lam', discrètement encouragé par 'Umar Pacha, sillonna le district du Matn faisant campagne pour recueillir des signatures auprès de ses paysans et son exemple fut rapidement suivi par d'autres chefs féodaux, surtout les Khazen, les Hubaysh et les Dahdah du Kesserouan. Parmi les chefs chrétiens, seul le patriarche maronite eut le courage de dénoncer les pétitions et d'inciter ses fidèles à ne pas les signer. Dans un même temps, alors que l'extorsion de signatures chrétiennes se poursuivait «par la corruption... les menaces et les coups, et toutes sortes d'affronts personnels»24, les consuls européens à Beyrouth s'unirent pour protester contre l'utilisation de telles méthodes et déclarèrent que les pétitions ne représentaient absolument pas la véritable opinion publique libanaise.

24 Ibid. p. 67. 106 Mustafa Pacha, qui n'avait pas encore quitté Beyrouth, considéra les protestations des consuls comme une interférence injustifiée dans les affaires intérieures du Liban, ce qu'elles étaient effectivement. En 1842, toutefois, l'intervention consulaire était devenue une caractéristique habituelle de la vie politique libanaise. Durant les siècles longs et troublés de la domination ottomane, les diverses communautés libanaises, toujours méfiantes à l'égard des Ottomans, avaient appris à rechercher auprès des consuls européens des villes côtières appui et protection; et ce genre de protection consulaire avait pris beaucoup d'importance pendant les dix ans de gouvernement égyptien. A l'époque de 'Umar Pacha, les consuls français et autrichien à Beyrouth étaient déjà en compétition pour le rôle de protecteurs des maronites et des autres catholiques uniates au Liban, tandis que les consuls russes s'affichaient en champions des grecques-orthodoxes. Jusqu'en 1841, les druzes n'avaient pas bénéficié d'une protection consulaire régulière; cette année- là, toutefois, leur cause fut adoptée avec enthousiasme par le consul britannique, le Colonel Hugh Rose, et les consuls britanniques à Beyrouth devinrent donc les champions officiels des druzes.

En fait ce ne fut qu'avec les événements qui amenèrent la chute des Shihab que la répartition des protections consulaires au Liban devint claire. Il est vrai que les relations privilégiées entre les maronites et la France remontaient au début de l'époque ottomane; mais ce n'est qu'en 1841 que les maronites se mirent à ne chercher conseil et soutien qu'auprès des consuls français exclusivement et que les druzes commencèrent à ressentir de l'hostilité pour le consulat français à Beyrouth. Auparavant les consuls et les agents

107 politiques français qui avaient agi en protecteurs des intérêts maronites s'étaient aussi efforcés de conserver une influence auprès des druzes; et même jusqu'en 1840 et 1841 encore, les efforts des Français visaient principalement à tenir à la fois les druzes et les maronites hors de l'influence des représentants britanniques, autrichiens et russes. Les agents français avaient à cette époque-là joué le rôle de médiateurs entre les maronites et les druzes, pensant que le meilleur moyen de préserver l'autonomie et l'intégrité du Liban était de faire se réconcilier les deux principales communautés libanaises. Le consul français Prosper Bourée résuma clairement cette politique: « La présence de chrétiens »25, dit-il, «est nécessaire aux druzes, et celle des druzes indispensable à la sécurité des chrétiens ». Une telle politique, toutefois, n'était pas de celles que les maronites moyens pouvaient comprendre facilement et à beaucoup d'entre eux elle apparaissait comme une trahison de leur cause: Ce que les maronites attendaient en général était un soutien français sans restriction et cela les Français n'étaient prêts à le donner qu'en dernier ressort. En conséquence les malentendus entre les maronites et les consuls français n'étaient pas rares et les consuls autrichiens en profitaient immanquablement pour promouvoir leur propre position de champions des catholiques libanais. L'activité politique du consulat autrichien à Beyrouth constituait sans conteste une gêne pour les Français au Liban; mais ce qui les gênait encore plus c'était l'activité de certains missionnaires catholiques qui, comme le jésuite lithuanien le Père Ryllo26 parcouraient le pays en incitant les chrétiens

25 Adel Ismail, op. cit., p. 193. 26 Le père Maximilien Ryllo, connu au Liban sous le nom de Buna Mansur, arriva pour la première fois au Liban en 1837. Il fut un des instigateurs du soulèvement 108 libanais à se soulever contre les druzes et à soutenir leur revendications politiques par la force. Ce sont peut-être ces missionnaires qui furent les principaux responsables de la rupture qui intervint entre les maronites et les druzes au Liban et qui se manifesta pour la première fois lors des événements de 1841.

Il serait vraiment difficile d'apprécier la situation au Liban pendant les années qui suivirent la chute des Shihab sans prendre en considération le rôle important joué par les missionnaires européens. Parmi ces missionnaires, les catholiques étaient établis dans le pays depuis longtemps et en étaient arrivés au fil des siècles à exercer une influence sur toutes les classes de la population. Comparés à eux, les missionnaires protestants étaient sans conteste de nouveaux venus. Les missionnaires protestants américains commencèrent à arriver au Liban en 1820 et établirent peu après leur quartier général à Beyrouth; mais ce ne fut qu'après l'expulsion d'Ibrahim Pacha en 1840 que les protestants britanniques commencèrent à s'établir dans les zones rurales du pays. Dès le début le mouvement missionnaire protestant provoqua une vive réaction de l'Eglise maronite. Un jeune maronite converti au protestantisme en 1825, As'ad al- Shidyaq, fut arrêté par son frère qui le livra au patriarche maronite lequel le fit emprisonner et torturer à mort en 1829. Plus tard, l'apparition des missionnaires britanniques dans les districts ruraux suscita tant d'inquiétude dans l'Eglise maronite que le patriarche interdit à ses fidèles d'envoyer leurs enfants dans les écoles protestantes et leur ordonna de refuser des provisions aux missionnaires. Un certain nombre d'incidents chrétien contre Ibrahim Pacha en 1840, et ensuite des troubles de 1841. Pendant l'été 18411e consul français à Beyrouth exigea son départ immédiat du pays. 109 eurent lieu, au cours desquels des missionnaires protestants furent attaqués et chassés de villages chrétiens. Pendant l'été 1841, des bibles protestantes qui avaient été distribuées parmi les villageois du Chouf furent collectées et brûlées en public à Dayr al-Qamar. Non moins opposé au protestantisme que les maronites, le clergé grec-orthodoxe, encouragé par le consulat russe à Beyrouth, s'efforça également de protéger ses ouailles des missionnaires britanniques et américains et de leur enseignement protestant.

Cette opposition aux missionnaires protestants, nourrie par le clergé chrétien local et les ordres religieux catholiques romains, devait avoir un effet décisif sur les relations entre les chrétiens du Liban, surtout les maronites, et les Britanniques. Pendant la période de l'occupation égyptienne, l'officiel britannique Richard Wood avait réussi, en tant que catholique romain, à attirer un certain nombre de chefs maronites dans le camp britannique en profitant des circonstances spéciales qui régnaient à l'époque. Mais détacher l'ensemble de la communauté maronite de la France était un objectif qu'aucun agent britannique ne pouvait espérer réussir. Pour le clergé maronite et ses fidèles, les Britanniques demeuraient des hérétiques, des francs-maçons et des dissidents de la vraie Eglise. Un certain degré de coopération était possible avec eux pendant que se déroulait la lutte contre Ibrahim Pacha. Mais dès que les Egyptiens eurent quitté la Syrie, l'alliance entre les maronites et la Grande-Bretagne, pour laquelle cette dernière avait déjà fait tant de vains efforts, s'effondra; et l'apparition des missionnaires britanniques au Mont-Liban lui porta le coup fatal.

110 Ne réussissant pas à gagner l'appui des maronites, les Britanniques tournèrent leur attention vers les druzes dont les relations avec la France, jusqu'à ce moment-là étaient restées amicales. Même lorsque la tension entre les maronites et les druzes était à son comble en 1841, le consulat français de Beyrouth avait gardé le contact avec un certain nombre de chefs druzes, principalement ceux du parti Yazbaki. Maintenant les Ottomans, désireux de limiter l'influence française au Liban, se joignaient aux Britanniques dans leurs efforts pour susciter la méfiance des druzes contre la France en la faisant passer pour le bras vengeur des maronites. Ils répandirent donc des rumeurs insinuant que des Français armaient les chrétiens du Liban contre les druzes et que les forces françaises se tenaient prêtes à intervenir aux côtés des chrétiens en cas de troubles. Ces rumeurs ne parurent pas improbables aux druzes. Un certain nombre de monastères maronites avaient récemment arboré les couleurs françaises, apparemment pour défier les druzes ; de plus, l'apparition d'une escadre navale française au large de Beyrouth en juin 1842 semblait corroborer les bruits d'une éventuelle intervention française. A ce moment-là, toutefois, une première alliance anglo-druze avait déjà été établie. Le 24 septembre 1841, cinq chefs importants du parti Janbalati montèrent à bord d'une frégate britannique ancrée au large de Sidon et jurèrent là une fidélité totale à la Grande- Bretagne. En retour, la Grande-Bretagne promit de protéger les druzes et de soutenir leurs intérêts. Geste supplémentaire d'amitié: les Britanniques fournirent aux druzes une certaine quantité d'armes et offrirent la possibilité de faire des études en Grande-Bretagne à un certain nombre de jeunes cheikhs druzes. Cette alliance anglo-druze mit fin à tout espoir de réconciliation entre les maronites et les druzes. A partir de là,

111 les maronites, se sentant menacés, passèrent sans restriction du côté de la France, tandis que les druzes essayaient de démontrer leur amitié pour la Grande-Bretagne en accueillant avec bienveillance dans leurs districts les missionnaires protestants anglais rejetés par les maronites.

Le report de l'appui britannique des maronites aux druzes se matérialisa dans le changement brusque de la politique britannique en 1841. Jusqu'à l'automne de cette année-là, le Colonel Rose et ses collaborateurs continuèrent à soutenir Bashir III que les Britanniques avaient eux-mêmes amené au pouvoir l'année précédente. La Grande-Bretagne, à ce moment-là, espérait encore gagner l'amitié des maronites; ce qui expliquait qu'elle ait soutenu l'émir malgré une forte opposition druze. Mais lorsque Bashir III fut en difficulté, ses amis britanniques firent étonnamment peu pour l'aider. En fait à peine l'émir eut-il été renversé et remplacé par un gouverneur ottoman que les Britanniques, en accord avec les druzes, soutinrent publiquement ces nouvelles dispositions. Le Colonel Rose appuya si cordialement la politique ottomane au Liban au début de 1842 qu'il fut soupçonné à un moment d'encourager effectivement un plan de Mustafa Pacha visant à enlever le patriarche maronite en raison de son opposition gouvernement de 'Umar Pacha27.

Mais le soutien anglo-druze à 'Umar Pacha ne dura pas longtemps. L'objectif principal du pacha était d'établir sa propre autorité au Liban et de rendre possible le gouvernement direct du pays par les Ottomans. Mais dans le même temps les cheikhs druzes,

27 Adel Ismail, op. cit., p. 180-1. 112 grisés par leurs succès, affectaient une attitude d'indépendance, affirmaient leur supériorité féodale sur les chrétiens, et déniaient à quiconque le droit d'intervenir dans leurs affaires. En de nombreuses occasions ils maltraitèrent et injurièrent ceux des chrétiens qui leur étaient particulièrement odieux; et lorsque ceux-ci présentèrent des pétitions au pacha, lui demandant protection et réparation, ils prirent cela pour une insulte28.

Les chefs druzes considéraient que c'était grâce à leurs propres efforts que les Shihab avaient été renversés et que le régime d'administration ottomane directe avait été établi et ils n'étaient donc pas disposés à recevoir des ordres des Turcs. En face de telles prétentions druzes, 'Umar Pacha chercha un appui du côté des maronites dont un certain nombre, commandés par des coreligionnaires, furent employés à son service comme soldats. Cela ne fit que lui aliéner davantage les druzes, d'autant plus que certains des chefs maronites, à présent au service du pacha, avaient joué un rôle majeur dans les événements de l'année précédente. Avant même que les pétitions louant l'administration de 'Umar Pacha soient mises en circulation au Liban pour être signées, les relations entre le Pacha et les druzes avaient déjà commencé à se détériorer. Les Britanniques n'étant plus tenus de soutenir la position du pacha pouvaient à présent se joindre aux autres puissances européennes pour mettre en doute la validité des pétitions; et à Beyrouth le Colonel Rose joignit sa voix à celle des autres consuls pour dénoncer les méthodes par lesquelles les signatures étaient obtenues.

28 Charles Henry Churchill, op. cit., p. 72.

113 Les protestations des consuls à Beyrouth étaient fermes et éloquentes mais elles impressionnèrent fort peu Mustafa Pacha; et elles n'eurent guère d'effet non plus sur l'envoyé spécial, Salim Bey, que la Porte dépêcha en avril 1842 pour faire un rapport sur la situation au Liban. Lorsqu'au début d'août un nombre suffisant de pétitions en faveur du gouvernement de 'Umar eurent été réunies, Mustafa Pacha convoqua les consuls européens à une réunion spéciale afin d'entendre Salim Bey relater ce qu'il avait constaté. Mais le rapport de Salim Bey ignorait complètement les protestations des consuls et exaltait «la sympathie et l'attachement dont les Libanais de toutes les classes faisaient montre à l'égard du sage gouvernement de 'Umar Pacha»29. Les consuls quittèrent la réunion très désappointés; puis le rapport et les pétitions furent envoyés à Istanbul où ils devinrent l'affaire du ministre des affaires étrangères ottoman Salim Efendi et des ambassadeurs des Puissances.

La Porte, jusqu'à ce moment-là, comptait encore sur le soutien de la Grande-Bretagne pour le règlement des affaires du Liban et Sarim Efendi pensait avoir sur ce point l'appui diplomatique de l'ambassadeur britannique, Sir Stratford Canning. Mais les Ottomans furent déçus. Au lieu d'appuyer la position turque, Canning condamna ouvertement « l'intimidation et la corruption» grâce auxquelles 'Umar Pacha avait obtenu ses pétitions et se joignit aux autres ambassadeurs dans une dénonciation unanime du rapport de Salim Bey. La proposition de la Porte de maintenir le gouvernement direct ottoman au Liban fut absolument rejetée; les ambassadeurs insistèrent sur l'établissement d'une nouvelle forme de gouvernement pour

29 Adel Ismail, op. cit., p. 183.

114 le pays qui correspondrait à ses besoins et serait acceptable pour la Porte et les Puissances.

Dans l'intervalle, la situation au Liban s'était sérieusement détériorée. En essayant d'utiliser l'aide des chrétiens contre les druzes, 'Umar Pacha n'avait réussi qu'à nuire à sa propre position. Les chrétiens, toujours loyaux envers les Shihab, continuaient à se méfier beaucoup de lui et lui refusaient leur coopération totale. Quant aux druzes, il se les était complètement aliénés par sa politique et ils étaient devenus ses ennemis acharnés. Au début du printemps 1842, l'opposition druze contre 'Umar Pacha était devenue si intense que le Pacha dut prendre des mesures énergiques. En conséquence, le 6 avril, lorsque cinq éminents chefs druzes arrivèrent à Bayt al-Din invités à dîner par le Pacha, ils furent sur-le-champ arrêtés et envoyés en prison à Beyrouth. Quelques jours plus tard deux autres chefs druzes furent mis en état d'arrestation, amenant le nombre total des prisonniers à sept: Nu ‘man et Sa'id Janbalat, Ahmad et Amin Arslan, Nassif Abu Nakad, Husayn Talhuq et Dawud 'Abd al-Malik. Ces chefs importants représentaient presque toutes les familles féodales druzes et leur arrestation et leur emprisonnement arbitraire provoquèrent une réaction immédiate.

Ainsi, pendant qu'à Istanbul les puissances faisaient pression sur la Porte pour régler la question libanaise, les druzes du Liban, conduits par Yusuf 'Abd al-Malik du Jurd, se préparaient à la rébellion et commençaient à bloquer les routes menant à Bayt al-Din. Sachant que les chrétiens étaient tout aussi opposés à 'Umar Pacha, les druzes leur demandèrent d'oublier les anciennes querelles et d'accepter de faire revivre l'union maronite-druze «qui seule pouvait empêcher leur ruine

115 commune». Dans un appel spécial au patriarche maronite, les druzes proposaient pour leur part une nouvelle alliance maronite-druze, promettant l'acceptation du retour des Shihab et des compensations pour les pertes subies par les chrétiens en 1841. Ces offres étaient vraiment très avantageuses et le consul français incita vivement les maronites à les accepter et à se joindre aux druzes dans leur révolte contre 'Umar Pacha. Mais l'inimitié entre les deux communautés avait déjà été trop loin pour qu'il leur fût encore possible d'unir leurs efforts.

Si le principe si simple du patriotisme avait présidé à ces tentatives de réconciliation, pour mieux vaincre un ennemi commun, le pouvoir des Turcs aurait pu être sérieusement compromis. Mais la jalousie et la méfiance mutuelles firent échouer tous les efforts des deux parties. Les druzes promirent de se déclarer en faveur des Shihab, mais à condition que les maronites déclenchent les premiers le mouvement insurrectionnel. Les chrétiens stipulèrent que les druzes devraient frapper le premier coup, et présenter, en garantie de leur bonne foi un document écrit portant les sceaux de tous leurs cheikhs importants, exigeant un Shihab... Il s'éleva donc une querelle qui ne put jamais être réglée, les deux parties soupçonnant les intentions de l'autre. Pendant ce temps-là les Turcs, tout à fait conscients de la nécessité de faire avorter cette alliance dangereuse, ne perdirent pas de temps pour faire jouer les tentations possibles auprès des maronites dont la vénalité était connue et souvent prouvée. Un ordre du vizir, accordant la protection du patriarche maronite, la libération de ceux de leurs chefs qui avaient été jetés en prison parce qu'ils avaient refusé de signer la pétition pour un gouverneur turc, la promesse de restituer les biens pillés par les druzes, une épée à l'un, un châle à un autre, une montre et quelques

116 centaines de piastres à un troisième -, suffit à calmer l'irritation des maronites et à briser la coalition qui menaçait de se former30.

Lorsque toutes les tentatives de réconciliation eurent échoué, les druzes décidèrent d'agir seuls. Vers la fin d'octobre, le chef Shibli al-'Aryan, vétéran du soulèvement de 1838 contre Ibrahim Pacha, mena les druzes du Hawran et du Wadi al- Taym à travers la Békaa, avança dans le Chouf et s'employa à bloquer la route de Beyrouth à Damas. Les chrétiens furent une fois encore invités à se joindre à la révolte; pendant que leurs chefs essayaient de se décider sur ce sujet, les hommes de Shibli occupèrent toutes les hauteurs entourant Bayt al-Din et coupèrent l'approvisionnement en eau du palais. Fin novembre, 'Umar Pacha et la garnison turque de Bayt al-Din étaient entourés et une de leurs tentatives de sortie fut repoussée avec succès. As'ad Pacha, qui remplaçait à présent Mustafa Pacha à Beyrouth, s'alarma du succès des druzes et envoya des émissaires négocier le retrait de Shibli al-'Aryan du Chouf. Mais le chef druze refusa de se retirer avant que certaines conditions spécifiques ne soient remplies: les chefs druzes arrêtés devaient être libérés; le Mont-Liban devait être exonéré de la conscription et du désarmement et exempté des impôts pour une période de trois ans; 'Umar Pacha devait être immédiatement renvoyé. As'ad Pacha n'était absolument pas disposé à accepter des conditions de la part des druzes; de plus l'audace de Shibli al-'Aryan suscita sa colère. Dans une dernière tentative pour défendre l'autorité ottomane, il envoya un corps de troupes turques et albanaises avec quelques pièces d'artillerie à Dayr al-Qamar pour attaquer les

30 Charles Henry Churchill, op. cit., p. 75-6.

117 forces druzes par l'arrière; dans un même temps, 'Umar Pacha avait reçu l'ordre de faire une seconde sortie et de les attaquer de front.

Les druzes étaient incapables de résister seuls à la double attaque. Shibli al-'Aryan, jusqu'à ce moment-là, s'attendait toujours à recevoir une aide des chrétiens dont les chefs venaient de se rencontrer à Antilyas pour envisager de se joindre ouvertement aux insurgés druzes. Mais, par diverses promesses et concessions, As'ad Pacha s'était assuré la neutralité chrétienne. Quelques heures après l'attaque turque, la résistance druze dans le Chouf s'effondra. Les principaux cheikhs s'enfuirent vers le Hawran, leurs hommes se dispersèrent dans toutes les directions et Shibli al-'Aryan lui-même dut se rendre31. As'ad Pacha fit suivre sa victoire le 7 décembre par l'éviction de 'Umar Pacha de Bayt al-Din ; il l'y remplaça par un certain Muhammad Pacha. Le même jour les Puissances et Porte se mirent d'accord sur un nouveau plan pour gouverner le Liban, qui prit effet au début de la nouvelle année.

Le nouveau plan, suggéré par le chancelier autrichien le Prince Metternich, était un compromis entre le point de vue des Français et celui des Ottomans. Pour la France, la seule solution appropriée à la question libanaise était de restaurer l'Emirat dans le pays, de préférence avec un émir Shihab. C'était le point de vue des chrétiens libanais soutenu également au niveau international par l'Autriche. Mais la

31 Le colonel Churchill fait état de rumeurs selon lesquelles Shibli al-'Aryan se rendit aux Turcs après avoir été payé par eux pour trahir ses compatriotes et leur cause. Charles Henry Churchill, op. cit.. p. 79.

118 Porte était complètement opposée à la restauration de l'Emirat qui aurait signifié le rétablissement complet de l'autonomie libanaise; et la Grande-Bretagne n'était pas disposée à accepter le retour des Shihab. Au vu de la proposition française, les Ottomans insistèrent sur l'intégration complète du Liban dans l'empire ottoman, le Mont-Liban et les territoires adjacents étant administrés directement par le Pacha de Sidon qui résidait à présent à Beyrouth. La Russie soutenait le plan ottoman mais la France et la Grande-Bretagne s'y opposaient toutes les deux. Pour trouver une issue, le Prince Metternich proposa sa propre solution: le Mont-Liban serait divisé en deux districts administratifs, un au nord administré par un gouverneur de district maronite, ou Kayemmakam, et un au sud administré par un druze, la décision sur les questions importantes étant laissée au pacha de Sidon. Cette proposition fut immédiatement adoptée par la Grande-Bretagne et la France, et la Porte accepta finalement de l'appliquer32. Donc le 1er janvier 1843, As'ad Pacha nomma Haydar Abu’l-Lam' Kayemmakam du district chrétien et Ahmad Arslan fut libéré de sa prison33 puis nommé Kayemmakam du district druze. Dès le début le double Kayemmakamat présenta de sérieuses difficultés. Il avait été institué sur le postulat erroné que la route Beyrouth-Damas divisait le Mont-Liban en deux zones

32 La proposition de double Kayemmakamat au Liban fut envisagée pour la première fois à une réunion des ambassadeurs avec le ministre des Affaires étrangères ottoman à Istanbul le 27 mai, et elle fut initialement décidée au cours d'une réunion similaire le 15 septembre. As'ad Pacha fut ensuite envoyé au Liban pour étudier sa mise en pratique et on décida finalement d'adopter la proposition le 7 décembre. 33 Ahmad Arslan fut l'un des chefs druzes mis en état d'arrestation par 'Umar Pacha.

119 distinctes : une région nord entièrement peuplée de chrétiens et une région sud habitée uniquement par des druzes. En réalité beaucoup de druzes vivaient parmi les chrétiens dans le Matn, district le plus méridional du Kayemmakamat chrétien, alors que les chrétiens étaient deux fois plus nombreux que les druzes dans le Kayemmakamat druze. De tous les districts druzes, seul le Chouf comportait une majorité druze. Mais même là, les chrétiens étaient nombreux; et Dayr al-Qamar, au cœur du Chouf, était la principale ville chrétienne du Liban.

Dans le projet originel présenté par Metternich, les Kayemmakam chrétien et druze devaient être responsables chacun de ses propres coreligionnaires. Ceci, en pratique, signifiait qu'aucune frontière stricte ne serait possible entre les deux districts administratifs et que dans le Kayemmakamat druze, en particulier, l'autorité du Kayemmakam chrétien serait en conflit avec celle des chefs druzes féodaux. Pour surmonter cette difficulté, la Porte décida de limiter la juridiction de chaque Kayemmakam à son propre territoire, privant ainsi les chrétiens des districts druzes de leur droit d'appel à une autorité chrétienne dans les domaines judiciaire et fiscal. La France, qui défendait les chrétiens, s'opposait à la décision de la Porte; la Grande-Bretagne, elle, approuvait la solution ottomane, car elle était préoccupée de sauvegarder les droits de l'aristocratie druze. Dans le même temps la Russie exigeait l'établissement d'un troisième Kayemmakamat pour les grecques-orthodoxes libanais, qui estimaient être assez nombreux pour que cela justifie leur reconnaissance comme entité particulière.

L'établissement du double Kayemmakamat au Liban était en lui-même une source de difficultés; selon l'expression d'un

120 observateur contemporain, c'était l'organisation officielle de la guerre civile dans le pays. De plus, d'autres difficultés naquirent de la façon dont le nouveau système fut appliqué. Il n'y eut effectivement aucun problème pour choisir le Kayemmakam chrétien, car Haydar Abu'l-Lam' était sans conteste l'homme le plus adapté à cette position; il venait de la deuxième famille princière du Liban et on le savait un homme modéré que n'intéressait pas la politique partisane. Il ne fut pas aisé, par contre, de choisir le Kayemmakam druze. Les Britanniques suggérèrent pour le poste leur propre protégé Sa'id Janbalat qui était en fait le plus puissant chef druze. Mais le choix d'un Janbalat comme Kayemmakam impliquait tout d'abord qu'on laissait libre cours à l'influence britannique dans les districts druzes et deuxièmement que les Yazbaki druzes s'estimeraient suffisamment brimés pour faire cause commune avec les chrétiens contre le Kayemmakam; les deux éventualités inquiétaient les Ottomans. As'ad Pacha décida donc de laisser les druzes régler eux-mêmes le problème et il demanda aux chefs druzes toujours emprisonnés à Beyrouth de choisir un Kayemmakam parmi eux. Après quelques délibérations, leur choix se porta sur l'émir Ahmad Arslan dont la famille princière se situait au sommet de la hiérarchie féodale druze, bien que le prestige des Janbalat la surpassât en influence. Les Arslan étaient jusqu'alors restés à l'écart de la rivalité entre Yazbaki et Janbalati et cela incitait encore plus à choisir Ahmad comme Kayemmakam. Mais avant que le choix ne devienne définitif, Ahmad Arslan et les chefs des cinq familles de cheikhs druzes34 conclurent un accord dans lequel ces derniers promettaient au Kayemmakam choisi leur soutien total et où

34 Les Janbalat, les Abu Nakad, les Talhuq et les 'Abd al-Malik. 121 en retour il promettait de garantir les privilèges et les intérêts de l'aristocratie féodale druze35. Fidèle à sa parole, Ahmad Arslan retourna volontairement en prison chaque nuit après sa nomination pour délibérer avec ses collègues et agir selon ce qu'ils avaient décidé.

Les Kayemmakam chrétien et druze avaient à peine inauguré leurs fonctions administratives que de nouvelles difficultés commencèrent à apparaître. Sitôt qu'Ahmad Arslan fut à son poste, il se mit à réclamer avec insistance la confirmation totale des droits féodaux druzes et la libération immédiate des chefs druzes internés. Il insista si vivement sur ces points qu'il fut chassé de son poste et remis en prison trois jours après sa nomination. Le 14 janvier, toutefois, il fut réintégré dans ses fonctions, car aucun autre druze n'accepta de le remplacer. Une telle solidarité ne se rencontra pas chez les chrétiens. Pendant plusieurs mois après la nomination de Haydar Abu’l- Lam' comme Kayemmakam chrétien, les chefs féodaux maronites du Kesserouan et du nord Liban convoitant son poste refusèrent de reconnaître son autorité. Ce ne fût qu'après l'intervention d'As'ad Pacha et du consul français qu'ils acceptèrent finalement de le reconnaître avec beaucoup de réticence. Dans l'intervalle, d'autres difficultés avaient surgi. Par une concession à la demande des grecques- orthodoxes d'un Kayemakamat séparé, As'ad Pacha changea le titre de Haydar Abu’l-Lam' de «Kayemakam des chrétiens» en «Kayemmakam des maronites» ; et il porta encore un autre coup au prestige de Haydar en détachant de son autorité le vaste district très peuplé de Jubayl, sous prétexte que ce district n'avait jamais été une partie intégrante du Mont-

35 Pour le texte de cet accord voir Adel Ismail, op. cit., pp. 212-215 fn.

122 Liban36. En riposte, Haydar non seulement protesta contre la réduction de son autorité mais aussi il réaffirma l'unité de la cause chrétienne au Liban et exigea que tous les chrétiens du pays soient placés sous sa juridiction, y compris ceux qui vivaient dans les districts druzes. Cette revendication était soutenue par le consul français Prosper Bourée; mais Ahmad Arslan et le Colonel Rose, qui maintenaient tous deux le principe de juridiction territoriale, s'y opposaient fermement. As'ad Pacha essaya de son mieux de régler le problème en suggérant des concessions mutuelles; n'y réussissant pas, il renvoya la question à Istanbul, et, adoptant une mesure temporaire, il plaça les druzes du Kayemmakamat chrétien et les chrétiens du Kayemmakamat druze sous sa propre juridiction.

Répondant à l'appel d'As'ad Pacha, la Porte envoya un officier de très haut rang, l'amiral de la flotte, Khalil Pacha, en mission spéciale au Liban; on espérait que les Puissances seraient ainsi impressionnées par l'empressement des Ottomans à régler la question libanaise. Comme preuve supplémentaire de bonne volonté, on fit comprendre à la France et à l'Autriche que l'émirat Shihab pourrait être restauré au Liban si Khalil Pacha l'estimait judicieux. Cela suscita les espoirs des partisans des Shihab au Liban, à la fois parmi les chrétiens et les druzes Yazbaki. Mais lorsque Khalil Pacha arriva à Beyrouth en Juin 1844, il fit comprendre très clairement qu'aucune pétition en faveur des Shihab ne serait considérée. Leurs partisans, néanmoins, continuèrent à espérer leur restauration, plaçant leurs espoirs en Amin Shihab, fils de Bashir II exilé. Sur le plan

36 Techniquement, le district, régulièrement affermé aux émirs libanais par les Ottomans, n'avait jamais formé une partie intégrante du domaine féodal libanais.

123 international, la France était particulièrement active dans ses efforts pour gagner un appui à la cause Shihab, particulièrement celui de la Grande-Bretagne. Mais les Ottomans s'avérèrent insensibles à la pression, et finalement la conversion d'Amin Shihab à l'Islam en 1845 mit un point final aux derniers espoirs d'une restauration Shihab.

Dans l'intervalle, Khalil Pacha régla la question de la juridiction au Liban. Dans chacun des districts mixtes il devait y avoir deux agents (wakil, pluriel wukala'), un chrétien et un druze, choisis par leurs communautés respectives avec l'approbation du Kayemmakam local, mais chacun responsable devant le Kayemmakam de sa propre secte. Chaque wakil devait l'autorité judiciaire de première instance sur ses coreligionnaires et collecter les impôts qu'ils devaient pour les chefs féodaux du district; les cas mixtes impliquant des chrétiens et des druzes devaient être entendus conjointement par les deux agents. La ville de Dayr al-Qamar devait bénéficier d'un statut spécial: alors que son district, le Manasif, se trouvait dans le domaine féodal des Abu Nakad37, la ville elle- même ne devait pas être assujettie à l'autorité féodale et devait avoir pour elle seule un wakil druze et un wakil chrétien. Chaque wakil, comme dans les districts mixtes, devait être responsable devant le Kayemmakam de sa propre secte; ni le Kayemmakam druze ni le Kayemmakam chrétien ne pouvaient, toutefois, résider dans la ville ou y avoir des représentants. Outre le règlement de la question de

37 Le domaine féodal des Abu Nakad se composait du Manasif, (faisant originellement partie du Chouf), et du district voisin de Shahhar, dont la ville principale était 'Abay.

124 juridiction, Khalil Pacha fixa à trois mille cinq cents bourses38 l'indemnité que les Druzes devaient payer aux chrétiens pour les pertes subies en 1841. Il annonça définitivement sa décision aux chefs druzes et chrétiens le 2 septembre 1844. La question du district de Jubayl avait déjà été réglée en le réintégrant dans le Kayemmakamat chrétien en avril 1843; en complément, le district presque entièrement chrétien de Baabda, qu'As'ad Pacha administrait directement, était à présent placé sous l'autorité de Haydar Abu'l-Lam'.

Sans aucun doute, Khalil Pacha et As'ad Pacha étaient honnêtes dans leurs tentatives pour faire fonctionner le système du double Kayemmakamat. As'ad Pacha en particulier essaya de modérer les points de vue les plus extrémistes des druzes et des maronites et d'empêcher les malentendus graves de se développer. Mais pour qu'un système quelconque fonctionne au Liban, il était nécessaire d'assurer une certaine coopération entre les principales communautés du pays; et ce genre de coopération n'existait pas à l'époque. Les chefs druzes, encouragés par le Colonel Rose, voyaient dans les dispositions de Khalil Pacha un empiètement sur leur propre autorité, car le wakil dans les districts mixtes usurpait les prérogatives judiciaires des familles féodales et partageait leur fonction de collecteurs d'impôts. En conséquence, les chefs féodaux druzes insistèrent pour que les nouvelles mesures soient abandonnées et pour qu'on applique les décisions primitives du 7 décembre 1842; ils refusèrent de plus de payer l'indemnité due aux chrétiens jusqu'à ce que ces derniers repassent sous leur juridiction. En réponse, les chrétiens, «poussés par leur clergé, dénonçaient très haut le

38 Une bourse valait cinq cent piastres turques.

125 joug intolérable de l'oppression druze et proclamaient leur détermination à ne jamais s'y soumettre de nouveau»39.

Khalil Pacha se trouvait encore au Liban lorsque le 2 février 1845 les chefs druzes organisèrent une réunion générale à Mukhtara, le siège des Janbalat. Les chefs Janbalat et des représentants des principaux Yazbaki assistaient à la rencontre; les deux factions druzes, semblait-il, s'unissaient pour une action importante. L'alarme fut vive et les obligea à prendre leurs précautions. «Il faut frapper... ; celui qui frappe le premier aura deux fois plus de chances de son côté», aurait déclaré le patriarche maronite40. Il y eut de grands rassemblements de chrétiens dans le district de Baabda, à proximité de Beyrouth, dont des membres de la famille Shihab assumaient le commandement. Dans d'autres régions du pays des forces chrétiennes étaient organisées par des vétérans des soulèvements de 1840 et 1841, comme Abu Samra Ghanim et Yusuf al-Shantiri et par Ghandur al-Sa'd, le principal cheikh chrétien du Jurd41. Les consuls français et autrichien étaient très inquiets de cette réunion druze à Mukhtara et de ses conséquences possibles, bien que le Colonel Rose leur eût assuré que les cheikhs druzes, avec qui il était en contact étroit, ne se rencontraient que pour régler des questions financières. Quant à Khalil Pacha et As'ad Pacha, ils envoyèrent à marches forcées des renforts dans le Chouf pour prévenir la possibilité de heurts entre les maronites et les

39 Charles Henry Churchill, op. cit.. p. 83. 40 Ibid. 41 La famille al-Sa'd était une branche de la famille al Khouri, cheikhs de Rashmayya dans le Jurd. Le père de Ghandur, au cours de la deuxième moitié du dix-huitième siècle, avait servi l'émir Yusuf Shihab, et fut pendu avec lui à Acre.

126 druzes, tandis qu'As'ad Pacha se précipitait à Dayr al-Qamar en personne pour rassurer les chrétiens et sermonner les druzes.

D'après beaucoup d'observateurs contemporains, il semble que le zèle d'As'ad Pacha ne fut apprécié ni par Istanbul ni par l'influent Colonel Rose qui pensait que le Pacha se montrait partial en faveur des chrétiens. Il ne fallut donc pas longtemps pour qu'As'ad Pacha soit rappelé de son poste et remplacé comme pacha de Sidon par un certain Wajihi Pacha qui arriva à Beyrouth le 9 avril. Mais à peine As'ad Pacha avait-il été rappelé que la situation au Liban commença à se détériorer rapidement; avant que son successeur n'arrive, des heurts entre druzes et maronites se produisaient déjà. Il y eut des assassinats et des représailles et les «deux parties faisaient des proclamations, et déployaient leurs avant-postes, comme deux armées en campagne»42. Pour Khalil Pacha, qui devait quitter le Liban le 2 mai, il était clair que sa mission avait échoué; tandis qu'il préparait son départ, la situation se détériorait régulièrement dans le pays jusqu'à ce qu'elle prenne finalement les proportions d'une guerre civile.

Cette fois-ci, à la différence de 1841, les chrétiens et les druzes étaient également préparés à l'action et ce furent les chrétiens qui en bien des occasions frappèrent les premiers. Mais, comme auparavant, les chrétiens ne présentaient pas un front uni. Les grecques-orthodoxes, sous l'influence de leur clergé et du consul russe, refusèrent de faire front commun avec les maronites et même ils eurent tendance à soutenir les druzes contre eux; les maronites, pour leur part, faisaient

42 Charles Henry Churchill, op. cit., p. 84.

127 montre de leur habituel manque de coordination, chacun de leurs chefs agissant à sa guise. Jaloux de l'autorité de Haydar Abu’l-Lam', les cheikhs maronites du Kesserouan et du Nord Liban étaient peu enclins à se joindre à un mouvement dont le Kayemmakam était le chef reconnu et préférèrent rester à l'écart. Même Yusuf Karam d’Ihdin, dont les bravades provocantes devenaient une caractéristique de la politique maronite à cette époque-là, n'apparut pas sur le théâtre des opérations43. L'attitude de Wajihi Pacha constituait un autre désavantage pour la position chrétienne car il encourageait visiblement les druzes. Lorsque le conflit armé débuta réellement, Wajihi Pacha prit position sur la route de Beyrouth-Damas, pas très loin de la ville druze de ‘Aley44, et de là il regarda tranquillement se dérouler les combats. Quand il intervint effectivement, ce ne fut que pour gêner les mouvements des chrétiens, tandis qu'il laissait les druzes se déplacer tout à fait librement dans le pays.

Mais malgré toutes ces difficultés, les chrétiens réussirent pendant un certain temps à tenir leurs positions. C'est eux, en fait, qui déclenchèrent l'attaque du Chouf, où les premiers accrochages sérieux eurent lieu en avril. Conduits par Abu Samra Ghanim, les chrétiens du district de Jazzin traversèrent le Chouf en direction du Nord afin d'attaquer Mukhtara où beaucoup de druzes s'étaient rassemblés sous le commandement des Janbalat. En chemin ils n'attaquèrent et ne brûlèrent pas moins de quatorze villages druzes. Lorsqu'ils atteignirent Mukhtara, les druzes de la ville n'opposèrent

43 Yusuf Karam (1823-89), chef maronite d’Ihdin, fut plus tard largement reconnu comme un des champions de la cause chrétienne libanaise. 44 'Alay, à présent bien connue comme villégiature d'été, était, à l'époque, la principale ville du Haut Gharb et le fief des Talhuq. 128 aucune véritable résistance; mais l'avance chrétienne fut stoppée par «le feu roulant de mousqueterie» d'un régiment turc aligné devant le palais Janbalat45. Pendant ce temps-là dans le Gharb, le Shahhar et Baabda, les chrétiens, menés par divers émirs Shihab incompétents, étaient complètement mis en déroute au cours d'une rencontre sanglante à 'Abay. Les émirs Shihab eux-mêmes durent se rendre et, prisonniers, furent ensuite amenés à Beyrouth par le Colonel Rose en personne.

Pendant tout ce temps, des combats décousus s'étaient déroulés dans le Matn. Les chrétiens du district, aidés par des coreligionnaires de Zahleh, y déclenchèrent l'attaque en brûlant et en pillant un certain nombre de villages druzes. Les druzes ripostèrent rapidement, surprenant et battant leurs assaillants pendant que ces derniers étaient occupés au pillage. Mais bientôt les chrétiens attaquèrent de nouveau, forçant les druzes à s'abriter dans la ville de Qarnayil où ils furent assiégés. Une troupe turque, envoyée par Wajihi Pacha, délivra les druzes de Qarnayil et repoussa l'attaque chrétienne. Mais il ne fallut pas longtemps avant que les druzes se retrouvent à nouveau sur la défensive, les chrétiens chassant leurs forces du Matn et les poursuivants dans le Gharb. Considérant le petit nombre de druzes habitant le Matn, leur défaite par les chrétiens n'était pas surprenante. Mais là, comme à Mukhtara, les troupes turques ouvrirent le feu sur les chrétiens et les empêchèrent de poursuivre les druzes dans 'Aley. Vers la fin mai l'intervention turque avait complètement modifié la situation. Aidés par les turcs, c'était à présent les druzes qui passaient à l'offensive dans le Matn,

45 Charles Henry Churchill, op. cit. , p. 91.

129 mettant en déroute les forces chrétiennes au village de Ras al- Matn et les poursuivants tandis qu'ils fuyaient en traversant les autres villes et villages du district. Partout où passaient les druzes, les villes et les villages chrétiens furent pillés et brûlés; «et puis se répète la vieille histoire des villages en flammes, des biens détruits, et des fugitifs chrétiens poursuivis par les druzes et irréguliers turcs, pillés, mutilés et tués»46.

Sous la pression très accentuée des consuls européens, Wajihi Pacha accepta finalement d'intervenir et de faire cesser les combats; et, convoqués par lui, les chefs druzes et chrétiens se rencontrèrent à Beyrouth le 2juin. Les deux parties souhaitaient vivement l'arrêt des hostilités; mais il leur fut difficile de parvenir à un accord. En arrivant à Beyrouth, les chefs druzes furent chaleureusement accueillis par les consuls britannique et russe. Les consuls, comme Wajihi Pacha, blâmaient les chrétiens et accusaient le Kayemmakam chrétien Haydar Abu'l-Lam' et les émirs Shihab d'être les principaux responsables. Le Colonel Rose, pour sa part, insistait pour que les membres les plus importants de la famille Shihab soient envoyés en exil; et il donna aux chefs druzes l'assurance formelle que l'accord primitif du 7 décembre 1842 sur l'administration du Liban serait appliqué à la lettre et en leur faveur. En même temps, Rose fit de son mieux pour mettre le Kayemmakam chrétien dans une position embarrassante en encourageant les autres chefs chrétiens venus à Beyrouth à s'opposer à lui; il incita également vivement les chrétiens du district de Jazzin à exiger le remplacement de Ahmad Arslan par Sa'id Janbalat au poste de Kayemmakam druze. Dans le même temps, le consul

46 Ibid. p. 109-10

130 français, Eugène Poujade, soutenait sans trêve les chrétiens; dans l'intérêt de l'unité, il pressa Haydar Abu'l-Lam' de calmer ses rivaux, les cheikhs du Kesserouan et du nord Liban, en leur concédant le droit d'administrer leurs propres districts. Bien conscient de la partialité de Wajihi Pacha pour les druzes, le consul français exigea son rappel immédiat et le retour de As'ad Pacha au Liban.

Les chefs druzes et chrétiens à Beyrouth étaient encore en désaccord et les districts mixtes du pays toujours ravagés par la guerre civile quand le ministre des affaires étrangères ottoman, Shakib Efendi, sous la pression des Puissances, arriva finalement au Liban pour régler sur place la situation. La Porte fit nettement comprendre qu’elle n'abandonnait pas le système de double Kayemmakamat adopté en 1842, mais que seules des modifications mineures seraient apportées pour mettre le système en état de fonctionner. Donc, avant de quitter Istanbul, Shakib Efendi envoya un mémorandum aux ambassadeurs des cinq puissances, (la Grande-Bretagne, la France, l'Autriche, la Russie et la Prusse), indiquant les grandes lignes du règlement qu'il projetait et leur notifiant les mesures qu'il entendait prendre à son arrivée au Liban: en attendant un règlement, le pays serait temporairement occupé par des troupes ottomanes, un désarmement général serait effectué, une partie de l'indemnité due aux chrétiens leur serait distribuée et on demanderait aux consuls européens de ne pas se mêler des affaires du pays.

Shakib Efendi fut fidèle à sa parole, surtout en ce qui concernait les consuls européens. Peu après son arrivée à Beyrouth le 14 septembre, il les convoqua une réunion et les incita fermement à ne plus se mêler des affaires locales. Il

131 insista aussi pour que tous les résidents du Mont-Liban, y compris les missionnaires catholiques et protestants, soient rappelés provisoirement à Beyrouth. Ensuite Shakib Efendi mit en état d'arrestation les plus importants chefs des deux sectes, y compris les Kayemmakam druze et chrétien, afin de prévenir toute résistance aux mesures qu'il entendait prendre. Un décret suivit, remplaçant Ahmad Arslan à son poste de Kayemmakam druze par son frère Amin; Haydar Abu’l-Lam' restait Kayemmakam chrétien, surtout parce que le démettre de cette fonction aurait permis aux partisans des Shihab de mettre en avant leurs prétentions. Ensuite Shakib Efendi supervisa le désarmement du pays, efficacement effectué par Wamiq Pacha qui commandait les forces d'occupation; deux cent mille bourses furent en même temps distribuées aux chrétiens, ce qui constituait une partie de l'indemnité qui leur était due. Lorsque ces questions, ainsi que d'autres secondaires, eurent trouvé leur solution, Shakib Efendi s'attacha à régler la question de l'administration du pays et à publier la loi organique qui porta son nom. Le Règlement de Shakib Efendi, comme on l'appelait, fut communiqué aux consuls européens le 29 octobre et ses prescriptions devaient être mises immédiatement en vigueur.

Le Liban devait rester divisé en deux Kayemmakamat, un druze et un chrétien, avec chacun à leur tête un Kayemmakam nommé par le pacha de Sidon et révocable par lui. Pour l'aider, chaque Kayemmakam devait avoir un conseil (majlis) qu'il présiderait, composé d'un Kayemmakam suppléant, d'un juge et d'un conseiller pour chacune des sectes sunnite, maronite, druze, grec-orthodoxe et grec-catholique et d'un conseiller pour les chiites. Comme les ottomans ne reconnaissaient pas de magistrature chiite distincte, le juge

132 sunnite fut investi du pouvoir judiciaire pour les deux sectes. Initialement Shakib Efendi nommait les membres des deux conseils à vie, mais lorsque des postes dans l'un ou l'autre des conseils deviendraient vacants, les nouveaux membres devraient être nommés par les chefs religieux de la secte concernée. Toutes les nominations devraient recevoir l'assentiment du Kayemmakam et des ·membres du conseil concerné, ainsi que l'approbation officielle du Pacha de Sidon. Une fois nommé, un membre du conseil devrait consacrer tout son temps aux affaires du conseil et en retour il recevrait un salaire mensuel fixe.

Le conseil avait dans chaque Kayemmakamat deux fonctions principales: il décidait du montant, de la répartition et de la perception des impôts et il statuait sur les affaires judiciaires que lui transmettait le Kayemmakam. En principe le conseil votait par sectes, les représentants de chaque communauté religieuse s'étant mis d'accord avant d'exprimer leur vote; mais très peu de cas se décidaient au vote. Les questions financières nécessitaient l'accord unanime de tous les membres du conseil qui fixaient les impôts conjointement. En l'absence d'unanimité, le Pacha de Sidon pouvait prendre la décision qu'il jugeait opportune. Les recours judiciaires n'étaient pas réglés par une décision unanime mais par le juge de la secte à laquelle appartenaient les contestants. Lorsque l'affaire impliquait des sectes différentes, elle était étudiée conjointement par les juges des sectes concernées.

En instituant les conseils de Kayemmakamat, le Règlement de Shakib Efendi portait un coup sévère au système féodal du Liban. Les fonctions dont il investissait ces conseils étaient auparavant celles des chefs féodaux, à qui il ne restait dans

133 leur district guère plus que l'autorité de juger les cas de première instance et d'exécuter les décisions fiscales du conseil. Même cette autorité limitée, dans les districts mixtes, restait entre les mains des wakils druzes et chrétiens qui étaient maintenus dans ces districts au titre de représentants des sectes responsables devant le Kayemmakam local47. Mais le Règlement était aussi important sur d'autres plans. Les institutions autonomes dont il dotait le Liban avaient des effets considérables à deux niveaux: à l'extérieur, elles impliquaient la reconnaissance formelle par la Porte du statut spécial du pays; à l'intérieur, elles marquaient le premier pas vers une modernisation de l'administration du pays. Le Kayemmakam et les membres de son majlis, qui dans chaque Kayemmakamat remplaçaient l'autorité de l'émir gouvernant et des cheikhs féodaux, étaient en fait des personnages publics officiellement nommés par le Pacha de Sidon et recevaient un salaire régulier pour un service à temps complet. Des améliorations administratives de cet ordre étaient en accord avec les principes du Tanzimat ottoman annoncé en 1839 par le Hatt-i-Sherif de Gülhane. Mais les immenses pouvoirs réservés au Pacha de Sidon l'étaient également car ils renforçaient la centralisation. De fait, bien qu'officiellement il prenne en compte le statut spécial du Liban, le Règlement de Shakib Efendi plaçait le pays plus que jamais sous l'autorité du Pacha de Sidon. Il donnait au Pacha le dernier mot dans toutes les nominations publiques et le rendait en outre directement responsable du gouvernement de Dayr al-Qamar. Pour compléter ces réorganisations administratives, Shakib Efendi partagea le district de Baabda si contesté entre les deux Kayemmakamat chrétien et druze;

47 Auparavant, chaque wakil était responsable devant le Kayemmakam de sa propre secte. 134 enfin, avant de quitter Beyrouth, il remplaça Wajihi Pacha par Wamiq Pacha dans le vilayet de Sidon.

Sur le papier, le Règlement de Shakib Efendi semblait assez facile à appliquer, mais il en allait autrement en pratique. Les chrétiens des districts druzes, comme les druzes des districts chrétiens, trouvaient que les nouveaux arrangements n'amélioraient en rien leur situation et continuèrent à se plaindre; et les familles féodales dans tout le Liban considéraient le nouveau système comme une menace pour leur position et essayaient d'y faire obstacle par tous les moyens. Immédiatement après le retour de Shakib Efendi à Istanbul, les cheikhs féodaux druzes et chrétiens commencèrent à revenir aux anciens usages et à ressusciter les abus fiscaux antérieurs, au grand dam des paysans. Pour faire appliquer les méthodes modernes envisagées par le Règlement, il était nécessaire tout d'abord d'organiser un cadastre et un recensement du pays; mais ces deux mesures s'avérèrent difficiles à réaliser. Amin Efendi, envoyé d'Istanbul pour créer le cadastre du Liban en 1847, abandonna le projet trois ans plus tard à cause de l'obstruction des cheikhs féodaux. De la même façon, la tentative d'organisation d'un recensement se solda par un échec. Les cheikhs druzes et chrétiens étaient déterminés à s'opposer à tous les changements administratifs qui menaçaient de réduire leur puissance dans le pays et on suspectait fortement les consuls britanniques et russes d'entretenir leur détermination. De fait, après le départ de Shakib Efendi du Liban, les consuls européens à Beyrouth reprirent leur activité au Liban avec un regain d'ardeur. La France en particulier était très soucieuse de voir appliquer le Règlement de Shakib Efendi et, tandis que le consul français encourageait tous les efforts dans cette voie,

135 il lui semblait que ses collègues russe et britannique faisaient de leur mieux pour empêcher le fonctionnement correct du nouveau système.

Les nouvelles divisions qui apparurent après 1845 au sein des rangs chrétiens et druzes fournirent un aiguillon supplémentaire à l'ingérence consulaire. Parmi les chrétiens, l'opposition mutuelle entre les maronites et les grecques- orthodoxes ne, cessa pas mais elle en vint graduellement à être éclipsée par une scission dans les rangs maronites. Jusqu'à sa mort en 1845 le patriarche Yusuf Hubaysh avait réussi à conserver les maronites unis sous son autorité; son successeur Yusuf al-Khazen, qui n'avait pas sa force de caractère, fut incapable de maîtriser la tension montante entre les paysans maronites et leurs chefs féodaux. Les prêtres et les évêques maronites, qui étaient principalement d'origine paysanne, se mirent tout naturellement du côté des paysans contre les chefs féodaux. Mais Yusuf al-Khazen lui-même, comme son prédécesseur, venait d'une importante famille de cheikhs, et tant qu'il demeura patriarche son clergé ne se ligua pas ouvertement avec les paysans. Dans le même temps Haydar Abu'l-Lam', conciliant, réussissait en tant que Kayemmakam chrétien à contrôler la situation dans les districts maronites. Mais en 1854, Yusuf al-Khazen et Haydar Abu'l-Lam' moururent tous les deux. Au premier succéda comme patriarche Boulus Mas ‘ad, un vigoureux homme de quarante-huit ans d'origine paysanne, connu pour son intense zèle religieux et sa profonde aversion contre la classe féodale. Il en résulta qu'à partir de ce moment-là le clergé maronite s'allia nettement avec les paysans. Quant à Haydar Abu'l-Lam', sa succession devait être la cause d'autres divisions chez les maronites, entre les partisans de son neveu Bashir 'Assaf

136 Abu'l-Lam' et ceux de son parent Bashir Ahmad Abu’l-Lam'. Bashir 'Assaf, homme «unanimement considéré comme manquant des qualités requises», fut nommé temporairement Kayemmakam à la mort de son oncle le Il mai et resta à ce poste jusqu'à ce que les consuls britannique et français se furent mis d'accord pour le remplacer par Bashir Ahmad en août. Ce Bashir Ahmad était né druze et on savait qu'il avait été un agent ottoman. Les 'Assafi, comme on appelait les partisans de Bashir 'Assaf, refusèrent de le reconnaître comme Kayemmakam et déclarèrent qu'il n'était chrétien que de nom. L'opposition entre eux et les Ahmadi, qui soutenaient Bashir Ahmad, compliqua encore les affaires du Kayemmakamat chrétien.

Tandis que les divisions entre les paysans et leurs chefs féodaux, les Ahmadi et les 'Assafi, ravageaient les rangs chrétiens dans le Kesserouan et le Nord-Liban, les druzes des districts sud se ralliaient aux Yazbaki ou à la faction Janbalati. Peu après 1845, il y eut une divergence dans le parti Janbalati entre les deux frères Nu ‘man et Sa'id Janbalat. Auparavant, en 1843, l'aîné, Nu ‘man, s'était retiré discrètement de la scène politique, laissant la direction des Janbalati à Sa'id, plus ambitieux et plus compétent; et il ne fallut pas longtemps à Sa'id pour réussir à s'instaurer chef suprême des druzes et à prendre la direction du mouvement druze contre les chrétiens. Mais le prestige grandissant de Sa'id inquiéta rapidement les chefs Yazbaki qui commencèrent à se regrouper contre lui sous la direction de Nassif Abu Nakad. Le pacha ottoman et le consul français à Beyrouth se montraient encore plus inquiets, car ils voyaient dans le pouvoir grandissant de Sa'id Janbalat un gain excessif d'influence pour ses protecteurs britanniques au Liban. Pour contrebalancer

137 cet avantage, les Ottomans et les Français, agissant chacun de leur côté, encouragèrent le regroupement des Yazbaki ; et il est fort possible qu'ils soient allés encore un peu plus loin et qu'ils aient encouragé Nu’ man Janbalat à réclamer à son frère Sa'id l'autorité de chef de la famille. Quoiqu'il en soit, c'est au consulat français que Nu ‘man demanda de l'aide lorsque la querelle entre lui et Sa 'id atteignit son paroxysme. Mais il semble qu'à ce moment-là les Français avaient déjà réalisé que la cause de Nu’ man Janbalat, doux et pusillanime était perdue et qu'ils ne firent guère plus que compatir. Laissé sans soutien, Nu ‘man finit par renoncer à ses prétentions à mener les Janbalat et retourna à l'obscurité, laissant son frère Sa'id plus fort que jamais.

Le succès de Sa'id Janbalat et l'effacement définitif de son frère Nu’ man furent un triomphe pour le Colonel Rose et l'influence britannique, et Ottomans et Français essayèrent en vain d'amenuiser ce triomphe en intriguant contre l'ascendant Janbalati. Sa'id Janbalat avait sous son commandement la majorité des druzes, formant un bloc solide, confiants dans leur chef et dans l'appui britannique. Le parti Yazbaki, par contre, ne resta guère autre chose qu'une association inconsistante de chefs féodaux liés par une opposition commune à Sa'id Janbalat et ne bénéficiant pratiquement d'aucun soutien populaire. Certains des chefs des Yazbaki, tels les Talhuq et les 'Abd al-Malik, étaient même d'une loyauté douteuse. Pour s'opposer aux Janbalati soutenus par les Anglais, les Ottomans résolurent apparemment d'installer le Kayemmakam druze lui-même à la tête de l'opposition contre Sa'id Janbalat. Donc en 1849 Amin Arslan rejeta l'accord que son frère Ahmad avait signé avec les chefs druzes en décembre 1842. D'après les termes de cet accord, le

138 Kayemmakam druze ne pouvait prendre aucune mesure gave sans l'aval de ses collègues féodaux; mais Amin Arslan prétendit que, contrairement à son frère Ahmad, il avait été directement nommé à ce poste par Shakib Efendi et non élu par ses pairs, les chefs druzes. Les prétentions du Kayemmakam provoquèrent une vive réaction de la part de Sa'id Janbalat auquel, en tant que chef suprême des druzes, une influence prépondérante était garantie par l'accord de 1842. A peine Amin Arslan eut-il dénoncé l'accord que les Janbalati répandirent une rumeur selon laquelle le Kayemmakam n'était pas strictement druze -ce qui paraissait exact car il pratiquait, ainsi que d'autres membres de sa famille, l'Islam par taqiyya. Le poste de Kayemmakam des districts druzes, ajoutait la rumeur, devrait être tenu par un druze; Sa'id Janbalat était visiblement l'homme qu'il fallait pour cette fonction.

L'opposition des Ottomans à Sa'id Janbalat retourna immédiatement les druzes contre eux et entre 1849 et 1852 la turbulence et l'insubordination de ces druzes allaient causer beaucoup de soucis aux autorités ottomanes à Beyrouth. Dans le même temps, l'attitude de supériorité que prenait Amin Arslan ligua les Yazbaki et les Janbalati contre le Kayemmakam; et la confédération druze ainsi formée devint une espèce de «petite république indépendante»27 alliée à la Grande-Bretagne.

Chacune des grandes familles régnait souverainement sur son district. Les chrétiens qui y vivaient se trouvaient entièrement sous leur contrôle. Leur Kayemmakam, qui ne disposait que de forces tout à fait insuffisantes pour faire respecter son autorité, se

139 contentait de recevoir des cheikhs une allégeance purement formelle... Les autorités turques n'avaient absolument aucun moyen de pression légale. Leurs ordres devaient passer par le Kayemmakam, et étaient donc obéis ou non, selon le tempérament et les idées de ceux à qui ils étaient transmis... Etant donné que chaque année qui passait semblait apporter aux cheikhs druzes la confirmation de plus en plus évidente de leur pouvoir, et l'impunité de leurs actions, ils continuèrent à se permettre des libertés et des licences sans retenues. Chargés de collecter les impôts impériaux, ils se les appropriaient pour leur usage personnel. Ils construisaient des maisons, achetaient des terres, mettaient en fermage des terres de la couronne, possédaient des chevaux magnifiquement caparaçonnés, tout cela avec de l'argent sorti subrepticement des coffres de l'état. Bien qu'on leur demandât plusieurs fois de rendre des comptes, ils réussissaient toujours à éluder la question, et même finalement à éviter de rendre des comptes. Si leur Kayemmakam, désespéré par ces perpétuels arriérés d'impôts... s'aventurait à leur envoyer des cavaliers pour leur demander un acompte, si minime soit-il, sur ce qu'ils devaient, ou bien il laissait ces envoyés libres jusqu'à ce que, fatigués d'attendre vainement ils s'en aillent; ou bien quand ceux-ci se montraient désagréablement tenaces, ils les expulsaient sans cérémonies48.

48 Ibid., p. 109-10.

140 Comme le gouvernement abusif des chefs féodaux druzes pesait lourdement sur les chrétiens de leurs districts, le consulat français insistait ouvertement pour que ces districts soient retirés à leurs maîtres druzes et placés, comme Dayr al- Qamar, sous l'autorité de gouverneurs turcs nommés par le pacha de Sidon. Cette suggestion ne fut jamais sérieusement envisagée par la Porte; néanmoins elle augmenta la défiance des druzes à l'égard de l'intervention des Ottomans et des Français et les rendit plus dépendants du soutien britannique.

L'antagonisme druze contre les Turcs culmina en 1852. Cette année-là, la Porte demanda une conscription générale des druzes, ce qui provoqua une réaction immédiate. Quittant leurs villages et leurs champs à la fin du printemps, les druzes formèrent comme d'habitude des bandes et se retirèrent dans les montagnes accidentées de Wadi al-Taym et du Hawran, où ils se déclarèrent en rébellion. Des troupes ottomanes furent immédiatement envoyés contre eux; mais les insurgés réussirent à repousser l'attaque turque et bloquèrent ensuite les routes partant de Beyrouth et du Hawran vers Damas. Incapables de faire face seules aux druzes, les autorités ottomanes essayèrent, selon la tactique d'Ibrahim Pacha, de soulever les chrétiens contre eux. A ce moment, le consul français à Beyrouth s'en mêla, pressant les chrétiens du Liban de ne pas se lancer dans une lutte sectaire qui ne pourrait leur amener que des ennuis; en conséquence, seuls quelques heurts mineurs eurent lieu entre les maronites et les druzes. En automne les Ottomans changèrent de tactique et ils laissèrent les insurgés en paix. Peu après, le consulat britannique à Beyrouth arrangea une réconciliation entre les autorités ottomanes et les chefs druzes, et les rebelles druzes furent autorisés à rentrer librement chez eux.

141 Après 1852, la politique que les Ottomans adoptèrent vis-à-vis des druzes changea. Ne réussissant pas à s'opposer à Sa'id Janbalat et à l'influence britannique, les autorités ottomanes à Beyrouth tournèrent le dos au consulat français et se mirent à cultiver avec enthousiasme l'amitié des druzes, laissant Amin Arslan au poste de Kayemmakam tout en épousant la cause de Sa'id Janbalat. Un premier signe du renouveau de l'amitié entre Ottomans et druzes se manifesta en 1853, lorsqu'un contingent druze de trois mille hommes fut organisé et placé sous la direction d’Amin Arslan lui-même pour prendre part à la guerre de Crimée. Le fait que ce contingent ne quitta jamais le Liban n'affecta pas sérieusement l'amélioration des relations entre les deux parties. Quatre ans plus tard, en septembre 1857, la nomination de Khurshid Pacha à Beyrouth devait rapprocher encore les Ottomans et les druzes, car le nouveau pacha déploya, dès le début, de grands efforts pour attirer les druzes du côté des Ottomans en faisant discrètement montre de compréhension et de faveur.

Vers la fin de 1857 la situation au Liban était extrêmement complexe. Dans les districts sud, la tyrannie des chefs druzes et de leurs agents avait amené l'antagonisme entre chrétiens et druzes à un point critique. Les Britanniques y soutenaient les druzes tandis que les Français y appuyaient les chrétiens. Mais dans les districts nord la situation n'était pas moins tendue. Là, la paysannerie maronite et le clergé s'opposaient nettement aux familles féodales, les Britanniques soutenant ces dernières tandis que les Français et à un moindre degré les Autrichiens, pesaient en faveur des premiers. En même temps les Français appuyaient le Kayemmakam au pouvoir et ses partisans, le parti Ahmadi, alors que les Britanniques aidaient les 'Assafi. Concurremment les Turcs encourageaient les

142 divisions dans le Kayemmakamat chrétien et soutenaient les uns ou les autres selon les besoins de leur cause. En fait la question libanaise était devenue un tel nid d'intrigues que le moindre incident ne pouvait avoir lieu sans provoquer des répercussions dans les chancelleries d'Europe, particulièrement à Londres et à Paris. Un chef libanais s'en plaignait en ces termes:

«Nos affaires sont devenues celles de la Grande- Bretagne et de la France. Si un homme en frappe un autre, l'incident devient une affaire anglo-française; et il pourrait même y avoir des tensions entre les deux pays si une tasse de café était renversée sur le sol»49.

49 Extrait d'une lettre de Yusuf Karam adressée au patriarche Boulus Mas'ad, citée dans Yusuf Muzhir, op. cit., l, p. 604. 143 CHAPITRE V

Le Liban en ébullition 1858 – 1860

L'agitation qui avait perturbé le Liban depuis la chute de Bashir II atteignit son paroxysme en 1858-60 dans une flambée générale de violence qui toucha presque toutes les régions du pays. Dans le Kesserouan, les paysans maronites se révoltèrent contre les cheikhs féodaux maronites, soutenus par un clergé ambitieux jaloux du pouvoir féodal. Dans le Chouf, la Békaa et le Wadi al-Taym, les villageois et les citadins druzes, conduits par leurs chefs féodaux et encouragés par leurs 'uqqal, attaquèrent et massacrèrent leurs voisins chrétiens dans un dernier effort pour réaffirmer une suprématie druze en voie de disparition. La crise dans les deux cas était essentiellement un soulèvement interne, produit de tensions sociales et sectaires qui se développaient depuis longtemps dans la région. Mais d'autres facteurs entraient aussi en ligne de compte. Dans le pays même, l'impact des personnalités était important, particulièrement dans le cas du patriarche maronite Boulos Mas'ad et de ses principaux évêques. Sur le plan extérieur, la rivalité entre les intérêts britanniques, français et d'autre pays européens était peut être aussi importante, de même que l'activité en faveur des druzes de Khurshid Pacha à Beyrouth, et que l'atmosphère générale de fanatisme religieux qui régnait dans tout l'empire ottoman. C'était en fait une combinaison de tout cela et d'autres facteurs qui en découlaient qui détermina la nature et le développement des troubles au Liban, depuis les premiers mouvements des paysans du Kesserouan à

144 l'automne 1857 jusqu'au règlement définitif de la crise en 1861.

Les événements qui amenèrent la révolte paysanne dans le Kesserouan en 1858 avaient commencé quatre ans plus tôt en 1854, lorsque Bashir Ahmad Abu’l-Lam' succéda à son parent Haydar Abu’l-Lam' au poste de Kayemmakam chrétien. Les consuls britanniques et français étaient à l'époque tous deux d'accord pour cette nomination, pensant que Bashir Ahmad était le seul membre de cette famille capable de remplacer le défunt Haydar au Kayemmakamat. Dans son propre peuple, toutefois, Bashir Ahmad avait la réputation d'être un intrigant vénal et sans scrupules et un agent des Turcs, et sa nomination par Wamiq Pacha n'avait pas recueilli l'approbation générale.

Le nouveau Kayemmakam s'avéra incontestablement un bon administrateur:

Son action tendait à la justice, et il s'attacha à restaurer les droits qui avaient été piétinés et abandonnés. Il empêcha le fort de malmener le faible avec de la détermination et un grand courage...50.

Mais les méthodes brutales du Kayemmakam ne plaisaient pas à ses compatriotes. Les maronites dévots suspectaient son christianisme parce qu'il était né druze et son manque d'attachement à l'Eglise inquiétait le clergé. Les grecques- orthodoxes étaient aussi mécontents de sa gestion surtout parce qu'ils convoitaient le Kayemmakamat pour un des leurs.

50 Charles Henry Churchill, op. pp. 122-3.

145 C'était toutefois les Khazen, maîtres féodaux du Kesserouan, qui supportaient le plus mal cette nomination. Ces cheikhs puissants, malgré leur titre subalterne, ne reconnaissaient pas les émirs Abu’l-Lam' comme leurs supérieurs dans la société et ils s'opposaient fortement au statut particulier qui était devenu le leur après la chute des Shihab. En 1842, la proposition de remplacer les Shihab par les Abu’l-Lam' à l'émirat du Liban avait suscité de très vives protestations des Khazen ; la même année les cheikhs Khazen avaient de la même façon, protesté contre la nomination de Haydar Abu’l- Lam' à la fonction de Kayemmakam des chrétiens et ils avaient persisté à refuser de lui obéir jusqu'en 1845. Lorsqu'après la mort de Haydar un autre Abu’l-Lam' fut choisi pour lui succéder, la colère des Kazvin ne connut plus de bornes. Apparemment on faisait des Abu’l-Lam' la nouvelle dynastie régnante et on lui donnait la préséance sur toutes les autres familles féodales.

Les relations entre les Khazen et Bashir Ahmad ne s'améliorèrent pas au cours des années qui suivirent sa nomination. Rapidement les Khazen et d'autres familles féodales maronites s'aperçurent que le nouveau Kayemmakam « rognait leurs droits, s'attaquait à leurs privilèges, et assumait ses fonctions en intervenant directement dans des questions qui depuis très longtemps avaient été de leur ressort »50. Une attitude aussi autoritaire vis-à-vis de leurs intérêts féodaux accrut considérablement le mécontentement de l'aristocratie maronite et renforça son ressentiment à l'égard du Kayemmakam. Concurremment, tandis que les Khazen et leurs collègues féodaux étaient de plus en plus irrités par la manière dont il procédait, Bashir Ahmad se tourna vers le clergé maronite et le peuple afin de

146 gagner leur appui en se posant en champion de la foi catholique romaine. Apparemment les consuls français et autrichien l'encouragèrent dans cette voie. Quoi qu'il en soit, le Kayemmakam se mit bientôt à dresser les maronites contre les grecques-orthodoxes et laissa se produire un certain nombre d'incidents au cours desquels les chrétiens grecques- orthodoxes furent brutalement ou injustement traités par les maronites. Lorsqu'il devint évident que Bashir Ahmad cherchait l'appui du clergé maronite et des consuls français et autrichien, le consul britannique qui avait auparavant donné son accord pour sa nomination se retourna ouvertement contre lui, pesant en faveur de son adversaire Bashir 'Assaf Abu’l-Lam' qui réclamait pour lui-même le Kayemmakamat. Rapidement, les cheikhs Khazen et Hubaysh ainsi que les autres familles féodales du Kayemmakamat chrétien avaient rejoint Bashir 'Assaf dans une commune opposition contre le Kayemmakam et bien que cette alliance n'ait peut-être pas été le fait des agents britanniques, comme on le pensait généralement, elle bénéficiait sans aucun doute du soutien britannique.

En réalité les cheikhs féodaux maronites avaient agi dès le début contre Bashir Ahmad, au point qu'il avait été forcé en 1855, puis à nouveau en 1856, de prendre des mesures contre eux et d'en faire arrêter un certain nombre. C'est peut-être à leur instigation que les habitants grecques-catholiques de Zahleh se rebellèrent contre le Kayemmakam en 1857, choisissant pour défier son autorité un shaykh shabab (chef de la jeunesse)51 et un conseil de six sages gérant les affaires de

51 Un Shaykh shabab était l'homme fort d'un village, appelé ainsi parce que son pouvoir s'appuyait sur une troupe armée de jeunes gens (Ar. shabab). Le shaykh 147 la ville. Bashir Ahmad dut aller à Zahleh en personne pour y rétablir un semblant d'ordre. Mais par cette rébellion les habitants de Zahleh donnèrent un exemple d'indiscipline aux citadins chrétiens d'autres régions, surtout le Kesserouan, où des soulèvements populaires s'organisèrent rapidement non pas contre le Kayemmakam, mais contre les cheikhs féodaux locaux. On soupçonna alors le Kayemmakam d'en être l'instigateur. A Ghazir, où eut lieu le premier des soulèvements du Kesserouan, les habitants se proclamèrent en rébellion contre leurs cheikhs Hubaysh, rejetèrent leur autorité et, à la manière des gens de Zahleh, élièrent un shaykh shabab pour gérer les affaires de la ville. Les partisans des cheikhs prirent la défense de leurs maîtres et se heurtèrent aux rebelles, ouvrant la voie à l'intervention du Kayemmakam qui punit les deux camps.

Mais les incidents de Ghazir n'étaient qu'un début. Vers la fin de 1857 les cheikhs Hubaysh et Khazen avaient fait cause commune avec Bashir 'Assaf et ses partisans et le parti féodal commençait à mettre en chantier une campagne d'agitation contre Bashir Ahmad. En mars 1858, une réunion générale des féodaux qui rassemblait tous les adversaires du Kayemmakam se tint au village de Zuq al-Kharab, dans le Kesserouan, à l'issue de laquelle on envoya une délégation se plaindre auprès des consuls européens à Beyrouth. Les délégués rédigèrent une pétition contre le Kayemmakam et la présentèrent non seulement aux divers consulats européens, mais à Khurshid Pacha qui remplaçait à présent Wamiq Pacha au vilayet de Sidon. La pétition n'ayant suscité aucune shabab lui-même n'était pas nécessairement jeune; c'était fréquemment un homme d'âge moyen.

148 réponse, les adversaires de Bashir Ahmad organisèrent un second rassemblement dans le Matn, au village de Bhannis, peu éloigné du village de où résidait le Kayemmakam. Le parti féodal adopta cette fois une attitude tellement menaçante que Bashir Ahmad dut s'enfuir à Beyrouth et ne revint à Brummana que sur l'ordre de Khurshid Pacha, avec une compagnie de troupes ottomanes pour le protéger. Mais à ce moment-là le Kayemmakam avait perdu tout contrôle sur son territoire. Les districts chrétiens étaient dans la confusion la plus totale, car les cheikhs féodaux défiaient l'autorité du Kayemmakam dans le temps même où leurs paysans se préparaient à se révolter contre eux. Sous la pression de l'ambassade britannique à Istanbul, la Porte envoya une commission spéciale examiner la situation et envisager les moyens de rétablir l'ordre.

mais comme toutes les commissions spéciales turques, surtout celles que suscitaient des remontrances européennes, elle fut un échec total... L'objectif des Turcs était de montrer qu'aucun gouvernement sauf le leur ne pouvait réussir au Liban, et plus le Liban s'enfonçait dans le désordre et la confusion, plus ils espéraient être proches de leurs fins52.

Il s'avéra que ce fut le mouvement paysan dans le Kesserouan et non la rébellion féodale contre Bashir Ahmad qui domina les événements des deux années à venir dans le nord du Kayemmakamat. Au printemps 1858, tandis que les cheikhs féodaux et les partisans de Bashir 'Assaf s'activaient à organiser leurs rassemblements et à rédiger leurs pétitions contre le Kayemmakam, les paysans des divers villages du

52 Charles Henry Churchill, op. cit., p. 45 149 Kesserouan se rencontraient dans leurs propres réunions pour discuter de leurs griefs contre les maîtres de leurs terres. Les jeunes hommes de chaque village s'unirent et s'organisèrent sous la conduite d'un shaykh shabab afin de défendre leur communauté contre les injustices des féodaux et leur oppression, domaines dans lesquels s'illustrait en particulier la famille Khazen.

Car les Khazen ne tenaient absolument plus compte de leurs sujets, ni même des plus respectables d'entre eux. Ils avaient coutume de dire que le paysan comme ses possessions leur appartenait, sans lui témoigner la moindre considération. Les plus importants des Khazen insultaient les gens les plus honorables, quand ils ne les emprisonnaient pas ou autres choses du même ordre…53

C'était en fait dans les districts Khazen du Kesserouan que l'exaspération des paysans contre les seigneurs féodaux était la plus grande et que le mouvement prit plus tard une forme violente.

Inconscients du véritable motif de ces rassemblements paysans, les Khazen les encouragèrent tout d'abord, pensant que les bandes paysannes qui s'organisaient dans les divers villages leur seraient utiles pour s'opposer au Kayemmakam. Mais il ne fallut pas longtemps pour que la véritable nature du mouvement paysan apparaisse clairement. Vers la fin de l'été les hommes de 'Ajaltun, l'un des plus grands villages des domaines des Khazen, invitèrent leurs cheikhs féodaux à les rencontrer dans leur village. Les Khazen acceptèrent l'invitation et la réunion eut lieu en septembre. Mais lorsque

53 AI-'Aqiqi, comme l'a traduit Malcolm H. Kerr, op. cit., p.45. 150 les villageois de 'Ajaltun exposèrent leurs doléances aux cheikhs, ces derniers restèrent de marbre. Les villageois assurèrent leurs maîtres féodaux qu'ils ne leur voulaient aucun mal, qu'ils voulaient «qu'ils soient comme ils l'avaient été auparavant, et qu'ils n'avaient aucunement l'intention de leur faire du mal ou de changer quoi que ce fût»54. Mais les Khazen étaient décidés à ne faire aucune concession et la réunion se termina sans aucun résultat concret. Au contraire, l'attitude inamicale de certains des cheikhs Khazen à cette occasion et les menaces qu'ils proférèrent contre les gens en général ajoutèrent à l'amertume que ceux-ci éprouvaient à l'égard des seigneurs féodaux. Dès que la réunion fut terminée, des troubles éclatèrent dans un certain nombre de villages; conduits par leur shaykh shabab, les hommes de chaque village se dressèrent pour manifester contre les propriétaires de leurs terres. Dans de nombreux cas, les cheikhs Khazen furent attaqués et frappés et un certain nombre d'entre eux durent s'enfuir de leur domicile.

Confrontés à un tel assaut, les Khazen essayèrent d'organiser la résistance et pour cela se réunirent plusieurs fois, mais leurs points de vue divergeaient et ils ne pouvaient se mettre d'accord facilement. Ils essayèrent d'obtenir le soutien d'autres familles féodales chrétiennes et envoyèrent également des messages aux Janbalat, aux Talhuq et à d'autres cheikhs féodaux druzes en leur demandant de l'aide; mais leurs efforts dans ce sens ne furent pas couronnés de succès. Finalement, ils ré-ouvrirent les négociations avec les dirigeants paysans et leur demandèrent de présenter leurs propositions. Les paysans exigèrent en premier lieu que

54 Ibid., p. 47.

151 certains impôts féodaux soient abolis, que l'autorité féodale du district ne soit exercée que par trois membres de la famille Khazen et que les "autres soient égaux au peuple", Mais à peine les Khazen avaient-ils accepté ces revendications que les paysans les rejetèrent et avancèrent des exigences encore plus extravagantes. Les tentatives de médiation restèrent sans résultat car, tandis que les Khazen refusaient de faire toute concession supplémentaire, les exigences des paysans devenaient de plus en plus exorbitantes. A ce moment Salih Sfayr, le shaykh shabab de 'Ajaltun jusque-là à la tête du mouvement paysan, s'alarma à la perspective de la violence et abandonna son commandement. Pour le remplacer les chefs paysans choisirent Taniyus Shahin de Rayfun, maréchal ferrant quasi analphabète de quarante-trois ans, qui, d'après certains contemporains n'avait guère pour lui que sa grande taille, ses muscles et son caractère violent.

Taniyus Shahin accepta de devenir shaykh shabab de son village et chef général du mouvement paysan en imposant ses conditions.

Il commença ensuite à se comporter d'une manière qu'on n'attendait pas de lui, haranguant la famille Khazen dans des discours officiels et enthousiasmant les paysans. Il apparaissait aux gens comme leur sauveur, leur apportant tout ce qu'ils demandaient dans tous les domaines. Il leur suscita un répit de la part des cheikhs comme ils le souhaitaient; il circula un peu partout et fut follement acclamé par tous. Dans chaque village où il se rendait, les gens lui préparaient une magnifique réception dans la joie, les festivités et à grand renfort de

152 salves de fusils, comme s’ils s’agissaient de la visite d'un seigneur chez ses sujets55.

De fait, l'ambitieux chef paysan, que les observateurs britanniques et français décrivirent (peut-être peu charitablement) comme un bandit à la personnalité méprisable se mit bientôt à prendre des airs supérieurs et à être appelé par ses partisans «Sheikh» et «Bey».

Peu après l'élection de Taniyus Shahin comme chef de la révolte paysanne du Kesserouan, celle-ci commença vraiment, en janvier 1859. Les cheikhs Khazen, ayant perdu tout espoir d'arriver à un accord avec les paysans, demandèrent à Khurshid Pacha d'intervenir, ce qui constitua un prétexte commode pour la révolte. Une rumeur circula immédiatement selon laquelle les Khazen, de connivence avec le gouvernement, préparaient la ruine du Kesserouan; sur ce, les paysans se réunirent et décidèrent d'expulser du district l'ensemble de la famille Khazen, hommes, femmes et enfants. Cette décision fut rapidement mise en application. Conduits par Taniyus Shahin et par les autres chefs de village sous ses ordres, les paysans tombèrent sur les Khazen partout où ils pouvaient les trouver, les chassant de leurs maisons et les poursuivants tandis qu'ils s'enfuyaient en direction de Beyrouth. Il y eut des scènes d'une grande violence et du sang répandu, et les hommes sur lesquels les Khazen comptaient pour les défendre ne firent pas un geste en ce sens. Il devint rapidement évident que Taniyus Shahin et ses hommes bénéficiaient du soutien moral des autorités ottomanes de Beyrouth, sans compter l'appui du consulat français et la

55 Ibid., p. 49.

153 faveur inefficace du Kayemmakam maintenant sans pouvoir. Pendant que l'insurrection se poursuivait durant le mois de février, une petite compagnie de troupes ottomanes fut cantonnée dans divers villages du Kesserouan puis retirée peu après; Khurshid Pacha n'alla pas plus loin pour rétablir l'ordre. Dans le même temps, le patriarche Boulos Mas'ad et les principaux membres du clergé, qui se posaient ouvertement en médiateurs, soutenaient en secret la cause paysanne, bien qu'ils fussent constamment alarmés par les ambitions personnelles de Taniyus Shahin.

Au début du printemps, les Khazen avaient été complètement évincés du Kesserouan :

Les gens commencèrent alors à piller les biens des shaikhs56, coupant les forêts, pénétrant par effraction dans les châteaux, s'emparant des récoltes de soie, de blé, d'huile et de raisin et de tout ce qui pouvait leur tomber sous la main... A chaque fois qu'ils découvraient un serviteur des sheikhs ramenant quelque chose à son maître, ils lui tendaient une embuscade, s'emparaient de ce qu'il transportait, et l'insultaient. Puis à l'époque de la moisson en 1859, les gens dressèrent des listes des choses qui leur avaient été prises par les sheikhs, et s'employèrent ensuite à récupérer certains de ces biens - et il nous est bien impossible de savoir si ces réclamations étaient justifiées ou non. Taniyus Shahin rassembla une partie de ce que détenaient les sheikhs des districts côtiers et montagneux, dont du blé et de la soie, qu'il stocka dans sa maison. Il mit ces provisions à la disposition des gens qui passaient chez lui, leur fournit des chambres pour dormir, distribua des armes et des munitions, et se comporta comme s'il était le

56 Orthographié ainsi dans la traduction publiée. 154 maître d'un grand domaine, ce qui eut pour résultat de le faire connaître partout. Dans les villages où on ne tenait pas compte de ce qu'il disait furent envoyés de nombreux habitants d'autres localités pour contraindre les villageois à obéir. Il donnait des ordres pour protéger le droit et punir les méchants selon son bon plaisir, sans rencontrer d'opposition, parlant avec l'autorité d'un «gouvernement républicain». Son prestige devint considérable et ses ordres sacrés pour tous57.

Le succès du mouvement paysan du Kesserouan suscita les espoirs des paysans de tout le Liban, entre autres de ceux des districts druzes. Cependant il existait là une situation particulière. Les cheikhs féodaux du Chouf, du Gharb et du Jurd avaient parmi leurs paysans beaucoup de druzes, comme eux-mêmes, et bien plus encore de chrétiens. Etant donné que les hostilités entre sectes des décennies précédentes n'étaient pas oubliées dans les campagnes, les paysans druzes, qui se méfiaient de leurs voisins chrétiens, hésitaient à se joindre à eux pour se soulever contre les cheikhs druzes. A la fin de l'été 1859, il semble que dans certains villages druzes quelques soulèvements réduits dirigés contre les seigneurs propriétaires se produisirent effectivement; mais ceux-ci n'eurent aucune difficulté à contrôler le mouvement. Les 'uqqal druzes, agissant pour le compte des seigneurs, mirent en garde les paysans druzes contre l'imminence du danger chrétien, leur conseillèrent d'éviter la sédition et les pressèrent de ne renoncer à aucun prix à la solidarité avec leurs chefs. Dans les derniers jours d'août, une échauffourée eut accidentellement lieu dans le Matn entre des chrétiens et des druzes de Bayt Miri. Ce fut considéré comme un signe opportun du risque de

57 Al-'Aqiqi, comme l'a traduit Malcolm H. Kerr, op. cit., p. 53. 155 conflits à venir et rendit les druzes en particulier d'autant plus attentifs à maintenir un front uni.

Les conditions étaient donc réunies pour que le mouvement paysan dans les districts druzes fût lié à la division des sectes. Antoun Dahir al-'Aqiqi, observateur maronite contemporain, résuma clairement la situation dans cette zone à la fin de 1859 :

Tandis que la haine continuait à grandir entre les sheikhs et le peuple (dans le Kesserouan),... des différends naquirent entre les chrétiens et les druzes de la région du Chouf. La raison en était qu'une partie de la population de cette région souhaitait se débarrasser des propriétaires terriens... et qu'elle s'engagea donc dans une série de méfaits. Les sheikhs druzes l'apprirent et se mirent à opprimer le peuple par des moyens détournés et à attiser les troubles entre les deux sectes. Une querelle éclata entre celles-ci, dont la cause apparente était une collision entre deux bêtes de somme, l'une menée par un chrétien et ['autre par un druze58. Soutenus par leurs compagnons, ils se battirent, se frappèrent avec des armes de combat et il y eut des blessés dans les deux camps. Les deux factions donnèrent l'alarme, et une bataille s'ensuivit... Après cet incident, des réunions se tinrent entre les deux sectes, et à l'intérieur de chacune d'entre elles. Une délégation de prêtres se rendit auprès de Sa Béatitude le Patriarche Boulos Mas'ad, qui était à cette époque le Patriarche des maronites; celui-ci interdit la répétition de ces déplorables incidents. Mais, dans le même temps, Son Eminence l'évêque Tubiya 'Aoun de Beyrouth soutenait les chrétiens et protestait auprès des consuls.

58 L'échauffourée de Bayt Miri du 30-31 août 1859. Charles Henry Churchill, op. cit., p. 132, déclare que «la cause originelle fut une querelle entre un garçon druze et un garçon chrétien». Mais les deux versions sont corroborées par d'autres sources. 156 L'agitation augmenta dans le Chouf et dans les régions de Jazzin et de Dayr al-Qamar. Les chrétiens de ces districts lancèrent aux gens du Kesserouan en la personne de Taniyus Shahin, un appel leur demandant s'ils pourraient compter sur leur aide. Taniyus Shahin répondit qu'il... pouvait rassembler environ 50.000 hommes si besoin était. Les chrétiens... du Chouf, rassurés, commencèrent à provoquer des incidents. Les druzes, pour leur part, organisèrent une multitude de réunions et de consultations parmi eux dans toutes les localités, prenant langue avec les druzes du Hawran, de Hasbayya et de Syrie, passant des accords secrets pour unir leurs forces. Les autorités ottomanes les renforcèrent en leur donnant des armes, ce dont le gouvernement anglais était averti. Les deux camps firent des préparatifs et s'organisèrent pour le moment où éclateraient les troubles59.

De fait, après l'échauffourée armée entre chrétiens et druzes à Bayt Miri les 30 et 31 août, l'affrontement entre sectes au Liban n'était plus qu'une question de temps:

« Pendant tout l'automne et l'hiver, les deux camps accélérèrent leurs préparatifs. Le gouvernement de Beyrouth aurait pu arrêter ce processus à tout moment et interdire l'importation d'armes et de munitions. Mais pour une raison inconnue il n'intervint pas60 ».

Dans les villes et les villages à prédominance chrétienne, les jeunes s'organisèrent en bandes armées, conduites chacune par un shaykh shabab, et adoptèrent un uniforme spécial; ils allaient d'un endroit à l'autre, exhibant leurs armes et clamant

59 Malcolm H. Kerr, op. cit., pp. 55-57. 60 Henry H. Jessup, Fifty-three Years in Syria (New York), I, p. 166. 157 leur détermination à exterminer les druzes. Le commandement chrétien revenait dans chaque district à un shaykh shabab suprême, qui avait la liste des noms de tous les hommes placés sous son autorité et gardait le contact avec les autres chefs du district. A Beyrouth, l'évêque Toubiyya 'Aoun61 organisa une «Ligue des jeunes hommes maronites»62 et provoqua les druzes de façon irresponsable, tandis que «les maronites riches se cotisaient pour acheter des armes et des munitions qu'ils distribuèrent à leurs coreligionnaires des montagnes»63. Pendant ce temps-là, les druzes se préparaient aussi pour le conflit imminent, mais contrairement aux chrétiens ils s'y employaient en secret. De nombreux observateurs, tels que le Colonel Charles Churchill, étaient convaincus qu'ils le firent avec la complicité patente de Khurshid Pacha:

Plusieurs cheikhs druzes prirent l'initiative inhabituelle de passer l'hiver 1859-1860 à Beyrouth. Ils y eurent de longues et fréquentes conférences quasi quotidiennes avec les autorités turques. Il ne pouvait y avoir aucun doute sur l'objet de ces réunions; et bien que les détails discutés fussent demeurés bien sûr inconnus, l'essentiel transpira, à savoir que les druzes avaient été appelés à se préparer pour une action extrêmement responsable et importante, qu'ils avaient répondu à cet appel dans un esprit de dévotion absolue au Sultan, mais qu'ils avaient pris la liberté de faire observer qu'ils ne pouvaient accepter de telles responsabilités ni s'engager dans une telle action sans une approbation explicite et des instructions claires et définies de Constantinople. Au début du printemps 1860 ils

61 Orthographiée 'Aun dans une citation de Malcolm H. Kerr. Voir citation p. 167. 62 Henry H. Jessup op. cit., p. 165. 63 Charles Henry Churchill, op. cit., p. 137. 158 rentrèrent chez eux. Au mois d'avril Khurshid Pacha reçut de Constantinople des dépêches qui parurent mettre fin pour lui à une attente désagréable. Il en parla avec assurance et entrain. La rumeur courut même dans le sérail qu'un firman était arrivé qui ramènerait bientôt les Giaours à la raison64.

Début mai, une agitation générale régnait dans les districts druzes du Liban:

L'annonce de nouvelles avanies et de nouveaux meurtres arrivait constamment : deux chrétiens tués au pont d'Aouali près de Sidon, quatre druzes tués à Medairij sur la route de Damas, trois chrétiens au pont de Jisr el Kadi; deux jeunes musulmans à Jounieh au nord de la rivière Kalb près de Beyrouth; des muletiers transportant de la farine à Deir el

Qamar arrêtés par les druzes, les grandes routes devenues partout dangereuses. Le chef druze, Saïd Bey Joumblatt, tenait conseil sans désemparer, et ses partisans affluaient de partout65.

Pour leur part, les chrétiens ne manquaient absolument pas de préparation face au conflit maintenant imminent; leurs chefs n'avaient jamais cessé de se vanter de leurs cinquante mille hommes avec lesquels ils étaient persuadés d'écraser par le simple effet du nombre les douze mille druzes armés du pays. Pourtant, l'agitation avait à peine commencé dans les districts druzes que les chrétiens furent saisis de panique. Des familles entières désertèrent leurs villages pour chercher un refuge dans des forteresses chrétiennes comme Dayr al- Qamar, Jazzin et Zahleh, abandonnant leurs maisons au pillage

64 Ibid., pp. 138-9. 65 Henry H. Jessup, op. cit., p. 167.

159 et à l'incendie. Dans bien des cas, les réfugiés furent rejoints et dévalisés par des druzes armés avant de pouvoir atteindre leur destination.

Dans la deuxième moitié de mai, les chrétiens du district du 'Urqub, dans le territoire des cheikhs 'Imad, quittèrent leurs villages en masse et s'enfuirent vers Zahleh. En chemin, ils furent poursuivis par des druzes qui depuis quelque temps s'étaient rassemblés en grand nombre à Mukhtara et qui leur tirèrent dessus. En représailles, une force chrétienne de trois mille hommes venue de Zahleh traversa la chaîne du Liban pour attaquer les druzes à 'Ayn Dara, à l'extrémité nord du 'Urqub, le 27 mai. Un petit groupe de six cents druzes, conduit par le cheikh Khattar al-'Imad, se porta à leur rencontre sur la route de Damas et il en résulta un affrontement féroce. A la fin de la journée, les chrétiens faisaient retraite en débandade. Les druzes s'employèrent alors à ravager le district du Matn, de l'autre côté de la route de Damas, et ils incendièrent un certain nombre de villages chrétiens.

La nouvelle de la défaite chrétienne de 'Ayn Dara n'était probablement pas parvenue jusqu'au Kesserouan lorsque les chrétiens de cette région se mirent à prendre des précautions. Le jour de la bataille, le chef paysan Taniyus Shahin, accompagné d'une foule de partisans, descendit de Rayfun et avança le long de la côte vers Beyrouth, s'arrêtant à Antilyas. De là, le 28 mai, un petit groupe de trois cents hommes fut envoyé pour protéger les émirs Shihab de Baabda et de al- Hadath, au sud-est de Beyrouth. A ce moment-là, Khurshid Pacha avait, avec cinq cents soldats turcs et deux cents irréguliers, quitté la ville et pris position près de là, à Hazmiyyeh, sur la route de Damas. Lorsque les renforts

160 envoyés par Taniyus Shahin arrivèrent à Baabda, Khurshid Pacha pressa les Shihab de demander leur rappel immédiat, car ils «coupaient ses lignes de communication»66. Les Shihab examinèrent sans attendre le vœu du Pacha, croyant qu'il assurerait lui-même leur protection en cas d'attaque druze, comme en fait il l'avait promis. De toute façon, la troupe du Kesserouan qui était arrivée à B'abda, outre qu'elle était très indisciplinée, était trop réduite pour être efficace. Les Shihab pensaient probablement que sa présence continuelle parmi eux s'avèrerait à long terme une gêne plutôt qu'une aide.

Mais à peine s'était-elle retirée de B'abda que les druzes attaquèrent en force la ville et son district. On dit que les troupes turques de Hazmiyyeh leur indiquèrent le moment propice pour l'attaque en tirant un coup de canon. A la suite, les forces druzes du Gharb, menées par les Talhuq et les Abu Nakad, descendirent de leurs montagnes le 30 mai et fondirent complètement par surprise sur les chrétiens de la plaine. En quelques heures les villages du district de B'abda étaient tous en flammes et toute la population chrétienne avait fui vers Beyrouth. B'abda, al-Hadath et leurs environs étaient abandonnés au pillage; les troupes irrégulières turques se joignirent au vol, au pillage et au massacre de nombreux fugitifs chrétiens.

L'attaque de B'abda et de son district prit tout à fait au dépourvu les chrétiens de cette région. Une source chrétienne contemporaine raconte :

66 Iskandar Abkarius, The Lebanon in Turmoit, Syria and the Powers in 1860 .. Book of the Marvets of the Time Concerning the Massacres in the Arab Country. .. traduitparJ.F.Scheltemav(NewHaven, 1920),p.66. 161 Les hameaux et les villes de ce district n'avaient pas plus de six cents hommes... et au bout de peu de temps... le groupe des chrétiens fléchit, se retrouva désorganisé, désorienté et abasourdi, au point qu'ils furent incapables de poursuivre la lutte et partirent dans tous les sens. Ils battirent en retraite ... mais en débandade, dans une déroute totale67.

De fait, la panique s'était répandue parmi les chrétiens des districts de B'abda et du Gharb plusieurs jours avant l'attaque du district de B'abda ; l'état d'esprit des chrétiens de ces districts est décrit avec précision par le missionnaire américain Henry Harris Jessup, qui vivait à l'époque à 'Abay, siège des Abu Nakad:

Le samedi 26, nous hissâmes un drapeau américain au- dessus de la maison au cas où les hordes de Hauran envahiraient ce district, car nous ne craignions pas les druzes libanais. Toute la population vivait dans l'appréhension. Des groupes de druzes armés, à pied et à cheval, allaient de village en village, chantant leur étrange chant de guerre... Le dimanche 27 mai... nous descendîmes à la petite église située en-dessous de la maison de M. Calhoun... C'était mon tour de prêcher. Je regardai le groupe de visages anxieux. J'avais commencé le service et étais en train de lire le premier verset de «Ma foi se tourne vers Toi», « Arãka fil eeman», lorsque retentit tout proche un coup de feu, suivi d'un cri, qui fit sursauter toute l'assistance. A ce moment précis, un homme passa en courant devant la porte de l'église en criant « Abou Shehdan a été tué, Fuyez, fuyez pour vous sauver » L'église se vida en un instant. Les protestants, les grecs et les maronites s'étaient mis d'accord auparavant pour qu'au cas où un

67 Ibid., pp. 67-8.

162 chrétien serait tué à 'Abeih ils se sauvent tous en masse en empruntant la pente escarpée de la montagne, longue de six miles jusqu'à Moallakah, un bourg maronite de la côte à douze miles de Beyrouth. Ainsi ils ne perdirent pas de temps à se réunir. Toute la population chrétienne mâle s'enfuit, sautant les murs, les terrasses, les vignobles, traversant les pinèdes, dévalant les parois rocheuses et évitant les routes... Kasim Beg [Abu Nakad] arriva très rapidement avec les sheikhs druzes et expliqua l'affaire à M. Calhoun et à moi-même. Il dit qu'au cours de la guerre civile de 1845, Abu Shehdan avait tué un druze de Binnai, petit village druze à deux kilomètres de 'Abeih de l'autre côté de la montagne, et que sa famille avait attendu quinze ans l'occasion de se venger, et que ce matin-là un petit groupe des siens s'était glissé chez lui, l'avait surpris et l'avait tué. Il dit qu'il le regrettait profondément, qu'il avait chassé ces hommes, et qu'il nous garantissait qu'il n'y aurait plus de fusillades à 'Abeih. Mais ses nouvelles assurances arrivaient trop tard. Il ne restait pas un homme ou un jeune garçon dans tout le village. Etant donné que les druzes ne touchaient jamais aux femmes pendant leurs campagnes, les femmes et les filles chrétiennes étaient toutes restées68.

L'attaque druze sur B'abda et son district causa des destructions matérielles considérables, mais peu de pertes humaines. Quelques fugitifs chrétiens ayant quitté leurs villages pour se réfugier à Beyrouth furent interceptés et tués par des druzes ou massacrés par des irréguliers turcs. Parmi les tués, on compta quelques émirs Shihab, dont l'ex Bashir III, alors vieillard aveugle de quatre-vingt-cinq ans. Le London Times du 27 juillet relata les circonstances de sa mort:

68 Henry H. Jessup, op. cit., pp. 168-70. 163 « Alors qu'il avait quitté sa maison conduit par ses serviteurs, il fut attaqué. Ces derniers s'enfuirent et l'abandonnèrent. Les maraudeurs lui coupèrent la gorge et lardèrent son corps de coups d'épées »69. Mais ces cas constituèrent des exceptions. D'un autre côté, l'incendie des villages des districts du Matn et de B'abda remplit Beyrouth « d'une foule de malheureux fugitifs, allongés partout de-ci de-là sous les arbres, certains ensanglantés, d'autres nus, tous dans le plus grand dénuement »70.

La communauté européenne de Beyrouth fut surprise par l'afflux soudain de fuyards et organisa immédiatement un programme d'aide. On lança des demandes pressantes de fonds en Europe et aux Etats-Unis, tandis que le 1er juin les consuls européens de Beyrouth se rendaient en groupe à Hazmiyyeh pour protester auprès de Khurshid Pacha à propos de son étrange conduite. Les consuls pressèrent le pacha d'intervenir et d'arrêter le conflit; en réponse, le pacha exprima son désir profond de mettre fin aux hostilités et soutint avec véhémence que ce qu'il appelait le comité, établi à Beyrouth, dans le but d'acheter et de distribuer des armes aux chrétiens, était le responsable de la guerre; menaça même d'en arrêter les membres et conclut en demandant aux consuls de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher les maronites d'envoyer de l'aide à leurs compatriotes, déclarant que pour sa part il donnerait des ordres pour que les druzes cessent leur guérilla71.

69 Cité en note dans la traduction d’Iskandar Abkarius, op. cit., p. 58, n. 56. 70 Henry H. Jessup, op. cit., p. 173. 71 Charles Henry Churchill, op. cit., p. 147.

164 Les consuls acceptèrent cette suggestion et conseillèrent dorénavant continuellement la modération aux chrétiens; ceux-ci, apeurés, étaient tout à fait d'accord pour tenir compte de ce conseil. Il est possible que Khurshid Pacha tint aussi parole et pressa les druzes de mettre fin à leurs attaques; s'il le fit, il ne dut absolument pas se trouver en posture d'imposer ses exigences, car les druzes, encouragés par leurs premières et faciles victoires, continuèrent leurs opérations avec ce qui devint rapidement une férocité débridée.

Quel était le secret de la flagrante témérité des druzes à cette époque et de la couardise apparemment inexplicable des chrétiens? Les chrétiens, certes, étaient beaucoup plus nombreux que les druzes et considérés en général comme leurs égaux sur le plan de la valeur militaire. Les druzes, de fait, étaient conscients de la supériorité numérique des chrétiens et craignaient beaucoup qu'ils ne reçoivent éventuellement des renforts des districts du nord. Ce fut probablement pour cette raison qu'ils attaquèrent invariablement les villes et les villages chrétiens par surprise, souvent avec des ruses déloyales. Heureusement pour les druzes, les chrétiens, mal organisés, ne faisaient pas confiance à leurs chefs, égoïstes et incompétents ; ces derniers se querellaient constamment entre eux et étaient en général prêts à compromettre la cause chrétienne pour leur profit personnel. Et surtout les chrétiens manquaient de discipline :

L'infériorité des chrétiens par rapport aux druzes dans le domaine de l'organisation militaire apparut, comme d'habitude, dès le premier heurt. Les premiers avancèrent dans le désordre complet, se dispersèrent à droite et à gauche, chacun semblant suivre sa propre inspiration. A la 165 bataille qui se déroula près d’Ain Dara, ils se tirèrent même les uns sur les autres, et tandis qu'ils se trouvaient ainsi engagés, ils s'aperçurent qu'ils avaient été débordés sur leurs flancs et presque encerclés par l'ennemi. Les druzes, au contraire, se déplaçaient régulièrement vers des points donnés, sous la direction de leurs chefs, auxquels ils accordaient l'obéissance la plus absolue. Ils surveillaient soigneusement les postes menacés, et les renforçaient avec une extraordinaire célérité quand ils étaient attaqués72.

De plus, il ne faut pas oublier que la lâcheté dont firent preuve les chrétiens libanais en 1860 reflétait une peur qui régnait à l'époque parmi tous les chrétiens de l'empire ottoman. Pendant les dix-septième et dix-huitième siècles, les sujets chrétiens du sultan étaient en général devenus riches et influents et avaient établi avec l'Europe d'étroits contacts commerciaux, culturels et parfois même politiques. Il s'était donc développé, dans toutes les régions de l'Empire, des communautés de citadins aisés dont la prospérité et la puissance suscitaient l'envie de leurs voisins musulmans. Quand, avec les décrets de la réforme ottomane de 1839 et 1856, le sultan reconnut le principe d'égalité entre ses sujets chrétiens et musulmans, ces derniers furent extrêmement courroucés. Une vague de fanatisme submergea toutes les provinces ottomanes et, en conséquence, les chrétiens virent partout leur vie menacée. Il semble qu'au Liban les druzes profitèrent du fanatisme musulman ambiant; en 1860, ils essayèrent d'apparaître comme les champions de l'Islam. Ce faisant, ils réussirent à gagner le soutien des musulmans du pays, comme la sympathie des garnisons turques locales et de leurs commandants. Khurshid Pacha lui-même sympathisait

72 Ibid. , pp. 142-3. 166 apparemment avec les druzes et a peut-être aussi été coupable de certaines des accusations moins extravagantes portées contre lui. Dans ces conditions-là, il était tout naturel pour les chrétiens libanais de céder à l'épouvante, malgré leurs préparatifs. Faute d'un commandement convenable, ils ne pouvaient que chercher de l'aide auprès des consuls européens et ils pensèrent que seule une intervention étrangère pouvait sauver leur cause.

Le 1er juin, jour où les consuls européens rencontrèrent Khurshid Pacha à Hazmiyyeh, les druzes attaquèrent Dayr al- Qamar et le district de Jazzin. Selon le Règlement de Shakib Efendi, la ville de Dayr al-Qamar jouissait depuis 1845 d'un statut administratif particulier; un gouverneur turc, installé dans le vieux palais des Shihab, gérait les affaires et on lui avait donné une garnison spéciale pour maintenir l'ordre. Dans ces conditions ses habitants, quoique bien armés, préférèrent rester neutres et assurèrent les druzes de leur vif désir de demeurer en paix avec eux. Effectivement, les protestations d'amitié furent fréquentes des deux côtés; pendant ce temps-là, des attaques individuelles contre des chrétiens de Dayr al-Qamar ne furent pas vengées dans l'intérêt de la paix. Néanmoins, vers la fin mai, les chrétiens de Dayr al-Qamar eurent la surprise de se retrouver assiégés par les druzes. Ils eurent à peine le temps d'organiser leur défense et de régler leurs différends internes que trois jours plus tard, le 1er juin, les forces coalisées des Janbalat, des 'Imad et des Abu Nakad fondaient sur la ville. La bataille fit rage toute la journée, les chrétiens se défendant désespérément contre l'attaque druze, tandis que le gouverneur turc et la garnison de la ville, refusant d'intervenir, se contentaient d'observer. Malgré des trahisons au sein même de leurs rangs, les

167 chrétiens infligèrent des pertes considérables aux druzes mais le lendemain, Dayr al-Qamar se rendit. Le 3 juin, Tahir Pacha, commandant des troupes turques à Beyrouth, arriva dans la ville pour rétablir l'ordre. Les cheikhs druzes, à sa demande, acceptèrent de retirer leurs troupes de Dayr al-Qamar, mais avant que le dernier druze ait quitté la ville, cent trente maisons étaient déjà en flammes.

L'attaque druze contre le district de Jazzin fut menée sur une plus grande échelle. Là, une bande armée de deux mille druzes, partis du Chouf, marcha vers le sud, surprenant complètement les paysans chrétiens du district. Le matin même de l'attaque, Sa'id Janbalat, chef suprême des druzes, avait fait parvenir un message garantissant aux chrétiens de Jazzin leur sécurité. Se fiant à ces assurances, ils étaient tous partis vaquer à leurs occupations ordinaires et procédaient à la récolte de la soie, lorsque l'attaque druze les prit au dépourvu. En quelques heures les druzes avaient envahi tout le district, pillant, tuant et brûlant sans discrimination. Les chrétiens, incapables de résister à l'attaque, quittèrent en toute hâte leurs maisons et leurs champs et s'enfuirent avec leurs familles vers Sidon. Ils furent poursuivis et mis en pièces par leurs assaillants. On dit qu'environ mille cinq cents d'entre eux furent massacrés ce jour-là, dont trois cents devant Sidon où l'on refusa aux survivants exténués et affamés l'entrée dans la ville. Tandis qu'ils attendaient qu'arrive de l'aide, ils furent attaqués et dévalisés par une horde formée à la fois de sunnites et de chiites.

Pendant la semaine qui suivit la déroute des chrétiens, le district de Jazzin fut complètement livré au pillage et à la violence. Dans chaque village, les maisons gui avaient été

168 désertées par leurs occupants furent incendiées, tandis que des bandes de druzes armés écumaient la campagne, dépouillant et tuant les trainards chrétiens. Les monastères et les couvents que les cheikhs druzes avaient aidé les chrétiens à construire quelques décennies auparavant étaient à présent attaqués, pillés et brûlés; les moines restés sur place furent massacrés et les nonnes chassées presque nues dans les champs. A Sidon les musulmans, encouragés par l'exemple druze, commencèrent à provoquer les chrétiens sans défense qui vivaient parmi eux et à les menacer d'un massacre. Ces chrétiens, frappés par le sort de leurs coreligionnaires de l'intérieur des terres, furent terrorisés; mais l'arrivée opportune d'un bateau de guerre anglais au large de Sidon leur rendit confiance et imposa l'ordre dans la ville.

Dans l'intervalle, des troubles avaient éclaté de l'autre côté de la Békaa, dans la région de Wadi al-Taym qui se trouvait à l'époque dans le vilayet de Damas. Cette région, avec sa population mixte de druzes et de chrétiens (surtout de grecques-orthodoxes), avait été pendant des siècles le domaine féodal des Shihab sunnites. Depuis quelque temps, toutefois, un parvenu druze du nom de Salim Shams s'était mis à contester l'autorité des Shihab et sa conduite provocante constitua rapidement un sérieux embarras pour ceux-ci. Depuis son quartier général du Chouf, Sa'id Janbalat, qui était lui-même un adversaire acharné des Shihab, soutint les prétentions de Salim Shams à Wadi al-Taym et lui reconnut le titre de cheikh qu'il s'était attribué. Un parent de Salim, Amin Shams, avait épousé Nayifa Janbalat, la sœur de Sa'id ; Salim, à son tour, avait épousé leur fille et était devenu ainsi le mari de la nièce de Sa'id Janbalat. Ainsi allié aux puissants seigneurs du Chouf, Salim Shams se trouva bien placé pour

169 s'opposer aux Shihab à Wadi al-Taym, d'autant que la communauté druze s'était nettement rangée de son côté.

Au printemps 1859, Sa'd al-Din Shihab de Hasbayya, le chef de la famille, se plaignit de Salim Shams auprès de Ahmad Pacha de Damas et à sa demande huit cents soldats turcs furent envoyés à Hasbayya et à Rashayya pour maintenir l'ordre. A l'arrivée de ces troupes, les druzes cessèrent leurs menées contre les Shihab. Mais lorsqu'au début de l'été la garnison turque fut retirée temporairement de Wadi al-Taym, les druzes sautèrent sur l'occasion pour organiser une rébellion. Les circonstances étaient particulièrement favorables parce que les Shihab, craignant de rester à Wadi al-Taym sans protection, avaient suivi les troupes turques à Damas. Les druzes entrèrent alors en contact avec les chefs chrétiens locaux et suggérèrent l'union des deux communautés pour détruire la suprématie Shihab dans la région.

Il s'avéra que la rébellion druze, telle qu'elle avait été prévue, échoua. Les chrétiens, rejetant les suggestions druzes, demeurèrent loyaux envers les Shihab et refusèrent de s'affranchir de leur autorité. Les druzes seuls ne pouvaient pas faire grand-chose. A la fin de l'été les troupes turques, accompagnées par les Shihab, rentrèrent à Wadi al-Taym. Dans l'intervalle, Salim Shams, sentant le danger, se réfugia dans le Chouf, laissant le commandement des druzes à sa belle-mère Nayifa Janbalat.

L'échec de la révolte de Salim Shams augmenta l'indignation des druzes de Wadi al-Taym, et le retour des troupes turques dans la région suscita leur hostilité très marquée contre les Shihab et leurs partisans chrétiens. Ahmad Bey, l'officier

170 commandant la garnison turque, ne perdit pas de temps pour faire sentir la présence de ses troupes et à peine était-il arrivé qu'il « s'empara d'un certain nombre de druzes qui avaient soutenu la rébellion, les jeta en prison, les humiliant et les traitant avec mépris ». Le triomphe des Shihab, toutefois, fut de courte durée. Rapidement, Ahmad Bey, qui avait été envoyé de Damas expressément dans le but de soutenir les Shihab, fut complètement gagné au camp druze, en partie par les manières engageantes de Nayifa Janbalat, et en partie par les riches présents qu'il reçut de son frère Sa'id. Lorsqu'à l'automne de 1859 Ahmad Bey fut rappelé de Wadi al-Taym à cause des « irrégularités de sa conduite » et remplacé par 'Uthman (Osman) Bey, les druzes entreprirent immédiatement de « gagner les faveurs du nouveau Bey et de le circonvenir avec l'argent et des promesses »73.

Parallèlement, les relations entre les chrétiens et les druzes de la région se détérioraient progressivement. En refusant de s'affranchir de l'autorité des Shihab, les chrétiens avaient suscité les soupçons des druzes, qui leur reprochaient l'échec de leur rébellion du début de l'été. Plus tard, lorsqu’Ahmad Bey prit des mesures répressives contre les rebelles druzes, leurs chefs supplièrent les chrétiens de réclamer le retrait de la garnison turque de Wadi al-Taym, attendu qu'elle n'était plus nécessaire; les chrétiens, suspectant leurs motifs, s'y refusèrent. Dans le même temps, l'émir Sa'd al-Din Shihab, s'efforçant de contrebalancer la puissance grandissante des druzes, s'était entouré « d'un parti chrétien... afin de se maintenir au poste de gouverneur. Et ainsi débutèrent la discorde, le conflit et les maux entre les chrétiens et les druzes

73 Ibid., p. 83. 171 dans cette région »74. L'hostilité entre les deux groupes était déjà intense lorsque les druzes interceptèrent un jour une lettre, envoyée par l'évêque grec-orthodoxe de Tyr et de Sidon aux chrétiens de Rashayya, les pressant de faire cause commune avec les autres groupes chrétiens du Liban contre l'ennemi druze :

Il s'est tenu dans la montagne du Liban, [disait la lettre], une réunion générale des chefs des habitants de Zahleh, Deir el- Qamar, Kesserouan, Jazzin et des localités avoisinantes; et ils seront unis comme les doigts de la main contre cette nation [les druzes], peu nombreux et faibles, pour l'exterminer de sur cette terre qui fut autrefois celle de nos aïeux...75

Pour les druzes, il ne pouvait y avoir aucun doute quant aux intentions des chrétiens. « Leur rage ne connut plus de limites. Il s'agit donc d'une guerre de religion, dirent-ils; qu'il en soit ainsi... le pays sera à eux ou à nous. »76

Heureusement pour les druzes, 'Uthman Bey, le nouveau commandant turc, était plus disposé que son prédécesseur à coopérer avec eux. De fait, ses réunions avec Nayifa Janbalat, auxquelles assistaient fréquemment des chefs druzes d'autres régions, commencèrent bientôt à attirer l'attention. Lorsque les chrétiens exprimèrent leur appréhension à propos de ces réunions, « il leur donna les assurances les plus solennelles de son amitié et de son soutien »77. Mais on ne pouvait ignorer

74 Ibid., p. 78. 75 Ibid., Annexe II, p. 198. 76 Charles Henry Churchill, op. cit., p. 159. 77 Ibid., p. 162. 172 où allaient réellement ses sympathies. Au début du printemps 1860, trois semaines avant qu'un heurt entre chrétiens et druzes n'ait eu lieu dans le Chouf, les druzes de Wadi al-Taym commencèrent à se préparer à la guerre. Les chrétiens qui s'enquirent du sens de ces préparatifs furent assurés qu'ils n'avaient aucune raison de s'alarmer. Néanmoins, voyant que les druzes les continuaient avec une ardeur soutenue, les chrétiens commencèrent à prendre des précautions. Pendant la dernière semaine de mai, ils arrivèrent par centaines avec leurs troupeaux et leurs biens à Hasbayya, venus de divers villages du Wadi al-Taym, la plupart d'entre eux se pressant dans le grand quadrilatère constitué par la forteresse de la ville. La présence de la garnison turque dans la cité leur donnait un certain sentiment de sécurité.

La panique était encore à son paroxysme parmi les chrétiens de Wadi al-Taym lorsque, le 3 juin, les habitants de Hasbayya découvrirent à leur réveil leur ville encerclée par les druzes. En toute hâte les anciens décidèrent de laisser entièrement le soin de la défense à la garnison turque et convoquèrent les citadins à la forteresse où les émirs Shihab s'étaient déjà mis à l'abri. Quelques centaines de jeunes hommes refusèrent de suivre le conseil de leurs aînés; sans chef, inexpérimentés, ils se mirent en route pour faire face à l'attaque druze. Une demi-heure plus tard, ils étaient mis en fuite, tandis que les druzes, « se dirigeant en masse vers un point donné, emportaient tout sur leur passage »78. La troupe chrétienne en déroute pénétra de nouveau dans la ville, poursuivie de près par ses ennemis triomphants. 'Uthman Bey admit alors les chrétiens dans la forteresse et, pour sauver les apparences, fit

78 Ibid., p. 163. 173 tirer deux salves de canons contre leurs poursuivants. Quelques druzes et quelques fuyards chrétiens furent tués. Mais à ce moment-là les druzes s'étaient rendus maître de la ville ; en deux heures, les maisons chrétiennes de Hasbayya étaient pour la plupart en flammes:

Osman Bey se rendit alors auprès de Sitt Nayifa79 et lui demanda ce qu'elle voulait. Elle exigea d'une part une reddition inconditionnelle des chrétiens et d'autre part la remise de leurs armes. Avec son consentement, Osman Bey leur donna une garantie écrite engageant l'honneur du gouvernement pour leur sécurité personnelle... Les chrétiens sans défense ne purent que consentir à ce triste arrangement. Ils entassèrent leurs armes au milieu de la cour d'honneur. Les meilleures d'entre elles furent choisies par les druzes et les Turcs. Les autres, environ huit cents ballots, furent chargés sur des mulets et confiés, pour être théoriquement emmenés à Damas, à des porteurs druzes. Ceux-ci s'en emparèrent également.80

Le 4 juin, jour où les chrétiens de Hasbayya déposèrent les armes, une armée de mille cinq cents druzes attaqua Rashayya, au nord. Là, les chrétiens opposèrent une résistance courageuse. Bien que pris par surprise, ils réussirent à rassembler leurs troupes, édifièrent des barricades et tinrent une journée entière, infligeant de lourdes pertes à leurs assaillants. Dans la soirée ils se trouvèrent à court de munitions. Désespérés, ils se précipitèrent dans la forteresse de la ville où se trouvaient les émirs Shihab et où la garnison

79 «Sitt», en arabe parlé, est l'équivalent de «dame» en français. 80 Charles Henry Churchill, op. cit., pp. 163-4.

174 turque « fit le serment de les défendre au péril de sa vie »81. Le lendemain, les druzes avaient occupé la ville et assiégeaient la forteresse où les chrétiens se retrouvaient prisonniers sans défense.

Pendant plusieurs jours les chrétiens de Hasbayya et de Rashayya demeurèrent enfermés avec leurs familles dans les forteresses de ces villes, brisés par la faim et l'anxiété. Les Turcs ne leur permirent pas de s'aventurer au dehors et il aurait été dangereux pour eux de le faire; les druzes auxquels leur victoire ne suffisait pas, étaient impatients d'attaquer leurs ennemis sans défense et de passer leur rage sur eux. Pendant ce temps-là, le clergé grec-orthodoxe et les consuls européens à Damas pressaient Ahmad Pacha, lui demandant avec insistance d'intervenir à Wadi al-Taym et d'y rétablir l'ordre. Voyant qu'il ne réagissait pas volontiers à ces requêtes, ils le supplièrent de faire au moins libérer les chrétiens de Hasbayya et de Rashayya et de les envoyer sous escorte à Damas. En conséquence, Ahmad Pacha envoya un ordre à cet effet qu'il fit porter par un messager spécial à Hasbayya où il arriva vers midi le 10 juin. Dès sa réception, 'Uthman Bey le fit lire devant les chrétiens de la forteresse.

Les chrétiens furent ravis de prendre connaissance de l'ordre du pacha. Immédiatement ils commencèrent à rassembler leurs affaires et à se préparer au départ. Mais rapidement la forteresse dans laquelle ils s'étaient rassemblés fut entourée par une foule de druzes déchaînés, déterminés à ne pas permettre à un seul chrétien de quitter la place vivant. Plus tard on avança que les druzes, ce jour-là, agirent sur les ordres

81 Ibid., p. 165.

175 de Nayifa Janbalat qui elle-même répercutait les instructions de son frère Sa'id. Plus probablement la foule suivait les impulsions de sa propre passion. Pendant ce temps-là, 'Uthman Bey, agissant visiblement selon les ordres d'Ahmad Pacha, ordonna à ses soldats de pousser tous les chrétiens de la forteresse dans la cour centrale, puis d'enfourcher leurs chevaux et de se placer le long des murs. Les portes furent brusquement ouvertes.

Les druzes se précipitèrent à l'intérieur en hurlant... Et la boucherie commença. Les druzes tirèrent d'abord une salve générale depuis l'entrée, puis fondirent sur les chrétiens, armés de yatagans, de haches et de serpes. La première victime fut Yousef Reis, le secrétaire particulier de l'émir Sa’d al-Din... L'émir Sa’d al-Din fut ensuite décapité, et sa tête envoyée en guise de trophée à Sa‘id Bey82. Progressivement, la masse mouvante fut sabrée... Au début, quelques chrétiens essayèrent de s'échapper par la porte. Les soldats turcs s'emparèrent d'eux... et les livrèrent aux druzes; fréquemment, ils les tuèrent eux-mêmes83.

A la fin de ce carnage, on peut estimer au minimum à neuf cent soixante-dix le nombre des chrétiens tués, y compris des femmes.

Tandis que se perpétrait le massacre de Hasbayya, le chef du Hawran, Ismâ’îl al-Atrash, franchissait l'Anti-Liban et pénétrait dans le Wadi al-Taym, tuant en chemin un certain nombre de villageois chrétiens. Le 11 juin, il atteignit Rashayya, où cent cinquante chrétiens et la majeure partie de la famille Shihab

82 Selon d'autres sources, elle fut envoyée en guise de trophée non pas à Sa'id Janbalat, mais à Salim Shams qui séjournait chez lui. 83 Charles Henry Churchill, op. cit., pp. 170-2. 176 étaient encore enfermés dans la forteresse. Un grand nombre de druzes étaient déjà rassemblés autour de la place lorsqu’Ismâ’îl al-Atrash et ses hommes arrivèrent, et les forces druzes coalisées se pressèrent devant les portes. Après quelques négociations avec l'officier turc responsable, les portes furent ouvertes et les druzes purent entrer sans rencontrer d'opposition. Pas un seul des chrétiens ni des Shihab ne survécut. Puis les troupes druzes du Wadi al-Taym et du Hawran, cinq mille hommes au total, entreprirent de ravager et de brûler les villages chrétiens de la Békaa, tuant tous les chrétiens qu'ils trouvaient, tandis que les tribus chiites et sunnites de la région se joignaient à elles avec empressement pour ce travail de destruction.

A la mi-juin, moins de trois semaines après qu'ait eu lieu le premier heurt entre chrétiens et druzes, ces derniers s'étaient rendus complètement maîtres de la situation. Le Chouf, le Wadi al-Taym et la Békaa étaient entièrement sous leur contrôle. Dayr al-Qamar et le district de B'abda se trouvaient entièrement à leur merci et les chrétiens du Gharb et du Jurd étaient heureux d'accepter la protection de leurs cheikhs féodaux druzes moyennant une contribution en argent. De toutes les places fortes au sud du Kesserouan seul Zahleh, « le bouclier des chrétiens, la terreur des druzes », n'avait pas été conquise. Selon un missionnaire américain contemporain, les grecques-catholiques de Zahleh étaient «aussi tyranniques, aussi injustes et presque aussi assoiffés de sang que les hautains musulmans »84 et leur réputation de bravoure les faisait craindre par leurs voisins non-chrétiens. « Dans un certain rayon autour de leurs habitations, aucun chrétien, d'où

84 E.L. Porter, Five Years in Damascus (London, 1855), II, p. 279.

177 qu'il vînt, ne pouvait être insulté impunément »85. Les druzes de Hawran et du Wadi al-Taym se rappelaient bien comment en 1841 les guerriers de Zahleh avaient par deux fois écrasés leurs troupes dans la Békaa. Le 27 mai, les hommes de Zahleh avaient marché contre les druzes mais ils avaient été repoussés à 'Ayn Dara, subissant de lourdes pertes. Néanmoins Zahleh défiait toujours ses ennemis et, tant qu'elle restait debout, les druzes ne pouvaient pas considérer leur triomphe comme complet.

Après les massacres de Hasbayya et de Rashayya, tandis que les druzes ravageaient la Békaa, les habitants de Zahleh commencèrent à préparer leur défense et demandèrent l'aide des chrétiens du nord Liban. Là, des chefs comme Taniyus Shahin et Yousef Karam avaient d'importantes troupes chrétiennes à leur disposition ; cependant, aucun n'avait jusqu'à présent montré la moindre intention de traverser la frontière des districts druzes. Taniyus Shahin, encore mal assuré de sa position dans le Kesserouan, hésitait à quitter son district et son hésitation n'encourageait pas à le faire les chefs moins importants tels que Yousef al-Shantiri du Matn. Quant à Yousef Karam, le cheikh d’Ihdin, il semble que, rêvant déjà d'une nomination au Kayemmakamat des chrétiens, il n'était pas disposé à prendre une initiative qui compromettrait sa position auprès des Turcs. Lorsque Zahleh demanda de l'aide, Yousef Karam répondit à cet appel et marcha sur le Matn avec une forte troupe chrétienne. Encouragé par son exemple, Yousef al-Shantiri rassembla lui aussi ses soldats et se prépara à traverser la montagne pour venir en aide à Zahleh. Mais lorsqu'en arrivant dans le Matn Yousef Karam arrêta son

85 Charles Henry Churchill, op. cit., p. 182. 178 avance, affirmant le faire sur ordre du consul français, Yousef al-Shantiri changea immédiatement ses plans. Au lieu de franchir la montagne, il resta dans le Matn, comme Yousef Karam, tandis que les forces coalisées du Chouf, du Hawran et du Wadi al-Taym, avec leurs alliés chiites et autres avançaient, groupés, vers Zahleh.

Confiants dans des secours qui paraissaient tout proches, les habitants de Zahleh n'attendirent pas l'attaque. Le 14 juin, ils firent mouvement dans la Békaa, pour se porter à la rencontre de l'ennemi, comme ils l'avaient déjà fait en 1841. Il s'ensuivit une bataille féroce avec les druzes, et ils furent sévèrement battus. Le lendemain, ils allèrent de nouveau à la rencontre des ennemis qui avançaient, mais cette fois plus nombreux; mais de nouveau ils furent vaincus. Incapables de contenir plus avant leurs adversaires, ils se replièrent alors à l'intérieur de leur ville et attendirent l'attaque des druzes. Ils espéraient que dans l'intervalle Yousef Karam et ses troupes seraient arrivés. Il y avait quatre mille hommes armés dans Zahleh. Avec l'aide venue des districts chrétiens, la ville avait de bonnes chances de tenir contre ses assaillants, dont le total s'élevait presque à huit mille combattants. Mais Yousef Karam n'arriva à Zahleh que trop tard. Lorsque les druzes attaquèrent le 18 juin, les gens de Zahleh furent seuls pour défendre leur ville:

Lorsque les habitants de Zahleh virent que l’ennemi les pressait..., ils envoyèrent trois notables de la ville à Yousef Karam, lui demandant de venir car ils n'avaient aucun autre espoir d'être secourus. Et il leur promit d'être là le lendemain, un dimanche. Donc le matin suivant, une petite troupe fut envoyée à sa rencontre sur la route... Les habitants tuèrent des animaux de leurs troupeaux, 179 préparèrent à manger pour lui et pour son armée et l'attendirent, brûlant d'impatience. L'heure du rendez-vous passée, et constatant qu'il ne s'était pas présenté, ils lui envoyèrent de nouveau des émissaires pour l'informer du péril dans lequel ils se trouvaient... Il s'excusa de son retard et promit de venir le lendemain avec des auxiliaires et des alliés. Ils se rassérénèrent et leur inquiétude diminua... Mais le lendemain, lundi 18 juin, les druzes les encerclèrent complètement, et se trouvèrent affrontés à des chrétiens d'une grande vaillance, les hommes se ruant les uns sur les autres. Le combat fut désespéré. L'action se poursuivit ainsi pendant quatre heures. Les gens de Zahleh espéraient toujours la venue de Yousef Bey Karam, qui l'avait promise. Aussi ne prirent-ils pas toutes les précautions nécessaires pour surveiller le côté par lequel lui et sa troupe devaient arriver. Le Cheikh Khattar al-’Imad, l'apprit et choisit parmi les plus braves de ses hommes une troupe qu'il fit précéder de bannières chrétiennes... La voyant s'approcher ainsi sur le flanc découvert, ils crurent que c'était Yousef Bey Karam qui venait à la rescousse hommes et munitions. Ainsi, ravivant leur espoir d'être secourus, la bonne nouvelle circula parmi eux et ils concentrèrent leur attention de l'autre côté. Et tandis qu'ils... caressaient cette illusion, des fusillades éclatèrent dans le quartier haut de la ville... Et la clameur d'hommes qui faisaient leur entrée soutenus par un feu nourri s'éleva. Ils s'aperçurent qu'ils étaient assaillis de l'intérieur et de l'extérieur... ils poussèrent leurs familles devant eux... les défendant contre... leurs ennemis, et ils abandonnèrent leurs foyers et leurs demeures. Ils prirent la route de et d'autres villages avoisinants du Matn, et quelques-uns d'entre eux atteignirent la côte par étapes86.

86 Iskandar Abkarius, op. cit., pp. 95-7.

180 Ce jour-là, grâce à leur attitude courageuse, les habitants de Zahleh sauvèrent leur ville du massacre et la cause chrétienne au Liban de l'ignominie totale. Mais le chute de Zahleh rendit total le triomphe druze. Des bandes druzes écumèrent la campagne à leur gré, sans rencontrer aucune opposition. Quant aux chrétiens des districts mixtes, ils étaient en majorité réfugiés à Sidon, Beyrouth, dans le Kesserouan et à Damas. Dans le Gharb et le Jurd seulement, les chrétiens ne furent pas maltraités, leur sécurité étant entièrement assurée par les cheikhs Talhuq et 'Abd al-Malik. Il ne restait pratiquement aucun chrétien dans le reste du Kayemmakamat druze.

Parmi les grands centres chrétiens des districts mixtes, seul Dayr al-Qamar avait échappé au pillage. S'étant rendus sans conditions, le 2 juin, ses habitants n'avaient pas été forcés de quitter leurs maisons. Ils restèrent dans la ville à la merci de leurs voisins druzes, « leur force brisée et leur détermination écrasée... On aurait dit que leur sang avait gelé dans leurs veines et stagnait dans leurs artères...»87. Mais pour certains druzes, la victoire sur les chrétiens ne pouvait être complète tant que Dayr al-Qamar n'aurait pas été reprise et mise à sac. C'était la plus riche ville de la montagne, et elle promettait un butin considérable. De plus il restait entre les chrétiens de la ville et leurs voisins druzes beaucoup de vieux comptes à régler, dont certains remontaient à vingt ans. Les cheikhs Abu Nakad en particulier n'avaient pas oublié l'irrespect que leur avaient témoigné les gens de Dayr al-Qamar; comment en 1854, ils leur avaient interdit de construire une maison sur leur propre propriété située tout à côté de la ville.

87 Husayn Abu Shaqra, Al-Harakat fi Lubnan (n.p. 1952), p. 131. Cet ouvrage est le seul récit par un druze des troubles de 1860, relatés par un contemporain. 181

Le 20 juin, les druzes qui revenaient en triomphe de Zahleh attaquèrent Dayr al-Qamar. L'attaque n'avait absolument pas été provoquée et les assaillants ne rencontrèrent aucune résistance:

Un druze entrait dans une maison de Dayr al-Qamar et trouvait deux ou trois amis avec leur famille sur le tapis. Il le tirait [de sous eux, et le maître de la maison] lui disait: « Prends-le. Il n'y a aucune différence entre nous ». Puis [le druze] lui disait: 'Donne-moi ton fusil'. Et il cédait ses armes, les donnant à son ennemi druze88.

En fait, le pillage de la ville fut plus facile que les druzes ne l'avaient imaginé: «Les druzes tuaient tous ceux qu'ils trouvaient dans les maisons, hommes et jeunes garçons indifféremment... taillant en pièces leurs corps à l'épée et à la hache. Et à chaque fois qu'ils avaient fini de piller une maison, ils l'incendiaient»89.

De nombreux chrétiens, avec familles et biens, accoururent en foule, cherchant refuge dans l'ancien palais Shihab, où le gouverneur turc avait établi son quartier général. Mais lorsque le palais fut à son tour attaqué, le gouverneur ne fit aucune tentative pour le défendre, et il s'ensuivit un massacre effroyable. Dans la soirée plus de deux mille chrétiens de Dayr al-Qamar avaient été tués.

88 Ceci d'après une source druze contemporaine (voir n. 43). Ibid., p. 131. 89 Iskandar Abkarius, op. cit., p. 118 182 CHAPITRE VI

Le gouvernement du Mont-Liban 1860 – 1920

La phase violente des troubles au Liban cessa avec le massacre de Dayr al-Qamar. En moins de quatre semaines de combats, on estimait à onze mille le nombre de chrétiens tués; quatre mille autres périrent dans la pauvreté totale et près de cent mille étaient devenus des réfugiés sans foyer. Les druzes avaient aussi subi des pertes, mais dans l'ensemble leur triomphe avait été étonnant. A présent ils parlaient de passer dans le Kayemmakamat du nord et d'envahir le district purement maronite du Kesserouan et il semblait que rien ne pourrait les arrêter. En même temps, à Beyrouth, de nombreuses familles chrétiennes quittaient la ville, à cause des injures et des menaces proférées par les musulmans; certaines s'échappèrent dans des districts maronites du nord, tandis que celles qui en avaient les moyens fuyaient par la mer en Grèce et en Egypte.

Finalement, le 6 juin, Khurshid Pacha convoqua les chefs chrétiens et druzes à Beyrouth et leur fit des propositions de paix qui furent acceptées sur le champ. On se mit d'accord pour dire qu'il fallait oublier le passé.

Aucun des deux camps ne devait demander de compensations. On blâma principalement pour les événements des semaines passées l'inefficacité de l'administration du double Kayemmakamat ; on pria donc Khurshid Pacha de prendre en charge directement les affaires et de rétablir l'ordre et la justice. La convention de paix devait 183 être rédigée en quatre exemplaires dont deux devaient être conservés par les autorités turques et les deux autres respectivement par les Kayemmakam druze et chrétien. Aucun des consuls européens à Beyrouth n'en reçut copie et on ne leur notifia pas non plus officiellement les termes de la convention. Khurshid Pacha avait résolu la crise comme une affaire purement interne. Pour le moment il pouvait se féliciter d'avoir barré le chemin à l'intervention européenne.

Depuis le 7 juin, quand la nouvelle de la guerre civile avait atteint Istanbul pour la première fois, les ambassades européennes présentes avaient pressé la Porte d'agir. En conséquence, une frégate et deux bataillons de troupes turcs furent envoyés à Beyrouth ; mais comme ces renforts ne quittèrent Istanbul que le 9 juin, ils arrivèrent quand tout était terminé. Dans l'intervalle l'Europe avait appris les massacres des chrétiens qui y avaient suscité une indignation générale. En France en particulier, l'opinion publique exigeait une intervention immédiate ; de fait, le gouvernement français négociait un plan d'intervention de cet ordre avec la Grande- Bretagne lorsque Khurshid Pacha annonça que les sectes en guerre au Liban s'étaient mises d'accord pour faire la paix. Les termes de la convention de paix libanaise entérinaient clairement la victoire druze et donnaient aux Turcs un contrôle accru sur le pays. Mais les chefs chrétiens semblaient satisfaits ; comme ils ne faisaient aucune récrimination, les Puissances européennes n'avaient aucun alibi pour intervenir.

La crise libanaise semblait effectivement réglée lorsque de nouveaux troubles éclatèrent au centre de la Syrie. Le 9 juillet, trois jours après que la convention entre les chrétiens et les druzes ait été signée, la population musulmane de Damas

184 tomba brusquement sur le quartier chrétien de la ville et en un jour près de 5500 chrétiens de Damas furent massacrés. Le gouverneur ottoman du vilayet de Damas, Ahmad Pacha, ne fit aucune tentative pour arrêter le carnage ; en fait les troupes turques placées sous son commandement prêtèrent même leur concours au massacre. Dans toute la Syrie les musulmans croyaient à présent que le Sultan avait donné des ordres spéciaux pour exterminer les infidèles, de sorte que la population chrétienne se trouva partout menacée. On dit qu'en Palestine des villages entiers de chrétiens se convertirent à l'Islam pour échapper à une mort certaine.

Le 16 juillet la nouvelle du massacre de Damas arriva à Paris. Immédiatement le gouvernement français ordonna que sept mille soldats français soient envoyés à Beyrouth sous le commandement du général de Beaufort d'Hautpoul, sous le prétexte d'aider la Porte à rétablir l'ordre. La Porte, s'attendant à une intervention armée européenne, avait dans l'intervalle envoyé en Syrie son ministre des affaires étrangères, Fu'ad Pacha, avec pleins pouvoirs pour régler sur place les problèmes à Damas et dans le Mont-Liban. Fu'ad Pacha arriva à Beyrouth le 17 juillet ; des navires de guerre britanniques, français et d'autres nations européennes croisaient le long des côtes libanaises depuis plus de deux semaines.

Finalement, le 16 août, les premiers contingents français commandés par le Général d'Hautpoul débarquèrent au Liban et installèrent leurs cantonnements dans la pinède proche de Beyrouth.

185 Avant l’arrivée des forces françaises à Beyrouth, Fu’ad Pacha avait eu un mois pour régler les problèmes en Syrie. Dès qu’il arriva lui-même à Beyrouth, il promit aux libanais une justice rapide et commença à distribuer des secours aux chrétiens sans foyer. Puis, ayant appris qu'une expédition française était en route pour la Syrie, il se rendit précipitamment à Damas pour y rétablir l'ordre. Il fallait que les Français n'aient aucun prétexte pour intervenir en Syrie; en conséquence Fu'ad Pacha s'attacha à traiter les responsables des troubles de Damas avec la plus grande sévérité. Parmi les soldats et les officiers turcs, 111 furent jugés et fusillés pour leur participation aux massacres et pour avoir gravement négligé leur devoir ; parmi eux les anciens commandants des garnisons de Hasbayya et Rashayya. Ahmad Pacha et cinquante-six autres coupables, fonctionnaires ou civils furent aussi pendus, tandis que des centaines d'autres étaient condamnés à des peines moins sévères. Enfin, ultime décision, la partie de la population mâle de Damas susceptible d'être touchée par la conscription fut enrôlée de force dans l'armée ottomane. Damas était enfin apaisée et le 11 septembre Fu'ad Pacha rentra à Beyrouth pour rencontrer le Général d'Hautpoul et régler les affaires du Liban.

Il est possible que Fu'ad Pacha ait eu au départ l'intention de traiter au Liban les principaux coupables aussi sévèrement qu'il l'avait fait à Damas. Mais les circonstances ne le lui permirent pas. A Damas, des musulmans armés, conduits par quelques truands bien connus, avaient sans provocation attaqué et massacré des chrétiens désarmés. Au Liban, une guerre civile entre les chrétiens et les druzes, guerre dont les deux groupes partageaient peut-être également la responsabilité, avait produit des atrocités dont les chefs

186 druzes n'étaient pas directement responsables. Punir les chefs des émeutiers de Damas était possible ; punir les druzes signifiait faire rendre des comptes à toute une communauté pour sa conduite pendant la guerre civile et cela ne pouvait être accompli facilement. De fait Fu’ad Pacha enquêta effectivement sur la situation libanaise en essayant de déterminer les responsabilités. De retour à Beyrouth il plaça immédiatement Khurshid Pacha et ses principaux officiers et fonctionnaires en état d'arrestation et convoqua ensuite les quarante-sept principaux chefs druzes à Beyrouth. Parmi eux, seuls Sa'id Janbalat, le Kayemmakam Muhammad Arslan et douze autres, répondirent à cette convocation ; ils furent arrêtés sur le champ. Les trente-trois autres s'enfuirent dans le Hawran. Fu'ad Pacha s'occupa ensuite de juger les prisonniers et ils furent tous inculpés. Les Turcs furent condamnés à la· prison perpétuelle, les druzes à mort. Plus tard, les condamnations à mort furent commuées en détention à vie et même les peines de prison furent en fin de compte amnistiées. Le 11 mai 1861 Sa'id Janbalat mourut de tuberculose en prison. A part lui, tous les prisonniers turcs et druzes furent pour finir remis en liberté.

Alors qu'il était possible de déterminer jusqu'à un certain point la responsabilité des émirs et des cheikhs druzes dans les massacres libanais, il était impossible d'établir la culpabilité des chefs druzes de moindre importance. Probablement pour prouver l'impossibilité d'un tel projet, Fu'ad Pacha demanda à une commission chrétienne spéciale de lui fournir une liste de principaux criminels druzes. La commission lui proposa une liste comportant les noms de 4600 druzes et de 360 sunnites et chiites. Fu'ad Pacha n'en fut pas satisfait, considérant que le nombre d'accusés était trop élevé, et la commission dressa

187 une autre liste révisée, attribuant la responsabilité principale à 1200 druzes seulement. Ceux-ci furent immédiatement arrêtés et un tribunal spécial fut mis en place à Mukhtara pour les juger. Mais lorsque la cour fit appel à des témoins, aucun ne se présenta. Même les membres de la commission chrétienne qui avait établi le liste des criminels druzes n’étaient pas décidés à témoigner publiquement contre eux. Dans ces conditions on ne pouvait instruire aucun procès valable si bien que finalement la majorité des prisonniers druzes furent relâchés. Le reste, 245 en tout, furent temporairement exilés en Tripolitaine et rentrèrent au Liban quand l'ordre y eut été définitivement rétabli. Dans l'intervalle, Fu'ad Pacha annonça qu'aucune autre plainte de chrétiens contre des druzes ne serait reçue. Au niveau judiciaire la question était réglée.

Mais le règlement politique fut plus long à réaliser. Tandis que le Général d'Hautpoul et ses troupes françaises occupaient le Chouf depuis le début de l'automne et se livraient à des tâches humanitaires, une commission internationale représentant la Grande-Bretagne, la France, l'Autriche et la Prusse fut établie à Beyrouth sous la présidence de Fu'ad Pacha afin d'examiner la réorganisation du Liban. La commission siégea pour la première fois le 5 octobre, mais ne réussit à se mettre d'accord qu'après huit mois de discussions. La France proposait la restauration de l'émirat libanais avec éventuellement un émir Shihab à sa tête. La Russie soutenait sans enthousiasme la proposition française ; la Grande- Bretagne, l'Autriche et la Turquie la rejetaient complètement. Les propositions britanniques de transformer toute la Syrie en un vice royauté analogue au Khédivat égyptien, ou de diviser le Liban en trois Kayemmakamats - l'un maronite, l'autre druze

188 et le troisième grec orthodoxe - furent aussi discutées et rejetées. Finalement, le 9 juin 1861, un statut organique pour le Liban, sur lequel tous les membres de la commission de Beyrouth s'étaient mis d'accord, fut officiellement signé. Ce statut connu sous le nom Règlement Organique faisait du Liban une province ottomane sous garantie des six puissances étrangères. En 1867, l’Italie adhéra au statut en tant que septième garant. Le 5 juin 1861, quatre jours avant que le Règlement Organique ne soit définitivement signé, le Général d'Hautpoul et les troupes françaises quittèrent le Liban.

Le Règlement Organique, avec ses dix-sept articles, donnait au Liban une organisation entièrement nouvelle. Le pays, amputé de Beyrouth, de la Bekaa, des régions de Tripoli et de Sidon, devait dorénavant être gouverné par un ministre chrétien et catholique, ou mutasarrif, nommé par la Porte et responsable directement devant Istanbul. Le mutasarrif devait être un sujet ottoman, mais non libanais et sa nomination devait être approuvée par les puissances signataires. Pour gouverner le Liban il serait assisté par un conseil d'administration local de douze membres élus représentant les différentes communautés religieuses : quatre maronites, trois druzes, deux grecs orthodoxes, un grec-catholique, un sunnite et un chiite. Le territoire du Mutassarifat devait être divisé en sept districts administratifs, ou casas, et pour chacun d'eux le mutasarrif devait nommer un Kayemmakam du groupe religieux qui y était prédominant. Des fonctionnaires spéciaux devaient aussi être nommés dans les sous-districts ou nahies (nahiya), en lesquels chaque casa (qada') était divisé ; enfin, dans chaque village, les habitants devaient élire un chef de village, ou cheikh, qui était ensuite officiellement nommé par

189 le mutasarrif. Ces cheikhs de village élisaient à leur tour les membres du conseil d'administration.

D'après les termes du Règlement Organique, un corps spécial de gendarmerie libanaise devait aider le mutasarrif à maintenir l'ordre et à servir de police judiciaire. Les impôts collectés au Liban devaient servir de base au budget libanais et seul le surplus, s’il y en était, serait envoyé à Istanbul, tout déficit du budget libanais devant être comblé par le trésor central ottoman. La fonction judiciaire serait dévolue à des cours de première instance et à une cours d’appel. Le féodalisme, enfin, devait être aboli et tous les libanais pris individuellement étaient égaux devant la loi. Le Règlement Organique fut appliqué à l'essai pendant trois ans. En 1864 il fut réexaminé amendé pour prendre sa forme définitive.

Sur la suggestion du gouvernement français, le premier mutasarrif nommé au Liban en 1861 fut Dawud Efendi: catholique arménien d'Istanbul, auparavant attaché de l'Ambassade ottomane de Berlin, puis, pendant quelques années, directeur des Postes et Télégraphes de la capitale turque, il était à présent envoyé au Liban comme ministre, avec le titre de Pacha. On aurait difficilement pu faire un meilleur choix. Le nouveau gouverneur du Liban était le fonctionnaire le plus compétent et le plus éclairé de l'Empire ottoman et il se consacra au gouvernement du Mutassarifat avec énergie et dévouement. A son initiative, le Liban fut doté d'une machine administrative d'une honnêteté et d'une efficacité inconnue à ce jour dans le pays. Le corps de la gendarmerie libanaise organisé sous sa supervision par deux officiers français fut en son temps un modèle de discipline. Peu après son arrivée au Liban, Dawud Pacha acheta pour le

190 gouvernement libanais les palais Shihab de Bayt al-Din et de Dayr al-Qamar. Bayt al-Din devint la résidence officielle du mutasarrif pendant les mois d'été; en hiver, le siège du gouvernement se transportait à B'abda. Dawud Pacha établit également à Bayt al-Din une imprimerie gouvernementale qui, pour la première fois, publia une gazette officielle libanaise.

Grâce à son sens aigu de la justice, Dawud Pacha réussit à opérer une réconciliation rapide entre les diverses communautés libanaises. Peu après son entrée en fonction le calme revint dans les districts mixtes du Liban et la coopération entre les chrétiens et les druzes du pays fut à nouveau bientôt possible. Comme l’abolition du féodalisme par le Règlement Organique menaçait de transformer les familles féodales libanaises en une classe de fauteurs de troubles, Dawud Pacha entreprit de les apaiser en organisant leur intégration progressive au sein de la nouvelle administration. Pendant les sept années de son Mutassarifat pas moins de seize émirs ou cheikhs féodaux furent nommés aux principaux postes gouvernementaux ; les autres mutasarrifs suivirent la politique de Dawud Pacha dans ce domaine. Outre ses succès politiques et administratifs, Dawud Pacha s'occupa très attentivement de promouvoir la prospérité sociale et économique du Liban, commença à établir un système de réseau routier dans le pays et encouragea l'agriculture et le commerce. L'école nationale qu'il établit en 1862 à 'Abay, al-Madrasa al-Dawudiyya, porte toujours son nom à ce jour.

En tant que gouverneur du Mont-Liban, Dawud Pacha connut le plus de réussite dans les districts du sud où les maux subis pendant la guerre civile motivaient particulièrement les gens

191 pour coopérer avec le nouveau régime. Dans le nord, qui avait échappé à la guerre civile, le mutasarrif se trouva confronté à une forte opposition du chef maronite Yusuf Karam, qui a déjà été mentionnée à propos des événements de 1845 et 1860. Au cours des premiers mois de l'occupation française, alors que la commission internationale pour la réorganisation du Liban se réunissait pour la première fois à Beyrouth, Fu'ad Pacha avait convoqué Yusuf Karam et l'avait nommé Kayemmakam chrétien à la place de Bashir Ahmad Abu’l-Lam'. Durant son bref Kayemmakamat, Karam avait réussi à envahir le Kesserouan et à soumettre le chef paysan Taniyus Shahin qui contrôlait encore le district. L’ordre fut ainsi restauré dans tout Kayemmakamat du nord, et bien qu’on permît à Taniyus Shahin de garder le contrôle de Kesserouan en tant que délégué local, les familles féodales qui avaient été chassés du district par les paysans en 1858 furent alors autorisées à rentrer chez elles. En général populaire parmi les maronites et soutenu par des cercles influents en France, Karam se trouva encourage à espérer une nomination au poste de gouverneur de tout le Liban et il s'attendait au moins à être confirmé dans son poste de Kayemmakam chrétien. Mais, au fil des mois, il perdit peu à peu ses illusions. Le Général d'Hautpoul, commandant les forces françaises d'occupation, ne l'admirait guère; le candidat du Général pour le futur gouvernement du Liban était Majid Shihab, petit fils de Bashir II, qu'il espérait voir devenir Emir.

Hautpoul s'opposant à lui, Yusuf Karam démissionna du Kayemmakamat chrétien un peu avant que la commission internationale de Beyrouth ait terminé ses travaux. Il espérait probablement être à nouveau nommé à ce poste ou à un autre encore plus intéressant une fois que les forces françaises

192 d'occupation auraient quitté le pays. Mais, à sa grande déception, Dawud Pacha arriva à Beyrouth pour être publiquement installé au Mutassarifat libanais le 22 juin 1861. Dawud Pacha fit vraiment de gros efforts pour gagner la bienveillance de Karam en lui offrant plusieurs postes très importants et en le traitant comme un égal des émirs et des cheikhs hiérarchiquement les plus importants. Après avoir refusé le commandement de la gendarmerie qu'on lui proposait, il se laissa persuader d'accepter le Kayemmakamat du district de Jazzin dans l'extrême sud. II occupa ce poste pendant trois jours, après quoi il offrit sa démission et rentra dans son Ihdin natal, au nord. Là, peu après, il tenta d'organiser un soulèvement et fut alors convoqué par Fu’ad Pacha qui était encore à Beyrouth et qui l’envoya en exil en Egypte.

Le 6 septembre 1864 le Règlement Organique fut révisé et on donna à Dawud Pacha un autre mandat de cinq ans. Peu après, en novembre, Yusuf Karam reçut l’autorisation de renter à Ihdin à condition de se soumettre complètement au gouvernement de Dawud Pacha. Karam accepta cette condition, et pendant plus d'un an après son retour il resta en paix avec le Mutsarrif. Mais en janvier 1866, il se révolta de nouveau. L'année précédente le refus de certains partisans de Karam dans le Kesserouan de payer leurs impôts avait forcé Dawud Pacha à prendre contre eux des mesures disciplinaires. Les rebelles demandèrent l'aide de Karam et il se rendit donc dans le Kesseroun pour les soutenir. La guerre éclata alors entre les rebelles maronites et les forces du Mutassarifat. A la demande de Dawud Pacha, des troupes turques lui furent envoyées afin de mater la rébellion. Les escarmouches se poursuivirent entre les deux camps pendant toute une année.

193 Finalement, vaincu au cours d'une bataille, Karam se rendit aux autorités turques de Beyrouth et fut envoyé en exil permanent en Europe le 31 janvier 1867. Après maintes requêtes sans effet pour obtenir la permission de rentrer au Liban, il mourut en exil en Italie, le 7 avril 1889, à soixante- sept ans.

La révolte de Yusuf Karam se solda par un échec complet, et après 1867 le pouvoir du Mutassarifat était fermement établi dans tout le territoire du Mont-Liban. Néanmoins, un courant profond de mécontentement remontant à l'affaire Yusuf Karam se perpétua dans les districts maronites du nord pendant toute la période du Mutassarifat. Au début de l'été 1868 Dawud Pacha, découragé par l'opposition maronite larvée à son gouvernement, démissionna du poste de mutasarrif et partit pour Istanbul. Parmi ses successeurs se trouvèrent plusieurs hommes particulièrement compétents et sous leur administration le Liban jouit d’un ordre et d’une prospérité extraordinaires. Mais pour les maronites la politique figée du Mutassarrifiat restait une source de sérieux griefs. La France n’avait accepté l’établissement du Mutassarrifiat que comme solution de compromis à la question libanaise. Les milieux politiques français qui s'étaient à l’origine opposés à la création du Mutassarrifiat encourageaient les aspirations maronites à une plus grande indépendance politique ; ces milieux tenaient Yusuf Karam pour l'exemple suprême du héros national libanais. C'est ainsi que naquit, parmi les maronites, l'idée d'un nationalisme chrétien libanais, centré autour du personnage de Karam. De fait, la manière dont cette idée se développa et fut encouragée par les cercles politiques et religieux français fut un trait marquant de cette époque. La durée du mandat du

194 mutasarrif n'était pas fixée par le Règlement Organique. Il était seulement spécifié que ce poste ne pouvait être occupé à vie et qu'on pouvait en être révoqué. Dawud Pacha fut nommé pour une période de trois ans en 1861 et ensuite pour cinq ans en 1864. Nasri Franco Pacha, un grec-catholique d'Alep, succéda à Dawud Pacha lorsqu'il démissionna et fut nommé en 1868 pour dix ans; il mourut en 1873, après avoir occupé le poste moins de cinq ans. Le mutasarrif suivant, Rustum Pacha, né en Italie, fut également nommé pour dix ans. De même, en 1883, son successeur, le catholique romain Albanais Wasa Pacha. A la mort de Wasa en 1892, Na'um Pacha, un grec-catholique d'Alep, neveu et gendre de Nasri Franco Pacha, fut nommé pour cinq ans ; en 1897 on renouvela son mandat pour cinq ans. Muzaffar Pacha, catholique romain polonais, succéda à Na'um Pacha en 1902 et mourut en 1907 juste avant d'avoir terminé son mandat de cinq ans. Yusuf Franco Pacha, (1907-12), fils de Nasri Franco, et le catholique arménien Ohannes Kuyumjian Pacha (1912- 1915) furent aussi nommés pour cinq ans, bien que la porte ait mis fin ex abrupto au mandat de ce dernier peu après l’entrée de la Turquie dans la première guerre mondiale. Les troupes turques occupaient alors le Mont-Liban. Le Règlement Organique fut donc abandonné et, pendant les trois années qui suivirent, le pays, qui faisait maintenant partie intégrante de l’Empire ottoman, fut gouverné par des mutasarrifs musulmans. 'Ali Munif Bey, un Turc sunnite, succéda à Ohannes Kuyumjian jusqu'en 1917; puis le chiite Isma'il Haqqi Bey, (1917-18) le remplaça. Pendant les derniers mois de la guerre, le Mutsarrif du Liban fut le Turc sunnite Mumtaz Bey (de juillet à septembre 1918).

195 Parmi les mutasarrifs chrétiens du Liban les plus remarquables furent de loin le premier, Dawud Pacha, et le troisième, Rustum Pacha. Cependant les autres se montrèrent aussi capables de bien gouverner le pays, Nasri Franco Pacha, le second Mutsarrif, avait été directeur des douanes à Istanbul avant d'être nommé au Mutassarrifiat. Au Liban, il s'occupa particulièrement de l'agriculture, promut la sylviculture et réussit en général à maintenir l'ordre dans le pays. Rustum Pacha, sévère, peut-être le plus grands des mutasarrifs, était ambassadeur de Turquie à Saint Petersburg au moment de sa nomination, et après avoir quitté le Liban il fut envoyé à Londres comme ambassadeur. Comme Mutsarrif, il établit au Liban un modèle de gouvernement probe qui ne fut jamais surpassé et qui contribua à maintenir une administration efficace dans le pays jusqu'à la fin du Mutassarrifiat. Wasa Pacha, semble-t-il, était lui aussi extrêmement capable ; il se distingua en particulier dans les travaux publics, singulièrement par l'extension considérable du réseau routier libanais. Mais la période de son mandat fut marquée par un accroissement alarmant de la corruption ; en particulier son gendre arménien Kupelian Efendi et quelques-uns de ses amis profitèrent de cette relation familiale pour s’enrichir. Na’um Pacha, qui succéda à Wasa, est en général considéré comme un bon administrateur. Comme son prédécesseur, il s’intéressait aux travaux publics et surtout à la construction des routes. Lus tard le gouvernement turc reconnut ses capacités et le nomma ambassadeur à Paris. Muzaffar Pacha, un militaire, n'accomplit rien de très remarquable au Mutassarrifiat ; un programme de réformes en dix-neuf points dont il dressa les grandes lignes lors de son entrée en fonction ne fut dans l'ensemble pas appliqué. Gouverneur plein de bonne volonté, il fut incapable d'imposer son autorité face à

196 l'opposition chrétienne locale qui à cette époque était devenue particulièrement forte. Yusuf Franco Pacha, qui assuma le gouvernement du Mont Liban peu après la révolution des Jeunes Turcs de 1908, fut le moins éminent des mutasarrifs libanais et les efforts qu'il fit pour plaire à la Porte aux dépens du Liban irritèrent vivement les Libanais. Ohannes Kuyumjian Pacha, le dernier des mutasarrifs chrétiens, fut un gouverneur aimable et bien intentionné, mais il était vieux et n'avait pas l'énergie de ses prédécesseurs physiquement plus aptes et sa carrière se termina brusquement en 1915 lorsque l'autonomie du Liban fut suspendue.

Dans l'ensemble, la période du Mutassarrifiat fut un temps de développement et de prospérité généralisés. Elle est connue surtout pour l'éveil culturel qui se produisit au Liban à ce moment-là et qui se refléta dans tous les aspects de la vie90. Cet éveil, il est vrai, était largement le résultat du travail missionnaire des Européens et des Américains et de l'initiative privée libanaise; les mutasarrifs n'en étant pas directement responsables. Mais c'est la paix et l'ordre qu'ils ont établis qui l'ont rendu possible. Dans d'autres domaines les réalisations du Mutassarrifiat parlaient d'elles-mêmes. A partir du moment où il fut établi jusqu'à la première guerre mondiale, on admit partout que le Mont-Liban était le pays le mieux gouverné, le plus prospère, le plus paisible et le plus heureux du Moyen Orient91. Ses gouverneurs le dotèrent de bonnes routes, de solides ponts, d’excellents bâtiments publics, d’un certain nombre de services administratifs efficaces et d’une sécurité publique qui devint proverbiale. Sous la surveillance

90 Voir Chapitre VII sur l'éveil culturel du Liban à cette époque. 91 Philip K. Hitti, Lebanon in History, p. 447.

197 ses mutasarrifs, l’agriculture était florissante. La culture de la soie, en particulier, fut encouragée par des entreprises françaises qui créèrent des usines dans plusieurs villages pour produire des fils de soie. Les entreprises locales, imitant les Français, établirent aussi des usines de soie, employant beaucoup d'ouvriers et faisant de la production de la soie le fondement principal de l'économie libanaise de cette époque. Au fur et à mesure que la population du Liban augmentait, un mouvement d'émigration vers le continent américain se développa. Il démarra vraiment pendant les dernières décennies du dix-neuvième siècle. A la fin de la période du Mutassarrifiat des milliers d'émigrants libanais en Amérique du Nord et du Sud envoyaient de l'argent à leurs familles restées au pays ; d'autres étaient revenus avec de petites fortunes pour construire les maisons de pierres blanches aux toits de tuiles rouges qui parsèment encore la campagne libanaise. L'émigration, qui était initialement liée à la désertion des villages de montagne devint bientôt un facteur capital de la prospérité du Liban.

En 1917, lorsqu'il accéda au gouvernement du Mont-Liban, Isma'il Haqqi Bey pouvait à juste titre être fier de ce qui avait été accompli par le Mutassarrifiat. Haqqi lui-même s'intéressait beaucoup au Liban, peut-être à cause de ses amitiés chiites, et l'année qu'il passa à son poste a été immortalisée par la publication d'une étude économique et sociale générale du pays92. Cette étude, publiée à Beyrouth au cours de la deuxième année de gouvernement ottoman, fut préparée par un groupe de spécialistes formé des meilleurs

92 Lubnan .. mabahith 'ilmiyya wa ijtima'iyya, édité sous · la direction de Isma'il Haqqi Bey (Beyrouth, A.H. 1334).

198 savants du Liban à cette époque. Considérant la vitesse à laquelle elle a été menée et le contexte de guerre qui prévalait au moment de sa publication, c’était vraiment un travail remarquable ; elle demeure jusqu’à présent la seule étude complète qui n’ait jamais été faite au Liban et c’est un monument à la gloire du bref gouvernement d’un mutasarrif éclairé et dévoué.

En plus de toutes ses autres réalisations, le Mutassarrifiat donna au Liban les bases d’une administration moderne. Il forma aussi une classe de fonctionnaires libanais qui put plus tard prendre en charge le gouvernement du pays. Cette tradition administrative libanaise, qui remonte au Mutassarrifiat, était particulièrement forte dans le Matn et dans les districts de l'ancien Kayemmakamat druze à présent réorganisé en casas du Chouf et de Jazzin. Elle était aussi assez forte dans le Kesserouan, où les anciennes familles de cheikhs, surtout les Khazen, s'y étaient associées de très près. Dans le nord du Liban, par contre, la coopération avec le Mutassarrifiat demeura généralement assez faible. Il en résulta que la région demeura arriérée sur le plan administratif. Les principales familles du Liban, d'où sortaient en général ceux qui occupaient les postes les plus importants du Mutassarrifiat, venaient principalement du Kesserouan et des régions du Sud et portaient des noms qui évoquaient des périodes antérieures de l'histoire du Liban. A travers cette aristocratie administrative, une continuité politique fut maintenue dans le gouvernement du Liban, faisant le lien entre la période du Mutassarrifiat et les époques précédentes de l'Emirat et du double Kayemmakamat et ouvrant la voie à des développements postérieurs.

199 C'était en fait parmi les membres de cette aristocratie administrative plutôt qu'au nord du Liban que l'opposition locale au Mutassarrifiat était la plus cohérente. Alors que les maronites des districts de Batrun et de Bsharri, fidèles à la mémoire de Yusuf Karam, refusaient leur coopération totale au Mutassarrifiat, ceux du sud, comme les druzes, maintinrent un lien politique continu avec les mutasarrifs. L’expérience politique qu’ils y gagnèrent donc leur permit d’aspirer à un plus grand degré de ‘gouvernement de soi’. Au départ le Mutassarrifiat avait été créé pour garantir l'autonomie du Liban, ce qui était particulièrement fait dans l'intérêt des chrétiens du Liban. Mais, au fil des temps, les maronites et d'autres chrétiens ayant des ambitions politiques adoptèrent une position extrêmement critique à l'égard de son administration, étant particulièrement irrités par le fait que le mutasarrif puisse être libanais. Ils supportaient aussi extrêmement mal la réduction du territoire du Liban et insistaient sur la réintégration au sein du Liban de la Bekaa, de Beyrouth et des régions de Tripoli et de Sidon. Le juriste maronite Paul Nujaym, écrivant à Paris en 1908 sous le pseudonyme de M. Jouplain, résume les aspirations des nationalistes chrétiens libanais à cette époque :

Cependant, pour jouer le grand rôle que la nature et l'histoire lui [le Liban] enseignent en Syrie, de grandes et profondes réformes sont nécessaires, en premier lieu des remaniements territoriaux. Les règlements de 1861 et de 1864 ont mutilé le Liban et lui ont enlevé quelques-uns de ses cantons les plus fertiles. Surtout ils l'ont privé de son grand port de Beyrouth, placé sous l'administration directe de la Porte. Le commerce libanais, très actif et florissant, n'a pas de débouché sur la mer; car la Porte n'admet pas la

200 création d'un port sur la côte libanaise93. Les Libanais, très prolifiques, se trouvent à l'étroit dans leur petit pays.[ ... ] Tous les ans, des milliers de Montagnards sont condamnés à s'expatrier.

De graves problèmes restent donc à résoudre au Liban; des réformes politiques sont nécessaires. La société devient de plus en plus démocratique ; il faut mettre les institutions en harmonie avec l’évolution social […] Ces réformes sont d’autant plus urgentes que la Jeune-Turquie essaie d’abolir l’autonomie libanaise […]

Il est nécessaire que les Puissances garantes interviennent pour défendre l'autonomie et accomplir les réformes nécessaires.

Mais le problème le plus sérieux et le plus urgent, c'est l'extension des frontières libanaises [...] II faut utiliser les forces vives de la nation libanaise en Syrie même, au lieu de les disperser dans toutes les parties au monde, et, pour cela, englober d'abord Beyrouth et la fertile Bekaa, ensuite le Bled-Bechara, l'Akkar, le Houleh et le Merdj-Ayoun94 dans la province autonome95.

Il semble que les druzes n'aient pas partagé ouvertement l'enthousiasme nationaliste de maronites comme Paul Nujaym. Acceptant, après 1861 leur statut de minorité, ils se

93 Un projet prévoyant d'établir un port pour le Mont-Liban dans la baie de Jounieh fut longuement discuté, mais jamais réalisé. 94 Bilad Bishara est la région vallonnée au sud-est de Sidon, et est une partie de Jabal 'Amil; la région marécageuse du lac Hula se situe au nord de la Palestine, et fait actuellement partie d'Israël; Marj 'Uyun est une région du sud de Wadi al- Taym. Pour 'Akkar, voir la carte. 95 M. Jouplain, La question du Liban .. étude d'histoire diplomatique de droit international, seconde édition, (Jounieh, 1961) pp. 544-5. 201 contentaient en général de tirer le plus d'avantages possibles de leur situation par une coopération étroite avec le gouvernement du Mutassarrifiat. En réalité, le nationalisme des maronites, fortement teinté de christianisme, ne disait rien aux druzes. Les nationalistes chrétiens considéraient le Liban comme un refuge chrétien, et y étaient encouragés par des écrivains occidentaux comme le père jésuite Henri Lemmens qui parlait de «l'asile du Liban»96. De fait on assignait souvent aux druzes une position spéciale, bien que secondaire, ce qui ne flattait guère leur orgueil. Il est vrai que sous le Mutassarrifiat les druzes agirent avec beaucoup de tact vis-à-vis de leurs compatriotes chrétiens ; ils furent attentifs à ne pas s'aliéner les nationalistes chrétiens. Mais par ailleurs, ils continuèrent à s'en méfier et à tenir pour suspectes leurs orientations, surtout puisqu'ils associaient le nationalisme chrétien au Liban aux visées expansionnistes de la France.

Les nationalistes chrétiens libanais étaient effectivement fiers de leurs rapports avec la France et ne cherchaient absolument pas à s’en cacher. Les paysans maronites, se souvenant de la sollicitude des français envers eux en 1860, appelaient fréquemment la France « la bonne mère ». Même en 1915, pendant la première guerre mondiale, le patriarche maronite reconnut publiquement la dette de son peuple à l'égard de la France, bien que celle-ci ait été objectivement à cette époque une puissance ennemie. En fin de compte, Paul Nujaym et d'autres patriotes libanais faisaient confiance à la France pour réaliser les aspirations nationales libanaises.

96 Voir Kamal S. Salibi «Islam and Syria in the Writings of Henri Lammens» dans Bernard Lewis et Peter Holt, Historians of the Middle East (London, 1962), p. 341.

202 Les Libanais ont conscience du grand rôle que leur glorieux passé leur impose. Placés sous le contrôle collectif de l'Europe, ils demandent que l'Empire [ottoman] ne les empêche pas de le remplir mais les seconde, au contraire, dans leurs efforts intelligents, Avant tout, ils font appel à la France, leur protectrice séculaire, à cette nation française avec laquelle ils ont tant d'affinités intellectuelles, qu'ils ont toujours aimée, et qui trouve en eux des défenseurs ardents de son commerce et de ses grands intérêts moraux dans le monde. [ ... ] A elle [France] de plaider devant les puissances leur grande et noble cause et d'assurer enfin la solution normale, légitime de la question du Liban ...97

Ce fut donc au milieu de grandes manifestations de liesse de la part des chrétiens, surtout des maronites, que les français occupèrent le Liban en 1918, mettant fin à la période de domination ottomane. Deux ans plus tard, lors de l'établissement du Mandat français du Levant, la France répondait aux aspirations nationalistes libanaises en élargissant les frontières du pays jusqu'aux limites qu'elles ont atteintes aujourd'hui. Le 1er septembre 1920 le général Henri Gouraud, le premier haut commissionnaire français à Beyrouth, proclama officiellement l'Etat du Grand-Liban.

97 M. Jouplain op. cit., p. 545. 203 CHAPITRE VII

L’éveil du Liban

Les engagements politiques de Bashir Il, les deux décennies de troubles qui suivirent sa chute, l'effondrement de l'Emirat, la désintégration du régime féodal libanais et l'établissement du Mutassarrifiat sous garantie internationale ne forment qu'une part de l'histoire du Liban du dix-neuvième siècle. Une autre part plus importante par certains aspects recouvre les changements radicaux qui eurent lieu à l'époque dans la vie culturelle et sociale du pays, et explique en grande partie ce qui caractérise le Liban dans le Proche-Orient actuel. Les deux parts sont en fait étroitement liées. Le développement social et culturel particulier du Liban fut largement rendu possible par le statut politique particulier dont jouissait le pays dans l'empire ottoman, d'abord sous l'Emirat et ensuite au temps du Mutassarrifiat. La présence dans le pays d'importants groupes de maronites et d'autres chrétiens uniates qui maintenaient des contacts réguliers avec l'Europe était aussi importante. Mais il faut se souvenir que les changements sociaux et culturels du Liban au cours du dix-neuvième siècle firent aussi partie d'un mouvement général de modernisation et de réformes qui concernaient tout l'empire ottoman.

A la fin du dix-huitième siècle, le monde de l'Islam devint sérieusement conscient de l'impact de l'Europe. Les défaites successives que les ennemis européens avaient infligées aux Ottomans depuis la fin du dix-septième siècle les avaient convaincus de la supériorité militaire de l'Occident et de la nécessité d'adopter certaines de ses méthodes. En 1798, Napoléon Bonaparte et son expédition débarquant en Egypte 204 apportèrent des exemples de réussites scientifiques et technologiques occidentales qui suscitèrent un grand intérêt chez les musulmans. Ceux d'entre eux qui occupaient des postes de responsabilité réalisèrent alors qu'à moins d'accepter un certain degré d'occidentalisation, au moins sur le plan scientifique et matériel, le monde islamique ne pourrait pas relever le défi de l'Europe. En Turquie et en Egypte particulièrement, des changements importants commencèrent à se produire, introduits parfois à l'initiative du gouvernement et parfois se développant spontanément. Les autres provinces de l'Empire ottoman devaient forcément ressentir ces changements et le Liban n'y fit pas exception.

En fait, au Liban, les conditions étaient particulièrement favorables au progrès et au changement. La situation qui y prévalait sous les émirs assurait aux Libanais un certain degré de liberté inconnu dans le reste de l'Empire ottoman. Volney, écrivant à la fin du dix-huitième siècle, fut frappé par le fait que ce pays, bien que petit et montagneux fût considérablement peuplé, avec une densité de population égale à celle des provinces françaises les plus prospères : «D'où vient donc cette affluence d'hommes sur un si petit espace? Toute analyse faite, je n'en puis voir de cause, que le rayon de liberté qui y luit»98. Ce «rayon de liberté» garantissait la sécurité des personnes et des biens non seulement aux sujets libanais de l'émir99, mais aussi aux visiteurs et aux résidents étrangers, y compris aux voyageurs, missionnaires, négociants et agents politiques étrangers. Il en résulta que le Liban s'ouvrit à l'influence extérieure plus qu'aucune autre province ottomane et l'attitude d'amitié et de

98 Volney, op. cit., p. 241. 99 Ibid. 205 confiance dont les chrétiens du pays faisaient montre à l'égard de l'Occident rendit le Liban particulièrement réceptif aux idées et aux comportements européens.

Des relations directes avaient été établies depuis longtemps entre le Liban et l'Europe. Ce fut à la fin du douzième siècle, lorsque les Francs occupaient les côtes de la Syrie, que les maronites, en tant qu'alliés, furent officiellement rattachés à l'Eglise catholique romaine. Après 1291, lorsque les derniers croisés furent expulsés de Syrie, l'union ecclésiastique entre les maronites et Rome eut tendance à s'affaiblir, bien qu'elle ne fût jamais formellement abandonnée. Au cours du quatorzième et du quinzième siècles, les missionnaires franciscains à nouveau établis en Syrie furent tout spécialement chargés de rétablir effectivement l'union maronite avec Rome, et c'est largement par suite de leurs efforts qu'une relation étroite fut scellée et maintenue entre les maronites et l'Eglise latine. Sous l'influence de ces missionnaires le patriarche maronite Yuhanna al-Jaji répondit à la convocation du pape Eugène IV en 1439 et se rendit en Italie pour assister au Concile de Florence100. Mais à ce moment-là, il était devenu évident que le travail missionnaire latin ne pouvait à lui seul assurer indéfiniment et complètement l'attachement des maronites au Saint-Siège. Ce qui constituait la meilleure garantie était sûrement de former le clergé maronite lui-même dans l'orthodoxie romaine et de lui donner la responsabilité principale du maintien de l'union, les missionnaires latins se cantonnant dans un rôle d'assistants. En conséquence, au cours des décennies qui

100 Kamal S. Salibi, «The Maronite Church in the Middle Ages and its union with Rome», Oriens Christianus, XIII (1958), pp. 92-104.

206 suivirent le Concile de Florence, les papes ordonnèrent non seulement aux ordres catholiques romains d'être particulièrement attentifs aux maronites, mais ils encouragèrent aussi l'éducation en Italie des plus prometteurs des jeunes maronites destinés à la prêtrise. Trois de ces jeunes maronites allèrent étudier en Italie en 1470 ; l'un d'eux Jibra'il Ibn al-Qila'i revint plus tard au Liban comme missionnaire dans son propre peuple101. A la fin du siècle suivant, en 1584, le pape Grégoire XIII, connu pour sa réforme du calendrier, établit le Collège Maronite (Collegium Maronitarum) à Rome en tant que séminaire spécial pour la formation de jeunes maronites destinés à la prêtrise.

Parmi les diplômés du Collège Maronite au dix-septième et dix-huitième siècles, les plus éminents restèrent pour la plupart en Europe où ils contribuèrent à jeter les bases de l'orientalisme. Gabriel Sionita (Jibra'il alSahyuni, 1577-1648) enseigna le syriaque et l'arabe à Rome où il occupa finalement la chaire de langues sémitiques. Son contemporain, Abraham Ecchellensis (Ibrahim al-Haqilani, 1605-64), enseigna également à Rome et à Paris ; et on leur demanda à tous les deux leur aide pour la compilation de la Bible polyglotte. Plus connu que les deux autres fut Joseph Simonius Assemanus (Yusuf Sim'an al-Sim'ani, 1687-1768), auteur de la Bibliotheca Orientalis, (Rome 1719-28) - un catalogue annoté de manuscrits orientaux déposés à la bibliothèque du Vatican dont il fut bibliothécaire pendant de nombreuses années. D’autres maronites diplômés de Rome demeurèrent en Europe, en Italie, en France, en Espagne ; et s'y firent des réputations d'éminents orientalistes. Il semble qu'à quelques

101 Kamal S. Salibi, Maronite Historians of Mediaeval Lebanon, (, 1959), p. 23 ff. 207 exceptions près, seuls les moins brillants des étudiants du Collège Maronite rentrèrent chez eux pour aider leur propre peuple __ à moins peut-être que le retour au Proche-Orient n'ait assoupi les jeunes intellects récemment éveillés en Europe. En fait, parmi ceux qui rentrèrent, seul le remarquable Istifan al-Duwayhi (1629 – 1704), qui devint patriarche maronite en 1670, mérite d'être mentionné en tant qu'historien et réformateur de l'Eglise maronite102. Au dix- huitième siècle, l'influence des diplômés de Rome se faisait sentir au Liban dans les quelques écoles qui furent établies à cette époque-là dans certaines régions du pays pour y poursuivre l'instruction au-delà du niveau primaire. Pourtant même dans les dernières années de ce siècle, la formation de ces jeunes gens n'impressionna pas Volney :

La cour de Rome, en s'affiliant les maronites, leur a donné un hospice dans Rome, où ils peuvent envoyer plusieurs jeunes gens que l'on y élève gratuitement. Il semblerait que ce moyen eût dû introduire parmi eux les arts et les idées de l'Europe; mais les sujets de cette école, bornés à une éducation purement monastique, ne rapportent dans leur pays que l'italien, qui leur devient inutile, et un savoir théologique qui ne les conduit à rien ; aussi ne tardent-il pas à rentrer dans la classe générale103.

Qu'étaient donc ces écoles établies au Liban au dix-septième et dix-huitième siècles? Il est possible qu'un certain nombre d'ecclésiastiques maronites de retour d'Europe aient créé des écoles élémentaires pour l'instruction primaire dans les

102 Ibid., p. 89 ff. 103 Volney, op. cit., p. 226. Il faut se souvenir que Volney, produit du siècle des lumières, était un anticlérical convaincu.

208 villages où ils avaient été nommés prêtres. Une école de ce genre fut fondée par Istifan al-Duwayhi lorsqu'à son retour de Rome il officia comme prêtre à Ihdin dont il était originaire104. Dès 1624, des écoles d'un niveau plus élevé furent établies dans certains monastères maronites. Cette année-là une école monastique fut créée dans le village de Huqa, au nord Liban, par le patriarche Yuhanna Makhluf qui était lui-même diplômé de Rome. L'école ferma à la mort de son fondateur en 1633. Mais il en avait fondé une autre au nord Liban, dans le village de Bqarqasha. L'école de Bqarqasha survécut apparemment à Yuhanna Makhluf et fut plus tard transférée dans un monastère des alentours de Bsharri. Cependant, après la mort de Makhluf, aucune nouvelle école de quelque importance ne fut ouverte jusqu'à la fin du siècle. L'étape suivante n'eut lieu qu'en 1728. Cette année-là, le prêtre Butrus Mubarak fonda et dota une école dans le Kesserouan, au village de 'Ayn Tura et la plaça, en 1734, sous l'administration des Jésuites lorsqu'il entra dans cet ordre. Lorsque l'ordre des jésuites fut supprimé en 1773 l'école ferma; mais elle fut ré-ouverte en 1834 par les pères lazaristes, qui la gèrent encore aujourd'hui. A l'exemple de Butrus Mubarak, un autre jésuite maronite, Jirjis Binyamin, fonda et dota une école à Zgharta dans la région de Tripoli en 1735. Cette école fut aussi confiée administrativement aux jésuites et cessa apparemment de fonctionner longtemps avant la fin du siècle.

Il semble en fait, qu'au cours de la première partie du dix- huitième siècle l'Eglise maronite ait réalisé pleinement l'importance d'une éducation laïque pour les garçons. Au synode de Luwayza, réuni en 1736 afin de réfléchir sur la

104 Kamal S. Salibi, op. cit., p. 91.

209 réorganisation de l'Eglise maronite, l'établissement d'écoles de garçons fut envisagé entre autres réformes nécessaires de l'Eglise. On sent l'influence du grand Joseph Assemanus, présent comme représentant du pape, dans le texte relatif à l'éducation :

Puisque par nature les jeunes gens sont enclins aux plaisirs du monde s'ils ne reçoivent pas une bonne éducation, et puisqu'ils n'atteignent ni la perfection, ni l'attachement inébranlable aux enseignements de l'Eglise si, dès le plus jeune âge, on ne leur a pas inculqué l'amour de la piété et du culte... nous mandons que des écoles soient établies dans les villes, les villages et les plus grands monastères, et qu'on veille à leur entretien, de sorte que les garçons d'une ville et des villages avoisinants puissent y apprendre les connaissances essentielles... Nous mandons aux maîtres que nous aurons fait nommer par les évêques et les supérieurs des monastères... qu'ils observent les règles générales et apprennent tout d'abord aux jeunes la lecture et l'écriture en syriaque et en arabe, ensuite les psaumes, le rituel de la messe, l'office quotidien des prières et le nouveau testament. Ensuite, s'ils remarquaient des capacités scolaires spéciales chez certains d'entre eux, ils devraient leur apprendre les règles de la grammaire et de la syntaxe syriaque et arabe, puis la musique et le calendrier de l'Eglise, enfin les faire accéder à l'étude des plus hautes branches du savoir : la rhétorique, la prosodie, la philosophie, l'arithmétique, le levé de plan, l'astronomie et d'autres sujets mathématiques de cet ordre. Nous exhortons vivement les diplômés [de Rome] et les maîtres d'école à ... préparer des manuels en arabe ... ou au moins à les traduire du latin en arabe. Qu'ils traduisent aussi et publient les écrits des pères de l'Eglise, les actes des conciles, l'histoire de l'Eglise et d'autres ouvrages édifiants qu'on ne trouve ni en syriaque ni en arabe ... En outre, nous 210 mandons aux moines qu'ils nomment des copistes dans chaque monastère ... afin de copier les ouvrages de littérature ecclésiastique et qu'ils les placent dans la bibliothèque du monastère pour le bénéfice de tous105.

Bien qu'on ait tellement insisté sur la fondation d'écoles et sur l'importance d'une instruction plus poussée, aucun établissement d'études supérieures ne fut en fait ouvert au Liban après le synode de Luwayza et ce jusqu'à 1787, lorsque le patriarche Yusuf Istifan transforma le monastère de Saint Antoine à 'Ayn Waraqa, dans le Kesserouan, en séminaire ecclésiastique. Deux ans plus tard, ce séminaire fut converti en lycée laïque sous l'influence de Ghandur al-Sa'd, important cheikh féodal maronite, ami de l'émir Yusuf Shihab alors déposé, qui avait servi cet émir en qualité d'intendant et qui avait aussi été consul français à Beyrouth. Ce fut probablement à peu près à ce moment-là qu'un autre lycée, celui-là grec-catholique, fut établi à 'Ayn Traz, ville de la famille de Ghandur al-Sa'd, dans le district du Jurd. Toutefois, parmi toutes les institutions éducatives maronites fondées au Liban pendant le dix-huitième siècle, aucune ne pouvait rivaliser en importance avec le collège de 'Ayn Waraqa dont les diplômés comptèrent au cours du dix-neuvième siècle parmi les principaux animateurs du mouvement de renaissance culturelle106.

105 Al-majma' al-iqlimi al-ladhi 'aqadahu fi JabalLubnan Batriyark ta'ifat al-Siryan al- Mawarina al-Antaki sanat 1736... (Junieh, 1900), pp. 526-7,535, 546. 106 Pour les écoles établies au Liban au dix-huitième siècle voir Philip K. Hitti, Lebanon in History from the Earliest Times to the Present (London, 1957), pp. 401- 2, 417; George Antonius, The Arab Awakening (Philadelphia, 1939), pp. 37-8; Isma'il Haqqi, Lubnan..., pp. 465-6.

211 Il serait faux d'imaginer qu'avant le dix-neuvième siècle la création d'écoles maronites au Liban avait conduit à la diffusion de l'instruction ou des études supérieures dans le pays. A la fin du dix-huitième siècle, seuls les collèges de 'Ayn Waraqa et de 'Ayn Traz étaient encore ouverts, dispensant une éducation secondaire aux fils de quelques riches familles maronites et grecques-catholiques. Les étudiants, lorsqu'ils quittaient ces écoles, trouvaient souvent un emploi à la cour de l'émir gouvernant, ou entraient au service d'autres émirs ou cheikhs en qualité de secrétaires ou de précepteurs. Pour les autres l'ignorance était la règle - même parmi les maronites et les druzes de l'aristocratie féodale qui savaient souvent à peine lire et écrire. A Sidon, à Beyrouth et plus particulièrement à Tripoli, les écoles coraniques continuaient à enseigner la lecture du Coran aux garçons musulmans et on perpétuait la tradition du savoir islamique, quoiqu'à un niveau limité. A part cela, la seule forme d'instruction disponible était le système du préceptorat, mais rares étaient ceux qui pouvaient se le permettre. Le siège grec-orthodoxe d'Antioche, qui avait longtemps souffert de l'indiscipline des clercs, n'entretenait pas encore d'écoles pour ses ouailles au Liban, et son influence sur ses fidèles était si faible que beaucoup d'entre eux l'avaient quitté depuis la fin du dix- septième siècle pour rejoindre l'Eglise grecque-catholique plus jeune et plus dynamique. Un certain nombre de familles grecques-orthodoxes et grecques-catholiques vivant dans des villes plus importantes, à l'instar des familles féodales maronites et druzes, pouvaient se permettre d'engager des précepteurs pour leurs enfants. Mais de toutes les communautés du Mont-Liban celles qui avaient les plus faibles possibilités de s'instruire étaient celles des grecs-orthodoxes et de la paysannerie druze, lesquelles vivaient en majorité

212 dans les districts du Matn, du Gharb, du Jurd et du Chouf. Là, le clergé grec-orthodoxe, composé en général d'ignorants, négligeait complètement l'instruction de ses paroissiens, tandis que les 'uqqal druzes, qui étaient à peine capables de lire leurs textes sacrés, gardaient jalousement les secrets de l'alphabétisation hors de portée des juhhal.

Au début du dix-neuvième siècle, l'Eglise maronite prit de nouveau conscience de la nécessité de créer plus d'écoles. A l'initiative du patriarche Yuhanna al-Hulu (1809-23) deux monastères furent, comme 'Ayn Waraqa, convertis en écoles : l'un en 1812 dans le village de Kafarhay (district de Batrun) et l'autre en 1817 à Rumiya (dans le Matn). Le patriarche suivant, Yusuf Hubaysh, transforma trois autres monastères en écoles, toutes dans le Kesserouan : à Sarba (1827), Mar 'Abda Hirhrayya (1830) et Rayfun ( 1832). Suivant l'exemple des maronites, l'Eglise grecque-orthodoxe établit alors sa première école au Liban dans le monastère de Balamand, près de Tripoli, en 1833. Mais malgré tout, l'éducation du peuple ne progressait guère. As'ad Khayyat, né à Beyrouth en 1811 d'une famille de négociants grecs-orthodoxes, dut se placer comme coursier dans la boutique du marchand de tabac qui devait lui apprendre à lire: «A l'époque ... », remarque-t-il, «on considérait l'éducation comme dangereuse, et on y accédait difficilement, même lorsqu'on la désirait ardemment... Même ... apprendre à lire en arabe dialectal était difficile à réaliser »107. A une date aussi avancée que 1849, Sulayman

107 Narrative and Report regarding Lebanon Schools, superintended by John Lowthian, Esq., of Carlton House, Carlisle .. Mr Elijah George Saleebey, .. and his brother Mr Soloman Saleebey (édité gracieusement, en Grande- Bretagne, 1856), p. 8.

213 Salibi, un villageois grec-orthodoxe du Gharb où des missionnaires américains étaient déjà établis, se plaignait de ce que ses concitoyens du Bhawwara fussent « d'une ignorance totale »108. Salibi lui-même, élève à cette époque-là d'une école missionnaire américaine, fut alphabétisé par accident: en 1837, deux musulmans fuyant probablement Beyrouth pour échapper à la conscription imposée par Ibrahim Pacha cherchèrent refuge dans la maison de son père et enseignèrent au jeune garçon l'alphabet arabe109.

La lenteur des progrès de l'éducation au Liban au cours du dix- huitième et du dix-neuvième siècle était due en grande partie à la pénurie de livres. Jusqu'au milieu du dix-neuvième siècle, et même plus tard, les livres étaient encore copiés à la main, bien qu'à cette époque-là l'écriture syriaque (Karshuni) dans laquelle les chrétiens avaient écrit l'arabe depuis l'époque médiévale ait été définitivement remplacée par l'écriture arabe. Les maronites cultivés se trouvant employés comme secrétaires par les émirs gouvernants et l'aristocratie féodale se virent obligés d'abandonner l'ancienne· écriture ecclésiastique qui ne convenait pas pour la correspondance courante. Mais la presse d'imprimerie arabe restait « pratiquement inexistante »110, les idées se propageaient lentement et l'alphabétisation ne progressait pas vraiment.

108 Ibid., pp. 7-8. 109 George Antonius, op. cit., p. 38. 110 Bernard Lewis, The Emergence of Modern Turkey (London, 1961), p. 51. Ibid., p. 50, relate brièvement le développement de l'imprimerie dans l'Empire Ottoman. Le développement de l'imprimerie arabe, des références particulières au Liban, est résumé dans Philip K. Hitti, op. cit., pp.

214 En fait, l'impression des livres était comme depuis longtemps dans l'Empire ottoman quoique l'usage en fût resté limité. La première presse d'imprimerie fut amenée à Istanbul en 1493 ou en 1494 par des réfugiés juifs originaires d'Espagne, et au bout d'un certain temps des imprimeries juives furent établies dans d'autres villes de l'empire, en particulier à Salonique. L'écriture arabe, associée au Coran, était considérée comme sacrée par les musulmans et pendant longtemps la Porte interdit l'impression de l'Arabe et du Turc qui tous deux utilisaient des caractères arabes. Mais il n'était pas interdit d'imprimer des caractères autres qu'arabes et les peuples non-musulmans de l'Empire étaient libres d'imprimer dans leur propre langue. Les Arméniens établirent donc leur première presse d'imprimerie à Istanbul en 1567 et les grecs en 1627. Au Mont-Liban, une presse utilisant des caractères Karshuni fut installée au début du dix-septième siècle au monastère de Qazhayya, (district de Bsharri), probablement par un diplômé maronite de Rome, et de cette presse sortit un livre de psaumes arabes en 1610. Dans l'intervalle, l'imprimerie en caractères arabes s'était développée en Europe depuis près d'un siècle. La première presse arabe de l'histoire, celle de Fano en Italie, imprimait des livres de prière arabes pour le Saint-Siège dès 1514.

L'imprimerie en caractères arabes ne fut introduite dans l'Empire ottoman qu'au début du dix-huitième siècle. En 1702, Athanasius al-Dabbas, patriarche melchite d'Antioche, installa à Alep une presse utilisant des caractères arabes fondus par le diacre 'Abdallah Zakhir (1684-1748). En 1733, Zakhir, qui était devenu grec-catholique, quitta Alep pour s'installer au Liban et mit en route une nouvelle presse dans le monastère grec- catholique d’al-Shwayr, dans le district du Matn. La presse de

215 Shwayr servit plus tard de modèle pour une presse qui fut installée dans un monastère grec-orthodoxe de Beyrouth, qui imprima son premier livre (encore des psaumes) en 1751. Contrairement aux maronites, les grecs-orthodoxes et les grecs-catholiques n'étaient pas familiarisés avec l'écriture Karshuni parce qu'ils utilisaient la liturgie grecque de préférence à la liturgie syriaque et écrivaient donc l'arabe en caractères arabes. Il était naturel qu'ils aient été les premiers à utiliser les caractères arabes pour l'imprimerie. Dans l'intervalle, la Porte avait levé son interdiction d'imprimer en caractères arabes. Le 5 juillet 1727, un firman impérial fut publié, autorisant l'installation à Istanbul d'une presse destinée à imprimer en turc des livres relatifs à des sujets autres que religieux. La presse d'Istanbul imprima son premier livre en 1729, fut fermée en 1742 et finalement ré ouverte en 1784. A partir de ce moment, l'imprimerie se développa rapidement111. Mais malgré les progrès réalisés, les livres imprimés en arabe demeuraient rares. La presse d'Istanbul imprimait essentiellement en turc et la production des presses arabes d'Alep et du Mont-Liban restait faible et se limitait presque entièrement à des livres de prières112.

Les écoles et les livres étant rares, il n'est pas étonnant qu'au dix-huitième siècle le mouvement culturel au Liban ait eu très peu de retentissement sur la population. Pourtant ce mouvement a effectivement existé. Chez les maronites, la relation historique méticuleuse du patriarche Istifan al- Duwayhi, qui écrivit dans la deuxième moitié du dix-septième

111 Georges Antonius, op. cit., p. 38. 112 Pour les noms des universitaires et des écrivains maronites du dix-huitième siècle et leurs travaux voir Georg Graf, Geschichte der christlichen arabischen Lit/eratur (Vatican, 1944-53), III, pp. 383-476. 216 siècle, servit de modèle à un certain nombre d'auteurs au dix- huitième siècle. De fait, la production littéraire maronite de cette période est impressionnante, bien qu'en qualité elle soit bien loin des normes de l'érudition établies par Duwayhi113. Le renom que des érudits maronites comme Joseph Assemanus avaient acquis en Europe inspirait sans aucun doute leurs contemporains restés au pays, les stimulants dans leurs efforts littéraires. Mais les maronites n'étaient pas les seuls hommes de savoir actif au Liban à cette époque. Vers la fin du dix- septième siècle, le schisme se produisit dans l'Eglise melchite de Syrie entre les grecs-orthodoxes et les grecs-catholiques, et les querelles théologiques qui eurent lieu à l'occasion de ce schisme stimulèrent le renouveau spirituel dans les deux Communautés114. Cette renaissance de la littérature ne se limita pas au Liban, mais les circonstances voulurent qu'il en fût le centre. Des deux groupes melchites, les grecs- catholiques, qui étaient en relations avec la Congrégation de la Propagande à Rome, étaient culturellement les plus avancés, et les persécutions qu'ils subirent de la part des grecs- orthodoxes dans certaines régions de Syrie amenèrent beaucoup d'entre eux (comme l'imprimeur 'Abdallah Zakhir) à chercher refuge au Liban. La présence de nombreux fugitifs grecs-catholiques allait y renforcer considérablement le renouveau littéraire maronite et placer le Liban à la tête du mouvement culturel chrétien de Syrie.

113 Pour le renouveau littéraire du dix-huitième siècle chez les melchites de Syrie voir Georg Graf, op. cit., III, pp. 127-59 (pour les grecs-orthodoxes), pp. 172256 (pour les grecs-catholiques). A noter, nature polémique de la majorité des œuvres littéraires citées, la production plus importante des grecs-catholiques, et le nombre de ces derniers qui ont écrit au Liban. 114 Albert Hourani, «The Fertile Crescent in the Eighteenth Century » dans A Vision of History .. Near Eastern and other Essays (Beyrouth, 1961), p. 50. 217 Ce mouvement culturel des chrétiens de Syrie reflétait les transformations sociales de cette époque. Tandis que l'Empire ottoman s'affaiblissait au dix-septième et au dix-huitième siècle, la reprise du commerce dans la Méditerranée orientale se combina à d'autres facteurs pour augmenter la « prospérité et la force » de certaines de ses communautés chrétiennes115. A chaque fois, l'accroissement de la prospérité matérielle amena un développement de l'instruction et un réveil culturel, comme ce fut le cas chez les Grecs et les Arméniens, ainsi que pour des chrétiens de Syrie. La grande prospérité du commerce à Alep au dix-septième et au début du dix-huitième siècle apporta un profit considérable aux chrétiens de cette ville, dont beaucoup amassèrent de grandes fortunes. Plus tard, un certain nombre de chrétiens d'Alep se rendirent en Italie et s'établirent à Livourne, qui était en train de devenir le principal centre du commerce entre l'Europe et le Levant. Il y eut aussi un mouvement d'émigration vers l'Egypte, « où les grecs-catholiques persécutés par les grecs-orthodoxes de Damas et d'Alep trouvèrent une atmosphère moins chargée de haine théologique, et où, après que 'Ali Bey eût ruiné les juifs, les Syriens mirent la main sur les impôts et les douanes»116. En même temps, l'installation d'un grand nombre de familles grecques-catholiques sur le territoire des émirs libanais amena au Liban une prospérité qui y renforça encore la position des chrétiens et annonça en outre le regain commercial du dix-neuvième siècle.

Au début de ce siècle, l'ignorance et l'analphabétisme régnaient peut-être au Liban, mais sur le plan culturel le pays n'était pas assoupi. A la cour de Bashir II à Dayr al Qamar, et

115 Ibid., pp. 51-2. 116 Georg Graf, op. cit., III, pp. 251-4. 218 plus tard à Bayt al-Din, s'épanouit un poète assez renommé: Niqula al-Turk (1763-1828). Le père de ce poète était un grec- catholique qui était à l'origine venu d'Istanbul pour s'installer à Dayr al-Qamar, d'où son surnom. En 1798, lorsque Napoléon Bonaparte arriva en Egypte, Bashir II y envoya al-Turk en mission d'espionnage, et le poète y demeura jusqu'en 1804. Aujourd'hui on le connaît surtout pour ses récits de témoin oculaire de l'expédition française en Egypte, œuvre qui fut connue en Europe par une traduction française dès 1839117. La poésie de Niqula al-Turk n'était pas d'une exceptionnelle qualité, mais le prestige dont il jouissait comme poète de cour doit avoir éveillé des vocations parmi ses contemporains plus jeunes.

Au Liban, al-Turk représentait le mouvement littéraire plus vaste des grecs-catholiques de Syrie et d'Egypte - un mouvement conduit à l'époque par plusieurs membres de la famille Sabbagh qui s'était enrichie quelques décennies plus tôt grâce à ses relations à la cour de Dahir al-'Umar d'Acre118. Un autre représentant de ce mouvement au Liban était le moine Hananiyya al-Munayyar (1757-1820), apprécié en son temps comme universitaire et auteur de quelques poèmes. Parmi les travaux connus d'al-Munayyar on trouve une histoire de la dynastie Shihab, un essai sur la religion druze et un recueil de quatre mille proverbes libanais. Son histoire des Shihab servit plus tard de source aux historiens.119 En 1811, Niqula al-Turk présenta à la cour Shihab un autre poète

117 Ibid., II, pp. 244-51. 118 Ibid., III, pp. 242-4. 119 Ibid., IV, pp. 303-5. Après 1840, Butrus Karama accompagna son maître en exil, d'abord à Malte puis à Istanbul où il fut employé à la fin de sa vie à la chancellerie ottomane. 219 d'origine grecque-catholique, Butrus Karama (1774-1851). Né à Homs, Karama se convertit à l'orthodoxie grecque à Acre avant de venir finalement au Liban. A la cour de Bashir II, il s'éleva progressivement à une position de premier plan, non seulement comme poète de cour mais aussi comme premier secrétaire et intendant des finances120. Comme dans le cas de Niqula al-Turk, sa réussite souligna aux yeux de ses contemporains le statut éminent auquel un érudit ou un homme de lettres pouvait espérer accéder.

Parmi les lettrés maronites de ce temps, le plus exceptionnel était sans aucun doute l’émir Haydar Ahmad Shihab (1760- 1835), un cousin de Bashir II. Fils d'un ancien prétendant malheureux à l'Emirat libanais, Haydar ai-Shihabi (comme on l'appelait communément) vivait tout à fait à l'écart de la politique et se consacrait à la connaissance, employant un certain nombre de jeunes étudiants comme copistes et assistants pour ses recherches. A part la riche bibliothèque qu'il rassembla, al-Shihabi laissa une histoire de la Syrie en trois volumes qui faisait particulièrement référence au Liban depuis la conquête musulmane jusqu'à son époque. Certains des étudiants qui l'aidèrent dans ses travaux devaient plus tard parvenir à la renommée121.

En 1820, alors que les premiers missionnaires protestants commençaient à arriver à Beyrouth, les prémices d'un éveil culturel pouvaient déjà être observées au Liban. Il semble que dans tout le pays on trouvait de jeunes hommes ayant soif de

120 Ibid., IV, pp. 294-5; Philip K. Hitti, op. cit., pp. 392-3. 121 Le terme «syrien» désigne ici un habitant de la Syrie géographique, en général un chrétien, (cf. «Suriens» dans le vocabulaire des Croisés) ; le terme était utilisé essentiellement par les chrétiens. 220 savoir, qui recherchaient ardemment les avantages d'une instruction encore difficile à obtenir. Ce fut avec ces jeunes gens que les tout premiers missionnaires américains établirent leurs premiers contacts : As'ad al-Shidyaq ( c. 1798-1829), un ancien étudiant de 'Ayn Waraqa, qui était employé comme professeur d'arabe, et le précoce As'ad Khayyat, à peine âgé de douze ans à l'arrivée des premiers missionnaires, et qui voulait apprendre l'italien dans le but d'améliorer ses capacités «d'interprète et de courtier» auprès des négociants étrangers. Khayyat décrit avec précision ses premiers contacts avec les missionnaires:

Un jour, en me promenant, je vis deux étrangers que je suivis jusqu'à ce que j'atteigne leur maison, peu éloignée de la ville. J'y pénétrai à leur suite. Arborant une expression de douceur bienveillante, l'un d'eux s'enquit de ce que je désirais. « Je voudrais apprendre votre langage », répondis- je. Les étrangers s'avérèrent être deux missionnaires pieux et dévots, Je Révérend Isaac Bird et le Révérend William Goodell, du Conseil américain des Missions. Bon et très gentil, M. Bird me dit de venir Je lendemain et d'amener des amis avec moi, afin qu'il nous enseigne sa langue. Mon oncle m'accompagna et il fut presque leur premier ami à Beyrouth - ils conquirent son cœur et le mien et nous offrirent à chacun un exemplaire de la Bible en arabe, imprimée par l'excellente Société Biblique Britannique et Etrangère. Je me mis immédiatement à l'italien avec le cher M. Bird : lui et sa pieuse et excellente femme furent comme des parents pour moi, et je fus le premier élève de la mission. En peu de temps j'avais appris suffisamment d'italien pour être nommé enseignant à l'école, lorsque d'autres Syriens122 s'y rendirent, voyant quel homme-

122 Les italiques sont dans l'original. 221 enfant123 j'étais devenu grâce à ma connaissance de ces langues. J'abandonnai la poursuite de la richesse... me contentant du ... salaire que M. Bird m'attribua, soit cinq dollars ou £ 1 par mois... Je continuai à enseigner à l'école, améliorant ainsi mon propre italien ; mais je ne me satisfaisais pas de cela. Je souhaitais ajouter l'anglais à mes autres acquisitions. Le Révérend Pliny Fisk, qui vivait avec le Révérend William Goodell, eut la bonté d'entreprendre de me l'enseigner; et j'étais tellement empressé que j'arrivais souvent chez eux avant qu'ils ne fussent levés. Je me souviens que la première phrase en anglais que j'entendis fut prononcée par M. Goodell, lorsqu'il frappa à la porte de M. Fisk et dit : « Fisk, Assaad est là !».124

Il faut porter au crédit des premiers missionnaires américains qu'ils sentirent rapidement l'ambiance de l'époque au Liban. « L'aspect purement religieux qui caractérisait [leurs] premières... tentatives échoua ... surtout parce qu'ils ne réussirent pas à exprimer leur mission en termes de valeurs significatives et concrètes pour les gens auxquels s'adressait la mission. L'aspect religieux se trouva donc relégué au second plan après l'éducation »125. Mis à part les Jésuites qui jusqu'en 1733 avaient fait fonctionner les écoles locales de 'Ayn Tura et de Zgharta, les missionnaires catholiques romains ne s'intéressèrent pratiquement pas à l'éducation jusque vers le milieu du dix-neuvième siècle. Leurs activités se limitaient à prêcher et à développer les relations avec les Eglises orientales. C'est seulement en 1834, lorsque les missionnaires américains entamèrent vraiment leur travail éducatif, que les catholiques romains s'intéressèrent à cette idée. Cette année-

123 Assaad Y. Kayat, op. cit.. pp. 34-6. 124 Philip K. Hitti, op. cit.. pp. 454-5. 125 (K.S.), «Islam», Current Affairs Bulletin (Sydney, Fe. 1962), Vol. 26, N° 8, p. 118. 222 là, l'école de 'Ayn Tura fut ré ouverte par les frères lazaristes ; peu après, les jésuites, à qui on avait permis de revenir au Liban, en 1831, reprirent leur activité éducative dans le pays.

Dans l'intervalle, des événements importants s'étaient déroulés dans d'autres régions du Proche-Orient. Muhammad 'Ali Pacha, maître de l'Egypte depuis 1805, avait entrepris le premier essai concluant d'éducation à l'occidentale dans le monde islamique. Le but ultime des réformes de Muhammad 'Ali n'était ni social ni culturel:

En améliorant les conditions économiques en Egypte pour augmenter ses revenus, il espérait asseoir son propre pouvoir et perpétuer la domination de sa dynastie dans la vallée du Nil, et si possible en Syrie et en Arabie. C'est pourquoi il centra ses réformes sur l'organisation militaire, le développement de l'agriculture et les travaux publics. Mais Muhammad 'Ali était assez rusé pour réaliser qu'aucune réforme ne serait efficace et durable sans une large assise sociale. Le vice-roi égyptien lui-même était analphabète, mais il encouragea le savoir, établit un ministère de l'instruction publique, créa un conseil de l'éducation et fonda dans son pays les premières écoles modernes d'ingénieurs et de médecine, avec des professeurs et des médecins français. Des missions militaires et pédagogiques françaises furent invitées en Egypte, et rien moins que 311 étudiants égyptiens furent envoyés en Europe pour faire leurs études et être initiés à la technologie occidentale. 126

Lorsque la Syrie fut conquise par Ibrahim Pacha en 1831-32, l'influence des réformes de Muhammad 'Ali s'y fit sentir. En

126 Asad J. Rustum, Bashir bayn al-Sultan wa'l-'Aziz (Beyrouth, 1956-57), pp. 230-1. 223 1834, l'année où débuta la rivalité entre les protestants et les catholiques dans le domaine de l'éducation, Ibrahim Pacha ouvrit une école militaire à Damas, puis une autre destinée aux officiers d'artillerie à Alep. Dans l'armée, des écoles furent créées pour apprendre à lire et à écrire aux conscrits syriens, et parmi ces derniers, seuls ceux qui n'étaient pas analphabètes pouvaient dépasser le grade d’onmbashi (caporal). Des possibilités éducatives furent offertes également aux enfants mâles de ces conscrits.127 « Bien que limité dans le temps, le système scolaire introduit par Ibrahim propagea largement l'éducation dans le pays, surtout dans la communauté musulmane … »128. De plus, pendant la période d'occupation égyptienne, des hôpitaux furent créés dans de grandes villes comme Acre, Sidon, Damas et Alep, tandis que des unités médicales mobiles desservaient les villes moins importantes. Clot Bey, le chirurgien français qui organisa ces services médicaux pour Ibrahim Pacha, dressa un état de la santé publique dans le territoire occupé et veilla, en 1837, à ce que dix jeunes gens, parmi lesquels quatre chrétiens libanais, soient envoyés au Caire pour y étudier la médecine129.

Il semble, en fait, que l'activité d'Ibrahim Pacha en Syrie ait éclipsé les premières expériences d'éducation des missionnaires américains à Beyrouth et au Mont-Liban lesquelles étaient, néanmoins, importantes par elles-mêmes. En 1834, Mme Eli Smith, femme d'un missionnaire américain, créa à Beyrouth « une petite école pleine d'avenir pour les

127 George Antonius, op. cit., p. 39. 128 Asad J. Rustum, op. cit.. pp. 231-2. 129 Isaac Bird, Bible Work in Bible Lands,. or, Events in the History of the Syrian Mission (Philadelphia, 1872), p. 312. 224 filles dans l'une des pièces de la mission »130. Cette école, qui accueillit environ quarante élèves la première année, était probablement la première institution de ce genre dans l'Empire ottoman. L'été suivant, une autre « petite école destinée aux filles druzes » fut ouverte dans les montagnes131. Parallèlement, « un internat de garçons accueillit pour la première fois six élèves, et on projetait de l'agrandir pour qu'il devienne plus tard une institution destinée à former des enseignants et des propagateurs de l'Evangile »132. Apparemment, la fondation de cet internat à Beyrouth se situe en 1835, et à cette date cinq « écoles ordinaires » recevant environ trois cents élèves fonctionnaient déjà133. Mais le travail de toutes ces écoles fut interrompu en 1840 par les troubles qui eurent lieu cette année-là : la révolte dans les montagnes, le bombardement britannique de Beyrouth, le débarquement de troupes britanniques et ottomanes à Jounieh et les opérations militaires alliées qui aboutirent à l'expulsion d'Ibrahim Pacha de Syrie. Une fois la guerre terminée :

[Les missionnaires] se hâtèrent de revenir à leur poste, mais leurs écoles furent toutes fermées, et il s'écoula très longtemps avant qu'ils ne puissent reprendre leurs activités habituelles. Le séminaire de garçons avait été gravement mis à mal, car un certain nombre de jeunes gens les plus avancés dans leurs études, influencés par des officiers aux salaires élevés, s'étaient laissé convaincre de s'enrôler dans l'armée comme interprètes.134

130 Ibid., p. 319. 131 Ibid., pp. 318-19 132 Ibid., p. 319 133 Ibid., p. 346. 134 Ibid., voir aussi «al-Bustani» dans The Encyclopaedia of Islam (édition originale). 225 Mais, rapidement, la Mission Syrienne (comme on appelait la mission américaine à Beyrouth) fonctionna de nouveau. A l'automne 1840, le séminaire de garçons rouvrit avec cette fois « un professeur bien formé sortant du collège même du patriarche à 'Ayn Waraka » - Butrus al-Bustani, qui devait devenir célèbre plus tard135. Trois ans plus tard, la Mission établit une autre antenne à 'Abay, dans les montagnes qui dominaient Beyrouth, et là les missionnaires ouvrirent « une bonne école ... comptant cinquante élèves ... et où enseignait un maronite qui avait embrassé récemment la foi évangélique ». Cette école devint rapidement le principal séminaire protestant où les étudiants étaient « formés au travail d'évangélisation » et des bâtiments spéciaux furent construits pour elle en 1849136. Dans l'intervalle, au printemps 1841, la Presse Américaine, établie à Beyrouth en 1834, commença à imprimer dans « le plus beau corps de caractères arabes que le monde ait jamais connu » - des caractères fondus spécialement à Leipzig sur les indications de la Mission Syrienne137. Avec des caractères plus anciens et moins esthétiques, la presse imprimait en arabe pour les missionnaires les Ecritures saintes et autres volumes pieux depuis qu'elle avait démarré à Malte en 1822, douze ans avant qu'on ne la transféré à Beyrouth. A présent, avec les nouveaux caractères, sa production augmenta beaucoup, et elle imprima bientôt des manuels scolaires pour les écoles missionnaires. Au milieu du siècle, les missionnaires américains au Liban avaient pris un bon départ dans le domaine de l'éducation, avec plusieurs écoles et un séminaire à Beyrouth, un autre séminaire à 'Abay et plusieurs autres écoles dans les

135 Ibid., pp. 357-8. 136 Ibid., pp. 312, 319-20, 322-3, 346. 137 Ibid., pp. 358-61. 226 montagnes, « scolarisant entre trois cents et quatre cents élèves »138. Bientôt leurs efforts allaient recevoir un nouveau soutien essentiellement local. A peu près à l'époque où l'on construisait le séminaire de 'Abay, « Un vénérable chrétien, originaire des environs de Carlisle » , appelé John Lowthian vint s'installer au Liban non loin de 'Abay, au village de Bhawwara dans le Gharb - un village qui appartenait à l'époque à un autre Anglais, le Colonel Charles Churchill139. Lowthian se rendait dans le pays « essentiellement dans le but de passer la fin de sa vie à faire progresser ses besoins spirituels » ; et n'étant lié à aucun groupe missionnaire, il choisit de résider dans la maison d'un villageois, Jirjis Salibi, dont le second fils Sulayman était allé faire ses études avec les missionnaires américains à 'Abay. Avant de quitter la maison, Sulayman avait appris à son jeune frère Elias à lire l'arabe ; Lowthian s'intéressa bientôt à ce garçon et se mit à lui enseigner l'anglais. Lorsque Sulayman revint du séminaire de 'Abay, son frère Elias avait appris « non seulement... un peu d'anglais, mais aussi des rudiments d'écriture et quelque connaissance des chiffres ». Quant à Sulayman, c'était à son retour « un missionnaire pour ses très nombreux concitoyens, prêchant pour eux tous les dimanches dans la maison de son père, et faisant l'école tous les jours de la semaine sous le même toit ; il faisait aussi des cours du soir… et beaucoup d'adultes les suivirent ». Lowthian fut impressionné par l'enthousiasme de Sulayman; et lorsqu'il retourna en Angleterre pour quelques mois en 1852, il emmena Elias avec lui « afin qu'il y reçoive une instruction plus poussée, et dans

138 Voir N.N. Lewis «Churchill of Lebanon», Journal of the Royal Central Asian Society, XL (1953), pp. 217-23. 139 Pour l'histoire de ces écoles voir NarrativeandReport Regardin Lebanon schools, passim. 227 l'espoir de pouvoir collecter une petite somme d'argent pour aider à augmenter le rayonnement de l'éducation dans la région ». Ils rentrèrent tous deux au Liban en mars 1853 après avoir rassemblé 80 livres qu'ils offrirent aux missionnaires américains.

Ceux-ci déclinèrent leur offre, et exprimèrent le souhait qu'ils utilisent eux-mêmes l'argent à faire te bien. M. Lowthian et les Saleebey s'occupèrent de construire une école à Howarah [Bhawwara], sur un terrain choisi et légalement donné par l'honorable Colonel Churchill ... la nouvelle école ouvrit le premier janvier 1854.

Dans l'intervalle, pendant l'automne 1853, Lowthian et ses amis avaient créé une école à 'Aramun dans le Gharb et une autre à Btallun, dans le Jurd. Encouragé par le succès de ces établissements, Elias Salibi partit de nouveau pour l'Angleterre en 1854 afin de réunir des fonds tandis que son frère Sulayman et John Lowthian restaient au Liban pour diriger les écoles.140

Peu avant le départ d'llyas, le groupe avait ouvert une quatrième école à Btatir, principal village du Jurd et résidence de ses chefs druzes. Ces chefs étaient si satisfaits de l'école qu'ils y envoyèrent leurs propres enfants, et pendant la première année plus de vingt jeunes 'Abd al Malik furent inscrits parmi les élèves. Désireux de ne pas perdre de terrain sur leurs voisins du Jurd, les Talhuq du Gharb invitèrent alors Sulayman Salibi à établir une école à 'Aley, village où ils résidaient. Elle y fut effectivement ouverte en 1855, « comme ils l'avaient demandé par écrit ». Mais la plus importante de

140 Ibid., pp. 14, 16-17. 228 toutes fut fondée cette année-là à Souk al-Gharb, village tout proche, où Sulayman et sa famille s'établirent vers la fin de 1854. Une grande salle de classe fut construite par souscription publique sur un terrain offert par les Salibi et John Lowthian. Cette propriété devait appartenir gratuitement aux habitants protestants du village ; « et les gens s'intéressèrent tellement à sa construction que ceux qui n'avaient pas d'argent donnèrent de huit à dix jours de travail sans rémunération ». A Glasgow, Elias Salibi réussit à collecter un fonds spécial de 40 livres par an pour l'entretien de cette école; et au fil des ans la « Glasgow School » comme on l'appelait parfois, devait s'agrandir au point de devenir la rivale du séminaire américain de 'Abay.141

A l'automne 1855, tandis qu'Elias était encore absent, un comité spécial fut formé, comprenant les consuls britannique et américain de Beyrouth, John Lowthian, les frères Salibi, un représentant de la mission américaine et deux autres membres, Butrus al-Bustani remplissant la fonction de secrétaire, afin de diriger les cinq écoles qui allaient s'appeler à partir de ce moment-là « Les Ecoles du Liban ». A son retour de Grande-Bretagne, Elias Salibi fut chargé de la direction générale de ces établissements, tandis que son frère Sulayman enseignait à Souk al Gharb.142

Dans les années qui suivirent, « Les Ecoles du Liban » recrutèrent beaucoup. En 1856, une sixième école fut ouverte dans le village de Btikhnay, dans le Matn. En 1858, trois autres

141 Pour l'histoire des écoles établies par les frères Salibi et par John Lowthian au Liban voir Report on the Lebanon Schools, with Treasurer's Accounts, 1856-68. 142 Ouverte en 1860, l'école de Suq al-Gharb servait à former des enseignants pour les autres écoles, afin de tenter de résoudre le problème du manque d'enseignants. 229 avaient été créées dans d'autres villages, dont une pour les filles à Btatir. Les écoles furent fermées temporairement en 1860 à cause des événements de cette année-là, mais en 1861 quinze écoles fonctionnaient dans divers villages du Gharb, du Jurd et du Matn, recevant environ six cents élèves. En 1867, William Benton, un missionnaire américain qui s'intéressait particulièrement aux Ecoles du Liban, raconte que « On a compté jusqu'à vingt et une écoles en plus de l'école de formation143, dans vingt villages différents, employant trente- deux professeurs et assistants ... et instruisant plus de huit cents élèves des deux sexes ... »144 ; ces élèves étaient en majorité des grecs-orthodoxes ou des druzes, mais il y avait aussi un certain nombre de maronites, de grecs-catholiques, des chiites et des sunnites. Ils recevaient une instruction élémentaire :

Dans toutes les écoles, dans la mesure où les moyens et les circonstances le permettent, on dispense un programme uniforme. Il consiste en lecture, grammaire, géographie, écriture et arithmétique ; tous les cours, à l'exception de l'anglais à « Glasgow School», sont faits en arabe, langue universelle dans le pays. Parmi les livres en arabe, utilisés quotidiennement dans les écoles, on trouve le Catéchisme abrégé et le Pilgrim's Progress de Bunyan, l'ouvrage principal et le plus constamment étudié étant la Bible ... Quant aux manuels plus ordinaires, les écoles les doivent à la gentillesse des frères américains qui, au départ, pour encourager cette œuvre les fournissaient gratuitement, puis, maintenant, à moitié prix les écoles étant plus nombreuses ... On estime que rares sont les travaux

143 Report on the Lebanon Schools... (1868), p. 6 144 Narrative and Report Regarding Lebanon Schools, p. 18. 230 missionnaires de ce genre qui ont été menés pour un coût si minime eu égard à leur ampleur…145

La coopération entre les missionnaires américains et les fondateurs des Ecoles du Liban fut fructueuse. Pour la première fois au Liban, un système d'écoles de villages coordonnées, où exerçaient des enseignants compétents, et qui étaient régulièrement inspectés, mettait l'instruction primaire à la portée des laïques. En janvier 1860, William Benton écrivait:

Ces écoles font beaucoup de bien non seulement pour les enfants mais aussi pour leurs parents, et pour tous les villages où elles ont été établies. Il en faudrait à l'heure actuelle deux cents au Liban, réparties dans autant de villages, comme le disent mes amis libanais.146

Mais le nombre des Ecoles du Liban n'excéda guère vingt- quatre ou vingt-cinq. Après le départ du Liban de John Lowthian en 1858 et sa mort en Angleterre trois ans plus tard, le développement de ces écoles fut souvent entravé par des conflits entre les fondateurs locaux et les missionnaires américains. Ces derniers manquaient souvent de confiance à l'égard des protestants locaux, qui, eux, s'irritaient de l'attitude supérieure qu'adoptaient les missionnaires. Il en résulta des relations fréquemment tendues entre les deux parties ; les heurts qui s'en suivirent ralentirent l'effort missionnaire protestant. Néanmoins, Sulayman et Elias Salibi continuèrent à diriger ensemble les Ecoles du Liban jusqu'à la mort de Sulayman en 1866, et Elias finit par prendre sa

145 Report on the Lebanon Schools... (1860), p. 6. 146 Henry H. Jessup, op. cit., pp. 383-4. Ilyas Salibi se retira d'abord en Angleterre, puis revint passer les dernières années de sa vie au Liban où il mourut en 1891. 231 retraite en butte à une forte opposition des missionnaires en 1873147. Les écoles qu'ils avaient fondées dépérirent ou furent reprises et agrandies par des missionnaires d'Amérique ou d'autres pays.

Mais avant qu'Elias Salibi ne se retirât, les diverses missions protestantes au Liban s'étaient lancées dans des projets éducatifs plus grands et plus ambitieux qui firent oublier les efforts antérieurs, plus modestes. On créa un internat de filles à Souk al-Gharb en 1858, qu'on transféra ensuite à Sidon en 1862. Une école semblable fut ouverte à Tripoli en 1872. En 1881, l'externat de garçons de Sidon fut transformé en internat et devint le Gérard Institute. Deux ans plus tard, l'Ecole du Liban de Souk al-Gharb, fermée depuis 1872 fut rouverte sous la forme d'un internat par la mission écossaise (Scotch Mission), puis vendue à la Syria Mission en 1889. Une autre Ecole du Liban, celle de Shwayr dans le Matn fut reprise par les missionnaires américains et transformée en internat en 1899148. Dans l'intervalle, d'autres missionnaires avaient travaillé, ouvrant un certain nombre d'internats pour les garçons et les filles, parmi lesquels ceux qui furent fondés par la Société des Amis (Friends) à Brummana, en 1877, méritent d'être cités. Tous les internats mentionnés ci-dessus dispensaient l'enseignement secondaire. La plupart s'élevaient sur de vastes terrains avec des bâtiments modernes bien équipés. Mais le triomphe des actions missionnaires protestantes au Liban fut l'ouverture à Beyrouth du Collège

147 Ibid., pp. 508-21 148 Pour les écoles catholiques, grecques-orthodoxes, et musulmanes au Liban, ainsi que pour al-Dawudiyya, voir Philip K. Hitti, op. cit., pp. 445,448-50,453-61 ; Isma'il Haqqi, Lubnan ... pp. 470-l, 476-7; George Antonius, op. cit., pp. 44-5 ; Henry H. Jessup, op. cit., p. 812; Awraq Lubnaniyya, 1 (Beyrouth, 1955), pp. 52-6, 153-6. 232 Protestant Syrien, qui devint plus tard l'Université Américaine de Beyrouth. Dès 1862, la Mission de Syrie (Syria Mission) avait décidé par un vote de créer une université à Beyrouth. L'année suivante, le Collège Protestant Syrien fut constitué en société par les autorités de l'Etat de New York. Le collège fut officiellement ouvert en octobre 1866, sous la présidence de son fondateur Daniel Bliss (1823-1916) et il devint rapidement un centre très important d'études supérieures dans l'Empire ottoman. La première pierre du premier bâtiment fut posée le 7 décembre 1871.

L'activité des missionnaires protestants dans le domaine de l'éducation avait dès le début incité les missionnaires catholiques romains à suivre leur exemple. Ils commencèrent vraiment leur travail dans ce domaine en 1834, lorsque les frères lazaristes rouvrirent l'école de 'Ayn Tura. Cinq ans plus tard, les jésuites en créaient une à Beyrouth. En 1843, une deuxième école jésuite ouvrit à Ghazir (dans le Kisrawan), suivie par une troisième à Zahleh en 1844, ainsi qu'à Bikfayya, (dans le Matn), Ta'nayil (dans la Békaa), Jazzin, Dayr al-Qamar et Sidon. Suivant là encore l'exemple des Américains, ils établirent une presse fonctionnant par le procédé lithographique, en 1847, et six ans plus tard, ils commencèrent à imprimer avec des caractères mobiles. A la fin du siècle, la presse catholique, comme on appelait la presse jésuite de Beyrouth, était la plus importante du pays, tant par la quantité de livres scolaires que pour leur qualité. Les jésuites étaient sans contexte les plus actifs des missionnaires catholiques romains dans le domaine de l'éducation, mais ils n'étaient pas les seuls. En plus des lazaristes, il y avait les sœurs de la Charité et un certain nombre d'autres ordres qui créèrent des écoles pour les garçons et les filles dans tout le pays. Assez

233 rapidement, les Eglises catholiques locales et les fondations pieuses relevèrent aussi le défi et entrèrent en compétition avec les missionnaires étrangers dans le secteur éducatif. En 1853, deux ordres de religieuses maronites furent fondés et ils se spécialisèrent dans la création d'écoles pour les filles dans plusieurs villages libanais. En 1914 ces deux ordres possédaient trente écoles et accueillaient six mille élèves. Dans l'intervalle, des écoles de garçons maronites et grecques- catholiques, créées un peu partout dans le pays, connaissaient un succès considérable. Parmi elles, il y en avait deux importantes à Beyrouth : l'Ecole Patriarcale fondée en 1865 par les grecs-catholiques et l'Ecole de la Sagesse fondée en 1874 par l'évêque maronite de Beyrouth. Le Collège Oriental, fondé en 1898 par les grecs-catholiques à Zahleh, mérite aussi d'être mentionné. A la fin du dix-neuvième siècle, le système éducatif mis en place par les organismes catholiques locaux ou étrangers (en majorité français), était devenu une structure impressionnante. Pour couronner le tout, les jésuites transférèrent à Beyrouth en 1875 le séminaire qu'ils avaient fondé à Ghazir, le transformant en institution d'études supérieures pour rivaliser avec le Collège Protestant Syrien. Ce furent les débuts de l'Université St Joseph qui est restée jusqu'à nos jours l'une des deux principales universités du Liban.

Mis à part les protestants et les catholiques, la contribution à l'éducation des autres communautés libanaises au dix- neuvième siècle ne doit pas être oubliée, bien qu'elle ait eu lieu sans conteste sur une plus petite échelle. Comme les maronites et les grecs-catholiques, les grecs-orthodoxes prirent l'initiative de fonder des écoles. En 1833, ils créèrent une école de garçons dans le couvent de Balamand, près de

234 Tripoli (voir p. 20~), et une autre en 1852 à Suq al-Gharb, laquelle fut ensuite transférée à Beyrouth et devint le Collège des Trois Docteurs. Plus tard, en 1880, une grecque-orthodoxe de Beyrouth, Emily Sursuq ouvrit une école de filles appelée Zahrat al-Ihsan (Fleur de Charité). Ces deux écoles furent créées en même temps que d'autres, situées autour de Beyrouth. Dans l'intervalle, le 31 juillet 1878, un groupe d'éminents sunnites beyrouthins fonda une société charitable qui allait devenir plus tard la plus riche et la plus active organisation de ce genre au Liban : la société musulmane pour le bien (Jam'iyyat al-Maqasid al-Khayriyya allslamiyya). Le but principal de cette société était de diffuser l'instruction chez les jeunes musulmans des deux sexes ; et peu après sa fondation les premières écoles Maqasid pour les filles et les garçons s'ouvrirent à Beyrouth, Sidon et Tripoli. Plus tard en 1897, un sunnite de Beyrouth, Ahmad 'Abbas al-Azhari (1853-1927), créa une école appelée al-Madrasa al-'Uthmaniyya (école ottomane) qui fut fermée pendant la Première Guerre mondiale par les autorités ottomanes. De toutes les communautés libanaises seuls les chiites et les druzes ne prirent absolument aucune part au mouvement pour l'éducation de cette époque. Les chiites, vivant dans les régions les plus retirées du pays, n'étaient même pas touchés par l'activité éducative des autres communautés ou des missionnaires étrangers. Les druzes étaient mieux lotis sur ce plan. Bien qu'ils n'eussent pas ouvert d'écoles eux-mêmes, ils envoyaient leurs enfants dans les écoles chrétiennes de leurs districts, surtout dans les écoles protestantes. Le premier mutasarrif libanais, Dawud Pacha, patronna d'ailleurs une école réservée aux druzes à 'Abay, qui, établie en tant que

235 fondation pieuse druze à l'époque, continue à fonctionner de la même façon de nos jours149.

A la fin du dix-neuvième siècle, le Liban était de loin la région de l'Empire ottoman la plus avancée dans le domaine de l'éducation populaire. L'alphabétisation était très étendue dans le pays, particulièrement dans le Mont Liban, à Beyrouth, Sidon et Tripoli. Tout le monde pouvait facilement accéder à l'instruction primaire, et une éducation secondaire de bonne qualité était offerte à ceux qui en avaient les moyens. A Beyrouth, deux universités proposaient des études supérieures d'arts et de sciences, ainsi qu'une formation médicale. La presse américaine, la presse catholique et treize autres imprimeries publiaient à Beyrouth et dans le Mont- Liban des livres en arabe sur des sujets extrêmement variés, surtout littéraires, et firent paraître jusqu'à quarante publications périodiques, dont quinze journaux, entre 1870 et 1990150. Parmi ces journaux, Lisan al-Hal (1877), et le journal savant jésuite Al-Mashriq (1898), paraissent encore et sont très lus à l'heure actuelle.

Au Liban, ces développements s'étaient produits à un moment où l'Empire ottoman dans son ensemble connaissait de profondes modifications. En Turquie, le dix-neuvième siècle fut la période des Tanzimats ou réformes, et les Tanzimats ne réussirent nulle part mieux que dans l'éducation. Dans les écoles et les universités turques établies à cette époque, particulièrement au Lycée impérial ottoman de Galatasaray (1868), « on forma une nouvelle élite, animée par un nouvel

149 Isma'il Haqqi, Lubnan... , pp. 478-9 150 Bernard Lewis, op. cit., p. 124. 236 esprit, et une perception nouvelle plus claire des réalités »151. Parallèlement, des contacts accrus avec l'Europe amenaient une révolution idéologique lorsque des écrivains comme Ibrahim Shinasi (1826-71 ), Ziya Pacha (1825-80), et Namiq Kamal (1840-88) s'attaquaient au problème de la libéralisation de l'Empire ottoman et de l'adaptation de l'Islam et de la société musulmane à l'Occident. De même en Egypte, où les successeurs de Muhammad 'Ali poursuivaient avec enthousiasme son travail d'occidentalisation, un mouvement intellectuel se développa, conduit par des hommes comme Jamal al-Din al-Afghani (1839-97) et Muhammad 'Abduh (1842-1905), qui soulignaient la nécessité de moderniser l'Islam pour relever le défi de l'Europe. La Turquie et l'Egypte étaient toutes deux des pays musulmans et ce qui préoccupait le plus les intellectuels turcs et égyptiens de l'époque était la supériorité politique et matérielle de l'Occident et son emprise grandissante sur le monde musulman, singulièrement après l'occupation britannique de l'Egypte en 1882. Pour faire face à l'impact de l'Occident, il fallait que la société musulmane découvre et lui emprunte les éléments qui étaient à la base de sa puissance et de sa prospérité. Ceci impliquait un degré considérable d'occidentalisation, ce qui n'était pas possible sans abandonner ou négliger une grande part de ce qui était fondamental dans l'héritage musulman. Au dix- neuvième siècle, aucun musulman n'était disposé à envisager ou à conseiller une telle attitude et dans ces conditions la modernisation de l'Islam ne pouvait dépasser le stade des demi-mesures. Il suit de là que les chefs du mouvement moderniste en Turquie et en Egypte, fascinés par les nouvelles idées occidentales, ne pouvaient s'autoriser à les accepter

151 N.A. Faris, 'Lebanon, «Land of Light»', The World of Islam,. Studies in Honour of Philip K. Hitti, edit. par James Kritzeck et R. Bayly Winder (London, 1959), p. 349 237 avant qu'elles ne fussent d'abord ajustées à la pensée islamique. Cela limitait la progression du modernisme dans ces deux pays ainsi que dans les autres pays du Proche-Orient qui se trouvaient sous leur influence.

Alors que les intellectuels turcs et égyptiens étaient absorbés par leur tentative de justifier le modernisme au nom de l'Islam, ou l'Islam à la lumière du modernisme, aucune considération de cet ordre ne perturbait l'intellectuel chrétien au Liban. En réalité, l'arrière-plan social traditionnel du chrétien oriental, au Liban et ailleurs, différait peu de celui du musulman. Pourtant le Libanais qui s'identifiait comme chrétien pouvait facilement accepter l'Ouest sans aucune des réserves religieuses ou politiques du musulman. Non seulement l'Occidental était un chrétien comme lui, mais il lui apparaissait aussi comme un champion et un protecteur. Après les troubles de 1860, les puissances occidentales étaient pour le chrétien libanais les garants de l'autonomie de son pays et de la sécurité de sa communauté. En conséquence, le mouvement intellectuel au Liban au dix-neuvième siècle, parce qu'il était mené par des chrétiens, contrastait vivement avec les événements contemporains en Turquie, en Egypte et dans d'autres pays musulmans. Contrairement au Turc et à l'Egyptien, le chrétien libanais ne se sentait pas concerné par la réforme et la perpétuation d'un empire déclinant menacé de l'intérieur et de l'extérieur, ni par l'expulsion de son pays d'un maître étranger de confession différente qui le maintenait en servilité. Bien qu'en tant qu'oriental il fût conservateur par habitude, il n'était pas par principe opposé au changement social dans le sens occidental. Si nécessaire, il acceptait les conduites occidentales sans crainte et souvent

238 avec enthousiasme. L'Occident, que le musulman redoutait et qui l'irritait, était son ami.

A cette époque, le Liban du Mutassarrifiat jouissait d'une sécurité et d'une prospérité qu'il n'avait jamais connues auparavant. Comparés aux autres sujets ottomans d'alors, les Libanais avaient effectivement des raisons d'être satisfaits de leur sort. L'oppression féodale d'antan avait presque complètement disparu et les paysans chrétiens et druzes du Mont-Liban acquéraient progressivement des biens et devenaient des propriétaires terriens. Dans les bourgs et les villes de montagne, des communautés prospères d'artisans et de commerçants, essentiellement chrétiens, s'étaient déjà développées et prenaient de l'importance. A Beyrouth et à Tripoli, la reprise commerciale qui suivit le départ d'Ibrahim Pacha de Syrie avait donné l'occasion à un certain nombre de familles, essentiellement de grecs-orthodoxes de faire fortune. Des grandes familles de marchands grecs-orthodoxes comme les Sursuq, les Bustrus , les Twayni et les Trad à Beyrouth vivaient à l'extérieur de la ville dans la banlieue à la mode de Ashrafiyya, habitant de grandes maisons de style italien meublées et décorées presque totalement à l'européenne. Des familles comme celles-là formaient à leur époque une haute société occidentalisée, dont une classe grandissante de la bourgeoisie chrétienne imitait les manières – classe qui se développait rapidement au fur et à mesure que les ruraux villageois affluaient dans les villes côtières, singulièrement à Beyrouth, pour profiter des nouvelles possibilités.

Vivant dans une relative prospérité, n'étant animé d'aucune hostilité fondamentale à l'égard de l'Occident, l'intellectuel

239 chrétien du Liban pendant le dix-neuvième siècle ne ressentait aucune des tensions qui affectaient le musulman turc, égyptien, syrien ou même libanais. Alors que la controverse et la ferveur apologétique ou romantique caractérisaient et souvent entravaient l'activité de l'écrivain ou du penseur musulman, l'intellectuel chrétien libanais était disponible pour explorer des domaines comme l'histoire, les langues et la littérature avec un intérêt académique non passionné et positif. La politique, qui sapait l'énergie de ses collègues musulmans, l'intéressait peu. Dans l'occidentalisation il voyait un progrès, non un conflit. C'est ainsi que la période qui produisit dans le monde musulman des révolutionnaires aussi enflammés que Namiq Kamal et Jamal al-Din al Afghani donna au Liban des universitaires et des linguistes tels que Nasif al- Yaziji, Butrus al-Bustani et Faris al Shidyaq, des écrivains comme Jurji Zaydan et des journalistes incisifs comme Ya'Qub Sarruf, Faris Nimr, Salim et Bishara Taqla. Ces chrétiens libanais constituaient l'avant-garde d'un renouveau littéraire arabe qui plus tard devait s'étendre du Liban à tous les autres pays où l'on parlait l'arabe. Grâce à leurs efforts, « l'arabe redevint un outil maniable de pensée et d'étude »152, l'héritage littéraire arabe fut redécouvert et étudié, et les grandes lignes d'un développement futur de la littérature et du journalisme furent dessinées. L'importance de leur contribution dans ces domaines a été capitale.

152 John Alexander Thompson, The Major Arabic Bibles, their Origin and Nature (New York, 1956), pp. 20-7. 240 Les débuts du renouveau littéraire arabe au Liban furent étroitement liés à l'activité des missionnaires américains et particulièrement de deux hommes d'une valeur exceptionnelle: Eli Smith (1801-57) et Cornelius Vàn Dyck (1818-95). En 1844, ces deux hommes entreprirent de faire une nouvelle traduction de la Bible en arabe - un projet envisagé auparavant par les missionnaires américains en 1837. Le travail de traduction débuta en 1847 sous la direction d'Eli Smith, et fut poursuivi après la mort de Smith en 1857 par Cornelius Van Dyck. L'idée de départ était de traduire «dans la meilleure forme moderne d'arabe parlé ». Lorsque la traduction proprement dite commença, Smith «essaya de rester fidèle à l'arabe classique usuel, mais aussi de n'utiliser que la part du langage traditionnel qui est comprise par ceux qui ne sont pas instruits ». Van Dyck continua le travail dans le même sens et le résultat fut une version arabe de la Bible, achevée et imprimée en 1865, qui fut chaleureusement approuvée sur place, étant « si pure, si exacte, si claire et si classique qu'elle pouvait être reçue par toutes les classes et toutes les sectes »153.

Tandis que le travail de traduction de la Bible se poursuivait, Smith et Van Dyck entrèrent en contact intellectuel étroit avec trois universitaires locaux qui les aidaient dans cette entreprise : Nasif al-Yaziji (1800-71 ), Butrus al-Bustani (1819- 83) et Yusuf al-Asir (1815-89). Yaziji venait d'une famille grecque-catholique, et était déjà un universitaire et un écrivain renommé lorsqu'on fit appel à lui pour aider à traduire la Bible. Dans sa jeunesse il avait appartenu au cercle de l'émir historien Haydar al-Shihabi et plus tard il servit

153 Henry H. Jessup op. cit., p. 483. 241 Bashir II en qualité de secrétaire. Après 1840 il s'établit à Beyrouth où il fut rapidement associé aux missionnaires américains comme professeur d'arabe. Plus tard, il enseigna l'arabe dans une école fondée par son associé Butrus al- Bustani et ensuite au Collège Protestant Syrien. L'oeuvre de Yaziji comprend des livres et des essais sur la philosophie, le style, la rhétorique, la poésie et d'autres sujets. Il entreprit aussi un commentaire des travaux du poète arabe al- Mutanabbi (915-55) et ce commentaire fut après sa mort achevé et publié par son fils Ibrahim (1847-1906). De plus Nasifal-Yaziji écrivit de la prose et des vers originaux imitant le style arabe classique, ce qui lança une mode suivie par d'autres écrivains. Ibrahim al-Yaziji, son fils, devait également se distinguer comme grammairien et homme de lettres et laisser entre autres travaux un essai sur le style journalistique (1901) et un dictionnaire de synonymes arabes (1904). Ibrahim enseignait à l'Ecole Patriarcale de Beyrouth et, à partir de 1872, il aida à la traduction jésuite de la Bible en arabe qui fut achevée en 1880.

Butrus al-Bustani, diplômé de 'Ayn Waraqa, était un maronite converti au protestantisme. Il entra pour la première fois en contact avec les missionnaires américains en 1839 ou en 1840, lorsqu'il fut employé comme professeur dans leur séminaire de Beyrouth. A partir de ce moment-là, Bustani demeura en relation suivie avec les missionnaires américains, travaillant avec eux en totale harmonie et jouissant de leur confiance et de leur haute estime. Une école qu'il ouvrit chez lui en 1863, l'école nationale (al-Madrasa al-Wataniyya), fut plus tard incorporée au Collège Protestant Syrien où il enseigna pendant un certain nombre d'années. Il occupa aussi pendant un certain temps le poste d'interprète au consulat américain.

242 A sa mort en 1883, il était considéré comme « l'homme le plus instruit, le plus actif, le plus achevé, ainsi que le plus influent de la Syrie moderne »154. Parmi les autres écrits qu'il a laissés, on trouve son dictionnaire arabe bien connu Muhit al-muhit (Beyrouth, 1870), un classique inégalé à ce jour, et six volumes d'une encyclopédie, Da'irat al-ma' arif (Beyrouth 1876-82), dont cinq autres volumes furent publiés après sa mort par son fils Salim et son parent Sulayman al-Bustani. Bien qu'incomplète, cette encyclopédie continue à constituer « un monument de travail et de compétence littéraire »155. En 1860, après les massacres de cette année-là au Liban et à Damas, Butrus al-Bustani fut un pionnier du journalisme arabe avec sa « feuille de conseils » hebdomadaire Nafir Suriyya (Clairon de Syrie) dans laquelle il appelait son peuple « à s'unir et à coopérer pour reconstruire son pays désorienté et presque ruiné »156. Plus tard, il fonda d'autres périodiques : le bihebdomadaire Al-Janna ( 1870) dont son fils Salim était l'éditeur, le bimensuel Al-Jinan ( 1870) et le quotidien Al- Junayna ( 1871) dirigé par son parent Sulayman.

Contrairement à Nasif al-Yaziji et Butrus al-Bustani qui étaient chrétiens, le troisième érudit local qui collabora à la traduction de la Bible était un expert de shari' a islamique et venait de Sidon. Yusuf al-Asir était diplômé de Al-Azhar au Caire, et, à diverses occasions, il occupa le poste de juge à Tripoli, de mufti à Acre, et de procureur sous Dawud Pacha. Pendant un certain temps, il enseigna l'arabe à Istanbul, après quoi il revint à Beyrouth où il professa à l'Ecole Patriarcale et au Collège Protestant Syrien. Comme écrivain et comme

154 Henry H. Jessup op. cit., p. 483. 155 Ibid., p. 484 156 Ibid., p. 484. 243 universitaire Yusuf al Asir n'atteignit pas la stature de Yaziji et Bustani, mais il devint néanmoins le principal artisan de l'achèvement de la Bible arabe après 1857, lorsque Van Dyck reprit le flambeau. Comme Yaziji et Bustani, Asir était de ceux qui avaient appris l'arabe à Van Dyck, et ce dernier avait une haute opinion de son érudition et de ses capacités littéraires. Fait très important, Asir était au Liban le premier musulman à s'associer au renouveau littéraire arabe mené par les chrétiens et qui devait plus tard influencer d'autres musulmans dans le pays. Parmi ses écrits, on trouve des œuvres en vers qui comprennent plusieurs contributions au recueil de cantiques protestants en arabe et un commentaire du Code ottoman qui fut publié après sa mort. Il fut aussi le fondateur d'un journal Thamarat al-Funun (1875) -le premier journal libanais publié par un musulman.157

L'influence qu'Eli Smith et Cornelius Van Dyck exercèrent sur Yaziji, Bustani et Asir fut véritablement marquante. Les universitaires américains donnèrent à leurs collègues libanais un exemple de diligence académique et de détermination qui fut soigneusement suivi et dont on trouve surtout le reflet dans l'œuvre de Bustani. Mais ils ne furent pas les seuls universitaires et écrivains libanais dont la carrière fut liée aux missionnaires américains. Parmi d'autres qu'ils influencèrent, le plus brillant fut sans aucun doute Faris al-Shidyaq (1805- 87), frère du martyr protestant As'ad al-Shidyaq, et comme lui diplômé de 'Ayn Waraqa. En quittant l'école, Faris al-Shidyaq fut employé par l'historien Haydar al Shihabi comme copiste et assistant. Les persécutions subies par son frère As'ad aux mains du clergé maronite le rendirent tellement furieux qu'il

157 Pour Yaziji, Bustani, Asir, et leurs contemporains, voir Philip K. Hitti, op. cit., pp. 461-9. 244 rompit avec l'Eglise maronite en 1826 et se convertit lui-même au protestantisme. Les missionnaires américains l'envoyèrent d'abord en Egypte où il poursuivit ses études littéraires et linguistiques avec des maîtres éminents, puis en 1834 à Malte où il enseigna à l'école de la mission et dirigea les publications de la presse américaine jusqu’à 1848. Ensuite, Shidyaq voyagea en Europe, se rendit en Angleterre où il aida à la traduction de la Bible en arabe, jamais publiée, sous les auspices de la Société Biblique Britannique et Etrangère. En 1854, il fut invité par le bey de Tunisie à entrer à son service et à diriger le journal officiel tunisien Al-Ra'id al-Tunisi. Pendant son séjour en Tunisie il se convertit à l'Islam et adopta le nom d’Ahmad Faris. Plus tard, en 1860, il fut invité par la Porte à s'installer à Istanbul, et là, Shidyaq se mit à publier un journal arabe Al-Jawa'ib- peut-être le périodique arabe le plus influent publié au cours de ce siècle. Al-Jawa'ib continua d'être publié jusqu'en 1884, donnant des articles de son rédacteur en chef sur une grande variété de sujets politiques et culturels et devenant up modèle pour le journalisme arabe contemporain. Après que Shidyaq eut quitté le poste de rédacteur en chef d'Al-Jawa'ib, son fils Salim l'y remplaça. Faris al-Shidyaq mourut en 1887, à Istanbul, laissant de nombreux travaux linguistiques, des critiques littéraires, des écrits en prose et en vers et des récits de ses nombreux voyages en Europe et dans le Proche-Orient. Les critiques l'ont placé à l'égal de Nasif al- Yaziji comme créateur de l'arabe littéraire moderne.

Yaziji, Bustani et Shidyaq ont dominé le renouveau universitaire et littéraire arabe du dix-neuvième siècle. Des trois, c'est Shidyaq qui rayonna le plus hors du Liban et son influence fut ressentie pendant sa vie dans tout le Proche- Orient ainsi qu'en Afrique du Nord. Pendant les dernières

245 décennies du siècle, alors que l'éducation progressait au Liban avec des écoles et des universités, un certain nombre d'autres universitaires et écrivains apparurent dont beaucoup, comme Shidyaq, furent réputés hors de leur pays natal. L'Egypte, sous les Khédives, et plus tard sous la domination britannique, attira ceux qui devaient devenir les plus célèbres. Salim Taqla (1849-92), grec-catholique de Kafarshima (près de Beyrouth), fit ses études au séminaire de 'Abay et de l'Ecole Nationale de Bustani, enseigna pendant un certain temps à l'Ecole Patriarcale de Beyrouth et émigra finalement en Egypte. Là, en 1875, il fonda un journal hebdomadaire Al-Ahram qui devint plus tard un quotidien et qui demeure jusqu'à ce jour le principal journal égyptien. A la direction d'Al-Ahram, Salim Taqla avait pour assistant son frère Bishara (1852-1911), diplômé de 'Ayn Tura. Un an après que AI-Ahram eût commencé à être publié au Caire, Ya'qub Sarruf (l852-1927) et Faris Nimr (c. 1860-1952) commencèrent à publier à Beyrouth un mensuel, Al-Muqtataf Les rédacteurs en chef de ce journal scientifique et littéraire étaient tous les deux d'origine grecque-orthodoxe. Sarruf, qui devint protestant, venait d’al- Hadath, près de Beyrouth, et Nimr de Hasbayya, dans le Wadi al-Taym. Tous deux firent leurs études au Collège Protestant Syrien, y devinrent enseignants après avoir fini leurs études et formèrent avec d'autres élèves et enseignants un cercle intellectuel dominé par Cornelius Van Dyck. Al-Muqtataf naquit de l'activité de ce cercle, encouragé par Van Dyck qui choisit le titre du journal: « la Sélection ». Lorsque Sarruf et Nimr quittèrent Beyrouth et émigrèrent en Egypte en 1883, ils emportèrent leur journal avec eux et, en l'espace d'un an, Al- Muqtataf s'imposa au Caire comme le principal forum des libres opinions. Dans ses pages, entre 1884 et 1886, deux autres diplômés du Collège Protestant Syrien, Shibli al- .

246 Shumayyil (1860-1917) et Ibrahim al-Hawrani (1844-1916) débattirent des théories de Charles Darwin, le second les attaquant alors que le premier prenait leur défense. Shummayil, un grec-catholique de Kafarshima, devint célèbre en Egypte en qualité de médecin et écrivit beaucoup d'ouvrages scientifiques. Hawrani, né chrétien grec- orthodoxe, à Homs, se convertit au protestantisme, s'installa au Liban et enseigna les mathématiques et l'astronomie au Collège Protestant Syrien. Il écrivit sur la science, la philosophie, la théologie, la sociologie et d'autres sujets, et atteignit une certaine notoriété comme poète et homme de lettres. Mais Sarruf et Nimr ne publièrent pas seulement Al- Muqtataf En 1889, ils lancèrent au Caire leur journal Al- Muqattam qui, pendant bien des années, rivalisa avec Al- Ahram en influence et en popularité. Al-Muqtataf et Al- Muqattam furent tous deux publiés jusqu'en 1952, année de la mort de Nimr. Dans l'intervalle, un autre émigrant libanais en Egypte, Jurji Zaydan, fonda en 1892 au Caire le magazine mensuel Al Hilal. Ayant pris modèle sur Al-Muqtataf, cette revue partagea rapidement le prestige de son aînée comme journal scientifique et littéraire et elle est toujours publiée de nos jours sous une forme plus populaire. Zaydan lui-même était un chrétien grec-orthodoxe de Beyrouth et un ancien élève de médecine du Collège Protestant Syrien. Outre qu'il fut rédacteur en chef d'Al-Hilal et fondateur d'une très importante maison d'édition en Egypte, il écrivit brillamment sur l'histoire, la philologie et la littérature arabes et fut l'auteur d'un certain nombre de romans historiques se déroulant dans diverses périodes du passé musulman. Ses histoires de la littérature arabe (Ta'rikh adab al-'Arabiyya) et de la civilisation musulmane (Ta'rikh al-tamaddun al-Islami)

247 sont des classiques qui, comme ses romans historiques, sont toujours beaucoup lus.

248 DEUXIEME PARTIE

LE GRAND LIBAN

« Un pays que la tradition doit défendre contre la force… » Michel Chiha.

249 CHAPITRE VIII

LE GRAND LIBAN

L'émergence de certaines idées sociales et politiques qui devaient être d'une importance fondamentale dans l'histoire postérieure du pays fut étroitement liée au développement général du Liban sous le régime du Mutassarrifiat. Ces idées, diverses et souvent conflictuelles, représentaient des tentatives de la part d'intellectuels libanais pour comprendre la nature spécifique de leur pays et sa relation particulière au monde moyen-oriental qui l'entourait. Les intellectuels chrétiens, en particulier, essayaient de déterminer un principe de coopération entre musulmans et chrétiens qui pourrait assurer la sécurité et la dignité des chrétiens syriens et surtout libanais dans un environnement à prédominance musulmane. Pour des chrétiens comme eux, la notion européenne de nationalisme, avec ses connotations séculaires, semblait fournir une base utile ; mais l'adaptation de cette idée aux circonstances particulières du Liban n'allait pas s'avérer une tâche facile.

En 1861, lorsque le Mutassarrifiat libanais fut établi, le concept de nationalisme gagnait déjà beaucoup de terrain dans l'Empire ottoman. Il s'était déjà manifesté quarante ans plus tôt dans les provinces européennes, lorsque les Serbes et les Grecs se révoltèrent contre la domination turque et commencèrent leur lutte pour l'indépendance. D'autres peuples balkaniques suivirent plus tard leur exemple ; et dans chaque cas, lorsque les Grecs et les autres chrétiens des Balkans se révoltèrent contre une domination turque essentiellement musulmane, leur nationalisme, puisqu'ils

250 étaient chrétiens, avait déjà une coloration religieuse. En réaction se développa parmi les musulmans de l'empire- turcs, arabes et autres- un intense désir de défendre l'ascendant politique de l'Islam, au besoin par la violence. Le gouvernement ottoman n'approuvait pas toujours un tel fanatisme. Entre 1839 et 1876, pendant la période du Tanzimat, des efforts sincères furent effectivement faits pour apaiser la désaffection des sujets non-musulmans du sultan et les associer de plus près à l'état ottoman. A cette époque-là, les réformateurs essayèrent vigoureusement d'assurer une loyauté générale à l'empire en promouvant l'idée d'un nationalisme ottoman séculaire qui transcenderait les loyautés religieuses et inclurait aussi bien les Ottomans musulmans que non-musulmans. Mais en pratique, l'idée ottomane ne s'avéra pas une réussite. Les zélotes musulmans trouvaient son sécularisme rebutant et refusaient d'accepter les non musulmans comme associés politiques. Quant aux chrétiens, ils doutaient sérieusement des motifs qui sous- tendaient les réformes ottomanistes et avaient tendance à considérer l’ottomanisme comme un simple moyen de renforcer la prépondérance de l'Islam.

En effet, l'islamisme et l'ottomanisme apparaissaient aux chrétiens de l'empire comme également menaçants. Alors que la première doctrine avait franchement pour but de perpétuer leur statut inférieur, la deuxième menaçait de les dépouiller des privilèges importants dont ils avaient toujours joui en qualité de minorités protégées. De plus, l'ottomanisme cherchait à intensifier la centralisation; en conséquence, des provinces chrétiennes éloignées, qui avaient traditionnellement bénéficié d'une large latitude à s'autogouverner, étaient à présent menacées de la

251 perspective peu attrayante d'un gouvernement turc direct. Il est vrai que les réformateurs ottomanistes promettaient de compenser toute perte de privilèges traditionnels ou d'autonomie locale en accordant aux minorités une plus large participation à la gestion générale de l'empire. Mais les chrétiens n'étaient pas rassurés ; ils réalisaient qu'aucune égalité réelle entre les chrétiens et les musulmans n'était possible, quelles que soient les promesses faites, dans un empire à majorité musulmane. Tant qu'elles restaient à l'intérieur de l'Empire ottoman, les nationalités chrétiennes des Balkans, de l'Arménie et de Syrie insistaient pour garder leurs anciens privilèges en même temps qu'elles tâchaient d'en obtenir de nouveaux. En dernière analyse, elles considéraient en général l'acquisition d'une plus grande autonomie comme le premier pas vers l'indépendance totale.

Le séparatisme se répandit à une vitesse accélérée parmi les chrétiens ottomans au dix-neuvième siècle : mais les divers groupes différaient dans leur capacité à atteindre leurs buts. Dans les pays balkaniques, les Serbes, les Bulgares et les Roumains formaient, comme les Grecs, des groupes nationaux chrétiens distincts qu'on pouvait identifier par leur langage. La proximité de l'Europe et l'éventualité d'une aide extérieure rapide rendaient comparativement plus facile pour ces nationalités, l'une après l'autre, la révolte et l'accession à l'indépendance. Les Arméniens, comme les chrétiens balkaniques, avaient aussi l'avantage de former un groupe distinct, avec une langue et une Eglise organisée à part ; mais leurs deux terres d'origine, la Cilicie et la grande Arménie se trouvaient toutes deux en Asie Mineure, entourées par un territoire musulman et géographiquement sans contact avec l'Europe. En conséquence, le nationalisme arménien ne

252 pouvait pas défier impunément le gouvernement turc et lorsqu'il y eut effectivement une tentative de révolte, elle fut réprimée avec la plus grande sévérité.

Comme les Arméniens, les chrétiens arabophones de Syrie appartenaient à la partie asiatique de l'Empire ottoman et n'avaient pas comme les Balkans l'avantage de la proximité de l'Europe. En outre, à l'inverse aussi bien des chrétiens balkaniques que des arméniens, ils n'avaient ni pays ni langue nationale bien à eux. On ne pouvait donc les distinguer des musulmans arabophones que par la religion et ils n'étaient absolument pas en position de revendiquer une indépendance personnelle. Il est vrai que dans le mutassarrifiat du Liban la majorité de la population était chrétienne, surtout maronite. Mais les druzes pouvaient tout aussi bien réclamer le Liban comme patrie ; et les tentatives chrétiennes d'établir un Liban autonome étaient condamnées à l'échec faute de prendre en compte les aspirations druzes.

Ainsi, lorsque les maronites cherchèrent après 1840 à asseoir leur autorité dans le pays, les réactions druzes se déclenchèrent et culminèrent dans les massacres de 1860. La leçon de cette année ne fut pas oubliée. Dans les districts purement maronites du nord, beaucoup de maronites continuèrent, même après 1860, à considérer le Liban comme une terre essentiellement chrétienne et y furent parfois encouragés par les missionnaires catholiques romains. Dans les districts mixtes du sud cette attitude était impensable. Là, même les nationalistes chrétiens les plus ardents réalisaient que la survie impliquait un compromis. Pour résoudre le problème de l'établissement d'un état libanais viable, certains d'entre eux demandaient une extension de ses frontières ;

253 mais les plus lucides réalisaient probablement que même cette solution serait inefficace à long terme sans une étroite coopération entre les chrétiens et les musulmans. Les villes côtières et la Békaa, si importantes pour le Liban, avaient une population majoritairement musulmane ; donc leur incorporation dans un Grand Liban ferait forcément du pays une patrie encore moins chrétienne.

Si les patriotes maronites de la période du mutassarrifiat étaient essentiellement préoccupés par l'agrandissement du Liban, la démarche d'autres groupes chrétiens allait beaucoup plus loin, jusqu'à inclure toute la Syrie. Les grecs-orthodoxes et les grecs-catholiques libanais ne pouvaient ignorer le fait que beaucoup de leurs coreligionnaires vivaient dans un environnement à majorité musulmane à l'extérieur du Liban, dans le centre de la Syrie et en Palestine. Les maronites avaient aussi des coreligionnaires dans les principales villes syriennes, particulièrement à Alep où prospérait une importante colonie maronite. Dans le cas de chacune des trois sectes, l'organisation de l'Eglise centrée sur le Siège d'Antioche couvrait toute la Syrie à l'exclusion seulement du siège palestinien de Jérusalem. Cela unifiait la cause chrétienne dans tous les vilayets syriens. Ainsi, alors que dans leur majorité les maronites continuaient à être principalement axés sur le Liban, certains hommes importants parmi eux rejoignirent la masse des grecs-orthodoxes et des grecs- catholiques dans l'idée que c'est toute la Syrie qui représentait leur patrie. Au fil des années, il se développa parmi ce groupe de patriotes chrétiens l'idée d'une nationalité syrienne qui transcendait les identités religieuses et sectaires et pouvait donc inclure les musulmans arabophones de Syrie en même temps que les chrétiens. Ce nationalisme séculaire, basé sur la

254 langue arabe et l'héritage culturel que partageaient toutes les communautés syriennes, promettait de fournir aux chrétiens de Syrie la formule si nécessaire de coopération chrétiens- musulmans et de rendre possible un nationalisme syrien- arabe de type linguistique et culturel, analogue à celui qui s'était développé par u:n processus naturel dans les Balkans.

L'émergence de ce nationalisme, basé sur la langue arabe et la tradition culturelle, était étroitement liée au renouveau littéraire arabe qui avait lieu à l'époque au Liban. L'un des premiers à le développer fut Butrus al-Bustani, maronite converti au protestantisme dont la carrière d'universitaire et d'enseignant a déjà été mentionnée dans le chapitre précédent. Dans l'hebdomadaire Nafir Suriyya (Le clairon de Syrie), dont le premier numéro parut en 1860, Bustani appelait à la fraternité entre les musulmans et les chrétiens de Syrie. Dans une autre publication plus tardive, le bi-mensuel al-Jinan, Bustani utilisa le slogan «l'amour de la patrie fait partie de la Foi ». Pour Bustani et ses collaborateurs «la patrie» en question était la Syrie, mais une Syrie inséparable de sa tradition culturelle arabe. On parla avec beaucoup d'emphase de l'arabisme de la Syrie à la fin du dix-neuvième siècle dans les cercles littéraires et scientifiques qui se développèrent autour du Collège Protestant Syrien de Beyrouth et qui étaient intellectuellement dominés par l'éminent missionnaire et universitaire américain Cornelius Van Dyck. Ce fut probablement sous l'influence de Van Dyck, avec son intérêt profond pour l'héritage arabe, que le syrianisme de Bustani se transforma imperceptiblement en arabisme pour de plus jeunes intellectuels chrétiens comme Ibrahim al-Yaziji, Ya'qub Sarruf et Faris Nimr.

255 Ce fut dans les dix dernières années du dix-neuvième siècle que la notion de nationalisme arabe émergea pour la première fois et se précisa chez les jeunes chrétiens du Liban. L'idée telle qu'elle était conçue à l'époque, n'était pas nettement distincte du nationalisme syrien antérieur, lequel ne différait du nouvel arabisme que parce qu'il était dans l’ensemble plus imprécis. Le nationalisme arabe d'Ibrahim al- Yaziji et de ses collaborateurs n'était pas véritablement en conflit avec le nationalisme libanais dominant chez les patriotes maronites. L'idée débattue par les nationalistes chrétiens arabes du Liban remettait en cause les demandes de l'ottomanise et du pan-islamisme, mais ne représentait alors aucune menace pour les autres nationalistes libanais. Les Arabes, selon la théorie nationaliste arabe, avaient été dans le temps une grande nation avec une histoire glorieuse et une civilisation splendide ; mais au fil des années, ils étaient tombés sous la domination des Turcs et s'étaient mis à décliner. Pour inverser ce processus historique et restaurer la grandeur de la nation arabe, les nationalistes chrétiens arabes invitaient au début leurs compatriotes musulmans de toute la Syrie à se joindre à eux dans un mouvement arabe général pour s'opposer aux prétentions turques. L'ottomanisme qui menaçait d'imposer une centralisation totale devait être rejeté ; tout comme le pan-islamisme, qui menaçait de perpétuer la désunion de la nation arabe en divisant les chrétiens et les musulmans. Le pan-islamisme était aussi dénoncé comme dangereux pour une autre raison encore - il confirmait la domination turque sur les Arabes au nom de l'unité musulmane. Telle étant la position des nationalistes chrétiens arabes du dix-neuvième siècle, il n'est pas étonnant qu'ils aient fréquemment collaboré avec les nationalistes chrétiens libanais, car tous cherchaient en priorité à assurer la

256 position chrétienne en Syrie. On ne peut pas véritablement prétendre que le nationalisme arabe ait été à l'origine une invention purement chrétienne libanaise. L'idée, telle que l'avaient exposée Ibrahim al-Yaziji et son groupe chrétien, ne manqua pas de se trouver exprimée dans l'œuvre de certains écrivains musulmans contemporains, notamment 'Abd al- Rahman al-Kawakibi d'Alep (1825-1902). Jusqu'au début du vingtième siècle, les musulmans arabes demeurèrent, il est vrai, profondément conscient de leur unité politique et religieuse avec les musulmans turcs, et leur loyauté à l'égard du Sultan ottoman ne se démentit que rarement. Mais les Arabes avaient en commun de ne pas aimer les Turcs, et il ne manquait pas de préventions mutuelles et de tensions entre les deux races que les nationalistes arabes de la première heure puissent exploiter. Toutefois, à la fin du dix-neuvième siècle, les circonstances ne favorisaient pas l'expansion du nationalisme arabe parmi les musulmans syriens. 'Abd al- Hamid II, qui accéda au sultanat en 1876, était profondément déçu par la réaction chrétienne à l'égard des réformes séculières de cette période. Étant donné que les nationalistes chrétiens sous son autorité persistaient dans leur séparatisme, il se détourna graduellement du laïcisme des réformateurs ottomans (l'Ottomanisme) et commença à chercher principalement le soutien de ses loyaux sujets musulmans. Exaltant son autorité de Calife de l'Islam, 'Abd al-Hamid II se fit le champion du très populaire mouvement pan-islamique et favorisa particulièrement les musulmans non-turcs de l'Empire, surtout les arabes qui formaient dans leur ensemble le groupe le plus important. Dans ces conditions, les musulmans arabes de Syrie et d'ailleurs avaient peu à gagner en s'opposant à leur Sultan Calife et n'étaient pas du tout tentés de se joindre à leurs compatriotes chrétiens pour

257 réclamer une séparation partielle ou totale de l'empire ottoman musulman au sein duquel ils bénéficiaient d'un statut privilégié. Tant que 'Abd al-Hamid II resta sultan, le nationalisme arabe demeura en majorité un mouvement séparatiste chrétien en Syrie, s'attirant peu ou pas de soutien musulman.

Mais en 1908, la situation changea radicalement dans l'Empire ottoman. Travaillant en liaison avec l'armée, les Jeunes-Turcs héritiers du groupe réformiste du dix-neuvième siècle, organisèrent une révolution réussie contre 'Abd al-Hamid II, le déposèrent l'année suivante et placèrent sur le trône un faible, son frère Muhammad V. A la fin du dix-neuvième siècle, les Jeunes-Turcs et 'Abd al-Hamid II étaient pareillement revenus de l'ottomanisme. Toutefois, alors que le Sultan avait abandonné cette idée séculière au profit du pan-islamisme, les Jeunes-Turcs continuaient à penser essentiellement en termes laïques et développèrent un nationalisme turc, proclamant que les Turcs étaient une race à part investie d'une mission spéciale de direction de l'Empire ottoman et de l'Islam. Ce nationalisme turc, opposé au séparatisme chrétien et peu désireux d'accorder une reconnaissance séparée aux Arabes et aux autres musulmans non-turcs, commença à éclipser le pan- islamisme dans la politique et les positions ottomanes lorsque les Jeunes-Turcs, après 1909, s'emparèrent du gouvernement ottoman. Il devint rapidement clair que la centralisation de l'Empire ottoman, qu'avaient mise en œuvre les réformateurs du dix-neuvième siècle, devait donc s'accompagner d'une tentative de «turquification » délibérée de tous les peuples de l'empire aussi bien musulmans que non-musulmans.

258 La nouvelle politique introduite par les Jeunes-Turcs allait provoquer une forte réaction chez les musulmans arabes de Syrie qui, jusqu'à ce moment-là, avaient considéré les Turcs principalement comme des frères par l'Islam. Comme le régime des Jeunes-Turcs d'Istanbul mettait l'accent sur la suprématie turque, abandonnait la forme hamidienne du pan- islamisme, et témoignait souvent du mépris pour les populations sujettes, les jeunes musulmans arabes se sentirent partout aliénés et mécontents. Beaucoup d'entre eux, surtout en Syrie, commencèrent à se retourner contre les Turcs, certains faisant même complètement fi de leur ancienne loyauté envers l'état ottoman. En peu de temps, un vigoureux mouvement nationaliste arabe se mit à prendre de l'ampleur parmi les musulmans de Syrie, avec des centres actifs à Damas, Alep, et Beyrouth. Ce nationalisme musulman arabe ressemblait à celui des chrétiens en ce qu'il insistait sur la langue et l'héritage arabe comme base d'unité; les nationalistes arabes musulmans et chrétiens pouvaient donc coopérer largement dans leurs efforts pour propager leur idéal nationaliste. Aux yeux de certains chrétiens, toutefois, une difficulté majeure devint rapidement apparente. Alors que leurs collègues musulmans, en théorie, mettaient l'accent sur l'aspect laïque du mouvement nationaliste arabe, il leur était pratiquement impossible, en pratique, de dissocier l'arabisme de l'Islam.

La rapide adhésion musulmane au nationalisme arabe après 1909 changea radicalement la nature et le cours du mouvement nationaliste arabe. Pendant trente ans ou plus le mouvement avait principalement dû son inspiration au séparatisme chrétien et avait été, dans l'ensemble, opposé au pan-islamisme. Tant qu'il ne progressait pas parmi les

259 musulmans, ses chances finales de succès semblaient faibles. Après 1909, la situation changea totalement. Le nationalisme arabe, à présent à direction musulmane, devint une force importante avec laquelle le gouvernement des Jeunes-Turcs à Istanbul devait compter. Des sociétés secrètes dans les principales villes de Syrie établirent des contacts politiques avec les puissances étrangères et commencèrent à établir des plans sérieux de séparation des Arabes et de l'Empire ottoman. Les chrétiens étant maintenant chez eux en minorité, les nouveaux nationalistes arabes cessèrent d'être sérieusement concernés par l'opposition séculariste au pan- arabisme. Au contraire, leurs efforts se portèrent contre la politique des Jeunes Turcs de «turquification» et de centralisation. Voyant plus loin que la Syrie unie envisagée par les premiers nationalistes, ils parlaient de l'établissement d'un empire arabe indépendant et très étendu, qui comprendrait tous les pays musulmans arabophones.

Alors que le nationalisme arabe, sous la direction musulmane, commençait à prendre une nouvelle forme, l'attitude chrétienne à son égard changea naturellement. Dans l'intérieur de la Syrie, les chrétiens, nettement minoritaires, jugeaient peu sage de s'opposer à ce nouveau courant, malgré la coloration nettement musulmane qu'il avait prise. Les nationalistes musulmans de ce pays soutenaient que leur mouvement était purement séculier, ce qui ne donnait à leurs partenaires chrétiens aucune raison de lui retirer leur soutien. Mais au Liban, l'attitude la plus répandue parmi la majorité des chrétiens était complètement différente. Jamais tout à fait satisfaits de la formule nationaliste arabe, les nationalistes chrétiens libanais, qui étaient essentiellement des maronites et des grecs-catholiques, furent de plus en plus soupçonneux

260 vis-à-vis du nationalisme arabe lorsque celui-ci s'avéra être un mouvement majoritairement musulman. Comme les nationalistes arabes musulmans, les chrétiens libanais étaient opposés au gouvernement ottoman et attendaient avec impatience d'obtenir l'indépendance totale de leur pays. Sur ce problème immédiat les nationalistes libanais et arabes étaient d'accord. Mais aux yeux des patriotes libanais, l'objectif ultime des nationalistes arabes musulmans menaçait de créer une situation à laquelle le maintien de la domination ottomane était encore préférable. Dans l'Empire ottoman, les Libanais jouissaient d'une autonomie privilégiée qu'au minimum ils entendaient bien préserver. Il n'y avait aucune certitude qu'une telle autonomie puisse être maintenue dans un empire arabe. En cas de dissolution de l'Empire ottoman, les chrétiens libanais n'étaient pas disposés à accepter une autre forme de suzeraineté musulmane ; ils craignaient en particulier que les Arabes, au nom du sécularisme arabe, n'imposent leur propre domination musulmane au Liban bien plus complètement que ne l'avaient fait les Turcs.

Les premières divergences entre les nationalismes libanais et arabe sont peut-être apparues peu après 1909. Mais ce ne fut qu'à la fin de la Première Guerre mondiale qu'elles prirent de l'ampleur. Au début de la guerre, les nationalistes libanais et arabes, unis contre les Turcs, furent forcés de continuer à collaborer. En 1915 et 1916 un total de trente-trois chefs de ces deux groupes furent inculpés de haute trahison à cause de leurs contacts avec les alliés et pendus publiquement à Beyrouth et à Damas. Le martyre commun de ces dirigeants, qui venaient des familles les plus importantes du Liban et de Syrie, créa, pendant un moment, l'illusion que les nationalistes libanais et arabes combattaient pour une cause commune. En

261 juin 1916, la révolte du Sharif Husayn dans le Hijaz modifia complètement la situation. Poussé par les Britanniques, qui encourageaient la rupture entre les Arabes et les Turcs car cela faisait partie de leur stratégie militaire, le Sharif Husayn commença sa révolte le 5 juin en proclamant les Arabes indépendants du gouvernement turc. Le 5 novembre, il se proclama lui-même «Roi des pays arabes». Dès lors, la rumeur se répandit qu'après la guerre le Sharif, avec l'aide des Britanniques, accomplirait le rêve pan-arabe d'un grand empire arabe. Dans les cercles nationalistes arabes de Syrie, l'enthousiasme pour la révolte sharifienne ne connut pas de limites. Les musulmans, à Damas, à Beyrouth et dans d'autres villes syriennes importantes se mirent bientôt à considérer le Sharif Husayn et, plus particulièrement son vaillant fils Faysal, comme les incarnations vivantes du nationalisme arabe et comme les sauveurs de la nation arabe face aux Turcs. Parmi ceux qui étaient prêts à applaudir à l'établissement d'un empire arabe sharifien, il y avait un certain nombre de chrétiens, essentiellement des grecs-orthodoxes ou des protestants. Mais au Liban, les maronites et les grecs- catholiques, ainsi que la majorité des autres chrétiens, se dressaient fermement contre toute incorporation de leur pays dans un grand état arabe. Les partisans du mouvement sharifien comptant sur l'aide britannique, les séparatistes libanais cherchèrent le soutien de la France, leur protectrice traditionnelle, l'implorant de les aider à assurer un Liban indépendant.

La France n'avait pas besoin d'encouragements lorsque ses intérêts traditionnels en Syrie étaient en jeu. En avril mai 1916, peu avant que n'éclate la révolte sharifienne, son ancien consul à Beyrouth, François Georges-Picot, avait négocié un

262 accord spécial avec Sir Mark Sykes, représentant la Grande- Bretagne, qui garantissait à la France une position prédominante en Syrie après la guerre. Selon les termes de l'accord Sykes-Picot1158, l'ensemble du territoire syrien à l'ouest d'Alep, de Hama, de Homs et de Damas, à l'exclusion de la Palestine, devait être inclus dans une zone spéciale où la France serait libre d'établir toute forme d'administration à sa convenance. L'intérieur de la Syrie, ainsi que la région de Mossoul dans le nord de l'Irak, devaient de plus former une zone d'influence française, bien qu'elles ne dussent pas être effectivement placées sous contrôle français. Plusieurs mois avant que l'accord Sykes-Picot ne fût conclu, la Grande- Bretagne qui connaissait très bien les intérêts français en Syrie en avait déjà averti le Sharif Husayn. Dans les négociations avec le Sharif qui aboutirent en fin de compte à la révolte arabe, le Haut-Commissaire britannique en Egypte, Sir Henry Mc Mahon expliqua clairement que la Syrie occidentale ne pouvait être considérée comme purement arabe ; pour cette raison et en raison aussi de l'intérêt de son alliée la France, la Grande-Bretagne ne pouvait accepter d'inclure cette zone dans le royaume arabe que le Sharif se proposait d'établir. Le Sharif, pour sa part, persistait à soutenir que la Syrie occidentale, dont il considérait la population comme essentiellement arabe, ne pouvait en aucun cas être exclue du royaume arabe envisagé. Son point de vue reflétait sans aucun doute l'attitude des nationalistes arabes de Syrie. Néanmoins, pressé de conclure les négociations, le Sharif accepta finalement de s'allier à la Grande-Bretagne et de se révolter contre les Turcs, sans obtenir aucune assurance sur ce point important159.

158 Pour le texte de cet accord voir George Antonius op. cil., Annexe B., pp. 428-30 159 Voir la Correspondance de McMahon dans Ibid., Annexe A, pp. 413-17. 263 En janvier 1917, la révolte du Sharif Husayn dans le Hijaz avait visiblement réussi ; au mois de juillet ses forces arabes, conduites par son fils Faysal, protégeaient le flanc droit du général Allenby pendant sa lente progression à travers la Palestine. Allenby prit Jérusalem le 9 décembre ; ce ne fut que l'été suivant qu'il réussit une nouvelle avancée importante. Le 18 septembre 1918, au cours de la bataille de Megiddo dans le nord de la Palestine, les Turcs subirent une défaite décisive et commencèrent une retraite hâtive. A la fin d'octobre, la Syrie tout entière était aux mains des Britanniques. Dans l'intervalle, Faysal, dont l'armée avait pénétré dans Damas le 1er octobre, y avait formé un gouvernement militaire arabe qui, au nom du Sharif, revendiquait l'autorité sur toute la région occupée. A Beyrouth, l'effondrement du contrôle ottoman précéda de plusieurs jours l'occupation alliée. Le 1er octobre, le gouverneur turc déchu, Mumtaz Bey passait les pouvoirs à un notable musulman de la ville, 'Umar al-Da'uq. Un gouvernement arabe fut immédiatement proclamé à Beyrouth, faisant flotter le drapeau sharifien sur les bâtiments publics, tandis que Shukri Pacha al-Ayyubi, un des hommes de Faysal, était envoyé avec une armée pour occuper symboliquement la ville.

Ces événements du Liban et de Syrie ne plaisaient ni aux Français ni aux nationalistes chrétiens du Liban. La France, toutefois, avait pris des précautions. Pendant la guerre, tandis que les représentants du gouvernement britannique cultivaient l'amitié du Sharif Husayn et des nationalistes arabes, le ministère français des Affaires étrangères maintenait des contacts étroits avec les nationalistes libanais au Liban et à l'extérieur. Lorsqu'on sut que la Grande-Bretagne encourageait les nationalistes arabes, des comités de libanais

264 et d'émigrants catholiques syriens se formèrent dans le monde qui demandait avec insistance aux alliés de s'opposer aux prétentions panarabes. Ces comités, fortement francophiles, coopéraient volontiers avec la France et soutenaient ses vues sur la Syrie. La France les encouragea donc, et, en 1917, un comité central, le comité Central Syrien, fut formé à Paris pour coordonner leurs activités. Dans le même temps, la division navale française du Levant, établie sur l'île d'Arwad au large de la côte syrienne, surveillait les événements syriens et maintenait un contact direct avec les nationalistes chrétiens du Liban160. Les Britanniques, tenus par l'accord Sykes-Pïcot de respecter les visées françaises en Syrie, ne s'opposèrent pas à ces activités.

L'occupation sharifienne de Beyrouth fut vraiment un choc pour les Français, comme elle le fut pour l'opinion nationaliste chrétienne libanaise. Les nationalistes chrétiens et les Français furent encore plus choqués lorsque Shukri Pacha al-Ayyubi quitta Beyrouth pour visiter B'abda, siège du Mutassarrifiat libanais, où il hissa le drapeau arabe et, au nom du gouvernement sharifien convoqua le Conseil Administratif libanais qui avait été dissous par les Turcs en 1915. Habib Pacha al-Sa'd, président maronite du Conseil, fut donc appelé pour assumer le gouvernement du Liban au nom du roi Husayn. Mais la domination sharifienne au Liban dura à peine une semaine. Le 7 octobre, en accord avec le Général Allenby, un petit contingent débarqué de bateaux français fit son apparition à Beyrouth. Le lendemain Allenby lui-même pénétra dans Beyrouth avec ses forces britanniques, accompagné d'un détachement français commandé par le

160 3. Stephen Hemsley Longrigg, Syria and Lebanon under French Mandate (London, 1958), p. 53. 265 colonel de Piépape. Sur l'ordre d'Allenby, Shukri Pacha al- Ayyubi dût quitter Beyrouth, le drapeau arabe fut retiré des bâtiments publics, et le gouvernement arabe de 'Umar al- Da'uq remit l'autorité au colonel de Piépape en qualité de gouverneur militaire. Seul le Conseil Administratif du Mont- Liban, que Shukri Pacha avait à nouveau convoqué, fut autorisé à demeurer comme organe local de gouvernement, puisque son allégeance au gouvernement sharifien de Damas avait été une affaire de pure commodité temporaire. Ce ne fut qu'à la fin du mois que Tripoli, la dernière ville libanaise importante, tomba aux mains des Alliés. Dans l'intervalle, le 24 octobre, Allenby avait établi les grandes lignes d'une administration militaire de la Syrie. En tant que territoire ennemi occupé, la région devait être divisée en trois zones : une zone sud britannique (la Palestine), une zone est arabe (l'intérieur de la Syrie), et une zone nord française (le Liban et les côtes de la Syrie). Lorsque le 18 décembre, la Cilicie fut appelée zone nord, les côtes de la Syrie et le Liban au sud devinrent la zone ouest, et gardèrent ce nom jusqu'en 1920.

On peut dire que l'histoire du Liban moderne a commencé en 1918 avec l'occupation française. Lorsque Allenby annonça la division de la Syrie occupée en trois zones, le colonel de Piépape, jusqu'alors gouverneur militaire de Beyrouth devint administrateur principal de la zone française. François Georges-Picot, qui avait été nommé Haut-commissaire de France dans le Levant dès avril 1917, pouvait alors assumer sur place les fonctions de son poste; mais comme Georges- Picot ne put s'établir de façon permanente à Beyrouth avant janvier 1919, il envoya un adjoint, Robert Coulondre, prendre en charge les affaires jusqu'à son arrivée. Dans l'intervalle, un bateau de guerre français avait ramené chez lui à Beyrouth

266 l'influent avocat maronite Emile Eddé161, ardent nationaliste libanais et francophile, qui, condamné à mort par les Turcs, avait passé les années de guerre en France. Pendant quelques semaines, Eddé devint le principal conseiller local de Coulondre et acquit rapidement un grand prestige.

Georges-Picot n'était pas encore arrivé à Beyrouth lorsque des heurts violents entre Coulondre et Eddé amenèrent ce dernier à quitter son poste au quartier général du Haut-commissariat français. Mais la faveur initiale témoignée à Eddé avait indiqué dès le départ le type de politique que les Français avaient envisagé pour le Liban. L'administration française dans ce qu'on appelait la zone ouest, dès qu'elle fut établie, montra sa détermination à réaliser les aspirations légitimes des nationalistes libanais. Coulondre, pendant son bref séjour à Beyrouth, ne fit pas mystère des intentions françaises, et, en une occasion, déclara publiquement que la France était venue au Liban essentiellement pour protéger ses amis maronites et soutenir leurs intérêts. En conséquence, partout où allèrent les représentants de la France dans le Liban occupé, ils furent accueillis par des foules de maronites enthousiastes qui déchargeaient leurs pistolets en l'air et les saluaient par des acclamations virulentes. Les intérêts français et maronites convergeaient visiblement. Si la France avait besoin d'un Liban amical avec une majorité chrétienne comme base de sa politique syrienne, les maronites et les autres chrétiens libanais avaient besoin de la protection française pour leur pays contre les prétentions pan-arabes. La solidarité entre les deux parties était particulièrement urgente dans la mesure où

161 Forme francisée de Iddi. 267 Faysal et son gouvernement arabe contrôlaient toujours la zone est et réclamaient à cor et à cri une Syrie arabe unifiée.

Les maronites s'avérèrent immédiatement des alliés utiles pour les Français. En 1919, tandis que les cercles américains et britanniques à Paris soutenaient les positions pan-arabes de Faysal à la conférence de la Paix, des délégations maronites, dont l'une conduite par le patriarche Ilyas al-Huwayyik en personne, se rendirent à Versailles pour insister sur un Liban indépendant et élargi sous la protection française. Le Comité Central Syrien et d'autres comités libanais à l'étranger soutinrent aussi les revendications séparatistes libanaises ; ce fut aussi le cas de la délégation envoyée par le Conseil Administratif libanais qui voulait plaire aux Français et faire oublier ses brefs liens avec les sharifiens à Damas. Cette dernière délégation était composée de trois membres chrétiens, un musulman et un druze, et Émile Eddé en était le membre chrétien le plus éminent. A la Conférence de la Paix, le conseil suprême avait décidé d'établir des mandats pour tous les territoires occupés auparavant sous domination turque ou allemande. On suggéra que ces territoires n'étaient absolument pas prêts pour l'indépendance. Certains, comme les colonies allemandes en Afrique ou en Extrême-Orient, étaient visiblement primitifs et avaient besoin au cours de longues périodes de la tutelle de puissances mandataires avant d'être prêtes à gérer leurs propres affaires. Le Liban, la Syrie, la Palestine et l'Irak ne pouvaient absolument pas être comparés à ces régions arriérées. En tant que pays relativement avancés, ils étaient capables dans une large mesure de se gouverner eux-mêmes. Néanmoins, on insista sur la nécessité d'établir des mandats français et britanniques sur ces contrées afin de les préparer à l'indépendance totale.

268 En Syrie, les cercles nationalistes arabes protestèrent vigoureusement contre la proposition de gouvernements mandataires. Faysal et son gouvernement refusaient de l'envisager sous aucune forme. Mais dans la zone ouest les catholiques maronites et grecs trouvaient l'idée bonne et considéraient qu'un mandat français était peut-être pour le moment la meilleure garantie possible pour un Liban séparé et indépendant.

Le 28 avril 1920, malgré les vives protestations de Damas, le conseil suprême allié, réuni à San Remo, proposa le Mandat pour «la Syrie et le Liban>> à la France. La nouvelle causa un choc à Damas ; au Liban, la majorité des chrétiens l'accueillirent avec satisfaction. L'accomplissement de toutes les aspirations du Liban semblait proche. Le général Henri Gouraud, qui était arrivé à Beyrouth le 21 novembre 1919 en qualité de commandant en chef et Haut-commissaire français était un catholique dévot dont la présence même au Liban rassurait les chrétiens. Pendant l'été 1920, Gouraud prit les mesures nécessaires pour rendre le Mandat effectif dans toute la Syrie. Le 22 juillet, les forces françaises sous son commandement battirent les forces arabes de Faysal au col de Maysaloun, de l'autre côté de l'Anti-Liban et occupèrent Damas. A la fin du mois, Faysal avait quitté la Syrie; la zone est, ainsi que la zone ouest étaient à présent complètement aux mains des Français. Il était alors possible pour Gouraud de réaliser les arrangements constitutionnels nécessaires pour transformer les deux zones occupées, à commencer par le Liban, en états sous mandat français. Le 31 août 1920, le Haut- commissaire publia un décret créant un Etat du Grand Liban qui comprendrait l'ancien territoire du Mutassarrifiat libanais ainsi que Beyrouth et les régions de la Békaa, Tripoli, Sidon et

269 Tyr. Le lendemain, l'Etat du Grand Liban était officiellement proclamé et un statut provisoire fut décrété pour son gouvernement.

Pendant les six années qui suivirent le Grand Liban déclaré Etat indépendant sous mandat français, fut gouverné par quatre gouverneurs français successifs nommés par le Haut- commissaire en poste : le capitaine Georges Trabaud (1920- 23), M. Privat-Aubouard (1923-24), le Genéral Vandenberg (1924-25), et Léon Cayla (1925-26). Jusqu'en 1922 Trabaud, en tant que gouverneur, fut assisté par un conseil consultatif de dix-sept membres, nommés par Gouraud pour représenter les diverses sectes du pays. Mais le 8 mars 1922, Gouraud décréta l'institution d'un conseil représentatif du Grand Liban qui fut élu au suffrage universel masculin en avril ; les sièges dans le conseil représentatif, comme dans le conseil consultatif, furent répartis selon des critères confessionnels, mais l'élection se faisait par collèges mixtes. Le conseil représentatif se réunit pour la première fois le 25 mai et élut son premier président, le politicien vétéran maronite Habib Pacha al-Sa'd, que les Français avaient jusqu'à présent eu tendance à négliger à cause de sa brève association avec Faysal en 1918. Au cours des deux années qui suivirent, deux autres maronites succédèrent à Habib al-Sa'd à la présidence du Conseil, Na'um Labaki en 1923 et Emile Eddé en 1924. Finalement en janvier 1925, le Conseil fut dissous par le Haut-commissaire, le général Maurice Sarrail (janvier-novembre 1925), qui organisa des élections en juillet. Le Conseil représentatif suivant allait voir la naissance de la République libanaise en 1926 et devenir donc la première Chambre des députés.

270 L'établissement d'une République constitutionnelle libanaise en 1926 fut en fait le résultat final d'un processus de développement politique et administratif au Liban qui débuta peu après l'arrivée du général Gouraud dans le pays en qualité de Haut-commissaire. En Syrie, Gouraud et son successeur immédiat le général Maxime Weygand (1923-24) rencontrèrent une résistance si obstinée qu'il leur fut difficile d'y introduire un système constitutionnel efficace; sous le général Sarrail, l'opposition syrienne au mandat français atteignit son apogée au cours de la révolte des druzes de Hawran, qui se transforma à la fin en une révolte syrienne générale qui dura de 1925 à 1927. Pendant ce temps-là, la vie politique continua vigoureusement au Liban, car les chrétiens, les druzes et même certains dirigeants musulmans coopéraient, malgré certaines réserves, avec les autorités mandataires. Les Libanais réclamaient en général plus d'auto- gouvernement et, en particulier, insistaient pour qu'un Libanais assure les fonctions du gouverneur français. Mais ils n'étaient pas hostiles aux nombreuses réformes importantes qu'introduisirent les Français. Robert de Caix, compétent secrétaire-général qui accompagna le général Gouraud au Liban en 1919, était le principal responsable de ces réformes. Dès son arrivée et jusqu'en 1923, pendant qu'il exerça ses fonctions sous Gouraud et Weygand, de Caix établit les fondations d'une nouvelle administration libanaise, sélectionnant parmi les diplômés des écoles françaises et des écoles missionnaires catholiques romaines un certain nombre d'assistants qui devinrent les premiers fonctionnaires du Liban moderne. Beaucoup de ces fonctionnaires restèrent en poste pendant la période mandataire et les premières années de l'indépendance. Certains d'entre eux occupent toujours des postes élevés de nos jours. De Caix introduisit d'autres

271 innovations qui elles aussi survécurent au Mandat telles que la loi électorale libanaise et la loi foncière qui organisait la propriété terrienne dans le pays. En mars 1920, probablement sur sa suggestion, le Haut-commissaire introduisit une monnaie spéciale pour la Syrie et le Liban, la livre syra- libanaise; une filiale de la Banque Ottomane impériale reçut le droit exclusif d'émettre cette monnaie, et devint la Banque de Syrie et du Liban. En même temps, à partir de 1919, le corps de la gendarmerie libanaise de la période du Mutassarrifiat fut complètement réorganisé, ainsi que les forces de police de Beyrouth, vestige de l'époque turque. De plus un sérieux effort fut fait pour rétablir la sécurité publique et mettre fin à la vague de délinquance et de banditisme qui déferla sur le pays dans les années de l’immédiat après-guerre.

La révolte de Syrie était encore dans sa première année lorsque Henry de Jouvenel, un important sénateur et directeur de journal parisien arriva à Beyrouth en décembre 1925 en qualité de premier Haut-commissaire civil. Son prédécesseur le général Sarrail, par son singulier manque de bon sens, avait fait beaucoup pour provoquer la révolte syrienne ; il avait également choqué les cercles maronites et les autres chrétiens par son violent anticléricalisme. De Jouvenel s'attacha immédiatement à remédier à la situation. Tout en prenant des mesures d'urgence pour restaurer l'ordre en Syrie, il tourna principalement son attention vers le développement constitutionnel du Liban. Dès octobre 1924, le général Weygand, en tant que Haut-commissaire, avait promis au Liban un progrès constitutionnel. Mais Weygand quitta son poste avant la fin de l'année. Dès son arrivée, de Jouvenel réunit immédiatement le Conseil représentatif libanais afin de rédiger un plan de constitution. Le Conseil, élu en juillet 1925,

272 assuma donc les fonctions d'une assemblée constituante, forma un comité de rédaction, et approuva le 23 mai 1926 le texte d'une constitution qui transformait l'Etat du Grand Liban en République Libanaise. De Jouvenel approuva cette constitution et organisa ensuite l'élection d'un président libanais de la République. En attendant, en accord avec les nouvelles dispositions, il reconnut comme Chambre des députés le Conseil représentatif élu et nomma seize membres du Sénat nouvellement établi. Le 26 mai, les deux chambres se réunirent pour élire ensemble Charles Dabbas, important avocat grec-orthodoxe, ancien journaliste, premier président du Liban.

La Constitution libanaise servit à donner à la vie politique libanaise des bases solides. Bien qu'elle eût été supervisée par d'autres, elle était principalement l'œuvre de son comité de rédaction, parmi les membres duquel le banquier catholique romain Michel Chiha5162 (+ 1954) était peut-être le plus actif. Chrétien inébranlable et ardent patriote libanais, Chiba était aussi un homme pratique d'une profonde clairvoyance dans les affaires de son pays. D'après lui, maintenir le Grand Liban, si important pour la survie nationale du Liban, n'était possible que si les relations traditionnelles entre les diverses sectes libanaises étaient correctement comprises et maintenues. Le Liban, disait-il, était «un pays que la tradition doit défendre contre la force »163. En conséquence, alors que la Constitution que Chiba avait contribué à élaborer déclarait clairement que les frontières du Liban étaient intangibles, et exigeait du président de la République élu qu'il fasse serment de loyauté à

162 Forme francisée de Shiha ; Michel Chiha, important auteur et intellectuel, a écrit essentiellement en français. 163 Cité par Pierre Rondot, Les Chrétiens dOrient (Paris, 1955), p. 252. 273 la «nation libanaise», elle n'essayait en aucune façon d'établir des principes de coopération entre les diverses confessions, préférant laisser le processus traditionnel d'échange se dérouler spontanément. Ainsi la Constitution exigeait une représentation équitable des diverses sectes dans l'administration ; mais elle ne fixait pas de quotas pour cette représentation proportionnelle et ne réservait pas de postes spécifiques au gouvernement pour chaque secte. Ces problèmes devaient être réglés par conventions tacites, selon les circonstances.

Dès l'instant où la Constitution libanaise fut proclamée, les nationalistes impatients dénoncèrent les dispositions qu'elle contenait relativement aux prérogatives du mandat français. D'après le texte, le gouvernement libanais devait être entièrement libre pour la gestion des affaires intérieures du Liban. Mais le contrôle des affaires étrangères était réservé à la France. De plus, le Haut-commissaire français devait avoir le droit de veto sur tout texte de loi fondamental et il pouvait également dissoudre l’assemblée, suspendre la constitution et gouverner par décret. En pratique, les pouvoirs du Haut- commissaire étaient encore plus étendus. En nommant des conseillers français aux divers postes du gouvernement, il pouvait exercer un contrôle à tous les niveaux administratifs. La République libanaise, telle qu'elle fût proclamée en 1926, était en fait entièrement sous tutelle française, situation symbolisée dans la constitution par le dessin du drapeau national libanais sur le modèle du drapeau tricolore français, avec un cèdre surimposé, et par le fait que le français était la deuxième langue officielle de la République.

274 Les dispositions spéciales de la Constitution libanaise concernant les prérogatives mandataires demeurèrent en vigueur jusqu'à 1943, époque où le mandat fut complètement terminé. Dans l'intervalle, pendant les trois premières années de la république, la structure de base du gouvernement libanais tel qu'il avait été défini dans les termes originaux de la constitution s'était avérée impraticable et avait été révisée. D'après le texte primitif, le législatif libanais devait être formé de deux assemblées: une chambre des députés élue qui siégeait pendant quatre ans, et un sénat dont le président nommait sept des seize membres et qui siégeait pendant six ans. Le président, élu par les deux assemblées réunies en congrès, devait être en poste pour un mandat de trois ans renouvelable. Pour un petit état comme le Liban ces dispositions s'avérèrent rapidement «trop élaborées ... et trop facilement manipulées par les politiciens au détriment d'une bonne administration»7164. En conséquence, en octobre 1927, un premier amendement constitutionnel abolit le Sénat. Un deuxième amendement porta en avril 1929 le mandat présidentiel à six ans et le rendit non renouvelable.

Après les dix premières années de mandat français, la république libanaise bénéficiait déjà d’un système de gouvernement qui fonctionnait. Les adversaires du régime mandataire pouvaient toujours critiquer « les pouvoirs d'interférence français non définis mais envahissants »165, mais ils ne pouvaient nier que des progrès politiques avaient été accomplis. Pour ce qui concernait les capacités techniques du gouvernement, le Liban, en 1930, était en bonne voie pour devenir un état moderne. Mais un important problème n'était

164 Stephen Hemsley Longrigg, op. cit., p. 171. 165 Ibid. 275 pas résolu et n'avait rien à voir avec les capacités techniques du gouvernement. Il concernait l'attitude des musulmans libanais à l'égard du Liban.

En 1920, lorsque le territoire du Liban fut agrandi pour inclure les villes côtières, la région de Tyr et la Békaa, la majorité musulmane des districts annexés se trouva désavantagée. En tant que musulmans ou arabes nationalistes, les sunnites et les chiites considéraient que leur incorporation à l'Etat libanais sous domination chrétienne signifiait pour eux une séparation permanente du monde musulman arabe. En conséquence, à peine le Grand Liban avait-il été proclamé que les deux groupes protestèrent très fort, contestant la nouvelle organisation territoriale et exigeant l'union immédiate de leurs districts avec la Syrie. En s'opposant à l'établissement d'un Liban agrandi et distinct, les sunnites et les chiites pouvaient compter sur l'aide des grecs-orthodoxes, parmi lesquels le nationalisme arabe chrétien du dix-neuvième siècle réussissait encore à susciter un certain enthousiasme. Ils trouvèrent aussi un soutien auprès des druzes libanais, surtout à l'époque de la révolte syrienne (1925-27) lorsque les druzes du Hawran combattaient les Français de l'autre côté de la frontière libanaise. Les druzes étaient trop peu nombreux dans le Grand Liban pour avoir un poids réel dans le gouvernement ; en conséquence, ils essayèrent d'affirmer leur importance politique dans l'opposition. De plus les druzes, comme les grecs-orthodoxes étaient mécontents de la faveur spéciale témoignée par les Français aux maronites, et étaient peu enclins à faire preuve de loyauté à l'égard d'un état dont les maronites formaient la composante principale.

276 L'opposition grecque-orthodoxe et druze envers le Grand Liban, même au départ, était relativement modérée. A la longue, une grande partie des chiites cessa elle aussi de s'opposer à ce nouvel état, car ils réalisèrent progressivement que le statut de grande minorité au Liban était meilleur pour leur communauté que celui de petite minorité dans une Syrie à dominante sunnite. Mais la résistance marquée des sunnites, qui se manifesta pour la première fois en 1920, dura jusqu'à la fin du Mandat. Pendant longtemps, les sunnites importants refusèrent de prendre part à la gestion des affaires libanaises et ceux qui le firent étaient très suspects aux yeux de leurs coreligionnaires. En 1925, il y eut une grande agitation musulmane, surtout parmi les sunnites, lorsqu’Henri de Jouvenel demanda au Conseil représentatif de rédiger une constitution pour le Liban. Les chefs musulmans protestèrent à l'époque parce qu'ils ne voulaient absolument pas d'une constitution libanaise qui confirmerait les nouvelles frontières du pays. Plus tard, au cours de l'été 1928, des musulmans libanais importants se rendirent à Damas pendant une session de l'assemblée constituante syrienne, exigeant que les demandes des districts musulmans du Liban soient prises en compte dans la constitution syrienne alors en gestation. De semblables démonstrations de sentiments unionistes vis-à-vis de la Syrie, bien qu'elles n'aient eu aucun résultat concret, inquiétèrent néanmoins les autorités mandataires françaises et donnèrent aux chrétiens du Liban un sentiment considérable d'insécurité.

C'était essentiellement pour calmer l'opposition musulmane dans le pays que les Français proposèrent en 1926 la candidature de Charles Dabbas à la présidence. Pour les musulmans libanais, Dabbas, un grec orthodoxe, était bien

277 plus acceptable comme chef de l'état que n'importe quel chef maronite. Les Français l'appréciaient en outre parce qu'il était francophile; les maronites l'aimaient parce que c'était un chrétien nationaliste libanais du comité de Paris ; et son élection en qualité de président allait forcément plaire à sa propre communauté grecque-orthodoxe. De petites sectes libanaises comme les druzes le préféraient également de loin à un président maronite. Le Haut-commissariat français n'eut aucune difficulté peur obtenir son élection par le Sénat libanais et la chambre des députés en 1926 et sa réélection en mars 1929 pour un autre mandat de trois ans. Pendant la durée de ses deux mandats, Dabbas s'avéra un président compétent et réussit à rester populaire aussi bien auprès des Français que des Libanais.

Lorsqu'il fut élu président pour la première fois, Dabbas confia la formation du premier cabinet libanais à Auguste Adib Pacha, un maronite qui avait eu une longue expérience des finances en Egypte et qui avait déjà occupé le poste de secrétaire général des gouverneurs français du Grand Liban. Le premier cabinet d'Auguste Adib dura moins d'un an ; mais Adib lui-même fut rappelé en mars 1930 pour diriger encore deux autres cabinets, demeurant en poste jusqu'en mai 1932, date d'expiration du deuxième mandat de Dabbas. Dans l'intervalle, trois autres maronites avaient été appelés à la tête du gouvernement libanais. L'un d'eux était l'ancien président du conseil administratif libanais, Habib Pacha al-Sa'd, qui devint premier ministre en août 1928 et resta à ce poste jusqu'en mai 1929. Les deux autres premiers ministres de cette période, qui tous deux aspiraient à la présidence, étaient plus représentatifs; L'un d'eux était Émile Eddé, l’homme que les français avaient ramené au Liban en 1918 en qualité de

278 conseiller principal du Haut-commissaire français. L'autre était Cheikh Bishara al-Khuri, cousin éloigné de Habib al-Sa'd et comme lui descendant d'une vieille famille féodale maronite. Eddé, membre de l'assemblée libanaise depuis 1922, forma son seul cabinet en 1929 et ne resta premier ministre qu'à peine plus de cinq mois. Son rival Khuri fut plus heureux et forma trois cabinets entre 1927 et 1929, et demeura premier ministre pendant presque deux ans au total.

Ce fut en fait la rivalité entre Emile Eddé et Bishara alKhuri qui domina la politique intérieure du Liban au début de la République. Eddé, plus âgé, était déjà un avocat réputé et un personnage connu de la politique en 1918, lorsque les Français le nommèrent brièvement en qualité de conseiller au Haut- commissariat. C'est dans son cabinet judiciaire, en 1912, que le jeune Bishara al-Khuri avait fait son stage d'avocat. Depuis, bien sûr, Khuri s'était lui aussi distingué dans la vie publique. En février 1920, sur la recommandation d'un père jésuite important de l'université St Joseph, le général Gouraud avait nommé Khuri secrétaire général au gouvernement du Mont Liban. Plus tard cette année-là, lorsque le Grand Liban fut créé, Khuri fut nommé membre du nouveau conseil administratif et garda ce poste jusqu'à l'élection du premier conseil représentatif en avril 1922. Après quelques années consacrées à son cabinet juridique, il revint à la politique en 1926 en tant que ministre de l'intérieur dans le premier cabinet d'Auguste Adib. L'année suivante, il forma son propre cabinet pour la première fois, effectuant ainsi dans les assemblées libanaises sa première entrée en qualité de membre nommé du Sénat. En 1927, Khuri était déjà un sérieux rival pour Eddé, son ascension rapide étant due pour partie à ses capacités politiques exceptionnelles, pour partie à ses liens

279 étroits avec les puissantes familles de la banque de Beyrouth, les Chiba et tes Pharaon. En avril 1922, peu après qu'il se soit retiré pour la première fois de la vie politique, Khuri avait épousé Laure Chiba, la sœur de Michel Chiba, l'important intellectuel et banquier libanais.

Entre Eddé et Khuri il y avait une différence marquée d'origine et de tempérament qui se reflétait dans leurs attitudes politiques différentes et aussi dans leurs analyses divergentes. Eddé, dont la famille était originaire d'un village du district de Jubayl, était culturellement très francisé, aussi à l'aise à Paris qu'à Beyrouth, et parlait bien plus couramment le français que l'arabe. A Beyrouth, il fréquentait essentiellement l'aristocratie des négociants du quartier Ashrafiyya et les quelques familles musulmanes qui évoluaient dans ce milieu, dont la plupart partageaient ses goûts français et ses attitudes culturelles. Sur le plan personnel, Eddé était arrogant, coléreux, et manquait de ressort. Sur le plan politique, il avait tendance à avoir son franc-parler et s'intéressait rarement aux points de vue autres que le sien. A tous égards, Khuri apparaissait exactement comme l'opposé de Eddé. Originaire du Jurd, dans la région druze166, Khuri était le fils d'un important fonctionnaire civil de la période du Mutassarrifiat, familiarisé dès sa prime jeunesse avec les complexités de la politique des montagnes libanaises. Comme Eddé, il avait fait son droit à Paris et parlait bien français. Mais contrairement à Eddé, culturellement Khuri demeurait plus arabe que français ; en fait, il utilisait excellemment la langue arabe. A l'inverse d'Eddé il avait une personnalité calme et réservée et le don de ne jamais paraître contrarié. De plus, alors que Eddé avait

166 La famille Khuri était une famille de cheikhs du sousdistrict maronite de Rashmayya. 280 tendance à limiter ses contacts sociaux au Haut-commissariat français et à la société sélecte de Ashrafiyya, Khuti prenait soin de maintenir de très larges contacts sociaux et politiques, et s’attachait particulièrement à développer des relations amicales avec les cercles musulmans et druzes. Parmi son groupe d'intimes, il bénéficiait du net avantage d'avoir comme ami et conseiller son beau-frère Michel Chiba, très important écrivain politique de son époque, dont le rôle capital dans la rédaction d'un projet de constitution libanaise a déjà été mentionné.

Eddé, comme la plupart des maronites du nord, considérait plutôt le Liban comme principalement une terre chrétienne. Le fait que ceci ait cessé d'être le cas après 1920 semblait lui échapper fréquemment. Il lui était difficile de saisir tout le sens des changements qui avaient résulté de l'établissement du Grand Liban, moment où les musulmans étaient devenus pour la première fois les partenaires principaux de l'Etat libanais. L'inclination naturelle d'Eddé était de considérer les musulmans comme un danger pour le Liban. Il ne sympathisait pas du tout avec leur nationalisme arabe. Il pensait que le Liban devait être considéré comme une partie du monde méditerranéen auquel la France appartenait plutôt que comme une part du monde arabe dont on dit qu'il associait au désert. Ce point de vue, naturellement, plaisait à beaucoup de Français qui voyaient dans la conception du Liban d'Eddé une garantie d'influence française continue au Proche-Orient. Mais pour ses propres concitoyens, Eddé n'était populaire que chez les chrétiens. Son incapacité à acquérir un soutien musulman consistant demeura un obstacle majeur pendant toute sa carrière politique.

281 Khuri, contrairement à Eddé, était plus un politicien pragmatique qu'un idéologue. En qualité de maronite, il était dévoué à l'entité libanaise; néanmoins, il voyait bien qu'alors qu'un Liban réduit avait peu de chances de survie, un Grand Liban; ne pourrait survivre que par une collaboration politique et sociale entre les chrétien s et les musulmans. Comme Eddé, Khùri n’était pas un nationaliste arabe et il aimait considérer que le Liban faisait partie du monde méditerranéen. Mais, en tant que réaliste, il ne pouvait ignorer le fait que son pays était géographiquement inséparable de son environnement arabophone. En conséquence, il ne voyait aucune sagesse à dénoncer le nationalisme arabe mais essayait plutôt très fort de dialoguer avec lui. Les nationalistes arabes, pensait-il, devraient être encouragés à reconnaître un Liban séparé ; une fois qu'ils l'auraient fait, le nationalisme arabe cesserait d'apparaître comme une menace et au lieu de cela serait vu comme un moyen de coopération entre le Liban et le monde arabe. Khuri différait aussi radicalement de Eddé dans son attitude envers le Mandat. Les deux hommes étaient tous deux amis de la France et admirateurs de la culture française ; mais alors qu'Eddé considérait le Mandat comme une garantie nécessaire de l'indépendance du Liban, Khuri voyait en lui un obstacle marqué à la coopération chrétienne et musulmane qui, d'après lui, pouvait seule assurer l'indépendance du Liban. Les musulmans du Liban refusaient leur loyauté au pays pour deux motifs : premièrement, ils pensaient que leur citoyenneté dans un Liban indépendant menaçait de les séparer du monde arabo-musulman ; deuxièmement, le Grand Liban était associé dans leur esprit à un contrôle politique français qu'ils détestaient. La première raison était nettement la plus importante. Toutefois, si les chrétiens pouvaient prendre la tête de l'opposition à un contrôle incessant

282 français, il y aurait quelques chances que leurs compatriotes musulmans apprécient le geste et abandonnent, en retour, leurs demandes d'union avec la Syrie.

Ce ne fut que dans les dernières années du Mandat que l'attitude politique de Khuri devint une doctrine cohérente de parti. Jusqu’en 1932, son conflit avec Eddé se poursuivit sur un plan purement personnel. Dans l'intervalle, à Beyrouth, un certain nombre de musulmans importants, dont certains venaient de Tripoli, Sidon et d'ailleurs, s'étaient établis dans des postes de direction politique, beaucoup ayant trait à la gestion de l'Etat. Pendant les deux mandats de sa présidence, Charles Dabbas pouvait compter sur le soutien musulman réel du Cheikh Muhammad al-Jisr, un juriste sunnite de Tripoli, qui présidait le sénat et plus tard la chambre des députés, sans interruption de 1926 à 1932. De nombreux musulmans critiquèrent Jisr pour sa participation au gouvernement libanais et sa coopération avec le Haut-commissariat français. Mais le succès de Jisr et le pouvoir considérable qu'il acquit au titre de président de la chambre donnèrent envie à d'autres musulmans ambitieux de suivre son exemple. Alors que' Abd al-Hamid Karami de Tripoli et Salim Salam de Beyrouth limitèrent leur activité politique à des demandes répétées d'union avec la Syrie, la génération suivante de sunnites alla un peu plus loin et revendiqua l'établissement d'un vaste empire arabe. C'était apparemment la position politique de Khayr al-Din al-Ahdab, Riyad al-Sulh, et d'autres membres de la famille Sulh qui étaient venus de Sidon pour s'installer à Beyrouth et se poser en principaux concurrents des notables musulmans locaux. Ces notables de Beyrouth, avec leurs vues obstinées d'union avec la Syrie, ne pouvaient se résoudre à accepter de coopérer avec la république libanaise et le

283 Mandat français. Etant constamment dans l'opposition, ils étaient incapables de rendre des services à leur communauté, et ils n'avaient qu'une faible autorité sur leurs partisans. Ce n'était pas le cas de Cheikh Muhammad al-Jisr ni, après sa mort, de Ahdab et des Sulh, qui tous venaient d'ailleurs que de Beyrouth. Jisr, politicien vétéran de l'époque ottomane profita facilement de l'apathie des autres chefs musulmans envers le Liban, et s'établit ainsi pour un certain temps comme le seul représentant important de sa communauté dans la république libanaise. Alors que Jisr n'était le tenant d'aucune idéologie nationaliste particulière, Ahdab et les Sulh se posèrent en principaux défenseurs du panarabisme au Liban ; ceci, toutefois, ne les empêchait pas de s'intéresser de près à la politique locale libanaise. Malgré de vives différences d'opinion politique, ils réussirent à la longue à développer des amitiés valables avec d'importants chefs chrétiens du pays, tout à fait à part des contacts qu'ils avaient établis pour eux- mêmes avec des membres du Haut-commissariat français et parmi les cercles politiques français à Paris.

Entre 1926 et 1932 la scène politique libanaise était dominée par la lutte entre Eddé et Khuri. Celle-ci devint particulièrement violente après la réélection du président Dabbas en 1929, car chacun des deux chefs maronites pouvait à présent envisager de lui succéder à la fin de son second mandat. Par contre, aucun musulman ne se présentait pour disputer la présidence à la chambre de Muhammad al-Jisr. Avec le soutien de Dabbas, et à la satisfaction des Français qui étaient désireux de voir les musulmans participer au pouvoir, il garda sans contestation ce poste important. Vers le milieu de 1931, la rivalité entre Eddé et Khuri devint une course ouverte à la présidence de la république, car l'élection devait

284 avoir lieu l'année suivante. Le Haut-commissariat français croyait-on communément, n'appréciait pas la candidature de Khuri, préférant soutenir Eddé. Mais ce dernier avait peu de chances d'être élu. Pendant la brève période où il avait été premier ministre entre 1929 et 1930, il s'était rendu très impopulaire auprès des musulmans et de leurs alliés grecs- orthodoxes par sa politique généralement anti-arabe. En particulier dans le domaine de l'éducation, où il avait renforcé l’influence des missions étrangères catholiques romaines auxquelles les nationalistes arabes ne faisaient pas du tout confiance. II avait également défié les nationalistes arabes en encourageant la propagation des idées de son ami Charles Corm10167, qui prétendait que le peuple libanais était d'origine phénicienne. Si les chances d'Eddé de devenir président étaient faibles, celles des autres candidats maronites comme Habib Pacha al-Sa'd l'étaient encore plus. Ce qu'il fallait pour empêcher Khuri d'emporter la présidence, c'était un candidat capable de le priver des votes musulmans sur lesquels il comptait. En conséquence, au début de 1932, Eddé et les autres candidats maronites se retirèrent de la campagne présidentielle. Avec leur soutien, le Cheikh Muhammad al-Jisr se présenta soudainement comme candidat musulman; ceci étant en contradiction avec l'accord tacite selon lequel seul un chrétien pourrait devenir président du Liban. Avec les musulmans, les grecs-orthodoxes et un certain nombre de députés maronites de son côté, Jisr était certain de réussir. Le patriarche maronite Antun 'Arida ne le soutenait pas, pour des raisons évidentes, mais le patriarche était opposé à Bishara al- Khuri, et on l'encouragea à croire que la candidature de Jisr

167 Ecrivain libanais bien connu, écrivant en français. Son nom, tel qu'il est orthographié ici, représente la forme francisée de l'arabe Qurm. 285 n'était qu'une simple manœuvre qu'on abandonnerait dès que les élections auraient effectivement lieu.

Le Haut-commissariat français, quoi qu'il ait pu penser de Khuri, n'était certainement pas préparé à accepter un musulman comme président du Liban. Pour lui, comme Jisr s'en rendait compte lui-même, le Liban était différent des autres pays arabes essentiellement en vertu de son caractère chrétien internationalement reconnu. Ceci rendait nécessaire que le président de la République fût un chrétien, surtout parce que les Français étaient là pour soutenir les aspirations des chrétiens168. Jisr, surestimant le nombre de musulmans du pays, pensait au départ qu'il pourrait justifier sa candidature en faisant organiser un recensement général. Ce recensement, publié le. 31 janvier 1932, prouva qu'il se trompait dans ses estimations. Néanmoins, Jisr poursuivit sa campagne, repoussant toutes les demandes de retrait. Finalement, la date des élections approchant, le Haut-commissaire français Henri Ponsot ( 1926-1933), décida de prendre une mesure arbitraire. Le 9 mai 1932 son adjoint convoqua Muhammad al- Jisr à son bureau et s'adressant à lui en tant que président de la chambre libanaise des députés, lui annonça la suspension de la Constitution. La chambre des députés fut donc dissoute et l'élection présidentielle repoussée à une date indéterminée. Le lendemain, à la demande du Haut- commissaire, Charles Dabbas accepta de garder le poste de président de la république nommé.

La question de l'élection présidentielle n'était pas la seule raison à la suspension de la constitution libanaise. Le

168 Il. Iskandar Riyashi, Qabl wa Ba'd (Beyrouth, n.d.), p. Ill. 286 comportement de la chambre libanaise était lui aussi important. Depuis qu'elle avait été établie pour la première fois en 1926, cette chambre avait gêné avec persistance les autorités mandataires en accentuant trop sa propre importance constitutionnelle pour défier le Haut-commissariat français. Les Français, dans des circonstances normales, auraient pu être d'accord pour tolérer une attitude aussi indépendante. Toutefois en 1932, la situation au Liban n'était pas tout à fait normale. Depuis le début de la dépression mondiale en 1929, le Liban souffrait de difficultés économiques auxquelles le gouvernement constitutionnel, préoccupé des rivalités de factions et de confessions, paraissait incapable de faire face. La chambre libanaise était trop impliquée dans des problèmes politiques mesquins pour être clairement consciente de la crise qui se développait. Dans ces conditions, Henri Ponsot se sentit en droit de dissoudre la Chambre et de suspendre la constitution. Mais en agissant ainsi, Ponsot fournit aux chrétiens libanais le premier motif sérieux d’opposition au Mandat. Alors que les musulmans continuaient à rejeter la tutelle française au nationalisme arabe, les partisans chrétiens de Bishara al-Khuri dénonçaient à présent ouvertement ce qui leur apparaissait comme un véritable despotisme français.

De mai 1932 à janvier 1933 le Président Charles Dabbas, maintenu au pouvoir par le Haut-commissaire français, exerça le pouvoir exécutif par l'intermédiaire des chefs libanais de l'administration agissant en Conseil de directeurs. Lors de la démission effective de Dabbas, le 2 janvier, ce Conseil continua à fonctionner comme organisme administratif sous la direction de 'Abdallah Bayhum, important musulman de Beyrouth, prenant le titre de secrétaire d'état. Les fonctions

287 de Chef de l'Etat furent assumées brièvement par un officiel du Haut-commissariat, M. Privat-Aubouard, qui avait été à un moment gouverneur du Grand Liban. Finalement, le 31 janvier, le Haut-commissaire nomma Habib Pacha al-Sa'd, alors âgé de soixante-quinze ans, pour succéder à Dabbas comme président de la République, pour un mandat d'un an qui fut plus tard prorogé à deux. Dans l'intervalle, Ponsot avait déclaré que la vie constitutionnelle serait restaurée par étapes. Donc, avant l'entrée en poste du président Habib al- Sa'd, M. Privat-Aubouard patronna l'élection d'une nouvelle chambre des députés de vingt-cinq membres, dont sept, y compris Khuri, Eddé et Dabbas, étaient nommés par le Haut- commissaire.

Malgré les critiques auxquelles elle fut localement soumise, la période du gouvernement non-constitutionnel au Liban, sous Dabbas et Sa'd, fut un temps de «consolidation et de réalisation face à de graves problèmes économiques »169. En fait, c’était plus les politiciens que les Libanais en général qui se plaignaient de la suspension temporaire de la vie constitutionnelle : au niveau populaire, il semble qu’on ait été extrêmement satisfait de l'honnêteté et de l'efficacité administrative du gouvernement de cette période.

Des coupes furent faites dans la bureaucratie pléthorique, des réductions de salaires imposées, la gendarmerie et la police allégées. Un certain nombre de réformes administratives et fiscales furent décidées, des directions réunies, les pouvoirs des chefs de village définis. La crise financière empêchait les réductions d'impôts qui étaient demandées avec insistance ; mais on économisa pour les

169 Stephen Hemsley Longrigg op. cit., p. 204. 288 travaux publics, on fit progresser les installations portuaires, les marchés agricoles et d'autres domaines. Lorsqu'on découvrit des cas de corruption, ils furent portés devant les tribunaux ; mais la lenteur des progrès acquis ... démontra de nouveau la force des influences familiales et confessionnelles170.

Le 1er février 1934, sans en référer à la Chambre des Députés, le Haut-commissaire imposa un Code Civil de Procédure qui remplaça le code Ottoman de 1911 toujours en vigueur.

D'un trait de plume osé, le pouvoir mandataire régularisa des pratiques, des procédures et des pénalités judiciaires déjà existantes, réforma l'organisation judiciaire en place, et promulgua un code moderne171.

Avec l'élection de la nouvelle chambre des députés en 1934, la vie politique libanaise reprit graduellement son cours. Mais pendant trois ans encore, aucun gouvernement libanais ne fut formé, l'administration restant dans les mains d'un secrétaire d'état jusqu'à janvier 1937. 'Abdallah Bayhum garda son poste pendant la présidence de Habib al-Sa’d. Dans l’intervalle, et sur un plan politicien, la vieille lutte entre Émile Eddé et Bishara el-Khuri reprit avec une nouvelle ardeur. Les partisants de Khuri exigeaient à présent la remise en vigueur intégrale de la constitution et s'intitulant donc eux-mêmes le Bloc Constitutionnel. Comme le deuxième mandat du président Sa'd approchait de son terme, la lutte Eddé-Khuri atteignit son paroxysme, le journal français local l'Orient lançant de violentes attaques contre Khuri et le puissant milieu d'affaires

170 Ibid. 171 George Grassmuck et Kamal Salibi, A Manualof Lebanese Administration (Beyrouth, 1955), p. 9. 289 qui le soutenait alors que la publication rivale Le jour, sous la houlette de Michel Chiba, lui rendait la pareille avec un égal venin. Enfin, en décembre 1935, le Haut-commissariat annonça qu'un nouveau président serait choisi par le législatif libanais pour succéder à Habib al-Sa'd. Le nouveau président recevrait un mandat de trois ans non renouvelable, et la chambre des députés fut convoquée pour le 20 janvier 1936, afin de procéder à l'élection.

Le comte Damien de Martel, qui avait succédé à Henri Ponsot comme Haut-commissaire en 1933, ne s'intéressait pas personnellement à la lutte Eddé-Khuri. Dans l'ensemble, la rivalité féroce entre les deux chefs maronites semble l'avoir plutôt amusé qu'inquiété. Bien qu'il ait sans doute suivi la politique traditionnelle de sa fonction en favorisant Eddé, il ne tenait absolument pas à en faire un président puissant. En outre, le Haut-commissaire semble avoir eu une bonne opinion de Khuri. Toutefois, lorsque la chambre libanaise se réunit pour l'élection, Eddé l'emporta devant son rival Khuri par une voix de majorité. Pour les Libanais, ce résultat comblait à merveille les vœux de Martel, car cela amenait à la présidence un Eddé faible qui était forcé de s'appuyer fortement sur le Haut-commissariat pour exercer son autorité.

Lorsqu’Emile Eddé fut élu, Bishara al-Khuri demeura à la Chambre des députés le chef de file d'une opposition organisée. Il continua à exiger le rétablissement intégral de la Constitution, et insista sur la négociation d'un traité franco- libanais pour remplacer le système du mandat. Déjà, dans la Syrie voisine, une grève générale de six semaines à Damas avait été suivie le 1er mars 1936 par l'ouverture de négociations pour un traité franco-syrien. Le Bloc

290 Constitutionnel, encouragé par l'exemple syrien, soumit ensuite le 3 mars un mémorandum à la chambre des députés libanaise, exigeant que des négociations similaires soient ouvertes au Liban. La réponse française fut encourageante.

Dans l'intervalle, lors de son entrée en poste, Eddé avait renvoyé le secrétaire d'état musulman 'Abdallah Bayhum et nommé à sa place un protestant d'origine maronite, Ayyub Thabit, qui était connu pour être un chrétien libanais nationaliste ayant son franc-parler en même temps qu'un homme d'une scrupuleuse intégrité. En temps ordinaire, les musulmans du Liban se seraient fortement opposés à la nomination de Thabit. Mais, pour l'heure, ils étaient aux prises avec des problèmes qu'ils considéraient comme fondamentaux. Les troubles qui secouèrent la Syrie au début de 1936 eurent leur écho au Liban où les boutiques furent fermées à Beyrouth et des manifestations organisées à Tripoli et à Sidon. Lorsque les négociations préliminaires pour le traité franco-syrien débutèrent en mars à Beyrouth, les musulmans libanais, et particulièrement les sunnites, commencèrent à réclamer de nouveau le rattachement des villes côtières musulmanes et de la Békaa à la Syrie. En conséquence, le printemps et l'été 1936 au Liban furent une époque de conflit aigu des nationalistes et des sectes, car les groupes favorables à l'union syrienne faisaient de l'agitation pour leurs revendications avec une vigueur sans précédent, alors que les groupes nationalistes libanais s’organisaient pour s’opposer à eux.

L’agitation musulmane au Liban au début de 1936 pris un tournant important le 10 mars, lorsqu'une «Conférence de la Côte» réunie dans la maison de Salim Salam, à Beyrouth,

291 dénonça quasi unanimement le « détachement » des districts musulmans de la Syrie, et exigeant leur « réintégration » dans l'Etat Syrien172. Cette « Conférence de la Côte » reflétait le point de vue du plus grand nombre des musulmans du Liban, comme une conférence précédente du même nom l'avait fait trois ans plus tôt. En 1936, toutefois, assistèrent à la conférence les membres d'un groupe devenu récemment important, le Parti National Syrien, dont les autorités françaises de Beyrouth n'avaient découvert l'existence que l'année précédente. Ce Parti National Syrien avait été fondé en 1932 par Antun Sa'ada, un professeur grec-orthodoxe; et parmi ses premiers membres il recruta de jeunes étudiants et diplômés de l'Université américaine de Beyrouth. Lorsque le parti apparut au grand jour en 1935, il comptait déjà plusieurs milliers de membres libanais, essentiellement des grecs- orthodoxes, des protestants, des chiites et des druzes, et même quelques sunnites et maronites. A la manière des nationalistes chrétiens arabes du dix-neuvième siècle, Antun Sa'ada et ses partisans croyaient en une identité nationale syrienne qui transcendait tout séparatisme ou confessionnalisme local. En conséquence, ils étaient d'accord avec les musulmans libanais sur la question de l'union avec la Syrie, insistant pour que le Mont-Liban ainsi que les villes côtières et la Békaa soient rattachés à l'Etat Syrien. Cependant en termes de rapport des forces au Liban, les nationalistes syriens ne représentaient pas un facteur majeur. Les chrétiens étaient en général opposés à leur unionisme syrien, tandis que les musulmans se méfiaient de leurs réserves vis-à-vis du pan- arabisme. Pour cette raison les autorités libanaises purent les

172 En fait, il n'y avait pas de «Syrie» avant 1920. L'entité géographique appelée Syrie se composait, jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale, des trois vilayets ottomans, dont celui de Damas était parfois appelé «le vilayet de Syrie». 292 réprimer sans difficultés. Lorsqu’ils essayèrent de faire de l’agitation pour l’union avec la Syrie en mars 1936, leur chef et un certain nombre de ses principaux adjoints furent arrêtés et, pendant les trois ans qui suivirent, le parti fit l’objet d’une répression sévère.

En réponse à l'activité unioniste de leurs compatriotes musulmans et nationalistes syriens, les chrétiens libanais influents avaient essayé depuis quelques années de former un parti nationaliste libanais qui soutiendrait la séparation totale et l'intégrité du Grand Liban. Des tentatives sporadiques furent faites pour organiser ce parti mais elles n'obtinrent pas un succès durable. Finalement en novembre 1936, l'attitude extrêmement provocante des unionistes musulmans à Beyrouth amena la création hâtive d'une organisation de la jeunesse chrétienne, la Kata'ib ou Phalanges Libanaises, qui prouva immédiatement son efficacité en tant que force capable de contrebalancer les agitateurs unionistes. Modelée sur les groupes paramilitaires alors à la mode en Italie et en Espagne, cette organisation était placée sous la direction compétente d'un jeune pharmacien maronite, Pierre Gemayel173. Sa formation fut rapidement contrée par l'apparition en 1937, d'une organisation paramilitaire similaire, quoique moins efficace, la Najjada (ou scouts musulmans). On peut souligner que les musulmans du Liban, à ce moment-là, avaient déjà formé un Conseil consultatif musulman dont l'objectif principal était de coordonner les revendications de toutes les sectes musulmanes du pays. En raison de cette intense activité des sectes et des partis, la

173 Orthographe francisée de Jumayyil. 293 première année d'exercice du président Eddé fut marquée par une grande tension.

Dans l'intervalle, le 9 septembre 1936, le traité franco-syrien, calqué sur le traité anglo-iraquien de 1930 avait été signé à Paris. Les Français ouvrirent alors des négociations à Beyrouth pour un traité similaire avec le Liban. D’après les termes de ces traités, la Syrie et le Liban étaient reconnus comme des états indépendants et souverains, dont l'admission à la Société des Nations devait être recommandée après une période probatoire n'excédant pas trois ans. Les deux états devaient être alliés de la France en temps de paix et de guerre, lui permettant d'utiliser militairement des installations terrestres, aériennes et maritimes déterminées. La France aurait en outre une position privilégiée dans les deux états. Les armées syriennes et libanaises seraient organisées sous contrôle français; les gouvernements syriens et libanais s'adresseraient à la France pour les aides et conseils techniques ; les services diplomatiques français protègeraient les droits des sujets syriens et libanais à l'étranger; et l'ambassadeur français à Damas et à Beyrouth aurait la préséance sur tous les autres diplomates. En outre, des dispositions détaillées concernaient la monnaie, les droits des étrangers, les privilèges des institutions étrangères, et autres questions techniques. Dans le cas du traité libanais, un échange de notes entre le président Eddé et le Haut-commissaire de Martel, joint en annexe, spécifiait entre autres choses que la république libanaise devrait garantir la représentation équitable de toutes les sectes du pays dans le gouvernement et la haute administration. Cet item connu sous son numéro de code dans la correspondance comme « 6-6 bis », devait survivre au traité

294 et à ses annexes et se constituer en principe fondamental de la vie politique libanaise.

Le texte du traité franco-libanais fut approuvé à l'unanimité par la chambre libanaise le 13 novembre; les députés musulmans se joignirent aux chrétiens pour le voter. Mais en dehors du corps législatif, l'opinion musulmane considéra le traité comme une confirmation définitive de la composition territoriale du Liban et de son statut indépendant, et s’y opposa donc vigoureusement lorsque le traité fut approuvé. Il y eut de violentes manifestations et une grève à Tripoli et des émeutes anti-chrétiennes dans plusieurs districts mixtes sur le plan religieux. A Beyrouth, le 15 novembre, des heurts particulièrement violents entre chrétiens et musulmans causèrent plusieurs morts. Ce fut d'ailleurs ce dernier incident qui conduisit immédiatement à la formation de l'organisation Kata'ib pour contrebalancer les combattants des rues musulmans dans la capitale. Dans le même temps l'atmosphère ne changeait pas à l'assemblée libanaise. Le 17 novembre les députés de la chambre ratifiaient le traité que le président Eddé et le Comte de Martel avaient signé, le Haut- commissaire annonçant qu'il prendrait effet à compter de 1937. Selon les termes du traité franco-libanais, le Liban, comme la Syrie devait être admis à la Société des Nations en qualité d'état indépendant avant la fin de 1939. Mais, à la fin de l'été de cette année-là, le traité n'était toujours pas ratifié par la France. Le déclenchement de la deuxième guerre mondiale le 3 septembre 1939 reporta à une date indéterminée sa mise en vigueur. Dans l'intervalle, entre 1936 et 1939, le Liban avait pu bénéficier de trois ans de gouvernement constitutionnel pendant lequel un progrès politique considérable fut accompli. De Martel proclama le

295 rétablissement total de la vie constitutionnelle libanaise le 4 janvier 1937. Le même jour, dans l'esprit du traité franco- libanais, le président Eddé demanda à un député musulman, Khayr al-Din al-Ahdab de former un gouvernement.

En 1937, l'évolution des données au Liban justifiait cette décision de nommer un musulman comme premier ministre. Une constitution, un traité et seize années écoulées avaient amplement garanti l’intégrité du Grand Liban. De plus, les musulmans avaient à présent investi leurs intérêts dans le pays ; les événements de novembre 1936 avaient mis en relief La différence d'attitude politique entre les musulmans associés au gouvernement et ceux qui ne l'étaient pas. Khayr al-Din al-Ahdab lui-même, naguère nationaliste arabe exalté, avait abandonné beaucoup de son pan-arabisme depuis son élection à la Chambre en 1934. En avril1936, il avait fait un discours au parlement réclamant la réalisation des « espoirs nationaux » du Liban17174. Lorsque Ahdab alla un peu plus loin et accepta de former un gouvernement sous Eddé, l'un des séparatistes libanais les plus fervents, les amis du premier ministre le critiquèrent ouvertement. Mais cela n'affecta pas Ahdab. « Si les arabes devaient décider de s'unir », disait-il, « ma présence au sérail libanais18175 ne les en empêcherait pas. »176

La nomination de Khayr al-Din al-Ahdab au poste de premier ministre en 1937 établit un précédent important pour le gouvernement libanais. A partir de ce moment-là tous les premiers ministres du Liban allaient être des musulmans

174 Bishara al-Khuri, Haqa'iq Lubnaniyya, 1 (Harissa, 1960), p. 200. 175 Quartier général du gouvernement à Beyrouth. 176 Ceci d'après Iskandar Riyashi, op. Cil., p. 161. 296 sunnites, tout comme tous les présidents allaient être maronites. Ahdab lui-même occupa le poste de premier ministre pendant quinze mois, remaniant la composition de son cabinet cinq fois pour satisfaire les groupes d’Eddé et de Khuri à la Chambre. Lorsqu'il quitta finalement son poste en mars 1938, il fut remplacé par Khalid Shihab, émir Shihab musulman de Hasbayya, qui fut à son tour suivi par l'avocat beyrouthin 'Abdallah al-Yafi. La deuxième guerre mondiale débuta alors que Yafi était encore en poste et présidait son deuxième cabinet. A ce moment-là, Gabriel Puaux, qui avait succédé à de Martel comme Haut-commissaire en janvier 1939, prononça la dissolution de la chambre libanaise le 21 septembre, renvoya le cabinet, suspendit la Constitution une deuxième fois, et confirma Emile Eddé comme président et chef de l’Etat nommé, ‘Abdallah Bayhum, comme en 1934, fut investi de tous les pouvoirs exécutifs en qualité de secrétaire d’état assisté par un conseiller français.

Pour Emile Eddé la présidence qu'il avait convoitée si longtemps s'avéra une déception. De Martel avait une autorité supérieure à la sienne et manquait souvent d'égards envers lui, et les pouvoirs d'Eddé furent encore plus tronqués avec Puaux ; de plus, pendant tout son mandat, il eut à souffrir de l'opposition persistante de François Colombani, le chef français de la sécurité. Dans sa gestion gouvernementale, le président se heurtait à chaque fois à l'obstruction de son vieux rival Bishara al-Khuri. Face à toutes ces difficultés, Eddé cessa finalement de paraître à son bureau au siège du gouvernement. Le peu de pouvoirs qui lui restait pouvait facilement s'exercer depuis son domicile.

297 En suspendant la Constitution et en établissant une administration simplifiée, Puaux espérait en 1939 stabiliser la situation au Liban, comme en Syrie, pendant la durée de la guerre. Mais les circonstances de la guerre empêchaient une telle stabilité. Au printemps 1940 les Alliés reculaient en Europe tandis que les Allemands pénétraient au Danemark et en Norvège, puis en Hollande et en Belgique. Au début de juin, la France elle-même était envahie; le 14 juin les Allemands occupèrent Paris. Une semaine plus tard un armistice franco- allemand était signé et la France passait sous contrôle allemand, le maréchal Philippe Pétain acceptant le poste de chef de l'Etat et établissant un régime collaborationniste à Vichy. De Londres, le général Charles De Gaulle lançait le 18 juin un appel à la résistance française ; le 28 juin, il avait formé un gouvernement français libre en exil, et était reconnu par la Grande-Bretagne comme le chef des Français libres. A cette époque-là, toutefois, les ressources de la France Libre étaient limitées. Dans les mandats et les colonies français, c'était les Français de Vichy qui gardaient pour le moment le contrôle.

Gabriel Puaux demeura à Beyrouth cinq mois après la reddition française. En décembre 1940 le général Henri Dentz lui succéda. Dans l'intervalle, au Liban, la pénurie alimentaire liée à la guerre était devenue sévère, et le régime branlant d’Eddé fut incapable de faire face à cette crise. Le mécontentement général à l'égard du gouvernement Eddé- Bayhum, encouragé par les nombreux adversaires politiques du président, aboutit à des émeutes un peu partout au début de 1940. Finalement en avril 1941, Eddé et son secrétaire d'état furent obligés de démissionner. A leur place, le 9 avril, le général Dentz nomma à la tête de l'Etat Alfred

298 Naccache20177, juge maronite dont l'intégrité était connue. Un comité de quatre sous-secrétaires, présidé par l'ingénieur sunnite Ahmad Da'uq, reçut la responsabilité de l'administration du pays.

La nouvelle organisation établie par Dentz ne dura guère. Le 8 juin, pour des raisons liées à leur stratégie militaire générale, les forces britanniques et celles de la France Libre entamèrent l'invasion de la Syrie et du Liban à partir de la Palestine. Le même jour, afin d'essayer de se concilier la bonne volonté locale, l'aviation alliée inonda les deux pays de milliers de tracts, proclamant leur souveraineté et leur indépendance au nom de la France Libre. Les tracts étaient signés par le général Georges Catroux, représentant de De Gaulle au Caire. En conséquence, lorsque les alliés occupèrent finalement la Syrie et le Liban vers la mi-juillet, les Libanais, comme les Syriens, attendaient avec impatience la fin rapide de la tutelle française.

Techniquement le mandat français en Syrie et au Liban s'acheva le 8 juin 1941, avec la proclamation par la France libre de l'indépendance syrienne et libanaise. Le général Catroux, qui reprit la direction des affaires au général Dentz après l'occupation alliée, prit le titre de Délégué Général de préférence à celui de Haut-commissaire. Le 27 septembre, Catroux proclama officiellement l'indépendance de la Syrie ; le 26 novembre l'indépendance du Liban fut proclamée de la même façon. De telles concessions à l'opinion locale n'étaient pourtant pas destinées à devenir immédiatement effectives :

177 Orthographe francisée de Naqqash. 299 La politique des Français était en fait de donner le strict minimum pour honorer leur promesse d'indépendance; de conserver tout l'essentiel de leur contrôle, de maintenir et d'assurer pour l'avenir, tout ce qui existait de droits, institutions et privilèges français, et de repousser à l'après- guerre un futur règlement destiné à sauvegarder tout cela...178.

En conséquence, dans les arrangements administratifs effectifs que Catroux introduisit dans les deux pays après avoir proclamé leur indépendance, il resta très proche des dispositions antérieures du mandat.

Au Liban, après la proclamation officielle de l'indépendance, Alfred fut nommé Président de la République par le Délégué-Général le 1er décembre. Le même jour un cabinet libanais fut formé sous la direction d'Ahmad Da'uq. Ce cabinet différait des précédents en ce qu'il comprenait un ministre des affaires étrangères. Au début de l'été 1942, le Cabinet Da'uq démissionna par suite d'une crise résultant d'une grave pénurie alimentaire. Un nouveau gouvernement fut formé par Sami al-Sulh, membre de l'influente famille Sulh, qui avait occupé des postes judiciaires élevés depuis 1920. Dès sa proclamation par Catroux, l'indépendance du Liban, comme celle de la Syrie avait été officiellement reconnue par la Grande-Bretagne. Donc, en février 1942, le major général Sir Edward Spears, jusqu'alors chef de la « Mission Spears » auprès du gouvernement de la France libre, fut nommé ministre britannique pour la Syrie et le Liban. Il établit son quartier général à Beyrouth.

178 Stephen Hemsley Longrigg, op. cit., p. 321 300 La reconnaissance rapide de l'indépendance de la Syrie et du Liban, qui embarrassait la France Libre, reflétait le profond souci de la Grande-Bretagne pour la sécurité de la région:

Une condition évidente de la sécurité militaire était une satisfaction populaire raisonnable, devant inclure la satisfaction politique, ou au moins l'absence d'un extrême mécontentement ... Le souci des Britanniques pour la défense et la sécurité, et leur approbation d'une indépendance syrienne-libanaise ... les conduisait nécessairement à une attitude politiquement progressiste que les Français en Syrie ... voyaient comme une image de tous les vieux épouvantails de l'interférence britannique, les desseins d'expulser les Français et de les remplacer, et le reste.179

Au Liban, au fur et à mesure que se développait la tension entre les Britanniques et les Français, une large fraction de l'opinion chrétienne, menée par l'ancien président Emile Eddé, prit position pour les Français. De l'autre côté, les Britanniques trouvèrent un soutien non seulement chez les musulmans et les autres cercles nationalistes arabes, mais aussi parmi les soutiens chrétiens du Bloc Constitutionnel, les partisans de Bishara al-Khuri. Parmi les membres importants du Bloc se trouvait l'avocat maronite et ancien député Camille Chamoun180, un homme dont beaucoup de gens pensaient qu'il avait des liens avec les services secrets militaires britanniques. Quelle qu'ait été la véritable nature de ses relations britanniques, Chamoun jouait sans conteste un rôle très important pour maintenir un contact entre le Bloc

179 Ibid 180 Forme francisée de Kamil Sham'un. Chamoun devint député pour la première fois en 1934. 301 Constitutionnel, auquel il appartenait, et les Britanniques dont les troupes occupaient toujours le Liban.

La proclamation de l'indépendance libanaise en novembre 1941 fut suivie par un remarquable renouveau de la politique des partis libanais. Tandis que le Bloc Constitutionnel développait ses relations avec la Grande-Bretagne, Emile Eddé réapparaissait dans la vie publique en 1942 pour réorganiser ses anciens partisans en Bloc National. Sur la question de l'indépendance totale du Liban, ce Bloc faisait preuve d'une réserve considérable, préférant maintenir des liens politiques avec la France pour se garantir contre l'absorption dans un état pan-arabe. Pour beaucoup de chrétiens une telle attitude semblait justifiée, car l'occupation alliée de la Syrie et du Liban fut suivie immédiatement par une puissante résurgence des revendications pan-arabe. Contre cette attitude typique d'Eddé, le Bloc Constitutionnel adopta une attitude ferme, insistant sur l'indépendance totale et inconditionnelle d'un Liban qui prendrait sa place de composante du monde arabe. En formulant leur politique sur ce point les chefs du Bloc Constitutionnel furent encouragés par l'apparition d'une nouvelle orientation de certains chefs musulmans libanais, notamment ceux de la famille Sulh, qui parlaient maintenant d'un Liban « arabe » mais totalement indépendant. Le peuple libanais, expliquaient ces chefs, faisait partie intégrante de la nation arabe ; mais ce pays avait un caractère si distinctement original qu'il garantissait, au moins pour le moment, l'indépendance totale. Cette formule, prêchée par les frères Kazim et Taqi al-Din alSulh, et acceptée par leur cousin Riyad, fut adoptée par le Bloc Constitutionnel comme la base idéale d'une entente entre chrétiens et musulmans. Les membres du Bloc Constitutionnel, qui n'étaient pas des nationalistes

302 arabes, ne pouvaient accepter la suggestion que l'indépendance du Liban fut en quelque façon un arrangement temporaire. Mais aucun des deux camps n'insistait sur ce point. A la fïn du printemps 1942 la formule de Sulh servait déjà de base à une solide alliance entre chrétiens et musulmans, dont les principes de fonctionnement sont encore connus de nos jours sous le nom de Pacte National. Le 3 juin, lors d'une visite en Egypte, Bishara al-Khuri pouvait énoncer la politique de son Bloc avec la plus grande confiance :

Le Liban veut son indépendance totale à l'intérieur de ses frontières actuelles ; et nous voulons, sur cette base, coopérer avec les états arabes le plus largement possibles.181

Avant cela, à partir d'avril 1942, le général Spears avait commencé à Beyrouth à faire pression pour que des élections générales soient organisées en Syrie et au Liban. La France libre, ayant reconnu les deux états comme souverains et indépendants, n'avait aucune excuse pour rejeter cette suggestion ; néanmoins sur les instructions de De Gaulle, le général Catroux réussit pendant plusieurs mois à reculer la décision sur ce sujet. Finalement, le 25 mars 1943, Catroux s'inclina devant les pressions britanniques et proclama le rétablissement des constitutions libanaise et syrienne. Auparavant, au Liban, le Délégué-Général avait démis de leurs fonctions le président Naccache et le premier ministre Sami al- Sulh, les remplaçants à ces deux postes par Ayyub Thabit, ancien secrétaire d'état d’Eddé. En qualité de président de la république, chef de l'Etat et premier ministre, Thabit dirigeait un cabinet de trois membres à qui on demanda, après le 25

181 Bishara al-Khuri, op. cit., 1, p. 245. 303 mars, d'organiser des élections générales. Pour une mission aussi délicate, un choix moins judicieux que celui de Thabit aurait difficilement pu être fait. Partisan ouvert d’Eddé, le nouveau président commença à préparer les élections en fixant le nombre de députés à élire à cinquante-quatre, attribuant trente-deux sièges aux sectes chrétiennes et vingt- deux aux musulmans et aux druzes. Une telle distribution des sièges était visiblement injuste envers le groupe musulman dont le nombre dans le pays justifiait une meilleure représentation. Thabit arguait toutefois que la proportion était parfaitement juste, car l'ensemble des émigrants libanais, qui étaient en majorité chrétiens, devait être inclus dans les calculs. Les musulmans n'étaient absolument pas décidés à accepter cette position. Devant les violentes protestations musulmanes, Ayyub Thabit fut enfin démis de son poste le 21 juillet, pour être remplacé comme chef de l'Etat par un avocat et millionnaire grec-orthodoxe, Petra Trad. On se mit donc d'accord pour remonter le nombre de sièges à cinquante-cinq, en donnant trente sièges aux chrétiens et vingt-cinq aux musulmans et aux druzes.182 Cette proportion de six pour cinq a été maintenue depuis, faisant toujours du nombre des députés de la chambre libanaise un multiple de onze.

Les élections libanaises eurent lieu en deux étapes à la fin de l'été 1943. Elles furent supervisées par le Président Trad, le général Spears, et le nouveau Délégué-Général Jean Helleu. Le résultat fut une victoire retentissante du Bloc Constitutionnel et de ses alliés. Une fois au pouvoir, la nouvelle Chambre se réunit pour la première fois le 21 septembre 1943 et élut

182 Il n'y a pas de recensement actuel de la population libanaise. 304 Bishara al-Khuri président de la République par une majorité de quarante-quatre voix et onze abstentions. Le président Khuri demanda ensuite à son principal allié musulman, Riyad al-Sulh, de former un gouvernement qui représenterait les six principales sectes du pays ; les maronites, les sunnites, les chiites, les grecs-orthodoxes, les grecs-catholiques et les druzes. Un nouveau Liban prit corps : une association à égalité entre les diverses sectes chrétiennes et musulmanes dans laquelle aucune secte ne pouvait à elle seule déterminer la politique. Les sectes ayant la plus grande représentation étaient les maronites et les sunnites, représentées à ce moment-là par Bishara al- Khuri et Riyad al-Sulh que tout le monde considérait comme les auteurs du Pacte National.

A peine le nouveau gouvernement était-il en place qu'il ouvrit des négociations avec Helleu pour la fin effective du mandat français. Le but du gouvernement était d'amender la Constitution afin de supprimer les restrictions mandataires et d'assurer le transfert dans ses propres mains de tous les pouvoirs législatifs et administratifs. De plus, il demandait instamment aux Français de transformer dès que possible le poste de Délégué-Général en ambassade. La réponse d'Helleu, après consultation du gouvernement français libre à présent établi à Alger, fut décourageante. Le 5 novembre, un message du Comité d'Alger que Helleu transmit au Président Khuri annonçait que les Français ne pouvaient admettre des modifications unilatérales de la Constitution libanaise. Ceci apparut au gouvernement libanais comme de la méfiance ouvertement déclarée. En conséquence, le 8 novembre, la chambre des députés débattit et vota une résolution spéciale contenant les amendements constitutionnels envisagés. La résolution, votée à l'unanimité en l'absence d’Emile Eddé,

305 proposait le retrait de la Constitution de toutes références au Mandat, l'affirmation du statut souverain du Liban, et la suppression du Français comme deuxième langue officielle. Une fois adoptés, ces amendements furent immédiatement contresignés par le Président Khuri et publiés dans le journal officiel du 9 novembre, avant que les Français n'aient eu le temps de s'y opposer.

Revenant d'une consultation hâtive avec le Comité National français à Alger, Helleu arriva le jour même à Beyrouth pour trouver les amendements constitutionnels déjà en vigueur. Mais le Délégué-Général n’était pas disposé à accepter le fait accompli. Sur son ordre, la marine française et les troupes sénégalaises furent envoyées, à l'aube du 11 novembre, arrêter dans leurs lits le Président libanais et ses principaux ministres. Sur le champ Bishara al-Khuri, Riyad al-Sulh, trois autres membres de son cabinet et un député183 musulman très connu furent transportés prestement et sans ménagements à la forteresse de Rashayya dans la région de Wadi al-Taym; où on les garda prisonniers. Pendant ce temps- là Helleu avait publié des décrets annonçant la suspension de la Constitution, la dissolution de la Chambre, et la nomination d’Emile Eddé comme chef de l'Etat.

La nouvelle de l'action de Helleu fit sur le public libanais l'effet d'un coup de tonnerre. Immédiatement le Kata'ib, le Najjada et d'autres partis et organisations chrétiens et musulmans oublièrent leurs vieilles querelles et se réunirent pour établir un commandement unifié et pour organiser une riposte nationale. Devant les manifestations furieuses et les émeutes,

183 'Abd al-Hamid Karami de Tripoli. 306 les Français ordonnèrent un couvre-feu rigide à Beyrouth ; mais ceci ne fit qu'ajouter à la paralysie générale de la capitale. Pendant ce temps-là, les deux membres du cabinet Sulh qui avaient échappé à l'arrestation, Habib Abu Shahla et Majid Arslan184, se retirèrent dans le village montagnard tout proche de Bshamun et s'y constituèrent en gouvernement provisoire. En même temps, les membres de la Chambre dissoute qui continuaient à se réunir essentiellement dans des maisons particulières, décidèrent entre autres choses d'abandonner l'ancien drapeau libanais et d'en adopter un autre, non tricolore185. Les rescapés du gouvernement, à Bshamun, soutenus par ce qui restait de la chambre libanaise, comptaient de très nombreux partisans y compris parmi les cercles maronites extrémistes. Ouvertement encouragés par le général Spears et le commandement local britannique. ils continuèrent à revendiquer la légitimité depuis leur quartier général dans les montagnes, alors qu'Eddé à Beyrouth se trouvait complètement coupé du pays. Les Français, confrontés à une situation impossible, furent bientôt obligés de réviser leur politique, surtout parce que la Grande- Bretagne et les Etats-Unis les y exhortaient avec insistance. Le 17 novembre le général Catroux arriva à Beyrouth, envoyé par le Comité d’Alger pour régler sur le terrain la situation libanaise. Helleu avait « unifié toute la nation libanaise contre la France une seule nuit »186 fut immédiatement rappelé de son poste. Finalement le 22 novembre, le Président Khuri et les autres prisonniers furent libérés de Rashayya et rentrèrent

184 Respectivement grec-orthodoxe et druze. 185 Le drapeau libanais est depuis composé de trois bandes horizontales rouge- blanche-rouge, avec l'emblème du cèdre sur la bande du milieu. 186 Georges Catroux, Dans la Bataille de Méditerranée... (Paris, 1949), p.414, cité par Stephen Hemsley Longrigg, op. cit. , p. 333. 307 à Beyrouth en triomphe. En fait, le mandat français était à présent terminé.

L'indépendance politique que la république libanaise obtint en novembre 1943 fut encore plus totale après janvier 1944 au fur et à mesure que les prérogatives mandataires furent les unes après les autres rendues aux autorités libanaises. Le transfert de ces prérogatives, au Liban comme en Syrie, donna à ces deux pays un pouvoir de contrôle indépendant sur la douane, les compagnies concessionnaires, la censure de la presse, et la sécurité publique. L'année suivante le Liban, comme la Syrie, était en possession de presque tous les pouvoirs et fonctions d'un gouvernement souverain. Les Français ne conservaient que les troupes spéciales recrutées localement, qui demeurèrent attachées à leur propre commandement local. La France, toutefois, n'avait pas encore abandonné l'idée de remplacer son mandat perdu dans les deux états par des traités spéciaux, malgré une forte opposition de ses alliés. Le 17 mai 1945, neuf jours après la fin de la guerre en Europe, un corps de troupes sénégalaises arriva à Beyrouth pour renforcer l’armée française en Syrie et au Liban. L’arrivée de ces troupes provoqua une réaction violente dans les deux pays. Les libanais et les syriens supposant que ce genre de renforts militaires étaient destinés à forcer leurs pays respectifs à accepter des traités avec la France qui limiteraient leur indépendance nouvellement acquise. En Syrie, alors que les autorités françaises faisaient un dernier essai pour imposer un traité au gouvernement, des combats de rue se produisirent dans plusieurs villes, les heurts entre la population et les garnisons françaises locales culminant le 29 mai avec le bombardement de Damas par les Français. A ce moment-là, la Grande-Bretagne intervint. La

308 France, essentiellement en raison des pressions britanniques, décida d'abandonner l'idée de ces traités et d'évacuer la Syrie et le Liban. L'évacuation de la Syrie se fit cet été-là. Celle du Liban ne s'acheva pas avant fin 1946. Dans l'intervalle, le 1er août 1945, les troupes spéciales libanaises avaient été remises au Liban. Quelques jours plus tôt, le gouvernement libanais avait nommé le colonel Fu'ad Shihab187, descendant des anciens émirs du Liban188 , au poste de commandement en chef de cette nouvelle armée.

L'administration de Bishara al-Khuri réussit avec un succès complet à assurer l'indépendance complète dans la gestion des affaires étrangères. A peine les Français avaient-ils retiré leur dernier soldat du Liban que le gouvernement Khuri prit l'initiative de rétablir de bonnes relations avec l'ancienne puissance mandataire, faisant de l'amitié avec la France un principe établi de la politique étrangère libanaise. Simultanément fut établie une base ferme pour la coopération avec les Etats Arabes. Par le protocole d'Alexandrie qui préparait la voie à la formation de la Ligue arabe, les cinq Etats signataires (la Syrie, la Jordanie, l'Irak, le Liban et l'Egypte) exprimaient leur confiance dans la politique générale du Liban et s’engageant à respecter la souveraineté et l’intégrité du Liban dans ses frontières existantes. Le protocole d'Alexandrie fut signé le 8 janvier 1944 ; l'année suivante, le 22 mars 1945, la Ligue des Etats Arabes fut officiellement créée avec le Liban parmi ses membres fondateurs. En 1945 le Liban devint également un membre fondateur des Nations Unies et en

187 Orthographié ainsi par souci de cohérence; en fait, il orthographie son nom Chehab. 188 'est un descendant de l'Emir Yusuf 309 janvier 1946 une délégation libanaise était présente à l'ouverture de sa première assemblée générale à Londres.

Pour les affaires intérieures le gouvernement du Président Khuri fut moins heureux, ce qu'il accomplit dans ce domaine se limitant essentiellement à la mise en œuvre du Pacte National. Après 1943, tandis que le Liban développait des relations solides avec les états arabes voisins, l'unité pan- arabe cessa d'être un problème grave parmi les musulmans. Le nationalisme arabe demeurait important ; mais le gouvernement libanais n'eut aucune difficulté à trouver un terrain d'entente en adoptant une politique régionale de nationalisme arabe modéré. Simultanément des concessions importantes et nécessaires furent faites aux musulmans libanais. Aux divers postes du gouvernement les sunnites et les chiites qualifiés furent nommés, réduisant ainsi le nombre disproportionné de chrétiens dans l'administration. Le Commandement de l'Armée et la Direction Générale de la Sécurité, positions clefs où la sécurité du Liban était concernée, furent par convention réservés aux chrétiens ; à part cela personne ne serait exclu pour des raisons confessionnelles d'une nomination à des postes publics. Les musulmans du Liban, momentanément du moins, parurent dans l'ensemble être satisfaits. Avec un chef efficace en la personne de Riyad al-Sulh à la tête du gouvernement189 ils étaient sûrs que leurs intérêts bénéficieraient de l'attention nécessaire et qu'aucune politique ne serait décidée sans leur approbation.

189 Il fut de façon continue premier ministre de septembre 1943 à janvier 1945, et de décembre 1946 à février 1951 310 Les défauts du gouvernement Khuri apparurent essentiellement dans le domaine administratif, comme on pouvait s’y attendre dans un pays où dominent les intérêts des sectes et des familles. Des influences corruptrices avaient pu être remarquées dans l'administration depuis longtemps. Pendant la période du mandat, le Haut-commissariat français aurait aidé ses amis musulmans au pouvoir en leur donnant les moyens de favoriser leurs clients politiques. Quelle que soit la véracité de cette accusation, il est certain que le système de la clientèle politique était déjà bien développé en 1943, particulièrement chez les musulmans. Les chefs chrétiens, par émulation, rassemblèrent bientôt leurs propres clients autour d'eux ; et comme ces clients se recrutaient en général dans la pègre de la ville, des combats de rue entre chrétiens et musulmans devinrent fréquents dans la capitale lorsque les intérêts des chefs de sectes devinrent conflictuels. Outre qu'il encourageait les tensions entre sectes, le clientélisme corrompait aussi le processus administratif, car les chefs chrétiens et musulmans rivalisaient entre eux pour servir leurs partisans, obtenant des postes gouvernementaux pour les uns et appuyant les demandes des autres. Dans cette corruption, personne ne fut plus impliqué que la propre famille du président.

Les critiques à l'égard du régime Khuri s'aggravèrent en 1947, lorsqu'eurent lieu les premières élections générales depuis l'indépendance. Au cours de ces élections, qui se déroulèrent en mai, des méthodes frauduleuses furent, diton, utilisées pour assurer au président une chambre favorable. Un an plus tard cette même chambre, avec une majorité de quarante-

311 huit à sept190, vota une loi amendant la constitution pour permettre à Khuri un renouvellement exceptionnel de son mandat présidentiel. Pour certains chefs libanais, dont le propre beau-frère du Président, Michel Chiba, un amendement de la constitution tel que celui-là était en lui- même une mauvaise chose. Il représentait, de plus, une menace pour les ambitions des autres aspirants maronites. Camille. Chamoun, jusque-là le plus important membre du Bloc Constitutionnel, avait depuis 1943 espéré succéder à Khuri comme président. Le jour où la constitution fut amendée, son absence à la chambre fut remarquée. Pour lui et ses partisans, le renouvellement du mandat de Khuri apparaissait comme un premier pas vers la perpétuation de la présidence. En conséquence, dans les années qui suivirent, Chamoun devint le chef reconnu d'une opposition grandissante.

A la même époque d'autres évènements affectèrent encore plus la popularité du régime Khuri. L'échec des Etats arabes en 1948 dans la défense de la cause arabe en Palestine jeta sur tous les gouvernements arabes en place un discrédit dont le gouvernement libanais eut sa part. Le 30 mars 1949 une armée en colère renversa le régime constitutionnel en Syrie, installant le colonel Husni al-Za'im au pouvoir. L'exemple donné de l'autre côté de la frontière encouragea le Parti National Syrien au Liban, qui essaya de faire lui-même un coup d'Etat au début de juillet. Mais la tentative avorta. Le 9 juillet le chef du parti, Antun Sa'ada fut fusillé après un jugement sommaire ; six autres membres du parti furent ensuite exécutés et beaucoup d'autres subirent des peines de prison.

190 En fait le vote unanime, quarante-six députés étant présents. Des neuf absents, seuls sept s'y opposaient. 312 La répression des nationalistes syriens valut à Khuri leur hostilité amère. Parallèlement, lorsque le gouvernement essaya de supprimer toutes les organisations de type paramilitaire, le Najjada musulman et le Kata'ib chrétien passèrent dans l'opposition. Après 1949 les deux organisations se reconstituèrent en partis politiques, le Kata'ib devenant particulièrement important.

Les opposants au régime Khuri furent plus unis après avril. 1951, lorsque les nouvelles élections parlementaires augmentèrent la représentation de l'opposition à la Chambre. Parmi les nouveaux députés élus se trouvait Pierre Eddé, fils du vieux rival de Khuri, Emile Eddé, qui était mort à la retraite deux ans plus tôt. Un autre nouveau député, Joseph Chader, important catholique arménien, devint le représentant parlementaire du parti Kata’ib. Eddé, Chader et cinq autres députés formaient à présent autour de Chamoun le noyau d'un bloc d'opposition qui s'allia avec d'autres éléments mécontents de la chambre. Entre autres membres de ce Bloc aucun n'était plus important que Kamal Janbalat, descendant d'une famille féodale renommée et chef héréditaire des druzes du Chouf. Janbalat avait été élu pour la première fois à la chambre en 1943, alors qu'il n'avait que vingt-six ans. En 1948, il était parmi les sept députés qui votèrent contre le renouvellement du mandat du président Khuri ; ensuite il devint le membre le plus en vue de l'opposition. Apparemment Janbalat était motivé en partie par l'idéalisme et en partie par son ressentiment contre l'influence très grande que le frère de Bishara al-Khuri, Salim, était parvenu à exercer parmi les chrétiens du Chouf. Comme le district électoral de Chamoun se trouvait aussi dans le Chouf, il était

313 naturel que lui et Janbalat s'allient contre le frère du président.

En 1949, année où débuta le second mandat de Khuri, Janbalat organisa ses partisans, en majorité druzes, en Parti Socialiste Progressiste, intensifia sa dénonciation de la corruption partout présente et commença à faire de l'agitation pour susciter des réformes. Au fil du temps de nombreux éléments mécontents du pays se groupèrent autour de lui, y compris les nationalistes syriens dont l'interdiction cette année-là les avaient conduits à une vigoureuse opposition. Après 1951, lorsque l'alliance chamoun-Janbalat se raffermit, naquit une opposition organisée comprenant entre le Kata’ib, le Najjada, les nationalistes syriens, les socialistes progressistes, et le Bloc National de Raymond et Pierre Eddé. Un tel rassemblement ne pouvait être qu’une alliance politique temporaire : néanmoins, ses chefs feignaient de soutenir une idéologie politique déterminée et se donnèrent le nom de Front Socialiste.

Pendant l'été 1952 l'opposition Chamoun-Janbalat avait rallié presque tout le pays autour d'elle. La position du président Khuri s'était affaiblie en proportion. L'été précédent, son vieil allié Riyad al-Sulh, lors d'une visite en Jordanie, avait été assassiné par un membre du parti national syrien. Tant qu'il vivait, il pouvait toujours compter sur Sulh pour former un cabinet fort. De plus, c'était le seul homme capable de contrôler la population musulmane en périodes de crise. Après sa mort, il devint évident qu'aucun chef musulman ne pourrait prendre véritablement sa place. Le 16 septembre le président Khuri était confronté à une crise de cabinet particulièrement grave lorsque le Front Socialiste appela à la

314 grève générale. Le Front ne demandait rien moins que la démission de Khuri et la réorganisation totale de l'état. Incapable de faire face à l'opposition, et ne réussissant pas à s'assurer le soutien de l'armée, Khuri démissionna finalement le 18 septembre et partit sur le champ à la retraite. Cinq jours plus tard, le 23 septembre, la chambre allait élire Camille Chamoun pour lui succéder.

A la fin du mandat, en 1943, les très grandes prérogatives autrefois détenues par le Haut-commissaire étaient passées aux mains du président libanais, qui devint virtuellement son successeur. De telles prérogatives pouvaient facilement permettre à un président d'exercer un pouvoir autocratique. Toutefois, jusqu'en 1951, la présence d'un premier ministre musulman puissant comme Sulh avait limité les pouvoirs effectifs de Khuri jusqu’à un certain point. Lorsque Camille Chamoun lui succéda en 1952, les musulmans ne pouvaient se prévaloir d’aucun chef efficace. A Tripoli, le jeune Rashid Karami avait succédé à son père défunt. ‘Abd al-Hamid à la tête de la famille et avait de nombreux partisans ; mais dans cette ville un certain nombre de rivaux lui disputaient la prépondérance. Aucun chef réel n'avait remplacé Riyad al-Sulh à Sidon, où un certain nombre de faibles rivaux se disputaient à présent sa succession. Parallèlement, à Beyrouth, trois sunnites en vue rivalisaient pour la position de principal chef des musulmans. Entre autres Sami al-Sulh, cousin éloigné de feu Riyad, comptait probablement le plus grand nombre de partisans; mais en tant qu'homme d'état il n'avait pas les talents exceptionnels de Riyad. Un proche rival de Sami al-Sulh en popularité était 'Abdallah al-Yafi; mais Yafi avait la réputation d'être excessivement doux. Parmi les trois chefs musulmans de Beyrouth, le plus puissant, et de loin, était Sa'ib

315 Salam191 qui n'avait derrière lui qu'un petit nombre de partisans. Le Président Chamoun, ayant la faculté de pouvoir choisir entre quatre premiers ministres possibles, (Sulh, Yafi, Karam et Salam), se trouva en position d'exercer complètement le pouvoir, car il pouvait toujours changer ses cabinets en fonction de sa politique.

Le nouveau président était à peine entré en poste que son alliance avec Kamal Janbalat se termina brusquement. En tant que chef du Front Socialiste qui avait amené Chamoun au pouvoir, Janbalat exigeait un rôle important dans l'orientation de la politique du nouveau régime. En particulier il insistait pour que l'ancien président soit jugé et qu'on enquête sur les profits peu légaux de ses associés. Mais Chamoun ne voulait pas accéder à de telles demandes. Le chef druze, en fait, était systématiquement ignoré car le nouveau président s'entourait des anciens partisans de Bishara al-Khuri, qui cherchaient à entrer dans les faveurs du nouveau régime. Donc dès le début de sa présidence, Chamoun provoqua l’inimité marqué de Janbalat. Sur une période de six ans le chef du Parti Socialiste Progressiste allait dénoncer régulièrement le président dans son hebdomadaire al-Anba', critiquant chaque action du gouvernement.

Effectivement, l'administration de Chamoun prêtait beaucoup le flanc à la critique, souvent bien malgré lui. Lors de son entrée en poste le nouveau président fit une tentative honnête pour réorganiser les organes du gouvernement. Un cabinet de quatre personnes, dirigé par Khalid Shihab, prépara des projets de lois pour redéfinir les diverses fonctions

191 Fils de Salim Salam 316 administratives, pour réformer le système électoral, et pour réviser les procédures judiciaires192.

Entre autres choses, le droit de vote fut alors accordé aux femmes. En 1954, on donna à un autre cabinet, dirigé par Sami al-Sulh, des pouvoirs extraordinaires pour achever le travail de réforme. Malgré tous ces efforts, le principal problème administratif du Liban demeura sans solution. Tant que les intérêts de sectes et de familles demeuraient dominants, et tant que les politiciens cherchaient avant tout à servir leurs clients, il y avait peu d'espoir d'améliorer l'efficacité de la machine gouvernementale, quelles que soient les lois établies.

La principale particularité du régime Chamoun résidait dans le fait qu'il assurait la liberté d'opinion. En 1952, des régimes ouvertement autoritaristes avaient déjà été établis dans deux pays arabes : la Syrie était sous le joug militaire depuis mars 1949; en Egypte l'armée prit le pouvoir en juillet 1952. La Jordanie et l'Irak étaient, en théorie, des monarchies constitutionnelles, mais la pratique démocratique était dans ces deux pays à peine plus qu'un mot. Outre les quatre pays mentionnés, on ignorait complètement la démocratie en Arabie Saoudite et au Yemen. Alors que cette situation existait dans les régions voisines ; Chamoun garantissait la liberté totale pour la presse libanaise. Pendant ses six ans de fonction, aucun parti politique ne fut supprimé; et l'opposition à son gouvernement, bien qu'on n'y prêtât guère attention, était du moins tolérée. Sous Chamoun, le Liban devint un havre de liberté et de sécurité et un dernier bastion du

192 Les décrets législatifs de 1953. 317 libéralisme dans le monde arabophone. Comme de fréquents soulèvements politiques dans les pays voisins y rendaient les investissements de plus en plus périlleux, les capitaux provenant de ces pays affluèrent au Liban pendant la présidence de Chamoun, donnant naissance à une prospérité supérieure à tout ce qu'on avait connu auparavant.

La politique économique libérale adoptée au Liban sous le régime Khuri, et maintenue depuis, était largement à l'origine de la prospérité du pays après 1952. Quatre ans plus tôt, en 1948, le Gouvernement Khuri, avait établi un système de liberté des échanges et du commerce étranger qui contrastait fortement avec les systèmes de contrôle des monnaies et du commerce courants dans les autres pays du monde. A partir du mois de novembre de cette année-là, la livre libanaise bénéficia d'une totale liberté de transfert. En mai 1952, cinq mois avant que Chamoun n'arrive au pouvoir, le système des changes devint complètement libre au Liban. A cette époque la livre libanaise (dont la haute couverture en or devait atteindre à la fin de 1955, un record de quatre-vingt-quinze pour cent des billets en circulation) était devenue réputée dans le monde pour sa stabilité éprouvée. Tout cela encouragea les mouvements de capitaux étrangers au Liban, le quasi absence de restrictions commerciales rendant aussi florissant un commerce d’importation et de réexportation grâce auquel les négociants libanais prospérèrent. Le gouvernement de Chamoun, vers la fin de son mandat, devait encourager encore plus le mouvement de capitaux étrangers au Liban en introduisant la garantie de secret bancaire, qui aida à faire de Beyrouth le principal centre bancaire du Moyen-Orient.

318 L'impopularité du régime Chamoun dans certains cercles était due essentiellement à la dureté avec laquelle il traitait les autres politiciens. Ayant commencé par écarter Kamal Janbalat, le président s'attacha à consolider sa suprématie personnelle en rognant les ailes de tous ses rivaux sérieux. Il en résulta que les maronites importants se persuadèrent que Chamoun avait pour objectif de détruire leurs propres chances pour la présidence. Mais les coups de Chamoun n'étaient pas seulement dirigés contre les maronites. A la fin de sa quatrième année en poste, il y avait peu de chefs libanais qu'il ne s'était aliénés d'une façon ou d'une autre. En 1953, lorsque le patriarche maronite Antun 'Arida mourut, on dit que Chamoun exprima fermement sa désapprobation de la nomination de l'évêque Paul Meouchi193 pour lui succéder. Le nouveau patriarche, qui politiquement soutenait Bishara al- Khuri, rejoignit immédiatement les politiciens mécontents dans l'opposition à Chamoun, et sa présence aux côtés de l'opposition gênait sans conteste le président. Néanmoins, Chamoun pouvait toujours compter en 1956 sur un large soutien populaire; et il était également appuyé par l'importante classe d'hommes d'affaires qu'il favorisait. Il pouvait donc se permettre, à ce moment-là, d'ignorer les critiques de ses puissants opposants politiques.

Ce furent pour une grande part des événements indépendants des affaires intérieures du Liban qui ternirent par la violence et la crise les dernières années de la présidence de Chamoun. Entre 1953 et 1954, pendant la première année de Chamoun à son poste, des évènements particulièrement importants se déroulèrent en Egypte, où le colonel Jamal ‘Abd al-Nasir

193 Forme francisée de Bulus al-M'ushi. 319 remplaça progressivement le général Muhammad Najib comme maître du régime révolutionnaire égyptien. Non satisfait de contrôler seulement son propre pays, le Président 'Abd al-Nasir se mit bientôt à réclamer le rôle de chef de tout le monde arabe, bénéficiant d'un large soutien dans beaucoup de pays arabes. Au Liban, ce chef égyptien était extrêmement apprécié par les musulmans, qui n'avaient jamais perdu leurs vieilles ambitions nationalistes, et qui depuis quelques temps exprimaient un profond mécontentement de leur sort. Depuis la mort de Riyad al-Sulh en 1951, les musulmans libanais manquaient d'un chef ayant des appuis dans tout le pays. Ils étaient donc devenus progressivement plus conscients de l'affaiblissement de leur influence dans l'Etat libanais et reprochaient à Chamoun de ne faire jouer à leurs chefs qu'un rôle mineur au sein du gouvernement. Les griefs des musulmans furent exprimés en 1953 dans un pamphlet en anglais intitulé ‘Moslem Lebanon Today’ (« Le Liban musulman de nos jours ») qui peignait les musulmans libanais comme une majorité opprimée dans un état dominé par les chrétiens. Après 1954, les musulmans, particulièrement les sunnites, prirent de plus en plus l'habitude de chercher un soutien auprès de l'Egypte. Ils voyaient en Jamal 'Abd al-Nasir le chef arabe tant attendu qui à lui seul unifierait le monde arabe et ferait aboutir les revendications des musulmans au Liban. Suivant la tendance générale, un certain nombre de chefs musulmans libanais se mirent alors à développer des contacts avec l'Egypte, espérant faire avancer leur propre position politique en épousant la cause de 'Abd al-Nasir. En juillet 1956, lorsque 'Abd al-Nasir nationalisa la Compagnie du Canal de Suez et prit en charge son administration, 'Abdallah al-Yafi, Sa 'ib Salam et Rashid Kararmi s'étaient d’ores et déjà fait les porte-paroles de l'Egypte. Seuls quelques rares chefs

320 musulmans, avec à leur tête Sami al-Sulh, ne s'engagèrent pas du côté de 'Abd al-Nasir.

A l'époque de la nationalisation de la Compagnie du Canal de Suez, le gouvernement libanais était en fait entre les mains de Yafi et Salam, l'un en qualité de premier ministre, le second de ministre d'Etat. Lorsqu'en novembre se produisit la Guerre de Suez, les deux responsables musulmans pressèrent le président Chamoun de rompre les relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne et la France, car ces puissances s'étaient jointes à Israël pour attaquer l'Egypte. Pour un chrétien libanais, une telle action était impensable et Chamoun repoussa sur le champ leur suggestion. Yafi et Salam démissionnèrent donc en signe de protestation. Mais Chamoun n'eut aucune difficulté à assurer la formation d'un nouveau gouvernement, ayant Sami al-Sulh comme premier ministre, le général Fu'ad Shihab comme ministre de la défense et Charles Malik comme ministre des affaires étrangères.

Inclure Charles Malik dans le nouveau gouvernement était en soi un geste politique. Ambassadeur à Washington pendant de longues années et délégué aux Nations Unies, Malik était bien connu pour ses orientations prooccidentales. Sa nomination au poste de ministre des affaires étrangères à un moment où 'Abd al-Nasir cherchait un appui auprès des puissances communistes indiquait le cours que Chamoun entendait faire prendre à sa politique. Pour Chamoun, l'agitation pro- égyptienne que 'Abd al-Nasir suscitait dans divers états arabes était une menace précise et dangereuse pour l'indépendance du Liban. Pour protéger son pays contre la subversion égyptienne, le président libanais recherchait une garantie des

321 puissances occidentales, principalement des États-Unis." La grande majorité des musulmans ne pouvait approuver cette politique ; mais Chamoun était déterminé à ne pas prendre de risques. En mars 1957, contre l'opposition musulmane, le gouvernement libanais adopta la Doctrine Eisenhower récemment formulée. Selon cette doctrine, les Etats-Unis pouvaient utiliser leur armée pour défendre tout pays du Proche-Orient qui le désirait contre l'agression communiste, que cette agression soit directe ou indirecte. De plus, la doctrine soulignait l'intérêt vital pour les États-Unis de l'indépendance et de l'intégrité de tous les pays du Proche- Orient.

L'adoption par le Liban de la Doctrine Eisenhower fut considérée en Egypte comme un défi patent. En outre, en mars 1957, le régime Chamoun s'était déjà aliéné 'Abd al-Nasir pour d'autres raisons. Lors de la crise de Suez, le Liban n'avait apporté qu'un soutien mitigé à l'Egypte. Par ailleurs l'administration Chamoun était connue pour ses sympathies avec l'Irak, principal rival de l'Egypte et membre, depuis 1955 du Pacte de Bagdad cautionné par l'Occident. Lorsqu'ensuite le Liban adopta la Doctrine Eisenhower, sans du tout tenir compte de ce que l'Egypte y était fermement opposée, les relations libano-égyptiennes se tendirent énormément, atteignant presque le point de rupture.

Dans l'intervalle, à l'approche des élections générales, Yafi, Salam et d'autres chefs musulmans entreprirent de former un front électoral pour s'opposer à Chamoun. En juin, une nouvelle opposition s'était organisée, sous le nom de Front National, rassemblant autour d'elle tous les opposants politiques à Chamoun. Parmi les adhérents du Front National

322 on comptait Rashid Karami de Tripoli, Kamal Janbalat du Chouf, les membres du Bloc Constitutionnel de Bishara al- Khuri, et d'autres chefs chrétiens et musulmans que le président s'était aliénés depuis cinq ans. Mais Chamoun gardait encore beaucoup de partisans dans le pays. Les divisions de l'opinion libanaise n'étant pas strictement déterminées par la position des sectes, le président pouvait compter sur le soutien d'un nombre substantiel de musulmans. Parmi les chrétiens, une grande majorité approuvait fortement sa politique étrangère. Le parti Kata'ib et le Bloc National des frères Eddé, se rangeaient fermement derrière lui, tout comme les Nationalistes Syriens, qui étaient redevenus actifs depuis l'arrivée au pouvoir de Chamoun. Les partisans de Chamoun remportèrent une confortable majorité aux élections qui eurent lieu au début de l'été. Parmi les grands battus on notait Janbalat, Yafi, Salam, et le principal chef chiite de la région de Tyr, Ahmad al-As'ad. Chamoun, qu'on soupçonnait de préparer le renouvellement de son mandat présidentiel, fut immédiatement accusé d'avoir manipulé les élections dans ce but. La nouvelle chambre des députés, disait-on, amenderait bientôt la constitution afin de permettre sa réélection à la présidence.

Les événements se succédèrent alors très rapidement. Ses principaux dirigeants étant exclus de la chambre, le Front National se trouva incapable d'agir efficacement en opposition constitutionnelle. Certains de ses chefs eurent donc recours à des méthodes terroristes. Dans le Chouf et dans d'autres districts druzes, les partisans de Janbalat firent sauter des ponts et barrèrent les routes. A Beyrouth, des bombes explosèrent dans divers quartiers avec une fréquence accrue. Il y eut des explosions de violence dans diverses régions du

323 pays, qui créèrent un sentiment général d'insécurité ; toutefois, le gouvernement libanais avait tendance à ignorer ces incidents. Parallèlement, dans le domaine de la politique étrangère, il maintenait des relations polies avec la Syrie et l’Egypte. Le 22 février 1958, lorsque ces deux états fusionnèrent pour former la République Arabe Unie, le gouvernement libanais adressa ses félicitations au président 'Abd al:-Nasir. Mais la situation interne au Liban dégénéra encore plus avec l'établissement de la République Arabe Unie. Tandis que l'activité terroriste se poursuivait, les manifestations de soutien à 'Abd al-Nasir devinrent fréquentes et souvent violentes. Les manifestants musulmans réclamaient l'entrée du Liban dans la République Arabe Unie; un jour, le 28 mars, des groupes de musulmans piétinèrent même le drapeau libanais dans les rues de Tyr. Comme la Chambre devait se réunir en mai pour renouveler le mandat de Chamoun, l'opposition se sentit obligée d'agir plus vigoureusement. Le 8 mai, un journaliste d'opposition, Nasib al-Matni, fut assassiné à Beyrouth. Le Front National, en rendant le gouvernement responsable, appela à une grève générale de protestation dans tout le pays. Le 10 mai, les premiers troubles graves se produisirent à Tripoli ; le 12 mai une insurrection armée éclata à Beyrouth. Il devint rapidement évident que des hommes, des armes et des munitions étaient discrètement livrés aux rebelles depuis la Syrie. Le jour où l'insurrection débuta à Beyrouth, un poste frontière était attaqué par des bandes armées venant de Syrie et les cinq gardes chrétiens présents furent tués. En peu de temps, le gouvernement libanais avait virtuellement perdu le contrôle de ses frontières et l'insurrection s'était étendue à presque tous les districts druzes et musulmans. Alors que l'armée libanaise était parfaitement capable d'écraser

324 l'insurrection, le général Fu'ad Shihab hésitait à le faire. Pour lui la fonction de l'armée n'était pas de maintenir un gouvernement particulier au pouvoir, mais plutôt de protéger le pays contre les agressions, ou, en cas de crise, de maintenir l'ordre public. Donc, lorsqu'on demanda au général Shihab d'écraser la rébellion, il accepta seulement de l'empêcher de s'étendre. Dans l'intervalle, peu après que l’insurrection ait commencé, le Liban accusa officiellement devant le Conseil de Sécurité la République Arabe Unie d’avoir susciter et aider la rébellion contre le gouvernement. A la fin juin, des observateurs des Nations Unies furent envoyés pour faire un rapport sur la situation. Le secrétaire général, Dag Hammarskjôld, essaya de négocier lui-même un règlement en obtenant des concessions mutuelles de ‘Abd al-Nasir et du président Chamoun. Mais la mission des Nations Unies fut un echec. Au début de l'été, la situation libanaise empira progressivement. Le 14 juillet un coup d'état apparemment pro-égyptien renversa la monarchie hachémite en Iraq. Le président Chamoun, qui avait déjà demandé l'aide du gouvernement américain envoya un second message à Washington, indiquant que si le Liban ne recevait pas de troupes américaines dans les quarante-huit heures, son régime pro-occidental pourrait être rapidement renversé194. Washington se décida rapidement. Le soir du 15 juillet des bateaux de guerre et des transports de la sixième flotte américaine avaient débarqué le premier contingent de marines près de Beyrouth.

L'arrivée des troupes américaines au Liban ne mit pas un terme à l'insurrection dans le pays, mais elle arrêta

194 Richard L. Miller, Dag Hammarskj6ld and Crisis Diplomacy (New York, 1961), p. 178. 325 l'intervention extérieure. Dans les semaines qui suivirent, la rébellion musulmane libanaise, coupée du monde extérieur, perdit beaucoup de son caractère pan-arabique et commença à apparaître comme un simple mouvement interne, ce qu'en fait elle était jusqu'à un certain point depuis le début. Si le musulman de classe inférieure, enviant le sort meilleur du chrétien de classe inférieure, peut avoir souvent confondu son aspiration à une meilleure vie avec le désir musulman toujours présent de l'union arabe, les chefs de l'insurrection à Beyrouth, Tripoli et ailleurs pensaient plus en termes de changement de gouvernement. C'était sans aucun doute l'attitude de Kamal Janbalat dans le Chouf, et de ceux des chefs chrétiens qui soutenaient les rebelles. Dès le départ, les insurgés avaient réclamé la démission immédiate de Chamoun. Mais le président tint bon, déclarant qu’il ne quitterait son poste que le 22 septembre, dernier jour de son mandat constitutionnel. Sami al-Sulh, toujours premier ministre, resta fermement à ses côtés, défiant sa propre secte et insistant sur le principe constitutionnel mis en cause. Le 5 juin son gouvernement annonça que la Chambre des députés se réunirait à la fin juillet pour élire un nouveau président, assurant ainsi l'opposition que Chamoun ne renouvellerait pas son mandat. Cela n'apaisa d'ailleurs pas les rebelles qui exigeaient toujours la démission immédiate de Chamoun.

Le 16 juillet, un jour après le débarquement des premiers marines au Liban, le sous-secrétaire d'Etat américain Robert Murphy, arriva à Beyrouth en qualité de représentant politique spécial du président Eisenhower, avec pour instruction de « faire tout ce qui est possible pour restaurer la paix et la tranquillité pour le gouvernement et d'aider le

326 Président 'Chamoun à le faire ».195 Murphy eut immédiatement des entretiens avec Chamoun ainsi qu'avec les chefs de l'opposition et ceux des factions progouvernementales, s'employant de toute son énergie à obtenir un accord des deux camps sur une solution de compromis. Il était à présent clair que la meilleure solution serait de faire élire président le général Shihab. Parmi les chrétiens l'approbation était loin d'être unanime; mais beaucoup de chrétiens pouvaient comprendre ce que la position du général avait de délicat, ainsi que sa détermination à ne pas impliquer son armée dans la politique. En conséquence, le 31 juillet, la Chambre libanaise choisit l'Emir Fu'ad Shihab, qui venait de démissionner de son commandement militaire, comme neuvième président du Liban. Shihab était à présent prêt à succéder à Chamoun en septembre. Pendant ce temps-là, l’insurrection continuait dans le pays, mais avec apparemment moins de vigueur.

Le départ de Camille Chamoun de son poste, le 22 septembre, fut suivi par ce qui fut probablement la phase la plus violente de la crise. Le jour où le président Shihab entra en fonction, la radio libanaise annonça la formation d'un nouveau cabinet ayant à sa tête un ancien chef rebelle, Rashid Karami, et composé essentiellement d'éléments favorables au Front National. Le nouveau premier ministre déclara immédiatement que son cabinet était venu « recueillir les fruits de la révolution ». La déclaration de Karami provoqua immédiatement une vive émotion dans les groupes chrétiens, et particulièrement ceux du parti Kata'ib qui était alors à la tête des chrétiens. Le lendemain, la disparition d'un

195 Ibid., p. 186. 327 journaliste important du Kata'ib apparemment enlevé et assassiné par les rebelles musulmans, fut immédiatement suivie par une grève générale des chrétiens qui paralysa complètement le pays. Des agressions et des représailles entre les chrétiens du parti Kata'ib et les rebelles musulmans accompagnèrent la grève, faisant quasiment dégénérer la situation en guerre de sectes. Visiblement le gouvernement Karami ne pouvait absolument pas espérer gouverner le Liban sans que le parti Kata'ib et le groupe pro-Chamoun ne soient représentés. On annonça donc, le 14 octobre, l'établissement d'un nouveau cabinet Karami de quatre membres, deux ministres sunnites représentant le camp rebelle et deux ministres maronites196 représentant le clan considéré au départ comme « loyaliste ». Le slogan, « pas de vainqueurs, pas de vaincus », choisi auparavant pour mettre fin à la crise, devint alors une formule de paix.

Avec la fin de la crise de 1958, la situation libanaise redevint presque immédiatement normale. Le contact entre chrétiens et musulmans, jamais rompu même au plus fort de la crise, reprit sans difficulté, et le modèle antérieur de la vie politique libanaise fût bientôt restauré. Il s’avéra bientôt que Fu'ad Shihab était un président efficace à bien des égards. En accordant aux musulmans une plus juste part du gouvernement, il réussit pendant les deux premières années à réduire considérablement le ressentiment qu'éprouvaient ceux-ci à l'égard de l'état libanais. En tant que chrétien libanais, Shihab considère qu'aucun musulman ne peut être aussi loyal envers le Liban que son compatriote chrétien s'il n'est pas également aussi satisfait. En conséquence, il s'est

196 Pierre Gemayel, chef du parti Kata'ib (voir p. 279) et Raymond Eddé, chef du Bloc National 328 intéressé de près aux régions pauvres du pays qui sont essentiellement habitées par les sunnites, les chiites et les druzes. En ce qui concerne la politique, l'attitude personnelle de Shihab a été strictement constitutionnelle; de même il s'est fermement opposé à la tendance croissante parmi les principaux officiers de l'armée à s'immiscer dans les affaires du gouvernement. Mais sur d'autres points, il s'est heurté à de sérieux obstacles. Comme Chamoun entre 1952 et 1954, Shihab essaya, depuis son arrivée au pouvoir, d'améliorer l'administration du pays ; il n'eut qu'un succès limité. Alors que lui-même donnait l'exemple parfait d'un homme désintéressé, les politiciens auxquels il avait à faire ont eu une attitude radicalement différente, compliquant par leurs ambitions conflictuelles le travail des gouvernements successifs.

Au début de l'été 1960, à peine deux ans après le début du mandat de Shihab, les onzièmes élections générales depuis 1920 eurent lieu au Liban. Compte tenu de la situation générale dans le monde musulman voisin, l'événement était particulièrement significatif. Dans une région où la dictature militaire est devenue la règle, la République Libanaise, du fait de sa nature et de ses problèmes particuliers, pouvait encore se permettre le libre exercice de la vie constitutionnelle.

329 EPILOGUE

Lorsque ce livre parut pour la première fois en 1965, peu de gens auraient pu alors imaginer quelle période terrible attendait la République Libanaise. Politiquement, le pays apparaissait à cette époque comme une oasis de stabilité dans le monde arabe. Mis à part les quelques critiques justifiées, on le considérait comme la seule démocratie fonctionnant dans cette région. Bien sûr, une grave insurrection avait éclaté dans le pays en 1958, mais tout le monde essayait d'oublier qu'elle avait bien eu lieu. Sous la direction avisée du moins typique des dirigeants libanais, le Président Fu'ad Shihab, les différences entre les communautés du pays avaient été rapidement estompées et tout le monde parlait d'unité nationale.

Socialement, on reconnaissait universellement jusqu'en 1975 que les Libanais étaient à l'avant-garde du monde arabe pour le développement. Leurs écoles et leurs universités étaient les meilleures, et ils s'enorgueillissaient de leur presse qui était non seulement de qualité, mais aussi la seule véritablement libre dans le monde arabe. Ses journaux, revues et autres publications avaient une influence directe sur le public partout où l'arabe était parlé. Economiquement, le pays avec ses chefs d'entreprises imaginatifs et son infrastructures de cadres hautement qualifiés et compétents, prospérait en tant que premier centre des services dans cette partie du monde. Dans l'ensemble on pouvait compter sur l'homme d'affaires libanais. La constante stabilité de la livre libanaise était

330 proverbiale ; le système bancaire libanais était, dans la région, un modèle d'efficacité. Le pays attirait des capitaux de tout le Moyen-Orient et au-delà ; il progressait également à grands pas dans l'industrialisation, la production d'une grande variété de produits manufacturés, non seulement pour le marché domestique mais aussi pour le marché arabe en général. A presque tous les niveaux, le Liban constituait le modèle et le moteur du monde arabe, ainsi que sa vitrine. Mis à part les cyniques professionnels, tout le monde parlait de l'ère du « miracle libanais ». Ce miracle, avec toutes les réalités qu'il impliquait, n'aurait-il été rien de plus qu'une illusion momentanée ?

L'histoire relatée dans ce livre se terminait vraiment avec le mandat présidentiel de Fu'ad Shihab, qui essayait de toutes ses forces de faire du « miracle libanais » une institution durable. Son projet national était de ceux dont le Liban avait besoin pendant plus d'un mandat présidentiel de six ans. Mais en essayant d'installer le pays sur des bases solides, Shihab a heurté trop de susceptibilités. Son mandat présidentiel était à peine terminé que ses adversaires politiques commençaient à resserrer les rangs et à se précipiter pour la curée. Pendant les années qui suivirent, les mesures et les réformes qu'il avait instituées dans l'intérêt général de la nation furent soit abrogées, soit vidées de leur contenu, au fur et à mesure que les politiciens professionnels de la période antérieure à son mandat faisaient leur rentrée triomphale. C'est avec une calme tristesse que Shihab, depuis sa retraite, contemplait ce qui était en fait la ruine du « miracle libanais ». On peut l’affirmer aujourd’hui avec un recul de plus de vingt années.

331 Le front politique qui causa finalement la défaite du « Shihabisme » comptait aussi bien des dirigeants musulmans que des responsables chrétiens. Mais pour certains de ces derniers qui aspiraient à la présidence, Shihab apparaissait particulièrement comme un ennemi. Les chrétiens libanais du pays soupçonnaient déjà largement Shihab de sacrifier leurs intérêts à sa quête d'unité nationale libanaise. Les chefs chrétiens de l'opposition les confortaient dans cette opinion en alimentant leurs suspicions.

Ce faisant, ils réactivèrent l'atavisme confessionnel latent chez les chrétiens libanais, et les dirigeants musulmans suivirent rapidement leur exemple en réactivant le même atavisme chez les musulmans libanais. Pendant ses années de pouvoir, Shihab avait en outre cherché à modérer la gauche libanaise en œuvrant pour une politique sociale équitable. Au fur et à mesure que ; sous ses successeurs, ces orientations étaient l'une après l'autre abandonnées ou laissées en déshérence, les gauchistes du Liban firent cause commune avec l'opposition musulmane grandissante, ce qui contribua longtemps à la confusion des problèmes.

Fait le plus important, tout ceci ne se déroulait pas dans le vide. Presque au moment même où Shihab quitta son poste en 1964, l'organisation de libération de la Palestine se forma sous l'égide de la Ligue Arabe, et les milices palestiniennes commencèrent à s'entraîner au Liban. Ensuite, pour les Arabes, vint la débâche tragique de la guerre de 1967 avec Israël. Les organisations palestiniennes se mirent alors à proliférer, un certain nombre d'entre elles étant noyautées par des états arabes qui étaient en conflit les uns avec les autres. La présence d’un grand nombre de réfugiés

332 palestiniens au Liban depuis 1948 fit du pays une base naturelle pour l'activité politique et militaire palestinienne, ainsi que pour le règlement de querelles entre divers états arabes par l'intermédiaire de leurs subrogés palestiniens. Chez les Libanais, les Palestiniens trouvèrent un soutien empressé auprès des musulmans et des gauchistes, qu'ils armèrent et entraînèrent. Tandis que ces derniers réclamaient à cor et à cri la liberté d'activité militaire palestinienne dans et à partir du Liban, bien que leurs chefs fussent tout à fait conscients de ses conséquences, on pense aussi que certains chefs chrétiens n'ont pas été sans porter une part de responsabilité. Une nouvelle élection présidentielle devant avoir lieu en 1970, quelques-uns parmi eux semblent avoir rivalisé de concessions à la révolution palestinienne dans le pays, espérant ainsi faire progresser leurs ambitions personnelles. Le résultat fut en 1969 le soi-disant « Accord du Caire », qui transforma l'OLP au Liban en un état dans l'état. Lorsque la révolution palestinienne fut finalement liquidée en Jordanie en 1971, le Liban resta la seule base à partir de laquelle l'OLP pouvait opérer.

Effrayés par l'accroissement de la puissance palestinienne dans le pays, et du pouvoir musulman et gauchiste dans la mouvance palestinienne, les partis chrétiens commencèrent à armer et à entraîner leurs partisans en 1971, et plus visiblement en 1973. Dans l'intervalle, depuis 1969, des flambées d'émeutes à Beyrouth et ailleurs dans le pays devenaient de plus en plus fréquentes et de moins en moins contrôlables. En 1973, l'ordre libanais craquait déjà visiblement. Cette année-là, une tentative manquée par l'armée libanaise de briser les Palestiniens démontra une bonne fois pour toutes l'impuissance de l'Etat. Les partis

333 chrétiens furent alors convaincus qu'il leur fallait effectuer le travail eux-mêmes. Le résultat, en 1975, fut le début de la guerre civile au Liban qui se poursuit au moment où ces lignes sont écrites.

Dans l'avenir, les historiens décriront peut-être cette guerre civile libanaise comme étant la succession de quatre phases: la phase palestinienne (1975-76), où la guerre opposait principalement les chrétiens libanais aux Palestiniens ; la phase syrienne ( 1976-1982), où les Syriens entrèrent sur la scène politique libanaise, en qualité de médiateurs, pour se retrouver rapidement opposés eux-mêmes aux chrétiens libanais; la phase israélienne (1982-83), où une invasion israélienne du Liban liquida la présence palestinienne dans le sud du Liban et à Beyrouth, et assura le triomphe politique temporaire des chrétiens sur le camp des musulmans libanais; et une phase qu'on pourrait appeler en gros la révolution musulmane (depuis 1983), où les musulmans sunnites, les musulmans chiites et les druzes, malgré leurs différences, reprirent les armes pour reconquérir une partie de ce qui leur revenait. Les quatre phases de cette guerre Ont été extrêmement sanglantes, et aucun de ceux qui y ont pris part ne peut prétendre être innocent des atrocités commises. La publicité qu'on a faite à ce sujet a été telle qu'il est inutile de s'attarder ici sur les détails. Au moment où ces lignes sont rédigées, la Syrie prend à nouveau l'initiative pour régler les différends entre Libanais en poussant à des réformes politiques tout à fait nécessaires. On ne sait ce qui en résultera.

La question, toutefois, demeure : pourquoi le Liban dont l'histoire est relatée dans ce livre a-t-il pu s'effondrer à ce

334 point en 1975 malgré son prodigieux succès antérieur? Rétrospectivement, le problème semble avoir ses racines dans la nature de la société libanaise, qui depuis longtemps progressait rapidement dans certains domaines, mais restait statique et en fait archaïque dans d’autres. Le fait demeure que la République Libanaise avait été à l'origine formée d'un certain nombre de communautés diverses, dont chacune avait une éthique particulière et une culture propre et pouvait se rappeler sa propre histoire, et qui chacune historiquement et philosophiquement concevait à sa manière le Liban. Par essence, ces communautés étaient ce qu'on pourrait appeler des tribus, et forger une nation à partir d'elles demandait un effort d'imagination qui ne se manifestait pas toujours, et une forme de hauteur de vues et de desseins dont les dirigeants du pays étaient rarement capables. Même dans ce cas, on peut concevoir que les Libanais, sous l'effet de leur phénoménal succès social et économique et du fonctionnement interne de leur démocratie, auraient pu réussir assez rapidement à dépasser leur tribalisme historique et à se fondre en une nation si on les avait laissés en paix. Mais ce ne fut hélas pas le cas.

Ironie du sort : ce furent le succès même du Liban dans le monde arabe, et la nature même de sa démocratie qui empêchèrent les Libanais de se constituer en une nation en laissant le pays extrêmement sensible aux interventions étrangères. De l'extérieur, du monde en général, mais plus directement du monde arabe, vinrent des ferments de discorde plus que d'unité nationale libanaise, et ces ferments, là où ils ne vinrent pas d'eux-mêmes, furent souvent activement suscités par les partis libanais concernés. Avec la guerre froide entre l'Ouest et le Bloc communiste élevant les

335 antagonismes libanais à un certain niveau, puis le triste spectacle de la guerre froide arabe les portant à un niveau excessif, ce qui est surprenant ce n'est pas que le point de rupture ait finalement été atteint ; mais plutôt qu'un vestige essentiel du Liban continue, vaille que vaille, à rester debout, malgré plus de dix ans de violences et de destructions inimaginables.

La guerre civile libanaise peut bien avoir été; dans son genre, la moins admissible de l'histoire. Mais qu’elle ait été nécessaire d'une façon ou d'une autre, ou qu'elle ait été une pure folie, dépendra de son résultat. Sans aucun doute, elle a été une guerre civile dans laquelle les principaux participants ont combattu avec conviction pour le règlement de certains problèmes fondamentaux. Essentiel a été le problème de la réinterprétation du Liban en tant que nation-état et la révision de ce qui était appelé au début de ce livre le contrat social libanais ; aussi importante sans aucun doute, la question de redéfinir l'identité historique, culturelle et politique du Liban face à l'arabisme et au monde arabe. Une autre question fondamentale s'y rattache - celle de la réforme politique et de la reconstruction de l'état libanais. Car pour que la nation-état libanaise prenne tout son sens pour tous les Libanais, tous doivent y avoir une place égale, ce qui nécessite un nouvel équilibre des forces. Le problème est de savoir comment arriver à un nouvel équilibre qui ne serait pas simplement le négatif de la situation précédente? Comment réussir une réforme politique qui consacrerait l'idéal de l'unité nationale libanaise, plutôt que de perpétuer le tribalisme sous un masque différent, afin que la guerre civile n'ait pas à être à nouveau combattue?

336 Depuis 1975, les Libanais ont reçu une interminable leçon. Auparavant, leur recherche conjointe du bien-être général les avait installés à la place d'honneur dans le monde arabe, et avait mis à leur portée toutes les bonnes choses de la vie. Depuis lors, le piège hypocrite du tribalisme ne les a conduits à rien d'autre qu'à la ruine. Entre la recherche du bien-être général et le piège du tribalisme, un choix doit être fait, parce que l'un et l'autre sont totalement incompatibles. Il ne peut y avoir aucun doute sur le choix qui serait celui de personnes sensées, instruites par l’expérience, en dernier ressort.

Beyrouth, le 26 juillet 1986

Kamal Salibi

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