LA SÉRIE EST UN RÉCIT (IMPROVISÉ) : L’ARTICULATION DE L’INTRIGUE À LONG TERME ET LA NOTION DE « MYTHOLOGIE » Florent Favard

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ISSN 2108-8926 ISBN 9782271091611 Article disponible en ligne à l'adresse : ------http://www.cairn.info/revue-television-2016-1-page-49.htm ------

Pour citer cet article : ------Florent Favard, La série est un récit (improvisé) : l’articulation de l’intrigue à long terme et la notion de « mythologie » , Télévision 2016/1 (N° 7), p. 49-64. ------

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La série télévisée contemporaine est avancé sur les séries « narrativement un récit. complexes » (Mittell 2015 : 17 et sui- On trouve encore des voix pour vantes), c’est-­à-­dire qui mêlent les veines défendre l’idée que « la série n’est pas épisodiques et feuilletonnantes depuis la un récit mais un grand nombre de récits fin des années 1980. situés de façon plus ou moins analogue » Proposant toujours des épisodes (Esquenazi 2010 : 91) ; il ne sera pas ques- qui valent pour eux-mêmes,­ et sans tion ici d’ignorer la valeur de ces unités atteindre le continuum narratif infini de récit microscopiques que sont les épi- représenté par le soap opera (Esquenazi sodes « situés de façon plus ou moins 2010 : 111 ; Mittell 2015 : 239), les séries analogue », mais d’aborder la série à contemporaines opèrent généralement l’échelle macroscopique pour s’intéresser à deux niveaux, combinant les microré- à la façon dont une « intrigue continue », cits que sont les épisodes pour articuler semblable à celle qui unit les volumes des « arcs narratifs », des intrigues qui d’un cycle littéraire (Besson 2004 : 29), peuvent durer jusqu’à plusieurs sai- peut être déployée dans le temps long sons, voire l’intégralité du programme de la production d’une série télévisée – et parfois même, offrir un dénouement américaine, dans un contexte hautement aux spectateur(ice)s, si les scénaristes concurrentiel qui laisse peu de place à la et la chaîne s’entendent suffisamment planification du récit. à l’avance sur une date de fin, comme Si les séries américaines sont ici le ce fut le cas, par exemple, pour Lost centre d’attention, c’est parce qu’elles (ABC, 2004‑2010). Ces « récits télévi- restent le creuset de l’écriture sérielle suels à long terme », qui doivent fournir à la télévision et sont riches de plus de des « satisfactions temporaires » tout en soixante ans d’histoire. Il faut aussi noter promettant « un renouvellement de l’in- que la recherche anglo-­saxonne porte trigue » (Lavery 2009 : 315), sont nés, il un regard aujourd’hui beaucoup plus est utile de le rappeler, sur les broadcast

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networks1, et non sur le câble (Thompson nul doute beaucoup à dire sur l’utilisa- 2007 : xviii). C’est la raison pour laquelle tion du terme « mythologie » dans une ce sont des séries dites « de networks » perspective anthropologique ; mais le but qui seront explorées ici. de cet article est de comprendre à quoi se Il y a récit dans la forme progres- réfèrent les scénaristes qui l’emploient, sive, longue, audiovisuelle, qu’est la et ainsi en quoi le terme peut apporter série télévisée, et ce à l’échelle macros- un éclairage bienvenu sur l’évolution copique ; ce récit macroscopique, qui de l’intrigue macroscopique des séries semble encore flou pour une partie de narrativement complexes ces vingt der- Document téléchargé depuis www.cairn.info - Favard Florent 86.213.140.174 12/05/2017 16h40. © C.N.R.S. Editions la recherche sur les séries télévisées, se nières années. trouve déjà défini en creux dans une ter- C’est à cette première étape pragmatique minologie employée par les scénaristes de défrichement du terrain, d’exploration américain(e)s, reprise par les fans, réem- du terme et de ses dérivés dans la sphère ployée par la recherche anglo-­saxonne, de la production audiovisuelle américaine, sans jamais avoir été clairement définie : que se consacreront ces pages : à un rapide la notion de « mythologie2 ». panorama de l’emploi contemporain de Il s’agira dans ces pages de se concen- « mythologie », succéderont l’analyse de trer sur son usage systématique dans son apparition avec la série The X-Files­ une perspective narratologique contex- (Fox, 1993‑2002), et de l’évolution de sa tualiste, et même plus spécifiquement définition avec les héritières de ce pro- « storyologique » (au sens, par exemple, gramme, les séries (Fox, 2008‑2013) de Ryan 2009 : 73), c’est-­à-­dire, « l’étude et Person of Interest (CBS, 2011-présent).­ de la logique qui lie les événements en une intrigue – [une étude souvent reléguée] aux scénaristes et auteurs de manuels de scénarios3 ». Il y aurait sans Une notion « indigène » omniprésente aujourd’hui 1. Financés par la publicité : aux États-­Unis, ABC, CBS, NBC, Fox, The CW. 2. Qui n’a aucun rapport avec l’ouvrage Mytho- Il y a dans la série Fringe un épisode logie des séries télé de Jean-­Pierre Esquenazi, qui, qui cristallise à lui seul la façon dont publié en 2009 dans la collection « MythO ! » chez Le Cavalier bleu, ne porte ce nom que par contrainte fonctionnent aujourd’hui les séries narra- éditoriale (presque tous les titres de la collection tivement complexes contemporaines, qui suivent le modèle Mythologie de…), et décrit avec jus- comme le rappelle Jason Mittell, usent tesse la « culture passionnée » qu’est la sériephilie. d’une « esthétique opérationnelle » très 3. Une approche que Ryan assimile à demi- ­mot à la narratologie de contenu d’André Gau- réflexive et mettent en place des « effets dreault, mais qui, dans l’article cité, se place dans spéciaux narratifs », des rebondissements une optique plus directement pratique, sensible et dispositifs de narration visant à attirer au travail d’écriture, et qui, à la suite de Jerome Bruner, s’interroge sur ce qui fait une « bonne » l’attention des spectateur(ice)s sur la histoire (dans un contexte socioculturel donné). fabrication du récit (Mittell 2015 : 42‑43).

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La série Fringe met en scène les d’expérimentation de Mr. Jones, là où enquêtes aux frontières de la science la trame de la réalité est la plus poreuse. d’une équipe menée par l’agente du FBI C’est ainsi que l’équipe découvre le troi- Olivia Dunham ; les expériences étranges sième point de convergence vers lequel et actes terroristes hors du commun qui il se dirige. sont l’objet de son attention sont rassem- Alors même que Fringe fonctionne, blés sous la désignation de « Pattern » comme The X-­Files et de nombreuses séries (traduit en français par « le Projet », qui dites « procédurales », sur une enquête évoque plus l’idée d’un plan que celui hebdomadaire bouclée dans le temps de Document téléchargé depuis www.cairn.info - Favard Florent 86.213.140.174 12/05/2017 16h40. © C.N.R.S. Editions d’un motif). l’épisode – sur une suite de microrécits de Dans There’s More Than One of Eve- quarante-­quatre minutes – elle affiche au rything (120), l’épisode final de la pre- terme de sa première saison la connexion mière saison de Fringe, Olivia Dunham entre ces unités, pour pointer du doigt a soudain une révélation. Elle est alors une « structure seconde4 ». De même que chargée d’enquêter sur le mystérieux « l’intrigue continue » et la « pulsion de Mr. Jones, un antagoniste qui a déjà complétude » lient les volumes d’un cycle frappé par deux fois, en tentant d’ouvrir littéraire qui peut-être­ ne se terminera un portail vers une réalité alternative jamais (Besson 2004), Olivia Dunham dans une rue de New York et sur un relie les enquêtes pour découvrir un motif terrain de football à Providence. Le FBI qui les lie, et par-­là même, donne un cer- reste incapable de savoir pourquoi il a tain élan à l’intrigue macroscopique de la choisi ces deux endroits, et où il frap- série, tout en dessinant des connexions pera pour sa prochaine tentative. Pour plus complexes au sein d’un monde fic- y voir plus clair, Olivia rassemble alors tionnel qui se densifie. tous les cas étranges du Pattern sur les- Depuis deux décennies, l’usage de quels elle et son équipe ont enquêté « mythology » s’est généralisé chez les jusque-­là. Usant d’un tableau de liège et d’une carte de la côte est des États-Unis­ (où est censée se dérouler la série), elle 4. Qui n’est pas sans évoquer Barthes : le crée un gigantesque tableau récapitulatif mythe est déjà pour lui ce signe qui emploie de la saison passée, les photos des dos- pour signifiant un autre signe, une « matière déjà travaillée » (1957 (2014) : 211‑212). La mythologie siers évoquant visuellement les intrigues d’une série, telle que cet article tente de la décrire microscopiques des épisodes précédents. (comme une notion fluide et dynamique pointant En pointant les affaires sur la carte, elle du doigt les avancées de l’intrigue macroscopique remarque qu’elles forment, à proprement et la densification du monde fictionnel dans une perspective prospective), est comparable en ce parler, un motif (un pattern), une struc- qu’elle s’empare d’une matière déjà travaillée, ture visuellement signifiante : des lignes l’épisode, qui à un signifié (l’histoire) combine un convergentes évoquant des impacts sur signifiant (un microrécit à la structure régulière), pour former une structure plus vaste qui lie les du verre. À l’intersection de ces lignes épisodes en un tout qui ne se réduit pas à leur se trouvent les deux premiers terrains somme.

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­scénaristes américain(e)s pour décrire ces à un rythme agressif, et nous poserons de phénomènes macroscopiques de progres- nouvelles questions (Hibberd 2012). sion de l’intrigue et de densification du monde fictionnel, phénomènes devenus Les fans ont très vite récupéré la notion monnaie courante au sein des séries nar- de mythologie. Sur Wikipédia, dans sa rativement complexes. Son emploi est par version anglaise notamment, on peut exemple constant parmi les scénaristes trouver de nombreux articles sur le modèle de Lost (ABC, 2004‑2010), où la « mytho- « Mythology of… » (Lost, The X-Files­ , ou logie » se réfère d’abord aux mystères de encore la série Carnivàle, diffusée sur HBO Document téléchargé depuis www.cairn.info - Favard Florent 86.213.140.174 12/05/2017 16h40. © C.N.R.S. Editions l’île et a souvent une portée encyclopé- entre 2003 et 2005). Ces articles détaillent dique. Exemple : lorsque le showrunner la structure du monde fictionnel et la Damon Lindelof évoque les éléments façon dont l’intrigue macroscopique se dévoilés dans les Alternate Reality Games, déploie, en lui appliquant une perspective les jeux de pistes sur Internet menés en encyclopédique que l’on retrouve sur les parallèle de la série télévisée, il explique : wikis5 dédiés aux séries. Lost Wikia, l’une des deux encyclopédies collaboratives6 Nous avons senti que cette expérience dédiée à Lost, explique ainsi : sur Internet était un moyen pour nous de dévoiler des mythologies [l’usage du plu- En parallèle du développement des per- riel est très rare, y compris chez Lindelof] sonnages, les épisodes de Lost incluent de que nous n’aborderions jamais dans la nombreux mystères qui sont associés à la série. Parce que c’est de la mythologie qui science-­fiction ou à des phénomènes surna- n’a aucun impact sur la vie des person- turels. Les créateurs de la série s’y réfèrent nages ou leur existence sur l’île (je traduis, comme à des parties de la mythologie, et Lachonis 2007, cité dans Dena 2009 : 244). ils forment la base de la spéculation inten- sive des fans [« rampant fan speculation7 »]. Ailleurs, on trouve souvent un usage « dynamique » de la mythologie, plus Notons enfin que le qualificatif « mytho- directement comparée à l’intrigue à long logique » peut très bien être appliqué aux terme de la série et au dévoilement pros- contenus transmédiatiques­ : ainsi le jeu pectif des mystères du monde fictionnel, vidéo Lost: Via Domus (Ubisoft 2008) c’est-à-­ dire,­ de ses éléments « implicites », voire « lacunaires » (au sens de Doležel 1998 : notamment 171‑177). Eric Kripke 5. Sites collaboratifs basés sur la même archi- a par exemple expliqué que les mystères tecture que Wikipédia. 6. L’autre étant Lostpedia, qui ne possède pas de la série Revolution (NBC, 2012‑2014) d’entrée liée à la mythologie, mais la définit comme seraient vite éclairés : « les intrigues qui couvrent l’intégralité de la série », à l’adresse http://lostpedia.wikia.com/wiki/ Mythology#Mythology [accédée le 15 octobre 2015]. Je peux vous promettre que nous avons 7. À l’adresse http://lost.wikia.com/wiki/ les réponses. […] La mythologie va avancer Mythology_of_Lost [accédée le 15 octobre 2015].

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propose-­t‑il des éléments qui approfon- Grey’s Anatomy (ABC, 2005-­présent), de dissent la « mythologie » de la série, qui Mad Men (AMC, 2007‑2015), de The Young permettent aux fans de pousser plus and the Restless (Les Feux de l’amour, CBS, loin leur exploration des mystères de la 1973-­présent), ou de The Big Bang Theory série. Le jeu opère principalement dans (CBS, 2007-présent),­ peut-être­ parce que une perspective encyclopédique, dans la mythologie entretient aussi un rapport le but de saturer le monde fictionnel, avec le dévoilement d’un monde fic- de « donner à documenter » aux « fans tionnel complexe que les spectateur(ice) médecins-­légistes » décrits par Jason s doivent reconstruire en se constituant Document téléchargé depuis www.cairn.info - Favard Florent 86.213.140.174 12/05/2017 16h40. © C.N.R.S. Editions Mittell (2009). L’usage contemporain de une vaste « encyclopédie fictionnelle » « mythologie » est alors en phase avec (Doležel 1998 : 177) qui touche jusqu’aux le « pouvoir » maintes fois souligné des « modalités aléthiques » de ce monde (ce séries narrativement complexes de den- qui y a valeur de vérité, ce qui y est pos- sifier un monde fictionnel de façon pro- sible : l’existence d’extraterrestres, le bes- gressive (Esquenazi 2013). tiaire des monstres et démons, ou encore Ainsi l’énigmatique Station Cygne, le fonctionnement du voyage dans le cœur narratif de la saison 2 de la série temps) (Doležel 1998 : 114). Ces dernières Lost, qui révèle ses coulisses dans le jeu années, on a toutefois pu voir le terme vidéo, est-elle­ un élément mythologique. « mythologie » employé pour des séries Le terme « mythologique » semble alors plus « naturalistes », mais au monde fic- se rapprocher de « canonique » ; mais il n’a tionnel tout aussi complexe et liminal, pas la même valeur discriminante. Ce qui comme The Blacklist (NBC, 2013-présent)­ est canonique est authentifié par les ins- et sa conspiration tentaculaire. Mais il est tances auctoriales ; ce qui est mythologique aussi possible que ce lien avec les genres appartient plus précisément à cet ensemble de l’imaginaire soit purement fortuit, polysémique et dynamique qui nourrit simple conséquence du contexte de créa- l’intrigue macroscopique et offre cohé- tion de la notion de mythologie d’une rence à un monde fictionnel en perpétuel série, né avec une série jonglant entre plu- déploiement (Favard, 2015 : section I.2.3.3). sieurs genres fictionnels de l’imaginaire. Sans qu’elle soit clairement définie ainsi, la mythologie est enfin utilisée par les scénaristes comme les universi- taires pour désigner en priorité l’intrigue The X-­Files : la mythologie macroscopique de séries des genres de comme distinction l’imaginaire, c’est-­à-­dire dont le monde fictionnel est en porte-­à-­faux par rapport au nôtre – si l’on paraphrase Pavel (1988 : Prise pour acquise par la recherche 76 et suivantes) – c’est-à-­ ­dire, possède des anglo-­saxonne, la mythologie semble éléments sans équivalent dans le monde n’avoir jamais fait l’objet d’une analyse réel. On parle peu de la mythologie de diachronique. À ma connaissance, seul le

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linguiste Neil Whitman s’y est intéressé, traitent de l’invasion extraterrestre et de la et ce dans un billet sur son blog personnel conspiration gouvernementale (je traduis, (Whitman 2010). Cherchant à définir le Strachan 1996). terme « mythologie » tel qu’il est utilisé par les scénaristes américain(e)s8, il s’in- Neil Whitman, sollicitant les avis téresse à sa formulation initiale par Chris des lecteur(ice)s de son blog, reçoit des Carter, le créateur de The X-­Files (Fox, contributions indiquant l’utilisation 1993‑2002), et par les fans évoluant sur de « mythos » (plutôt que « mythology », les groupes de discussion de l’époque en anglais dans le texte) par les fans de Document téléchargé depuis www.cairn.info - Favard Florent 86.213.140.174 12/05/2017 16h40. © C.N.R.S. Editions (les newsgroups). Il suppose une ori- Twin Peaks (ABC, 1990‑1991). Mais c’est gine du terme entre 1997 et 1998. Ayant sans conteste The X-­Files qui a popula- mené mes propres recherches, cette fois- risé l’usage et la définition première de ­ci directement via une recherche sur le la mythologie d’une série, au moment où moteur Google (m’orientant vers des l’intrigue macroscopique des séries nar- critiques et interviews), j’en arrive à la rativement complexes se faisait plus pré- même conclusion. gnante dans la production audiovisuelle On peut notamment trouver un article américaine. de David Lipsky, dans le numéro 754 L’usage qui est fait du terme dans l’in- de Rolling Stones Magazine, daté de terview avec le journaliste Alex Strachan février 1997, qui détaille le ressenti de cristallise la façon dont l’adjectif mytho- l’actrice Gillian Anderson : elle supposait logique servait initialement à distinguer alors que sa grossesse, insérée dans l’in- les épisodes indépendants, de ceux liés trigue de The X-­Files et liée au complot et à la mythologie de The X-Files­ : c’est-à-­ ­ à l’invasion extraterrestre, avait « tourné dire, d’un côté, les épisodes mettant en la série vers ses épisodes les plus mytho- scène le « monstre de la semaine », que la logiques » (Lipsky 1997). Il est possible série pioche dans un large répertoire de de remonter plus loin, à une interview de mythes et légendes urbaines ; de l’autre, Chris Carter dans le Vancouver Sun daté du les épisodes mettant en scène « l’intrigue 25 juillet 1996, signée par Alex Strachan ; le continue » au sens de Besson, l’intrigue film tiré de la série (The X-­Files : Fight the macroscopique, ici un complot gouverne- Future, Bowman 1998) y est déjà envisagé : mental pour faciliter une invasion extra- terrestre inévitable. C’est ce qu’explique Carter a expliqué que le film suivrait le par exemple Jason Mittell dans son article fil rouge de la série, les « épisodes mytho- inaugural sur la complexité narrative des logiques » ainsi qu’on les appelle, qui séries contemporaines. Reprenant le tra- vail de Jeffrey Sconce sur The X-Files­ , il rebondit sur le terme « mythologie » : 8. Neil Whitman se trouve être le frère de Glen Whitman, professeur d’économie qui a officié en tant que scénariste sur la série Fringe, et […] « Chaque épisode de The X-Files­ peut dont il évoque le travail. se centrer sur la “mythologie” à long terme,

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un arc narratif feuilletonnant très complexe Comme le rappelle Mittell, qui retarde sans cesse toute résolution, toute clôture ; ou bien proposer un épisode « selon de nombreux spectateurs et indépendant centré sur le “monstre de la critiques, la série a souffert d’une trop semaine”, en dehors de l’arc à long terme de grande disjonction entre d’un côté la la mythologie9 » (je traduis, Mittell 2006 : 33). mythologie frustrante, trop complexe et toujours délayée [“deferred”], de l’autre l’in- Mittell, comme la plupart des univer- dépendance des épisodes “monstre de la sitaires anglo-saxons,­ utilise « mytho- semaine” qui pouvaient contredire le savoir Document téléchargé depuis www.cairn.info - Favard Florent 86.213.140.174 12/05/2017 16h40. © C.N.R.S. Editions logie » pour définir l’intrigue à long accumulé sur la conspiration. […] Les terme, le « ongoing plot » en version ori- modes de visionnage étaient donc divisés ginale. Puisque Mittell définit la com- entre, d’un côté, les amateurs de conspi- plexité narrative comme un équilibre ration qui voyaient les épisodes “monstre entre les veines épisodiques et feuilleton- de la semaine”, souvent réflexifs et d’une nantes, The X-­Files est pour lui l’exemple tonalité divergente, comme des distrac- idéal, puisque les « épisodes mytholo- tions par rapport au sérieux des mystères giques » liés à l’intrigue à long terme, de la mythologie, et de l’autre, des fans macroscopique, sont souvent clairement qui appréciaient la cohérence des épisodes opposés aux épisodes indépendants. indépendants au regard d’un arc narratif de La série met en scène les enquêtes de plus en plus illisible et contradictoire […] » deux agents du FBI, Fox Mulder et Dana (je traduis, Mittell 2006 : 33). Scully, enquêtes centrées autour des « affaires non classées » impliquant des Il serait peut-être­ trop rapide d’af- événements paranormaux. The X-­Files firmer que les épisodes mythologiques est une « série de la quête » (Benassi 2011 : concernent uniquement les extrater- 96), mettant en scène une « enquête trans- restres et le complot, et que les épi- cendantale », ce « mystère relancé jusqu’à sodes indépendants se concentrent sur la fin, ou sans fin » (je paraphrase, Garcia le bestiaire issu des mythes et légendes. 2015 : 106) : lorsqu’il était enfant, la sœur Il ne faut pas oublier en effet que, si la de Mulder a été enlevée par des extra- complexité narrative mittellienne est un terrestres, poussant l’agent à se lancer cadre théorique riche de possibles, le dans une quête de vérité qui ne connaîtra chercheur voit encore l’interaction entre peut-­être jamais de dénouement10. épisodique et feuilletonnant comme une « balance » plutôt qu’un « mélange » (Mittell 2015 : 18) : il voit un équilibre 9. Mittell se base sur SCONCE, Jeffrey, « What If ? Charting Television’s New Textual Bounda- plutôt qu’une hybridation pourtant ries », in SPIGEL, Lynn (dir.), OLSSON, Jan (dir.), manifeste aujourd’hui. Lorsqu’il évoque Television after TV: Essays on a Medium in transition, la « mythologie », il use donc d’une défi- Durham, Duke University Press, 2004. 10. Reste à voir ce que réserve la continuation nition qui est fonctionnelle pour The de la série prévue pour 2016 sur Fox. X-­Files, mais qui a depuis pris d’autres

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atours, pour prendre en charge de façon démarche réflexive, une capacité à « se plus explicite la densification du monde déconstruire, se parodier » (Cornillon fictionnel. 2015) qui remet en cause « l’encyclopédie Claire Cornillon, par exemple, préfère fictionnelle » reconstruite au fur et à parler de « modèle concentrique » pour mesure par les spectateur(ice)s. The X-­Files, évoquant plutôt l’intrigue à Le terme de « mythologie » illustre long terme de la série comme une « ligne donc, dans The X-­Files, un rapport de force » clairement associée au genre perçu comme problématique entre des de la science-­fiction (complot, extrater- épisodes plus indépendants, et une Document téléchargé depuis www.cairn.info - Favard Florent 86.213.140.174 12/05/2017 16h40. © C.N.R.S. Editions restres), avec une influence qui dépasse articulation narrative seconde portée les épisodes qui lui sont entièrement par d’autres épisodes à lire les uns en consacrés, puisque des scènes liées à fonction des autres – et non seulement la mythologie de la série peuvent être les uns à la suite des autres. Cette défi- disséminées dans des épisodes de type nition, centrée sur la structure du récit « monstre de la semaine » ; en retour, ces plutôt que de l’histoire, attise un conflit derniers établissent « une dialectique entre deux modes de lecture – conflit entre continuité et rupture » en interro- attisé par les discours des instances geant les normes de genres (fictionnels) auctoriales de la série The X-­Files –, adoptées par la série, et en posant, au Cornillon le souligne, d’un usage plus niveau thématique, les mêmes questions fluide des veines épisodiques et feuil- sur le mensonge, la variation du point de letonnantes, d’une définition plus com- vue et la foi (Cornillon 201511). Les épi- plexe de la « mythologie d’une série sodes « monstre de la semaine », « indé- télévisée », et par-là­ même d’une vision pendants », sont donc eux aussi en droit hybride de l’intrigue macroscopique. de jouer avec la mythologie de la série de façon indirecte, et surtout, d’appro- fondir sa « matrice », son « noyau séman- tique et symbolique qui commande le Fringe et Person of Interest : récit et son horizon moral ou philoso- résonance thématique, phique » (Soulez 2011 : paragraphe 8). hybridité micro/macro Jason Mittell cite d’ailleurs l’exemple de Jose Chung’s From Outer Space (320), qui met en scène un extraterrestre accro Fringe, diffusée entre 2008 et 2013 à la nicotine, et manipule les points de sur Fox, le même broadcast network que vue des témoins dans une visée comique The X-­Files, s’impose comme la digne (Mittell 2015 : 19) : la série y adopte une héritière de la série de Chris Carter, en mettant en scène une équipe formée de l’agente du FBI Olivia Dunham, men- 11. Je remercie l’auteure de m’avoir permis de tionnée plus haut, ainsi que du scienti- consulter cet article avant parution. fique et de son fils Peter.

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Fringe a toutefois vite su s’écarter de son de la semaine » pouvaient évoluer en modèle, à la fois parce qu’elle remplace marge de la mythologie de la série et les extraterrestres par une guerre avec quitter les extraterrestres pour aborder une réalité alternative, et parce qu’elle les fantômes, ou même le Diable. s’appuie sur une famille dysfonction- Fringe est le produit d’une époque où la nelle, recomposée, plutôt qu’un duo. distinction entre « épisode indépendant » Débutant quinze ans après les premiers et « épisode mythologique » est devenue épisodes de The X-­Files, Fringe incarne peu à peu caduque dans les séries nar- aussi une complexité narrative tou- rativement complexes ; une époque où la Document téléchargé depuis www.cairn.info - Favard Florent 86.213.140.174 12/05/2017 16h40. © C.N.R.S. Editions jours plus poussée, portée par des pro- notion de mythologie elle-­même a évolué grammes révolutionnaires comme Lost. dans les discours des scénaristes, et des Fringe débute en mettant en place une critiques s’appropriant leur vocabulaire. mythologie que l’on pourrait qualifier Un épisode « indépendant » peut avoir de « furtive12 », et conserve durant ses une influence sur l’intrigue macrosco- cinq saisons une forme assez épisodique, pique, que ce soit de façon factuelle, par malgré la mise en avant d’arcs narratifs l’insertion d’une scène clé liée aux arcs majeurs tel celui de la guerre interdimen- narratifs majeurs, ou plus largement de sionnelle. C’est que, contrairement à une façon thématique, de la même façon que, série comme Lost, dont l’intrigue macros- au sein d’un épisode, l’intrigue B, même copique (quitter l’île et comprendre ses si déconnectée de l’intrigue A, peut mystères) s’est vite orientée vers une « résonner » avec celle-­ci. forme très feuilletonnante, Fringe pos- Les showrunners de Fringe, Jeff Pinkner sède comme The X-­Files un monde fic- et J. H. Wyman, ont cherché à qualifier le tionnel configuré de telle façon qu’il phénomène : autorise la compartimentation de micro-­ intrigues, et donc une hybridation plus « Beaucoup de fans assidus nous disent « équitable » entre épisodique et feuil- “nous ne voulons pas d’épisodes indé- letonnant. Chaque enquête porte, dans pendants [‘standalone’] ! Nous voulons Fringe, sur une expérience ou une consé- la mythologie et nous la voulons main- quence localisée de la guerre interdimen- tenant !” Ils sont comme ces enfants qui sionnelle ; dans le même temps, puisque veulent ouvrir leurs cadeaux avant Noël. chaque expérience est liée de facto à l’arc Comment gérer ça, comment satisfaire narratif majeur de la série, les épisodes les fans assidus mais aussi la personne « indépendants » alimentent discrète- qui veut allumer sa télévision et regarder ment l’intrigue macroscopique, là où, Fringe pour la première fois ? C’est très dans The X-­Files, les épisodes « monstre important pour nous, d’accueillir de nou- veaux spectateurs. Nous avons trouvé ce mélange à présent, nous appelons ça 12. Je reprends l’idée de « feuilletonisation fur- tive » évoquée par le scénariste Damon Lindelof le “mythalone” […]. Vous aurez un bon (Bennett, 2014 : 79). épisode indépendant avec une enquête

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­intéressante, mais vous apprendrez aussi fils une lettre, dans laquelle il lui dévoile des choses très importantes sur la mytho- une terrible vérité : il n’est pas son véri- logie » (je traduis, Anonyme 2010). table père et l’a enlevé, enfant, à un Walter d’une réalité alternative. Cette Le mythalone (que je ne me risquerai vérité, les spectateur(ice)s la connaissent pas à traduire en « mythosodique ») déjà depuis Peter (216), et elle précipite incarne pleinement l’hybridité de la les événements de la fin de la saison 2, complexité narrative, en ce qu’il possède lorsque Peter décide d’aller rejoindre son les atours d’un épisode indépendant « vrai » père, sans deviner qu’il est un Document téléchargé depuis www.cairn.info - Favard Florent 86.213.140.174 12/05/2017 16h40. © C.N.R.S. Editions (« standalone, loner ») tout en révélant pion dans la guerre entre les réalités. La une essence « mythologic ». Il permet de révélation que retarde Walter dans White concilier des impératifs économiques Tulip est ainsi liée à l’intrigue macrosco- et artistiques : maintenir une audience pique de la série, au réseau de person- aujourd’hui éparpillée sur de multiples nages qui constitue le cœur du monde chaînes et services avec la fragmentation fictionnel – en un mot, à sa mythologie. du marché, tout en soutenant l’intrigue Walter, qui tente d’empêcher Alistair macroscopique, à laquelle il offre des Peck de mener à bien son voyage tem- moments de pause, de recul, sans évo- porel, finit par se confier à lui, expli- quer « l’épisode de remplissage » souvent quant qu’il a lui aussi brisé les lois de critiqué par les fans de séries feuilleton- la nature (il a traversé la frontière entre nantes. Pinkner et Wyman ne font ici que les réalités) et en paie encore le prix poser des mots sur une technique déjà aujourd’hui (l’enlèvement de Peter est pratiquée à l’oreille bien avant Fringe (au à l’origine de la guerre interdimension- moins depuis The X-Files­ ), et qui révèle nelle qui forme le cœur de la mytho- l’étendue de l’hybridation subie par les logie de la série). Il raconte à Peck qu’il veines épisodiques et feuilletonnantes cherche un signe du pardon de Dieu, qui ces deux dernières décennies. prendrait la forme d’une tulipe blanche. Dans Fringe, l’exemple canonique d’un Lorsque Peck parvient à voyager dans le mythalone est sans nul doute l’épisode temps à la fin de l’épisode, tout en assu- White Tulip (218), diffusé le 15 avril 2010, mant les conséquences dramatiques de un mois et demi après l’interview citée son acte (il meurt avec sa fiancée plutôt plus haut. L’intrigue microscopique, que de la sauver), il prend soin, aupa- bouclée dans le temps de l’épisode, est ravant, d’envoyer à Walter une lettre focalisée sur les expériences temporelles contenant le dessin d’une tulipe blanche. menées par Alistair Peck, un scienti- Walter, qui a tout oublié de son échange fique qui espère remonter le temps pour avec Peck (puisque ce dernier a réécrit parvenir à sauver sa fiancée tuée dans le temps) pense alors recevoir un signe un accident de voiture. Mais l’épisode divin, et se décide à tout révéler à son s’intéresse aussi à Walter, l’un des pro- fils. Ainsi, non seulement White Tulip fait tagonistes, qui cherche à remettre à son « avancer » l’intrigue macroscopique de

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façon subtile ; mais il résonne aussi avec longtemps semblé être le privilège de le contenu thématique de la série, en la fiction close, écrite, réécrite plusieurs offrant à Walter l’occasion de confier le fois avant sa diffusion, sont ainsi pris poids de sa culpabilité, tout en recréant en charge, discursivement, par la notion en miniature le crime métaphysique qu’il de mythologie, laquelle se nourrit des a commis via la transgression d’Alis- heureux hasards, des accidents, des sou- tair Peck, un procédé régulièrement daines illuminations – ici, le dessin d’une employé par la série, qui met en scène de tulipe blanche dans lequel scénaristes multiples « pères scientifiques » (Clarke et fans vont investir le contenu théma- Document téléchargé depuis www.cairn.info - Favard Florent 86.213.140.174 12/05/2017 16h40. © C.N.R.S. Editions Stuart 2011 : 89), brisant les lois de la tique de la série. La mythologie, Fringe le nature pour sauver un être aimé, sou- montre assez bien avec ses mythalones, va vent un enfant. Ce que les scénaristes de au-­delà de la seule progression de l’in- Fringe appellent « mythologie » recouvre trigue et de la densification du monde ainsi l’intrigue macroscopique, la densi- fictionnel. fication du monde fictionnel, les grands thèmes de la série, mais aussi sa struc- L’autre héritière de The X-­Files a cela ture fractale, au sein de laquelle les actes de particulier qu’elle est diffusée en des protagonistes sont sans cesse démul- un lieu et une époque peu propice aux tipliés par les enquêtes de la semaine. séries feuilletonnantes, avec qui les White Tulip a aussi cela de particu- broadcast networks entretiennent depuis lier qu’il emploie ce que je surnomme toujours – et encore plus depuis Lost – un signifiant mythologique sous la forme une relation d’amour/haine. Person of de la tulipe blanche éponyme. C’est-à-­ ­ Interest, comme Fringe, Revolution et dire, un élément – ici un objet, le dessin Lost, est une production de Bad Robot, de la fleur – qui cristallise l’essence de la société de production de J. J. Abrams : l’intrigue macroscopique, mais aussi son un producteur et scénariste connu pour contenu thématique. La fleur réappa- ses séries à tiroirs, à l’intrigue tortueuse, raît dans Subject 13 (315), A Short Story de ses plus grands succès (Alias, Lost, about Love (415) et enfin An Enemy of Fringe) à la suite d’échecs qu’a connu sa Fate (513), et symbolise le pardon que le société Bad Robot (Six Degrees, Under- père (Walter) demande à son fils (Peter), covers, Alcatraz, Almost Human, Believe, pardon qu’il recevra dans l’ultime épi- toutes annulées au bout d’une saison, sode de la série. Plus largement, la fleur si ce n’est une mi-saison­ catastrophique est un signe de rédemption et d’espoir en termes d’audience). Si Person of Inte- que les fans se sont approprié, en agitant rest n’a pas été créée par Abrams, elle par exemple des tulipes blanches durant conserve tout de même les atours d’une le panel dédié à la série, à la San Diego série Bad Robot, ce qui est d’autant plus Comic Con de 2012. Le symbolisme, et étonnant sur un broadcast network comme le déploiement d’une ou plusieurs thé- CBS, connu pour ses séries procédurales, matiques en poupées russes, qui ont très épisodiques, qui rencontrent un

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franc succès, telles les franchises CSI (Les la part de la « Machine » un numéro de Experts) et NCIS. De même que Fringe, sécurité sociale qui peut appartenir à une Person of Interest va conserver un format victime, ou un(e) criminel(le) (le système « enquête de la semaine » tout en dévoi- les laissant seuls juges de la situation). lant un monde fictionnel complexe et De cette formule rodée, la série ne va une intrigue macroscopique de plus en jamais vraiment se séparer, mais dans plus feuilletonnante. Comme l’explique le même temps, c’est l’origine, l’évo- le critique Todd VanDerWerff : lution et l’anthropomorphisation de la Machine elle-­même qui va alimenter Document téléchargé depuis www.cairn.info - Favard Florent 86.213.140.174 12/05/2017 16h40. © C.N.R.S. Editions « Durant ses quatre saisons, Person of Inte- l’intrigue macroscopique, alors que se rest a lentement mais sûrement construit dresse bientôt contre elle un système une mythologie autour de la Machine. La concurrent, amoral, à la solde d’intérêts série reconfigure son concept central aussi privés : le redoutable Samaritain. Série la souvent qu’elle le peut, pour donner à sa plus feuilletonnante de l’actuelle grille mythologie toujours plus de profondeur. de CBS, notamment durant ses saisons 3 En cela, c’est une série plus disciplinée et 4 (2013‑2015), Person of Interest a vu que ne l’était The X-­Files, qui ne revenait ses audiences confortables s’éroder peu à l’arc narratif de l’invasion extraterrestre à peu, poussant CBS à commander une que quelques épisodes par an et a très vite ultime saison raccourcie de seulement tourné en rond. 13 épisodes. Le network spécialiste des Mais Person of Interest a eu deux décennies séries procédurales semble avoir été pris de télévision feuilletonnante post-X-­ ­Files de court par la densification explosive [cette dernière a débuté en 1993] dont elle du monde fictionnel de la série, laquelle pouvait s’inspirer, et du temps a été passé à a viré du procédural rodé à un récit chercher la meilleure façon de déployer ces dystopique, feuilletonnant et politique- histoires pour qu’elles puissent durer indé- ment acide. De même que dans Fringe finiment » (VanDerWerff­ 2015). et de nombreuses séries narrativement complexes, la distinction entre épi- Dans Person of Interest, l’énigmatique sodes « indépendant » et « mythologique » Mr. Finch recrute Mr. Reese, un ancien devient progressivement caduque dans agent de la CIA à la dérive, pour l’as- Person of Interest. La série possède en sister dans une tâche des plus étranges. outre un atout qui lui a sans doute Mr. Finch, qui a conçu pour le gouverne- permis d’articuler intrigue macros­ ment américain un système capable de copique et monde fictionnel dense et détecter les crimes prémédités via une complexe sur un network comme CBS, et surveillance massive et illégale, prend cet atout ne se mesure pas du côté du en charge ceux dont se désintéresse son récit, mais bien du côté de l’histoire : il pays : les crimes « communs » qui n’ont s’agit de la Machine elle-même.­ rien à voir avec le terrorisme. À chaque C’est la Machine qui médiatise les épisode, Finch et Reese reçoivent ainsi de plans d’ensemble sur les rues de New

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York, servant de transition entre les la série, accentuant ainsi le suspense. scènes de chaque épisode. C’est sous son Lorsque la Machine, à la fin de Liberty regard, qui passe par les caméras de sur- (301), se demande comment gérer Root, veillance de la ville, que les personnages la pirate informatique, et quelles sont les entrent en scène, que se font et se défont issues possibles à sa situation (elle est les intrigues microscopiques et macros- enfermée dans un hôpital psychiatrique), copiques, que se dévoilent les flash-­ le cliffhanger de l’épisode repose sur l’in- backs. De façon plus remarquable, c’est certitude du système quant aux actions aussi la Machine qui prend en charge qu’entreprendra l’humaine, au moment Document téléchargé depuis www.cairn.info - Favard Florent 86.213.140.174 12/05/2017 16h40. © C.N.R.S. Editions le résumé des épisodes précédents, en même où les spectateur(ice)s pourraient transformant des plans tournés par les se poser des questions similaires. caméras de l’équipe de production, en Ainsi, la Machine permet d’assister plans de caméras de surveillance : avant le public dans sa lecture en compré- chaque épisode nécessitant un rappel, hension (Gervais 1989) de la série, tout la Machine consulte ses archives. À en justifiant cette béquille narrative mesure que la série devient plus feuil- par l’anthropomorphisation du sys- letonnante, ces résumés se font plus tème et la représentation visuelle de sa complexes, agrémentés de textes, de dia- vie mentale (sa mémoire et sa capacité grammes resituant les personnages dans à anticiper le futur) ; Person of Interest l’espace, le temps, au sein des réseaux ; met en abyme la poétique des pos- ces résumés peuvent aussi intervenir en sibles infinis, « l’économie prospective milieu d’épisode, au détour d’une scène. du récit » (Escola 2010), et se paie ainsi Ainsi, là où le traditionnel résumé des le luxe d’expliciter tous les aspects de épisodes précédents peut révéler aux sa « mythologie » complexe dès que spectateur(ice)s le contenu de l’épisode cela semble nécessaire, sur un network à venir, la Machine, elle, peut prendre où le public est peut-être­ plus habitué en charge cette fonction de rappel au aux séries épisodiques. C’est sa forte moment précis où elle est nécessaire. réflexivité, marque de complexité nar- Par exemple, dans Shadow Box (210), la rative, qui lui permet dans le même Machine replace le personnage de Cal temps de rendre le récit plus accessible. Beecher au sein de la hiérarchie de HR, La mythologie de la série conditionne l’organisation de flics ripoux dont l’arc son propre déploiement de façon orga- narratif complexe couvre trois des sai- nique : il ne s’agit plus ici d’une distinc- sons de la série, et ce à la fin d’une scène tion entre épisodique et feuilletonnant, où il apparaît. La Machine se permet qui perd sa valeur heuristique au fil des même, via des diagrammes évoquant la saisons (comme elle l’a perdu au fil des logique du récit de Claude Bremond, de années dans les discours des scénaristes s’interroger sur les suites possibles de et des critiques), mais bel et bien d’une l’intrigue, et de dresser la liste des pos- façon réflexive de densifier le monde sibles narratifs encore non actualisés par fictionnel au travers d’un de ses agents.

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Une mythologie lorsque scénaristes, fans ou universitaires en constante évolution emploient le terme, c’est pour désigner les mécaniques complexes qui régissent le déploiement d’une série feuilletonnante Cet aperçu non exhaustif de l’évolution sur le long terme. Tel n’est pas mon but et de la richesse de la notion de mytho- ici que de proposer de parler de « mytho- logie, centré sur le type de série qui l’a logie » pour désigner le récit à l’échelle vu naître, permet, je l’espère, d’envisager de la série narrativement complexe ; en l’utilité du terme pour la recherche sur les revanche, il me semble qu’une explora- Document téléchargé depuis www.cairn.info - Favard Florent 86.213.140.174 12/05/2017 16h40. © C.N.R.S. Editions séries télévisées. La mythologie, contrai- tion plus poussée de cette notion et de ses rement à la définition qu’en donne Mit- usages permettrait de prendre le pouls de tell, n’est pas seulement l’intrigue à long l’évolution du récit télévisuel dans une terme d’une série, mais recouvre aussi perspective diachronique, ainsi que d’ex- une dimension encyclopédique, une autre plorer plus avant les stratégies d’écriture, symbolique, thématique, et s’attache de lecture et d’interprétation à l’œuvre aussi aux dynamiques qui gouvernent le chez celles et ceux qui conçoivent et monde fictionnel et son évolution. visionnent les séries télévisées contempo- C’est que, au travers de l’évolution de raines. Au diapason des « mythologies » la définition de ce terme polysémique, de The X-­Files, Fringe et Person of Interest, on peut retracer l’évolution de la per- la narration sérielle feuilletonnante n’a ception de ce qu’est le récit à l’échelle de pas encore révélé tous ses secrets. la série télévisée : de l’ambivalence for- melle entre épisodique et feuilletonnant Bibliographie qui a marqué les années 1990, la mytho- logie en est venue à désigner le déploie- Anonyme, « Fringe Producers talk Fringe ment et la saturation (informationnelle, Return & “Mythalones”. I’ll Take 5 for a symbolique…) d’un monde fictionnel. Dollar », Fringe Bloggers, 30 mars 2010, D’abord mécanique, elle est devenue accessible en ligne à l’adresse organique. http://www.fringebloggers.com/ Si la mythologie n’a jamais été définie fringe-producers-­ talk-­ fringe-­ return-­ ­ clairement par les scénaristes américain(e)s mythalones-­ill-­take-­5-­for-­a-­dollar qui emploient pourtant le terme de façon Barthes Roland (1957, réédition 2014), systématique, c’est peut-être­ parce qu’elle Mythologies, Paris, Points Seuil, coll. désigne, en creux, le récit progressif, « Essais ». prospectif, de la forme longue audio­ Bennett Tara (2014), Showrunners: The visuelle qu’est la série télévisée. Ce que Art of Running a TV Show, Londres, nous appelons « mythologie » n’est autre Titan Books. que cette totalité, toujours en devenir Benassi Stéphane (2011), « Sérialité(s) », jusqu’à l’arrêt de la série, et qui se trouve in Sarah Sepulchre (éd.), Décoder les être plus que la somme de ses épisodes ; séries télévisées.

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