BIENNALES ET SYMPOSIUMS / VIE DES ARTS 232

La Biennale de Venise : une expérience encyclopédique

Au moment où les canaux Internet donnent

un accès quasi instantané à tout le savoir

humain, c’est une gageure extravagante que de

proposer de faire de la Biennale de Venise 2013 Un gigantesque cabinet un palais encyclopédique. Pari en partie gagné de curiosités pour Massimiliano Gioni, le commissaire,

puisque la prolifération des œuvres offertes Par Michelle Martin Sommers Traduit par Chantal Ringuet rend impossible une visite fidèle de la Biennale.

Quelle surprise de découvrir que Will Gill et Je me demande si le conservateur expérience du monde ». Dans ces sites (auxquels Peter Wilkins, deux artistes de Terre-Neuve, Massimiliano Gioni a conscience à quel point s’ajoutent ceux de la Sérénissime), l’art repré- le thème qu’il a choisi pour la 55e Biennale de sente une sorte de Wunderkammer moderne ont été sélectionnés et font partie de la très Venise unanimement louée, Il Palazzo Enciclope- et témoigne des pouvoirs transformateurs de officielle exposition collatérale ! Déception, dico (Le palais encyclopédique), englobe non l’imagination humaine. seulement des découvertes stimulantes dans le Le Vaporetto dell’Arte propose un itinéraire en revanche, de constater que les œuvres domaine des arts, mais encore les innombrables comprenant dix arrêts. Il va de la station de train activités qui se déroulent dans la ville, à à San Giorgio, où il est impossible d’ignorer de Shary Boyle n’aient pas été mieux mises l’occasion de rencontres spontanées dans des Breath, l’énorme statue gonflable qui représente en valeur au Pavillon du Canada. endroits inattendus. une paraplégique enceinte (une véritable femme La Biennale s’ouvre sur un défi prodigieux : qui a gardé son enfant malgré son infirmité) les deux sites officiels, Arsenale et Giardini, signée Marc Quinn. À l’instar d’autres œuvres sont gigantesques, de sorte qu’il installées un peu partout dans la ville, cette faut compter au minimum une qui saute à la figure fait réfléchir sur ce semaine pour tout voir. À com- que l’on devrait considérer comme de l’art. mencer par le Livre rouge de Carl En déambulant dans les ruelles de La Jung, qui sert de guide spirituel, Giudecca, à la Galerie Spazio Bocciofila, j’ai Gioni a regroupé des œuvres de immédiatement été attirée vers un grand portrait 150 artistes des XXe et XXIe siècles, de Martin Luther King. Dans les salles spacieuses dont certains sont relativement et le jardin rafraîchissant, j’ai découvert les méconnus, qu’il a répartis entre le œuvres de deux artistes et activistes américaines Pavillon central des Giardini et tirées de l’exposition From the Ignited State of les voûtes de l’Arsenale. À ces Brooklyn, l’actuel épicentre de la scène artis- artistes, il a demandé de présenter tique multiculturelle de New York. L’exposition « une réflexion à propos des ma- regroupe des tapisseries colorées de Janet nières dont les images ont été uti- Braun-Reinitz illustrant des individus fuyant des lisées pour organiser la connais- catastrophes naturelles et humaines, de même sance et pour façonner notre que des portraits surdimensionnés de Charlotta Fakhriyya Mammadova 61 BIENNALES ET SYMPOSIUMS / VIE DES ARTS 232

Janssen qui dépeignent des personnalités mili- d’artistes moins connus, regroupés, par Dernier détail, mais non le moindre : on ne tant pour les droits humains et les rapports de exemple, dans l’exposition de Taiwan, Rhapsody devrait pas négliger les expositions qui pré- bon voisinage en milieu urbain. Cette exposition in Green, à propos de laquelle une jeune sentent des artistes sophistiqués et établis que était belle, édifiante et encyclopédique, dans conservatrice taïwanaise a déclaré qu’elle était l’on accueille dans les magnifiques palazzi l’acceptation de ce terme dans le contexte de la trop « prudente ». À voir également les œuvres privés et dans les musées Peggy Guggenheim, Biennale. Ces artistes ont clairement répondu au diversifiées et délicates de l’artiste Simon Ma, Ca’Rezzonico, le Palazzo Grassi et la fondation problème défini par Gioni concernant le rôle de originaire de Shanghai, dans Ink-Brush-Heart, Prada. Il en va de même pour les expositions l’artiste dans la société d’aujourd’hui : « Le dan- qui investit avec élégance les espaces du raffiné collectives d’artistes inconnus, plus jeunes et ger réside dans l’oubli ». Conservatorio di Musica Benedetto Marcello. souvent talentueux. C’est le cas de Personal Chaque recoin de Venise recèle quelque Viennent ensuite les quatre pays représentés Structures, organisée par la fondation Global chose à offrir. L’espace Cannaregio vaut le dans le Pavillon d’Asie centrale, dont les artistes ArtAffairs dans le Palazzo Bembo, un édifice détour. Le Musée juif présente Outsider in a abordent le thème de l’« Hiver » en s’inspirant décrépit, mais sympathique. ● Box de Dwora Fried, une artiste de Los Angeles d’un poème d’Abay Qunanbayuli – un poète et originaire de Venise. Cette exposition comprend penseur kazak du XIXe siècle – qui a été traduit des petites boîtes assemblées de manière com- pour dépeindre l’actuel contexte sociopolitique plexe, qui montrent des scènes imaginaires ins- de la région et les enjeux du milieu artistique. pirées de l’histoire personnelle de l’artiste. Ces Remarquable le Pavillon de l’Azerbaïdjan boîtes sont aussi frappantes que celles qui sont est logé dans le Palazzo Lezze, au cœur du très présentées dans le Pavillon central des Giardini. fréquenté Campo S Stefano. Il est financé par la L’Angola a remporté un Lion d’or pour la Heydar Aliyev Foundation, que dirige l’épouse meilleure participation nationale. Comme me l’a du président tout puissant, Aliyev. Son thème, rapporté l’artiste Jorge Gumbe, le spectacle du Ornementation, illustré par des photographies groupe énergique « Angola in Motion » a dé- et des captivantes, fournit une vision montré que, à la suite de plusieurs années artistique exceptionnelle de ce pays riche en de destruction et de conflits, l’Angola est bien pétrole. Dans l’entrée conçue telle un salon, engagé dans la voie de la récupération et qu’il Fakhriyya Mammadova a créé un espace irrésis- explose de créativité artistique. tible et mémorable qui enveloppe tout – des De l’Asie, trois sites présentent le travail de livres et des murs jusqu’aux sofas et au téléviseur l’omniprésent Ai Weiwei, de même que celui – dans un tapis rouge aux motifs orientaux. Charlotta Janssen

« Demi-tour est une expression militaire réaliser leur rêve. Elle a sollicité toutes les sources Will Gill et utilisée pour donner l’ordre aux soldats de faire disponibles (financement coopératif, dons privés demi-tour afin de se retrouver dans la direction et publics) et la fondation a comblé ce qui man- opposée », m’a expliqué Eagan. Elle a ajouté : quait. L’exposition a réussi à débuter à temps Peter Wilkins « Nous voulions susciter une conversation dans ce malgré contretemps et désastres de dernière petit espace d’exposition avec les abstractions minute : l’œuvre ColourSillLives de Wilkin est figuratives de Will face aux récits photographiques arrivée la veille du vernissage et le parvis de la Demi-tour de Peter ». Dans les limites de l’abstraction et célèbre Galleria Ca’ Rezzonico avait été inondé du récit, leurs explorations complémentaires de par de fortes pluies. l’usage banal de la vidéo, de la photographie et Sur de longs murs rectangulaires qui se font Par Michelle Martin Sommers de la peinture jouent avec habileté avec le recon- face, Gill (originaire de St-John) et Wilkins (origi- Traduit par Chantal Ringuet naissable et l’intangible. Créées pour la Biennale, naire de Clarke’s Beach) explorent la matériali- les œuvres de Gill font appel à des images de vie sation artistique des pensées et des idées. Les cinq WILL GILL ET PETER WILKINS familiale et à des souvenirs de rêves, en alliant toiles abstraites de Gill, reliées par un thème, sont Galleria Ca’ Rezzonica une naïveté feinte à une maîtrise formelle. En mises en valeur par une vidéo utilisant des thèmes parallèle, les grandes photographies de Wilkins récurrents et semi-narratifs, ainsi que des images concilient l’art historique et contemporain, tout collectionnées au fil des années. Sur les toiles qui Pourquoi l’exposition de deux artistes terre- en faisant usage de petits motifs très colorés et présentent des formes flottantes et embryonnaires neuviens, Will Gill et Peter Wilkins, présentée à la facilement reconnaissables, afin de transmettre en noir et blanc, avec des touches de couleur et Biennale de Venise, s’intitule-t-elle Demi-tour : la notion de la durée et de la forme. des formes évocatrices, il examine la matérialité Terre-Neuve à Venise ? Voilà la première question En février, Gill et Wilkins ont été fortement de la mémoire à travers des associations primor- que j’ai posée à , directrice de la surpris d’apprendre que leur projet avait été choisi diales avec les eaux intérieures de Terre-Neuve et Terra Nova Art Foundation (TNAF), un organisme officiellement en tant qu’événement collatéral à celles qui entourent l’île. à but non lucratif fondé récemment qui a financé Venise. Terra Nova disposait alors d’un échéancier Wilkins fouille en profondeur les connota- l’exposition, dont Eagan est aussi la conservatrice. très serré pour réunir les 130 000 $ requis afin de tions résultant des images qu’il a photographiées 62 The Widow (La veuve), 2013 (détail) Porcelaine, filet tissé À l’intérieur du Pavillon du Canada, le visi- à la main, vernis teur se trouve dans un espace totalement noir 36 x 25 x 25 cm L’art et la Avec l’autorisation de l’artiste et complètement silencieux. Des projecteurs et de la Jessica Bradley, éclairent trois belles figurines de porcelaine musique de noire qu’aucun lien évident ne relie, à l’excep- Photo © Rafael Goldchain tion des fardeaux qu’elles portent sur le dos. Dédicace silencieuse, un court film noir et Shary Boyle blanc écrit et dirigé par Boyle, est projeté à la verticale sur l’un des murs de cette « caverne ». Le texte, conçu « pour reconnaître ce qui ne peut Par Michelle Martin Sommers être exprimé et ceux qui n’ont pas accès à la Traduit par Chantal Ringuet parole », est interprété de manière poignante en langage des signes par Beth Hutchison. Sur le mur du fond se trouve une grande Transformationnel, l’art de Shary Boyle l’est installation captivante intitulée Le peintre de la assurément. Malheureusement, les éléments caverne. La figure centrale, une sirène allongée, étaient trop immergés dans les ténèbres. Si bien Dans l’édition estivale de Vie des Arts, Josée plutôt effrayante, tient un enfant sur sa poitrine que la finesse de leur signification est demeurée Drouin-Brisebois, conservatrice de l’art contem- avec des doigts tordus. Un récit pictural impres- difficile à saisir. porain du Musée des beaux-arts du Canada et sionnant décore cette caverne sous-marine. Il Malgré ses défauts, la beauté et les décou- commissaire de l’exposition de l’artiste Shary reflète l’imagination thématique de Boyle et sa vertes de l’exposition Music for Silence ré- Boyle intitulée Music for Silence, indique que le découverte de Venise : visages multiples de pondent avec justesse à l’invitation que le silence concerne le cosmos, les lieux cachés femmes, yeux innombrables, masques et armes, conservateur Massimilano Gioni a lancée aux comme les cavernes, ainsi que l’espace maritime créatures aquatiques et coquillages, visage d’une artistes participant à la 55e Biennale de Venise : (particulièrement sous-marin). Les intentions jeune Vietnamienne victime du napalm et autres « Créez vos propres cosmologies afin de mettre de l’artiste consistent aussi à explorer, avec les images iconiques. Il y a trop de choses à assi- en lumière le défi constant de concilier le moi notions de silence, l’isolement et la solitude. miler ; en outre, la figure de la sirène et la avec l’univers, le subjectif avec le collectif, le À cet égard, elle fait preuve d’une ingéniosité caverne sont éclairées de manière différente particulier avec le général, l’individuel avec la impressionnante qui n’est malheureusement pas à des intervalles de quelques minutes afin de culture de votre époque ». Ce défi, Shary Boyle bien secondée par un éclairage adéquat. révéler encore plus d’images. l’a relevé avec brio. ●

en bandes brillantes superposées et très colorées. Il examine lui aussi la matérialité, mais à travers des objets communs et des icônes familières. L’usage d’une seule couleur en nuances alter- nantes et la précision visuelle des images répé- titives attirent le visiteur dans ses tourbillons linéaires. Pour les trois fondateurs de Terra Nova, la Biennale a été une expérience stimulante et enri- chissante. La participation de l’organisme reflète ses buts à long terme : montrer qu’il y a un art important et dynamique dans les régions excen- trées et éloignées, et exposer plus d’artistes du Labrador canadien et de Terre-Neuve dans les salons internationaux. Comme le suggère le sous- titre de l’exposition, Terre-Neuve à Venise, les eaux tourbillonnantes qui entourent Terre-Neuve, la pointe de terre la plus à l’est dans l’océan Atlan- tique, et les eaux sinueuses et vastes autour de Venise tissent un lien viscéral. Peut-être qu’un jour Venise fera demi-tour pour accoster à Trépassé, nom de l’un des bars préférés de Gill et titre de sa vidéo. ● Peter Wilkins ColourStillLife

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