« LES HOMMES ET L'HISTOIRE » DU MÊME AUTEUR Chez le même éditeur LA DERNIÈRE LETTRE Prisons et condamnés de la Révolution, 1984 Aux Éditions Syros OLYMPE DE GOUGES, Paris, 1981 OLIVIER BLANC

MADAME DE BONNEUIL Femme galante et agent secret (1748-1829) Préface de Jacques Godechot

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS @ Éditions Robert Laffont, S.A., Paris. 1987 A A Mme Charles Vatinel, avec l'affection de son petit-fils.

PRÉFACE

De tout temps, les États ont possédé, à côté de leur diplo- matie officielle, des services secrets de renseignements. Plus aujourd'hui qu'autrefois, et plus en temps de guerre et de révolution qu én temps de paix. Mais alors que les renseigne- ments donnés par les diplomates accrédités sont soigneuse- ment conservés dans les Archives et parfaitement classés, d accès facile, les rapports d'agents secrets, ou bien ont été détruits ou bien sont dispersés dans des fonds différents que l historien doit d'abord repérer, et, quand il les a trouvés, il tombe parfois sur des lettres chiffrées, dont il ignore la clé, ou sur des missives qui paraissent insignifiantes, mais dont les interlignes sont garnis de renseignements écrits à l'encre sympathique qu'il est difficile, voire impossible, de rendre lisibles surtout lorsque de longues années se sont écoulées depuis leur rédaction. De plus, les agents de renseignements travaillent, le plus souvent, affublés de pseudonymes qu'il est nécessaire de percer pour les identifier. L 'histoire des agents secrets, si elle est passionnante, n'est pas facile à écrire, surtout si on veut en éliminer toute fabu- lation, toute hypothèse hasardeuse et si on s'attache à resti- tuer la stricte vérité. M. Olivier Blanc a eu le grand mérite de consulter une tuasse considérable de documents éparpillés dans plusieurs eP°ts d'archives, de lire un grand nombre de mémoires imprimés et d'ouvrages souvent oubliés, mais bourrés de ren- seignements précieux. Par eux, on savait qu'une certaine Jeanne Riflon avait servi d'agent de renseignements aux royalistes sous le Direc- toire et avait été, sans doute, un « agent double » sous le Consulat et l'Empire. Mais qui était Jeanne Riflon ? L'auteur l'a identifiée, sans qu'aucun doute puisse subsis- ter, avec Michelle Sentuary, née en 1748 à l'île Bourbon (La Réunion), mariée à Bordeaux avec Cyrille Guesnon de Bon- neuil, premier valet de chambre du comte de Provence, le futur Louis XVIII. Les Bonneuil résidèrent, avant la Révolu- tion, à Paris et Michelle y connut la « douceur de vivre » qui devait laisser tant de regrets, après 1789, à ceux qui en avaient profité. De vingt ans plus jeune que son mari, Mme de Bonneuil, après avoir eu trois enfants, mena vite une vie de femme galante. Elle fut l'une des « berceuses » du finan- cier Beaujon, l'égérie d'André Chénier, la maîtresse du mar- quis de Cubières, dont elle eut un fils, le général et ministre Amédée de Cubières, qui défraya la chronique sous Louis- Philippe. Deux de ses filles se marièrent avec des person- nages connus, voire célèbres, Regnaud de Saint-Jean d'Angély, d'abord journaliste, puis conseiller d'État et comte de l'Empire, et Antoine- Vincent Arnault, journaliste, homme de lettres, chevalier de l'Empire. Sa sœur se maria avec le conseiller au Parlement de Paris Duval d'Eprémesnil, consi- déré comme un adversaire de l'absolutisme monarchique avant la Révolution, mais devenu vite un adversaire fou- gueux de cette Révolution et guillotiné pendant la Terreur. Mme de Bonneuil vécut donc, avant 1789, dans le milieu qui devait fournir à la Contre-Révolution ses partisans les plus zélés. Elle connut alors Montlosier et le comte d'Antraigues, mais il ne semble pas qu'elle ait entretenu avec lui une cor- respondance très suivie. Il est exclu, notamment, qu'on puisse l'identifier avec la mystérieuse « amie de Paris » de 1803-1804. En fait, Mme de Bonneuil ne participa vraiment au mou- vement contre-révolutionnaire qu'après avoir fait connais- sance en 1790, de Cazalès, député de Grenade-sur-Garonne, une des meilleurs orateurs de la droite à l'Assemblée consti- tuante. Elle devint sa maîtresse et en eut une fille. C'est Cazalès, semble-t-il, qui, émigré, lui fit pour la première fois remplir une mission à l'étranger, en Espagne, en 1796. Dans quel but ? Gagner à la monarchie l'ambassadeur de la Répu- blique française, le général Pérignon, dont la famille était originaire de Grenade-sur-Garonne comme celle de Caza- lès ? Ou donner des renseignements confidentiels à l'ambas- sadeur d'Angleterre ? Ou encore séduire Godoy, le prince de la paix, pour qu'il rompe l'alliance récemment conclue entre l'Espagne et la France et lui substitue un rapprochement avec l'Angleterre ? Olivier Blanc présente les différentes cise.hypothèses, mais il est difficile d'apporter une solution pré- En tout cas, la mission à Madrid de « Jeanne Riflon » dut satisfaire les royalistes puisqu'elle fut chargée d'autres mis- sions. La plus importante et la plus curieuse aussi est celle qu'elle remplit en novembre 1797 en Allemagne, à Blanken- berg, résidence de Louis XVIII. Elle devait, disait-elle, révé- ler au Prétendant de graves secrets. Or, Louis XVIII refusa avec obstination de la recevoir. Pourquoi ? On peut penser que la publication par le Directoire, le 18 Fructidor (4 sep- tembre 1797), de documents prouvant la trahison du général Pichegru, président du conseil des Cinq-Cents, l'avait rendu méfiant à l'égard des agents de renseignements, des espions. Cette publication était, en effet, la conséquence de la trans- cription, par le comte d'Antraigues, d'une conversation avec Montgaillard, un agent (double, peut-être), qui l'avait mis au courant des négociations entre Pichegru, les émigrés et Louis XVIII. Or, les papiers du comte avaient été saisis par Bonaparte, qui les avait transmis au Directoire. La restaura- tion qui était sur le point de se faire avait échoué. En fait, elle avait été retardée de dix-sept ans. On comprend que Louis XVIII ait rompu avec d'Antraigues et se soit méfié de tout agent secret. Mme de Bonneuil n'était d'ailleurs pas royaliste au point refuser tout contact avec un régime issu de la Révolution. ^ l automne 1800, on la retrouve en mission, cette fois en Russie, à Saint-Pétersbourg. Elle y est envoyée, semble-t-il, par Talleyrand, pour conforter le tsar Paul Ier dans son intention d'abandonner l'alliance anglaise. Elle doit aussi s'opposer à ceux de ses conseillers qui, tel Panine, veulent la maintenir. Mais Mme de Bonneuil fréquente aussi les nom- breux émigrés français qui résident dans la capitale russe. Elle revoit notamment son ancienne amie, Mme Vigée- Lebrun, peintre célèbre. On peut se demander si elle n 'a pas alors mené double jeu ? On lira avec passion ce que M. Olivier Blanc raconte de la vie trépidante de Mme de Bonneuil. On ne peut qu'être étonné de sa résistance physique, de sa santé de fer qui lui permet d'entreprendre sans cesse des voyages longs, incon- fortables, fatigants. Et coûteux. Ce qui suppose qu 'un État ou une organisation couvrait ses frais de déplacement, car sa fortune personnelle n'y eût point suffi. Les émigrés, le gouvernement anglais, sous le Directoire ? La caisse noire du ministère des Affaires étrangères sous le Consulat ? Il n'existe pas de comptabilité des fonds secrets. Il faut, en tout cas, féliciter M. Olivier Blanc d'avoir levé pour nous un coin de voile qui, pendant longtemps, a caché les activités des agents secrets. Sans doute tous les mystères ne sont-ils pas éclaircis. Mais ce livre indique le chemin à suivre. Il fera progresser l'histoire de la diplomatie secrète à l'époque révo- lutionnaire et impériale. C'est un grand mérite. Tous les his- toriens lui en seront reconnaissants. JACQUES GODECHOT *

* Doyen honoraire de la Faculté de Toulouse, Président de la Société d'études robespierristes et de la Commission internationale d'histoire de la Révolution. AVANT-PROPOS

La grande comme la petite histoire connaissaient le baron de Batz qui faillit bien faire évader Marie-Antoi- nette de la Conciergerie, le comte d'Antraigues (un espion dans l'Europe des émigrés dont la biographie a été publiée il y a un an par M. Jacques Godechot), ou le constituant Cazalès qui, tous les trois, siégèrent à l'Assem- blée avant d'émigrer et de servir les princes français. Ils furent surtout des agents secrets de la contre-révolution, à la fois agents d'influence et agents de renseignements. D espionnes pour cette même période : rien de connu. Amie intime des trois personnages cités plus haut, Mme de Bonneuil a sa place dans l'histoire de la diplomatie secrète. Jolie femme, modèle attitré de Mme Vigée- Lebrun, elle avait été une élégante d'Ancien Régime qui ne dédaignait pas les cadeaux de ses amants fortunés. Sous le nouveau, elle se servit de ses hautes relations et de ses talents d'intrigante pour faire du renseignement — ou de l'espionnage — une activité lucrative. Elle y réussit assez bien. Un long travail de recherche — difficile pour un tel sujet — nous a permis de donner un visage à cet agent secret au féminin. Le livre ne cache rien du passé ambigu ni de la personnalité complexe du personnage, et il révèle miHe aspects inédits, épiques ou tragiques, de la guerre souterraine que les puissances étrangères ont continûment livrée à la France républicaine, consulaire puis impériale. Pour la période de l'Ancien Régime, les documents concernant Mme de Bonneuil sont assez rares. Il nous a toutefois paru très nécessaire d'évoquer largement (dans les quatre premiers chapitres) le milieu qui fut le sien et dont la connaissance est nécessaire pour la suite. Celui de la mondanité parisienne sous le règne de Louis XVI — encore plus pittoresque que ne l'avouent toujours les mémorialistes —, mais aussi le milieu familial de Mme de Bonneuil où domine l'ahurissante personnalité de son beau-frère, Jean-Jacques Duval d'Éprémesnil, « précur- seur inconscient de la Révolution ». Il fut en effet en 1788 l'un des personnages les plus en vue du royaume et il exerça une influence profonde sur sa belle-sœur de Bon- neuil. Par lui, elle entra, la Révolution venue, dans le groupe des monarchiens — partisans d'une constitution sur le modèle anglais —, puis glissa d'elle-même dans l'activisme contre-révolutionnaire en 1791 (épisode de l'hôtel d'Esclignac). Elle a alors quarante-trois ans, en paraît vingt-cinq (ce qui troublait ses contemporains) et est douée d'une vita- lité prodigieuse. Arrêtée au début de la Terreur pour son « dévouement exalté » en faveur des Bourbons, elle est incarcérée un an et voit André Chénier (qui la célébra dans ses Élégies) et sa propre sœur partir pour l'échafaud. Elle-même échappa par miracle à la mort. Libérée, elle entra dans la semi-clandestinité et voyagea inlassable- ment en Europe (Londres, Madrid, Saint-Pétersbourg, etc.), servant ou croyant servir tour à tour l'Angleterre, les princes, le Consulat, l'Empire et aussi... ses propres intérêts. L'histoire de son équipée bouscule quelques idées reçues concernant les mœurs politiques du temps et éclaire certains points obscurs de l'histoire générale de l'Europe. Après avoir participé avec Regnaud de Saint- Jean-d'Angély, son gendre, aux événements de vendé- miaire an III, Mme de Bonneuil joua à Madrid, auprès de son amant Cazalès, le rôle d'agent d'influence, cherchant à entraîner le gouvernement espagnol à rompre avec le Directoire et à se rapprocher des Anglais. On la retrouve successivement à Hambourg, Blankenburg puis Londres où elle réside en 1799 quand Talleyrand redevient minis- tre des Relations extérieures. Le ministre fait appel à elle et la voici à la cour de Russie, intriguant auprès de Ros- topchine et du tsar Paul Ier en faveur d'un rapprochement de la France avec la Russie. De l' avis du comte d'Artois, futur Charles X, Mme de Bonneuil était une « véritable comédienne » qui avait l'art de la dissimulation. Elle usait d'un pseudonyme lorsqu'il lui fallait déclarer la naissance d'un enfant illégitime ou lorsque, chargée d'une mission difficile et dangereuse à l'étranger, il lui fallait voyager incognito. Ainsi, quelques historiens qui avaient été intrigués par une certaine « Jeanne Riflon », agent de l'Angleterre pour les uns, agent de Louis XVIII ou de Bonaparte pour les autres, n'avaient pas réussi à l'identifier comme étant Mme de Bonneuil. Personnage étonnant, à moitié dame du monde, à moi- tié grande courtisane (l'une de ses petites-filles deviendra d'ailleurs la maîtresse du prince de Galles), belle et arri- viste, habile et sensuelle, Mme de Bonneuil était rusée par-dessus tout, autant sans doute que les deux renards figurant sur les armoiries qu'elle s'était fabriquées. Elle était enfin une espionne digne de ce nom dans la mesure où, près de deux siècles plus tard, rien de ses troubles acti- vités n'avait encore filtré. Je tiens maintenant à remercier Mme de L'Épinay, la Comtesse d'Éprémesnil, M. Antoine d'Artois, le comte de Roquefeuil, qui m'ont ouvert leurs archives ou communi- qué d'intéressants renseignements. Je tiens particulière- ment à remercier M. Georges Renard, descendant de Mme de Bonneuil, dont l'aide précieuse m'a permis de mener à bien ce travail.

1. TROIS SŒURS DES ÎLES

Un jour de 1787, Bernardin de Saint-Pierre, l'auteur, alors en vogue, de Paul et Virginie, se promenait dans le Jardin du Roi, quand une dame d' « une figure très inté- ressante » l'aborda : Ah! Monsieur, que vous m'avez fait passer une nuit terri- ble! Je n'ai cessé de gémir et de fondre en larmes. La per- sonne dont vous avez décrit la fin malheureuse avec tant de vérité, dans le naufrage du Saint-Géran, était ma parente. Je suis créole de Bourbon1 *. Bernardin de Saint-Pierre apprit par la suite de Jean Thouin, directeur du Jardin du Roi, que cette dame, origi- naire de l'actuelle île de la Réunion, était l'épouse d'un certain Nicolas-Cyrille Guesnon de Bonneuil, premier valet de chambre de Monsieur, frère de Louis XVI. Le Saint-Géran, navire appartenant à la Compagnie des ndes, avait quitté Lorient quarante-trois ans plus tôt. Le / août 1744 dans l'après-midi, il se trouvait en vue de rte de France (aujourd'hui île Maurice) dans l'océan Indien. Par suite d'une manœuvre maladroite, le navire, qui gouvernait sur l'île Ronde, obliqua du côté de l'île Ambre et, au moment de toucher la côte, donna sur des Les notes sont reportées en fin de volume. récifs. Le vaisseau talonna sur les rocs, pencha sur les flancs et commença de sombrer. Selon les témoins, la mer était déchaînée, aucun sauvetage n'était possible. Parmi les malheureux agrippés sur le pont se trouvaient deux jeunes filles, les demoiselles Mallet et Caillou2. Émus par leur détresse, deux passagers, les sieurs Péra- mont et Montendre, les auraient adjurées de se défaire de leurs encombrants vêtements pour tenter de rejoindre le rivage à la nage. La pudeur l'emportant sur l'instinct de survie, tous les quatre disparurent bientôt dans le craque- ment final de l'immense trois-mâts englouti par les flots. Plus de vingt ans après le drame, Bernardin de Saint- Pierre, de passage à l'île de France, recueillit ce récit de la bouche d'un rescapé et l'utilisa pour le roman dont la lec- ture avait tellement bouleversé Mme de Bonneuil. Elle lui révéla qu'elle était la nièce par sa mère de cette demoi- selle Caillou, l'un des modèles du personnage de Virginie. Surpris, Bernardin dévisagea son interlocutrice, et fut satisfait de retrouver en elle la beauté de son héroïne. Sa surprise aurait été plus grande encore s'il avait su que Mme de Bonneuil était elle-même le personnage d'un roman oublié de l'Histoire, bien différent de la romanti- que victime de la pudeur qu'il s'était plu à imaginer.

Michelle Sentuary, future Mme de Bonneuil, est une femme hors du commun, dont l'existence tumultueuse constituait jusqu'à présent une énigme pour les historiens. Les amateurs d'histoire littéraire connaissaient l'égérie d'André Chénier, et les spécialistes de l'histoire de l'émi- gration ont longtemps été déroutés par la subite appari- tion dans les milieux royalistes d'une dame portant (pres- que) le même nom, sans jamais penser à établir un lien avec la première. Il est vrai que les archives publiques concernant ce personnage « double » sont difficilement accessibles, comme presque tout ce qui a trait à l'espion- nage et à la diplomatie secrète, et que, dans les archives privées, tout ce qui rappelle la courtisane que fut Mme de Bonneuil a été soigneusement épuré. Restent les indices et les recoupements, heureusement appuyés d'un certain nombre de preuves matérielles — le tout finissant par prendre corps avec le temps, la connaissance du contexte et l'apaisement des esprits. C'est donc une biographie élargie à la famille et au milieu qui fut celui de notre per- sonnage qui est ici proposée.

Jean Sentuary, le père de Mme de Bonneuil, était encore jeune avocat au Parlement de Bordeaux lorsque, au début du règne de Louis XV, il sollicita et obtint des lettres de provision de procureur général au Conseil supé- rieur de l'île Bourbon, sorte de sous-parlement placé sous la tutelle de la Compagnie des Indes. Il quitta aussitôt sa Guyenne natale, un peu contraint, mais avec le ferme espoir de s'enrichir. Les « isles » étaient alors généreuses Pour qui savait faire preuve d'audace et de volonté. Trois ans après son installation à Saint-Denis, le procu- reur épousa la fille d'un ancien flibustier et marchand d'esclaves, Marie-Catherine Caillou (sœur du modèle de Virginie). Par sa mère, la jeune mariée appartenait à une famille d'origine provençale, les Panon, installés à Bour- bon depuis une soixantaine d'années et alliés à la grande bourgeoisie locale — les Parny et les Leconte de Lisle notamment. Le ménage eut six enfants coup sur coup : trois fils et trois filles, et Mme Sentuary succomba en donnant nais- sance au dernier. Le père décida d'envoyer alors sa progé- niture en France et, compte tenu des dangers d'une lon- gue traversée, ne voulant pas risquer de perdre ses enfants d un seul coup, il s'y prit en deux fois : les deux fils aînés d abord, puis, en 1754, le dernier garçon et les trois filles, qui voyagèrent, sous l'œil vigilant de leur « nounou », à bord du Duc de Béthune. A Bordeaux, ils furent accueillis Par Marie Sentuary, sœur célibataire de leur père, qui se chargea de leur éducation3. Lorsque, dix ans plus tard, Sentuary revint en France, son fils aîné était mort, et les deux cadets, futurs militaires de carrière, étaient encore en pension 4. Il les retrouva avec bonheur, tout comme ses filles, Marie-Catherine, Michelle et Françoise, sur le visage desquelles il retrouva la finesse de traits d'une épouse trop tôt disparue. Dans le couvent de la Madeleine, à Bordeaux, où elles s'ennuyaient ferme et dont elles devaient sortir au jour de leur mariage, les jeunes filles avaient manifesté des dons différents : l'aînée pour la harpe, la deuxième pour le chant et la peinture, la benjamine pour le clavecin. Ces trois sœurs « des isles », aimables et talentueuses créoles, devaient inspirer des poètes de renom.

L'aînée des trois sœurs, la blanche et blonde Marie- Catherine, trouva le sien en la personne du chevalier Ber- tin, compatriote de Bourbon, qui l'aima et chanta sa beauté dans les Amours sous le nom d' « Eucharis », l'une des nymphes de Calypso. Elle marchait, disait-il, traînant tous les cœurs après elle, et laissait sur ses pas l'air au moins embaumé... Le chevalier Bertin croyait pouvoir épouser son Eucha- ris, mais son père, qui avait siégé avec M. Sentuary au Conseil supérieur de Bourbon, souhaitait une alliance plus huppée. Marie-Catherine épousa pour finir un armateur borde- lais, Jean-Louis Testart, dont la famille tirait sa fortune du commerce avec les Antilles. Les voyages de son mari à Saint-Domingue seront toutefois pour elle autant d'occa- sions de retrouver son amant Bertin à Paris et de renouer leur idylle de jeunesse, en particulier à Feuillancour, près de Saint-Germain-en-Laye, où se réunissaient les poètes à la mode5...

Michelle — future Mme de Bonneuil — était la plus belle des trois sœurs. Elle inspira le poète André Chénier qui l'immortalisa sous le nom de « Camille » ou de « d'ZN » (c'est-à-dire d'Azan, nom d'une terre apparte- nant à la famille Sentuary). Brune aux pommettes élevées, le nez légèrement retroussé, des yeux immenses, vifs et noirs, un sourire spi- rituel, c'était, à en croire la duchesse d'Abrantès, la plus ravissante femme que jamais on ait vue... Mme Vigée- Lebrun, dont le pinceau fixa les traits de plusieurs créa- tures superbes, avouait pour sa part n'avoir jamais ren- contré plus belle femme. Autre impression, celle de Mme de Chastenay, qui la décrit jolie comme les Amours, aimable, vive, passionnée... Même unanimité du côté des hommes : les comtes de Montlosier et d'Espinchal, le colonel Trumbull, aide de camp du général Washington, le baron Bignon, le duc d'Havré, Bernardin de Saint- Pierre et, bien sûr, André Chénier n'oublièrent jamais, eux non plus, ce visage enchanteur6... Le père de la belle avait connu le futur époux de celle- ci à Bourbon. Le mariage fut célébré le 27 janvier 1768. Les vingt ans de différence d'âge avec sa fille étaient bien peu de chose, aux yeux de M. Sentuary, en comparaison de l'honnête aisance et de la particule toute fraîche de Nicolas-Cyrille Guesnon de Bonneuil, parisien d'origine, provisoirement installé à Bordeaux. Alors « intéressé dans les Affaires du Roi », l'heureux époux devait peu après acheter un office de « conseiller- secrétaire du Roi, audiencier en la Chancellerie établie près le Conseil supérieur de Blois ». Cette charge, qu'il perdra assez vite, lui permettra néanmoins de conserver le titre d'écuyer du Roi. Comme celle de sa sœur Marie-Catherine, la dot de Michelle Sentuary s'élève à trente mille livres, somme Malencontreusement placée par un mari qui montrera vite son peu de sens des affaires7. Mais — présage ou non — le contrat de mariage est revêtu de la signature du maré- chal de Richelieu, gouverneur de Guyenne. La réputation du maréchal n'est plus à faire. Grand séducteur, amateur de jolies filles, le caractère scandaleux de sa vie privée est connu de tous et personne ne doute qu'il a joué un rôle dans le choix que fit Louis XV de ses deux favorites : Pompadour et du Barry. Il est donc piquant de le voir paraître au mariage de celle qui, par la suite, devait s'avé- rer un Richelieu en jupons, tant par sa longévité que par le nombre de ses conquêtes amoureuses. Alors que la nouvelle Mme de Bonneuil attend son pre- mier enfant, le peintre suédois Roslin, de passage à Bor- deaux, est ébloui par l'extraordinaire finesse de ses traits. Elle pose pour lui en « habit d'Africaine », parée du voile porté par les élégantes de l'île Bourbon. Ce magnifique portrait est exposé l'année suivante au Salon de Paris, où les Bonneuil viennent l'admirer. C'est ce jour-là qu'ils décident de s'installer dans la capitale. Attentif aux sou- haits de sa femme, Bonneuil délègue ses intérêts dans le Bordelais et postule une charge de maître d'hôtel ordi- naire de la comtesse d'Artois, l'épouse du futur Charles X. Il bénéficiera peu après de la survivance d'une charge de cour encore plus prestigieuse, celle de premier valet de chambre de Monsieur, comte de Provence8. Mais il spécule sur l'avenir alors qu'il est incapable, sinon en empruntant, de faire face à des dépenses qui s'élèvent à plus de cent mille livres. L'obsession d'être agrégé à la noblesse par le biais de ces charges — la « savonnette à vilain » — lui fait oublier qu'elles sont peu lucratives. Il s'en repentira par la suite. » A Paris, les Bonnèuil gravitent dans urt monde d'artistes et de comédiens où l'on tient moins compte du milieu d'origine que de la personnalité et du talent. De ces années, Mme Vigée-Lebrun se rappelle un dîner chez le sculpteur Lemoyne, auquel avaient été conviées quel- ques célébrités dont le musicien Grétry, le pastelliste Quentin de La Tour et Lekain, tragédien en vogue, dont l'air « sombre et farouche » l'avait fort impressionnée : Ses énormes sourcils, note-t-elle, ajoutaient encore à l'expression si peu gracieuse de son visage. Il ne parlait point mais mangeait énormément. A côté de lui, tout en face de moi, se trouvait la plus jolie femme de Paris, Mme de Bon- neuil [...] qui alors était fraîche comme une rose. Sa beauté si douce avait tant de charme que je ne pouvais en détourner les yeux, d'autant plus qu'on l'avait aussi placée près de son mari, qui était laid comme un singe, et que les figures de Lekain et de M. Bonneuil formaient un double repoussoir, dont bien certainement elle n'avait pas besoin. Au moment du dessert, Michelle, accompagnée de son mari, entonna de sa « voix charmante » des duos de Gré- try. Leur succédèrent quelques jeunes filles pâlissant et rougissant tour à tour, intimidées au point de chanter faux. Vigée-Lebrun — alors Mlle Vigée — est le peintre qui prit le plus souvent les sœurs Sentuary pour modèles, mais Mme de Bonneuil, son amie, avait sa préférence. Elle fit d'elle trois portraits dont aucun, malheureuse- ment, n'est arrivé jusqu'à nous...

Peu avant le départ des Bonneuil pour Paris, Françoise, dite « Éléonore », la benjamine des sœurs Sentuary, vrai- semblable inspiratrice du poète Parny et modèle du pas- telliste Perronneau, épousait un jeune avocat au Parle- ment de Bordeaux, Jacques Thilorier. Natif de Saint- Domingue, où sa famille possédait des plantations, il représentait un excellent parti aux yeux de Sentuary père qui, somme toute, n'avait pas eu grand mal à caser d'aussi jolies filles'. Après la naissance de deux enfants, Mme Thilorier tremble à l'idée d'une vie tout entière consacrée aux maternités successives et aux mondanités provinciales. Elle s'ennuie et rêve des fastes parisiens. En 1774, un nou- vel intendant est nommé à Bordeaux : Jean-Bernard Clu- gny, baron de Nuis, qui avait autrefois connu la famille Thilorier à Saint-Domingue. Dans un premier temps, la société bordelaise applaudit à ses initiatives — il fait bâtir un nouvel hôtel de ville —, mais déchante peu à peu, découvrant en ce personnage un « fripon, dur, emporté, ivrogne et débauché ». Parmi tant de jolies femmes virevoltant dans les salons de Bordeaux, Clugny remarqua vite la ravissante Mme Thilorier. Un visage ovale, des yeux en forme d'amande, une mouche posée au-dessus de lèvres sen- suelles, de longs cheveux châtains ramenés en un immense chignon poudré, usant de capiteux extraits d'ylang-ylang qu'elle reçoit des Indes, elle fait sa conquête et devient sa maîtresse. Alors qu'on jase ici et là, Thilorier feint d'ignorer son infortune conjugale, laissant son épouse tirer de cette nouvelle situation le parti qu'elle pourra. En janvier 1776, Clugny est appelé à Paris pour succé- der à Turgot au Contrôle général des Finances. Il quitte Bordeaux, accompagné par Mme Thilorier, ravie de retrouver sa sœur Michelle et se souciant fort peu du scandale que provoque son départ. Le règne de Clugny, aussi long, disait l'homme de la rue, que celui de Vitellius le fut pour Rome, débuta en mai 1776 et s'acheva en octobre avec une cirrhose du foie. Un contemporain se souvient : Je ne citerai point à la charge de ce ministre une foule de pensions accordées à toutes ses créatures, et à toutes celles des gens en place qui pouvaient le soutenir dans sa place, je ne parlerai pas de toutes les courtisanes auxquelles il a laissé des marques de sa reconnaissance aux dépens du peu- ple : ces faits scandaleux courent les rues. Grâce à son protecteur, la belle Thilorier avait non seu- lement obtenu le viager d'un bel hôtel particulier rue Ber- tin-Poirée (récemment victime de la spéculation immobi- lière), mais également un contrat de cent mille livres. Pour mémoire, le salaire d'un ouvrier tournait autour de deux cents livres par an et une robe brodée, telle qu'on en por- tait un soir de bal à Versailles, coûtait entre deux et cinq mille livresl0. Lancée dans la galanterie, Mme Thilorier, d'entrée de jeu, vise haut et fort. Quant à son mari, les plus heureuses perspectives de carrière s'ouvrent à lui : grâce à sa femme, ri peut financer la charge de maître des requêtes qu'il convoitait depuis longtemps. Comme plus tard sa sœur Mme de Bonneuil, Françoise Thilorier appartient à cette catégorie de courtisanes ambi- tieuses et altières, qui, selon l'expression de Mercier, son contemporain, ne couchent en joue que les hommes en place et les financiers. Elles sont froides, elles calculent en politi- ques ce que peuvent leur rendre les faiblesses des Grands. Chamfort, qui connaissait bien Mme Thilorier, raconte comment, une autre fois, elle ramena Bollioud de Saint- Julien dans ses filets, avec, à l'appui, un contrat de soixante mille livres". D'autres rapportent encore qu'elle fut un moment la maîtresse de l'abbé Terray... Stupéfiée par les succès de sa sœur, Mme de Bonneuil attendit toutefois d'avoir mis au monde sa troisième fille Pour goûter à son tour aux fastes de la galanterie. L'occa- sion lui en fut fournie par sa rencontre avec Nicolas Beaujon, le « matador de la Finance », qui, fortune faite, s était rendu acquéreur de l'hôtel d'Évreux, actuel palais de l'Élysée. Originaire de Bordeaux, le personnage s'était enrichi en spéculant sur le cours des céréales, à l'instar du tristement célèbre Laverdy : il achetait et stockait les blés d'une région entière pour faire monter artificiellement les cours, pratiques terrifiantes connues sous le nom de « Pacte de famine ». Devenu banquier de cour, il avait rassemblé une admirable collection d'œuvres d'art et tous les éléments d'un cabinet d'antiquités. Le luxe dans lequel vivait Beaujon, dont l'obésité monstrueuse arrachait des larmes de crocodile aux jeunes et jolies femmes qui l'entouraient, était légendaire : M. Beaujon, écrit la baronne d'Oberkirch, me paraît le type d'un malheur incomparable : qu'y a-t-il de plus terrible que cet homme comblé des dons de la fortune, ne pouvant iouir d'aucun, ne trouvant pas une minute de sommeil sous les lambris dorés, sous des courtines de damas des Indes, ne pouvant marcher dans les jardins les plus enchanteurs, ne pouvant supporter même ses carrosses doublés de satin et moelleusement ballottés sur des ressorts anglais, réduit à manger du gruau à l'eau pendant que sa table était couverte des mets et des vins les plus recherchés, enfin, entouré des plus jolies femmes de la cour, qu 'on appelait ses berceuses, auxquelles il ne pouvait adresser que quelques mots de galanterie insignifiante ? Il me fait absolument l'effet de ce personnage de la fable pour lequel tout ce qu'il touchait se transformait en or Il. Presque impotent mais joli cœur, Nicolas Beaujon s'était donc constitué un sérail d'un genre bien particulier, puisque les maris de ces dames étaient largement dédom- magés. Répugnant à recevoir ses belles amies dans quelque petite maison discrète, il les avait installées chez lui, dans les grands appartements de l'hôtel d'Évreux, dont il se réservait les dépendances pour traiter les affaires sérieuses. Le « roi de la Finance » avait un faible pour ses payses : Mme de Bonneuil, Mme Thilorier et leur amie de jeunesse, Mme de Martainville, née Anne Dillon. L'entouraient également Mme Fenouillot de Falbaire, baronne de Cangé ; Jeanne-Marie de Précy, épouse de Jean-Baptiste Taffart, maître des requêtes ; Anne-Cathe- rine-Guillemine Messager. Le mari de cette dernière, Augustin Testard du Lys, ancien lieutenant criminel au Châtelet de Paris, se contentait de deux pièces sous les combles de l'hôtel d'Évreux, alors que sa femme occupait à elle seule un appartement de huit pièces au premier étage. Les appartements des « berceuses » étaient indépen- dants les uns des autres, aussi bien dans l'hôtel lui-même que dans ce qu'on appelait la Chartreuse des Champs-Ély- sées (parfois aussi l'Ermitage, ou la Folie-Beaujon), hameau construit non loin de là, au milieu d'un vaste parc à l'anglaise. Elles recevaient qui bon leur semblait, don- naient leurs ordres au nombreux personnel empressé à leur plaire, roulaient carrosse, ne se voyaient que quand elles le voulaient, et acceptaient quelques « menus pré- sents » du maître de maison — présents qui allaient des bijoux, éventails peints par Fragonard et inscriptions de rentes sur le trésor des fermes, jusqu'aux contrats les fai- sant maîtresses d'un domaine acheté au roi... C'est ainsi que, grâce à sa femme, Bonneuil soutira quatre-vingt mille livres au mécène pour financer ses charges dans la maison des princes... Tout Paris jasait sur ce Beaujon qui, à l'heure du cou- cher, s'abandonnait aux caresses et cajoleries de ses pen- sionnaires : Le vieux Beaujon se fait paîtrir (sic) par Mesdames de Bonneuil et Tetard du Lys. Aujourd'hui, il se fait emmaillo- ter et donner de la bouillie et fustiger légèrement lorsque ses maîtresses ne le trouvent pas sage, comme feu M. de La Condamine par les Bayadères, dans ses voyages en Indes. Mme de Martainville, qui se plaint de vapeurs, se coiffe en baigneuse, coiffure réservée aux migraines ; la baronne de Cangé s'équipe « à la belle poule », avec des bouillon- nés de gaze et une frégate aux voiles claquantes ; Mme Thilorier affectionne un chapeau « à la caravane » et sa sœur Michelle de Bonneuil force l'admiration sous ses plumes d'autruche qui vont faire fureur. Après avoir salué « mademoiselle » Beaujon — le frère cadet du financier, généalogiste de son état —, toutes ces dames poudrées à frimas s'engouffrent en riant dans leurs voi- tures qui les emportent au bal de l'Opéra... Au cours des banquets donnés par Beaujon — en parti- culier celui offert en l'honneur du futur Paul Ier de Russie venu avec sa femme, sous le nom de comte et comtesse du Nord —, Mme de Bonneuil brille d'un éclat tel que les convives, y compris le tsar, ne l'oublieront jamais. Mais, à Bordeaux, on jugeait sévèrement la conduite des filles Sentuary. En 1778, une mauvaise langue de la ville évo- quait ces « folies » dans une lettre à une amie : Vous conclurez que l'on ne peut mieux employer les richesses immenses que l'on a acquises aux dépens du public qu'en les rendant à des femmes publiques. Ce trait qui m 'échappe doit rester entre nous. Quant à Thiébaut, futur général d'Empire, parlant des amis de ses parents, il écrivait : Je citerai encore la présidente (Chabenat) de Bonneuil, qui tenait d'autant plus à son titre qu'elle craignait davan- tage d'être confondue avec une Dame de Bonneuil, alors l'une des six berceuses de M. de Beaujonn.

Nicolas-Cyrille Guesnon de Bonneuil avait emprunté de grosses sommes d'argent à Beaujon et, pour essayer d'accroître ses médiocres revenus, avait tenté quelques placements qui s'avérèrent autant d'échecs. Comme Thi- lorier, il comptait sur sa femme pour se tirer d'affaire, la laissant peu à peu déserter le domicile conjugal. Plus ins- piré, l'un de ses frères avait fait, lui, des placements renta- bles dans des immeubles parisiens. Devenu propriétaire d'une maison de campagne située à proximité du village de Mons, alors dépendant de la paroisse d'Athis, il en avait proposé les clés à Mme de Bonneuil, sa belle-sœur, qui vint un temps y cacher ses amours. Il est vrai que le beau-frère était large d'esprit, lui-même n'ayant pas attendu la mort d'un autre frère pour vivre avec la femme de celui-ci. Cet endroit où Mme de Bonneuil venait à la belle sai- son était propice au rêve et aux longues flâneries. C'est là qu'elle attira l'un de ses amants les plus célèbres, le poète André Chénier 14. Après une brève carrière au régiment d'Angoumois, Chénier devait occuper une place de secrétaire à l'ambas- sade de France à Londres, auprès du chevalier de La Luzerne. Ses activités ne l'empêchèrent jamais de retour- ner fréquemment en France et, surtout, de continuer à écrire. Les vers qu'il consacra à Mme de Bonneuil, ou « Camille », tiennent une place importante dans son œuvre. Ils s'étaient connus dans le monde hétéroclite que for- maient les artistes et les écrivains, et qu'affectionnait la vaniteuse Bonneuil, qui se posait comme modèle de choix. Elle l'avait convié à certains des soupers fins et à quelques-unes des fêtes que les « berceuses » organisaient Périodiquement chez Beaujon. Auprès de cette redoutable sirène de quatorze ans son aînée, le jeune homme de vingt-deux ans trouvait une initiatrice expérimentée. Un des spécialistes de Chénier remarque que Mme de Bonneuil eut le mérite de faire connaître à celui-ci la grande passion qui, l'enlevant au jeu de la « poésie de culture », déchaîna un torrent de lyrisme érotico-élégiaque avant de le rendre, meurtri mais libéré et mûri, à son génie rêveur"... Leurs amours ne furent rien moins que platoniques, ainsi que Chénier, en quatre vers, le révèle de façon sug- gestive :

Ses yeux anéantis ne s'ouvrant plus qu'à peine, Ses cheveux en désordre et rajustés en vain... Des caresses de feu sur son sein imprimées, Et de baisers récents ses lèvres enflammées... Amoureux fou, passionné et jaloux, Chénier harcèle sa muse de ses questions incessantes. Elle se rebelle : Bientôt cris, reproches, injures : Un mot, un geste, un rien, tout était un parjure... Que dis-je ? Sa vengeance ose en venir aux coups... Ah ! Je l'aime bien mieux injuste qu'indolente. Un jour, c'est Abel de Malartic, un ami du poète 16, qui regarde Mme de Bonneuil avec trop d'insistance : Abel, que me veux-tu ? Je suis heureux, tranquille, Tu veux m'ôter mon bien, mon amour, ma Camille.

Camille/Mme de Bonneuil/fut infidèle. Mais Chénier, hanté par cet amour impossible, continua, des mois durant, de lui consacrer quelques-uns de ses plus beaux Vers... 2. LA COURTISANE

Quelques mois après la mort prématurée de la blonde « Eucharis », l'aînée des trois sœurs Sentuary, c'est le maître des requêtes Thilorier qui, à son tour, disparut subitement1. La jolie Françoise, sœur cadette de Mme de Bonneuil, ne pleura pas exagérément cette disparition et, dans son hôtel parisien de la rue Bertin-Poirée, elle rem- plaça feu son époux par un ami de la famille, l'avocat au Parlement Jean-Jacques Duval d'Éprémesnil. Comme Thilorier lui-même, mais aussi comme un certain nombre de relations des sœurs Sentuary, le nouvel élu appartenait à la loge maçonnique parisienne des Neuf-Sœurs, celle qui comptait le plus grand nombre d'écrivains, de poètes et... de bons vivants. Si Mme de Bonneuil et sa sœur comptèrent nombre d'amis maçons, elles-mêmes n'ont pas, semble-t-il, appar- tenu à des loges d'adoption féminines telles que la « Can- deur » ou le « Contrat social ». Toutefois, dès la création du « Musée », institution scientifique et littéraire dont l'idée et l'impulsion avaient été données par les maçons des « Neuf-Sœurs », Mme de Bonneuil apparaît comme l'une des « dames abonnées » de la nouvelle institution. Mais son rôle s'est apparemment borné à suivre (au moins une fois) l'enseignement dispensé par les « maîtres » du jour : Pilâtre de Rozier pour les Sciences, La Harpe pour les Lettres2. Né aux Indes, l'amant en titre de la belle veuve Thilo- J"ler, Jean-Jacques Duval d'Éprémesnil, avait un passé bien rempli, et il s'était acquis une certaine notoriété grâce à l'importance et au retentissement des procès qu'il avait successivement plaidés ainsi qu'à sa propension à se mêler de toutes les affaires à résonance politique qui Ponctuèrent le règne de Louis XVI. Après la mort de son père, gouverneur de Pondichéry et administrateur de la Compagnie des Indes, il était entré au Châtelet de Paris comme avocat du roi. En 1775, il avait acheté une charge de conseiller au Parlement de Paris dont il était devenu l'un des représentants les plus en vue3. Nul ne contestait ses talents intellectuels, mais sa conduite bizarre, ses engagements suspects et une certaine megalomanie l'ont desservi. L'un de ses ennemis a curieu- nymesement : résumé sa carrière en un pamphlet resté ano- Le jeune d'Éprémesnil, avec le feu de sa digne mère, le feu du climat asiatique qui l'avait vu naître, vint à Paris se pré- cipiter dans la carrière des honneurs ; il fut grand parlemen- taire, grand prêtre d'illuminés, grand magnétiseur, grand partisan de Cagliostro, grand somnambuliste, grand papiste, grand intolérant, grand aristocrate, grand robinocrate ; il eut de toutes les grandeurs. Celle de grand cocu put lui echapper, et il le devint très authentiquement en épousant la maîtresse du feu contrôleur général Clugny4... Notre avocat avait été propulsé de façon spectaculaire sur le devant de la scène en plaidant en faveur de son oncle, Duval de Leyrit, dans l'interminable (1778-1786) Procès en réhabilitation du général Lally-Tollendal, déca- nte pour une supposée trahison ayant entraîné la prise de Pondichéry par les Anglais. Sur les conseils de Voltaire, le fils Lally avait intenté ce procès pour dénoncer la solida- rité abusive du Parlement de Paris avec les anciens admi- nistrateurs de la Compagnie des Indes, accusateurs de son Père et véritables coupables à ses yeux. Cette querelle était essentiellement politique : la noblesse d'épée tenait Aristocrate, dame du monde et courtisane, belle, arriviste, intelligente et sensuelle, Mme de Bonneuil se jette dans le renseignement au service des Bourbons lorsqu'elle sort des prisons de la Terreur. Elle sert tour à tour l'Angleterre contre le Directoire, le Consulat contre l'Angleterre, l'Empire. On la rencontre à Madrid, à Hambourg, à Londres, à Saint- Pétersbc,u,rçl (elle est la maîtresse du comte Rostopchine, premier per- sonnage de l'État), à Berlin, Lisbonne, Amsterdam... Agent de Talleyrand ou free-lance, elle vend ses renseignements au plus offrant. Traquée par la police de Bonaparte, elle est contrainte de servir l'Empereur. Jusqu'en 1810, où elle s'assagit enfin (elle a soixante ans, en paraît quarante) pour se consacrer à sa très nombreuse progéniture, légitime ou naturelle. Il a fallu à Olivier Blanc une très longue enquête pour suivre Mme de Bonneuil dans ses intrigues, ses voyages et ses amours, sous les multi- ples masques qu'elle a empruntés. Se dévoile ici tout un pan de la poli- tique internationale de l'époque, vue sous l'angle du renseignement, avec des vues surprenantes sur la société française de la Révolution et sur l'émigration.

Préface de Jacques Godechot.

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