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LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE • MAI 2020 • N°29 • SPÉCIAL SCIENCE-FICTION

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édito Pour quels « jours heureux »...

Par Nicolas Domenach

e livre avait disparu. La bibliothèque n’en la logique de l’ordre et des intérêts établis que ren- souffrait pas, apparemment. Mais il y avait forcent la peur de l’inconnu, le soulagement un manque. Commande fut donc passée d’avoir évité le pire et la force des puissants vou- et l’ouvrage livré le 16 mars, comme pour lant retrouver leur monde d’hier. Après 2008, entamer le confinement du lendemain. Il tout déjà devait être refondé ; et tout a recom- s’agissait du… Retour du tragique de Jean-­ mencé, quasi comme si de rien n’était. La bataille Marie Domenach, ex-directeur de la re- du progrès n’était même plus livrée par des pro- vue Esprit, et mon père par ailleurs. L’ouvrage, gressistes qui abandonnaient le champ de bataille publié en 1967, avait fait quelque bruit car, dans puisque le capitalisme mondialisé avançait son l’insouciance des Trente Glorieuses, il rappelait, train. Un train d’enfer… en revenant au théâtre et à la littérature, qu’il n’est Et voilà que cette bataille reprend. Au moins pas de « bonheur innocent », que « tout homme avons-nous en France « progressé » sur les siècles heureux est coupable », comme l’écrivait Charles Péguy. Mais l’orgueilleux veut toujours oublier Il n’est pas acquis que

les avertissements, s’étourdir d’un présent sans l’après ne recommence pas nuage qui lui fait négliger les orages. Alors comment fabriquons-nous aujourd’hui comme l’avant. notre propre épidémie meurtrière ? Pour nous éclairer, des lumières intellectuelles s’allument passés. Nous ne nous perdons plus dans « la fu- partout dans ces nuits de tragédie. Certaines reur des dieux et les fautes à expier ». Voltaire s’éteignent, il est vrai, qui ont balisé nos chemins nous en a vaccinés, qui avait refusé de voir dans de vie. Par exemple Luis Sepúlveda, l’écrivain le tremblement de terre de Lisbonne en 1755 chilien, merveilleux conteur du Vieux qui lisait « un châtiment divin ». Et gare aux collapso­ des romans d’amour. Dans sa démarche, l’écri- logues qui voudraient nous faire croire qu’après ture était un acte de justice, de résistance, la lec- la punition de Dieu viendrait celle de la Nature. ture un appel à la fraternité. Albert Uderzo s’en Il nous faudra progresser davantage encore vers est allé aussi. Ce ne fut pas du Covid-19. Tout de plus de science sans doute, mais plus d’humain même, l’inventeur de la potion magique… C’est d’abord. Un progrès pour quoi ? Pour qui ? Pour le cœur qui a lâché. Mais Astérix, Obélix, Idéfix, quels « jours heureux », puisqu’est reprise l’am- Bonemine et Falbala ne nous quittent pas. bition du Conseil national de la résistance qui D’autres déboulent des planches d’Uderzo, tel le avait ainsi baptisé son programme d’espérance ? mage de Massilia, le professeur Raoult. Irréduc- Pour répondre à ces interrogations, nous avons tibles Gaulois… De partout sortent des penseurs appelé la science-fiction, ses univers, ses créatures pour comprendre l’épreuve que nous traversons de métal et de chair, de matière immatérielle, ses et saisir les moyens de s’en sortir au mieux. Il n’est extraterrestres, ses contre-sociétés de rêve. L’ex- certes pas acquis que l’après ne ­recommence pas tension du domaine de la lutte pour un autre comme l’avant. On sait la tyrannie du statu quo, monde passe par l’expansion de l’imaginaire. L

Mai 2020 • N° 29 • Le Nouveau Magazine Littéraire 3 Découvrez la collection €* Nouveaux RegaRds 9,90 l’exemplaire ette collection de poche pose un œil neuf sur les grands auteurs de la littérature Cet de la philosophie. Sont ainsi rassemblés des synthèses de référence, des analyses imprévues et des points de vue d’une grande variété.

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sommaire Le Nouveau Magazine littéraire • N° 29 • Mai 2020

3 Édito par Nicolas Domenach 6 Chroniques Lectures en différé La plupart des éditeurs ayant repoussé les idées leurs parutions, il est possible que certains des 8 Dénuement aux morts  livres évoqués dans nos pages ne soient pas par Robert Maggiori encore disponibles. Ce numéro a été réalisé en télétravail : d’avance merci pour votre 10 Rites de passage  compréhension s’il en résulte des approximations. entretien avec Thomas Laqueur 12 Journaux de confinement  par Arnaud Viviant critiques fiction 14 Ave Uderzo !  42 Adam Johnson par Stéphane Audeguy par Alexis Brocas 16 Liu Xiaobo  45 Mia Couto par Manon Houtart par Pierre Haski 8 47 Éric Chauvier par Marie en couverture Fouquet et Manon Houtart Où est le progrès ? 48 Gabrielle Wittkop  20 Livres en phrases ascendantes  par Bernard Quiriny par Alexandre Gefen il faut relire 22 La science, un conte 52 Roberto Bolaño  de faits par Patrice Bollon par Gabriela Trujillo 24 La machine infernale  entretien avec Achille Mbembe critiques essais 26 Tomber vers le haut  58 Chansons de gestes par Yves Citton entretien avec Anne Dubos 29 Économie : la politique 60 Guy Debord par Hervé du PIB par Patrice Bollon Aubron et Alexandre Gefen 31 Sortir des bulles  18 61 Jacques Rancière par François Morin par Alexandre Gefen 32 À gauche, un débat miné  62 Didier Blonde par Stéphanie Roza par Olivier Cariguel 34 Le vert est dans le fruit  63 Éric Chevillard  par Hervé Aubron par Pierre-Édouard Peillon 35 Éloge de l’indisponibilité  64 Iakovos Kambanellis entretien avec Hartmut Rosa par Fabrice Colin 37 Prenez votre temps  par Manon Houtart dossier le portrait Science-fiction 68 Issues de secours  38 Cristina Comencini, par Alexis Brocas la messagère du désert  par Marie-Dominique Lelièvre 70 Herbert, Asimov, Bradbury 72 Narrés au décollage LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE - JERRY BAUER/OPALE/LEEMAGE LADD COMPANY/WARNER BROS/THE KOBAL COLLECTION/AURIMAGES Ont également collaboré à ce numéro : par Hubert Prolongeau Fabrice d’Almeida, Simon Bentolila, Eugénie Bourlet, Gérald  Bronner, Antoine Faure, Franz-Olivier Giesbert, Sylvain 52 76 Do you speak globish ? Giovagnoli, Philippe Langlest, Marilyn Maeso, Maxime Rovere, Camille Thomine. par Frédéric Landragin En couverture. Illustration Ugo Bienvenu pour Le Nouveau 78 Alain Damasio Magazine Littéraire. © ADAGP-Paris 2019 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro. par Marie Fouquet

Ce numéro comporte 4 encarts :  80 Ils nous l’avaient bien dit ! 1 encart abonnement Le Magazine Littéraire sur les exemplaires kiosque France. 1 encart abonnement Edigroup par Jean-François Paillard sur les exemplaires kiosque Belgique et Suisse. 1 message Sciences & Avenir posé sur les exemplaires 82 Galaxies africaines abonnés. 1 encart Webalix « Collier Malachite » posé sur les exemplaires abonnés par Hubert Prolongeau 84 L’invention de nouveaux idées, débats, récits... genres par Sandrine Samii 86 Humains, plus trop humains www.nouveau-magazine-litteraire.com par Alexis Brocas En partenariat avec Retronews, le site de presse de la BnF, découvrez chaque mois des archives 88 Au cinéma, l’odyssée d’écrivains journalistes, du xixe siècle à nos jours. de l’impasse 

FLAVIO LO SCALZO/REUTERS - ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR 66 par Hervé Aubron

Mai 2020 • N° 29 • Le Nouveau Magazine Littéraire 5 l d’yeux d’yeux ! regardent ! me 6 L’écrivain entretient Bon appétit quand même ! appétit quand Bon Éluard ? Paul poète le dirait cœurs, nos de tour le faire pas elle devrait- ne yeux leurs de courbe La prédateur, l’étoile de mer. et d’échapper à leur redoutable végétaux microscopiques) leur nourriture (planctons, algues, trouver de permet leur Il animal. l’un des plus élaborés du monde chercheurs le considèrent comme les que complexe si est visuel organe Leur àréflexion. télescopes des segmentés miroirs les comme de leur coquille, qui fonctionnent millimétriques, répartis en bordure yeux cents deux jusqu’à ont Elles sont les sentinelles des océans. Saint-Jacques les vrai : C’est vérifié. J’ai chimiorécepteurs. » mollusques disposaient de deux les et yeux, des même avaient les coquilles Saint-Jacques reins, cœur, des un anus, un bouche, Gil Bartholeyns, possédaient une écrit moules, « Les Pourquoi ? cassolette de moules. Et puis non. et envisage de commander une cherche un plat complet sans viande un jeune inspecteur vétérinaire, Sully, où passage le sur tombé suis je est beaucoup question d’animaux, il (JC où Lattès), deux sur kilos Deux premier roman de Gil Bartholeyns, l’excellent lisant En légumes ! » des sont ce voyons, enfin, « Mais foi : mauvaise avec réponds leur je régime, àmon répétés accrocs ces par scandalisés d’être amis mes carnivoresQuand feignent orgies. des fais je dont Jacques, en particulier les coquilles Saint- depuis toujours les fruits de mer, s’autorise et variable àgéométrie est déjà vieux, mon végétarisme est s’il Même formule. la repris j’ai qui nous regardent. » Depuis, d’animaux qui ont des yeux, donc jamais mange ne « Je régime : son

Le NouveauLe Littéraire Magazine moi, m’a dit un jour, pour définir définir jour, pour un m’a dit moi, est végétarienne comme ’actrice Arielle Dombasle, qui Des milliers Giesbert de Franz-Olivier chronique la

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ILLUSTRATIONS ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE « unanime. ennemi d’un besoin que dans les mémoires, a succédé le patriote préférant mourir dans sa chair l’idéal homérique d’Achille, guerrier de l’honneur ? Ce serait oublier qu’à mélodie cette de font-ils l’écho se nôtre, l’ombre risquant leur vie pour sauver la et encourager tous les travailleurs de remercier pour heures à20 soir chaque Les applaudissements, qui retentissent lequel la pandémie nous plonge. de l’état d’exception dans et d’abnégation facilitant l’acceptation héros, figures exemplaires de courage d’un ennemi unanime, elle réclame ses abesoin guerre une Comme coronavirus. du suites des décédés soignants aux posthume à titre en vue de décerner la légion d’honneur Bonnivard Émilie LR députée la de loi de proposition àla aprésidé intention requièrent les circonstances. La même nourrir l’esprit d’union sacrée que tente de construire dans l’urgence pour pouvoir le que collectif récit du ton le adonné exceptionnelles, mesures de 16 mars 2020 annonçant la prise l’allocution présidentielle du n Les infirmier·e·s sont perçu·e·s comme desfigures exemplaires de courage, en tempsde Covid-19. Une guerre a a guerre Une La drôle de guerre guerre de drôle La qui a ponctué obstinément Ce mantra solennel, ous sommes en guerre. » la chronique philo chronique la

de Marylin Maeso

(La Peste). (La médecins » des fléaux,s’efforcent cependant d’être les d’admettre refusant et saints des être pouvant « ne qui, Ceux de faire dignement leur métier. médailles, mais seulement les moyens ceux qui ne réclament pas de tous de souvenir se faudra il travail, de uniformesblanches, ou bleus caissiers ou agents d’entretien, blouses urgentistes, soient Qu’ils anonymes, sans visage ni légende. troupes des mais Hector, ou Ulysse Ajax, Nul « soignants ». des pas des héros, mais, au sens large, sont ne pandémie la de cœur au ligne faux. Ceux qui sont en première sonne qui intéressé lyrisme son surtout c’est hostile –, armée une avec il n’a pas grand-chose en commun n’ayant pas l’intention de nuire, virus – un discutable elle-même, en est, comparaison Et la si dupes. propagande, pour en être encore nue, arrachée à son habit de guerre la vu trop d’avoir devons nous À Stendhal, Barbusse, Céline, Bénis soient les démystificateurs. marmite ». la dans confiture la de qui mijot[e] en glouglous comme dedans sang du « avec trous des que laisser ne pour explosent qui têtes les et la boue, la peur qui prend aux tripes, bataille : la de ventre le dans jeter nous piétine nuit, la de l’épopée bout au pour Voyage dans qui, l’hypotypose de règne

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QUENTIN TOP/HANS LUCAS/VIA AFP quelle histoire !

Édité par Le Nouveau Magazine pensées et littéraire de Fabrice d’Almeida 8, rue d’Aboukir, 75002 Paris Courriel : [email protected] Internet : www.nouveau-magazine-litteraire.com Pour joindre votre correspondant, veuillez composer le 01 70 98 suivi des quatre chiffres figurant à la suite de chaque nom. Pour toute question concernant votre abonnement : Tél. : 01 55 56 71 25 Le Magazine littéraire, Service abonnements 4 rue de Mouchy - 60438 Noailles Cedex Courriel : [email protected]. Tarifs France : 1 an, 10 n° + 1 n° double, 60 €. Tarif pour l'étranger, nous consulter. Achat de revues et d’écrins : Sophia Publications 8, rue d’Aboukir. 75002 Paris. Tél. : 01 70 98 19 24 Président-directeur général et directeur Premières de cordée de publication : Claude Perdriel Directeur général : Philippe Menat Directeur éditorial : Maurice Szafran Directeur éditorial adjoint : Guillaume Malaurie Directeur délégué : Jean-Claude Rossignol ’était le 24 août 1943. Dans « en première ligne ». Mais l’exemple de Conception graphique : Dominique Pasquet RÉDACTION DU NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE le cimetière d’Ashford, à 90 km au Simone Weil est-il unique ? D’autres femmes Comité éditorial : Nicolas Domenach, Maurice sud-est de Londres, non loin de ont surgi dans l’histoire et à la faveur Szafran, Guillaume Malaurie, Claude Perdriel c Directeur l’actuelle sortie du tunnel sous la Manche, un d’une crise. Un film l’atteste, Radioactive, de Nicolas Domenach Rédacteur en chef petit groupe s’était réuni. Ils étaient sept pour Marjane Satrapi, qui rappelle l’époustouflante Hervé Aubron (1962) [email protected] rendre un dernier hommage à une femme carrière de Marie Curie. A-t-on oublié Rédacteur en chef adjoint morte de maladie, pis, d’affaiblissement : ses exploits durant la Grande Guerre ? Avec Alexis Brocas (1964) [email protected] Simone Weil. Simone, une professeur de ses camions radiographiques, elle a permis Rédactrice en chef adjointe Aurélie Marcireau (1961) philosophie, convertie au christianisme, qui, de diagnostiquer les blessures des poilus. [email protected] Directrice artistique par empathie envers les victimes de la Cela lui valut d’être la première femme Blandine Bordeau Perrois (1968) guerre, les camarades de la France libre admise à l’Académie de médecine. Elle a fait [email protected] Responsable photo occupés ou débordés, se nourrissait de moins progresser, comme des millions de femmes Janick Blanchard (1963) [email protected] en moins, au point d’en devenir malade et de qui ont travaillé dans les usines d’armement, Secrétaire de rédaction-correctrice Valérie Cabridens (1965) mourir en martyre d’une guerre de libération la considération pour le « deuxième » sexe. [email protected] dont elle avait été l’obscure combattante. Au point que, à défaut d’obtenir le droit Rédactrice-secrétaire de rédaction Marie Fouquet Parmi les témoins de ces funérailles figurait de vote, quatre d’entre elles seront tout de Rédactrice-designer Sandrine Samii Maurice Schumann, le porte-parole de même ministres dans l’entre-deux-guerres, Assistante de rédaction Gabrielle Monrose (1906) la France libre – un jour, il serait ministre du avec le Front populaire. En remontant Fabrication général de Gaulle. Et une simple femme de l’histoire, de très grands fléaux guerriers, Christophe Perrusson (1910) Activités numériques ménage dont Simone avait partagé un temps sanitaires, alimentaires – on n’ose dire Bertrand Clare (1908) Responsable administratif la chambre. Toute à sa tristesse, cette bonne à leur faveur – ont poussé les femmes Nathalie Tréhin (1916) Comptabilité : Teddy Merle (1915) âme avait composé un petit bouquet bleu, à arracher les barrières pour embrasser Directeur des ventes et promotion de nouvelles responsabilités. Comme ces Valéry-Sébastien Sourieau (1911) Ventes messageries : À juste titres - « obscures » face à des famines qui Benjamin Boutonnet - Réassort disponible : L’exemple www.direct-editeurs.fr - 04 88 15 12 41. déclenchaient les révoltes populaires

Agrément postal Belgique n° P207231. de Simone Weil e xvii Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 au siècle à Marseille ou en Saintonge. Responsable marketing direct Ou, au Moyen Âge, cette guerrière qualifiée Linda Pain (1914). est-il unique ? Responsable de la gestion des abonnements de sorcière qui menait les soldats flamands Isabelle Parez (1912). [email protected] blanc, rouge. Avant que les pelletés de terre à la bataille de Rosebecque en 1382, avant Communication : Joëlle Hezard ne commencent à tomber, elle le jeta Jeanne d’Arc. Ou plus loin encore, dans [email protected] dans la tombe. Ce n’est qu’après guerre, à l’Antiquité, quand les veuves d’Athènes RÉGIE PUBLICITAIRE : Médiaobs titre posthume, que l’œuvre de Simone Weil prenaient part au débat politique après la 44, rue Notre-Dame-des-Victoires, 75002 Paris. Fax : 01 44 88 97 79. devint célèbre. Pour cette philosophe, mort de leurs maris à la guerre… Alors, bien Directrice générale : Corinne Rougé il y avait un moment ultime de vérité dans sûr, les acquis ne sont pas éternels. Les gains (01 44 88 93 70, [email protected]). Directeur commercial : Christian Stefani ces brefs instants précédant la mort où et libertés obtenus ont fini par être rognés. (01 44 88 93 79, [email protected]). Publicité littéraire : Quentin Casier une personne pouvait d’un coup embrasser Mais, dans la mémoire longue des peuples, la (01 44 88 97 54, [email protected]) son existence et voir si elle avait été bonne. domination masculine à l’état brut n’a jamais COMMISSION PARITAIRE n° 0923 K 79505. ISSN‑ : 2606-1368 Ce jugement terrible était le tamis existentiel été qu’un moment bref : machisme colonial, La rédaction du Nouveau Magazine littéraire est responsable des titres, intertitres, textes LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE à partir duquel chacun devait s’efforcer virilisme occidental, voire réification islamiste. de présentation, illustrations et légendes. Copyright © Nouveau Magazine Littéraire de vivre pour éviter une souffrance éternelle, Il s’agissait toujours de crises de la relation Le Nouveau Magazine Littéraire est un regret figé à tout jamais. Cette éthique entre les genres. Car, même si les sociétés publié par Le Nouveau Magazine pensées et littéraire, Société par actions simplifiée de l’absolu est un viatique par les temps anciennes ne prônaient pas l’égalité concrète, au capital de 750 000 euros. Siret : 837 772 284 00019 épidémiques que nous traversons et où on elles savaient compenser en dignité ce Dépôt légal : à parution retrouve très majoritairement le sexe féminin qu’elles retiraient en pouvoir. Dans l’islam des IMPRESSION Elcograf Spa (Vérone - Italie), certifié PEFC origines, une Aïcha pouvait parler de religion Origine du papier : Autriche Taux de fibres recyclées : 0% et mener des combattants à la bataille. Eutrophisation : PTot = 0,008 kg/tonne Professeur d’histoire contemporaine Les régimes stricts de domination masculine de papier à l’université Paris-II-Panthéon-Assas, Fabrice d’Almeida est l’auteur de finissent par être emportés par les élans de nombreux ouvrages, dont un « Que sais-je ? » l’histoire. Les femmes triomphent toujours de

ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR sur Nelson Mandela (PUF, 2018). la guerre, de la maladie et… des hommes. L

Mai 2020 • N° 29 • Le Nouveau Magazine Littéraire 7 les idées Politique · Économie · Société

Dénuement aux morts

Pandémie oblige, nos disparus parqués dans des hangars frigorifiques, dans des cercueils numérotés, sont privés des rites funéraires qui les inscrivent dans une histoire, une culture et une continuité, l’essence même de l’humanité. Par Robert Maggiori

l y a quelques décennies, de chair roulés dans la panure. La guerre œuvre, sur les terrains des guerres civiles maints sociologues dénon- elle-même avait réussi par la technologie ou les rives d’une Méditerranée devenue çaient l’« effacement » de la à rendre la mort « invisible », à se muer fosse commune. Pour lui faire face, on mort du paysage de nos villes, elle-même en quelque chose qui « n’a « retenait » ceux et celles qu’elle avait voyant un signe de mécanisa- pas lieu » – qu’on se souvienne des ana- emporté·e·s : on floquait leurs noms sur tion, de robotisation, sinon lyses de Jean Baudrillard –, à se transfor- nos t-shirts, on déposait des bougies, des id’inhumanité, dans le remplacement mer en jeu vidéo où des trajectoires de fleurs et des dessins d’enfants là où de- des funérailles publiques – cortèges, che- boules vertes se croisaient dans le ciel meuraient encore, indélébiles, les traces vaux, couronnes et fanfares – par l’ac- opaque de Bagdad. de leur sang, on chantait, on se réunis- compagnement anonyme, la file de voi- Mais l’anonymat messied à la mort. sait, on défilait dans les rues serrés les tures se dirigeant vers le cimetière au Aussi a-t-elle brutalement ôté tous ses uns aux autres, on faisait « humanité » milieu du trafic urbain. Nos enfants, voiles, se montrant dans son obscène contre la barbarie, on organisait des ob- ­disaient-ils, ne voient plus le « corps » nudité : des milliers de silhouettes hu- sèques nationales – nous impliquant des morts, comme ils ne voient plus les maines tombant dans la poussière du tous, donc –, on commémorait, on com- animaux de la ferme ou les poissons, dé- haut de gratte-ciels, des corps agenouil- mémore encore… sormais vus comme de petits rectangles lés décapités dans le désert, des cadavres jonchant le sol d’une salle de concert, MISE EN BIÈRE IMMÉDIATE Philosophe, cofondateur des Rencontres d’une rédaction de presse, d’une terrasse À présent, elle revêt de nouveau ses philosophiques de Monaco (Philomonaco. com), Robert Maggiori a notamment publié, de café, d’une voie de promenade lon- voiles et ses masques, imitant ainsi le avec Charlotte Casiraghi, Archipel des geant la mer… « Me revoilà ! », rica- vecteur invisible qui l’a portée, de Wu- passions (Seuil, 2018). nait-elle, montrant chaque jour son han à Codogno, de Mulhouse à Paris,

8 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 29 • Mai 2020 En Italie, dans le village de Ponte San Pietro, le 7 avril, des cercueils sont bénis par un prêtre avant d’être transférés à Florence pour être incinérés.

Madrid, Londres, New York… Aussi ne mauvais souvenirs. Mais, à l’ère du dans les dernières vingt-quatre heures, perçoit-on même pas les corps sur les- ­Covid-19, il n’y a aucun « bourreau ». il y a eu 562 décès. quels elle s’est jetée. En raison de la peur C’est la « situation », l’émergence sa- Le temps du soin et de la cure est de la contagion, des mesures de protec- nitaire, dont personne ne conteste la lé- presque toujours le temps de l’urgence, tion nécessaires prises par les soignants, gitimité, qui, de fait, entraîne la dé­ qu’il affronte un AVC ou une crise car- des exigences thérapeutiques, ils dispa- personnalisation : hors de la stricte diaque. Mais celui d’une pandémie, qui raissent, comme ceux des médecins, oblige tout à la fois à sauver ceux qui sont sous les appareils respiratoires, les Des corps atteints et à protéger ceux qui ne le sont masques, les charlottes, les blouses et les pointillés, inscrits pas mais risquent de l’être, est un surblouses, les combinaisons, les housses « temps global », tout entier fixe sur le

dans une courbe en plastique, les scaphandres… Et ils dis- présent, qui laisse en suspens ou écarte paraissent encore davantage lorsque le de mortalité. tout le reste. De la chambre d’hôpital ou virus a le dessus – car ils ne deviennent d’Ehpad à la chambre mortuaire, le pas cadavres, appelant une cérémonie intimité, à tous les morts on a arraché le « laps de temps » doit être le plus rapide que les vivants organisent pour saluer ce nom, ôté le « visage ». Les familles et possible, afin d’éviter tout contact, toute qui d’eux demeure à jamais, à savoir leur les proches ont perdu « quelqu’un » possibilité de contagion. C’est même par humanité, mais des « pointillés » qui – un être singulier, une partie unique et décret (Journal officiel du 2 avril 2020) prolongent une courbe de mortalité, les irremplaçable de l’humanité, une voix, – puisque la loi établit déjà que le cadavre chiffres d’une série, des numéros. une démarche, un regard, une his- est à lui-même sa propre sépulture – que Qu’une personne soit réduite à un nu- toire –, mais la société, elle, n’aura perdu l’on dispose l’interdiction de pratiquer

MARCO DI LAURO/GETTY IMAGES/VIA AFP méro, gravé sur l’avant-bras, évoque des « personne », et saura seulement que, sur les personnes décédées les « soins de

Mai 2020 • N° 29 • Le Nouveau Magazine Littéraire 9 les idées

connaissons est une création du Thomas Laqueur xixe siècle, et elle a toujours été critiquée pour ses prix élevés, ses stratégies RITES DE PASSAGE de vente contrainte et ses employés indifférents. Dans presque toutes Entretien avec l’historien américain, spécialiste du corps dans tous ses les cultures, ceux qui s’occupent des états, sur les disparités des cultes accompagnant ceux qui ne sont plus. cadavres sont mis à l’écart. Dans l’industrie funéraire moderne, une entreprise se trouve autorisée par Thomas Laqueur est un historien l’État à disposer des morts de manière américain qui étudie les représentations réglementée. En ce sens, ses employés et les pratiques du corps. Après avoir ne sont pas différents de ceux révolutionné la différence des genres qui traitent des déchets dangereux ou (La Fabrique du sexe), il s’est intéressé au même des ordures. Sauf que les corps traitement des corps et des personnes humains (à part peut-être dans les disparues dans Le Travail des morts. circonstances les plus horribles comme Une histoire culturelle des dépouilles la Shoah, par exemple) ne sont jamais mortuaires (en français chez Gallimard). vus seulement comme des déchets : Il éclaire pour nous le traitement ils doivent être éliminés et être traités que la pandémie fait subir aux mourants, avec soin. Si l’on élargit la question aux corps morts et à leurs proches. aux communautés religieuses qui s’occupent des morts – confréries ISABELLE FRANCAIX Dans les Ehpad français totalement L’historien américain Thomas Laqueur. catholiques d’autrefois, ou hevra kadicha confinés, les personnes âgées meurent juives aujourd’hui qui préparent seules. À l’hôpital, cette situation n’avait jamais vécu est un objet les corps selon la tradition rituelle –, est devenue courante. Comment le fait d’anathème depuis très longtemps. leur présence signifie quelque chose de pas pouvoir accompagner Le fait qu’on sonne les cloches qui n’a rien à voir avec celle ses proches ou en être accompagné pour annoncer un décès dans les des employés des pompes funèbres. touche notre sensibilité ? communautés chrétiennes témoigne de Les corps des victimes du Covid-19 sont Thomas Laqueur. – Mourir dans son lit cette peur. « Ne demandez pas pour laissés sans aucun soin funéraire ou entouré d’une famille aimante est un qui sonne le glas : il sonne pour vous » cosmétique. Ce soin est-il dispensable ? idéal qui date de la fin du xviiie siècle et – ce vers de John Donne exprime Sauf dans des circonstances tout à fait se développe au xixe. C’est un aspect de la volonté de mourir au sein d’un groupe. exceptionnelles, un embaumement qui ce que Philippe Ariès a appelé « la mort La pandémie exclut toute cérémonie permette à un corps d’avoir l’air décent sentimentale ». Les images des après la mort. Cette situation a-t-elle est une création de la fin du xixe siècle. ars moriendi que nous avons de la fin des précédents ? À vrai dire, l’augmentation des soins du Moyen Âge montrent le mourant Pendant les guerres, la capacité de cosmétiques pour les morts est en ordinaire isolé, entouré uniquement de s’occuper rituellement des morts – civils grande partie une histoire du xxe siècle démons et d’anges, parfois sous et militaires – s’effondre, et les cadavres et doit à la coutume des funérailles le regard de Dieu et des saints. Dans les sont abandonnés ou jetés dans à cercueil ouvert. faits, nous ne savons pas combien les fossés. Pourtant, j’ai noté les efforts Le stockage des corps à Rungis de personnes sont mortes seules ou développés dans l’armée au début du provoque beaucoup d’émoi. entourées de proches dans le passé. xxe siècle, et dans la vie civile beaucoup Quels sont les précédents de morgues Mais, avec l’augmentation des décès plus tôt, pour maintenir un certain improvisées ? Et quelle est l’économie dans les hôpitaux depuis le début du niveau d’attention aux défunts, même des cadavres dans l’histoire ? xxe siècle, cette imagerie du lit de mort dans les circonstances extrêmes. En temps normal, la nécessité de stocker idéal fabriquée dans les romans Bien sûr, cela dépend de ce qu’on entend les cadavres est fonction de la durée et les images du xixe siècle a reculé. par cérémonie funéraire, car les normes impartie par l’État – ou par le droit Néanmoins, aux États-Unis, la tendance diffèrent énormément selon les endroits. coutumier – entre la mort et l’inhumation s’est de nouveau inversée, car les décès Je soupçonne qu’à Paris, où 45 % des ou l’incinération. En France, je crois que à domicile sous soins palliatifs sont morts sont incinérés, un enterrement le délai est de six jours, ce qui signifie devenus plus courants, bien qu’ils ne signifie quelque chose de très différent qu’il existe des installations payantes, représentent encore que 20 % des cas. de ce qui se passe en Haute-Marne plus ou moins chères, pour conserver les Au-delà de son aspect sociologique, la – ou à Madagascar. morts durant cet intervalle. Au question du moment de mourir soulève Comment le rôle des employés Royaume-Uni et plus encore en Suède, une peur très profonde : celle de mourir funéraires a-t-il évolué dans l’histoire ? le temps autorisé est plus long, ignoré. Je crois que mourir comme si l’on L’industrie funéraire telle que nous la et donc il y a plus d’espace de stockage

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disponible. Lorsque la Prusse, premier conservation », la toilette mor- savoir : noli tangere ! Ne touchez pas, pays à légiférer sur les délais entre tuaire, et qu’on oblige à la « mise en ne profanez pas la terre où gît un des la mort et l’inhumation, l’intervalle était bière immédiate ». On meurt seul, il miens. Geste fondateur, assurément, de trois jours et la capacité des maisons est vrai, mais nul être humain ne peut car le cadavre d’un humain n’est plus, mortuaires a dû être ajustée « partir » d’une façon aussi clandes- dès lors, destiné à se confondre avec la en conséquence. Aujourd’hui, avec le tine, sans recevoir un adieu, une ca- poussière, il se fixe dans la mémoire de nombre de décès et les difficultés resse, un regard embrumé de larmes. ceux qui lui survivent, ou, plus exacte- à faire disparaître les morts en temps La nécessaire urgence sanitaire a été ap- ment, créent la mémoire : en faisant opportun en raison de la pénurie pliquée pour sauver des vies : elle n’a que soit sacrée la sépulture, que nul ne de fossoyeurs, d’employés de pas sauvé les morts, elle n’a pas sauvé la la profane, que le disparu ne s’éva- crématoriums et autres travailleurs de mort. Or, sauver la mort, tenir les nouisse pas dans l’oubli et demeure, l’industrie funéraire, la demande de morts pour sacrés, est le fondement l’homme, de « point » qu’il était, de- morgues a bien sûr augmenté jusqu’à même de la culture. vient « ligne », ou lignée, il garde der- saturer les dispositifs. Il était normal de rière lui ceux qui l’ont précédé, et en recourir aux capacités supplémentaires UN HANGAR À RUNGIS transmet le souvenir à ceux qui vont fournies dans toutes sortes Sans même consulter des traités venir. Ainsi apparaît l’humanité, ainsi d’installations destinées au stockage ­d’ethnologie et d’anthropologie, on l’homme s’inscrit-il dans une culture frigorifique comme on en trouve peut simplement imaginer que, à et une histoire. aux États-Unis – ou à Rungis. Il faut l’aube de l’humanité, les hommes, ré- Que la peur d’une contagion (« hu- savoir qu’il arrive souvent, après des unis au sein de l’oïkos (la « maison- maine, trop humaine », elle aussi) ait catastrophes comme les tsunamis, que née », le « foyer », l’espace de vie empêché ou réduit au minimum l’or- les habitants de régions sans morgue construit autour du feu enfin maî- ganisation des cérémonies funéraires, préfèrent laisser les morts non enterrés, trisé), ont fait preuve de mille ruses et par lesquelles cette culture et cette his- jusqu’à ce que des soins rituels puissent expédients pour assurer leur survie et toire se perpétuent, devrait ouvrir une être organisés. Les travailleurs de la leur subsistance : ils ont tué des ani- réflexion collective, comme devrait santé trouvent cela inacceptable, et ils maux et ont arraché des racines pour alerter le fait que dans un hangar de enterrent parfois à la hâte les morts, en se nourrir, ont fait fuir d’autres Rungis ou une église de Bergame aient dépit d’un fait bien connu : les cadavres hommes qui les menaçaient, ont été alignés des cercueils numérotés sont en général moins dangereux pour construit des murs, creusé et fertilisé prêts à être emportés par un camion, la santé que les vivants ! la terre, et, pour amadouer des forces qu’à Wuhan on ait fait la queue Lorsqu’ils sont enterrés ou incinérés plus fortes qu’eux – qu’ils voyaient comme devant un supermarché pour sans que personne ne puisse les voir ou comme responsables des vents, des aller tour à tour quérir les cendres d’un les toucher pour leur dire au revoir, orages ou des incendies destructeurs –, parent perdu, que du côté de New les corps sont-ils déshumanisés ? les ont implorées, leur ont offert des York un bulldozer ait creusé dans la Prendre soin des morts, comme le dit sacrifices, espérant recevoir de leur di- terre nue une sorte de tranchée où dé- Antigone, n’est pas seulement une vine bonté la préservation de ce qu’ils poser les bières en bois blanc de ceux coutume pour l’homme, mais une claire étaient, de ce qu’ils avaient et de ce et celles dont personne ne s’était en- exigence des dieux. Je ne suis pas sûr qu’ils faisaient. Telle est la « culture »: quis. Car il s’agit non d’un crime que le corps soit déshumanisé. l’ensemble des procédés réels et sym- – personne ne l’a perpétré – mais On peut considérer, comme je l’ai dit, boliques – une palissade et un chant, d’une atteinte à l’humanité même de que mourir ignoré est une chose un semis et une danse propitiatoire – l’homme, d’une atteinte au « culte ignominieuse ; mais un cadavre n’est qui visent, comme des mains entou- des morts » par lequel les hommes de toute façon plus humain. L’enjeu rant la bougie pour la protéger du cou- sont devenus humains. L est donc ailleurs : il s’agit de nous, rant d’air, à faire que « cela pousse », des vivants – et bien sûr de la personne grandisse, mûrisse, s’épanouisse en qui habitait autrefois ce corps. Voilà ­sécurité. Or, dans la culture ainsi ceux qui peuvent se sentir diminués. conçue, le « geste » le plus important SUR NOTRE SITE Les familles improvisent des est celui de la sépulture. Là encore il enterrements sur Facebook faut imaginer un homme ou une Deuils bouleversés : que peut la Entretien avec Myriam ou WhatsApp. Cela peut-il fonctionner ? femme qui, pour la première fois, littérature ? Watthee-Delmotte, professeur à J’ai très peu d’expérience sur ce point. voyant au sol le corps sans vie d’une l’UCLouvain, autrice de Dépasser la Cependant, dans mes études, sœur, d’un père, d’un fils, n’a pas mort. L’Agir de la littérature (Actes Sud, j’ai été impressionné par le fait que voulu qu’il soit mangé par la terre ou 2019) et membre de l’Académie royale notre espèce, pour soigner et dévoré par un animal, et a pensé l’en- de Belgique, pays où les écrivains se pour se souvenir des morts, est capable sevelir, en marquant l’espace tombal proposent, sur demande, de donner d’une ingéniosité infinie. d’un signe – une pierre, une branche – un texte pour chaque défunt : www. Propos recueillis par Maxime Rovere qui en signifierait le caractère sacré, à poetenational.be/fleurs-de-funerailles/

Mai 2020 • N° 29 • Le Nouveau Magazine Littéraire 11 les idées

Écrivains cloîtrés Bonne confinuation !

Les auteurs qui ont récemment publié dans la presse leurs journaux de confinement ont été moqués, souvent à juste titre. Mais d’autres, bien avant la pandémie, de Xavier de Maistre à Thomas Clerc, s’y sont essayés avec bonheur. Par Arnaud Viviant

e confinement, quelle aubaine mais moi je dois », disait l’auteur du de la littérature française ainsi que des pour un écrivain ! », s’exclame Terrier, Franz Kafka), l’écrivain a néan- journaux qui l’accueillent et lui font la Leïla Slimani dans son moins des objectifs comme n’importe fête. La prolétarisation de l’écrivain pris « Journal de confinement », quel chef de rayon. Et celui qui avoue- dans les affres d’une offre excédant lar- commandé par Le Monde. rait ne pas profiter de cette occasion gement la demande, ainsi que la dé- C’est un peu comme si Sade pour coucher ses souvenirs, noter ses crivent certains rapports officiels (le rap- lou Gramsci s’exclamaient : « La prison, impressions, mettre en chantier un nou- port Racine), ne concerne pas le véritable quelle aubaine pour un écrivain ! », ou veau livre, passerait pour un tire-au- écrivain. Lui est un athlète de ce sport Artaud : « L’asile, quelle chance pour flanc, un non-écrivain. Car il est « na- en chambre, toujours en train de un poète ! » Ne parlons pas d’Anne turel » que l’écrivain écrive toujours, s’échauffer sur le banc de touche en at- Frank… Et la romancière publiée chez en toutes circonstances. Ainsi le direc- tendant que l’actualité, cette entraî- Gallimard de s’inquiéter d’ores et déjà teur du Théâtre national de la Colline, neuse, lui offre l’opportunité d’entrer du nombre de « journaux de confine- Wajdi Mouawad, tient-il lui aussi son sur le terrain. Dans Le Point, Marie ment » que son éditeur ne manquera journal de confinement : quinze mi- Darrieussecq confiait tout à trac : « Je pas de recevoir quand cet épisode sera nutes chaque jour qu’il enregistre et me dépense avec cet article un peu fini. Lisant cela, on ne peut s’empêcher ­diffuse sur le site du théâtre. « Entre rê- comme on fait un foot­ing. » Cela fait de songer à la sarcastique « mytholo- verie et réflexions sur le monde avec sa songer à une phrase étrange de Paul Va- gie » que Barthes consacre à « l’écri- verve poétique habituelle », nous léry dans un article intitulé « L’avenir vain en vacances ». Il suffit de rempla- dit-on. Les écrivains sont confinés, de la littérature » rédigé en 1928 pour cer « vacances » par « confinement » « mais leur Muse veille, et accouche The New York Times : « Parfois, je me pour que tout prenne de nouveau sens. sans désemparer », écrit Barthes. prends à songer qu’une littérature sin- Ce qui prouve donc la merveilleuse sin- gulièrement sportive aura place dans gularité de l’écrivain, c’est que, pendant DES ÉCRIVAINS-ATHLÈTES l’avenir. » Nous y sommes. son confinement, qu’il partage frater- Si Marie Darrieussecq et Leïla Slimani Il y a aussi que, toutes à leur joie de nellement avec les ouvriers, les caissières ont été vertement tancées dès le premier témoigner de cette inédite robinson- de supermarché et le personnel soi- épisode de leurs journaux de confine- nade qu’était dans ses premiers jours le gnant, il ne cesse, lui aussi, sinon de tra- ment, c’est qu’elles ont oublié le conseil confinement, nos deux romancières vailler, du moins de produire. du jeune Descartes, qui vaut aussi pour n’ont pas pris le temps de réfléchir à ce Dans Livres Hebdo, Didier Decoin une définition de la littérature :« Lar - que pouvait être réellement une littéra- confesse ainsi : « Grâce au confine- vatus prodeo. » Je m’avance masqué. En ture de confinement. Elle a pourtant ment, je peux travailler sur tous mes racontant l’une et l’autre, bien ingénu- ses chefs-d’œuvre, qu’il s’agit de distin- projets en retard. Comme mon pro- ment, qu’elles avaient déserté la capitale guer des œuvres d’enfermement ou chain roman. Avec mes déplacements pour s’isoler dans leur résidence secon- d’emprisonnement dont le xxe siècle, et mon activité à l’académie Goncourt, daire, avec mari et enfants, elles ont ré- de Primo Levi à Soljenitsyne, n’a pas je ne voyais pas comment je pourrais vélé aux yeux de tous, et dans un mo- été avare. La littérature de confinement l’avancer. Désormais, l’objectif me pa- ment de crise, un secret de Polichinelle n’est pas dramatique. Au contraire, raît atteignable. » S’il est un faux tra- autour duquel une société s’organise et dans Voyage autour de ma chambre, le vailleur (« Dieu ne veut pas que j’écrive, se bâtit, à savoir le caractère­ bourgeois premier chef-d’œuvre du genre écrit en

12 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 29 • Mai 2020 les idées ILLUSTRATION LAURENT BLACHIER POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

1794, Xavier de Maistre, un officier nouveau le succès à sa réédition chez Perec, si la littérature de confinement a condamné à quarante-deux jours d’ar- José Corti en 1984. Le roman de confi- un sens, il est sans doute là : dans le ba- rêt de rigueur à la suite d’un duel, se nement est alors en vogue. En 1985 pa- nal, le quotidien, l’évident, l’infra-ordi- promet « de ne laisser voir que la face raîtra La Salle de bain, premier roman naire, que l’arrêt soudain de nos activi- riante de son âme ». Pastichant les ré- de Jean-Philippe Toussaint, qui peut se tés humaines, l’obligation de rester chez cits d’exploration de son temps, le récit lire comme une histoire drolatique de soi, semble parer d’une nouvelle épais- folâtre dans une liberté formelle abso- réclusion volontaire. Surtout, le maître seur. C’est ce programme que va suivre lue, à la manière d’un Laurence Sterne, de la littérature de confinement, Thomas Clerc avecIntérieur , où, durant entre le fauteuil et la cheminée, avec de Georges Perec, qui entendait « ques- trois ans, il arpente et raconte son appar- nouvelles notions du temps et de l’es- tement de pièce en pièce : entrée, cui- pace que seul le confinement autorise. Si la littérature sine, salle de bain, salon, bureau et « Je résolus de dîner en cet endroit. La du confinement a un chambre dans un double hommage à matinée était fort avancée : un pas de Xavier de Maistre et au Georges Perec

sens, il est là : dans plus dans ma chambre aurait porté de « Still Life/Style Leaf » qui, sur une mon dîner à la nuit », raconte cet ex- l’infraordinaire. douzaine de pages, décrit très précisé- plorateur au ralenti et à l’étroit. Même ment le bureau sur lequel il travaille. si l’auteur affirme avoir eu l’idée de son tionner ses petites cuillères », vient de Néanmoins, si cette « description sur- livre bien avant d’avoir été séquestré, ce mourir (en 1982). Même si ce confine- fasciste », comme l’écrit Thomas Clerc, qui est possible, il fait paradoxalement ment se déroule à l’air libre comme dans ne tourne pas au simple exercice de style, montre d’une plume en liberté qu’au Tentative d’épuisement d’un lieu pari- c’est qu’il parvient à y introduire une demeurant il ne retrouvera pas lorsqu’il sien, quand l’écrivain passe trois jours forme de romanesque indirect. Ainsi donnera une suite en 1825 à ces très place Saint-Sulpice en s’efforçant de cap- quand il écrit à propos de son entrée : minces pages avec Expédition nocturne ter « ce qui se passe quand il ne se passe « Certains jours, je la trouve touchante, autour de ma chambre. rien ». Plus encore que dans les récits dans l’effort qu’elle fait pour exister ; Il n’est pas indifférent de constater neurasthéniques de claustration, certains autres, sa petitesse m’agace que le Voyage autour de ma chambre, qui comme Oblomov d’Ivan Gontcharov comme 1 bourgeoise inquiète. » Alors, semblait à peu près oublié, connaîtra à (1859), ou encore Un homme qui dort de on confine à la littérature. L

Mai 2020 • N° 29 • Le Nouveau Magazine Littéraire 13 les idées JOEL SAGET/AFP Albert Uderzo à sa table de travail, à Neuilly-sur-Seine, le 2 octobre 2012. Astérix Ave Uderzo !

La disparition du dessinateur met un point final à un mythe national. Retour sur un drôle de génie, qui maîtrisait à la perfection la syntaxe du mouvement. Par Stéphane Audeguy

es Aventures d’Astérix le C’est cette fausse évidence qu’il faut bien entendu quelque chose au cinéma : Gaulois, on a surtout interroger, au moment où vient de dis- les vues en plongée et contre-plongée, commenté les scéna- paraître celui qui a donné des gestes, par exemple, dont Uderzo fait un usage rios, les inventions lin- des corps, des paysages à l’un des fréquent et magistral (sa meilleure guistiques, l’idéologie : mythes français les plus symptoma- planche de contre-plongée, c’est-à-dire c’est-à-dire le talent de tiques du xxe siècle. Un dessinateur, de peur, étant la dix-septième d’Astérix dRené Goscinny. Dans toutes ces ap- donc. Plus habile, plus labile que beau- et les Normands). Il faut se souvenir ce- proches logocentriques d’Astérix, le coup de ses confrères ; qui reconnaîtrait pendant que le cinéma dispose de dessin va sans dire. Cette omission est la même main dans Tanguy et Laver- 24 images par seconde, et de 300 à l’hommage paradoxal d’une nation dure et dans Astérix ? Plus talentueux, 2 000 plans pour s’exprimer ; là où la qui reste plus littéraire qu’elle ne le aussi, ce qui suffirait à expliquer la bande dessinée classique compte croit au génie d’Albert Uderzo. N’a-t-il haine rancie de certains de ses contem- 48 planches d’une douzaine de dessins pas créé des figures inoubliables dont porains et confrères. Mais, pour le chacune. Dessiner, c’est donc choisir la célébrité occulte celui qui l’a conçue ? comprendre, il faut entrer un peu dans avec soin un angle, une échelle, ména- les logiques propres au neuvième art. ger d’innombrables ellipses, avec d’au- Romancier, Stéphane Audeguy vient Il y a dans la bande dessinée une tant plus de soin que le spectateur-lec- de publier Histoire d’amour (Seuil). science du découpage technique qui doit teur doit être conduit de péripétie en

14 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 29 • Mai 2020 les idées

péripétie sans avoir à fournir d’efforts. Hergé, à la fois pour des raisons de fo- (cette dernière extraordinairement dé- Ouvrez Astérix et Cléopâtre : dans une calisation (on voit ce que Tintin voit), dramatisée dans Astérix, certainement seule planche de cette œuvre, on compte à la fois, peut-être, pour ne pas lasser le plus inquiétante dans Tintin) ? Le se- 8 dessins mettant en scène trois per­ lecteur avec un visage somme toute cret de l’univers d’Uderzo, c’est qu’il sonnages (Cléopâtre, son guépard, l’ar- assez pauvre, le représente très souvent tient dans un cercle, comme la courbe chitecte Numérobis), selon huit points de dos ; sans compter qu’il use et abuse est la marque de son coup de crayon. de vue. Jamais la variété ne nuit à l’in- de l’idéogramme des gouttes autour de Car tout commence, toujours, par telligence du récit, au contraire. Cette la tête, qui figure toutes sortes d’affects cette loupe sur la carte du village gau- virtuosité-là suffit à montrer qu’Uderzo (surprise, peur, soulagement, etc.), là où lois entourée des fameuses garnisons n’est pas le simple exécutant graphique l’émotion engage le corps tout entier d’Aquarium, de Babaorum, de Lau- d’un scénario bien enlevé (à l’élabora- des héros d’Uderzo. danum et Petibonum ; et tout s’achève tion initiale duquel, on l’oublie trop sou- En somme, il y a une geste du corps par un festin villageois, autour d’une vent, il participait). Voilà pour la gram- uderzien. Corps qui se dépense sans table en fer à ­cheval. Univers répéti- maire narrative. compter, travaille, nage, danse, sculpte, tif ? Oui et non : il y a toujours un ban- escalade, court, bâtit, fait de la quet, mais il n’y a pas deux ban- i maintenant on se place à l’inté- luge, du bateau, du sport, de quets identiques. Les voyages, S rieur de l’image, on s’aperçoit la chasse, et bien sûr bâfre, L’univers eux, sont théoriquement qu’Uderzo maîtrise parfaitement la se bagarre et s’esclaffe. liés à la ­rencontre de syntaxe du mouvement, comme Hergé C’est aussi, pour parodier d’Uderzo l’Autre ; mais Astérix ne d’ailleurs : Astérix, à l’instar de Tintin, la célèbre formule des tient dans rencontre jamais une alté-

se définit par un extraordinaire allant, Fleurs bleues de Raymond un cercle. rité, comme en témoigne dont la potion magique est l’élixir. Le Queneau, un corps qui ne le rapport de la série aux secret visible et imperceptible du des- baise guère ; qui ne baise même femmes, qui est calamiteux ; sin d’Uderzo se manifeste notamment pas du tout. C’est la règle des rien que des petites différences, dans le domaine de ce qu’on pourrait bandes dessinées, destinées, au moins en rien que des Voisins, de sorte que appeler les idéogrammes cinétiques : principe, aux enfants (de 7 à 77 ans). Il l’autre revient toujours à peu près au petits nuages sous les pieds de Bone- n’est peut-être pas très intéressant de même (d’où la réussite de l’album As- mine pour figurer une démarche pousser sur ce sujet plus loin l’analyse térix chez les Belges). primesautière ; cercles tracés autour du – et puis il ne faut pas vexer les Français, Une France replète et prosaïque, fon- bras levé d’Obélix, etc. Voyez aussi les qui se croient toujours les rois de la cièrement allergique à la poésie (haro innombrables graphismes de ce type gaudriole. Tout de même, Astérix est sur Assurancetourix), vaguement ra- dans la grandiose partie de rugby d’As- un vieux gars ; Obélix, un grand niais ciste, franchement sexiste, sempiternel- térix et les Bretons. Ce cinétisme géné- bloqué au stade oral ; pour le reste, il lement franchouillarde ? Sans doute. ralisé – ne dirait-on pas que le bord des règne dans Astérix une conjugalité Mais dans le crayonné d’Uderzo une cases est presque toujours sur le point petite-­bourgeoise bien française. alacrité, une euphorie rondouillarde qui d’être franchi ? – possède son pendant affecte les hommes, les femmes et les scénaristique : le Gaulois Astérix eut-être l’univers d’Astérix, sangliers, tandis que les maigres sont voyage beaucoup. N’oublions pas qu’il P comme celui de Tintin, est-il souvent suspects (devin, architecte ja- est né au début de l’âge du tourisme, fondé sur deux forclusions fondamen- loux). Et toujours cette joie enfantine en un temps où l’Angleterre et l’Es- tales : celle du désir et celle de la mort de la pure dépense d’énergie qui éclate pagne sont encore exotiques. Le moins dans les scènes de combats contre les casanier des Gaulois est aussi le plus ex- Le dessinateur en 2006. Romains, contre l’ordonnancement pressif : un trait de génie d’Uderzo est trop orthogonal de leur armée, pour le d’avoir doté les ailes du casque de son désordre de la vie civile, et de la vie tout héros d’une vie émotive, de sorte qu’on court. Uderzo, ce fils d’immigrés ita- les voit tour à tour interloquées, abat- PHILIPPE CAUVIN liens qui collectionnait les voitures tues par un découragement passager, rouges rapides, pensait vivre centenaire ; dressées par la curiosité. Il en va de il meurt à 92 ans au moment où, en dé- même de la paire d’oreilles d’Idéfix, vé- pit des apparences, la France fermée ritable sémaphore de ses sentiments. dont il a figuré la fin s’est définitivement Sur une planche d’une dizaine de des- volatilisée – et je ne suis certainement sins, Astérix, s’il apparaît neuf fois, le pas de ceux qui la regrettent. On ne fera neuf fois dans une attitude corpo- comprendra bientôt plus grand-chose à relle différente. Son visage lui-même est l’Astérix de Goscinny, à ses jeux de mots, étonnamment expressif, surtout si on à son rapport aux pages roses du dic- le compare à celui de son grand rival, tionnaire ; restera le dessin d’Uderzo, plus iconique, plus stylisé : Tintin. Car allègre, vif, rapide : heureux. L

Mai 2020 • N° 29 • Le Nouveau Magazine Littéraire 15 feuilleton : les écrivains face au pouvoir 7 Liu Xiaobo Parce que c’était Liu

Nobel de la paix en 2012, héros de Tiananmen, ce trublion mort en 2017 reste l’inspirateur des Chinois en lutte contre un régime qui anesthésie la pensée. Par Pierre Haski

l’été 2008, alors que enseignant communiste du nord-est de Pékin se préparait à la Chine, fraîchement débarqué dans accueillir les Jeux la capitale pour suivre les cours de la olympiques, Liu prestigieuse École normale, plongeaient Xiaobo rencontrait avec ivresse dans ce nouvel univers. Dif- discrètement, dans ficile à croire, mais la Chine du début Àl’arrière-salle d’un restaurant populaire, des années 1980 était plus libre, plus to- des avocats, des universitaires, des lérante, que celle d’aujourd’hui, même ­activistes de tous poils, et même des si le « moule » maoïste continuait à membres du Parti communiste chinois marquer les esprits, et si l’ancien garde AP/SIPA (PCC). Il consultait pour produire un L’écrivain et militant des droits humains sur une rouge Wei Jingsheng croupissait en pri- texte qu’il comptait rendre public photo de sa compagne, l’artiste Liu Xia. son pour avoir réclamé la « cinquième quelques mois plus tard, le 10 décembre, modernisation (1) », la démocratie. journée internationale des droits hu- d’un cancer le 13 juillet 2017, alors qu’il mains. Ce texte, c’est la « Charte 08 », purgeait une peine de onze années de iu Xiaobo se fit très vite connaître un programme de changement démo- prison pour « subversion ». L dans le monde intellectuel renais- cratique pour la Chine – ainsi nommé Cette issue fatale était-elle inévi- sant de Pékin. En 1986, jeune maître en référence à la « Charte 77 » des dis- table ? Peut-on être un intellectuel en- de conférences à l’École normale de la sidents tchèques dont faisait partie gagé, dans un pays comme la Chine capitale et critique littéraire à la dent Vaclav Havel –, traduit sous le manteau d’aujourd’hui sans entrer en collision dure, il prit la parole lors d’une confé- au sein de l’intelligentsia chinoise. avec un parti-État surpuissant, obsédé rence officielle organisée pour célébrer Une fois cette élaboration collective par la « stabilité sociale » et la perpé- la littérature contemporaine chinoise achevée, Liu Xiaobo se mit en quête de tuation de son propre pouvoir ? Liu post-maoïste. Les paroles de Liu signatures, avec un succès inespéré : Xiaobo savait qu’il en paierait le prix, Xiaobo firent l’effet d’une bombe : 315 citoyens chinois acceptèrent de le et c’est tout à fait conscient des risques « La littérature chinoise contempo- suivre, conscients des conséquences qu’il s’est engagé sur cette voie. Son raine comme la culture traditionnelle pour leur liberté, leur sécurité ou leur parcours a, de ce fait, valeur d’exemple, sont un tas de détritus ! » Cette inso- position sociale. Parmi eux, les éternels jusque dans la mort. lence fit la une de certains journaux et dissidents de la « génération Tian­ Dans les années 1980, cette trajec- assura un statut de star montante de la anmen », mais aussi des universitaires, toire n’était pas encore écrite. La Chine vie intellectuelle au jeune effronté, des intellectuels, des avocats, et même de l’immédiat après-Mao s’ouvrait aux alors qu’aujourd’hui elle le condamne- des membres du PCC. Est-ce pour cette idées et aux modes de vie longtemps rait à la trappe de la censure. raison que l’État a réagi aussi brutale- ­interdits et réprimés. Les livres, les Devenu un intellectuel courtisé – on ment ? La veille de la diffusion du texte, films, les arts du monde entier étaient faisait la queue pour accéder à ses cours Liu Xiaobo est arrêté chez lui. On ne le soudain accessibles, et les jeunes dans les amphis de Pékin –, Liu Xiaobo reverra plus vivant. Liu Xiaobo est mort Chinois comme Liu Xiaobo, fils d’un n’en était pas pour autant devenu un

16 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 29 • Mai 2020 feuilleton : VINCENT YU/AP/SIPA Rassemblement à Hong Kong sept jours après la mort en prison du dissident chinois, le 13 juillet 2017.

dissident ; plutôt un dandy anar, volon- l’effervescence de la place Tiananmen et combats, serial-­pétitionnaire, habitué tiers arrogant et cassant. Le tournant de devient le mentor de certains dirigeants des camps de « rééducation » comme sa vie, c’est le « printemps de Pékin » et étudiants. Il sort parfois de sa réserve : des cellules froides, de la surveillance sa fin tragique, dans le sang, dans la nuit une archive vidéo le montre, micro à la permanente et de l’impossibilité d’une du 4 juin 1989. Liu Xiaobo est à New main, sermonner les étudiants en leur vie « normale » avec la nouvelle com- York lorsque meurt, le 15 avril 1989, disant qu’il leur faut faire encore un ef- pagne de sa vie, la poète Liu Xia. Cha- l’ancien secrétaire général du Parti com- fort pour devenir des démocrates ; car, rismatique, brillant, infatigable, il sus- muniste chinois, Hu Yaobang, un réfor- ajoute-t-il, si une dictature étudiante cite l’engagement et s’entoure de fidèles. miste écarté du pouvoir deux ans plus remplace celle du Parti, la Chine n’y ga- Profondément attaché à la non-violence­ tôt. Aussitôt les étudiants rendent hom- gnera pas… Il se révèle à l’approche de et à l’idée démocratique, il observe avec mage à ce dirigeant maltraité par l’appa- l’épilogue sanglant qu’il voit venir : il un esprit critique teinté de mépris la reil du Parti, et très vite l’hommage entame une grève de la faim avec trois transformation de la société chinoise tourne à la contestation, avec pour épi- autres personnalités, pour inviter les gagnée par le matérialisme, par le centre la place Tiananmen, à deux pas deux parties à la non-violence. Mais le « Enrichissez-vous­ ! » de Deng Xiaoping du siège du pouvoir, la nouvelle « Cité vieux Deng a tranché : l’armée est en- qui tente de noyer les aspirations dé- interdite », Zhongnanhai. voyée pour écraser le « printemps ». mocratiques dans le confort de la classe À New York, où vit une petite com- moyenne. Ce sera La Philosophie du munauté chinoise exilée, Liu Xiaobo onsidéré comme la « main noire » porc, un texte impitoyable sur l’anes- suit les évènements à la télévision et dé- C derrière le mouvement, Liu thésie de la société (2). cide très vite de retourner à Pékin. Il dé- Xiaobo sera arrêté et condamné, pre- Par son action, ses écrits, et son sa- barque dans la capitale le jour où paraît mier séjour en prison, mais pas le der- crifice, Liu Xiaobo sera une inspiration nier. L’homme est transformé, il sort pour tous ceux qui, sous une forme La Chine du de cette épreuve avec une profonde sans doute différente, continueront le culpabilité, à l’égard des victimes du combat pour la démocratie en Chine. début des années massacre, qu’il appelle les « âmes er- À condition que le pouvoir chinois ne 1980 était en fait rantes » du 4 juin, auxquelles il dédiera parvienne pas à effacer son nom de la

plus libre que celle plus tard son Nobel de la paix ; à l’égard mémoire collective, un hommage in- des familles des victimes qui se sont volontaire à un homme toujours aussi d’aujourd’hui. senties trahies par l’« autocritique » « dangereux », même après sa mort. L qu’il concède à ses geôliers à un mo- (1) Référence aux « quatre modernisations » un éditorial du Quotidien du peuple, l’or- ment de faiblesse ; à l’égard de sa fa- prônées par Deng Xiaoping, le successeur de gane central du PCC, inspiré par Deng mille, sa femme, qui demande le di- Mao à la tête de la Chine, excluant les réformes Xiaoping, qui qualifie le mouvement vorce alors qu’il est en prison, et son politiques et la démocratisation. fils, qu’il ne reverra plus jamais… Dès (2) La Philosophie du porc et autres essais,  étudiant de « contre-­révolutionnaire ». Liu Xiaobo, textes choisis, traduits et présentés Auréolé d’une solide réputation de forte lors, Liu Xiaobo sera ce qu’on appelle par Jean-Philippe Béja, préface de Vaclav Havel, tête, le jeune professeur se plonge dans aujourd’hui un « activiste », de tous les éd. Bleu de Chine/Gallimard, 2011.

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À l’épreuve de la pandémie OÙ EST LE PROGRÈS ?

Depuis les Lumières, nous sommes élevés au grain du progrès, sans que nous ne soyons jamais d’accord sur son sens. Sciences, société, économie, politique, philosophie, arts… Entre chaque camp, et en leur sein, on bataillait. Et bien des voix considéraient qu’il s’agissait d’une croyance d’un autre temps, instrumentalisée par un ultralibéralisme sans tête mais avec beaucoup de dents. Et tout d’un coup : tout s’arrête. Alors quoi ? On jette le progrès avec l’eau du bain ou pas ? Stop ou encore ? Dossier coordonné par Hervé Aubron LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR

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OÙ EST LE PROGRÈS ?

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En 1870, Leconte de Lisle faisait pour- Littérature tant encore du progrès « la loi naturelle, constante, nécessaire, par laquelle l’homme agit, s’élève, déploie ses forces et agrandit son existence sans relâche et sans terme », et Camille Flammarion En phrases promettait que le « soleil se lève sur l’humanité éveillée » sans se rendre compte que ce qui avait été une religion de l’avenir était déjà devenu un scien- ascendantes tisme intenable et oublieux des souf- frances sociales. « Dompter la matière, c’est le premier pas ; réaliser l’idéal, c’est Lyriques ou positivistes, des écrivains ont pu chanter la religion le second. Réfléchissez à ce qu’a déjà fait du progrès et relire à cette aune leur propre art. le progrès », avait écrit Hugo dans Les Misérables : il fut un temps lointain où Par Alexandre Gefen les écrivains avaient cru à la marche de l’esprit et des belles-lettres comme la poursuite nécessaire du progrès tech- nique. La science et l’art auraient dû être l existe un tableau de Klee qui « les deux roues du progrès », proclame s’intitule Angelus Novus, encore Hugo : l’art aurait été à la fois écrit Walter Benjamin dans beau et utile, il serait allé de pair avec le sa neuvième thèse sur l’his- progrès industriel (un des chapitres des toire. Il représente un ange Misérables s’appelle « Histoire d’un qui semble sur le point de progrès dans les verroteries noires ») et is’éloigner de quelque chose qu’il fixe du le progrès de la science – Hugo propose regard. Ses yeux sont écarquillés, sa de remplacer au Panthéon les figures des bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est chefs militaires par celles des hommes à cela que doit ressembler l’Ange de de sciences et d’esprit. l’Histoire. Son visage est tourne vers le passe. […] Du paradis souffle une tem- EXTASE DE GOBE-MOUCHES pête qui s’est prise dans ses ailes, si vio- Du Tableau de l’esprit de nos écrivains de lemment que l’ange ne peut plus les re- Sabatier de Castres en 1772 au Tableau fermer. Cette tempête le pousse de la littérature française de La NRF en FINE ART IMAGES/HERITAGE IMAGES/ COLL. CHRISTOPHEL irrésistiblement vers l’avenir auquel il Angelus novus, de Paul Klee (1920). 1939, de L’Enquête sur l’évolution litté- tourne le dos, tandis que le monceau de raire de Jules Huret de 1891 à la célèbre ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. re­grettant, comme Ortega y Gasset, le enquête de la revue Littérature de 1919, Cette tempête est ce que nous appelons décalage entre le progrès technologique tableaux, bilans, enquêtes, panoramas le progrès. » Benjamin écrit cette allé- et la conscience humaine : « L’homme jalonnent ce moment optimiste de l’his- gorie en 1939, au lendemain du pacte échoue parce qu’il ne peut rester au ni- toire littéraire, du Siècle des lumières au germano-soviétique : elle hante notre veau du progrès de sa propre civilisa- début du xxe siècle, et cherchent à modernité, comme si elle mettait un tion. » À l’heure où la croyance promé- prendre la mesure de son progrès. Le Re- terme à la foi dans un progrès de l’hu- théenne dans la science fait place aux cueil de rapports sur les progrès des lettres manité, née avec la science moderne à la dystopies écologiques et à la fascination et des sciences en France de Silvestre fin du xviie siècle. Et si la religion du collapsologique, on serait en peine de Sacy auquel collaborèrent aussi bien progrès nous privait de la seule rédemp- d’écrire, comme le comte de Saint-­ Théophile Gautier que Paul Féval est tion possible, celle de l’espoir messia- Simon que « l’âge d’or du genre humain exemplaire de ce projet : imaginé en nique ? Et si le cours de l’histoire n’était n’est point derrière nous, il est au-­devant, 1868, « parallèlement à l’Exposition qu’un champ de ruines, celles des vain- il est dans la perfection de l’ordre social ; universelle de l’industrie », il promet de cus de la modernité, de la science, de l’in- nos pères ne l’ont point vu, nos enfants décrire « la marche et [l]es progrès des dustrialisation, ainsi que le suggère y arriveront un jour : c’est à nous de leur sciences et des lettres en France depuis ­Walter Benjamin ? en frayer la route », programme qui a vingt-cinq ans ». Il est contemporain de Le xxe siècle n’a cessé de sonner le glas donné le diapason à ce xixe que Hugo l’ambition de Brunetière de faire de de l’optimisme né avec Bacon, en baptisa « le siècle du progrès ». l’histoire littéraire une science en la

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éclaire, « l’homme civi­ plutôt un espace idéal et supérieur, pré­ lisé invente la philoso­ cisément opposé aux illusions positi­ phie du progrès pour se vistes et situé hors du temps et de la vie consoler de son abdica­ matérielle. La littérature a sa propre tion et de sa déchéance », temporalité, sa doctrine ne promet d’es­ estime le poète. Lorsque poir qu’au poète inspiré, sa socialité est Flaubert écrit à Louise celle des marges, son panthéon est hors Colet en 1853 : « Ô lu­ de ce monde. Ce système de valeurs es­ mière ! Ô progrès ! Ô hu­ thétiques, inventé du temps de l’art manité ! […] Quelle éter­ pour l’art, peut perdurer aujourd’hui, nelle horloge de bêtises dans des figures d’écrivains en retrait que le cours des âges », il des affaires de ce monde, sinon en rup­ prolonge ce pessimisme ture avec lui, dans des perspectives néo­ littéraire et le spleen bau­ classiques ou heideggeriennes. Bref, il delairien après l’échec n’y a pas de progrès en littérature, pas des révolutions sociales­ de grandes et de petites époques, juste du xixe siècle. la perpétuation d’une quête infinie de La notion d’avant- sens et l’éternel recommencement garde est liée à celle de d’une activité socialement improduc­ progrès, et le mot naît tive et économiquement inutile. précisément dans la bouche de Saint-Simon : VISION ÉVOLUTIONNISTE « Unissons-nous », dit Le véritable déluge de discours sur la fin l’artiste à ses interlocu­ de la littérature qui s’est abattu depuis BIANCHETTI/LEEMAGE e Ode au progrès industriel en ce XXe siècle commençant. teurs, le savant et l’in­ le début du xxi siècle – de Jean Bes­ dustriel ; « et, pour par­ sière, qui se demande Qu’est-il arrivé calquant sur l’évolutionnisme de venir au même but, nous avons ­chacun aux écrivains français ? (2006), à Wil­ Darwin. Prudentes, les Lumières avaient une tâche différente à remplir. C’est liam Marx, qui fait l’histoire d’un cer­ vu des formes multiples de progrès sans nous, artistes, qui vous servirons tain Adieu à la littérature (2005), en forcément les assimiler à la marche d’avant-garde : la puissance des arts est passant par Dominique Maingueneau inexorable de l’histoire ni en faire en effet la plus immédiate et la plus (2006) et Tzvetan Todorov (2007) qui comme Guizot « l’idée fondamentale ­rapide. » Mais si le surréalisme s’oriente, en prophétisent la « fin » – manifeste contenue sous le mot de civilisation ». derrière Breton, vers un progrès incarné au fond le retour d’une vision évolution­ Mais même le très modéré Fontenelle par les miracles de la technique, l’idéal niste de la littérature, de manière inver­ avait inscrit l’humanité dans un opti­ communiste et le rejet de l’ancien sée. L’histoire se remet en marche, au misme qui nous semble, à l’ère de toutes prix d’une supposée dé­ les déceptions ayant suivi la supposée Ô lumière ! Ô progrès ! générescence des lettres,

« fin de l’histoire », quelque peu dé­ Ô humanité ! Quelle éternelle que marqueraient l’hy­ suet : « Un bon esprit cultivé est, pour perinflation du nombre ainsi dire, composé de tous les esprits des horloge de bêtises... d’œuvres, la dissolution siècles précédents. […] Les hommes ne des frontières entre dégénéreront jamais. » Pourfendeur monde, il a maille à partir avec d’autres « haute et basse littérature », l’atomi­ ambigu de la modernité, Charles Bau­ avant-gardes, paradoxalement antimo­ sation des préoccupations du roman delaire fut l’un des premiers à tourner le dernes, celle des dadaïstes, qui se procla­ dans des querelles microscopiques ou dos à cette puissante foi dans un sens de ment « décidément contre le futur », des écritures qui seraient de simples pro­ l’histoire et dans l’idée d’une « per­ ou celle d’Antonin Artaud, pour qui ductions médiatiques avançant mas­ fectibilité continue et indéfinie de « la révolution la plus urgente à accom­ quées (témoignages, autofictions, biofic­ l’homme » dont Tocqueville avait tôt plir est dans une sorte de régression tions, chroniques étirées…). Telle est la pressenti qu’elle était un trait constitu­ dans le temps ». Parallèlement aux leçon paradoxale de deux siècles d’espé­ tif de la mythologie de l’Occident mo­ doutes sur l’idéologie mélioriste, une rance : alors que tant d’Anciens s’in­ derne : la croyance au progrès n’est rien certaine religion de la littérature a fait quiètent de l’ajustement de la vieille pra­ qu’une « extase de gobe-mouches », de celle-ci non une dynamique qui ac­ tique des belles-lettres au moment et au une « erreur fort à la mode ». Le mot compagnerait le cours de l’histoire et monde contemporain, telle qu’enfin est dit. Face à l’éternité de sa condition s’ajusterait tant au progrès spirituel l’éternité la change, souvenons-nous des que seule l’eschatologie chrétienne qu’au progrès technologique, mais illusions de son progrès. L

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Sciences Un conte de faits

En science aussi, le progrès n’est pas une notion monolithique et rectiligne : chaque théorie et découverte remodèle sa discipline et le monde. Isaac Newton Par Patrice Bollon 1643-1727

ne des pièces maî- toujours fait progresser notre connais- Bien qu’élaborées sans concertation, ces tresses de notre sance du fonctionnement de notre corps. deux réflexions se rejoignaient sur un idéologie ou sens Parler de « progrès scientifique » doit même constat, formalisé par l’utilisa- commun moderne donc s’entendre en son sens « cogni- tion du terme d’« incommensurabi- – qui a aux yeux de tif », où il serait acquis que les théories lité ». Kuhn analyse les tournants de la certains une valeur nouvelles possèdent un plus grand science, tels que les passages de la d’« évidence »u quasi morale impossible contenu de savoir et un savoir plus conception ptolémaïque de l’Univers à à contester – est celle de l’existence d’un achevé que les précédentes. Et c’est là où celle de Copernic, de la mécanique aris- progrès scientifique ininterrompu, les difficultés commencent. totélicienne à celle de Galilée, de la d’une avancée continue des sciences vers chimie du « phlogistique » de Stahl la « vérité », acquise grâce à une dé- SUCCESSION DE PARADIGMES (l’idée, qui dominait au xviie siècle, se- marche rationnelle, appuyée sur des Comparer deux choses afin de pouvoir lon laquelle la combustion s’explique « faits » objectifs et des expériences à affirmer que l’une est supérieure à par la présence dans tous les corps d’une leur propos permettant de forger des l’autre demande que l’on dispose d’une substance incolore, inodore et impon- théories de plus en plus « justes ». Cette référence commune à ces deux choses et dérable qui la provoque et disparaît avec vision possède une pertinence a priori indépendante d’elles – ce que, en ma- elle) à la chimie organique de Lavoi- totale. Comment nier ainsi que la mé- thématique, on appelle une « mé- sier, etc. Pour Kuhn, ces tournants fonc- decine ait fait des progrès ? – quoique les trique » objective. Or, dans les années tionnent à la manière de changements événements actuels montrent qu’il en 1960-1970, plusieurs réflexions ont jeté complets de monde. Chacune de ces reste encore à accomplir… Comment le doute sur cette possibilité dans les conceptions a redéfini la nature des pro- nier également que nous ayons progressé sciences : en particulier, l’analyse par blèmes traités, leur cadre conceptuel, et dans nos méthodes de transport, de l’historien des sciences américain Tho- les « faits » sur lesquels elles s’appuient, communication, de production ? Sauf mas Kuhn (1922-1996) des grandes re- si tant est que théorie et expérience ne que ces arguments sont en grande par- présentations scientifiques successives forment pas des entités indépendantes tie hors sujet. On doit en effet distinguer du monde dans sa très influenteStruc - liées par des règles de correspondance le progrès technique du progrès scienti- ture des révolutions scientifiques parue en mais un tout indivisible. C’est l’idée, dé- fique – la machine à vapeur est apparue 1962, et la critique de l’épistémologue veloppée par l’épistémologue anglais bien avant qu’on ne dispose d’une théo- et philosophe d’origine autrichienne Karl Popper (1902-1994) et partagée rie qui l’explique. Quant à la médecine, Paul Feyerabend (1924-1994) de la aussi par Feyerabend, du caractère « ho- si elle s’appuie sur la science, elle n’en est conception empiriste de la science, en- listique » de la connaissance scienti- pas formellement une : elle est une pra- tamée, en 1962, par son article « Expla- fique. Dans ces conditions, Kuhn tique, où nombre de traitements ou de nation, Reduction and Empiricism », concluait à l’impossibilité de traduire médicaments nouveaux se révèlent plus et reprise en 1975 dans son célèbre essai une théorie nouvelle dans les termes des efficaces que les anciens sans que cela ait « anarchiste », Contre la méthode. précédentes et d’introduire entre elles

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désigne le Soleil, que pour Copernic, qui science, mais pas de « progrès » au sens a fait de ce dernier une étoile autour de rigoureux du terme. Dire que la science laquelle gravitent des planètes, dont avance malgré tout vers la « vérité » n’a notre Terre. Le terme de « mouve­ pas de sens non plus. C’est une pure pé­ ment » n’a pas non plus la même défi­ tition de principe, car, si les « ontolo­ Albert nition chez Aristote que chez Newton ; gies » (les descriptions des éléments Einstein et les notions de « masse » et de du monde) se modifient avec les théo­ 1879-1955 « temps » ont connu, entre ries, le « réel » ne fonctionne plus ce dernier et Einstein, une comme un référent neutre.

Thomas transformation radicale. Kuhn Ce qui modifie la nature UN BRICOLAGE PERMANENT 1922-1996 des questions traitées par Le débat pour savoir s’il y a progrès ou ces théories : certaines non dans les sciences n’a rien de ce ­apparaissent, tandis que « scandale contre la pensée » que dé­ d’autres s’évanouissent. noncent les prétendus (souvent bien peu L’opposition que suscita au dé­ éclairés) héritiers desdites « Lumières ». Nicolas Copernic but Newton vint ainsi de ce que, Il soulève une question rationnelle im­ 1473-1543 contrairement à Aristote et à Descartes, parable qu’Albert Einstein a abordée il ne cherchait pas à donner un contenu dans ses « Notes autobiographiques ». à son hypothèse centrale de l’attraction Certains empiristes ont ainsi cherché à entre les matières – « je n’avance pas établir des protocoles sophistiqués aptes une relation d’ordre indiscutable. On se d’hypothèse » (à ce propos) – mais à en à assurer la traduction entre des théories trouve, selon lui, avec l’histoire des explorer les conséquences. divergentes. Il y en a parfois, mais pas sciences, en présence d’une succession Bref, l’idée que chaque grande repré­ toujours… De leur côté, si Feyerabend a de « paradigmes » – le terme a fait for­ sentation scientifique du monde bâtit opéré un tournant relativiste, Kuhn a tune – disjoints, sans commune mesure son propre univers est indiscutable. précisé qu’incommensurabilité ne si­ entre eux. Feyerabend allait plus loin en­ Comme l’est aussi celle que chaque gnifiait pas incomparabilité. La mé­ core : pour lui, les grandes théories scien­ théorie crée – en partie, du moins – sa canique galiléenne est sans conteste su­ tifiques n’ont pas de référent commun périeure dans ses applications à la parce qu’il n’y a jamais eu, de « mé­ Comme s’il mécanique aristotélicienne, car elle a la thode scientifique » universelle. suffisait d’observer capacité de résoudre plus de problèmes…

Chaque grand innovateur a agi selon ses le monde pour sauf qu’elle n’abolit pas cette dernière, propres normes, a créé sa propre dé­ qui reste sur certains enjeux une source marche, en vertu du principe que, dans le comprendre. de questions qui n’ont pas été « dépas­ la pratique, « tout est bon », pourvu sées » mais « mises de côté ». que le résultat soit là. La « Science » est, réalité, si tant est qu’aucune n’a jamais De tout cela, il s’est dégagé en fin de de ce fait, une abstraction vide. Et l’his­ émané d’une pure « induction du réel » compte une manière de consensus sur toire des sciences ressemble, d’après (l’idée, spontanée, selon laquelle les une idée de progrès moins unilatérale et Feyerabend, à celle des arts, où rien ne théories dérivent des « faits », comme plus ouverte que l’ancienne conception permet d’affirmer, en dehors de préfé­ s’il suffisait d’observer le monde pour le naïve. À rebours du schéma en « trois rences personnelles, que la représenta­ comprendre), ainsi que le croient ou états » de l’histoire de la connaissance tion perspectiviste est supérieure à la fi­ veulent le faire croire les empiristes. (l’état théologique, l’état métaphysique guration plane, l’art abstrait au figuratif, À partir de là, s’impose la question de et l’état scientifique ou « positif ») pro­ la musique atonale à la tonale, etc. savoir ce qui permet d’affirmer que telle posé par Auguste Comte, les sciences ne On comprend à ces énoncés la levée ou telle théorie est supérieure à une se dirigent pas en droite ligne vers la rai­ de boucliers qui en résulta de la part de autre. S’il y a discontinuité entre nos re­ son en se dégageant du mythe et de la la communauté institutionnelle des présentations scientifiques du monde, la métaphysique. Même les plus ration­ scientifiques. À leurs yeux, Kuhn et connaissance ne dit pas plus sur les nelles d’entre elles conservent un socle Feyerabend étaient « les pires ennemis mêmes choses : elle énonce des proposi­ de ces derniers types. de la Science », des irrationalistes sinon tions différentes sur des choses qui le Comme l’avait noté déjà Popper dans des nihilistes. En même temps, ces scien­ sont aussi. Les nouvelles découvertes ne ses Conjectures et réfutations, plusieurs tifiques ne pouvaient guère contester s’additionnent pas à un stock de connais­ avancées scientifiques incontestables certains de leurs arguments. On sait bien sances préexistantes. Elles modifient la proviennent de la reprise de mythes ainsi que le mot « planète » n’a pas le structure même de la connaissance. Il y ­antédiluviens, telle cette « dérive des

BIANCHETTI/LEEMAGE (2) - THE GRANGER COLLECTION, NEW YORK/ COLL. CHRISTOPHEL - BIANCHETTI/LEEMAGE (2) - THE GRANGER COLLECTION, NEW YORK/ COLL. CHRISTOPHEL BILL PIERCE/THE LIFE IMAGES COLLECTION VIA GETTY même sens pour Ptolémée, pour qui il a donc bien un développement de la continents » devenue science de la

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tectonique des plaques. Et l’on sait ce que notre concept d’« atome », Achille Mbembe central dans notre physique, doit à la méta­physique grecque. Sous ce regard, LA MACHINE INFERNALE la « Science » ne progresse pas vers un but fixé d’avance qui serait la vérité – la Selon le philosophe camerounais, nous voici à l’ère du « brutalisme », « chose en soi » de Kant, que jamais où progrès et démocratie ne sont plus nécessairement liés. nous ne saurions atteindre ; elle se comporterait plutôt à la façon des es- pèces chez Darwin. Comme celles-ci, Est-il encore possible de décrire la ou plantes, les animaux sont désormais elle « avance », mais peut aussi régres- les directions vers lesquelles se dirige engagés dans ce processus historique ser. Dénuée de « téléologie », elle ré- le monde d’aujourd’hui ? dont nous constatons l’accélération. agit à son environnement changeant. Achille Mbembe. – Ce problème a pris Les questions identitaires au sens réduit Elle apparaît, selon Lévi-Strauss dans une forme radicalement nouvelle ne se posent donc plus ; La Pensée sauvage, comme un « bri- par rapport aux siècles passés, et nous elles sont devenues planétaires. colage » adaptatif permanent. C’est là devons y répondre de manière C’est ce que vous appelez une spécification certes moins glo- inventive. La question qui a fondé la le « brutalisme » ? rieuse que celle de « progrès », mais naissance de l’État moderne, aux xve Le brutalisme engage la possibilité de plus proche de l’histoire effective des et xvie siècles, lorsque l’Europe est sortie notre propre extinction. Sans verser sciences, telle qu’elle s’est produite et d’elle-même et a rencontré d’autres dans le catastrophisme, l’humanité non telle qu’on l’a reconstituée. Et univers, était : à qui appartient la Terre a pris conscience qu’elle n’était pas sur cette définition plus problématique et que nous habitons ? Cette question se Terre pour toujours. Or nous sommes plus humble n’est pas sans garantir aux donne à lire encore telle quelle jusqu’au embarqués à court terme dans une hommes une plus grande liberté que xxe s., dans le Jus publicum europaeum logique qui va bientôt rendre notre vie ce Grand Récit moderne d’une Raison d’un impérialiste comme Carl Schmitt. invivable. Il y a un autre enjeu : il est de majuscule, devant s’appliquer en tout Ce souverain qui doit régner sur la Terre, plus en plus difficile de séparer l’histoire temps et en tout lieu à tous, mais dont comment va-t-il disposer des richesses humaine de l’histoire géologique. nul rationaliste « humaniste » ne doit qu’elle contient et des autres hommes Dès que les humains deviennent des oublier les cata­strophes politiques et qui l’habitent ? S’agit-il de créatures agents géologiques, l’écart entre nature morales que, via les utopies différentes ? Que va-t-on faire d’eux ? et société n’a plus de sens, si bien qu’on d’« hommes nouveaux » ou d’« ères Sous cette forme, le problème se ne peut plus parler que de géohistoire. nouvelles » qui en ont résulté, elle a conçoit sur le mode de l’appropriation. Mais, de ce point de vue, les choses engendrées dans l’histoire. L L’esclavage n’est qu’une réponse à cette se comptent en milliards d’années. Nos question, qui à son tour en soulève trente-cinq mille ans d’existence d’autres. Qu’est-ce qui est appropriable semblent alors un bref moment, si bien À LIRE ou inappropriable, qu’est-ce qui est que les black studies, les gender sans prix, qu’on ne peut pas négocier ? studies, etc., doivent s’inscrire dans un La Structure des révolutions scientifiques,  Enfin, avec qui veux-je vivre ? drame beaucoup plus vaste. Plus les Thomas S. Kuhn, À ces questions, il y a également des enjeux sont planétaires, plus on observe traduit de l’anglais (États-Unis) réponses : l’une est éliminationniste ; un retour aux groupuscules. L’approche par Laure Meyer, l’autre est ségrégationniste ; l’autre est antiraciste, ou même sociale, ne suffit éd. Champs sciences, 352 p., 9 €. nationaliste ; et ces logiques sont plus. Car le traitement qui était réservé encore actives aujourd’hui, alors que le aux « nègres », définis comme ceux Contre la méthode,  risque est de finir tous, littéralement, que l’on traite d’une certaine façon Paul Feyerabend, en cendres. Telle est donc la nouvelle (corps, biens, histoire, etc.), s’applique traduit de l’anglais par Baudouin forme de la question : les corps, les désormais à des choses nouvelles – et Jurdant et Agnès Schlumberger, d’ailleurs au cœur même de l’Europe. éd. Points sciences, 352 p., 9,50 €. La manière dont on dispose des corps Professeur à l’université du Witwatersrand est prise en tenaille entre la raison de Johannesburg (Afrique du Sud), le philosophe camerounais Achille Mbembe technologique et la raison économique. est l’auteur, aux éditions La Découverte, L’intersection de ces logiques Autobiographical Notes: de Critique de la raison nègre et – qui permettent d’assembler et de A Centennial Edition, de Politiques de l’inimitié. Il a publié tout Albert Einstein,  désassembler – libère des potentiels récemment Brutalisme, un essai Open Court Publishing Co, 96 p. qui développe une vision ambitieuse de de destruction de la vie jamais vus l’évolution moderne et postmoderne. auparavant. C’est cela, le brutalisme.

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le catastrophisme – s’il était cohérent – aboutirait à la conclusion selon laquelle il n’y a rien à faire. Une communauté de fuyards finit par s’entre-tuer. Nous devons refuser d’en venir là. On relie généralement à la technologie les nouvelles formes de politisation. Vous indiquez une direction toute différente. Comme l’Afrique en donne l’exemple, on peut organiser des formes de mobilisation qui tiennent compte d’une mémoire longue, complexe, ouverte sur ce qui doit venir. Les Africains ont été capables, au cours de leurs épreuves, de réparer, de constamment se panser et prendre soin les uns des autres dans des microsituations, par la parole, par le geste, par des pratiques apparemment paradoxales, par la formation de choses hybrides, syncrétiques, par l’articulation de voix apparemment chaotiques DAVID HARRISON/ED. LA DÉCOUVERTE Achille Mbembe : « Le brutalisme engage la possibilité de notre propre extinction. » et sans harmonie, mais dont la mise en œuvre est efficace. C’est ce travail L’idéal de progrès associé à Voilà pourquoi la précarisation qui demande aujourd’hui un cadre pour la démocratie s’est donc inversé ? structurelle des emplois, l’impossibilité s’exprimer plus largement. Nous, Exactement. De la fin de la Seconde de prévoir sa vie sur le long terme penseurs de tous horizons, devons Guerre mondiale jusqu’à la et l’obligation de vivre avec très peu de prendre au sérieux ces manières décolonisation, les démocraties se ressources vont de pair. Dans quelques africaines. Elles forment un nouveau sol demandaient encore comment années, cette condition de fragilisation à partir duquel nous pouvons imaginer « inclure » en leur sein les populations engendrée par des choix politiques sera des choses inédites. Il est possible que qu’elles pensaient avoir en charge. plus largement partagée qu’aujourd’hui. les Français doivent bientôt apprendre à À présent, les logiques du brutalisme Personne ne pourra y échapper. vivre comme des Africains ! Est-ce ont renversé cette logique. Les réformes Face à cette évolution, comment ne pas la seule option ? Je l’ignore, mais au vu en France, par exemple, ont pour sombrer dans le désespoir ? des tragédies qu’ils ont dû affronter, fonction de fragiliser les possibilités Le pessimisme est un luxe dont nous l’étonnant est que les Africains soient de vie du plus grand nombre, n’avons pas les moyens. Pour avancer encore là, où d’autres ont disparu, car cette masse est vécue comme un sur les questions sociales, raciales, éliminés. La question d’aujourd’hui, qui encombrement par ceux qui adhèrent écologiques, il est indispensable de remplace et reformule celle de savoir aux logiques technologiques et mieux contextualiser les approches. Le comment progresser, est donc aussi économiques. Comment faire pour se racisme nord-américain n’est pas celui simple que cela : comment se peut-il débarrasser de ceux qui coûtent trop de l’Afrique du Sud, parce qu’un ghetto que ces Africains soient encore là ? cher ? On n’est donc pas à l’âge du nord-américain n’est pas comparable De ce point de vue, l’Afrique est à la fois « grand remplacement », mais à celui à un township. Je n’invite pas, bien sûr, une réserve de puissance, de la grande « évacuation » ! à cantonner chaque expérience dans et une puissance en réserve. Comment expliquer ce retournement ? ses propres limites, mais à mieux faire Propos recueillis par Maxime Rovere La compatibilité entre le capitalisme et la part entre les lignes de continuité, la démocratie libérale n’est jamais allée d’invention et de rupture. Cela est de soi. Pendant la guerre froide, indispensable pour ne pas réfléchir À LIRE le capitalisme a dû accepter le système selon une logique anachronique, qui démocratique pour contrer la menace grefferait sur des situations communiste. Une fois cette menace particulières des paradigmes qui n’y Brutalisme, disparue, il a capturé l’État et le répondent pas. Voilà pourquoi Achille Mbembe,  éd. La Découverte, redéploie à présent pour avoir plus de le catastrophisme ou la collapsologie 246 p., 17 € liberté – ce qui revient à faire tomber n’ont aucun sens : ils se fondent sur des toutes les entraves à l’appropriation. généralités d’un autre temps. De plus,

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Collapsologie Tomber vers le haut

La thèse de l’effondrement n’est pas vouée au fatalisme ou au nihilisme : elle peut formuler de nouveaux progressismes. Par Yves Citton

eut-on croire simul­ très prochainement à piquer du nez tanément au progrès pour avoir monté trop haut, trop vite. et à l’effondrement ? Ces courbes sont déjà en chute libre du La chose paraît dif­ fait du Covid-19, dont la chiquenaude TAYFUN COSKUN/ANADOLU AGENCY/AFP ficile, car tout oppose infinitésimale a suffi à faire mordre la Times Square, à New York, le 16 mars 2020, ou le vertige du vide. p ces deux notions poussière à la formidable puissance de dans nos imaginaires communs. Le pro­ l’économie mondiale. Selon la vulgate nécessité d’une inversion des courbes, grès dépeint l’histoire comme une ligne collapsologue, le progrès est une illusion mais sans pour autant renoncer à la no­ ascendante. Les humains vivent mieux de la modernité thermo-­industrielle : tion de progrès. Articuler ces deux per­ (plus longtemps, plus richement) au­ nous avons temporairement cédé à la fa­ spectives, que tout semble rendre in­ jourd’hui qu’ils ne vivaient hier, et nous cilité de croire à une croissance infinie compatibles, requiert certes un peu voulons croire qu’ils pourront vivre en­ au sein d’un monde fini. Notre luxe ac­ d’acrobatie, mais il faut peut-être y voir core mieux demain. Même si aucun tuel est survitaminé par une consom­ une gymnastique indispensable pour ne bonheur n’est sans mélange, les cinq der­ mation irréfléchie d’énergies fossiles pas rater le tournant actuel. Je vais ten­ niers siècles ont accumulé des décou­ ­accumulées au cours des millions d’an­ ter ci-dessous d’en esquisser les princi­ vertes scientifiques, des développements nées antérieures, épuisées en deux paux gestes dans une suite de quatre technologiques, des acquis politiques et siècles, brûlées et parties en fumées qui mouvements. sociaux au sein des populations d’ori­ viennent désormais obscurcir tragique­ gine européenne qui constituent autant ment notre horizon climatique. Si l’on de biens infiniment précieux. Il faut prend en compte les dommages collaté­ Déborder les savoirs collapsologues certes s’efforcer de (mieux) les partager raux de la modernisation (air urbain par des attentions collapsonautes. avec l’ensemble des populations hu­ ­irrespirable, multiplication des bidon­ La collapsologie est un discours qui an­ maines – qui n’aspirent à rien autant villes, tensions sociales liées aux inéga­ nonce l’imminence d’un effondrement qu’à nous rejoindre dans nos existences lités de tous ordres, burn-out), il n’est à venir, c’est-à-dire d’un état de crise gé­ privilégiées. Mais il serait fou, irrespon­ pas sûr que nous vivons mieux au­ néralisée conduisant à l’écroulement sable et autodestructeur d’en renier les jourd’hui qu’hier. Mais, si nous conti­ des institutions qui assurent notre ap­ valeurs et les mérites. nuons sur cette voie, il ne fait aucun provisionnement, notre sécurité et nos Les collapsologues représentent au doute que nous vivrons plus mal demain soins basiques de santé. Cet effondre­ contraire l’effondrement comme une qu’aujourd’hui, tant nous sommes en ment se conjugue donc au singulier, au inévitable inversion des courbes, vouées train de saccager la planète Terre qui est futur et au sein de nos sociétés occiden­ notre seul milieu de vie. tales prospères. Les collapsonautes, Professeur à l’université Paris-VIII, Malgré cette opposition apparem­ pour leur part, se préoccupent moins Yves Citton codirige la revue Multitudes. Il est notamment l’auteur au Seuil de ment frontale, j’aimerais revendiquer la d’un écroulement catastrophique à ve­ Médiarchie (2017) et de Pour une écologie possibilité paradoxale d’un progressisme nir que des multiples formes de délite­ de l’attention (2014). « collapsonaute », qui croit à la ments (à conjuguer au pluriel) qui

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idéologie a inspiré l’industrialisation au xixe siècle comme le développemen- tisme au xxe siècle. Qu’elle prenne pour divinité tutélaire le Progrès, la Civilisa- tion, la Modernisation ou la Croissance (du PIB), qu’elle s’impose depuis Paris ou Londres à coups de campagnes mili- taires, ou depuis Washington à coups de prêts et de politiques de redressement budgétaire, force est aujourd’hui de constater que cette idéologie a été le vec- teur d’une mondialisation colonisatrice écocidaire, qui a ravagé simultanément les cultures non européennes et les po- pulations de vivants autres qu’humains. Un ensemble de valeurs (rationalité scientifique, hygiène, productivité, li- bertés individuelles, droits de l’homme, démocratie) – tout à fait estimables en elles-mêmes – ont été instrumentalisées pour servir à la fois de justification, d’ap- pât, d’excuse et de moteur à une dyna- mique expansive globalisante. Celle-ci a permis aux nations issues de l’Europe Times Square, à New York, le 16 mars 2020, ou le vertige du vide. d’établir leur mainmise sur l’ensemble des ressources de la planète, mises au ser- agissent déjà (au présent) parmi nos en- pour les collapsonautes, n’est pas de sa- vice d’une axiomatique capitaliste fai- vironnements naturels et sociaux, et voir si, ou quand, tout va s’effondrer. sant de la maximisation du profit finan- qui affectent en réalité depuis des an- Elle consiste plutôt à comprendre com- cier (rapatrié en Occident) la boussole nées ou des siècles les sociétés soumises ment naviguer collectivement sur ces pérenne de deux siècles d’histoire mon- à la colonisation occidentale (Amérique délitements toujours plus ou moins diale. Les collapsonautes d’hier et d’au- latine, Afrique, Asie). Pour celles et tempétueux – ce qui implique d’ap- jourd’hui se savent devoir naviguer sur ceux que nous avons appelés, avec Ja- prendre à faire attention à ce qui sou- les effondrements sans nombre causés copo Rasmi dans un livre récent, les tient, favorise et protège tout ce qui par cette hégémonie globale, attentifs à « générations collapsonautes », ces ef- nous y rend la vie désirable. ce qui reste comme « possibilités de vie fondrements ne succèdent pas soudai- dans les ruines du capitalisme », pour nement aux illusions de la prospérité reprendre le sous-titre du livre embléma- occidentale. Ils l’accompagnent depuis Récuser le progrès comme une tique de l’anthropologue Anna L. toujours, ici comme ailleurs. Ils en sont dangereuse arrogance eurocentrée Tsing, Le Champignon de la fin du l’envers du décor. La vraie question, et anthropocentriste. monde (La Découverte, 2017). Même si certaines pages de Rabelais, de Descartes ou de Cyrano de Bergerac ins- pirent un espoir dans une amélioration Chérir, défendre et cultiver les possible ou en cours de la condition hu- progrès qui ont été institutionnalisés maine, c’est avec une certaine philoso- à la fois dans le sillage de phie des Lumières (Turgot, DuPont de la modernisation capitaliste et Nemours, d’Holbach, Condorcet, Ben- en résistance contre elle. tham) qu’une (généreuse) idéologie du Dénoncer « le » progrès comme le fer progrès s’est mise en place pour revendi- de lance d’une arrogance colonisatrice quer la capacité de certaines technolo- ne nous condamne nullement à renon- gies (mécaniques, chimiques, agricoles, cer aux idéaux affirmés sous sa bannière hygiénistes, pédagogiques, politiques) à (de façon plus ou moins hypocrite ou promouvoir la prospérité et le bien-être sincère). Rien ne nous empêche de croire PAVEL GOLOVKIN/POOL/AFP L’industrie automobile, typique du des humains en augmentant leur maî- que des progrès – importants, précieux développementisme du xxe siècle. trise sur leur environnement. Cette et méritant d’être défendus contre ce qui

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les menace – ont été accomplis au cours des derniers siècles. On peut les classer sous différents registres, pour bien souligner leur pluralité. Des progrès technoscientifiques, qui diminuent nos peines, nos douleurs et multiplient nos sources de plaisir (médicaments, électri­ cité, moyens de communication, appa­ reils de computation). Des progrès juri­ diques, qui protègent les individus contre les abus de pouvoir des puissants et des normes majoritaires (liberté d’ex­ pression et d’association, lois antidiscri­ mination de race, de genre…). Des pro­ grès sociaux, qui mutualisent nos ressources pour atténuer nos inégalités structurelles ou adventices (assurance maladie, éducation gratuite, revenu ga­ ranti). On retrouve en gros, dans cette liste, les revendications explicitées en Eu­ ISSOUF SANOGO/AFP rope par les mouvements révolution­ Mine d’or d’Agbaou, en Côte d’Ivoire, exploitée par la compagnie canadienne Endeavour. naires de la fin du xviiie siècle au nom du progrès. On gagne toutefois à envisa­ populations humaines s’enterrent dans multiples progrès conquis contre la ger les trois derniers siècles comme une des cavernes où sont descendus tous les contamination virale qui a répandu le lutte d’affirmation de ces principes pro­ trésors des cultures humaines passées capitalisme extractiviste sur la planète gressistes en résistance contre les hégé­ et présentes. Il s’agit d’un renversement Terre. Il est prêt à se battre pour que monies qui ont imposé le progrès (capi­ des valeurs qui troque la montée vers le l’épidémie de Covid-19 constitue « la taliste, eurocentré) à la surface de la progrès pour un effondrisme colla­p­ catastrophe inattendue d’où procèdent planète. Les ambivalences intrinsèques sonaute : « Il ne faut plus dire : Là- les temps nouveaux, l’heureux désastre aux « progrès environnementaux » té­ haut ! Mais : En bas ! » (ch. iii). Il s’agit qui a forcé le fleuve débordé de la civi­ moignent des intrications – des plis et d’une sorte de confinement, qui enjoint lisation à s’engloutir pour le bien de des replis – qui superposent et opposent nos « humanités à se blottir dans le sein l’homme » (ch. i). Il ne prône une cer­ différentes conceptions du progrès, de leur globe, [où] le bonheur vit ca­ taine décroissance de nos consomma­ puisque c’est le plus souvent contre les ché » (ch. vi). tions écocidaires que pour favoriser progrès économiques, impulsés par et Ce néotroglodytisme est pensé par l’intensification de nos socialités mul­ pour certains « Humains », que cer­ Gabriel Tarde comme un dépassement ticulturelles. Écoutons la voix des col­ tains « Terrestres » se battent pour des de l’économie productiviste, grâce à une lapsonautes qui défient nos conceptions progrès écologiques (en reprenant ici les nouvelle écologie de nos attentions mu­ communes du temps en nous parlant à deux camps identifiés par Bruno Latour tuelles : « Des sophistes qu’on appelait la fois depuis 1884 et 2479 : « S’il nous ou Edouardo Viveiros de Castro à économistes […] avaient accrédité, il est a été possible, à nous, de réaliser la vie l’heure des « guerres de Gaïa »). vrai, cette erreur que la société consiste sociale la plus pure et la plus intense qui essentiellement dans un échange de ser­ se soit jamais vue, c’est grâce à la sim­ vices ; à ce point de vue, tout à fait dé­ plification extrême de nos besoins pro­ Profiter de « l’arrêt de monde » causé modé du reste, le lien social ne serait ja­ prement dits » (ch. v). L par le Covid-19 pour sortir des mais plus étroit qu’entre l’âne et l’ânier, ornières du progrès économiste, en le bœuf et le bouvier, le mouton et la ber­ substituant à la baudruche de la gère. La société, nous le savons mainte­ croissance expansive une conception nant, consiste dans un échange de re­ À LIRE intensive des expériences sensibles flets. Se singer mutuellement, et, à force individuelles et collectives. de singeries accumulées, différemment Générations collapsonautes. Le confinement actuel a été étonnam­ combinées, se faire une originalité : voilà Naviguer par temps ment prophétisé par le sociologue le principal. Se servir réciproquement d’effondrements,  Yves Citton et Jacopo Rasmi,  Gabriel Tarde dans un récit de 1884 in­ n’est que l’accessoire » (ch. v). éd. du Seuil, « La Couleur titulé Fragment d’histoire future. À la En articulant ces gestes, le progres­ des idées », suite d’un dérèglement climatique, les sisme collapsonaute se revendique des 288 p., 23 €.

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une « ère de fin de croissance » et des Économie praticiens tel Larry Summers à évoquer l’idée d’une « stagnation séculaire ». Selon le FMI, nos économies ont connu, depuis cette époque, pas moins de La politique du PIB 208 crises financières, 145 bancaires et 72 de dettes souveraines. Quant à celle de 2007-2008, que l’on La croissance a d’autant moins vocation à se confondre avec persiste à appeler « des subprimes » le progrès qu’elle est tout aussi difficile à définir et à évaluer. alors qu’elle fut la première de la finan- ciarisation mondialisée, elle n’a pas été Par Patrice Bollon résolue mais noyée sous des tombereaux de liquidités, avec tous les effets se­ condaires qu’impliquent ces « taux d’intérêt négatifs » dont, dans un petit livre précis et aigu, le consultant Jacques l peut sembler indécent de s’in- rogation sur la croissance pour des Ninet retrace la genèse. Cette « inven- terroger sur la notion de « crois- impératifs de conjoncture reviendrait à tion » en rupture radicale avec la théo- sance » au moment où le corona- passer à côté de la question. Si le Covid-­ ­­19 rie économique mainstream signifie que i virus fait basculer nos économies est un évènement « exogène », il s’at- l’avenir n’a plus de valeur, plus d’exis- dans une dépression. Son ampleur est tence. Elle a engendré une inflation gi- pour l’heure impossible à évaluer. Moins Les milliards gantesque d’actifs peu productifs, 6 %, 10 %, 20 %, voire moins 30 % ? Per- déversés n’ont rien comme les actions d’une Bourse deve-

sonne non plus ne peut en prédire les d’une action nues outils de spéculation pure, voire to- conséquences. Nos économies sont des talement improductifs. Sans oublier systèmes pris dans des effets dominos et humanitaire. toutes ces entreprises « zombies », vi- des boucles : les problèmes d’« offre » vant à coups de crédits revolving, pour engendrés par l’arrêt des productions se taque à un corps depuis longtemps très financer des crédits anciens, et dont seuls traduisent, via le chômage et la baisse des malade. Le rythme de croissance de nos ces taux, sous tente à oxygène monétaire, salaires, sur la « demande », et vice- économies dites développées a ralenti permettent qu’elles existent encore. versa, en des processus cumulatifs, des deux tiers depuis la fin des années s’écartant de plus en plus des « équi- 1960 et le début des années 1970, ce qui TROUS NOIRS DU PIB libres » supposés par la théorie éco­ amène des historiens tel l’Américain Ro- Les centaines de milliards de dollars, nomique régnante. Éliminer toute inter- bert Gordon à parler de l’entrée dans d’euros, de yens, etc., de soutien annon- cées quasi quotidiennement par les Des traders à New York, en mars 2020. États et les banques centrales n’ont rien d’une action « humanitaire ». Il s’agit avant tout d’éviter le « collapsus » du système financier et bancaire avec, au bout, une possible déroute monétaire. Dans ces conditions, les taux d’intérêt ne peuvent que poursuivre leur avancée en territoire négatif (sans compter ceux qui dérivent du rachat des dettes d’État et des dettes privées par les banques cen- trales, devenues de véritables bad banks, des cimetières de dettes qui ne seront ja- mais remboursées : le fameux « quanti- tative easing »). Jusqu’où cela peut-il ­aller ? Nul ne le sait… Si ce n’est que le « monde d’après » a toutes les chances de ressembler sur ce point – et, si c’est concevable, en pire – à celui d’avant. Comment, dès lors, non pas « rebâtir »

SPENCER PLATT/GETTY IMAGES/AFP l’économie (on se trouve à des

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années-lumière d’un tel objectif), « une mesure de notre ignorance ») mais, plus humblement, déjà la com­ pour rendre compte de la croissance des prendre ? Or qui ne voit que la science économies : la « productivité totale des économique régnante ne nous en offre facteurs » (PTF), utilisée depuis dans que très peu de moyens ? toutes les analyses. L’évaluation de la croissance, d’abord, par le PIB, le produit intérieur brut, créé « PAUVRETÉ DANS L’ABONDANCE » en 1934 lors de la Grande Dépression, On ne trouvera guère d’éclaircis­ est affectée par des biais en tous genres. sements dans le pavé disproportionné Le PIB mesure les consommations qui (600 p.) de l’économiste américain Joel ont un prix sur le marché, ce qui élimine Mokyr sur La Culture de la croissance d’emblée tous ces « biens communs » – celle qui est censée la favoriser… On non marchands, comme l’air, l’eau, etc., apprend certes dans ce livre dernière­ OLUKAYODE JAIYEOLA/NURPHOTO/AFP supposés être en quantités inépuisables, ment traduit beaucoup de choses, mais Sur un marché à Lagos, au Nigeria. et tout un pan d’activités informelles ou de détail. On n’y trouve, en revanche, sociales pourtant indispensables (telles aucune pensée neuve ou seulement elle est faussée par un a priori disons que, entre autres, le travail ménager ou vraie. Sous couvert d’une enquête « occidentalo-centriste ». d’éducation des enfants qu’assurent les « empirique », c’est une interminable Toutes ces réflexions font l’impasse parents restés au foyer, quasi exclusive­ défense de « Lumières » jamais défi­ sur deux questions essentielles : à qui ment des femmes). À l’opposé, il agrège nies et ressassées ad nauseam. La com­ profite et à quoi sert cette dite « crois­ toutes les productions et consomma­ paraison des parcours de l’Europe de la sance » ? Quelle est sa « vraie réalité » tions sans nuance de nature, les plus es­ révolution industrielle et de la Chine si elle en a une ? Sur le premier point, la sentielles et les plus futiles, les mortelles d’après le xviie siècle – pour expliquer question, longtemps écartée, est revenue (les armes à feu) et les purs gaspillages. ce qu’on a appelé la « grande diver­ au premier plan grâce aux travaux de À chaque embouteillage, quand les voi­ gence » – a un peu plus de relief ; mais Thomas Piketty et de ses émules. Le tures font du surplace avec leurs mo­ problème est que, comme le montre le teurs allumés, le PIB, ainsi, augmente ! récent best-seller américain des deux Ces distorsions sont connues depuis À LIRE Français Emmanuel Saez et Gabriel longtemps et ont suscité des indices al­ Zucman, Le Triomphe de l’injustice, on ternatifs ; mais, parce qu’il est global et en tire beaucoup de chiffres – essentiels Taux d’intérêt négatifs. simple, le PIB est resté la mesure indé­ Le Trou noir du en économie – mais pas la moindre ex­ trônable de la croissance. capitalisme financier,  plication – ce qui est plus utile encore, Si celle-ci est l’indice de ce « pro­ Jacques Ninet,  puisque, sans elle, on ne débouche que grès » des laudateurs de la « mondiali­ éd. Classiques Garnier, sur de redondantes mesures fiscales. De sation heureuse » et autres prétendus 268 p., 12 €. ce point de vue, une page bien choisie de héritiers des Lumières, il est légitime de Marx ou de Keynes a plus de valeur pra­ se demander ce qui peut la faire naître Économie utile pour tique que des milliers de tableaux Excel des temps difficiles,  ou la renforcer. On ne compte pas les Abhijit V. Banerjee et ou d’études « randomisées » à la ma­ travaux accumulés depuis le début du Esther Duflo, nière des expérimentations actuelles sur xxe siècle à ce propos par les écono­ traduit de l’anglais (États-Unis) les traitements du Covid-19. C’est une mistes. Mais, là aussi, on ne se trouve par Christophe Jaquet, chose d’établir des constats ; c’en est une guère avancé. éd. Seuil, 544 p., 25 €. tout autre que d’élaborer des hypo­ Dans un chapitre enlevé de leur thèses à tester par des expériences. Dans somme récente, Économie utile pour des La Culture de la croissance,  le premier cas, on tâtonne comme le temps difficiles, le couple nobélisé Esther Joel Mokyr, Pr Raoult, en recyclant au petit bonheur Duflo-Abhijit Banerjee peut ainsi traduit de l’anglais (États-Unis) d’anciennes molécules ; dans le second, par Pierre-Emmanuel Dauzat, constater que même les plus grands es­ éd. Gallimard, 576 p., 36 €. on tente de comprendre à quel phéno­ prits de la science économique ont dû re­ mène on a affaire – ce qui, seul, devrait connaître qu’ils ne détenaient pas la avoir le nom de « scientifique ». Cela moindre clé apte à expliquer pourquoi Le Triomphe de l’injustice, est encore plus sensible sur la question tel pays s’est développé, et non un Emmanuel Saez et du jugement de la qualité et, plus large­ autre… Le plus grand spécialiste de la Gabriel Zucman,  ment, du « contenu » de la croissance. question, l’Américain Robert Solow (né traduit de l’anglais (États-Unis) Car à quoi sert un objectif de ce genre par Cécile Deniard, en 1925), a dû ainsi inventer une notion éd. Seuil, 304 p., 22 €. s’il n’est qu’une « gonflette » en (qu’il a lui-même présentée comme trompe-l’œil, assise sur un château de

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Marchés financiers l Dans les entreprises, une codétermination à parité entre représentants des SORTIR DES BULLES actionnaires et des salariés. Peut-on démocratiser Depuis un demi-siècle, la finance mondiale produit des crises qui semblent les circuits de financement incontrôlables. Propositions pour reprendre la main et démocratiser l’économie. sans revoir la façon dont les entreprises gèrent leurs La pandémie a réduit à néant En 2008, les grandes banques Veut-on enclencher un flux financiers et conçoivent les prévisions de croissance sont à l’origine de l’expansion nouveau cycle ou échapper à l’organisation des pouvoirs ? pour 2020. Il reste cependant incontrôlée de produits ces logiques mortifères ? Les C’est là l’autre « point clair que le Covid-19 n’a été financiers dérivés toxiques. aspirations des peuples à des de bascule », à nos yeux qu’un facteur, certes puissant, Issus en partie de cet épisode, changements démocratiques essentiel, pour modifier d’une multicrise déjà les surendettements ont se sont affirmées un peu l’organisation des pouvoirs planétaire. Le virus a mis à nu formé des bulles financières partout. Deux principes dans l’entreprise, le degré de décomposition éclatant aujourd’hui peuvent favoriser l’émergence qu’elle soit privée ou publique, des modèles économiques et avec la crise du Covid-19. d’une réelle démocratie et finalement changer politiques. Dans cette déroute, L’effet de ces cycles a été économique. de modèle économique. le rôle de la finance a été considérable : à chaque crise, l Des monnaies citoyennes. Face à la crise actuelle, majeur depuis un demi-siècle. les États ont dû pallier Le crédit est là pour répondre la nationalisation (temporaire En effet, quatre cycles les pertes du privé par des à des besoins qui concernent ou pas) d’entreprises financiers se sont succédé et dépenses publiques aussi bien les ménages, les considérées comme ont engendré de très graves donc augmenter leur dette, entreprises que les services stratégiques peut se révéler chocs systémiques. en contraignant leurs publics. En Europe, faire de indispensable. Mais leur Au cours des années 1971- finances publiques à des l’euro une monnaie « étatisation » ne pourra pas 1984, une première équilibres impossibles. « citoyenne » consisterait à se confondre avec déréglementation de la La période qui s’ouvre donner au Parlement une avancée réelle de la sphère financière s’achève par présente bien des similarités un pouvoir d’orientation de démocratie économique. le violent krach obligataire de avec celle de la France de la politique monétaire François Morin 1987. En 1996, la libéralisation 1981. L’arrivée de François – par exemple l’émission de des mouvements de capitaux Mitterrand annonçait d’amples « coronabonds ». Idem provoque une crise changements politique, pour les monnaies locales : À LIRE systémique frappant les pays économique et social, un un contrôle maîtrisé de du Sud-Est asiatique. programme de rupture par la distribution de crédit par rapport à un contexte mondial un pouvoir citoyen élu peut Quand la gauche déjà marqué par la montée être le gage d’une politique essayait encore,  François Morin,  Professeur émérite à l’université en puissance des politiques d’investissements publics de Toulouse, François Morin éd. Lux, a été membre du Conseil général néolibérales, qui eurent planifiés notamment 248 p., 16 €. de la Banque de France. finalement raison de ce projet. en matière écologique.

cartes de dettes, multipliant les faux André Gorz à la suite de Marx, que le s’effectue au profit des actionnaires et au bien-être tout en se révélant incapable capitalisme ne travaille pas à satisfaire détriment des salariés : la financiarisa- de résoudre des questions aussi vitales des besoins humains. Il ne le fait que tion de l’économie a eu habileté de que le sont pour chacun un logement quand ça l’arrange. Sa préoccupation est transformer ces derniers eux aussi en ac- décent et l’accès à une nourriture saine ? de se reproduire en grossissant via une tionnaires, fermant ainsi la boucle (et la On en revient ici à l’étonnement de recherche du profit pour le profit. Ce bouche) à toute contestation. Keynes sur « la pauvreté dans l’abon- qui explique cette destruction de l’envi- L’idée de « croissance » a vécu. On dance » : comment peut-il y avoir dans ronnement en partie responsable de la ne peut plus l’approcher d’un point de des sociétés dites rationnelles autant de migration du coronavirus de son « ha- vue quantitatif en oubliant ce à quoi elle gens inemployés et de besoins non satis- bitat naturel » vers l’espèce humaine et est destinée : accroître le bien-être géné- faits ? Jamais les chiffres ne pourront le désarmement de nos sociétés en ma- ral. Cela devrait être la seule définition percer cette énigme, qui n’a qu’une ex- tière de médicaments et d’équipements acceptable, en économie, du « progrès » plication possible : celle, comme l’a écrit sanitaires. Cette « croissance » – tout le reste n’est que babillage. L

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Au xixe siècle, de nombreux socialistes À gauche et communistes partagent donc avec les libéraux la conviction selon laquelle l’accroissement de la production maté- rielle est la base de l’amélioration de l’ordinaire de toute l’humanité ; ils Débat miné n’en diffèrent que sur ce point – essen- tiel – de la méthode par laquelle les Le progressisme a longtemps caboté entre « doux commerce » biens produits peuvent profiter à toutes et émancipation sociale. Un compromis désormais clivant. et à tous. Si l’on trouve, chez Marx et Engels, chez Kropotkine et chez Par Stéphanie Roza quelques autres, des indices de l’intui- tion selon laquelle l’amélioration continue de la productivité du travail humain devra s’arrêter aux limites des ressources naturelles de la Terre, force endant longtemps, la est de constater que cette préoccupa- gauche fut identifiée À LIRE tion est secondaire. Rien d’étonnant, comme le camp pro- à une époque où l’objectif de fournir gressiste. Les philo- une alimentation suffisante à tous est sophes des Lumières, La Gauche contre loin d’être atteint, même dans les pays p qui peuvent être les Lumières ?,  capitalistes les plus avancés. Au tour- Stéphanie Roza,  considérés comme ses ancêtres, préfé- éd. Fayard, « Raison de plus », nant du siècle, le progressisme désigne raient parler « des » progrès au pluriel : 208 p., 18 €. ainsi un ensemble de convictions so- au xviiie siècle, ils interrogèrent les rap- ciales et politiques ancrées dans la ports entre progrès matériels (dévelop- confiance dans l’avancée des connais- pement du commerce, du luxe), progrès sances scientifiques et techniques. Ce culturels (essor des arts, des sciences) et précurseurs du « libéralisme », compo- qui fait débat, c’est la propriété (indivi- progrès moraux ou politiques (mœurs sante essentielle de la gauche après la Ré- duelle ou collective ?) des moyens, et la plus douces, accès de tous aux connais- volution française. En effet, sont consi- distribution (inégalitaire ou égali- sances, etc.). Si l’optimisme, soit l’espoir dérés au xixe siècle comme de gauche taire ?) des fruits de ces progrès. dans l’amélioration de la condition des ceux qui s’inscrivent dans le sillage des humains, les mettait presque tous d’ac- acquis de la Révolution : émancipation ENJEUX DU PROGRESSISME cord, du moins les liens entre ces diffé- de la tutelle de l’Église, abo­lition de la Face à ces courants, le conservatisme rents progrès n’allaient-ils pas de soi monarchie absolue, destruction du féo- s’affirme très tôt comme réaction anti- parmi eux. Il n’était notamment pas dalisme. À partir de ce fonds commun, moderne et contre-révolutionnaire. Ses évident que l’amélioration du sort du un autre courant plus radical s’affirme représentants s’accordent sur l’inter- peuple dût passer par l’accroissement dès 1789 : ses représentants se divisent prétation de la modernité comme dé- des relations commerciales et de la entre les partisans d’une certaine égali- cadence, sur le développement de la dé- consommation de produits de luxe par sation des conditions (autour de 1840, marche scientifique et de l’industrie ceux qui pouvaient se les offrir. Pierre Leroux les baptise « socialistes ») comme négations de la nature authen- et ceux qui prônent la communauté des tique de l’homme et du monde, sur TOUT EST LOIN D’ÊTRE ATTEINT biens, des travaux et des jouissances, et l’essor de la démocratie et du socia- On trouve dans ces débats la source de que l’on appellera bientôt les « commu- lisme comme graves menaces de nivel- deux grands courants de la pensée poli- nistes ». Socialistes et communistes lement d’une humanité foncièrement tique moderne. Les fervents défenseurs combattent eux aussi au nom du pro- inégalitaire. Aujourd’hui, ces repères du « doux commerce », que l’on devait grès, même s’ils ne donnent pas à ce politiques semblent passablement libérer de toute entrave, de toute règle- terme la même signification que les libé- brouillés. À la faveur du déclin des par- mentation contraignante afin qu’il en- raux : le progrès social est fait à leurs tis incarnant le progrès social et de l’ag- trainât la prospérité universelle (Adam yeux d’une meilleure protection du gravation de la menace écologique ont Smith, Montesquieu, Turgot…), sont les peuple contre la misère ; il comprend émergé à la fin du siècle dernier des ten- l’extension à tous du droit à l’éducation dances anti­progressistes chez certains Chargée de recherches au CNRS, et des droits politiques ; il concerne l’ac- auteurs et groupes venant de la gauche. Stéphanie Roza est spécialiste des Lumières cès du plus grand nombre aux biens pro- Dans la mouvance décroissante se mul- et de la Révolution française. duits par l’industrie moderne. tiplient désormais les anathèmes, moins

32 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 29 • Mai 2020 en couverture JEROME GILLES/NURPHOTO/AFP Manifestation à Bordeaux pour dénoncer les pratiques de Monsanto.

contre le capitalisme ou le libéralisme bien naturel que culturel, lancée à plein enrayer l’hécatombe en cours. Au-delà que contre la technologie et la science régime dans une course folle à l’inno- de cette pandémie, que certains inter- elles-mêmes, rendues directement res- vation tous azimuts et à la transgres- prètent comme un avertissement, il ponsables des pires atrocités du sion de toutes les limites connues. n’est pas sérieux de prétendre qu’il suf- xxe siècle : dérives eugénistes, racisme Ces réactions sont compréhensibles, firait de porter un coup d’arrêt aux biologique, génocide juif, etc. tout comme sont légitimes les inter­ progrès scientifiques et techniques, ni Le « scientisme » ou la « tech- rogations sur le modèle productiviste et même à la production de marchandises no-science » désignent pour leurs dé- la nature artificielle des besoins générés inutiles, pour éviter la catastrophe éco- tracteurs l’alliance entre les scienti- en nous par le capitalisme contempo- logique. Le véritable enjeu du progres- fiques et le complexe militaro-­industriel rain. Toutefois, la grave crise sanitaire sisme du xxie siècle consiste à trouver mondiale que nous les moyens politiques de réorienter radi-

Une part de la gauche traversons, dont le calement la recherche et l’innovation, rejette la religion du progrès. déclenchement est en les soustrayant à la loi du marché intimement lié aux pour les mettre au service du nettoyage conduisant inéluctablement à la dépos- dérèglements de l’ordre mondial, a le des pollutions, de la régénération des session de la société, à la destruction de mérite de remettre les pendules à écosystèmes, de la mise au point de tech- l’environnement naturel et à la dislo- l’heure. Il est presque certain que les niques de production respectueuses de cation de l’humanité, menacée des technologies modernes ont rendu pos- l’environnement. Du xixe siècle à nos pires manipulations génétiques par les sible le franchissement par le Covid-19 jours, c’est l’appropriation privée des apprentis sorciers de la « technocra- de la barrière des espèces, puis sa pro- moyens de conception, de production et tie ». Dans la même veine, les représen- pagation rapide aux quatre coins du d’échange des biens qui est en cause. De tants d’un anarchisme « néo-orwel- globe ; mais il est tout aussi clair que la ce point de vue, si la science a contribué lien » n’hésitent pas à revendiquer leur communauté scientifique mondiale, à endommager la planète, c’est égale- conservatisme contre ce qu’ils consi- mobilisée pour la recherche et la mise au ment elle qui peut nous permettre de la dèrent comme la religion du progrès et point de tests de dépistage, de vaccins et réparer. Il n’y a pas d’avenir pour la ses conséquences : le rêve d’une huma- de remèdes, concentre aujourd’hui les gauche (ni pour la planète) à moins de nité émancipée de tout ancrage, aussi espoirs de l’humanité tout entière pour renouer avec un tel progressisme. L

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Virus et virage LE VERT EST DANS LE FRUIT Protection et progrès étaient jusqu’ici jugés incompatibles, avec des conséquences incommensurables sur la plan écologique. Du point de vue européen, il y a là un carrefour fatidique.

À droite comme à gauche, le qui l’Europe ne protège pas les « progressisme » a, à la fin du siècle Européens. Et c’est vrai sur le plan des dernier, dévalué la notion de protection. marchandises : elle concentre Que diable ! Il faut prendre des risques ! tristement la protection, du moins son Des risques économiques à droite spectacle, sur les hommes : le pour créer de la richesse – mais, ainsi refoulement violent et sans que le rappelait Bruno Latour dans son discernement des migrants. Est-ce là essai Où atterrir ?, ceux qui appellent un progrès ? Une Europe plus prospère, à prendre un maximum de risques équitable et accueillante, le serait. assurent leurs propres parachutes. Si la Sans protectionnisme économique, gauche a défendu la protection sociale, cela n’adviendra jamais : l’Europe elle a pu avoir tendance à considérer les ne peut que se racornir, dépenser ses autres demandes de protection comme rentes ou voler en éclats. des conservatismes avançant masqués : Pourquoi ne pourrait-il exister un Bon sang, soyez ouverts et sans protectionnisme « progressiste » ? frontières ! Par-delà les clivages, le Un protectionnisme non à échelle progrès ne semblait devoir être que nationale mais continentale, et surtout « global », sans quoi l’on devenait négocié entre zones géographiques, PHILIPPE WOJAZER/POOL/AFP réactionnaire : Emmanuel Macron a bien Un slogan de 2017 oublié par Macron. avec des accords spécifiques sur réussi à se faire élire en se targuant les ressources dont certaines auraient de rassembler tous les « progressistes » À l’heure de notre grande paralysie l’exclusive : autrement dit, un face aux supposés conservatismes. pandémique, la question est brûlante : coprotectionnisme (l’exact inverse des La protection de l’environnement en a comment concilier développement, traités de libre-échange en cours fait les frais, incommensurables. démocratie et écologie ? À l’évidence de négociation). La voie est étroite et L’opposition entre écologie et progrès pas en repartant dans la turbine de escarpée, mais quelle autre direction est une vieille brève de comptoir. On la globalisation tous azimuts. Miracle : pour un progrès encore vivable, connaît l’antienne : vous voulez revenir on peut parler de « relocalisation » humainement et écologiquement ? Non aux torches, aux carrioles et à l’eau seulement cela redonnerait du travail, froide ? Mauvais sketch qui repoint Quelle direction mais cela permettrait de privilégier des

aisément quand on invoque pour un progrès industries « vertes » (c’est le Green New la « décroissance », tant progrès et Deal défendu par l’aile gauche des croissance sont historiquement encore vivable ? démocrates américains), de développer et intellectuellement devenus siamois, des biens, savoirs et technologies sous l’égide de Lumières lointaines et économique sans se faire taxer de qui vont devenir vitaux. Au début de discutables. C’est vrai à droite, mais cela fossile « conservateur », souverainiste son mandat, Macron nargua Trump l’a été aussi longtemps à gauche : les ou cryptosoviétique. Mais ce terme est en inventant le slogan « Make Our ordres « naturels » n’endiguent-ils pas un euphémisme pour ne pas utiliser un Planet Great Again » et en appelant les les émancipations ? À juste titre, Bruno autre mot encore allergène, voire chercheurs du monde à rallier la France. Latour a remis en cause la notion même tabou : le protectionnisme. Celui-ci ne C’est peu de dire que sa politique de la de « nature », responsable selon lui pouvait être « progressiste » : une recherche et ses signaux économiques du rendez-vous manqué entre écologie entrave à la « liberté » économique à ne sont nullement allés dans et politique : si l’on estime que l’on peut droite, un repli sur soi égoïste à gauche. ce sens – et que le « Great » du slogan parfaitement distinguer et séparer La désertification industrielle ne désignait qu’une globalisation l’humain du non-humain, ce dernier de l’Europe (et les pénuries actuelles à l’ancienne. Est-ce donc cela le devient ce qui n’est pas politique. Pour qu’elle cause) tient à cette concorde progressisme ? S’il en reste là, c’est Latour, cet impensé a enfermé l’écologie antiprotectionniste, qui explique aussi plutôt une vieille bagnole giscardienne, politique dans l’illisibilité et l’incantation. l’essor des votes dits populistes, pour déguisée en start-up. Hervé Aubron

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que l’on a trop valorisé l’avoir au lieu du Hartmut Rosa faire. La capacité d’entrer en résonance avec le monde est plus décisive. Il ne s’agit pas d’une métaphore, mais d’une relation entre deux termes qui se déploie Éloge de en plusieurs dimensions – l’affection, l’émotion, la transformation, et l’incon- trôlabilité. En définitive, la résonance ne peut ni être fabriquée ni achetée. l’indisponibilité Dans ces conditions, quelle prise peut-on avoir sur notre relation subjective au monde pour l’améliorer ? Entretien avec le sociologue et philosophe, qui, après Eh bien, la résonance suppose que le l’accélération, s’attaque au démon de l’optimisation. sujet soit ouvert au résultat de la trans- formation. Dans mon dernier livre, Rendre le monde indisponible, j’ai voulu explorer cette dimension que j’appelle l’incontrôlabilité, ou l’indisponibilité Votre livre, Résonance, a profondément du monde. Les impératifs néolibéraux transformé le paradigme à partir nous suggèrent que nous devrions cher- duquel la sociologie aborde la question cher et trouver de la résonance partout des inégalités et de la vie bonne dans nos vies. La modernité se fonde sur – précisément en inversant la notion de un effort permanent pour rendre les progrès. Comment avez-vous fait ? choses disponibles, prévisibles, etc. Mais Hartmut Rosa. – Partons d’un constat il y a un aspect d’indisponibilité du simple : en tant qu’individus, nous cher- monde qui résiste à cette approche d’op- chons toujours à augmenter nos res- timisation paramétrique. La logique de sources. Bien sûr, avoir de l’argent vaut la résonance est ainsi dans un subtil mieux qu’être pauvre, recevoir et entre- conflit avec le néolibéralisme, car elle tenir un bon niveau culturel et de bons suppose un élément de surprise, en par- amis vaut mieux qu’être ignorant et isolé ticulier dans la transformation : vous ne – sans parler de nos préoccupations savez pas en quoi telle ou telle expé- grandissantes pour notre capital corpo- rience va vous transformer. Et c’est la

rel : nourriture, sommeil, mouvements, DR/ ÉD. LA DÉCOUVERTE surprise de ce que vous devenez qui fait tout doit être sain et nous rendre attrac- la résonance. tifs. Chacun selon ses préférences, nous bonne vie ? Une bonne vie n’est pas une Vous désignez notre effort pour agir sommes tous engagés dans cette course chose que l’on peut avoir ou pas, mais sur les choses et les contrôler en termes aux ressources, et la manière dont on fait un processus dynamique ; et il faut de « points d’agression ». Cette attitude de la sociologie y a participé, en posant convenir que l’aspect vibrant de la vie ne est-elle liée aux mécanismes par exemple la question de savoir com- dépend pas directement du niveau de re- de l’accélération décrits dans vos ment une éducation consciente des dif- venu, ni même de la santé, car certains précédents livres, Accélération, férences sociales pourrait permettre individus, même malades, conservent puis Aliénation et accélération ? d’accéder à des niveaux supérieurs de ri- une relation intense avec le monde. Les Absolument ! Prenez l’exemple du chesse, ou de santé, etc. Cela est évidem- psychologues observent, par exemple, sommeil. Pour s’endormir, il faut se lais- ment central ! Les ressources jouent un que certaines personnes ont une ten- ser aller. Si votre relation au monde est rôle important dans nos vies, car leur ab- dance à louer les avantages de la cam- troublée, cela va être difficile. Mais pen- sence nous la rend difficile. Mais j’ai sou- pagne tant qu’ils y vivent, puis à louer sez au réveil : rares sont ceux qui haité revenir à la question de l’expé- ceux de la grande ville s’ils doivent y em- s’éveillent lorsque leur corps a assez rience : comment puis-je faire ménager. C’est donc le type de relation dormi – le réveille-matin les attaque et l’expérience de ma vie comme d’une qu’elles tissent avec leur propre vie qui leur impose de défendre leur terrain. fait leur bonheur ; le monde leur parle, Cette logique de l’agression va définir Plus jeune représentant de la théorie elles en sont affectées et, quel que soit le pour chaque journée une to-do-list qui critique allemande, Hartmut Rosa s’affirme, entre philosophie et sociologie, contexte, elles s’engagent toujours dans figure comme une suite de points comme l’un des grands penseurs un processus de transformation mu- d’agression. Or le problème de la to-do- de l’époque contemporaine. tuelle avec le monde. On s’aperçoit alors list est qu’elle explose et ne cesse

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d’excéder le temps disponible. De énergie ne fait qu’augmenter ! Ainsi, là, on ressent une frustration perma- À LIRE peu importent les valeurs, peu importe nente liée au fait de défendre une cause la lucidité. Ce qui doit être réformé est perdue en permanence. Et cela vaut à Rendre le monde le tissu institutionnel dans lequel nous grande échelle : la société néolibérale ne indisponible,  vivons. Les optimistes tombent dans peut se stabiliser que de manière dyna- Hartmut Rosa,  le piège de la disponibilité : il suffirait traduit de l’allemand mique, par la croissance, l’innova- par Olivier Mannoni, de prendre conscience des faits, puis de tion, etc., qui lui sont indispensables éd. La Découverte, 144 p., 17 €. les comprendre, puis de saisir la prise pour maintenir le statu quo. Or cette que nous avons dessus, pour enfin pas- forme de stabilisation nous conduit au- ser à l’action. Mais le monde ne répond jourd’hui à une crise écologique ma- pas de manière si fluide. Au contraire, jeure, où nous sommes littéralement en- rapport agressif au monde, nous ne l’effort pour rendre le monde dispo- trés en guerre contre la nature. pouvons que détruire la planète. C’est nible à notre action ne cesse de faire re- Comment renverser cette tendance, le même processus qu’avec le temps : venir son indisponibilité sous des quand toutes les institutions tendent tous les outils technologiques pro- formes monstrueuses et destructrices. vers cette accélération ? mettent de nous faire gagner du temps, Voilà pourquoi mes travaux actuels Pour commencer, il faut comprendre sont consacrés à la « troi- que notre peur d’épuiser les ressources Tant que nous sommes sième voix », celle qui s’ex- naturelles, d’être plus pauvres que les prime entre l’actif et le pas- générations précédentes, etc., est prison- dans un rapport agressif au sif. Certains interprètes (en

monde, nous ne pouvons nière d’un cadre de pensée qui aggrave danse ou en musique, par ces situations. Dans le cas de l’accéléra- que détruire la planète. exemple dans les improvisa- tion, j’ai souligné que la décélération tions d’un jazz-band) sont n’était pas une solution, puisqu’elle par- et c’est vrai (la voiture, le smartphone, parfois incapables de discriminer ce ticipe de la même logique. C’est la l’email sont très rapides), mais ce n’est qu’ils reçoivent et ce qu’ils émettent. même chose pour relever les défis so- jamais assez. De la même manière, Cela m’intéresse beaucoup. C’est dans ciaux et écologiques. La question n’est nous avons certes mis au point des cet esprit qu’il nous faut raisonner. pas d’avoir ou de faire plus ou moins, énergies vertes ; mais la demande en Propos recueillis par Maxime Rovere mais d’avoir et de faire différemment. J’insiste : pour ceux qui ne mangent pas Le développement de l’énergie verte fait face à des besoins toujours plus grands. à leur faim, qui sont sans foyer ou sans emploi, les ressources économiques et sociales sont fondamentales. Mais un chômeur maltraité perd ses capacités de résonance ; même l’aide financière qu’il reçoit peut être un acte symbolique très brutal ; il faut donc en envisager tous les aspects. Nous sommes trop obsédés par l’idée qu’en retrouvant des ressources tout s’arrangera, si bien que nous dési- rons toujours plus de ressources et plus de sécurité, si bien que l’effort pour as- surer la disponibilité du monde nous fait vite retomber dans son cercle infer- nal. Cette obsession nous tue tout au long de notre vie. Comment sortir de cette circularité ? La lucidité ne suffit pas. Nous avons beau dire « On devrait se calmer » ou « L’année prochaine, j’en ferai moins », cela reste sans effet. La même chose vaut pour l’environnement. Nous nous mentons à nous-mêmes en pensant que nous avons commencé à réagir. Tant que nous sommes dans un JEAN-LUC FLÉMAL/AFP

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THE PRINT COLLECTOR/HERITAGE IMAGES/ COLL. CHRISTOPHEL se prémunirdesravages affectant unmondeéprisdevitesse Et silalenteur, opposéeauxrythmesimposés,étaitlaclépour PRENEZ VOTRE TEMPS Flux à lalenteur depuis le des connotations quifurent associées analyse sémantique et iconographique Les Hommeslents. Au travers d’une observe l’historien Laurent Vidal dans au travail est vecteur dedomination, dans ledomaineprofane, ladiligence d’abord danslasphère religieuse puis dominés parce rythme. Érigéeenvertu, cadence ; del’autre, ceux quiparaissent il yaceux quimaîtrisent et dictent la tout uneaffaire derythme :d’un côté, classification socialeserait ainsi avant « dysrythmie » qu’imposelepouvoir. La se trouve, selonlui,empêchéparla rythme. Ce fantasme d’« idiorrythmie » à chacundevivre selonsonpropre de viecollective quipermettrait imagineunidéal ensemble ? », Barthes Dans saleçon « Comment vivre rythmes musicauxpours’opposer àcelui deleurs tortionnaires. Les esclaves desplantations decoton auxÉtats-Unis ont développé leurs propres passant parlacolonisation del’Afrique, mécanisation del’ère industrielle, en du Nouveau Mondejusqu’à la Il montre comment, depuis laconquête subséquemment, àlafragilité sociale. la paresse, l’inattention, l’inefficacité et, progressivement été assimilé à il interroge lafaçon dont ce terme a xv e siècle, siècle,

Ainsi deBartleby, lescribe de leur miseàl’écart desrythmesurbains. ralentissent letrafic, protestant contre faisant grève. Ainsidesgilets jaunes, qui en sabotant lesmachines,puis en qui altèrent lerythme deproduction des ouvriers delarévolution industrielle, opposent leurs rythmesmusicaux.Ainsi en l’absence ducontremaître et y qui diminuent leurrythmedetravail des plantations decoton auxÉtats-Unis, arme politique. Ainsidesesclaves en recourant auralentissement comme vote, le peupleprend lepouvoir du temps pour régler lesmodalités de la crisefinancière : revendiquant d’urgence delamonarchie pourrégler refusent derépondre à laconvocation du tiers état danslaFrance de1789, qui temporalité possible. Ainsides députés de résistance, suggérant uneautre modernité, est aussi devenue uneforme symptôme d’inadaptation àla -moral-respectueux ». Lalenteur, moderne civiliséprompt-efficace prétendument universel del’homme a servià« l’impositiondumodèle la miseàl’index des« hommeslents »

?

À LIRE À harmonie avec celui delacommunauté. où lesrythmesindividuelsseraient en par unrythmejuste est esquissé, de Thélème, lerêve d’unesociété régie aussi deRabelaiset sonabbaye résisté. mais DanslesillagedeBarthes, Raphaël Meltz,auxfigures quiyont chez Laurent Vidal comme chez d’efficacité sociale ».Justice est rendue, garant deprogrès économique et progressivement comme unrythme l’accélération s’est imposé au jourlamanière dont « leprincipede Hartmut Rosa –, ces ouvrages mettent vitesse, – Paul Virilio, Ivan Illich, En mobilisant lespenseurs dela lieu deseulmarqueur deréussite ». en avant d’unmondeoùlavitesse tient frottements, l’ouvrage observe la« fuite de technologies quiéchappent aux jusqu’à sapossible disparitionau profit apparition vers - 3500 avant notre ère l’histoire delaroue, depuisson d’un retard technique.retraçant En de croyances religieuses, et nonàcause postule RaphaëlMeltz,pourdesmotifs « préféré nepas »enfaire usage, de l’arrivée desconquistadores. Ilsont chez quilaroue est absente lors est apparenté auxpeuplesamérindiens, la roue. Le personnage deMelvilley Raphaël MeltzdansHistoire politiquede par lehautest aussi convoquée par comme réticence àunrythmeimposé professionnelle ». Lafigure Bartleby de à « lacadence imposéeparlavie « I would prefer not to », résistant la nouvelle deMelville, quirépète Mai 2020 • N° 29 Laurent Vidal, de la roue, de la Histoire politique éd. Flammarion,306p., 20 €. xv Résister modernité. àla Les Hommes lents. 288 p., 23,90 €. éd. La Librairie Vuibert, Raphaël Meltz, •

Le NouveauLe Littéraire Magazine e - xx e siècle,





 Manon Houtart



37 le portrait

Cristina Comencini La messagère du désert

Écrivaine, scénariste et grande dame de l’intelligentsia transalpine, elle a publié dans Libé une lettre, depuis son confinement romain, qui dit avec justesse et acuité ce à quoi furent confrontés un peu plus tard ses « cousins français ». Par Marie-Dominique Lelièvre

n accent séduisant le décor chaleureux, les objets choisis Grasset avant de migrer vers la rue du d’Italienne à peine sans préciosité. Mince et blonde, Cris- Montparnasse, sur les pas de Manuel enrouée emplit tina Comencini donne parfois ses inter- Carcassonne, le patron de Stock. gaiement l’appareil views pieds nus. Sur WhatsApp, ses or- de sa mélodie. teils sont invisibles. Mais la voix enjouée LA PHILIA DES GRECS « En ce moment, est bien présente. Elle s’exprime dans un Quatre amours retrace le destin croisé de lesu rues de Rome rappellent les photos français parfait. Comme ses sœurs, elle deux couples d’adultes se séparant après de Gabriele Basilico, qui a saisi toutes les a fait ses études au lycée Chateaubriand, de longues années de vie commune. villes du monde vides. » Les grandes ci- l’établissement franco-italien de Rome. « J’ai commencé par construire des per- tés sont comme certains paysages, leur Les éditions Stock publient son dernier sonnages. J’adore ça. Puis je les laisse beauté nous percute lorsqu’elles sont dé- livre, Quatre amours, dans l’excellente vivre, sans rien préméditer. Je les regarde peuplées. Confinée, Cristina Comen- collection « La Cosmopolite » à cou- agir… Quand je commence un livre, je cini travaille dans son appartement ro- verture rose buvard, avec une adroite ne sais jamais où il va m’emmener. » main. « Un théâtre sans parole », cette ­traduction de Dominique Vittoz. En Cette fois, la romancière en a imaginé maison proche de la villa Borghese, se- France, l’écrivain, qui est aussi drama- quatre, Marta et Andrea, Laura et Piero, lon Il Corriere della sera, qui a décrit la turge, scénariste et réalisatrice, a d’abord tous amis de longue date qu’elle blancheur fraîche des housses de canapé, publié chez Verdier, puis elle a rejoint confronte à l’expérience de la

38 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 29 • Mai 2020 Fille d’un illustre cinéaste italien, Cristina Comencini a réalisé plusieurs films et écrit des romans, parmi lesquels le dernier,Quatre amours.

séparation. En italien, le titre de ce récit souvenirs », dit le sexagénaire Piero, qui pour être une base sûre de bonheur. Ce à quatre voix est Da soli, par soi-même, rêve d’aimer avec passion, comme Tris- qui lie les amitiés dans le monde, c’est la seul avec soi-même. Seul, aucun des per- tan. L’amitié, la tendresse, les souvenirs ? possibilité de se séparer à chaque ins- sonnages de Cristina Comencini ne le La philia des Grecs, cette élection bien- tant », ajoutait-il. reste longtemps, ni ceux qui s’en vont, veillante et douce qu’est l’amour-amitié. Solitude choisie ou subie, Cristina ni ceux qui sont quittés. Pourquoi se Que peut-on attendre d’autre du ma- Comencini suit ses personnages avec ­séparent-ils, semble se demander l’au- riage ? « L’amitié, mais c’est excessive- délicatesse, et regarde le sort se jouer teur avec finesse ? « On ne faisait plus ment difficile », répondait Stendhal. d’eux avec ironie. Seuls avec eux-mêmes, l’amour, le désir était absent, il n’y avait « Le bonheur dans l’amitié entre gens ils se découvrent avec étonnement.

DOUGLAS KIRKLAND/ED. STOCK que de l’amitié, de la tendresse, des mariés tient même trop de la passion Contrairement à Eva Illouz, dont la

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grille d’analyse sociologique en­ De couples, il est question aussi dans la marier… » Avec Giulia, Luigi Comen­ ferme dans une lecture univoque (La lettre adressée aux « Chers cousins cini épouse donc une grande famille de Fin de l’amour, Seuil, 2020), la roman­ français » que Cristina Comencini a femmes, à laquelle ils ajouteront quatre cière laisse le lecteur conjecturer. Laura, publiée dans Libération le lendemain filles, Paola, Cristina, Francesca, Eleo­ par exemple, la parfaite victime, la du confinement décrété en France le nora. « Dans notre maison de vacances femme dévouée à sa famille et plaquée mardi 17 mars à 12 heures. Destiné au à Ischia, il présidait parfois une tablée par Piero, prend enfin soin d’elle-même « Libé des écrivains » et commandé de trente femmes. Un harem. Il n’en et, sans le chercher, rencontre un tendre par Claire Devarrieux, à la tête du ser­ était pas mécontent, lui qui avait été amour. Piero, le traître, se fait rogner des vice Livres du quotidien, ce texte, pré­ éduqué par une mère suisse très stricte, ailes toutes neuves par sa maîtresse, qui publié sur le site du journal, a connu un une Vaudoise protestante. » lui impose sa grossesse. Andrea, plaqué grand succès. Plusieurs journaux étran­ par Marta, et qui ne s’en remet pas, est gers en ont acheté les droits. « Nous ELLE S’INVENTE UN AUTRE MONDE rappelé par sa femme au premier mo­ avons en face de nous la vie que nous L’enfance de Cristina Comencini est ment de désarroi… nous sommes choisie, ou que le sort singulière. Peu « scolaire », elle gran­ nous a donnée, notre “foyer” – non ce­ dit dans une maison pourvue d’un SEXAGÉNAIRES TRAGICOMIQUES lui de la maladie mais celui que nous parc avec des arbres. Les parents vivent Marta est sans doute le personnage le avons construit au cours des années. Je au premier étage, les enfants au second. plus déconcertant, le plus énigmatique, nommerais cela une épreuve de vé­ Un refuge pour cette fillette hyper­ et le plus… contemporain de cette co­ rité », écrit-elle. active qui se révèle cancre à l’école. « Je médie à l’italienne. Elle a quitté son Sa vie est parfois aussi malicieuse que ne comprenais pas ce qu’on attendait mari sans raison. Ses enfants la som­ son roman. Juste avant le confinement, de moi. J’étais très physique, alors j’ai ment de se justifier : pourquoi quitte- une de ses amies lui annonce son inten­ grandi dans le jardin, dans un monde t-elle leur père ? « Parce que j’avais be­ tion de divorcer, avant de se retrouver de sensations et d’odeurs. » Dans le soin d’être seule », répond-elle. Elle est confinée avec le futur ex-conjoint. Au jardin surabondant qu’elle habite, elle la plus égoïste, la plus individualiste, la téléphone, Cristina Comencini lui de­ s’invente un autre monde, avec pour plus déterminée à user de sa liberté… mande des nouvelles. « Superbien. compagnon un chien, elle grimpe aux Ne dépendre de personne. Une ré­ Nous avons décrété un cessez-le-feu. » arbres, vole des fraises dans le potager. ponse peu intelligible. « Quel âge Cristina Comencini, elle, dit avoir Elle y cultive une intelligence intuitive, as-tu, maman ? », lui demande son fils, raté ses relations conjugales. Elle est née sensuelle, curieuse. Et peut-être une incrédule. Tragicomiques, les sexagé­ à Rome le 8 mai 1956 sur la très chic certaine acuité qui est sa marque. Cet naires de Cristina Comencini sont de colline des Parioli, celle de la bour­ univers très sensoriel est dépeint dans vieux adolescents qui se séparent avant geoisie patricienne, acteurs, industriels, Être en vie (Stock, 2018), dont l’hé­ d’avoir appris à aimer ou en ignorant footballeurs. Son père est le cinéaste roïne Caterina est sans doute inspirée qu’ils s’aiment. « C’est l’amour que lombard Luigi Comencini, sa mère la de son enfance. Un jour, Cristina nous avons partagé qui me manque princesse Giulia Grifeo di Partanna, grimpe sur une chaise, escalade le mur parce que lui est unique », dit un per­ née à Naples. Une greffe entre le Nord d’enceinte et s’enfuit. Dehors, la cam­ sonnage secondaire, veuf, seul à avoir et le Sud, en somme. Lui est un père pagne à perte de vue. Elle prend peur. compris de quoi il retourne. strict, elle une mère solaire. « Ma mère La fugue est brève. « Je suis rentrée « Cristina Comencini possède un appartenait joyeusement à une famille bien vite. » Jusqu’à 10 ou 11 ans, elle talent d’observation rare, dit son éditrice napolitaine désargentée, avec une his­ ne lit que des livres pour enfants. française Raphaëlle Liebaert. Elle capte toire rocambolesque. Dans cette fa­ « J’étais un peu “tardive” », dit-elle. tout. Attentive, elle observe les inter­ mille très ancien régime, aux origines Lorsqu’en quatrième elle redouble, la actions entre les gens. On dîne avec elle, siciliennes, sa mère, avec une modernité main du père sonne la fin de la récréa­ on s’aperçoit à la fin du repas qu’on lui a ­absolue, avait eu sept enfants sans se tion. L’enfance sauvage, ç’a assez duré, tout raconté de notre vie. C’est un des rappel au règlement. « Tu vas aller ré­ rares auteurs qui s’intéressent vraiment fléchir dans la solitude. » Intraitable, aux autres. » La curiosité, une qualité il l’envoie terminer l’année scolaire familiale ? Un jour, à Rome, l’éditrice dans la maison de vacances avec une do­ dîne chez Cristina Comencini, avec sa mestique pour seule compagne. Ischia sœur Francesca, elle aussi scénariste et REPÈRES n’est pas une colonie pénitentiaire, réalisatrice. Cette dernière a cosigné la 8 mai 1956. Naissance à Rome. mais elle y est seule. Da sola, déjà. Face réalisation de la série Gomorra. « C’était à soi-même. « Un exil humiliant. » étonnant. Elles s’expriment toutes dans 1973. Naissance de son fils, Carlo. Elle a transposé cet épisode rugueux un français incroyable, sont présentes 1988. Premier film réalisé,Zoo. dans Être en vie. « À chacune de nous sur tous les fronts, ne s’en laissent pas quatre, mon père a infligé ce genre de conter. Et gentilles en même temps », 1991. Les Pages arrachées (Feltrinelli). choses, parfois assez durement. Il vou­ relate Raphaëlle Liebaert. 2020. Quatre amours (Stock). lait que nous devenions des femmes

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d’Antonioni, de Vittorio De Sica. Lion d’or à la Mostra de Venise en 1994 pour l’ensemble de sa carrière, cette lionne du scénario a coécrit, entre autres, Le Voleur de bicyclette et Le Guépard. Cris- tina se forme à ses côtés sur Les Belles Années (1984, d’après Cuore, le roman d’Edmondo De Amicis) et La Storia (1985, d’après le livre d’Elsa Morante), deux films de son père. En 1988, elle ­réalise son premier film,Zoo. Depuis, elle en a signé une quinzaine.

UNE FAMILLE FORMIDABLE À la fin des années 1980, elle fait une se- conde rencontre déterminante. À l’écri- vain Natalia Ginzburg, elle adresse un texte en lui demandant son avis. Celle-ci

REPORTERS ASSOCIATI & ARCHIVI/MONDADORI PORTFOLIO/VIA GETTY IMAGES lui conseille d’attendre pour publier. Luigi Comencini avec sa femme, la princesse Giulia Grifeo di Partanna, et trois de leurs filles, en 1974. « Elle était un monument de la littéra- ture italienne, j’ai suivi son conseil. » autonomes, y compris vis-à-vis des éduqué pour la liberté. » Une méta- Elle a envoyé le premier texte sous son hommes. Tous les parents se trompent… morphose, aussi. La vie soudain est li- nom de jeune fille, elle lui en envoie un Mais nous avons appris de lui une mitée, confinée, solitaire : « Aucune de second sous pseudonyme, employant le chose : faire les choses jusqu’au bout. » mes amies ne faisait la même expé- nom de son second mari, le producteur La statue du commandeur a finale- rience. » Néanmoins elle s’inscrit à la Riccardo Tozzi. Ginzburg, qui lui ré- ment engendré quatre femmes indé- fac, avec l’enfant. Dans l’Italie du dé- pond en quarante-huit heures, se pendantes et féministes qui exercent but des années 1970, l’économie poli- montre enthousiaste. « J’étais si heu- dans le cinéma. Luigi Comencini est tique est dans le vent. « Je me suis ins- reuse… Elle appartenait au groupe his- aussi un père attentionné. Il prépare crite à la Sapienza, l’université de torique qui a fondé Einaudi, avec Italo l’Ovomaltine du matin et, aux goûters Calvino, Primo Levi, Pavese. » Son pre- d’anniversaire, projette des films. L’enfance mier roman, Les Pages arrachées (Le pa- « Un jour, les parents ont retrouvé sauvage, ç’a assez gine strappate), est publié en Italie en leurs enfants en larmes. » Luigi Co- 1991 chez Feltrinelli, l’éditeur d’Erri mencini avait diffusé son film L’In- duré. « Tu vas aller De Luca, un copain de toujours : lui

(1966), consacré à un jeune réfléchir dans la aussi passait ses vacances dans l’éden compris garçon qui, à la demande de son père et solitude. » d’Ischia, dans le golfe de Naples. pour préserver son cadet, doit porter La petite tardive a rattrapé son re- seul le deuil de sa mère. Alors qu’elle a Rome. » Comme avant elle Mario tard : mère à 17 ans, divorcée à 23, 13 ans, Comencini offre à sa fille le rôle Draghi, le patron de la BCE, elle suit grand-mère à 33 (son fils Carlo ayant eu d’Angela, dans Casanova, un adoles- les cours du fameux économiste Fede- une fille, Tay, à 16 ans), l’année suivante cent à Venise (1969). rico Caffè. « Un mystique de l’ensei- mère pour la troisième de fois de Luigi, Le 9 avril 1973, « lorsqu’est né mon gnement, qui deviendra plus tard cé- conçu avec Riccardo Tozzi… L’aîné, enfant, alors que j’étais moi-même une lèbre pour sa mystérieuse disparition. » Carlo Calenda, est aujourd’hui député enfant », la petite « tardive » grandit Engagée, Cristina Comencini devient européen de centre gauche, parfois com- d’un coup. Elle n’a que 17 ans lorsque féministe, s’exprime sur la maternité, paré à Emmanuel Macron pour la rapi- naît Carlo, fils de Fabio Calenda, donne naissance à sa fille Giulia. Et, son dité de sa trajectoire politique, sa jeu- l’amoureux de ses 15 ans. Le père sévère diplôme d’économie politique en nesse, sa naissance de bonne famille. Sa en fait un mini-drame, la mère joyeuse poche, elle divorce. fille, Giulia Calenda, elle, est scénariste, conseille de garder l’enfant, « parce Pour élever ses enfants, elle travaille et le petit dernier, Luigi Tozzi, DJ de la qu’un enfant c’est bien », mais de ne avec son père en tant que scénariste. En scène techno. Quant à Tay Calenda, la pas se marier sans amour. Cristina pro- 1982, elle cosigne le scénario du Ma- ­petite-­fille, elle vit à Paris et est photo- teste, elle aime Calenda et l’épouse. riage de Catherine, sous le nom de sa graphe. Ah ! au fait, Cristina Comen- « J’étais entrée dans la maturité d’un mère, Grifeo. Mieux, son père lui assure cini n’est pas confinée seule. Mais avec coup. » Un choc, la vie de grande per- un apprentissage d’élite auprès de la lé- son fiancé. Ça se passe bien. Le fiancé ? sonne. « Le premier enfant, une sur- gendaire Suso Cecchi D’Amico, sa scé- Un cinéaste français dont le prénom prise totale. Surtout quand on a été nariste mais aussi celle de Visconti, commence par… L

Mai 2020 • N° 29 • Le Nouveau Magazine Littéraire 41 la chronique d’Alexis Brocas Tournons critique fiction la page t vous, qu’avez-vous lu durant le confinement ? e Ou qu’avez-vous écrit, Adam Johnson puisque les éditeurs redoutent un raz-de-marée de textes d’auteurs cloîtrés ? La floraison de manuscrits sera-t-elle désormais comptée parmi les symptômes classiques des épidémies ? Terminator aux La peste de 1358 avait donné un Décaméron, le Covid-19 donnera- t-il un million d’autofictions ? Le coronavirus a eu d’autres effets secondaires notables sur le milieu pattes de velours littéraire, dont celui d’exacerber les différences de classes : pour Pondérées et d’un humour exquis, six nouvelles allègres sur avoir raconté leur confinement les monstruosités de la postmodernité numérisée. en résidence secondaire ou en station balnéaire –en toute Par Alexis Brocas inconscience ? – Leïla Slimani et Marie Darrieussecq se sont fait traiter, sur Internet, de Marie- Antoinette. Et les confinés dans 8 m2, ça vous arrive d’y penser ? Et ainsi, ces deux bonnes nfant chéri des lettres répété les leçons des maîtres : il les a com- romancières sont devenues des américaines, couvert prises et soigneusement appliquées. objets de décompensation d’honneurs et de Dans sa prose, tout est traité pour que publique, avec ce que cela prix, professeur rien ne soit univoque. Jamais l’auteur ne suppose d’excès et d’injustices. d’écriture à Stanford, se laisse embarquer par l’ivresse de son Le confinement vous pèse ? Adam Johnson est de talent, défaut si commun aux auteurs Pensez à ces dames prenant ces écrivains virtuoses dont la lecture ré- français. Même quand il raconte l’accou- le soleil dans leur jardin et crachez e veille le M. Loyal qui sommeille en tout plement d’un homme et de sa femme té- votre rage dans les réseaux : critique littéraire. Alors, approchez ! traplégique après une discussion sur un ils n’attendent que ça. Et il paraît ­Venez voir l’homme qui jongle avec vos pacte de suicide, il parvient à ne pas en que la France sortira unie de l’épreuve… Pour ma part, je rêve sensibilités comme d’autres avec des as- faire trop. Que, dans toute cette maî- qu’à quelque chose malheur soit siettes ! Dans son nouveau spectacle trise, l’inspiration surnage peut se voir bon et que le coronavirus relance – pardon ! recueil de nouvelles – il vous comme un miracle. Oui mesdames, oui la maladie de la lecture. Imaginez : fera rire avec le monologue intérieur messieurs, sous ces dispositifs narratifs saoulés de télé et accablés d’un ancien directeur de prison de la sophistiqués et derrière ces phrases cali- de divertissements virtuels, Stasi non repentant confronté à l’une de brées, il y a, dans chacune de ces six nou- des millions de Français rouvrent ses victimes. Vous racontera une évasion velles, un cœur humain qui bat. ces petits objets rectangulaires de Corée du Nord façon Charlie Cha- La première nouvelle, « Nirvana », qu’ils rangent sur leurs étagères LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE plin, qui se terminera par une évasion de interroge, à sa façon, ce qui est humain. et redécouvrent, stupéfaits, Corée du Sud façon Miyazaki. Vous Elle met en scène, dans un futur proche, ce que vous, lecteurs du Nouveau plongera dans la psyché d’un pédophile un informaticien qui a ressuscité un Magazine littéraire, savez bien : qui lutte à sa façon contre la pédophilie on n’est jamais mieux confiné  que dans l’univers d’un bon livre. – est-il bon, est-il mauvais, vous êtes seuls Pour supporter un confinement juges, mesdames, messieurs ! rien ne vaut une bibliothèque Il y a chez Adam Johnson un côté Ter- La chance vous sourit, Adam Johnson, bien achalandée. Alors tous minator de la subtilité qui peut effrayer, traduit de l’anglais en librairies, dès leur réouverture, comme parfois chez les auteurs améri- (États-Unis) par Antoine Cazé, en attendant le prochain cains formés en ateliers d’écriture. On éd. Albin Michel, 320 p., 22,90 €. blackL’écrivain entretient out ! L ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR sent qu’il n’a pas seulement appris et

42 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 29 • Mai 2020 critique fiction BASSO CANNARSA/OPALE/LEEMAGE Adam Johnson a reçu le prix Pulitzer 2013 pour son deuxième roman, La Vie volée de Jun Do (L’Olivier).

président américain fraîchement assas- à commande vocale, elle hésite entre se investir des savoirs spécialisés pour en ti- siné – en réalité, il a conçu un pro- tuer ou faire un enfant. Des situations, rer de la poésie. « Elle a un syndrome de gramme de conversation capable d’écu- des sentiments extrêmes, n’est-ce pas ? Guillain-Barré, qui provoque un dérè- mer le net à la recherche de déclarations Là encore, rien ne déborde : tout est glement de son système immunitaire et et d’images du président, et a créé ainsi contenu dans une écriture remarquable attaque la gaine protégeant ses nerfs. […] un simulacre virtuel du grand homme, de pondération, et cependant soutenue Au total, c’est un milliard de nerfs là-­ capable de répondre à n’importe quelle dedans qui ne servent à rien et autant de question. Tous les hommes sont mortels, Installée dans signaux qui vont partout, nulle part. » le président était un homme, mais que un lit médicalisé, elle La maladie, la technologie, la vie

dire de son fantôme informatique ? Ici hésite entre se tuer conjugale, l’évasion : cette première la technologie donne un sacré coup de nouvelle installe les thèmes qui courent vieux au syllogisme platonicien. ou faire un enfant. tout le long du recueil. Dans la terrible Pour creuser le thème – la vie, la mort, « Le saviez-vous ? », une femme malade et les stades intermédiaires installés par par des images déchirantes. Climatolo- d’un cancer qui lui a dévoré la poitrine l’ingénierie humaine –, la nouvelle af- giques, quand Charlotte, l’épouse, dé- scrute les seins des femmes épargnées flige l’informaticien d’une épouse para- crit les sensations de son corps paralysé – spécialement ceux des femmes qui lysée jusqu’au cou et obsédée par le chan- en termes de vent, de neige ou de déluge. courtisent son mari, écrivain à succès – teur suicidé du groupe Nirvana, Kurt Médicales ou informatiques : Adam et s’interroge sur le temps qu’il faudra à Cobain. Installée dans un lit médicalisé Johnson nous montre ici qu’il peut celui-ci pour reprendre une vie sexuelle

Mai 2020 • N° 29 • Le Nouveau Magazine Littéraire 43 critique fiction

après sa disparition. Adam John- pas ? Tout juste si on n’entend pas les per- il mentionne marques de cigarettes et son parvient à être à la fois drôle, boule- sonnages cogner, de l’autre côté de la noms de rues, quand il parle de pédophi- versant et postmoderne (la narratrice est page, pour nous demander notre avis. lie informatique, il cite les intitulés des une écrivaine ratée, et son mari lui vole À ce stade, ceux qui n’ont pas lu le fichiers que les amateurs s’échangent… son histoire pour en faire une nouvelle). grand roman d’Adam Johnson (La Vie Mais une question de projection par Ajoutons qu’à la famille unie de « Le volée de Jun Do, prix Pulitzer 2013) se- l’imaginaire ou d’empathie à distance. ront convaincus de son talent. Ils ne Cela se joue parfois en quelques phrases. La volonté suffit- sont pas au bout de leurs émois : c’est Ainsi, dans « La chance vous sourit », elle pour échapper dans les nouvelles suivantes que ce nos réfugiés coréens croisent une de leurs

à ce que la vie talent donne sa pleine mesure. Toutes semblables, Mina, qui a fui le Nord avec trois portent sur des étrangers, au sens son accordéon, non pas pour goûter la a inscrit en nous ? large. Un Allemand de l’ex-RDA, an- liberté du Sud, mais pour chercher son cien cadre de la Stasi, jadis directeur mari. Ce n’est pas qu’elle l’aime, c’est saviez-vous ? » fait pendant la famille d’une prison sinistre, qui ne regrette une question d’image : dans la rude composite d’« Ouragans anonymes », rien. Deux réfugiés de Corée du Nord ­Corée du Nord, Mina a grandi en se où un livreur UPS sillonne La Nouvelle-­ plus ou moins perdus en Corée du Sud. construisant comme la fille qui ne laisse Orléans dévastée par les ouragans dans Et un pédophile solitaire qui lutte jamais impunis les torts qu’on lui a in- le camion qui constitue maintenant sa contre ses pulsions et contre ses sem- fligés. Du coup, quand son mari est parti demeure, en compagnie de son fils de blables, capable d’accueillir deux pe- avec l’argent du ménage, elle s’est lancée 2 ans, et sans aucun signe de la mère de tites filles en détresse et d’aller se mas- à ses trousses, jusqu’en Corée du Sud. Là, celui-ci. Dans ces deux textes, l’existence turber dans le jardin pour les protéger elle pourrait profiter de la vie et aban- est envisagée en termes littéraires : de lui-même. Trois sujets propices aux donner le masque de la revancharde Nonc, le livreur, s’interroge sur les em- dissonances et aux projections inap- qu’elle porte depuis l’enfance. Mais branchements narratifs qu’emprunte sa propriées. Et pourtant, ça marche. « Qui serais-je alors ? », se demande-­ vie à chaque décision. Et l’épouse t‑elle. La même subtilité est à l’œuvre condamnée de « Le saviez-vous ? » sait EMPATHIE À DISTANCE dans les rapports entre les deux réfugiés, qu’elle deviendra, pour ses enfants, Ce n’est pas une question de détails ou DJ et son aîné et ex-factotum Sun-Ho. « une histoire du temps où ils étaient d’effets de réel – ils y sont pourtant : Le premier était un jeune étudiant sur- petits ». Belles mises en abyme, n’est-ce quand Adam Johnson évoque la RDA, doué que le régime a affecté à une de ses industries vitales : la contrefaçon (de monnaie, de billets de loterie, de médi- caments). Le deuxième, plus âgé, moins IDIOT WIND Peter Kaldheim  instruit et trempant dans les mêmes ma- traduit de l’anglais (États-Unis) par Séverine Weiss, éd. Delcourt, 416 p., 22 €. gouilles, aidait l’autre à se tirer de divers mauvais pas. Mais, en Corée du Sud, les rôles se sont inversés. Et de leurs atti- ROAD TRIPES tudes opposées jaillit une question qui L’odyssée d’un bousillé lucide à travers une Amérique à la dérive. fait écho à celle de Mina : quitter un ré- gime dictatorial est une chose, mais re-  Prenez une carte des États-Unis, tracez, d’une main tremblante, une noncer à ce qu’il a fait de nous n’en est-il ligne brisée reliant New York au Mammoth Hot Springs Hotel de Yellow­ pas une tout autre ? stone en passant par New Orleans et Portland, Oregon, et voici une Le pédophile de la nouvelle précé- histoire ; tout le reste est littérature. Nul meilleur endroit que l’Amé- dente porte un questionnement proche : rique pour bousiller son âme et s’en forger, à la dure, une nouvelle. La peut-on s’arracher à soi-même ? La vo- fable autobiographique de Peter Kaldheim, adoubé par McInerney, lonté suffit-elle pour échapper à ce que DeLillo et consorts, est celle d’une chute épique : un chouette boulot la vie a inscrit en nous ? Au fond, toutes d’éditeur à Manhattan, un mariage, un divorce, un second mariage, une ces nouvelles peuvent se lire comme des perte tragique – une longue dégringolade sur fond d’alcool, de coke, de combines variantes d’un thème éternel : la lutte de foireuses, puis de clochardisation, avec passage obligé par la prison. Seule issue ? La l’homme contre ce qui le détermine fuite, la ruée vers l’Ouest, en stop, en bus ou en train de marchandises, un Sur la route  (maladie, déviance sexuelle, passé) ou sa version eighties. Le chemin de la rédemption se révélera sinueux, cabossé, émaillé de façon de s’en arranger, comme le stasiste mille rencontres : des hommes perdus, avisés, bousillés, inspirants. L’auteur a mis non repentant de la quatrième nouvelle. trente ans à accoucher de ce roman né de ses notes prises à l’époque. Il voulait écrire, Ces textes ont valu à Adam Johnson, en il lui a fallu vivre d’abord. Son odyssée trébuchante ne révolutionne rien, elle n’a pas 2015, un National Book Award à nos cette prétention. Peter Kaldheim est juste ce type qui vous offre un verre et raconte yeux amplement mérité : quand maîtrise son truc. L’honnêteté comme éthique – et esthétique – du rachat. Fabrice Colin et inspiration confluent à ce point, on ne peut que s’incliner. L

44 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 29 • Mai 2020 critique fiction

soldat, avant d’être offerte en épouse au roi Ngungunyane. Un glissement s’opère : son allégeance envers sa tribu se mue en soumission ambivalente aux colonisateurs, puis en offrande à l’en- vahisseur africain vaincu.

POUR CEUX QUI N’ONT PAS D’ÉCRIT Au-delà de cette docilité apparente, Imani résiste grâce à sa maîtrise de l’écrit, convaincue que « les paroles écrites sont de grands fétiches, capables de puissantes magies ». Transcrivant les récits de rêves de son grand-père, que

ADRIEN BARBIER/AFP les défunts visitent chaque nuit, elle Paysage du Mozambique, pays marqué par cinq siècles de colonisation. prend la plume pour « ceux qui n’ont pas d’écrit » et imite ainsi son père qui trace les noms des disparus sur le sable. LES SABLES DE L’EMPEREUR Mia Couto Puis c’est à travers la correspondance traduit du portugais (Mozambique) par Elisabeth Monteiro Rodrigues, éd. Métailié, 672 p., 25 €. de Germano qu’elle découvre la traî- trise des Portugais et alerte les siens du danger imminent. Enfin, elle poursuit sa rébellion tacite contre les puissants Les cendres en tant que scribe du roi de Gaza, car « l’écrit inverse les hiérarchies : celui qui dicte une lettre a moins de pouvoir que celui qui l’écrit ». Orpheline du Mozambique « condamnée à marcher toute sa vie L’historiographie romancée d’un pays au puissant univers parmi les cendres et les ruines », Imani symbolique, saccagé puis délaissé par les conquérants portugais. incarne une race, une tribu, un sexe, sans cesse empêchés d’être soi. Le lien viscéral qu’elle entretient avec les quatre  Entre récit d’initiation et virginité, sa famille, sa terre natale –, éléments se trouve continuellement mis fresque historique mo- elle demeure fidèle à ce qui se loge au à mal : cette terre qu’honorent les au- numentale, Les Sables de plus profond d’elle-même – sa langue tochtones avec tant de ferveur est pro- l’empereur adressent un maternelle, sa déférence envers ses fanée, puis déchiquetée par la guerre, hommage au Mozam- dieux et ses ancêtres. Maîtrisant parfai- et enfin délaissée. bique, terre brûlée si tement le portugais, elle sert de traduc- C’est donc une ode à la féminité, aux longtemps occupée, por- trice au sergent Germano, chargé de re- traditions tribales et à l’indépendance tant à jamais l’empreinte présenter les intérêts de la Couronne des peuples que formule ici Mia Couto. du deuil. À la fin du xixe siècle, la Cou- face à l’ennemi. Allégorie de ce peuple Ce vaste roman historique puise toute ronne du Portugal et l’État de Gaza (1) autochtone qui a conclu une alliance sa richesse littéraire dans sa dimension se disputent ces contrées d’Afrique du avec la puissance coloniale, Imani de- symbolique et lyrique, ainsi que dans Sud-Est, mus par la même ambition de vient à la fois l’amante et l’espionne du l’alternance entre les récits à la pre- bâtir un empire et persuadés d’y mener mière personne d’Imani et les lettres une mission civilisatrice. Trois livres Mia Couto, journaliste, écrivain et biologiste. des soldats portugais, qui évitent au rassemblés en un volume content cette texte tout manichéisme. Pour Mia guerre qui gronde au loin, puis éclate Couto, grand écrivain mozambicain furieusement, et enfin s’étouffe lorsque nobélisable, écrire semble constituer, le dernier empereur de Gaza, le roi comme pour ses personnages, une fa- Ngungunyane, est capturé par les Por- çon de prier, de faire renaître les morts, tugais et contraint à l’exil aux Açores. de résister. Manon Houtart Au cœur de cette saga guerrière se (1) État indépendant fondé par le général tient une adolescente africaine, Imani Soshangane au sud du Mozambique en 1824. Nsambe, splendide figure de femme. Il dura jusqu’en 1895, puis fut vaincu et annexé

PHILIPPE MATSAS/ÉD. MÉTAILIÉ Malgré tout ce qui lui est arraché – sa par les Portugais.

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« menteuse, perfide » ; bref, hautement cathartique est CRÈVE, sa maternité est une torture. un gueuloir effrayant LA SEPTIÈME MON AMOUR  Elle voit la mort partout, où se déversent, pêle-mêle, CROIX Ariana Harwicz maudit le mâle qui lui a fantasmes toxiques, visions Anna Seghers infligé ce désastre, vérifie lynchiennes, cauchemars traduit de l’espagnol (Argentine) traduit de l’allemand par Françoise « toutes les minutes si le vibrionnants et pulsions par Isabelle Gugnon, Toraille, éd Métailié, 448 p., 22 €. bébé respire », met le feu à dantesques. Un accident, éd. Seuil, 208 p., 18 €. des fourmis, fustige la nuit un chien nommé Bloodie « maussade et prétentieuse ». léchant « son corps  Le roman  La première On lui promettait le bonheur défoncé », du sexe d’Anna phrase, que toutes les « mômans » n’importe-où-n’importe- Seghers, juive affirme-t-elle, sont supposées connaître ; comment, un « décor qui et communiste est sortie elle a envie de hurler, de s’ébranle », des monceaux allemande d’une traite : disparaître, elle est devenue de colère, des pilules arrêtée puis allongée dans une étrangère, aux autres inefficientes, et la terre, si relâchée par l’herbe, la et à elle-même. Quelque vivante, et ce cerf aux bois la Gestapo narratrice part entre Bernanos et de prophète (« il a tourné en 1933, reparaît, si l’on peut veut mourir. À deux pas de Hubert Selby Jr., Crève, mon la tête et j’ai vu ses pupilles ; dire, au bon moment. là, son bébé et son mari amour est le journal d’une maintenant je suis La Septième Croix, première barbotent dans une piscine mère en chute libre, affolée aveugle »)… Au final, seule évocation des camps de en plastique. Elle les hait, par ses affects, écrasée par l’écriture, railleuse, concentration alors réservés elle se hait, elle aimerait le poids métaphysique incandescente, sauvera aux opposants politiques, qu’ils crèvent, voilà. Ariana de sa charge. Ici tout est vrai l’échevelée génitrice, conte la fuite de sept d’entre Harwicz, prodige des lettres (la douleur), et rien ne l’est à deux doigts de la camisole. eux, dont un seul échappera argentines – 35 ans au (l’histoire). Fomenté en neuf « J’ai éprouvé une tristesse au supplice. Rédigé à moment des faits –, est mois, dans la campagne excitante, sauvage », dit-elle Meudon où elle avait trouvé dépressive, « faible nivernaise et en cachette pour clore la thérapie. refuge avant de rejoindre en et malade », « bestiale », des siens, ce roman Pas mieux. Fabrice Colin 1941 le Mexique en passant par Marseille (fuite qui fait l’objet de son récit le plus célèbre, Transit), le roman a connu dès sa sortie un PERDUS EN FORÊT Helle Helle traduit du danois par Jakob Jakobsen, éd. Phébus, 160 p., 16 €. succès de librairie mondial. Publié chez Gallimard en 1947, l’ouvrage n’avait pas Une sacrée nature été réédité depuis et reparaît aujourd’hui dans une On peut faire de belles rencontres lorsque l’on s’égare en forêt, traduction nouvelle. Roman surtout quand le quotidien à plusieurs est une jungle. polyphonique, cette coupe en strates de la société allemande dit tout de la mise  Le titre du dernier roman de en place d’un univers de Helle Helle traduit en français surveillance généralisée, où résume l’essentiel de ce qui s’y la moindre maladresse, un passe. Le narrateur, sportif du comportement étrange ou dimanche, s’égare au cœur un propos mal placé voire d’une nature peu amène en mal interprété peuvent compagnie d’une femme qui entraîner leur auteur au fond passait par là. Entre leurs tenta- du gouffre. Conduit comme tives pour retrouver la route, puis s’abriter et un thriller, ce roman fait trouver à s’alimenter, des bribes de sa vie à elle immanquablement chambre surgissent comme de nouvelles histoires : ren- d’écho avec un présent qui contre et soirées avec les jeunes membres de se transforme en champ de mines à « la vitesse inouïe sa colocation dans une vaste maison, déboires des catastrophes ». On y avec un voisin bruyant, rencontre avec sa croise, du héros à l’ordure, belle-famille… Sous des atours prosaïques, sans toute la palette des boursouflures, la romancière rapproche la comportements humains, quête de la civilisation perdue de l’expérience pris dans l’étau de ce que du quotidien, dans laquelle il est possible de se Georges Perec nommait reconnaître sans avoir jamais quitté le bon che- « l’Histoire avec sa grande SACHA MARIC/ÉD. PHÉBUS min au milieu des bois. Eugénie Bourlet L’écrivaine danoise Helle Helle. hache ». Alain Dreyfus

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dont la voix abîmée par la clope sur- plombe la conversation, la sorcière sans artifices, hyperprésente au monde, loin de la – luxueuse ? – naïveté mélanco- lique de son ancien camarade. Laura est le roman d’un malentendu, d’une impossible communication entre deux strates sociales, dont Éric et Laura sont les avatars… Le premier est bibe- ronné aux thématiques dont les grandes villes s’arrogent le monopole – MeToo ou la transition écologique ; la seconde, cantonnée aux territoires « périur- bains » et dépendante d’une bagnole qui passe tout juste au contrôle ­technique, évolue dans un monde où les violences conjugales ponctuent le quo- tidien. Entre les deux, malgré leurs ten-

OLIVIER ROLLER/DIVERGENCE tatives pour se comprendre, quelque Éric Chauvier compose des fictions anthropologiques, entre romans et essais. chose d’« irréconciliable » résiste. Car les questions débattues dans les grandes LAURA Éric Chauvier éd. Allia, 144 p., 8 €. villes ne trouvent pas spontanément leur écho dans les zones « périphé- riques » : « La théorie du ruissellement ne marche pas, constate Éric Chauvier, Les affinités répulsives même avec les idées. » C’est ce que montre le langage déployé Par un anthropologue-écrivain, les amours contrariées d’une prolo par l’auteur. Éric s’efforce d’adapter sa et d’un intello qui ne parlent pas la même langue. façon de parler pour ne pas as­séner à Laura un langage urbain décontextua- lisé, mais il n’en résulte que balbutie-  « Parler de toi, Laura, toi faire brûler. » Face à elle, Éric, le nar- ments, contradictions et maladresses. qui avais eu ta putain rateur, derrière lequel l’écrivain-­ Malgré son apparente stérilité, c’est ce d’heure de gloire, toi la anthropologue Éric Chauvier ne se dis- langage-là que revendique l’écrivain : un plus jolie fille du bled, et simule pas tant, et qui raconte leur langage qui pardonne et qui prend au sé- assister comme ça à ta… histoire à travers un récent dialogue. rieux « les silences, les insultes, les mots […] À ta déchéance. Ça Depuis son adolescence, Éric fan- qui ont l’air de rien mais qui finalement comportait quelque chose tasme sur Laura. Il la rêve en romantique en disent beaucoup », un langage proche de vraiment excitant et – en fils d’instituteurs devenu intellec- du réel, comme celui, sans détour, de de vraiment tragique que tuel parisien. Il se souvient d’elle, jeune Laura. À rebours des façons de parler des la grande ville, avec son anonymat, ne et sublime, attirant tous les garçons, qui métropoles, « indexées sur les modèles m’offrait pas. Mais ça, bien sûr, com- ne lui avaient offert de communication ment pourrais-je te le dire ? » Laura est qu’une simple mais Elle n’a que ça numérique », qui

une femme de 45 ans, mère célibataire tenace réputation de en tête, tout faire présentent un panel marquée par une rupture amoureuse « petite pute du d’émotions aussi res- avec le fils d’un riche propriétaire de la coin ». Éric rêve en- brûler. treint que celui des petite ville où elle a grandi et qu’elle n’a core d’elle, comme il émojis, Éric Chau- jamais quittée. Elle est de ces Français avait rêvé, quand ils avaient 10 ans, de vier plaide pour un parler précis, en cir- invisibles jusqu’à ce qu’ils manifestent prendre sa défense lorsque le maître cuit court. « Parler précisément de ce leur colère sur les ronds-points ; de ceux d’école lui avait fait remarquer qu’elle qui nous arrive est un acte politique im- dont la peau s’est fait cuir à force de se était « belle comme ses fesses ». portant. » De même, souligne le narra- frotter à l’exploitation en tous genres ; Laura devient alors l’incarnation du teur : « Qui veut plonger dans l’âme de de ceux qui ne lésinent pas sur les cubis malaise à l’œuvre dans les rapports Laura se doit d’entrer, comme dans un de rosé sur un parking de zone commer- inter­sexuels et interclasses. Pour Éric, temps oublié, dans ses façons de parler ciale, insultant la classe dirigeante et elle est ce fantasme inaccessible dont le les plus ordinaires. Toute autre forme s’apprêtant à brûler une usine avec leurs spectacle de la déchéance a quelque d’expression est nulle et non avenue. » camarades. « Elle n’a que ça en tête, tout chose de jouissif. Elle est cette femme Marie Fouquet et Manon Houtart

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INTERVALLES DE LOIRE Michel Jullien éd. Verdier, 126 p., 14 €. Sujet bateau Une odyssée de marins d’eau douce joliment rehaussée à l’eau-forte.

 Il y a quelques années, dans le filmComme un avion, Bruno Podalydès imaginait l’aventure miniature d’un certain Michel, brusquement entiché de kayak en pleine crise de la cinquan-

taine. Dans Intervalles de Loire, c’est un autre BAPTISTE GONSE/ÉD. VERDIER Michel (Jullien) qu’appellent les sirènes de l’eau Quand Michel Jullien s’embarque pour descendre la Loire à la rame. douce. Cette fois, il n’y a pas un mais trois ma- telots, soudés par un serment d’ivrognes – des- bruyantes grenouilles du soir se changent en « internat de cendre le fleuve en barque – et près d’un demi-siècle d’ami- tétrapodes » ; les pêcheurs en « prostituées des berges » dans tié. Une fois l’esquif acquis, les règles sont formelles : ni leurs cuissardes en caoutchouc, et les échelles de crue en moteur, ni gîte, ni accès à Internet. Seul un barda de sommeil « code-barres du passé ». Usant du même ressort héroï­ pour « ronfler imperméable » et un unique livre qui, faute comique que dans sa truculente Île aux troncs, l’auteur mé- d’être lu, allumera les feux de camp. dite ailleurs sur le lapis-lazuli des libellules, l’ouïe assourdie Vingt-six jours à fond de cale, presque coupé du monde et de l’entre-deux-rives et le sens de ce rêve d’enfance : filer à son sans autre distraction que les tours de rame et le vagabondage tour « entre les doigts de l’eau » pour finalement s’en re- des pensées, voilà de quoi faire trembler le confiné contrarié. mettre à elle tout entier. D’un fragment de Loire à l’autre, Mais c’est sans compter sur la fantaisie de Michel Jullien, ca- comme autant de poèmes en prose, la phrase louvoie, imitant pable de transformer le plus morne et répétitif des paysages le délié fluvial et le doux roulis de la coque pour s’épanouir en un vivier d’eaux-fortes, frappantes et malicieuses. Ici les en une minuscule odyssée de tous les sens. Camille Thomine

LES HÉRITAGES Gabrielle Wittkop éd. Christian Bourgois, 170 p., 17 €. coupé, « obstacle au grand rêve de l’accor- déon »), leurs malheurs expédiés militai- rement, comme dans un théâtre de Gui- Parlons cru gnol. L’humour noir et le second degré imprègnent tout, jusqu’au moindre détail, Disparue en 2002, cette écrivaine caustique et noire trouvait, à juste tels les adjectifs savoureux (les bouts de titre, les éclats de cervelles des soldats de 1914 « peu décoratifs ». cervelles répandus des soldats de 1914, « peu décoratifs ») ; chaque phrase est ba- lancée, ornementée, les descriptions sont  On célèbre cette année le 1895 au bord de la Marne. Habitée au fil élégantes, le lexique choisi, tout sonne à centenaire de la naissance des ans par des personnages nombreux, merveille. Tenez : n’est-il pas somptueux, de Gabrielle Wittkop elle est régulièrement divisée, louée, ven- ce « grand sofa britannique dont le can- (1920-2002), laquelle re- due, transmise par voie successorale. nage délabré disparaît sous des coussins vient deux fois en librairie. L’auteur résume : « Cent ans et quelques de soie japonais » ? Et ce « parloir ciré à À l’automne, Quidam res- destinées dans la vie d’une maison. » Mais blanc qui sent le drap chanci et le chou » ? sort son roman Hemlock,  il convient de préciser : quelques destinées Ce livre est un jeu d’orfèvre, dira-t-on, un publié en 1988 aux Presses singulières. Car tout est là, dans la vie lou- exercice de style. Oui, mais quel style ! Bien de la Renaissance ; et l’on découvre aujour­ foque des habitants racontée à toute al- des lecteurs prisent ce genre de livre objet d’hui Les Héritages, un court roman inédit lure, d’un ton moqueur, dégagé, cruel, al- sardonique, hors mode, qui derrière ses al- à l’humour grinçant, exhumé par Nikola tier. Tout est drôle dans leurs biographies lures de carnaval parle au fond d’un sujet Delescluse, l’ayant droit de l’écrivaine. en accéléré : leurs portraits (« Anne-Marie mélancolique et grave : la brièveté des vies Plus qu’un roman, c’est en fait un recueil était dépensière, cuisinait bien et souffrait d’hommes et la fragilité de ces demeures de contes noirs déguisé en roman. Il tourne d’hémorroïdes »), leurs tourments intimes de pierre, toujours vaincues en bout de autour d’une maison, Séléné, construite en (Auguste, miné par l’idée de son doigt course par le temps qui passe. B. Q.

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y parle beaucoup de ses ÉVANGILE DES ÉGARÉS Georgina Tacou  ARTHUR CAUQUIN écrivains favoris, ce qui fait éd. L’Arpenteur, 198 p., 18 €. AU YÉMEN  du volume un cabinet de Alain Bonnand lectures idéales : Albert éd. Serge Safran, 220 p., 17,90 €. Caraco, Henri Calet, René Fallet, Henri de Régnier, etc. Mars réattaque On glane des phrases Une variation sensible sur le chef-d’œuvre LA VALSE joliment tournées (« Mener SECONDE à rien, pourquoi pas, de l’écrivain défunt Fritz Zorn. Alain Bonnand  si c’est offrir un détour »), et  éd. La Bibliothèque, 172 p., 16 €. on en ressort optimiste  Écrire sur la dépression sans céder à la tentation et ragaillardi, avec dans la d’un cynisme mercantile, voilà qui est anti-  Deux livres poche quelques très bons conformiste. Georgina Tacou s’y emploie avec d’Alain mots : « Trinidad dort avec brio dans ce roman sans intrigue, hommage à Bonnand sa petite culotte. (C’est bien l’écrivain suisse Fritz Zorn, auteur du cultissime  paraissent la peine que je lui fasse Mars (1976), essai autobiographique et poli- ce printemps. rencontrer des tique à l’implacable noirceur. Comme celui-ci, Le premier philosophes.) » B. Q. est un roman : Évangile des égarés abîme et répare. Arrivée à Arthur, l’hôpital psychiatrique, Flora déclare, à propos de la lecture de Français Mars  : « C’est une épreuve, suivie d’une épiphanie. » Son psy-  LAISSEZ-NOUS chiatre sourit, et la voilà lancée dans une ode à l’écrivain, mort expatrié au LA NUIT  Yémen pour prématurément d’un cancer – sa « meilleure idée », écrivit-il – Pauline Clavière  y creuser dont la biographie sert de miroir à Flora. L’HP est rebaptisé éd. Grasset, 624 p., 21 €. des trous, « Refuge », et les patients, ce sont les fameux « égarés »… On correspond apprécie l’élégance de cette écriture, à la fois retenue et gé- par tchat et  Le premier néreuse en métaphores bien senties. S. B. par caméra roman de avec sa Pauline maîtresse d’Orléans, une Clavière, cinquantenaire aventureuse. journaliste, Mots tendres, vidéos offre une intimes, provocations, tout plongée est bon aux deux amants vertigineuse pour entretenir la flamme en dans l’univers carcéral. attendant de se revoir. D’un réalisme qui ne peut L’histoire, élégamment qu’être inspiré d’histoires libertine et entièrement vraies, il s’articule racontée sous forme néanmoins autour d’une d’extraits de leurs intrigue kafkaïenne : Max conversations, se déroule en Nedelec, patron d’une PME 2006, époque innocente où en faillite, a beau s’être les sites de rencontre étaient acquitté, dit-il, de son un territoire à conquérir, et amende à cinq chiffres, où leurs utilisateurs le juge martèle le contraire. pouvaient se montrer nus Le bordereau a été égaré devant leur webcam sans « dans le vortex de MANTOVANI ©GALLIMARD/OPALE VIA LEEMAGE Georgina Tacou signe son deuxième roman. craindre que la Terre entière l’administration judiciaire », soit au courant… L’autre enfin, c’est ainsi que livre, La Valse seconde, est Max voit les choses… une collection de notes, Le voilà en prison, d’aphorismes, d’extraits de la temporalité s’étire, la Marcos, son camarade de un jeune migrant est réduit à lectures, de bouts de lettres narration s’arme d’une loupe cellule aussi schizo l’esclavage, une médecin (à l’éditeur Roland Jaccard, qui ne manque rien. Laissez- qu’attendrissant, se fait subit un harcèlement sexuel à l’écrivain David di Nota), nous la nuit foisonne de quant à lui plaquer quotidien, des messes bref, une sorte de journal détails saisissants sur la vie par sa femme au parloir ; il se donnent où de drôles de joyeux, sarcastique et sociale et l’intériorité des s’anéantit au gin et à la coke. pochons circulent… Appuyée débonnaire. On est dérouté détenus, confrontés à l’oubli La complicité entre Max sur une construction d’abord par les allusions du dehors. Mais Max n’est et ce bon Gitan aux accès rigoureuse, Pauline Clavière cryptiques, puis très vite pas tant à plaindre : face à d’ultraviolence teinte livre une belle pierre charmé par le ton, le rythme, l’absurde machine judiciaire, la vision générale d’un peu à l’édifice de l’imaginaire la drôlerie. Alain Bonnand sa fille ne se démonte pas. de romantisme. Ailleurs, carcéral. Simon Bentolila

Mai 2020 • N° 29 • Le Nouveau Magazine Littéraire 49 critique fiction

UN MONSTRE EST LÀ, DERRIÈRE LA PORTE Gaëlle Bélem éd. Gallimard, « Continents noirs , 212 p., 19€ Livre d’enfant Une enfance atroce mais baroque et drôle racontée par une Réunionnaise pleine de verve.

 Si Un monstre est là, derrière la porte, un talent MANTOVANI/GALLIMARD/OPALE VIA LEEMAGE tout neuf vous attend derrière la couverture. Gaëlle Bélem publie son premier roman chez Gallimard. Il en faut pour réinventer les schémas balisés du roman de formation d’écrivain. Ici, cela Lovecraft. » Ou plus radical : « J’ai un livre sur ma table de commence dans l’île de La Réunion, à chevet. Parce que je n’ai pas de pistolet. » Saint-Benoît, rue Descartes, sous l’égide d’un Par-delà le récit de naissance d’une vocation en milieu hos- père chômeur et gros dormeur, ex-cuisinier fan tile, apparaît un monde îlien dévolu aux ragots, où les ma- de PMU, et une mère lestée d’un passé d’en- riages sont l’occasion de peu charitables pronostics, où les fant négligée. Leur méthode éducative : ne pas expliquer, ambitions sont comme bornées par l’océan. Le roman, lui, mais terroriser leur fille par des histoires horrifiques. Quand sait prendre du champ : il bondit en arrière pour un résumé elle chante « Une poule sur un mur », ils complètent par saisissant de l’histoire des Africains envoyés en esclavage à « qui picore du cyanure ». Le pire est à venir – alcoolisme, La Réunion. Il récapitule soudain le mariage des parents de déchéance, violence, et rédemption par la vente de snacks et la narratrice, ranci au bout de cinq mois. Chez les Dessaintes, de cannabis –, mais, ce qui l’emporte, c’est l’écriture riche on a au mieux l’affection vache, mais jamais le lecteur ne perd et généreuse de Gaëlle Bélem et son don saisissant pour nous foi dans les capacités de la narratrice à s’en sortir. N’est-elle faire rire sans atténuer la dureté de ce qu’elle décrit : pas « un esprit pacifique quoique très accrocheur, ce qu’on « […] mes parents étaient, sans le savoir, d’horribles versions appelle pudiquement un morpion » ? Gageons que la petite créoles d’un laconique Bartelby accouplé à ce cinglé de bête montera très haut. Alexis Brocas

TUER LE FILS Benoît Séverac éd. La Manufacture des livres, 280 p., 18,90 €. père-fils, propice à la confu- sion des sentiments, en évi- tant tout manichéisme. La Père et fils ­vérité des personnages, y compris chez les person- Un enfant meurtrier et un géniteur buté et violent sont les protagonistes nages secondaires (et le pai- d’un roman noir et subtil sur l’indémêlable confusion des sentiments. sible inspecteur apparaît comme une oasis dans la  « Comprendre droite, Patrick, son père, fa- noirceur ambiante), le guide mais pas ju- cho bas du front dont les prin- en premier. L’astuce consis- ger », disait Si- cipes éducatifs se résument à tant à remplacer les flash- menon. Comme l’humiliation systématique de back par les carnets d’écri- d’autres avant l’enfant. Entre les deux, l’ins- ture du jeune homme, tenus lui, Benoît Sé- pecteur Cérisol et sa brigade. en prison, est une belle trou- verac semble Bien embêté, Cérisol, car le vaille, et les nombreux s’être emparé de cette devise cadavre du père vient d’être thèmes brassés (éducation et en faire la règle d’or d’un retrouvé, et Matthieu est le défaillante, ­influence de la polar où l’intrigue compte coupable le plus évident. Aux prison, égarement­ fasci- moins que les personnages, la yeux du policier, pourtant, sant…) sont traités sans lour- mécanique moins que le re- rien ne colle… deur, sans message à déga- gard. À ma gauche, Matthieu, Benoît Séverac, dont le re- ger, comme des données adolescent compliqué, meur- gard semble gagner en acuité neutres qui, pourtant, com- trier juvénile, libéré après de livre en livre, se penche sur posent un portrait aigu. treize ans de prison. À ma Benoît Séverac. les complexités de la relation Hubert Prolongeau OLIVIER H. GAMAS/ÉD. LA MANUFACTURE DES LIVRES

50 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 29 • Mai 2020 signets Vous ne devinerez Tchéky Karyo jamais Que lisez-vous ? avec qui Figure du cinéma français au grain de voix immédiatement reconnaissable, le comédien a tourné plus d’une centaine de films vous (Nikita, Les Nuits de la pleine lune…). Il nous parle de ses lectures et des écrivains qui l’accompagnent, de Dostoïevski à Onfray. allez déjeuner Quels sont vos premiers souvenirs de lecteur ? aujourd’hui. Tchéky Karyo. – Les livres étaient plu- tôt rares à la maison. Mais mon père avait une façon de faire passer son édu- cation dans des phrases clés souvent de manière insolite, du genre : « Être ac- teur, c’est comme un oiseau blanc dans ta main », ou bien : « Ce n’est pas dans les livres que tu vas apprendre à vivre », et pourtant son talent de phi- losophe sans le savoir m’a donné le goût de la lecture et de la réflexion. LA GRANDE Mon premier grand souvenir de lec- teur, c’est L’Adolescent de Dostoïevski. TABLE.CREDIT PHOTO J’en ressors bouleversé, fasciné par l’histoire d’Arkadi Makarovitch Dol- gorouki. Cet adolescent en recherche, Olivia c’était moi. Ensuite, j’ai lu Émile Zola Gesbert avec frénésie. J’ai aimé ce journaliste écrivain qui décrit dans Germinal le quotidien des classes laborieuses aux- SABRINA LAMBLETIN Tchéky Karyo. DU LUNDI quelles je m’identifiais. Et puis Kafka, Pessoa, Cioran, des auteurs qui AU VENDREDI gagnent à être lus à travers le prisme de ont forgé la pensée. Le monde sensible, l’humour qu’ils laissent échapper de la sensualité, le pragmatisme accom- 12H-13H30 leurs œuvres gigantesques. pagnent ce chercheur qui tente de trou- En Dans votre bibliothèque, on trouve ver des solutions concrètes à l’organisa- partenariat également de nombreux essais tion juste des sociétés. Je me sens bien avec philosophiques, parmi lesquels ceux avec Edgar Morin. d’auteurs aussi différents que Quel est votre livre de chevet Michel Onfray, Alain Finkielkraut ou du moment ? Edgar Morin. Que vous apportent-ils ? Straw Dogs du philosophe essayiste Michel Onfray est un intellectuel qui John Gray qui, lui aussi, analyse notre secoue les esprits sans prendre de gants, époque au regard de l’histoire et met un il est pragmatique, factuel, il désacralise. grand coup de pied dans les idées reçues. Je me sens souvent en accord avec sa fa- Propos recueillis par Philippe Langlest çon de questionner le réel. En fait, je lis Onfray de la même manière que je lis Alain Finkielkraut. Ce sont des intel- lectuels vivants, contradictoires. Ils font L’Adolescent, du bien, ils ne sont pas consensuels. Je Fiodor Dostoïevski, 

 Abramowitz viens également de finirLes souvenirs éd. Folio classique, L’esprit viennent à ma rencontre d’Edgar ­Morin. 688 p., 9,70 €. Voilà un homme dont les engagements d’ouver- ture. © Radio France / Ch.

il faut relire Roberto Bolano JERRY BAUER/OPALE/LEEMAGE Roberto Bolaño, à 50 ans, quelque temps avant sa mort, en juillet 2003. 2666-2020 Ses œuvres complètes sont en cours de parution en français. À la fois poète et romancier, l’auteur chilien de 2666, disparu en 2003, s’impose comme l’une des premières grandes voix du xxie siècle. Par Gabriela Trujillo

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exico, 1976. À LIRE « Dans la nuit les déses- pérés se re- TRANSFUGE connaissentm et s’étreignent », écrit un poète de 23 ans, dans À L’AVANT-GARDE son premier recueil. Tiré à 225 exemplaires, celui-ci s’inti- Féru de surréalisme, l’auteur ne s’y est pas cantonné. tule « Réinventer l’amour », en Œuvres Puisant partout, il a forgé son propre « infraréalisme ». écho à l’injonction rimbaldienne complètes, Roberto Bolaño,  d’Une saison en enfer : « L’amour tome I, est à réinventer, on le sait. » Le éd. de l’Olivier, n éclair sillonne sans préavis l’œuvre de Roberto poète en question est Roberto 1 248 p., 25 €. Bolaño : c’est l’hommage, oblique mais persistant, Bolaño. Né au Chili, il gravite au surréalisme. Dans Étoile distante, Carlos Wie- dans les milieux de la bohème U der s’enflamme, lors de l’ultime et fatale veillée lit- mexicaine, parmi une bande téraire, pour la poésie de Jorge Cáceres, figure rimbaldienne du d’artistes qui perturbe les soirées groupe surréaliste chilien La Mandrágora, fondé à Santiago à la où règne Octavio Paz. Plus tard, fin des années 1930. Parmi les membres de ce groupe, Gonzalo en 1999, le poète chilien, enfin Rojas et Vicente Huidobro, ainsi que l’Argentin Aldo Pellegrini, reconnu après avoir signé, avec sont salués comme les hérauts du surréalisme sud-américain, Les Détectives sauvages, le plus auxquels d’autres personnages de Roberto Bolaño (Auxilio La- riche roman d’initiation de la fin couture, Arturo Belano, Diodoro Pilon) ne cessent de se réfé- du siècle dernier, déclare : rer. Le surréalisme « Nous, ma génération turbu- semble, plus qu’un lente, nous n’avons prêté atten- attirail esthétique, tion à personne, hormis Rim- un nécessaire arsenal baud et Lautréamont. » C’est poétique. C’est pour- cette ascendance poétique que quoi l’on y invoque permet de découvrir avant tout souvent André Bre- le monumental premier volume ton, Pierre Unik, des Œuvres complètes de Roberto Joyce Mansour, Jean- Bolaño, que les éditions de l’Oli- Pierre Duprey et Re- vier ont publié en février dernier. medios Varo. On y trouve déjà les trois qualités Mais la plus grande essentielles de Bolaño : sa ferveur empreinte du sur­ de lecteur, sa discipline de sa- réalisme se trouve mouraï et sa radicalité de voyant. dans l’activisme de Bolaño lui-même, UN PALIMPSESTE POÉTIQUE lorsque, jeune poète, La tâche est audacieuse, hercu- il publie le « Premier léenne. On ne peut que saluer le DEAGOSTINI/LEEMAGE/ADAGP-PARIS 2020 manifeste de l’infra- choix de l’approche transversale L’Inconneur (1957), du Chilien Roberto Matta, réalisme » en 1976, peintre surréaliste invoqué par Bolaño. qui s’ouvre par les poèmes de signant ainsi la nais- toute une vie et permet ainsi de sance d’une impos- rappeler la vocation du poète sible avant-garde, influencée par l’ardeur du surréalisme histo- que Bolaño n’a jamais cessé rique et de l’Internationale situationniste. L’auteur affirme plus d’être. Quelques infimes repères tard que « l’infraréalisme est un mouvement créé par [le peintre auraient, sans doute, permis de chilien] Roberto Matta, lorsque Breton l’expulse du surréalisme mieux comprendre à quel point [en 1948] ». Des années après, l’infraréalisme ressurgit au cette œuvre est, par la dévora- Mexique, avec un groupe de poètes mexicains qui s’assemblent tion de toutes les avant-gardes autour de Mario Santiago Papasquiaro et de deux Chiliens, littéraires qui l’ont précédée, un Bruno Montané et Roberto Bolaño. Ils annoncent les irrévé- palimpseste poétique de la litté- rences d’Arturo Belano et Ulises Lima, qui créent à leur tour le rature occidentale (de Marcel « réalisme viscéral » dans Les Détectives sauvages. À lire leurs Schwob à Jorge Luis Borges, en poèmes, on dirait presque une apocalypse : le soleil noir de la passant par Bruno Schulz), un constellation surréaliste. G. T. alliage imprévisible de la poésie

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de son époque (Nicanor Parra, Michel Bulteau, Matthieu Messagier) et de la culture po­ pulaire sud-américaine (les co­ miques mexicains Resortes et Tin-Tan, invoqués dans les poèmes). Les élégantes traduc­ tions de Robert Amutio (alors pour les éditions Christian Bour­ gois) côtoient celles des inédits, signées Jean-Marie Saint-Lu. Poèmes, nouvelles, deux romans (Amuleto et Étoile distante) : 1 230 pages qui témoignent déjà du nerf stylistique de Bolaño. Ce travail éditorial se poursuivra dans cinq tomes ultérieurs, le dernier étant dévolu à 2666 – le roman monstre et posthume du Chilien. Ces Œuvres complètes publiées à l’Olivier sont d’autant plus né­ cessaires que le destin éditorial de Mexico, octobre 1968. Des blindés dispersent une manifestation d’étudiants : 300 morts. Bolaño a alors 15 ans. Bolaño, après sa mort, a connu nombre de vicissitudes, qui compagne de l’auteur, ainsi qu’au renégociés et donnent lieu à la doivent beaucoup (hélas !) au critique Ignacio Echevarría, ami, publication régulière d’inédits procès intenté par Carolina Ló­ éditeur de 2666 et ayant droit et inachevés, récupérés depuis pez, sa veuve, à l’ultime moral. Les droits d’édition sont son ordinateur. En France, Amuleto était paru aux Allusifs en 2002, traduit par Émile et Nicole Martel. La même année chez Christian Bourgois, Robert Amutio (jusqu’à ce qu’il soit dé­ SON VICE IMPUNI savoué par Carolina López) commence les traductions qui Le commerce insatiable avec les meilleurs textes de son temps fut le consacreront Bolaño comme carburant essentiel de la vie, de l’œuvre et des personnages de Bolaño. l’un des grands de la littérature contemporaine. Comment comprendre cette ous les livres du monde at­ lumière bilieuse et menaçante du dé­ somme ? Il y a une enfance tendent que je les lise », sert au vide magnétique. chilienne : un père chauffeur lance, comme à la dérobée, Les écrivains auxquels Roberto Bo­ routier et ancien boxeur, partici­ T le jeune Juan García Ma­ laño rend hommage au cours de son pant à des concours de cultu­ dero dans Les Détectives sauvages. Et de œuvre romanesque (Marcel Schwob, risme sur la côte Pacifique. Une fait la plupart des héros de Bolaño sont, Jorge Luis Borges, Ezra Pound, James vie au gré de déménagements et à son image, des lecteurs compulsifs, Joyce, Arno Schmidt, Nicanor Parra) le départ, avec sa famille, vers le érudits et insatiables. Les poètes ou poétique (« Ernesto Cardenal et Mexique en 1968. Bolaño n’a d’Étoile distante, d’Amuleto, des Détec- moi », « Dino Campana révise sa que 15 ans lorsque, dans le sillage tives sauvages, les critiques littéraires de ­poésie dans l’asile d’aliénés de Castel des révoltes mondiales de cette Nocturne du Chili et de 2666, ainsi que Pulci », « Dostoïevski Blues Band ») année, les étudiants mexicains maints protagonistes des nouvelles, permettent de dresser une cartogra­ sont massacrés par l’armée sur la sont animés par une dévorante pulsion phie sentimentale de l’auteur. Au place de Tlatelolco – on estime de recherche – des poétesses disparues, terme d’une vie souvent nomade et qu’il y eut, ce 2 octobre, plus de des éclats biographiques d’Arcimboldi, hantée par la pauvreté, Bolaño dit : 300 morts. C’est dans ce et surtout d’une poésie mystérieuse et « Lire a été ma souveraineté et mon contexte violent qu’il situe, beau­ absolue qui se confondrait avec la élégance. » G. T. coup plus tard, Amuleto, le ro­

man halluciné raconté à la STAFF/UPI/AFP

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POURQUOI ILS LISENT ROBERTO BOLAÑO

PATTI SMITH PHILIPPE LANÇON ENRIQUE VILA-MATAS

La chose qui m’a d’abord Peu de romanciers ont comme Il arrive qu’une vie isolée et attirée c’est le titre : Les Détectives lui, avec un sens formidablement âpre constitue pour un artiste sauvages. C’était quelque chose que élégant de la dérision et de un apprentissage sévère et assez j’aurais voulu écrire. 2666 est pour l’absurde, réveillé le tonnerre stimulant, qui se révèle en outre utile moi le premier chef-d’œuvre du littéraire. […] Roberto Bolaño au moment où il laisse derrière lui les xxie siècle. Parfois on se demande : a ainsi trouvé, en quelques livres ténèbres de l’indifférence des autres peut-on encore écrire de bons à mourir de rire, aux sens propre pour apparaître à la lumière du jour. livres ? On ressent un soulagement et figuré, ce que cherchent tant Il me fait penser à cet aphorisme et une joie à découvrir un d’écrivains : donner une forme madrilène : « Le caractère se forme chef-d’œuvre moderne, écrit jouissive et féroce à son désespoir. les dimanches après-midi. » par un homme de notre temps, Cette forme ne naît pas de rien. J’ai connu Bolaño au moment plus jeune même que soi. La littérature est un hommage, une où il sortait de cette époque Cela m’a donné tellement d’espoir. farce, un désastre, une nostalgie : de dimanches infinis […]. Bolaño Ce n’est pas seulement qu’en qui a lu écrira […]. Bolaño semble était émerveillé. Il n’avait jamais le lisant je me suis sentie comme animé d’une étrange modestie, été dépourvu d’humour et un détective, mais c’est aussi d’une ambition comme déprimée il en manquait encore moins cette la manière dont il élargit tout le par la vie. Les ratés, les oubliés, année-là. Songeant à notre première processus d’écriture, par la création les méconnus demeurent ses rencontre, je me souviens surtout d’univers qui s’étendent meilleurs compagnons de route. d’avoir eu la sensation ou et imprègnent d’autres livres, Entrer en gloire ne serait pas le pressentiment, dès le début des livres à venir. Bolaño a donné seulement les trahir : ce serait, sans de la conversation, d’être à tous les écrivains un espace doute, perdre son œuvre. face à un véritable écrivain. de création infini. Dans Libération, « Bolaño, chevalier « Les écrivains d’avant », catalogue de Hommage à Roberto Bolaño troubadour » (22 juin 2018) et « 69 raisons l’exposition « Archivo Bolaño (1977-2003) », à Madrid, en 2010 de danser avec Bolaño » (26 juin 2003) au CCCB de Barcelone en 2013 MP/PORTFOLIO/LEEMAGE - MOLLONA/OPALE BASSO CANNARSA/OPALE/LEEMAGE

première personne par Auxilio À LIRE imagine le dialogue entre les a, enfin, l’amitié avec Bruno Lacouture, une poète qui survit deux policiers. Montané et Mario Santiago en se cachant dans les toilettes de Il y a encore beaucoup d’élé- Papasquiaro (alias Ulises Lima), l’université. De là, elle raconte ments mystérieux, à la fois in- toutes ces choses qui plus tard l’histoire de la bohème étudiante fimes et décisifs, dans la biogra- inspireront Les Détectives sau- mexicaine ; on y croise, entre phie de Bolaño. Il y a surtout la vages, roman virtuose, éducation autres, Arturo Belano, jeune fiction qui sème des indices ter- sentimentale et poétique d’une poète chilien, alter ego de l’au- restres. C’est le temps du génération confrontée à l’im- teur. En 1973, Bolaño retourne Les Détectives Mexique originel, la « région passe de tous les idéalismes. au Chili. Lors du coup d’État, il sauvages,  cristalline » de ses premières pu- est fait prisonnier par les milices Roberto Bolaño,  blications poétiques, un temps UN ÉCRIVAIN SANS LIEU éd. Folio, d’Augusto Pinochet. Il est libéré 944 p., 12,90 €. vécu avec la ferveur qui aboutit à À la fin des années 1970, Bolaño à la suite d’un heureux hasard : la création du mouvement « in- part s’installer en Espagne : Bar- ceux qui le surveillent sont d’an- fraréaliste », qui se veut un pro- celone, Gérone, puis enfinBlanes, ­ ciens camarades de classe, longement mexicain du da- station balnéaire désormais comme il le rappelle dans la nou- daïsme, dont Bolaño rédige le étape obligée pour tous les fans velle « Enquêteurs », où il premier manifeste en 1976. Il y de l’auteur chilien. Pourtant, au

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début, il vit dans la fruga- la publi­cation d’Étoile lité, sinon le dénuement, enchaî- distante, court et étince- nant des petits boulots qui lui lant roman conçu permettent de continuer à écrire. comme « approche du Il crée, avec Bruno Montané, la mal absolu ». Alors que revue Rimbaud vuelve a casa son œuvre est de plus en (« Rimbaud rentre à la mai- BIO- plus reconnue autour du son »), dont l’unique numéro est LAÑO monde, Roberto Bolaño considéré comme un adieu à 1953. meurt en 2003 des com- l’infraréalisme. Au cours de Naissance plications d’une maladie cette période, il enchaîne les à Santiago hépatique qui lui avait été concours d’écriture (« Sen- du Chili. diagnostiquée dix ans au- sini », la nouvelle la plus abou- 1968. paravant – il attendait une tie du recueil Appels télépho- Installation greffe du foie. L’année qui niques, évoque avec grâce cette à Mexico. suit, son roman posthume période à travers le portrait de 1976. 2666 est publié en Espagne Un poème visuel de Cesarea Tinajero, « Premier écrivaine fictive recherchée dans l’immense auteur argentin An- et progressivement reconnu Les Détectives sauvages de Bolaño. tonio di Benedetto) ; il noue manifeste comme une œuvre majeure de la aussi de rares mais solides ami- infraréaliste ». littérature mondiale, le premier tiés avec des auteurs de sa géné- 1996.  chef-d’œuvre du nouveau siècle. un écrivain sans lieu, flottant ration : Antoni García Porta Étoile « Ma seule patrie ce sont mes au-dessus des villes du souvenir (avec qui il signe son premier ro- distante. enfants », a affirmé Bolaño à la (Santiago, Mexico), des cités fan- man, Conseils d’un disciple de 1998.  fin de sa vie, avant d’ajouter : « Et tasmées (Paris, Rome) ou inven- Morrison à un fanatique de Les Détectives peut-être certains instants, cer- tées, telle Santa Teresa, double Joyce), Rodrigo Fresán, Javier sauvages. taines rues, certains visages ou imaginaire de Ciudad Juárez, Cercas. En 1996, il rencontre 1999.  scènes ou livres qui sont en moi cette ville frontalière entre Enrique Vila-Matas, qui rappelle Amuleto. et qu’un jour j’oublierai, car c’est Mexique et États-Unis où, entre que ce fut, pour Bolaño, une an- 2003. Mort la meilleure chose que l’on peut drogue et prostitution, se démul- née prodigieuse, s’achevant sur à Barcelone. faire avec la patrie. » Bolaño est tiplient les meurtres de femmes dans les années 1990-2000. Bo- laño s’en saisit sans y aller, avec pour armes un atlas et la précision que seul un véritable conteur peut « L’ARGENT QUE JE N’AURAI JAMAIS » atteindre. C’est autour de ce dé- sert où tout espoir s’abîme que se Financièrement pauvres mais sexuellement prodigues : tels sont les passe l’essentiel de l’action de personnages de Bolaño, qui reflètent sa conception de l’art poétique. l’immense 2666. Le roman s’ouvre sur la quête de quatre uni- versitaires à la recherche d’un au- l paraît que les poètes seuls sont l’anachorète postmoderne, de l’écrivain teur génial mais invisible, Benno incorruptibles. Peut-être parce qui se sait incapable de gagner de l’argent von Arcimboldi. Le fil rouge en qu’ils n’ont rien. La misère radi- alors qu’il sait que c’est tout, ou presque est à la fois l’amour de la littéra- I cale se transforme en pureté, en tout, est suggestive. Dans la poésie de ture et une diagonale du mal qui un acte politique vaillant, solide. Bolaño Bolaño, comme dans ses récits, le sexe traverse le siècle sous la forme hy- était obsédé par les poètes, parce qu’ils décharné ou physiologique ou explicite perbolique, absurde jusqu’au dé- étaient la seule chose qui résistait à a une grande importance. Les poètes goût, de la violence endémique l’argent. Ils n’avaient pas d’argent, les n’avaient pas d’argent, mais ils faisaient qui broie les femmes. poètes, mais ils avaient la connaissance. l’amour, toujours disponibles pour la C’est le paradoxe qu’aimait l’auteur de promiscuité. Les détectives sauvages FACE À L’OUBLI 2666. […] L’étalage de l’argent, quand sont sauvages parce qu’ils sont aussi Bolaño est surtout l’auteur d’un c’est si peu d’argent, devient la meilleure pauvres que débauchés, ou lubriques, au- siècle où le temps nous échappe poésie du monde. Dans un poème, Bo- rait dit Dostoïevski. Manuel Vilas irrémédiablement. Ses person- laño dit : « L’argent que je n’aurai jamais nages arpentent les rues comme Extrait de « La poésie de Roberto Bolaño », et qui par exclusion fait de moi un dans l’édition espagnole de la poésie pour épuiser la nuit. Ils ont l’ur- anachorète, le personnage qui soudain complète de Bolaño (Penguin Random gence de la jeunesse, l’innocent pâlit dans le désert. » L’image de House/Alfaguara, 2019) enthousiasme des poètes appar-

tenant à une génération sortie des ROBERTO BOLAÑO ET HÉRITIERS DE

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blessures du massacre de Tlate- lolco. Il écrit depuis un passé hal- luciné qui revient sous sa forme la plus grotesque et cauche- mardesque (Monsieur Pain). « Au centre du texte se trouve la EXTRAIT lèpre », l’éthique perverse des Étoile distante dandys de La Littérature nazie en Amérique, la déviance d’une Bribes d’un néopolar de 1997, où Roberto Bolaño diffuse ses effets avant-garde qui s’exporte et qui inquiétants avec la maîtrise et la poésie d’un Raymond Chandler. dégénère dans la fascination morbide de Carlos Wieder n se retrouva Romero et son visage mais à la voix (une voix qui (Étoile distante) ou encore dans moi, tout à coup, dans un émanait d’un corps absolument immo- les féminicides de 2666. Le parc, petit et touffu comme bile) je sus qu’il s’efforçait d’être temps se plie et se déplie, l’infa- O un jardin botanique. Ro- convaincant. Ça ne vaut pas la peine, mie délirante se reproduit dans mero me désigna un banc que des insistai-je. Plus personne ne fera de mal l’intempérie latino-américaine­ branches cachaient presque complète- à personne. Romero me donna une où règne une violence atavique, ment. Attendez-moi ici, dit-il. Tout tape à l’épaule. Il vaut mieux que vous dans des contrées comme « un d’abord, je m’assis docilement. Puis je ne vous mêliez pas de ça, dit-il. Je re- cimetière de l’année 2666, un ci- cherchai son visage dans l’obscurité. viens tout de suite. metière oublié sous une paupière Vous allez le tuer ? murmurai-je. Ro- Je restai assis à observer les arbustes morte ou inexistante, les aquosi- mero fit un geste que je ne pus voir. At- obscurs, les branches, qui s’entrela- tés indifférentes d’un œil qui en tendez-moi ici ou allez à la gare de çaient et s’entrecoupaient tissant un voulant oublier quelque chose a ­Blanes et prenez le premier train. Nous dessin au gré du vent, pendant que fini par tout oublier ». Reste nous verrons plus tard à Barcelone. Ce j’écoutais les pas de Romero qui s’éloi- alors l’amitié, « le chant de la serait mieux si vous ne le tuiez pas, lui gnait. J’allumai une cigarette et me mis bravoure et des miroirs, du désir dis-je. Ça pourrait nous retomber des- à penser à des choses sans importance. et du plaisir ». Face à l’oubli ir- sus et ruiner nos vies, à vous et à moi, Au temps, par exemple. Au réchauffe- rémédiable de notre époque, et puis c’est inutile, ce type ne va plus ment de la Terre. Aux étoiles chaque reste le courage de la littérature, faire de mal à personne. Moi, ça ne va fois plus distantes. et c’est pourquoi Auxilio Lacou- sûrement pas me ruiner, ça va m’enri- […] Une demi-heure plus tard, Ro- ture, la mère des poètes dans chir. Quant à savoir s’il ne peut faire de mero était de retour. Il portait sous le Amuleto, hurle en disant : « Je mal à personne, qu’est-ce que je pour- bras une chemise en carton avec des pa- n’ai pas permis que le cauchemar rais vous dire, nous n’en savons rien, la piers, une chemise comme celles dont me désarme. » L vérité c’est que nous ne le savons pas, ni se servent les collégiens et qui se fer- vous ni moi ne sommes Dieu, nous ne ment avec des élastiques. Les papiers la En 2003 à Ciudad Juarez, à la frontière faisons que ce que nous pouvons. Rien déformaient, mais pas énormément. La entre le Mexique et les États-Unis, théâtre de multiples féminicides non résolus qui de plus. Je ne pouvais pas apercevoir chemise était verte, comme les arbustes ont inspiré Roberto Bolaño dans 2666. du parc, et un peu froissée. C’était tout. Romero ne semblait pas changé. Il ne paraissait ni meilleur ni pire qu’auparavant. Il respirait avec diffi- culté. En l’observant je lui trouvai un air d’Edward G. Robinson. Comme si Edward G. Robinson était tombé dans une machine à hacher la viande et en était ressorti transformé : plus mince, la peau plus sombre, la chevelure plus fournie, mais avec les mêmes lèvres, le même nez, et surtout les mêmes yeux. Des yeux qui savent. Des yeux qui croient en toutes les possibilités mais qui en même temps savent que rien n’a de solution. Allons-y, dit-il. Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio JORGE UZON/AFP

Mai 2020 • N° 29 • Le Nouveau Magazine Littéraire 57 la chronique de François Bazin critique essais Main magique isère de la com et des communicants ! ANTHROPOLOGIE m Plus leur salade est défraîchie, plus ils font un usage intensif des grandes œuvres. Hier, en temps de paix, comme on dit désormais, c’était Ernst Kantorowicz qu’on servait à Chansons toutes les sauces. Ah Les Deux Corps du roi ! D’un essai virtuose sur la théologie politique au Moyen Âge, on tirait un bavardage cuistre sur ce qui distingue vie privée de gestes et vie publique en milieu élyséen. En temps de guerre – puisqu’une Le confinement et l’éloignement nous obligent à repenser pandémie paraît-il en est une –, c’est Marc Bloch qui est sollicité à notre gestuelle sociale. Entretien avec une anthropologue. son tour. Les rois thaumaturges étaient réputés guérir par Propos recueillis par Alain Dreyfus apposition des mains. Ce pouvoir était une manifestation de leur nature divine (« Le roi te touche, Dieu te guérit »). Il s’est éteint outre-Manche avec l’émergence l suffit de descendre dans la destructrice lors du contact entre indi- au début du xviiie siècle d’une rue pour constater que notre vidus. Anne Dubos est anthropologue monarchie constitutionnelle et, en lexique gestuel y a perdu son et artiste. Elle a travaillé dix ans en Inde, France, jusqu’au sacre de Charles X. latin. Dans ce que chacun au Kerala. Sa recherche examine l’émer- Le président Macron en aurait désigne à présent comme gence de nouvelles théories du geste. pourtant conservé quelque chose « l’avant », le citadin s’insé- Chercheuse à l’Institut d’études avan- lorsqu’il va à la rencontre de irait dans ses trajets quotidiens, en prê- cées de Nantes, elle a créé une compa- son peuple : le roi te visite, Dieu tant une attention flottante gnie comptant danseurs, te guérit. À l’heure des gestes aux signaux émis par la mul- comédiens et musiciens, barrières et du confinement titude d’individus croisés. Si- mais aussi ingénieurs, géo- général, il fallait oser. Mais, comme gnaux faibles : un nombre ex- graphes, biomécaniciens et dit Audiard, ces gens-là, c’est à cela qu’on les reconnaît… Le plus curieux ponentiel d’humains traverse philologues. Anne Dubos est leur capacité à ne pas mesurer l’espace public en neutralisant intervient sur les invariants la portée de pareils emprunts. Pour ses effets, yeux et oreilles de la gestuelle humaine et Marc Bloch, le pouvoir thaumaturge confinés dans son doudou sur ses mutations selon les des monarques était une de ces smartphone. Dans les rues dé- pays et les civilisations. « fausses nouvelles » (fake news, in sertées, chaque passant croisé EMMANUEL VALETTE Le terme « distanciation Anne Dubos. english) dont la diffusion massive, est porteur potentiel d’un sociale » est devenu à certaines périodes, le passionnait. danger mortel, et la crainte qu’il nous performatif et se décline dans toutes les Il en parlait dans L’Étrange Défaite, LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE inspire est le miroir de celle que nous lui langues. Il recouvre une injonction un livre qu’en haut lieu, sans vouloir inspirons. inédite, mais aussi un comportement me mêler de ce qui ne me Tels sont désormais les termes du ancré dans notre relation aux autres… regarde pas, on devrait méditer contrat social. Il faut donc s’initier à une Anne Dubos. – Il y a une hypocri- avant qu’il ne soit trop tard. L chorégraphie nouvelle, celle des « gestes sie dans ce terme. La société est une opé- barrières » de la « distanciation so- ration générale de « distanciation ». Les Rois ciale ». Mais cette distance est consubs- Pierre Bourdieu en avait pointé les effets thaumaturges,  Marc Bloch,  tantielle aux genres animal et humain. dans La Distinction (Minuit, 1979). On éd. Gallimard, Les anthropologues les définissent ainsi : passe notre vie à se distinguer les uns des 542 p., 37,50 €. un échange de signes indispensable pour autres à travers des apparats symboliques

ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR éviter une confrontation violente et (gestes, biens de consommation, mœurs,

58 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 29 • Mai 2020 critique essais DOCUMENTS BIOGRAPHIES RÉCITS ISHARA S. KODIKARA/AFP Au Sri Lanka, devant un supermarché, le 24 mars 2020.

rites, etc.). Par ailleurs, il n’est pas néces- cousins et mon frère contre le reste du assumer, c’est de refuser, au sens propre, saire d’aller loin pour constater des dif- monde. » N’est-ce pas là la meilleure dé- une main tendue. En temps ordinaire, férences. En Grande-Bretagne, par finition, à la fois de la « distanciation c’est un affront. Les pionniers se sont exemple, on ne voit jamais deux hommes heurtés à l’incompréhension, mais s’embrasser pour se saluer. Dans La Di- Le plus dur aussi à leur propre sentiment de ma- mension cachée (Seuil, 1971), Edward T. laise. Aujourd’hui, la logique de l’in- Hall décrit une société selon le para- à assumer a été tention est pleine d’injonctions para-

de refuser une main digme de la « proxémie ». Sa recherche doxales. On parle de distance sociale, a mis en évidence que la relation à l’autre tendue. alors que, ce à quoi on aspire, du fait de s’opérait d’après des critères de mise à notre confinement, c’est l’inverse ! distance du corps social de la sphère sociale » imposée par les mesures sani- Nous sommes comme jamais avides de ­intime. Ainsi, en Grande-Bretagne, la taires comme de la société tribale ? contacts humains. longueur d’un bras tendu est nécessaire, Ces acquis culturels ne sont pas figés. On trouve dans nos quotidiens dis- là où, en France, une coudée suffit pour Il existe des codes qui signent tancés des choses plus amusantes. Je me se sentir à l’aise. À l’inverse, au Ma- l’appartenance dans une rencontre… suis intéressée au « dab », une gestuelle ghreb, vous pouvez parler à quelqu’un Les jeunes occidentaux ont adopté le de victoire qui vient du foot devenue et sentir son haleine sans que cela pose check, le contact de deux points serrés. virale. On peut voir sur YouTube un problème. Un autre anthropologue du On enchaîne ensuite d’autres figures joueur star « daber » à l’Élysée avec le début du siècle, Edward Evan codées, qui signent l’appartenance à président… Même les grands-mères s’y Evans-Pritchard a défini ainsi le concept son groupe. Cette liturgie varie d’une mettent et « dabent » quand elles de segmentarité chez les Nuer : « Moi bande à l’autre, d’une cité à l’autre. Ici gagnent aux cartes… Étrangement, le et mon frère contre mes cousins, mes et maintenant, ce qui a été le plus dur à dab ressemble à s’y méprendre à la

Mai 2020 • N° 29 • Le Nouveau Magazine Littéraire 59 critique essais

consigne d’éternuer dans son ARCHIVES coude ! Il y a une multitude de gestes POÉSIE, ETC. Guy Debord éd. L’Échappée, « La Librairie de Guy Debord », 528 p., 24 €. devenus viraux. Parfois d’une conno- tation inquiétante – la quenelle de Dieudonné ou le Heil Hitler nazi. Ces gestes signifient l’appartenance à un Petit traité de poésie groupe, à un Volk, et à une idéologie délétère. La nécessité d’inventer une nouvelle gestuelle se fait déjà sentir. Espérons qu’elle soit mieux in situ inspirée ! Les notes inédites du pape de la Société du spectacle Vous êtes devenue anthropologue sur ses poètes et auteurs de chevet. en Inde… Qu’y avez-vous appris sur le plan des gestes ? La relation intercaste y fait qu’on Il y a une part d’autobiographie  selon l’intitulé de Debord lui- ne se touche pas. On pratique anjali déguisée chez Guy Debord, même dans son classement. Le- mudra : les mains jointes devant le même dans ses textes en appa- dit titre ouvre déjà des horizons torse, pour célébrer la lumière du rence les plus arides. Il s’agit tou- puisque s’y retrouvent certes des cœur et l’instant présent. Au Kerala, jours d’expliquer ce qui assaille poètes, mais aussi de la prose et le temple fut ma première entrée. Au les existences contemporaines, de la littérature, la Bible et le début, on n’a accès qu’à l’espace pu- et aussi la sienne propre. Faire la Code civil. Parfaite liberté. On blic. On ne trouve pas de lieux de biographie de Debord est d’au- y retrouve les attendus Bossuet convivialité à l’occidentale. Les tant moins aisé. Réédité en poche à et Pascal, La Rochefoucauld et femmes sont à la maison, les hommes La Découverte, le Guy Debord d’A n- Chamfort aussi : Debord est un héri- circulent de leur domicile à leur tra- selm Jappe s’y essaie, mais c’est avant tier de la prose la plus classique, et du vail. On ne retrouve pas cette culture tout une biographie intellectuelle, at- genre dit des moralistes. Mais aussi africaine de l’arbre à palabres. Le tachée aux origines marxistes de sa Homère, Shakespeare, Dante, Molière, temple est le seul lieu de rencontre pensée, et pour l’essentiel focalisée sur Goethe, Swift, Chateaubriand, Bau- public. Tous les gestes y sont rituali- la notion de la séparation. L’initiative delaire, Quincey, Melville ou Musil. Et sés, une ritualisation qui se retrouve de L’Échappée est plus instructive sur encore Cervantès, Lewis Carroll ou à domicile, car chaque foyer possède le plan biographique : une vie de lec- Sax Rohmer (l’inventeur du ro- son temple. On y dispose des fleurs et teur en l’occurrence ; comment une vie man-feuilleton Fu Manchu, mine de de l’encens, et chacun adapte sa ges- s’inscrit dans le texte, et inversement. détournements), sans compter une di- tuelle à ce rite intime. Il y a des castes En cinq volumes, il s’agit de publier lection particulière pour la poésie qui n’ont pas accès à l’écrit, et c’est toutes les fiches de lecture de Debord, chinoise, que la compagne de Debord, par ces rites qu’on manifeste son ap- extraits et commentaires, ordonnan- Alice, qui avait fait Langues O, tradui- partenance religieuse. D’où l’impor- cés selon sa propre classification. Était sait mot à mot et que le théoricien tance du théâtre et de la pantomime. déjà paru un volume Stratégie, sont an- transposait en français à sa façon. Une Au Kerala, on recense 800 compa- noncés Marxisme, Philosophie et His- édition exemplaire et exquise dans sa gnies de théâtre, sur un territoire toire. Pour l’heure paraît Poésie, etc., typographie. H. A. & A. G. moitié moins grand que la France. Les représentations sont données de- Guy Debord diffracté par ses lectures. vant les temples, devant des milliers de personnes, qui regardent, pour la centième fois, un extrait du Mahâbhârata ou du Râmâyana, et ils adorent ça ! On peut en voir aussi à la télé en séries ou en cartoons. L



La Dimension cachée, Edward T. Hall,  traduit de l’anglais (États-Unis) par Amélie Petita, éd. Points, 256 p., 8,30 €. ARCHIVES-ZEPHYR/LEEMAGE

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HISTOIRE l’aléatoire qu’aux rigides lois RÉCIT LA MAISON du déterminisme ? LISIÈRE Kapka Kassabova « Suis-je encore un fils ? », se INDIGÈNE  traduit de l’anglais (Écosse) par Morgane Saysana, demande l’écrivain dont le Claro éd. Actes Sud, 182 p., 19,50 €. éd. Marchialy, 486 p., 22 €. père est mort et pour lequel il nourrit des sentiments  Les maisons ambigus. Et on sent comme hantées une pointe de jalousie pour À l’ombre des marches auxquelles ceux qui ont pu choisir nous a habitués leur père : Camus se liant à Voyage aux confins de l’Europe et de la Turquie. la littérature son professeur Jean Grenier, gothique sont Jean Sénac choisissant  Lisière aurait presque pu s’intituler « Les souvent des Camus. Mais – encore cette Limbes » tant on a l’impression, dans ce repor- ogres ; elles foutue coïncidence – tage sur la région où la Bulgarie, la Grèce et la dévorent leurs Sénac était un ami du père Turquie se rencontrent, de toujours naviguer habitants, et leurs fantômes de l’écrivain. Aucune entre deux eaux. Dans cette zone de montagnes crient depuis les entrailles échappatoire possible dans poinçonnées de grottes, les trois frontières où ils ont été engloutis. les couloirs étroits de La Maison indigène de Claro la maison mauresque et de convergent à la manière d’une série de plis su- semble au départ moins la famille. L’essai sinue perposés : c’est un espace où les histoires et les mythes on- vorace. Pour commencer, donc dans la Casbah, renifle dulent, où les pays et les cultures se mêlent. Le méli-mélo offre il n’existe aucun ancien les recoins de l’histoire des situations qui relèvent d’une clandestinité étalée au grand résident dont le spectre littéraire et grimpe aux jour, à l’image de ce bistrot turc proche de la frontière euro- pourrait rôder dans branches de l’arbre péenne où l’autrice aperçoit, dans une arrière-salle nettement les couloirs de cette villa, généalogique. En sortant visible depuis la salle principale, des contrebandiers menant conçue comme une sorte de prendre l’air, l’auteur espère leurs petites affaires interlopes. Dès le départ, le projet de Kapka vitrine architecturale : elle enfin parvenir à cohabiter Kassabova avait cette double saveur : née à Sofia, elle quitta la fut bâtie en 1930 à l’occasion avec l’esprit de son père Bulgarie avec sa famille lors de la chute du Mur et y revint, pour du centenaire de l’Algérie « dans une nouvelle maison, la première fois en vingt-cinq ans, pour sillonner une région française par le grand-père mentale, sentimentale ». chargée d’une réalité crue et teintée de romanesque, un lieu où de l’écrivain, l’architecte Pierre-Édouard Peillon Léon Claro. Et puis, si menu il lui était interdit de se rendre pendant la guerre froide et où il y avait, il est peu militaires et espions jouaient à cache-cache. À travers une série appétissant, l’auteur glissant PHILOSOPHIE de rencontres, Lisière restitue cette ambiance trouble. On y par homophonie vers la LE TEMPS croise un personnage emblématique du coin : Tako, Gitan mu- « maison indigeste qu’était DU PAYSAGE. sulman et gardien d’un monastère troglodyte. On marche aussi à mes yeux, à mes sens, AUX ORIGINES DE sur les pas de chasseurs de trésor en quête d’un légendaire à mes tripes, la famille ». LA RÉVOLUTION tombeau égyptien mystérieusement égaré dans la région. On La filiation est la grande ESTHÉTIQUE voit défiler des migrants syriens tentant leur chance. Et ce sont question de La Maison Jacques Rancière toutes les ambiguïtés de l’Europe qui affleurent. P.-É. P. indigène : en visitant cette   maison musée, cette maison éd. La Fabrique, 144 p., 14 €. en toc imitant le style mauresque, qui « arbore un  Le paysage manteau composite n’est pas c’est pour laisser place à de liberté qui va au-delà susceptible de créer l’illusion seulement notre conception moderne de la nature » et trouve des de la cohérence », l’occasion de de l’art où le paysage modèles utiles pour Claro se demande dans rêverie et de reflète par sympathie l’âme imaginer des sociétés quelle mesure il en va contemplation, humaine et l’organisation de harmonieuses. Les discours de même avec les familles. mais avant la communauté. Ce que nous sur la place du paysage Débarquent alors quelques tout une dit le paysage, c’est que l’art au xixe siècle, les manuels orphelins de père, parmi question philosophique n’imite plus la nature, mais même de jardinage, lesquels Albert Camus, qui, déterminante, affirme incarne une émotion et vise sont indissociables de la à 20 ans, visita la villa Claro Jacques Rancière, dont les à la découverte d’une idée : pensée moderne et s’en inspira pour travaux sur l’histoire elle est bien cette « finalité de la démocratie et nous un de ses premiers textes. de l’esthétique sont aussi sans fin » dont parle le confrontent à la question Quel heureux hasard – mais influents que ceux sur le c’est une autre interrogation problème de l’émancipation. philosophe de Königsberg. de l’égalité. Voudriez-vous de cette enquête sur les Lorsque Kant fait en 1790 Il y a donc une politique vous échapper méandres de la généalogie : de l’art des jardins, du paysage : en contemplant du monde que vous n’y cette dernière n’est-elle pas « cet artiste sans maître », celui-ci, l’homme découvre arriveriez pas… autant soumise aux ruses de une partie des beaux-arts, « une puissance rationnelle Alexandre Gefen

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HISTOIRE DES IDÉES PROMENADE OTIUM CARNET D’ADRESSES DE QUELQUES Jean-Miguel Pire PERSONNAGES FICTIFS DE LA LITTÉRATURE  éd. Actes Sud, 224 p., 21 €. Didier Blonde éd. L’Arbalète/Gallimard, 256 p., 19 €.

 Penser l’art, qu’on le crée Rues Scribe ou qu’on le contemple, Une enquête sur les adresses des héros de roman. ne se réduit pas à un mot.  Les romans fourmillent donnant sur une autre rue. Une adresse est un « La rationalité d’adresses, d’indications topo­ certificat d’existence. Plus tard l’excentrique doit s’allier graphiques, de descriptions courtisane de L’Éducation sentimentale, « la Ma­ avec la d’immeubles et de numéros de réchale », dont Frédéric Moreau devient l’amant sensibilité, téléphone. L’œuvre de Patrick passager, a stimulé son tempérament d’enquê­ la subjectivité, le plaisir, la Modiano, adepte, comme teur. À quel étage vit-elle ? Comment sont dis­ curiosité, le goût. » À l’origine pourtant, il y avait un terme Georges Simenon, des bottins posés les appartements de son immeuble ? Qui utilisé dans l’Antiquité, téléphoniques, en regorge. Nous n’y prêtons sont ses voisins ? Quelle est leur profession ? Di­ l’otium, dont le neg-otium, le guère attention. C’est une erreur. dier Blonde s’est mis à collectionner, à vérifier négoce, désormais au cœur Parées de l’apparence de la vérité, ces informa­ et à recouper les adresses où habitent les héros de nos sociétés, constituait tions souvent cryptées, parfois fausses, ont leur romanesques. l’opposé. Pour revenir part de mystère. Seul Didier Blonde, nouveau Dans son Carnet d’adresses, précédé d’une sur l’histoire de la dévaluation maître de l’étrange, a la patience de traquer le belle présentation, les données domiciliaires de cette notion, Jean-Miguel vrai du faux dans la géographie urbaine se­ de ces fantômes sont confrontées aux informa­ Pire utilise des oxymores : mi-réelle des écrivains. Il grandit à Neuilly à tions infaillibles du célèbre annuaire « loisir studieux », « ennui quelques encablures d’Arsène Lupin et eut une ­Didot-Bottin, inséparable bible de Didier fécond », « spéculation révélation quand il s’aperçut que le 95, rue Blonde. Chaque page de ce calepin baroque gratuite »… Né en Grèce Charles-Laffitte, où logeait son « premier héros nous porte aux frontières du réel. antique, l’otium  se trouve dès l’Empire romain relégué moderne », cachait une deuxième entrée Olivier Cariguel à la sphère privée, ce qui reste quand les obligations publiques ont été remplies. Par la suite, il ne cessera de HISTOIRE l’auteur du best-seller mondial de marine, Harro avança se définir négativement : LES INFILTRÉS. L’Extase totale. Le IIIe Reich, masqué. Jeune intellectuel au loin des guerres de Religion L’HISTOIRE DES les Allemands et la drogue. charisme séduisant, il recrutait avec Montaigne, contre les AMANTS QUI Son deuxième livre lors de fêtes débridées sociétés corporatistes avec DÉFIÈRENT peint l’univers de la bohème dans de beaux lofts. Adepte les sociétés de pensée berlinoise qui donna de l’entrisme, il rejoignit prérévolutionnaires, contre HITLER  naissance à ce mouvement à 23 ans les rangs de l’armée Norman Ohler  l’utilitarisme, l’Église, le traduit de ralliant jusqu’à 150 membres pour infiltrer le ministère positivisme… En résistant à l’allemand par Olivier Mannoni, lors de sa décapitation par de l’Air, avec un programme travers les siècles, l’otium  éd. Payot, 432 p., 22 €. la Gestapo à la fin de 1942. simple : combattre le IIIe Reich néanmoins se réinvente. Il ne Tel un rhizome, l’organisation de l’intérieur, tapi en se manifeste pas seulement  Une résistance non hiérarchique menait des son cœur. Mais les membres par la contemplation, allemande actions illégales si diverses de l’Orchestre rouge, véritable mais aussi par la lecture, la minoritaire qu’elle dérouta les soixante- réseau social, subirent conversation, et prend peu à s’était levée cinq inspecteurs chargés de une double peine. Les nazis peu une dimension politique, contre « la l’enquête. À son actif : s’employèrent à effacer devenant une éducation mise au pas » informations sur la légion à tout jamais leurs noms de la indispensable. Otium est ainsi des structures Condor durant la guerre civile mémoire collective : Harro un plaidoyer convaincant démocratiques espagnole et les préparatifs et Libertas Schulze-Boysen pour que celui-ci, avant l’arrivée de Hitler au de l’opération Barbarossa sont condamnés à mort par apprentissage au-delà du pouvoir en 1933. L’histoire du transmises à l’URSS, tracts, le Reich et exécutés en 1942. résultat, travail au-delà réseau monté par Harro et affichettes sur « Le Paradis À l’aide d’archives inédites du produit fini, émancipation sa femme Libertas Schulze- nazi » collées sur les murs de et sur un rythme de thriller au-delà du prestige social, Boysen, que la Gestapo Berlin, aide aux Juifs. addictif, Norman Ohler langage au-delà des mots, dénommait, faute de nom, Petit-neveu du père de reconstitue leur résistance et soit accessible à tous. « l’Orchestre rouge », est la marine allemande, l’amiral leur assure une victoire Eugénie Bourlet retracée par Norman Ohler, von Tirpitz, et fils d’un officier posthume contre l’oubli. O. C.

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tout, se valaient. Ainsi, le grave et l’a­ nodin marchent ensemble, comme lorsque : « Pierre Bergé choisit oppor- tunément ce moment pour me traiter publiquement de “connard” et Agathe [sa fille] pour me battre à “Saute, petit poney”, il y a des jours comme ça où l’ad- versité s’acharne. » Il y a souvent chez Éric Chevillard ce côté perecquien : si l’écriture avance avec une boussole indiquant un nord bien précis (un projet annoncé clairement), ce n’est que pour mieux errer, car le nord est certainement partout. L’intention dans Monotobio est de relier ce qui n’a – semble-t-il – rien à voir : « Qu’im- porte alors si je perdis mes lunettes de plongée dans la vague qui me lança tout en vrac sur la plage de la Perle, puisque de toute éternité m’attendait le gratin de patates douces de Félicité. » Mais que vaut une intention face aux vents du des- tin ? Après tout : « On ne comprend pas tout ce qui nous arrive. Le chaos est PATRICE NORMAND/ÉD. DE MINUIT Éric Chevillard : « De toute éternité m’attendait le gratin de patates douces de Félicité. » l’ordre véritable du monde : la pierre brute possède plus d’angles pour le strict AUTOBIOGRAPHIE emboîtement des choses que la brique ou le parpaing. Nous dévalons irrésisti- MONOTOBIO Éric Chevillard éd. de Minuit, 170 p., 17 €. blement la pente avec l’éboulis. » Paro- diant ou imitant la mécanique de la fa- talité, l’écriture expose celle du langage : les conjonctions de coordination et les Pas de ça marqueurs logiques sont versés à la pelle pour cimenter tant bien que mal cette li- tanie de faits. Mais « est-il sage de s’en avec moi remettre ainsi entièrement à la syntaxe Quand un virtuose de l’ironie s’empare du genre autobiographique, pour assurer la cohérence d’une vie » ? ce dernier a intérêt à se tenir à carreau. D’autant plus qu’on « se repère, on se reperd, l’homophonie est le seul paysage familier des âmes errantes ». La maîtrise  L’autobiographie, cette autobiographies. En grand maître de du langage, exercice auquel excelle Éric passion triste de l’édition l’ironie, l’écrivain pince-sans-rire Chevillard ne pèse pas lourd face au avec ses tombereaux de s’amuse cette fois dans Monotobio avec poids des situations qui s’agglutinent : la ­témoignages (pas une l’ironie du sort : s’il n’y a pas de pause littérature est une légère et éphémère « personnalité » sans le dans l’existence, il y a tout de même des écume ornant la vague du destin. sien) et d’introspections causes, même si les situations racontées Que dire donc de l’autobiographie, écrites par un tiers tapi par l’auteur sont prises dans un grand genre dont l’ambition est d’être clouée dans l’anonymat. L’autobio, genre mo- glissement de terrain causal. C’est sans au sol des faits ? Surtout quand, même notone. Autant appeler la sienne « mo- doute la troisième explication du titre avec toute l’ardeur du monde, écrire sa notobio » ; comme ça on entend d’em- jouant sur la fusion de deux mots. Mo- vie serait forcément la réécrire. Vieille blée le monologue monomaniaque qui notobio se présente comme un étonnant rengaine : l’autobiographie est toujours jacassera des « moi, moi, moi ». Et puis et très amusant mélange, simultanément un roman. Rien de dramatique à re­ cela permet d’obtenir « quatre O fourre-tout et classeur. Éric Chevillard connaître cela, autant s’en amuser avec comme quatre roues bien rondes, car il y rappe des copeaux de son existence et Éric Chevillard, car « il y a tout de s’agit de ne pas traîner ». Ainsi va la vie les laisse fondre ensemble, opérant des même du liant entre les faits, pour ne ci- selon Éric Chevillard, sans temps morts ; rapprochements logiques ou incongrus ter justement que le fromage fondu ». ainsi devraient donc aller nos – comme si l’ordre et le désordre, après Pierre-Édouard Peillon

Mai 2020 • N° 29 • Le Nouveau Magazine Littéraire 63 était venuétait d’exhumer ré les manuscrits camarades grecs (un millier d’hommes d’hommes (un grecs millier camarades ses par l’armée désigné par américaine, 1943 au 5 d’octobre Mauthausen de autrichien Moyen-Orient, du prisonnier camp fut qu’il alors lebruck tentait de gagner àInns arrêté Iakovos Kambanellis, le temps de l’après. Né àNaxos en 1922, en ce qu’iltionnaires évoque également démarque autres des concentra écrits après son retour,digés Mauthausen  essais critique 64 Le chef-d’œuvre d’un Grec qui raconte son calvaire àMauthausen.

Horreur et espérance et Horreur Le NouveauLe Littéraire Magazine mai 1945.mai Après libération sa Libération ducampdeconcentration deMauthausenenAutriche en1945. tout » et que le moment n’allait bien pas du Kennedy, paix que « la deaprès l’assassinat semblait àson auteur, fois en 1963, qu’il alors Publié pour la première la pour Publié traduit du grec par Solange Festal-Livanis,traduit parSolange dugrec éd. Michel, Albin 384p., 22,90€ MAUTHAUSEN  MAUTHAUSEN

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• Mai 2020 se se - - - RÉCIT Iakovos Kambanellis premier aria fortement autobiogra fortement aria premier vain son amour. « Comme elle est elle son amour. « Comme vain jeune cherche prisonnier phique, un en maton de « tousfère les autres. Dans Mauthausen et envoûtantes. » jusqu’à sont notre lumineuses départ, 1945 restent cauchemar, un les autres, àMauthausenjournées jusqu’au 5 damentalement duel. « Pour moi, si les mois. Aussison récit révèle-t-il se fon deux pendant encore place sur meura comprendre àquel point ce dernier dif son qu’ilalors récit, pour terminait de poèmes des Kambanellis inspirée juives) être pour leur représentant, de il toutes centset près àpeu femmes, deux Il faut écouterIl sublime la » (« Cantique cantiques »), des de Mikis Theodorakis,

Ballade de de Ballade Asma as mai mai - - - - -

TALLANDIER/BRIDGEMAN IMAGES coins de la mort/Jusqu’à decoins la ceque dispa L’amour tous les en plein midi/Dans l’escalier, les miradors,/ gaz,/Dans les à chambres carrière,/Dans la dans place,/Que nous la sur nous aimions route,/Que la sur nous nous enlacions embrassions nous nous que porte/Pour m’oublie du monde, pas./Joie àla viens ne sera finie, guerre la glacées/Lorsque mains aux effarouchés/Fillette yeux aux « Fillette essence illusoire : victoire par la consolationfolie, la d’unede confins aux espoir un quante exprime beauté, dernier poème d’unemine »), cho (« Quand ter se guerre la » o polemos « affleure. de vie la scandale Partout, le brûlent et saccagent. pillent, ex-détenus,d’avoir Les effarés survécu, n’allaient échapper ànotre pas joie. combattants] retrouvée.berté « [Les Mauthausen. D’amour, beaucoup est il question dans bien-aimée ? » ma Dachau/N’avez-vousde filles vu pas d’Auschwitz/Jeunes Jeunes filles belle. neveux./Personne savait qu’elle si était les che dans petitjours/Et peigne un contralto]/Avec robe sa de tous les de voix de sonrandouri inimitable pas essayer.pas et toutde cela, impossible aussi de ne rien d’autre : impossible est de guérir il thausen, » Mau tendu de plus effroyable. racontantse cequ’ils avaient ou en vu nus de “soigner” se les autres les uns en habituel entre« C’était anciens déte On secoue. se On rappelle. se meil. s’étouffe »,un Grecgémit en son som bération n’effacera voix « Ma rien. d’unbottes li La autre avec langue. sa appelé est briquer pour narrateur les rant les quatre bras jours du dans laissent Polonais à quatre qu’ils morts lui attachent SS paniquent. un Des nazis suffira : enavrilnous sommes 1945, les page première La recension. vantable dont on l’épou au lecteur épargnera […],france du supplice […], de folie » la la souf de « mythes àces fiantes », « histoires terri àces au reste, barrage son ombre. »raisse belle, ma bien-aimée, [chante ma bien-aimée, Fa belle, Maria Poèmes, espérances, pour former un former pour Poèmes, un espérances, ; il en perd la raison. Sur quoi Sur en perd le raison. la ; il AUX CONFINS DELA FOLIE on le comprend ne vite, dit De bonheur aussi, de li aussi, bonheur De Fabrice Colin Otan teliosi teliosi Otan » » ------WW

signets

franceculture.fr/ Écoféminisme @Franceculture Une « arme de déconstruction massive » Entretien avec l’autrice d’une synthèse sur ce mouvement, pour qui violences faites aux femmes et destruction de la planète sont liées. LA

Quarante ans après son invention aux États-Unis, l’écoféminisme reste diffi- COMPA- cile à cerner et peine à se faire une place dans le débat d’idées français. Dans GNIE Être écoféministe, la philosophe Jeanne Burgart Goutal fait l’histoire et l’ana- lyse de ce mouvement. DES Comment définir l’écoféminisme ? Jeanne Burgart Goutal. – L’écofémi- nisme est un mouvement d’actions et ŒUVRES. d’idées, né au milieu des années 1970, à l’articulation du féminisme radical et de l’écologie politique. Le point com- mun, c’est la conviction que « l’oppres- sion des femmes et la destruction de la planète ne sont pas deux phénomènes Matthieu distincts, mais deux formes de la même Garrigou- violence », pour citer Mary Judith AMAURY CORNU/HANS LUCAS/VIA AFP Ress. Les écoféministes cherchent donc Le 8 mars 2020, Lagrange à comprendre – et à lutter contre – ce manifestation féministe à Paris. qui « fonde les oppressions insépa- rables de race, de sexe, de classe, et la radicale, anticapitaliste, altermondia- destruction écologique » (dixit l’écri- liste du mouvement, que cela laisse per- DU LUNDI vaine américaine Starhawk), ce qui les plexe. L’écoféminisme apparaît parfois AU JEUDI conduit, selon Greta Gaard, à « redé- comme inoffensif, sexy, alors que c’est finir le féminisme comme un mouve- un mouvement très politique, qui a dé- 15H-16H ment destiné à abolir toutes les formes veloppé une critique sans concession d’oppression ». du capitalisme patriarcal, du caractère En Qu’avez-vous découvert en chaussant néocolonialiste de l’économie globali- partenariat vos « lunettes » écoféministes sée, de l’intersectionnalité des domi- avec sur l’histoire, les sciences humaines ? nations… Si on le réduit à une affaire Lorsqu’on perçoit les discours qui de « leadership féminin » ou à un tissent nos représentations collectives folklore de jeunes « sorcières » à travers les lunettes écoféministes, on blanches trendy, on le dénature totale- se rend compte à quel point ils sont im- ment. Pour être vigilant face aux pos- prégnés de biais androcentriques, voire sibles récupérations, il y a tout intérêt sexistes, spécistes, colonialistes. Cela à redécouvrir l’histoire réelle de dit, « l’arme de déconstruction mas- l’écoféminisme. sive » qu’est cette grille de lecture éco- Propos recueillis par Aurélie Marcireau féministe a quelque chose d’enthou- À lire en intégralité sur le site du NML siasmant : c’est comme si tout était maintenant à (ré)inventer. L’écoféminisme connaît un vrai regain. Être écoféministe.

Quels en sont les risques ? Théories et pratiques,  Abramowitz L’esprit J’observe un de l’écofémi- Jeanne Burgart Goutal,  revival éd. L’Échappée, d’ouver- nisme depuis la COP21. Mais, parfois, 320 p., 20 €. il y a un tel décalage avec l’histoire ture. © Radio France / Ch. dossier littérature

IENCE- CTION TOUS NOS AVENIRS POSSIBLES

Voyager entre les planètes. Parler à d’autres espèces. Réinventer la société. Raconter son anéantissement. Allumer ou éteindre les étoiles. La littérature de science-fiction accomplit tous nos rêves et tous nos cauchemars. À l’univers insondable elle oppose un imaginaire humain en perpétuelle expansion. Cent ans après la naissance de trois de ses maîtres (Isaac Asimov, Ray Bradbury et Frank Herbert), retour sur un genre qui rattrape aujourd’hui nos existences confinées.

Dossier coordonné par Alexis Brocas COLL CHRISTOPHEL Le Voyage dans la Lune, de Georges Méliès (1902).

66 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 29 • Mai 2020 dossier littérature

AVATAR de James Cameron 2009 USA

Blade Runner (1982) - Dir: Ridley Scott TWENTIETH CENTURY-FOX FILM CORPORATION/GIANT STUDIOS/LIGHTSTORM ENTERTAINMENT/PROD DB/KCS/AURIMAGES - LADD COMPANY/WARNER BROS/ THE KOBAL COLLECTION/AURIMAGES JOHAN PAULIN/COLLECTION CHRISTOPHEL De haut en bas : Avatar de James Cameron (2009), Blade Runner de Ridley Scott (1982) et la série suédoise Real Humans (Lars Lundström, 2012-2014).

Mai 2020 • N° 29 • Le Nouveau Magazine Littéraire 67 dossier science-fiction

magie narratifs. Ainsi, Kim Stanley Ro- binson, qui imagine la terraformation de Mars la Rouge en se fondant sur les spéculations de la Nasa, ou le Chinois Prenez les issues Liu Cixin, qui nous montre, de la ma- nière la plus crédible possible, les efforts de l’humanité pour se doter de techno- logies spatiales et répondre à la menace de secours ! d’extraterrestres plus avancés.

Entre fuite dans le cosmos et récits apocalyptiques, HORS DU PLACENTA DE LA RÉALITÉ la science-fiction offre bien des scénarios pour dessiner un Un lieu commun prétend que cette lit- traité de savoir-survivre à l’usage de toutes les générations. térature, sous couvert de parler du futur, ne raconterait que le présent de l’auteur. Par Alexis Brocas Certes, les romanciers de science-fiction s’amusent souvent à pousser à fond les paramètres du monde où ils vivent ecteur, du haut de cette mon- représentants de l’espèce dans un monde – voir les innombrables fictions post­ tagne de livres élevée par nos en proie aux feux d’une combustion apocalyptiques écrites pendant la guerre soins, tous nos avenirs te re- lente saisis par Cormac McCarthy dans froide. Mais l’imaginaire a des pouvoirs gardent. Tel un voyant préco- La Route. Mais la SF ne se limite pas à qui excèdent la raison : même forgées gnitif dans un roman de ­Philip ces deux horizons, anéantissement ou dans les peurs ou les élans propres à leur K. Dick, tu peux contempler épanouissement, elle décline tous les époque, ces œuvres continuent de nous ldans leurs pages l’infini des possibilités stades intermédiaires, et notamment via emporter. Parce que l’auteur aura su dé- qui s’offrent à notre espèce. Et aussi sil- la « hard science », qui s’efforce de ra- passer son inspiration première pour lonner les frontières sans cesse repous- conter la conquête de l’espace de façon créer un univers capable de subsister hors sées de l’imaginaire humain. Alors sus- réaliste, sans recourir à des tours de du placenta de réalité qui l’aura vu MATJAZ SLANI/GETTY IMAGES pend ici ton incrédulité et prépare-toi au Vue d’artiste sur le futur. voyage. Puisque ton actualité s’est chan- gée en un mauvais roman de science-­ fiction, il est temps d’en lire de la bonne. Dans un de ces volumes oubliés, l’es- sai La Faim du tigre, le chef de file controversé de la science-fiction fran- çaise René Barjavel envisageait notre avenir sous la forme d’une alternative : soit nous nous autodétruisions, poussés par notre désir dévorant, cette « faim du tigre » qu’il voyait en nous ; soit nous nous envolions pour exporter ledit désir dans l’espace – cela tombe bien, notre désir est infini, et l’univers également ! Barjavel n’était sans doute pas le plus grand des philosophes, mais il semble qu’il voyait juste. Nous quitterons notre berceau ou mourrons dedans, comme les espèces qui nous ont précédés. Et la science-fiction illustre ces deux avenirs potentiels. D’un côté, l’homme dévo- rant l’espace, ses trésors, ses mystères, et y installant de grands empires galac- tiques, comme celui du centenaire Asi- mov dans le cycle Fondation, ou le Retz de notre contemporain Dan Simmons dans Hypérion. De l’autre, la science-­ fiction apocalyptique et ses variations sur la solitude poignante des derniers

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naître. Dune de Frank Herbert a beau Vermilion Sands, de J. G. Ballard – qui favorisent l’évasion. Ce n’est pas pour puiser dans l’Antiquité et le roman d’es- voyait cette station balnéaire du futur cela qu’il faut les percevoir comme de pionnage, son univers, avec ses ordina- inventée par lui comme sa retraite, la vaines créations hors sol. Prenez le récent teurs humains, ses navigants immortels, « banlieue de son esprit ». Ces livres-là Qui a peur de la mort ? de l’Afro-Amé- est trop loin du nôtre pour nous paraître sont des refuges ouverts aux lecteurs ricaine Nnedi Okorafor. Le roman ra- un jour désuet. ­issus de tous les espaces-temps. conte, dans une Afrique postapocalyp- Et que dire des créations d’imagi- tique, l’initiation et la quête vengeresse naires qui doivent l’essentiel de leur DONNER LA VOIX AUX HUMAINS d’une jeune sorcière pour retrouver ce- substance à l’esthétique personnelle Refuge ! Le mot est lâché. Car un autre lui qui a violé sa mère et se trouve être d’un artiste ? Le temps aura beau filer, reproche que l’on adresse à la science-­ son père. Son monde est très éloigné du l’océan pensant qu’étudient les savants fiction est non plus de rester plaquée au nôtre : l’apocalypse s’est produite en un du Solaris de Stanislas Lem demeurera présent tout en feignant de s’envoler, temps si reculé que personne ne s’en sou- insondable, et ses « symétriades » gar- mais de chercher à nous exfiltrer de la vient, les bribes de technologie qui fonc- deront leur mystère. Les Chroniques ­réalité, de favoriser « l’escapisme », tionnent encore sont très supérieures à martiennes ont beau avoir été datées par l’évasion. Certes, et alors ? L’humain a celles qu’a produites le xxie siècle, et Bradbury – et leurs dates reportées dans été doté d’un imaginaire capable de créer ­surtout la magie est partout. De la les éditions ultérieures à mesure que des mondes indépendants si développés science-fiction « escapiste », donc ? Pas nous rattrapions leur chronologie –, ces que les éléments exactement : à tra- textes frappent toujours au cœur. Parce qui les ont inspirés La science-fiction vers des scènes de

que l’auteur, lui aussi centenaire en deviennent indis- nous renvoie pillage, d’excision, 2020, a su enrober ses cités martiennes cernables. N’est-il ou des rapports de d’un matériau antivieillissement qui pas bon qu’il s’en à nous-mêmes. l’héroïne avec son s’appelle poésie. Et ce que les Chroniques serve ? Il me semble que toutes les œuvres fiancé, magicien moins doué, l’autrice disent sur la propension de l’homme à de science-fiction, même les plus débri- nous parle aussi de l’Afrique d’aujour­ reconnaître la beauté quand il la voit et dées, nous parlent à la façon du convec- d’hui. Ce n’est pas que son roman soit à ne pouvoir s’empêcher de la détruire teur Toynbee, inventé dans la nouvelle une transposition du présent dans un relève des vérités éternelles. Et, de même, du même nom par Ray Bradbury. avenir lointain, c’est juste que la roman- Vue d’artiste sur le futur. L’argument de ce texte est simple et cière a intégré, à son futur imaginaire, merveilleux, comme tout ce qui sortait des formes de violences dont elle ima- de la plume de cet auteur : un beau jour gine qu’elles auraient pu perdurer d’une époque de crise qui ressemble à la jusqu’à lui. Cela n’en fait pas pour au- nôtre, un homme invente une machine tant un roman militant, mais participe à voyager dans le temps, s’en va dans le de sa portée politique, inscrite dans son futur et en rapporte des images fantas- esthétique : il n’est pas anodin de pu- tiques d’un monde de tours immenses blier, dans le domaine de la science-­ et d’océans ressuscités, où l’humain a su fiction, aujourd’hui, un roman entière- conjuguer développement technolo- ment sis en Afrique, qui ne nous dit rien gique et respect de la nature. Ces images de ce qu’il est advenu sur les autres conti- suscitent un formidable espoir dans la nents, dont le seul personnage blanc population, qui s’empresse d’accomplir – un sorcier – est sans doute albinos. ces visions. Parvenu au bout de sa vie, Comme ce n’était pas rien de montrer, l’inventeur révèle alors la supercherie. Il en 1969, une société dont les membres n’y a jamais eu de voyage dans le temps. naviguaient d’un genre à l’autre, comme Ses images n’étaient que des truquages le fit Ursula Le Guin dans La Main pour montrer la voie aux humains. Au gauche de la nuit. vu du résultat, il ne regrette pas ! De Qu’elle se serve dans le présent, dans même, la SF, quand elle envoie des vais- le passé ou dans l’imaginaire, dans les seaux dans la galaxie en résolvant d’in- sciences dures ou les sciences humaines, solubles questions physiques : elle nous la science-fiction permet toutes les com- donne de l’espoir, nous laisse entendre positions et recompositions. Elle est qu’un jour peut-être… Mais elle peut cette littérature qui peut envisager l’ave- aussi bien nous donner des cauchemars nir à partir du passé, mêler les saveurs et et nous montrer la voie à ne pas suivre. se faire fantastique, ésotérique, mili- Bien sûr, les romans de science-fiction tante ou nihiliste… Elle nous renvoie parlent souvent, entre autres, du présent. simplement à nous-mêmes. Mais, entre- Ce n’est pas une raison pour les lire temps, elle nous aura laissé sur les lèvres comme des allégories. Bien sûr, ils un goût d’infini. L

Mai 2020 • N° 29 • Le Nouveau Magazine Littéraire 69 dossier science-fiction Avis de réapparitions Ils sont tous trois nés en 1920. Cent ans plus tard, les écrivains Isaac Asimov, Ray Bradbury et Frank Herbert offrent plus que jamais des scénarios inestimables aux jeunes générations pour rêver et bâtir un autre monde.

Frank Herbert UN THÈME ASTRAL AU ZÉNITH

une… Arrakis… Planète l’univers de Dune a de quoi séduire : science-fiction grâce à un roman irrigué des sables sillonnée de dans ce monde d’après l’informatique, de psychanalyse, Le Dragon sous la mer. tempêtes capables d’ar- on trouve des hommes éduqués comme Le premier volume de Dune, racontant racher la chair des os, des machines (les Mentats), des femmes la chute de la maison des Atréides et l’as- aux profondeurs traver- qui travaillent à mêler les cension de son dernier des- sées de vers longs de cen- génétiques des grandes cendant, Paul, lui prit six dtaines de mètres, où la moindre goutte maisons pour faire surve- ans de travail et fut rejeté d’eau est un trésor. Mais là pousse aussi nir un élu (les membres du par des dizaines d’éditeurs la précieuse épice qui permet, entre Bene Gesserit), des êtres avant d’être accepté par une autres, le voyage interstellaire – ce qui immortels et déformés par petite maison spécialisée en fait un enjeu essentiel, dans l’Impe- l’usage de l’épice (les navi- dans les manuels de mé­ rium futuriste inventé par l’Américain gateurs de la Guilde)… canique à l’usage des gara- Frank Herbert, et un objet de dispute C’est aussi le premier texte gistes en herbe. Publiée en pour ses grandes maisons féodales. Avec de science-fiction large- 1965, la saga connut tout de ses mille complots, ses « plans dans les ment écologique : l’un des ULF ANDERSEN/GETTY IMAGES suite un grand succès cri- plans dans les plans », son intrigue enjeux est de transformer Frank Herbert tique. Le succès public, lui, (1920-1986). principale messianique, son cadre mê- Dune la déserte en jardin. vint progressivement au lant Antiquité, féodalité et capitalisme La légende veut que tout cela soit né cours des années 1970-1980, à mesure pétrolier, et sa foule de personnages d’un reportage sur les dunes de l’Ore- que Frank Herbert ajoutait des tomes : agissants et complotants, la saga Dune gon que réalisa Frank Herbert l’année Dune serait aujourd’hui le roman de est l’une des plus complexes de la de ses 39 ans. À l’époque, le romancier, science-fiction le plus vendu au monde. science-fiction. Elle fut néanmoins l’une issu d’une famille très modeste, a plu- Et il continue à fasciner les cinéastes : des plus populaires dès lors que David sieurs vies derrière lui : ancien photo- le réalisateur ­ en pré- Lynch en fit un film – après les tentatives graphe de guerre, analyste de formation pare une nouvelle adaptation, annon- de Jodorowski et de Salvador Dalí, qui junguienne et journaliste, il s’est déjà cée pour novembre prochain. s’y étaient cassé les dents. Certes, fait un nom dans le milieu de la Alexis Brocas UNIVERSAL/THE KOBAL COLLECTION / AURIMAGES

En 1984, David Lynch adaptait Dune au cinéma.

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Ray Bradbury LE GÉNIE MÉLANCOLIQUE Isaac Asimov (1920-1992). MP/PORTFOLIO/LEEMAGE l sentit son sourire s’estomper, fondre, se racornir « comme une peau desséchée, comme la cire d’une bou- Isaac Asimov UN ROBOT gie fantastique, qui a brûlé trop longtemps, se noie et i étouffe la flamme. Nuit d’encre. Il n’était pas heu- DANS LA BOÎTE À IDÉES reux. Il n’était pas heureux. Il se répétait cette phrase. Elle exprimait un état de fait. Il portait son bonheur comme un Voilà le genre de pari qui vous catéchol », collaborateur de masque et cette fille s’était sauvée à travers la pelouse avec le ferait trouver le confinement l’écrivain-éditeur John Camp­ masque. » Cet extrait de Fahrenheit 451 n’est pas une mise trop court : lire tout Isaac Asi- bell et de la revue Astounding,  en abyme, mais il définit exactement l’effet que la prose de mov. Romancier, nouvelliste, homme de gauche et oppo- vulgarisateur scientifique, ce sant farouche à la guerre du Ray Bradbury produit à la première lecture : elle vous révèle graphomane aligne plus de Vietnam, Isaac Asimov, styliste à vous-même, vous montre votre propre mélancolie, votre 400 titres. Il a écrit sur à peu médiocre mais source d’idées inadéquation avec le monde qui vous entoure. Elle arrache près tout (Dieu, Shakespeare, époustouflantes, aura marqué votre masque, et vous ne voudrez jamais plus le porter. Im- la Bible, la physique quan- l’histoire de la science-fiction, mense poète en prose – ainsi le définissait Aldous Huxley –, tique, Sherlock Holmes…), re- et ce surtout grâce aux Robots Bradbury est arrivé en lit­ prenant plusieurs fois les et à Fondation. térature par deux chefs- mêmes thèmes, produisant Dans Les Robots, il imagine les d’œuvre : les Chroniques trente ans plus tard d’inutiles trois règles de la robotique (un martiennes (1950), qui re- suites à ses plus grands succès, robot ne peut porter atteinte latent, en nouvelles enchaî- s’associant à certains de ses à un être humain, il doit obéir nées, le désastre de la coloni- confrères (Robert Silverberg, aux ordres qui lui sont donnés sation de Mars par les deux fois) pour étirer en ro- par un être humain, et doit mans certaines de ses nou- protéger son existence) deve- Terriens. Et Fahrenheit 451 velles, s’essayant à d’autres nues légendaires et les tourne (1953), sa fameuse dystopie genres comme le polar (Le dans tous les sens au long de sur une société qui proscrit Club des veufs noirs, amusante sept romans et trente-trois les livres et sur la trajectoire série de romans à énigme), tis- nouvelles pour en exprimer les du pompier Guy Montag sant à sa propre gloire une au- paradoxes jusqu’à la dernière qui, un jour, en a ouvert un. tobiographie grotesque de goutte. Fondation, inspiré par

Bradbury a écrit d’autres SOPHIE BASSOULS/LEEMAGE suffisance, Moi, Asimov. les livres de l’historien Edward ­romans et recueils remar- Ray Bradbury (1920-2012). Natif de la région de Smolensk Gibbon sur Rome, raconte en quables – La Foire des té- (en 1920), Juif immigré aux sept romans la chute d’un em- nèbres, L’Homme illustré, Je chante le corps électrique –, mais États-Unis à l’âge de 3 ans, pire galactique dont la « psy- ce sont ces deux textes qui l’ont assis au firmament des au- lecteur frénétique, docteur en chohistoire » permet mille ans chimie, auteur d’une thèse sur à l’avance de prévoir l’évolu- teurs de science-fiction, où ses dons de styliste et sa préférence la « Cinématique de la réac- tion. Les deux sont marqués pour les questions humaines plutôt que pour les questions tion d’inactivation de la tyro- par le même art de la narra- technologiques lui valent une place à part. sinase pendant sa catalyse de tion, le même génie pour la Bradbury est un enfant des années 1930, et sa prose porte l’oxydation aérobique du construction d’intrigues et ont la marque de la grande dépression, mais aussi de son émer- posé avant tout le monde des veillement pour les divertissements d’alors – cinéma, fêtes problématiques qui ont large- foraines, baseball… Son enfance, très modeste, s’est dérou- ment essaimé. Quoi qu’on lée dans l’Amérique profonde, au gré des emplois que trou- pense de leur écriture fonc- vait son père. Elle a fait de lui un grand lecteur – Poe, Verne, tionnelle et de leurs person- Wells –, et un écrivain de vocation dès ses 11 ans. En 1934, nages archétypaux, ils restent la famille déménage à Los Angeles, et Bradbury se passionne des monuments indispen- pour le monde des revues de science-fiction, et pour ses ve- sables. La plus grande réussite d’Asimov dans le genre, plus dettes (Robert Heinlein notamment). Il publie sa première discrète, reste peut-être La Fin nouvelle dans une revue, à 18 ans. Trop pauvre pour s’ins- de l’éternité, roman unitaire crire à l’université, il hante assidûment les bibliothèques de écrit en 1955 qui épuise avec Los Angeles. Ainsi, c’est au sous-sol de la bibliothèque Powell une logique implacable le que Ray Bradbury écrivit ses deux chefs-d’œuvre, sur une thème du paradoxe temporel. machine à écrire payante – dix cents les trente minutes. Le Hubert Prolongeau prix de la gloire, quand on a du génie. A. B.

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S’ENVOLER Narrés au décollage Les voyages interstellaires et la terraformation des planètes sont deux thèmes essentiels du genre. Ce sont aussi deux horizons hors de portée de la science actuelle. Comment les auteurs font-ils pour s’en arranger ? Par Hubert Prolongeau

omment écrire de la concurrents doivent courir nus quinze vitesse de la lumière pour atteindre science-fiction sans secondes avant la perte de conscience, Proxima du Centaure, il faudra un peu que la science ridi­ trente avant des dégâts irréversibles. plus de quarante ans. Or le voyage ha- culise la fiction ? Si se rendre sur Mars est aujourd’hui bité le plus long que nous ayons fait Comment mettre en techniquement possible, la transformer jusqu’à présent est de quatre jours, en scène un voyage in- en une planète habitable est un rêve hors 1969, pour aller sur la Lune. À cette cterstellaire sans bafouer les lois de la phy- de portée, mais que les sciences actuelles aune, arriver sur Mars prendrait six sique ? Les auteurs de « hard science » permettent d’envisager. Kim Stanley mois. Mais les vaisseaux les plus rapides s’appuient sur la recherche souvent pros- Robinson, dans son imposante Trilogie conçus par l’homme font 30 kilomètres pective et poussent les contraintes de la martienne (1992-1999), se sert donc de par seconde, et se déplacent donc à un nature à leur extrême logique afin de ces perspectives scientifiques lointaines dix-millième de la vitesse de la lumière. produire des histoires capables de ravir pour raconter la terraformation de Mars Un vaisseau de mille tonnes (ce qui est aussi les lecteurs sourcilleux venus du de manière vraisemblable : ajouter de tout petit), sans humains à bord et navi- monde des sciences. À rebours des ap- l’azote et de l’oxygène à l’atmosphère guant à 10 % de la vitesse de la lumière, proximations d’une certaine science-fic- martienne, amener de l’eau en surface, a une énergie de mouvement équiva- tion débridée (« et son vaisseau l’em- laisser se développer des cyanobactéries lente à celle que consomme l’humanité porta à l’autre bout de la galaxie… »), ces – parmi les premiers organismes vivants tout entière pendant une année. Ce qui auteurs cherchent le vraisemblable, à dé- apparus sur Terre –, introduire les ani- résout d’emblée le problème : nous faut du vrai, et tablent sur des progrès maux et les plantes dans l’ordre selon le- n’avons pas assez d’énergie pour at- techniques crédibles, à défaut d’être cer- quel l’évolution les a fait apparaître chez teindre les étoiles. Et, comme une Fer- tains. Pour cela, autant aller au plus nous. Acharné à être crédible, il se fonde rari sans essence ne va plus vite qu’une proche : la Lune et Mars. sur la physique nucléaire, la mécanique, Smart, le problème est résolu. » Dans Luna (2015), Ian McDonald la dynamique des fluides, l’astronomie, Comment faire alors ? Une des solu- imagine que cinq grandes familles s’y la chimie, la géologie, la climatologie, tions consiste à jouer sur la durée du tra- disputent le monopole de l’hélium 3 l’écologie, les sciences humaines, la psy- jet. C’est l’invention du « vaisseau gé- – source d’énergie qui s’y trouve réel- chologie, l’économie, la politique, la géo- nération », cet appareil où sont lement et excite beaucoup la Nasa. La politique, la sociologie… embarqués des passagers dont les Lune n’a pas été terraformée, mais co- descendants atteindront la des- lonisée. Ses contraintes pèsent sur tous COMME UNE FERRARI SANS ESSENCE tination. Il faut alors que le les habitants. La faible apesanteur lu- Le voyage interstellaire est, en revanche, vaisseau soit très grand, ce qui naire est part intégrante du récit : on totalement impossible aujourd’hui, et limite encore sa vites­se. Il faut reconnaît les nouveaux arrivants à leur peut-être pour toujours. « L’échelle de pouvoir maintenir une vie à déplacement maladroit, les combats distance est inimaginable, explique l’as- bord, et le vaisseau doit sont menés au couteau, toute autre trophysicien Roland Lehoucq. La lu- arme étant trop dangereuse dans un ha- mière qui nous vient de la Lune met un bitat pressurisé, l’absence de ressources peu plus de 1 seconde 25 pour nous par- oblige à recycler jusqu’aux cadavres, venir, celle qui vient du Soleil 500 se- chacun doit veiller à l’équilibre de ses condes, celle qui vient de l’étoile la plus quatre éléments fondamentaux – l’air, proche, Proxima du Centaure, 4 années l’eau, le carbone et les données. Le livre et 3 mois. La distance moyenne entre s’ouvre ainsi sur une spectaculaire scène étoiles est ensuite d’à peu près quatre de course à la surface de l’astre, où les années-lumière. Si l’on va à 10 % de la

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fonctionner comme un écosystème Cixin, le prodige de la science-fiction tenté d’exploiter cette différence. Dans ­autosuffisant. C’est le cas du Gilgamesh chinoise, pousse l’honnêteté à infliger Spin (2005), Robert Charles Wilson dans le roman Dans la toile du temps les mêmes contraintes à ses extrater- met en scène une Terre soudain entou- (2015), d’Adrian Tchaikovsky, qui restres trisolariens désireux d’envahir rée d’une barrière à l’extérieur de la- aborde un problème concret : la perte la Terre. Les Trisolariens ont beau bé- quelle le temps s’écoule cent millions du savoir, des premiers passagers à leurs néficier d’une science très supérieure à de fois plus vite. Et La Guerre éternelle descendants. Dans Croisière sans escale la nôtre, ils ne peuvent voyager qu’à (1974) de Joe Haldeman imagine une (1958), Brian Aldiss pousse cette diffi- une fraction de la vitesse de la lumière, double temporalité : l’une est compo- culté à son extrême logique : les descen- dans le respect des lois de la physique. sée par l’existence d’un soldat qui vit dants de l’équipage de départ ne savent Comme leur planète se trouve à quatre plus qu’ils sont sur un vaisseau spatial, années-lumière de la nôtre, leurs vais- Ce jeu avec les et les niveaux du bâtiment sont devenus seaux mettront quatre cents ans à nous pour eux des territoires à explorer. atteindre. Par ailleurs, les Trisolariens paradoxes du Dans le même esprit et dans sa trilogie ont réussi à rendre impossible, sur voyage interstellaire

Le Problème à trois corps (2008), Liu Terre, tout progrès en physique des ouvre le champ à des particules. Du coup, nos descendants doivent se préparer à l’invasion en se idées cocasses. fondant uniquement sur la science dont nous disposons aujourd’hui – ce au rythme de sauts temporels effectués qui permet au romancier de pertinents à la vitesse de la lumière (les vaisseaux développements sur les avantages com- subissent des accélérations énormes parés de la propulsion chimique et de que leurs occupants supportent en état la propulsion nucléaire, et d’imaginer de biostase, dans des cocons de protec- notamment une sorte d’ascenseur ato- tion), ce qui diminue sa perception des mique où un appareil serait amené à durées ; l’autre est celle, inchangée, de des vitesses croissantes par une succes- la Terre. Ainsi, la guerre sur la planète sion d’explosions… dure mille cent quarante-six ans alors qu’elle ne prend au héros que trente- UN VERNIS DE CRÉDIBILITÉ deux ans de sa vie. La troisième solution et celle de Ce jeu avec les paradoxes du voyage l’hyper­espace, une sorte de raccourci interstellaire peut ouvrir le champ à des spatio-­temporel qui fait intervenir des idées plus cocasses : dans Le Problème concepts issus de la relativité générale. à trois corps, Liu Cixin imagine que les D’après Einstein, l’espace-temps est humains tentent de construire un vais- déformable. L’idée est alors de le mo- seau pour envoyer un ambassadeur à la difier pour diminuer la distance entre rencontre de la flotte d’invasion triso- le point de départ et le point d’arrivée, larienne. C’est théoriquement possible. en contractant l’espace devant le vais- À ceci près que le vaisseau sera tout pe- seau et en le dilatant derrière. On ap- tit, volera lentement et ne pourra em- pelle cela la propulsion métrique. Le porter qu’une charge très réduite vaisseau, tirant avantage des replis du – quelques centaines de grammes. tissu de l’espace réel, « sauterait » Faute d’ambassadeur, les Terriens en- d’un point à un autre. Cette idée a été voient donc… un cerveau humain largement utilisée, en science-fiction congelé, en pariant que les Trisolariens, classique, pour donner un vernis de avec leur science avancée, trouveront le crédibilité aux voyages interstellaires. moyen de le faire parler. L Mais elle pose un problème aux écri- vains de « hard science » : le temps La science comme l’imaginaire des navigateurs ne serait pas le sont fascinés par les voyages interstellaires, qui demeurent même que celui des habitants res- aujourd’hui – et peut-être tés au sol. Plusieurs auteurs ont à jamais – irréalisables. SHUTTERSTOCK / ALONES

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S’ENVOLER PANORAMA : HUIT PLANÈTES

Les auteurs nous proposent plusieurs destinations galactiques, au cas où. En voici quelques-unes qui valent le déplacement. Il suffit d’être patient pour les atteindre, mais nous sommes justement en train d’apprendre la patience, à toute vitesse. Par Alexis Brocas et Hubert Prolongeau

Luna (Ian McDonald)

La Lune d’Ian McDonald n’a plus rien de souriant : riche en hélium, une ressource nécessaire à la Terre, elle est exploitée par des compagnies aux pouvoirs immenses qui contraignent leurs ouvriers à des conditions de vie misérables. L’existence y est soumise à un système de classes très rigide, où tout est contractuel, et il faut acheter jusqu’aux éléments nécessaires à la survie. Rester à la surface est quasi impossible à moins d’équipements très lourds. Mon ami Pierrot, bienvenue au clair de l’enfer capitaliste !

L’Archipel du rêve Trantor (Isaac Asimov, Cycle de l’Empire (Christopher Priest) et Cycle de Fondation)

L’« archipel du rêve » est un univers Trantor est la capitale de l’Empire galactique : vingt millions de planètes à part, une suite d’îles éparpillées habitées, une population de quadrillions de personnes. Planète habitable la plus dans un monde voisin du nôtre que des proche du noyau galactique, elle connaît une activité tellurique (tremblements distorsions temporelles empêchent de terre ou volcans) quasi nulle. Sa surface est recouverte de dômes, et de cartographier. Chacune vit à son ses villes plongent à 3 kilomètres sous terre. Mais Trantor est menacée, et seule rythme, et le temps s’y écoule la « psychohistoire », science visionnaire du futur, pourrait sauver l’Empire. différemment des autres. Si chaque île Isaac Asimov s’est inspiré pour créer Trantor de Rome à l’apogée de son règne. est décrite de façon très précise, il y flotte aussi quelque chose de mouvant, d’impalpable. Monde du flou, labyrinthique, où rien n’est sûr, L’Archipel  Omale (Laurent Genefort, Cycle d’Omale) nous invite à la rêverie et au doute. Nul ne connaît la taille d’Omale, monde enfermé dans une immense sphère, à trente mille années-lumière de notre système solaire. C’est un univers plat, sans nuit, éclairé par un soleil immobile, Heliale, à la lumière qui ne change jamais. Le sous-sol est fait de carb, une matière extrêmement souple et solide. De grands déserts de carb séparent les aires de peuplement. Sur celle où vivent les humains vivent aussi deux autres races, les Chiles et les Hodqins, qui se disputent le territoire.

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Vermilion Sands (J. G. Ballard)

Trisolaris  Est-ce une planète, une station (Liu Cixin, Le Problème balnéaire martienne, une projection à trois corps) futuriste de Palm Springs, Californie ? Peu importe : Vermilion Sands est un refuge. Un monde méditerranéen Pauvres Trisolariens ! Leur planète, sans mer, où l’on vogue sur un désert Trisolaris, subit l’attraction de sable rouge, où l’on chasse les gravitationnelle de trois soleils – et il raies des sables, où les statues lui arrive de se retrouver prise chantent, où les maisons pensent, où au milieu, comme un ballon de rugby des rubans de poèmes jaillissent de dans une mêlée. Alors Trisolaris chez la voisine et où de belles femmes grille, et les Trisolariens n’ont qu’une dansent, la nuit, dans des boîtes de solution : se déshydrater, en nuit ensablées. Vision futuriste d’une Hypérion attendant que leur planète retrouve société de pur loisir à l’esthétique une orbite plus clémente. Ils ont bien digne de Salvador Dalí, Vermilion (Dan Simmons, essayé d’établir un calendrier Sands est l’une des plus belles Les Cantos d’Hypérion) des périodes chaudes, mais, comme destinations proposées par la SF. le savent nos astronomes, il est Son inventeur, J. G. Ballard, Dotée d’un soleil modeste, mais très impossible de prédire les trajectoires y est d’ailleurs retourné quatorze ans brillant, semée de mers d’herbes de si nombreux corps orbitant les uns durant, par le biais de nouvelles se hautes et de forêts des flammes autour des autres. Faut-il s’étonner si, déroulant là-bas. Celles-ci fournissent – ainsi nommées à cause des « arbres une fois informés de l’existence d’étonnants contrepoints de Tesla », capables de foudroyantes de la Terre, ils décident de l’envahir ? à ses romans souvent sombres. décharges d’électricité statique –, la planète Hypérion se singularise par ses labyrinthes souterrains, creusés par une race de bâtisseurs disparus. Et surtout ses « Tombeaux du Temps » Oasis (Michel Faber, Le Livre des choses venus du futur autour desquels se étranges et nouvelles) déroulent d’étonnants phénomènes spatiotemporels. Ils sont par ailleurs la demeure du Gritche, créature De prime abord, Oasis est une planète décevante : elle ressemble à une meurtrière et objet de culte pour version tropicale de la Terre, avec des pluies vertes et une flore et une faune l’Église gritchtèque, dont l’existence moins variées (malgré la présence d’étranges canards dentés). Sa population, constitue par ailleurs l’un des plus en revanche, vaut le détour : d’étranges petits humanoïdes dont les têtes beaux mystères forgés par la SF. ressemblent à « d’énormes noix, laiteuses et roses », qui ont appris l’anglais, accueillent à bras ouverts le pasteur que leur envoie le roman, et se montrent

CONEYL JAY/FUTUREMATIC LTD. 2013/GETTY-IMAGES très intéressés par « Le Livre des choses étranges et nouvelles » – la Bible !

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RENCONTRER Do you speak globish ?

Nous sommes en général assez mal équipés pour converser avec les extraterrestres. Sauf les auteurs de SF. Avec eux, les aliens ont depuis belle lurette trouvé à qui parler. Par Frédéric Landragin

’autre fascine, et d’autant plus Martiens – petits ou grands, verts ou s’il n’est pas né sur notre non – ont pris le devant de la scène, Terre. On l’a d’abord ima- jusqu’à la science-fiction moderne du giné sélénite, habitant la début du xxe siècle. Lune, comme dans L’Homme La SF multiplie les provenances, les dans la Lune (1638) de Fran- types de confrontation et les problèmes lcis Godwin ou Les États et Empires de de communication. Elle doit donc réflé- la Lune (1656) de Cyrano de Bergerac, chir à la question du langage et de sa di- Dans Premier contact, la linguiste Louise Banks (Amy Adams) dirige une équipe d’experts afin d’interpréter les intentions d’êtres venus sur Terre en vaisseau spatial. puis le Soleil, comme dans la suite de versité. Les Sélénites de Godwin parlent ce dernier, Les États et Empires du So- le lunaire, une langue à tons (comme le les visiteurs humains comprennent sans leil. Les premières observations de chinois) représentée avec des notes sur le moindre effort, comme si cette langue Mars et de ses « canaux » ont entraîné des portées et supposée très facile à ap- musicale relevait de principes aussi uni- un déplacement des fantasmes, et les prendre. Cyrano de Bergerac ajoute une versels que ceux des mathématiques. Or, gestuelle : les dialogues de ses aliens res- même avec l’aide d’une telle langue, la Linguiste, photographe et directeur de recherche au CNRS, Frédéric Landragin semblent à des concerts où chacun confrontation avec des aliens se révèle s’intéresse au langage en mots s’agite de tremblements. Le mythe de la souvent délicate. ou en images. langue « universelle » s’y matérialise : CONFRONTATION AVEC DES ALIENS La SF puise dans l’histoire de l’huma- nité, et ses travers les plus honteux y sont développés : colonisations, escla- vagismes, propagandes, propagations (volontaires) d’épidémies, massacres – le terme génocide est ainsi dérivé en « xé- nocide » dans le cycle commençant par La Stratégie Ender (1985) d’Orson Scott Card. Car souvent la civilisation la plus avancée technologiquement sou- met l’autre, voire l’extermine, histoire de ne plus être gênée ni mise en danger par une évolution éclair – pensez aux at- tachants Cheelas de L’Œuf du dragon (1980) de Robert Forward, ces minus- cules aliens qui, sur la surface d’une étoile à neutrons, vivent un million de fois plus vite que les humains. Liu Cixin a fait de l’extermination systématique le

Premier contact (2016) ou l’expérience d’une tentative de communication avec les aliens. principe de La Forêt sombre (2008), PHOTOS : /FILMNATION ENTERTAINMENT/LAVA BEAR FILMS/XENOLINGUISTICS/COLLECTION CHRISTOPHEL

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Difficile de segmenter le flux de parole en éléments significatifs. Le passage au système d’écriture, l’heptapode B, rend le déchiffrement plus aisé. Surtout, la communication commence à s’opérer quand humains et heptapodes s’ap- prennent mutuellement les mots ou signes pour eux-mêmes, pour la confir- mation et l’infirmation. Il devient alors possible de tenter des interprétations et de progresser par essais et erreurs. Les langues naturelles se caractérisant par l’ambiguïté et la polysémie – on pensera par exemple au mystérieux verbe « gnoquer » dans l’inévitable En terre étrangère (1961) de Robert A. Heinlein –, les pièges sont nom- breux. On en trouve un florilège dès 1934 dans la nouvelle « L’Odyssée mar- tienne » de Stanley Weinbaum, puis dans des romans comme Le Moineau de Dieu (1996) de Mary Doria Russell, où la complexité morphologique de la langue alien conduit le personnage principal à commettre une erreur d’in- terprétation lourde de conséquences. Dans Premier contact, la linguiste Louise Banks (Amy Adams) dirige une équipe d’experts afin d’interpréter les intentions d’êtres venus sur Terre en vaisseau spatial. L’impressionnant Légationville (2011) de China Miéville présente des aliens deuxième tome de sa remarquable trilo- main le brûle au plus haut degré, et ainsi dotés de deux têtes : la communication gie, Le Problème à trois corps : « L’uni- de suite jusqu’à l’inéluctable. n’opère que quand les deux parlent si- vers est une forêt sombre dans laquelle La simple observation de l’autre in- multanément, et donc quand les inter- chaque civilisation est un chasseur armé tervient moins souvent. C’est un peu locuteurs humains fonctionnent en d’un fusil. » Quiconque signale sa pré- le rôle du mystérieux monolithe noir ­binôme ! Plus que les précédents, ce ro- sence risque d’être annihilé en retour. À dans le roman 2001, l’odyssée de l’es- man introduit des « mots-fictions » l’opposé de cette vision pessimiste, il ar- pace (1968) d’Arthur C. Clarke. Sur- rive que le choc initial s’atténue en une tout, l’observateur peut se faire repérer Quiconque forme de paix, comme dans le cycle et déclencher ainsi des complications signale sa présence

d’Orson Scott Card, et quand les deux politiques. C’est ce qui arrive à l’alien risque d’être annihilé civilisations ont finalement une intelli- Keith qui, dans « Seul en son genre ? » gence comparable – l’anthropocen- (1955) de Chad Oliver, vient réaliser à son tour. trisme n’étant jamais loin. sur Terre un travail de linguistique de Parfois, l’extermination n’est pas vo- terrain, à la manière d’un linguiste eu- qui ­participent au sens de l’émerveille- lontaire. Dans les fameuses Chroniques ropéen dans une île du Pacifique. ment (sense of wonder) caractéristique martiennes (1950) de Ray Bradbury, une des littératures de l’imaginaire. D’autres épidémie de varicelle apportée par les ex- UN PREMIER CONTACT LINGUISTIQUE auteurs, dans la foulée de Tolkien, sont péditions humaines terrasse les Mar- Linguistique : le mot est lâché, et cette allés jusqu’à construire de A à Z la tiens. Les aliens qui approchent la Terre discipline scientifique prend une impor- langue de leurs personnages aliens ou de trop près dans Le Vagabond (1964) tance cruciale lors d’un premier contact humains, comme dans le cycle entière- de Fritz Leiber entraînent malgré eux avec une civilisation inconnue. Lorsque ment bilingue commençant par Ward : tsunamis et éruptions volcaniques. Un les aliens heptapodes débarquent sur ier-iie siècle (2011) de Frédéric Werst. massacre involontaire ne fait pas rire, Terre et que l’armée américaine fait ap- Mais, plus qu’intégrer au récit une sauf dans l’excellente nouvelle « Tout pel à la linguiste Louise Banks de L’H i s- langue imaginaire, la SF s’est surtout at- ce que nous sommes » (1956) de l’ini- toire de ta vie (1998) de Ted Chiang, tachée à explorer les conséquences de mitable Robert Sheckley : l’odeur forte celle-ci croule sous les ­difficultés : la deux théories linguistiques : d’une part, qui sort de la bouche de l’ambassadeur langue orale des aliens, l’heptapode A, l’innéisme et l’enchâssement permet- humain entraîne l’évanouissement de ressemble à des grondements sourds qui tant selon Chomsky de produire une in- son homologue alien, sa poignée de s’enchaînent sans cohérence manifeste. finité de phrases à partir d’un nombre

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fini de mots et de constructions syntaxiques – c’est l’objet du roman L’Enchâssement (1973) d’Ian Watson ; d’autre part, la thèse de Sapir-Whorf qui avance que les mots de notre langue ma- ternelle influencent notre perception du 2001 L odyssee de L espace Deux mille un L odyssee de L espace monde, théorie que la SF a exagérée en Extrait de 2001, l’odyssée de l’espace, un film de Stanley Kubrick réalisé en 1968. 2001 A Space Odyssey déterminisme linguistique – les mots de 1968 Real Stanley Kubrick. notre langue détermineraient notre per- COLLECTION CHRISTOPHEL © Metro Goldwyn Mayer ception du monde, avec comme consé- JE NE SUIS PAS UN ROBOT quence un « recâblage » de nos neu- rones quand nous apprenons une langue Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? se demandait Philip K. Dick voilà plus étrangère. Les personnages qui tentent de soixante ans. En tout cas, les machines pensantes sont un thème obligé de la science-fiction – au point que Frank Herbert doit inventer une « guerre des machines » de comprendre les messages envoyés par menant à l’interdiction des intelligences artificielles pour s’en débarrasser dans le cycle des aliens dans Babel 17 (1966) de Sa- de Dune. La plus célèbre est sans doute l’ordinateur d’Arthur C. Clarke dans 2001, mais, muel Delany sont ainsi « recâblés » au depuis, des inventions techniques – big data, réseaux et autres – ont donné au thème point de devenir des traîtres, moyen fa- une nouvelle jeunesse. Dans le monde d’Hypérion, écrit par Dan Simmons dans les an- cilitant une invasion extraterrestre. nées 1980-1990, les machines, devenues indépendantes, habitent « l’infoplan » – un Quant au peuple en train de perdre la réseau interdit aux humains – et poursuivent leur propre quête mystique d’une « intel- guerre dans Les Langages de Pao (1958) ligence ultime ». Dans les Chroniques du Radch, publiées depuis 2013, Ann Leckie élit de Jack Vance, le gouvernement lui im- pour héros un vaisseau pensant, capable de transférer son esprit dans des corps hu- pose l’apprentissage d’une langue mains, et de conduire seul d’effrayantes opérations coloniales. A. B. « agressive », de manière à le rendre plus combatif. Le pouvoir des mots…

LA COMMUNICATION IMPOSSIBLE les sons « épépé » dans ce qu’on lui dit. dans La Voix du maître (1968) du même Il arrive aussi que toute tentative de com- Ses interlocuteurs sont pourtant hu- auteur, où les humains tentent de dé- munication échoue. Le personnage prin- mains… Que faire quand on explore une crypter un message capté sur Terre et en- cipal de l’angoissant Épépé (1970) de Fe- planète sur laquelle vit un océan prenant voyé par on ne sait qui. Quant aux traces renc Karinthy a beau être linguiste et une multitude de formes potentielle- laissées par les extraterrestres de Stalker déployer des efforts considérables, il n’ar- ment signifiantes ? Les protagonistes de (1972), des frères Strougatski, elles at- rive pas à identifier les phonèmes des ha- Solaris (1961) de Stanislas Lem en sont tisent la curiosité mais sont pour le bitants du pays où il a atterri. Il se re- réduits à décrire ces formes sans les com- moins difficiles à déchiffrer. trouve démuni, tout juste bon à identifier prendre. On retrouve le même échec Deux civilisations peuvent différer dans leurs objectifs au point que la com- munication ne présente pas un grand in- térêt. Des robots ont été développés pour communiquer avec des abeilles par le biais de la fameuse danse indiquant la VOS GUEULES LES MOUETTES ! position d’une source de nourriture. On Dans l’étonnant Dans la toile du temps, communique donc indirectement avec Adrian Tchaikovsky raconte l’histoire d’un des abeilles, mais ce dialogue est-il vrai- satellite hanté par une intelligence artificielle ment satisfaisant ? Comme l’écrivait qui s’emploie à éveiller l’intelligence des Wittgenstein, « quand bien même un araignées de la planète autour de laquelle lion saurait parler, nous ne pourrions le elle orbite… Une idée folle ? Plutôt un thème comprendre ». Si les abeilles n’ont pas classique de la science-fiction, où des ani- eu les faveurs d’auteurs de SF, d’autres maux « élevés » peuplent les romans depuis animaux les ont en revanche beaucoup des décennies – des « Calebs », les chiens Le Jour du dauphin, de Mike Nichols, inspiré parlants de Robert Heinlein, aux animaux inspirés, par exemple les dauphins dans d’Un animal doué de raison de Robert Merle. humanisés des romans de Cordwainer Smith. les années 1960 – voir Un animal doué Le spécialiste du procédé est sans doute David Brin, l’auteur du Cycle de l’élévation : de raison (1967) de Robert Merle. Plus dans son monde, l’humanité est parvenue, par la génétique, à créer des néochimpan- récemment, l’écrivain britannique zés et des néodauphins dotés de parole et d’intelligence – au point qu’ils sont deve- Adrian Tchaikovsky a commis Dans la nus les égaux des humains et commandent parfois des vaisseaux spatiaux. David Brin toile du temps (2015) (lire ci-contre), où a d’ailleurs fait de l’élévation – où une espèce en « cultive » une autre – un principe humains et araignées (modifiées) tentent qui s’oppose à l’évolution darwinienne et un inépuisable moteur narratif… A. B. de communiquer : voilà un exemple de grand écart dont la SF est capable… L METRO GOLDWYN MAYER/COLLECTION CHRISTOPHEL - AVCO EMBASSY PICTURES/COLLECTION

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les anomalies. Développer des activités CHANGER non reconnues par les autorités y est in- terdit – tel l’enseignement libre, inspiré de l’éducation populaire –, et les « zones autonomes » (ou ZAG) sont détruites La main par les polices consacrées. LA GUERRE DES IMAGINAIRES Il aura suffi de quelques mois, agités par sur le tracker des mouvements sociaux et une pandé- mie, pour que certaines idées dévelop- Drones, traçage, surveillance augmentée : le présent se pées par Alain Damasio prennent forme dans notre monde. Sa vision calque superbement sur l’univers des Furtifs, d’Alain Damasio. d’une France privatisée et couverte de Par Marie Fouquet capteurs se concrétise à travers l’adop- tion de dispositifs de surveillance aug- mentés de la reconnaissance faciale et de l’usage policier des drones, sans par- ler de l’utilisation par les grandes marques de données personnelles via les applications. Autant de dispositifs qui, sous couvert de sécuriser la population, méprisent des libertés fondamentales. De même, dans Les Furtifs, les déplace- ments sont contrôlés par une bague, que tout citoyen peut acheter s’il en a les moyens, et qui lui permet d’accéder à diverses zones territoriales ; certaines de ces zones sont interdites aux pauvres ou aux sans-bagues. Et que dire quand notre gouvernement, qui semblerait pré- férer le pistage au dépistage, envisage une application de traçage pour vaincre

SYSPEO/SIPA le virus, « Stop Covid », qui semble En temps de confinement, le ministère de l’Intérieur a lancé un appel d’offres pour l’achat de 650 drones. sortir tout droit des Furtifs ? « Après avoir frappé, blessé et mutilé rwell s’est inspiré du datent un peu, et le goût du réel a de plus des milliers de personnes en 2019, la po- fascisme, qu’il a en plus à voir avec celui des dystopies que lice n’a pas à déterminer en 2020 qui combattu, pour ces grands pontes ont imaginées. Au peut sortir, qui peut bouger, jusqu’où et écrire le cauchemar xxie siècle, ce sont les écrivains eux- comment […]. La police n’a pas à être le de 1984. De même, mêmes qui sont rattrapés par leur ima- bras armé d’une incompétence sanitaire les auteurs de ginaire, comme en témoignent Les Fur- massive », déclarait l’auteur dans Libé- oscience-­fiction d’aujourd’hui amplifient tifs d’Alain Damasio. ration le 31 mars dernier au sujet du – parfois à peine – les orientations L’auteur imagine la France en 2040 ; contrôle policier à l’heure du Covid. techno-­capitalistes les plus aliénantes de les villes, lâchées par un État en faillite, L’écriture, pour Alain Damasio, « rend notre époque pour écrire leurs dystopies. sont privatisées par les grandes fortunes visible l’invisible », explicite l’évolution D’années en années, l’application dans et placées sous un contrôle policier per- de techniques développées à l’encontre le réel des imaginaires des Bradbury, manent. Ces villes sont devenues « in- de libertés (de mouvements, d’actions, Orwell ou Huxley rattrapait des lecteurs telligentes », parsemées de capteurs d’accès) dissimulées derrière des argu- de plus en plus proches du futur an- pour repérer les éventuels « ennemis », ments sécuritaires. Sa littérature, loin noncé ; dès les décennies 1970-1980, les d’offrir une vue uniquement pessimiste comparaisons à leurs intrigues entraient de l’avenir, expose des outils de résis- dans le langage ordinaire, et aujourd’hui tance et d’action pour bâtir un monde elles sont sans cesse convoquées – pour Les Furtifs, nouveau. La « guerre des imaginaires » Alain Damasio,  le meilleur – pour traduire la progres- éd. La Volte, souvent en jeu en SF, entre producti- sion d’un autoritarisme libéral et d’une 688 p., 25 €. vistes et libertaires, n’aura peut-être ja- ère de fake news. Mais ces références-là mais eu plus de sens qu’aujourd’hui. L

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CHANGER Ils nous l’avaient bien dit ! Nombre d’auteurs ont tiré sur la corde postapocalyptique mais ont aussi élaboré des mondes d’après, qui pourraient servir de modèles à celui que nous sommes à présent sommés d’inventer. Par Jean-François Paillard

près l’épidémie, les Français « rêvent d’un autre monde », titrait Libération le 31 mars dernier. Espérons qu’il sera aplus rose que les lendemains lugubres imaginés par la plupart des auteurs de science-fiction. Née avec la révolution in- dustrielle et sa foi aveugle dans le progrès universel, comme du reste ses cousines roturières les littératures policières et d’espionnage, la science-fiction a quelque chose d’indécrottablement pes- simiste, nous apprend le sociologue Luc Boltanski dans Énigmes et complots, un essai paru en 2012. C’est Mary Shelley qui, dès 1818, conspue le scientisme triomphant de l’homme occidental en mettant en scène la tentative avortée du

savant Victor Frankenstein de créer un PROD DB/KCS/AURIMAGES être vivant. Un siècle plus tard, la ren- Gandahar, film d’animation réalisé par René Laloux, dépeint un monde en harmonie avec la nature. gaine rationaliste ravalant le « non-­ civilisé » à l’état de « sauvage » est rail- devais réécrire maintenant ce livre, contre-utopie agissante fait un tabac lée une fois de plus dans Le Meilleur des commence­-t-il, j’offrirais à mon sauvage sur les campus californiens. Cette fois, mondes d’Aldous Huxley, satire glaçante la possibilité d’une existence saine d’es- c’est la société américaine sclérosée d’un futur hyperconsumériste anesthé- prit dans une communauté d’exilés et jusqu’à l’os qui doit se réinventer sur sié par le soma, un puissant sédatif res- de réfugiés qui auraient quitté Le Meil- fond de guerre du Vietnam. Moitié pro- semblant à s’y méprendre au fentanyl qui leur des mondes. […] Dans cette com- testant moitié bouddhiste, Huxley, qui ravage l’Amérique de Trump. s’est installé à L.A. en 1937, est de- Il existe pourtant une science-­ Ces mondes idéaux venu une idole de la jeunesse

fiction gorgée (sinon teintée) d’op- supposent un changement contestataire. Pas seulement parce timisme. Elle naît sur les dé- que son essai de philo mescalienne combres de la Seconde Guerre radical de mode de vie. Les Portes de la perception a inspiré mondiale, quand le monde doit se en 1965 au chanteur Jim Morri- réinventer et que les idéaux de résis- munauté, l’économie serait décentra- son le nom de son supergroupe, les tance et de solidarité échauffent les es- liste [sic], la politique kropotkinesque Doors. Les drop out de Berkeley et prits. C’est encore le visionnaire Aldous [autrement dit, communiste et liber- d’Ucla adulent son récit testamentaire Huxley qui en expose les principales ca- taire] et coopérative. La science et la paru un an avant sa mort en 1962, Île. ractéristiques, dans une préface de 1946 technologie seraient utilisées comme si C’est l’histoire, hippie en diable, de à son Meilleur des mondes : « Si je elles avaient été faites pour l’homme, et Pala, une communauté îlienne uto- non comme si l’homme devait être pique qui prospère grâce à l’autonomie, Écrivain, vidéaste et journaliste, Jean- adapté et asservi à elles. » à l’esprit de tolérance et au respect de François Paillard a aussi écrit des romans Vingt ans plus tard, son idée de com- l’environnement. Rien moins que l’ap- d’anticipation publiés chez Actes Sud. munauté humaine conçue comme une plication du programme énoncé dans

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la préface de 1946 du Meilleur des parce que le mot pour le désigner est ab­ mondes, la prise de substance psycho­ sent du vocabulaire. L’autrice fait sienne actives en plus. Le fragile équilibre de l’hypothèse du linguiste Edward Sapir Pala sera brisé par les convoitises de qui fait fureur à l’époque : partant que Rendang-Lobo, une île voisine soumise le mot « orange », dans certaines socié­ au capitalisme le plus destructeur. tés, n’existe pas, on peut raisonnable­ ment supposer que ses habitants ne DES PARADIS, VRAIMENT ? voient pas l’orange. Dans les années 1970, les récits bâtis sur Les années 1970 sont aussi le théâtre ce modèle d’un paradis écolo menacé d’une floraison de récits plus réalistes, par des envahisseurs mus par un maté­ toujours porteurs d’espoir, mais qui sa­

rialisme prédateur se multiplient. Tous crifient au genre postapocalyptique, déjà ANTHONY PIDGEON/REDFERNS/GETTY IMAGES ne dépeignent pas des mondes parfaits, en vogue. Ne craignons pas de sombrer Ursula Le Guin (Les Dépossédés). mais plutôt des microsociétés qui se­ dans le chauvinisme en avançant que la raient « sur la bonne voie », comme bande dessinée française a joué ici un Notre-­Dame-des-Landes. Dans Après le l’écrit Brice Matthieussent dans sa pré­ rôle de précurseur, avec notamment les monde (2020), Antoinette ­Rychner ra­ face d’Ecotopia, un best-seller du genre aventures de Simon du Fleuve, de conte comment, après un « grand effon­ paru en 1975 aux États-Unis et vendu à Claude Auclair, dont le premier volume, drement », l’humanité se réordonne en l’époque à plus d’un million d’exem­ Le Clan des centaures, paraît dans le « alliances se constituant en toute plaires. Écrit par Ernest Callenbach, an­ journal Tintin en 1973. Illustrateur mixité, au gré d’impératifs géogra­ cien prof de communication à l’univer­ pour les revues Galaxie et Fiction, phiques, d’opportunités d’accès à des sité de Berkeley, il raconte comment, Claude Auclair imagine un monde ressources, de coïncidences ». Ces dans un futur proche, les États de Cali­ post-technologique où subsistent des micro-­utopies intègrent aussi le fémi­ fornie, d’Oregon et de Washington ont communautés paysannes soudées par nisme new-look – avec grammaire in­ fait sécession pour créer un écosystème des liens de partage et de solidarité. Seuls clusive. Fondées sur l’autosubsistance, respectueux de l’environnement et les « maîtres des cités » mènent le mode elles s’efforcent de « laisser aux futures fondé sur une décroissance à la fois éco­ de vie antérieur à la catastrophe : égoïste, générations un patrimoine fertile, une nomique, démographique et consumé­ consumériste et destructeur. Terre habitable, et, à notre Terre, des en­ riste. En Ecotopia, les transports sont fants soignés de notre narcissisme, de free, les voitures ont été remplacées par HACKERS, ACTIVISTES ET ZADISTES notre orgueil et de notre ignorance ». des minibus électriques, et l’énergie est Politiquement « engagé », le genre Tournée justement en priorité vers la solaire, géothermique et marémotrice. connaît depuis un tel succès qu’il serait jeunesse, la fantasy n’est pas non plus Des paradis, vraiment ? Ni Aldous vain d’en faire la typologie ici. L’an der­ exempte d’utopies positives. Ces der­ Huxley ni Ernest Callenbach n’es­ nier encore, dans ses Furtifs, Alain Da­ nières marchent sur les pas de Gan- quivent la question du consentement au masio dépeignait un futur 2.0 où les dahar, un récit de Jean-Pierre Andre­ changement radical de mode de vie que métropoles ont été privatisées et où des von (1969) dont René Laloux fit un supposent leurs mondes idéaux. Le pre­ tribus de hackers et d’activistes se réfu­ film d’animation en 1987. Au royaume mier fait confiance aux effets bénéfiques gient dans des ZAG (zones auto-­ de Gandahar, les habitants vivent en sur les âmes d’un syncrétisme religieux gouvernées) pour préparer le « monde symbiose avec une nature programmée mêlant spiritualité bouddhiste, acti­ d’après » à l’image des zadistes de pour subvenir à leurs besoins. Cin­ visme protestant et prise de drogues psy­ quante ans plus tard, le Semiosis (2019) chédéliques. Le second est plus pragma­ Aldous Huxley (Le Meilleur des mondes). de l’ex-botaniste Sue Burke narre com­ tique : « De nombreux articles courants ment les colons humains de la planète proposés au consommateur sont tout Pax vivent en symbiose avec un bam­ simplement indisponibles, car jugés éco­ bou géant nommé Steveland : clin logiquement néfastes : ouvre-boîtes, fers d’œil évident au filmAvatar (2009) de à friser, friteuses, couteaux électriques », James Cameron, dans lequel le clan des rapporte son héros William Weston, Omaticaya vit en communion avec journaliste chargé d’enquêter sur Eco­ l’« arbre des âmes », sorte de saule topia. Dans Les Dépossédés, parus en pleureur géant. Dans Sa majesté des 1974, l’Américaine Ursula Le Guin opte clones (2002), pastiche pour ados du pour une solution draconienne. Son ro­ sombre Sa majesté des mouches, de Wil­ man dépeint la vie anarcho-communau­ liam Golding, l’auteur Jean-Pierre Hu­ taire des habitants de la planète Anarres bert clot son livre sur l’évocation posi­ que tout oppose aux capitalistes d’Ur­ tive d’une cohabitation fraternelle ras. Or, si chez les Annarésiens, le désir entre humains et insectes. De quoi rê­

THE GRANGER COLL NY/AURIMAGES THE GRANGER COLL NY/AURIMAGES de possession de tel objet a disparu, c’est ver d’un autre monde, en effet. L

Mai 2020 • N° 29 • Le Nouveau Magazine Littéraire 81 dossier science-fiction MARVEL/WALT DISNEY STUDIOS MOTION PICTURES /COURTESY EVERETT COLLECTION/AURIMAGES Black Panther (2018), avec l’actrice Lupita Nyong’o, adapte la première série de Marvel Comics qui se saisit de la culture noire.

CHANGER Neill Blomkamp. Les écrivaines afro-américaines de science-fiction Nnedi Okorafor ou N. K. Jemisin in- jectent dans des arts traditionnels une Galaxies africaines coloration africaine qui va du simple folklore vestimentaire à une réflexion L’afrofuturisme, qui s’étend à tous les arts, est sur les avenirs possibles du continent. particulièrement présent dans la science-fiction, avec, TERRE DE FANTASMES à l’avant-garde, les écrivaines Nnedi Okorafor et N. K. Jemisin. Dès 1968, Samuel R. Delany donnait à un héros d’ascendance sénéga- Par Hubert Prolongeau Nova laise. Mais c’est un Blanc, Mike Res- nick, 76 romans au compteur, qui a of- fert au genre son livre fondateur, avec e n’est pas un livre qui l’in- buster », écrivait Time à sa sortie. Il est Kirinyaga, un ensemble de nouvelles carne le plus aux yeux du aussi devenu la pointe la plus visible qui raconte l’histoire d’une planète monde, mais un film. Un d’un mouvement qui a essaimé large- terra­formée habitée par les Kikuyus du héros plutôt, un guerrier ment dans les littératures de l’imagi- Kenya. Là, Koriba, un chef kikuyu, es- cnoir du nom de T’Challa, plus connu naire : l’afrofuturisme. saie de recréer une société vivant selon sous celui de Black Panther, qui doit dé- Né aux États-Unis dans les années des traditions ancestrales. Son rêve se fendre son trône contre les prétentions 1990, incarné avec une sorte de folie heurtera à bien des avanies. À travers de son cousin, un Afro-Américain du chatoyante par le musicien Sun Ra, qui celles-ci, l’écrivain met en scène l’éter- ghetto. Les personnages du film, tous se disait originaire de Saturne et se nel conflit de la tradition et de la mo­ noirs, sont vêtus comme des guerriers mettait en scène en pharaon de l’es- dernité. « Il faut faire la différence, masaï ou ndebele, scarifiés comme les pace, conceptualisé par des essayistes explique-­t-il, entre les bonnes et les mau- Suri, portent des masques igbo et des comme l’Américain Mark Dery ou vaises traditions. Le héros de Kirinyaga couvertures basotho. Sorti sous la ban- l’Anglo-Ghanéen Kodwo Eshun, refuse d’évoluer ; or il y a des traditions nière peu révolutionnaire de Disney, l’afrofuturisme s’est déployé dans dont il faut se défaire. Une utopie aussi Black Panther a été un triomphe mon- nombre de pratiques artistiques : la doit évoluer et se transformer. Elle ne dial (plus d’un milliard de dollars de plasticienne kenyane Wangechi Mutu, peut rester telle quelle. » recette). « Le film marque l’entrée de le sculpteur britannico-nigérian Yinka « L’afrofuturisme est l’appropriation la “question noire” dans le block­ Shonibare, le cinéaste sud-africain de la technologie et de l’imagerie de la

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science-fiction par les Afro-Améri- premier plan. À travers Onyesonwu, cains. L’appropriation équivaut à arra- c’est toute une terre magique et puis- À LIRE cher à l’Empire ses outils informa- sante que ressuscite l’écrivaine. Puisant tiques froids et hostiles, afin de se les aux rituels de son pays, le Nigeria, met- Kirinyaga, Mike Resnick, accaparer pour les changer en armes tant en avant des thématiques rares dans traduit de l’anglais (États-Unis) servant la résistance de masse », disait la littérature de l’imaginaire (le viol, par Olivier Deparis Mark Dery, à qui l’on attribue l’inven- l’excision…), refusant l’angélisme, elle et Pierre-Paul Durastanti, tion du terme. Terre de fantasmes pour donne une image dure, et en même éd. Denoël, 416 p., 21,50 €. aventuriers, continent où les Allan temps brûlante de foi en ses possibilités, Quatermain ou lord Greystoke (plus d’un continent dont elle essaie de ré­ connu sous le nom de Tarzan) se concilier le passé et le futur. « On ne ga- Qui a peur de la mort ?, confrontaient à des sauvages agressifs gnera rien à parler de l’Afrique en l’idéa- Nnedi Okorafor,  traduit de l’anglais (États-Unis) et à des sorciers malfaisants, l’Afrique lisant. C’est un continent sur lequel il y par Laurent Philibert-Caillat, devient avec Mike Resnick l’endroit où a beaucoup de violences, surtout envers éd. Actu SF, veulent se construire des utopies lo- les femmes. La violence baigne le destin 552 p., 16 €. cales, des rêves fondés sur les traditions des femmes en Afrique, et mon héroïne du continent noir. Avec L’Infernale Co- a vécu dedans, développant en elle une L’Incivilité des fantômes, médie, il écrit une trilogie audacieuse grande colère. Mais c’est une colère qui Rivers Solomon, qui transpose sur trois planètes et en ne tue pas l’espoir », dit-elle. traduit de l’anglais (États-Unis) trois livres (Paradis, Purgatoire, Enfer) par Francis Guévremont, LES CODES LITTÉRAIRES DES BLANCS éd. Aux forges du Vulcain, les histoires du Kenya, du Zimbabwe et 400 p., 20 €. de l’Ouganda. « Le Kenya a une chance Nora Keita Jemisin écrit plutôt de la fan- de devenir un pays très prospère et vi- tasy, mais la situe également dans des vable, alors qu’il y a eu de tels massacres mondes qui évoquent l’Afrique. Pour lequel les Blancs imposent une ségréga- en Ouganda que cela va être très dur. Le faire vivre le pays du peuple darrène tion raciale et sexuelle aux personnes Zimbabwe, lui, était proche de la pros- dans la Trilogie de l’héritage, elle utilise noires, métisses et transgenres. Des périté quand le dictateur Mugabe a dé- même des langues africaines. La trans- contes puisés dans le folklore africain cidé d’expulser tous les fermiers étran- position est évidente : la guerre des viennent appuyer le discours. gers et de donner la terre à des gens qui Dieux marque la victoire du mono- Ces dystopies qui imaginent une ne savaient pas la cultiver. Aujourd’hui, théisme colonial sur l’animisme, et les Afrique qui n’aurait connu ni la colo- le pays souffre de la faim et a connu une royaumes qui n’obéissent pas aux ordres nisation ni l’esclavage dérangent cer- inflation effroyable. Ces trois histoires du consortium des nobles (l’ONU) se tains. Léonora Miano s’insurge contre racontent trois manières d’évoluer. Elles font écraser par le Ciel (les États-Unis). ce que le terme d’afrofuturisme im- me fascinaient, mais je suis avant tout Les relations entre maître et es- plique de soumission aux codes litté- un auteur de SF. Je devais intégrer ces claves, le racisme, le métis- raires d’une SF écrite et pensée es- ­réflexions sur la colonisation à mon sage et la ségrégation, le sentiellement par des Blancs. « Je ­univers. Et puis, si je me situais dans la tribalisme et l’accultu- n’ai pas envie, dit-elle, d’imaginer ration fournissent le que l’Afrique n’a pas été colonisée L’Afrique devient cadre des liens entre les ou n’a pas connu la traite des l’endroit où veulent personnages. Et le dé- Noirs. L’Afrique existe précisé-

se construire des nouement s’inspire ment sous le nom “Afrique” parce des cosmogonies afri- que ces évènements ont eu lieu. utopies locales. caines. Les Livres de la Je ne veux pas fuir mon histoire. terre fracturée, autre Ce qui m’intéresse surtout au- science-fiction, aucun critique ou histo- trilogie multirécom- jourd’hui, c’est voir ce que je peux rien ne pouvait m’accuser de me trom- pensée, puisent au en faire. » Son roman Rouge per. J’y gagnais en liberté. » même univers. De son impératrice décrit un Couverte de prix, Nnedi Okorafor, côté, l’Afro-Américaine royaume africain fictif, autrice de Qui a peur de la mort ?, Binti transgenre Rivers Solomon Katiopa, envahi par les et Kabu Kabu, est la cheffe de file -ac décrit dans L’Incivilité des immigrés européens. tuelle de ce mouvement. L’Afrique de fantômes les op­positions Mais c’est bien la di- Qui a peur de la mort ? est postapocalyp- entre classes au sein d’un versité des visions liées tique. Onyesonwu, l’héroïne, est l’en- vaisseau spatial dans à un avenir possible fant d’un viol, petite fille passionnée et qui fait aujourd’hui coléreuse. Elle développe des dons ma- Léonora Miano imagine un la richesse de ce royaume africain fictif giques et s’aperçoit qu’une force supé- envahi par les Européens, sous-genre de

JEAN-FRANCOIS PAGA/OPALE VIA LEEMAGE rieure veut lui nuire : son père, sorcier de dans Rouge impératrice. science-fiction. L

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CHANGER L’invention de nouveaux genres Déclinée au féminin, la SF faufile toutes sortes de figures libres de combinaisons sexuelles, où le genre, mis en transe, se demande où il habite. Par Sandrine Samii

uand les auteurs de science-­ désignés au masculin. Genly Aï ne fiction s’aventurent à ima- tente jamais réellement d’y remédier giner des sociétés dans les- (« Épongeant son front basané, q quelles le genre n’aurait pas l’homme auquel je m’adresse – je suis la même signification que dans la bien obligé de dire homme puisque j’ai nôtre, il n’est pas surprenant qu’ils y dit il et lui – me répond »). Il lui faut trouvent une occasion de jouer avec le côtoyer l’énigmatique Estraven durant Defred, protagoniste de La Servante écarlate, et une Martha, dans l’adaptation du roman en série (2017-2020). langage. Publiée aux États-Unis en une longue période pour mettre des 1969, La Main gauche de la nuit, le mots sur le trouble qu’il ressent, face à certains auteurs, même s’ils projettent classique d’Ursula Le Guin, raconte la l’androgynie de ces aliens : il lui est aussi les questions de genre et de domi- quête de Genly Aï, un Terrien envoyé plus simple de tisser des liens avec eux nation dans l’avenir, ne revendiquent sur Gethen afin de négocier sa poten- s’il les imagine au masculin. pas la même appartenance à la SF. tielle intégration à l’Ekumen, une fé- Le choix de pronoms de Genly est Margaret Atwood range son œuvre dération interplanétaire réunissant aussi celui d’Ursula Le Guin, très réti- dans la « speculative fiction », l’antici- plusieurs cultures humanoïdes. Les cente à l’idée d’« estropier » la langue pation. Inspirée par 1984 de George Gethéniens font fi- Orwell, l’autrice cana-

The Handmaid s Tale gure d’exception Un grand nombre de mots masculins dienne imagine un fu- La servante ecarlate parmi ces huma- ont disparu. On dit désormais tur dans lequel les Serie TV noïdes, car ils sont droits des citoyens, et

Saison 1 les enfantes, les animales, la printane, 2017 ambisexuels. La ma- spécifiquement des Episode 3 jorité du temps, ils et les hommes sont des égales. femmes, ont peu à peu sont parfaitement an- régressé. La Servante drogynes, mais chaque mois ils vivent en inventant un pronom neutre ca- écarlate, publiée en 1985, nous emmène une période de rut, le « kemma ». Ils pable de dire la réalité gethénienne. dans la république de Gilead, un régime développent alors, sans prédisposition, Près de vingt ans plus tard, elle est re- intégriste érigé sur les cendres des États- des organes génitaux mâles ou femelles venue sur cette position dans le recueil Unis. La pollution de l’atmo­sphère, ai- pour s’accoupler. Hors de ces rapports Danser au bord du monde, publié aux dée par plusieurs catastrophes nu- sexuels et des mois de grossesse – dont éditions de l’Éclat : « Si j’avais vu à cléaires, a fait chuter le taux de natalité. tous les Gethéniens peuvent faire l’ex- quel point les pronoms modelaient, Les femmes en sont tenues pour seules périence –, la sexualité existe comme orientaient, dominaient ma propre ré- responsables et punies en conséquence. dans une sphère séparée, qui ne condi- flexion, justement, je me serais peut- Pour remédier à l’infertilité de leurs tionne pas le reste des rapports so- être montrée plus “astucieuse”. » épouses, les commandants de Gilead ciaux. Pour eux, l’obsession des hu- peuvent s’attribuer le service de « Ser- mains à faire du sexe un marqueur SOUS LE JOUG DES PÈRES vantes », contraintes de devenir leurs déterminant a quelque chose de per- Au-delà de ses réflexions sur le genre, mères porteuses. « Je suis une ressource vers, en particulier parce qu’ils l’asso- La Main gauche de la nuit s’affirme nationale », pense notre protagoniste, cient à un état de rut permanent. Pour- comme un pur roman de science-­ grinçante. « Defred », du nom de son tant, dans le monde non genré de fiction, avec ses planètes lointaines, ses propriétaire actuel. À de rares excep-

Gethen, les aliens sont généralement aliens et ses vaisseaux spatiaux. Mais tions près, Defred évolue dans un MGM TELEVISION/COLLECTION CHRISTOPHEL

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doivent céder quinze ans de leur vie à notre héroïne, la jeune Lisbeï] avec ses la reproduction de leur Famille. Les règles stupides, cette boîte invisible que hommes sont échangés entre provinces toutes transportaient avec elles à chaque afin d’éviter la consanguinité. Ils ne instant et qui les empêchait de voir ce sont pas soumis à la même cérémonie qui les entourait. » L’Ekumen soup- sordide que les Servantes de Margaret çonne l’androgynie des Gethéniens Atwood (mais les Mères ont leurs d’être le résultat d’une expérience d’an- propres rituels sadiques…) pour la cêtres communs ; dans le pays des Mères, simple raison qu’il n’y a pas de relations les Mauterres, zones hostiles car trop hétérosexuelles. La grande majorité des toxiques depuis les Grandes Marées du femmes conçoivent par insémination Déclin, des Renégates et des « Abomi- artificielle. Le lesbianisme est la norme. nations » survivent à la marge. Outre le pressentiment qu’en rava- C’EST UNE HYBRIDE geant la nature nous condamnons Afin d’asseoir la domination féminine l’humanité et attentons à nos propres et de supprimer toutes traces de l’ère des corps, il est intéressant de remarquer la Harems, l’époque durant laquelle les place que la mutation et l’hybridation femmes étaient les subalternes, la langue occupent dans ces romans. Nous pour- a subi une réinvention fanatique aux rions y ajouter Dawn, de l’A méricaine mains des Juddites, les croyantes les plus Octavia Butler, en attente de traduc- orthodoxes. Un grand nombre de mots tion depuis 1987. Lilith, survivante masculins ont disparu. On dit désor- d’une catastrophe ayant décimé la pla- mais « les enfantes », « les animales », nète Terre, se réveille dans un vaisseau « la printane »… Selon le dicton, les spatial. Elle se retrouve alors face à des Defred, protagoniste de La Servante écarlate, et une Martha, dans l’adaptation du roman en série (2017-2020). hommes du pays des Mères sont peu à aliens qui lui proposent de s’accoupler, peu devenus les « égales » des femmes. permettant la survie de leurs deux es- monde de femmes. Les Servantes cô- En réalité, il n’en est rien. L’inversion des pèces mais mettant fin à l’humanité toient des Épouses (femmes des com- rôles est révélatrice. L’égalité théorique telle qu’elle existait auparavant. mandants), des Marthas (employées de des hommes, assortie de pratiques très Cette tendance de la science-­fiction maison) et des Tantes. Ces dernières inégalitaires, est révoltante pour le lec- qui place la survie postapocalyptique sont chargées de faire respecter les teur. Pourquoi la même logique ne nous du côté de l’hybridation et non de la re- règles de cette nouvelle société et choque-t-elle pas autant quand elle se production est le sujet de Libère-toi cy- peuvent se montrer particulièrement manifeste aux dépens des femmes dans borg ! de ïan Larue. Pour la professeur zélées. Le service de surveillance de Gi- notre société ? « La véritable maîtresse de littérature comparée, la science-fic- lead compte sur les femmes pour s’ob- de Béthély, c’était la tradition, [pense tion peut être « le lieu d’une avant- server entre elles. Les commandants garde sociale » dans laquelle il n’est ont réussi à déléguer la domination aux plus question « de vivre dans la conti- dominées elles-mêmes. Impossible de nuité, de baratiner sur la nature, sur La Main gauche de la nuit, « fraterniser », songe Defred. « Il n’y Ursula Le Guin, Dieu et sur les valeurs patriarcales de a pas de mot pour dire se comporter en traduit de l’anglais (États-Unis) l’humanité ». Comme son nom l’in- sœur. » En échange de leur sacrifice, par Jean Bailhache, dique, l’essai de ïan Larue revient sur le ces femmes ont le privilège de rester éd. Le Livre de poche, (Exils) de la philo- 350 p., 7,70 €. Manifeste cyborg dans la patrie, sous le joug des pères sophe américaine Donna Haraway, qui – en l’occurrence, des Fils de Jacob. Les a popularisé dès 1984 une lecture fémi- récalcitrantes sont expulsées dans les La Servante écarlate, niste de la cyborg (permettons-nous le Colonies, où elles meurent en net- Margaret Atwood, féminin) dans la science-fiction. toyant des déchets toxiques. traduit de l’anglais (Canada) Quand le cyborg est une sorte de su- par Michèle Albaret-Maatsch, Chronique du pays des Mères de la éd. Robert Laffont, rhomme ultramasculin (Terminator, Française Élisabeth Vonarburg, publié « Pavillons poche », Robocop…), la cyborg – à différencier en 1992, reproduit la même structure 552 p., 11,40 €. de la robote ou de la gynoïde – s’éloigne mais inverse les rôles. Dans un monde de la Femme™, elle déconstruit ce que la où naissent bien moins de garçons que nature ou ses créateurs, avec l’aide de la de filles et où la mortalité infantile est Libère-toi Cyborg !, tradition, voudraient lui imposer. C’est dramatique, ce sont les hommes qui ïan Larue,  une hybride. Une allégorie du pouvoir font office de « ressource nationale ». éd. Cambourakis, de la science-fiction de questionner les 256 p., 19 €. Comme à Gilead, chacun reste défini rapports de genre, les normes sociales et par sa fertilité, les femmes qui le peuvent les discriminations. L

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PÉRIR Humains, plus trop humains L’esthétique des ruines est une ancienne passion littéraire. Cormac McCarthy ou Richard Matheson ont encore dépouillé le genre et mis en scène une humanité réduite à l’os. Par Alexis Brocas

permettrait d’interpréter ces vestiges – tels les moines postapocalyptiques du classique Un cantique pour Leibowitz (Walter M. Miller) qui recopient sans les comprendre, et avec force enlumi- nures, des schémas de circuits élec­ troniques venus du monde d’avant. Ou tels les barbares dégénérés de Niourk, du Français Stefan Wul, qui voient dans les ruines des villes semi-automatisées le do- maine interdit des dieux. Ces réductions du paysage moderne à des ruines, du savoir humain à des signes illisibles, et de l’humanité à une poignée Je suis une légende, adapté du roman de Richard Matheson, a été réalisé par Francis Lawrence (2007). de survivants s’accompagnent d’une ré- duction des enjeux propres à la condi- ur une route rendue celles-ci appartiennent désormais à tion humaine. Comme si l’apocalypse au silence, une bande l’imaginaire collectif. À nos peurs légi- permettait aux écrivains de ramener de survivants che- times de voir l’humanité anéantie, la fic- l’histoire entière de notre espèce à un mine entre les épaves tion répond par une esthétique : des seul combat, le plus fondamental à leurs de voitures et les corps ruines d’hommes évoluant dans les yeux. Dans Niourk, c’est le combat de momifiés. Ils s’en ruines d’un monde devenu livre de l’ignorance – représentée par la tribu et svont fouiller les vestiges d’une ville aban- signes, où chaque ses tabous – contre donnée en quête d’aliments ou d’objets épave, chaque ca- Le nom la connaissance du monde d’autrefois. Avec leurs hardes, davre ancien ra- des choses suivant – défendue par un leurs ventres creux, leur armement de conte un moment paria qui, à force

lentement ces choses circonstance et leurs souvenirs d’avant du désastre. Ainsi, de transgressions, la catastrophe, ces survivants incarnent dans La Route, ce dans l’oubli. deviendra littéra- les derniers feux d’une humanité agoni- camion encastré lement omnis- sant au milieu de ses créations brisées. dans la pile d’un pont, avec sa remorque cient. Dans Le Fléau, où Stephen King Parfois la découverte d’un livre ou la pré- close pleine de corps momifiés : les trans- met en scène les vestiges d’une humanité sence d’un enfant laisse entrouverte la portait-on pour les sauver ou pour les dé- rescapée d’une pandémie, c’est le clas- possibilité d’un avenir… vorer ? Dans les romans postapocalyp- sique combat du bien contre le mal. tiques, les paysages, les objets ont D’un côté, les misérables, qui voient VISIONS D’APOCALYPSE toujours beaucoup à dire aux lecteurs dans l’apocalypse une occasion de re- Je suis une légende de Richard Matheson, – ce qui fait la richesse paradoxale de vanche ou de jouissance débridée et se Le Fléau de Stephen King, La Route de leurs décors désolés. Souvent les person- rallient au personnage de Flagg – rien Cormac McCarthy… Tant d’œuvres ont nages ne peuvent guère apprécier celle-ci moins que le diable incarné. Et de l’autre, diffusé ces visions d’apocalypse que car ils n’ont plus la culture qui leur ceux qui n’ont pas abdiqué leur WARNER BROS./THE KOBAL COLLECTION/WETCHER, BARRY/AURIMAGES

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humanité et qui entendent les appels souvent muets et le cannibale que tue- d’une vieille dame sous influence divine. ront les personnages de La Route, avec La Route, Stephen King impose à son monde pos- ses « calculs reptiliens dans ses yeux Cormac McCarthy, tapocalyptique un cadre chrétien, afin froids et furtifs. Ses dents grises, en train traduit de l’anglais (États-Unis) de résumer l’histoire humaine à une de pourrir. Gluantes de chair hu- par François Hirsch, question qui traverse toute son œuvre : maine » ? Le don de la parole ? Mais éd. Points, 252 p., 10 €. le mal est-il en nous, hors de nous, ou compte-t-il encore quand les hommes, est-il notre réponse intérieure à une in- prêts à toutes les ruses pour survivre, ont jonction extérieure ? fait « du monde un mensonge, un men- les nécessités de la survie. Ils vont vers le Par-delà ces clivages, la lutte, dans ces songe de chaque mot » ? La réponse de sud, en quête de chaleur et d’océan. romans, est toujours essentielle : c’est par Cormac McCarthy est plus originale et Comme tous les survivants, le père se elle que l’humanité se maintient. C’est sadienne : ce qui rattache encore les can- souvient d’avant et raconte comment la ce qui anime Neville, le survivant soli- nibales de La Route à l’humanité (et les civilisation en est venue à se réduire à si taire de Je suis une légende, qui tous les distingue des zombis de World War Z), peu depuis la catastrophe. Mais McCar- jours s’en va massacrer ses ex-frères hu- c’est qu’ils violent parfois leurs sem- thy s’intéresse à un sujet que les autres mains, transformés en vampires par un blables avant de les dévorer, se servent romans ne traitent souvent qu’en pas- virus. Mais, la nuit, ce sont les vampires d’armes, et entourent, pour certains, sant : l’extinction des notions abstraites qui l’assiègent… de questions. Si « C’est leurs crimes de rituels. L’esthétique laco- et cependant cruciales qui fondaient ja- la majorité qui définit la norme, non les nique de Cormac McCarthy, et cepen- dis l’humanité (morale, art, religion, lan- individus isolés », Neville n’est-il pas un dant très éloquente, s’accorde à merveille gage). Cela se joue parfois en une phrase monstre, et les vampires ne sont-ils pas avec celle du genre. Il est aussi un écri- ambiguë (« Il n’y a pas de Dieu et nous la nouvelle humanité ? Neville doute, vain plus réfléchi qu’instinctif, et une sommes ses prophètes »). Parfois dans mais continue le combat. lecture attentive de La Route montre des paragraphes qui atteignent une stu- Je suis une légende (1954) inaugure qu’il a examiné de près les motifs des ro- péfiante beauté funèbre : « Le monde se aussi un motif promis à une vaste posté- mans postapocalyptiques avant d’enta- contractant autour d’un noyau brut rité : l’intégration des morts-vivants ve- mer le sien. Et de le placer tout entier d’entité sécables. Le nom des choses sui- nus du fantastique à un monde postapo- sous le signe de la réduction. vant lentement ces choses dans l’oubli. calyptique. Depuis, Justin Cronin (la Les couleurs. Le nom des oiseaux. Les série Le Passage), (la LES DERNIERS SURVIVANTS choses à manger […]. Combien avaient série La Lignée), ou encore Max Brooks La Route se passe sur une terre réduite à déjà disparu ? L’idiome sacré­ coupé de (le roman à succès World War Z) l’ont l’inanimé, sous un ciel où les nuits al- ses référents et par conséquent de sa repris avec diverses fortunes. Car le ternent avec un crépuscule permanent : ­réalité. Se repliant comme une chose qui mort-vivant, qu’il soit zombie ou vam- dix ans plus tôt, une catastrophe a obs- tente de préserver la chaleur. Pour dispa- pire, possède une haute valeur métapho- curci l’atmosphère de nuées cendreuses, raître à jamais le moment venu. » rique : il représente l’individu dépouillé séchant la flore et tuant la faune. Là che- Qu’après avoir apposé de telles épitaphes de ses singularités par la faim et réduit à mine l’humanité, réduite à un père et sur la tombe de notre espèce McCarthy son instinct de survie. En ce sens, il un fils qui « portent le feu » – ils sont parvienne à obéir à une autre nécessité convient à l’esthétique décharnée des les derniers, à leur connaissance, à ne pas du genre postapocalyptique, maintenir mondes postapocalyptiques. D’ailleurs, manger d’autres humains, les derniers jusqu’au bout la flamme d’un fragile es- quelle différence entre ces morts-vivants aussi à entretenir des liens qui dépassent poir, est une preuve de son génie. L

La Route de Cormac McCarthy, récit postapocalyptique emblématique, a été adapté au cinéma par John Hillcoat en 2009. PROD DB/KCS/AURIMAGES

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REGARDER Au cinéma, l’odyssée de l’impasse Selon les périodes, l’exploration spatiale a connu des éclipses à l’écran. Bien des films d’anticipation préfèrent rester au sol pour révéler notre solitude et notre part extraterrestre. Par Hervé Aubron

récits fondateurs du complotisme par les Américains et lancée dans la contemporain : les missions Apollo stratosphère. La SF spatiale prend toute n’étaient que mises en scène, fake news, son ampleur en surgissant de l’écume faites pour inciter l’URSS à se lancer sanglante de la guerre, telle une Vénus dans une ruineuse fuite en avant astro- mièvre et vindicative, dans un mélange nautique. Cooper reste ébaubi quand on d’euphorie et d’angoisse. Euphorie lui soutient que l’homme n’a jamais consumériste : la pleine croissance éco- marché sur la Lune. Selon l’enseignante, nomique fait du cosmos un grand les mythologies de l’exploration spatiale, living-­room, que l’on peut décorer avec qu’elles soient portées par des fictions ou le design et le plastique naissants, des des archives, ont entretenu l’aveugle- trucages de pacotille. Angoisse aux ment prométhéen du genre humain, in- aguets : c’est la guerre froide et la han- E.T., l’extraterrestre (Steven Spielberg, 1982). capable de remettre en cause la consu- tise de l’apocalypse nucléaire, le mation des ressources terrestres. « grand ennemi » qui se cache derrière uand on a l’impres- La conquête spatiale apparaît ainsi l’extraterrestre. Cette conjonction entre sion de vivre dans un comme une mythologie vieillotte et in- anesthésie de l’American way of life et ob- médiocre film de désirable. Si son imaginaire a émergé session maccarthyste de « l’ennemi de science-fiction, quel bien avant 1945, elle s’impose dans le l’intérieur » trouve son allégorie dans usage avoir encore du sillage de la Seconde Guerre : la première Invasion of the Body Snatchers (L’In- q genre ? Le début du photo de la rotondité terrestre est prise vasion des profanateurs de sépultures, film Interstellar (Christopher Nolan, depuis une fusée V2 allemande saisie Don Siegel, 1956). Des extraterrestres 2014) résume bien la question. Selon l’expression consacrée, nous voici dans un « futur proche », très proche eu égard au familier décor rural : la planète étant sujette à de multiples dérègle- ments, l’Amérique a dû se reconcentrer sur ses besoins fondamentaux. Cooper était pilote d’essai pour la Nasa, qui a été fermée. Il est depuis agriculteur, à la tête d’une exploitation de maïs et de quelques machines en pilotage automatique. On le convoque au collège, où on lui rap- porte des incidents impliquant sa fille, qui garde avec elle un livre relatant les hauts faits de l’exploration spatiale. La professeur explique que cela n’est pas

compatible avec les manuels d’histoire PARAMOUNT/WARNER BROTHERS / THE KOBAL COLLECTION AURIMAGES

« révisés », qui reprennent l’un des Interstellar (Christopher Nolan, 2014) : une SF contemporaine de l’exténuation. UNIVERSAL/THE KOBAL COLLECTION/MC BROOM, BRUCE/AURIMAGES

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2001 L odyssee de L espace Deux mille un L odyssee de L espace 2001 A Space Odyssey 1968 Real Stanley Kubrick. COLLECTION CHRISTOPHEL © Metro Goldwyn Mayer METRO GOLDWYN MAYER/COLLECTION CHRISTOPHEL Tournage de 2001, l’odyssée de l’espace (1968). Stanley Kubrick exacerbe l’artificialisation de nos espaces de vie, sous l’effet d’un design invasif.

envahissent une ville en prenant l’ap- mécanique, retour sur le plancher des le cosmos du libre-échange. Les extra­ parence des autochtones : ils rem- vaches cannibales et ensauvagées que terrestres, chez Spielberg, font preuve de placent une communauté par sa copie pourraient devenir les humains, bonne volonté dans la communication ; apathique, ce que les derniers épargnés, comme possédés par le lait concentré toutes les espèces, chez Lucas, négocient assoupis dans une tiédeur prospère, des images, entre virées meurtrières et entre elles, et c’est seulement un empire mettent un temps fou à comprendre. camp de redressement. autoritaire qui empêche la tenue d’un Au fil des années 1970-1980, les deux parlement interplanétaire. COSMOS DU LIBRE-ÉCHANGE sillons se creusent dans le cinéma amé- Dans l’ombre portée de cette conjonc- ricain. D’un côté, des enfants surdoués LES NANTIS, CES ALIENS tion entre excitation et anxiété va pros- transmuent le cosmos en salle de jeux. Dans le même temps toutefois, en marge pérer l’autre grand registre, celui de la Avec Star Wars, qu’il inaugure en 1977, des rides intersidéraux de Lucas et des dystopie. Il présume non de flam- George Lucas devient le nabab du space bisous célestes de Spielberg, le noir se dé- boyantes épopées galactiques ni des in- opera en démultipliant planètes et civi- ploie. La crise consécutive au krach pé- vasions d’aliens agressifs, mais anticipe lisations, masques et maquettes. Steven trolier, la guerre froide qui s’éternise, les le devenir invivable des sociétés hu- Spielberg replie quant à lui les galaxies séquelles de la boucherie vietnamienne maines, sous la triple contrainte de la dans un pavillon de banlieue, par le biais et la paranoïa politique encouragent les technologie, de l’écologie et films d’anticipation sirotant de la géopolitique. Stanley La SF spatiale surgit, telle le pessimisme. La voracité ca-

Kubrick cristallise la situa- une Vénus mièvre et vindicative, pitaliste est poussée jusqu’à tion dans ses trois films tour- ses plus lointaines extrémités : nés à la croisée des années de l’écume de la guerre. des exterminations planifiées 1960-1970. 1964 : Docteur et industrialisées par temps Folamour, ou la science-fiction bien de rois mages aliens nous rendant visite de surpopulation – Soleil vert (Richard réelle et agissante (les scénarios fous dont en toute amitié : Rencontres du troisième Fleischer, 1973), L’Âge de cristal (Mi- sont grosses la science de l’atome et la type (1977) puis E.T. (1982), qui exploite chael Anderson, 1976) – ou le marxisme dissuasion nucléaire). 1968 : 2001, génialement une communauté de taille farceur de John Carpenter qui, dans In- l’odyssée de l’espace, qui révèle l’artifi- entre l’extraterrestre et l’enfant – les vasion Los Angeles (They Live, 1988), à cialisation de nos espaces de vie, sous adultes sont exclus des jeux comme des la fin de l’ère Reagan, imagine que les l’effet d’un design invasif, et qui de- astres. Lucas et Spielberg témoignent nantis sont des extraterrestres ayant ré- meure le surmoi de la SF spatiale. 1971 : d’une foi tranquille dans la concorde li- duit en secret l’humanité en esclavage. l’anticipation grimaçante d’Orange bérale : on peut toujours discuter dans Des films postapocalyptiques tournent

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à leur profit leur maigre budget esseulés, ne sachant comment interpré- (les rodéos rupestres des Mad Max de ter les « signes » environnants. George Miller, réalisés dans le désert Au tournant des siècles, lorsque les australien). Des imagiers de talent déve- ­codes de la SF spatiale sont invoqués, loppent une photogénie de l’invivable, c’est pour fabriquer des bibelots nostal- un design lustré de la déréliction ur- giques ou goguenards, des foires vintage. baine, qui recycle les visions du cinéma Mars Attacks ! (Tim Burton, 1996) re- expressionniste allemand et lorgne vers lance en ricanant le flipper des Martiens un noir et blanc tour à tour manichéen à têtes d’ampoule des fifties. Les block- et phosphorescent : la chasse aux robots busters Independence Day (1996) ou Ar- rebelles de Blade Runner (Ridley Scott, mageddon (1998) agitent les spectres 1982), le Guignol orwellien de Brazil d’une menace planétaire avec un sérieux (Terry Gilliam, 1985), l’adaptation de de clown blanc déconcerné. Le Cin- Batman par Tim Burton (1989). Les quième Élément (1997) de Luc Besson ­robots, passion fondatrice de l’art-­ est une parade pétaradante. Les deux machine qu’est le cinéma (Metropolis), premiers Men in Black (Barry Sonnen- Matrix (1999), l’emblème d’une « virtualité » qui délaisse le cosmos au profit des simulacres numériques. nourrissent des prodiges de trucages, à feld, 1995-2002) la fois terrifiés et fascinés :Blade Run- cultivent un style ner donc, Terminator (James Came- rétro aussi habile ron, 1984), Robocop (Paul Verhoe- que narquois (la dé- ven, 1987). La SF spatiale est contaminée gaine des agents par le cinéma d’épouvante et accouche évoque le FBI des de bêtes de proie extraterrestres : l’Alien années 1950) et dé- de Ridley Scott (1979) ou The Thing de multiplient grâce au John Carpenter (1982). digital les pitto- resques physiono- BIBELOTS GOGUENARDS mies extraterrestres La donne change absolument avec l’ef- vivant clandestine- fondrement du bloc soviétique. Fini le ment parmi nous, grand ennemi et les ambitions cos- comme on fait défi- miques afférentes. La conquête spatiale ler les espèces ani-

devient subsidiaire, et les extraterrestres males au cirque. PICTURES DISNEY WALT / STUDIOS ANIMATION PIXAR tendent à disparaître. La guerre des Le chef-d’œuvre Buzz l’Éclair, space ranger déphasé dans Toy Story (John Lasseter, 1995). mondes (ou leurs échanges, si l’on vou- du genre est alors lait croire aux saints Lucas et Spielberg), Starship Troopers (Paul Verhoeven, trucages vacillants d’autrefois, de com- le registre de la rencontre interloquée 1997). Une civilisation d’insectes géants bler leurs failles, de ripoliner une mytho- entre humains et extraterrestres ne sont qui savent juste couiner et trucider dé- logie révolue sans la reformuler ou se la plus à l’ordre du jour. Quand M. Night clare la guerre à la Terre. Des bataillons réapproprier, toujours dans un second Shyamalan, en 2002, réalise Signes, à la de jeunes gens embarquent sur des vais- degré à la fois ironique et neutralisé. Re- manière d’une série B d’antan, il se re- seaux pour aller casser du scarabée. lançant Star Wars, Lucas restaure nu- Femmes et hommes bodybuildés, bas de mériquement la première trilogie et Nos anciens plafond et brutaux, tiennent à la fois de réalise une triade de prequels, qui s’en- songes sont Barbie et de Ken, du porno et de l’ima- vase dans les sables mouvants de la pro-

devenus des débris gerie fasciste. Le face-à-face entre les in- fusion digitale. Le titre du deuxième sectes numériquement générés et des hu- ­volet, en 2002, en est le symptôme : L’A t- de satellites. mains aussi bornés que conformés est taque des clones. Même si le box-office est sublime d’obscénité : on se demande qui clément, tout le monde s’en fiche. Dans plie dans une ferme environnée de maïs est le plus plastifié et inepte, on est trim- le Toy Story des studios Pixar (John Las- gris-vert qui installent en toile de fond balé entre lisse efficacité (des légion- seter, 1995), premier long métrage d’ani- la couleur des aliens de cinéma, comme naires humains et des insectes capara- mation numérique de l’histoire, la figu- si leurs spectres n’étaient devenus qu’un çonnés) et giclées d’organicité (viscères rine plastifiée d’astronaute, Buzz nimbe. Des cercles inexpliqués se des- d’humains ou jus de blattes), entre l’hy- l’Éclair, n’est qu’un jouet parmi d’autres, sinent dans les champs. Jusqu’au bout giénisme des hologrammes et la dégueu- qui plus est dans le déni : il se croit un on ne sait si la famille se fait un film ou lasserie éternelle. vrai space ranger et plonge dans la dépres- si des extraterrestres ont bien atterri. Re- Par-delà cette bonne surprise, c’est sion lorsqu’il comprend, dans une sé- présentants d’une Amérique révolue, les comme s’il s’agissait alors, grâce au nu- quence grandiose, qu’il est une figurine paysans sont devenus des archétypes mérique en plein essor, de pallier les produite en série à Taiwan. GROUCHO II FILM PARTNERSHIP/SILVER PICTURES/COLL CHRISTOPHEL

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courte durée, alors que s’intensifient les L’Avatar (2009) de James Cameron coups de semonce de l’écologie phy- pourrait être un contre-exemple, avec sa sique : le monde ne s’est pas dématéria- lointaine et luxuriante Pandora et ses lisé, il s’est au contraire alourdi. Les habitants, les Na’vis, faunes d’azur ca- Wachowski eux-mêmes en sont les au- pables de chevaucher des dragons. Ap- gures lorsque leur internaute Neo dé- parent retour de l’élan spatial, des rêves couvre que son corps en catalepsie, d’envol. Mais cela ressemble plutôt au comme celui de tous ses semblables, sert bouquet final d’un feu d’artifice numé- de pile biologique à un data center, de- rique : malgré le happy end réglemen- venu à la lettre anthropophage. taire, Avatar fait non seulement le récit Pris de mélancolie, Spielberg en per- de la dévastation d’une planète, mais sonne clôt la SF unanimiste dont il fut s’arrime aussi à un corps humain qui, si l’un des artisans. A. I. Intelligence artifi- son esprit est projeté dans un avatar aé- cielle (2001) : adieu à l’enfance et aux câ- rien, est doublement condamné à l’iner- lins (un enfant robot est abandonné par tie terrestre (le héros « infiltré » parmi Matrix (1999), l’emblème d’une « virtualité » qui délaisse le cosmos au profit des simulacres numériques. ses propriétaires) ; Minority Report, les Na’vis est un marine paraplégique, bardé d’électrodes dans un catafalque d’acier).

CIEL VIDÉ À la fin des années 2000, on est à nouveau en quête d’échappatoire, mais on a des semelles de plomb : nos anciens songes apparaissent comme des ruines ou des débris de satellites flottant au-dessus de nos têtes. Tel est le décor de l’immense Wall-E de Pixar (Andrew Stanton, 2008), où un ro- bot est le dernier habitant d’une Terre épuisée. La SF spatiale revient, mais le ciel s’est vidé de toute présence. Plus de dieu, mais plus

TRISTAR PICTURES/TOUCHSTONE PICTURES/COLLECTION CHRISTOPHEL PICTURES/COLLECTION PICTURES/TOUCHSTONE TRISTAR d’anges extraterrestres non Starship Troopers (Paul Verhoeven, 1998) : Ken et Barbie s’en vont en guerre contre des scarabées. plus, plus même de scéna- rio alternatif. Nous voici L’on baigne dans l’apesanteur de la sup- d’après Philip K. Dick (2002) : adieu à seuls dans l’univers : non plus une glo- posée « fin de l’histoire ». Les yeux ne la science éclairée (l’informatique scelle rieuse exception, mais une flammèche sont plus tendus vers les étoiles, encore un horrible contrôle policier) ; La Guerre vulnérable. Lars von Trier, avec Melan- moins les extraterrestres : ce monde-ci des mondes (2005) : adieu à l’universa- cholia (2011), marque un tournant en ne suffit-il pas ? L’imagerie numérique lisme (les extraterrestres ne descendent racontant l’attente, dans un foyer creuse mille plis et replis, gorge les yeux pas du ciel mais sont cachés sous nos confiné, de la fin du monde – la colli- d’absinthe et de mercure, sans avoir à pieds, ils ne viennent plus nous faire cou- sion de la Terre avec une autre planète. quitter la Terre. Pourquoi s’enticher de cou mais méthodiquement nous exter- Dans le sillage de cette déflagration ré- lointains mondes alternatifs ? Notre pla- miner). Si des extraterrestres réappa- apparaissent des astronautes devenus nète est devenue un silo d’infini où scin- raissent en ordre clairsemé, c’est pour démunis, hagards ou déprimés dans In- tillent les reflets métalliques des holo- des scénarios accablants : la destruction terstellar, mais aussi dans Gravity (Al- grammes ou des robots. Avec les frères de New York saisie par un camescope fonso Cuarón, 2013), Seul sur Mars Wachowski et Matrix (1999) en tête de passant de main en main dans la ­panique (The Martian, Ridley Scott, 2015), proue, les designers du désastre font ru- (le beau Cloverfield de Matt Reeves en High Life (Claire Denis, 2018) ou tiler un univers de la postvérité et de la 2008), des aliens naufragés en Afrique Ad Astra (James Gray, 2019). simulation où ne prévalent plus que des du Sud que l’on parque et exploite en res- Non pas des space operas, mais des mirages indignes de foi. L’ivresse de la taurant l’apartheid (District 9, Neill space galères ou des space méditations. pseudo-« virtualité » ne sera que de Blomkamp, 2009). Nulle technologie inouïe, le plus

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souvent des cockpits vieillots, des Un confinement à ciel ouvert que nous exercices de survie qui tiennent du bri- connaissons bien désormais, mais qui colage, de la robinsonnade avec trois était auparavant déjà perceptible, no- bouts de Kevlar (la dérive d’une naufra- tamment dans les distorsions d’échelles gée spatiale dans Gravity, le système D qu’occasionnent l’interconnexion et le de la subsistance, à base de patates et brouillage entre l’individuel et le glo- d’excréments recyclés, pour « the Mar- bal, le privé et le planétaire. Le très pe- tian », astronaute laissé en plan sur la tit et le très grand se confondent : au dé- but de Melancholia, la collision de deux L’expérience planètes raccorde avec la limousine des commune mariés manœuvrant laborieusement

du confinement à dans un virage. Voilà ce que nous ap- prend la science-fiction contempo- ciel ouvert. raine : nous sommes tous déjà, sans l’avoir longtemps mesuré, des astro- planète rouge). Nul extraterrestre, nautes, les passagers du « vaisseau spa- ­tandis qu’ailleurs les robots nous res- tial Terre » selon l’expression de l’ar- semblent de plus en plus (l’intelligence chitecte Richard Buckminster Fuller. artificielle deHer ou de Blade Runner Nous sommes tous des extraterrestres, 2049, les séries Real Humans ou en ce que nous Westworld). Dans l’un des rares films ré- avons vécu dans cents invoquant des extraterrestres, des mondes men- Premier­ contact (Arrival, 2016), Denis taux qui ont fait Villeneuve a la belle idée d’un écran in- l’économie de leur franchissable où s’échangent des signes support terrestre, longtemps illisibles entre les humains et dans une apesan- les visiteurs, en l’espèce des poulpes si- teur fallacieuse. Ce byllins. Nulle planète de rechange non pourquoi la SF plus : dans Interstellar, les étapes de spatiale­ n’invoque l’équipage se révèlent décevantes ou aujourd’hui­ aucun inexploitables ; dans Ad Astra, les es- extraterrestre, ex- cales lunaires et martiennes sont à la fois cepté nous-mêmes, cotonneuses et périlleuses. Nous ne aliens déliés de leur sommes visiblement pas à des années-­ berceau. lumière de notre temps, ni d’ailleurs des Dans son essai technologies de l’âge d’or de l’explora- Kant chez les extra- tion spatiale : First Man (Damien Cha- terrestres (Minuit, zelle, 2018), biopic de Neil Armstrong 2011), Peter Szendy qui se clôt juste après son retour de la suggère une pas- Lune, en 1969, ne relève pas de la sionnante contre- science-fiction, mais il signale lui aussi histoire de la philo-

un attrait renouvelé pour une histoire et sophie. Il remarque MOSFILM/THE KOBAL COLLECTION/AURIMAGES une imagerie depuis longtemps mises que beaucoup de Dans la « Zone » de Stalker (Andreï Tarkovski, 1979). entre parenthèses. philosophes jusqu’à Kant (inclus) recourent à l’éventualité satellitaire, sans s’en rendre compte. On CONFUSION DES ÉCHELLES d’une vie extraterrestre pour penser ce pourrait relire à cette aune l’histoire C’était autrefois un rêve, c’est au- qui définit l’humanité. Pourquoi cet en- du cinéma. Car, après tout, retournons-­ jourd’hui une impasse. C’était un jeu disparaît-il ensuite ? Szendy com- nous : alors que le cinéma est supposé voyage vécu par quelques élus, c’est une mente entre autres Men in Black et La avoir imposé le décorum de l’explora- expérience commune. Que voyons- Guerre des mondes de Spielberg, et leur tion spatiale (mais sans doute est-ce plu- nous dans cette SF de l’exténuation ? présupposé : leurs récits ne naissent pas tôt la télévision), la moisson se révèle mo- Des hommes enfermés, voués à se bar- avec l’arrivée d’extraterrestres, mais ils deste, hors 2001, Star Wars et la licence der de protections, à jauger la nécessité considèrent qu’ils ont toujours déjà été plus cahotante Star Trek. Et si l’on s’en de leurs déplacements à l’extérieur, la là. Peut-être est-ce pourquoi la philoso- tient aux écrivains dont nous saluons le mine défaite lorsqu’ils se rendent phie, après Kant (et la révolution indus- centenaire (Asimov, Bradbury et Her- compte qu’il n’y a plus d’abri ultime, trielle), n’a plus eu recours aux aliens : bert), ils n’ont nourri que peu d’adapta- de retour ­possible à l’ancien monde… l’humanité serait devenue extraterrestre, tions marquantes. ZENTROPA / THE KOBAL COLLECTION AURIMAGES

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cerveau. Les scènes censées se dérouler dans la station spatiale sont tournées en studio, mais, pour l’une des plus belles séquences, celle du transfert du savant, Tarkovski se contente de monter des vues tournées sur le périphérique de Tokyo. Idem dans le postapocalyptique Stalker, tiré des autres stars de la SF ­soviétique, les frères Strougatski. « Notre » monde dévasté est en noir et blanc, la « Zone » surréelle est en cou- leurs, et en l’occurrence tournée dans une friche industrielle estonienne si pol- luée qu’elle a sans doute engendré les cancers de l’équipe, Tarkovski y com- pris. Werner Herzog a également tra- vaillé le « documentaire de science-­ fiction », par exemple lorsqu’il filma en Les dernières heures avant la fin du monde, dansMelancholia (Lars von Trier, 2011). 1991, dans Leçons de ténèbres, depuis le ciel, le Koweït détruit et en flammes, Les extraterrestres sont surtout venus à tout entier comme science-fiction : com- après le retrait de l’armée irakienne : il nous. Et même quand on était censé dé- ment les machines et les extraterrestres commente en voix off ces vues comme couvrir d’autres planètes, on découvrait sont susceptibles de nous considérer. celles d’une planète extraterrestre. souvent qu’elles n’étaient qu’un reflet Certains cinéastes ont d’ailleurs joué le L’un des derniers films, à ce jour, im- ou un futur de la Terre (La Planète des jeu de la science-fiction sans trucage. pliquant un·e alien est instructif à cet singes). Le cinéma est resté terrien et Exemples illustres : Chris Marker dans égard. Adapté de Michel Faber (grand néanmoins d’emblée extraterrestre : La Jetée en 1962 (un roman-photo post­ écrivain méconnu), Under the Skin (Jo- l’une de ses premières fictions futLe apocalyptique), Jean-Luc Godard dans nathan Glazer, 2013) suit une femme Voyage dans la Lune (1902) de Georges Alphaville en 1965 (polar censé se pas- (Scarlett Johansson) qui conduit un van Méliès, s’inspirant de Jules Verne. Des ser sur une planète étrangère régimen- dans les faubourgs de Glasgow et aborde hommes s’activent autour d’un obus-­ tée par une intelligence artificielle comme au hasard des inconnus. On fusée qui, une fois propulsé, va éborgner – mais tourné à la Maison de la radio), comprend graduellement que c’est une (image fameuse) la face de la Lune. ou Andreï Tarkovski. extraterrestre chasseresse. Mais là n’est L’équipage s’écharpe avec les habitants Le cinéaste russe a réalisé deux films pas l’essentiel. L’essentiel, c’est Scarlett de la Lune, puis revient sur Terre. Drôle « officiellement » de SF :Solaris (1972), Johansson, star et œil tombés du ciel, qui de looping : on s’embarque dans un réplique à 2001, et Stalker (1979). roule dans une camionnette promue ­astronef, on va adopter un point de vue Adapté de Stanislas Lem, Solaris rend sous-marin urbain, et capture comme extraterrestre, mais c’est au prix d’une compte du voyage d’un scientifique vers des poissons des piétons anonymes. Nul Lune énucléée, et l’on revient ensuite une planète se révélant être un grand besoin de fusée, la vie spatiale est là. L sur Terre. Alors quoi ? Une science-­ fiction s’hybride avec une autre science-fiction et la rapatrie sur Terre. La première SF, c’est le cinéma lui- même : art-machine, technologie-­ narration. Elle n’a d’abord qu’un œil (la caméra), mais elle migre vers l’espace, les astres, cette autre SF, vole un deuxième œil à la Lune et le rapporte sur Terre : le cinéma a maintenant deux yeux, l’un machinique, l’autre extraterrestre.

SCIENCE-FICTION « RÉALISTE » Je n’ai parlé que d’imageries ou de my- thologies, sinon de signalétiques. Mais l’on pourrait dans cette perspective re- voir bien des films, « réalistes » et ter-

FILM4/FILMNATION ENTERTAINMENT/JW FILMS / THE KOBAL COLLECTION / AURIMAGES FILM4/FILMNATION ENTERTAINMENT/JW FILMS / THE KOBAL COLLECTION AURIMAGES riens en apparence, concevoir le cinéma Scarlett Johansson, extraterrestre chasseresse dans Under the Skin (Jonathan Glazer, 2013).

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BIBLIOGRAPHIE ÉTOILES, GARDE À VOUS ! Robert A. Heinlein éd. J’ai lu, 314 p., 7,40 €.

Étoiles de fond Robert A. Heinlein est l’un des plus Philip K. Dick, Van Vogt, Stanislas Lem… Une sélection grands provocateurs d’auteurs cultes qu’il est impossible de passer sous silence. de la SF américaine, et il le prouve Par Alexis Brocas et Fabrice Colin notamment dans ce roman martial centré sur la carrière d’un soldat du futur envoyé anéantir, par le lance-flamme ou par l’atome, les « punaises » et autres « squelettes » extraterrestres. Cela dans un régime militariste qui assimile morale et instinct de survie et où seuls les vétérans ont le droit de vote… Un classique de la SF la plus primaire ? Alors que faire de ses troublants passages théoriques qui célèbrent l’usage de la violence en politique ? A. B.

LES PROFONDEURS DE LA TERRE  PHILIPPE HUPP/LEEMAGE Philip K. Dick (1928-1982) a inspiré nombre de récits au cinéma (Blade Runner, Minority Report…). Robert Silverberg traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacques Guiod, LE DIEU VENU DU CENTAURE Philip K. Dick  éd. Le Livre de poche, 286 p., 6,90 €. traduit de l’anglais (États-Unis) par Sébastien Guillot, éd. J’ai lu, 288 p., 6 €. Auteur prolifique à ses débuts, Robert Fruits d’une conscience même entreprise, ils leur permettent de Silverberg se révéla qui ne ressemblait à au- fuir une existence en « clapiers » et de l’une des plumes cune autre, les romans de réaliser tous leurs fantasmes, « inceste, les plus littéraires Philip K. Dick sont d’une meurtre, n’importe quoi ». de la SF des années inventivité si foisonnante Mais voici qu’apparaît un système 1970. Pour s’en qu’en parler est déjà un concurrent associé à une drogue nou- convaincre, il suffit défi. Relevons-le avecLe velle – le K-Priss, issu d’un « lichen de lire Les Profondeurs de la terre, Dieu venu du Centaure. extra-­solaire », aux effets très supérieurs. où il transpose Au cœur des Mayerson est un précog – un voyant – Mondes factices, jeu sur les identités, ténèbres de Conrad sur une autre chargé de deviner les tendances pour mysticisme sous influence toxique…Le planète. Ou Les Monades urbaines, l’entreprise qui produit les poupées Pat, Dieu venu du Centaure est un concen- dystopie inoubliable sur une ces jouets pour adultes capables de pro- tré de l’art paranoïaque de Philip K. humanité recluse dans des tours jeter une ou plusieurs consciences dans Dick, qui a produit une foule d’autres gigantesques où le libertinage est des sortes de Barbie ou Ken virtuels évo- grands livres : Ubik, sur des thèmes la règle et le recyclage un principe luant sur la Terre d’avant le réchauffe- proches, Le Maître du haut château, essentiel. Son Cycle de Majipoor ment climatique. C’est pourquoi les uchronie fondatrice où les nazis ont ga- – et notamment le premier tome, « Combinés Poupées Pat » sont si pri- gné la Seconde Guerre mondiale, Sub­ Le Château de lord Valentin – sés des colons de Vénus ou de Mars : as- stance mort, sur la quête d’un policier compte parmi les trésors de la SF sociés à la drogue D-Liss vendue par la toxicomane du futur… A. B. grand public. A. B.

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TSCHAÏ (INTÉGRALE) Jack Vance LE CYCLE DU NON-A traduit de l’anglais par Michel Deutsch et Sébastien Guillot, éd. J’ai lu, 960 p., 10,90 €. (INTÉGRALE) A. E. Van Vogt traduit de l’anglais par Boris Vian, Ogre littéraire mort à lointaine, Adam Reith, éclaireur de l’ar- éd. J’ai lu, 800 p., 11 €. presque 100 ans, Jack mée terrienne, aimerait rentrer chez lui. Vance était le chantre Il lui faudra quatre tomes pour y parve- De Van Vogt, on d’une SF picaresque et nir – chaque roman correspondant à retient souvent joyeuse, débordant d’in- une race alien décrite avec un luxe de dé- Le Cycle du non-A, ventivité. Révérée par, tails ahurissant. Les Chaschs reptiliens, qui conte les entre autres, Robert Sil- aussi blagueurs que cruels ; les Wankhs tribulations, les verberg et George R. R. Martin, son distants, qui habitent de hautes tours de résurrections et les œuvre s’articule notamment autour de verre noir ; les Dirdirs efflanqués et -an transformations de séries épiques : La Terre mourante et thropophages ; et les Pnumes nostal- l’infortuné Gilbert Gosseyn, adepte son héros Cugel l’astucieux (fresque giques, qui vivent sous terre. de la pensée non aristotélicienne, postapocalyptique), La Geste des Adam Reith est seul. À l’image du et sa lutte contre un complot Princes-Démons (space opera flam- lecteur, qui le découvre grâce à lui, il ne galactique visant à anéantir la Terre. boyant) ou Lyonesse (fantasy d’inspira- connaît rien de ce nouveau monde, Mais il a écrit d’autres livres tion arthurienne). mais n’est jamais à court de ressources. remarquables, dont À la poursuite Le Cycle de Tschaï est sans doute le Heureux qui, comme lui – comme des Slans, sur des mutants plus emblématique. Après que son vais- nous –, a fait un beau, terrible, inou- télépathes persécutés, et La Faune seau s’est écrasé sur une planète bliable voyage ! F. C. de l’espace, où une expédition de scientifiques du futur embarquée dans un vaisseau spatial se confronte à plusieurs espèces d’extraterrestres – dont l’une aurait NEUROMANCIEN William Gibson inspiré l’Alien de Ridley Scott… A. B. traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Bonnefoy, éd. J’ai lu, 312 p., 6,90 €.

Orphelin précoce, som- NIOURK brement introverti, très Stefan Wul  tôt épris de contre-culture éd Castlemore, 140 p., 5,90 €. (de l’utopie Beat au radi- calisme punk), William Chirurgien-dentiste, Gibson, tournant le dos à Stefan Wul fut l’une la hard science, s’intéresse des plumes les plus avant tout à ce cauchemar perpétuel imaginatives de la SF qu’est le présent, à la « manipulation du française. Parmi réel par sa propre représentation ». En ses classiques 1984 (il a 36 ans) paraît Neuroman- toujours lus, Niourk, cien (1) – une révolution. Raflant tous les splendide roman initiatique sur prix, la fable de Henry Dorsett Case, ac- le parcours postapocalyptique d’un « enfant noir » qui, de paria

cro à la Matrice manipulé par un mysté- EMMEVI/LEEMAGE rieux employeur, va devenir l’un des ro- William Gibson et la SF punk. de sa tribu, devient l’égal d’un dieu. mans les plus influents de l’histoire de Ou encore Oms en série, la SF (le filmMatrix n’aurait pas existé nôtre. Police, arrêtez cet homme ! magnifiquement adapté en dessin sans lui). Le cyberspace – cette « hallu- Comme l’écrit son compère Bruce Ster- animé par René Laloux et Roland cination de masse consensuelle » –, les ling dans sa préface à Gravé sur chrome : Topor (La Planète sauvage), hackers, le sexe virtuel, les implants cé- « Nous savons jouer avec les Grandes où des extraterrestres gigantesques rébraux… Ce qu’il n’a pas inventé, Gib- Idées parce que le mauvais goût bariolé prennent des humains comme son l’a prophétisé. Ses aînés étaient par- de nos “Pulpeuses” origines nous fait animaux de compagnie. Ou enfin tis dans l’espace ? Lui ramène la fiction passer pour inoffensifs. » F. C. L’Orphelin de Perdide, poignant space opera où un vaisseau sur Terre, la pare d’atours postmodernes (1) Devenu difficilement trouvable en version esthétisants, décrit un univers para- papier, Neuromancien  peut se télécharger en tente de secourir un enfant perdu noïaque finalement peu différent du version numérique. sur une planète lointaine. A. B.

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SOLARIS MYTALE, Philippe Ayerdhal, éd. Au diable Vauvert, 518 p., 20 €. Stanislas Lem traduit du polonais par Jean-Michel Jaslenko, éd. Folio SF, 336 p., 8 €. Une lointaine planète, Mytale, qui favorise les mutations génétiques. Une population coloniale, abandonnée à son sort deux millénaires durant, Trois scientifiques qui a sombré dans l’exploitation et a créé un système de castes complexe. dans une station Une rescapée d’une expédition terrienne, Audh, ignorante des subtilités volante étudient de ce monde… Croisant fantasy, science-fiction et fable sociale, soutenu l’océan de magma par une écriture remarquable, Mytale (1997) est aujourd’hui un classique de la SF francophone. A. B. rouge et vivant qui couvre l’essentiel de la planète Solaris et le mystère des formes parfois mimétiques qui surgissent HYPÉRION, INTÉGRALE Dan Simmons à sa surface. En retour, l’océan traduit de l’anglais (États-Unis) par Guy Abadia, éd. Pocket, 640 p., 9,50 €. envoie à chacun un fantôme tiré de son passé et convaincu d’être bien réel. Pour Kelvin, le dernier Sept pèlerins sélectionnés descendants de colons dégénérés et de arrivé, ce sera Harey, son amante s’en vont sur Hypérion crucifix vivant capable de ressusciter les suicidée… Roman insondable, (lire p. 74) se confronter morts. Celle du colonel Kassad, héros plein de réflexions scientifiques et aux fameux Tombeaux ou boucher des guerres humaines, ra- de récits dans le récit, le chef- du Temps et au monstre conte son amour brûlant pour une d’œuvre du Polonais Stanislas Lem biomécanique qui hante femme rencontrée dans un simulateur impose une question vertigineuse : les lieux. En chemin, cha- de combat. Celle du poète Silenius traite quand on a l’humain pour cun égrène son histoire, toutes sont re- de gloire littéraire et d’une cité des seul référent, peut-on comprendre liées à leur destination. Celle du père poètes dévastée par un monstre… ce qui ne l’est pas ? A. B. Hoyt, prêtre catholique, parle de En chemin, Dan Simmons dessine les contours d’un vaste empire humain, le Retz, où la téléportation permet des LA MAIN GAUCHE maisons avec une pièce sur chaque pla- DE LA NUIT nète ou à un fleuve de s’écouler de Ursula K. Le Guin monde en monde. Un empire menacé traduit de l’anglais (États-Unis) par les Extros, ces post-humains rendus par Jean Bailhache, quadrumanes par la vie en apesanteur. éd. Le Livre de poche, 350 p., 7,70 €. Imaginaire foisonnant, dispositifs litté- raires sophistiqués alliés à un goût jamais Figure féminine de la étanché pour la narration et l’inven- science-fiction des tion… Avec sa suite Endémyon, Hypé- années 1960 à 2000, rion est peut-être la plus brillante saga de Ursula K. Le Guin (lire science-fiction de ces trente dernières an- p. 84) nous apparaît nées. Elle vous offrira, comme à ses pè- aujourd’hui comme

MARCELLO MENCARINI/LEEMAGE lerins, un voyage dont vous ne vous re- une pionnière des Dan Simmons, un des auteurs les plus inventifs. mettrez jamais. A. B. théories du genre : son premier roman, La Main gauche de la nuit, se passe sur la froide planète Gethen Ann Leckie où il n’existe ni hommes ni femmes. LA JUSTICE DE L’ANCILLAIRE   Mais elle fut aussi une très brillante traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrick Marcel, éd. J’ai lu, 384 p., 8,50 €. styliste, l’une des premières à mêler fantasy et science-fiction  Les « ancillaires » sont ces soldats fabriqués à partir de prisonniers de (Le Monde de Rocannon) et une guerre à la conscience écrasée qui dorment dans les entrailles des vais- grande créatrice d’utopie (le monde seaux du Radch – un empire galactique en pleine extension. Des vaisseaux libertaire des Dépossédés) qui pensants, capables de projeter leur esprit dans les corps qu’ils trans- a influencé tous les auteurs de SF portent… La Justice de l’ancillaire (2013) nous expédie à bord d’une de ces contemporains, de Margaret consciences particulières coincée dans un corps humain ; ses étrangetés Atwood à Nnedi Okorafor. A. B. nous sont restituées avec une grande inventivité langagière. A. B.

96 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 29 • Mai 2020 dossier science-fiction

LES GUERRIERS DU SILENCE Pierre Bordage éd. J’ai lu, 640 p., 8,70 €.

D’un côté, les Scaythes personnages – nobles, moines, guer­ d’Hyponéros, ces puis­ riers, mais aussi pêcheur ou berger – et sants télépathes sortis de un monde d’une richesse inouïe. De la l’univers inconnu qui planète Point-Rouge, exil des délin­ sont parvenus, en s’ap­ quants et repère de la Camorre et des puyant sur la fanatique autochtones Prouges, en passant par église kreutzienne, à Marquinat la provinciale, et Selp Dik, prendre le pouvoir sur la où s’élève l’immense citadelle de l’ordre prestigieuse planète Syracusa, « reine absourate, nous suivons Tixu au fil de des arts », puis à noyauter toute la ses aventures et de ses transformations Confédération humaine de Naflin. De – d’employé alcoolique en élu des lé­ l’autre, Tixu Oty, pire voyagiste de zards géants de Deux-saisons, puis en l’univers au début du roman, lancé sur dépositaire des secrets de la « science les traces d’une belle Syracusaine en Inddique »… Pas étonnant si l’auteur fuite. Le premier tome de la trilogie des Pierre Bordage est souvent comparé à Dumas. fut souvent comparé à Alexandre Du­ Guerriers du silence (1993) – à laquelle mas : par-delà la fécondité et le goût s’est ajouté un préambule – marque Épiques, échevelés, et pourtant par­ pour l’aventure commun aux deux l’apparition du grand Pierre Bordage faitement maîtrisés, Les Guerriers du hommes, leur prose charrie le même en­ sur la scène de la SF française. silence­ convoquent des armées de thousiasme contagieux. A. B.

AIMEZ-VOUS, ALIENS LES AUTRES

Un essai revisite la discipline ethnologique au prisme de la science-fiction: « L’hallucination demeure constante pour tous. Chaque point de vue est une réalité, chaque réalité est un point de vue. »

ue les auteurs de science-­ « seraient davantage des écrivains de amérindien – quand en réalité il le fiction se servent des décou­ science-fiction, probablement davan­ pousse bien plus loin. Ce ne serait pas vertes scientifiques comme tage fascinés par la fiction que par la uniquement les humains qui conce­ Q rampe de lancement pour science ». La relecture de leurs tra­ vraient des non-humains comme hu­ propulser vers les étoiles leur imagina­ vaux plus ou moins ouvertement por­ mains, mais tous les êtres vivants qui tion assoiffée d’altérité radicale, cela va tés vers l’affabulation ou le délire s’ac­ « se considéraient eux-mêmes comme de soi. Mais que dire d’un anthropo­ compagne d’une analyse de l’œuvre sujets humains ». Un perspectivisme logue qui hisserait ses théories sur les de Philip K. Dick. « Le substrat on­ jusqu’au-boutiste relevant davantage épaules du faux ? La tromperie pren­ tologique profond » de cette dernière d’un imaginaire dérivé de la science-­ drait des airs de scandale. Seulement est « moins l’existence de réalités pa­ fiction à la Philip K. Dick que des pen­ voilà : « Plus personne aujourd’hui ne rallèles que celle de mondes privés sées amérindiennes. Mais, chose que croit en l’idéal – devenu suspect – de pluriels » : « Tandis que l’hallucina­ rappelle bien Pierre Déléage, qui dit la description objective », comme le re­ tion demeure constante pour tous, la fiction ne dit pas nécessairement faux. lève Pierre Déléage dans son bref et réalité, elle, varie selon les points de Pierre-Édouard Peillon passionnant essai s’intéressant à quatre vue de chacun. Chaque point de vue anthropologues brouillant les fron­ est une réalité, chaque réalité est un L’Autre-mental. Figures tières entre science et fiction. point de vue. » de l’anthropologue À « la recherche d’un “autre-­ Particulièrement éloquent sur ce en écrivain de science- fiction,  mental” », Lucien Lévy-Bruhl, Ben­ point est le renversement opéré par Pierre Déléage, jamin Lee Whorf, Carlos Castaneda Eduardo Viveiros de Castro, préten­ éd. La Découverte, et Eduardo Viveiros de Castro dument déduit du mysticisme 192 p., 15 €. PHILIPPE MATSAS/LEEMAGE PHILIPPE

Mai 2020 • N° 29 • Le Nouveau Magazine Littéraire 97 démonologies de Gérald Bronner

Les laboratoires du diable L’industrie pharmaceutique est pour les conspirationnistes la coupable rêvée, si l’on veut bien oublier au passage les millions de vies qu’elle a sauvées.

haque année Conspi- monde contemporain est parée de dommageables lorsqu’il est question de racy Watch – l’ob- toutes les vertus. En ce sens, elle révèle santé publique, c’est entendu. Pourtant, servatoire du conspi- en creux l’une des grandes figures de si l’on mettait en regard les services que rationnisme – réalise la lecture manichéenne de notre my- la recherche en pharmacie a rendus à un sondage sur la thologie moderne. l’humanité – en termes de millions de croyance des Fran- Dans cette bataille des dieux qui vies sauvées – et les désagréments cçais dans les théories du complot. Cette s’engage entre le bien et le mal, le natu- qu’elle a causés, son statut de figure du fois, ils ont eu l’idée d’introduire rel incarne souvent le premier, tandis mal deviendrait plus mystérieux en- quelques questions concernant l’épidé- que l’artificiel quasi toujours le second. core. D’ailleurs, cette pandémie nous mie du coronavirus. On découvre que Dans ce contexte, il est presque normal le rappelle, c’est bien vers la recherche 26 % de nos concitoyens déclarent que les laboratoires pharmaceutiques médicale et pharmaceutique que nos es- croire que le virus a été créé en labora- fassent figure de catalyseur pour les poirs se tournent pour trouver à terme toire. On tient donc notre une solution. Mais, même coupable pour cette pan- Le monde de la pharmacie dans ce contexte de peur,

démie qui a bouleversé n’est pas étanche à la corruption ou nous voyons ressurgir les nos vies : un maudit labo- passions collectives qui ratoire pharmaceutique. à la manipulation de données. érigent la figure d’un Pour ceux qui s’inté- martyr incompris : un ressent un peu à ces questions, il n’y a peurs contemporaines. Que ce soit en professeur de médecine qui aurait pas grand-chose d’étonnant. N’avait-on invoquant le cynisme économique ou trouvé la solution mais que l’on cherche pas vu le même genre d’allégations pour l’imprudence meurtrière, le mythe à bâillonner. La faute à qui ? Mais aux Ebola ou le sida et bien d’autres mala- conspirationniste selon lequel le intérêts de l’industrie pharmaceutique dies ? Après tout, il est possible de fa­ ­Covid-19 est la créature incontrôlée de bien entendu. Dans les conditions idéo- briquer artificiellement des maladies, l’ingénierie de l’homme plutôt que la logiques de notre contemporanéité, pourquoi ces virus ne seraient-ils pas la simple production de la nature nous le ce récit rebondit à l’infini et affaiblit conséquence de quelques manipula- confirme : nous devons avant tout nous d’une certaine façon les ressources que tions scientifiques inconséquentes ? méfier de ce qui se trame en secret dans nous avons face au danger. L Il est possible de répondre à ces ques- les laboratoires. tions puisque la science a montré que, Cette suspicion n’est pas sans raison, dans chacun des cas évoqués, c’était la bien entendu, le monde de la pharmacie Sociologue, Gérald Bronner est membre de l’Académie des technologies et nature que nous devions accuser plutôt n’est pas étanche à la corruption ou à la de l’Académie nationale de médecine. que les laboratoires pharmaceutiques. manipulation de données. Que ces acti- Dernier ouvrage paru :

Seulement voilà, la nature dans notre vités coupables soient particulièrement Déchéance de rationalité (Grasset). AJIPEBRIANA/FREEPIK

98 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 29 • Mai 2020 numéro Spécial numéro

Numero SPECIAL

LA VÉRITABLE HISTOIRE DÉCOUVERTE : LES DÉCOUVERTEÉGLISES RUPESTRES D’ÉTHIOPIE DES SOLDATS DE DIEU Hospitaliers, Templiers,

LA VÉRITABLE HISTOIRE DES CHEVALIERS DE DIEU - Teutoniques, Montesa, Porte-Glaive, etc.

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