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RAYMOND OLIVER

ADIEU FOURNEAUX écrit par Étienne de Montpezat

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT © Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 1984 ISBN 2-221-04600-5 PREMIÈRE PARTIE

TROIS PETITS TOURS...

« C'EST DANGEREUX, LES CUISINES... »

Tout avait mal commencé pourtant, dans les cuisines de l'hôtel du Lion d'Or. Cela se passait à Langon, sur les rives tranquilles de la Garonne, et j'avais quatre ou cinq ans. Mon père avait horreur de me trouver dans ses pattes, mais moi je n'étais heureux qu'à vagabonder autour des fourneaux. « C'est dangereux, les cuisines, c'est pas fait pour jouer », répétait-il à ma mère qui haussait les épaules. Où m'aurait-elle posé, quand la cuisine était au cœur de la vie? Un jour cependant, mon père eut raison. J'avais un cheval de bois, un petit cheval mécanique, et, un après-midi de neige et de classe interdite, je me balançais énergiquement dans la grande salle. Les femmes de vaisselle qui voulaient nettoyer l'argenterie venaient de retirer du feu une bassine d'eau bouillante. Tout à coup, une ruade intempestive me projeta en l'air et je retombai le derrière dans la bassine. On me retira braillant comme cochon qu'on égorge, les fesses luisantes et rouges. Je me consolai vite cependant : s'il me fallut garder le lit trois mois, j'écoutais, ravi, ma mère me relire de sa voix douce des contes que je savais par cœur. Malgré l'incident qui avait conforté mon père dans ses interdictions, je continuais à me faufiler dans les lieux défen- dus. Sur un tricycle censé favoriser la rééducation de mes jambes, je fonçais à toute vapeur, la tête au niveau des tables et des cuisinières. Pis encore : ma grand-mère avait acheté un café, de l'autre côté d'un passage qui donnait dans la cour de l'hôtel- restaurant où officiaient mes parents. Et ce café - le Café de - était pour moi presque aussi attirant que la cuisine. Je passai désormais mon temps à circuler d'un endroit à l'autre, au risque de me faire renverser par une charrette en traver- sant. Car le passage donnait sur des écuries dont s'occupait mon grand-père, qui était maître de poste. Bientôt il y eut un danger plus grand que les chevaux, la mécanique : les « voitu- res automobiles » des clients fortunés arrivaient dans un grand fracas de ferraille et de pétarade, et mon père bondissait chaque fois comme si, pour moi, elles ne pouvaient être que des engins de mort. Si mes parents vivaient dans l'angoisse, je nageais toujours dans une totale euphorie. J'avais appris avant toute chose que les fourneaux étaient traîtres et, pourtant, une force irrésistible m'attirait en ces lieux. On ne peut rien contre les vocations précoces! Mon père avait beau me chasser à coups de torchon chaque fois qu'il me trouvait dans le saint des saints; il avait beau, en grognant, jeter sur le plus haut placard les jouets que j'abandonnais dans ma fuite, rien n'y faisait. « Je suis né dans les cuisines », ai-je coutume de dire, et ce n'est qu'un demi- mensonge. Après tout, dans le Sud-Ouest, les Gascons naissent volontiers « sur la table de la cuisine » et gardent un souvenir ému de la goutte d'Armagnac qui accompagne cette opération un peu rude destinée à les « faire vaillants ». Malgré ces dangers qui me cernaient de toutes parts, je vécus des années heureuses jusqu'à la déclaration de guerre qui fut mon premier chagrin. Non que le sort du pays m'importât - j'avais cinq ans! - mais mon père était parti à la guerre et ma mère, sans homme pour tenir l'hôtel du Lion d'Or, dut fermer boutique et partir elle aussi, presque aussi- tôt. Un de ses oncles, architecte à Perpignan, lui avait trouvé un emploi de secours pour subsister jusqu'à la saison nouvelle. Elle serait secrétaire. Le cœur fendu, elle se résolut à m'aban- donner à ma grand-mère qui restait à Langon. Ce fut pour moi le début de la fn, l'apprentissage des premiers chagrins. Non que celle-ci fût vraiment méchante, mais la mort récente de son mari, le maître de poste, l'avait aigrie. Elle n'avait eu qu'un fils, qui devait mourir quelques années plus tard en pleine fleur de l'âge et, curieusement, elle donnait la préfé- rence à sa fille Marcelle, à peine plus âgée que moi, et que je désespérais : car Marcelle tenait à la respectabilité de son neveu, qui, lui, prenait un malin plaisir à refuser de l'appeler « ma tante »; elle était plutôt à mes yeux la sœur que je n'avais pas eue. Elle aussi m'avait attendu comme un petit frère, cassant même sa tirelire afin d'acheter ce « jouet vivant » qu'elle cherchait sous les meubles au jour de ma naissance, déçue qu'il ne puisse courir avec elle « comme un petit lapin ». Marcelle partagea cependant mes espoirs et mes peurs d'en- fant. Ma mère partie, je dormais dans la chambre de ma « fausse soeur », qu'il fallait regagner le soir à la lueur de la bougie. Combien de fois nous a-t-on trouvés endormis l'un contre l'autre sur la dernière marche de l'escalier, notre chandelle morte, incapables d'avoir poussé plus loin. Un soir, notre bougie renversée avait mis le feu au lit... Mon malheur ne dura pas très longtemps. Ma mère finit par comprendre et me prit avec elle le jour où elle trouva un poste stable à Bayonne comme secrétaire du capitaine payeur du 59 d'Infanterie. Bayonne, la ville où mes grands-parents paternels s'étaient jadis installés, redevenait le pivot familial. Et là, désormais, je retrouvai le sourire de la vie. Je vivais seul avec ma mère. Mon père, cependant, venait en permission. Mes souvenirs sont si précis qu'il me semble qu'il passait beaucoup de temps parmi nous, mais sans doute l 'intensité de la joie des retrouvailles égare-t-elle mes esprits. Je revois sa pèlerine de cavalier - il était au train des équipages, les gens l'assimilaient volontiers à un beau dragon ou à un vaillant hussard. D'ailleurs, je ne sais par quelle prouesse, il s'était débrouillé pour apparaître, selon l'expression de ma mère, « en costume d'officier ». Fier et raide comme un vrai Saint-Cyrien, impeccable dans sa houppelande et sous son képi, il accueillait d'un air distant et professionnel le salut empressé du planton qui lui présentait les armes. Depuis, j'ai toujours trouvé que le bleu outre-mer a grande allure... Ma mère vivait quand même dans l'angoisse. Son mari, affecté au service de santé, suivait l'hôpital mobile, et l'hôpital mobile se retrouvait parfois un peu trop près des premières lignes du front... Bayonne pourtant rassemble encore pour moi un bouquet de souvenirs merveilleux. J'aimais notre petit appartement mansardé de la rue Tourdesol et la petite chiffonnière si gentille qui nous le louait. Elle m'avait procuré mon premier travail, c'est un geste qu'on n'oublie pas, ni les premiers sous qu'on reçoit en échange. Ma fonction consistait à « retourner les enveloppes », travail fort répandu qu'il m'est agréable de retracer, avec un petit sourire ému devant l'enfant appliqué que j'imagine, tirant sûrement la langue et battant des pieds d'impatience sur sa chaise trop haute. C'est à la fois simple et compliqué comme une recette de cuisine : Vous prenez une enveloppe normale, portant le plus souvent un chiffre imprimé sur le coin gauche - « Établissement Dupont » ou « Charcuterie Martin » ; vous saisissez un crayon que vous passez entre les deux feuilles pour décoller l'enveloppe. Ensuite, vous retournez chaque feuille et vous collez, de manière à reconstituer une enveloppe neuve. Il suffisait qu'en fin de compte l'œuvre achevée parût « naturelle et normale », c'était là l'unique exigence de la gentille chiffonnière. Et moi, muni du petit pot de colle qu'elle me fournissait, tout le jour je décollais et tout le jour je recollais, Sisyphe en culottes courtes qui s'efforçait de donner à sa production cet air neuf et innocent qui n'allait pas de soi. Pour quelques pièces de monnaie, je me sentais un grand garçon. Avec le soir pourtant, je redevenais enfant, j'allais devoir traverser mes frayeurs quotidiennes. Notre logement exigu n'avait pas l'électricité, seulement le gaz dans la cuisine, et nous nous éclairions à l'aide de lampes à pétrole. Chaque soir, l'autre locataire, la petite chiffonnière, s'en allait, son argent enfoui sous ses jupons, dans une poche mystérieuse. Ma mère alors m'envoyait fermer la porte d'entrée, trois étages plus bas, et je m'embarquais pour une aventure terrifiante, la lampe d'une main, le bâton de l'autre, chantant à tue-tête pour me donner du courage! Ma mère m'attendait sur le palier, pas plus fière que moi, avant de refermer derrière nous les verrous de l'étage pour plus de sûreté! Un jour, les Américains sont arrivés. Pour tous les enfants de Bayonne, ce fut le coup de cœur. Ils étaient grands, ils étaient beaux, ils ne sentaient pas le sable chaud mais ils vivaient sous des tentes et ils avaient des chapeaux plats - des chapeaux « énormes » de l'armée cana- dienne. Enfin, on nous avait prévenus, ils étaient « les sau- veurs ». Voilà que les cow-boys étaient parmi nous, traînant derrière eux la mythologie du Far West, sans peur et sans reproche, et doux avec les enfants qu'ils protégeaient comme il se doit. Le rêve débarquait au milieu de nous et, dans les cafés qui jouxtaient la rue Tourdesol et les remparts, au Florida et au Caméléon, nous nous approchions d'eux timidement, espé- rant, le cœur battant, les tablettes de chewing-gum qu'ils distribuaient parfois. Les plus audacieux négociaient pour leurs pères quelques cigarettes que les « sammies » sortaient en riant de leurs poches en étoffe fermées par un élastique qu'ils faisaient claquer. Ma mère n'a jamais su que parfois je séchais l'école pour filer droit sur le « Camp Saint-Léon », le quartier américain, m'offrir mon heure d'admiration béate. Immenses tentes comme des chapiteaux de cirque, les chevaux à la corde alentour, toute une ville pour jouer, comme une ville de poupée...

J'ai oublié les amis que j'avais, mais pas la petite voisine dont je prenais la main - au grand dam de sa maman qui s était plainte du « grand-méchant-garçon » et qui craignait qu'il ne l'entraînât à des jeux interdits. Elle vint un soir raconter son histoire et sa peur, et ma mère, attaquée, voulut défendre son petit. Sa colère fut homérique. La pauvre voisine, menacée d'être jetée par-dessus la rampe, finit par abandonner le champ de bataille. Ma mère, hors d'elle, se rabattit contre moi qui, meurtri, menaçai de tuer la petite fille qui m'avait trahi! Ce fut la première fois que ma mère leva la main sur son fils. Moi, c'était bien plus profond que j'avais mal : j'avais rencontré la trahison, j'avais appris qu'on pouvait donner son cœur et en être puni. Les temps devenaient difficiles, mais ils restaient heureux. On souffrait de la faim, tout juste comme il faut pour raviver le goût des choses. Ma mère avait sa fierté, au point de renvoyer à ses beaux-parents - avec lesquels elle était fâchée pour des vétilles - le poulet qu'ils lui avaient fait parvenir en gage de réconciliation : un poulet, c'était pourtant l'animal consacré des festins qu'alors on ne retrouvait plus dans son pot tous les dimanches... Car en cuisine, où j'officiais déjà, je ne voyais que rarement passer de la viande. C'était parfois de la charcuterie, que quelques relations d'arrière-pays apportaient en cachette, et parfois même des côtes de porc. L'ordinaire des repas alternait les légumes - essentiellement les pommes de terre - et on allait parfois jusqu'au ragoût. Mon premier rôle de cuisinier consista à les préparer. Bientôt, je passai à un stade supérieur et je connus le privilège d'avoir ma « spécialité » : Lorsqu'un paysan charitable nous avait apporté un peu de farine de maïs, c'est à moi que revenait la tâche de se lancer aussitôt dans une longue et minutieuse préparation qui abou- tissait à la « cruchade ». Ainsi appelle-t-on, chez nous, la galette de maïs, plus connue sous le nom lyonnais de « gaude », qui n'était peut-être pas un vrai régal mais qui avait le mérite de bien remplir la panse. Il y avait d'autres arrangements cependant. Le travail qu'exerçait ma mère permettait certains avantages. D'abord le pain, que l'économat des soldats partageait avec générosité, parfois quelque saucisson ou denrée d'épicerie, mais parfois aussi quelque morceau « oublié » de bœuf que le régiment distribuait. Dans ce régime d'austérité, illuminé de quelques pierres blanches, la moindre gâterie prenait des proportions de féerie. Je n'ai jamais oublié l'une de mes plus grandes joies de Noël : ma mère venait de m'expliquer que les jouets dont parlaient mes petits camarades n'auraient probablement pas de corres- pondant chez nous : « Papa n'est pas là, tu comprends... il y a la guerre. » J'avais compris en effet ces mots presque honteux, qui m'annonçaient la fin de Noël avant même d'avoir rêvé. Comme ils étaient loin, soudain, mes souvenirs des Noëls de Langon où, sautant d'un bond hors de mon petit lit qui faisait face à la cheminée, j'essayais vainement de saisir tous les jouets dans mes bras. Il y avait toujours un paquet qui tombait, puis un autre, chaque fois que je me baissais pour ramasser le fugitif. Joie mêlée de colère devant mon impuissance... Je répondis à ma mère, avec une philosophie d'enfant sage, et peut-être malicieux, que moi aussi j'avais bien pensé à un jouet, mais qu'après tout cela n'avait pas d'importance. A tout hasard, ma mère avait insisté pour savoir, et je l'avais emme- née voir, au coin de la rue, en première ligne à la vitrine du libraire, le livre illustré que chaque soir depuis un mois j'allais contempler longuement. Au matin de Noël, mes petits souliers qui n'attendaient plus rien disparaissaient sous la couverture cartonnée où Gulliver, splendide mais impuissant, se débattait sous la furieuse attaque des Lilliputiens. Quelle fête au cœur font les rêves qu'on ne rêve plus, quand ils se réalisent! Quelque vingt ans plus tard, je tombai par hasard sur le même Gulliver galonné d'or. Mon fils avait l'âge de mon Noël de Bayonne, et je connus la même émotion qu'autrefois à déposer le livre au pied de son sapin. Quelle ne fut pas ma tristesse à constater qu'il ne regarda même pas ce qui, si longtemps, m'avait fait battre le cœur. Peut-être était-il déjà trop gâté? Je crois plutôt qu'en vingt ans, on avait changé de monde... 2.

WILLIAM OLIVER

« Je suis né Anglais », affirmait volontiers mon père. A quel secret regret faisait-il allusion? Car le hasard seul avait conduit ses pas dans ce pays, et encore avait-il dû attendre sa vingtième année. Ce fils d'émigré espagnol était né en réalité à Paris, comme peu de Parisiens. Après avoir passé son enfance dans la Brie, qui ne fut jamais anglaise, il revint dans la capitale et se retrouva par hasard « commis potager » chez Laurent, sur les Champs-Élysées. C'est alors qu'Escoffier, qui officiait au Savoy de Londres et qui venait d'être le héros malheureux d'un petit scandale, préféra renoncer à l'Angle- terre et demanda une équipe de remplacement. On lui repro- chait de s'être « servi des matériaux des autres » pour officier à son compte, c'est-à-dire qu'on l'accusait d'avoir utilisé les restes pour exercer le métier de traiteur. Mon père n'avait jamais cru à la réalité de ce « trafic ». Toujours est-il qu'il accepta de bon cœur, et même avec un esprit vengeur, de faire partie de la brigade appelée à remplacer au pied levé le grand Escoffier. Il débarqua donc au Savoy pour y débuter comme « cinquième commis potager ». Je ne sais combien il y avait au juste de potagers en cuisine, mais je sais en revanche que c'était une époque où le potage était très populaire. En ce qui me concerne, je suis resté un farouche partisan du potage tel qu'on l'utilisait autrefois, et mon expérience de la cuisine extrême-orientale n'a fait que renforcer mon goût pour cet « apéritif », allant même jusqu'à me faire apprécier l'emploi de plusieurs potages au cours d'un même repas. Le marquis d'Alcedo, dont mon père fut le chef, disait volontiers : « Je prends toujours un potage pour me chauffer le palais », et j'estime en effet que le potage met le palais en condition. Mon père avait donc un pied au Savoy lorsque le frère de lait d'Escoffier - il s'appelait Janin Ansaldy - lui proposa d'ouvrir le buffet de la gare, à Manchester. Parti de Paris cinquième commis, promu troisième commis à Londres, on lui offrait maintenant la place de premier commis à la gare de Manchester. Il accepta, se plut beaucoup, fut un temps fiancé à une Anglaise - ce qui lui permit d'apprendre les subtilités de la langue. Très apprécié de ses chefs, il occupa assez longtemps cette fonction importante pour son âge - il n'avait pas encore vingt et un ans mais quarante commis sous ses ordres! Mais bientôt, à sa majorité, il dut choisir sa nationalité. Il pouvait opter pour la France, son pays de naissance, ou pour l'Espa- g le pays de son père, ou pour l'Angleterre, le pays où il vivait et où la durée de son séjour lui donnait le droit de devenir citoyen britannique. Il choisit la France et revint donc y effectuer son service militaire. La guerre éclata, il fit la guerre. La guerre terminée, il gagna où un négo- ciant en vins lui avait promis du travail dès la fin des hostilités. Le négociant le laissa cependant tomber froidement : « L'épo- que, disait-il, n'était plus à l'aventure. » Il faut se souvenir qu'une fois éteints les flonflons des bals et les feux de joie de l'armistice, la France compta ses morts. Elle se retrouvait exsangue, amputée de sa jeunesse, pour tomber bientôt dans un sommeil profond dont elle ne se réveillerait que pour entrer dans une autre guerre. L'Angleter- r moins atteinte, semblait préservée. Et les bourgeois de L à l'imitation de la « gentry » terrienne, se piquèrent à leur tour d'aller choisir outre-Manche leur cuisinier français. Mon père n'hésita pas, qui gardait de sa première expérience un merveilleux souvenir et qui possédait très bien la langue. Par une espèce de réflexe, il mettait à nouveau ses espoirs dans les Anglais qui l'avaient une première fois tiré d'affaire. Peu de temps après l'armistice, il quitta la France et se retrouva à Londres. Parti cette fois à l'aventure, sans avoir de travail, il trouva une place sur l'heure mais, ironie du sort, dans un restaurant italien, comme « chef garde-manger 1 ». Marié depuis 1908, il laissait derrière lui sa femme et un fils de dix ans - c'était moi. Mais il nous fit bientôt venir. J'en ferai, plus tard, des voyages et des tours du monde, mais je n'oublierai jamais ce départ pour l'Angleterre : ma mère, pour l'occasion, m'avait envoyé chez le coiffeur, qui me tondit la boule à zéro! Au bout de quelques mois, nous nous installâmes au restaurant Romano, dans le Strand, une des grandes rues de Londres, situé presque en face de Simpson. Soho était alors le quartier français par excellence, avant de s'italianiser, puis de s'internationaliser plus tard. C'était encore une village où ma mère pouvait se faire comprendre dans sa langue natale. Le Soho d'aujourd'hui, avec ses boîtes de nuit, ses strip-tease et Carnaby Street en bordure, méconnaissable et dangereux, n'a rien à voir avec l'atmosphère détendue et heureuse d'alors. Mon père n'y resta pas très longtemps. Au bout de quelques mois, il obtenait une place beaucoup plus importan- te, quelque chose comme sous-chef, dans l'établissement Jules- Bernstein : c'était un restaurant très coté de Germyn Street, presque un club, en tout cas le restaurant de l'élite londo- nienne. Mes souvenirs de cette époque sont très chers à mon cœur. Nous étions, je l'ai dit, en 1919, et j'avais donc dix ans. Mon père, bien entendu, m'envoya immédiatement à la boar- ding school, l'école communale où je suis resté quelques mois, peut-être six, qui me suffirent à apprendre la langue. Puis ma mère exigea que j'entre au collège catholique - ce fut Clapham Common. Mon père, qui n'était pas « religieux », ne fit aucune objection. Si les cuisiniers français de Londres étaient presque tous francs-maçons selon le rite écossais, mon père n'était absolument pas militant antireligieux. Lui, qui avait pourtant choisi la France pour patrie et qui se montrait volontiers cocardier, appréciait énormément les Anglais, il goûtait leur genre d'humour, il se pliait sans difficulté à leur us et cou-

1. Le « garde-manger », comme son nom le laisse entendre, est l'homme qui s'occupe du froid ; cela va de la coupe des viandes, des pâtés, des terrines, à la distribution des marchandises et la confection des plats froids. tumes. Il aimait répéter qu'il avait une double chance à Londres : ne pas être isolé en tant que franc-maçon et être capable d'exercer le travail qu'on attendait de lui. Il plaisantait cependant : « On dit que je suis anglophile. Ce n'est pas possible, car j'ai deux raisons de ne pas l'être : d'abord par reconnaissance envers la Grande Mademoiselle, cousine de Louis XIV, qui, au moment d'épouser le roi d'Angleterre, déclina cet honneur pour la seule et unique raison qu'il refusait de manger des ortolans! et ensuite parce que Jean I fils d'Aliénor d'Aquitaine, mourut d'une indigestion de lam- proies! la lamproie et l'ortolan étant mes deux principales spécialités, comment pourrais-je être anglophile? » Son admiration n'allait pas jusqu'à l'empêcher de faire une cuisine française, la seule digne de ce nom, même si l'Angleterre était un grand pays. Quant à moi, au bout de quelques mois je maniais très bien la langue et, avec le nom que je porte, je passai bientôt pour un Anglais pur-sang. Je m'appelle Guillaume-Raymond, on me baptisa donc William Oliver Cela n'avait pas été sans quelques combats. Au début, il avait fallu se battre contre une sourde hostilité. On m'appelait « Frenchie », je prenais ce surnom pour une offense et provo- quais aussitôt la bagarre. Alors on évoquait Waterloo - Waté- loouu - et, devant ce cri de Sioux jamais entendu, je ne savais quelle attitude adopter. Ma mère, interrogée, avait affirmé que ce mot n'avait pas de sens et qu'il fallait ne pas répondre à ces bêtises. Mais le jour où j'appris la vérité, je déclenchai un conflit généralisé dont je sortis vainqueur, porté en triomphe, ayant vengé d'un coup Jeanne d'Arc et Napoléon. Personne ne remonta plus jamais devant moi jusqu'à Trafalgar avec cet insupportable sourire anglais pour parler de ces choses! Sans doute est-ce cela, au bout du compte, qui me permit de me sentir tout à fait intégré, jusqu'au jour où tout le monde

1. Je devais en fait m'appeler Guillaume, en souvenir de mon grand-père Paternel. Mais ma mère n'aimait pas son beau-père, trouvant à ce libre penseur, trop amateur de jolies femmes (la « Belle Otero » passait pour avoir été sa maîtresse), des allures trop voyantes, un nez trop hirsute, et les cheveux trop longs! Aussi, sur son lit d'accouchée, profita-t-elle sans doute de l'émotion de mon père pour imposer le prénom de Raymond! me prit pour un Anglais. Jusques et y compris la bonne sœur, d'origine française, qui m'avait demandé en anglais son chemin dans la rue. Ma mère, elle, ne parlait pas un mot. Elle prétendait ne pas pouvoir apprendre. Ce fut en tout cas bien vite moi qu'elle chargea de lui servir d'interprète. Je l'accompagnais chez le boucher, le charcutier, l'épicier, le boulanger - c'est là sans doute que j'appris la science des achats. Peu à peu, moi aussi, je devins anglophile sans m'en rendre compte. Je prenais les goûts des Anglais, j'aimais jouer comme eux au football ou au cricket. Les batailles du début m'avaient donné l'esprit « fair-play », je veux parler de ce goût de la bataille pour la bataille et de ce sourire si facile... quand on a l'habitude de gagner! Un litige à régler avec mes petits camarades, et c'était la bagarre officielle : le professeur s'ap- prochait, écartait les spectateurs, mais, en tout état de cause, il nous laissait nous battre à la loyale, désignant le vainqueur. Ce paradis dura un peu plus de deux ans. A vrai dire, et pour être précis, mon vrai paradis anglais remontait à une époque un peu moins glorieuse : avant de travailler à Londres, mon père avait trouvé son premier job sur l'estuaire de la Tamise, à Southern-on-Sea, petite station balnéaire. Là, je n'allais pas encore à l'école, mon père avait un travail modeste mais au moins nous étions nourris et logés. Je me souviens encore de ma surprise chaque jour renouvelée à découvrir les plaisirs de la plage. J'avais peur de l'eau et je claquais des dents, mais j'adorais le spectacle. Tout était neuf, étrange, fabuleux : les cabines en bois qu'on avançait dans l'eau munies de marches pour que les femmes puissent descendre dans la mer d'un pied chaste et prudent, en s'accrochant aux cordes; la foule de petits bateaux échoués sur la grève et qui attendaient la marée pour les promenades ou la pêche : le « pier », cette longue jetée où les voyageurs s'entas- saient avant d'embarquer... L'enfant qui sortait de la guerre découvrait dans cette multitude d'attractions et de distractions tout un monde enchanté : les musiciens, les chanteurs, les marchands ambulants, les baraques en bois, les tables où l'on s'asseyait pour déguster les coquillages arrosés de vinaigrette; le marchand de ginger-beer qui faisait mon bonheur, sillon- nant la plage avec ses grands bocaux de couleur; la longue piste cimentée qui longeait la grève où déambulaient les promeneurs et où circulaient surtout les enfants sur leurs patins à roulettes... Toutes les merveilles étaient à portée de main et, un jour, à moi aussi, on me fit ce cadeau magnifique, des patins! La jetée était immense et se terminait par une espèce de terrain de jeux, une aire aménagée pour les enfants. C'était une sorte de plate-forme qui abritait des manèges, des tirs, des loteries, et qui attirait beaucoup de monde. C'est là à vrai dire que je m'étais dégrossi, à la fois dans le maniement de la langue et la pratique des vrais combats. J'avais, il faut l'avouer, un avantage considérable : j'étais le compatriote de Georges Carpentier qui venait de battre Joe Bekett par K.O. au premier round. Alors, bien sûr, je l'imitais, avançant comme lui derrière mon gauche, la garde bien placée. Je découvrais en tout cas le plaisir du sport. Au football, par exemple, j'étais un excellent gardien de but, sans doute parce que j'étais « plus grand » que les autres. « Plus grand », cela voulait dire aussi que j'étais en retard. Mes déplacements de Langon à Bayonne, puis de Bayonne à Londres, avaient quelque peu perturbé ma scolarité. Le retard pris me poursuivra toujours et, revenu en France, j'aurai beaucoup de mal à rattraper le temps perdu. Aussi ma formation, par la force des choses, deviendra-t-elle de plus en plus, au fil des années, celle d'un autodidacte. Ma période anglaise fut elle aussi une époque heureuse - ce qui, bien sûr, implique aussi certains désagréments -, les châtiments corporels, par exemple, qui étaient encore fré- quents. A la moindre faute, nos professeurs nous obligeaient à tendre la main, une main tremblante sur laquelle ils tapaient dix coups de badine jusqu'à ce que les doigts deviennent complètement endoloris. Ce n'était pas très agréable mais on s d'expérience aujourd'hui que les « enfants martyrs » ne se Plaignent jamais! A côté de ces moments plutôt délicats, il y avait aussi des heures délicieuses, des escapades au bord de la mer, à la campagne ou au musée. Ma mère a toujours cultivé un penchant pour les arts. Aussi, le samedi et le dimanche, m' emmenait-elle à la National Gallery ou visiter d'autres musées. Le British Museum surtout me fascinait, particulière- ment les galeries égyptiennes, et Chéops et Néfertiti n'eurent bientôt plus de secrets pour moi. (Ce goût des musées me poursuivra toujours. A Paris, plus tard, lorsque je terminerai mon apprentissage au Chambord, je profiterai souvent de mes temps libres pour aller flâner au Louvre, au risque de passer, aux yeux de mes petits copains de la brigade, pour le vilain petit canard.) En tout cas, Londres restera toujours la ville des plaisirs, des camarades et des jeux, une ville où les musées, l'école et la famille semblaient faire partie du même monde. Aujourd'hui encore, j'ai conservé intactes dans ma mémoire certaines images, comme des découvertes : le vert des pelouses qui me frappa si fort depuis le train qui nous amenait à Londres; ma première collection de timbres et mes jeux de Meccano; les patins à roulettes et la mer, et... l'humour anglais! Jamais je n'oublierai ce petit matin où, dans notre quartier, plusieurs voitures de pompiers se trouvaient réunies devant un immeuble d'où sortait une épaisse fumée noire - sans doute quelque feu de cheminée. Il n'y avait qu'un semblant d'attroupement mais, badaud comme un Français, je m'approchai et interrogeai un policeman en faction. Il me répondit, impassible : « C'est un bonhomme qui fume sa pipe. » Je subodorai qu'il se moquait, mais ne pouvais le croire tout à fait, ne parvenant pas à concilier l'uniforme et la plaisante- rie! Pour couronner le bouquet d'une fleur poétique, je contais fleurette en anglais, « fleuretant » sans le savoir : cela n'allait pas très loin, bien sûr, les baisers que je donnais n'étaient brûlants que couchés sur le papier - les petites croix qui parsemaient mes billets doux symbolisaient autant de promes- ses de feu. Sur les cartons dont je m'étais fait des cartes de visite, je dessinais, je peignais des aquarelles, je pliais des fleurs colorées, autant de gages pour mes belles amoureuses qu'il fallait parfois conquérir de haute lutte. En fait, j'étais entière- ment intégré à la vie anglaise jusqu'à m'habituer, comme un petit Anglais de toujours, à devoir retrouver, les jours de smog, la maison en comptant au long du trottoir les portes une à une et à tâtons. Malgré ces journées de purée de pois, la ville n'a jamais ressemblé à sa légende de ville noire. Sans doute le rôle d'interprète que m'avait confié ma mère me grandissait-il à mes propres yeux. Partout avec elle, dans les jardins publics - ils étaient sa marotte - aux musées, je l'ai dit, à la Tour de Londres, au zoo surtout - je me souviens de fabuleuses collections de papillons et d'oiseaux multicolores, de perro- quets aux couleurs si vives que je les croyais peints à la main - j'ai visité tous les monuments, tous les endroits qui compor- taient quelques manèges, j'ai couru partout où il y avait quelque chose à faire. Souvent nous prenions le bus pour faire le tour de la ville, un guide Baedeker à la main, poussant parfois jusque dans la campagne environnante. De temps à autre, l'après-midi, nous allions retrouver mon père entre quinze et dix-huit heures, temps mort en restauration comme en cuisine. Les exilés de Londres se retrouvaient « Chez Berlemon », délicieux petit café de Soho tenu par un ancien cuisinier français. On y bavardait de tout et de rien, du pays et de Paris, de la famille et des amis, mais surtout de cuisine, entre professionnels. J'y entendais raconter les histoires les plus extraordinaires, chacun vantant sa recette et battant chaque jour ses records de la veille. Peut-être est-ce là, avant de retrouver la saveur des mots du Sud-Ouest, que j'ai goûté pour la première fois la phrase juteuse, odorante et ornée comme une pièce montée... Parfois tout était plus calme, on buvait alors tranquillement un verre de bière ou une tasse de thé pendant que mon père continuait sa partie de cartes, une manille en général. Pourquoi alors avoir abandonné cette vie presque idylli- que? Ma mère se croyait malade. Handicapée par la barrière de la langue, elle se disait cloîtrée et seule à la maison, sans contact avec les voisins, craignant que je ne puisse longtemps lui servir d'interprète. Mon père ne fit aucune objection pour rentrer, bien qu'il adorât Londres, et jamais par la suite il n'en voulut à ma mère même si, à plusieurs reprises, il me confia son regret d'avoir dû renoncer à l'Angleterre. Il prétendra toujours qu'on y était mieux payé qu'en France, que la vie y était meilleur marché, qu'on y louait des meublés pour le prix d'une petite chambre à Paris, bref, il inventera ou retrouvera toute sa vie mille raisons d'attiser sa nostalgie... Un peu par fidélité à sa mémoire, j'ai longtemps cultivé l'idée d'aller m'installer là-bas. J'ai même fait, devenu adulte, deux expériences anglaises : l'une en association, le jour où j'ouvris un restaurant qui s'appelait le Mirabel; la seconde beaucoup plus tard, en inaugurant le Grand Véfour Londres. Qu'on me permette un instant de descendre le temps : L'histoire de ce Mirabel tient un peu du conte de fées. Situé du côté de Berkeley Square, il avait été ouvert par un dénommé Erwin Schleyen, Polonais d'origine, et ancien pilote de la R.A.F. Il m'avait raconté l'aventure : assis un jour en face de son amie de cœur de l'époque, il comptait les derniers sous de sa prime de démobilisation, parlait sans illusions de son avenir et des difficultés qui l'attendaient. « Si j'avais un peu d'argent, rêvait-il tout haut, j'achèterais immédiatement un restaurant qui est à vendre dans Curzon Street. » Un vieux monsieur qui l'écoutait sur la banquette à côté l'interrompit poliment, lui demandant de venir le retrouver le lendemain à son bureau. Et le lendemain, le magnifique inconnu finançait toute l'opéra- tion!... Un jour je pus m'associer à mon tour à Erwin Schleyen. Nous n'eûmes jamais aucun problème, sinon que Schleyen devait mourir à quelque temps de là, victime prématurée de sa propension à la dive bouteille. Il mourut comme le vieux monsieur qui avait été son commanditaire. Broke - c'était son nom - termina en effet sa vie en venant dîner chaque soir au Mirabel et en y achevant pratiquement chaque soir une bouteille de cognac. Il essayait bien de nous inviter, chaque fois qu'on passait devant lui, à partager « le dernier verre de la nuit ». Le matin, il était pourtant debout à sept heures... et c'est peut-être cette étrange règle de vie qui le maintenait dans une forme relative.

Au retour de l'Angleterre, mes parents me mirent en pension à Langon. Eux-mêmes, après un détour par Lourdes, s'installèrent à Angoulême, pas trop loin. Je m'efforçais en tout cas de rattraper mes retards, réussissant quand même à passer mon certificat! Je suivis ensuite pendant deux ans les cours d'une école technique, l'École Supérieure de Talence 1 Passionné bien vite par ces études pratiques, je connus mon premier déchirement lorsqu'il fallut choisir entre le fer et le bois. J'optai pour le dessin industriel et le travail du fer, et je manipulai bientôt avec adresse et facilité les limes, les bédanes, les burins... Je sus creuser le métal, faire les raies, manier la forge en habile forgeron, manipuler les queues-d'aronde et les machines- outils, en un mot je possédais sur le bout des doigts tout un bricolage qui m'intéressait beaucoup. J'avais trouvé une nouvelle passion...

Je passai aussi une année à l'école d'électricité d'Uriage, près de Grenoble (avant de se fixer à nouveau à Langon, mon père prit encore une gérance à Uriage...). Cette école me révéla que j'étais habile de mes mains, elle m'enfonça dans la tête l'idée qu'un métier non manuel ne me conviendrait jamais C'est à Uriage, vers l'âge de quinze ans, que j'ai réussi à convaincre mon père que je serai cuisinier - il voulait que je sois ingénieur - et c'est de là que je partirai en apprentissage pour Paris... C'est à Uriage que j'ai vraiment senti le goût du métier.

1. On répétait à la maison un de mes bons mots d'enfant doué : « Que va-t-on faire de moi puisque je suis si savant? » Il est vrai que j'avais cinq

2. J'ai même songé alors à devenir sculpteur, sans doute fasciné par mon oncle « Rapha ». Il est vrai qu'enfant j'adorais faire des pâtés de sable très travaillés, puis sculpter les marrons, les bouchons, les morceaux de bois, les roseaux... J'étais passionné aussi de Meccano, de jeux de construction... Et aujourd'hui, j'occupe mes moments de loisirs à faire de l'aquarelle! 3.

LA GLOIRE DE MON PÈRE

A partir de cette époque environ, mon père devint le centre de ma vie d'enfant, et c'est désormais son ombre qui s'étendra sur tous les paysages de mes souvenirs. Autour de lui s'est organisée petit à petit ma vocation et, quelque part au fond de moi, son regard exigeant et tendre continue de m'observer. Louis Oliver ne manquait pas de prestance. Grand et fort, bel homme et soigneux de sa personne, il se tenait très droit, portant comme on disait alors « l'estomac haut » et, avec plus de noblesse encore, une moustache conquérante toujours très bien peignée, très bien « barbifiée ». Autant dire, en un mot, qu'il ne détestait pas impressionner son entourage - et l'enfant que j'étais subissait cet ascendant. C'était pourtant un doux, et même un débonnaire, qui n'élevait jamais la voix mais qui savait se faire respecter. Car la fierté était un héritage de la famille Oliver. Le père de mon père était d'origine espagnole et, comme il se doit, plutôt chatouilleux sur la question de l'honneur. Expulsé d'Espagne pour des raisons « politiques » - mon père affirmait que c'était pour avoir été grand maître d'une loge maçonnique - il continuait à proclamer haut et fort son appartenance à la « race ibérique ». Ingénieur opticien, un mariage confortable avait encore renforcé sa sécurité et il vivait d'une façon très bourgeoise, ayant acquis une propriété du côté de Soissons et une villa du côté de Bayonne, à Anglet précisément, avec attelages et domestiques. Pourtant mes grands-parents n'avaient pas suivi d'assez près les études de leurs enfants, et mon père comme mon oncle avaient dû, vers l'âge de douze ans, quitter le toit familial pour entrer en apprentissage. Mon oncle était devenu boulanger, mais il en avait gardé une rancune tenace contre ses parents, rancune que les années avaient fini par faire tourner en révolte permanente. Mon père avait mené sa barque tout seul et son histoire, qu'il ne me racontait qu'avec réticence, m'a toujours servi d'exemple dans les moments de doute ou de difficulté. Il avait donc quitté l'école à l'âge des culottes courtes, sachant à peine lire et écrire. « J'ai suivi la classe dans la forêt de Soissons », affirmait-il, avec un air mystérieux qui me faisait rêver sur ces écoles dans les arbres! Et dès lors il avait conduit sa vie comme un autodidacte, d'apprentissage en apprentissage et d'expérience en expérience. Trois ans apprenti pâtissier, puis quatre ans apprenti en cuisine, c'était la filière normale qui, d'ailleurs, n'ouvrait aucune porte particulière. Le maître d'apprentissage s'occu- pait de l'enfant, le logeait et le nourrissait, mais bien sûr ne le payait pas. Quant à la technique proprement dite, tout dépen- dait du bon vouloir du maître qui utilisait l'apprenti aux tâches les plus diverses et selon ses besoins. Ainsi mon père s'était longtemps contenté de porter les brioches ou les croissants chauds des petits matins, ou bien les plats cuisinés des soupers chez les bourgeois, recevant à l'occasion la pièce des mains de la femme du maire ou du juge, ou de quelque duchesse... Mais mon père était intelligent et courageux, et surtout « le métier » le tentait. Il l'apprit à force d'observation patiente, réussit à économiser quelques sous chaque mois et, muni d'un « certificat d'apprentissage » qui ne faisait qu'attester le temps passé chez le maître, il décida de se jeter à l'eau. Pour autant, il ne renia jamais son passé d'apprenti. Il continuait à parler de ses patrons avec beaucoup de respect et d'admiration, malgré des conditions de vie difficiles qu'il racontait, presque avec nostalgie, comme on relate les choses d'un bon vieux temps où la facilité ne gâchait pas la jeunesse. Petite paillasse pour dormir, restes de pâtisseries pour tout potage et encore, quand il y en avait... tout cela lui paraissait pain bénit en regard des souvenirs de sa vraie famille. Il n'osait pas dire qu'il préférait sa famille adoptive, sa famille de métier à sa famille par le sang, mais cela se devinait sans peine. Et mon oncle le disait pour lui, anarchiste impénitent, révolution- naire éternel. Même sorti du pétrin - l'ancien boulanger s'était fait charpentier avant de sillonner les chemins dans une roulotte comme photographe ambulant, pour finir planteur de cédrats en Corse -, jusqu'au bout il garda une dent contre ses parents et contre la société bourgeoise dont ils lui paraissaient les parfaits représentants. Mon père donc, muni de son seul courage, décida d'aller tenter les dieux de la capitale. C'était, rappelait-il avec une étrange fierté, le jour de l'incendie du Bazar de la Charité ! Rue du Coq-Héron se tenait alors une sorte de « Bourse des cuisiniers ». Là se réunissaient chaque matin les cuisiniers qui cherchaient du travail, attendant le patron qui venait inspecter les postulants. On cherchait un rôtisseur aussi bien pour le week-end que pour la saison à Biarritz, on venait là comme à la criée choisir la marchandise. C'était d'ailleurs un « crieur » qui lançait les offres d'emploi, et mon père le premier leva la main quand il entendit appeler : « Un commis potager pour chez Laurent? » Mon père arrivait de sa province et ne connaissait ni Paris ni Laurent. Il n'avait plus un sou en poche, mais il lui restait une demi-heure pour se présenter au restaurant. Il avisa un fiacre et prévint le cocher : - Écoutez, je n'ai pas d'argent, mais je viens d'avoir une place. Je pourrai vous rembourser plus tard. L'homme était bon prince et accepta la proposition. Mon père fit son trou chez Laurent et, très vite, les choses se précipitèrent pour lui. Un beau matin éclata le scandale Escoffier... mais j'ai déjà raconté ce premier intermède anglais qui prit fin avec le retour au pays pour cause d'obligations militaires. Durant son temps de service, il se lia d'amitié avec un cuisinier de maison bourgeoise qui lui vanta les charmes de ce métier tranquille. Libéré, il suivit son nouvel ami pour « faire la saison » sur la côte basque, fut engagé chez de grands aristocrates qui menaient beau train de vie. D'abord premier chef chez le marquis d'Alcedo, à la mort de ce dernier il passa chez un ambassadeur d'Espagne en France, Quinones de Leon... Cette vie lui plaisait infiniment, qui alternait les périodes de réceptions brillantes avec les temps morts, quand s'achevait la saison. Mon père en profitait alors pour faire des extra à droite ou à gauche et il gagnait très bien sa vie. Il décida de se fixer dans le pays, acheta un terrain et commença à faire bâtir... Pendant ce temps, il voyait souvent des cousins et des cousines qui habitaient Bayonne, de ce même milieu bourgeois mais de formation plus intellectuelle - il y avait, parmi la bande, une maîtresse d'école, un professeur de piano, un docteur (il sera mon parrain), et ces nouveaux amis prirent un ascendant certain sur lui. Il avait vingt-huit ans, on le persuada qu'il était grand temps de se marier. On alla même jusqu'à le convaincre que l'idéal serait de trouver chaussure à son pied dans un corps de métier qui fût proche du sien et, comme par hasard, on dénicha la famille Cavernes, qui était de Langon, qui tenait l'hôtel du Lion d'Or et qui, comme par hasard, avait deux filles à marier. Comme par hasard, mon père fut engagé comme chef à l'hôtel du Lion d'Or... Quelques mois plus tard éclatait le coup de foudre prévu, qui unit pour la vie mon père et ma mère. Et voilà comment le plus arrangé des mariages fit le plus heureux des ménages... Mon père avait l'intention de s'installer à Biarritz comme pâtissier-traiteur quand mourut mon grand-père maternel, le patron de l'hôtel du Lion d'Or. Ma grand-mère offrit la succession à son gendre, qui l'accepta et qui s'installa enfin à son compte. Ce geste était en fait une véritable révolution : Pour la première fois, un homme entrait en cuisine. Jusque-là, dans ma famille maternelle, on considérait que les maris ne sauraient faire autre chose que s'occuper de chevaux. C'est pour ainsi dire un « hasard de garnison » qui me fit donc voir le jour à Langon. J'y coulai les premières années heureuses de mon enfance, heureuses comme elles savent l'être à cet âge, quand rien ne semble devoir arrêter le cours du temps. La folie des hommes en décida autrement, qui déclencha la guerre de 14... et les va-et-vient dont j'ai parlé. J'ai voulu retracer à grandes lignes les premières années de formation de mon père car j'ai peu à peu compris que nombre de traits de son caractère, que son regard sur son métier, provenaient directement de cette expérience. Je repar- lerai de lui au fil des pages, pour dire et redire ce que je lui dois, qu'il n'essayait pas de m'inculquer par la parole car il ne tenait jamais de longs discours. Mais je l'admirais, et ses gestes, et ses silences, et son comportement quotidien parlaient pour lui. Deux anecdotes que ma mère racontait volontiers datent de ces années d'avant-guerre à Langon. Elles expliquent l'homme, elles me rappellent l'une de mes grandes fiertés d'enfant. Un percepteur de bon vouloir - qui devait apprécier la cuisine de mon père ou qui, en tout cas, lui voulait du bien - lui avait adressé sa feuille d'impôts où, dans le but de minimiser les charges, il avait cru bon de ranger l'hôtel du Lion d'Or, ou plutôt son « gérant », dans une catégorie avan- tageuse : « gargotier de cinquième classe ». Mon père, blessé dans sa fierté, entra dans une colère homérique, alla trouver le coupable avec l'intention de lui faire un mauvais sort. Car mon père ne supportait pas qu'on parlât mal de son métier. Lui qui était modeste avait à cœur de se considérer comme le serviteur exigeant d'un art auquel il donnait le meilleur de lui-même. Aussi n'hésitait-il pas à se croire investi de missions vengeresses. Un de ses ennemis de cercle - à Langon pullulaient les « cercles » -, le marchand de bicyclet- tes, avait cru malin de dire que « l'Anglais » - ainsi le désignait-on parfois - était « plus fort à la pêche à la ligne que pour le salmis de palombes ». Mon père était allé lui demander réparation sur le terrain. Calme et doux dans la vie de tous les jours, il lui arrivait de perdre son sang-froid si quelqu'un osait mettre en doute la façon dont il exerçait son art. Il s'était fait un tour de reins mémorable en dévalant l'escalier qui descendait aux cuisines, après qu'un client se fut plaint d'une portion de canard trop petite. Mon père avait voulu courir chercher un volatile entier pour expliquer comment on découpait la bête, et sa fureur lui avait fait avaler trois marches à la fois. Et pourtant, c'était un temps où l'abondance des portions qu'on servait ne justifiait guère ce genre de récriminations. Ma mère se plaignait souvent, « le métier ne rapporte pas ce qu'on lui donne ». Un jour qu'elle reprochait à mon père son incapacité à calculer un prix de revient, il se saisit d'une louche et, versant d'un geste ample la sauce suprême qu'il venait de couler dans une terrine, s'écria, solennel : « Ça, vois-tu, pour nous, c'est de l'or... » Toute la fierté d'un sacerdoce et la conscience d'en être le grand prêtre. S'il savait faire de l'or, il n'en tira jamais aucun profit, car il préférait la gloire. Comme un alchimiste d'un autre âge qui posséderait le secret du fabuleux métal mais n'en battrait jamais monnaie. J'ai toujours été blessé par ce sourire en coin que prennent certains esprits supérieurs pour parler des cuisiniers. Certes, il y aurait beaucoup à dire, et j'en reparlerai, sur l'excès contraire, qui tend aujourd'hui à remplir les colonnes de nos magazines de déclarations fumeuses et pas toujours très bien mitonnées, émanant de chefs qui se prennent un peu facile- ment pour des philosophes. Mon père considérait son métier comme un métier très dur, et il refusait d'envisager qu'un jour je suivrais sa trace. « C'est un métier d'esclave », me disait-il. Puis, comme à regret, pour atténuer la défense, il ajoutait : « Mais un métier noble. » Il n'y avait rien d'humiliant pour lui dans ce mot d'esclave, mais au contraire l'affirmation d'un beau courage à exercer un labeur trop difficile pour le commun des travailleurs. Il disait encore, avec cette emphase qui était le langage de l'époque : « Nourrir son prochain dans la joie est la suprême félicité. » Aussi, quand à l'école un enfant qui voulait me faire enrager avait cru malin de me lancer : « Ton père, il fait la soupe avec de l'eau », j'avais pris la formule pour une insulte. Et le gamin s'était retrouvé au tapis pour le compte. Aujourd'hui, au seuil de la sagesse et, je l'espère, de la modestie, je garde une grande fierté au coeur : celle d'avoir essayé, fils de mon père et héritier de son amour, de redonner à la cuisine un peu de sa noblesse, entre les glaces et les ors du Véfour, ou bien au cours des quatorze années où j'ai tenté d'en expliquer les secrets aux téléspectateurs qui m'écoutaient... Coulibiac de saumon Colette Recette pour 6 personnes

Pâte à brioche : 500 g de farine - 15 g de levure de bière – 15 g de sel - 1/2 verre 10 cl de lait - 35 g de sucre - 350 g de beurre. 600 g de saumon - 2 œufs durs. Riz Pilaw : 150 g de riz - 2 fois son volume de fumet de poisson - 1 oignon, 1 petit bouquet garni - sel, poivre, huile, beurre. 1 homard de 1,3 kg cuit - 1/21 de sauce mornay - 3 cuillerées à soupe de ciboulette - sel, poivre, beurre.

PÂTE À BRIOCHE : Le sucre est ici absolument nécessaire, même si la pâte doit être employée pour des préparations salées, car c'est lui qui donne sa couleur à la pâte. Si vous ne mettez pas de sucre, votre pâte restera claire, jaunâtre et terne. Prenez le quart de la farine, soit 125 g, faites un puits au milieu et versez la levure dissoute dans le lait tiède. Incorpo- rez-les rapidement du bout des doigts, vous obtenez ainsi une pâte mollette appelée « levain ». Placez-le dans un bol et laissez reposer 30 minutes dans un endroit tempéré. Sur un marbre ou une planche lisse, disposez le reste de la farine en forme de puits. Faites dissoudre au centre le sucre et le sel avec un peu d'eau tiède. Ajoutez les œufs entiers, mélangez bien avec la farine que vous faites absorber entièrement. Incorporez le levain. Pétrissez la pâte en la repliant constamment sur elle- même et en lui faisant absorber de l'air. Elle doit finir par se détacher à la fois des doigts et de la planche. Pour que la pâte soit lisse et nerveuse, il faut compter 15 minutes. Incorporez alors le beurre légèrement pétri qui doit avoir la même consistance que la pâte. Pour cela, déchirez la pâte avec les doigts, et formez des couches successives de pâte et de beurre, en les déchiquetant et en les réunissant. Renouvelez cette opération autant de fois que nécessaire pour obtenir une pâte lisse et parfaitement homogène. Farinez une terrine dans laquelle vous déposez la pâte elle aussi farinée, couvrez d'un linge, et maintenez dans un endroit chaud (étagère de cuisine ou étuve, à condition que la température de cette dernière ne dépasse pas 40°). Au bout de 2 heures, posez la pâte sur le marbre, tassez-la sur elle-même. Répétez cette opération deux fois à 2 heures d'intervalle. Mettez au frais jusqu'à l'utilisation. RIZ PILAW : Dans une cocotte, faites revenir l'oignon haché avec du beurre et de l'huile. Ajoutez le riz (lavé ou non selon la qualité du riz), laissez-le colorer pendant 2 minutes en mélan- geant avec l'oignon. Le riz doit devenir translucide. Mouillez avec 2 fois son volume de fumet de poisson. Salez, poivrez, posez le bouquet garni dessus. Couvrez la cocotte, portez à ébullition. Laissez bouillir une minute, baissez le feu au plus bas. Laissez cuire tout doucement pendant 15 minutes. Incorporez une petite noix de beurre. COULIBIAC DE SAUMON : Je n'ai pas l'intention de vous donner la préparation classique de coulibiac de saumon avec vesiga, kacha de semoule, oignons et champignons. Mais je crois sincèrement que ma recette est très valable. Prenez 750 g de pâte à brioche. Étendez-la au rouleau sur la planche à pâtisserie farinée en lui donnant 5 mm d'épais- seur. Chemisez, avec une partie de cette 1 une sauteuse ou un plat creux en porcelaine à feu. Piquez avec une fourchette

1. Abaisse : pâte aplatie. le fond et le bord, protégez-les avec un papier beurré et garnissez le fond de noyaux de fruits ou de haricots secs de façon que le fond ne monte pas. Faites cuire à feu moyen (220°, th. 7) 15 minutes. Laissez refroidir. Démoulez. Si le fond ne vous semble pas assez cuit, retournez-le sur la plaque à pâtisserie et repassez-le au four quelques minutes. Lorsqu'il est bien doré, replacez-le dans la sauteuse (ou le plat). Préparez une farce en mélangeant la chair du homard coupée en dés avec la sauce Mornay. Assaisonnez avec sel, poivre et ajoutez la ciboulette hachée très finement. Coupez le saumon en fines escalopes, une par personne, assaisonnez-les, roulez-les en plaçant au centre un peu de farce au homard. Piquez ces paupiettes en travers avec une pique en bois. Faites chauffer un peu de beurre, colorez les paupiettes de tous les côtés. Réservez-les sur une assiette. Mélangez au riz pilaw 2 œufs durs hachés. Garnissez le fond de pâte avec la moitié du riz, puis disposez les paupiettes en rosace. Mettez le reste du riz et arrosez le tout avec un peu de beurre fondu mélangé au fumet de poisson. Recouvrez d'une abaisse de pâte à brioche crue. Soudez bien soigneusement les bords. Laissez 25 minutes dans un endroit chaud tiède pour permettre au couvercle de pâte de lever. Quadrillez-le avec la pointe d'un couteau, faites une cheminée au centre. Mettez à cuire au bain-marie à four moyen (220°, th. 7) pendant 30 minutes environ. Démoulez le coulibiac ou servez-le dans le plat de cuis- son. Accompagnez d'une sauce raifort ou d'un beurre à peine fondu additionné de la crème et du jus d'un citron. 15.

JEAN COCTEAU

Par un bel après-midi d'août, une de ces journées où le Palais-Royal semble aussi assoupi qu'une place de village à l'heure de la sieste, je m'affairais sous le péristyle de Joinville autour d'un paysage mouvementé de caisses de déménageur. J'allais m'installer dans ces murs du Véfour dont les jeux d'ombre et de lumière m'avaient promis, il y a peu, l'insou- ciance et le luxe, la grâce et le raffinement. Pour l'heure venait d'arriver, premier signe d'affection, une cargaison de Château-Guiraud de l'ami Rival. C'est alors qu'il s'approcha de moi, les mains tendues en signe d'accueil. Comme un propriétaire qui régnerait en esprit sur ces lieux hantés, il prononça les paroles de bienvenue : - C'est toi, Oliver, qui viens habiter notre village? Nous sommes heureux de t'accueillir. Ému, car je l'avais aussitôt reconnu, j'eus néanmoins assez de présence d'esprit pour l'entraîner dans mon nouveau chez moi, et nous trouvâmes, dans le désordre régnant, un petit coin où nous asseoir. Et qu'importe si le Sauternes n'était point assez frais, Cocteau m'avoua qu'il l'aimait autant que moi. Il me paraissait bon que ce breuvage fût notre intercesseur. Il n'eut pas besoin de me dire qu'il aimait les symboles, je le savais déjà. Mais qu'il jaillît dans ma vie à l'heure où je déambulais autour des caisses du Sauternes de mon enfance et de mes amitiés ne pouvait être le fruit du pur hasard. Il croyait aux signes, il les reconnaissait, il les inventait peut-être, en tout cas il savait les faire naître. Et, lorsque nous levâmes notre verre, j'avais l'impression d'avoir retrouvé un vieux compa- gnon de route. Pourtant, il ne ressemblait pas tout à fait à l'idée que je me faisais de lui. Je l'avais imaginé sombre et tourmenté, œil inquiet, joues creuses, agité de gestes nerveux, ne tenant pas en place. Et il était là, tranquille et calme, le regard rieur, aussi détendu qu'un marchand de bestiaux qui a conclu l'affaire. Il avait tout son temps. Seules peut-être ses mains, ses longues mains nouées, ses belles mains aux doigts qui n'en finissaient pas, semblaient chercher quelque chose dans l'air, n'arrêtant pas de monter et descendre - et parfois de s'immobiliser l'espace d'une seconde, comme frappées par quelque pensée sur le point de naître et qui eût demandé le recueillement. Jouait-il, ou son esprit vagabond commandait-il à son corps trop léger? Je ne l'ai jamais su. Plus tard, je constaterai que lorsqu'elles ne jouaient pas dans le ciel, c'est qu'elles écri- vaient, ou qu'elles corrigeaient, ou qu'elles dessinaient. La glace était rompue. Mais avec lui, il n'y avait jamais de barrière, je l'ai su par la suite et petit à petit. Jean Cocteau possédait ce don, rare dans la vie courante et quasiment inexistant chez les gens célèbres, ce don de donner à son interlocuteur le sentiment que lui seul existait. A l'inverse de tant de gloires qui ne se réchauffent plus qu'à leur propre soleil, Jean savait écouter, attendre et recevoir. Désormais ce fut lui qui, presque chaque jour, inventait une occasion de rencontre, petit bonjour dit en passant, petit billet déposé, en attendant l'habitude quasi quotidienne des repas pris au Véfour. Ce fut lui surtout qui, en quelque sorte, m'initia aux secrets du village. Il m'en racontait l'histoire, dont j'avais quelque idée, mais aussi les histoires des uns et des autres, que j'ignorais alors. Peut-être étais-je bon public, le fait est que Jean Cocteau aimait avoir son auditoire. Il aimait aussi marteler les mots. Il savait à merveille se faire écouter, et sa voix un peu haut perchée, un peu précieuse, semblait alors moduler les répliques, les ciseler comme s'il les essayait pour lui-même, car on était toujours un peu au théâtre avec Cocteau... Du théâtre du Palais-Royal d'ailleurs, qui jouxtait son appartement (on a dit quelque part qu'il pouvait communiquer à travers les cloisons avec certaines loges d'acteur... et qu'il aurait pu donner lui-même les trois coups - « Je fais un trou et je suis dans les coulisses... » - il était assez facétieux pour le faire !), de ce théâtre donc, il était évident qu'il avait l'obses- sion, comme une convoitise gourmande. Il aimait en parler, en raconter les innombrables anecdotes arrivées aux acteurs, ou au Père Canson, le propriétaire, qu'il accusait d'être grippe- sou. Il finissait presque toujours par prendre un pari : ce théâtre est le seul au monde qui soit « plus grand à l'intérieur qu'à l'extérieur » (il voulait dire dont les limites souterraines allaient s'élargissant, du moins je le suppose...). Chacun pro- testait, se moquait, mais personne en fin de compte ne relevait le pari - on ne sait jamais avec les poètes, on dit bien qu'ils ont toujours raison! Et les incrédules faisaient semblant d'avoir la foi. Donc il régnait sur le village en souverain débonnaire mais conscient de ses pouvoirs. A la différence de Colette - elle faisait semblant d'ignorer qu'elle était l'autre reine de ce palais qui avait besoin de monarques pour être digne de son nom -, Jean prenait son rôle au sérieux. L'exclusive parmi les sujets dépendait de lui seulement, et il tenait à ce privilège. Il invitait ou était invité par qui bon lui semblait, mais il ne négligeait pas - avec moi tout au moins - de justifier ses arrêts. Il m'expliquait alors longuement pour quelles raisons il venait d'admettre tel ou tel inconnu dans notre « club » - cet univers que nous rêvions peuplé de seuls artistes. - Tu verras, affirmait-il doctement, je sais qu'il a du talent. Ainsi nous amena-t-il un soir Doudou, Édouard Dhermite, qu'il fit jouer un peu plus tard dans le Testament d'Orphée avant d'en faire un peintre. Ainsi de Jean Marais - il affirmait qu'il était le seul à accepter de jouer les rôles de son âge. Ainsi d'un autre inconnu qui deviendrait célèbre, chanteur de petit coquelicot joli et des complaintes de la Butte, Mouloudji. Il adorait jouer les voyants, laisser entendre que ses prédictions étaient le fruit privilégié du poète, qui peut voir l'invisible. - Tu verras, me dit-il un jour comme il venait de saluer dans la salle du Véfour Paul-Louis Weiller 1 que je ne connais- sais alors que de réputation, tu verras, un jour il t'invitera à sa table et tu seras entouré de deux ducs. Quelques années plus tard, Paul-Louis Weiller me convia à déjeuner dans son hôtel particulier donnant sur le parc de Versailles - et je pris place... entre deux princes! L'anecdote n'a de sel qu'en raison de cette prédiction qui n'en était pas une : j'étais le seul à ignorer que d'ordinaire, si j'ose dire, il y a toujours au moins un roi qui trône aux tables de Paul-Louis Weiller. De Sacha Guitry, qui un jour tournait une scène de Si Versailles m'était conté dans les jardins et qui était venu déjeuner au Véfour, Cocteau me confia, l'œil plus amusé que méchant : - Souviens-toi d'une chose, c'est qu'il ne sait rien. Je ne savais pas, alors, qu'il avait passé vainement et tant de fois son baccalauréat! Plus tard, j'appris que, s'il savait peu, il comprenait tout. Bientôt Cocteau vint déjeuner au Véfour presque aussi souvent que moi! Mais il y mettait chaque fois le même cérémonial. Madeleine - autre servante au grand cœur qui croyait faire pendant à la Pauline de Colette (mais qui, elle, l'air plus sévère avec ses cheveux noués, vivait près de ses sous) - téléphonait au dernier moment pour retenir « la » table. Madeleine semblait toujours de mauvaise humeur. Elle n'aimait en fait que les chats, deux siamois au miaulement désagréable et au comportement fantasque. Ces locataires de luxe du jardin n'avaient pas que des amis. C'était avant les nourritures en boîte, et Cocteau était par trop poète pour entretenir de bons rapports avec les commerçants du quartier, gens qui, comme l'on sait, aiment trop compter aux yeux de ceux qui font profession de rêver... Un peu avant treize heures, Cocteau arrivait, comme un poète, en retard d'un courant d'air ou bien le nez au vent. Goudeket était déjà là, debout devant le bar et lorgnant

1. Propriétaire des usines de moteurs d' avion Gnôme et Rhône, mécène fastueux, pilote de guerre. sur le dry-martini que lui battait le sommelier Philibert Henoq. Si Cocteau avait convié quelques invités et qu'ils fussent arrivés avant lui, aucun d'eux, jamais, n'acceptait de prendre un verre sans le maître. Et le maître, invariablement, commandait « un rose » - un martini allongé de liqueur de framboise. Manches de veste retroussées artistiquement, Jean s'avançait tout sourire, comme l'artiste sous les rappels, lui aussi saluant - il y avait toujours quelque tête qu'il connaissait, mais il s'inclinait bien souvent aussi vers d'illustres inconnus naturellement ravis de l'aubaine. Les saluts échangés, la première gorgée avalée, Cocteau prenait possession de sa table. Sans le demander, il avait fini par choisir son coin à lui, à gauche en entrant, avec vue privilégiée sur les arrivants. Puis, prenant la parole comme un conférencier, il annon- çait à la cantonade les événements du quartier, garde cham- pêtre inspiré commentant avec humour les nouvelles. Malheur à celui qui eût été au courant avant lui de quelque incident du jour. Le malotru se serait engagé dans un duel déloyal dont l'issue ne faisait aucun doute : rayé des cadres du « club »! De potins sur les humains ou les chats du quartier, il n'était jamais en défaut, jamais cruel mais toujours ironique. Il discutait en caressant Alfonso, le chat du Véfour. « Ma gouvernante s'oc- cupe davantage de mes chats que de moi, se plaignait-il. Heureusement que j'ai la chance d'avoir mon Oliver. » Jean l'Oiseleur aimait les chats, mon intrépide chat roux ennemi des pigeons sales et insolents des jardins, Alfonso que seul un merle avait pouvoir de mettre en déroute en lui fonçant dessus, toutes plumes hérissées. Il buvait peu, comme un oiseau, en levant le cou. Mais il lui arrivait de questionner : - Êtes-vous alcoolique? Et comme son interlocuteur, lorsqu'il était neuf, écarquil- lait des yeux ronds, ne sachant trop quoi répondre à cet inquisiteur dangereux, Cocteau poursuivait : - Moi, oui! Et il lampait une nouvelle gorgée de son « rose », l'œil pétillant comme s'il avait fait une bonne blague. Il affirmait encore, avant de l'écrire dans Recettes pour un ami, une fois entré sous la Coupole : - Si je n'étais pas académicien, j'aimerais être barman. Il lui arrivait aussi de pénétrer derrière le bar et de plonger dans les bouteilles pour éprouver quelque combinai- son nouvelle, et je me souviens d'une grande première à Santo Sospir : il venait d'inventer un dry avec petite giclée de mandarine fraîche qu'il appela « Francine 1 ». Parmi mes recettes, il affectionnait « l'Œuf Louis Oliver », mais plus encore peut-être les œufs sur le plat nature. - C'est très difficile à réussir, disait-il doctement. Et je me souvenais que Fernand Point le disait aussi, me rapportant chaque fois l'anecdote de la sous-préfète au restau- rant : Madame ne supportait pas la cuisine médiocre des palais nationaux, aussi répétait-elle très souvent à sa cuisinière : - Faites-moi des œufs au plat... C'est la seule chose qu'elle sache faire, ajoutait-elle d'un air las. Alors le maître de « La Pyramide » de lui répondre : - Vous avez bien de la chance d'avoir quelqu'un qui sache les faire. Car moi, voilà cinquante ans que j'essaie! Quant aux plats que Cocteau aimait, je les ai évoqués en lui rendant hommage dans Recettes pour un ami : « J'aime tout ce qui m'est défendu... Hélas, j'ai une santé de fil de fer... » Georges Prade évoque la chose : « Dans Recettes pour un ami, Oliver s'exprime en ami permanent tout autant qu'en technicien. Plusieurs plats telles une pintade, une galantine, des fraises sont baptisés Cocteau tandis que suit la poétique cavalcade de ses œuvres, de ses personnages. Orphée est le homard grillé, Aigle à deux têtes un canard froid, une volaille évoque la chapelle de Villefran- che... les chops et les côtes Milly et le Palais-Royal. Heurtebise est un cœur de laitue, Dargelos patronne les macarons et le jambon soufflé devient Potomac. Au fil des chapitres, est confiée la faveur que Jean portait à la Vichyssoise, au con- sommé Guénolé, aux boudins noirs, aux palombes, aux vins de Sauternes. Elle revit pour nous cette époque inégalable où Raymond dominant le Grand Véfour couvait son ami en même temps qu'Emmanuel Berl... » Donc il aimait les choses simples

1. Du nom de Francine Weisweiller à qui appartenait la villa Santo Sospir, à Saint-Jean-Cap-Ferrat. et les fruits défendus. Les soles et les œufs au plat - qu'il n'appelait jamais autrement que « les œufs au miroir » - mais aussi les abats sous toutes leurs formes, les bécasses richement préparées, foie gras, tripes, gras-double, caviar et crustacés... les bouillons aussi. Un jour il m'adressa un de ces colporteurs asiatiques qui proposaient, dans les années trente, toutes sortes de pierres dures, de jades... - peut-être était-ce une couverture pour vendre de l'opium, car ils disparurent du jour au lendemain. Moi, le pavot ne m'intéressait guère, seulement les nids d'hirondelle qu'ils proposaient aussi! De véritables nids de salanganes, encore pourvus d'un léger duvet que j'enlevais à l'aide d'une pince à épiler. Cuits au bouillon de poule, étendus de consommé et parfumés d'une lampée de xérès, un vrai régal! Et qui, disait-on, rendait intelligent!... Pour lui, j'inventerai « le pintadeau Jean Cocteau » - volaille accompagnée de boudin, noir et blanc, et de pommes en l'air... Ce n'était pas pour la pintade - il n'en raffolait pas particulièrement -, c'était pour le boudin qui lui était stricte- ment interdit. Car il se serait cru déshonoré, humilié même, s'il n'avait pas commandé quelque chose qu'il ne devait pas manger. Quant aux pommes en l'air, c'était parce que la seule façon de lui faire avaler un légume était de le lui enrober d'originalité. Et j'ai pensé que les pommes en l'air avaient quelque chose de poétique, et conviendraient au funam- bule... Il croyait au surnaturel comme d'autres croient au soleil, sans se poser de questions. Un jour qu'avec Aimé Michel nous discutions sur les soucoupes volantes, je lui demandai en souriant s'il était un mutant. Gravement il me regarda : - Je suis plus loin que ça, me répondit-il. Une autre fois, au moment du coup de feu, alors que plus débordé encore que d'habitude je m'énervais un peu, je vis arriver Cocteau accompagné d'un curieux personnage encore jamais vu. Ni l'un ni l'autre ne s'étaient annoncés, la salle était faite, il fallut bien défaire et refaire les combinaisons pour trouver une solution. A la fin du déjeuner, ils s'attardèrent. La plupart des clients étaient partis, j'allai m'excuser de ma nervosité et Jean me raconta l'étrange rencontre : M. Bertrand était « vigneron-philosophe », autre nom du poète-paysan, en quelque sorte. Il s'emmêlait alors la plume dans une complexe généalogie des dieux. Maire d'un petit village de Charente, Basse-Goulaine, il ne venait que rarement à Paris. Ce matin-là, alors qu'il attend son tour à l'hôpital en vue de consulter je ne sais quel grand professeur, une infirmière s'approche de lui et lui demande s'il est bien M. Bertrand. Sur sa réponse affirmative, elle annonce alors : - Vous êtes attendu d'urgence, 36 rue de Montpensier. Le ton est sans réplique et, d'ailleurs, elle a déjà disparu. Croyant que le professeur a décidé, pour quelque raison professionnelle, de consulter chez lui, M. Bertrand s'exécute. Rue Montpensier, la concierge est absente, la liste des locatai- res demeure énigmatique. Il décide alors de monter les étages et de s'enquérir à chaque porte. La première est celle de Jean Cocteau. L'appartement de Cocteau se composait de deux cham- bres sur arcades, une petite et une plus grande, puis d'une cuisine et d'une salle de bains qui donnait sur la rue. La petite chambre lui servait de dressing-room. Simple, elle mélangeait aux murs quelques toiles - il me semble me souvenir d'un ou deux Picasso. Un tableau noir était accroché au dos de la porte et calligraphié de son écriture : il ne s'agissait pas de dessins, mais il s'en servait comme d'un pense-bête. La craie sur l'ardoise composait chaque jour comme un nouveau dessin chinois. Peu de livres dans cette pièce, à la différence de chez Emmanuel Berl, où ils envahissaient tout. Il écrivait sur sa table de cuisine, ce qui rendait cette pièce inutilisable quant à sa destination naturelle. Aussi me parut-il toujours logique qu'il n'eût d'autre salle à manger que le Véfour. M. Bertrand sonne. En peignoir éponge, Cocteau ouvre lui-même. - Je suis M. Bertrand, dit le visiteur. - Je vous attendais! Là commence le mystère. Jean m'assura toujours n'avoir jamais fait convoquer personne, et M. Bertrand n'avoir jamais songé à rencontrer Cocteau. L'un et l'autre, consciemment ou inconsciemment, souhaitaient-ils conforter leurs opinions? Ils voulurent en avoir le cœur net. L'infirmière avait disparu, paraît-il! Jean n'ouvrait jamais la porte lui-même, Madeleine ayant pour principale responsabilité de repousser les gêneurs... Toujours est-il que Jean considéra comme un signe de l'invisible cette rencontre étrange mais pour lui naturelle. Et c'est à la suite de cette aventure, si mes souvenirs ne me trahissent pas, qu'il écrivit Lettre à un inconnu...

Il venait donc rarement seul. Pourtant, ce n'était pas tous les jours qu'il amenait dans son sillage un Christian Bérard ou un Jean Genet, ou un inconnu pas encore illustre mais que l'on devinait en passe de devenir célèbre. Parfois cependant, il lui arrivait bien de venir seul, comme honteux de ne présenter que sa propre personne. Pour moi, c'était l'occasion inespérée, le cadeau inattendu, car je savais qu'alors il pourrait me donner beaucoup plus. En fait, il n'aimait pas la solitude et je me suis toujours demandé comment il faisait pour créer. Il m'obligeait alors, dès que le calme était retombé, à venir m'asseoir à sa table. Il semblait revivre de pouvoir discourir à nouveau, lancer les potins du jardin ou débattre longuement sur ce qu'il venait de manger. Contrairement à ce que j'aurais pu penser, il avait sur l'art de la cuisine plus que les notions classiques et vagues qu'on peut attendre d'un fils de famille élevé dans les bonnes traditions. Il m'apportait souvent des précisions insoupçonnées dont il refusait de dire d'où il les tirait, de quelle grand-mère cordon-bleu ou de quelle bonne vieille cuisinière des familles. Quant aux restaurants passés et contemporains, il était intarissable et débitait comme des confidences ses anecdotes et ses souvenirs. Quand il était invité, il prenait presque toujours du caviar. Seul, évidemment, il n'osait pas pousser la provocation jusque-là, lui qui n'aimait rien tant qu'étonner - mais il savait que si le raffinement peut être solitaire, le luxe impose la société, le partage. Au hasard de mes lectures, il m'est arrivé de noter une phrase de lui, car je croyais soudain entendre, et presque mot à mot, le compliment qu'il me tournait jadis : « Un chef-d'œuvre ne peut être autre chose qu'une catas- trophe sur la ligne où l'heureuse médiocrité circule librement. » « Que sont les grandes œuvres, je vous le demande, sinon les enfants terribles d'un mariage entre le bon sens et les sens interdits. » Un soir, il me demanda d'être présent à sa table au Véfour, car il accueillait des amis américains et il voulait que je lui serve d'interprète. En fait, il parlait toutes les langues, sans en connaître aucune. Il faut croire qu'il avait le don de la communication, ou possédait une sorte d' « espéranto » per- sonnel dans lequel quelques mots clefs permettaient de tout exprimer. Ce soir-là, je n'eus rien à dire ni à traduire. Cocteau, une fois de plus, tenait son auditoire sous le charme de ses propos, prononcés dans une langue qu'il ne possédait pas! Je me souviens qu'il s'agissait du Palais-Royal, de son histoire et de celle de ses habitants. Les Américains, qui n'auraient sans doute pas su faire la différence entre Colette et la duchesse de Chartres, avaient l'air aux anges. Je suis sûr en tout cas qu'ils n'ont rien perdu du morceau de bravoure, l'histoire des concierges de Colette : Cocteau prétendait que ces derniers avaient hérité de Paul Maurienne un exemplaire du Kama Soutra. La chose n'avait rien d'impossible. Mais, de fil en aiguille si j'ose l'expression, elle se corsait. En raison de leur âge canonique, ces braves « gardiens d'appartements », comme on dirait aujourd'hui, avaient quelque mal à venir à bout des positions proposées. Ou tout au moins leur aurait-il fallu plus de temps que ne le leur permettait leur fonction. C'était l'époque en effet où les concierges, entre autres charges, avaient pour tâche de con- trôler aussi sévèrement que des Cerbères les allées et venues dans l'immeuble, de jour comme de nuit. La nuit, il fallait généralement, selon l'expression, « demander le cordon » en déclinant son nom. On imagine l'embarras de ces braves gens obligés chaque fois d'interrompre leurs expériences. En déses- poir de cause, ou si l'on préfère à bout de nerfs, ils en avaient été réduits, comble pour des concierges, à bloquer la serrure de la porte d'entrée à l'aide d'un bouchon de liège! Comment Cocteau réussit-il, sans le secours de mots précis et sans gestes déplacés, à faire passer son message, je ne me l'explique toujours pas. Toujours est-il que nos braves Américains n'en pouvaient plus de rire! Et seul Jean, ravi sans doute de posséder son auditoire, gardait dans cette tempête d'hilarité ce calme olympien qui sied aux artistes.

Il adorait surprendre, « réveiller », disait-il. Il m'avait fait inviter à Santo Sospir. Un soir, il me convia à dîner dans un restaurant de pêcheurs : - Tu verras, la patronne a un secret pour cuire les langoustes. On peut en manger la carapace! On ne savait jamais, avec lui, si c'était du lard ou du cochon, qu'on me permette cette expression de circonstance! J'échafaudais des hypothèses, me remémorant la théorie de Denis Papin sur le ramollissement des os, ou les pieds de porc à la sainte-menehould. Après le cocktail rituel - « je n'y puis rien, hélas, mon nom n'est pas le pluriel de cocktail », aimait-il plaisanter - il pressait toujours en nombre précis zestes de citron et zestes de mandarine, gin et « quelques gouttes seulement » de Noilly Prat..., nous voilà partis pour notre rendez-vous. - As-tu des langoustes? demanda-t-il joyeux en arrivant. (Il tutoyait volontiers.) J'ai là un connaisseur... Après le pastis obligatoire, les olives et les « rôties » de gros pain, arrivèrent les langoustes... solidement enfermées dans des carapaces rugueuses. Jean en fut au désespoir, il n'en croyait pas ses yeux. On s'était moqué de lui, ou bien le miracle, pour une fois, n'obéissait pas à son désir! Personne n'osa parler de la surprise gâchée, comme un Noël d'enfant puni.

Jean Cocteau, peu de gens le savent en dehors de ses fidèles, plus qu'un funambule, plus qu'un poète académicien ou qu'un académicien poète, plus qu'un touche-à-tout de génie, plus même que « le sel de la terre » dont parlait Valéry, était un homme d'amitié, de cette amitié dont il disait : « Elle est un amour qui se cache. » M. Fernand Desonay, qui l'ac- cueillait à l'Académie de Belgique, avait su le deviner, qui écrivait : « Mais je vous aime surtout, Jean Cocteau, pour l'amitié. Votre seule politique, moyennant qu'on puisse parler d'un calcul du cœur, fut celle de l'amitié. Or vous savez que faire l'amitié est une occupation mille fois plus épuisante que faire l'amour. Vous y apportez une alacrité de toutes les secondes, cette vigilance, cette attention, ce maintien, cette gentillesse qui font que, sur le plateau du studio ou du théâtre, machinistes, décorateurs, électriciens, habilleuses se priveraient de som- meil pour vous voir sourire. Aux dîners du samedi avec les musiciens, de 1919 à 1921, que faisiez-vous? Des amitiés. Quand vous suiviez les traces de Philéas Fogg lors de votre " tour du monde en quatre-vingts jours ”, que faisiez-vous, avec l'ami Passe-partout, dans les quartiers pauvres des villes d'Asie? Des amitiés. Que faisiez-vous, le soir, chez Colette et son meilleur ami ? Des amitiés. » Il était Jean le Voltigeur, l'enfant terrible, le charmeur charmant. Parce qu'il aimait, parce qu'il était aimant, il aimantait. Mais je laisse à Colette le dernier mot, parce qu'il dit tout. Après avoir rendu hommage à l'une des qualités les plus ignorées, l'amour du travail et le goût du travail bien fait, de « ce jeune homme immatériel qui toujours besognait comme par plaisir et dont les œuvres n'étaient pas légères », elle avait ajouté, avec ce don de vision qui n'était que le regard du coeur : « Jean était triste parce qu'il était bon. »

Il n'est plus. Quelque chose du Palais-Royal, léger comme l'air ou le pépiement d'un piaf, s'est envolé dans un bruisse- ment d'ailes, comme un vol de pigeons effarouchés. Mais cette fois, l'oiseau poète ne reviendra pas. Les miroirs sont brisés, et l'Éternel retour n'est plus qu'un film qui fait mal. Comme, au lendemain de sa mort, n'est plus jamais revenue la jeune inconnue du Palais-Royal : Il y avait une jeune fille, en effet, un peu ronde et gironde, qui, chaque jour ou presque, venait s'asseoir sur un banc des jardins. Toujours le même, celui qui faisait face à l'entresol de Jean Cocteau. Là, guettant les pas du maître derrière la fenêtre en castor, elle attendait des heures, immobile et silencieuse, heureuse peut-être. Par quelle magie savait-elle à l'avance les jours où Jean serait là? Toujours est-il qu'en son absence elle ne venait jamais. Mais quand il était là, quel que fût le temps elle était là aussi. Certains s'en intriguaient, d'autres s'en moquaient, personne en tout cas jamais n'entendit le son de sa voix. Cocteau, qui était rien moins que méchant, voulut un jour s'enquérir des secrets de la mystérieuse inconnue. Le bel indifférent avait été touché par la constance muette. Il s'ap- procha, gêné, gentil. Il lui demanda s'il pouvait lui être agréable, un livre, un dessin? L'inconnue se leva, fondit en larmes et prit la fuite. « Quand il est mort, le poète », elle a perdu à tout jamais le chemin du Palais-Royal. Vers quelles secrètes contrées a-t-elle conduit ses pas et ses attentes? Nul ne sait. Cette histoire lui ressemblait. Mais il n'est plus là pour l'aimer, malgré sa promesse :

Ô mes amis, mes chers amis Qui savez ce que c'est que d'être, Faites-moi croire que je suis Je saurai bien vous apparaître... 16.

LES GRANDES HEURES DU VÉFOUR

« Si comme ses pairs, les Frères Provençaux, Beauvilliers ou le Bœuf à la Mode, le Grand Véfour s'était assoupi après un siècle et demi de rayonnement, il mériterait une stèle impo- sante dans la grande nef où dorment les beaux instants révolus de Paris. Nous lui consacrerions ce monument avec tendresse et piété, mêlant un peu d'encens à l'odeur morne de tous les cigares refroidis retournés en poussière sur son emplacement; cependant il apparaît juvénile dans sa forme ancienne, avec ses ornements d'autrefois, et plus attirant que jamais entre les mains de Raymond Oliver, sensible à son charme immortel, ami des arts et des lettres, l'amphytrion le plus chaleureux et le plus affable que l'on puisse rencontrer sous le signe de la délicatesse des mets, de la science de la table et des effluves enivrants qui aiguisent l'esprit, aidés par les vins lumineux, philtres ensorcelants du Palais-Royal. » Ainsi s'exprimait Héron de Villefosse saluant la renaissance du Véfour. « Quant au Livre d'Or de 1950, il surpasse de loin les précédents » poursuivait-il. Que dirait-il aujourd'hui, s'il fallait dresser la liste de tous ceux qui sont venus? On ne garde pas trente ans ses trois étoiles sans voir défiler sous leur firmament les grands noms des Arts, des Armes et des Lois. Il serait donc aussi vain que lassant de chercher à laisser tomber des noms. Aussi bien, pour moi, n'est-ce pas l'essen- tiel. Les visages qui passent dans mon souvenir sont parfois ceux sur lesquels j'ai peine à remettre un nom. J'ai toujours su distinguer ceux qui venaient rechercher une heure ou deux d'un plaisir raffiné, le cœur ouvert au merveilleux comme on dit qu'on « s'ouvre le palais », de ceux qui venaient pour être vus, ou pour sacrifier à un pèlerinage obligé. Et j'ai toujours préféré la petite lueur dans l'œil, qui sait dire merci, aux longs discours savants qui ne masquent trop souvent que du vide. J'ai donc préféré retenir ici, au seuil de la retraite, quelques anecdotes sur des amis chers à mon cœur, sans oublier cependant de faire sonner à l'occasion quelques heures glorieuses.

Un mot d'abord pour évoquer ce que, bien vite, je ne sais plus lequel d'entre nous appela « le Club ». Il s'agissait des premiers fidèles que l'amitié réunit autour de Cocteau. J'ai assez dit ce que je lui dois. J'ajouterai seulement que, sous sa houlette, et sous celle de Maurice Goudeket, vrai pilier chaque jour debout, vinrent se ranger ceux qu'il avait su convaincre qu'un repas n'est pas une vraie fête du palais s'il n'est aussi celle du cœur. Venaient donc les voisins, Édouard Dhermit, Emmanuel Berl, Goudeket et Cocteau. Dans leur sillage ceux qu'ils fréquentaient, relations littéraires - Aragon et Elsa Triolet, Sartre et Simone de Beauvoir, Pagnol ou Jean Genet, Malraux... - ou relations de travail. Quand Cocteau tournait un film, il était rejoint par les acteurs, les photographes, les cameramen, les décorateurs. Marc Doelnitz, Juliette Gréco, Simone Berriau, autant d'habitués de cette époque. Et Pierre Taittinger, dont le fils, trente-cinq ans plus tard, prendra la relève... Cocteau arrivait le premier, à moins que ce ne fût Goudeket, et « le Club » s'organisait autour des présents. Cocteau avait un mot pour chacun, tout en servant d'un geste généreux le cocktail mandarine qu'il venait de préparer... Dans une préface à un livre non paru, j'écrivais « Bien entendu, il y eut d'abord Cocteau et Colette. (...) Mais il y a les autres, connus et moins connus, dont une grande dame, Mme Marceron. C'est chez moi qu'elle connut Jamin, un de mes collaborateurs aujourd'hui disparu, et, qu'ayant à baptiser un de ses poulains, le « millésime » étant la lettre « J », l'appela Jamin. Les turfistes se souviennent encore des exploits du trotteur célèbre 1 Et puis, aussi, M. Lapeyre de chez Hachette, avec André Leconte des Éditions qui portent son nom, Louis Merlin d'Europe 1, le frère du comédien Bernard Blier, et quelques anonymes fidèles (il n'était pas utile, en 1950, de réserver). Plus connus, le marquis de Cuevas, le baron de Rédé, avec tout ce que représentait leur entourage. Je me souviendrai toujours du baiser sur la bouche dont me gratifia le marquis, accompagné de la plus belle liasse de billets qu'il m'ait été donné de voir! » Sartre et Cocteau déjeunaient parfois ensemble, et ils riaient beaucoup. Sartre était gai, il était pour moi l'image du véritable épicurien, tandis que Simone de Beauvoir me sem- blait sévère, lointaine. On le voit, le « Club » était presque à cent pour cent littéraire. Je « les » connaissais tous, « ils » me parlaient, « ils » m'écoutaient, il m'arrivait de croire qu'« ils » venaient pour moi !

A côté des repas du « Club » se rangent les « soupers du Palais-Royal ». J'aimerais faire entendre un instant la voix célèbre de Jouvet, en précisant que, pour moi, c'est d'abord son joyeux rire qui vient frapper, mon oreille. Je ne l'ai connu que peu de temps, il est mort en 1951. Cocteau m'avait demandé en son nom si j'accepterais de recevoir, après le spectacle, les comédiens du Théâtre de l'Athénée autour de leur directeur, Louis Jouvet. Comme si j'avais envie de refuser! Il n'y avait alors que deux ou trois restaurants à Paris, comme Lipp, Maxim's ou le Fouquet's, où l'on pouvait souper. Fréquemment donc, après le théâtre, Jouvet me demandait de préparer à dîner pour ses amis. Parmi les habitués Cocteau, Pierre et Dominique Blanchar,

1. Grâce à ses gains aux courses, Jamin ouvrit rue de Longchamp un restaurant qui porte son nom. Repris aujourd'hui par Joël Robuchon, il vient d'obtenir ses trois étoiles. Monique Mélinan, Léo Lapara, le fidèle secrétaire de Jouvet, et les amis comédiens... J'étais seul, les clients partis, mon personnel congédié, et j'avais organisé pour eux une petite comédie gustative. Et c'est Jouvet qui me demandait de raconter mes histoi- res! Dans les années d'après guerre, la loi nous obligeait à fermer à deux heures du matin. Le moment venu, il arrivait parfois que les agents de police frappent à la vitre : « Il faut éteindre, c'est l'heure! » Mais, dès qu'ils avaient reconnu Cocteau, Jouvet ou d'autres figures célèbres, ils s'excusaient : « Pardon, ça va comme ça! Nous reviendrons tout à l'heure, ne vous inquiétez pas, nous allons veiller sur vous! » Léo Lapara arrivait toujours en éclaireur, annonçant le nombre des convives. Alors je disposais les couverts - sur la table qui porte aujourd'hui la plaque Louis Jouvet. Cocteau voulait que je me réserve une place, mais j'étais d'ordinaire trop occupé pour assister au repas tout entier. Je choisissais généralement de préparer des plats que je pouvais mitonner à l'avance. C'est ainsi que j'inventai « la salade quimperlaise » - depuis, sous le nom de « salade folle » elle a fait des petits un peu partout! Il me suffisait de mélanger les ingrédients au dernier moment en les saupoudrant de fines herbes. En saison, je préparais des cèpes à la mode bordelaise, ajoutant juste la persillade à l'instant de servir. A l'automne encore, je servais régulièrement du gibier reçu de Langon - alouettes, grives ou palombes, parfois un lièvre. Je confection- nais des tourtes de grives ou d'alouettes, ou bien faisais cuire l'animal à la poêle, accompagné de lardons et de pommes de terre au four... cuisine simple, vite prête, et qui me permettait d'assurer seul le service, et parfois de me joindre à mes invités. Et nous bavardions longtemps, souvent jusqu'à quatre heures du matin. Lorsqu'ils étaient tous partis, je m'allongeais sur une banquette. A sept heures, il me faudrait être aux Halles (j'avais trente-cinq ans de moins qu'aujourd'hui!). Jouvet parlait exactement comme au théâtre, du même phrasé musical, « capricieux et rare, fait de traits et de points, à l'image de l'alphabet morse... » Ainsi le définit Léo Lapara dans son livre Dix ans avec Jouvet. « Des arrêts sur une note et, comme pour rattraper le temps perdu, une fusée de syllabes » précisait Robert Kemp dans un article. Jouvet se montrait avec moi courtois et affectueux. J'étais fasciné par son immense culture, son intelligence ironique, et son rire... Mais je découvrais surtout un homme en tous points différent de celui que tant de mauvais esprits m'avaient conté comme étant rusé et insupportable, injuste et méfiant, vindi- catif et ombrageux. J'avais devant moi un être attendrissant, bon, « aveuglément bon » selon le mot de Henri Jeanson. « Le Jouvet amoureux, tendre, sentimental, espiègle, gamin, rieur, rabelaisien, racontant des histoires drôles, qu'il trouvait par- fois tellement drôles qu'il se faisait rire aux larmes en les racontant. (...) Le plus grand charmeur du monde quand il le voulait... » (Léo Lapara). Cocteau et Jouvet se renvoyaient la balle. Je me souviens d'un mot. On venait de présenter à Jouvet un ami inconnu. Il fit semblant de ne pas avoir entendu : - Je n'ai pas bien compris votre nom? - Blancon. - Ah oui, c'est ça! J'avais oublié la couleur. Les derniers mois, il ne parlait que de Dieu... et des femmes, « adorables et infernales créatures ». « Ce que j'ai pu les aimer » soupirait-il avant d'ajouter : « Maintenant, j'ai atteint l'âge heureux de l'impuissance... » Moi, je n'eus d'autre mérite que de lui faire découvrir la verveine du Velay, la chartreuse verte et le vin de paille... Je laisse le dernier mot à Lapara, qu'il appelait affectueu- sement Léopard : « Derrière son cynisme délibéré, ses sarcas- mes, sa gouaille, son ironie mordante, il n'était que tendresse et sentimentalité. »

Des chroniqueurs gastronomiques, je ne dirai rien. Cer- tains sont mes amis, lorsque leur science et leur goût savent se mettre au service de cette facette de l'art de vivre. D'autres ne le sont point trop qui me semblent profiter des modes pour étaler leurs jugements ignorants et catégoriques. Mais je ferai exception pour Curnonsky, « prince des gastronomes » depuis 1927, élu à une écrasante majorité de chefs et de personnalités de la Cuisine. Il me plaît que, de son vrai nom Maurice Edmond Saillant, il ait osé signer Bibendum ses premiers articles dans Le Journal. Et je prends comme un des plus beaux hommages à ma personne sa boutade : « Oliver, c'est un monsieur qui, lorsqu'il casse trois œufs, signe une omelette! » Et pourtant je me plains, aujourd'hui encore, de n'avoir jamais réussi une aussi bonne omelette que celles que faisait mon père. Même en utilisant les mêmes œufs, le même beurre, la même poêle... de quoi rager ! Ma « patte », néanmoins, devait être inimitable... si l'on en croit cette anecdote : Un jour, mon ami André Leconte, l'éditeur du « Plan de Paris par arrondissements », me com- manda une omelette. J'enfilai ma veste de travail et descendis aux cuisines, mais, fatigué, passai la commande à mon chef Jean Ecorce. André Leconte me déclara lorsque je remontai en salle : « Elle était bonne cette omelette. Seulement ce n'est pas vous qui l'avez faite! » En hommage à ce vrai gastronome, je lui dédiai plus tard « Les œufs André Leconte ». Par quel miracle Curnonsky l'Angevin était-il devenu l'ami de Colette la Bourguignonne, et de mon père le Borde- lais? Toujours est-il que lorsqu'il s'agit d'élire le prince des gastronomes, le bulletin de mon père et le mien furent rédigés en commun, et en vers! Pour un prince des gastronomes Il ne suffit pas d'être un homme Il faut savoir bien manier Bonne chère et franche gaieté Aussi pour Curnonsky Nous votons ici Louis et Raymond Oliver. Je connais plusieurs personnes qui prétendent avoir inventé son surnom : Cur Non Sky (en latin : pourquoi pas sky) - les Slaves, comme aujourd'hui, étaient à la mode. Je ne sais pas l'exacte vérité, mais j'ai la faiblesse de croire que, apparenté aux Lafayette, il choisit leur devise, Cur non, et qu'en y ajoutant le suffixe sky, il sacrifia à l'indispensable séduction slave. Je l'avais souvent rencontré dans les années trente, soit qu'il vînt en Sauternais, soit à Montparnasse où nous buvions un verre avec l' « oncle Rapha » et Fanny Clar. Puis je l'ai perdu de vue jusqu'à ce que je reprenne le Véfour. Dès lors, je le rencontrai souvent, notamment à l'occasion des « cérémo- nies de bouche ». Autour de lui évoluait une sorte de cour dont il appréciait la culture et la gaieté. Tous l'appelaient « mon bon prince », et il avait exigé, en souvenir de mon père, que je le tutoie. De forte corpulence, le moins qu'on puisse dire est qu'il savait manger et boire! Il fallut bien qu'un médecin un peu triste finisse par lui ordonner un régime. - « J'ai trop duré, avouait-il... j'ai trop d'urée! » - mais il en suivait les prescrip- tions à sa façon, fantasque et joyeuse : Un soir au Grand Véfour, il se présenta avant 8 heures - il avait été convié par des amis pour 9 heures - « Tu sais, me dit-il, je ne fais plus qu'un seul repas par jour. Alors, attendre m'est difficile, j'ai trop faim! " Ils " m'ont mis au régime, aussi je te demanderai de faire attention. Je voudrais manger une sole pochée sans sel, avec des pommes vapeur et une noix de beurre. Des côtelettes d'agneau grillées, sans sauce, mets m'en trois ou quatre, avec des petits haricots verts à l'anglaise... - Et comme dessert? - Je ne dois pas prendre de sucre, mais si tu peux me trouver un petit quelque chose, je crois que je l'accepterai. - J'ai justement des macarons de Saint-Émilion, avec un peu de crème anglaise, ça devrait aller... » Tout cela n'était pas très compliqué à préparer, et je pus bientôt m'asseoir en face de lui pour un brin de conversa- tion. Lorsque les convives arrivèrent, il en avait terminé. Étant alors l'homme-orchestre, je me mis en demeure de prendre les commandes. Enfin, m'adressant à lui : - Et toi Cur, et toi mon prince, tu prendras un café ? - Que nenni! me répondit-il. J'ai respecté mon régime, mon devoir est accompli. Je mangerai comme les autres! » Pour ses quatre-vingts ans, quatre-vingts restaurateurs firent graver chacun une plaque qui désignerait désormais une table toujours à la disposition du prince - de celui qui, sur la fin de sa vie, refusait son titre : « Je suis le gars Saillant d'Angers », disait-il. Au Véfour, j'ai choisi pour lui la table qu'il occupait avec Colette le jour de leur anniversaire. A l'occasion de leurs doubles quatre-vingts ans, Colette avait écrit au Prince une lettre qu'il a publiée alors dans la revue Cuisine et Vins de France dont il était le rédacteur en chef. C'est un beau morceau d'anthologie.

Cher Cur, c'est vrai que nous sommes octogénaires? C'est vrai pour moi, tu as toujours été plus jeune que moi, d'au moins un an... Jure-moi que tu n'as pas oublié la rue Jacob. Tu étais un gentil petit garçon de vingt et un ans, à douce figure; j'étais une froide petite fille peu sociable de qui l'origine provinciale se lisait dans les traits, le silence, les longues tresses, les robes qui restaient dignes de leur village. Mais ce n'est pas rien que d'avoir, à vingt ans, le même âge et je ne mis que quelques jours à te tutoyer, tandis que tu m'appelais toujours tendrement " madame "... Jeunes, souples, crédules, nous nous ressemblions, en somme. Nous avons exploité des voies différentes. J'ai " réus- si ", comme on dit, un peu plus tôt que toi - crois-tu que nous l'étions, pauvres! - mais c'est parce que j'ai tâté du music-hall. Je ne pouvais pourtant pas te conseiller, à mon imitation, un emploi de mime au léger costume... De loin, tu m'as regardée me marier çà et là, cependant que tu haussais l'art culinaire à son beau niveau d'art français. De sorte qu'aujourd'hui, de nous deux, c'est toi le plus provincial, le plus croustillant, le plus doré. La clairvoyance et la gourmandise sont sur toi, lucides et bien odorantes, et tu les chantes dans une langue dont je goûte ensemble la modestie et la parfaite assurance. O mon cadet, tu as encore beaucoup à m'apprendre. Avec qui sinon avec toi évoquerais-je le plafond bas, la brocatelle rouge sombre de la rue Jacob ? Il y avait aussi, en même temps que nous deux, un chat sans race. Plus tard, il y eut un chien, mais déjà le domicile avait changé et je n 'en emportais guère que quelques livres haillonneux... Je me tourne avec un grand plaisir amical vers toi, cher Cur, qui a si peu changé : toi seul dates aujourd'hui de mon premier roman. En dehors de ses articles magnifiques, de ses livres qu'il faut lire - La France Gastronomique (en 28 volumes avec Marcel Rouff) ou bien Le Trésor Gastronomique avec Austin de Croze, en dehors de la revue Cuisine et Vins de France qu'il fonda en 47, il nous a laissé une définition sublime de la cuisine, que tout le monde connaît, mais que bien peu appliquent! (On sait moins que c'était un hommage à deux cuisinières, dont Marie Chevalier, la sienne, qui cuisinait « comme l'oiseau chante ») :

Couronnons de lis et de roses Mélanie et Marie et tout ce qu'elles font; La cuisine, c'est quand les choses Ont le goût de ce qu 'elles sont.

Il est ainsi des définitions tellement simples qu'elles claquent l'évidence comme un coup de fouet. Cela me rappelle un mot de Françoise Sagan : « L'amour, c'est ce qui se passe entre deux personnes qui s'aiment. » Après cela, il n'y a plus rien à dire! Si l'on pouvait ne jamais oublier son cri de guerre : « Et surtout, faites simple! »

Il est juste de mettre à l'honneur ceux qui ont été à la peine avec moi, ceux qui ont servi le Véfour de leur dévoue- ment et de leur talent. Je laisse à mon ami Courtine le plaisir de les citer 1 : « J'étais seul, l'autre soir, au théâtre du Grand Véfour. (...) Car le Véfour, c'est une grande famille réunie autour de Raymond Oliver (...). « Je pensais aussi à Hénoq que remplace aujourd'hui, avec maîtrise, Georges Lepré; à Masprone que fait oublier Henri Dubourgnon ; à Ignace et quelques autres en cuisine où officie aujourd'hui Yves Labrousse... A Raymond qui allait paraître (...). Le Véfour prenait son air de fête, la blonde hôtesse du vestiaire accrochait son sourire de gala, les premiers clients, les premiers amis arrivaient.

1. Projet de préface d'un livre non publié. « Autour de Raymond, bien sûr, et de la gentille Mari, mais aussi autour des coupes et d'un immense gâteau aux trente bougies : le Véfour fêtait, dans l'intimité et l'amitié, ses trente ans de « 3 étoiles » au Michelin. Et tout ce petit monde était en joie et tout ce petit monde m'accueillit joyeusement, moi qui arrivais là comme un cheveu sur des petits légumes roses à l'arête. « Et nous étions quelques-uns, avec Raymond, j'en suis sûr, à penser aux absents, à Hénoq particulièrement qui eût versé le champagne en bougonnant quelques vérités sur son millésime, l'œil malicieux. » Il faudrait parler de tous, et comment le faire. Jean Ecorce et Yves Labrousse ont partagé la place de chef durant, trente-six années du Véfour. Si ce dernier fit ses débuts comme commis de Jean Ecorce avant de revenir en chef, Christian Ignace fut longtemps chef de partie, puis second sous la direction d'Yves Labrousse, avant de diriger aujourd'hui majestueusement le « Petit Bedon ». Henri Dubourgnon, prince des maîtres d'hôtel, vient de quitter le Véfour pour devenir le directeur du « Bistrot de Paris » qui appartient à mon fils Michel. Pour lui qui voulait terminer sa carrière chez Oliver, le rêve ne s'est éloigné qu'à moitié. Ou encore Madeleine et Odette, amies chéries des oiseaux du Palais-Royal, mères confidentes des jeunes apprentis, et qui étaient adorées de tous. Tous ces collaborateurs et tous ceux que je ne puis citer, ceux de jadis et de naguère, ceux de l'équipe actuelle en particulier, qu'ils sachent au moins qu'ils restent chers à mon cœur. Dans mon affection, au même titre que Colette ou Cocteau, ils font partie des ombres précieuses du Véfour...

Il ne sortait qu'emmitouflé dans une couverture, quel que fût le temps. Maigre, le visage ridé et habité de sourires, la chevelure blanche et fournie, les yeux immenses, pétillants et doux, tel m'apparut Emmanuel Berl la première fois que je le vis, amené par Cocteau. Au début, nos relations furent plutôt tièdes, l'ombre fragile de Cocteau s'interposant en filigrane, car en fait ils ne s'aimaient guère. Mais après la mort de Cocteau, je l'ai beaucoup vu, il devint insensiblement l'un de mes plus proches amis. Pour moi, c'était l'intelligence en liberté - en liberté car il avait les idées larges. Brillant, brasseur d'idées, curieux de tout et passionné, il parlait, il monologuait sans cesse, mais il savait aussi écouter. Un jour, je me disputai avec Louise de Vilmorin qui prétendait qu'André Malraux était l'être le plus intelli- gent qu'elle ait jamais rencontré. Je protestai : « Pour moi, c'est Berl; avant Cocteau...» (Cocteau protestait d'ailleurs, avançant comme toujours des arguments inattendus : « Je ne suis pas intelligent, je suis incapable de changer un fusible! ») Emmanuel m'a ouvert des horizons nouveaux, et je reconnais que ma faible culture lui doit beaucoup. « Il n'est pas juif, disait Cocteau, il est le ghetto! » Berl était fier de sa judéité, il m'en parlait souvent au cours des déjeuners en tête à tête qui nous réunissaient fréquemment lorsque nous devînmes amis. Il m'expliquait longuement les traditions, les interdits de la religion juive et la raison profonde des « tabous » israélites. C'est à lui que je dois d'avoir accepté de relever le défi d'améliorer la cuisine « casher » : je fis, en tant que chef cuisinier, le voyage inaugural d'un paquebot d'une compagnie israélienne, le Shalom, dont la cuisine, justement, était sous le contrôle tatillon des rabbins. J'avais pris le pari - et je l'ai gagné - que la cuisine juive prenait prétexte des interdits pour rester médiocre, alors qu'il n'y avait aucune raison pour qu'elle le demeurât : « On mange bien dans les grandes familles juives, pourquoi pas dans les restaurants juifs? » Il reprit le mot superbe de Tristan Bernard : « D'après leur fortune, on distingue quatre sortes de juifs : les youpins, les juifs, les israélites et les barons! » Il aimait évoquer ses coreligionnaires, parlant de Jésus-Christ comme d'un vieil ami, de Léon Blum ou de Georges Mandel... Il décortiquait, et rendait soudain claire comme eau de roche, l'affaire Dreyfus à laquelle je n'avais jamais rien compris. Mais il pouvait être tout aussi intarissable sur le facteur périgourdin qui l'avait caché pendant la guerre. Il admirait Colette, il était l'ami intime de Malraux (il était le parrain de sa fille Florence, et d'ailleurs aussi de Paloma Picasso...). Malraux et lui s'étaient souvent vus pendant la guerre et Berl avait atterri en Corrèze sur l'insistance du futur colonel Berger. Pourtant, je les ai connus brouillés à mort. Malraux prétendait qu'il avait médit d'une femme qu'il aimait et Berl rétorquait, ulcéré : « De ma vie, je n'ai dit de mal de qui que ce soit. » Mireille vint me trouver, et, câline, me prenant par le cou : « Il faut les réconcilier. » L'occasion se présenta pour moi de les installer côte à côte sur une banquette du Véfour : ils ne se quittèrent plus... Comme chacun le sait, il avait épousé Mireille, du « Petit Conservatoire de la Chanson », Mireille qui avait lancé « Cou- chés dans le foin », le célèbre refrain. « C'est le mariage de la souris blanche et du rat des champs » avait commenté Cocteau. Elle se refusait à l'appeler autrement que Théodore... Berl et la cuisine entretenaient des rapports ambigus. Il venait régulièrement déjeuner au Véfour, accompagné de jolies femmes. Mais il désespérait aussi régulièrement quand il voyait arriver sur l'assiette de son invitée les fonds d'artichauts ou les côtelettes grillées du régime! Il me faisait appeler : « Il faut faire agir la magie », disait-il. Il me questionnait beaucoup sur tout, sur ma famille, les secrets de mon art, les moyens de séduction, les recettes d'un plat. Et, un beau jour, il décida d'apprendre à cuisiner. Dès lors, à peine Mireille avait-elle tourné les talons, il décrochait son téléphone et me demandait de « monter » (il habitait le dernier étage, 36, rue Montpensier, au-dessus de Cocteau). Mireille m'avait pourtant recommandé de le « surveiller » (elle voulait dire veiller à ce qu'il mangeât bien). Dès lors, il mit dans l'écoute de mes leçons, et dans la pratique, tout le sérieux dont il était capable; or, c'était un perfectionniste : quinze jours durant il me fit monter et répéter la recette appliquée du « poulet au curry » (il partira plus tard pour quinze autres jours de cure de poulet du côté de Pérouges, pas loin de la Bresse!). En hommage à son assiduité, je lui dédierai « le poulet Emmanuel Berl »... Mireille était furieuse de ces séances, elle protestait de sa voix haut perchée : « deux tabliers de cuisine, une armada de casseroles et le désordre des célibataires, c'est trop chez moi ! » Elle a d'ailleurs rapporté l'anecdote dans son livre de souvenirs Avec le soleil pour témoin : « Dès mon retour, la porte d'entrée à peine entrouverte, j'étais saisie, prise à la gorge, par une buée répandue dans le couloir, laissant traîner derrière elle l'odeur indéfinissable d'un fumet, d'une compo- sition fraîchement cuisinée. Ni doute ni hésitation, on s'était servi de mes ustensiles! L'évier, encombré, le prouvait. Avec qui mon Maître avait-il « jeûné »? Était-ce Bernard Privat qui avait découpé le pauvre petit canard? Ou encore Robert Gallimard qui avait poêlé les côtelettes? Ou, encore, Bernard de Fallois qui avait préparé l'assiette froide? Pont-l'Évêque, Reblochon, petits pots de crème caramel, compote, miel, de quoi « affamer » au moins trois personnes, avaient disparu! Quand Théodore recevait à l'improviste le général Édouard Corniglion-Molinier, Jean Lacouture, Brice Parain, Françoise Cachin, Pierre Nora, il employait une tout autre méthode : « Allô, allô, Raymond (Oliver)? Pour quatre personnes. » Et, du self-service de la rue de Beaujolais (Grand Véfour), montaient des repas « prêts à manger ». Cette solution était commode, concrète, concluante, extra- vagante, onéreuse mais délicieuse. Étant absente je n'avais rien à objecter. Et puis, un soir, les choses se gâtèrent, se détériorèrent. Mon ménage vacilla quand je « les » surpris en flagrant délit : Mon essayiste-historien-philosophe personnel de mari, que j'avais laissé en tête à tête avec Gabriel Marcel discutant Hegel, Jung, Nietzsche et je ne sais quel Merleau-Ponty, faisait maintenant du corps à corps au-dessus d'une marmite en ébullition! Collés l'un à l'autre, j'entendis, dans un murmure, un chuchotement : - Prenez la cuisse avec précaution... La cuisse? Dans ma cuisine! Avec Raymond Oliver en personne? - Les femmes vous donnent des complexes avec leurs petits plats, dit Théodore, me fixant dans les yeux. J'ai décidé d'apprendre (sic). Et abordant sa première leçon : - Tu mangeras du poulet à la Waterzoï pendant quinze jours! - Le temps de l'apprentissage, du fignolage, susurra le « maître queux ». J'ai subi, avalé cette préparation belge, stoïque. Nos frères wallons sont de bons sujets. Ils m'ont toujours applaudie. Je ne savais pas que je mangeais mon pain blanc. J'eus droit à une semaine asiate, pénible, dramatique. Je ne connais- sais le péril jaune que par ouï-dire. Je l'ai frisé de près, n'y échappant que de justesse. Comme un typhon, il s'abattit, déferla chez nous! Je ne sais chez quelle geisha, impératrice ou ambassadrice, Théodore goûta aux champignons noirs, séchés, « faciles à préparer, simples à cuire », « trempés d'abord dans l'eau, ils gonflent, enflent, triplent leur volume, s'étalent en forme de nénuphar ». La seconde opération consiste à les plonger dans l'eau bouillante. Mais pas le même jour. Ni en même temps » Au Véfour, il faisait partie de la famille, et mes employés l'adoraient. Ils lui faisaient des niches en permanence, et lui se prêtait au jeu avec beaucoup de gentillesse. On lui subtilisait son manteau, on remplaçait ses fleurs par des bottes de radis, on vidait les boîtes de ces cigarillos « Panther » qu'il fumait nerveusement. Il souriait, il appréciait ces preuves d'affection... Un déjeuner avec lui était un cours, une mine d'enseigne- ments. Son atout, je crois, était une naïveté sincère... Agé, il connut lui aussi « des problèmes de dent ». Pour cette raison sans doute il apprécia alors le sashimi, poisson cru à la japonaise. Il arrivait qu'au Véfour on lui servît ainsi du Saint-Pierre ou de la barbue, en tranches fines dressées sur un plat tapissé de glace pilée, mais c'était d'ordinaire ma femme Mari qui le lui préparait et le lui faisait livrer chez lui.

1. Mireille, « Avec le soleil pour témoin », Éd. Robert Laffont.