<<

Revue Interventions économiques Papers in Political Economy

52 | 2015 L’État social à l’épreuve de la crise financière de 2008 Pourquoi l’austérité? Perspectives comparées

Thomas Collombat et Corinne Gobin (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/interventionseconomiques/2413 ISBN : 1710-7377 ISSN : 1710-7377

Éditeur Association d’Économie Politique

Référence électronique Thomas Collombat et Corinne Gobin (dir.), Revue Interventions économiques, 52 | 2015, « L’État social à l’épreuve de la crise financière de 2008 Pourquoi l’austérité? Perspectives comparées » [En ligne], mis en ligne le 01 février 2015, consulté le 15 janvier 2018. URL : http://journals.openedition.org/interventionseconomiques/2413

Ce document a été généré automatiquement le 15 janvier 2018.

Les contenus de la revue Interventions économiques sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International. 1

SOMMAIRE

L’austérité après 2008 : quel(s) sens d’un continent à l’autre ? Corinne Gobin et Thomas Collombat

Immigration, néoconservatisme et néolibéralisme après la crise de 2008 : le nouveau régime de citoyenneté canadien à la lumière des trajectoires européennes Frédérick Guillaume Dufour et Mathieu Forcier

La monnaie à l’épreuve de la crise financière mondiale et ses enjeux pour la citoyenneté sociale Virgile Perret

Le droit de grève et l’Union Européenne en période d'austérité: la proposition "Monti II" et ses cartons jaunes Marco Rocca

Réformes nationales du droit du travail en temps de crise : Bilan alarmant pour les droits fondamentaux et la démocratie en Europe Isabelle Schömann

Notes de recherche

Les plans d’austérité imposés à la Grèce : impact sur les droits sociaux et syndicaux et réactions syndicales Christina Karakioulafis

État québécois, crise et néolibéralisme Philippe Hurteau et Francis Fortier

Hors thème

L’action internationale des organisations syndicales québécoises Sid Ahmed Soussi

Financiarisation des entreprises et rémunération des dirigeants au Québec et au Canada Audrey Laurin-Lamothe et François L’Italien

In memoriam Bernard Maris

Reflecting on the Legacy of Economist Bernard Maris: A Call to Action Karim Errouaki

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 2

Comptes rendus

Paul Vermeylen (2014). Le temps de la métropole. Agile, créative, solidaire, durable. Parcours en Europe. Paris : L’Harmattan. 286 pages Diane-Gabrielle Tremblay

Christophe Everaere (2014). Les emplois atypiques. Quelles réponses au besoin de flexicurité ? Paris : Editions Liaisons sociales. 164 pages Diane-Gabrielle Tremblay

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 3

L’austérité après 2008 : quel(s) sens d’un continent à l’autre ?

Corinne Gobin et Thomas Collombat

1 Il est de ces mots qui se diffusent à un échelon mondial dans les médias et dans les discours politiques comme le feu sur des traînées de poudre. « Crise », « austérité », « rigueur »… Répétés à l’envie, le plus souvent sous une forme abstraite (introduits par un article déterminé sans aucun adjectif pour les qualifier), ils disent tout et rien à la fois (Durand, 2007).

2 Ils font partie de ce vocabulaire que l’on peut qualifier « d’expert » (Rist, 2002 ; Cussó, Gobin, 2008 ; Gobin, 2010), diffusé à l’échelle mondiale, largement relayé par les organisations internationales à vocation économique, et s’emparant de plus en plus des discours politiques. Lorsque ces termes deviennent dominants dans les discours politiques, il revient à la sociologie politique de comprendre quels en sont les ressorts. Et dès lors qu’ils circulent mondialement, il est important de comprendre s’ils recouvrent la même chose d’un bout à l’autre de la planète.

Crise et austérité

3 La crise ! La crise financière de 2008… encore une. Du côté de l’Europe occidentale1, il suffit d’être âgé de moins de 40 ans pour avoir l’impression qu’être en « crise » est devenu l’état normal de l’économie, et plus généralement des sociétés politiques. Effectivement depuis 1973 et la « crise pétrolière » fut abandonnée la perception des « Trente glorieuses » d’une expansion économique constante prometteuse d’une amélioration permanente des conditions de vie et de travail. Cette perception fut remplacée par son contraire : les sociétés humaines sont désormais soumises à un développement économique chaotique, car perpétuellement en changement où des « dieux colériques » dénommés « bourses et marchés » seraient avides de plus en plus de sacrifices, de la compression des droits sociaux et collectifs à la fermeture et à la délocalisation des entreprises. Ainsi alors que la période 1970-2000 a pourtant été autant productrice de richesse économique au sein de l’Europe occidentale que celle de 1945-1970 sur le plan de

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 4

la croissance globale du PIB, l’impression générale de sa population depuis 1975 est d’être dans une situation de pénurie de ressources qui nécessiterait des coupes de plus en plus drastiques dans les dépenses publiques, car tel est l’imaginaire diffusé tant par les classes politiques que par les médias.

4 C’est aussi au nom de ces crises que le « modèle québécois » d’État social mis en place progressivement depuis la Révolution tranquille des années 1960 a été régulièrement attaqué depuis les années 1980. L’accroissement de la dette publique, la compétitivité internationale, ou même la nécessité pour le Québec de démontrer qu’il serait un État « responsable » advenant son indépendance ont été autant d’arguments avancés pour viser le « déficit zéro ». Force est de constater que les « sacrifices nécessaires » sont toujours imposés aux mêmes secteurs de la société, en particulier les fonctionnaires dont les conditions de travail et de rémunération n’ont cessé de se dégrader. La crise de 2008, si elle n’a pas été aussi vive au Québec qu’ailleurs dans le monde industrialisé, est arrivée dans un contexte politique où, depuis 2003, le gouvernement du Parti libéral cherchait à remettre en cause plusieurs pans de l’État social. Le « Printemps érable » de 2012 ne saurait ainsi se résumer à un mouvement étudiant limité dans le temps et dans ses revendications, mais doit être analysé au contraire comme un mouvement large d’opposition à l’austérité (Pineault 2012, Collombat 2014). Le simple fait que le gouvernement libéral de Philippe Couillard, élu en 2014, hésite aujourd’hui à utiliser ce terme, lui préférant celui de « rigueur », indique une évolution de la discussion politique à cet égard.

5 Il nous a semblé important d’ouvrir le débat scientifique entre chercheurs québécois et européens autour de l’analyse des effets de la crise de 2008 sur la façon dont le pouvoir politique gère la res publica, et donc l’État social, de part et d’autre de l’océan atlantique : on dit cette crise mondiale, mais ses effets s’enracinent dans des histoires et des rythmes sociopolitiques et économiques qui restent distincts.

6 Le paradigme de l’austérité mobilisé par les gouvernements « pour faire face à la crise », s’il peut être perçu à première vue comme un élément relativement neuf au Québec et plus largement au Canada, est quant à lui sans cesse réactivé en Europe depuis 1979, année correspondant au début du règne de dont les préceptes néo- libéraux intégrèrent progressivement l’ensemble des programmes gouvernementaux européens, quels que soient les partis politiques au pouvoir.

7 Si cette nouvelle phase d’austérité est vue au Canada et au Québec comme une poursuite de l’approfondissement des politiques néo-libérales, elle représente par contre au sein de l’Union européenne une véritable rupture « qualitative » par une mise en suspension de nombreux droits démocratiques, après que ceux-ci eurent été maltraités depuis l’adoption du Traité de Maastricht en 1993. Ce dernier consacra la perte de la souveraineté nationale sur le contrôle de la monnaie au profit d’un système bancaire européen qui s’est émancipé de tout rapport de subordination au pouvoir politique (Gobin, 2014). Il ne s’agit plus seulement de réformer le domaine social au sein de l’Union européenne, mais de plus en plus de suspendre des politiques légales/des droits légaux afin d’introduire des pratiques d’exception au détriment de l’ensemble des salariés, au nom d’une « urgence » à « maîtriser » les politiques budgétaires.

8 Quel sens rechercher dans une telle démarche comparative ? Si le Québec s’est parfois explicitement inspiré de certains États européens (qu’on pense au néocorporatisme scandinave appliqué dans le domaine de la santé-sécurité du travail, par exemple) il a

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 5

également développé ses propres outils, ayant parfois mieux résisté que leurs équivalents européens aux attaques néolibérales (dans le domaine de la production et distribution d’énergie ou des congés parentaux, par exemple). Les politiques d’austérité touchant l’ensemble du monde industrialisé, l’approche comparée permet de distinguer ce qui relève de la tendance générale de ce qui touche aux particularités sociopolitiques et économiques de chaque État. En délimitant ainsi plus précisément les contours de l’austérité et de ses variations, l’on permet une analyse plus fine et approfondie de ses mécanismes, mais aussi des voies de résistance et d’alternative qui s’offrent aux peuples et aux organisations sociales.

9 Cette démarche permet ainsi d’interroger l’avenir en se demandant si la dynamique de la mondialisation économique sous la houlette de la philosophie d’un libre-échange à volonté universelle aboutirait après un certain temps d’application dans chaque cadre national à balayer systématiquement le modèle de l’État social ?

10 Dans cet esprit, ce dossier présente six contributions : quatre articles et deux notes de recherche. Nous en donnons une vision synthétique avant de revenir sur des réflexions qu’induisent les analyses présentées.

L’utilisation de l’austérité au Québec

11 Comment les gouvernements mobilisent-ils l’austérité depuis la crise de 2008 ? Et à quelles fins ? C’est à ces questions que la note de recherche de Philippe Hurteau et de Francis Fortier, deux chercheurs québécois, prétend répondre en présentant l’utilisation de la « nécessité de l’austérité » telle qu’appliquée au Québec pendant la période des gouvernements libéraux avant l’arrivée au pouvoir de Pauline Marois en septembre 2012. Les auteurs démontrent comment l’austérité a été utilisée comme un outil d’approfondissement du néo-libéralisme à travers l’étude de deux cas : le renforcement de la politique tarifaire dans les services publics et la mise en œuvre d’un vaste plan d’infrastructures et d’encouragement de l’industrie privée dans le Grand Nord québécois, en particulier dans le domaine des ressources naturelles, à travers le « plan Nord ».

12 Les deux politiques déployées correspondent beaucoup plus, pour ces auteurs, à l’extension sociale et spatiale des rapports capitalistes dans la société québécoise qu’à une nécessité de « relance économique », le développement économique québécois étant resté stable malgré la crise financière de 2008.

13 Avec le développement de la tarification, l’on éduquerait le citoyen à se centrer sur son utilisation individuelle des services publics selon le principe de l’utilisateur-payeur. Ne payer que si l’on consomme et payer beaucoup si l’on est un fort consommateur intègrent une dynamique marchande dans des domaines autrefois basés sur le financement solidaire collectif via l’impôt distributif. Le rôle de l’État continue ainsi de s’affaiblir dans la société politique : être un simple ajusteur de tarifs est peu de choses comparées à être l’Autorité publique qui exprime sa puissance à travers le déploiement de réseaux de services publics à vocation universelle et accessible gratuitement ou à très faible coût.

14 Pour expliquer le processus d’extension de l’industrie québécoise au Nord, les auteurs empruntent les concepts de « spatial fix » et d’ « accumulation par dépossession » de David Harvey. Face aux turbulences économiques internationales, le Québec agirait de façon préventive en accroissant sa position dans les marchés internationaux des minerais par dépossession des populations autochtones de leur contrôle sur leur territoire.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 6

Austérité et politique d’immigration au Canada et en Europe

15 Au-delà des services publics et des impacts sur les citoyens, l’austérité touche aussi les flux de travailleurs migrants, qui sont déjà en situation de grande fragilité. L’article de Frederick Guillaume Dufour et de Mathieu Forcier, deux chercheurs québécois également, nous offre un intéressant point de comparaison entre politique canadienne et politique de l’Union européenne dans le domaine de l’immigration.

16 La question est de savoir si la crise de 2008 a provoqué un tournant majeur dans la politique en matière d’immigration du Canada d’une part et de l’Union européenne d’autre part, avec l’utilisation de la « nécessaire austérité » comme argument majeur.

17 Les auteurs rappellent à raison que s’il y a des tendances claires, de type restrictif, portées par l’Union européenne dans le domaine de l’immigration depuis deux décennies, il reste néanmoins des variations nationales importantes liées à l’histoire sociopolitique de chaque pays, et dans certains cas à la situation économique, bien que ce dernier élément ne soit pas automatique.

18 Globalement cependant, la crise de 2008 a permis de durcir partout au sein de l’UE les politiques de restriction à l’immigration, car elle a conduit à une exacerbation des sentiments anti-immigration majoritaires au sein de la population dans de nombreux pays européens depuis trois décennies, alimentés par la force électorale des partis d’extrême droite et de plus en plus diffusé dans les autres organisations politiques. La perception de l’immigration comme nuisible à l’emploi des citoyens « nationaux », porteuse de menaces en terme de sécurité et de criminalité, poursuit sa progression sur toile de fond d’islamophobie. Il s’agit ici de toute l’immigration qui est mal ressentie, qu’elle soit liée à des raisons politiques ou économiques.

19 Les auteurs pointent quatre grands types de réponses politiques appliquées ces dernières années au sein de l’UE : rendre plus difficile l’immigration, adopter des mesures protectionnistes favorisant les travailleurs nationaux, accentuer la lutte aux immigrants en situation irrégulière et encourager la migration de retour ; ce qui les conduit à prendre acte de l’approfondissement des conceptions néo-libérales et néo-conservatrices en Europe depuis 2008, justifiées par un ensemble d’arguments (sécurité, faillite du multiculturalisme, restriction des dépenses de l’État, lutte contre la criminalité, etc.) dans lequel pèse « l’obligation de rigueur ».

20 Du côté du Canada, le propos des auteurs est de démontrer la thèse que l’avancée d’un programme néo-libéral et néoconservateur dans le domaine de l’immigration par le Parti conservateur du Canada (PCC) au pouvoir est principalement liée à la poursuite d’une orientation politique entamée dès 2006. La crise de 2008 n’aurait eu que peu d’impact dans ce choix, car d’une part, elle ne fut pas du même ordre en intensité qu’en Europe et d’autre part, le monde politique canadien doit compter avec une population dont des composantes importantes sont issues de vagues constantes et successives d’immigration et qui considère majoritairement que l’immigration reste une caractéristique positive dans la construction du pays.

21 Le PCC doit dès lors alterner entre une politique d’ouverture et une de fermeture dans ce domaine. L’ouverture humaniste traditionnelle du Canada comme terre d’accueil pour tous se voit peu à peu reconvertie en une politique qui réduit l’immigration à une force de

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 7

travail devant rester temporaire, précaire, peu qualifiée et bon marché –à côté d’une immigration très qualifiée minoritaire– avec un accès à la nationalité canadienne de plus en plus fermé et un pouvoir octroyé à l’employeur sur ces travailleurs fragiles de plus en plus démesurés.

22 Qu’en est-il de l’austérité, et son lien avec 2008, telle qu’analysée par quatre chercheurs européens ?

De la perte de souveraineté monétaire au changement du contenu de la citoyenneté

23 Virgile Perret, chercheur suisse, propose de centrer son analyse sur la transformation du rapport politique à la monnaie pour éclairer une dimension peu étudiée des effets de la crise financière de 2008 sur le contenu de la citoyenneté sociale. Son propos cherche à cerner une dynamique qui se déroule de façon globale, à l’échelon mondial, en se basant sur des travaux relevant de l’économie politique internationale (EPI).

24 Il commence par nous remémorer la chronologie précise des positionnements des élites dirigeantes de 2008 à 2010 sur la gestion de la crise afin de souligner que l’effondrement des secteurs financiers a d’abord conduit à une réaction de type keynésienne de socialisation des pertes financières et de soutien général à la demande de la part des États. La crise de la dette souveraine en Grèce fin 2009 va ensuite fournir une opportunité pour les élites dirigeantes de l’Union européenne d’aménager un retour en force des politiques d’austérité, transférant le poids des dettes encourues par les États durant les sauvetages bancaires sur les contribuables et plus particulièrement dans de nombreux cas sur les fonctionnaires.

25 Mentionnant diverses approches théoriques qui posent la monnaie comme lien politique entre le citoyen et l’État au fondement de la citoyenneté dans le modèle de l’État social, l’auteur interprète dès lors la financiarisation mondiale néo-libérale comme une dynamique qui réhabilite nombre d’acteurs privés internationaux comme détenteurs d’un pouvoir sur la monnaie, bouleversant ainsi en profondeur ce rapport politique monétaire antérieur entre État national et citoyens. L’austérité devient en quelque sorte le médium pour implanter des systèmes politiques néolibéraux où le citoyen doit réapprendre à assumer sa sécurité économique par un apprentissage du fonctionnement des marchés financiers, plaçant le modèle de « l’investisseur » au cœur d’une nouvelle citoyenneté. Ce nouvel idéal rend obsolète l’ensemble des anciens systèmes de droits sociaux basés sur la solidarité à travers le devoir public de l’assurance collective. Cette « modernité » néo- libérale ébranle ainsi en profondeur tous les éléments de la démocratie sociale.

Attaques au droit du travail et régression démocratique

26 Souvent, les droits des travailleurs et de leurs organisations sont en première ligne quand vient le temps des politiques « austéritaires ». Isabelle Schömann, chercheuse allemande travaillant à l’Institut syndical européen de Bruxelles, a entrepris un vaste travail d’analyse comparée des principales réformes législatives touchant le droit du travail de 21 pays de l’Union européenne sur deux ans, entre début 2010 et début 2012. Ces mesures furent prises comme éléments centraux pour résoudre la crise financière de 2008 ; elles

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 8

s’inscrivent dans la dynamique de la « nouvelle gouvernance économique » (Degryse, 2012) de l’Union européenne élaborée par la Commission européenne dès 2010 et peu à peu mise en œuvre, à travers une double voie : d’une part, une voie législative interne à l’UE ; d’autre part, l’adoption de traités et de Pactes intergouvernementaux par une partie des pays de l’UE. La « nouvelle gouvernance économique » octroie des pouvoirs spéciaux à la Commission européenne, lui permettant d’imposer de profondes réformes socio- économiques aux États membres par le biais de sanctions monétaires si les réformes proposées ne sont pas réalisées ou si le rythme des réformes est jugé insuffisant.

27 Dans un temps, Isabelle Schömann nous livre une synthèse des mesures les plus menaçantes pour l’existence du droit du travail qui furent mises en œuvre par l’examen de quatre des domaines d’intervention de la réforme : le temps de travail ; les types de contrats de travail imposés ; les modalités révisées de licenciement ; les modifications affectant les systèmes de relations socioprofessionnelles, et particulièrement les dynamiques de négociation collective. Pour chacun de ces domaines, les réformes entrainent de graves régressions des droits sociaux anciennement acquis, allant d’une détérioration des conditions de travail et de rémunération à une flexibilisation accrue du marché du travail et à un affaiblissement des statuts d’emploi. Paradoxalement, ces réformes entrent en pleine contradiction avec certaines normes législatives de l’UE elle- même touchant tant à l’encadrement des licenciements qu’aux principes de la négociation collective.

28 L’auteure souligne que le cumul des réformes ne peut aboutir qu’à une série de phénomènes régressifs se renforçant les uns les autres : augmentation du chômage et de la précarité, affaiblissement des organisations syndicales, répercussions négatives sur la santé et la sécurité au travail…

29 Dans une deuxième partie, elle examine les dynamiques déstabilisatrices des procédures démocratiques contenues dans les méthodes employées par l’Union européenne pour imposer ces larges plans nationaux de réforme. De façon générale, à cause de la mobilisation d’un argumentaire de la nécessité et de l’urgence, les réformes sont adoptées dans des dynamiques d’exception qui marginalisent considérablement les pouvoirs parlementaires et le recours à la consultation démocratique des interlocuteurs sociaux.

30 En outre, le contenu des mesures se heurte à une partie des valeurs politiques, les valeurs de démocratie sociale, qui sont insérées dans le traité de l’Union européenne ; il se heurte également à plusieurs normes législatives de l’espace juridique de l’Union européenne. L’Union européenne a donc décidé de déroger à son propre cadre juridique ou de pousser à des réformes législatives dans des domaines qui ne relèvent pas de sa compétence. L’auteure fait ensuite part des recours introduits par des organisations syndicales auprès de l’OIT ou du Conseil de l’Europe. Il s’agit d’une tentative très intéressante de mobilisation d’une légitimité extérieure à l’UE dans le domaine social alors que l’UE a construit son cadre juridique interne en posant comme principe premier celui de la primauté du droit européen sur toute autre règle, même sur la règle constitutionnelle des États. L’auteure examine enfin le contenu d’un recours d’une importance capitale introduit devant la Cour de Justice de l’Union européenne où la Cour refuse de se déclarer compétente pour juger de la violation du droit européen par un des nouveaux traités intergouvernementaux issus de la nouvelle gouvernance économique.

31 Cela veut dire que les autorités de l’UE et les chefs d’États et de gouvernements de l’UE ont construit de nouveaux dispositifs décisionnels obligatoires hybrides qui transcendent

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 9

les ordres juridictionnels existants, créant une instabilité juridique qui aboutit à déclasser toute instance possible de recours judiciaire, qu’elle soit nationale ou de l’UE. Peut-on alors encore parler d’État de droit ?

L’UE contre le droit de grève

32 Clé de voute du droit du travail, le droit de grève n’a pas échappé à la machine austéritaire. Marco Rocca, chercheur belge, analyse le contexte et le contenu d’une proposition de règlement introduite par la Commission européenne au printemps 2012 qui fit l’effet d’un électrochoc dans les milieux européens de défense et de protection du droit du travail. Cette proposition législative doit être replacée dans le contexte de 2008 où la Cour de Justice de l’UE (CJUE) prit une série d’arrêts par lesquels elle donnait un droit à tout juge d’évaluer le bien-fondé de toute action syndicale, de la négociation collective à la grève, lorsqu’elle entravait la liberté patronale transnationale d’établissement dans n’importe quel pays de l’UE (même si celle-ci reposait sur la volonté d’un dumping social ou salarial), en fonction du principe de proportionnalité de l’action, définissant la grève comme un outil à utiliser en tout dernier ressort dans la chaine de l’action collective.

33 Cette ingérence judiciaire qui relativisait la notion même de droit fondamental avait scandalisé le mouvement syndical européen, divers acteurs protecteurs du droit du travail demandant dès lors à la Commission de rééquilibrer politiquement la situation, afin de réajuster les rapports entre droits sociaux fondamentaux et libertés économiques. La Commission répondit à cette situation par la proposition du règlement « Monty 2 » où elle avalisa le positionnement de la Cour de Justice, malgré le fait que des arrêts récents de la Cour européenne des droits de l’homme aient au contraire fait primer les droits syndicaux sur les libertés commerciales et que la Commission de l’OIT sur la liberté syndicale ait mis en avant les graves dangers des arrêts rendus par la CJUE.

34 De nombreux juristes de droit social furent dès lors mobilisés par le mouvement syndical pour trouver une riposte afin de contrecarrer un texte, qui s’il était adopté, affaiblirait de façon extraordinaire toute action syndicale au sein de l’Union européenne. Et riposte fut trouvée : un article du traité de l’UE mettait explicitement en dehors des compétences législatives du pouvoir européen le droit de grève. Proposer dès lors une législation sur cette matière revenait à déposséder les parlements nationaux d’une partie de leur pouvoir national. Or, le nouveau traité de Lisbonne organisant l’UE à partir du 1er décembre 2009 introduisait une clause de subsidiarité permettant aux parlements nationaux de stopper toute initiative législative européenne qui serait jugée excessive face au droit du pouvoir de législation nationale.

35 19 chambres parlementaires de 12 pays utilisèrent cette faculté de blocage, ce qui déboucha sur le retrait par la Commission européenne de sa proposition en septembre 2012. Marco Rocca analyse les motivations mises en avant par chacune des chambres parlementaires : alors que seul un manquement au respect de la subsidiarité peut fonder l’arrêt d’une initiative législative de la Commission, il est surprenant de voir que les argumentaires développent davantage la question de la compétence de l’UE ou du fond du règlement en mettant en avant notamment que les restrictions voulues par l’UE dans les droits syndicaux étaient en violation avec des instruments internationaux.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 10

36 S’il est rassurant que ce bras de fer ait débouché sur l’abandon d’une proposition de loi qui aurait affaibli, voire neutralisé, toute possibilité d’action syndicale dès lors qu’elle avait à s’organiser suite à un élément de conflit transnational au sein de l’UE, cet épisode permet néanmoins de dévoiler le positionnement de la Commission européenne face au droit d’action syndicale transnationale et de mieux comprendre les fortes attaques contre la négociation collective. Il n’empêche cependant que le « droit courant » reste marqué par une jurisprudence de la CJUE qui fait des libertés économiques une sorte de « droit naturel » intouchable.

Voyage au cœur de l’austérité

37 S’il est un pays qui fut aux premières loges de l’articulation crise-austérité, il s’agit bien de la Grèce. Dans sa note de recherche, Christina Karakioulafis, chercheuse grecque, nous fournit une plongée dans les réformes sociales entreprises en Grèce sous l’imposition des mémorandums de la Troïka. Cet examen a pour objectif de réfléchir sur ce que ce grand choc de violence sociale subi par la population grecque a pu avoir comme effet sur les organisations syndicales grecques.

38 Résumant brièvement les antécédents du syndicalisme grec, elle nous décrit un système où les partis politiques sont les acteurs majeurs, imbriquant les organisations syndicales dans des réseaux de dépendances clientélistes. Ce lien politique particulier, ajouté à une tradition d’interventionnisme étatique marqué, a permis en quelque sorte une déconnexion des syndicats de leur base, étant donné qu’ils devaient plus à l’État d’être financés qu’à leurs affiliés. Par ailleurs, une « démocratisation » des relations professionnelles à travers des réformes législatives dès 1982 avait permis d’installer les interlocuteurs sociaux comme acteurs institutionnels reconnus dans le paysage grec, à travers des procédures de négociation collective autonomes, malgré une situation générale de crise de confiance des salariés dans des structures perçues comme dépendantes et sclérosées, concentrées surtout dans le secteur public et délaissant fortement le précariat du secteur privé, le taux de syndicalisation ne représentant plus qu’un quart des salariés dans les années 1990.

39 C’est dire que l’onde de choc qui a bouleversé le quotidien des salariés grecs par la réforme violente et profonde des conditions de rémunération et de travail imposé dès mai 2010 a également touché en profondeur le mouvement syndical grec. En effet, les programmes d’austérité n’ont pas fait que réduire considérablement les rémunérations des fonctionnaires et des salariés, tout en augmentant le temps de travail pour certains, en licenciant beaucoup d’autres, et en créant de nouveaux impôts. L’austérité a également gravement affecté les dynamiques légales de la négociation collective notamment en imposant une décentralisation nuisible au rapport de force des travailleurs, en affaiblissant la position des syndicats en entreprises et en favorisant les intérêts patronaux dans le cadre des arbitrages.

40 Ce sont des organisations syndicales marginalisées et en perte totale d’autonomie qui ont ainsi dû faire face à l’un des plus grands séismes sociaux que leur pays ait jamais connus (près de 60 % des actifs entre 15 et 24 ans sont au chômage) (Burgi, 2014)2. Les très fortes et récurrentes mobilisations populaires (grèves, occupations de site et manifestations) n’ont pas encore permis de placer les syndicats grecs comme acteurs de premier plan pour de multiples raisons : tensions entre travailleurs du secteur public et du secteur

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 11

privé, volonté des jeunes indignés grecs de n’être pas liés aux organisations traditionnelles… Les syndicats sont en outre confrontés à des situations institutionnelles inédites : ils sont amenés à s’opposer à leurs alliés partisans dès lors que ceux-ci avalisent les mesures d’austérité et à s’allier avec des fractions du patronat (représentant les PME) qui condamnent ces mesures débouchant sur une récession économique sans précédent où se succèdent les faillites.

41 Dans ce contexte, les recours intentés par les syndicats grecs auprès de l’OIT et de la Cour constitutionnelle semblent somme toute symboliques devant le nouveau droit à l’intervention austéritaire que s’est octroyé la Troïka et que relaie le gouvernement grec. Ce profond chamboulement permettra-t-il aux organisations syndicales grecques de se rapprocher pour la première fois de leurs bases sociales ?

Du néo-libéralisme à l’effacement de l’État de droit ?

42 À l’issue de ce dossier, il apparaît clairement que derrière un vocabulaire commun et l’idée d’une crise « mondiale », le phénomène de l’austérité n’a pas la même ampleur ni le même usage politique de part et d’autre de l’océan atlantique.

43 Au Québec comme au Canada, la crise de 2008 est arrivée dans un contexte où, depuis déjà plusieurs années, des programmes de remise en cause systématique de l’État social avaient été engagés tant au niveau fédéral (avec l’arrivée du Parti conservateur au pouvoir en 2006) que provincial (après la victoire du Parti libéral en 2003). En outre, la structure de l’économie et du système financier du Canada et du Québec ont permis à ceux-ci (mais surtout au Québec) de sortir relativement épargnés de la crise de 2008. Le discours de la « nécessaire » austérité est donc arrivé à point nommé pour des gouvernements ayant de toute façon la volonté d’élargir le recours au privé et de réduire la taille de l’État. Qu’il s’agisse de la tarification des services publics ou de la réorientation de la politique d’immigration en faveur du capital, la crise est utilisée comme prétexte pour légitimer une orientation politique préexistante.

44 Du côté de l’Union européenne, l’austérité est devenue aujourd’hui le symbole de la dépossession des États membres de l’UE du contrôle sur leur ordre public économique, dès lors qu’ils ont perdu nationalement leur pouvoir budgétaire et monétaire. Nationalement, mais non supranationalement, étant donné que parmi les organes décisionnels de l’UE, le Conseil européen composé des chefs d’État et/ou de gouvernement et le Conseil des ministres composé des ministres nationaux regroupés par grands thèmes de compétence, se partagent d’importants pans du pouvoir exécutif et législatif. Ce sont les organes du pouvoir politique internes (nationaux) qui sont affaiblis et devenus hétéronomes – pouvoir exécutif, législatif et judiciaire– au profit d’un pouvoir supranational technocratique, l’UE, qui se construit éloigné des peuples et de leurs besoins, mais rapproché des institutions financières mondiales.

45 L’austérité au sein de l’UE renvoie aussi à la banalisation de pratiques d’exception : suspension autoritaire de grands principes et de lois antérieures, profusion de traités intergouvernementaux et de lois européennes qui mélangent à ce point les ordres politiques nationaux et internationaux (UE et FMI) que l’on ne sait plus très bien qui est aux commandes de quoi ni comment en contester les décisions. Ce n’est pas uniquement l’État social qui semble aujourd’hui menacé par l’austérité au sein de l’UE, mais bien aussi l’État de droit.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 12

46 Les deux modèles de pouvoir politique (en Europe et au Canada/Québec) se réclament l’un comme l’autre du néo-libéralisme ; et dans l’un comme dans l’autre, les transformations politiques se font au nom de la nécessité de l’approfondissement du caractère néo-libéral de la société. Des tendances lourdes similaires peuvent y être observées qui affectent notamment de part et d’autre la notion de « citoyenneté », en l’appauvrissant. Le néo- libéralisme conduit-il nécessairement, à terme, à l’effacement de l’État démocratique, et donc de l’État de droit ?

47 Ce dossier n’épuise certainement pas le débat : il ne fait que l’ouvrir. Mais une question, essentielle à poser, l’a été. Pourquoi les pouvoirs politiques de nations parmi les plus riches et les plus puissantes du monde peuvent-ils en arriver à « désocialiser », « débudgétiser », « définancer » les institutions publiques qui garantissent l’exercice des droits sociaux fondamentaux, plongeant dans la misère et le besoin une partie de plus en plus importante des populations vivant dans ces espaces politiques nationaux ? Souhaitons que les articles de ce numéro d’Interventions économiques génèrent d’autres études et questionnements qui contribueront à l’approfondissement d’un débat scientifique, social et politique plus que jamais nécessaire.

Remerciements

Ce numéro d’Interventions économiques fait suite à un panel organisé par les directeurs du numéro lors du 5e Congrès des associations francophones de science politique, tenu à l’Université du Luxembourg en 2013. Nous en profitons pour remercier Noëlle Burgi et Jean-Louis Siroux qui animèrent cet atelier. Les auteurs reconnaissent le soutien financier de l’Association internationale des études québécoises ayant permis la participation de chercheurs québécois à cet événement et ayant donné lieu à l’une des contributions de ce numéro. Ils remercient également le Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES-UQO) et le Groupe de recherche sur les acteurs internationaux et leurs discours (GRAID, Institut de sociologie, Faculté des sciences sociales et politiques, Université libre de Bruxelles) pour leur soutien financier à la production de ce numéro.

BIBLIOGRAPHIE

Burgi, Noëlle (2014). La Grande régression. La Grèce et l’avenir de l’Europe, Lormont, édition Le bord de l’eau, 260 pages.

Collombat, Thomas (2014). Labor and Austerity in Québec : Lessons from the Maple Spring, Labor Studies Journal, vol. 39, n°2, pp. 140-159.

Cussó, Roser et Gobin Corinne (2008). Du discours politique au discours expert : le changement politique mis hors débat ?, Introduction générale au dossier « Du discours politique au discours expert », revue MOTS. Les langages du Politique, n° 88, pp. 5-11.

Defraigne, Jean-Christophe et al. (sous la direction de) (2013). Les modèles sociaux en Europe. Quel avenir face à la crise ?, Bruxelles, éditions Bruylant, 256 pages.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 13

Degryse, Christophe (2012). La nouvelle gouvernance économique européenne, Courrier hebdomadaire du Crisp, n° 2148-2149, 82 pages.

Dufresne, Anne et Pernot, Jean-Marie (sous la direction de) (2013). Les syndicats face à la nouvelle gouvernance européenne, numéro spécial de la Chronique internationale de l’IRES, n° 143-144, 164 pages.

Durand, Pascal (sous la direction de) (2007). Les nouveaux mots du pouvoir. Abécédaire critique, Bruxelles, édition Aden.

Friot, Bernard (2012). L’enjeu du salaire, Paris, édition La Dispute, 202 pages.

Gobin, Corinne (2010). Des principales caractéristiques du discours contemporain, Semen, Revue sémio-linguistique des textes et discours, n° 30, pp. 169-186.

Gobin, Corinne (2013). From ‘Wage-friendly’ to ‘Employment-friendly’ Growth’. Looking Back on 44 years on European Union History (1968-2012), dans Bernadette Clasquin et Bernard Friot (sous la direction de), The Wage Under Attack. Employment Policies in Europe, Bruxelles, édition PIE Peter Lang, pp. 245-272.

Gobin, Corinne et Dufresne, Anne (2014). Union européenne : droit commercial contre droit social, dans Anne Dufresne et Nicole Maggi-Germain (sous la direction de), Les relations professionnelles en Europe et en Amérique latine, Rennes, Presses de l’Université de Rennes, pp. 55-70.

Hermet, Guy (2007). L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime, Paris, éditions Armand Colin, 229 pages.

Hirschman, Albert (1991). Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, éditions Fayard, 295 pages.

Pineault, Éric (2012). Québec Red Spring : An essay on Ideology and Social Conflict at the End of Neoliberalism, Studies in Political Economy, n° 90, pp. 29-55.

Rist, Gilbert (sous la direction de) (2002). Les mots du pouvoir. Sens et non-sens de la rhétorique internationale, Nouveaux Cahiers de l’IUED, n° 13, 208 pages.

Schömann, Isabelle et Stephan Clauwaert (2012). The crisis and national labour law reforms: a mapping exercise, Bruxelles, editions ETUI, 19 pages.

NOTES

1. À l’exception de l’Espagne, la Grèce et du Portugal pour lesquels les périodes de dictature ont créé une différentiation marquée dans l’histoire de ces pays après 1945 en comparaison avec le reste du bloc occidental européen. 2. Un tableau général des grandes régressions sociales en Grèce peut être découvert dans l’ouvrage de Noëlle Burgi (2014).

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 14

AUTEURS

CORINNE GOBIN Maître de recherche du FNRS à l’Université libre de Bruxelles, [email protected]

THOMAS COLLOMBAT Professeur au Département des sciences sociales, Université du Québec en Outaouais, [email protected]

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 15

Immigration, néoconservatisme et néolibéralisme après la crise de 2008 : le nouveau régime de citoyenneté canadien à la lumière des trajectoires européennes

Frédérick Guillaume Dufour et Mathieu Forcier

1 La crise financière de 2007-2008 et la crise économique subséquente ont eu un impact plus important en Europe qu’au Canada. Sous l’effet de la crise et de la pression populaire, plusieurs États de l’UE ont restreint l’entrée d’immigrants et certains ont encouragé la migration de retour (Koehler et al., 2010). Depuis, hormis les États les plus affectés par le ralentissement économique, la baisse des migrations s’est globalement arrêtée (OCDE, 2013). Dès le début des années 2000, plusieurs États européens ont ajouté à leurs politiques migratoires des restrictions à la réunification familiale pour des raisons d’ « intégration culturelle » et ont imposé des contrats d’intégration et des tests prémigratoires (Ruffer, 2011). En Europe, ces mesures restrictives s’inscrivent dans un contexte d’austérité budgétaire où l’extrême droite connait des gains électoraux significatifs.

2 Au Canada, ni les niveaux d’admission ni les budgets dédiés à l’intégration n’ont été réduits, ce qui mène certains à évoquer un « exceptionnalisme canadien » (Bloemraad, 2012). Or, depuis 2008, le gouvernement conservateur a entrepris des changements majeurs à la politique d’immigration. Bien qu’il ait réaffirmé l’importance de l’immigration et qu’il ait réitéré son appui au multiculturalisme, ce gouvernement a accru la part de l’immigration économique au détriment du regroupement familial et de l’immigration humanitaire, a durci les critères de sélection et rendu plus difficile l’accès à la citoyenneté, et a restreint les possibilités de refuge au Canada. Cela, alors que la migration de travailleurs temporaires peu qualifiés est en pleine croissance (Ramos, 2012). Il ne faut pas exagérer les différences entre le Canada et l’Europe par rapport à l’imposition de tests de citoyenneté, car cela a pour effet d’opposer erronément

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 16

multiculturalisme et intégration et d’adopter une vision de l’UE qui ne rend pas compte de la diversité des politiques d’intégration, certaines s’approchant du modèle canadien, d’autres s’orientant vers des modèles non libéraux (Banting, 2014).

3 Une importante littérature scientifique a cherché à conceptualiser cette convergence de mesures et pratiques néolibérales, anti-immigrations, xénophobes et populistes que la Crise aurait favorisées selon les uns ou accélérées selon les autres. Déjà Brubaker (2001) décrivait un « tournant assimilationniste » en Europe où les politiques d’intégration participent à un libéralisme schmittien construisant les immigrants comme une menace antilibérale à la civilisation occidentale (Triadafilopoulos, 2011). Plusieurs ont cherché à corréler la diffusion d’une forme de racisme différentialiste (Balibar 1997) avec l’ère néolibérale (Lentin et Titley 2011) ou à situer ces mesures dans le contexte d’un passage du néolibéralisme à l’austérité (Abu-Laban 2013). Dans le contexte canadien, Ryan (2000) désigna par l’appellation multicultiphobie la forme de populisme hostile au multiculturalisme.

4 Dans cet article, nous analysons les récents changements apportés au régime de citoyenneté canadien en les comparant aux influences néolibérales et néoconservatrices en Europe. Nous nous demandons dans quelle mesure la Crise de 2008 a été à l’origine de ce nouveau régime au Canada. Par régime de citoyenneté, nous désignons l’ensemble des lois, pratiques et normes définissant les clôtures sociales relatives à l’accès et l’exercice de la citoyenneté1. Nous emploierons néolibéralisme pour référer à « l’internationalisation du pouvoir des classes dominantes des États capitalistes avancés, [à] la consolidation du pouvoir structurel du capital, [à] la libéralisation des marchés et [à] la mise en place de conditions favorables aux investissements privés »; et nous qualifions de néoconservatisme « un mouvement conservateur en faveur d’un État sécuritaire fort où le pouvoir exécutif s’appuie, sur le plan intérieur, sur un nationalisme anti-libéral pour dénoncer les «paralysies» occasionnées par le pouvoir législatif et «la rectitude politique imposée» par les chartes des droits des États libéraux à la suite de la Seconde Guerre mondiale ». Dans sa variante extrême, l’exercice de la souveraineté conservatrice : se déploie à travers les mesures sécuritaires venant façonner une nouvelle alchimie postcoloniale des relations amis-ennemis. Les pratiques disciplinaires exercées à travers elles structurent un état de tension sociale permanent. Il a pour toile de fond l’expansion des mesures d’austérité compétitives, mais cette expansion est expérimentée au sein de modes de vie qui militent en faveur d’une néoracialisation des solidarités sociales et qui se traduit notamment par un militantisme contre les politiques d’affirmation positive, la diversité culturelle, la tolérance religieuse et contre les politiques de reconnaissance à l’endroit des catégories sociales non- hégémoniques et subalternes (Dufour et Robitaille, 2011, p. 66-67).

5 Nous défendrons que sans renier explicitement son orientation pluraliste, le Parti Conservateur du Canada (PCC), davantage que la Crise de 2008, a élaboré depuis 2006 les pans d’un régime de citoyenneté ayant d’importantes composantes néolibérales et néoconservatrices qui arrime l’immigration aux besoins à court terme du marché de l’emploi. En dépit de plusieurs similarités avec les trajectoires européennes, le PCC compose, entre autres, avec des facteurs structurels liés au système électoral et à la démographie canadienne, de même qu’avec une opinion publique qui, contrairement à l’Europe, est optimiste quant à l’apport économique de l’immigration (Environics, 2012, Transatlantic Trends, 2010).

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 17

Survol des trajectoires européennes

6 La crise financière de 2007-2008 a touché l’Europe davantage que le Canada. En 2013, les effets économiques de la crise de 2008 se font encore sentir dans la zone euro. Hormis en Allemagne, les taux de chômage sont plus élevés qu’en 2007 partout en Europe et sont particulièrement sévères au Sud (OCDE, 2013 : 76). Les populations immigrantes ont vu leurs conditions socioéconomiques se détériorer de façon plus importante (Picot et Sweetman, 2012 : 36, OCDE, 2013, Collett, 2011). La situation la plus critique est observable en Espagne où, en 2010, le taux de chômage de la population immigrante avoisine les 30%, plus de 10 points supérieurs à celui des natifs (OCDE, 2011 : 85). Des différences notables sont perceptibles entre les États en ce qui concerne la gestion politique de la relation entre la récession, l’austérité budgétaire et l’immigration. Entre 2010 et 2011, les politiques migratoires européennes sont devenues globalement plus sélectives à l’endroit de l’immigration économique et plus restrictive à l’égard des migrations familiales et humanitaires, notamment au Royaume-Uni et aux Pays-Bas (OCDE, 2012 : 103-104; Tilly, 2011; Koehler et al., 2010: 26). Ces réponses politiques à la crise sont de quatre types : 1) rendre plus difficile l’immigration, 2) adopter des mesures protectionnistes favorisant les travailleurs natifs, 3) accentuer la lutte aux immigrants en situation irrégulière et 4) encourager la migration de retour (Kuptsch, 2012). Les mesures adoptées varient notamment en fonction de l’afflux relativement récent d’immigrants, de l’ampleur de la crise, de l’historique des politiques d’intégration et de leur encastrement avec des politiques sociales concernant les natifs, etc. (Collett, 2011).

7 En 2009, la majorité de la population des cinq plus grands États de l’UE – Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie et Espagne – souhaitait que les immigrants sans emploi quittent leur pays (Barber, 2009). Deux États, soit l’Espagne et la République Tchèque, ont mis en place des programmes encourageant la migration de retour pour les immigrants sans emploi (OCDE, 2009 : 30). La plupart des autres États n’ont pas introduit de nouvelles lois, mais ont adapté des règles préexistantes ou en ont durci l’application. Cela s’explique par plusieurs limitations, notamment des ententes commerciales, des accords bilatéraux, le droit national et international, ainsi que le temps nécessaire à l’adoption et à l’application de nouvelles législations. La nouvelle législation italienne criminalisant les immigrants en situation irrégulière date d’un projet précrise du gouvernement Berlusconi. Plusieurs États avaient déjà réorienté leurs politiques migratoires de façon à privilégier les immigrants qualifiés au détriment du regroupement familial (Koehler et al, 2010).

8 Plusieurs États ont adopté des mesures limitant l’entrée de migrants peu qualifiés, en abaissant les quotas et modifiant les règles d’obtention d’un visa, en apportant des changements restrictifs à la liste de professions en demande et en haussant le salaire minimum requis ainsi que le niveau de qualification minimal (Koehler et al., 2010 : 28). Le Royaume-Uni a entrepris de réduire le nombre d’entrées d’immigrants non européens en durcissant son système de points (Castles et Vezzoli, 2009 : 70, Schmidtke, 2013). La France a accentué la répression de l’immigration irrégulière, démantelant des camps de migrants et augmentant le taux de déportations, notamment de Roms (Papademetriou et al, 2010 : 15). Des réductions budgétaires ont aussi été apportées aux politiques d’intégration. Certains pays moins affectés par la récession, comme l’Allemagne, la Suisse et les pays nordiques, ont maintenu leurs efforts alors que d’autres comme la Grèce,

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 18

l’Espagne et le Portugal ont opéré des coupures significatives (OCDE, 2013 : 101). Ces mesures d’austérité ne sont pas nécessairement corrélées à l’importance de la contraction du PIB. Le Portugal a maintenu son engagement envers l’intégration des immigrants alors que des États moins affectés comme les Pays-Bas et le Royaume-Uni ont déployé des mesures d’austérité plus importantes. Dans le cas de ces deux États, on assiste à un retrait de l’État en matière d’intégration (Collett, 2011). L’ampleur de la récession et les facteurs économiques, certes importants, n’expliquent que partiellement le durcissement des politiques d’immigration et d’intégration d’une part et la montée des sentiments anti- immigration d’autre part. Si la crise économique a suscité des replis partout, les débats ont été plus importants en Allemagne qu’en Espagne, alors que les effets de la crise furent plus significatifs du côté espagnol (Godenau et al., 2012).

9 Les trajectoires européennes et la trajectoire canadienne se distinguent par leurs contextes économiques, mais aussi par leurs contextes politiques. La montée des partis d’extrême droite aux élections européennes de 2014 est avérée. Si cette montée précède la crise, notamment dans la construction des minorités immigrantes et a fortiori des musulmans sous l’angle de la menace (Yilmaz, 2012), l’extrême droite a capitalisé sur la crise pour promouvoir un agenda identitaire et eurosceptique. Aujourd’hui, les critiques de l’immigration et du multiculturalisme, réel ou imaginé, ne se limitent plus à l’extrême droite ouvertement xénophobe, elles sont aussi adoptées par la droite conservatrice et par certaines formations sociales-démocrates (Lesińska, 2014 ; Ozkirimli 2012). Ces mesures restrictives adoptées depuis 2008 surviennent dans le contexte où la rhétorique de l’ « échec du multiculturalisme » a le vent en poupe. Cette rhétorique a encouragé les sentiments anti-immigrations, mobilisant et articulant l’anxiété économique et identitaire, et ce, en dépit du fait que l’impact fiscal (positif ou négatif) de l’immigration n’excède généralement pas 0,5% du PIB et que l’effet de l’immigration sur l’emploi des natifs soit modeste (Kerr et Kerr, 2011, OCDE, 2013, Card, 2005, 2012).

10 Le contexte européen, déjà relativement hostile à l’immigration avant la crise, peut expliquer les mesures restrictives adoptées. Plus de la moitié des Européens souhaitent une réduction de l’immigration dans leurs pays (55%) et estiment que les immigrants représentent un fardeau économique en prenant les emplois des natifs et en abusant du système social (52%) (Pew Research Center, 2014). La perception selon laquelle les immigrants nuisent à l’emploi des natifs varie cependant beaucoup. Elle est par exemple partagée par 62% des Britanniques, 41% des Français et 23% des Suédois (Duffy et Frere- Smith, 2014). Selon certains, cette évolution des sentiments anti-immigrants serait liée à l’importance de la contraction du PIB sous le coup de la crise (Polavieja, 2013). Les sentiments anti-immigrants seraient donc influencés par le contexte macroéconomique (Ruist, 2014). Ces sentiments ne sont cependant pas conditionnés seulement par la perception de l’impact des immigrants sur l’économie. Des études montrent que des facteurs extra économiques comme la culture nationale, le statut social des natifs et la désirabilité de côtoyer des minorités seraient plus importants (Card et al. 2005, Schneider, 2008, Manevska et Achterberg, 2013). D’ailleurs, la perception de menaces économique et culturelle est un facteur clé du succès de l’extrême droite (Lucassen et Lubbers, 2011). Depuis 2008, on observe aussi dans certains États peu touchés par la crise, notamment en France et au Royaume-Uni, une croissance de la part de la population estimant que l’immigration représente davantage un problème qu’une opportunité – respectivement 46% et 68% en 2011 (Transatlantic Trends, 2011).

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 19

Le Canada et les immigrants : de futurs citoyens à ressources humaines

11 La politique d’immigration au Canada est une politique d’immigration de masse. Depuis une vingtaine d’années, le nombre de résidents permanents admis annuellement est d’environ 250 000. Le ratio d’immigrants per capita de 0,7% est parmi les plus élevés au monde. En dépit de la crise économique, de la récession de 2008-2009 et de budgets d’austérité, le nombre d’admissions annuelles n’a pas été réduit (Posadzki, 2011; Reitz, 2012b, p. 17). En 2010, le Canada a accueilli un nombre record de 280 000 nouveaux immigrants avant un retour à 250 000 l’année suivante (OCDE, 2013. p. 258). Cela ne signifie pas que la politique d’immigration soit demeurée inchangée. En fait, les changements apportés sont sans précédent depuis l’introduction du système de points en 1967.

12 Penchons-nous sur les changements allant dans les sens d’un arrimage entre l’immigration et le marché du travail. D’entrée de jeu, il faut rappeler que le système de points, élément distinctif du modèle canadien, introduit cinq ans après l’abolition du système de discrimination raciale, s’inscrit dans une volonté de réduire l’importance du regroupement familial entrainant l’entrée d’un nombre jugé trop élevé d’individus peu qualifiés et d’une orientation de la sélection vers l’immigration économique et qualifiée (Kelley et Trebilcock, 2010, p. 354). Les immigrants se voient alors attribuer un pointage en fonction notamment de leurs qualifications, de leurs compétences linguistiques et de la détention d’une offre d’emploi. L’orientation économique de l’immigration canadienne n’est donc pas récente et le système de points répond déjà à des standards de sélection élevés (Walsh, 2011). Toutefois, les changements opérés depuis 2008 participent à une réorientation néolibérale où la contribution économique des immigrants est désormais évaluée sur le court terme, et où les employeurs privés en viennent à se substituer aux agents d’immigration.

13 Le système d’immigration canadien contient trois grandes catégories, soit le regroupement familial, l’immigration humanitaire et l’immigration économique. Cette dernière comprend les sous-catégories: travailleurs qualifiés, candidats des provinces, gens d’affaires, l’expérience canadienne et aide familiales résidentes. Les mesures adoptées par le PCC favorisent l’immigration économique au détriment des autres catégories (Reitz, 2012). Voyons les changements au regroupement familial. Affirmant vouloir lutter contre la fraude, le gouvernement impose désormais aux époux parrainés de résider deux ans avec leur parrain. En 2011, le traitement des demandes de regroupement familial a été gelé pour deux ans et le gouvernement a lancé le « Super visa », un visa d’un maximum de deux ans pour les parents et grands-parents exigeant la réussite d’un test médical et la possession d’assurance privée puisque ces migrants n’ayant pas accès à la résidence permanente n’ont pas droit aux soins de santé publics. Alors que le gouvernement soutient que ce programme témoigne de sa reconnaissance de la volonté des parents et grands-parents de passer du temps avec leur famille, dans les faits, ce programme s’inscrit dans une volonté de mettre un terme à ce que le ministre Kenney considérait être un « abus de la générosité du Canada », c’est-à-dire le souhait de réduire la réunification familiale, les parents et grands-parents étant perçus comme un fardeau fiscal pour les contribuables canadiens (Fitzpatrick, 2013). La prise en compte des intersections du genre, de la « race », de la classe et de l’âge permet de voir que, d’une

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 20

part, ce programme rend la réunification familiale dépendante de la situation financière – ce qui défavorise des minorités racisées et des femmes étant donné leurs situations sur le marché du travail – et que, d’autre part, les femmes âgées sont davantage exposées à des risques d’abus, ces dernières venant souvent effectuer un travail domestique non reconnu et s’occuper des enfants (Matsuoka et al., 2012; Root et al., 2014; Neborak, 2013).En 2013, d’importantes réformes ont été apportées à la catégorie de la réunification familiale au sens de l’immigration permanente : le revenu minimum requis pour parrainer un parent ou un grand-parent est haussé à 30% au-dessus du seuil de faible revenu, la durée du parrainage passe de 10 à 20 ans, le parrainage des enfants est restreint à un maximum de 18 ans. Selon le PCC, ces changements s’inscrivent dans une optique de réduction de l’impact fiscal de ces immigrants qui abuseraient du système de protection sociale (CIC, 2013a).

14 En 2008, la catégorie de l’expérience canadienne est créée dans le but de favoriser l’accès à la résidence permanente pour les étudiants internationaux et les travailleurs temporaires hautement qualifiés, l’accès à la résidence permanente demeure, elle, extrêmement limitée pour les travailleurs temporaires peu qualifiés. Concernant le programme fédéral des travailleurs qualifiés, le ministre avise les agents d’immigrations que seules les demandes répondants à une vingtaine de professions désignées devront désormais être traitées (Boyd, 2013, p. 50). En 2012, par le biais du budget, le gouvernement élimina un arriéré d’applications pré-2008 avoisinant 280 000 candidatures et déclara une pause, refusant toute nouvelle application au programme fédéral des travailleurs qualifiés, à moins qu’elle soit assortie d’une offre d’emploi. Le 4 mai 2013, le moratoire sur les nouvelles applications est levé et le nouveau système de points entre en vigueur. Ce dernier favorise les candidats âgés de 18 à 35 ans, exige la réussite d’un test linguistique préalablement effectué par un tiers et l’obtention d’une évaluation des diplômes d’études. Il ne traite que les demandes faites par des candidats répondant à au moins un des critères suivants : posséder au moins une année d’expérience professionnelle dans une des vingt-quatre professions en demande, avoir reçu une offre d’emploi admissible ou encore avoir complété au moins deux années de scolarité de doctorat dans une université canadienne (CIC, 2013b). Ces modifications sont inspirées de celles apportées par l’Australie en 1999 (Reitz, 2012a, p. 526).

15 S’inspirant des modèles néo-zélandais et australien dont les résultats ne justifient pas l’abandon du système actuel (Reitz, 2010), le PCC a annoncé en 2013 une refonte majeure du système d’immigration. Ce nouveau modèle de la « déclaration d’intérêt » entrerait en vigueur en janvier 2015. Bien qu’il soit présenté comme une réforme du système de gestion des candidatures accélérant le processus d’immigration, il s’agit ni plus ni moins de l’abandon du modèle canadien. Il aura pour effet de transférer de l’État vers les employeurs privés des pouvoirs relatifs au recrutement des immigrants. Les candidats à l’immigration économique devront désormais remplir un formulaire en ligne à partir duquel ils seront notés et leur déclaration d’intérêt sera intégrée à un bassin où les employeurs pourront les recruter.

16 Ces législations éloignent le Canada de sa conception de l’immigration post-1967, rivée sur la citoyenneté, et tendent à réduire l’immigration à une offre de travail (Beiser et Bauder 2014). La rapidité des modifications apportées à la politique d’immigration s’explique par le fait que, en 2008, le PCC a intégré au projet de loi C-50 sur le budget des amendements à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés de 2002. Suivant le système parlementaire canadien, où un vote majoritaire contre un budget entraine la dissolution du parlement et la tenue de nouvelles élections, le projet de loi fut adopté, et

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 21

ce, sans débat public. Or, cet amendement, dénoncé par le Conseil canadien pour les réfugiés (McWeeny, 2008), est d’une importance capitale. Il centralise entre les mains de l’exécutif et du ministre de l’Immigration le pouvoir de donner des instructions aux agents d’immigration et d’apporter des changements au système de traitement des demandes d’immigration sans la consultation et l’appui du parlement. Le ministre voit ses pouvoirs discrétionnaires être accrus, lui donnant notamment la possibilité de créer et de gouverner de nouvelles catégories d’immigration (Boyd, 2013, p. 49). L’empreinte néolibérale sur l’immigration ne se limite pas au recrutement. Elle s’étend aux services d’intégration qui sont privatisés afin d’accroitre leur flexibilité et compétitivité (Flynn et Bauder, 2013).

17 Enfin, les pressions exercées par les employeurs privés demandant une structuration de l’immigration selon l’offre et la demande ont mené à une transformation radicale du régime d’immigration en permettant la croissance fulgurante des programmes de travailleurs temporaires (Piché, 2012). En 2008, un point tournant était atteint alors que le nombre d’admissions annuelles de travailleurs temporaires excéda pour la première fois celui des résidents permanents. Ayant augmenté de 70% en cinq ans, en 2012, le nombre d’admissions était de 338 189 pour les travailleurs temporaires et de 257 515 pour les résidents permanents (CCR, 2012). Les statuts de ces migrants sont très diversifiés. Ils comprennent des travailleurs temporaires qualifiés et non qualifiés, mais aussi des étudiants étrangers et des détenteurs de visas humanitaires. Initialement conçu pour combler des pénuries temporaires dans des secteurs qualifiés, le programme des travailleurs étrangers temporaires sert de plus en plus au recrutement d’une main- d’œuvre peu qualifiée et précaire. La précarité, les conditions de travail défavorables et des restrictions légales inéquitables caractérisent les emplois dans les programmes d’aides familiales résidentes, des travailleurs agricoles saisonniers et des travailleurs peu spécialisés qui sont traités comme des travailleurs de seconde classe (Fudge, 2012, Noiseux, 2012).

18 En dix ans, le nombre de travailleurs étrangers sur le territoire canadien est passé de 181 794 à 491 547, soit une augmentation de 170% (CIC, 2013d). Le programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) comprend quatre grandes catégories : les travailleurs agricoles saisonniers, les aides familiaux résidant, les travailleurs qualifiés et les travailleurs peu qualifiés. Une décennie après que le gouvernement libéral ait étendu le programme des travailleurs temporaires à des catégories de travailleurs peu qualifiés, le nombre de ces derniers a augmenté de 118%, une accélération étant observable avec l’arrivée au pouvoir des conservateurs en 2006. En 2013, au sein du programme des travailleurs étrangers temporaires, les deux tiers étaient « peu spécialisés » (CIC, 2013c). Cette catégorie de travailleurs peu qualifiés crée une précarisation extrême des travailleurs étrangers (Fudge et McPhail, 2009). Elle témoigne du caractère discriminant de la citoyenneté et de clôtures sociales régulant toutes les facettes de la vie de ces travailleurs au Canada (Sharma, 2006). Leur présence en sol canadien est entre les mains de l’employeur auxquels ils sont liés, ce dernier ayant le pouvoir d’enclencher à leur endroit une démarche de déportation. En somme, une fois au Canada, ce ne sont plus des travailleurs libres sur le marché du travail (Piché, 2012, p. 131, Alboim et Cohl, 2012, p. 51-52).

19 Sous les conservateurs, la précarité des immigrants temporaires a été accentuée par l’imposition d’un maximum de quatre ans pour les permis de travail qui, jusqu’alors, étaient renouvelables indéfiniment (Marsden, 2012). Les migrants atteignant cette limite

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 22

de quatre ans doivent attendre quatre années de plus afin de réappliquer. Certaines mesures formelles ont été adoptées afin de prévenir des abus de la part des employeurs, mais leur traduction dans la réalité n’est pas évidente (Alboim et Cohl, 2012).

20 La croissance de l’immigration temporaire est un phénomène genré et racisé. Le programme des travailleurs saisonniers agricoles et celui des aides-familiales résidentes sont notamment dénoncés pour leur caractère discriminatoire. Le premier recrute principalement des hommes mexicains et caribéens et le second essentiellement des femmes philippines. Les premiers sont condamnés au statut de « temporaires », en dépit du fait que la demande de travail dans ce secteur soit permanente et non conjoncturelle. Ils n’ont pas accès à la résidence permanente, pas plus qu’à travers les programmes d’immigration permanents des travailleurs qualifiés ou de l’expérience canadienne, parce que leur occupation est dite « pas en demande ». Les deuxièmes ont quant à elles accès à la résidence permanente – après deux ans de travail – et 90% d’entre elles y appliquent. Pour ces femmes, le statut de temporaire est souvent lié à des conditions de travail à ranger sous le registre de l’exploitation, sinon du quasi-esclavage (Depatie-Pelletier, 2008). En dépit de l’accès à la résidence permanente, elles font face à des obstacles systémiques limitant considérablement l’amélioration de leurs conditions socioéconomiques à long terme, en raison de leur statut d’entrée au pays. Ceci, bien qu’environ les deux tiers détiennent un diplôme universitaire (Atanackovic et Bourgeault, 2014).

21 Le recours grandissant au programme de travailleurs étrangers temporaires participe à « la mise en place d’un régime migratoire axé sur le refus de l’intégration citoyenne » (Piché, 2009, p. 41). En 2008, le gouvernement créait la catégorie de l’expérience canadienne, facilitant ainsi l’accès à la résidence permanente pour certains travailleurs temporaires. Or, seuls les travailleurs qualifiés étrangers peuvent s’y qualifier. Les travailleurs temporaires peu qualifiés n’ont pas accès à la résidence permanente. Étant donné la croissance de cette catégorie de migrants, un fossé se creuse entre le statut de travailleur et celui de citoyen. En effet, cette migration temporaire peu qualifiée est en rupture avec la conception de l’immigration allant dans le sens du nation-building. Les immigrants, même lorsqu’ils étaient sélectionnés en fonction de leur capital humain, étaient envisagés comme de futurs citoyens. Avec le nouveau régime de citoyenneté, les catégories de qualifié/non qualifié se prolongent ultimement dans celles de citoyens/ non-citoyens (Nakache et Kinoshita, 2010, p. 41). Faraday (2012, p. 105-106) souligne que les catégories temporaire, peu qualifiée et étranger ont créé un ordre social où le rôle joué par le travail dans la construction des communautés est dévalorisé et dissocié de l’activité citoyenne. En somme, l’utilisation accrue des travailleurs peu qualifiés participe à une privatisation de l’immigration au Canada (Trumper et Wong, 2010, Macklin, 2012). Elle favorise la désyndicalisation et la précarisation du marché du travail (Noiseux, 2012) et elle produit une classe de travailleurs racisés subordonnée économiquement et politiquement (Marsden, 2011).

22 Jusqu’à récemment, la croissance de l’immigration temporaire ne suscitait que très peu d’intérêts auprès du public. Toutefois, en 2013 et en 2014, le programme des travailleurs temporaires a suscité la controverse après qu’il ait été dévoilé que la banque RBC et des restaurants McDonald’s ont remplacé des travailleurs canadiens par des travailleurs temporaires. C’est toutefois moins le fait que des migrants temporaires aient déclaré se sentir « comme des esclaves » (Radio-Canada, 2014) que le sort des travailleurs canadiens qui devint un enjeu plus volatile sur le plan électoral. Le PCC a été contraint d’annoncer

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 23

des réformes, retirant notamment la possibilité de payer ces travailleurs en deçà du salaire minimum. Certains doutent que ces mesures améliorent la protection des droits de ces travailleurs : « Sous couvert d’inciter les employeurs à embaucher des Canadiens avant de faire appel à des travailleurs migrants, le gouvernement conservateur joue plutôt, en fin de compte, deux cartes idéologiques. D’une part, en opposant les travailleurs d’ici aux "étrangers", ils transforment ces derniers en boucs émissaires responsables du chômage des Canadiens. Et d’autre part, il fait passer ceux qui sont autorisés à les embaucher pour de "mauvais" employeurs qui abusent du programme » (Provencher et Pelletier, 2013).

23 La subordination des politiques d’immigration aux besoins à court terme des employeurs vaut autant pour les immigrants que pour les travailleurs temporaires, qualifiés de « résidents permanents et résidents temporaires profitables à l’économie ». Avec ce rôle inédit attribué aux employeurs privés appelés à modeler l’immigration sur la logique d’un contrat de travail, les politiques d’immigration et de citoyenneté sont soumises d’une façon sans précédent au néolibéralisme.

Le Canada et les réfugiés : de terre d’accueil à terre de soupçons2

24 S’inscrivant dans la tendance lourde à la sécurisation de l’immigration en Occident (Crépeau et Nakache, 2006), un des axes à travers lequel se déploie le nouveau régime de citoyenneté depuis 2009 est l’adoption de pratiques plus sévères et suspicieuses à l’égard des réfugiés et des demandeurs d’asile au Canada. Le projet de loi C-31, entrée en vigueur en décembre 2012, est au cœur de ce nouveau régime. Il est censé répondre à un état de crise du modèle canadien en matière de réfugiés. Afin de pallier cette crise, le public canadien est appelé à une plus grande vigilance, les demandeurs d’asile sont désormais l’objet d’une herméneutique du soupçon. Dans cette rhétorique, les concepts de crise et d’intégrité jouent un rôle polémique et sont dénués de fondements scientifiques; ils s’inscrivent plutôt dans une longue tradition de théories conservatrices des dites « crises de gouvermentalité » (Offe 1985). Ce régime rompt avec celui qui avait contribué à partir des années 1970 à définir le Canada comme une terre d’accueil. La prise de distance avec la tradition humanitaire canadienne participe à deux représentations idéologiques des demandeurs d’asile. La première est celle de « l’immigrant fraudeur » qui chercherait refuge au Canada pour profiter du système de protection sociale. La seconde renvoie à la figure du faux réfugié menaçant la sécurité nationale. Le nouveau régime s’inscrit alors dans une logique de sécurisation de l’immigration, un « processus par lequel les migrations sont intégrées dans un système de sécurité qui met l’emphase sur la défense et le contrôle » (Bourbeau, 2013a: 22).

25 Dans la même foulée, le Canada adopta en 2012 des mesures visant soi-disant à accélérer le traitement des demandes menant à l’octroi du statut de réfugié. Une des pièces maitresses de cette nouvelle politique est une liste de dits « pays d’origine désignés ». Aucun comité d’expert ne participe à l’élaboration de ladite liste, elle relève du ministre de l’Immigration. Les pays se retrouvant sur cette liste sont considérés comme sécuritaires. Les dossiers de demandeurs qui en sont issus ne nécessiteraient donc pas d’être traités avec le même sentiment d’urgence, car il est présumé que ces demandeurs sont déjà protégés par les institutions d’un État de droit. Leur traitement est donc

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 24

accéléré et sans appel3. Au moment de l’émission de la liste, de nombreuses organisations de défense des droits des réfugiés dénoncèrent le fait que des pays connus pour la situation précaire des droits de la personne, la Hongrie et le Mexique notamment, figurent sur la liste des pays d’origine désignés. Dans le cadre du dépôt du projet de loi C-31 permettant au ministre de désigner les pays sécuritaires et, ce faisant, les fraudeurs du système d’asile sur la base de leur nationalité, le ministre Kenney a mis de l’avant des préoccupations d’ordre sécuritaire et financière : « Nous dépensons du temps précieux et l’argent des contribuables depuis beaucoup trop longtemps pour des gens qui n’ont pas besoin de notre protection » (ICI Radio-Canada, 2012).

26 Au Canada, comme en Europe, un volet important de la démonstration de force de la souveraineté néoconservatrice a ciblé les populations Roms. Celles de la Hongrie et de la République Tchèque furent dissuadées, par différentes mesures, d’appliquer pour le statut de réfugié au pays (Westhead 2013; Levine-Rasky et al. 2014). Alors qu’il était ministre de l’Immigration, Jason Kenney associa les populations Roms à des délinquants cherchant à bénéficier de la générosité des institutions canadiennes.

27 Ces récents changements législatifs attirent aussi l’attention parce qu’ils participent à une criminalisation de l’immigration au Canada. C-31 permet en effet d’accroître le recours à la détention des demandeurs d’asiles, plusieurs étant régulièrement emprisonnés avec des criminels sans avoir subi de procès au criminel. En 2012, 289 enfants immigrants ont ainsi été détenus (CBC, 2012). Au Canada, un demandeur d’asile sur trois est détenu dans une institution carcérale, si bien que cette dernière « exerce, au même titre que les "camps d’étrangers", une fonction de ségrégation spatiale, juridique et sociale ayant pour objectif de marquer les demandeurs d’asile comme une population d’ « indésirables » (Nakache, 2013 : 83). En effet, le concept de criminalisation ne renvoie pas seulement à l’imposition de sanctions pénales, mais aussi au développement d’une culture du soupçon à l’égard des demandeurs d’asile, ceux-ci étant discursivement liés à la fraude, à la traite de personnes, au crime et au terrorisme, bref, comme représentant une menace pour la société (Atak et Crépeau, 2013 : 231).

28 Le ministre Kenney a justifié l’adoption du projet de loi en faisant référence à des évènements ayant fait couler beaucoup d’encre et stimulé un sentiment d’insécurité au sein de la population : l’arrivée de deux navires de migrants irréguliers cherchant l’asile au large de Vancouver en 2009 et 2010. La marine canadienne a intercepté le Ocean Lady et le Sun Sea avec respectivement 76 et 492 migrants tamouls à bord. La couverture médiatique de l’arrivée de ces migrants placés dans des centres de détention a déclenché une vague de xénophobie populaire. Le ministre de la Sécurité publique d’alors, avait tôt fait d’encourager la suspicion à l’égard de ces migrants “illégaux”, faisant planer le doute sur une association avec le terrorisme des Tigres tamouls et laissant entendre qu’il s’agissait potentiellement de trafic d’êtres humains (Campbell, 2010). Le premier ministre Harper affirmant que cette arrivée de migrants créait une “préoccupation sécuritaire significative” avait alors annoncé que son gouvernement n’hésiterait pas à renforcer les lois pour contrôler l’immigration.

29 Les discours de sécurisation de l’immigration de ministres du gouvernement canadien précèdent le gouvernement Harper. On observe cependant une croissance de l’association entre immigration, terrorisme et sécurité nationale après 2001 (Bourbeau, 2013a). Sous la gouverne libérale, l’adoption en 2002 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés constitue une pratique de sécurisation. Elle facilite la détention et la déportation des demandeurs d’asile. La comparaison avec un cas analogue survenu en 1999 est

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 25

intéressante. 599 ressortissants chinois répartis en 4 navires étaient arrivés au port de Vancouver dans le but d’obtenir refuge au Canada. À l’époque, le discours dominant dans les médias avait représenté les évènements comme une crise, une menace à la sécurité et à la souveraineté de l’État canadien (Bradimore et Bauder, 2011: 639-641). Si la ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de l’époque, , a adopté un discours de sécurisation, contrairement à son homologue actuel, le premier ministre libéral Jean Chrétien s’était abstenu d’en faire autant. Il avait plutôt défendu une représentation positive de l’immigration et rappelé ses apports à la société canadienne (Bourbeau, 2013b: 142).

30 Certaines des nouvelles mesures à l’égard des réfugiés mises en place par le PCC furent contestées devant les tribunaux (Zambelli 2014; Galloway 2013; Secher 2014). L’une est l’autorisation de la détention préventive pouvant aller jusqu’à une année dans le cas des arrivés désignées d’« irrégulières » par le ministre de la Sécurité publique. Une autre est une mesure qui priverait les réfugiés « irréguliers » et les demandeurs en provenance des pays d’origine désignés, adultes comme enfants, du droit d’accès à des soins de santé durant leur détention au Canada. Cette mesure met notamment en péril le Programme fédéral de santé intérimaire, garantissant l’accès aux soins de santé aux personnes en attente du statut de réfugié. En juillet 2014, la Cour fédérale déclara que la nouvelle politique en matière de réfugiés violait la Charte canadienne des droits et libertés en contrevenant à l’article 12 sur la protection contre les traitements « cruels et inusités », ainsi qu’à l’article 15, contre la discrimination.

31 Les conséquences de ces mesures se firent sentir rapidement. Alors que le nombre de demandeurs d’asile et de réfugiés atteint un plafond mondial en 2012, le nombre de réfugiés réinstallés chuta, et le nombre de demandeurs d’asile connut une baisse de 60% au début de 2013 (Thibodeau 2013). Pendant que le nombre de demandeurs d’asile augmentait de 10% aux États-Unis en 2012, il chutait de 19% au Canada (Westhead 2013). Par rapport à 2011 et donc avant l’adoption de la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, le nombre de demandeurs d’asile est aujourd’hui deux fois moins important alors même que le nombre de demandeurs envoyés en détention demeure stable (ICI Radio-Canada, 2014). Alors que le PCC se félicitait de cette diminution, la capacité des institutions légales de la Hongrie à protéger ses minorités juives et roms était sérieusement mise en doute (Dalos et al. 2013).

Du citoyen travailleur aux travailleurs en marge de la cité

32 La citoyenneté est à la fois un instrument et un objet de clôture sociale. Elle établit une frontière discriminante entre les citoyens et les non-citoyens catégorisés comme étrangers (Brubaker, 1992). Le degré d’ouverture de cette clôture est le reflet de trajectoires nationales et de conjonctures différentes. À cet égard, en 2007, parmi les pays de l’OCDE, le Canada présentait l’un des taux de naturalisation le plus élevés, soit 90% (Liebig et Von Haaren, 2011). Selon les données du Migrant Integration Policy Index de 2010, le score du Canada par rapport à l’accès à la nationalité est de 74%, alors qu’il est de 44% en moyenne pour l’Europe (MIPEX, 2011). Depuis quelques années, l’accès à la citoyenneté est de plus en plus compliqué pour les immigrants. Si plusieurs observateurs canadiens s’inquiètent des transformations récentes, le gouvernement les justifie à des fins de

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 26

valorisation de la citoyenneté canadienne. Il convient d’interpréter ces modifications comme une réorientation néoconservatrice du régime de citoyenneté canadien.

33 Le parlement a modifié la Loi sur la citoyenneté en 2009 apportant des modifications allant dans le sens d’une ethnicisation et d’une sécurisation de la citoyenneté, notamment en restreignant l’attribution de la citoyenneté par filiation pour les individus nés en dehors du Canada (Winter, 2014b, Harder et Zhyznomirska, 2012). En ce qui a trait à l’immigration plus spécifiquement, l’OCDE notait en 2012 une baisse du taux de naturalisation au Canada depuis 2008 et l’attribuait au durcissement des règles d’obtention de la citoyenneté (OCDE, 2012b, p. 140). En 2009, le gouvernement a lancé un nouveau guide de citoyenneté et a ensuite modifié l’examen en 2010. L’obtention de la citoyenneté pour les immigrants est conditionnelle à la réussite d’un examen portant sur les droits et libertés, l’histoire, les valeurs et les institutions canadiennes. Alors qu’avec les questions du test précédent, le taux d’échec des natifs était deux fois plus élevé que celui des immigrants (Banting, 2014, p.77), le gouvernement a durci le test et haussé la note de passage. En 2010, le taux d’échec de 4% à 8% est passé à 30%, forçant une révision de l’examen après laquelle ce taux était de 20% (La Presse canadienne, 2010). Un scénario similaire se produisit en 2012 (ICI Radio-Canada, 2013).

34 Le nouveau guide de citoyenneté est symptomatique de ce que le gouvernement entend par « revalorisation de la citoyenneté ». Il étale une représentation de la nation canadienne où les valeurs et traditions civiques sont marginalisées au profit du volet militaire (Tonon et Raney, 2013; Marwah et al. 2013, p. 109; Raney et Nieguth, 2012, p. 6). La militarisation de la procédure d’obtention de la citoyenneté s’étend aux modifications apportées à la cérémonie de naturalisation. Depuis 2011, un membre actif ou un vétéran des forces armées canadiennes doit être présent à chaque cérémonie, il doit aussi être remercié par le juge pour ses services au Canada et peut même présider la cérémonie (Winter, 2014a, p. 11).

35 Dans une visée de sécurisation de la citoyenneté, le ministère a lancé une lutte contre la fraude, invitant les citoyens à la vigilance et mettant à leur disposition une ligne téléphonique de dénonciation de fraude en matière de citoyenneté (Alboim et Cohl, 2012, p. 43). Alors que le ministre Kenney laissait entendre que ce type de fraude était répandu, le nombre de révocations de citoyenneté après examen est minime (Winter, 2014b, p. 10).

36 En 2012, les normes ont été raffermies à l’égard des compétences linguistiques dans au moins une des langues officielles. Alors que ces compétences étaient jusqu’alors évaluées informellement, les candidats doivent désormais démontrer une preuve objective de compréhension et d’expression orales obtenue auprès d’une tierce partie évaluatrice. En Europe, contrairement au Canada, les tests linguistiques ou de connaissances culturelles ne se limitent pas à l’obtention de la citoyenneté. L’imposition de tests linguistiques conditionnels à l’obtention d’un permis de séjour a connu une prolifération entre 2007 et 2009 et, dans certains cas comme l’Allemagne et les Pays-Bas, ils ont été imposés pour l’obtention d’un visa (Pochon-Berger et Lenz, 2014).

37 En 2014, le nouveau ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, Christopher Alexander, a annoncé une modification à la Loi sur la citoyenneté, le projet de loi C-24, qui reçut la sanction royale le 19 juin. Ce projet de loi est très controversé. En juin, une lettre au ministre signée par soixante professeurs d’universités canadiennes affirme que la nouvelle loi fera le contraire de ce qu’elle prétend, c’est-à-dire qu’elle affaiblira la citoyenneté canadienne en créant un régime de citoyenneté discriminant les individus

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 27

ayant la double nationalité et les citoyens issus de l’immigration. C-24 fera d’ailleurs l’objet d’une contestation judiciaire de la part de l’Association canadienne des avocats et avocates en droits des réfugiés (ACAADR). Cette loi rendra plus difficile l’accès à la citoyenneté pour les immigrants et donnera au ministre le pouvoir de retirer la citoyenneté et de bannir des Canadiens ayant la double citoyenneté. Parmi les changements apportés, on relève le passage du minimum de trois à quatre ans comme résident permanent pour faire une demande de citoyenneté, l’augmentation du temps de traitement de la demande, le retrait du droit d’appel devant les tribunaux et l’augmentation des frais pour les tests linguistiques. Concernant la révocation de la citoyenneté, plusieurs observateurs notent que la loi crée deux classes de citoyens, les citoyens de première classe étant ceux dont la citoyenneté canadienne est la seule. Les Canadiens ayant la double citoyenneté risquent maintenant de voir leur citoyenneté révoquée par un fonctionnaire fédéral s’ils ont commis des actes contraires aux « valeurs canadiennes » et ont été condamnés pour un crime au Canada ou dans un pays étranger, peu importe que celui-ci soit démocratique ou non (Macklin, 2013, ACAADR, 2014). Le ministre aura désormais le pouvoir de bannir un Canadien en révoquant sa citoyenneté, et ce, sans audience devant un juge. L’Association du Barreau Canadien (ABC) dénonce cette disposition et affirme qu’elle va à l’encontre de la Constitution : « le bannissement est une des plus grandes punitions qui puissent être imposées à un citoyen, et il n’a plus eu cours depuis le Moyen Âge. Le caractère rétrospectif des dispositions les rend encore plus choquantes. […] Le recours au bannissement comme punition et son application rétrospective sont inacceptables et sans doute inconstitutionnels » (ABC, 2014, p. 22). Selon la professeure de droit Audrey Macklin, il s’agit d’une rupture de paradigme où la citoyenneté n’est plus vue comme un droit, mais comme un privilège et une marchandise (cit. dans Black, 2014).

Une fiscalité clientéliste qui accroit les inégalités et renforce la famille patriarcale

38 Sur l’échiquier politique fédéral, l’offre du Parti Libéral du Canada (PLC) et celle du PCC ne se distinguent pas tellement en fonction de leur adhésion ou non au néolibéralisme économique (McBride 2005 : 98-122). Les deux partis y adhèrent depuis une vingtaine d’années. C’est donc souvent dans les modalités clientélistes de l’application des récompenses fiscales que se distingue l’offre politique. La politique fiscale permet de récompenser certaines clientèles et de faciliter l’adoption de certains modes de vie.

39 La mesure fiscale qui pava la voie à l’élection d’un gouvernement conservateur en 2006 fut la promesse de faire passer la taxe sur les produits et services de 7% à 5%. Cette mesure priva l’État de revenus importants. Puis, depuis 2006, le PCC adopta le projet de loi C-4, affaiblissant le rapport des forces des syndicats, ainsi qu’une réforme de l’assurance emploi (C-45) entrée en vigueur en janvier 2013. Cette réforme s’attaquait notamment aux travailleurs saisonniers, une catégorie de travailleurs moins fréquente dans les circonscriptions conservatrices. Entre temps, le rapport de force des employeurs privés augmentait à travers les programmes d’embauche de travailleurs migrants.

40 Comme mesure fiscale clientéliste, le PCC adopta en 2007 une politique de fractionnement du revenu des ménages à laquelle les provinces emboitèrent le pas. Le premier volet de cette politique s’applique aux revenus tirés des pensions; le second volet doit s’étendre

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 28

aux ménages ayant des enfants de moins de 18 ans. Cette mesure permet à l’époux ayant le revenu le plus élevé de transférer jusqu’à 50 000$ à son/sa conjoint/e. La mesure vient donc freiner, voir neutraliser, le caractère progressif de l’impôt. L’étude des impacts financiers de cette mesure indique : 1) qu’elle prive l’État et les provinces d’une très importante source de revenus; 2) qu’elle bénéficie essentiellement aux ménages déjà les mieux nantis; et 3) que la majorité des Canadiens les plus pauvres n’en tireront à peu près aucun bénéfice (McDonald 2014). La mesure a également un effet sur les relations entre les sexes en venant récompenser l’inégalité des revenus entre les époux. De façon générale, il s’agit de ménages au profil patriarcal où l’épouse dépend financièrement de son mari, reste à la maison et élève les enfants. Ce profil familial est plus fréquent dans les communautés religieuses, fidélisées au PCC, qu’elles soient issues de l’immigration ou non. Ces communautés furent ciblées durant la campagne électorale fédérale de 2012 (CBC 2012).

Crise, néolibéralisme et néoconservatisme au Canada

41 Nous pouvons maintenant avancer deux thèses concernant la relation entre la Crise de 2008, la mise en place de mesures néolibérales et la mutation du régime de citoyenneté canadien. D’une part, les politiques économiques favorables à l’austérité fiscale sont antérieures à la crise de 2008 au Canada. D’autre part, il est difficile de faire découler le nouveau régime de citoyenneté de la Crise de 2008. Les mesures néolibérales et néoconservatrices constitutives du nouveau régime de citoyenneté canadien doivent être replacées dans le prolongement du projet idéologique du PCC depuis 2006.

42 Issu de l’alliance entre le Reform Party et le Parti Progressiste-Conservateur du Canada en 2003, le projet idéologique du PCC remet en question l’ensemble des institutions qui marquèrent le Canada d’après-guerre. Ces institutions, loin d’être le legs unique de et du PLC, furent parfois initiées et défendues par le Parti Conservateur de à . Elles découlaient d’une conception libérale de l’ordre juridique international d’après-guerre. Cet ordre s’institutionnalisa notamment à travers : (1) la participation du Canada aux organisations internationales et multilatérales; (2) l’alignement des politiques nationales sur les conventions internationales en matière de droits de la personne et des réfugiés, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et la Convention relative au statut de réfugiés de 1951, notamment; et (3) la prise de distance avec l’héritage colonial britannique et français au profit d’une identité nationale reposant sur l’institutionnalisation du multiculturalisme dans un cadre bilingue.

43 Sur le plan domestique, la prise de distance du PCC avec l’héritage d’après-guerre est non équivoque. En matière de politique de l’identité, les valeurs défendues par les conservateurs canadiens convergent sur plusieurs points avec la refonte républicaine- conservatrice du nationalisme québécois qui s’accélère depuis 2007. Leur pierre angulaire est une prise de distance à géométrie variable avec le Canada de la Charte canadienne des droits et libertés. À l’esprit de cette charte, les conservateurs canadiens opposent lesdites « valeurs canadiennes » et les nationalistes conservateurs québécois opposent lesdites « valeurs québécoises », deux expressions au mieux équivoques sur les plans juridique, normatif et empirique. Ces forces dénoncent également à l’unisson ledit « gouvernement des juges ».

44 Un autre axe de la critique conservatrice des institutions d’après-guerre est la critique, édulcorée en dehors du Québec, et plus féroce au Québec, du multiculturalisme (Ryan

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 29

2010). Cette critique non plus n’est pas nouvelle. Jenson et Philips (1996) soulignent que, dès le milieu des années 1990, les critiques des politiques sociales keynésiennes développées dans les années 1970 afin d’intégrer socialement les groupes, dont Porter (1965) avait montré qu’ils étaient discriminés dans la mosaïque canadienne, furent accusées d’opposer des « intérêts spécifiques » aux « Canadiens ordinaires ». Avec le régime de citoyenneté conservateur qui se met en place en 2006, l’héritage britannique, la monarchie et l’institution militaire deviennent des marqueurs constitutifs de l’identité canadienne4.

45 Au niveau fédéral, bien que la base du PCC soit ancrée en , son succès dépend d’appuis dans les autres provinces. Parmi les composantes structurelles de ce succès, il s’opère au Canada un déplacement des rapports de force économique et démographique vers l’ouest du pays. Au cœur de l’industrie extractive et des sables bitumineux, l’Alberta profite de ces déplacements. Le déclin relatif de plusieurs économies européennes par rapport aux économies asiatiques favorise cette tendance. Sur le plan conjoncturel, le PCC a également bâti sur la débâcle du PLC qui peine depuis 2006 à se remettre d’une décennie de scandales. Puis, le PCC a bien joué ses cartes électorales en conquérant de nouveaux profils d’électeurs : le vote catholique hors Québec; les communautés culturelles plus conservatrices; et la banlieue de certaines grandes agglomérations (Gidengil et all. 2012). Enfin, le parti joue habilement la division du vote des partis d’opposition.

Conclusion : l’implantation du régime de citoyenneté conservateur au Canada

46 Afin d’instaurer son nouveau régime de citoyenneté au Canada, le PCC peut compter sur certaines assises très solides. Sa trentaine de sièges en Alberta lui est fidélisé, ses assises sont importantes autant en , qu’au Manitoba, et ses percées en Colombie- Britannique et en sont significatives. À l’élection fédérale de 2011, ses percées dans les centres urbains résultèrent notamment d’une importante campagne marketing, Breaking Through : Building the Conservative Brand in Cultural Communities, ciblant trente comptés à forte concentration ethnique (CBC 2012). Cette campagne est révélatrice du paradoxe conservateur canadien vis-à-vis l’immigration. Même si des études révèlent que les partisans du PCC seraient les moins bien disposés à l’égard de l’immigration (Reitz 2011 : 20), les stratèges du parti savent pertinemment qu’il leur serait difficile de former un gouvernement majoritaire sans députation dans des comptés à forte concentration ethnique ou immigrante. Ceci nous amène à contextualiser certains facteurs sociopolitiques clés de la trajectoire du régime de citoyenneté conservateur.

47 Le premier facteur est d’ordre électoral et démographique. Les grandes villes canadiennes sont composées d’un nombre important d’immigrants ou de descendants d’immigrants. Sur les 200 000 à 250 000 immigrants que le Canada reçoit par année, la ville de Toronto en reçoit plus de 100 000. À elle seule, l’Ontario compte 106 des 308 députés du parlement canadien. Puis, les Canadiens ont dans l’ensemble une attitude optimiste à l’égard de l’immigration et celle-ci est rarement un thème central des campagnes électorales au fédéral (Bloemraad 2012; Reitz 2011; 2012a). Une formation politique qui ne tiendrait pas compte de cette donne aurait de la difficulté à former un gouvernement majoritaire.

48 Un autre facteur sociopolitique qui distingue la politique canadienne de celle de plusieurs États européens est le mode de scrutin uninominal à un tour. Celui-ci crée un effet

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 30

centrifuge qui force les compromis au sein des partis politiques, exclut les partis tiers de l’exercice du pouvoir et force les partis à adopter des politiques au centre de l’échiquier politique. Cette dynamique tend à exclure l’influence des partis d’extrême droite ainsi que les formations qui se présentent comme « des alternatives aux vieux partis ». Le contexte canadien actuel sort cependant du manuel en raison d’une conjoncture marquée par la traversée du désert du PLC. Dans cette conjoncture, la force du PCC repose en partie sur la division de ses opposants. Bien que les sondages lui donnaient l’appui de près de 41% des électeurs un peu après sa victoire de 2011, le PCC a de la difficulté à obtenir davantage que 35% d’appui populaire depuis mars 2012 et davantage que 31% d’appui depuis mars 2013. Les quatre autres partis politiques se divisent 70% du vote. Cette conjoncture permet aux conservateurs de se camper plus à droite en choisissant avec précaution les enjeux qu’ils mettent de l’avant.

49 Ces facteurs et cette conjoncture expliquent aussi les éléments avec lesquels le PCC doit composer. En outre, le régime de citoyenneté conservateur ouvre grandes les portes aux mesures néolibérales, mais il est plus prudent à l’égard des mesures spécifiquement anti- immigrations. Le PCC doit conserver l’appui des composantes plus conservatrices au sein des communautés culturelles, sans paraître trop « ouvert » aux yeux de son électorat moins favorable à l’immigration. Ceci explique en partie des politiques visant à séduire l’électorat patriarcal comme le fractionnement du revenu ainsi que des politiques populistes plus autoritaires à l’endroit de populations moins organisées qui ont peu ou pas de poids électoral, en l’occurrence les Roms, les réfugiés et les travailleurs temporaires peu qualifiés. Le volet le plus néolibéral du nouveau régime vise d’une part à mettre l’immigration au service du secteur privé et à rassurer l’électorat conservateur qui douterait de l’intérêt économique de l’immigration. Ce volet se décline d’une part par l’abandon en catimini du système de points en faveur d’une prise en charge par le privé de la sélection de l’immigration, par la diminution des quotas d’immigration non économiques et par un discours indiquant au public canadien que les Conservateurs ont à cœur de débusquer ceux qui abuseraient du système d’immigration. Le PCC maintient ainsi un fragile équilibre entre la séduction de différentes clientèles électorales, la reconduite d’importants quotas d’immigration, le transfert de pouvoirs publics vers les employeurs privés et la défense du conservatisme social.

50 Avec ces transformations, on voit se déployer un mode de régulation néolibéral s’immisçant dans le nouveau régime de citoyenneté canadien. Comme en Europe, des éléments de l’exercice d’une souveraineté néoconservatrice sont également à l’œuvre. Le pouvoir exécutif façonne un système de catégories performatives qui distingue l’immigrant économique des autres immigrants, le réfugié ayant des droits de celui qui n’en a pas, et le citoyen qualifié du travailleur non qualifié. Avec ce nouveau régime, le pouvoir exécutif acquiert une capacité d’humiliation, de détention et de privation de soins qui tend à échapper à des procédures d’appel rationnelles-légales transparentes et encadrées par des tribunaux indépendants.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 31

BIBLIOGRAPHIE

Alboim, Naomi et Karen Cohl, 2012 Shaping the future: Canada’s rapidly changing immigration policies, Maytree.

Abu-Laban, Yasmeen (2013). Recognition, Redistribution and Solidarity: The Case of Multicultural Canada, Recode, Working Paper nº 29.

Association canadienne des avocats et avocates en droits des réfugiés (ACAADR) (2014). Le projet de loi C-24, une nouvelle loi sur le citoyenneté qui rendra la citoyenneté plus difficile à acquérir et plus facile à perdre, 24 mai, en ligne : http://www.carl-acaadr.ca/articles/77

Atak, Idil et François Crépeau (2013). The securitization of asylum and human rights in Canada and the European Union, dans Satvinder Singh Juss et Colin Harvey (dir.). Contemporary Issues in Refugee Law, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, pp. 227-257.

Balibar, Étienne (1997). Y a-t-il un néo-racisme?, dans Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte, pp. 27-41.

Barber, Tony (2009). Jobless migrants should leave, say many in EU, Financial Times, 16 mars, en ligne : http://www.ft.com/cms/ s/0/8a8fbdd6-11c9-11de-87b1-0000779fd2ac.html#axzz37S6oTyoK

Black, Debra (2014). Immigration experts say Bill C-24 discriminatory and weakens citizenship, The , 27 juin, en ligne: http://www.thestar.com/news/immigration/2014/06/27/ immigration_experts_say_bill_c24_discriminatory_and_weakens_citizenship.html

Atanackovic, Jelena et Ivy Lynn Bourgeault (2014). Economic and Social Integration of Immigrant Live-in Caregivers in Canada, IRPP Study, nº 46, 24 pages.

Bloemraad, Irene (2012). Understanding "Canadian Exceptionalism" in Immigration and Pluralism Policy, Migration Policy Institute, Transatlantic Council on Immigration, Washington.

Bourbeau, Philippe (2013a). Processus et acteurs d’une vision sécuritaire des migrations: le cas du Canada, Revue européenne des migrations internationales, vol. 29, nº 4, pp. 21-41.

Bourbeau, Philippe (2013b). Politisation et sécurisation des migrations internationales: une relation à définir, Critique internationale, vol. 61, nº 4, pp. 127-145.

Boyd, Monica (2013). Recruiting High Skill Labour in North America: Policies, Outcomes and Futures, International Migration, vol. 52, nº 3, pp. 40-54.

Bradimore, Ashley et Harald Bauder (2011). Mystery Ships and Risky Boat People: Tamil Refugee Migration in the Newsprint Media, Canadian Journal of Communication, vol. 36, pp. 637-661.

Campbell, Duncan (2010). Sri Lankan Tamil refugees sparks racism row in Canada, The Guardian, 7 septembre, en ligne: http://www.theguardian.com/world/2010/sep/07/canada-tamil-refugees- racism-debate

Card, David (2012). Comment : The Elusive Search for Negative Wage Impacts of Immigration, Journal of the European Economic Association, vol. 10, nº1, pp. 211-215.

Card, David (2005). Is the New Immigration Really So Bad? Economic Journal, vol. 115, pp. 300-323.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 32

Card, David, Christian Dustmann et Ian Preston (2005). Understanding attitudes to immigration : the migration and minority module of the first European Social Survey, CReAM Discussion Paper Series, nº 3, en ligne: http://www.cream-migration.org/publ_uploads/CDP_03_05.pdf

Castles, Stephen et Simona Vezzoli (2009). The global economic crisis and migration : temporary interruption or structural change?, Paradigmes, nº2, pp. 68-75.

CBC (2012), Ethnic Riding Targeting Key to Conservatives’ 2011 Victory, 23 octobre, en ligne: http://www.cbc.ca/news/politics/ethnic-riding-targeting-key-to-conservatives-2011- victory-1.1142511

Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) (2013a). Règlement modifiant le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, Gazette du Canada, vol. 147, nº 20, 18 mai, en ligne : http://www.gazette.gc.ca/rp-pr/ p1/2013/2013-05-18/html/reg2-fra.html

Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) (2013b). Document d’information – Renseignements à l’intention des demandeurs au titre du nouveau Programme des travailleurs qualifies du volet fédéral, Gouvernement du Canada, en ligne : http://www.cic.gc.ca/francais/ministere/media/ documents-info/2013/2013-04-18.asp

Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) (2013c). Faits et chiffres 2012 – Aperçu de l’immigration : Résidents permanents et temporaires, Gouvernement du Canada, en ligne : http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/statistiques/faits2012/temporaires/03.asp

Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) (2012). Découvrir le Canada. Les droits et les responsabilités liés à la citoyenneté, Guide d’étude, en ligne : http://www.cic.gc.ca/francais/pdf/pub/ decouvrir.pdf

Collett, Elizabeth (2011). Immigrant Integration in Europe in a Time of Austerity, Migration Policy Institute, Transatlantic Council on Immigration, Washington, 25 pages.

Conseil canadien pour les réfugiés (CCR) (2010). Immigration Policy Shifts: From Nation Building to Temporary Migration, Canadian Issues/Thèmes canadiens, printemps, pp. 90-93.

Conseil canadien pour les réfugiés (CCR) (2012). Le nombre de travailleurs temporaires étrangers augmente, en ligne : https://ccrweb.ca/fr/nombre-travailleurs-temporaires-etrangers-augmente

Crépeau, François et Delphine Nakache (2006). Controlling Irregular Migration in Canada – Reconciling Security Concerns with Human Rights Protection, IRPP Study, vol. 12, nº 1, 42 pages.

Dalos, György, Miklós Haraszti, György Konrád et László Rajk (2012). The Decline of Democracy – The Rise of Dictatorsphip. An Appeal, Eurozine, 25 janvier, en ligne : http://www.eurozine.com/ pdf/2012-01-25-rajk-en.pdf

Depatie-Pelletier, Eugénie (2008). Sous pratiques légales analogues à l’esclavage selon les termes de la convention de l’ONU : les travailleurs étrangers « temporaires » « non blancs » au Canada dans les professions « peu spécialisées », 10e Conférence Nationale Metropolis, Halifax, 5 avril, en ligne : http://www.cerium.ca/IMG/pdf/ Pratiques_canadiennes_analogues_esclavage_version_francaise.pdf

Duffy, Bobby et Tom Frere-Smith (2014). Perceptions and Reality : Public Attitudes to Immigration, Ipsos-MORI Social Research Institute, en ligne: http://www.ipsos-mori.com/ DownloadPublication/1634_sri-perceptions-and-reality-immigration-report-2013.pdf

Dufour, Frédérick Guillaume et Michel-Philippe Robitaille (2011), Globalisation capitaliste, discipline néolibérale et souveraineté néoconservatrice: retour sur quelques distinctions conceptuelles, Revue Québécoise de Droit International, vol. 24, nº 1, pp. 45-68.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 33

Environics Institute, 2012, Focus Canada 2012, en ligne : http://www.environicsinstitute.org/ uploads/institute-projects/environics%20institute%20-%20focus%20canada%202012%20final% 20report.pdf

Faraday, Fay (2012). Made in Canada. How the Law Constructs Migrant Worker’s Insecurity, Metclaf Foundation, en ligne: http://metcalffoundation.com/wp-content/uploads/2012/09/Made-in- Canada-Full-Report.pdf

Fitzpatrick, Meagan (2013). « Don’t bring parents here for welfare, Kenney says », CBC Politics, en ligne : http://www.cbc.ca/news/politics/don-t-bring-parents-here-for-welfare-kenney- says-1.1351002

Flynn, Emma et Harald Bauder (2013). The Private Sector, Institutions of Higher Education, and Immigrant Settlement in Canada, RCIS Working Paper, nº 9, 20 pages.

Fudge, Judy (2012). Precarious Migrants Status and Precarious Employment: The Paradox of International Rights for Migrant Workers, Comparative Labor Law and Policy Journal, vol. 34, nº 1, pp. 95-132.

Fudge, Judy et Fiona MacPhail (2009). The Temporary Foreign Worker Program in Canada: Low- Skilled Workers as an Extreme Form of Flexible Labour, Comparative Labor Law and Policy Journal, vol. 31, nº 1, pp. 101-139.

Galloway, Gloria (2013). Stephen Lewis Explains Why New Jewish Group is Challenging Ottawa, , 24 juin, en ligne: http://www.theglobeandmail.com/news/politics/stephen- lewis-explains-why-new-jewish-group-is-challenging-ottawa/article12789134/

Gidengil, Elisabeth, Neil Nevitte, André Blais, Joanna Everitt et Patrick Fournier (2012). Dominance and Decline. Making Sense of Recent Canadian Elections, Toronto, University of Toronto Press, 240 pages.

Godenau, Dirk, Vita Vogel, Vesela Kovacheva et Yan Wu (2012). Labour Market Integration and Public Perceptions of Immigrants: A comparison between Germany and Spain During the Economic Crisis, Comparative Population Studies, vol. 37, nº 1-2, pp. 57-76.

Harder, Lois et Lyubov Zhyznomirska (2012). Claims of belonging: Recent tales of trouble in Canadian citizenship, Ethnicities, vol. 12, nº 3, pp. 293-316.

ICI Radio-Canada (2014). Deux fois moins de demandeurs d’asile au Canada depuis la réforme des conservateurs, 9 septembre, en ligne : http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/ societe/2014/09/09/003-reforme-systeme-asile-politique-canada-immigrants-refugies- durcissement.shtml

ICI Radio-Canada 2013. Les nouveaux tests de citoyenneté donnent du fil à retordre aux immigrants, 15 juin, en ligne : http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/societe/2013/06/15/001- immigration-citoyennete-tests.shtml

ICI Radio-Canada 2012. Ottawa resserre la loi sur les réfugiés, 16 février, en ligne : http:// ici.radio-canada.ca/nouvelles/politique/2012/02/16/002-reforme-immigration-kenney.shtml

Jenson, Jane (2007). De frontières aux lisières de la citoyenneté, dans Jane Jenson, Bérengère Marques-Pereira et Éric Remacle (dir.), L’état des citoyenneté en Europe et dans les Amériques, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, pp. 22-29.

Jenson, Jane et Susan D. Philips (1996). Regime Shift: New Citizenship Practices in Canada, International Journal of Canadian Studies, vol. 14, pp. 111-135.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 34

Kelley, Ninette et Michael Trebilcock (2010). The Making of the Mosaic: A History of Canadian Immigration Policy, Toronto, University of Toronto Press, 2e edition, 672 pages.

Kerr, Sari Pekkala et William R. Kerr (2011). Economic Impacts of Immigration: A Survey, Finnish Economic Papers, vol. 24, nº 1, pp. 1-32.

Koehler, Jobst, Frank Laczko, Christine Aghazarm et Julia Schad (2010). Migration and The Economic Crisis in The European Union: Implications for Policy, Bruxelles, International Organization for Migration (IOM), 202 pages.

Lentin, Alana et Gavan Titley (2011). The Crises of . Racism in a Neoliberal Age, Londres et New York, Zed Books, 296 pages.

Levine-Rasky, Cynthia, Julianna Beaudoin et Paul St-Clair (2014). The Exclusion of Roma Claimants in Canadian Refugee Policy, Patterns of Prejudice, vol. 48, nº 1, pp. 67-93.

Liebig, Thomas et Friederike Von Haaren (2011). Citizenship and the Socio-economic Integration of Immigrants and their Children: An Overview across European Union and OECD Countries, dans OCDE (dir.) Naturalisation: A Passport for the Better Integration of Immigrants?, Paris, OCDE, pp. 24-65.

Lucassen, Geertje et Marcel Lubbers (2011). Who Fears What? Explaining Far-Right-Wing Preference in Europe by Distinguishing Perceived Cultural and Economic Ethnic Threats, Comparative Political Studies, vol. 45, nº 5, pp. 547-574.

Macklin, Audrey (2012). Emergent Trends in Canadian Immigration Policy, entrevue par Loretta Ho et Harbi Natt, Global Migration Research Institute, en ligne: http://munkschool.utoronto.ca/ ethnicstudies/2012/12/qa-leading-immigration-expert-describes-emergent-trends-in-canadian- immigration-policy/

Macklin, Audrey 2013. Conservative citizenship-stripping bill barbaric and pointless, The Toronto Star, 25 avril, en ligne: http://www.thestar.com/opinion/commentary/2013/04/25/ conservative_citizenshipstripping_bill_barbaric_and_pointless.htmlC-24

Manevska, Katherina et Peter Achterberg (2013). Immigration and Perceived Ethnic Threat: Cultural Capital and Economic Explanations, European Sociological Review, vol. 29, nº 3, pp. 437-449.

Marsden, Sarah (2012). The New Precariousness: Temporary Migrants and the Law in Canada, Canadian Journal of Law and Society, vol. 27, nº 2, pp. 209-229.

Marsden, Sarah (2011). Assessing the Regulation of Temporary Foreign Workers in Canada, Osgoode Hall Law Journal, vol. 49, nº 1, pp. 39-70.

Marwah, Inder, Triadafilos Triadafilopoulos et Stephen White (2013). Immigration, Citizenship and Canada’s New Conservative Party, dans David Rayside et James Farney (dir.), , Toronto, University of Toronto Press, pp. 95-119.

Marwah, Inder et Triadafilos Triadafilopoulos (2009). "Europeanizing Canada's Citizenship Regime?", Canada-Europe Transatlantic Dialogue: Policy Commentary, en ligne: http:// triadafilopoulos.files.wordpress.com/2011/10/2009-05-21- europeanizingcanadiancitizenshipmarwah-triadafilopoulos.pdf

Matsuoka, Atsuko, Guruge Sepali, Sharon Koehn, Marie Beaulieu et Jenny Ploeg (2013). Prevention of Abuse of Older Women in the Post-Migration Context in Canada, Canadian Review of Social Policy, nº 68-69, pp. 107-120.

McDonald, Kevin (2014), Income Splitting in Canada. Inequality by Design, Canadian Centre for Policy Alternatives, Janvier, 25 pages.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 35

McWeeny, Elizabeth (2008). Lettre à propos du projet de loi C-50 – amendements à la LIPR, Conseil canadien pour les réfugiés, 18 avril, en ligne : https://ccrweb.ca/fr/lettre-propos-du- projet-de-loi-c-50-amendements-la-lipr

L’Association du barreau canadien (ABC) (2014). Projet de loi C-24, Loi renforçant la citoyenneté canadienne, Section nationale du droit de l’immigration, avril, en ligne : http:// www.cba.org.proxy.bibliotheques.uqam.ca:2048/ABC/memoires/PDF/14-22-fr.pdf

Ministère de l’immigration et des communautés culturelles (MICC) (2014), Dépôt d’une nouvelle loi sur l’immigration au Québec, en ligne : http://www.micc.gouv.qc.ca/fr/presse/ communiques/com20140218.html

Nakache, Delphine (2013). Détention des demandeurs d’asile au Canada : des logiques pénales et administratives convergentes, Criminologie, vol. 46, nº 1, pp. 83-105.

Nakache, Delphine et Paula J. Kinoshita (2010). The Canadian Temporary Foreign Worker Program. Do Short-Term Economic Needs Prevail over Human Rights Concerns?, IRPP Study, nº 5, 47 pages.

Neborak, Jaclyn (2013). Family Reunification? A Critical Analysis of Citizenship and Immigration Canada’s 2013 Reforms to the Family Class, Ryerson Centre for Immigration and Settlement, Working Paper, nº 8, en ligne: http://www.ryerson.ca/content/dam/rcis/documents/ RCIS_WP_Neborak_No_2013_8.pdf

OCDE (2013). Perspectives des migrations internationales 2013, Éditions OCDE, en ligne : http:// dx.doi.org/10.1787/migr_outlook-2013-fr

OCDE (2012a), Perspectives des migrations internationales 2012, Éditions OCDE, en ligne : http:// dx.doi.org/10.1787/migr_outlook-2012-fr

OCDE (2012b). Trouver ses marques : Les indicateurs de l’OCDE sur l’intégration des immigrés 2012, en ligne: http://dx.doi.org/10.1787/10.1787/9789264073432-fr

OCDE (2011). Perspectives des migrations internationales 2011, Éditions OCDE, en ligne : http:// dx.doi.org/10.1787/migr_outlook-2011-fr

OCDE (2009). Perspectives des migrations internationals 2009. Thème special: Gérer les migrations au-delà de la crise, Éditions OCDE, en ligne: http://www.oecd-ilibrary.org/docserver/ download/8109102e.pdf? expires=1417557382&id=id&accname=ocid43014084&checksum=93C4418050F339A94BBE0880117C65CF

Offe, Claus. (1985). Ungovernability: On the Renaissance of Conservative Theories of Crisis, dans Jürgen Habermas (dir.), Observations on "The Spiritual Situation of the Age", Cambridge, MIT Press, 448 pages.

Ozkirimli, Umut (2012). And People’s Concerns Were Genuine: Why Didn’t We Listen More?, Journal of Contemporary European Studies, vol. 20, nº 3, pp. 307-321.

Papademetriou, Demetrios G., Madeleine Sumption, Aaron Terrazas, Carola Burkert, Stephen Loyal et Ruth Ferrero-Turrión (2010). Migration and Immigrants Two Years after the Financial Collapse: Where Do We Stand?, Washington DC, Migration Policy Institute, 127 pages.

Pew Research Center (2014). A Fragile Rebound for EU Image on Eve of European Parliament Elections, 12 mai, en ligne: http://www.pewglobal.org/files/2014/05/2014-05-12_Pew-Global-Attitudes- European-Union.pdf

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 36

Piché, Victor (2012). In and Out the Back Door: Canada’s Temporary Worker Programs in a Global Perspective, dans Martin Geiger et Antoine Pécoud (dir.), The New Politics of International Mobility: Migration Management and its Discontents, Osnabrück, University of Osnabrück Press, pp. 113-132.

Piché, Victor (2009). Les travailleurs migrants, nouveaux non-citoyens du monde, Possibles, vol. 32, nº 3-4, pp. 41-51.

Pochon-Berger, Evelyne et Peter Lenz (2014). Les prérequis linguistiques et l’usage de tests de langue à des fins d’immigration et d’intégration: une synthèse de la littérature académique, Rapport du Centre scientifique de compétence sur le plurilinguisme, Fribourg, en ligne : http:// www.centre-plurilinguisme.ch/documents/Documentation/Resid_IPL_FR_05%2006% 202014_web.pdf

Polavieja, Javier G. (2013). The Threat Is Real: Labor-Market Competition, Recession, and Anti- Immigrant Sentiments in Europe, 11e congrès espagnol de sociologie, Madrid, en ligne : http:// www.fes-web.org/uploads/files/modules/congress/11/papers/700.pdf, le 11 juin 2014.

Porter, John (1965). The Vertical Mosaic. An Analysis of Social Class and Power in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 626 pages.

Posadzki, Alexandra (2011). Government says high number of immigrants will help economic recovery, The Globe and Mail, 13 février, en ligne: http://www.theglobeandmail.com/news/ politics/government-says-high-number-of-immigrants-will-help-economic-recovery/ article566328/

Ramos, Howard (2012). Do Canadians know how increasing numbers of temporary foreign workers is changing immigration?, In Focus, Canadian Centre for Policy Alternatives, en ligne: https://www.policyalternatives.ca/sites/default/files/uploads/publications/Nova%20Scotia% 20Office/2012/02/tempforeignworkersinfocus.pdf

Raney, Tracey et Tim Nieguth (2012). Guarding the Nation: Reconfiguring Canada in an Era of Neo-Conservatism, Institute of Intergovernemental Relations, School of Policy Studies, Queen’s University, Working Paper, nº 10, en ligne: http://www.queensu.ca/iigr/WorkingPapers/ workingpapersSOTF2012/WorkingPaper10NieguthRaney.pdf

Reitz, Jeffrey G. (2012a). The distinctiveness of Canadian immigration experience, Patterns of Prejudice, vol. 46, nº 5, pp. 518-538.

Reitz, Jeffrey G. (2012b). New Initiatives and Approaches to Immigration and Nation-Building, conference présentée dans le cadre de “Immigration Policy in an Era of Globalization”, Dallas, en ligne: http://pscourses.ucsd.edu/ps150a/resources/Controlling-Immigration--Chap-3-- Canada.pdf

Reitz, Jeffrey G. (2011). Pro-Immigration Canada. Social and Economic Roots of Popular Views, IRPP Study, nº 20, 27 pages.

Reitz, Jeffrey G. (2010). Selecting Immigrants for The Short Term: Is It Smart in The Long Run?, Options politiques, juillet-août, pp. 12-16.

Root, Jesse, Erika Gates-Gasse, John Shields et Harald Bauder (2014). Discounting Immigrant Families: Neoliberalism and the Framing of Canadian Immigration Policy Change, Ryerson Centre for Immigration and Settlement, Working Paper, nº 7.

Ruffer, Galya Benarieh (2011). Pushed Beyond Recognition? The Liberality of Family Reunification Policies in the EU, Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 37, nº 6, pp. 935-951.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 37

Ruist, Joakim (2014). How the macroeconomic context impacts on attitudes to immigration: evidence from parallel time series, CReAM Discussion Paper 21/14, en ligne: http://www.cream- migration.org/publ_uploads/CDP_21_14.pdf

Ryan, Phil (2010). Multicultiphobia, Toronto, University of Toronto Press, 279 pages.

Sharma, Nandita (2006). Home Economics. Nationalism and the Making of 'Migrant Workers' in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 220 pages.

Schmidtke, Olivier (2013). Wasting Newcomer’s Human Capital? Cultural Capital and the Integration of Skilled Migrants into the British and German Labor Markets, dans Triadafilos Triadafilopoulos (dir.), Wanted and Welcome? Policies for Highly Skilled Immigrants in Comparative Perspective, New York, Springer, pp. 287-304.

Schneider, Silke L. (2008). Anti-Immigrant Attitudes in Europe: Outgroup Size and Perceived Ethnic Threat, European Sociological Review, vol. 24, nº 1, pp. 53-67.

Secher, Kristian (2014). For Refugees, Starting Over Just Got Harder, TheTyee.ca, 20 février, en ligne: http://thetyee.ca/News/2014/02/20/BC-Refugee-Mental-Health-Agency/

Transatlantic Trends (2010). Transatlantic Trends - Immigration. Key Findings, en ligne: http:// trends.gmfus.org/files/archived/immigration/doc/TTI2010_English_Key.pdf

Triadafilopoulos, Triadafilos (2011). Illiberal Means to Liberal Ends? Understanding Recent Immigrant Integration Policies in Europe, Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 37, nº 6, pp. 861-880.

Thibodeau, Marc, (2013). Le Canada accusé de tourner le dos aux réfugiés, La Presse, 10 avril, en ligne : http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique- canadienne/201304/10/01-4639287-le-canada-accuse-de-tourner-le-dos-aux-refugies.php

Tilly, Chris (2011). The Impact of the Economic Crisis on International Migration: a Review, Work, Employment, Society, vol. 25, nº 4, pp. 675-692.

Trumper, Ricardo et Wong, Lloyd L. (2010). Temporary Workers in Canada: A National Perspective, Canadian Issues/Thèmes canadiens, printemps, pp. 83-89.

Valiani, Salimah (2013). The Shifting Landscape of Contemporary Canadian Immigration Policy: The Rise of Temporary Migration and Employer-Driven Immigration, dans Luin Goldring et Patricia Landolt (dir.), Producing and Negociating Non-Citizenship: Precarious Legal Status in Canada, Toronto, University of Toronto Press, pp. 55-70.

Walsh, James P. (2011). Quantifying citizens: neoliberal restructuring and immigrant selection in Canada and Australia, Citizenship Studies, vol. 15, nº 6-7, pp. 861-879.

Westhead, Rick (2013). Canada Drops in UN Refugee Ranking , The Toronto Star, 22 mars, en ligne: http://www.thestar.com/news/the_world_daily/2013/03/canada-drops-in-un-refugee-rankings- with-new-visa-program-for-czechs.html.

Winter, Elke (2014a). Becoming Canadian. Making Sense of Recent Changes to Citizenship Rules, IRPP Study, nº 44, 24 pages.

Winter, Elke (2014b). (Im)possible citizens : Canada’s 'citizenship bonanza' and its boundaries, Citizenship Studies, vol. 18, nº 1, pp. 46-62

Zambelli, Pia (2014). The Conservative War on Refugees, Embassy, 5 mars, en ligne: http:// www.embassynews.ca/opinion/2014/03/05/the-conservative-war-on-refugees/45224.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 38

NOTES

1. Sur la notion de régime de citoyenneté, voir aussi J. Jenson 2007, p. 28. 2. Le processus de détermination du statut de réfugié a récemment été modifié en profondeur par les projets de loi C11 en 2010 et C31 en 2012. Modifiant la Loi sur la protection des réfugiés, la loi adoptée en 2012 présente un intitulé des plus révélateurs : Loi visant à protéger le système d’immigration canadien 3. Le recours judiciaire devant la cour fédérale est toutefois toujours possible. Les individus venant d’un « pays d’origine désigné » ne peuvent présenter une demande d’examen des risques avant renvoi avant 36 mois, ce qui constitue une extension de 24 mois par rapport à la procédure ultérieure. 4. Au Québec, la refonte républicaine-conservatrice du nationalisme rejette le multiculturalisme au nom d’une variante républicaine de la critique des « intérêts spécifiques » qui s’opposeraient à ceux de la majorité ethnique. Sous le mandat de Pauline Marois, le Parti Québécois promeut notamment la réduction de l’immigration, un enseignement nationaliste de l’histoire et l’interdiction du port de signes religieux dits ostentatoires par les employés de la fonction publique.

RÉSUMÉS

Une importante littérature scientifique a cherché à conceptualiser la convergence de mesures et pratiques néolibérales, anti-immigrations, xénophobes et populistes que la Crise de 2008 aurait favorisées selon les uns ou accélérées selon les autres. Cet article analyse les récents changements apportés au régime de citoyenneté canadien en les comparants aux influences néolibérales et néoconservatrices en Europe. Les auteurs défendent que sans renier explicitement son orientation pluraliste, le Parti Conservateur du Canada (PCC), davantage que la Crise de 2008, a élaboré depuis 2006 les pans d’un régime de citoyenneté ayant d’importantes composantes néolibérales et néoconservatrices qui arrime l’immigration aux besoins à court terme du marché de l’emploi. En dépit de plusieurs similarités avec les trajectoires européennes, le PCC compose, entre autres, avec des facteurs structurels liés au système électoral et à la démographie canadienne, de même qu’avec une opinion publique qui, contrairement à l’Europe, est optimiste quant à l’apport économique de l’immigration.

A vast range of recent academic scholarships seek to theorize the recent convergence of neoliberal, anti-immigration, xenophobic and populist measures and practices since the Crisis of 2008. This paper analyses recent changes to the Canadian citizenship regime and it compares this changes to neoliberal and neoconservative trends in Europe. The authors argue that although it did not explicitly renounce its pluralistic orientation, the Canadian Conservative Party had already started its neoliberal and neoconservative reorientation of the Citizenship in Canada prior to the Crisis of 2008. Despite several similarities with European trajectories, the Conservative Party needs to deal with structural factors that are specific to the Canadian context: the electoral system; demographic trends; and a public opinion which, unlike in Europe, remains optimistic with regards to the economic contribution of immigration.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 39

INDEX

Mots-clés : Canada, citoyenneté, immigration, nationalisme, néoconservatisme, néolibéralisme, Québec, réfugié, xénophobie Keywords : Canada, Citizenship, Immigration, Nationalism, Neoconservatism, Neoliberalism, , Refugee, Xenophobia

AUTEURS

FRÉDÉRICK GUILLAUME DUFOUR Professeur au département de sociologie, UQAM [email protected]

MATHIEU FORCIER Doctorant au département de sociologie, Université de Montréal [email protected]

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 40

La monnaie à l’épreuve de la crise financière mondiale et ses enjeux pour la citoyenneté sociale

Virgile Perret

Introduction

1 La monnaie1 touche à des enjeux techniques et complexes, aux conséquences diffuses et difficiles à comprendre, ce qui tend généralement à maintenir cette sphère à l’écart du débat public et lui donne parfois l’apparence de s’abstraire de la vie démocratique et sociale. Or, la crise financière mondiale et ses conséquences sociales suggèrent au contraire que la monnaie exerce une puissante influence sur la vie des citoyens ordinaires. Dans cet article, nous proposons une réflexion sur la monnaie à travers la crise financière mondiale et ses enjeux pour la citoyenneté sociale, en accordant une attention particulière à la transition qui s’est opérée entre un traitement initial keynésien de la crise et une approche fondée sur des politiques d’austérité. Quel a été l’impact de la crise financière mondiale sur les droits sociaux des citoyens ? Que révèle la crise sur la nature de la monnaie et ses rapports à la citoyenneté sociale ? Et comment interpréter les politiques d’austérité préconisées dans le cadre de la crise du point de vue de la conception de la citoyenneté sociale ? Pour répondre à ces questions, nous adoptons une approche qui s’inscrit dans le prolongement des analyses hétérodoxes2 de la monnaie qui considèrent cette dernière non pas comme un simple intermédiaire des échanges, mais comme une médiation sociale3 contribuant à définir les rapports entre les individus dans les sociétés contemporaines. Dans cette perspective, les crises financières apparaissent comme des périodes particulières qui révèlent les enjeux politiques et sociaux sous- jacents au fonctionnement de la sphère monétaire et financière.

2 La crise financière de 2008 a été largement attribuée au comportement « irresponsable » et « prédateur » des banques et d’autres institutions financières. Dans ce contexte, le débat public s’est logiquement concentré sur les moyens de réformer le système financier et de préserver l’emploi. Les gouvernements ont mis en œuvre des politiques

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 41

keynésiennes de baisse des taux d’intérêt, d’aide et de prêts massifs aux institutions financières et de soutien à la production et à l’emploi par des déficits budgétaires. Mais depuis 2010, la crise financière a été redéfinie comme « une crise des dettes souveraines » et sa gestion a connu un « tournant vers l’austérité », présenté comme une « nécessité économique ». De ce point de vue, les droits sociaux des citoyens n’apparaissent plus comme des droits fondamentaux intangibles, mais comme des instruments de régulation conjoncturelle, susceptibles d’être aisément diminués ou remis en question en période de crise financière. Or, l’austérité n’est pas une nécessité économique, mais une stratégie politique qui aboutit au transfert des coûts sociaux de la crise financière aux citoyens- contribuables, tout en écartant de l’agenda les réformes structurelles qui pourraient menacer à long terme les intérêts des élites économiques participant à la financiarisation de l’économie. Dans ce contexte, nous montrons que la remise en question des droits sociaux n’est pas nécessairement une conséquence seulement temporaire de la crise, car elle est convergente avec les conceptions de forces politiques et économiques qui voient dans la crise une « occasion » de discréditer l’État social et de promouvoir un modèle néolibéral de citoyenneté sociale.

3 Ainsi, notre réflexion place au cœur des enjeux de la crise financière la question, souvent ignorée par les économistes, de la citoyenneté sociale qui s’est développée avec l’émergence de l’État social après la Seconde Guerre mondiale et la généralisation du rapport salarial. La notion de citoyenneté sociale renvoie à un éventail de droits sociaux (droit aux soins, droit aux allocations de chômage et aux allocations familiales, droit à la retraite) qui sont reconnus à l’ensemble des membres de la collectivité nationale, et non plus à une catégorie spécifique (Hassenteufel, 1996, p. 138). Elle se concrétise à travers le statut salarial qui permet la socialisation des risques, c’est-à-dire la prise en charge collective de risques liés au travail (accidents, chômage) et à la vie de manière générale (maladie, vieillesse, invalidité) sous la forme de l’assurance. En effet, le salariat crée « une forme de citoyenneté ancrée dans l’activité productive », car il donne droit à des prestations sociales qui en rémunérant du non-travail, fondent la « citoyenneté sociale du salarié » (Eymard-Duvernay, 2007, pp. 119-121). Ainsi, dans la « société salariale » qui se développe après la Seconde Guerre mondiale, la majorité des individus sont couverts par des systèmes de protection sociale construits à partir du travail et accèdent ainsi à la citoyenneté sociale (Didry, Friot, Castel, 2001). Or, la crise financière mondiale de 2008 non seulement ébranle les droits sociaux des citoyens-salariés, mais elle propose en outre une reconfiguration de la citoyenneté sociale mieux adaptée au contexte de la financiarisation de l’économie.

4 Nous examinons cette problématique dans trois sections. Dans un premier temps, nous analysons la gestion politique de la crise, en particulier la transition entre un traitement initial keynésien et une approche fondée sur des politiques d’austérité, tout en soulignant ses implications sur les droits sociaux. Dans un deuxième temps, nous montrons que cette gestion politique de la crise révèle l’existence d’une relation entre la monnaie et la citoyenneté sociale qui permet de combler une lacune dans les analyses hétérodoxes de la monnaie qui soulignent ses rapports à l’ordre social, mais n’intègrent pas le point de vue du citoyen. Finalement, nous montrons que l’analyse de cette relation permet de resituer les récentes politiques d’austérité dans le contexte plus large de la globalisation financière et de montrer qu’elles sont convergentes avec un discours de promotion d’un modèle néolibéral de citoyenneté sociale impliquant un déplacement de la responsabilité collective des risques sociaux dans le domaine de la responsabilité individuelle. Précisons

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 42

que notre analyse ne concerne pas l’ensemble des États qui n’ont pas été affectés de la même manière par la crise financière, mais elle s’applique principalement aux États de l’OCDE et en particulier aux États membres de la zone euro qui ont mis en œuvre des politiques d’austérité avec le plus de virulence.

Du keynésianisme à l’austérité : la gestion politique de la crise et ses conséquences sur les droits sociaux

5 La crise financière mondiale qui a éclaté en 2007 a été la plus grave depuis la Grande Dépression des années 1930. Certaines des institutions financières les plus connues dans le monde se sont effondrées ou ont été nationalisées tandis que d'autres ont survécu uniquement grâce au soutien des États. La crise a conduit à un effondrement du commerce international plus sévère que tout autre depuis les années 1930 et un ralentissement économique plus profond qui a impliqué toutes les régions du monde (Helleiner, 2011, p. 68). Si elle s’est développée à partir de l’éclatement de la bulle immobilière américaine en mars 2007, la crise des subprimes a des causes complexes liées à des facteurs institutionnels, structurels et politiques qui conjuguent un grand nombre des problèmes déjà diagnostiqués dans les crises précédentes au cours des années 2000. Elle se distingue néanmoins par une caractéristique spécifique qui réside dans la croyance partagée par la majorité des acteurs et experts financiers en les capacités d’une nouvelle technique – la titrisation – à gérer les risques et à améliorer l’allocation du capital (Boyer, 2009).

6 Au cours des mois qui ont suivi la chute de Lehman Brothers en septembre 2008, pratiquement tous les gouvernements étaient d’accord sur l’idée qu’il fallait enrayer l’effondrement de la dépense privée et utiliser des mesures budgétaires et monétaires expansionnistes (plus de dépenses, moins d’impôts et une importante émission de monnaie) afin de limiter l’impact de la crise. Ils montraient en cela qu’ils avaient retenu les leçons de la crise de 1929 dont les conséquences ont souligné la nécessité d’agir rapidement et massivement contre les risques de récession et de déflation qui accompagnent les crises financières, notamment à travers l’usage de politiques économiques contra-cycliques (Ben Hammouda et Sadni Jallab, 2008, p. 83). Ainsi, malgré la prégnance du néolibéralisme4 et l’hostilité à la pensée keynésienne aux États-Unis et en Europe, les gouvernements et les banques centrales ont adopté des politiques de soutien à l’économie basées sur trois leviers principaux : la baisse des taux d’intérêt ; l’aide massive aux institutions financières sous la forme de prêts ; et le soutien à la production et l’emploi par les déficits budgétaires (Duménil et Lévy, 2012, p. 31). En termes de politique monétaire, les banques centrales de nombreux États ont en effet réduit les taux d’intérêt à des niveaux historiquement bas et mis en oeuvre une stratégie d’« assouplissement quantitatif »5 (« quantitative easing »). Concernant les institutions financières, les autorités publiques ont mis en œuvre des politiques de soutien (recapitalisation, sauvetage d’actifs) de certains établissements financiers afin d’endiguer le risque d’une faillite générale du système6. Divers plans de relance budgétaire ont aussi été introduits dans la plupart des États européens et aux États-Unis, mais aussi en Chine, au Japon et en Corée. En outre, le FMI a introduit des instruments de crédit plus souples, triplant ses ressources de prêts à 750 milliards de dollars. Ces mesures témoignent de la mise en oeuvre d’une forme de « keynésianisme d’urgence » (Burnham, 2011, p. 498) contrastant avec le credo néolibéral défendu dans le cadre du « Consensus de Washington » depuis les années 1980. En Europe,

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 43

elles ont poussé les gouvernements à enfreindre les règles du Pacte de Stabilité fixant la limite des déficits publics à 3 %. De manière générale, elles ont été relativement efficaces, quoiqu’insuffisantes, au cours de cette première phase de la crise, car le PIB a commencé à remonter après avoir atteint son niveau le plus bas au premier trimestre 2009 (Duménil et Lévy, 2012, p. 31).

7 Cependant, à partir de la deuxième moitié de 2009, le soutien à l’intervention publique a commencé à changer de forme. Les grandes banques d’investissement se sont remises relativement rapidement de la crise et les marchés du crédit ont commencé à fonctionner à nouveau. Mais parallèlement les dettes publiques des États n’ont cessé d’augmenter sous l’effet du mécanisme de la socialisation des pertes qui transforme des dettes privées en dettes publiques et font donc mécaniquement augmenter les dettes des États. Les mesures de renflouement des institutions financières adoptées au cours de la première phase de la crise entre 2007 et 2009 ont conduit à une augmentation des dettes publiques des États-Unis, du Royaume-Uni et des États de la zone euro de l’ordre de 20 % à 40 % du PIB (Blackburn, 2011, p. 33). En Irlande, le sauvetage par l’État des banques irlandaises qui avaient alimenté une énorme bulle de crédits immobiliers a fait passer la dette publique de 25 % en 2007 à 110 % fin 2011 (Merler et Ferry, 2012). Dans ce contexte, les investisseurs et les agences de notation ont commencé à s’inquiéter du niveau beaucoup plus élevé et toujours croissant des dettes publiques. Le 27 avril 2010, l’agence Standard & Poor’s annonçait avoir rétrogradé la note souveraine de la Grèce en catégorie spéculative en raison de ses inquiétudes sur sa capacité à mettre en œuvre les réformes nécessaires pour réduire la dette publique. Elle a abaissé la note à long terme de l’État grec de trois échelons, à BB+, la note la plus élevée de la catégorie spéculative dans son échelle de notation. Aussitôt après cette annonce, le Premier ministre Papaconstantinou annonçait que l’État grec ne pouvait plus emprunter sur les marchés (Le Monde, 2010).

8 Alors que les gouvernements espéraient se libérer du carcan des restrictions budgétaires, ils se sont ainsi rapidement retrouvés à nouveau sous la pression des marchés financiers. La crise grecque a eu pour effet de relancer la spéculation financière dans la zone euro tout en divisant les États membres sur l’approche à adopter, ce qui a fait ressortir l’intransigeance de l’Allemagne sur la nécessité de respecter la clause de non solidarité (art. 125 Traité de Lisbonne) et d’adopter une approche fondée sur l’austérité budgétaire. L’intransigeance allemande était d’autant plus forte que la Grèce a été perçue et présentée dans les médias comme la seule responsable de ses problèmes (falsification des comptes lors de son entrée dans la zone euro, sous-estimation du déficit budgétaire et système fiscal défaillant). Ce contexte a créé un climat favorable à l’émergence d’un discours qui stigmatise le « laxisme budgétaire », considérant paradoxalement l’augmentation des dettes souveraines comme le facteur à l’origine de la crise (alors qu’elle n’en est généralement que la conséquence logique) tout en occultant ses causes structurelles (Mahnkopf, 2012, p. 473).

9 Au cours de l’année 2010, la gestion politique de la crise a connu un véritable « tournant vers l’austérité », préconisé par un ensemble d’acteurs politiques et économiques estimant que le moment des restrictions était arrivé, alors même qu’il n’y avait pas encore de signe crédible de rétablissement. En effet, « Une fois que le pic de la récente crise est passé, les néolibéraux ont lancé une campagne de propagande massive afin de renforcer leur affirmation selon laquelle les déficits budgétaires sont mauvais et devraient être évités. » (Mitchell, 2011)7. Ainsi, dès le printemps 2010, l’OCDE, dans son rapport sur les perspectives économiques, conseillait au gouvernement américain de

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 44

réduire son déficit budgétaire et à la Réserve fédérale de relever les taux d’intérêt à court terme avant la fin de l’année. Mais comme le souligne Paul Krugman, « Par bonheur, les autorités américaines n’ont pas suivi ce conseil », à la différence de nombreux États européens (Krugman, 2012). Ce changement de cap a été promu par d’autres partisans de l’austérité comme la Banque centrale européenne (BCE), la Banque des règlements internationaux, mais aussi par les partis conservateurs aux États-Unis et au Royaume-Uni, d’éminents économistes de Chicago (par ex. Raghuram Rajan) et des voix influentes du monde des affaires (comme Bill Gross, de Pimco) (Krugman, 2012). Dans ce contexte, la perception de la crise dans le débat public s’est transformée, dans le sens où « Ce qui a débuté comme un problème de croissance insoutenable de la dette privée, entraînée par un secteur financier hors de contrôle aidé et encouragé par les politiques de dérégulation, s’est mystérieusement transformée en une crise supposée de la dette souveraine. » (Mitchell, 2011). Plus précisément, le débat public a connu une évolution en trois temps, construit au départ sur la base d’un « discours sur la crise financière globale », redéfini ensuite par un « discours sur la crise des dettes souveraines », puis finalement transformé par un « discours sur l’austérité et les coupes budgétaires » (Burnham, 2011, p. 493).

10 Un nouveau consensus entre les élites politiques a émergé, considérant que les déficits européens étaient dus aux dépenses excessives de l’État plutôt qu’à l’intervention des gouvernements pour soutenir le secteur privé et sauver les économies d’une spirale dépressive. Ce diagnostic a contribué à légitimer l’adoption de politiques d’austérité dans la plupart des pays de l’OCDE, mais avec des variations importantes dans l’intensité et les rythmes de mise en œuvre (OCDE, 2012). Elles ont été adoptées rapidement et avec beaucoup d’intensité par les gouvernements des États membres de l’Union européenne8. Selon les estimations, les programmes d’austérité adoptés au sein de l’Union européenne en réaction à la crise s’élèveront (entre 2009 et 2015) au minimum à 500 milliards d’euros d’économie en dépenses publiques. Les programmes les plus sévères sont ceux des États qui ont sollicité l’aide extérieure de l’UE ou du FMI (Hongrie, Lettonie, Grèce, Irlande, Roumanie) ou qui ont passé près d’un défaut de paiement (Portugal, Espagne). En moyenne, ces mesures représentent environ 0.9 % du PIB annuel de l’UE entre 2011 et 2012. La répartition des mesures entre les réductions des dépenses et les hausses d'impôts penche largement en faveur des premières. La protection sociale et l'administration publique prédominent parmi les domaines ciblés par les gouvernements pour la réduction des dépenses. Les retraités, les employés du secteur public et les bénéficiaires de prestations sociales (chômage, aide sociale, allocations familiales) sont parmi les groupes sociaux les plus sévèrement touchés par ces mesures (Thedoropoulou et Watt, 2011). De manière générale, ces réformes ont conduit à la réduction ou la suppression de politiques conditionnant un large éventail de droits sociaux des citoyens, en particulier dans les domaines de la santé, du chômage et des retraites, mais aussi des droits au logement, à l’éducation et du droit à s’organiser en syndicat (O’Connell, 2012). En outre, elles ont poussé à une réduction de la norme salariale en introduisant une flexibilisation du temps de travail et un affaiblissement de la protection contre les licenciements et du régime de négociation salariale. De telles réformes ont conduit à une explosion des inégalités dans la plupart des pays concernés et contribuent à miner les valeurs européennes d’intégration, de développement dans le progrès et de promotion des droits fondamentaux (Schömann, 2013, p. 20). Ainsi, la crise a fait l’objet d’une gestion politique qui a abouti au report de ses coûts les plus importants, non pas sur les institutions financières qui en sont à l’origine, mais sur la grande majorité des citoyens-contribuables et des salariés.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 45

11 Cette évolution montre qu’en période de crise financière les droits sociaux des citoyens ne sont plus considérés comme des droits fondamentaux intangibles, mais comme des instruments de régulation conjoncturelle pouvant être aisément réduits ou remis en question (Saiz, 2009, p. 280). En outre, elle souligne le caractère problématique du discours sur la « nécessité » de l’austérité, non seulement parce qu’il est contesté sur le terrain même de l’analyse économique, mais aussi parce qu’il est convergent avec les objectifs politiques d’une grande partie des élites dirigeantes qui peuvent être tentées d’instrumentaliser la crise pour mettre en œuvre des réformes néolibérales touchant à l’État et aux rapports entre les groupes socioéconomiques (Radice, 2011, p. 94). Rappelons que l’austérité ne s’impose jamais comme une nécessité économique « objective », car « L’austérité n’est ni souhaitable ni condamnable en soi, son bien-fondé dépend du contexte. » (Aglietta, 2012, p. 78). À la différence des politiques contra-cycliques qui paraissent souvent contre-intuitives, les politiques d’austérité semblent s’imposer avec la force de l’évidence, car les hommes politiques et les journalistes aiment propager l’idée selon laquelle il faut gérer l’État en bon père de famille et donc se serrer la ceinture quand les temps sont durs. Or, cette comparaison est erronée, car l’État a une durée de vie illimitée et n’est donc jamais tenu de rembourser sa dette, mais il doit seulement être en mesure d’assurer le service de ses intérêts9. Dans le contexte de la récente crise financière, les politiques d’austérité ont été vivement critiquées pour leur radicalité excessive, leur inefficacité et même pour avoir aggravé la situation en asphyxiant les économies européennes10. Le problème est que lorsque les gouvernements réduisent les dépenses ou augmentent la fiscalité afin de consacrer ces ressources à la réduction du poids de la dette, ils courent le risque de ralentir l’économie tout en augmentant certaines dépenses induites notamment par la hausse du chômage (Delong et Summers, 2012). Il faut souligner que certains partisans de l’austérité ont partiellement admis l’échec de leurs politiques, à l’instar du FMI qui a reconnu dans un rapport du 3 janvier 2013 les effets économiques défavorables de l’austérité et qui a publié ce qui peut être considéré comme un mea culpa (IMF, 2013 ; voir aussi Krugman, 2013). Dans la section suivante, nous montrons que les conséquences de la crise financière sur les droits sociaux révèlent l’existence d’une relation entre la monnaie et la citoyenneté sociale qui permet de combler une lacune dans les analyses hétérodoxes de la monnaie.

Monnaie et citoyenneté : un clivage à dépasser en économie politique internationale

12 La monnaie est un phénomène complexe et multidimensionnel qui fait l’objet d’une vaste littérature et alimente non seulement des débats théoriques denses au sein de la science économique, mais aussi un large éventail de travaux issus d’autres champs disciplinaires (sociologie, science politique, histoire). Le point de départ de l’analyse économique de la monnaie est la « fable du troc » qui attribue la naissance de la monnaie à la nécessité de surmonter les difficultés liées au troc (en particulier le problème de l’absence de double coïncidence des besoins) (Servet, 2001, p. 16). À partir de cette déduction du « besoin » de la monnaie, l’analyse économique infère les fonctions qu’elle remplit dans l’économie en tant qu’unité de compte (ou étalon de valeur), intermédiaire des échanges (ou instrument de paiement) et réserve de valeur (ou moyen de thésaurisation). La monnaie est ainsi comprise à partir d’une axiomatique marchande, ses fonctions et son origine étant définies par le fonctionnement du marché. Par contraste, les théoriciens hétérodoxes

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 46

dans le sillage de J.-M. Keynes, ainsi que les sociologues (notamment Georg Simmel) et les historiens ont contribué à révéler la complexité de la monnaie au-delà de ses fonctions économiques. En particulier, le programme de recherche régulationniste propose une réflexion pluridisciplinaire qui examine les rapports de la monnaie à l’ordre social à travers les notions de violence sociale, de confiance, de légitimité et de souveraineté (Aglietta et Orléan, 1982, Aglietta et Orléan, 1998, Aglietta et Orléan, 2002, Théret, 2007). Toutefois, si de nombreux auteurs (en particulier hétérodoxes) ont examiné la monnaie dans ses rapports à l’ordre social, leurs études n’accordent qu’une importance très marginale au citoyen11.

13 Dans les sections suivantes, nous proposons une approche d’économie politique internationale (EPI) afin de comprendre les mécanismes complexes qui relient la monnaie et les droits sociaux à l’ère de la globalisation des marchés financiers. À la différence des économistes hétérodoxes qui élargissent la notion de monnaie au rapport social fondamental de la « dette », notre approche renvoie à une définition plus classique et restrictive de la monnaie. À l’ère de la globalisation financière, ce n’est pas le générique « monnaie » qui nous semble le plus pertinent, mais le registre plus « appliqué » du système monétaire et financier international. Le rôle de la monnaie s’est en effet considérablement transformé avec le développement du crédit et l’internationalisation des marchés financiers qui exercent une influence croissante sur la souveraineté des États et leur régime de citoyenneté. Cette perspective s’inscrit dans le sillage des travaux les plus novateurs en EPI qui « […] ne différencient pas le domestique de l’international, mais les traitent comme des dimensions d’une théorie holistique du changement » (Palan, 1998, p. 63).

14 Dans le capitalisme moderne, l’influence de la monnaie sur la citoyenneté transite en grande partie à travers le système monétaire international (SMI) dont l’articulation aux marchés financiers conditionne l’autonomie macroéconomique des États (notamment la politique monétaire) et leurs capacités de protection sociale. Un SMI doit remplir essentiellement trois fonctions que la concurrence des monnaies ne permet pas de résoudre spontanément : la convertibilité qui établit l’unité de compte internationale ; la sélection d’une devise-clé qui fournit une monnaie véhiculaire ; la stabilité de la valeur relative des monnaies dont dépend la liquidité, c’est-à-dire la confiance dans le pouvoir d’achat international des monnaies. À ces trois fonctions correspondent trois principes d’organisation : le degré de rigueur des règles de change (flexibles ou fixes) ; le degré de mobilité des capitaux ; et le degré de co-responsabilité des politiques. La combinaison de ces trois principes d’organisation détermine le régime monétaire choisi par un État. Cependant, toutes les combinaisons ne sont pas compatibles. En effet, selon le « triangle d’incompatibilité » de Mundell, un pays ne peut avoir au maximum que deux des trois attributs que sont l’ouverture financière, des taux de change fixes et l’indépendance monétaire (Aglietta, 2002).

15 Du point de vue de notre problématique, le « triangle d’incompatibilité » de Mundell montre que l’institutionnalisation du SMI n’est pas sans incidence sur la sphère domestique des États. Il permet de comprendre que les caractéristiques du SMI en matière de régime de change et d’ouverture à la mobilité du capital conditionnent conjointement l’autonomie macroéconomique des États. Historiquement, il décrit le dilemme rencontré par les gouvernements face à l’augmentation de la mobilité du capital dans les années 60 qui exerçait une pression croissante sur les deux objectifs définis comme prioritaires à Bretton Woods (1944) : l’autonomie monétaire et la fixité des changes. Le problème

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 47

fondamental est que si un État souhaite maintenir son taux de change fixé dans un contexte de mobilité internationale du capital, il est contraint d’utiliser la politique monétaire nationale pour maintenir la parité du taux de change et ne peut par conséquent plus l’utiliser directement pour d’autres objectifs internes : il renonce ainsi à son autonomie monétaire. Par conséquent, si un gouvernement souhaite conserver son indépendance monétaire, il a deux possibilités : limiter la mobilité du capital tout en conservant la fixité des taux de change ; ou sacrifier la fixité des taux de change tout en permettant la mobilité internationale du capital. Face à ce dilemme, de nombreux économistes affirmaient que, plutôt que de préserver l’autonomie monétaire par la limitation de la mobilité internationale du capital, il valait mieux la préserver par la renonciation à la fixité des changes. En théorie (flottement pur), la détermination des taux de change par le marché, c’est-à-dire par le libre jeu des offres et des demandes de monnaies, doit en effet permettre de récupérer un degré considérable d’autonomie politique par rapport aux pressions du marché existant sous le système de changes fixes, tout en offrant un cadre favorable au développement de la mobilité du capital (Bassoni et Beitone, 1989, p. 128).

16 Cependant, les études empiriques montrent que les capacités d’isolation du système des taux de change flottants diminuent avec l’accroissement de l’intégration financière internationale. Par conséquent, ce système a été accusé d’avoir au contraire renforcé l’interdépendance économique internationale : en multipliant les opportunités d’arbitrage et de spéculation sur les devises, le libre jeu du taux de change a induit des mouvements de capitaux courts qui parasitent les politiques monétaires nationales et en réduisent l’efficacité. En outre, la poursuite de l’intégration financière a conduit de nombreux analystes à considérer que la mobilité du capital s’est constituée désormais en « structure internationale » qui rend l’autonomie macroéconomique des États plus coûteuse : toute tentative de la part d’un État de poursuivre une politique monétaire indépendante s’expose tôt ou tard à un déséquilibre considérable de la balance des paiements susceptible de provoquer des flux de capitaux spéculatifs, générateurs d’instabilité12. Ainsi, comme le souligne Robert Boyer, « les politiques économiques nationales, qui devaient être libérées de la contrainte extérieure, y sont au contraire soumises à travers un contrôle quasiment quotidien des marchés financiers, maîtres de la formation des taux de change, et même de certaines orientations stratégiques des gouvernements. » (Boyer, 1999, p. 55).

17 Mais au-delà de l’autonomie macroéconomique, l’institutionnalisation du SMI exerce une influence plus fondamentale sur les relations de pouvoir entre les États et les acteurs économiques. Les études les plus pertinentes de ce phénomène sont celles qui ont été élaborées dans le cadre des approches hétérodoxes en EPI qui montrent que l’émergence d’un environnement financier ouvert et libéralisé tend à favoriser l’essor des acteurs économiques et l’émergence concomitante de nouvelles formes d’autorité privée à l’échelle internationale (Cutler, Haufler, Porter, 1999, Ronit et Schneider, 2000, Sinclair et Thomas, 2001, Sinclair, 2005, Sassen, 2006). Susan Strange a souligné le rôle des forces sociales informelles, transnationales et privées dans le processus de « diffusion » de l’autorité des États vers d’autres institutions (1996a, p. 4). Elle décrit cette transformation de l’exercice du pouvoir avec un concept particulièrement fécond, celui de « pouvoir structurel ». Par opposition au « pouvoir relationnel », qui décrit l’exercice de pouvoir d’un État A sur un État B, le concept de « pouvoir structurel » traduit la capacité des États ou des acteurs non étatiques à influencer, dans le cadre mondial, des structures plus

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 48

larges qui leur permettent de faire prévaloir leurs préférences sur celles des autres (Strange, 1996b, p. 17). L’acquisition de pouvoir structurel par les acteurs financiers privés affecte la capacité des gouvernements à assurer la protection sociale de leurs citoyens à travers son influence sur deux types de relations de pouvoir : les relations entre les États et les acteurs économiques ; et parmi les acteurs économiques, les relations entre les différentes catégories d’intermédiaires financiers.

18 Historiquement, l’interaction entre le pouvoir structurel des acteurs financiers et les capacités de protection sociale des États s’est considérablement transformée entre l’après-Seconde Guerre mondiale et l’essor de la globalisation financière depuis les années 1970. Conçu à partir des leçons tirées de l’entre-deux-guerres et sous l’influence des idées de Keynes, le SMI issu des accords de Bretton Woods (1944) limitait la mobilité du capital par des mesures de contrôle des capitaux qui créaient un « espace de protection » de la sphère domestique contre la pression des marchés financiers et permettaient à l’État d’accroître son autonomie macroéconomique. En particulier, la politique monétaire pouvait être activée en fonction d'aspirations démocratiques internes, comme la croissance et le plein emploi, et les dépenses sociales de l’État pouvaient être financées par la fiscalité ou l’emprunt, sans crainte de flux spéculatifs déstabilisateurs. Du côté de l’intermédiation financière, les systèmes financiers nationaux étaient organisés en fonction d’une structure administrée conférant un rôle prépondérant aux banques et une emprise des banques centrales sur l’offre de monnaie à travers la manipulation du taux d’intérêt directeur. Les banques opéraient ainsi en tant qu’instances de médiation entre l’État et les marchés à travers leurs fonctions de contrôle des risques et de gestion des incertitudes inhérentes au fonctionnement du système financier. Autrement dit, un dispositif de réglementations publiques et restrictives du secteur financier a créé les conditions favorables à l’émergence d’une nouvelle forme de souveraineté qui s’est développée sur l’héritage de la Révolution française et qui a abouti à la création de l’État social et l’octroi de nouveaux droits sociaux (Perret, 2012). Pour reprendre la distinction entre les logiques de contrat et de statut utilisée par Polanyi dans son étude des pratiques monétaires dans les sociétés anciennes et modernes, on peut dire que dans le contexte de l’État social, la monnaie s’associe à une logique de statut13 qui fixe les droits et les obligations des individus en fonction d’un nouveau pacte social structuré autour d’un principe de solidarité (Polanyi, 1983, p. 84).

19 Par contraste, la globalisation financière a renforcé le pouvoir structurel d’un large éventail d’acteurs financiers privés dont les activités exercent des pressions sur les États en faveur de politiques de réduction des déficits budgétaires à travers des coupes dans les dépenses publiques et en particulier dans le domaine de la protection sociale. Dans ce contexte, la monnaie n’est plus mise au service d’un principe de « protection » de l’État social contre les pressions financières extérieures, mais elle contribue au contraire à l’ouverture de la sphère domestique des États aux flux de capitaux transnationaux et à la création d’un climat favorable à l’investissement. Il faut préciser que les États ont joué un rôle important dans cette dynamique, car le processus de libéralisation financière, s’il n’est pas le résultat d’une conférence intergouvernementale comme celle de Bretton Woods, est néanmoins le fruit des stratégies unilatérales des États les plus puissants (en particulier les États-Unis et le Royaume-Uni) qui, par surenchère et effets d’engrenage, ont fait converger l’économie internationale vers l’ouverture financière (Helleiner, 1994, p. 12). Par ailleurs, une partie des transferts d’autorité aux acteurs économiques privés interviennent par le biais d’une délégation de pouvoir explicite de la part des États à ces

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 49

acteurs dans le cadre formel et institutionnel de régimes de coopération régulant la finance globale (Cutler, Haufler, Porter, 1999, p. 5). Cette logique politique ne doit pas être sous-estimée, mais elle ne doit pas non plus conduire à éluder les pressions financières transnationales qui s’exercent en retour sur les États et qui n’ont cessé de se renforcer dans les phases récentes de la globalisation financière14. Depuis les années 1980, les politiques de libéralisation et de dérégulation ont en effet conduit paradoxalement à l’érosion des capacités régulatrices des gouvernements et à l’essor concomitant de toute une série d’acteurs privés15 qui exercent indirectement des pressions structurelles accrues sur les droits sociaux (Cerny, 2000, pp. 60-61).

20 Parmi ces acteurs, le rôle des investisseurs institutionnels et des agences de notation est particulièrement révélateur de la nature du pouvoir financier et de son impact potentiel sur les droits sociaux. Le développement de la gestion collective et la prise de pouvoir des investisseurs institutionnels ont conduit à l’émergence de nouvelles normes de rentabilité financière (la norme de la valeur actionnariale) dans la gestion des entreprises qui ont accru l’insécurité de l’emploi et creusé les inégalités dans les statuts et les rémunérations entre les salariés les moins formés et les salariés privilégiés comme les cadres dirigeants (Montagne et Sauviat, 2001, Aglietta et Rebérioux, 2004). La reconfiguration de la gestion des entreprises autour de la création de valeurs a également incité de nombreux employeurs à fermer leurs régimes à prestations définies ou à les transformer en plans à cotisations définies, ce qui engendre un transfert de risques au détriment des salariés dont l’épargne est exposée à l’incertitude des marchés financiers, tout en renforçant les droits des actionnaires minoritaires à prélever une part accrue des bénéfices (Langley, 2004). Parallèlement, la montée en puissance des agences de notation a conduit à l’institutionnalisation d’une norme de solvabilité financière et d’un système de surveillance globale de la gestion macroéconomique des États qui tend à sanctionner les politiques budgétaires expansionnistes, les augmentations des dépenses sociales, de la pression fiscale et des charges sociales (Sinclair, 2005). Les agences surveillent en continu la solvabilité des États, n’hésitent pas à s’ingérer dans leurs politiques économiques et sociales internes, formulant des recommandations précises et détaillées sur la nature et le calendrier des réformes à entreprendre, et le cas échéant, sanctionnent les comportements et les choix politiques déviants à leurs préférences. Dans ce contexte, les politiques économiques et sociales nécessaires au maintien ou au développement des droits sociaux des citoyens sont plus difficiles à légitimer et à mettre en œuvre. Particulièrement en période de crise financière, le fort impact potentiel des agences sur les taux d’intérêt tend à exacerber la volatilité des marchés financiers, à favoriser la spéculation sur les dettes souveraines et à engendrer des cercles vicieux qui renforcent la probabilité d’un risque de défaut de paiement et poussent les États à accepter des plans d’aide souvent assortis de sévères politiques d’austérité. Ainsi, en dépit de discours et de pratiques hétérogènes, ces deux catégories d’intermédiaires financiers contribuent à une mise sous pression des droits sociaux des citoyens (Perret, 2012). Dans la section suivante, nous montrons que l’analyse des mécanismes qui relient la monnaie et la citoyenneté sociale permet de resituer les récentes politiques d’austérité dans le contexte plus large de la globalisation financière et de montrer qu’elles sont convergentes avec un discours de promotion d’un modèle néolibéral de citoyenneté sociale.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 50

La crise, une « opportunité » pour légitimer un discours néolibéral sur la transformation de la citoyenneté sociale ?

21 Si les crises financières sont généralement considérées comme des « risques » pour l’économie et la société, elles peuvent aussi être conçues comme des « opportunités » (Monbiot, 2010) permettant de légitimer de futures transformations sociales. De ce point de vue, nous examinons l’idée selon laquelle la récente crise financière constitue une opportunité pour légitimer un discours politique sur la nécessité d’une transformation de la citoyenneté sociale. Dans un premier temps, nous soulignons la convergence entre l’érosion des droits sociaux induite par les politiques d’austérité et le discours des institutions économiques internationales (Banque mondiale, FMI, OCDE, Commission européenne) sur l’adaptation de la citoyenneté sociale au contexte de la financiarisation de l’économie16. Dans un second temps, montrons que la crise financière n’a pas remis en question ce discours, mais elle a plutôt été une « opportunité » pour le réaffirmer.

Capitalisation des retraites et responsabilisation individuelle

22 La dynamique de la globalisation financière a libéré des pressions compétitives qui ont induit une redéfinition de l’action et de la forme de l’État avec l’émergence de l’« État concurrentiel » (Cerny, 2010). Dans sa phase de développement la plus récente, cette logique politique s’est traduite par l’émergence, au niveau international, d’un discours sur la transformation d’une dimension spécifique de la citoyenneté sociale qui touche aux retraites et mobilise étroitement les marchés financiers. Un consensus politique international s’est en effet formé depuis les années 1980 sur la nécessité de réformer les systèmes de retraite selon une approche néolibérale qui privilégie la réduction de l’intervention publique à des prestations minimales et le recours accru à la capitalisation de l’épargne retraite. Cette approche, d’abord prônée par la Banque mondiale, mais qui a ensuite fédéré d’autres organisations internationales (FMI, OCDE, Commission européenne), a trouvé un terrain d’application particulièrement fertile aux États-Unis et au Royaume-Uni qui ont activement développé la capitalisation dans la gestion des systèmes de retraites (Palier, 2010, pp. 60-70). On observe également une tendance dans les États européens à réformer leurs systèmes de retraite en privilégiant le système de retraite par capitalisation sur le système par répartition et à encourager la création de davantage de plans d’épargne retraite de 2e ou 3e pilier (Dixon, 2008, p. 250). En France, l’importation au sein de l’appareil public de normes comptables privées a permis de justifier un discours politique visant à délégitimer le système de retraite par répartition et à renforcer le système de retraite par capitalisation et plus largement à garantir la discipline budgétaire à long terme au détriment de la justice distributive au sein des catégories sociales (Le Lann et Lemoine, 2013).

23 Cette évolution induit un déplacement de la responsabilité collective des risques sociaux dans le domaine de la responsabilité individuelle. En indexant la protection sociale des risques liés à la vieillesse au fonctionnement des marchés financiers, le système de retraite par capitalisation affaiblit le principe de socialisation des risques qui est au cœur du rapport entre l’État social et la citoyenneté (sociale). Dans l’optique néolibérale, cet accroissement de l’exposition aux risques se justifie, en théorie, dans le cadre d’une

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 51

nouvelle conception de la citoyenneté qui valorise la responsabilisation individuelle et le recours à l’assurance privée plutôt qu’à l’assurance sociale (Shamir, 2008). La citoyenneté sociale n’est plus principalement construite en termes de solidarité et de « bien-être », mais elle s’articule à l’idée d’un « filet de sécurité » étatique qui valorise les capacités autorégulatrices des citoyens (Ericson, Barry, Doyle, 2000, p. 551). Ces derniers sont encouragés à se comporter en « sujets prudents et responsables » tout en étant simultanément exhortés à devenir des « preneurs de risques » actifs et entreprenants (O’Malley, 2000, p. 465). D’une part, les citoyens « passifs » et « dépendants » de l’État social sont incités à adopter une « autodiscipline financière » fondée sur la prudence et la prévoyance face à un avenir économique incertain (Knights, 1997, p. 224). D’autre part, ils sont invités à se comporter en investisseurs, c’est-à-dire en « preneurs de risque » actifs et responsables de leur propre « gouvernance économique » à travers la « capitalisation de leur existence » (Rose, 2005, p. 162). Cette incitation à la prise de risque est au coeur de la conception néolibérale de la globalisation qui tend à concevoir les gouvernements et les citoyens comme étant confrontés à des incertitudes qui ne peuvent être gérées que par l’initiative individuelle et la prise de risque (Amoore, 2004, p. 175).

Les politiques d’éducation financière

24 La valorisation de la capitalisation boursière comme technique de gestion du risque a été soutenue par les efforts de nombreux gouvernements et prestataires de services financiers qui ont encouragé, au cours des années 1990, les individus et les ménages à placer leur épargne sur les marchés financiers. Toutefois, selon l’OCDE, l’un des principaux obstacles à cet objectif est le « déficit d’éducation financière » (Froud, Leaver, Williams et Zhang, 2007). Par conséquent, les États membres et en particulier les États- Unis, le Royaume-Uni et l’Australie, ont réagi en développant des stratégies nationales d’éducation financière. De plus en plus d’acteurs politiques et économiques estiment que « l’éducation financière est un élément important de la citoyenneté » et « qu’il doit y avoir un accent beaucoup plus fort dans le système d’éducation dans son ensemble sur la compétence financière en tant que marqueur de la citoyenneté qui est aussi importante que beaucoup d’autres aptitudes enseignées » (Leyshon, Thrift, Pratt, 1998, p. 50)17. L’idée est que l’éducation financière constitue une technologie essentielle afin de faciliter le passage à la capitalisation des retraites et plus largement permettre aux citoyens d’assumer une plus grande part de responsabilité et de risque dans les décisions relatives à leur sécurité économique et sociale.

25 La question de l’éducation financière a reçu une reconnaissance internationale en 2005 grâce à l’OCDE qui a publié une étude importante intitulée « Pour une meilleure éducation financière. Enjeux et initiatives ». Préparer sa retraite est la première raison invoquée par l’OCDE afin de justifier le développement de l’éducation financière. Les raisons de cette importance de l’éducation financière pour la retraite sont clairement expliquées : « Les travailleurs vont être de plus en plus nombreux à recourir à des régimes de retraite à cotisations définies et à leur épargne personnelle pour financer leurs vieux jours, car les pouvoirs publics commencent à réviser en baisse les prestations des plans de sécurité sociale soutenus par l’État et le nombre d’employeurs proposant des régimes à prestations définies diminue. » (OCDE, 2005, p. 11). Cet extrait montre que l’éducation financière est conçue comme une technologie politique destinée à accompagner le passage des systèmes de retraite par répartition aux systèmes par capitalisation. Il est

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 52

bien précisé que cette évolution a pour conséquence un transfert de risques aux salariés : « Avec ce changement en effet, les prestations de retraite vont être de plus en plus financées par des placements sur les marchés financiers et vont donc être de plus en plus affectés par les mouvements des prix des actifs financiers. […] On peut craindre que les ménages n’aient pas conscience de ces risques et ne soient pas capables de les gérer. […] Il est donc impératif que les ménages soient sensibilisés au fait qu’ils assument de plus en plus de risques qui l’étaient auparavant par des investisseurs professionnels. Il va falloir leur apporter des informations, des conseils et une assistance pour les aider à gérer ces risques. » (Ibid, p. 28). Ainsi, l’éducation financière est censée permettre aux salariés d’assumer des risques qui l’étaient auparavant par des « investisseurs professionnels ». Cet argument souligne la responsabilité individuelle des salariés face à la préparation de leurs retraites et l’utilité du recours à l’éducation financière. Ce projet de transformation de la citoyenneté reflète plus largement une volonté politique d’adapter le comportement individuel des citoyens aux normes néolibérales en matière de protection sociale qui sous-tendent certaines réformes déjà entreprises dans les États de l’OCDE et préconisées de longue date par les institutions internationales. Il s’agit de sensibiliser les individus aux risques et aux nouvelles incertitudes de la globalisation financière et de les « éduquer » de façon à ce qu’ils soient capables d’assurer eux-mêmes leur sécurité économique et sociale et en particulier leur retraite par le biais de placements sur les marchés financiers.

26 La récente crise a-t-elle remis en cause ces deux types de réformes ou a-t-elle été au contraire une opportunité pour les encourager ? L’examen des tendances actuelles indique que la crise financière globale n’a pas permis de pousser plus loin les politiques de privatisation des retraites, du moins pas sous la même forme. La crise a plutôt révélé les problèmes de la privatisation des retraites dont les « coûts de transition » ont encore davantage accru les difficultés budgétaires des États et dont la foi en les capacités des marchés financiers à être plus efficients que l’État a été sévèrement ébranlée. En réalité, il y avait déjà un déclin de la privatisation des retraites avant la crise (depuis 2005) en raison de facteurs fiscaux et d’un changement de discours au sein des organisations internationales, en particulier au sein de la Banque mondiale. Ainsi, la crise n’a pas directement causé ce déclin, mais elle l’a aggravé. Cependant, cela ne signifie pas que le paradigme de la privatisation des retraites soit mort. La privatisation des retraites devrait se poursuivre, mais sous une forme différente qui met l’accent sur l’instauration de retraites minimales et l’application du principe de l’affiliation automatique par rapport à l’obligation de participer aux régimes d’épargne retraite (Orenstein, 2013, p. 276). Parallèlement, la crise a grandement contribué à promouvoir l’importance de l’éducation financière. Un rapport publié par l’OCDE en 2009 indique que dans les pays où les initiatives en matière d’éducation financière étaient déjà appliquées, les gouvernements ont renforcé leurs stratégies et adopté de nouvelles mesures afin de faire face aux conséquences de la crise. Dans les pays où l’éducation financière commençait à recevoir de l’attention de la part des gouvernements, la crise a eu pour effet de renforcer la prise de conscience de la nécessité de développer davantage de politiques à court et long terme (OECD, 2009, p. 9). En outre, la Commission européenne a publié une communication en décembre 2007 expliquant les avantages pour les individus et la société de l’éducation financière et a lancé quatre initiatives comprenant la création d’un réseau de praticiens et d’une base de données, le développement d’instruments en ligne pour les enseignants et le sponsoring d’initiatives pour les États membres (European Commission, 2011). Ainsi, la crise financière n’a pas conduit à une remise en question du discours des institutions

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 53

économiques internationales sur la réforme des retraites et l’éducation financière, mais elle a plutôt contribué à renforcer des tendances préexistantes.

Conclusion

27 Notre analyse montre que la crise financière affecte en profondeur la vie des citoyens ordinaires, en particulier à travers son impact sur l’emploi et les systèmes de protection sociale. Cependant, la signification démocratique de ce phénomène a eu tendance à être occultée par le discours économique orthodoxe qui justifie les politiques d’austérité comme une nécessité économique. Par contraste, nous avons souligné le fait que l’austérité est une stratégie politique qui conduit à l’érosion ou à la suppression d’un large éventail de droits sociaux et au transfert de l’essentiel des coûts de la crise sur les citoyens-contribuables et les salariés. Non seulement la crise financière a un coût économique exorbitant qui affecte directement le budget de l’État et sa capacité à fournir le même niveau de services publics à ses citoyens, mais elle offre en outre une opportunité aux élites politiques pour légitimer un discours concernant des réformes plus fondamentales qui touchent à la forme de l’État et son modèle de citoyenneté.

28 Ce phénomène révèle la fragilité des droits sociaux en période de crise financière qui ne sont plus conçus comme des droits intangibles de citoyenneté, mais comme des engagements auxquels les gouvernements peuvent aisément se soustraire afin d’influer sur la conjoncture économique. Au moment où les citoyens européens avaient probablement le plus besoin des protections attachées à leurs droits sociaux, ce sont précisément les politiques de protection sociale qui ont été d’abord visées par les mesures d’austérité censées permettre aux États de sortir de la crise, sans que ces politiques ne produisent toutefois les effets escomptés. Cette remise en question s’accompagne d’un discours politique de promotion d’un modèle néolibéral de citoyenneté sociale impliquant un déplacement de la responsabilité collective des risques sociaux dans le domaine de la responsabilité individuelle. On aurait pu s’attendre à ce que la crise financière conduise à une perte de légitimité des réformes s’appuyant sur la performance des marchés financiers pour assurer la sécurité économique des citoyens, mais elle a au contraire eu pour effet de réaffirmer l’idée de l’adaptation de la citoyenneté sociale à la logique de financiarisation de l’économie.

29 En fragilisant de telle manière les droits sociaux des citoyens, la crise financière a paradoxalement pour vertu de révéler les enjeux démocratiques qui sous-tendent la gestion de la monnaie et d’alimenter un débat public pouvant contribuer à en informer et y sensibiliser les citoyens. Nous avons souligné les apports d’une approche d’EPI hétérodoxe intégrant la dimension internationale de la monnaie afin de comprendre les mécanismes qui lui permettent d’exercer une influence non seulement sur la souveraineté des Etats, mais aussi sur la citoyenneté sociale.

Remerciements

Je remercie les deux évaluateurs anonymes de la revue pour leurs commentaires sur une précédente version de ce texte.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 54

BIBLIOGRAPHIE

Aglietta, Michel (2002). Le système monétaire international, dans Robert Boyer et Yves Saillard (sous la direction de), Théorie de la régulation : l’état des savoirs, Paris, La Découverte, pp. 94-105.

Aglietta, Michel (2012). L’austérité est-elle la solution à la crise ?, Regards croisés sur l’économie, vol. 1, n° 11, pp. 78-84.

Aglietta, Michel et André Orléan (1982). La violence de la monnaie, Paris, Presses universitaires de France.

Aglietta, Michel et André Orléan (sous la direction de) (1998). La monnaie souveraine, Paris, Odile Jacob.

Aglietta, Michel et André Orléan (sous la direction de) (2002). La monnaie entre violence et confiance, Paris, Odile Jacob.

Aglietta, Michel et Antoine Rebérioux (2004). Du capitalisme financier au renouveau de la social- démocratie, Prisme, n° 5.

Amoore, Louise (2004). Risk, reward and discipline at work, Economy and Society, vol. 33, n° 2, pp. 174- 196.

Bassoni, Marc et Alain Beitone (1989). Problèmes monétaires internationaux, Paris, Armand Colin.

Ben Hammouda, Hakim et Sadnijallab, Mustapha (2008). La Grande Dépression de 1929 est-elle de retour ?, Recherches internationales, n° 84, pp. 61-86.

Blackburn, Robin (2011). Crisis 2.0, New Left Review, vol. 72.

Blyth, Mark (2013). Austerity : The History of a Dangerous Idea, Oxford, Oxford University Press.

Boyer, Robert (1999). Le politique à l’ère de la mondialisation et de la finance. Le point de vue sur quelques recherches régulationnistes, L’Année de la Régulation. Economie, Institutions, Pouvoirs, vol. 3, pp. 13-77.

Boyer, Robert (2009). Feu le régime d’accumulation tiré par la finance : La crise des subprimes en perspective historique, Revue de la régulation, vol. 5, pp. 1-31.

Burnham, Peter (2011). Towards a Political Theory of Crisis : Policy and Resistance across Europe, New

Political Science, vol. 33, n° 4, pp. 493-507.

Cartelier, Jean (1985). Théorie de la valeur ou hétérodoxie monétaire : les termes d’un choix, Économie appliquée, tome XXXVIII, n° 1, pp. 63-82.

Cerny, Philip (2000). Embedding global financial markets : securitization and the emerging web of governance, dans K. Ronit et V. Schneider (sous la direction de), Private Organizations in Global Politics, Londres et New York, Routlege. pp. 59-83.

Cerny, Philip (2010). The competition state today : from raison d’Etat to raison du Monde, Policy Studies, vol. 31, n° 1, pp. 5-21.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 55

Commission européenne (2011). Review of the initiatives of the European Commission in the area of financial education, Staff working document of the Internal Market and Services DG, , 31 March.

Commission européenne (2012). Rapport de la Commission. Tableau de bord des aides d’État. Rapport sur les aides d’État accordées par les États membres de l’UE, Bruxelles. Accessible à l’adresse : http://ec.europa.eu/competition/state_aid/studies_reports/2012_autumn_fr.pdf

Cutler, Claire, Virginie Haufler et Tony Porter (1999). Private Authority and International Affairs, dans Claire Cutler, Virginia Haufler et Tony Porter (sous la direction de), Private authority and international affairs, New York, State University New York Press, pp. 3-28.

Cutler, Claire, Virginie Haufler et Tony Porter (sous la direction de) (1999). Private Authority and International Affairs, New York, State University of New York.

Delong, Bradford et Summers, Lawrence (20 mars 2012). Fiscal Policy in a Depressed Economy, 20 mars 2012.

Dixon Adam (2008). The Rise of Pension Fund Capitalism in Europe : An Unseen Revolution ?, New Political Economy, vol. 13, n° 3, pp. 249-270.

Duménil, Gérard et Lévy, Dominique (2012). Dettes souveraines : Limites du traitement keynésien d’une crise structurelle, Actuel Marx, vol. 1, n° 51, pp. 27-43.

Ericson, Richard, Dean Barry et Aaron Doyle (2000). The moral hazards of neo-liberalism : lessons from the private insurance industry, Economy and Society, vol. 29, n° 4.

Eymard-Duvernay, François (2007). De la valeur-travail aux institutions de valorisation par le travail, dans François Vatin (sous la direction de) et Sophie Bernard (avec la collaboration de), Le salariat : histoire, théorie et formes, La Dispute, Paris, pp. 107-123.

Friot, Bernard et Corinne Gobin (à paraître). Les politiques d’austérité de l’Union européenne : un programme d’extinction de la souveraineté populaire. Quels contre-feux ?, dans La crise. L’avenir des modèles sociaux en Europe et les réponses européennes, actes du colloque organisé aux FUSL les 12 et 13 mai 2011.

Friot, Bernard (2001). SYMPOSIUM SUR Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Sociologie du travail, vol. 43, n° 2, pp. 235-263.

Froud, Julie, Adam Leaver, Karel Williams et Wei Zhang (2007). The Quiet Panic about Financial Illiteracy, dans Libby Assassi, Anastasia Nesvetailova et Duncan Wigan (sous la direction de) (2007). Global Finance in the New Century. Beyond Deregulation, Houndmills, Basingstoke, Palgrave Macmillan, pp. 74-89.

Harmes, Adam (2001). Unseen Power. How Mutual Funds Threaten the Political and Economic Wealth of Nations, Toronto et New York, Stoddart.

Hassenteufel, Patrick (1996). L’Etat-providence ou les métamorphoses de la citoyenneté, L’Année sociologique, vol. 46, n° 1, pp. 127-149.

Helleiner, Eric (1994). States and the Reemergence of Global Finance : From Bretton Woods to the 1990s, Ithaca and , Cornell University Press, 1994.

Helleiner, Eric (2011). Understanding the 2007-2008 Global Financial Crisis : Lessons for Scholars of International Political Economy, Annual Review of Political Science, vol. 14, pp. 67-87.

International Monetary Fund (2013). Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers, Working paper, n° 2013/1, accessible à l’adresse : http://www.imf.org/external/pubs/ft/wp/2013/ wp1301.pdf

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 56

Krugman, Paul (9 septembre 2012). Austérité budgétaire : ce moment fatidique où les États ont jeté leurs manuels d’économie, Atlantico.

Krugman, Paul (10 juin 2013). Comment l’argument de l’austérité s’est effondré, blogue médiapart, accessible à l’adresse : http://blogs.mediapart.fr/blog/nance/100613/comment- largument-pour-lausterite-sest-effondre-paul-krugman

Kitson, Michael, Ron Martin et Peter Tyler (2011). The geographies of austerity, Cambridge Journal of Regions and Society, vol. 4, pp. 289-302.

Knights, David (1997). Governmentality and Financial Services : Welfare Crises and the Financial Self- Disciplined Subject, dans Glenn Morgan et David Knights (sous la direction de.), Regulation and Deregulation in European Financial Services, Houndmills et Londres, Macmillan.

Langley, Paul (2004). In the Eye of the “Perfect Storm“ : The Final Salary Pensions Crisis and Financialisation of Anglo-American Capitalism, New Political Economy, vol. 9, n° 4, pp. 539-558.

La Lann, Yann et Lemoine, Benjamin (2013). Les comptes des générations. Les valeurs du futur et la transformation de l’État social, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 194, pp. 62-77.

Le Monde (2010). La note de la Grèce s’écroule, le 27 avril.

Leyshon, Andrew, Nigel Thrift, Jonathan Pratt (1998). Reading financial services : texts, consumers, and financial literacy, Environment and Planning D : Society and Space, vol. 16, n° 1, pp. 29-55.

Mahnkopf, Birgit (2012). The euro crisis : German politics of blame and austerity – A neoliberal nightmare, International Critical Thought, vol. 2, n° 4, pp. 472-485.

Merler, Siliva et Ferry, Jean-Pisany (2012). L’interdépendance entre crises bancaires et crise de la dette publique, Blog Lafinancepourtous.com.

Mitchell, William (2011). Beyond Austerity, The Nation, 4 avril.

Monbiot, George (2010). For the Conservatives, this is not a financial crisis but a long-awaited opportunity, The Guardian, 18 octobre.

Montagne, Sabine et Catherine Sauviat (2001). L’influence des marchés financiers sur les politiques sociales des entreprises : le cas français, Travail et Emploi, n° 87, pp. 111-126.

Mulot, Éric (2002). Libéralisme et néolibéralisme : continuité ou rupture ?, Cahiers de la Maison des Sciences Économiques, n° 41.

O’Connell, Paul (2012). Let Them Eat Cake : Socio-Economic Rights In An Age of Austerity, dans Nolan, O’Connell et Harvey (sous la direction de), Human Rights and Public Finance, Hart.

O’Malley, Pat (2000). Uncertain subjects : risks, liberalism and contract, Economy and Society, vol. 29, n° 4, pp. 460-484.

Orenstein, Mitchell A. (2013). Pension Privatization : Evolution of a Paradigm, Governance : An International Journal of Policy, Administration, and Institutions, vol. 26, n° 2, pp. 259-281.

Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (2005). Pour une meilleure éducation financière : enjeux et initiatives, Paris.

Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (2009). Financial education and the crisis. Policy paper and guidance, Paris.

Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (2012). Redresser les finances publiques, Paris.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 57

Orléan, André (1992). La monnaie comme lien social. Étude de Philosophie de l’argent de Georg Simmel, Genèses, vol. 8, n° 8.

Palan, Ronen (1998). Les fantômes du capitalisme mondial : l’économie politique internationale et l’école française de la régulation, L’année de la régulation, vol. 2, pp. 63-86.

Palier, Bruno (2010). La réforme des retraites, Paris, Presses Universitaires de France, (3e éd.).

Perret, Virgile (2007). Réhabiliter le citoyen dans l’économie politique de la globalisation financière, Etudes internationales, vol. 38, n° 3, pp. 341-360.

Perret, Virgile (2011). Monnaie et citoyenneté : une relation complexe en voie de transformation, Études internationales, vol. 42, n° 1, pp. 5-24.

Perret, Virgile (2012). Monnaie, citoyenneté et globalisation financière. Les citoyens entre protection sociale et promesses de la capitalisation boursière, Thèse de doctorat, Université de Lausanne.

Polanyi, Karl (1983). La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard.

Radice, Hugo (2011). Cutting Government Deficits : Economic Science or Class War ?, Alternative Routes : A Journal of Critical Social Research, vol. 22, pp. 87-102.

Ronit, Karsten et Volcker Schneider (2000). Private Organizations in Global Politics, London and New York, Routledge.

Rose, Nikolas (2005). Powers of Freedom. Reframing Political Thought, Cambridge, Cambridge University Press.

Saiz, Ignacio (2009). Rights in Recession ? Challenges for Economic and Social Rights Enforcement in Times of Crisis, Journal of Human Rights Practice, vol. I, n° 2, pp. 277-293.

Sassen, Saskia (2006). Territory, Authority, Rights. From Medieval to Global Assemblages, Princeton, Princeton University Press.

Schömann, Isabelle (2013). Réformes nationales du droit du travail en temps de crise : bilan alarmant pour les droits fondamentaux et la démocratie en Europe, papier présenté au 5ème congrès du réseau des associations francophones de science politique, Luxembourg, 24-26 avril.

Servet, Jean Michel (2011). Le troc primitif, un mythe fondateur d’une approche économiste de la monnaie, Revue numismatique, 6e série, tome 157, pp. 15-32.

Shamir, Ronen (2008). The age of responsibilization : on market-embedded morality, Economy and Society, vol. 37, n° 1, pp. 1-19.

Sinclair Timothy et Kenneth Thomas (sous la direction de) (2001). Structure and Agency in International Capital Mobility, Basingstoke et New York, Palgrave.

Sinclair Timothy (2005). The New Masters of Capital. American Bond Rating Agencies and the Politics of Creditworthiness, Ithaca and London, Cornell University Press.

Strange, Susan (1996a). Power diffused : state and non-state authority in the world economy, Cambridge, Cambridge University Press.

Strange, Susan (1996b). The Retreat of the State : the Diffusion of Power in the World Economy, Cambridge, Cambridge University Press.

Thedoropoulou, Sotiria et Andrew Watt (2011). Withdrawal symptoms : an assessment of the austerity packages in Europe, European Trade Union Institute, Brussels, Working Paper.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 58

Théret, Bruno (sous la direction de) (2007). La monnaie dévoilée par ses crises, Paris, éditions de l’EHESS.

NOTES

1. La monnaie est entendue ici à partir d’une définition qui englobe sa transformation en « finance » à travers la pratique du crédit. 2. L’analyse orthodoxe (ou analyse réelle) ne reconnaît de signification économique qu’aux échanges de biens, la monnaie n’étant conçue que comme le « voile » des échanges économiques. Par contraste, l’analyse hétérodoxe (ou analyse monétaire) prend comme point de départ la monnaie et cherche à identifier les formes sociales et politiques prises par les règles du jeu monétaire (Cartelier, 1985, pp. 67-68). 3. La notion de médiation sociale renvoie au fait que la monnaie ne se réduit pas à un instrument permettant de surmonter les difficultés du troc, mais elle s’impose aux sujets comme une réalité extérieure, c’est-à-dire comme une institution sociale qui médiatise leurs interactions (Orléan, 1992, p. 91). 4. Le néolibéralisme désigne ici « un courant de pensée qui définit une société libre comme une économie capitaliste dont le fondement politique principal est le respect de la liberté individuelle, conçue comme liberté de choix d’un individu exercé sur un marché concurrentiel au sens néoclassique du terme. » (Mulot, 2002, p. 4). 5. L’assouplissement quantitatif est une politique monétaire non conventionnelle que certaines banques centrales utilisent en période de crise pour faire croître la masse monétaire en augmentant le niveau de réserves du système bancaire. Aux États-Unis, la Réserve fédérale achète aux banques des bons du Trésor, ce qui permet à l’État de financer son déficit et aux banques de récupérer des liquidités qu’elles réinvestissent dans l’économie. 6. Le montant total des aides d’État accordées par les États membres de l’UE au secteur financier depuis l'année 2008 jusqu’au 1er octobre 2012 s'est élevé à 5.058,9 milliards d'euros (40,3 % du PIB de l'UE) (Commission européenne, 2012, p. 5). 7. Je traduis. 8. Au sein de l’UE, l’intensité des politiques d’austérité varie considérablement entre les États membres et leur impact au sein de ceux-ci sur les régions est aussi très inégal (pour une analyse détaillée : Kitson, Martin et Tyler, 2011, p. 294). 9. La capacité d’un État à payer les intérêts sur la dette dépend de ses recettes. Ainsi, l’endettement peut devenir un problème à partir du moment où le taux d’intérêt sur la dette est supérieur au taux de croissance des recettes de l’État, car le poids de la dette augmente sans cesse. 10. Parmi les principaux critiques de l’austérité, on peut citer les deux prix Nobel d’économie américains Paul Krugman (2008) et Joseph Stiglitz (2001). En France, on peut mentionner les économistes français Daniel Cohen et Jean-Paul Fitoussi. L’excellent ouvrage de Mark Blyth (2013) retrace l’ascension et la chute de l’idée d’austérité du 17e siècle jusqu’à nos jours. 11. Certains travaux intègrent implicitement certains aspects de la problématique des liens entre la monnaie et la citoyenneté selon des perspectives par ailleurs très hétérogènes. Pour une approche explicite et synthétique de la relation entre la monnaie et la citoyenneté, voir Perret (2011). 12. L’essentiel du débat sur cette question a eu lieu durant les années 1990. Pour une revue de la littérature, voir Perret (2007). 13. La logique du contrat (ou Gesellschaft) renvoie à l’aspect légal de l’échange et domine lorsque l’économie est constituée en un domaine séparé, plus ou moins autonome de la société. À l’inverse, la logique du statut (ou Gemeinschaft) fixe les droits et les obligations des individus en

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 59

fonction de relations sociales spécifiques (par réciprocité ou redistribution) et domine lorsque l’économie est « enchâssée » (embedded) dans des institutions non économiques. 14. Ainsi, il y a une interaction dialectique entre les autorités publiques et les acteurs privés qui est au cœur de la dynamique de la globalisation financière et qui redéfinit constamment les rapports de force entre ces deux catégories d’acteurs. 15. Parmi les acteurs privés ou semi-privés, on peut mentionner les banques, les banques d’investissement, les sociétés de bourse, les teneurs de marchés, les organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM), les fonds de pension, les compagnies d’assurance, les agences de notation, les organismes d’autoréglementation des marchés de titres, les entreprises transnationales, les associations industrielles internationales, etc. 16. Dans la même perspective, voir les travaux de Bernard Friot et Corinne Gobin (2011). 17. Je traduis.

RÉSUMÉS

La crise financière mondiale de 2008 a été étudiée par des économistes, des politologues et des sociologues qui ont souligné ses conséquences sur divers acteurs. Mais elle est peu analysée du point de vue de ses enjeux pour la citoyenneté sociale. Notre article analyse la transformation du rapport politique à la monnaie pour éclairer les enjeux de la crise financière pour les droits sociaux, en accordant une attention particulière à la transition qui s’est opérée entre un traitement initial keynésien et une approche fondée sur des politiques d’austérité. Son approche vise à cerner une dynamique globale à partir des apports du courant hétérodoxe de l’économie politique internationale (EPI). De ce point de vue, les politiques d’austérité n’apparaissent pas comme des mesures exceptionnelles vouées à disparaître après la crise, mais comme des mesures convergentes avec un discours politique de promotion d’un modèle néolibéral de citoyenneté sociale mieux adapté à la financiarisation de l’économie.

The world financial crisis of 2008 has been studied by economists, political scientists and sociologists who underlined its consequences on various actors. However, it has hardly been analysed from the viewpoint of its stakes for social citizenship. We propose to examine the transformation of the relationship of money to politics to shed light on the stakes of the crisis for social rights, emphasizing the transition from an initial Keynesian treatment to an approach based on austerity policies. Our approach builds upon the insights of heterodox international political economy (IPE) to seek to identify a global dynamic. From this viewpoint, austerity policies do not appear to be exceptional measures bound to disappear after the crisis but as measures convergent with a political discourse promoting a shift toward a neoliberal model of citizenship better adapted to the financialization of the economy.

INDEX

Keywords : austerity policies, financial crisis, international political economy, money, social citizenship Mots-clés : citoyenneté sociale, crise financière, économie politique internationale, monnaie, politiques d’austérité

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 60

AUTEUR

VIRGILE PERRET Docteur en Science politique, Centre de recherche interdisciplinaire sur l’international (CRII), Université de Lausanne, Suisse

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 61

Le droit de grève et l’Union Européenne en période d'austérité: la proposition "Monti II" et ses cartons jaunes

Marco Rocca

Introduction

1 Le 21 mars 2012, après une période de réflexion de plus de quatre ans, la Commission européenne a adopté une proposition de Règlement "relatif à l’exercice du droit de mener des actions collectives dans le contexte de la liberté d’établissement et de la libre prestation des services "1. Cette proposition a été présentée comme la réponse législative aux arrêts (tristement célèbres) de Viking2 et Laval3, une réponse qui, comme on vient de remarquer, est arrivée plus de quatre ans après le judgement day (Bercusson, 2007). En somme, tout comme le disait Otto Kahn-Freund dans un contexte certes bien différent, le législateur était appelé à redresser l'équilibre entre capital et travail perturbé par les juges (Kahn-Freund, 1977:1-2).

2 Si c’était bien la première fois que l'Union européenne (UE) tentait de légiférer de façon directe dans le domaine du droit de grève (rectius du droit de mener une action collective4 ), ce fut également la première fois qu’elle retira une telle proposition le 12 septembre 2012. En effet, il s’agissait également de la première fois qu'une proposition législative européenne était soumise à la procédure du contrôle de subsidiarité par les parlements nationaux établis par le traité de Lisbonne et réglée par le protocole n° 25 annexé à ce traité. À l'occasion de cette procédure, douze parlements nationaux ont décidé de se prononcer sur la proposition de la Commission, pour en évaluer la conformité au regard dudit principe de subsidiarité. Il est d’ores et déjà important de relever que la proposition est demeurée lettre morte puisque la Commission a décidé de la retirer suite aux avis remis par les parlements nationaux.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 62

3 Ceci dit, la proposition et la procédure en question représentent les éléments les plus récents pour examiner le rapport entre les libertés du marché (dites fondamentales) et les droits sociaux fondamentaux dans l'ordre juridique de l'UE. Ainsi, cette contribution commence par une brève présentation de la période entre les décisions de la Cour de Justice et la proposition de règlement précitée. Dans un deuxième moment, l'analyse de cette proposition permettra de faire le point sur la conception du droit de grève au niveau européen. Cette proposition sera aussi analysée du point de vue du principe de subsidiarité. Enfin, les "avis motivés" rendus par les parlements nationaux dans le contexte de la procédure qu'on vient d'esquisser, permettent d'évaluer la situation en termes de différences d’approche entre le niveau européen et les niveaux nationaux à propos de la relation entre l'ordre juridique de l'Union européenne et le droit de grève. Cette contribution propose une analyse transversale des arguments invoqués dans les "avis motivés" (dits "cartons jaunes") rendus par les parlements nationaux, ce qui permet d'identifier certaines "catégories" des critiques communes aux différents avis.

Histoire

4 Tout d’abord, parcourons brièvement l'histoire qui précède la proposition de règlement. Celle-ci correspondait en réalité à une tentative de résoudre les problèmes créés par les arrêts Viking et Laval. Sans entrer dans les détails, dans ces arrêts la Cour de Justice a été amenée à se prononcer sur le rapport entre les libertés fondamentales (libre prestation de services et liberté d'établissement) et les droits sociaux fondamentaux (notamment, le droit de grève et le droit à la négociation collective) dans le contexte des litiges caractérisés par un élément de "transnationalité". La Cour a considéré que le droit de grève devait être concilié avec les libertés fondamentales et pouvait donc être soumis à certaines restrictions, dont le respect du principe de proportionnalité6 et de ultium remedium7.

5 Face aux nombreuses critiques à l'égard de ces arrêts, M. Barroso, dans son discours devant le Parlement européen à l'occasion de sa rédésignation le 15 septembre 2009, avait promis un règlement pour résoudre la "tension" entre droits sociaux fondamentaux et libertés fondamentales. Suite à cet engagement, le thème a été abordé dans le "rapport Monti"8, dans lequel était suggéré "une intervention ciblée permettant de mieux coordonner les interactions entre les droits sociaux et les libertés économiques dans le cadre du système de l’UE" afin de "garantir aux syndicats et aux travailleurs une marge de manœuvre suffisante pour défendre leurs intérêts et leurs droits au moyen d’actions collectives sans qu’ils soient entravés indûment par des règles relatives au marché unique"9. Cette suggestion était inspirée de la clause dite "Monti", insérée dans le règlement "Monti 1" (les dénominations ne font en effet pas preuve de créativité…). Dans ce règlement10, qui a comme objectif d'éviter les entraves à la libre circulation des marchandises, l'article 2 déclare que "le présent règlement ne peut être interprété comme affectant d'une quelconque manière l'exercice des droits fondamentaux, tel qu'ils sont reconnus dans les États membres, y compris le droit ou la liberté de faire grève. Ces droits peuvent également comporter le droit ou la liberté d'entreprendre d'autres actions relevant des systèmes spécifiques de relations du travail propres à chaque État membre". L'idée est d’"immuniser" le droit de grève de l'application dudit règlement, afin qu'il ne puisse pas être attaqué en tant qu'entrave à la libre circulation de marchandises (Orlandini, 2000).

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 63

Entretemps

6 Avant de passer à l'analyse du projet de règlement "Monti II", il est nécessaire de rappeler trois "événements juridiques" qui sont survenus avant la proposition dudit règlement. En premier lieu, la Cour de Justice a eu l'occasion de se prononcer à nouveau sur le rapport entre les droits sociaux fondamentaux et les libertés fondamentales, cette fois analysant une question relative au droit à la négociation collective. Dans l'arrêt Commission c. Allemagne11la Cour a en effet appliqué le même raisonnement que dans les arrêts Viking et Laval pour résoudre le conflit entre la liberté de prestation de services et le droit à la négociation collective. Il est intéressant de remarquer que l'avocat général avait recommandé, dans ses conclusions, une approche (un peu) plus équilibrée, visant à tenir compte non seulement de la proportionnalité de l'entrave à la libre prestation de services causée par le droit à la négociation collective, mais aussi de la proportionnalité de l'éventuelle restriction de ce droit par la liberté précitée. Cette approche était notamment suggérée au regard de la nouveauté que constituait le traité de Lisbonne, même si le Traité n'était pas applicable ratione temporis dans l'arrêt en question. Le choix des juges de la Cour d'ignorer complètement cette solution plus nuancée est en soi parlante, érigeant l'approche de Viking et Laval en boussole de la Cour pour s'orienter dans le conflit entre les libertés fondamentales et les droits sociaux fondamentaux.

7 En deuxième lieu, la Cour européenne des Droits de l'Homme12 (CEDH) en 2008 et 2009 a, elle aussi, eu à se prononcer sur des questions relatives au droit à la négociation collective et au droit de grève. Ne pouvant analyser ces arrêts dans les détails dans le cadre de cet article, rappelons seulement que dans l'arrêt Demir et Bayakara c. Turquie la CEDH a déclaré que "le droit de mener des négociations collectives avec l'employeur est, en principe, devenu l'un des éléments essentiels du « droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts » énoncé à l'article 11 de la Convention"13 (Ewing and Hendy, 2010). Un an après, dans l'arrêt Enerji Yapi-Yol Sen c. Turquie14, la Cour Européenne des Droits de l'Homme a suivi une approche similaire pour analyser le droit de grève, en reconnaissant le droit de grève comme un "corollaire indissociable" du droit d'association syndicale (Dorssemont, 2011). Dans ce sens, la CEDH interprète les restrictions au droit à la négociation collective et au droit de grève d’une manière plus restrictive que la Cour de Justice15.

8 Enfin, l'approche de la Cour de Justice dans Viking et Laval a été évaluée par la Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations de l'OIT. On se limite ici à la décision qui précède la proposition "Monti II"16, et qui était donc connue par le législateur au moment de la rédaction de la proposition. Suite à une réclamation de l'Association des pilotes de ligne britanniques (BALPA), appuyés par la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF), la Commission s’est prononcée sur l'effet de ces deux arrêts à l'égard de la convention de l’OIT n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (1948)17. À nouveau, rappelons seulement le point pertinent pour la présente analyse: tout en affirmant que son rôle n'est pas "de juger le bien-fondé des attendus de la CJCE dans les affaires Viking et Laval", la Commission de l'OIT a observé qu’"en élaborant sa position par rapport aux restrictions au droit de grève qui sont admissibles, elle n'a jamais inclus la nécessité d'évaluer la proportionnalité des intérêts en ayant à l'esprit une notion de liberté d'établissement ou de liberté de fournir des services". En outre, cette Commission a explicitement critiqué l'effet de la jurisprudence de la Cour de Justice, en

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 64

affirmant que "la menace omniprésente d'une action en dommages-intérêts comportant le risque de mener le syndicat dans une situation d'insolvabilité, éventualité aujourd'hui fort plausible, compte tenu de la jurisprudence Viking et Laval créent une situation dans laquelle l'exercice des droits établis par la convention devient impossible"18.

Le projet de règlement "Monti II"

9 Pour atteindre les objectifs ambitieux déclarés dans le rapport Monti, le projet de règlement ne contient que quatre articles. Son but, affirmé dans le premier article, est d'établir "les principes généraux et règles applicables au niveau de l’Union en ce qui concerne l’exercice du droit fondamental de mener des actions collectives dans le contexte de la liberté d’établissement et de la libre prestation des services". Le deuxième paragraphe du premier article est quant à lui plus déroutant. Ce paragraphe énonce que le règlement "n’affecte pas […] le droit de négocier, de conclure et d’appliquer des conventions collectives et de mener des actions collectives conformément aux législations et pratiques nationales". Il semble bizarre (voir absurde) qu'un règlement "relatif à l'exercice du droit de mener des actions collectives dans le contexte de la liberté d’établissement et de la libre prestation des services" puisse éviter d'affecter "le droit […] de mener des actions collectives". Ce paragraphe reproduit en effet la "clause Monti" évoquée dans la section précédente, mais le contexte différent19 rend cette clause inadéquate par rapport au reste du règlement20. Il est en outre à la limite du ridicule d'exclure le "droit de mener des actions collectives" de la portée du règlement, lorsque les restrictions à ce droit viennent d'autres instruments et, en fin de compte, des libertés fondamentales inscrites dans les traités.

10 Le deuxième article représente le cœur du règlement, du moins du point de vue substantiel. Intervenant sur le point litigieux dans Laval et Viking, cet article prévoit que " l’exercice de la liberté d’établissement et de la libre prestation de services énoncées par le traité respecte le droit fondamental de mener des actions collectives, y compris le droit ou la liberté de faire grève, et, inversement, l’exercice du droit fondamental de mener des actions collectives, y compris le droit ou la liberté de faire grève, respecte ces libertés économiques". À côté de cette énonciation d'équivalence, les considérants 12 et 13 réaffirment le principe de proportionnalité comme voie de résolution des conflits éventuels entre les deux éléments de l'article 2. Dans cette perspective, le règlement ne semble pas apporter une vraie valeur ajoutée par rapport à la jurisprudence de la Cour de Justice (Bruun et al., 2013). En même temps, il est évident que cette formule reprend le raisonnement proposé par l'avocat général Mme Trstenjak dans ses conclusions précitées dans l’arrêt Commission c. Allemagne. Comme il a été remarqué, la solution de l'avocat général a été refusée par la Cour. Cette coïncidence pourrait être considérée comme un essai (timide) du règlement de "suggérer" une approche plus nuancée à la Cour. Le problème avec le nouveau test "croisé" de proportionnalité (Rocca, 2012) c'est que le recours à une des libertés fondamentales du marché intérieur, par exemple la liberté d'établissement, ne doit jamais être justifiée en soi: décider d'établir une entreprise dans un État membre ne cause pas en soi une restriction au droit de mener une action collective. Par contre, le recours à l'action collective entraine nécessairement une restriction (dans notre exemple) à la liberté d'établissement. Même avec la nouvelle formule, il appartiendra toujours aux droits sociaux fondamentaux de se "justifier" pour l'entrave causée aux libertés fondamentales (Bruun et al., 2012). C’est sur ce point que la CES a contesté la proposition

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 65

de la Commission au moment de sa présentation. La Confédération a ainsi critiqué le fait que la proposition de règlement ne remettrait pas en question la primauté accordée aux libertés économiques ni le rôle du test de proportionnalité dans la résolution des conflits entre ces libertés et les droits de mener une action collective21. De son côté, BUSINESSEUROPE n'était pas non plus enthousiaste par apport à la proposition, dès lors que les arrêts de la Cour de Justice, selon l'avis de l'organisation des employeurs, auraient déjà fourni la des clarifications juridiques suffisantes22.

11 La proposition continue avec deux articles plutôt "procéduraux". L'article 3 prévoit l'égalité d'accès aux mécanismes de règlement extrajudiciaire des conflits de travail, aussi bien que la possibilité pour les partenaires sociaux européens d'établir de tels mécanismes, spécifiques pour "les situations transnationales ou les situations présentant un caractère transfrontière". Enfin, l'article 4 établit un mécanisme d'alerte que chaque État membre devrait activer lorsqu’ "il se trouve confronté à des actes ou à des circonstances graves qui portent atteinte à l’exercice effectif de la liberté d’établissement ou de la libre prestation des services et qui sont de nature à perturber fortement le bon fonctionnement du marché intérieur, à nuire gravement à son système de relations du travail ou à entraîner des troubles sociaux considérables sur son territoire ou sur le territoire d’autres États membres". Dans une telle situation, l'État membre en question doit informer les autres États concernés et la Commission.

12 Au-delà du contenu de la proposition, il est nécessaire de se pencher sur la base juridique indiquée par la Commission. Ce point est en effet central pour comprendre les avis motivés rendus par les parlements nationaux. La Commission a fondé sa proposition sur l'article 352 TFUE, qui autorise le Conseil à adopter, en statuant à l’unanimité et après approbation du Parlement européen, une disposition appropriée si une action de l’Union paraît nécessaire pour atteindre l’un des objectifs visés par les traités et si ces derniers ne prévoient pas les pouvoirs nécessaires. En deuxième lieu, pour contourner l'exclusion explicite du droit de grève des compétences de l'Union opérée par l'article 153(5) TFUE, la Commission s’est limitée à affirmer, dans l'exposé des motifs accompagnant la proposition, que "les arrêts de la Cour montrent clairement que le fait que l’article 153 ne s’applique pas au droit de grève ne signifie pas, en tant que tel, que l’action collective est exclue du champ d’application du droit de l’UE".

Le principe de subsidiarité et le protocole n° 2

13 Le principe de subsidiarité est consacré dans l'article 5(3) TUE23. Ce principe est fondamental dans les domaines de compétences partagées entre l'Union européenne et les États membres. On se réfère ici à la dimension verticale de la subsidiarité, tandis que la dimension horizontale du même principe vise le choix, au niveau communautaire, entre l'intervention législative et (par exemple) la négociation entre les partenaires sociaux (Bercusson, 2009:526). En somme, suivant le principe de subsidiarité verticale, l'UE ne peut intervenir que si elle est en mesure d’agir plus efficacement que les États membres. L'ancien protocole (n° 30) "sur l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité" 24 de 1997 indiquait trois critères pour évaluer la préférence pour une action législative au niveau européen: a) la présence d'aspects transnationaux dans la question examinée; b) la possibilité qu'une action au niveau national pour résoudre la question puisse violer les traités ou léser grandement les intérêts des États membres; c) le fait qu'une action menée

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 66

au niveau européen ait des avantages manifestes en raison de ses dimensions ou de ses effets, par rapport à une action au niveau des États membres25.

14 Le protocole n° 2 précité prévoit que les projets d'actes législatifs émanant des institutions européennes doivent être envoyés aux parlements nationaux afin qu'ils puissent évaluer le respect des principes de subsidiarité et proportionnalité par lesdites propositions26. Toutefois, l'article 6 semble restreindre le contrôle des parlements nationaux au principe de subsidiarité27 (Fabbrini, 2012).

15 Chaque parlement (ou chambre, pour les parlements bicaméraux) a donc huit semaines pour répondre avec un "avis motivé", en expliquant pourquoi la proposition en question viole les principes susmentionnés. L'institution dont l'acte émane doit tenir compte des avis motivés. En plus, chaque parlement compte pour deux voix (une pour chaque chambre pour les parlements bicaméraux). Si les avis motivés atteignent un tiers des votes disponibles, la proposition doit être révisée: l'institution proposant l'acte peut alors décider de confirmer, retirer ou modifier la proposition. Cette décision doit être motivée. Dans ce sens, il est important de souligner que les parlements nationaux n'ont pas obtenu, avec le traité de Lisbonne et le protocole n° 2, un droit de veto sur les propositions législatives européennes.

Les cartons jaunes

16 Comme il en a déjà été fait mention, douze parlements (ou chambres de parlement) ont rendu des avis motivés sur la proposition de règlement en question, soit un total de 19 voix, chaque parlement ayant deux voix (une pour chaque chambre dans les parlements bicaméraux). Ces 19 voix sur un total de voix disponibles de 54 ont contraint la Commission à revoir la proposition. La Commission a finalement décidé de retirer la proposition le 12 septembre 2012.

17 Avant d'analyser les motivations précisées par la Commission dans sa lettre du 12 septembre, il est nécessaire de se pencher sur les avis rendus par les parlements nationaux. On peut identifier trois catégories principales pour grouper les arguments invoqués par les parlements. La première catégorie inclut les arguments fondés directement sur le non-respect du principe de subsidiarité; le parlement national considère que l'action de l'Union n'est pas nécessaire et/ou proportionnée pour aboutir à l'objectif de la proposition. La deuxième catégorie vise la question de la compétence, qui revient à contester radicalement la compétence pour l'UE de légiférer dans le domaine de la grève. Enfin, dans la troisième catégorie se trouvent les arguments fondés sur le contenu de la proposition.

18 Dans le tableau ci-dessous, pour chaque catégorie d'arguments, il est indiqué avec un "X" les avis où l'argument joue un rôle important dans la décision du parlement et avec un "x" les avis où l'argument est seulement mentionné.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 67

Subsidiarité

19 Suivant le protocole n°2, il revient aux parlements nationaux d’évaluer le respect du principe de subsidiarité. De ce point de vue, il n'est pas étonnant de constater que les critiques fondées sur la violation de ce principe sont présentes dans la quasi-totalité des avis motivés. Ceci dit, plusieurs avis se limitent à mentionner la question de la subsidiarité (BE, FI, FR, LU, LV, MT, PT, SE) lorsqu’ils critiquent la proposition de la Commission sous l'angle de la compétence et/ou du fond. L'avis de l'Assembleia da República du Portugal est le plus explicite dans cette démarche lorsqu'il affirme que le principe de subsidiarité n'est pas respecté parce que la proposition "restreint le droit de mener une action collective". Il est évident que les arguments relatifs à la compétence et au fond (qu'ils soient fondés ou pas) ne peuvent pas être utilisés pour évaluer le respect du principe de subsidiarité, qui par contre est basé sur les trois points précités. L'avis de la Sejm polonaise mentionne de son côté la question des "avantages manifestes" de l'intervention au niveau européen, pour nier l'efficacité d'une telle intervention dans la matière en question. Cet argument est pourtant développé sur la base d'une évaluation de fond de la proposition, qui ne serait pas capable d'aboutir dans ses objectifs. La House of Commons du Royaume-Uni se concentre, à son tour, sur l'absence d'indications qui puissent justifier la nécessité d'une action législative au niveau européen.

Compétence

20 Même si la question de la compétence précède d'un point de vue logique celle de la subsidiarité, la procédure prévue dans le protocole n° 2 ne semble pas laisser aux parlements nationaux la possibilité de critiquer une proposition législative sous cet angle. La voie principale pour attaquer un acte législatif pour une violation (supposée) de la

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 68

compétence reste le recours devant la Cour de Justice. L'argument visant à contester la compétence de l'Union en matière de grève est toutefois à tout le moins mentionné dans la majorité des avis motivés et il joue un rôle central dans plusieurs d’entre eux (BE, DK, FR, LV, NL, PT). La chambre des Représentants de Belgique arrive à définir tout le "droit du travail" comme "une question nationale par excellence". Sur cette même ligne, d'autres parlements ont fondé leur critique sur le non-respect de l'exclusion explicite du droit de grève des compétences de l'Union en matière sociale (FR, DK, LU, NL, PT), une exclusion qui ne pourrait pas être contournée par le choix de l'article 352 TFUE comme base juridique28. Du point de vue de l'article 352, le Riksdag suédois et le Saeima de Lettonie se plaignent quant à eux du fait que la proposition ne soit pas claire par rapport aux objectifs établis dans les traités qu'elle souhaite réaliser ; dans ce sens, le recours à la "clause de flexibilité" ne serait pas justifiable. Il est intéressant de souligner qu'on retrouve réunis dans cette critique deux États membres qui, à l'occasion de Viking, avaient soutenu des positions tout à fait divergentes. Ainsi, la Suède avait nié la compétence du droit de l'UE de restreindre le droit de mener une action collective lorsque la Lettonie avait affirmé la légitimité de cette restriction sur base des libertés fondamentales du marché intérieur (Bercusson, 2007:283).

Fond

21 Les avis motivés critiquant la proposition sur base de son contenu sont, eux aussi, nombreux. Deux arguments principaux guident ces critiques. D'un côté, certains parlements dénoncent la non-compatibilité du règlement, plus particulièrement les limitations au droit de grève qu’il prévoit, avec la protection accordée à ce droit par des instruments internationaux (BE, FI, LV, LU). Dans ce sens, la chambre des Représentants de Belgique fait explicitement référence à la Charte sociale européenne (émanant du Conseil de l’Europe et non de l’Union européenne), qui protège le droit de grève dans son article 6(4), en affirmant que les restrictions apportées au droit de grève par la proposition de règlement en question vont "au-delà de ce qui est autorisé par la Charte sociale européenne avec entre autres un test de proportionnalité entre action collective (grève) et liberté d’établissement et libres prestations de services, qui ne semble pas opportun de maintenir". D’autre part, plusieurs avis motivés critiquent la proposition parce qu'elle pourrait affecter d'une façon négative les systèmes de résolution des conflits collectifs déjà en place dans les États membres (DK, FI, LU, MT, NL, SE). Il est intéressant de noter que tous les parlements scandinaves se sont réunis autour de cet argument. Au-delà de ces deux groupes d'arguments, la proposition est souvent critiquée en tant que simple répétition de la jurisprudence de la Cour de Justice en Viking et Laval (FI, LU, MT, PL). Cet argument est parfois proposé comme une critique de fond de la proposition et parfois comme une critique de la nécessité de légiférer au niveau européen –se confondant dès lors avec les arguments relatifs à la subsidiarité.

Trois enseignements retenus des cartons jaunes

1. D’après le tableau, on constate que plusieurs parlements nationaux ont dépassé les limites d'un simple contrôle de "subsidiarité" dans leur évaluation du règlement "Monti II" (Fabbrini, 2012). Cette attitude provient vraisemblablement du caractère très sensible sur le plan politique du dossier qui touche une thématique liée aux traditions juridiques et

constitutionnelles des états membres plutôt que d’une intention de la part des parlements

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 69

nationaux de jouer un rôle plus important dans le processus législatif européen à l’avenir. Sur ce point, l'avis motivé rendu par l'Assembleia da República du Portugal est parlant en ce qu'il dénonce l'idée d'équivalence entre droits sociaux et droits économiques comme contraire aux "traditions constitutionnelles du Portugal". 2. Dans la lettre motivant le retrait29 de la proposition, la Commission considère effectivement que les avis motivés ne montrent pas une violation du principe de subsidiarité. La décision de retirer la proposition est plutôt motivée par la difficulté de trouver un consensus politique suffisant pour l'approbation30. Dans ce sens, les avis des parlements nationaux ont

joué un rôle de "sonnette d'alarme", en signalant l'indisposition de certains états membres et acteurs sociaux à la proposition. Le commissaire Lázló Andor a aussi précisé que la Commission ne formulerait pas de nouvelle proposition sur le dossier. En répondant à la question écrite de Mitro Repo, député européen, le commissaire a ainsi affirmé que la Commission considérait le droit de grève suffisamment protégé par l'article 28 de la Charte de Nice31. Ce point sera abordé dans les conclusions. 3. La majorité des avis motivés critique la proposition de la Commission (aussi) sur la base de son contenu. Et ceci soit parce qu’elle répète la jurisprudence de la Cour (Viking et Laval), soit parce qu’elle serait contraire aux standards de protection du droit de grève établi dans les documents européens et internationaux. Tout en allant au-delà des limites d'un contrôle de

subsidiarité, ces arguments montrent l'insatisfaction de certains états membres vis-à-vis tant de la jurisprudence de la Cour de Justice en matière de grève que de la proposition de règlement, vue comme une confirmation de cette jurisprudence. On peut ajouter que, pour cette même raison, la CES aussi s'est félicitée de la décision de la Commission de retirer la proposition, tout en soulignant que cette décision laissait ouverts tous les problèmes créés par les décisions de laCour de Justice32.

Conclusions

22 La proposition de règlement "Monti II" représente un instantané des rapports des forces autour de la relation entre les libertés du marché et les droits sociaux fondamentaux (dont le droit de grève) au niveau européen. Comme il ressort du texte brièvement analysé, ces rapports ne semblent pas en ce moment en faveur d'une vraie protection du droit de grève par rapport aux effets pernicieux de la jurisprudence de la Cour de Justice. Cette même jurisprudence a en effet joué un rôle aussi dans la détermination desdits rapports de force: lorsque la proposition de la Commission nécessitait l'unanimité dans le Conseil pour être approuvée, il a été facile pour certains acteurs d’activer leurs "points veto" (Eichhorst, 1998) pour obtenir une proposition moins ambitieuse dans la protection des droits sociaux. Au contraire, les acteurs intéressés à une protection suffisante ne pouvaient pas recourir à cette menace: en l'absence d'une intervention législative, la matière demeurait en effet réglée par la jurisprudence de la Cour. En même temps, comme une intervention législative en matière de grève est nécessairement influencée (voir dictée) par les rapports de force au sein de la société au sens large, force est de constater que le timing était malheureux. Les arrêts Viking et Laval ont été prononcés quelques mois avant la faillite soudaine de Lehman Brothers. Le débat entamé autour de ces décisions et ensuite poursuivi autour de la "solution" (le règlement "Monti II") s’est donc déroulé dans un contexte où émergeaient parallèlement les mesures d'austérité. Cette coïncidence chronologique a, d’une part, affaibli les ressources du pouvoir du mouvement syndical européen, avec la narration unidirectionnelle de la crise fondée sur le paradigme dette/dévaluation interne, et a, d’autre part, détourné l'attention du débat précité vers

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 70

les effets beaucoup plus évidents et directs de la spirale crise/austérité sur les droits sociaux.

23 Peut-on vraiment se réjouir de l'échec de la proposition "Monti II"? Pour ceux qui souhaitent une protection majeure des droits sociaux fondamentaux, la réponse semble être affirmative pour plusieurs raisons, bien qu'elle devienne (un peu) plus nuancée si on prend en compte la jurisprudence de la Cour. En premier lieu il est évident que la proposition de règlement confirmait le test de proportionnalité comme l'instrument pour résoudre les conflits entre les droits sociaux fondamentaux et les libertés du marché. Cette confirmation aurait inscrit ce test dans un texte législatif, impliquant un taux de "permanence" et un imprimatur démocratique pour une solution fort critiquée. De surcroit, on aurait assisté à l'émanation d'un acte législatif de l'Union allant à l'encontre de la position de la Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations de l'OIT et donc des standards de l'OIT tels qu’interprétés par les organes de contrôle de l’application de ces textes. En deuxième lieu, la proposition de règlement ne présente pas une solution à un risque identifié dans l'exposé des motifs de la proposition même: "le risque d’actions en dommages-intérêts et des doutes quant au rôle des juridictions nationales pourraient empêcher les syndicats d’exercer leur droit de grève". La proposition ne fait rien pour clarifier cette situation; en effet, la sureté juridique du "test croisé de proportionnalité" de l'article 2, en termes de prévisibilité de ses résultats, est quasiment inexistante; la proposition n’identifie par ailleurs aucune limite pour ces dommages-intérêts33. Si on revient aux conclusions de la Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations de l'OIT à propos de BALPA, on relève facilement que "la menace omniprésente d'une action en dommages-intérêts comportant le risque de mener le syndicat dans une situation d'insolvabilité, éventualité aujourd'hui fort plausible, compte tenu de la jurisprudence Viking et Laval, crée une situation dans laquelle l'exercice des droits établis par la convention devient impossible"34. La proposition de règlement ne semblait pas capable de désamorcer cette menace. Ces critiques résonnent dans plusieurs avis motivés des parlements nationaux, qui fustigent en masse l'absence de clarté (DK, FI, LV, LU, MT, NL, PL, SE, UK), la confirmation de la jurisprudence de la Cour (FI, LU, PL, PT) ou encore le non-respect des standards internationaux de protection du droit de grève (BE, LV, FI, LU).

24 Par ailleurs, comme cela a été résumé dans le tableau, plusieurs parlements nationaux contestent la compétence même de l'UE à légiférer dans ce domaine. Et cela même lorsque certains de ces États membres (comme la Lettonie) avaient soutenu, dans le contexte de Viking et Laval, l'applicabilité des règles relatives aux libertés fondamentales du marché intérieur au droit de mener une action collective. En ce sens, la seule possibilité de garantir le respect par la Cour de Justice des standards de protection du droit de grève établit par les traditions constitutionnelles des États membres et par les textes internationaux passeraient par une réforme des traités35. L'évidente difficulté politique de cette réforme, couplée au problème posé par la question de compétence, semble fermer toute possibilité d’une re-réglementation (Scharpf, 2010) au niveau européen, ce qui laisse la question entre les mains de la Cour de Justice36, confirmant l'asymétrie de l'ordre juridique européen, très efficace quand il s'agit de "déconstruire" les systèmes nationaux de protection, mais beaucoup moins capable de "reconstruire" à un niveau supranational. La réponse du commissaire Lázló Andor, évoquée dans la section 5 (point b) confirme cette analyse. La Charte des Droits fondamentaux de l'Union européenne, dans son article 2837, consacre le droit de grève seulement dans la mesure où

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 71

celui-ci est exercé "conformément au droit communautaire et aux législations et pratiques nationales". Cette double limite, qui implique le niveau minimum de protection entre les différents ordres juridiques, a déjà été utilisée par la Cour dans les arrêts Viking et Laval38. Ainsi, au regard de l'interprétation de la Cour de Justice, l'article 28 semble aujourd'hui plutôt un cheval de Troie qu'un instrument de protection. Pour conclure, il est intéressant de noter le risque implicite de ce dossier, dans son timing malheureux. Les pays qui ont été touchés directement par la jurisprudence de la Cour appartiennent à présent au groupe des pays "créditeurs"39. Alors que les mesures d'austérité font plonger le soutien pour le projet européen dans les pays "débiteurs", cette jurisprudence risque d'éloigner également de ce projet des secteurs de l'opinion publique des États membres en "bonne santé" économique.

BIBLIOGRAPHIE

Bercusson, Brian (2007). The trade union movement and the European Union: Judgment day, European Law Journal, vol. 13, n° 3, pp. 279 -308.

Bercusson, Brian (2009). European Labour Law (2nd Edition), Cambridge, Cambridge University Press, 738 pages.

Bruun, Nikals, Bücker, Andreas et Filip Dorssemont (2013). Balancing Fundamental Social Rights and Economic Freedoms: Can the Monti II Initiative Solve the EU Dilemma?, International Journal of Comparative Labour Law and Industrial Relations, vol. 3, pp. 279–306.

Dorssemont, Filip (2011). How the European Court of Human Rights gave us Enerji to cope with Laval and Viking, dans Marie-Ange Moreau (sous la direction de), Before and After the Economic Crisis, Celtenham, Edward Elgar, pp. 217-235.

Eichhorst, Werner (1998). European social policy between national and supranational regulation: Posted workers in the framework of liberalized services provision, MPIfG discussion paper, n° 6, pp. 1-39.

Ewing, Keith D. et John Hendy QC (2010). The Dramatic Implications of Demir and Baykara, Industrial Law Journal, vol. 39, n° 1, pp. 2-51.

Ewing, Keith D. (2012). The Draft Monti II Regulation: an Inadequate Response to Viking and Laval, IER Briefing, 2012, http://www.ier.org.uk/resources/draft-monti-ii-regulation-inadequate- response-viking-and-laval .

Fabbrini, Federico (2012). Le droit de grève dans un marché commun: les défis européens à la lumière de l'expérience américaine, La Doc. Française, vol. 1, pp. 150-175.

Fabbrini, Federico et Katarzyna Granat (2013). "Yellow Card but no Foul": the role of National Parliaments under the Subsidiarity Protocol and the Commission Proposal for an EU Regulation on the Right to Strike, Common Market Law Review, vol. 50, pp. 115–144.

Gernigon, Bernard, Odero, Alberto et Horacio Guido (1998). ILO Principles concerning the right to strike, International Labour Review, vol. 137, n° 4, p. 8.

Kahn-Freund, Otto (1977). Labour and the Law, Londres, Stevens & Sons, 270 pages.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 72

Orlandini, Giovanni (2000). The Free Movement of Goods as a Possible ‘Community’ Limitation on Industrial Conflict, European Law Journal, vol. 6, n° 4, pp. 341 – 362.

Rocca, Marco (2012). The Proposal for a (so-called) "Monti II" Regulation on the Exercise of the Right to Take Collective Action within the Context of the Freedom of Establishment and the Freedom to Provide Services, European Labour Law Journal, n° 1, pp. 19-34.

Scharpf, Fritz W. (2010). The asymmetry of European integration, or why the EU cannot be a ‘social market economy’, Socio-Economic Review, vol. 8, n° 2, pp. 211–250, 2010.

NOTES

1. COM(2012) 130 final, aussi dit "Règlement Monti II" (Ewing, 2012). 2. Viking Line, C-438/05 du 11 décembre 2007. 3. Laval, C-341/05 du 18 décembre 2007. 4. Le règlement, aussi bien que les arrêts évoqués dans cette contribution font référence au droit (ou à la liberté) de mener une action collective, ce qui indique une portée plus large que celle du droit de grève. En effet, ni dans Viking ni dans Laval, l'action collective en question n’était une grève. Toutefois, j’utiliserai ici l'expression "droit de grève", ce droit "monopolisant" largement la conception de l'action collective dans les ordres juridiques francophones en Europe. 5. Protocole n° 2 sur l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité, J.O. 2010, C 83/206. 6. Lorsqu’une grève est susceptible de prohiber, gêner ou rendre moins attrayant l'exercice des libertés fondamentales, cette restriction "ne saurait être admise que si elle poursuit un objectif légitime compatible avec le traité et se justifie par des raisons impérieuses d’intérêt général, pour autant, en pareil cas, qu’elle soit propre à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre", Laval, para. 101; Viking, para. 75. 7. La grève peut être entamée seulement si son objectif ne peut pas être atteint par "d'autres moyens, moins restrictifs" des libertés fondamentales et si le syndicat "a(…) épuisé ces moyens avant d'engager une telle action", Viking, para. 87. 8. Une Nouvelle Stratégie pour le Marché Unique, 9 mai 2010. Le rapport a été rédigé par M. Mario Monti, qui n’était alors « que » professeur des universités, sur demande de M. Barroso. 9. Encore une fois, la question fut abordée dans le contexte du détachement de travailleurs, bien que l'arrêt Viking ait montré que le problème pouvait concerner d'autres domaines. 10. Règlement (CE) nº 2679/98 du Conseil du 7 décembre 1998 relatif au fonctionnement du marché intérieur pour ce qui est de la libre circulation des marchandises entre les États membres. 11. C-271/08. 12. Instituée en 1959, la Cour européenne des Droits de l'Homme (CEDH) est l'organe judiciaire de l'ordre juridique du Conseil de l'Europe. Elle est compétente pour statuer sur des requêtes individuelles (depuis 1989) ou étatiques alléguant des violations des droits civils et politiques énoncés par la Convention européenne des Droits de l'Homme. 13. Ibidem, para. 154. 14. Cour européenne des Droits de l'Homme, 21 avril 2009, no. 68959/01. 15. Lorsque les deux droits sont inclus dans l'article 11 de la Convention européenne des Droits de l'Homme, qui protège la liberté d'association syndicale, les restrictions doivent être évaluées à la lumière de l'article 11(2): "l’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 73

prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui". 16. Par ailleurs, l'impact des décisions de la Cour de Justice a été à nouveau critiqué, avec des arguments essentiellement similaires, aussi après la présentation de la proposition "Monti II" par la Commission. Voy. Conférence internationale du Travail, 102e session, 2013, Rapport de la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations, pp. 178 et ss. , et Comité européen des droits sociaux, Confédération générale du travail de Suède (LO) et Confédération générale des cadres, fonctionnaires et employés (TCO) c. Suède, Réclamation n° 85/2012. 17. La Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations reconnait, depuis 1959, que cette Convention protège aussi le droit de grève (Gernigon et al., 1998). 18. Conférence internationale du Travail, 99e session, 2010, Rapport de la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations, pp. 211-212. 19. La "clause Monti originaire était introduite dans un instrument qui visait le marché intérieur (et pas les droits sociaux) et qui pouvait être utilisé aussi pour affecter le droit de mener des actions collectives. 20. Il a été proposé par Fabbrini d'interpréter ce paragraphe comme excluant de la portée du règlement les actions collectives dans des situations purement internes (Fabbrini, 2012). Bien que cette interprétation soit la seule qui puisse concilier l'article 1(2) avec le reste du règlement, il est évident qu’elle rend l'article superflu, lorsque les situations purement internes sont toujours exclues de la portée des libertés du marché intérieur (dites fondamentales). 21. ETUC/CES, Declaration on the Commission proposals for a Monti II Regulation and Enforcement Directive of the Posting of Workers Directive, 19/04/2012, http://www.etuc.org/ documents/etuc-declaration-commission-proposals-monti-ii-regulation-and-enforcement- directive#.VHjetjHF__E . 22. BUSINESSEUROPE, Policy Briefing (Posting of Workers), 03/04/2012, http:// www.businesseurope.eu/Content/Default.asp?PageID=568&DocID=30086 . 23. "En vertu du principe de subsidiarité, dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l'Union intervient seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, tant au niveau central qu'au niveau régional et local, mais peuvent l'être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, au niveau de l'Union". 24. JO 1997, C 340. 25. Article 5 du protocole n° 30 (1997). 26. Articles 4-6 du protocole n° 2 (2010). 27. "Tout parlement national ou toute chambre de l'un de ces parlements peut, dans un délai de six semaines à compter de la date de transmission d'un projet d'acte législatif européen, adresser aux présidents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission un avis motivé exposant les raisons pour lesquelles il estime que le projet en cause n'est pas conforme au principe de subsidiarité". 28. Cet argument était en effet anticipé par l'avocat général Mengozzi dans ses Conclusions sur Laval: "Pour préserver l’effet utile du paragraphe 5 de l’article 137 CE [maintenant article 153(5) TFUE], les institutions communautaires ne pourraient pas, bien entendu, recourir à d’autres bases juridiques dans le traité pour adopter des mesures visant à rapprocher les législations des États membres en ce domaine", para. 10. 29. Bruxelles, 12 septembre 2012, Ares(2012)1058907. 30. La proposition nécessitait l'unanimité au Conseil, aussi bien que de l'approbation par le Parlement européen. 31. EN E-008617/2012, réponse de Lázló Andor.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 74

32. ETUC/CES, ETUC welcomes the decision to withdraw the Monti II Regulation, 12/09/2012, http://www.etuc.org/press/etuc-welcomes-decision-withdraw-monti-ii- regulation#.VHjeuDHF__E . 33. Un problème qui était bien visible dans la dispute relative à BALPA, mentionnée dans la Section 1.1. British Airways avait en effet menacé le syndicat (BALPA) d’une demande de dommages et intérêts, sur la base de la doctrine de la CJUE en Viking et Laval, de 100 millions de livres sterlings (140 millions d'euros) par jour de grève. 34. Il est intéressant aussi de souligner que le rapport de la Commission OIT continue avec une remarque qui va au-delà de la dispute spécifique: "la commission observe à cet égard que, dans le contexte actuel de la mondialisation, de telles affaires risquent de devenir plus courantes". 35. Voir la proposition du "Protocole de progrès social" de la Confédération Européenne des Syndicats, http://www.etuc.org/a/5176 . 36. Qui, comme il a été souligné avant, a déjà étendu le raisonnement de Viking et Laval au droit de négociation collective. Voir Commission c. Allemagne, C-271/08. 37. "Les travailleurs et les employeurs, ou leurs organisations respectives, ont, conformément au droit communautaire et aux législations et pratiques nationales, le droit de négocier et de conclure des conventions collectives aux niveaux appropriés et de recourir, en cas de conflits d'intérêts, à des actions collectives pour la défense de leurs intérêts, y compris la grève". 38. Laval, para. 91; Viking, para. 44. Le fait que la Charte ait acquis, après l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, la même valeur juridique des traités ne semble pas avoir changé l'interprétation de la Cour. 39. Suède et Finlande en premier lieu, mais l'Allemagne a aussi été intéressée par des arrêts qui touchent le système de négociation collective, comme Commission c. Allemagne (précité) et Rüffert (C-346/06, 3 avril 2008).

RÉSUMÉS

Le 21 mars 2012, la Commission européenne a présenté la proposition de règlement relative à l’exercice du droit de mener des actions collectives dans le contexte de la liberté d’établissement et de la libre prestation des services. Cette proposition, dite "Monti II", avait pour but de résoudre la tension entre le droit de mener une action collective et les libertés économiques du marché intérieur, crée par deux arrêts (tristement) célèbres de la Cour de Justice (Viking et Laval). Toutefois, la proposition en question a été retirée par la Commission en septembre 2012, suite à des nombreux critiques ("cartons jaunes") soulevés par des parlements nationaux dans le contexte de la procédure prévue par le protocole n° 2 sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité. Après avoir présenté brièvement le contenu de la proposition "Monti II", cette contribution examine les différents arguments qui ont donné lieu aux "cartons jaunes" afin d'éclairer la situation actuelle de la relation entre le droit de mener une action collective et le droit de l'UE.

On March the 21st 2012 the European Commission adopted its proposal for a Regulation on the exercise of the right to take collective action within the context of the freedom of establishment and the freedom to provide services. This proposal, also known as "Monti II" was to provide an answer to the concerns raised by the case law of the Court of Justice dealing with the right to take collective action (cases Viking and Laval). However, the proposal was rather short-lived,

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 75

having being withdrawn by the Commission in September 2012. The present contribution explores the steps which brought to such an outcome. In particular, it analyses the so-called "yellow cards" which were raised against the proposal by several national parliaments in the context of the procedure set up by the Protocol N° 2 on Subsidiarity and Proportionality. Together with the "Monti II" proposal, these "yellow cards" provide interesting insights as regards the present conception of the relationship between the right to take collective action and the EU legal order.

INDEX

Mots-clés : droit de grève, Droit du travail de l'UE, Libertés fondamentales de l'UE, Principe de proportionnalité, Principe de subsidiarité Keywords : EU Labour Law, Fundamental Freedoms of the EU, Proportionality, Right to strike, Subsidiarity

AUTEUR

MARCO ROCCA Chargé de cours invité, Centre Interdisciplinaire Droit Entreprise Société (CRIDES), Université Catholique Louvain

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 76

Réformes nationales du droit du travail en temps de crise : Bilan alarmant pour les droits fondamentaux et la démocratie en Europe

Isabelle Schömann

1 Depuis sa création en 1919, le Bureau International du Travail (BIT) est le gardien des droits fondamentaux au travail et en particulier depuis la déclaration de Philadelphie en 1944 qui formule explicitement dans son article premier que « le travail n'est pas une marchandise », que « la liberté d'expression et d'association est une condition indispensable d'un progrès soutenu », que « la pauvreté, où qu'elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous » et que « la lutte contre le besoin doit être menée avec une inlassable énergie au sein de chaque nation et par un effort international continu et concerté dans lequel les représentants des travailleurs et des employeurs, coopérant sur un pied d'égalité avec ceux des gouvernements, participent à de libres discussions et à des décisions de caractère démocratique en vue de promouvoir le bien commun ». Le texte de cette déclaration est le fondement essentiel du droit du travail et de la protection sociale en Europe et dans un même temps la référence explicite pour la construction de l’Union européenne et du modèle social européen. Juan Somavia, le précédent directeur général du Bureau International du Travail, avait rappelé dans son discours prononcé devant le Parlement européen le 14 septembre 2011 que : « Le respect des principes et droits fondamentaux au travail n’est pas négociable, même pas en temps de crise quand les questions d’équité abondent. Cela est particulièrement important dans les pays qui doivent adopter des mesures d’austérité. Nous ne pouvons utiliser l’excuse de la crise pour négliger des normes de travail reconnues au plan international. »1

2 Cependant, la déclaration du directeur général du BIT Juan Somavia n’a pas empêché les institutions de l’Union européenne d’élaborer des mesures anti-crise qui violent les droits fondamentaux et les États membres de les adopter. Le Comité de l'OIT de la liberté

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 77

syndicale2 tout comme le Comité européen des Droits sociaux du Conseil de l'Europe3, ont récemment conclus à la violation de droits fondamentaux par ces mesures anti-crise. Par ailleurs, une partie de la doctrine et des praticiens du droit du travail ont émis de graves réserves4 quant aux mesures prises et leurs conséquences à court et long terme sur les protections que le droit du travail apportent, mais aussi sur les procédures utilisées, qui dans certains cas, permettent de contourner les droits nationaux et européen pour faire passer des réformes rapidement sous couvert de la nécessité de solutions rapides. Cet article propose une analyse critique des principaux aspects des réformes du droit du travail en Europe menées explicitement ou non au titre de la crise économique soit sous l’égide de la Troïka agissant pour les États membres soit directement ou indirectement proposée par l’Union européenne (I) en insistant sur le déficit démocratique de certaines réformes notamment pour lequel des recours juridictionnels sont en cours (II). L’analyse démontre le mépris des institutions communautaires et parfois nationales dans le traitement de la crise envers des droits fondamentaux tels qu’inscrits tant dans le Traité de Lisbonne et la Charte des droits fondamentaux que dans la Charte sociale européenne révisée et les conventions de l’OIT.

Bilan des mesures d’austérité en Europe : vers une déréglementation systématique du droit du travail5

3 Depuis la fin de l’année 2008, qui a marqué le début de la crise économique, les autorités publiques et les législateurs nationaux ont pris une série de mesures dans le but de stimuler la flexibilité économique, incluant des amendements au droit du travail national 6. Parfois, les réformes générales du droit du travail ont été engagées avant la crise économique, avec pour objectif déclaré de « moderniser » le droit du travail. Dans certains pays, comme la Hongrie, le changement de gouvernement a entraîné une accélération des réformes drastiques du droit du travail, passant même outre les consultations participatives avec, entre autres, les partenaires sociaux, notamment les syndicats (par exemple en Estonie, en Hongrie et en Slovaquie). Dans d’autres pays, ces réformes structurelles ont été négociées avec ces États membres par des institutions et organisations européennes et internationales, telles que la Banque centrale européenne (BCE), la Commission européenne et le Fonds monétaire international (FMI) -la fameuse « Troïka »- par exemple en Grèce7, au Portugal8 et en Irlande9 ou encore à Chypre où les réformes précises ont été « convenues » entre la Troïka et les gouvernements respectifs dans le cadre de protocoles d’accord10.. Par ailleurs, l’Union européenne, en collaboration avec le FMI, a mis sur pied des « missions » dans les États membres rencontrant des difficultés économiques. En 2010, par exemple, une mission s’est rendue en Lettonie pour discuter du budget 2011 avec le gouvernement, en insistant pour qu’il prévoie des mesures en faveur d’une réduction durable des déficits à même de ramener le déficit global de l’État sous la barre des 6 % du PIB prévu pour 2011, tout en permettant le financement nécessaire des systèmes de santé et de protection sociale, de l’emploi dans les travaux publics et de la formation professionnelle, afin d’atténuer l’impact de la crise sur les populations les plus vulnérables11. L’Union et le FMI ont également entrepris l’examen des programmes économiques des pays membres qui bénéficient de leur soutien financier - comme la Roumanie - pour « consolider la croissance économique tout en préservant la stabilité macroéconomique et financière ». Dans ce cas particulier, l’une des conditions imposées est que le gouvernement roumain s’engage à réduire son déficit

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 78

public global et à réformer les entreprises publiques, avec notamment la vente des participations majoritaires ou minoritaires de certaines entreprises et la mise en place de directions professionnelles privées12. Enfin, la Commission européenne contrôle régulièrement l’état économique des États membres et établit sous la forme de recommandations spécifiques par pays les réformes à envisager notamment celles concernant le marché de travail.13

4 Par ailleurs, un nombre important d’États membres justifient les réformes du marché du travail en invoquant que la flexibilité est une des réponses les plus efficaces à la crise, car « Les politiques de flexicurité sont le meilleur instrument de modernisation des marchés du travail : elles doivent être revues et adaptées au contexte de l’après-crise, afin d’accélérer le rythme des réformes, de réduire la segmentation du marché du travail, de favoriser l’égalité entre les femmes et les hommes et de rendre les transitions positives » 14. Les recommandations spécifiques annuelles de l’UE par pays pour 2012-2013 sont aussi un bon exemple : il est expliqué que la réforme du marché du travail doit faire l’objet de mesures plus concrètes si l’Union veut renouer avec la croissance qui élèverait le niveau des emplois, réduirait la pauvreté et instaurerait une croissance durable ; la Commission européenne insiste pour que les recommandations spécifiques, adoptées par le Conseil européen, soient mises en œuvre de manière prioritaire. Il ne fait aucun doute que ces mesures sont sans précédent, touchant 16 États membres sur 27, notamment en matière de détermination des salaires par leur alignement au développement de la productivité et en réformant les systèmes d’indexation là où ils existent. Par ailleurs, la Commission considère que dans certains pays le salaire minimum est trop élevé et entrave la croissance et l’emploi, comme en Belgique. De tels éléments démontrent que la flexibilité bien plus que la flexicurité est le mot d’ordre dès lors que ces réformes ont entraîné depuis leur adoption un accroissement des inégalités et du chômage conduisant de nombreux travailleurs au bord du niveau de pauvreté, notamment lorsqu’il est demandé aux États membres de réformer le système de négociation pour décentraliser la négociation collective et permettre la conclusion d’accords dérogatoires et la suspension d’accords existants15. Dans certains pays, ces réformes sont fragmentées et largement de- régulatrices comme en Autriche ou en Belgique alors que dans d’autres pays comme la Hongrie elles impliquent des changements radicaux de l’ensemble du droit du travail.

5 Il est intéressant de noter que la Commission européenne n’a pas invoqué le droit du travail et les droits sociaux fondamentaux pour garantir le maintien de normes sociales minimales. Elle n’a pas non plus fait appel à des mécanismes relevant du droit dur (contraignant), bien qu’elle en ait la compétence législative aux termes du Traité. L’Union européenne reste au contraire fidèle à son orientation qui consiste à préconiser la « flexibilisation » (et la déréglementation du droit du travail), comme le confirme une communication publiée en 2010 : « Les politiques de flexicurité sont le meilleur instrument de modernisation des marchés du travail : elles doivent être revues et adaptées au contexte de l’après-crise, afin d’accélérer le rythme des réformes, de réduire la segmentation du marché du travail, de favoriser l’égalité entre les femmes et les hommes et de rendre les transitions positives » (Commission européenne 2010 : 2). La DG Affaires économiques et financières a en outre indiqué que « pour éviter la destruction inutile et irréversible du capital [humain et entrepreneurial], ... l’UE [prendra] l’initiative de publier des lignes directrices sur l’élaboration de politiques de marché du travail pendant la crise » (Commission européenne 2009 : 2), tout ceci faisant ainsi abstraction du droit du travail « dur ». Rien ne prouve pourtant que la crise financière et économique

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 79

soit le résultat des dispositions du droit du travail en vigueur dans les États membres. Bien plus, les reformes prises sous couvert du traitement de la crise traduisent une volonté déjà exprimée par la Commission européenne de flexibiliser le droit du travail (Schömann 2014 :7-18). Ainsi, les réformes du droit du travail en cours de mise en œuvre dans de nombreux pays de l’Union sont justifiées par l’argument selon lequel la flexibilisation des marchés du travail est l’une des meilleures réponses à la crise (Commission européenne, 2010). Dans certains pays, il ne s’agit que de mesures de déréglementation au coup par coup, quoique significative, tandis que d’autres engagent une refonte d’envergure de l’ensemble du Code du travail. Par ailleurs, plusieurs pays modifient en profondeur les structures et processus de relations professionnelles, ce qui pourrait compromettre le dialogue social et les négociations collectives.

6 Cet article dresse le bilan des réformes du droit du travail lancées dans les différents États membres. Notre principal objectif est d’examiner et d’analyser les nouvelles dispositions législatives (réformes) relatives au droit du travail dans les pays de l’Union, dont la plupart sont présentées comme étant des mesures nécessaires pour sortir de la crise économique. Ces réformes impliquent généralement une flexibilisation du droit du travail et assouplissent les normes minimales, privilégiant le droit « mou » (déréglementation).

7 Le bilan proposé ici est loin d’être exhaustif, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, il n’étudie que certaines réformes du droit du travail. Par exemple, il ne s’attarde pas sur les autres mesures anti-crise que de nombreux pays ont appliquées concernant le salaire minimal, les baisses de salaires, les coupes dans le domaine de la sécurité sociale, de l’aide sociale, des services publics, etc. Deuxièmement, il étudie principalement les développements survenus entre début 2010 et février 201216.Troisièmement, il ne traite pas de tous les pays membres ou candidats de l’UE/l’EEE17.Ce dernier point s’explique essentiellement par des difficultés à se procurer des informations correspondantes, mais aussi par le fait que certains pays, en raison de leurs traditions en matière de relations professionnelles, s’appuient moins sur la loi que sur les partenaires sociaux pour réformer leur système de marché du travail. C’est le cas par exemple des pays nordiques.

8 Enfin, le bilan s’organise dans une première partie autour de quatre grands domaines du droit du travail affectés par les réformes : le temps de travail (1), les contrats de travail dits atypiques (2), les modalités de licenciement (3) et les réformes des systèmes de relations professionnelles et de négociation collective (4).

Temps de travail

9 Une première série de mesures concerne l’organisation du temps de travail au sens large. Les heures supplémentaires y sont très fréquemment traitées. Plusieurs pays ont par exemple choisi d’élargir les possibilités d’heures supplémentaires, parfois de manière très importante. La République tchèque envisage ainsi d’augmenter le nombre maximal d’heures supplémentaires autorisées à 416 par année civile pour les cadres (contre 150 aujourd’hui) et à 150 pour les autres travailleurs. En Hongrie, la limite annuelle est passée de 200 à 250 heures supplémentaires et peut même atteindre 300 heures dans le cadre d’une convention collective. L’ancienne limite de 200 heures ne s’appliquait qu’à certains travailleurs possédant des « compétences particulières ». Désormais, la nouvelle limite vaut pour tous les travailleurs. Autre tendance majeure de la réforme du droit du travail hongrois : la décentralisation de la négociation collective, qui confère un rôle plus prépondérant aux négociations d’entreprise par rapport aux négociations nationales et

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 80

sectorielles. En Lituanie, les heures supplémentaires étaient auparavant interdites, sauf dans certains cas fixés dans le Code du travail ou les conventions collectives. Mais en 2010, les dispositions relatives aux heures supplémentaires ont été libéralisées, autorisant jusqu’à 120 heures par an, voire 180 heures si cela est prévu par les conventions collectives. D’autres pays ont préféré changer les règles de compensation des heures supplémentaires en congé ou en nature. Comme fixé par le protocole d’accord conclu entre le Portugal et la « Troïka », un projet de loi modifiant le Code du travail a été présenté au début de l’année 2012, aux termes duquel la rémunération des heures supplémentaires est réduite de 50 % : alors qu’à l’heure actuelle, les travailleurs sont rémunérés 50 % de plus pour la première heure supplémentaire, 75 % de plus pour les heures supplémentaires suivantes et 100 % de plus pour les heures supplémentaires travaillées pendant les congés et les dimanches, les taux seront respectivement de 25 %, 37,5 %, et 50 %. D’autres amendements prévoient de mettre fin au repos compensateur, qui correspond aujourd’hui à 25 % des heures supplémentaires travaillées. Il est possible de revoir ces modalités à la hausse ou à la baisse par le biais de conventions collectives.

10 Une autre mesure qui est fréquemment prise ou prévue concerne l’extension des périodes de référence pour le calcul du temps de travail. En 2009, dans le cadre de son premier train de réformes du droit du travail, le gouvernement hongrois a autorisé les employeurs à fixer la période de référence à quatre mois (au lieu de trois mois) et même à l’étendre à 12 mois par convention collective dans certaines circonstances. En Pologne, la loi anti- crise de 2009 permettait que les périodes de référence soient temporairement étendues de trois à douze mois par accord collectif d’entreprise. Avec l’expiration de cette loi fin 2011, la question est de nouveau à l’ordre du jour, les employeurs faisant pression pour que la période de référence de 12 mois devienne la règle et non plus une exception temporaire. En Roumanie, les nouvelles dispositions du Code du travail fixent la période de référence à quatre mois (contre trois mois précédemment) et autorisent exceptionnellement des périodes de référence de six à 12 mois. D’autres mesures appliquées dans le domaine du temps de travail (modalités) mettent en place des dispositifs de chômage partiel. En Pologne, par exemple, les entreprises confrontées temporairement à des difficultés financières peuvent, pour une durée maximale de six mois, réduire le temps de travail ou mettre leurs salariés en « congé d’inactivité » (moins rémunéré) si l’activité est réduite. Cette mesure est une alternative aux licenciements collectifs. De la même manière, des variantes de « chômage partiel » ont été introduites dans plusieurs pays, dont l’Autriche, la Belgique, la Bulgarie, la France, l’Allemagne et l’Espagne. Les dispositifs varient fortement selon les pays s’agissant de la durée et des travailleurs concernés18.

11 Les études montrent clairement qu’un temps de travail prolongé ou excessif a un impact significatif sur la santé et la sécurité des travailleurs. Il pourrait être difficile de revenir sur cette nouvelle flexibilisation du temps de travail, même si ces mesures sont généralement prévues pour une période limitée. Le fait que les exceptions ou des modalités plus flexibles ne puissent être instaurées que par voie de convention collective offre une certaine garantie, mais la tendance persistante à la décentralisation des négociations collectives observées dans beaucoup de pays où les négociations au niveau de l’entreprise sont privilégiées pourrait la rendre insuffisante et permettre de la contourner facilement. Les représentants des travailleurs pourraient être contraints d’accepter des dispositifs prévoyant une augmentation du temps de travail en alternative aux licenciements (collectifs).

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 81

Contrats atypiques (durée déterminée, temps partiel et travail intérimaire) et nouveaux types de contrats

12 Les efforts consentis par de nombreux États membres pour rendre leur marché du travail plus flexible par un changement des règles régissant les contrats atypiques constituent une autre tendance marquante.

13 L’un des moyens les plus couramment employés dans ce domaine - malgré une directive européenne dont le principal objectif est de prévenir l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée successifs19 - semble être de flexibiliser encore plus les modalités des contrats à durée déterminée en étendant leur durée maximale. On en trouve des exemples en République tchèque (extension de deux à trois ans, avec possibilité de deux renouvellements, soit une durée totale maximale de neuf ans au cours de laquelle un travailleur peut être employé sous contrat à durée déterminée par le même employeur), en Grèce (également de deux à trois ans), au Portugal (durée maximale de trois ans contre six mois précédemment), en Roumanie (durée maximale portée de 24 à 36 mois, avec trois contrats à durée déterminée successifs : premier contrat d’une durée maximale de 36 mois, les deux suivants d’une durée de 12 mois chacun ; auparavant, trois contrats successifs étaient autorisés, mais pour une période totale maximale de 24 mois) et en Espagne (jusqu’à trois ans, possibilité d’une année supplémentaire par convention collective). Outre l’augmentation de la durée maximale des contrats à durée déterminée, la législation peut également augmenter le nombre maximal de renouvellements de ces contrats. C’est le cas aux Pays-Bas (les contrats à durée déterminée successifs des jeunes travailleurs de moins de 27 ans deviennent permanents après le cinquième contrat et non plus le quatrième comme précédemment) et en Pologne (nombre non défini de renouvellements, mais un travailleur ne peut pas travailler plus de 18 mois sous contrat à durée déterminée pour le même employeur). Certains pays ont combiné les deux mesures, par exemple la Slovaquie où la durée maximale des contrats à durée déterminée est désormais de trois ans contre deux auparavant et trois renouvellements sont autorisés contre deux précédemment.

14 En ce qui concerne le travail à temps partiel et les mesures visant à accroître sa flexibilisation, le programme de réforme lancé en Espagne en février 2012 a aboli une règle en vigueur depuis près de 15 ans interdisant les heures supplémentaires standards pour les travailleurs à temps partiel. En plus des « horas complementarias » prévues par la législation espagnole (heures supplémentaires, spécifiques aux travailleurs à temps partiel, soumises à certaines prescriptions formelles et limitations, cette forme d’heures supplémentaires reste légale), les travailleurs à temps partiel peuvent maintenant effectuer des heures supplémentaires standards (« horas extraordinarias ») comme tout autre travailleur. D’autres pays, dont la Belgique, la République tchèque, la Grèce, la Roumanie et le Royaume-Uni, ont choisi de promulguer de nouvelles dispositions sur le travail intérimaire ou de modifier les dispositions existantes. Ces mesures pourraient toutefois entrer dans le cadre de la mise en œuvre de la Directive 2008/104/CE relative au travail intérimaire (date limite de mise en œuvre fixée à décembre 2011) et pas uniquement de mesures de déréglementation. Des mesures de protection supplémentaires sont parfois prévues. Cette reréglementation des contrats atypiques s’accompagne dans plusieurs pays membres de la création de nouveaux types de contrats. Cela ne serait pas un problème en soi si la plupart de ces nouveaux contrats de travail

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 82

n’offraient pas une protection plus faible que les contrats de travail normaux et/ou n’étaient pas destinés à des catégories de travailleurs spécifiques, telles que les jeunes, qui comptent déjà parmi les populations les plus vulnérables sur le plan de l’accès au marché du travail, de l’évolution professionnelle et du maintien dans l’emploi. La création d’un nouveau « contrat jeune » en Grèce en est un exemple typique. Dans le cadre de ces contrats, les jeunes travailleurs de moins de 25 ans perçoivent un salaire inférieur de 20 % au salaire précédent pour les premiers emplois, doivent effectuer une période d’essai de deux ans et n’ont pas droit aux prestations de chômage à la fin du contrat. Les employeurs sont exonérés des cotisations sociales. En Espagne, un nouveau contrat de formation en alternance a été institué pour les jeunes non qualifiés âgés de 25 à 30 ans (avec la possibilité de l’étendre jusqu’à 34 ans). Il prévoit de fortes exonérations des cotisations de sécurité sociale pour les employeurs à la fois pendant la durée du contrat et lors de sa conversion en contrat permanent normal. Outre l’effet immédiat que cette mesure pourrait avoir, débouchant sur un renforcement de la ségrégation du marché du travail et une exacerbation de la situation des travailleurs vulnérables ou précaires qui rencontrent de grandes difficultés pour entrer, progresser et rester sur le marché du travail, il n’est pas toujours certain que ces dispositions soient conformes aux directives européennes, en particulier à celles encadrant les contrats à durée déterminée et le travail à temps partiel.

Modalités de licenciement20

15 La crise économique mondiale a entraîné une recrudescence des licenciements : les suppressions d’emplois constituent le principal moyen utilisé par les entreprises du secteur privé et public pour réduire les coûts salariaux, suivies de la réduction du temps de travail. C’est plus particulièrement vrai dans les pays membres où la protection légale contre les licenciements (collectifs) est faible (Royaume-Uni, Irlande).

16 Les amendements apportés aux dispositions du Code du travail/droit du travail relatives aux licenciements collectifs et individuels visent principalement à simplifier les modalités d’embauche et de licenciement (et à autoriser un recours massif aux formes d’emploi atypiques). Trois volets principaux de la législation sont concernés et sont parfois combinés : • La révision des définitions des licenciements collectifs et en particulier de la notion de raisons économiques offre plus de motifs à ces licenciements, l’idée étant de permettre aux entreprises de s’adapter mieux et plus rapidement aux évolutions du marché (République tchèque, Portugal, Espagne, Slovaquie, Royaume-Uni). Les conditions régissant les licenciements sont assouplies et les seuils abaissés afin d’accroître la flexibilité du marché du travail, conférant ainsi aux entreprises une plus large autonomie pour licencier les travailleurs (Estonie, Grèce, Royaume-Uni, Roumanie). • Les amendements apportés aux procédures encadrant les licenciements (collectifs) ont également pour but d'assouplir les dispositions existantes. Les procédures de licenciement ont été simplifiées de diverses manières : réduction du délai de préavis de 30 jours civils pour le porter de deux semaines à trois mois, selon la durée du précédent contrat de travail, y compris la notification (Bulgarie, Estonie, Lituanie, Slovaquie, Espagne, Portugal, Royaume-Uni) et/ou introduction de modalités de licenciement plus souples dans les PME (Royaume-Uni), affaiblissement de l’obligation des employeurs d’informer et de consulter les représentants des travailleurs (Espagne), assouplissement des procédures externes comme

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 83

le recours aux autorisations administratives (Estonie) ou réduction de l’obligation des employeurs de mettre en place des plans sociaux (Roumanie, Royaume-Uni). Enfin, l’accès aux tribunaux du travail a été restreint au Royaume-Uni. • Les amendements visant à flexibiliser la législation sur les licenciements ont également un impact sur le coût des licenciements, l’objectif étant de réduire la charge financière pesant sur les entreprises. Les indemnités de départ ont été réduites (République tchèque), les périodes d’éligibilité et de qualification ont été modifiées pour accroître la marge de manœuvre des entreprises en matière de licenciement, les indemnités de licenciement ont été réduites (Portugal, Espagne) et/ou les sanctions ont été allégées (par exemple, remplacement de l’obligation de réintégration de travailleurs ayant subi un licenciement abusif par une compensation financière uniquement). Par ailleurs, dans certains pays (Royaume-Uni), les procédures auprès des tribunaux du travail sont désormais payantes. Enfin, les pouvoirs publics soutiennent financièrement les entreprises qui licencient des travailleurs en créant un « fonds de compensation » destiné à financer les indemnités de licenciement (par exemple au Portugal). • Dans le même temps, la plupart des réformes du droit du travail ont modifié les droits collectifs attachés non seulement aux licenciements (collectifs), mais aussi aux formes d’emploi atypiques (contrats à durée déterminée, travail intérimaire, etc.). Ces mesures sont le plus souvent présentées comme un moyen de réduire la précarité et de préserver l’emploi. Il convient cependant de porter un regard critique sur la flexibilisation des législations sur la protection de l'emploi, notamment parce qu’elle se traduira par une augmentation du chômage (de longue durée) et un renforcement de la précarité sur le marché du travail.

Évolutions des systèmes de relations professionnelles et de négociation collective

17 Une politique et/ou une ambition claire visant à décentraliser la négociation collective, en passant du niveau national/sectoriel au niveau de l’entreprise, peut être identifiée dans de nombreux pays. L’objectif avoué est d’offrir aux entreprises une plus grande flexibilité et leur permettre de s’adapter aux conditions du marché du travail. Des exemples peuvent être observés en Italie, en Grèce, au Portugal et en Espagne. En Roumanie, la convention collective nationale annuelle a été supprimée au profit de conventions collectives sectorielles. En Finlande, par contre, la décentralisation des négociations s’est révélée inefficace et les employeurs ont été encouragés à rejoindre la convention collective nationale.

18 Outre la délégation de la responsabilité des négociations aux autres niveaux, se pose souvent le problème (supplémentaire) posé par le fait que les résultats des négociations de niveau inférieur peuvent déroger défavorablement de la protection garantie par les conventions collectives de niveau supérieur, voire des dispositions légales obligatoires. Ce type de conventions collectives in pejus porte par exemple sur le temps de travail et les salaires. Il en existe des exemples en France, en Grèce, en Italie et en République slovaque.

19 Autre tendance : l’adoption de mesures modifiant les critères de représentativité applicables aux partenaires sociaux (par exemple, en Grèce, en Hongrie, en Italie, aux Pays-Bas, au Portugal, en Roumanie, en Slovaquie et en Espagne) et l’extension de droits qui étaient auparavant les prérogatives des syndicats à d’autres instances de

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 84

représentation des travailleurs (souvent au niveau de l’entreprise ; par exemple, en Grèce, au Portugal et en République slovaque).

20 Certains pays, par exemple la Hongrie, abolissent également, ou du moins affaiblissent, le rôle de certaines instances (tripartites) de dialogue social, le gouvernement se retirant de ces organes (par exemple, en Roumanie). D’autres réformes du droit du travail tendent à imposer des mécanismes de résolution des conflits alternatifs aux tribunaux (Bulgarie, Royaume-Uni, Espagne). Désormais, en Grèce21, la procédure d’arbitrage doit être déclenchée par une demande conjointe des parties et se limite aux revendications salariales de base. Au Royaume-Uni, l’accès aux tribunaux du travail a été restreint. Enfin, les dispositions relatives aux conflits collectifs ont été révisées dans certains pays (République Tchèque, Estonie, Hongrie and Lituanie) .

21 Il est incontestable que ces réformes du droit collectif du travail affaibliront la représentation et l’action syndicales à tous les niveaux de négociation. Elles affectent la structure même des syndicats, ainsi que les moyens institutionnels dont ils disposent pour protéger et représenter les travailleurs. La décentralisation de la négociation collective vers les niveaux inférieurs affaiblit l’acquis social obtenu par les syndicats au niveau national et local, et aura des répercussions sur les négociations collectives sectorielles. Elle entraînera également un abaissement des normes relatives aux droits reconnus et inscrits dans la législation et les conventions collectives et affectera les conditions de travail fondamentales en matière de temps de travail, de salaires, d’organisation du travail, d’environnement de travail et de protection sociale. Elle ne peut avoir que des répercussions négatives sur la santé et la sécurité au travail.

22 Après avoir démontré l’étendue et la gravité des réformes touchant le droit du travail en Europe, une seconde partie révèle que ces réformes, dont la gestion s’organise dans un déficit démocratique alarmant, se traduisent pour certaines par des violations des droits fondamentaux tels que reconnus par l’Union européenne et par des instances internationales telles le Conseil de l’Europe ou l’OIT. Les recours jurisprudentiels dénonçant ces violations sont l’une des expressions démocratiques les plus élaborées, qui cependant ne semble pas retenir l’attention nécessaire des institutions européennes.

La gestion de la crise révèle un déficit démocratique alarmant

23 Une des caractéristiques les plus inquiétantes des réformes nationales du marché du travail est le manque de respect de la hiérarchie des normes sociales et des procédures démocratiques pour élaborer et mettre en œuvre des réformes sociales sous couvert de situations d’urgence pour lesquelles des solutions très rapides et radicales sont jugées nécessaires pour enrayer la crise économique et la crise de la dette dans de nombreux États membres (1). Les multiples recours juridictionnels contre les mesures anti-crise donnent la mesure des attaques subies par le droit du travail (2).

La démocratie mise à mal par l’élaboration des mesures anti crise

24 Une grande partie de ces réformes ont été introduites à travers des processus d’exception au regard des pratiques démocratiques normales. Dans certains cas par exemple, le législateur national a eu recours à des « procédures d’urgence » pour contourner les

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 85

accords sur les mesures « anti-crise » signés par les partenaires sociaux et/ou préparés par le gouvernement en consultation avec les partenaires sociaux (Estonie, Hongrie, Slovaquie). En Grèce22, au Portugal23 et en Irlande24, les autorités nationales ont eu très peu de marge de manœuvre pour négocier et mettre en œuvre le protocole d’accord signé par l’Union européenne, le FMI et la BCE pour bénéficier du « plan de sauvetage financier » et la consultation du parlement national est apparue très limitée. Le Parlement européen n’a pas été consulté. Le premier ministre grec, George Papandreou25 déclarait qu’il avait « scellé un deal avec l’Union européenne et le FMI ouvrant la porte à des mesures de sauvetage en échange d’un accord entamant le budget de 30 billions d’euros sur 3 ans ». Le parlement grec a approuvé le protocole d’accord le 6 mai 2010, mais l’interrogation reste quant à la marge de manœuvre du gouvernement pour négocier ce deal, d’autant plus que la comparaison des protocoles d’accord signés avec la Grèce, le Portugal et l’Irlande démontre l’utilisation de formules très similaires conduisant à la conclusion que la Troïka a, notamment pour le chapitre social, élaboré une solution qui s’applique à tous, quelle que soit la situation particulière d’un État membre. Combiné à l’affaiblissement du rôle des partenaires sociaux dans la nouvelle législation sociale, du fait notamment de la décentralisation de la négociation collective et des nouveaux critères s’appliquant à la représentation syndicale, ceci constitue une modification des procédures encadrant la législation sociale aux dépens de la démocratie. Par ailleurs, la plupart des mesures anti-crise et des réformes du droit du travail ont une incidence directe ou indirecte sur les droits sociaux fondamentaux.

25 En outre, la terminologie utilisée par la Troïka reste très ambiguë, affirmant d’un côté que “les réformes ont pour but de combattre la segmentation du marché du travail et d’accroître le recours aux contrats à durée indéterminée” alors que de l’autre elle impose des mesures très concrètes pour réduire la protection légale existante. Indubitablement ces éléments portent à s’interroger sur les compétences de l’Union européenne, même agissant pour le compte des États membres, sous la forme controversée de la Troïka qui ne tombe sous aucune réglementation communautaire et qui reste sans statut, à prescrire de telles réformes et à encourager les États membres à s’aligner sur les normes sociales qui prédominent « en moyenne dans l’Union européenne »26. Ce d’autant plus que ces encouragements entrent en conflit avec les valeurs du Traité sur l’Union européenne (TUE) déclarées à l’article 3 (3) selon lequel « L'Union établit un marché intérieur. Elle œuvre pour le développement durable de l'Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d'amélioration de la qualité de l'environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique ».

26 De même, de telles réformes issues des institutions européennes sont incompatibles avec l’article 9 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFEU) qui établit clairement que : « Dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions, l'Union prend en compte les exigences liées à la promotion d'un niveau d'emploi élevé, à la garantie d'une protection sociale adéquate, à la lutte contre l'exclusion sociale ainsi qu'à un niveau élevé d'éducation, de formation et de protection de la santé humaine ». Enfin, les droits issus des directives communautaires en matière sociale qui établissent un socle minimum de droits sociaux et qui sont mises en œuvre au niveau national par la loi et/ou la convention collective sont clairement affectés par les réformes actuelles27. De telles directives incitent les États membres à mettre en œuvre des minima sociaux tout en

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 86

les encourageant d’un côté à proposer plus, tout en les obligeant à ne pas utiliser la directive comme moyen de réduire le niveau de protection existant, que ce soit sous la forme d’une clause de non-régression28 ou encore sous la forme des clauses plus favorables29. Le paradoxe est que l’Union européenne semble s’exempter de tels principes voir même des valeurs communautaires lorsqu’elle établit les conditions de politique économique générale comme on les trouve dans la décision du Conseil octroyant une aide financière communautaire aux États membres sous programme de tutelle (Grèce, Portugal et Irlande). Ceci s’applique aussi plus généralement aux recommandations spécifiques annuelles par pays que les Autorités communautaires émettent dans le cadre du semestre européen (procédure de contrôle du déficit public et de la dette publique).

27 Ainsi peut-on lire dans la recommandation 2 du Conseil sur le programme de réformes de la France 2012 et portant avis du Conseil sur le programme de stabilité de la France pour la période 2012-2016 que la France s’attache : « à introduire de nouvelles réformes pour lutter contre la segmentation du marché du travail en revoyant certains aspects de la législation en matière de protection de l’emploi, en concertation avec les partenaires sociaux dans le respect des pratiques nationales, notamment en ce qui concerne la procédure administrative applicable aux licenciements individuels ; à continuer de veiller à ce que toute évolution du salaire minimum favorise la création d'emplois et la compétitivité ; à prendre des mesures en vue d'augmenter la participation des adultes à l’apprentissage tout au long de la vie »30. Ce a quoi la France répond dans son programme de réformes nationales dans une section « les partenaires sociaux sont invités à négocier des mécanismes temporaires et négociés de flexibilité en matière de durée du travail et de rémunération permettant aux entreprises de s’adapter aux variations de l’activité économique. Cette négociation devra porter sur les modalités de négociation, les conditions de validité et la durée de tels accords. La négociation devra, enfin, prévoir l’articulation de tels accords avec les autres normes conventionnelles et, plus particulièrement, avec les contrats de travail en cours. Les partenaires sociaux ont déjà entamé cette négociation »31 visant ainsi à mettre en œuvre la recommandation du Conseil et par la même réformant les procédures de la négociation collective, alors même qu’il n’existe aucune compétence communautaire en ce domaine.

28 De plus, un certain nombre de mesures appliquées dans le cadre des réformes du droit du travail vont à l’encontre des principes de ce dernier, en particulier le principe de l’autonomie des syndicats et de la liberté syndicale (Espagne, Grèce) et même le droit à l’égalité et à la non-discrimination (Royaume-Uni). Ces procédures remettent en question la légitimité des réformes nationales, car leur légalité (c’est-à-dire leur respect des procédures démocratiques) est limitée et/ou elles violent les libertés et droits fondamentaux au niveau européen. À telle enseigne que des syndicats espagnols et grecs ont déposé une plainte auprès du BIT et du Conseil de l'Europe.

Les recours juridictionnels tentent de rétablir le respect de la démocratie

29 De nombreux recours juridictionnels et notamment des recours constitutionnels ont eu lieu au niveau national afin de rétablir le respect de la règle de droit et des règles démocratiques lors de l’établissement et de la mise en œuvre de mesures anti-crise tels qu'aux Pays-Bas32, en Allemagne33, en Grèce34, en Irlande35, en Autriche36, en Pologne37 et en Estonie38.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 87

30 Le récent jugement de la Cour constitutionnelle portugaise du 5 avril 201340 a qualifié d’anticonstitutionnelle 4 mesures anti-crises sur 9 issue du programme budgétaire national portugais adopté par le gouvernement en janvier 2013 et mettant en œuvre le protocole d’accord et plus particulièrement des baisses dans les salaires et les retraites du secteur public, en fondant son argumentation sur la violation du principe de non- discrimination entre le secteur public et le secteur privé en matière fiscale. Par ailleurs, des coupes dans les indemnités de chômage et les indemnités maladies ont été jugées inconstitutionnelles. Les réactions des autorités nationales et des institutions européennes ont été unanimes : de telles baisses sont nécessaires pour accéder à l’aide communautaire, le gouvernement portugais insistant sur le fait qu’il n’existe pas de marge de manœuvre et qu’une telle décision aggrave la crédibilité du Portugal sur la scène internationale39. Cependant, et depuis 2011, la mise en œuvre des mesures anti- crises issue du protocole d’accord n’a pas empêché le Portugal de tomber dans une grave récession où le chômage atteint 17.5 % de la population, dont 38.2 % des jeunes de moins de 25 ans !40

31 Dans un jugement récent, l’affaire Pringle contre gouvernement d’Irlande41, la Cour de justice de l’Union européenne a, pour la première fois, jugé de la compatibilité du traité sur le mécanisme européen de stabilité (TMES) avec le droit communautaire, sur l’invitation de la Cour constitutionnelle irlandaise, dans le cadre d’une affaire où la partie requérante contestait la ratification par l’Irlande du TMES sur la base du fondement de son incompatibilité avec le droit constitutionnel irlandais et le droit communautaire. A la question préliminaire posée par la Cour constitutionnelle irlandaise à la Cour de justice de l’Union européenne de savoir si le Traité porte atteinte à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui garantit à toute personne une protection juridictionnelle effective, la Cour dispose que selon l’article 51(1) de la Charte, ses dispositions sont adressées aux États membres seulement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit européen, ce qui n’est pas le cas pour le Traité MES qui se situe en dehors du droit communautaire. Pratiquement cela veut dire qu’une décision prise dans le cadre du Traité MES telle que les protocoles d’accord pour la Grèce, le Portugal et l’Irlande et dont les mesures sont en violation des droits fondamentaux tels que garantis par le Traité de l’Union et la Charte des droits fondamentaux (tel le droit à une rémunération équitable, à la protection des jeunes travailleurs, à l’accès à la sécurité sociale) ne pourra faire l’objet d’un recours devant la Cour de justice sur le fondement qu’une telle décision ne fait pas partie de l’ordre juridique communautaire, entraînant par la même l’impossibilité d’agir contre la violation de droits fondamentaux et des valeurs de l’Union.

32 Le jugement Pringle est préoccupant à au moins quatre titres principaux. 1. Tout d’abord, la question se pose de savoir dans quelles mesures l’Union peut se permettre que les États membres usent de leur compétence résiduelle en établissant un Traité MES par voie d’accord intergouvernemental qui leur donne la possibilité de contourner le droit communautaire et d’imposer à d’autres États membres des mesures en violation des droits européen et international. 2. Par ailleurs, l’immunité des institutions communautaires agissant pour les États membres dans le cadre du Traité MES et bien que n’allouant une aide financière qu’aux États membres de l’Union appartenant à la zone euro apparait comme allant contre les principes et valeurs du droit communautaire, d’autant plus qu’elles disposent d’un rôle central dans l’élaboration, la mise en œuvre et le contrôle des protocoles d’accord et autres mesures prises dans le cadre des réformes. Le système de conditions strictes imposé pour l’accès à toute aide financière tel que formulé dans le nouveau paragraphe 3 de l’article 136 TUE a

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 88

obtenu par voie jurisprudentielle le rang de valeur constitutionnelle et altère définitivement les possibilités de négociation des États membres dans le cadre d’une demande d’aide financière et réduit par la même leur autonomie, puisque ces conditions spécifient en détail les mesures à prendre notamment en ce qui concerne les réformes du marché du travail. 3. Le troisième point concerne l’intensification de la mise à l’écart de processus décisionnels démocratiques dans la gestion de la crise économique. Comment l’Union peut-elle promouvoir un mécanisme permanent (le Traité MES) dans lequel les décisions ne tombent pas sous le coup de l’ordre juridique communautaire et ne sont pas soumises à la consultation du parlement européen, d’autant plus qu’un tel mécanisme implique notamment une perte de la souveraineté fiscale et sociale des États membres ? Comment un tel pouvoir peut-il être accordé aux institutions communautaires telles la Commission, la BCE (en outre en collaboration avec le FMI) sans aucun recours légal possible, alors même que leur compétence pour agir est juridiquement douteuse et la légalité de la Troïka contestée ? 4. Enfin, et c’est peut être le point le plus alarmant, comment l’Union gérant la crise d’une façon purement économique et monétaire, peut-elle à ce point déréglementer le droit du travail et l’acquis communautaire en menaçant le respect et la promotion des droits fondamentaux en Europe, sans qu’aucun recours ne soit possible devant la plus haute instance juridique européenne ? Les conséquences à court et moyen termes des baisses de salaires, de l’accroissement de la précarité des emplois, du niveau particulièrement alarmant du chômage– surtout celui des jeunes– de l’accroissement des inégalités et de la pauvreté, et le démantèlement des systèmes de protection sociale mettent en danger le modèle social européen, la cohésion et l’intégration européennes.

33 Alors que les quelques recours, au niveau de la Cour de Justice de l’Union, n’ont pas (encore) apporté de réponses satisfaisantes, le dialogue social notamment au travers de la négociation collective et le droit traditionnel du travail restent de plus en plus soumis à des pressions radicales au niveau national comme à celui de l'UE qui atteignent des dimensions inacceptables. C’est ce que le comité de l'OIT de la liberté syndicale a mis en exergue, tout récemment, lors de sa 316e session qui se déroulait du 1er au 16 novembre 2012, après avoir examiné les recours présentés par une série d’organisations syndicales42 à propos des mesures d'austérité adoptées en Grèce au cours des deux dernières années dans le cadre du mécanisme international de prêt convenu avec la Troïka. Le comité a estimé que la demande de suspension des conventions collectives et de dérogation aux dites conventions, ainsi que la dérogation in pejus et la décentralisation de la négociation collective constituaient des violations des conventions 87 et 98 de l'OIT. De même, dans deux affaires récentes, le Comité européen des Droits sociaux du Conseil de l'Europe, en examinant les recours relatifs aux mesures d'austérité prises en Grèce au cours des deux dernières années dans le cadre du mécanisme international de prêt convenu avec la Troïka, a conclu à la violation d'une série de droits sociaux fondamentaux de sa Charte sociale européenne révisée : le droit à une rémunération équitable visé à l'article 4 (plainte 65/2011), le droit des enfants et des adolescents à une protection visée à l'article 7, le droit à une formation professionnelle visé à l'article 10 et le droit à la sécurité sociale visé à l'article 12 de la charte sociale européenne (plainte 66/2011).

34 Ces signaux internationaux et européens de désapprobation à l'encontre de la gestion de la crise par l'Union européenne et les États membres sont de la plus haute importance et devraient être pris en compte dans l’élaboration de nouvelles mesures et nouveaux programmes communautaires.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 89

Conclusion

35 Cet article a démontré l’impact négatif des réformes du marché du travail et du droit du travail en Europe sous couvert de la gestion européenne de la crise économique et de la crise de la dette dans l’Union européenne. Les régimes d’austérité élaborés par les institutions européennes et plus particulièrement par la Troïka pour les États membres sous programme de réformes économiques poussent à la déréglementation du droit du travail en instaurant une flexibilisation du temps de travail, des régimes de travail atypique, de la protection contre le licenciement et du régime de la négociation collective salariale. De telles réformes ont entraîné une véritable explosion des inégalités et de l’insécurité dans la plupart des pays concernés43, les services publics étant particulièrement touchés. Simultanément d’autres réformes s’attaquent à la sécurité sociale et entament gravement les droits à la retraite, mais aussi à l’assurance chômage et à la détermination des salaires, mettant à mal les valeurs européennes d’intégration, de développement dans le progrès, de promotion des droits fondamentaux et par la même affaiblissant le modèle social européen.

36 Par ailleurs, le non respect de procédures démocratiques dans l’élaboration des normes visant la gestion de la crise économique et de la crise de la dette entraîne un profond questionnement quant à la légitimité des réformes issues de la Troïka (Fischer-Lescano 2014) et des institutions de l’Union européenne, même agissant pour le compte des États membres ainsi que des réformes nationales engagées par les gouvernements des États membres. Les recours juridictionnels devant les cours constitutionnelles, devant la Cour de justice de l’Union européenne et devant le conseil de l’Europe et le BIT en sont l’expression. De tels signaux nationaux et internationaux ne semblent pas toutefois être pris en compte à leur juste mesure par les institutions communautaires qui en tant que partie prenante dans l’élaboration et la mise en œuvre des mesures anti-crise, notamment au travers des recommandations spécifiques par pays ou encore par le biais des protocoles d’accord continuent à imposer des réformes du marché du travail et de la protection sociale en se fondant sur un article du TUE bien peu adapté à la situation, l’article 122.2 du TFUE44.

37 L’objectif de la flexibilisation du marché du travail et des règles le régissant apparait clairement dans l’ensemble des documents accompagnant la gestion de la crise par l’Union européenne afin de combattre la segmentation du marché du travail et la soi- disant rigidité du droit du travail, jugé trop compliqué, trop cher et trop lourd à gérer pour les entreprises. Or, depuis 2008 et les vagues successives de déréglementation, aucune amélioration de l’économie n’a eu lieu. L’Union européenne, et au sein de la Troïka, le FMI ont admis que les réformes structurelles proposées ont échoué à relancer l’économie et au contraire ont eu des effets inverses45. Ceci pose de sérieux doutes sur l’hypothèse selon laquelle de telles réformes du droit du travail sont nécessaires pour sortir de la crise en raison de leur inefficacité, mais aussi de la dégradation des conditions de travail qu’elles entraînent, car la qualité de l’emploi est perçue comme incompatible avec la croissance et la compétitivité ; ce qui aggrave la dichotomie entre les politiques économiques et les politiques sociales au détriment des traditions démocratiques des États membres. Les recours juridictionnels et les recours posés au BIT et au Conseil de l’Europe visant la violation des droits fondamentaux au travail par les réformes anti-crise semblent pour le moment être le seul moyen pour assurer la reconnaissance et le respect

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 90

des droits fondamentaux au travail en Europe. Ils incitent à un regard critique sur les réformes à venir et sur le rôle des institutions de l’Union européenne dans la gestion de la crise économique et de la crise de la dette, et notamment sur le rôle de la Direction générale ECFIN de la Commission européenne qui vise à maintenir le cap de la libéralisation et la flexibilisation des marchés du travail dans les États membres de l’Union. Comme le confirme un de ses récents rapports sur ‘Labour market developments in Europe 2012’46, cette Direction générale qualifie les réformes qui diminuent systématiquement les droits sociaux de réformes ‘employment friendly’ : parmi lesquelles on compte celles visant la diminution des préavis et les niveaux d’indemnisation de licenciement, mais aussi la levée des restrictions concernant le recours aux contrats à durée déterminée ; ou encore le recours à l’aménagement du temps de travail. Les mesures visant la réduction des salaires minimum ainsi que celles visant la réduction de la couverture des conventions collectives et donc la diminution, telle une peau de chagrin, de la négociation salariale par les syndicats tombent aussi sous cette même qualification de politiques ‘employment friendly’, même si de telles mesures sont reconnues comme violant les droits fondamentaux et les conventions de l’OIT. Une telle gestion strictement économique de la crise déstabilise la société dans son ensemble, comme l’illustre la montée des extrémismes en Europe et notamment en Grèce où le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Nils Muiznieks dans un rapport du mardi 16 avril 2013 sur l'augmentation du racisme et des crimes racistes, a enjoint la Grèce d’apporter une réponse au danger que représente la montée du parti néonazi Aube dorée47.

38 Pour conclure sur une note plus optimiste, il faut espérer que l’adhésion de l’Union européenne à la Convention des Droits de l’Homme qui semble être quasi finalisée, et par là même son accession à la jurisprudence de la Cour de justice des Droits de l’Homme, entraînera une convergence des systèmes juridiques incitant la CJUE à la reconnaissance et au respect des droits sociaux fondamentaux afin de contrecarrer des réformes en partie anticonstitutionnelles et violant les principes fondamentaux et les valeurs inscrites dans le Traité de l’Union européenne.

BIBLIOGRAPHIE

Armstrong, Kenneth A. (2012) Responding to the Economic Crisis: Public Law in a Post-Lisbon Age. Available at: http://eutopialaw.com/2012/02/21/responding-to-the-economic-crisis-public- law-in- a-post-lisbon-age/

Blanchard, O. and Leigh, D. (2013) Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers. IMF Working Papers, WP/13/1, January 2013.

Clauwaert, Stefan and Schömann, Isabelle (2012). The crisis and national labour law reforms: a mapping exercise, ETUI. Brussels. Available at: http://www.etui.org/Publications2/Working- Paper/The-crisis-and-national-labour-law-reforms-a-mapping-exercise

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 91

Council of Europe Parliamentary Assembly (2012) ‘Austerity measures – a danger for democracy and social rights’, Resolution 1884, 26 June 2012. Available at: http://assembly.coe.int/ASP/Doc/ XrefATDetails_E.asp?FileID=18916)

Escande Varniol, M.C., Laulom, S., Mazuyer , E., Vielle, P. (2012) Quel droit social dans une Europe en crise ?, Larcier, June.

European Commission (2010) Communication on ‘An Agenda for new skills and jobs: A European contribution towards full employment’, COM(2010) 682 final, Strasbourg, 23.11.2010. Available at http://ec.europa.eu/education/focus/agenda-for-new-skills-and-jobs_en.htm

European Commission (2012a) Country-specific recommendations 2012–2013. Available at: http://ec.europa.eu/europe2020/making-it-happen/country-specific-recommendations/ index_en.htm

European Commission (2012b) Labour Market Developments in Europe 2012, European Economy 5/2102, September 2012. Brussels: European Commission. Available at: http://ec.europa.eu/ economy_finance/publications/european_economy/2012/2012-labour-market_en.htm

European Parliament (2012) Enforcement of Fundamental Workers’ Rights, Employment and Social Affairs Committee, European Parliament, August 2012. Available at: http:// www.europarl.europa.eu/studies

European Parliament (2012) Report on the situation of fundamental rights in the European Union (2010–2011) (2011/2069 INI) of 22 November 2012.

European Union Agency for Fundamental Rights (2012) Bringing the Charter to life: opportunities and challenges of putting the EU charter of Fundamental rights into practice. Copenhagen seminar report, 15–16 March 2012.

Kollonay-Lehoczky, Csilla, Lörcher, Klaus and Schömann, Isabelle (2012) Lisbon Treaty and the Charter of Fundamental Rights of the European Union, in Bruun, Lörcher, Schömann (2012), The Lisbon Treaty and Social Europe, Hart Publishing, 61–104.

Fischer-Lescano, Andreas (2014) Human Rights in Times of Austerity Policy: The EU institutions and the conclusion of Memoranda of Understanding. Legal opinion commissioned by the Chamber of Labour, Vienna (in cooperation with the Austrian Trade Union Federation, the European Trade Union Confederation and the European Trade Union Institute): http:// www.etui.org/News/Questions-about-the-legality-of-the-Troika

Frantziou, Eleni (2012) Developments in the case law of the CJEU (2010-2011): Human Rights and the Scope of EU Law. Available at: http://kslr.org.uk/blogs/europeanlaw/2012/05/30/ developments-in-the-case-law-of-the-cjeu-2010-2011-human-rights-and-the-scope-of-eu-law/

Ladenburger, Clemens (2012) FIDE 2012 – Session on Protection of Fundamental Rights post- Lisbon – The interaction between the Charter of Fundamental Rights, the European Convention of Human Rights and National Constitutions.

Parliamentary Assembly (2012) Resolution on ‘Austerity measures – a danger for democracy and social rights’, Resolution No. 1884, 12 June 2012, Strasbourg: Council of Europe. Available at: http://assembly.coe.int/ASP/Doc/XrefATDetails_E.asp?FileID=18916

Schömann, Isabelle (2014) Labour law reforms in Europe: adjusting employment protection legislation for the worse?, Working Paper 2014.02 ETUI, 59 pages.

Van Malleghem, Pieter-Augustijn (2013) Pringle: a paradigm shift in the European Union’s monetary constitution. Special section, The ESM before the Courts, German Law Journal, vol. 14, No. 1: 141– 168.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 92

NOTES

1. http://www.ilo.org/global/about-the-ilo/media-centre/statements-and-speeches/ WCMS_162828/lang--de/index.htm 2. 316e session, (1-16/11/2012). 3. Cas 65/2011 et 66/2011 développés ci-après. 4. Voir notamment le Manifeste pour la promotion et le respect des droits fondamentaux http:// www.etui.org/Networks/The-Transnational-Trade-Union-Rights-Experts-Network-TTUR 5. La présente section synthétise un « working paper », Clauwaert and Schömann, 2012. La crise et les réformes nationales du droit du travail — Bilan : ETUI 2012.04. http://www.etui.org/ Publications2/Working-Papers/The-crisis-and-national-labour-law-reforms-a-mapping-exercise 6. Escande Varniol et al., 2012 ; Clauwaert and Schömann, 2012. 7. Protocole du 2 mai 2010, http://peter.fleissner.org/Transform/MoU.pdf 8. Protocole du 11 mai 2011, http://ec.europa.eu/economy_finance/eu_borrower/ mou/2011-05-18-mou-portugal_en.pdf 9. Protocole du 3 décembre 2010, http://ec.europa.eu/economy_finance/articles/ eu_economic_situation/pdf/2010-12-07-mou_en.pdf 10. Ou “Memorandum of understanding”en anglais, il s’agit d’un programme d’ajustement structurel détaillé négocié entre l’État membre impliqué et un ensemble formé par la Commission européenne et la Banque centrale européenne en lien avec le FMI attachant cette conditionnalité de réforme à l’aide financière octroyée. 11. Voir http://ec.europa.eu/economy_finance/articles/eu_economic_situation/pdf/2010-12-16- staff-visit-latvia_en.htm. 12. Voir http://europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do?reference=MEMO/11/545. 13. Voir http://ec.europa.eu/europe2020/making-it-happen/country-specific- recommendations/European Commission (2010), 2. 14. Voir http://ec.europa.eu/economy_finance/articles/eu_economic_situation/2010-12-16- staff-visit- 15. Comité de l'OIT de la liberté syndicale, 316e session (1–16 /11/2012) et Comité européen des Droits sociaux du Conseil de l'Europe, Cas 65/2011 et 66/2011. 16. Un « Policy brief » publiée par l’ISE en 2012 décrit l’impact de la crise sur la législation sociale au cours de la période 2008-2009 (« How has the crisis affected social legislation in Europe? » Laulom et al., 2012 : http://www.etui.org/Publications2/Policy-Briefs/European-Economic- Employment-and-Social-Policy/How-has-the-crisis-affected-social-legislation-in-Europe 17. Le rapport porte sur les pays suivants : Belgique, Bulgarie, République tchèque, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Italie, Irlande, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Slovaquie, Slovénie, Espagne, Suède et Royaume-Uni. Il s’intéresse plus particulièrement aux pays ayant conclu un protocole d’accord avec le FMI, l’UE et la BCE en vue de mettre en place un programme d’ajustement économique : Grèce (mai 2010 et février 2012), Irlande (décembre 2010) et Portugal (mai 2011). Voir aussi Lang, Clauwaert, Schömann, (2013) Working time reforms in times of crisis:; ETUI, 2013.4. 18. Voir aussi Glassner et al., 2009 et Glassner, 2010. 19. Directive 1999/70/CE du Conseil du 28 juin 1999 concernant l’accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée, JO L 175 du 10.07.1999, p. 43-48. Voir aussi Lang, Schömann, Clauwaert (2013) Atypical forms of employment contracts in times of crisis; ETUI, 2013.3. 20. Schömann (2014) Labour law reforms in Europe: adjusting employment protection legislation for the worse? ETUI, 2014.2.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 93

21. Comme indiqué dans le protocole d’accord de février 2012. 22. Voir http://peter.fleissner.org/Transform/MoU.pdf 23. Voir http://ec.europa.eu/economy_finance/eu_borrower/mou/2011-05-18-mou- portugal_en.pdf 24. Voir http://ec.europa.eu/economy_finance/articles/eu_economic_situation/pdf/2010-12-7- mou_en.pdf 25. Voir http://www.reuters.com/article/2012/02/11/us-greece-economy-events- idUSTRE8190GN20120211 26. Tel que dans le plan d’ajustement structurel pour le Portugal de 2011: ‘‘the Government will prepare a proposal aiming at: ‘aligning the level of severance payments to that prevailing on average in the EU’, http://ec.europa.eu/economy_finance/eu_borrower/mou/2011-05-18-mou- portugal_en.pdf, page 22. 27. C’est le cas des dispositions générales de la directive sur le temps de travail (Directive 2003/88/CE), sur les licenciements collectifs (Directive 98/59/CE), sur les contrats à durée déterminée (Directive 99/70/CE) ou encore sur la protection des jeunes au travail (Directive 94/33/CE). 28. Comme ceci existe avec l’article 16 de la Directive 94/33 /CE concernant la protection des jeunes au travail. 29. Comme ceci existe avec les clauses 8 (1) and (3) de la directive 99/70/ CE sur les contrats à durée déterminée. 30. Voir http://eur-lex.europa.eu/Notice.do? mode=dbl&lang=en&ihmlang=en&lng1=en,fr&lng2=bg,cs,da,de,el,en,es,et,fi,fr,hu,it,lt,lv,mt,nl,pl,pt,ro,sk,sl,sv,&val=679494:cs 31. http://ec.europa.eu/europe2020/pdf/nd/nrp2012_france_fr.pdf 32. The Hague District Court of 1 June 2012 (Wilders e.a. v. State of the NL). 33. BVerfG Case No. 2 BvR1390/12 September 2012, 2012 NJW 3145. 34. Greek Constitutional Court: (7 Nov 2012) (Areios Pagos). 35. Pringle v. Gouvernement d’Irlande (CJEU C-370/12) pose directement la question de la compatibilité du Traité MES avec le droit communautaire ainsi que la validité juridique de l'adoption de mesures de crise sous la forme d'actes intergouvernementaux dans le domaine des compétences exclusives de l'UE. 36. Strache vs. ESM (G104/12-8). 37. Cas No. K-33/12. Sejm. 11 février 2013 : http://orka.sejm.gov.pl/stanowiskaTK.nsf/nazwa/ Stanowisko_K_33_12/$file/Stanowisko_K_33_12.pdf 38. Jugement de la Cour suprême d’Estonie, http://www.riigikohus.ee/?id=1348 40 http:// uk.reuters.com/article/2013/04/06/uk-portugal-austerity-government-idUKBRE93509Y20130406 39. FAZ, 8 avril 2013, page 1 et 2 Lissbon rügt Verfassungsgericht ‘Das Urteil verschärft die Finanzkrise’. 40. http://countryeconomy.com/unemployment/portugal 41. C-370/12 Pringle v. Ir. 2012 ECR I: http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf? doclang=EN&text=&pageIndex=0&part=1&mode=lst&docid=130381&occ=first&dir=&cid=1702925 42. La Confédération générale du travail de Grèce, la Confédération des fonctionnaires, la Fédération générale des employés de la société nationale de l'énergie électrique et la Fédération grecque des employés du secteur privé, avec le soutien de la Confédération syndicale internationale. 43. Escande Varniol et al. 2012. 44. « Lorsqu’un État membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse de grandes difficultés, en raison de catastrophes naturelles ou d’événements exceptionnels échappant à son contrôle, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut accorder, sous certaines conditions, une assistance financière de l’Union à l’État membre concerné. Le président du Conseil informe le Parlement européen de la décision prise. »

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 94

45. Blanchard and Leigh 2013. 46. http://ec.europa.eu/economy_finance/publications/european_economy/2012/pdf/ ee-2012-5_en.pdf 47. http://www.lemonde.fr/europe/article/2013/04/16/le-conseil-de-l-europe-somme-athenes- de-faire-face-au-danger-d-aube-doree_3160630_3214.html

RÉSUMÉS

Cet article propose un état de lieux des réformes du droit du travail dans l’ensemble des états membres de l’Union européenne, réformes introduites dans le cadre des mesures visant à enrailler la crise soit des réformes introduites dans la mouvance des changements que la crise a entrainée. D’une façon générale, ces réformes ont pour tendance de flexibiliser et de revoir à la baisse le droit du travail, en portant l’accent sur le droit mou ou la dérégulation. Dans certains pays, ces réformes consistent à déréguler certains aspects importants du droit social alors que dans d’autres états membres il s’agit de pans entiers du droit du travail tels qu’inscrits dans les codes du travail qui sont remis en cause. Par ailleurs, dans plusieurs états membres des modifications profondes sont apportées aux structures et procédures du droit des relations collectives du travail, mettant en péril le dialogue social et le droit de la négociation collective. L’auteure propose une analyse critique de cette vague d’une ampleur inégalée de déréglementation du droit du travail en Europe, en mettant l’accent sur le non-respect de fondements démocratiques qui accompagne ces réformes et sur les conséquences de telles réformes sur les droit sociaux fondamentaux et la protection des travailleurs.

This paper maps the labour law reforms in various European countries either triggered by the crisis or introduced using the crisis. Such reforms generally render existing labour law provisions more flexible and loosen minimum standards, shifting the emphasis to soft law (deregulation). In some countries it consists only of piecemeal although significant deregulatory measures, while in others it involves far-reaching overhauls of the whole labour code. Furthermore, in several countries fundamental changes are being made to industrial relations structures and processes which might jeopardise social dialogue and collective bargaining there. The author critically address this large-scale deregulation of labour law currently taking place, in particular the lack of democratic foundations underlying the reforms and their negative impact on fundamental social rights and workers’ protection.

INDEX

Mots-clés : crise, déréglementation, droit du travail, droits sociaux fondamentaux, réformes Keywords : crisis, deregulation, fundamental social rights, labour law, reforms

AUTEUR

ISABELLE SCHÖMANN Senior Researcher, Institut syndical européen. www.etui.org

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 95

Notes de recherche Research Notes

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 96

Les plans d’austérité imposés à la Grèce : impact sur les droits sociaux et syndicaux et réactions syndicales

Christina Karakioulafis

Introduction

1 La crise de la dette publique en Grèce a entraîné d'importants changements institutionnels et politiques, menant d’une part à un bouleversement quasi total du contexte dans lequel agissent les syndicats et d’autre part à une modification des relations de pouvoir dans le champ des relations professionnelles. Ces changements ont également conduit à une remise en question des stratégies et pratiques syndicales traditionnelles. En outre, la rapidité des changements intervenus a pris les syndicats de court, les dépossédant ainsi de la possibilité d'élaborer des stratégies alternatives efficaces. En d'autres termes, les syndicats grecs sont actuellement appelés à faire face à de nouveaux défis sans y être vraiment préparés.

2 Pour étudier ces questions, nous exposerons dans un premier temps les grands traits du fonctionnement des syndicats et des pratiques syndicales jusqu’en 2010, année où les premières mesures législatives « anti-crise » ont été votées. Ce point permettra notamment de souligner les problèmes de représentation et de confiance auxquels les syndicats grecs ont été confrontés juste avant que la crise de la dette n’éclate. Puis, nous aborderons les mesures qui ont été votées dans le cadre de la politique d’austérité budgétaire et des mémorandums (2010-2014) et qui touchent le monde du travail et les syndicats de manière directe ou indirecte. Ensuite nous examinerons la façon dont le discours « du pays en état d’urgence » a également inauguré un cycle de répression des droits sociaux et syndicaux. Enfin, nous verrons quelles ont été les réponses syndicales aux mesures « anti-crise » (formes de revendication, mobilisations, procédures judiciaires initiées par les syndicats, alliances, etc.).

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 97

De l’interventionnisme étatique au patronage politique des organisations syndicales – Les grandes caractéristiques du fonctionnement des relations professionnelles jusqu’en 2010

3 La représentation syndicale en Grèce est relativement centralisée au niveau le plus élevé, dans le sens où deux grandes confédérations syndicales existent : la Confédération générale des travailleurs grecs (GSEE) qui regroupe les travailleurs du secteur privé et des entreprises publiques ou semi-privatisées (banques, transports, compagnies d’électricité et d’eau, télécommunications, etc.) et la Confédération des syndicats de la fonction publique (ADEDY) qui représente uniquement les fonctionnaires. C'est aux deux niveaux d’organisation syndicale inférieurs qu'on rencontre une forte fragmentation organisationnelle: la GSEE se compose de 2.347 syndicats de 1er niveau, de 62 fédérations et de 75 centres de travail, tandis que l’ADEDY comporte 1264 syndicats de 1er niveau et 52 fédérations (Ioannou, 2005). L’unité organisationnelle au niveau le plus élevé de la représentation ne signifie pas non plus unité « idéologique », vu que les principaux partis politiques {Parti Socialiste (PASOK), Parti Conservateur (ND), Parti Communiste (KKE), gauche radicale (SYRIZA)} sont représentés directement dans les deux confédérations par le biais de fractions organisées. Cette forte politisation du mouvement syndical grec ne peut être comprise que si l’on prend en compte son historique.

4 Dans son histoire, le système grec des relations professionnelles a connu une longue période d'interventionnisme étatique qui a laissé sa marque tant sur le fonctionnement des organisations syndicales que sur la structure de la négociation collective. Cet interventionnisme étatique, amenant certains auteurs à considérer la Grèce comme un exemple de «corporatisme étatique» (Zambarloukou, 2006), était toujours omniprésent de façon plus ou moins directe et est étroitement lié à l’histoire politique du pays et à la manière dont les syndicats ont été fondés en Grèce.

5 La fondation de la GSEE en 1918 peut être vue comme le résultat de l’influence idéologique des intellectuels socialistes et de la volonté politique du gouvernement libéral d’Eleftherios Venizelos de moderniser la Grèce. En fait, dès le début des années 1910, le gouvernement d’Eleftherios Venizelos a introduit une série de lois relatives aux conditions de travail et aux syndicats. Toutefois le gouvernement ne s’est pas contenté de son rôle législatif, mais a aussi fait des efforts successifs (à partir de 1911) pour créer un syndicat unifié et centralisé. Ainsi, on peut dire que ces initiatives ont encouragé la fondation de la GSEE en 1918. La période depuis la création de la GSEE jusqu'à la fin de la dictature de Metaxas (1941) est considérée comme une de plus tourmentée de l’histoire syndicale grecque. À part l’intensification de la conflictualité sociale et de l’instabilité politique plus générale, il y a eu des scissions successives au sein de la GSEE, l’État est intervenu de façon directe dans la vie syndicale tandis que les activités syndicales ont fait l'objet d’une persécution politique intense. Suite à la vague de grèves de cette période, une série de mesures ont été votées concernant la sécurité sociale, la réglementation des salaires et des conventions collectives (prévues depuis 1914). Ces mesures ont été complétées sous la dictature de Metaxas (1936-1941) qui a fondé, entre autres, l’Organisme de sécurité sociale (IKA) et le Foyer du Travail (OEE). Au même moment, l'arbitrage obligatoire a été introduit et le droit de grève aboli. Avec les mesures prises

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 98

sous la dictature de Metaxas, le syndicalisme grec s’est retrouvé sous le contrôle direct de l'État tandis que l’interventionnisme étatique dans la réglementation des relations de travail était élargi. Après la Deuxième Guerre mondiale, la guerre civile grecque (1945-1949) a également laissé ses traces sur le mouvement syndical (Ioannou, 2000). Durant la période qui a suivi la guerre civile et jusqu’à la junte militaire (1967-1974), le contrôle idéologique des syndicats (et l'exclusion ou l’élimination des tendances communistes) allant jusqu’au choix des leaders syndicaux par l'État, la création des syndicats dits «rubber-stamps» destinés à soutenir les partis majoritaires au sein des élections syndicales et la falsification des résultats des élections syndicales ont été pratiques courantes (Katsanevas, 1994 ; Triantafillou, 2003). Il s’est agi d’une période fortement anticommuniste : « marquée, entre autres, par la répression brutale exercée par la droite (les ethnikofrones, ceux qui pensent et agissent pour la nation, à savoir contre le communisme et ses « compagnons de route ») et par l’interdiction de fonctionnement légal du parti communiste grec (KKE), une des conséquences de la guerre civile qui a ravagé le pays entre 1946 et 1949. » (Pantazopoulos, 2007 : 239).

6 C’est aussi à cette époque-là que se sont formées graduellement des fractions politiques au sein du mouvement syndical. Après la chute de la dictature et le rétablissement de la démocratie, toutes les présidences des fédérations syndicales et de la GSEE qui étaient sous contrôle de la junte militaire, ont été remplacées et les fractions politiques au sein du mouvement syndical ont été consolidées. La période de 1974 jusqu’au début des années 1980 a été marquée par l’intensification de la conflictualité (grèves, etc.) et le renforcement des syndicats de l’industrie et des entreprises publiques.

7 Depuis les années 1980, et surtout pendant les années 1990, on observe une volonté de minimisation de l'intervention étatique et de renforcement de l'autonomie collective des interlocuteurs sociaux, surtout pendant les périodes où des gouvernements socialistes ont été au pouvoir. Cette évolution peut être perçue comme le résultat des changements issus du rétablissement de la démocratie parlementaire en 1974 et de la montée au pouvoir du parti socialiste (PASOK) au début des années 1980 (Ioannou, 2000). Dans ce sens, la première loi très importante a été celle de 1982 (n° 1264) concernant la démocratisation du mouvement syndical et la protection des libertés syndicales des travailleurs, qui avait pour objectif la réglementation détaillée de leur fonctionnement dans l'intérêt de la démocratie et des droits individuels des membres (Stergiou, 1988). A suivi une loi de 1990 (n° 1876) qui a modernisé de fond en comble le cadre de la négociation collective et des conventions collectives en Grèce. En fait, cette loi a instauré une obligation périodique de négocier pour les interlocuteurs sociaux et a mis en place le cadre juridique des conventions collectives (nationale, de branche, de profession et d'entreprise si elle compte plus de 50 salariés). Ce système reposait sur le principe d’application de la convention la plus favorable pour le travailleur, selon l’articulation de différents niveaux de convention (interprofessionnel, sectoriel, professionnel, d’entreprise). Les innovations les plus importantes introduites par cette loi ont été la liberté de négociation sans intervention étatique, la négociation collective d’entreprise ainsi que la création d’un organisme indépendant de Médiation et d’Arbitrage (OMED). Ce nouveau cadre législatif a été renforcé par la mise en place d’une série de procédures et d’instances de dialogue social durant les années 1990.

8 Néanmoins, ceci ne signifie pas pour autant que les organisations syndicales soient devenues vraiment autonomes. En réalité, on est passé de l’interventionnisme étatique à une «colonisation» des groupes d'intérêts et de la représentation par les partis politiques

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 99

(Lavdas, 2005). En effet, bien que le parti socialiste PASOK ait supprimé par le vote d’une loi au début des années 1980 les syndicats dits «rubber-stamps», il n'a pas mis fin à la tutelle des partis politiques sur les syndicats (Lyrintzis, 1987). Dans les faits, les syndicats ont servi de chevaux de Troie au populisme1 et au clientélisme du PASOK, lequel de surcroît n’était plus un clientélisme traditionnel interpersonnel, mais de plus en plus manifestement une «machine politique» (Mavrogordatos, 1997). Ce type de micropopulisme n’était que le reflet de la prédominance d’une mentalité populiste et clientéliste au niveau de la société. D’après Lyritzis (2011), les termes « partitocrazia » et « clientélisme bureaucratique » permettent de décrire le fonctionnement du système politique grec. Selon l’auteur, les deux partis politiques majeurs ont, après la chute de la junte militaire, réinventé et réorganisé les réseaux de patronage à travers l’usage et l’abus de leurs organisations politiques de masse, lesquelles ont été exploitées dans le but de pénétrer tant la machine étatique que les intérêts organisés. Ainsi, à travers leurs organisations, les partis politiques attribuaient des faveurs à des électeurs individuels et à des groupes. Chaque changement gouvernemental signifiait l’allocation massive de faveurs à la clientèle du parti qui se trouvait au pouvoir. Ceci a eu entre autres pour résultat l’expansion du secteur public sur la base de critères électoraux et non pas sur la base de critères économiquement rationnels ou fonctionnels. Conséquence : un secteur public hypertrophié, surpeuplé et dysfonctionnel s’est formé2. Donc malgré des changements institutionnels et législatifs importants dans les années 1980 et 1990, le syndicalisme grec est resté jusqu’à aujourd’hui très politisé.

9 Le taux de syndicalisation a connu une baisse assez importante passant d’environ 34 – 37% dans les années 1980 à 25.4% en 2011 (selon les chiffres de l’OCDE et la base de données des syndicats ICTWSS). Bien qu’il n’existe pas de chiffres précis, il semble apparaître une très grande différence dans les taux de syndicalisation entre le secteur public et le secteur privé. Ainsi la majorité des syndiqués proviennent du secteur public et des entreprises publiques (ou antérieurement publiques et à l’heure actuelle privatisées ou semi-privatisées). Contrairement à ce qu’il s’est passé dans d’autres pays industrialisés, l’industrialisation tardive de la Grèce ajoutée au processus de désindustrialisation depuis les années 1980 a eu comme résultat que les travailleurs de l’industrie (à quelques exceptions) n’ont pas vraiment constitué une masse importante au sein des syndicats.

10 On trouve deux catégories de facteurs (propres aux syndicats et aux relations professionnelles grecs) qui ont alimenté cette «désyndicalisation» (ou même « asyndicalisation ») en Grèce. D’un côté, il y a des facteurs « structurels » liés à des caractéristiques de l’économie et du marché du travail grecs. Le grand nombre de très petites entreprises sans représentation syndicale, ainsi que la place importante que tient la main-d'œuvre travaillant au noir3 à laquelle les syndicats n’ont pas accès, expliquent en partie les taux de syndicalisation en Grèce et les problèmes « objectifs » auxquels les syndicats doivent faire face afin de recruter de nouveaux membres.

11 De l’autre côté, la « crise des syndicats » est aussi en grande partie liée à une crise de représentation et de confiance dans les structures existantes. La crise de confiance ne concerne pas tellement le syndicalisme en soi. Comme le montrent deux enquêtes par sondage, il s'agit plus d'un discrédit des structures syndicales existantes et du mode de fonctionnement des syndicats. La première enquête menée en 2000 a montré que la majorité de travailleurs, même quand il s'agissait des membres d'un syndicat (66%), n'avait pas confiance dans les structures syndicales actuelles. Voire dans des lieux de

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 100

travail syndicalisés (Poste, banques, Telecom Grecque), le taux d’insatisfaction envers les organisations syndicales était très important (Vernardakis, Mavreas & Patronis, 2007). La deuxième enquête réalisée en 2010 a montré que 7 travailleurs sur 10 n'avaient pas confiance dans les syndicats. Toutefois, il est important de noter que 77% des travailleurs et des chômeurs reconnaissaient la nécessité des syndicats plus généralement (VPRC, 2010). L’attitude de « méfiance » à l’égard du mouvement syndical organisé était liée au sentiment, partagé par beaucoup de travailleurs, que les dépendances et aspirations politiques des leaders syndicaux étaient souvent placées au-dessus des revendications et des intérêts des travailleurs. De plus, la sous-représentation des syndicats dans le secteur privé et leur surreprésentation dans les entreprises publiques et le secteur public créaient le sentiment que le syndicalisme grec était un syndicalisme de « travailleurs mieux protégés ». En fait, « L’image du syndicaliste moyen – homme d’âge moyen, avec un emploi protégé, 100% Grecs - avait de moins en moins à voir avec l’image du salarié – jeune et sans expérience professionnelle, sans emploi stable, pouvant être une femme (dans 40% des cas) et un immigré (dans 12% des cas) » (Matsaganis, 2009 dans Kapsalis, 2012 : 7). Dès lors, la prise de distance de certaines catégories de travailleurs par rapport aux structures syndicales existantes ainsi que le «fossé identitaire» (Dufour & Hege, 2010) ressenti par les salarié (e)s précaires qui, sans nier l’importance des syndicats, considèrent que ceux-ci ne sont pas faits pour eux, paraissaient inévitables. Le résultat semble être la combinaison d’un processus de « désyndicalisation et « d’asyndicalisation » (Dufour & Hege, 2010).

12 Toutefois, même si la crise de représentation et de confiance était parfaitement connue et bien visible en termes de taux de syndicalisation, aucun effort stratégique de mobilisation et de renouveau organisationnel ou idéologique n'a été fait.

13 Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer le manque de réaction des syndicats grecs face à la baisse constante des taux de syndicalisation et à la crise de légitimité dont elle témoigne. Une première explication, qui nous paraît être aussi la plus importante, réside dans le fait que jusqu'à très récemment, le pouvoir des syndicats grecs ne dépendait pas du nombre de leurs adhérents et de leur présence sur les lieux de travail, mais était en grande partie assuré par l'existence d'un contexte politique favorable aux organisations syndicales. Le populisme des années 1980-1990 formait un contexte extrêmement favorable pour les syndicats et constituait également leur source de pouvoir comme groupes de pression. Une seconde explication se trouve dans le mode de financement des syndicats : ceux-ci ne dépendaient pas des cotisations de leurs membres, mais des fonds financiers issus du Foyer du Travail4, organisme public qui réattribuait aux organisations syndicales une partie importante des cotisations salariales qui lui étaient versées. À titre d'exemple, pour la période 2007-2009, parmi les ressources financières de la GSEE, plus de 20 millions d’euros provenaient du Foyer du Travail, tandis que seulement 230000 euros provenaient des cotisations des organisations membres. Enfin, une dernière explication réside dans le principe de la clause d'extension qui faisait que les conventions collectives signées concernaient automatiquement la plupart des travailleurs du secteur privé, indépendamment du fait qu'ils étaient membres d'un syndicat ou pas. Par conséquent, la mobilisation de non-syndiqués et la création de structures syndicales dans les entreprises ne semblaient pas être une priorité (Karakioulafi, 2012).

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 101

Crise de la dette publique et mesures touchant aux relations professionnelles et aux relations de travail

14 Depuis le début de l’année 2010, la Grèce connaît la plus grave crise économique de son histoire récente. Pour affronter la crise de la dette publique, les gouvernements qui se sont succédés au pouvoir depuis 2010 ont pris une série de mesures d’assainissement budgétaire qui ont été renforcées avec la signature des accords sur le programme d’ajustement économique (les Mémorandums) entre le gouvernement grec et la « Troïka » (Commission européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international)5. Ces mesures, qualifiées par Karamessini (2010) de « thérapie de choc budgétaire », constituent le noyau de la politique d’austérité la plus sévère jamais appliquée en Grèce depuis la Seconde Guerre mondiale.

15 Les changements législatifs les plus importants ayant eu un impact direct sur les relations professionnelles et les relations de travail concernent la fonction publique, les entreprises publiques, le marché du travail privé et la négociation collective.

16 Les fonctionnaires ont été les premiers touchés par les premières mesures d’austérité votées en 2010. Ils ont subi, entre autres, un gel des salaires, la suppression ou la diminution de diverses allocations et/ou primes, une augmentation de leur temps de travail, tandis qu’un gel ou une diminution des embauches a été introduit pour tout le secteur public. Dans une période de 2 ans (2010-2012), les travailleurs des entreprises publiques, deuxième cible des mesures d’austérité, ont vu leurs salaires diminués successivement de manière dramatique (jusqu’à 40%). Dans les transports en commun, tous les règlements et conventions collectives en vigueur ont été suspendus, tandis qu’en 2011 environ 1.500 employés dans les transports en commun (métro, chemins de fer) ont été transférés dans des organismes publics (hôpitaux, etc.).

17 Déjà depuis le 1er mémorandum en 2010, la Troïka avait beaucoup insisté sur le besoin de diminuer les dépenses publiques et de « restreindre » le secteur public en réduisant de diverses manières le nombre de fonctionnaires d’État, de fonctionnaires territoriaux ainsi que de travailleurs des organismes et entreprises publiques. Ainsi à partir de 2011, la « restriction » du secteur public se trouve au cœur des négociations avec la Troïka et apparaît comme la condition principale pour le versement de l’aide financière. Les programmes de mobilité intersectorielle et interdépartementale et de mise en disponibilité6 vont tous dans ce sens. Cependant, c’est surtout à partir de l’été 2013, et dans le cadre des négociations pour la signature du 2e mémorandum, que cette orientation s’est concrétisée avec la suppression arbitraire de l’Organisme de radiotélévision publique (ERT), la suppression de la Police locale (et la mise en disponibilité des personnes y travaillant) ainsi que la suppression de 46 filières spécialisées de l’enseignement technique (et la mise en disponibilité des enseignants concernés). Depuis septembre 2013, le gouvernement a mis en place un vaste programme de mobilité visant principalement les fonctionnaires travaillant dans le secteur de l’éducation et de la santé, et qui concerne 12 500 travailleurs à court terme. Au même moment, un important programme de suppression des organismes publics et de promotion des privatisations est préconisé pour la période à venir. À l’heure actuelle, le gouvernement (et plus précisément le Ministère de la Réforme Administrative) met en place un programme d’évaluation des compétences des fonctionnaires. L’organisation syndicale compétente (ADEDY) a fortement réagi à ce programme, parce que chaque

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 102

directeur était censé classer ses employés en trois catégories : 25% d’excellents, 60% d’adéquats, 15% d’inaptes. Les proportions étaient fixées à l’avance et ceux de la dernière catégorie risquaient d’être licenciés. Suite aux réactions syndicales, les prévisions pour ceux qui tombent dans la catégorie des 15% ont changé. Ainsi, aucun fonctionnaire ne sera licencié sur la base de son évaluation ni ne subira de pénalités de salaire ou de changements de statut négatifs, mais l'évaluateur devra proposer des mesures concrètes pour améliorer l'efficacité des fonctionnaires, en particulier pour ceux qui tombent dans la catégorie des 15%.

18 Parallèlement et de manière plus radicale dans le cadre des mémorandums, des mesures ont été adoptées dans le but de réduire le coût du travail à travers la flexibilisation du marché de travail via la modification des conditions de licenciements (facilitation des licenciements), l'introduction du contrat d'essai d'un an pour les jeunes chômeurs avec un salaire correspondant à 80% du salaire minimum national et d'un contrat pour les jeunes travailleurs avec un salaire correspondant à 84% du salaire minimum national, l'augmentation de la durée maximale des contrats de travail intérimaire, la réduction du coût du travail à temps partiel, etc. En ce qui concerne les mesures affectant la négociation collective, toutes celles votées ces dernières années vont dans le sens d’un démantèlement du système de négociation collective et d’une individualisation des relations de travail et des mécanismes de fixation des salaires. Suite au premier mémorandum, une loi votée en 2010 (abolie en 2011) a introduit la possibilité de signer des conventions collectives d’entreprise « dérogatoires » aux accords de branche, dont le contenu peut leur être plus défavorable que celui des accords de branche afin de « maintenir l’emploi et de renforcer la compétitivité de l’entreprise ». En 2011, avec la loi 4024, le principe de la clause de la convention collective la plus favorable est remis en cause en cas de coexistence d’une convention collective de branche et d’entreprise. Cette même loi remet aussi en question la clause d’extension des conventions collectives de branche et prévoit la possibilité de signature des accords d’entreprise non seulement par les syndicats d’entreprise, mais aussi par des associations de personnes dans des entreprises qui ne sont pas couvertes par les prévisions législatives concernant les conventions collectives d’entreprise7. Enfin, le temps de prorogation des conventions collectives est réduit de six à trois mois en 2012. Ainsi, très souvent, les syndicats se trouvent forcés de signer les conventions collectives avant l’expiration de ce délai raccourci afin d’éviter l’individualisation des relations de travail et de la fixation des salaires. Durant la même période (2010-2012), une autre série de lois réforme les procédures de médiation et d’arbitrage. Les nouvelles mesures prévoient entre autres que l’Organisme d’arbitrage et de médiation doit dorénavant prendre en compte, dans ses décisions de médiation et d'arbitrage, les données économiques et de compétitivité de l’entreprise, du secteur d’activité et de l’économie grecque en général. Par ailleurs, toute augmentation salariale prévue via des procédures de médiation et d’arbitrage est supprimée.

19 Une des mesures les plus critiquées est celle qui concerne la fixation du salaire minimum interprofessionnel par la loi en 2012. Jusqu'à cette date, le salaire minimum était fixé par des conventions collectives nationales signées entre la GSEE et les organisations patronales du secteur privé [SEV (Fédération des Industriels), ESEE (Confédération nationale du commerce grec), GSEBEE (Confédération générale des professionnels, artisans et commerçants de Grèce)], en règle générale pour une durée de deux ans. En 2012, par décision ministérielle, le salaire minimum national est réduit de 22% pour les

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 103

travailleurs de plus de 25 ans et de 32% pour les jeunes travailleurs de moins de 25 ans. Résultat de cette mesure : le salaire minimum brut pour un salarié célibataire de plus de 25 ans venant d’être embauché s’élève à 586,08 euros tandis qu’il correspond pour un jeune salarié célibataire de moins de 25 ans à 510,94 euros. En plus de cette diminution salariale directe très importante, les salariés du secteur privé ont subi ces dernières années des diminutions de leurs revenus issues d’autres mesures législatives, telles que : suppression de toute augmentation salariale prévue via des procédures de médiation et d’arbitrage, suppression de l’allocation de mariage pour un nombre important de salariés8 , gel des primes liées à l’ancienneté jusqu’à ce que le chômage passe sous la barre des 10% et réduction de la couverture par une convention collective de branche de nombreuses catégories de salariés. Suite aux changements législatifs concernant les conventions collectives, le paysage conventionnel change complètement en faveur des conventions collectives d’entreprise : ainsi tandis qu’en 2010 on comptait 236 accords d’entreprise et 75 conventions collectives de branche, en 2012 le nombre des accords d’entreprise s’élève à 904 tandis que le nombre des conventions collectives de branche chute à 26 accords. De surcroît, pendant la première année de l’application de la loi 4024/2011, les accords d’entreprise conclus avec des associations de personnes représentent 80% des accords d’entreprises au total (Kapsalis, & Kouzis, 2014).

20 La baisse dramatique des salaires dans le secteur privé est encore plus apparente si l’on considère l’attaque réalisée sur la convention collective de branche. Ainsi, suite au raccourcissement du temps de prorogation des conventions collectives de six à trois mois, aucune convention collective n’a pu être signée dans plusieurs branches suite à l’expiration du délai des trois mois.

21 Outre les réductions salariales introduites et à venir, la mesure de fixation des salaires par une loi mène à la subversion des droits syndicaux et sociaux, et plus précisément du droit des interlocuteurs sociaux de négocier librement les conditions de travail et les salaires, ainsi que du droit de négocier la convention collective nationale qui jusqu’à maintenant fixait le salaire minimum. Ainsi, jusqu’en 2017 les interlocuteurs sociaux au niveau national ne peuvent désormais négocier que des questions institutionnelles et non plus salariales. De surcroît, le Ministère du Travail envisage à partir de 2017 un mécanisme de fixation du salaire minimum fondé sur plusieurs critères, comme l’âge, le taux de chômage par région, le taux de croissance, le taux du travail informel, etc. Ainsi, on aura un salaire minimum « à la carte », à plusieurs vitesses.

Un pays en « état d’urgence »: la rhétorique autour de la répression des droits sociaux et syndicaux

22 Afin de mieux comprendre et situer les réponses syndicales en temps de crise, il paraît nécessaire de faire référence à la rhétorique développée pour introduire les mesures « anti-crise ». Depuis 2009, et de manière plus renforcée après la signature des mémorandums, les « paquets dits de sauvetage » ont été présentés comme dernier moyen d’éviter à la Grèce la faillite (Lanara, 2012). Une rhétorique s’est dégagée afin de démontrer que le pays se trouve en état d’urgence, accompagnée d’un discours sur la nécessité d’imposer les mesures afin de sauver le pays. Comme le soutient d’une manière plus générale Bogalska-Martin (2010 : 52-53), en Grèce existe la situation suivante: « Le mot crise est devenu un mot clef qui doit nous faire accepter les nouvelles décisions politiques qui heurtent nos sensibilités et mettent à mal les projets politiques pour lesquels se sont battues des

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 104

générations d’Européens. […] Le bruit assourdissant de la rhétorique de la crise s’empare des médias, se loge dans nos têtes et fait semblant de nous expliquer le monde dans lequel nous vivons.» Comme dans tous les cas où l’argument d’une situation d’urgence est mis en avant, dans le cas grec cette rhétorique passe à travers l’intimidation, la menace, la panique, des discours terrorisants et terrifiants autour de la faillite économique ou l’appel à des dilemmes historiques qui vont changer le cours du pays.

23 Ainsi le discours d’état urgence est utilisé de plus en plus souvent pour légitimer la répression des manifestations et des grèves. Cette répression est très souvent de nature proactive, ne faisant aucune discrimination. Elle est également de nature législative (concernant des droits et des libertés politiques) et physique (sur le terrain). La répression législative prend deux formes principales : suspension du droit et de la liberté de manifestation (par exemple à travers la fermeture des principales stations de métro pendant des manifestations9) et pénalisation croissante du droit de grève et recours à la mesure de réquisition des services du travail (Kotronaki, 2014). Ainsi, les gouvernements grecs invoquent de plus en plus souvent des mesures d’exception prévues par la loi martiale et normalement réservées aux situations de guerre ou d’urgence sociale (catastrophe physique) et ont recours à la mesure de réquisition de tous les travailleurs pour mettre fin à l’action collective des divers groupes professionnels. Tel a été le cas pour les travailleurs du métro d’Athènes en janvier 2013, les marins en février 2013, les enseignants dans les écoles secondaires en mai 2013 et le personnel de la société d'électricité DEI en juillet 2014. En ce qui concerne le deuxième volet de la répression proactive, à savoir la répression physique, on observe une intensification de la violence policière (Kotronaki, 2014).

24 Plus généralement, on assiste à la création d’un climat de guerre qui impose une vigilance en ce qui concerne l’application des mesures, tandis que des droits sociaux ou des normes sociales sont affaiblis ou considérés comme un paramètre insignifiant (Marcandonatou, 2012). La rhétorique de la crise peut être vue également comme un outil politique de manipulation affective qui produit des sentiments de complicité collective et d'angoisse visant à contraindre la population à accepter les réformes nécessaires, lesquelles sont toujours présentées comme étant occasionnelles ou comme étant les dernières (Kyriakopoulos, 2011).

25 À partir de 2009, moment où le nouvel élu Premier ministre – à l’époque Georges Papandreou – a annoncé que la Grèce se trouvait en état d’urgence, ces idées se sont introduites dans le discours gouvernemental de manière plus ou moins directe. En partant de la fameuse phrase du vice-président du gouvernement socialiste de l’époque (2010) T. Pangalos : « Mes amis, nous avons tous mangé [l’argent] ensemble » jusqu’aux récentes déclarations du Président de la République K. Papoulias : « Le peuple grec a donné une grande bataille économique. Nous sommes dans une guerre économique » ou du Premier ministre A. Samaras : « Aujourd'hui, nous sommes appelés à sceller la crédibilité d'une Grèce nouvelle » ou de l’ex-ministre des Finances Y. Stournaras : « Le vote de soutien des députés au budget est un vote de confiance dans l'avenir du pays », toutes ces déclarations vont dans le même sens.

26 Ce n’est donc pas par hasard que le discours officiel de la crise est toujours suivi de la condamnation et du noircissement du passé politique et économique récent de la Grèce en même temps qu’elle est présentée comme une « opportunité » pour la transformation socio-économique du pays (Kyriakopoulos, 2011). Le populisme du passé est « diabolisé » par une élite dite moderniste : « Stigmatisant la culture politique populiste qui a régné en Grèce

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 105

depuis 1974, cette élite a commodément trouvé les causes de la crise dans l’action délétère de ce populisme, de manière à ce que toute solution technocratique et post-démocratique puisse être légitime et toute action citoyenne et collective systématiquement calomniée et marginalisée comme ‘corporatrice’ ». (Stavrakakis, 2013 : 114). Dans son article, le même auteur précise la manière dont ce populisme à l’ancienne est aujourd’hui considéré, comme la pire menace ou le pire ennemi pour le pays, comme « un mal omniprésent et le corollaire de toute déclinaison possible de ce mal : irresponsabilité, démagogie, dégradation, corruption, destruction, irrationalité. » (Stavrakakis, 2013 : 115).

Les défis pour les syndicats et les réponses syndicales.

27 Les lois consécutives votées ces quatre dernières années concernant les relations professionnelles et les relations de travail, et qui aux yeux de la population semblent être sans fin, ont contribué à la création d’un climat de mécontentement et d’insécurité générale au sein de la société grecque. Ce climat est renforcé par les nouvelles mesures d’ordre fiscal qui se traduisent en nouveaux impôts, baisse des revenus, précarisation du travail et hausse sans précèdent du taux de chômage. Le taux de chômage était de l’ordre de 27,6 % en mai 2013, comparativement à 23,8 % en mai 2012 et à 7,3 % en mai 2008. Il est plus élevé chez les femmes (31,6 %) que chez les hommes (24,6 %), alors qu'il concerne davantage la population jeune (64,9 % chez les 15-24 ans et 37,7 % chez les 25-34 ans).

28 Face à cette situation, les syndicats grecs, mais aussi la société plus généralement ont réagi vivement. Toutefois la crise a également révélé les faiblesses du mouvement syndical, les pathogénies du syndicalisme à l’ancienne, tandis que très souvent les formes et les structures de revendication traditionnelles ont été remises en question. Ainsi, dans un contexte économique, social et politique de plus en plus changeant, des formes de lutte anciennes, telles que la grève de masse dans la sphère économique ou même la mobilisation du vote ouvrier dans la sphère politique10 contre les mémorandums, coexistent avec de nouveaux modes d’action (Kotronaki, 2014). Les syndicats grecs ont été contraints de mettre en place de nouveaux modes de mobilisation et de revendication, d’inventer de nouveaux répertoires d’action collective et de « mobiliser » de nouvelles « sources de pouvoir ». Dans ce cadre, des formes de revendication plus radicales ainsi que de nouvelles alliances ont émergé.

29 Le mécontentement social s'est traduit dans un premier temps par une hausse de la conflictualité. Depuis février 2010 (période où les premières mesures d’austérité concernant principalement les fonctionnaires et les travailleurs dans les transports en commun ont été votées), 27 grèves générales ont été organisées par les deux grandes confédérations syndicales GSEE et ADEDY (Karakioulafi, 2013).

30 Toutefois, au cours de la première période, malgré le nombre important de grèves et de manifestations, une bipolarisation s’est opérée au sein de la société – surtout à l'époque du premier paquet de mesures -, avec d'une part les fonctionnaires et les travailleurs des entreprises publiques qui ont subi les premiers les mesures touchant leurs revenus et leur statut de travail, et d'autre part les travailleurs du secteur privé dont une partie imputait aux fonctionnaires et aux travailleurs des entreprises publiques une grande responsabilité dans la situation économique du pays (Karakioulafi, 2012).

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 106

31 L’année 2011 a été la plus conflictuelle, non seulement à cause de l’intensification des mesures d’austérité, mais aussi à cause des manifestations du mouvement des Indignés de mai à septembre 2011. À l’augmentation des grèves générales, des arrêts de travail et des manifestations, se sont ajoutées de nombreuses actions d’occupation des lieux de travail, des ministères, des organismes publics, des administrations locales. Ainsi, d’après l’Institut du Travail de la GSEE, 240 grèves ont eu lieu dans le secteur privé, 91 dans le secteur public et 70 dans les entreprises publiques (Katsoridas & Lambousaki, 2011). Étant donné que les mesures touchent à la fois les conditions de travail et les conditions de vie de la majorité des Grecs, de plus en plus de personnes ont trouvé des raisons de manifester et l'intensification de la conflictualité a coïncidé avec les mobilisations organisées par la société civile contre les mesures d'austérité économique. Après le mouvement « Je ne paie pas » (« Den plirono ») inspiré du principe « qu'on ne va pas payer leur crise », ont suivi les manifestations du mouvement des Indignés à la place Syntagma d'Athènes et dans d'autres villes, durant la période de mai à septembre 2011. Toutefois, bien que les organisations syndicales se soient à plusieurs reprises associées aux mobilisations du mouvement des Indignés, il semble qu'elles n'aient pas pu intégrer cette dynamique sociale, l'utiliser en leur faveur et assurer ainsi la durée de ces manifestations qui se sont de manière paradoxale affaiblies avec le temps. L’incapacité du mouvement syndical organisé d’absorber cette dynamique sociale quand celle-ci se trouvait à son apogée s’explique probablement pour deux raisons : d’une part, le mouvement des Indignés a plusieurs fois déclaré sa volonté de rester indépendant des tutelles politiques, qu’elles proviennent des partis ou des syndicats ; d’autre part, certains partis comme le Parti Communiste (et par extension sa fraction syndicale - PAME) ont vu avec méfiance les mobilisations du mouvement des Indignés (Karakioulafi, 2012).

32 Depuis le deuxième semestre 2012, la dynamique contestataire s’essouffle. Pour certains analystes, ceci est en partie le résultat de l’intensification de la répression. D’après Kotronaki (2014 : 187) : « Le cycle infernal de contestation – répression débouche sur deux effets diamétralement opposés : la paralysie contestataire et la radicalisation des formes revendicatives dans le monde du travail ». Aujourd’hui, bien qu’on ait des « moments » de radicalisation (surtout sous la forme de l’occupation des lieux de travail, des ministères, des organismes publics, des administrations locales), la tendance générale paraît être davantage celle de la « paralysie contestataire ». Cette « paralysie » n’est pas seulement liée à la répression. Elle est également liée à d’autres facteurs tels que la « fatigue sociale » plus générale, l’éclatement de la solidarité (ou plus précisément l’effort pour la faire éclater), les pratiques syndicales antérieures et actuelles.

33 Si l’on considère que l’espoir d’amélioration de la situation actuelle est un facteur déterminant de l’action collective, la démoralisation et la perte d’espoir liées à la difficulté qu’éprouvent les acteurs collectifs, tels que les syndicats, à exercer une pression sur les décisions politiques relatives aux mesures d’austérité, expliquent en partie la fatigue sociale et le déclin de la contestation sociale.

34 Parallèlement, plus les mesures d’austérité s’amplifient, paradoxalement la solidarité éclate et la bipolarisation opérée au sein de la société au début de la crise, avec d'une part les fonctionnaires et les travailleurs des entreprises publiques et d'autre part les travailleurs du secteur privé, revient. Dans ce contexte, les fonctionnaires sont stigmatisés, la fonction publique est mise en cause et des antagonismes sociaux sont fabriqués artificiellement (Kapsalis & Kouzis, 2014).

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 107

35 Quand la crise et les politiques d’austérité subséquentes ont « frappé à la porte » des syndicats grecs, ceux-ci étaient déjà affaiblis à cause de l’asyndicalisation ou désyndicalisation, de la crise de confiance et de la crise de légitimité. Le patronage politique des syndicats, le populisme des décennies précédentes, suivies des procédures de dialogue social depuis les années 1990 ont eu pour résultat la « pacification des mœurs contestataires » (Kotronaki, 2014 : 176) et une certaine lassitude. Ainsi, aucun effort stratégique de mobilisation et de renouveau organisationnel ou idéologique n'a été fait (Karakioulafi, 2012).

36 Pour cette raison, pendant une période d’environ quatre ans, les pratiques syndicales à l’ancienne sont remises en cause ou sont même considérées comme inadaptées ou inefficaces et les syndicats sont dépourvus de leurs alliances et « ressources » traditionnelles. Il semble que : « L’épreuve du terrain, celle des protestations massives qui ponctuèrent les séries de mesures associées aux Mémorandums, les confronta à l’efficacité déclinante des formes de lutte anciennes. » (Burgi, 2014 : 48). Les relations des fractions syndicales politiques majeures avec leurs alliés politiques traditionnels (qui forment le gouvernement de coalition depuis juin 201211) ont été gravement ébranlées. Les mobilisations syndicales ont mené à une confrontation sans précèdent entre la fraction syndicale PASKE (attachée au parti socialiste PASOK) et le gouvernement du PASOK, tandis qu'en 2012, on a vu également la fraction syndicale DAKE (attachée au parti de droite ND) se confronter au parti ND, cosignataire du deuxième mémorandum en février 2012 et qui est au pouvoir depuis les élections de juin 2012. Ces dernières années, de nombreux syndicalistes issus de la fraction PASKE et de la fraction DAKE, surtout dans les entreprises publiques, renoncent à leur affiliation politique soit pour se déclarer indépendants soit pour soutenir des partis dénonçant les mémorandums. Ainsi, avant les élections de juin 2012, un nombre non négligeable des syndicalistes provenant de PASKE ont soutenu de manière officielle ou officieuse le parti politique SYRIZA (gauche radicale), qui s’est trouvé considérablement renforcé après les dernières élections tandis que certains syndicalistes provenant de DAKE se tournaient vers le parti politique ANEL12. Cette prise de distance des syndicalistes à l’égard des partis politiques traditionnellement alliés est devenue encore plus visible lors des derniers Congrès Syndicaux (suivis des élections syndicales) de la GSEE et de l’ADEDY. Ainsi, dans le cas de la GSEE, lors des dernières élections syndicales en mars 2013, la fraction syndicale PASKE a gardé la première place, mais s’est trouvée affaiblie, tandis que certains de ses membres créaient une nouvelle fraction syndicale, « EMEIS » (Nous), obtenant trois sièges (sur 45 au total) avec à sa tête Nikos Fotopoulos, président de la Fédération générale des employés de la compagnie publique d’électricité (GENOP-DEI), laquelle se trouvait derrière l’occupation du centre de données de DEI quand le Gouvernement avait imposé une taxe sur l’habitation prélevée directement sur la facture d’électricité (Karakioulafi, 2012 ; Karakioulafi, 2013). Dans le cas de l’ADEDY également, lors des dernières élections syndicales en novembre 2013, la fraction syndicale PASKE a gardé la première place, mais s’est trouvée affaiblie, quand certains de ses membres ont créé une nouvelle fraction syndicale indépendante « DIMAN », avec à sa tête Themis Balasopoulos, président de la Fédération des travailleurs dans l’administration locale (POE OTA). Mais cette confrontation syndicats-gouvernement va aussi dans l’autre sens : les partis qui forment le gouvernement accusent les syndicalistes de « populisme » (alors qu’eux-mêmes étaient les acteurs principaux de « l’époque du populisme »).

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 108

37 En plus d'un contexte politique défavorable qui ne leur permet pas de fonctionner efficacement comme groupes de pression, « l’offensive antisyndicale » (Kapsalis & Kouzis, 2014) affecte les ressources institutionnelles et financières des syndicats. En effet les syndicats se sont trouvés menacés tant sur le plan financier que sur celui de la négociation collective.

38 Sur le plan financier, une loi de février 2012 est venue supprimer le Foyer du Travail qui constituait depuis des décennies la principale source de financement des organisations syndicales, rendant la survie économique des syndicats extrêmement incertaine.

39 Quant à la négociation collective, elle est menacée de deux côtés. D'une part la situation économique défavorable, avec le taux de chômage élevé et les fermetures incessantes d’entreprises, ne laisse pas beaucoup de marges de manœuvre. D’autre part, comme on l’a déjà dit, les lois récentes constituent une menace pour le droit de la négociation collective libre, l'autonomie des interlocuteurs sociaux et le dialogue social.

40 Comme l’affirment Clauwaert & Schomann (2012 : 15) : « Il est incontestable que ces réformes du droit collectif du travail affaibliront la représentation et l’action syndicales à tous les niveaux de négociation. Elles affectent la structure même des syndicats, ainsi que les moyens institutionnels dont ils disposent pour protéger et représenter les travailleurs. La décentralisation de la négociation collective vers les niveaux inférieurs affaiblit l’acquis social obtenu par les syndicats au niveau national et local et aura des répercussions sur les négociations collectives sectorielles. »

41 C’est également dans ce cadre que l’on peut appréhender les négociations entre la Troïka et le Ministre du Travail autour de la réforme de la loi syndicale (datant de 1982), surtout en ce qui concerne le financement syndical13, le droit de grève14 et les congés syndicaux. Le gouvernement grec est supposé déposer un projet de loi d’ici à l’automne 2014, pour que la loi puisse être votée avant décembre 2014.

42 Dans ce contexte, le dialogue social tellement idéalisé pendant les années 1990 et promu par les gouvernements comme étant la pratique syndicale la plus adéquate, apparaît comme la victime collatérale des politiques d’austérité (Lanara, 2012). En novembre 2012, dans ses recommandations au gouvernement grec, leComité de la liberté syndicale de l’OIT - suite aux plaintes déposées par des organisations syndicales grecques – a constaté de nombreuses et sérieuses atteintes au principe de l’inviolabilité des conventions collectives librement conclues et un déficit important de dialogue social. Ainsi, le Comité a mis en évidence la nécessité de promouvoir et de renforcer le cadre institutionnel pour ces droits fondamentaux et a demandé qu’un dialogue social permanent et approfondi soit instauré sur toutes les questions soulevées, en pleine conformité avec les principes établis concernant la liberté syndicale et la reconnaissance effective de la négociation collective. S’appuyant sur cette recommandation, les organisations syndicales ont eu recours au Conseil d’État afin de montrer l’inconstitutionnalité des nouvelles lois concernant les négociations collectives et surtout le droit de médiation et d’arbitrage. Le Conseil d’État a diagnostiqué des problèmes de constitutionnalité surtout en ce qui concerne l’abolition de la possibilité d’avoir unilatéralement recours à l’arbitrage et à la médiation si les négociations collectives pour la signature d’une convention collective de travail échouent. C’est aussi dans ce cadre que des organisations syndicales (GENOP-DEI, ADEDY, organisations syndicales de retraités) ont saisi le Comité des droits sociaux du Conseil de l’Europe pour non-conformité de certaines lois « anti-crise » avec la Charte sociale européenne. Dans tous les cas, le Comité a constaté la violation de certaines dispositions de la Charte sociale européenne par ces mesures (Karakioulafi, 2013).

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 109

43 De façon qui peut paraître assez paradoxale, dans leur lutte contre les mesures anti-crise, les syndicats trouvent des alliés parmi les employeurs et surtout parmi les petits employeurs [ESEE (Confédération nationale du commerce grec), GSEBEE (Confédération générale des professionnels, artisans et commerçants de Grèce)] qui ont aussi participé à des grèves générales pour protester contre les mesures fiscales et l'austérité économique, argumentant que ces dernières conduisent à la fermeture d’entreprises et à des pertes d’emploi. Un autre point commun entre ces acteurs est la nécessité d’instaurer des mesures de croissance pour redynamiser l’économie grecque. Leur action commune date de février 2012, quand les organisations syndicales et les organisations patronales représentant les petits employeurs ont envoyé une lettre commune au Premier Ministre de l’époque Loucas Papadimas dans le cadre de la procédure de dialogue social qui a précédé le vote de la loi concernant la diminution du salaire minimum. Dans cette lettre, elles mentionnaient entre autres choses : « Le dialogue social est une institution en matière de communication ; il est ancré dans le Traité de l’Union européenne et devra constituer, dans notre pays également, le principal “outil” de négociation des accords et ses résultats devront être respectés. » et « Le maintien ultérieur du cadre de fonctionnement des conventions collectives demeure une question essentielle dans le domaine de l’autonomie collective et des négociations. » Certes, pour comprendre cette alliance à première vue paradoxale, il faut tenir compte du fait qu’il s’agit d’une fraction du patronat grec dont la « survie » est menacée à cause des mesures d’austérité (Burgi, 2014). Toutefois, ces initiatives ne sont pas instantanées, mais émergent progressivement, de plus en plus souvent. La dernière action « commune » des organisations patronales et syndicales est celle de la Fédération des employés du secteur privé (OIYE), de l’ESEE et de la GSEBEE. Elle date de juillet 2014 et concerne l’ouverture des magasins le dimanche dans certaines régions du pays. Les trois organisations soulignent que la décision du gouvernement utilise comme prétexte le développement du tourisme, alors qu'en réalité elle sert les intérêts des grandes chaînes commerciales et des grandes multinationales étrangères qui, au moyen des « dimanches libres », effaceront de la carte les petites et moyennes entreprises commerciales qui représentent 95% du secteur et emploient plus de 80% des travailleurs. Outre les manifestations et les déclarations communes, elles ont soumis un recours conjoint contre la décision du gouvernement devant le Conseil d'État.

Conclusion

44 Ces dernières années, les organisations syndicales grecques traversent probablement l’une des périodes les plus difficiles depuis leur fondation, étant appelées à agir dans un contexte économique, politique, institutionnel et plus généralement social radicalement différent. La crise de la dette publique, outre son aspect économique, a remis en question d’une façon extrêmement brutale les « règles du jeu » du système des relations professionnelles, tant formelles qu’informelles. Il est très difficile d’imaginer le futur des organisations syndicales dans ce contexte, mais il est important de faire certaines remarques concernant le paysage syndical actuel.

45 Malgré l’amplification des mesures d’austérité, on observe depuis le deuxième semestre de 2012 une baisse de la conflictualité alimentée par une fatigue sociale et syndicale. D’un côté, la démoralisation et la perte d’espoir de changement de la situation actuelle sont au cœur de la fatigue sociale. De l’autre côté, tout se passe comme si le « choc » des mesures, ainsi que le nombre important des problèmes auxquels les organisations syndicales ont à

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 110

faire face, provoque une certaine « paralysie » au sein du monde syndical. Les relations avec leurs alliés politiques traditionnels ont été ébranlées, leur survie financière semble incertaine, le contexte économique avec la hausse sans précèdent des taux de chômage et la fermeture incessante des entreprises ne leur laisse pas beaucoup de marges d'action, l'autonomie de la négociation collective est menacée, des acquis et des protections sociales (obtenus souvent de longue date) sont supprimés. Une autre explication peut aussi résider dans les importantes confrontations et restructurations intrasyndicales auxquelles l’on assiste ces derniers temps et qui sont devenues nettement visibles lors des dernières élections des deux grandes confédérations.

46 En ce moment, le syndicalisme organisé en Grèce est à la recherche de nouveaux repères idéologiques, répertoires d’action, sources de pouvoir et d’alliances. C’est ainsi que l’on peut comprendre : le recours à des modes de luttes pas vraiment « mobilisées » par le passé, telles que l’occupation des lieux ∙ les alliances avec le petit patronat avec lequel le monde du travail peut trouver une plateforme de revendication commune ∙ le recours stratégique aux institutions supranationales (OIT, Comité des droits sociaux du Conseil de l’Europe) ou nationales (tribunaux, Conseil d’État) ∙ ou même l'acceptation des problèmes et des malaises marquant l'histoire du mouvement syndical grec tel que le président actuel de la GSEE, Yannis Panagopoulos15, les a reconnus lors d'une de ses interventions récentes, et qui peut constituer un premier pas (Karakioulafi, 2012).

47 Il est de plus en plus accepté que la situation actuelle pose « de nouvelles questions stratégiques » et « crée des perspectives originales de réorganisation » du monde syndical (Kapsalis & Kouzis, 2014 :174). Ainsi, la crise peut également être vue comme une occasion unique de renouveau (Kretsos, 2011). Toutefois, comme le soutiennent Piven et Cloward (2000), les répertoires et les stratégies d’action « anciens » ne sont pas faciles à changer, tandis que le « forgement » de nouveaux répertoires d’action est toujours incertain, mais aussi contingent (dans le sens où ces répertoires d’actions dépendent non seulement de l’agent concerné, mais aussi des évolutions institutionnelles). Le changement ne peut venir que lentement à travers « l’expérience de l’échec et de la répression », mais aussi à travers « l’imagination » et « l’invention » (Piven & Cloward, 2000 : 415).

BIBLIOGRAPHIE

Bogalska-Martin, Ewa (2010). La rhétorique de la crise et le grand dévoilement. Quelques remarques sociologiques, Economic Review, Ekonomické rozhľady, volume 39, n°3, pp. 352-361.

Burgi Noëlle (sous la direction de) (2014). La grande régression. La Grèce et l’avenir de l’Europe, Lormont, Le Bord de l’eau.

Clauwaert, Stefan et IsabelleSchömann(2012). The crisis and national labour law reforms: a mapping exercise, ETUI working paper 2012/4, Brussels, ETUI.

Dufour, Christian et Adelheid Hege (2010). Légitimité des acteurs collectifs et renouveau syndical, La Revue de l'IRES, n° 65, pp. 67-85.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 111

Ioannou, Christos (2000). Trade unions in Greece : development, structures & prospects, Bonn, Friedrich – Ebert Stiftung.

Ioannou, Christos (2005). From Divided “Quangos” to Fragmented “Social Partners”: The Lack of Trade Unions’ Mergers in Greece, dans John Waddington (sous la direction de), Restructuring Representation: The Merger Process and Trade Union Structural Development in Ten Countries, Bruxelles, PIE-Lang, pp. 139-164.

Karakioulafi, Christina (2012). Les syndicats grecs dans un contexte de crise économique, Les Mondes du Travail, n°12, novembre, pp. 76-87.

Karakioulafi, Christina (2013). Les syndicats face aux mémorandums, Chronique internationale de l’IRES, n° 143, novembre, pp. 121-132.

Katsanevas, Theodoros (1985). Trade Unions in Greece, Relations industrielles, n°40, pp.99-114

Karamessini, Maria (2010). Crise de la dette publique et thérapie de choc en Grèce, Chronique Internationale de l'IRES, n° 127, pp. 122-136.

Kapsalis, Apostolis (2012). Les syndicats grecs dans un contexte de régression et de crise économique, dans : http://rosalux.gr/sites/default/files/kapsalis_greekfinal_0.pdf. (en grec)

Katsoridas, Dimitris et Sofia, Lambousaki (2011). Le phénomène des grèves en Grèce, Enimerosi INE GSEE, n° 192, pp. 2-15. (en grec)

Kotronaki, Loukia (2014), Réapproprier la contestation démocratique : la forme Occupy, dans Noëlle Burgi (sous la direction de), La grande régression. La Grèce et l’avenir de l’Europe, Lormont, Le Bord de l’eau, pp. 175-190.

Kapsalis, Apostolos et Yannis, Kouzis (2014). Le travail, la crise et les mémorandums, dans Noëlle Burgi (sous la direction de) (2014). La grande régression. La Grèce et l’avenir de l’Europe, Lormont, Le Bord de l’eau, pp. 156-174.

Kretsos, Lefteris (2011). Union responses to the rise of precarious youth employment in Greece, Industrial Relations Journal, n° 42, pp. 453–472.

Kyriakopoulos, Leandros., (2011). The State of Exception as Precondition for Crisis. Journal of the Society for Cultural Anthropology, october.

Lanara, Zoe (2012). Effets des mesures anticrise, Rapport au Comité Economique et Social européen, dans http://www.eesc.europa.eu/resources/docs/qe-31-12-350-fr-c.pdf.

Marcandonatou, Maria (2012). État de crise budgétaire et la rhétorique d'urgence, Theseis, n°118, Janvier – Février. (en grec)

Mavrogordatos, Giorgos (1997). From Traditional Clientelism to Machine Politics: The Impact of PASOK Populism in Greece, South European Society and Politics, n° 2, pp. 1-26.

Lavdas, Kostas (2005). Interest Groups in Disjointed Corporatism: Social Dialogue in Greece and European 'Competitive Corporatism', West European Politics, n° 28, pp.297-316.

Lyrintzis, Christos (1987). The Power of Populism: The Greek Case, European Journal of Political Research, n°15, pp. 667-686.

Lyrintzis, Christos (2011). Greek politics in the era of economic crisis: reassessing causes and effects, Observatory papers on Greece and Southeast Europe, GreeSE paper no. 45.

Pantazopoulos, Andréas (2007). Le national-populisme grec, 1974-2004, Les Temps Modernes, n° 645-646, pp. 237-267.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 112

Piven-Fox, Frances et Richard, Cloward (2000). Power Repertoires and Globalization, Politics Society, n° 28, pp. 413-430.

Stavrakakis, Yannis (2013). Peuple, populisme et anti-populisme : le discours politique grec à l'ombre de la crise européenne, Actuel Marx, n° 54, pp. 107-123.

Stergiou, Angelos (1988). Les rapports internes entre le syndicat et ses membres en droit grec (La légalisation de la démocratie syndicale), Revue internationale de droit comparé, n° 40 (1), pp. 57-85.

Triantafillou, Polyxeni (2003). Reflection on where the theory of neo-corporatism in Greece has stopped and where the praxis (or the absence ?) of neo-corporatism may be going, 1st LSE PhD Symposium on Modern Greece, Hellenic Observatory-LSE, 21 June.

Vernardakis, Christoforos, Konstantinos Mavreas et Vassilis Patronis, V. (2007). Syndicats et relations de représentation durant la période 1990-2004, dans Fondation Sakis Karagiorgas (sous la direction de) Travail et Politique : Syndicalisme et organisation des intérêts en Grèce, 1974-2004, Athènes, Fondation Sakis Karagiorgas, pp. 37-53. (en grec)

VPRC (2010), Syndicalisme, syndicats et participation aux syndicats dans un contexte de crise économique , Enquête par sondage, Athènes. (en grec)

Zambarloukou, Stella (2006). Collective Bargaining and Social Pacts: Greece in Comparative Perspective, European Journal of Industrial Relations, n° 12, pp. 211-229.

NOTES

1. Le terme populisme (laïkismos) a généralement une connotation négative dans le contexte grec. D’après Pantazopoulos (2007), le populisme grec peut-être vu comme un « national- populisme pasokiste » et est saisi de deux manières : soit il est assimilé aux pratiques, à l’idéologie, aux discours et aux positions du parti socialiste PASOK de 1974 à 1989, soit il fait référence aux caractéristiques d’une culture politique plus générale qui résiste à toute modernisation. Plus généralement, on considère que le populisme caractérise la culture politique durant la période de la « Metapolitefsi » (terme utilisé pour qualifier la période après la chute de la dictature) en Grèce. Dans ce sens, on considère que le parti politique conservateur ND a été également « infecté» par cette culture populiste. 2. L’État est donc devenu l’employeur majeur, restituant ainsi en partie les effets de désindustrialisation qui a commencé dans les années 1980. 3. Le taux des travailleurs travaillant au noir s’élevait à 36% en 2012. 4. Le Foyer du Travail (OEE) était un organisme qui avait été créé pendant la dictature de Metaxas dans le but de gérer les cotisations obligatoires des employeurs et des salariés. Ses fonds étaient destinés au financement des organisations syndicales et de certaines prestations sociales (programmes de « tourisme social », coupons pour l'achat de livres ou de sorties au théâtre, etc.). À travers le financement des syndicats, il était aussi considéré comme un moyen privilégié de contrôle des syndicats. 5. Le 2 mai 2010, un premier accord relatif au soutien financier de l’Union européenne (UE) et du Fonds monétaire international (FMI) est signé avec la Grèce (1er mémorandum). En contrepartie la Grèce est obligée de mettre en place un programme d’assainissement budgétaire. Fin 2010, les résultats économiques restent mauvais et le pays ne parvient pas à restaurer sa crédibilité sur les marchés financiers et en mai 2011 la Grèce doit trouver de nouveaux financements. Le Gouvernement de l’époque annonce alors de nouvelles mesures d’austérité (programme budgétaire à moyen terme) en juin 2011 et en juillet, l’UE et le FMI adoptent les grandes lignes

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 113

d’un second « plan de sauvetage » et un accord est trouvé le 27 octobre au niveau européen. À la demande de ses créanciers, le Parlement grec adopte ainsi, le 12 février 2012, un nouveau plan d’austérité, condition nécessaire pour valider le deuxième plan d’aide à la Grèce. En novembre 2012, le Parlement grec vote un multiprojet sur la Stratégie budgétaire à moyen terme (2013- 2016). Le 27 novembre 2012, l’Eurogroupe et le FMI conviennent de débloquer l’aide promise à Athènes, en plusieurs tranches. En juillet 2013, le Parlement grec vote encore un multiprojet. 6. Le programme de mise en disponibilité prévoit que pendant une période de 8 mois, les fonctionnaires concernés seront payés à 75 % de leur salaire mensuel précédent. Ensuite, ils seront soit mutés à un autre poste, soit licenciés. 7. La loi prévoyait que les conventions collectives d’entreprise pouvaient être signées par les syndicats d’entreprises dans des entreprises employant plus de 50 personnes. Un syndicat d’entreprise peut être créé dans des entreprises de plus de 20 personnes. Désormais, des conventions collectives d’entreprises peuvent être signées même dans de très petites entreprises en dessous des seuils prémentionnés entre l’employeur et des associations de personnes qui sont « des groupes de personnes dont les représentants ne sont pas élus, qui ne jouissent d’aucune protection légale contre l’arbitraire patronal, mais qui sont habilités à conclure des accords collectifs. » (Kapsalis & Kouzis, 2014 : 162-263). 8. L’allocation de mariage correspond à environ 10 % du salaire minimum. Depuis novembre 2012, suite à la loi 4093/12, les entreprises privées non membres d’une organisation patronale avaient le droit de supprimer l’allocation de mariage de façon unilatérale. Elle a pu être conservée dans le cadre de la dernière convention collective nationale (CCN) (2012-2013) au même niveau que les années précédentes, dans la mesure où il s’agit d’une allocation d’ordre institutionnel et non seulement salariale. Toutefois, la plus grande organisation patronale (la Fédération des Industriels – SEV) n’a pas signé cette convention collective (CCN). Ainsi, les salariés travaillant dans les entreprises affiliées au SEV sont exclus des prévisions de la CCN concernant l’allocation de mariage. 9. C’était aussi le cas lors des visites d’Angela Merkel et de Wolfgang Schäuble à Athènes. 10. D’après Piven et Clowart (2000), au XXe siècle, l’espoir des travailleurs d’une meilleure vie était alimenté par leur conviction qu’ils avaient la possibilité d’avoir un pouvoir au sein des relations économiques et politiques. Comme travailleurs, ils avaient le pouvoir (ou le potentiel pouvoir) parce que les employeurs dépendaient de leur travail. Comme citoyens, ils avaient du pouvoir parce que les gouvernements avaient besoin de leur vote. Ainsi la grève de masse et la mobilisation du vote ouvrier étaient les preuves de ces deux formes de pouvoir. 11. Le parti de gauche DIMAR a décidé de quitter le gouvernement de coalition en juin 2013 suite à son désaccord avec la décision du gouvernement de supprimer en une nuitl’Organisme de radiotélévision publique (ERT) 12. Issu d’une scission du parti conservateur Nouvelle démocratie (ND) menée par quelques députés. 13. La proposition est de supprimer définitivement le financement des syndicats par l’État. Ainsi les syndicats dépendront exclusivement des cotisations de leurs membres. 14. Aujourd'hui, les grèves peuvent être appelées dans la plupart des cas par une seule décision des conseils administratifs des organisations syndicales. Les nouvelles prévisions discutées prévoient que pour qu’un appel à la grève soit légal, celui-ci doit être décidé et voté par 50% +1 des membres du syndicat. Cela nécessiterait la convocation d’une assemblée générale et la participation des travailleurs à la prise de décision, mais aussi les étapes obligatoires de consultation entre les syndicats et la partie patronale. De plus, le gouvernement prévoit la réintroduction du droit de lock-out.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 114

15. http://www.kanep-gsee.gr/theseis-apopseis/parembasi-apo-ton-proedro-tis-gsee-g- panagopoylo-schetika-me-to-rolo-toy-syndikalistikoy-kinimatos-simera-kai-tin-prooptiki-toy- gia-to-ayrio

RÉSUMÉS

La crise de la dette publique en Grèce a entraîné d'importants changements institutionnels et politiques, menant d’une part à un bouleversement quasi total du contexte dans lequel agissent les syndicats et d’autre part à une modification des relations de pouvoir au sein des relations professionnelles. Ainsi, les syndicats grecs sont actuellement appelés à faire face à de nouveaux défis et la question qui se pose est si dans ce contexte économique et politique extrêmement défavorable les syndicats disposent encore des marges d'initiatives et d'intervention nécessaires. Pour y répondre, nous exposerons dans un premier temps les grands traits du fonctionnement et des pratiques des syndicats grecs jusqu’en 2010. Puis, nous aborderons les nouvelles données qui ont émergé suite à la politique d’austérité budgétaire adoptée et qui touchent les syndicats de manière directe ou indirecte. Ensuite, nous examinerons l’argumentaire gouvernemental autour de la répression des droits sociaux et syndicaux en Grèce.Enfin, nous verrons quelles ont été les réponses syndicales (mobilisations, pression sur les politiques gouvernementales, procédures judiciaires, alliances, etc.).

The Greek public debt crisis has led to significant institutional and political changes, leading to an almost total disruption of the context in which unions act and changing the power relations within industrial relations. Thus, the Greek unions are now called to face new challenges and the question is whether trade unions still dispose the margins of initiatives and action required within this extremely unfavorable economic political context. To answer these questions, we will discuss the main features of trade union functioning and practices until 2010. Then, we will discuss the new situation that emerged following the austerity policies adopted and which affected trade unions directly or indirectly. Subsequently, we will examine the Greeks’ governments discourse relative to the repression of social and labor rights. Finally, we will see what were the union responses (mobilizations, pressure on government policies, judicial procedures, alliances, etc.).

INDEX

Mots-clés : austérité, Grèce, grèves, memoranda, syndicats Keywords : austerity, Greece, memoranda, strikes, trade unions

AUTEUR

CHRISTINA KARAKIOULAFIS Professeur assistant, Département de Sociologie, Université de Crête, Grèce [email protected]

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 115

État québécois, crise et néolibéralisme

Philippe Hurteau et Francis Fortier

1 Depuis la crise économique de 2008, les pays occidentaux ont tous subi, d’une manière ou d’une autre, une forme de pression afin d’instaurer des politiques budgétaires et sociales inspirées du paradigme de l’austérité. Le cas du Québec ne fait pas exception, bien qu’il faille utiliser avec prudence le référent à l’austérité pour les années à l’étude dans ce texte (2008-2012). Les gouvernements du Québec et du Canada ont certes mis en œuvre une série de mesures de contrôle des dépenses ou de réduction des niveaux de financement des services et organismes publics, il n’en demeure pas moins qu’il est hasardeux de comparer cette pression à l’austérité avec la situation que connaissent certains pays européens ou encore différents États des États-Unis. Les lendemains de crise semblent plutôt s’inscrire sous le signe d’un approfondissement de l’expérience néolibérale au Québec que comme un virage à 180° motivé par une impasse budgétaire. . Comme nous le développerons dans ce texte, la crise économique de 2008 se révèle essentiellement avoir été une formidable opportunité qu’ont saisie les élites politiques québécoises et non comme un événement qui, en lui-même, aurait transformé le cadre dans lequel se déploie les différents modes d’intervention de l’État.

2 En nous concentrant sur deux projets phares du dernier mandat du gouvernement Charest en termes de développement de politiques publiques, soit la « révolution tarifaire » et le « Plan Nord », nous tâcherons de conceptualiser les dynamiques qui, sans découler directement des conséquences de la crise mondiale, ont pu être légitimées par cette dernière. Pour appuyer notre travail, nous mobiliserons deux principaux apports théoriques. D’abord, nous aurons recours aux travaux de Pierre Dardot et Christian Laval afin de situer la révolution tarifaire comme prolongement de la gouvernementaliténéolibérale. Il nous sera alors possible de saisir en quoi le recours accru à la tarification des services publics participe à la marchandisation de ces services tout en créant, chez leurs utilisateurs et leurs gestionnaires, des réflexes de marché. Ensuite, le concept d’accumulation par dépossession développé par David Harvey nous servira à analyser le Plan Nord dans le sens d’une extension territoriale de la sphère de

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 116

l’économie marchande en lieu et place d’une politique de développement économique endogène.

3 Dans les deux cas de figure qui nous préoccupent, nous analyserons donc de quelle manière, suite à la crise mondiale, la réponse préconisée par le gouvernement du Québec entre 2008 et 2012 consista en l’approfondissement de l’expérience néolibérale au moyen d’un double renforcement du cadre normatif posé par l’économie marchande; cette dynamique pouvant être observée tout autant par la création d’un rapport utilitaire aux services publics basés sur un calcul coût-bénéfice que par l’introduction dans la sphère de la valorisation marchande de territoires qui, jusqu’alors, y échappaient en tout ou en partie.

La révolution tarifaire

4 Une particularité québécoise, dans le traitement de la crise économique et financière de 2008, n’est pas d’abord l’implantation de politiques publiques inspirées par le paradigme de l’austérité, mais bien une résurgence de la volonté d’opérer une « réingénierie » de l’État, comme le clamait le programme électoral du Parti libéral du Québec (PLQ) lors de son élection en avril 2003. Lors de la campagne électorale et dès le début de son premier mandat, le PLQ, alors sous la direction de Jean Charest, s’est efforcé de décrire le modèle québécois issu de la Révolution tranquille comme relevant d’une « vision passéiste du rôle de l’État »1 qu’il fallait impérativement modifier afin de favoriser une optimisation de l’efficacité des instances publiques tout en revalorisant le rôle de stimulateur économique de l’État2. Toujours selon l’ancien chef du PLQ, cette réingénierie ne serait en fait qu’un processus de modernisation de l’État québécois et ne pourrait être associée à une préférence « idéologique ou partisane, mais [à] une nécessité qui nous est dictée par notre époque et ses enjeux. »3. Malgré cette volonté de rupture avec le modèle d’État providence qui a été implanté au Québec durant les décennies 1960-70, force est d’observer que les résultats ne furent pas à la hauteur des déclarations de l’ancien premier ministre. Notons, entre autres « réalisations », la création de l’Agence des partenariats public-privé (PPP) du Québec qui sera en fait absorbée par une nouvelle agence publique, Infrastructure Québec, en 2009; l’imposition d’un gel salarial aux employé-es du secteur public lors de la négociation de 2005 entre l’État et ses salarié-es; et l’instauration de la politique de non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux lors d’un départ à la retraite.

5 Si cette première vague de « réingénierie » lancée par le gouvernement libéral ne donna pas les fruits escomptés lors de sa mise en place, la crise économique de 2008 donna l’occasion de remettre à l’avant-scène l’intention gouvernementale de refonte de l’appareil d’État québécois. Il convient même de tracer une ligne de continuité entre ces moments au moyen de ce qu’Éric Pineault désigne, notamment à la suite de David Harvey et de Colin Crouch, comme une « lutte de classe unilatérale »4. Dans les années post-crise (tout comme au moment de l’élection du gouvernement Charest en 2003), les principes de base des réformes néolibérales proposées, loin de viser une reprise de la croissance économique ou l’assainissement des finances publiques, ont d’abord visé la restauration du pouvoir de l’élite économique. Pour le cas qui nous préoccupe dans cette section, l’extension d’un principe marchand – la tarification – au cœur même des stratégies de financement des services publics participe de ce travail de restauration en ce qu’il les transforme en lieu d’accumulation.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 117

6 Dès 2009, l’accent fut alors mis sur l’élaboration de ce qu’il convient d’appeler un virage tarifaire dans la structuration des politiques de financement des services publics. En opposant les principes de taxation au principe tarifaire, le gouvernement libéral s’est lancé dans un programme de réforme destiné à rompre avec les pratiques traditionnelles de financement collectif des services publics, au moyen du régime fiscal, au profit de l’instauration du principe de l’utilisateur-payeur. Comme le relevait Claude Montmarquette, président du Groupe de travail sur la tarification des services publics, l’enjeu de cette transformation était considérable tellement l’écart est important entre principe fiscal et principe tarifaire : « En fait, il existe un fossé entre les deux concepts. La tarification repose sur l’idée selon laquelle celui qui utilise un service doit également être celui qui le paye – ce que l’on appelle l’utilisateur-payeur –, alors qu’avec la taxation, celui qui acquitte les taxes ne va pas forcément utiliser les services financés par ces taxes. »5

7 Préalablement au dépôt du budget 2010-2011, une série de publications de groupes de travail créés par le ministère des Finances ont œuvré à préparer l’opinion publique à accepter ce retournement. Le Rapport Montmarquette, ainsi que les trois fascicules produits par le Comité consultatif du ministre des Finances dans le cadre des consultations prébudgétaires 2010, a été marquant pour la préparation de l’acceptabilité sociale de ce virage politique. Lors du dépôt du budget 2010-2011, le gouvernement du Québec a clairement pris la décision d’intensifier l’utilisation de la tarification comme stratégie de financement des services publics. Dans le document budgétaire, plusieurs annonces de mesures visaient justement à concrétiser ce virage : introduction d’une « contribution santé », augmentation des tarifs d’Hydro-Québec, instauration d’un ticket modérateur lors des consultations médicales, des hausses des droits de scolarité et indexation générale de l’ensemble des tarifs.6 Selon les mots choisis par le ministre des Finances de l’époque, ce budget représente une véritable « révolution culturelle », puisqu’il tend à normaliser le principe de l’utilisateur-payeur comme mode de financement des services publics.

8 La défense du recours à davantage de tarification pour financer les services publics s’appuie généralement sur trois types d’arguments : un principe d’équité, la notion de l’utilisateur-payeur; un principe d’efficacité, basé sur la notion de signal-prix; et un principe économique, la nécessité de financer les services à la population dans un contexte de crise budgétaire sans pourtant nuire à la croissance du PIB. Analysons ces arguments un à un avant d’offrir une théorisation de l’inscription de la « révolution tarifaire » dans les dynamiques de transformation néolibérale de l’État.

L’équité néolibérale : l’utilisateur-payeur

9 Le passage à une perception intensive de revenus provenant de source tarifaire repose sur un principe d’équité, l’utilisateur-payeur, soit de « faire payer à l’usager les coûts qu’il impose au reste de la collectivité » en plus de lui imposer un supplément pour « l’obtention d’un bien de qualité supérieure »7. Dans cet esprit, le principal bénéficiaire d’un service public est la personne qui l’utilise directement, d’où l’importance que cette personne assume une large part du financement du dit service : « L’imposition de tarifs pour les services publics se justifie par le principe de l’utilisateur-payeur, qui implique que les bénéficiaires d’un bien ou d’un service doivent en assumer les coûts. »8 Ce principe instaure une dynamique d’individualisation du rapport de la population aux

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 118

services publics, ces derniers n’étant plus jugés en fonction des bénéfices sociaux qu’ils induisent, mais d’abord en termes d’avantages fournis à tel ou tel individu.

10 Afin de justifier le bien-fondé du principe de l’utilisateur-payeur, une distinction est amenée entre ce qui doit être considéré comme un bien public, un bien privé et un bien mixte. Dans le rapport Montmarquette, sont repris certains critères classiques de distinction entre des biens publics et des biens privés, les biens publics se distinguant des biens privés en raison de leur concordance avec les principes de non-rivalité et de non- exclusion9. Dans l’esprit théorique qui anime le virage tarifaire au Québec, le financement collectif est considéré comme une réponse raisonnable lorsqu’il est question de biens publics, comme la sécurité ou la justice, parce qu’il est impossible de distinguer entre les personnes qui utilisent et bénéficient de ces biens et celles qui ne le font pas. Inversement, les biens mixtes et privés seraient ceux dont il est possible de repérer les utilisateurs et dont les avantages retomberaient, en tout ou en partie, sur ces derniers. La tarification devrait donc s’appliquer pour ces biens privés de manière pleine et entière ou de manière modulée pour les biens mixtes. L’individualisation du rapport de la population aux services publics qu’implique le principe de l’utilisateur-payeur se couple donc d’un mouvement de distinction entre différents types de services afin de mesurer la juste part du financement collectif devant y être attribuée. L’équité recherchée vise donc à calquer la politique de financement des services publics sur l’identification des principaux bénéficiaires (société ou individu) de ces services.

Signal-prix : tarification et réflexe de marché

11 Le concept de « signal-prix » a été abondamment utilisé afin de légitimer les hausses tarifaires mises de l’avant dans le budget québécois déposé en mars 2010. Mieux tarifer les services publics permettrait d’atteindre un triple objectif : limiter le soi-disant gaspillage dans l’utilisation des services, dépolitiser le niveau de contribution demandée aux usagers en misant sur les mécanismes de marché afin de fixer le tarif demandé et développer une pédagogie – à l’endroit de la population – quant à la valeur et au coût véritable des services en question. En somme, la tarification, loin d’être une réponse pragmatique à une situation particulièrement difficile des finances publiques en raison de la crise économique, se révèle en fait être un outil destiné à « influencer les comportements dans la bonne direction et [contribuer] à mieux utiliser les infrastructures ».10

12 La tarification, comme opérationnalisation néolibérale de l’accès aux services publics, trouve sa cohérence dans un désir initial de modération et de limitation. En envoyant le « bon » signal-prix, la tarification cherche à réduire le recours aux services publics, et ce de deux manières : en assimilant a priori leur utilisation à du gaspillage et en restreignant leur universalité par l’instauration de barrières tarifaires. De plus, le principe de l’utilisateur-payeur décentre notre compréhension de l’utilisation des services publics en tendant à substituer une logique de besoins par une logique de valorisation : « Les tarifs, lorsque déterminés correctement, sont généralement considérés comme étant équitables puisqu’ils attribuent les biens et les services publics aux ménages qui les valorisent le plus ».11 Dans cette logique, un ménage qui valorise l’éducation n’aura pas d’objection à payer davantage pour envoyer ses enfants à l’école ou à l’université, tout comme un ménage qui valorise une meilleure conciliation famille-travail acquiescera à une augmentation des frais exigés pour les services de garde. La fonction signal-prix participe

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 119

au brouillage des distinctions entre secteur public et secteur privé12 puisque l’utilisation d’un service est, en somme, réduit à un choix de consommation ou d’investissement individuel comme un autre.

13 De plus, il importerait d’ajuster chaque tarif à ce que serait son prix de marché afin de préserver « la fonction ‘signal’ du tarif relative à la valeur du bien offert et à l’usage judicieux qu’il convient d’en faire »13 tout en permettant aux contribuables de « s’interroger sur la pertinence du service public.»14 La tarification instaure, en définitive, un processus de constantes révisions des services publics et, dans un même mouvement, en déstructure la cohérence interne par leur soumission à une logique d’autofinancement contraire à leur compréhension comme réalisation institutionnelle dans laquelle prendrait corps un principe d’universalité et de solidarité.

Tarification et reprise économique

14 Depuis la crise de 2008, une reprise vigoureuse de la croissance économique se fait toujours attendre. Le gouvernement du Québec, aux prises avec des déficits publics, cherche à équilibrer son budget en augmentant ses revenus et en mettant en place une politique de contrôle des dépenses15. Dans un tel contexte, le gouvernement, dès 2009, a développé une approche visant à encourager le recours à la tarification, puisqu’il s’agirait de la méthode la moins préjudiciable envers la croissance économique16. Cette vision d’une fiscalité soumise à l’impératif de croissance économique s’inscrit parfaitement dans le cours des mutations néolibérales contemporaines. Comme nous l’avons développé ailleurs17, l’État néolibéral québécois tend à rendre conformes ses modes d’organisation à ceux du marché et vise essentiellement à accompagner l’extension de la croissance économique dont tirent profit certains secteurs d’affaires18. La reconfiguration des sources de revenus de l’État dans la voie d’une plus grande place laissée à la tarification s’inscrit dans cette dynamique. Le virage tarifaire, loin de n’être qu’un simple rééquilibrage destiné à réduire la part des impôts des particuliers et des entreprises présentées comme démesurées dans les revenus de l’État, consiste davantage à l’opérationnalisation d’une substitution d’un régime fiscal par un autre puisque l’on qualifie de « logique qu’un nouveau tarif ou l’accroissement d’un tarif existant conduise à une diminution équivalente des impôts »19. En plaidant pour une mise en place de nouveaux revenus pour l’État qui ne nuisent pas trop à la relance économique, la tarification et le principe de l’utilisateur-payeur vise à refonder le régime fiscal québécois en le faisant passer d’un régime à responsabilité collective (impôt) vers un régime à charges individuelles (tarifs).

Tarification, État et subjectivation marchande

15 Si au Québec, entre 2008 et 2012, une tendance pour un plus grand contrôle dans l’évolution des dépenses publiques s’est installée, le gouvernement visant une croissance de ses dépenses de programmes sous les 2 % en comparaison du 5,6 % qui prévalait ces dernières années20, il demeure hasardeux de décrire cette situation comme relevant uniquement d’une logique d’austérité. L’élément intéressant du virage que les élites politiques québécoises ont pris depuis 2008 relève d’abord du rapport de ces dernières au financement des services publics de la province. Bien que depuis l’automne 2012, une part de la « révolution tarifaire » du gouvernement du PLQ fut annulée, le débat public

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 120

demeure structurellement imprégné par la « révolution culturelle » émanant de l’application du principe de l’utilisateur-payeur, comme on peut l’observer dans le débat sur les droits de scolarité, par la poursuite des travaux du Groupe d’experts sur le financement à l’activité dans le domaine de la santé ou encore par la décision, à l’automne 2014, d’augmenter les frais des services de garde en fonction des revenus des ménages.

16 Nous identifions ce virage culturel comme un élément marquant de la reconfiguration du néolibéralisme québécois depuis 2008, parce qu’il est parvenu à introduire un élément nouveau permettant un approfondissement de l’expérience néolibérale : ainsi aux politiques orientées vers les déréglementations ou la réduction des dépenses sociales de l’État s’est ajoutée une dynamique de politiques publiques qui utilisent le pouvoir étatique afin d’influencer les comportements individuels dans le sens d’une solidification de l’hégémonie marchande. Par la tarification, les pouvoirs politiques participent au projet néolibéral qui vise, par l’imposition de normes et de règles, à créer, chez les individus, des réflexes de marché afin que chacun se représente son rapport au monde dans les termes de la concurrence, de la rareté de l’accès aux services et, au final, que les relations sociales et interpersonnelles (comme le rapport population / services publics) s’interprètent uniquement en fonction d’un calcul coût-bénéfice individualisé.

17 Notons que ce calcul s’instaure progressivement, tendanciellement. En développant l’habitude, au niveau individuel, de payer selon l’utilisation des services et d’associer ce geste à un acte d’équité, le rapport du citoyen à l’ensemble des services publics se trouve modifié. Si l’équité exige maintenant que « je doive payer » au moment de l’utilisation, ce même principe d’équité permet de remettre en question la structure générale de financement au moyen de la fiscalité de l’ensemble des missions de l’État. Il y a là, si la révolution tarifaire est menée à son terme, l’instauration d’un principe qui rompt radicalement, en s’y substituant, avec l’idée de l’accès universel aux services publics. Suivant cette logique, la base de financement de ces services n’est plus la collectivité, mais la seule communauté éphémère de leurs utilisateurs. Au niveau individuel, chacun est appelé à juger de la qualité ou du bien-fondé d’un service selon une approche client court-circuitant la réflexion citoyenne sur l’étendue adéquate des services offerts par l’État à la population.

18 Au Québec, le redéploiement de l’hégémonie néolibérale au travers de l’instauration du référant tarifaire nous rappelle que, loin des discours sur le démantèlement de l’État, le néolibéralisme est d’abord une réactualisation et un dépassement du libéralisme classique. Si le libéralisme du 19e siècle a pu croire à ses propres mythes fondateurs sur l’existence d’une naturalité des comportements humains, les néolibéraux structurent leur pensée, dès l’origine de ce mouvement théorique, autour d’une revalorisation du caractère construit du cadre législatif qui permet aux relations de marché de se mettre en branlent. Le néolibéralisme est en fait une forme de « libéralisme actif qui vise la création consciente d’un ordre légal à l’intérieur duquel l’initiative privée soumise à la concurrence puisse se déployer en toute liberté. »21 Le cadre légal que mettent en place les politiques publiques d’inspiration néolibérale en est donc un qui, contrairement aux approches bureaucratiques traditionnelles privilégiant une gestion verticale de l’économie et des relations sociales, s’intéresse en fait à l’instauration de rapports horizontaux en laissant aux consommateurs le « libre » choix et le pouvoir d’arbitrage (formel) entre l’offre de produits ou de services venant de producteurs mis en concurrence (les établissements de santé et d’éducation, par exemple). Les politiques tarifaires que le gouvernement du Québec a mis en place s’inscrivent donc dans cette

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 121

mouvance néolibérale qui, en présumant de la liberté de choix des consommateurs, rabaissent les services publics au statut d’une quelconque marchandise et œuvrent à créer le cadre institutionnel nécessaire au déploiement de la concurrence marchande.

19 Les politiques tarifaires dénotent alors cette prise de conscience du caractère construit de l’ordre social. La tarification, qui implique une expérience d’achat d’un service, participe alors de ce processus d’établissement et d’entretien permanent que les néolibéraux ont avec l’institution sociale qu’est le marché. Plutôt que d’être considéré comme un ordre négatif donné par la nature, le marché est plutôt interprété comme un construit positif, une institution, devant être façonnée. Dans les mots de David Harvey, la compréhension néolibérale de l’État peut se résumer ainsi : « According to theory, the neoliberal state should favour strong individual private property rights, the rule of law, and the institutions of freely functioning markets and free trade. These are the institutional arrangements considered essential to guarantee individual freedoms. »22Si nous laissons de côté les deux premières caractéristiques dans cet extrait, la troisième nous semble importante à saisir de manière élargie. L’organisation institutionnelle de type « libre- marché » ne demande pas simplement à être garantie, mais bien à se faire façonner et les arrangements institutionnels qui permettent une formation des sujets conforme à l’idéal concurrentiel du néolibéralisme prennent plusieurs formes, dont celle de la tarification.

20 Par le recours aux tarifs, le gouvernement québécois se proposait donc de rompre avec une certaine «culture de la gratuité» et d’instaurer l’idée selon laquelle chacun doit faire sa juste part pour le financement des services publics – oblitérant du même coup jusqu’à l’existence du régime fiscal existant. Dans cette optique, il était proposé, à l’aide de la tarification, de favoriser le développement d’une culture de la responsabilité individuelle où chacun est responsable de son destin. Cette morale de la responsabilisation, comme l’institution du libre-marché, n’existe pas d’emblée – et même, entre en conflit avec une perspective voyant comme normale une part de mutualisation des risques inhérents à l’existence en société. L’État doit donc avoir recours à une série d’interventions afin de la modeler, de la construire afin, a posteriori, d’en normaliser l’existence. Une manière de former ce sujet se fait en habituant les individus à devoir opérer des choix selon des critères de concurrence. En forçant une réflexion sur la nécessité ou non d’accéder à un service public, les néolibéraux, en plus de projeter une symétrie du calcul accompli sur une base individuelle ainsi que du niveau d’information de chacun23, imposent l’introduction d’un calcul de type coût-bénéfice entre le citoyen et son accès effectif à un tel service. L’individu, considéré comme étant un entrepreneur de sa propre existence, est appelé à choisir quel acte d’achat d’un service commercialisé est le plus apte à lui donner un avantage concurrentiel par rapport aux autres individus sur le marché.

21 Constatons également que la tarification implique l’introduction des principes de concurrence au cœur même de l’organisation des services publics24. Le cas universitaire québécois est assez frappant en ce domaine. La part des cotisations individuelles dans le financement des universités étant passée de 6 % en 1988 à 13 % en 201225, le monde universitaire connait depuis une exacerbation de la concurrence interétablissement, une véritable course dans laquelle chaque université veut attirer à elle non pas un maximum d’étudiant-es, mais bien un maximum de clients heureux d’acquérir une offre éducative. La tarification, couplée à un calcul du montant des subventions étatiques en fonction du nombre d’étudiant-e équivalent temps plein par établissement, institutionnalise la concurrence universitaire non plus sur la base du développement des connaissances, mais sur la base d’une course au financement26.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 122

Plan Nord : penser le dynamisme spatialisé du capitalisme?

22 Tout comme la relance de la «réingénierie» de l’État québécois qui vient se légitimer par la crise économique de 2008, le gouvernement québécois instaure une autre politique majeure de dynamisation du capitalisme : le Plan Nord. À l’instar de la «révolution tarifaire», le Plan Nord participe de la logique extensive du capitalisme27 en faisant la promotion de ce qu’il convient de nommer l’extractivisme, soit la reprimarisation partielle de l’économie québécoise28. La politique de relance et d’ouverture économique du Plan Nord se met en place sous l’égide d’un interventionnisme désirant sécuriser un espace géographique précis permettant une relance de la logique d’accumulation. Afin d’appréhender adéquatement cette sécurisation du territoire au nord du 49e parallèle et son lien avec la logique d’accumulation, il est nécessaire de comprendre le rôle que la géographie joue dans l’expansion des relations d’accumulation. Pour ce faire, nous analyserons le Plan Nord en exposant l’ouverture à une réorganisation spatiale qu’a offert la crise économique pour ensuite nous questionner sur la place des politiques publiques dans le dynamisme spatio-temporel du capitalisme contemporain.

Présentation sommaire du Plan Nord

23 Avant d’entrer spécifiquement dans l’analyse des liens entre le Plan Nord, l’économie internationale et la spatialisation du capitalisme contemporain, il est nécessaire d’exposer brièvement ce qu’est et ce que vise cette politique de développement. En premier lieu, cette politique vise le territoire qui «s’étend à l’ensemble du territoire du Québec situé au nord du 49e parallèle puis au nord du fleuve Saint-Laurent et du golfe du Saint-Laurent»29. Ce qui représente globalement 72% du Québec. Malgré l’ampleur de sa superficie, ce territoire est peu habité (2% de la population), mais l’est principalement par des autochtones qui représentent près de 35% des habitants. En 2005, Jean Charest présentait les assises sur lesquels reposerait l’instauration du Plan Nord et utilisait pour la première fois ce libellé qui, selon l’ancien premier ministre, «référ[e] à l'urgence de mettre en branle les projets de construction de grands barrages hydroélectriques dans le nord de la province pour répondre aux besoins énergétiques croissants du Québec et pour profiter d'un marché d'exportation favorable aux États-Unis.»30 Nous y voyons dans un premier temps le lien entre le plan de développement du territoire présenté comme le « Nord » et la subordination de ce territoire aux nécessités économiques du reste du Québec. En second lieu, le premier ministre exprimait la nécessité de profiter des marchés internationaux, voire de s’arrimer à ceux-ci. C’est justement ce deuxième aspect qui était au centre de la rhétorique d’instauration du Plan Nord à partir de 2008 et permettrait par surcroit de justifier l’intégration au projet du développement minier sous prétexte de création d’emploi. Le Plan Nord aurait représenté des investissements de 80 milliards $ sur 25 ans. Par contre, la portion provenant du secteur privé n’ayant jamais été annoncée, il n’est possible de s’exprimer que sur des scénarios. Par contre nous savions que la majorité de ces investissements proviendrait du gouvernement et de l’entreprise d’État qu’est Hydro-Québec.31 L’emphase était mise sur deux éléments, soit la création d’emploi : «À terme, le développement de ces seuls projets engendrerait 8,24 milliards de dollars d’investissements et créerait 11 000 emplois durant la

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 123

construction, générant ensuite près de 4 000 emplois par année pendant l’exploitation»32; et, en second lieu, sur les retombées fiscales que l’extraction des minéraux pouvait engendrer : [les] recettes annuelles du gouvernement du Québec augmenteraient de 41,4 millions $.»33 Le but avoué de la mise en place du Plan Nord demeurait donc les retombées économiques appréhendées pour le Québec. Mais pourquoi à ce moment précis?

La conjoncture internationale et la mise en place rhétorique du Plan Nord

24 Bien que le Plan Nord conserve, après 2008, son volet axé sur le développement hydroélectrique, il inclut à partir de ce moment une perspective liée au développement minier qui serait central à son implantation. Cet aspect concourt d’une décision politique influencée par les dynamiques de l’économie internationale et de la situation de crise économique dans les pays «occidentaux», principalement en Europe et aux États-Unis.

Les marchés des métaux

25 Malgré l’instabilité des marchés boursiers pendant la crise économique de 2008, la valeur des actifs financiers des différents secteurs de l’économie mondiale ne varie pas de manière homogène. C'est-à-dire que la crise, bien que présentée comme globale, ne touche pas négativement tous les secteurs de l’économie soumis aux échanges et indicateurs boursiers. Le cas du marché d’exportation des minéraux en est un cas patent. Les prix des principaux métaux (or, fer, zinc et cuivre) présents dans le Nord québécois ont vu une forte montée de leur prix d’exportation jusqu’en 2011, mais il est à noter que pour la plupart (sauf pour l’or) depuis 2012, cette tendance s’est inversée.

26 Cette nouvelle donne dans le secteur minier international allait mobiliser le dynamisme, tant public que privé, pour l’instauration du Plan Nord. Au niveau des entreprises privées, l’ouverture de nouveaux territoires à l’exploration minière ne peut être que bénéfique à leur stratégie d’accumulation. Au niveau public, les gains potentiels pouvant découler d’une mise en place d’un boom des ressources naturelles au Québec se sont placés dans les dernières années au centre des aspirations de redressement des finances publiques, et ce,

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 124

pas seulement pour le PLQ. Bien que plusieurs débats fassent présentement rage au Québec sur la forme que devraient prendre les redevances minières, le développement minier en lui-même ne demeure que très rarement remis en question. De plus, les retombées économiques potentielles liées à la mise en place du Plan Nord, tant au niveau des emplois créés que des nouvelles recettes fiscales anticipées, étaient primordiales dans le discours officiel du gouvernement afin de promouvoir sa mise en place. 34

Capitalisme, politique et spatialisation

27 Il existe un certain paradoxe avec le Plan Nord entre le discours de justification de sa mise en place – qui consiste principalement en une urgence de stabilisation économique nationale dans une période de crise économique – et la réalité empirique au niveau économique qui, au Québec, se trouvait plutôt dans une période de relative stabilité35. En d’autres termes, le gouvernement du Québec avait mis en place un plan de sortie de crise visant une redynamisation de l’économie qu’il n’avait pas, dans les faits, besoin pour sa propre économie, dont le dynamisme était stable malgré la crise financière internationale. Par conséquent, comment comprendre le Plan Nord et son insertion plus large dans les dynamiques du capitalisme contemporain? Il existe un certain fétichisme conceptuel en économie politique qui tend à générer une dichotomie théorique entre l’espace national et l’espace international des dynamiques économiques. Une clef pour comprendre le Plan Nord est justement de faire éclater ce fétichisme des catégories d’analyse à caractère dichotomique qui ne rendent pas compte des réalités empiriques. La mise en place du Plan de Nord est à la fois une stratégie de sortie de crise (même si l’ouverture de sortie n’est pas destinée à l’économie nationale) et une mise en place d’une spatialisation des relations sociales d’accumulation. Nous revisiterons les concepts de spatial fix et d’accumulation par dépossession de David Harvey afin de bien comprendre les implications de la mise en chantier du Plan Nord, mais surtout pour comprendre en quoi ce plan est une reconfiguration des relations d’accumulation géographique de l’activité capitaliste dans un processus de sécurisation d’un espace36.

28 Pour bien comprendre l’apport des concepts de spatial fix et d’accumulation par dépossession développés par David Harvey, il est nécessaire de comprendre la dynamique du développement géographique inégal du capitalisme. Principalement, cette notion d’inégalité est mobilisée pour expliquer les disparités du développement économique de certains territoires et leur intégration dans les relations sociales capitalistes. Par contre, lui attribuer un caractère purement extranational ou international ne permettrait pas de comprendre les disparités régionales, au niveau économique, au sein d’un même territoire. Pour comprendre le Plan Nord, il nous faut donc revisiter les deux concepts de Harvey en préservant l’ouverture théorique qu’ils offrent au niveau d’une compréhension nationale/internationale et d’une intégration accrue des relations sociales à ceux-ci, en particulier lorsque le concept de spatial fix (concept économique et spatio-temporel) est mis en relation avec le concept d’accumulation par dépossession (concept politique). En somme, cette mise en relation conceptuelle nous permet de comprendre le Plan Nord comme un projet politique qui développe et façonne l’économie plutôt qu’une politique simplement au service de l’économie internationale.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 125

Spatial fix

29 Le concept de spatial fix comprend une double logique de fixité de l’espace 37 auquel concourt parfaitement le Plan Nord. Il faut comprendre le double sens anglais du terme fix, d’où la difficulté de traduire le concept en français. En premier lieu, fix veut dire «réparer» ou régler un problème, d’où le lien direct avec une situation de crise. Le spatial fix doit être compris comme une stratégie mobilisant l’espace pour régler un problème de suraccumulation38. Il existe quatre stratégies pour régler la crise au niveau géographique : l’ouverture de nouveaux marchés (1), l’intégration de nouvelles forces de travail (2), l’accès à de nouvelles sources de matières premières (3) et la création d’un espace à de nouvelles opportunités d’investissement dans une nouvelle production (4). Dans le cas qui nous intéresse, le Plan Nord participe non pas à régler une crise nationale en ouvrant le nord de la province, mais offre une solution partielle à l’instabilité économique internationale. En somme, l’opportunité réelle de la crise et de l’augmentation des prix d’exportation des métaux offrent au gouvernement québécois l’occasion politique d’établir une restructuration à la fois de sa place dans l’économie internationale par l’exportation de matières premières et l’intégration d’une large part de son territoire aux activités capitalistes. Bien que la stratégie principale inhérente à l’instauration du Plan Nord soit l’accès à de nouveaux gisements de ressources minérales, elle offre également aux entreprises privées des débouchés importants où diriger leurs investissements et, dans une moindre mesure, l’intégration de nouvelles forces de travail.

30 Le second sens donné au spatial fix par Harvey est justement la dimension de fixer, de sécuriser un espace qui n’était pas, préalablement, soit totalement ou partiellement soumis à la logique des relations sociales d’appropriation capitaliste. Cet aspect du concept nécessite une compréhension juridico-politique du cadre avec lequel les relations capitalistes se légalisent et se dynamisent. Dans le cas du Plan Nord, l’aspect juridico- politique se développe sous deux formes. La première est l’octroi de droits d’exploitation et la seconde est la transformation du territoire en zone d’exploitation par le biais d’une appropriation publique par dépossession de propriétés «communales» autochtones. Dans le cas de l’octroi de contrats pour l’extraction des métaux, c’est l’aspect du droit d’exploiter sur un territoire qui est octroyé par le gouvernement québécois. Le second est ce que Harvey conceptualise comme l’accumulation par dépossession. En fait ce concept n’est que la réhabilitation, dans le contexte du capitalisme contemporain, du concept d’accumulation primitive développé par Marx.39 Bien que la violence du processus ne soit pas comparable avec les exemplifications de Marx en Angleterre ou de Harvey en Inde et en Amérique Latine, nous pouvons appréhender des impacts négatifs importants et irréversibles sur la population du nord du Québec et les peuples autochtones et Inuits40.

Conclusion

31 Les dynamiques politico-économiques mises de l’avant par le gouvernement québécois dans la foulée des événements de la crise économique de 2008 s’inscrivent dans une volonté de pousser un cran en avant les projets de réformes néolibérales dans l’organisation et le financement des politiques publiques, tout en visant à créer un nouvel espace économique ouvert aux investissements. Le Québec se trouve alors dans une bien étrange situation. Malgré que la crise n’ait pas durablement affecté sa structure

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 126

économique ou encore l’équilibre de ses finances publiques, le gouvernement québécois a fait le choix politique de tout de même aller de l’avant avec la mise en place de réformes d’inspiration néolibérale visant l’approfondissement d’une logique extensive du capitalisme. La crise, dans le contexte québécois, peut légitimement être analysée comme l’élément déclencheur qui créa cette occasion d’augmenter le niveau de tarification exigé des usagers des services publics ou encore d’ouvrir au développement capitaliste les territoires nordiques du Québec. Cependant, si la crise peut avoir servi de déclencheur à titre de source de légitimation, il demeure hasardeux d’y voir une cause devant nécessairement mener à ces conclusions. Les suites de la crise de 2008 ont toutefois montré que, dans le contexte québécois, cette dernière a redonné vie et dynamisme aux processus de « dépossession tranquille »41 visant, petit à petit, à revenir sur les acquis sociaux du modèle québécois. Bien entendu, le déploiement concret tout autant du Plan Nord que de la révolution tarifaire reste encore en bonne partie à faire, ce qui limite encore pour l’instant notre capacité à bien en mesurer les effets. Cependant, le plan d’austérité budgétaire présenté par le gouvernement québécois lors du dépôt du budget 2014-2015 indique que les logiques identifiées dans ce texte ont toutes les chances de se poursuivre. Dans les années à venir, il sera intéressant de vérifier de quelle manière, l’approfondissement de la logique extensive du capitalisme que nous identifions comme principale résultante de la crise mondiale trouvera à se confirmer.

BIBLIOGRAPHIE

Asselin, Hugo (2012). Plan Nord : Les Autochtones laissées en plan, Chaire de recherche du Canada en foresterie autochtone, Université du Québec en Abitibi-Témiscaminque. https://tout.uqat.ca/ mon/personnel/asselinh/SiteWeb/SiteAssets/SitePages/Publications/Asselin_RAQ_2012.pdf

Charest, Jean (2003). « Lettre ouverte aux Québécoises et Québécois », Le Devoir, 14 octobre, A9.

Dardot, Pierre et Laval, Christian (2010). La nouvelle raison du monde: Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 497 pages.

Facal, Joseph; Lachapelle, Lise et Montmarquette, Claude (2008). « Mieux tarifer pour mieux vivre ensemble », Rapport du Groupe de travail sur la tarification des services publics, Gouvernement du Québec, Québec.

Gouvernement du Québec, Budget 2013-2014: Plan budgétaire, Québec, 2012.

Gouvernement du Québec, Le point sur la situation économique et financière du Québec Printemps 2013, Québec, mars 2013.

Gouvernement du Québec, Le portrait du Nord québécois, http://www.plannord.gouv.qc.ca/ portrait/index.asp

Gouvernement du Québec. Le potentiel économique : les ressources minérales, http:// www.plannord.gouv.qc.ca/portrait/index.asp

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 127

Gagné, Robert; Godbout, Luc; Fortin, Pierre et Montmarquette, Claude (2010). Le Québec face à ses défis : Des pistes de solutions, mieux dépenser et mieux financer nos services publics, Fascicule 2, Comité consultatif sur l’économie et les finances publiques, Gouvernement du Québec, 2010.

Harvey, David (2001). Globalization and “spatial fix”, geographische revue Zeitschrift für Literatur und Diskussion, Marxism in geography, janvier 2001 http://geographische-revue.de/archiv/ gr2-01.pdf#page=23, pp. 23-30.

Harvey, David (2003). The new Imperialism, Oxford University Press, New York, 288 pages.

HARVEY, David (2005). Brief History of Neoliberalism, Oxford University Press, New York, 256 pages.

HARVEY, David (2006). The limits to Capital, Verso, New York, 478 pages.

HIBOU, Béatrice (2012). La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 224 pages.

HURTEAU, Philippe (2012). « L’État néolibéral : la construction politique du désastre », dans Sortir de l’économie du désastre, dir. Élie, Bernard et Vaillancourt, Claude, Ville Mont-Royal, M Éditeur, p. 17-29.

HURTEAU, Philippe (2012). « Financement des universités et reconfiguration marchande », dans Les Nouveaux cahiers du socialisme, n° 8, p. 101-107.

Institut de la statistique du Québec (2013). Le Québec chiffre en main, http://www.stat.gouv.qc.ca/ publications/referenc/pdf2013/qcm2013_fr.pdf, p. 44-45.

Laberge, Mathieu (2008). Inefficacité, iniquité et marché politique: bases de l’immobilisme fiscal au Québec, Montréal, CIRANO.

MARTIN, Eric et OUELLET, Maxime (2012). « Le devenir total du capital : l’université comme lieu d’accumulation du capital humain », dans Les Nouveaux cahiers du socialisme, n° 8, p. 43-58.

Ministère des Finances du Québec (2009). Des finances publiques saines pour protéger nos valeurs, Québec.

Ministère des Finances du Québec (2010). Budget du Québec – 2010-2011: Plan budgétaire, Québec.

Ministère des Finances du Québec (2012). Le Québec et ses ressources naturelles : Pour en tirer le plein potentiel, Québec. http://www.budget.finances.gouv.qc.ca/Budget/2012-2013/fr/documents/ Ressources.pdf

PINEAULT, Éric (2012). « Quebec’s Reds Spring: An Essay on Ideology and Social Conflict at the End of Neoliberalism », dans Studies in Political Economy, vol. 90, p. 29-56.

PINEAULT, Éric (2013). « La Panacée », dans Liberté, n° 300, p. 30-32.

PINEAULT, Éric (2014). « La dépossession tranquille », dans Liberté, n° 302, p. 10-19.

Plate-forme électorale du Parti libéral du Québec (2002), Un gouvernement au service des Québécois : Ensemble, réinventons le Québec, Montréal.

Rouillard, Christian; Gagnon, Alain-G.; Montpetit, Éric et Fortier, Isabelle (2004). La réingénierie de l'État. Vers un appauvrissement de la gouvernance québécoise, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 200 pages.

SCHEPPER, Bertrand, À qui profite le Plan Nord?, Montréal, IRIS, mars 2012 http://www.iris- recherche.qc.ca/wp-content/uploads/2012/04/Note-Plan-Nord-web-3.pdf

SECOR, Évaluation des retombées du Plan Nord, février 2012. http://qc.cme-mec.ca/download.php? file=h0wn2yfd.pdf.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 128

NOTES

1. Plate-forme électorale du PLQ, Un gouvernement au service des Québécois : Ensemble, réinventons le Québec, Montréal, septembre 2002, p. 4. 2. Pour plus de détails sur une analyse critique de ce projet de réingénierie, lire : ROUILLARD, Christian; GAGNON, Alain-G.; MONTPETIT, Éric et FORTIER, Isabelle, La réingénierie de l'État. Vers un appauvrissement de la gouvernance québécoise, Les Presses de l’Université Laval, 2004, 200 pages. 3. CHAREST, Jean, « Lettre ouverte aux Québécoises et Québécois », Le Devoir, 14 octobre 2003, A9. 4. PINEAULT, Éric, « Quebec’s Reds Spring : An Essay on Ideology and Social Conflict at the End of Neoliberalism », dans Studies in Political Economy, vol. 90, automne 2012, p. 29-56. 5. FACAL, Joseph; LACHAPELLE, Lise et MONTMARQUETTE, Claude, « Mieux tarifer pour mieux vivre ensemble », Rapport du Groupe de travail sur la tarification des services publics, Gouvernement du Québec, Québec, 2008, p. 103. 6. Ministère des Finances du Québec, Budget du Québec – 2010-2011: Plan budgétaire, Québec, 2010. Pour mieux comprendre l’attention portée à la question tarifaire dans ce budget, voir la section H « Rapport sur le financement des services publics ». 7. FACAL, Joseph; LACHAPELLE, Lise et MONTMARQUETTE, Claude : op. cit., p. 29. 8. LABERGE, Mathieu: Inefficacité, iniquité et marché politique: bases de l’immobilisme fiscal au Québec, CIRANO, 2008, p. 16. 9. FACAL, Joseph; LACHAPELLE, Lise et MONTMARQUETTE, Claude : op. cit., p. 38. La « non- rivalité » signifie que la consommation d’un bien par un individu n’empêche pas sa consommation par un autre et la « non-exclusion » que personne ne peut être exclu de la consommation de ce bien. 10. GAGNÉ, Robert; GODBOUT, Luc; FORTIN, Pierre et MONTMARQUETTE, Claude, Le Québec face à ses défis : Des pistes de solutions, mieux dépenser et mieux financer nos services publics, Fascicule 2, Comité consultatif sur l’économie et les finances publiques, Gouvernement du Québec, 2010 p. 77. 11. LABERGE, Mathieu : op.cit., p. 16. 12. Sur cette question du brouillage néolibérale de la frontière entre secteur public et secteur privé, lire : HIBOU, Béatrice, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012. 13. FACAL, Joseph; LACHAPELLE, Lise et MONMARQUETTE, Claude, op. cit., p. 32. 14. GAGNÉ, Robert; GODBOUT, Luc; FORTIN, Pierre et MONTMARQUETTE, Claude, Fascicule 2, op. cit., p. 77. 15. Sur le plan des dépenses, les budgets 2011-2012 et 2012-2013 sont révélateurs d’une inclinaison des pouvoirs politiques québécois à mettre en œuvre un plan d’austérité budgétaire modéré dont les effets se font sentir, en autre chose, par un ralentissement des perspectives de croissance économique. Voir : Gouvernement du Québec, Le point sur la situation économique et financière du Québec Printemps 2013, mars 2013. 16. Ministère des Finances du Québec, Des finances publiques saines pour protéger nos valeurs, Québec, 2009, p. 32. 17. HURTEAU, Philippe, « L’État néolibéral : la construction politique du désastre », dans Sortir de l’économie du désastre, dir. Bernard Élie et Claude Vaillancourt, Ville Mont-Royal, M Éditeur, 2012, pp. 17-29. 18. La section de ce texte portant sur la Plan Nord exemplifiera cette fonction de l’État néolibéral.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 129

19. FACAL, Joseph; LACHAPELLE, Lise et MONTMARQUETTE, Claude, op. cit., p. 36. 20. Gouvernement du Québec, Budget 2013-2014: Plan budgétaire, Québec, 2012. 21. DARDOT, Pierre et LAVAL, Christian, La nouvelle raison du monde: Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2010, p. 166. 22. HARVEY, David, A Brief History of Neoliberalism, New York, Oxford University Press, 2005, p. 64. 23. Ibid, p. 68. Il est important de noter ici l’influence marginaliste dans cette théorisation de la consommation. 24. Sur l’enjeu de l’introduction du principe concurrentiel dans le secteur public, lire : DARDOT et LAVAL, op. cit., p. 384-389. 25. ACPAU (Association canadienne du personnel administratif universitaire), Information financière des universités et collèges, Base de données, www.caubo.ca/fr/content/information- financière-des-universités-et-collèges-0, calculs des auteurs. 26. Lire à ce sujet: MARTIN, Eric et OUELLET, Maxime, « Le devenir total du capital : l’université comme lieu d’accumulation du capital humain », dans Les Nouveaux cahiers du socialisme, n° 8, 2012, p. 43-58; et HURTEAU, Philippe, « Financement des universités et reconfiguration marchande », dans Les Nouveaux cahiers du socialisme, n° 8, 2012, p. 101-107. 27. Voir BOYER, Robert, Théorie de la Régulation 1. les fondamentaux, Édition La Découverte, Paris, 2004, pp. 54-55. La logique extensive du capitalisme auquel nous nous référons ici est son expansion au niveau spatial qui permet une intégration aux relations sociales capitalistes de secteurs ou de territoires qui n’étaient pas soumis à sa logique. 28. PINEAULT, Éric, « La Panacée », dans Liberté, n° 300, Été 2013, p. 30-32. 29. Gouvernement du Québec, Le portrait du Nord québécois, http://www.plannord.gouv.qc.ca/ portrait/index.asp 30. ASSELIN, Hugo, Plan Nord Les Autochtones laissées en plan, Chaire de recherche du Canada en foresterie autochtone, Université du Québec en Abitibi-Témiscaminque, 2012 https:// tout.uqat.ca/mon/personnel/asselinh/SiteWeb/SiteAssets/SitePages/Publications/ Asselin_RAQ_2012.pdf, pp. 37-38 31. SCHEPPER, Bertrand, À qui profite le Plan Nord?, Montréal, IRIS, mars 2012. http://www.iris- recherche.qc.ca/wp-content/uploads/2012/04/Note-Plan-Nord-web-3.pdf 32. Gouvernement du Québec, Le potentiel économique : les ressources minérales, http:// www.plannord.gouv.qc.ca/portrait/index.asp 33. SECOR, Évaluation des retombées du Plan Nord, février 2012. http://qc.cme-mec.ca/ download.php?file=h0wn2yfd.pdf, p. 11 34. Ministère des Finances du Québec, Le Québec et ses ressources naturelles : Pour en tirer le plein potentiel, Québec, 2012. http://www.budget.finances.gouv.qc.ca/Budget/2012-2013/fr/ documents/Ressources.pdf 35. Aucune des composantes du PIB ne voit de recul au cours des années 2009 à 2012.Institut de la statistique du Québec, Le Québec chiffre en main, 2013, http://www.stat.gouv.qc.ca/ publications/referenc/pdf2013/qcm2013_fr.pdf, pp. 44-45 36. HARVEY, David, Globalization and “spatial fix”, geographische revue Zeitschrift für Literatur und Diskussion, Marxism in geography, janvier 2001. http://geographische-revue.de/archiv/ gr2-01.pdf#page=23, p. 24. 37. HARVEY, David, Globalization and “spatial fix”, geographische revue Zeitschrift für Literatur und Diskussion, Marxism in geography, janvier 2001. http://geographische-revue.de/archiv/ gr2-01.pdf#page=23, pp. 24-25. 38. Harvey fait un lien étroit entre crise et suraccumulation de capital. Selon la perspective développée par Harvey, c’est précisément le manque de débouché d’investissement, engendré par une concentration trop grande de capital ne générant pas de retour sur investissement, qui

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 130

créerait les crises. Voir: HARVEY, David, The new Imperialism, Oxford University Press, New York, 2003, p. 138. 39. MARX, Karl, Le Capital Livre 1 : «Chapitre XXVI L’accumulation primitive», Éditions sociales, Paris 1976, pp. 678-681 40. Plusieurs travaux soulignent déjà ces impacts négatifs voir entre autres ASSELIN, op. cit. https://tout.uqat.ca/mon/personnel/asselinh/SiteWeb/SiteAssets/SitePages/Publications/ Asselin_RAQ_2012.pdf et SCHEPPER, op. cit. 41. PINEAULT, Éric, « La dépossession tranquille », dans Liberté, n° 302, hiver 2014, p. 10-19.

RÉSUMÉS

La crise financière et économique de 2007-2008 semble justifier pour le gouvernement du Québec la mise en place de politiques publiques qui approfondissent l’expérience néolibérale de marchandisation du commun. Par le biais de deux politiques phares, la « révolution tarifaire » et le « Plan Nord », nous assistons non pas à un ajustement structurel de l’économie québécoise visant à éviter les impacts d’une nouvelle crise économique, mais à une nouvelle phase du développement capitaliste. Ces deux politiques publiques mettent en place les pierres d’accise d’un développement et d’une accélération des logiques extensives du capitalisme. Dans cette note de recherche, nous ciblons les éléments clés de ces politiques tout en soulignant leur caractère non-nécessaire. Nous avancerons que, dans les deux cas à l’étude, la crise n’a servi que de prétexte afin de déclencher et de légitimer ces nouvelles politiques plus qu’elle n’en explique le bien-fondé.

The 2007-2008 economic crisis has been used by the Quebec government to establish a series of public policies which further propel the neoliberal commodification of common goods. Rather than embodying a structural adjustment of the Quebec economy aiming at avoiding the impact of a new economic crisis, two of these policies, the “révolution tarifaire” and the “Plan Nord”, are better understood as part of a new phase of capitalist development. These two policies set the basis for the development and intensification of extensive capitalist logics. In this research note, we will circumscribe the key elements of these policies whilst emphasising their non-necessary character. We will argue that, for these two case study, the crisis was merely a pretext in order to establish and legitimize these new policies, rather than their original trigger.

INDEX

Mots-clés : accumulation par dépossession, extractivisme, gouvernementalité, Plan Nord, services publics, tarification Keywords : accumulation by depossession, extractivism, governmentality, Plan Nord, public services, tarifing

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 131

AUTEURS

PHILIPPE HURTEAU Chercheur à l’IRIS et doctorant en pensée politique à l’Université d’Ottawa

FRANCIS FORTIER Chercheur à l’IRIS et maîtrise en sociologie à l’Université du Québec à Montréal

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 132

Hors thème Varia

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 133

L’action internationale des organisations syndicales québécoises

Sid Ahmed Soussi

Introduction

1 Cet article présente les résultats d’une recherche sur les activités internationales des deux principales organisations syndicales du Québec : la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) et la Confédération des syndicats nationaux (CSN). Il s’agit d’une étude comparative dans le contexte de la restructuration du mouvement syndical international, suite à la fondation, en novembre 2006, de la Confédération syndicale internationale ( CSI). Ces activités ont, pour chaque organisation, une logique, des structures et des moyens logistiques distincts en raison des secteurs d’activités, des trajectoires historiques et des identités doctrinales qui ont façonné leurs orientations politiques à la faveur des luttes menées dans le contexte du capitalisme industriel (Rouillard 1998). Le terme «activités internationales» renvoie donc à un objet couvrant des réalités différentes. Au-delà de leur caractère hétérogène, ces activités n’échappent pas aux tensions qui affectent le mouvement syndical international, notamment autour des modalités stratégiques de ce qu’il est convenu d’appeler «syndicalisme international».

2 Au regard des études et des discours dominants sur le «syndicalisme international», le substrat conceptuel et la réalité sociopolitique de cette notion posent problème. Les systèmes de relations industrielles construits en Amérique du Nord et en Europe, à des moments historiques variables selon les pays, sont toujours fondés sur des modes d’encadrement juridiques des relations du travail nationales1 (Sagnes 1994). Avec l’externalisation transnationale systématisée des activités industrielles et de services des entreprises et la dérégulation du travail qui l’accompagne, les syndicats réinterrogent leurs stratégies d’action en tant qu’acteur sociopolitique : comment le syndicalisme qui n’a eu de réalité institutionnelle que nationale peut-il aujourd’hui déployer à l’échelle internationale les deux stratégies sur lesquelles il s’est historiquement, soient la

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 134

revendication de sa reconnaissance institutionnelle comme acteur d’une régulation tripartite du travail et la pérennité de ses acquis par leur enchâssement dans les législations nationales du travail? Ces défis — délocalisation systématisée des activités industrielles et financiarisations des entreprises — ont mis à nu la caducité croissante de systèmes de relations du travail conçus pour des espaces nationaux et assujettissants historiquement à ces espaces les formes institutionnelles de l’action syndicale.

3 C’est autour de ces interrogations que s’est concrétisée la formation, en novembre 2006 à Vienne, de la Confédération syndicale internationale ( CSI), à partir de la fusion de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) et de la Confédération mondiale du travail (CMT) auxquelles se sont adjointes plusieurs centrales syndicales provenant de la «mouvance marxiste». Les enjeux ciblés par la CSI ne recouvrent pas les mêmes significations pour des acteurs syndicaux qui font face, chacun dans son espace national, aux défis de la reconfiguration néolibérale de l’économie tels que la dérégulation du travail et le déséquilibre du rapport institutionnel travail/État/capital (Da Costa et Rehfeldt 2009; (Boltanski et Chiapello 1999). Qu’en est-il de ces défis? Quelles stratégies collectives mettre en place? Doivent-elles être élargies aux «alliés naturels2» du mouvement syndical? Les réponses à ces questions ne font pas consensus. Si la fondation de la CSI n’a pas généré d’alternative stratégique, elle a eu le mérite d’exposer ces interrogations au grand jour et d’engager un débat de fond jusque-là éludé par la fragmentation historique du mouvement syndical international depuis la fin du 19e siècle à la fin de la Guerre froide (Pasture 1999; Sagnes 1994).

4 C’est dans ce contexte que plusieurs questions se posent aujourd’hui concernant le mouvement syndical québécois, en particulier ses deux plus importantes composantes, la FTQ et la CSN. Jusque-là ces organisations ont toujours fait «cavalier seul» dans leurs stratégies internationales, quel bilan peut-on dresser de leurs activités internationales? Que dire de ce bilan au regard du consensus adopté par la CSI et de la fragmentation sociohistorique à l’origine de la «spécificité syndicale québécoise» (Gagnon 1994)?

5 Répondre à ces questions ne va pas de soi. Il est apparu, dès ses débuts, que l’enquête suscitait un certain malaise au niveau des deux centrales3 : elle impliquait de s’exposer à l’observation et de prêter le flanc à une étude comparative dont les résultats susciteraient la tentation du benchmarking entre des organisations souvent appelées, par syndicats affiliés interposés, à entrer en concurrence en raison des situations de «maraudage» où les mettent régulièrement les enjeux du monde du travail.

6 Cette recherche est présentée en quatre sections. Les deux premières en exposent la méthodologie et le cadre théorique. Les résultats de l’enquête sont explicités dans la troisième section et font l’objet, dans la quatrième, d’une synthèse critique. La conclusion fait un retour sur ces résultats ainsi que sur la portée, les limites et les perspectives de cette recherche.

Méthodologie

7 Cette recherche qualitative s’est appuyée sur une enquête de terrain menée à l’intérieur des centrales4 et de plusieurs de leurs syndicats affiliés, et sur des données issues de trois sources : documentations internes (archives, documents de congrès, d’assemblées et de rencontres de travail, notes internes) et externes (scientifiques et médiatiques); observation directe (évènements syndicaux significatifs, congrès, etc.); une série

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 135

d’entrevues. Ce corpus comprend 12 entrevues individuelles formelles et plusieurs entretiens informels suivis de deux groupes de discussion se répartissant ainsi. Six entrevues formelles5 avec des responsables de fédérations syndicales (quatre FTQ, deux CSN) et six autres avec des responsables de l’action internationale des centrales6. Deux groupes de discussion (focus groups) ont réuni, pour chaque centrale, des cadres salariés et des élus choisis sur la base d’un échantillonnage tenant compte des structures organisationnelles et hiérarchiques, des secteurs d’activités et de leur appartenance aux instances dédiées à l’action internationale7. À cela s’ajoutent plusieurs entretiens informels tenus lors d’évènements particuliers (deux colloques sur l’action internationale de la FTQ, comités dédiés à l’international, congrès et assemblées de fédérations). L’échantillonnage comprend des responsables de l’action internationale à statut de salariés, mais aussi des membres élus8.

8 Le modèle d’analyse de cette recherche mobilise trois dimensions emblématiques des activités internationales des organisations ciblées. La première dimension, structures et dispositifs organisationnels, examine la logistique, les mécanismes de prise de décision et les rapports «instances de décisions/base» en matière d’action internationale. La deuxième, modes de coopération et de représentation, couvre les «relations diplomatiques» de ces organisations, c’est-à-dire les échanges bi et multilatéraux formels entre les centrales et avec les diverses institutions internationales (OIT-BIT , OCDE, etc.), elle constitue un vecteur d’intégration de l’action syndicale aux réseaux d’influence visant les institutions internationales du travail et du syndicalisme. Cette dimension a deux indicateurs. Le premier renvoie aux relations avec les instances syndicales : la CSI et ses représentations régionales en Amérique du Nord et ailleurs, notamment en Afrique francophone; cet indicateur couvre aussi les relations bilatérales avec les alter ego dans ces régions. Le deuxième cible les représentations auprès des fédérations syndicales internationales (FSI), ces Global unions qui assurent l’interface avec certaines instances internationales du travail (OIT-BIT) et face aux entreprises transnationales9. La troisième dimension, stratégies de solidarité internationale,couvre le volet que les centrales qualifient elles-mêmes de «solidarité syndicale» et les projets spécifiques d’aide et/ou d’échanges impliquant d’autres acteurs non syndicaux (ONG, agences d’État, etc.). Cette dimension comprend trois indicateurs : les objectifs à court et moyen termes des projets ciblés; le choix des pays et des partenaires; le contenu et la nature des projets.

9 Les notions de coopération internationale et de solidarité internationale, telles qu’elles sont définies ici, relèvent d’une terminologie partagée par l’ensemble des organisations syndicales au Québec. Elles ne correspondent pas aux mêmes réalités d’une organisation à l’autre, d’où leur caractère approximatif : c’est pour lever cette ambigüité que sont attribuées ici à ces notions des activités permettant d’en circonscrire les définitions.

10 Coopération internationale renvoie aux activités internationales s’inscrivant dans la durée et dont les objectifs sont de nature syndicale. Il y a la participation aux activités et/ou aux instances d’organisations internationales ou régionales (la CSI et ses composantes, les fédérations syndicales internationales, ou la Commission syndicale auprès de l’OCDE et l’OIT- BIT); ensuite les échanges avec d’autres organisations syndicales dans le cadre de partenariats durables. Les variantes de ces deux volets, à travers lesquelles se décline l’action internationale, constituent un corpus d’activités distinct de celui de la solidarité internationale : elles regroupent les éléments empiriques constitutifs de la définition opératoire utilisée dans l’enquête.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 136

11 Solidarité internationale désigne des activités d’une autre nature : des projets ciblés, en mode bilatéral (partenariat avec vis-à-vis) ou multilatéral (coalition conjoncturelle), dont les objectifs sont circonscrits dans le temps et dans l’espace. Il en est ainsi des projets de formation (techniques d’organisation, documentation, négociation collective), ou autres à caractère spécifique (ceux de Plan Nagua, par exemple); d’aide logistique et/ou financière (Haïti/FTQ, Colombie/CSN…); de campagne de solidarité ou de soutien à une cause conjoncturelle «adoptée» pour une action concertée.

12 La pertinence scientifique de cette recherche repose surtout sur la rareté des travaux consacrés aux activités internationales des centrales québécoises. Cette rareté contraste avec l’important corpus consacré à l’action syndicale internationale, comprenant des études sur le «syndicalisme international» (Faulkner et Hennebert 2010; Bourque 2005), les «dimensions internationales de l’action syndicale» (Fouquet et coll. 2000; Sagnes 1994), ou encore le «mouvement syndical international» (Soussi 2012; Collombat 2005), selon les approches, souvent descriptives et analytiques, parfois normatives ou prescriptives, qui les animent. S’agissant de notre objet, deux travaux peuvent être cités : un mémoire de maîtrise bien documenté (Blanchette 2003) présentant une étude descriptive de certains types d’action syndicale internationale de la FTQ et de la CSN, et un article (Gagnon et coll., 2006) étudiant les liens des syndicats québécois avec différents forums sociaux internationaux. Dans la section suivante, l’examen de ces références bibliographiques, en comparaison critique avec celles des corpus évoqués plus haut, explicitera la pertinence scientifique de cette recherche.

L’action syndicale internationale et ses limites face à la dérégulation du travail

13 Cette section présente une synthèse critique de cette littérature à partir de travaux d’observateurs et d’acteurs de la scène syndicale internationale. Deux volets y sont privilégiés : la perspective internationale (enjeux internationaux de l’action syndicale) et la perspective nationale (enjeux locaux), certains travaux les abordent sans distinction tant elles sont interdépendantes, ils sont alors présentés en fonction de leur optique dominante.

Le syndicalisme transnational et les défis de la «mondialisation»

14 Un consensus frappe par sa récurrence dans la littérature : celui de l’affaiblissement syndical. Il est souvent attribué à la «mondialisation» et ses impacts sur les variantes du rapport institutionnel travail/État/capital telles qu’elles se sont développés dans les sociétés industrielles. On assisterait, selon plusieurs observateurs, au «démantèlement du contrat social, entre capital et travail, qui assurait la stabilité du modèle précédent» (Castells 2001) et à «une perte d’influence de toutes les institutions nationales : les parlements, les partis politiques, les centrales syndicales, en d’autres termes, de tous les instruments de contrôle démocratique qui existaient auparavant» (Gallin 1999). Leurs hypothèses explicatives situent cet affaiblissement sur quatre niveaux.

15 Sur le plan politique, il y a la rupture des alliances avec les partis sociaux-démocrates, dont plusieurs se sont tournés vers des politiques néolibérales (Upchurch et coll. 2009), ainsi que l’affaiblissement du tripartisme instituant les syndicats comme partenaires

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 137

sociaux. L’État est plus réfractaire aux concessions de l’époque keynésienne (Fairbrother et coll. 2007; Howard, 2007). Sur le plan des identités syndicales, leurs substrats idéologiques se sont dilués. Au point que même les alliances syndicales, hétérogènes de facto, exacerbent cette fragilisation identitaire. Les identités professionnelles et les collectifs du travail ne s’imposent plus comme des socles de l’action syndicale (Camfield 2011; Tattersall 2009). Sur le plan de la négociation sociale, le partenariat avec les entreprises a entrainé une perte d’autonomie au profit de collaborations locales : partenariat en GRH, gestion participative (Lapointe, 2001), agenda associé à celui de la direction de l’entreprise (Fairbrother et coll 2007). La capacité d’action collective s’en est trouvée délégitimée. D’autres analyses développent une vision différente, reconnaissant certaines formes de «renouveau syndical» (Coiquaud et Morissette 2010; Julliard 1988) notamment au niveau des efforts d’unité déployés par les organisations syndicales internationales en termes de structures et des pratiques d’action depuis les deux dernières décennies (Haiven et coll. 2005). Campée dans une posture prescriptive suggérant aux syndicats de s’adapter à une «ère de la mondialisation» (Bourque 2005; Bourque et Hennebert 2011) dissociée de la reconfiguration néolibérale du capitalisme contemporain, la thèse du «renouveau syndical» écarte toute référence au syndicalisme de transformation sociale (Bellemare et coll. 2004; Soussi 2008) : la théorie de la mobilisation des ressources sur laquelle elle s’appuie évacue l’action sociopolitique des syndicats comme acteurs de transformation sociale, une action historiquement pourtant déterminante (Julliard 1988). Plusieurs tenants de cette thèse (Dufour 2009; Fairbrother et coll. 2007) se focalisent sur le «syndicalisme de mobilisation». Sur le plan des effectifs, ces constats ont entrainé le tarissement des sources de financement du syndicalisme et la contraction des taux de syndicalisation due en partie à la désindustrialisation (Western et Rosenfeld 2011; Grozelier 2006) au profit des services, un secteur historiquement réfractaire à la syndicalisation. À cela s’ajoute le constat du déficit démocratique qui plomberait la capacité d’action collective des syndicats et qui, même s’il n’a rien de nouveau (Erbès-Seguin 1971; Labbe 1992) tend à être attribué, dans les travaux récents, à un autre facteur désormais perçu comme problématique dans les organisations syndicales : la prédominance des structures professionnelles au détriment des structures électives (Kim 2010; Langlois 2007).

16 Devant ces difficultés, les réponses syndicales sont diversement interprétées. Dans la perspective internationale, un pont prend forme entre les tenants d’un «renouveau syndical» déjà à l’œuvre au niveau des États et ceux pour qui ce «renouveau» ne se réaliserait que par la construction de stratégies syndicales transnationales (Harrod et O’Brien 2004) ou par un processus endogène au mouvement syndical, à l’instar de Kumar et Schenk (2006) qui définissent ce renouveau comme «the process of change, underway or desired, to put new life and vigour in the labour movement to rebuild its organizational and institutional strenght» (2006 : 30), sans cependant établir de lien entre ce processus et le déficit de démocratie syndicale évoqué. Ce pont est renforcé par Cotton et Croucher (2011) qui stigmatisent des facteurs exogènes comme la restructuration néolibérale du capitalisme (délocalisations et généralisation des modèles de gestion de lean production) et la poursuite de politiques de dérégulation par les institutions financières internationales. Pour eux, il y a une double dynamique à l’œuvre (contraintes/opportunités), car les syndicats élaborent leurs stratégies internationales en fonction de deux séries de facteurs : 1) la compétition, entre travailleurs et entre syndicats, suscitée par les entreprises transnationales et le recours inévitable à un global benchmarking; 2) les structures syndicales aux niveaux national et international, ainsi que

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 138

les dispositifs institutionnels de régulation transnationale, rendent possibles certains types de coopération. Pour ces auteurs, les contraintes liées aux pratiques des entreprises transnationales, entretenant la compétition intersyndicale, sont contrebalancées par les stratégies syndicales, car elles présentent des opportunités d’action pour les syndicats. Ces deux facteurs (pull/push) participent d’une même dialectique, les problèmes locaux ne se réglant pas hors de l’action internationale. Dans cette optique, Cotton et Croucher (2011) postulent que seul le cadre multilatéral fourni par les instances syndicales internationales peut équilibrer les rapports de force entre les syndicats eux-mêmeset entre les syndicats et les employeurs. Il y a le cadre de la CSI, mais surtout celui des fédérations syndicales internationales (FSI), qui offrent des perspectives de pratiques syndicales multiformes.

Des enjeux de structures et de cohésion

17 Les structures des FSI seraient pour plusieurs observateurs trop bureaucratiques (Howard 2007; Traub-Merz 2007) et orienteraient les stratégies des syndicats nationaux vers leur plus petit commun multiple (Hyman, 2005). Ces structures n’ont pas évolué depuis le début du 20e siècle, mais le nombre des FSI s’est nettement réduit. Les FSIse veulent globales (Global Unions), mais pour certains observateurs cette prétention est davantage une aspiration qu’une réalité (Cotton et Croucher 2011), plombées qu’elles sont par leur eurocentrisme historique (Collombat, 2009). D’autres auteurs (Anner et coll. 2006) conviennent que la menace commune produite par les politiques et les restructurations néolibérales, dans les secteurs privés et publics (Upchurch et coll., 2009), contribue à la collaboration intersyndicale dans des coalitions nationales élargies. Gagnon et coll. (2006) en font état au Québec, affirmant même que «le libre-échange dans les Amériques a été l’un des catalyseurs les plus puissants des activités syndicales internationales au Québec dans les dernières années» (2006:24). Camfield (2011) a aussi montré comment les syndicats canadiens ont contenu la menace commune dans le secteur public et ont su construire des coalitions.

18 Dans ce contexte, quel bilan dresser des activités internationales des organisations syndicales québécoises et de l’influence possible de la fondation de la CSI? Quelle retombée, en particulier, aurait eu la voie du consensus dans laquelle s’est engagée la CSI et les politiques de promotion d’accords transnationaux d’entreprises promues par les FSI (Soussi 2013)?

Les activités internationales de la FTQ et de la CSN

19 L’histoire du syndicalisme au Québec est inséparable de la «dimension internationale» qui a marqué ses origines en raison des liens avec les «syndicats internationaux» états-uniens qui ont manifesté dès la première moitié du 19e siècle leurs visées hégémoniques au Québec à travers des stratégies d’affiliation des syndicats canadiens. Au tournant du 20e siècle, ces visées se concrétisent par «un accroissement spectaculaire du nombre de syndicats internationaux» (Rouillard, 1998:78). «Syndicat international» désigne ainsi la représentation d’un syndicat actif au Québec par le biais d’une ou plusieurs sections locales et dont le siège (conseil exécutif) est aux États-Unis. Il s’agit d’une spécificité québécoise, au regard des trajectoires historiques des mouvements syndicaux hors Amérique du Nord.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 139

20 Les syndicats nationaux, au Canada, représentent aujourd’hui 67 % de l’effectif syndical, tandis que les «syndicats internationaux» représentent 26,4 %, et les syndicats locaux indépendants constituent 3,9 % du total10. Les données de Statistiques-Canada11 indiquent que, pour 2011, les effectifs des syndicats internationaux au Canada sont de 1 222 512 membres contre 3 145 473 pour les syndicats nationaux et 181 337 pour les syndicats locaux indépendants (Gouvernement du Canada 2013). En 2013, au Québec, le taux de présence syndicale se maintient, alors qu’ailleurs au Canada, et surtout aux États-Unis, il a tendance à fléchir. Ce taux (secteur agricole non compris) est de 39,8 % au Québec par rapport à 28,1 % en Ontario, 29,8 % en moyenne au Canada et 12,4 % aux États-Unis (Labrosse, 2014:5).

21 Rappelons un constat essentiel : la présence syndicale est concentrée dans le secteur public, en 2013 au Québec elle est de 82 % contre 25,6 % dans le privé, ce rapport est de 73,5 % contre 15,3 % au Canada, et de 38,7 % contre 7,7 % aux États-Unis (Labrosse 2014:7).

L’action syndicale internationale de la FTQ

22 L’action internationale de la FTQ ne peut être comprise sans ses relations historiques complexes avec le Congrès canadien du travail ( CTC). Ces liens remontent aux prolongements de la formation en 1955 de l’AFL-CIO (fusion AFL et CIO) dans le paysage syndical canadien, avec la fusion du Congrès des métiers et du travail du Canada (CMTC) et du Congrès canadien du travail (CCT) qui aboutit à la création en 1956 du CTC. Cette dynamique d’unité a pour conséquence, dès 1957, l’absorption de la Fédération des unions industrielles du Québec (FUIQ) par la Fédération provinciale du travail du Québec (FPTQ), formant ainsi la Fédération des travailleurs du Québec. La FTQ demeure, depuis, la branche provinciale du CTC . Cependant, «la FTQ acquiert lors du congrès du CTC de 1974 une grande autonomie, comparativement à ses consœurs des autres provinces canadiennes, notamment à cause du contexte de concurrence syndicale plus marqué au Québec que dans le reste du Canada (la grande majorité des syndicats du reste du Canada étant affiliée au CTC)» (Langlois 2007).

23 Le CTC se dote d’un «programme syndical de développement international» au début des années 1980 (Gagnon 2008). Bénéficiant du soutien financier récurrent de l’Agence canadienne de développement international (ACDI), ce programme12 fait l’objet d’une «division du travail» par laquelle le CTC accepte de déléguer certains volets de son action internationale à la FTQ (Afrique subsaharienne et Haïti). Ce «rapatriement» à la FTQ est consacré par «une entente au début des années 1990» (entretien n° 5). Les régions hispanophones d’Amérique latine et d’Asie-Pacifique relèvent ainsi du CTC (entretien n ° 5). C’est le Service de la solidarité internationale, créé en 1990, qui est chargé des activités internationales de la FTQ,«il prévoit le financement de programmes d’éducation et de

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 140

projets de coopération avec des organisations syndicales de pays en voie de développement, particulièrement en Afrique francophone et en Haïti» (Statuts de la FTQ).

24 Les objectifs internationaux de la FTQ n’ont pas changé depuis 2006 et sont confirmés par son 29e congrès (2010). La fondation de la CSI n’a pas produit d’impact à ce niveau. Ces objectifs sont ainsi énoncés : «Augmenter les échanges d’information par exemple sur les comportements des entreprises multinationales et les comportements des États qui adhèrent au “laisser-faire” de l’approche libérale d’aujourd’hui; favoriser les échanges sur les stratégies syndicales déployées dans le monde face à ces phénomènes avec nos membres et d’autres organisations syndicales sœurs; porter assistance aux organisations syndicales aux prises avec des violations des droits fondamentaux tels : le droit d’association, le droit de négociation collective, la liberté d’expression, etc.; participer au renforcement des organisations syndicales du Sud pour lutter contre l’exploitation et la détérioration des conditions de travail pour toutes les travailleuses et tous les travailleurs; lutter contre la discrimination envers les femmes et les minorités partout dans le monde; développer des alliances pour mieux faire face aux phénomènes de pandémie (VIH-SIDA) et de pollution qui mettent en péril l’avenir de nos enfants à l’échelle de la planète» (FTQ 2007:8).

Structures et dispositifs organisationnels

25 La FTQ a des structures et des activités internationales qui la distinguent des autres centrales québécoises en raison de ses liens avec le CTC (la CSN ne comprenant par exemple aucun «syndicat international»). Ces activités relèvent de deux instances. La première, le Service de la solidarité internationale, comprend un seul poste professionnel et dépend de l’exécutif, à l’instar des huit autres services13 de la fédération. Ses activités sont suivies par un comité ad hoc consultatif ( comité de la solidarité internationale) qui «coordonne et soutient les syndicats affiliés» (entretien n° 6). La deuxième, plus éclatée, renvoie à un ensemble d’acteurs hybride : les syndicats dotés de sections locales dont l’envergure permet l’organisation d’activités internationales; les syndicats affiliés à la FTQ et au CTC pour la plupart, et à des organisations syndicales états-uniennes pour certains, comme les Métallos, UNIFOR (automobile, aérospatiale, transports), le SCFP (Fonction publique), les TUAC (alimentation, commerce), le SEPB (employés, professionnels de bureau); «de tous ces syndicats, celui des Métallos est probablement le plus internationalisé» (entretien n° 7).

26 Il s’agit d’une structure hybride où se pose de facto la question de la coordination. Les activités internationales de la FTQ dépassent de loin en volume celles des autres organisations syndicales du Québec en raison de la priorité qui leur est accordée ces dernières années par plusieurs syndicats affiliés aux moyens conséquents, qu’ils soient canadiens (SCEP, UNIFOR, SCFP,STTP…) ou états-uniens (Métallos-USWA, Teamsters-IBT…).

27 Il faut noter deux autres sources de financement. Il y a les subventions de l’État (ACDI) dont une grande partie transite par le «comité syndical de développement international» du CTC. Ce comité compte parmi ses membres les syndicats disposant de fonds dédiés. Cependant, l’action internationale de la FTQ et de ses fédérations repose financièrement (et logistiquement) sur les fonds dédiés que ces organisations ont construits ces trente dernières années. C’est ce qui explique qu’au Québec, seuls les syndicats de la FTQ ont développé des réseaux de coopération durables.

28 Les premiers fonds sont mis sur pied pour aider les populations victimes de catastrophes naturelles et humanitaires dans les années 1980 (FTQ 2008). Dès le Sommet des Amériques de

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 141

Québec14 (2001), ils commencent à soutenir directement les activités syndicales internationales. D’autres fonds, comme celui des TCA15, sont conçus pour financer l’action syndicale internationale : conférences mondiales, participation à divers comités d’entreprises transnationales, échanges de délégations, actions avec des FSI (FTQ 2008).

29 Encadré sur les fonds dédiés de la FTQ

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 142

Les plus importants fonds dédiés sont ceux des Metallos, SCEP (communications, énergie, papier), STTP (postes), TCA et de l’AFPC (Fonction publique).

Le Fonds humanitaire du Syndicat des Métallosest créé en 1985 pour venir en aide à l’Éthiopie, victime d’une grave famine. Près de 500 sections locales y participent, par une retenue à la source de 1 ¢/heure travaillée. «C’est 80 000 métallos qui contribuent à ce Fonds. Si on ajoute les fonds versés par l’ ACDI, c’est 1,7 million de dollars qui sont générés chaque année» (Syndicats des Metallos 2013). Ses activités sont très diverses : des projets de coopération au Mexique, au Chili, au Bangladesh, au Guatemala, en Bolivie et au Mozambique; la participation active à la formation du Conseil mondial de Mittal Steel; l’organisation de la première conférence syndicale mondiale du secteur de l’aluminium à Montréal, en 2003, en collaboration avec la FIOM. Le Fonds est impliqué dans des alliances entre syndicats québécois, canadiens, chiliens et péruviens de l’entreprise Inco-Falconbridge. Ces échanges durent depuis plusieurs années et ont permis la coordination de stratégies de négociation et d’information. «Avec le temps, le Fonds s’est transformé en une agence syndicale de développement international» (Syndicats des Metallos 2013).

Le Fonds humanitaire du SCEPest créé en 1990. Plus de 90 sections locales y contribuent, le projet étant inscrit dans leurs conventions collectives. Les modes de contribution varient selon les entreprises : 1 ¢/heure travaillée. L’administration du Fonds est fédérale, mais a deux comités de recommandation de projets, dont un au Québec, visant la coopération avec les pays francophones. Le Fonds aide depuis plus de 15 ans le mouvement María Elena Cuadra (Nicaragua), un organisme de défense des droits des femmes qui travaillent dans les zones franches. Il soutient plusieurs «projets de renforcement syndical» au Mexique, au Pérou, au Brésil, au Salvador, en République dominicaine, en Haïti, en Algérie au Nigeria et en Tanzanie.

Le Fonds postal international du STTPest mis sur pied après une négociation avec l’entreprise publique Postes Canada en 2000. Il est alimenté par l’employeur et le syndicat. Une somme de 200 000 $ est déposée en quatre versements annuels de 50 000 $ par Postes Canada et doit être dépensée dans le courant de l’année budgétaire. Avec ce fonds, le STTP participe, par exemple, depuis 2004 au programme de solidarité «À la défense des services publics», avec l’AFPC, le SCEP et des syndicats colombiens du secteur public, dont le Sindicato de Trabajadores Postales de Colombia. Le STTP a des échanges avec des syndicats des postes d’Haïti et du Chili, et des projets de coopération avec des syndicats de Cuba, du Nicaragua et du Honduras.

Le Fonds de justice sociale des TCA est créé en 1990, après des négociations avec des entreprises. Un prélèvement de 1 à 8 ¢ de l’heure travaillée assure la cotisation au Fonds. Certaines entreprises y contribuent. Le Fonds a servi à la coopération dans des pays comme l’, la Russie, l’Argentine, le Mexique, Haïti, la Guyane, l’Éthiopie et le Mozambique. Plusieurs projets appuient des initiatives d’OXFAM. Environ 85 % du budget vont à des projets internationaux, 15 % à des projets communautaires au Québec et au Canada.

Le fonds de justice sociale de l’AFPC, créé en 2003, résulte d’une première convention collective négociée en 2002. «Une résolution du congrès de 2003 faisait du fonds de justice sociale une priorité dans les négociations de toutes les unités. Aujourd’hui, plus de 40 unités de négociations y contribuent» (FTQ, Revue Interventions économiques, 52 | 2015 2008). Les projets soutenus sont variés et ne sont pas tous de nature syndicale. Les objectifs visent à «assurer des secours d’urgence au Canada et dans le monde entier; soutenir des initiatives canadiennes de lutte contre la pauvreté et de développement international; favoriser l’éducation et des échanges entre travailleurs et travailleuses au Canada et dans le monde entier» (AFPC, 2010). 143

Modes de coopération et de représentation

30 Au niveau des instances internationales du travail et du syndicalisme, la représentation de la FTQ par le CTC à la Commission syndicale consultative auprès de l’OCDE pose problème16. Plusieurs responsables internes manifestent leur volonté d’autonomie par rapport au CTC : «je pense qu’aujourd’hui on devrait y être à cause des dossiers sur lesquels on travaille, dont la financiarisation17». Quant à la CSI, l’accès y est privilégié dans la mesure où la FTQ dispose d’un siège au Conseil général et au bureau exécutif (entretien n° 6). La représentation auprès de la CSI-Afrique et de la Francophonie syndicale traite d’enjeux différents : enjeux culturels, politiques et de gouvernance. La Francophonie syndicale est une plateforme d’échanges permettant aux syndicats africains — clivés par des divisions liées aux pouvoirs politiques régionaux — de se retrouver dans une instance commune. Cette plateforme permet, par ses rencontres régulières, l’harmonisation des projets de coopération, toutefois, en termes de résultats, le «bébé survit sous respirateur artificiel» (entretien n° 5). Historiquement, la FTQ travaillait peu avec l’ORAf18. La création de la CSI- Afrique a permis d’envisager une collaboration élargie.

Stratégies de solidarité internationale

31 Les partenaires privilégiés par la FTQ en matière de solidarité internationale sont des organisations syndicales, des associations locales ou des ONG comme Oxfam, le Comité international de solidarité ouvrière (CISO) ou le Réseau québécois sur l’intégration continentale ( RQIC). Ces ONG «sont choisies en fonction de leurs valeurs démocratiques» (entretien n ° 6). L’un des objectifs de ces activités consiste à favoriser la «création d’une vie syndicale», notamment par le biais de la formation. Le service Éducation de la FTQ a ainsi monté un projet de formation de formateurs en Afrique francophone et en Haïti, en collaboration avec le Service de la solidarité internationale19 (entretien n° 6).

L’action syndicale internationale de la CSN

32 De 1946 à 1986, la CSN est affiliée20 à l’ex-Confédération mondiale du travail (CMT), elle en est la seule centrale membre en Amérique du Nord (Blanchette 2003). En 1982, une «politique internationale de la CSN» (CSN, 1982:199-201) est adoptée à son 51e congrès et un service des relations internationales est créé. La désaffiliation de l’ex-CMT suscite un long débat (deux ans) sous l’impulsion de Gérald Larose et l’adhésion en 1999 à l’ex-Confédération des syndicats libres (CISL) est difficile en raison de certaines tensions avec la FTQ et le Congrès du travail du Canada (Blanchette 2003). Depuis 2006, la CSN est affiliée à la CSI.

Structures et dispositifs organisationnels.

33 Le service des relations internationales disparaît en 1998 «au profit d’une structure de coordination plus souple» (Blanchette 2003). Un Conseil confédéral coordonne les activités internationales, il comprend un représentant par fédération et par conseil central21. Certains conseils centraux et fédérations de la CSN ont leur propre comité international, comme laFédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ), le Conseil central de Québec-Chaudière-Appalaches ou le Conseil central du Montréal Métropolitain (CCMM). Le CCMM, souvent décrit comme «l’État dans l’État» (Blanchette 2003)), compte quelque 100 000 adhérents, près du tiers des membres de la centrale, et

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 144

joue un rôle majeur dans les positions politiques de la CSN sur certaines questions (Afghanistan, Irak, Palestine). Il entretient des liens historiques avec le Frente auténtico del trabajo(FAT, Mexique) et d’autres syndicats latino-américains, mais n’intervient pas au niveau des structures internationales. La représentation relève de la centrale, dont c’est la compétence reconnue, notamment par ses objectifs déclarés : «La CSN intensifie son engagement dans l’action syndicale autant nationale qu’internatio nale pour un travail décent; la CSN et les fédérations travaillent sur un plan d’action afin de faciliter le développement et le maintien de liens avec les fédérations syndicales internationales de leur secteur; la CSN poursuit son action de soutien au développement de l’action syndicale dans différents pays et mène une campagne auprès des syndicats affiliés pour obtenir leur adhé sion à Alliance syndicats et Tiers-monde22» (Procès-verbal du Conseil confédéral de la CSN des 11 et 12 juin 2008, p.7).

Modes de coopération et de représentation.

34 La CSN siège, depuis plus de 40 ans, à la Commission syndicale consultative auprès de l’OCDE et participe aux travaux de l’OIT dans la délégation canadienne. Siégeant au Conseil général de la CSI, elle a développé ces dernières années une activité soutenue dans la Confédération syndicale des Amériques23 (CSA); incluse dans la délégation canadienne, ses relations avec le CTC sont dites «cordiales», même si tous estiment qu’une meilleure concertation est souhaitable (entretien n° 3). Deux fédérations professionnelles sur huit sont affiliées à des fédérations syndicales internationales (FSI) : la FNEEQ (enseignement) à l’Internationale de l’Éducation (IE) et la FNC (communications) à la Fédération internationale des journalistes (FIJ) et à l’Union internationale des médias et du spectacle (UNI-MEI), avec une pleine autonomie de représentativité. Ces fédérations sont peu actives dans les FSI, notamment en matière d’accords-cadres internationaux, hormis l’implication plus soutenue de la FNEEQ. Peu d’informations sont échangées avec la direction de la centrale (entretien n° 3). Cette autonomie des fédérations est comparable, dans une certaine mesure, à celle qui prévaut à la FTQ, mais sans les impacts des réseaux d’affiliation fédéraux (CTC) et internationaux (états-uniens).

Stratégies de solidarité internationale

35 Le volet «solidarité internationale» poursuit plusieurs objectifs : «renforcer les liens syndicaux avec les pays du Sud; soutenir l’économie solidaire et appuyer le développement durable; cofinancer des projets avec des ONG québécoises; fournir de l’aide humanitaire en situation d’urgence» (entretien n° 4). La CSN collabore au sein d’alliances avec des ONG et des syndicats au Sud. Les ONG sont ciblées «en fonction de leurs valeurs et de leurs expertises» (entretien n° 4). Les syndicats du Sud sont «choisis en fonction de leur capacité à renouveler la pratique syndicale» dans leur pays, en œuvrant à la syndicalisation des secteurs informels et des zones franches (FAT, Mexique) et à s’engager sur les fronts social et politique (Central Única dos Trabalhadores-CUT, Brésil). Le choix des partenaires dépend également des liens historiques que la CSN entretient avec ses partenaires, comme avec la CUT (entretien n° 4). La CSN entretient des liens bilatéraux avec des centrales comme la CGT et la CFDT (France), le CST (Togo), la CGIL (Italie), Solidarnosc (Pologne), ELA (Pays basque), la CSC (Belgique), le CTA (Argentine), le FAT (Mexique), la CSTM (Mali) et l’UNSAS (Sénégal). Pour les raisons énoncées plus haut, concernant la répartition de facto des zones d’influence avec la FTQ et le CTC, la CSN est plus présente en Amérique du Sud. Ses «grands dossiers internationaux» se situent au

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 145

Brésil, en Argentine, au Mexique et en Bolivie. Le projet avec la CUT au Brésil reçoit une grande partie du financement depuis 2004, notamment «à cause des liens historiques de la CSN avec les regroupements de femmes dans la CUT qui veulent mettre en place un projet d’équité salariale» (entretien n° 3). La CUT est également engagée dans un projet de création d’un fonds de solidarité similaire à celui de la CSN. La CSN semble être actuellement la seule centrale syndicale québécoise en activité au Brésil. La CSN déploie des projets essentiellement en Amérique du Sud (la FTQ en développe principalement en Afrique francophone). Ce point est notable, car la CSN a été longtemps affiliée à l’ex-CMT, une confédération dont le réseau international couvrait pourtant les pays d’Afrique à forte population catholique (Pasture 1999), notamment par le biais de l’ex-Organisation démocratique syndicale des travailleurs africains-ODSTA (Fonteneau 2004). Deux hypothèses expliquent cette réorientation (entretien n° 4) : l’influence, sur la CSN, des réseaux qu’entretient le CCMM en Amérique latine et les retombées des alliances historiques tissées sous son dirigeant charismatique Marcel Pepin qui, par ailleurs, fut à la tête de l’ex-CMT de 1973 à 1981. Depuis quelques années, peu avant la fondation de la CSI en 2006, des liens ont été développés avec les organisations de la Francophonie syndicale et CSI- Afrique. Soulignons l’implication dans la mouvance altermondialiste et du Forum social mondial auquel participe la CSN depuis 2001. Elle est également membre de deux réseaux impliqués au Québec dans la solidarité internationale, le Comité international de solidarité ouvrière (CISO) — qu’elle a réintégré après plusieurs années d’absence (entretien n° 4) — et le Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC).

36 Comme pour la FTQ, l’ACDI est une source de financement majeure des projets de coopération internationale de la CSN. Il y a d’autres sources (CSN) comme le Fondaction, Bâtirente, ou Filaction et Neuvaction (fonds créés par Fondaction), MCE-Conseils, la Caisse d’économie solidaire Desjardins ou encorela Caisse d’économie Le Chaînon. Développement Solidaire International regroupe ces «outils collectifs qui intéressent les pays du Sud 24», cette ONG fournit aussi certaines compétences utiles localement, notamment en matière de gestion de fonds25. Il y a le fonds Alliance syndicats et tiers-monde (ASTM) qui a soutenu en 2008-2010, sept projets syndicaux et sociaux. En Argentine, il a financé la construction d’un réseau de communication pour la centrale CTA autour de préoccupations liées au logement coopératif, au crédit communautaire, en lien avec les mouvements sociaux argentins. En Bolivie, la CSN travaille avec l’ONG québécoise Développement et Paix sur deux projets. Le premier, avec la Fédération nationale des travailleuses domestiques de Bolivie, «une organisation formidable composée majoritairement de femmes» (entretien n° 4) créée en 1993, et ses neuf syndicats affiliés, œuvre au regroupement des travailleuses domestiques et au respect de la loi bolivienne des normes du travail domestique salarié. Le deuxième projet, «de renforcement syndical», «soutient une école de formation syndicale et populaire» dans la région de Cochabamba (la Escuela del pueblo Primero de mayo), qui «forme depuis 15 ans des militantes et militants. Lancée par une équipe de professionnels de la Fédération des travailleurs manufacturiers de Cochabamba, elle offre des cours d’éducation populaire et syndicale aux travailleurs de plusieurs secteurs, dont l’économie informelle. «En plus, cette école était au cœur de la lutte, il y a quelques années, contre la privatisation de l’eau en Bolivie» (entretien n° 3). En Afrique, depuis 2006, la CSN travaille en partenariat avec trois organisations syndicales africaines sur des projets financés par l’ ACDI. Au Congo, une collaboration a été développée avec l’Union nationale des travailleurs du Congo (UNTC) sur la place des femmes dans le mouvement syndical. Grâce à ce projet, l’ UNTC organise dans différentes régions des formations axées sur les droits des femmes.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 146

Au Sénégal, les échanges entre les femmes de l’Union nationale des syndicats autonomes du Sénégal (UNSAS) et de la CSN ont permis de concrétiser plusieurs microprojets en santé et en éducation. Au Mali, la CSN participe à deux séminaires : sur la maîtrise de l’informatique (permettant l’achat de matériel informatique) en 2007, et sur les techniques de documentation et l’histoire syndicale du Mali.

Synthèse critique des résultats

37 Trois constats ressortent. Le premier porte sur la diversité des appréciations des activités internationales à l’intérieur des centrales et se présente sous forme de trois critiques.

38 Premièrement, au niveau de leur coordination. À la FTQ, les activités des fonds dédiés sont gérées de façon autonome par les syndicats affiliés : c’est paradoxalement à l’extérieur des milieux syndicaux que s’opère une certaine coordination. Ces fonds sont en effet tous membres, ainsi que le CTC comme organisation, du Conseil canadien pour la coopération internationale26, une instance supérieure intervenant dans les orientations de l’action internationale et comprenant des ONG, syndicats et associations engagés dans la lutte contre la pauvreté et pour le développement international. Deuxièmement, au niveau des enjeux. Ces derniers ne sont pas de nature syndicale : lutte contre la pauvreté, environnement et responsabilité sociale des entreprises y prédominent. Troisièmement, au niveau des rapports base/centre de décision, les focus groups soulignent que l’action internationale relève quasi exclusivement des exécutifs. La base et les élus semblent écartés des décisions, «non pas intentionnellement, mais pour des raisons liées aux structures de représentation» (entretien nº 10).

39 Le deuxième constat montre que les activités internationales des centrales s’inscrivent dans un continuum historique que seuls certains facteurs liés au contexte sociopolitique et économique canadien ont influencé. C’est le cas par exemple de la redéfinition récente des politiques fédérales en matière de relations internationales27, dont les répercussions affectent le financement de l’action internationale des organisations syndicales et de l’ensemble des acteurs impliqués dans le «développement international», ONG et autres.

40 Le troisième constat porte sur la tendance lourde de ces activités : la faible priorité accordée aux enjeux du travail et de l’emploi. Elles ne ciblent pas les stratégies de gestion transnationale des entreprises, pourtant désignées comme responsables de la compression des salaires et des suppressions d’emplois. Les observations dans les focus groups s’accompagnent d’interrogations : la préservation de l’emploi local (au Québec) n’est-elle pas tributaire d’une coopération syndicale visant la syndicalisation des entreprises d’accueil des activités des entreprises du Nord délocalisées vers les pays émergents? «Pourquoi ne pas se concerter avec les plus importants syndicats de ces pays pour faire monter les enchères, en agissant pour augmenter les coûts économiques associés aux délocalisations» (entretien n° 10)? Cette tendance se confirme à travers trois indicateurs inattendus : le rare recours par ces organisations (centrales et fédérations) aux dispositifs, notamment juridiques, de régulation institutionnelle du travail; les logiques de financement qui les sous-tendent; leur coordination et les interrogations qu’elles posent en matière de transparence dans la prise de décision. Premièrement, l’absence de recours aux dispositifs de régulation internationale est remarquable, notamment au regard de la multiplication des accords transnationaux d’entreprise qui a favorisé ce type de recours, en Europe et ailleurs (Lénoard et Sobczak 2010). Il en est ainsi

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 147

de l’Accord nord-américain dans le domaine du travail28 dont les rares plaintes n’ont produit jusque-là aucune décision susceptible de faire jurisprudence, la plupart étant classées (Candland 2009). Il est vrai que ces recours sont complexes en raison des dispositions contraignantes qui les encadrent et qui reflètent les rapports de force déséquilibrés issus des grands accords commerciaux contemporains permettant aux entreprises transnationales de tourner en leur faveur les systèmes nationaux de relations industrielles (Moreau et Trudeau 1998). Ce contexte explique en partie que les activités internationales des centrales soient orientées vers la «représentation diplomatique», la coopération et la solidarité, au détriment d’objectifs de nature syndicale. Deuxièmement, les sources de financement gouvernementales comme l’ACDI ont leurs propres priorités politiques et leurs critères se préoccupent peu d’objectifs syndicaux stricto sensu, alors que ce financement est déterminant dans les projets syndicaux29. Dans la réalisation de ces projets, les organisations syndicales semblent manifestement conduites à se comporter davantage en vecteurs de la politique de l’ACDI qu’en véritables maîtres d’œuvre. C’est ainsi que la coopération syndicale en Afrique est fragilisée : le financement des projets n’est pas toujours en phase avec les réalités locales et répond surtout aux objectifs des bailleurs de fonds (entretien n° 3). Troisièmement, les problèmes de coordination, ils sont repérables à deux niveaux. Exogène d’abord, avec l’absence d’une stratégie intersyndicale face aux pratiques des entreprises transnationales en matière de délocalisation. Plusieurs espaces internationaux d’action s’y prêtent, à l’exemple de la Commission syndicale consultative où peuvent être activés des recours formels à certains «principes directeurs» de l’OCDE si ce n’est de la dispersion des acteurs syndicaux30 dans cette instance (entretien n° 3). Endogène ensuite avec certains obstacles soulignés à l’intérieur même des centrales. À la FTQ, la dispersion des activités internationales est attribuée à la séparation organique entre les initiatives des différents syndicats sectoriels, relevant de centres de décision distincts, et à l’incapacité statutaire du Service de la solidarité internationale à contenir cette dispersion. À la CSN, où l’action internationale semble plus centralisée, ces obstacles relèvent d’une dynamique différente : la taille et le nombre des organisations y sont plus réduits et leurs ressources financières et logistiques plus limitées (envergure provinciale).

41 Au-delà de leurs volets organisationnels, ces problèmes de coordination doivent être reliés à une problématique commune qui a progressivement émergé de l’enquête : celle de l’absence de délibérations et du manque de transparence en matière de prise de décision et qui a été parfois stigmatisée comme un déficit de démocratie interne. Ce constat ressort des centrales comme des syndicats affiliés, il émane des élus, mais aussi des salariés de différentes instances. Il y a d’abord la «distance», soulignée avec récurrence dans les focus groups, entre les décideurs d’une part, et la base et les élus d’autre part, en matière d’action internationale : cette dernière relève entièrement des exécutifs auxquels sont imputables les responsables dits «porteurs des dossiers» internationaux, le comité permanent (à la FTQ) et le comité international (à la CSN) étant perçus comme des «coquilles vides», car ils n’ont pas de pouvoir sur les choix et les moyens des projets. La base et les élus sembleraient à l’écart des décisions. Plusieurs d’entre eux remarquent que cela ne tient pas aux intentions délibérées des responsables, mais aux structures et aux processus de décision organisationnels.

42 Ce déficit de démocratie syndicale est cristallisé ici par les enjeux de l’action internationale, mais il n’est pas exclu qu’il imprègne d’autres sphères d’activités syndicales. Une hypothèse explicative peut être avancée : la prédominance exercée par

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 148

les cadres salariés au niveau des activités internationales comme des autres enjeux de l’action syndicale. Ces enjeux sont perçus comme des «dossiers techniques» dont seuls les salariés et les professionnels détiendraient l’expertise pertinente à la décision des exécutifs31.

43 Force est d’admettre que l’observation des syndicats montre que ces organisations fonctionnent sur la base de deux structures distinctes, même si dans certains cas elles se confondent. «La première, structure politique, concerne les membres et leurs représentants et renvoie aux pratiques décisionnelles de l’organisation, alors que la seconde, structure administrative, concerne les dirigeants syndicaux et les salariés et renvoie aux pratiques de gestion de l’organisation. Évidemment, ces deux structures ne sont pas étanches et s’influencent, causant des conflits de conciliation» (Langlois 2007). Dans le cas des activités internationales, ces structures demeurent étanches, car elles relèvent de la «structure administrative» dans l’ensemble des organisations observées. L’hypothèse énoncée ici peut se confirmer à travers un déficit de démocratie interne grevant l’action internationale, mais est-ce à dire qu’elle doive être systématisée à l’ensemble de l’action syndicale? La question demeure entière.

Conclusion

44 La plupart des acteurs rencontrés, y compris ceux au plus haut niveau, soulignent que les organisations syndicales gagneraient à former un espace québécois, dédié à l’action internationale, qui irait au-delà des échanges actuellement assurés par le Comité international de solidarité ouvrière (CISO), vers une concertation autour des enjeux communs au syndicalisme au Québec. Ces enjeux s’imposent comme autant de pistes de recherche sur l’action syndicale internationale. Partiellement abordées dans cette étude, quatre d’entre elles constituent des perspectives empiriques et théoriques fertiles.

45 Il y a, premièrement, l’action au niveau de la CSI où les enjeux du travail et de l’emploi, impliquant les entreprises transnationales, interpellent les centrales. Un constat majeur, commun à l’ensemble du mouvement syndical, est celui des nouvelles formes de la division internationale du travail dont la principale caractéristique est l’informalité dans laquelle les entreprises transnationales déploient leurs activités. Plusieurs travaux montrent que, dans les pays du Nord, des entreprises transnationales et des secteurs d’activité de plus en plus nombreux s’inscrivent dans l’informalité en se soustrayant aux normes institutionnelles régulant les relations du travail (Pfau-Effinger et coll. 2009; Marcelli 2010). Informalité ne renvoie pas ici à illégalité, mais à la capacité de ces entreprises à inscrire leurs activités transnationales hors des normes nationales du travail et donc du contrôle des États, «en ce sens [que] le caractère informel d’une activité est le résultat d’une construction sociale qui en elle-même résume toute la construction institutionnelle de la modernité sous l’égide d’un État rationalisateur fondé sur l’institutionnalisation du travail salarié et de la protection sociale qu’elle autorise» (Lesemann 2010:15). L’informalité met en perspective le discours sur une «mondialisation» comprise dans son sens approximatif commun et inscrite dans tous les «objectifs de l’action internationale» des centrales. Ce discours oriente toutes les stratégies de résistance vers l’extérieur des frontières, sans réinterroger le rôle de l’État et sa contraction devant la montée de l’informalité dans laquelle les entreprises transnationales mettent à l’abri leurs activités. Omniprésent dans la documentation syndicale sur l’action internationale, ce discours sur une «mondialisation» perçue comme

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 149

un phénomène immanent apparaît en porte-à-faux des enjeux de l’informalité parce qu’il exclut des stratégies internationales tout rapport à l’État : constat paradoxal s’il en est au regard de la centralité historique de l’État dans le rapport du syndicalisme au politique. Deuxièmement, en lien avec ce rapport au politique, il y a les enjeux internationaux relatifs aux services publics et qui ne sont pas «couverts» par l’action internationale. Plusieurs voix dans les centrales soulignent que dans l’ensemble des pays du Nord, au Québec plus qu’ailleurs, le secteur public apparaît comme l’un des derniers retranchements du mouvement syndical. Pour elles la tendance à la privatisation des services publics constitue un enjeu international prioritaire et notent que, ailleurs, de nombreux syndicats se sont concertés par pays et parfois par région, en Autriche ou en Scandinavie par exemple, pourquoi pas ceux du Québec? Troisièmement, il y a les enjeux de la coopération syndicale dans les Amériques qui font l’objet de ce qu’un syndicaliste a appelé «une stratégie d’arrière-cour» visant la répartition des zones d’influence entre les organisations syndicales au Québec et au Canada. Ces enjeux sous-tendent l’éventualité d’un «front commun» international avec les organisations syndicales des Amériques, pour rééquilibrer les rapports de force dans des structures syndicales internationales eurocentrées (Collombat 2009; . À cet égard, les choix stratégiques et les activités des organisations européennes en Afrique et de l’AFL-CIO et d’autres grands syndicats états- uniens en Amérique latine paraissent déterminants dans les objectifs internationaux de la FTQ et de la CSN, et ce, tant au niveau de la CSI et de ses composantes régionales ( Confédération syndicale des Amériques et CSI-Afrique) qu’au niveau des neuf fédérations syndicales internationales (FSI). Quatrièmement, il y a les rapports Nord-Sud, vecteur de prédilection de l’action internationale. Les constats convergent vers le fait que «les pays du Sud forment un véritable marché de la coopération internationale où les grands syndicats du Nord sont en quête de financements publics et d’influence internationale et où ceux du Sud sont à la recherche de ressources financières pas toujours utilisées comme il devrait» (entretien n° 5). La logique du financement par l’ACDI en a montré toutes les limites sur cette dynamique, notamment par sa prégnance politique sur les objectifs des projets des syndicats. Comment dans ces conditions s’attaquer à certains enjeux majeurs du Sud, comme ceux des secteurs informels, pléthoriques dans des pays où les principaux acteurs syndicaux sont des «syndicats atypiques» (Verret 2011) autonomes, exclus des structures internationales (CSI, FSI) et avec lesquels les organisations syndicales du Nord n’entretiennent pas de coopération, mais qui ont démontré leurs capacités d’organisation des travailleurs de ces secteurs, notamment à partir de stratégies de résistances locales basées sur des alliances élargies à des acteurs non syndicaux (ONG, associations de femmes, de jeunes, etc.). Comment concevoir l’action internationale sans reconnaître ces stratégies de résistance locales? Ce volet de la solidarité internationale n’a été qu’effleuré ici, mais il ouvre une perspective prometteuse de recherche sur ces réalités méconnues.

46 Comment, dans ce contexte, ne pas appréhender ces quatre grands enjeux à l’aune de l’action historique du syndicalisme : une action collective ancrée dans les mondes du travail et les identités professionnelles et collectives de ses bases. Le syndicalisme des sociétés industrielles du Nord s’est forgé une riche expérience historique en matière de syndicalisation dans les secteurs industriel et manufacturier. Lors des débats avec des syndicalistes engagés dans l’action internationale, une proposition s’est imposée par sa récurrence : cette expérience et son savoir-faire chèrement acquis gagneraient à être réinvestis dans la coopération syndicale internationale, parce qu’ils pèseraient de tout leur poids face aux effets pervers de la division internationale du travail en matière de dérégulation et d’informalité. Il faut bien admettre que l’externalisation des activités

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 150

industrielles vers les pays à faible capacité d’encadrement juridique du travail est perçue comme l’un des principaux facteurs de destruction d’emploi dans les économies contemporaines, dont celle du Québec. Cette situation est en lien direct avec les obstacles à la syndicalisation et donc avec la capacité d’action réduite des syndicats de ces pays. Le corolaire de cette proposition inciterait ses propres instigateurs à soutenir que l’un des objectifs prioritaires de l’action syndicale internationale, et des organisations syndicales du Nord en particulier, est de s’emparer de cet enjeu. En effet, ce sont ces secteurs, industriel et manufacturier, qui ont fait la force des syndicats du Nord et qui sont aujourd’hui délocalisés : les économies du Sud sont des économies taylorisées, propices à la syndicalisation pour peu que le rapport de force politique y soit soutenu par l’acteur syndical, comme il l’a été durant la Révolution industrielle dans les pays du Nord.

BIBLIOGRAPHIE

Anner, Mark, Ian Greer, Marco Hauptmeier, Nathan Lillie, and Nik Winchester. 2006. «The Industrial Determinants of Transnational Solidarity: Global Interunion Politics in Three Sectors». European Journal of Industrial Relations 12 (1) : 7–27.

Bellemare, Guy, Anne-Renée Gravel, Louise Briand, et Alain Vallée. 2004. «Le syndicalisme de transformation sociale (Social Movement Unionism). Voie de renouvellement des théories du syndicalisme ? Le cas des services de garde.» Cahiers du CRISES, Collection Études théoriques, No ET0419.

Blanchette, C. 2003. «L’action syndicale internationale : Le Cas québécois.» Université Laval.

Boltanski, Luc, and Eve Chiapello. 1999. Le Nouvel Esprit du Capitalisme. Paris : Gallimard.

Bourque, Reynald. 2005. «Les Accords-Cadres internationaux (ACI) et La Négociation collective internationale à l’ère de La Mondialisation.» Programme Éducation et Dialogue.

Bourque, Reynald, and Marc-Antonin Hennebert. 2011. «The Transformation of International Trade Unionism in the Era of Globalization.» Just Labour: A Canadian Journal of Work and Society Volume 17 & 18: 1–17.

Camfield, David. 2011. Canadian Labour in Crisis : Reinventing the Workers’ Movement. 1 st ed. Fernwood Publishing Co Ltd.

Candland, Christopher. 2009. «Les Normes fondamentales du Travail sous L’administration de George W. Bush.» Revue internationale du Travail 148 (1-2) : 183–96.

Castells, M. 2001. L’Ère de l’information. Paris : Éditions Fayard.

Coiquaud, Urwana, et Lucie Morissette. 2010. «Penser Le Renouveau syndical par La Sphère financière.» Relations industrielles 65 (2) : 196.

Collombat, T. 2009. «Le Débat sur l’eurocentrisme des Organisations syndicales internationales : Une Perspective des Amériques.» Politique européenne 1 (27) : 177–200.

Collombat, Thomas. 2005. «Le Mouvement syndical international dans Les Amériques : État des Lieux et Enjeux.» Travail, Capital et Société 38 (1-2) : 67–93.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 151

Cotton, Elizabeth, and Richard Croucher. 2011. Global Unions, Global Business : Global Union Federations and International Business. London : Libri Publishing.

Da Costa, Isabel, and Udo Rehfeldt. 2009. «Au-Delà des Frontières : L’action syndicale au Niveau international.» Sociologies pratiques 19 (2) : 83.

Dufour, Hege. 2009. «Les Syndicalismes référentiels dans La Mondialisation : Une Étude comparée des Dynamiques locales au Canada et en France.» La Revue de l’IRES, no. 61 : 1–37.

Erbès-Seguin, Sabine. 1971. Démocratie dans Les Syndicats. Paris : Mouton.

Fairbrother, Peter, Glynne Williams, Ruth Barton, Enrico Gibellieri, and Andrea Tropeoli. 2007. «Unions Facing the Future: Questions and Possibilities.» Labor Studies Journal 31 (4) : 31–53.

Faulkner, Marcel, et Marc-Antonin Hennebert. 2010. Les Alliances syndicales internationales : Des Contre-Pouvoirs Aux Entreprises Multinationales? L’Harmattan.

Fonteneau, G. 2004. Histoire du Syndicalisme en Afrique. Paris : Karthala.

Fouquet, Annie, Udo Rehfeldt, and Serge Le Roux. 2000. Le syndicalisme dans la mondialisation. Éditions de l’Atelier.

FTQ. 2007. Emploi et Solidarité internationale. Synthèse des expériences et projet de guide. Document interne rédigé par O. Gagnon et D. Gagnon. Montréal : FTQ.

———. 2008. Comprendre La Mondialisation financière. Élargir Nos Solidarités. Montréal : FTQ.

———. 2013. «Les Syndicats de La FTQ dans Le Secteur public — Fédération des Travailleurs et Travailleuses du Québec (FTQ)» http://ftq.qc.ca/nouvelles/1095/Les syndicats de la FTQ dans le secteur public. Consulté le 5/11/2014.

Gagnon, Denise. 2008. «L’aide internationale, Une Question de Justice sociale.» Effectif 11 (2).

Gagnon, Mona-Josée, 1994. Le Syndicalisme : État des Lieux et Enjeux. Québec : Institut québécois de recherche sur la culture.

Gagnon, Mona-Josée, Thomas Collombat, et Pierre Avignon. 2006. «Les Activités internationales des Syndicats. Analyse Socio-Historique à partir du Cas québécois.» Studies in Political Economy, no. 78 (Automne) : 7–40.

Gallin, Dan. 1999. Syndicats et ONG dans Le Développement social. Un Partenariat nécessaire. Global Labour Institute.

Gouvernement du Canada, Ressources humaines et Développement des compétences Canada. 2013. «Effectifs syndicaux au Canada, 2011.» Rapport. http://www.rhdcc.gc.ca/fra/travail/relations_travail/info_analyse/effectifs_syndicaux/2011/ effectifssyndicaux2011.shtml#a1. Consulté le 5/11/2014.

Grozelier, Anne-Marie. 2006. «Les Syndicats difficilement en Phase avec Les Transformations du Travail.» Mouvements 43 (1) : 15–22.

Haiven, Larry, Stéphane Le Queux, Christian Lévesque, et Gregor Murray. 2005. «Le Renouveau syndical et La Restructuration du Travail.» Just Labour 6 : 37–42.

Harrod, Jeffrey, and Robert O’Brien. 2004. Global Unions? Theory and Strategies of Organized Labour in the Global Political Economy. Routledge.

Howard, A. 2007. «The Future of Global Unions. Is Solidarity Still Forever?» Dissent, 62–70.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 152

Hyman, R. 2005. «Shifting Dynamics in International Trade Unionism: Agitation, Organisation, Bureaucracy, Diplomacy.» Labor History, no. 2 : 137–54.

Julliard, Jacques. 1988. Autonomie ouvrière : études sur le syndicalisme d’action directe. Gallimard.

Kim, Voss. 2010. «Dilemmes démocratiques : Démocratie syndicale et Renouveau syndical.» Revue de l’IRE, no. 65 : 87–10.

Kumar, Pradeep, and Schenk, Christopher. 2006. «Union Renewal and Organizational Change: A Review of the Literature.» In Paths to Union Renewal : Canadian Experiences, Pradeep Kumar et Christopher Schenk, 29–60. Toronto : University of Toronto Press.

Labbe, Dominique. 1992. «La Crise des Syndicats français.» Revue Française de Science politique 42 (4) : 646–53.

Labrosse, Alexis. 2014. «La Présence syndicale au Québec en 2011.» Ministère du Travail, http:// www.bdso.gouv.qc.ca/docs-ken/multimedia/PB01500FR_presence_syndicale2013A00F00.pdf, consulté le 6 novembre 2014 http://www.travail.gouv.qc.ca/publications/revue_regards_sur_le_travail/2012/ volume_9_numero_special/la_presence_syndicale_au_quebec_en_2011.html, Consulté le 5/10/2014.

Langlois, Martin. 2007. «Socialisation du Salariat professionnel et Transmission de La Culture dans Les Organisations syndicales québécoises.» Mémoire de maîtrise, Université de Montréal.

Lénoard, Évelyne, and André Sobczak. 2010. «Accords transnationaux d’entreprise et Dialogue social sectoriel européen.» Travail et Emploi n° 121 (1) : 43–54.

Lesemann, Frédéric. 2010. «Repenser Les Sciences sociales à partir de L’“informel” : L’intérêt D’une Comparaison Sud/Nord.» http://www.gira.info/fr/qui-sommes-nous/activites/Texte_Lesemann.pdf. Consulté le 5/11/2014.

Moreau, Marie-Ange et Gilles Trudeau. 1998. «Le Droit du Travail face À La Mondialisation de l’économie.» Relations industrielles 53 (1).

Pasture, Patrick. 1999. Histoire du syndicalisme chrétien international : la difficile recherche d’une troisième voie. Collection Chemins de la mémoire, ISSN 0990-3682. Paris, France, Canada : Éditions L’Harmattan.

Pfau-Effinger, Birgit, Lluis Flaquer, and Per H. Jensen. 2009. Formal and Informal Work: The Hidden Work Regime in Europe. Taylor & Francis.

Rouillard, Jacques. 1998. Histoire du syndicalisme québécois. Montréal : Boréal.

Sagnes, Jean. 1994. Histoire du Syndicalisme dans Le Monde. Toulouse : Éditions Privat.

Soussi, Sid Ahmed. 2008. «Le Rapport des Organisations Au Politique : Enjeux institutionnels et Ambivalences méthodologiques.» Revue Horizon sociologique 1 Automne 2008 (1). http:// www.revue-sociologique.org, consulté le 5/11/2014.

———. 2012. «Les rapports Nord/Sud dans le mouvement syndical international : le poids de l’histoire et la rigidité des structures.» Revue québécoise de droit international (novembre 2012) : 102–27.

———. 2013. «Le syndicalisme international face aux mutations du travail : les limites de la régulation sociale privée.» In Klein, Juan-Luis; Roy, Matthieu (dir). Pour une nouvelle mondialisation : le défi d’innover, Québec, Presses de l’université du Québec, 45–64.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 153

Syndicats des Metallos. 2013. «Le Fonds Humanitaire des Métallos — Un Aperçu du Fonds Humanitaire/USW.» http://www.usw.ca/syndicat/humanitaire/propos?id=0002, consulté le 5/11/2014.

Tattersall, A. 2009. «A Little Help from Our Friends. Exploring and Understanding When Labor- Community Coalitions Are Likely to Form.» Labor Studies Journal 34 (4) : 485–506.

Traub-Merz, R. et Eckl. 2007. «Mouvement syndical international : Fusions et Contradictions, Document D’information.» Friedrich Ebert Stiftung, no. 1.

Upchurch, Martin, Graham John Taylor, and Andy Mathers. 2009. The Crisis of Social Democratic Trade Unionism in Western Europe: The Search for Alternatives. Ashgate Publishing, Ltd.

Verge, Pierre. 2004. «Vers Une graduelle “Continentalisation” du Droit du Travail? Aperçu de l’impact des Accords plurinationaux américains en matière de Travail (Note).» Études internationales 35 (2) : 287.

Verret, Sara. 2011. Les Stratégies syndicales en Émergence face À La Dérégulation du Travail en Amérique latine : Trois Études de Cas. Collection Thèses et Mémoires, TM1104. Montréal : Cahiers du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES).

Western, Bruce, and Jake Rosenfeld. 2011. «Unions, Norms, and the Rise in U.S. Wage Inequality.» American Sociological Review 76 (4) : 513–37.

NOTES

1. Ce constat doit être nuancé cependant par la «dimension internationale» qui a historiquement caractérisé le syndicalisme au Canada -et au Québec- en raison des liens d’affiliation établis avec certaines organisations syndicales états-uniennes (Rouillard, 1998). 2. Des «alliés» de la société civile comme certaines ONG et autres associations de défense de travailleurs non syndiqués, des organisations paysannes, des organisations syndicales «autonomes» (indépendantes des grandes centrales traditionnelles affiliées à la CSI et aux grandes fédérations syndicales internationales), etc. 3. Le terme «centrale» peut paraître impropre pour désigner la FTQ en ce sens que cette organisation demeure une fédération provinciale du Congrès du travail du Canada (CTC), même si plusieurs «arrangements» entre le CTC et la FTQ permettent à cette dernière une certaine autonomie. La spécificité des structures de la FTQ se manifeste dans l'article 1er de ses statuts: «La Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) est une centrale syndicale composée de sections locales de syndicats nationaux et internationaux affiliés au Congrès du travail du Canada (CTC), dont elle exerce, au Québec, les droits et prérogatives en toute autonomie, selon les termes de l'entente intervenue entre ces deux centrales. La Fédération est également constituée d'organisations régionales ou provinciales qui lui sont directement affiliées; pour ce qui est de ces organisations de caractère régional ou provincial, le Conseil général est habilité à statuer sur leur affiliation directe dans ces cas particuliers». Il n’en reste pas moins que si la CSN est considérée par Statcan comme une «centrale nationale», la FTQ ne l’est pas. 4. Ce projet a bénéficié du soutien du Service à la collectivité de l’Université du Québec à Montréal et de l’accord des centrales permettant l’accès à certaines archives et la réalisation d’entretiens individuels et de groupe (focus groups). 5. Les références aux «entretiens n°1 à 9» renvoient aux synthèses de ces entretiens, «entretien n°10» renvoie à celle des groupes de discussion.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 154

6. Un constat significatif: pour les responsables des activités internationales des centrales il s’agissait d’une «première», car ils n’avaient pas eu jusque-là l’occasion de discuter entre eux de ces activités. 7. Rencontrer un responsable syndical c'est avoir devant de soi un militant, mais aussi un cadre salarié d'une organisation hiérarchisée, sa responsabilité l’incitant naturellement à une certaine réserve. C’est parfois un obstacle délicat à négocier lors des entretiens. 8. L’accès aux responsables élus fut parfois difficile, ils sont peu impliqués dans l’action internationale dont seuls les cadres salariés peuvent rendre compte. La synthèse explicite les prolongements de cette remarque en matière de collégialité et de démocratie interne. 9. Les FSI assurent une représentation internationale hétérogène (par secteurs d'activités, zones géographiques ou par branche). Elles sont seules habilitées à signer des accords-cadres internationaux avec les entreprises transnationales et ont contribué à mettre en place plusieurs conseils mondiaux d'entreprise. Elles constituent des relais potentiels pour les organisations québécoises. Leur nombre s’est réduit de 11 à 9 en juin 2012, avec la fusion de la FIOM (métallurgie), l’ICEM (chimie, mines…) et la FITTHC (textiles, cuirs…) pour former IndustriALL, une FSI rassemblant plus de 50 millions de travailleurs dans 140 pays. 10. Ressources humaines et développement des compétences Canada, 2013.http://www.rhdcc.gc.ca/fra/travail/relations_travail/info_analyse/ effectifs_syndicaux/2011/effectifssyndicaux2011.shtml 11. Données non disponibles pour le Québec: les indicateurs utilisés par Statistiques-Canada ne compilent que les données concernant les «syndicats nationaux», la CSN et la CSQ y figurent en tant que tels -au même titre que le CTC- mais pas la FTQ, considérée comme une branche provinciale du CTC. 12. Ce programme syndical de développement international comprend des projets en partenariat avec des syndicats nationaux et des ONG appuyant le mouvement syndical dans plusieurs pays du Sud (CTC, 2010). http://www.congresdutravail.ca/solidarite-international (Consulté le 6 nov 2014). 13. Centre de documentation, communications, condition féminine, éducation, francisation, recherche, santé et sécurité du travail et environnement, et secteur jeunes. 14. Le Sommet des Amériques de Québec consacre la troisième rencontre des chefs de gouvernement des Amériques encadrant le processus de négociation de la ZLÉA après celles de Miami (États-Unis, 1994) et de Santiago du Chili (1998). 15. UNIFOR (revendique 300 000 membres) est un syndicat résultant de la fusion en 2013 des Travailleurs canadiens de l’automobile (TCA) et du Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier (SCEP). Des discussions sont en cours concernant la fusion des fonds dédiés des TCA et du SCEP. 16. La CSC-OCDE compte 58 OS nationales de 30 pays membres de l'OCDE, la plupart affiliées à la CSI. La CSN y est présente, depuis 40 ans (entretien n°1). Concernant la FTQ, «le CTC nous y représente» souligne un document interne (FTQ, 2008), mais la volonté d'y avoir une représentation autonome se manifeste régulièrement (entretien n°5). 17. Point de vue exprimé en entretien par un cadre de la FTQ. 18. ORAf: ex-Organisation régionale africaine (de l’ex-CISL). 19. «On a formé 200 à 250 personnes juste pour l'Afrique francophone avec un système d'encadrement sur le territoire africain. Ce sont des ateliers de planification stratégique, d'analyse de besoins et de perfectionnement. Ce réseau est en train de créer des liens avec l'Europe et certains cercles d'étude. La FTQ soutient financièrement ce réseau. Ce budget tourne autour de 60 000$ par année» (entretien nº6) et bénéficie d’un partenariat avec les syndicats affiliés dont sont issus plusieurs formateurs. 20. À titre d’abord de Confédération des travailleurs catholiques du Canada (née en 1921), puis de CSN (1960).

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 155

21. Les 13 conseils centraux et les huit fédérations que regroupe la CSN sont de tailles inégales (structure et effectifs) et tous n’ont donc pas les moyens d’une action internationale d’envergure. 22. Alliance syndicats et Tiers-monde/ASTM est le fonds dédié à la coopération internationale. Il soutient de nombreux autres projets d’aide humanitaire, de développement économique, de formation, de coopération syndicale. 23. La CSA est issue de la fusion de l'ex-Organisation régionale interaméricaine des travailleurs (ORIT) et de l'ex-Centrale latino-américaine des travailleurs (CLAT). Elle regroupe, depuis son congrès fondateur (Panama, mars 2008), les organisations du continent américain affiliées à la CSI. 24. «C'est notre plus gros projet. On a créé il y cinq ans une ONG qui s'appelle «Développement solidaire international» et l'objectif c'est de mettre à contribution les outils collectifs historiques de la CSN, comme la caisse d'économie pour les travailleurs, qui fait du microcrédit, un fonds de solidarité, plus petit que celui de la FTQ et qui n'a pas nécessairement la même mission, un fonds de retraite qui s'appelle Bâtirente qui a précédé le Fondaction. Ces outils qui intéressent les syndicalistes au Sud on a pu les mettre en commun dans une ONG avec un financement qui nous vient d'Ottawa» (entrevue nº4). 25. «C'est tout un débat, parce que les travailleurs de la CUT ne sont pas différents des travailleurs de la CSN, ils aiment bien mieux placer leur argent à 18% de taux d'intérêt qu'à 2%. Alors il y a tout un travail à faire de ce côté-là. Pourquoi le Brésil? Parce que le contexte politique s'y prête bien et puis il y a une volonté de changement, de développement. C'est un gros projet de 1300000$» (entrevue nº4). 26. «Le Conseil regroupe près de 100 organisations du secteur bénévole canadien vouées à l'élimination de la pauvreté dans le monde. Il traite les dossiers régionaux par l'entremise de trois groupes de travail: le Forum Afrique-Canada, le Groupe de travail de l'Asie-Pacifique et le Groupe d'orientation politique pour les Amériques», http://www.ccic.ca/ccic/ccic_f.php. 27. Après des coupures drastiques, l’ACDI est fusionnée, en 2013, avec le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI), pour former un nouveau ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement (MAECD). 28. L’ANACT est la clause sociale rattachée à l’Accord de libre-échange nord-américain (1994). 29. Les réorientations récentes (depuis 2010) de ces priorités en montrent l'ampleur: réduction draconienne du financement, nouvelles priorités géopolitiques focalisant «l'aide» sur l'Amérique du Sud au détriment de l'Afrique. 30. Il en est ainsi des minières canadiennes et de leurs stratégies en Amérique latine tant en relations du travail, qu'en environnement et en responsabilité sociale des entreprises, trois domaines formels de saisine où les principes directeurs de l'OCDE sont activables, selon plusieurs responsables internes consultés, mais «on n'a jamais utilisé ces principes-là au Canada et au Québec pour déposer la moindre plainte contre les minières canadiennes qui font des saloperies au Chili ou en Amérique centrale» (entretien n°3). 31. Dans la plupart des échanges, évoquer le terme de «démocratie syndicale» génère souvent des réticences, voire des tensions, visibles chez plusieurs responsables salariés ou cadres exécutifs.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 156

RÉSUMÉS

Cet article présente les résultats d’une recherche qualitative sur les activités internationales des deux plus importantes organisations syndicales québécoises (FTQ, CSN) et de leurs syndicats affiliés. Son modèle d’analyse articule trois dimensions emblématiques de l’action syndicale internationale : les structures et les dispositifs organisationnels; les modes de représentation et de coopération syndicales; les stratégies de «solidarité internationale». Ces activités sont portées dans chaque centrale par une logique et une logistique distinctes. Leurs projets internationaux se sont multipliés, mais les structures sont demeurées inamovibles. Jusque-là ces organisations ont toujours fait «cavalier seul». Quel bilan en dresser aujourd’hui? Les résultats de cette étude livrent des réponses nuancées et parfois inattendues. Ces organisations déploient des activités internationales qui démontrent leur engagement résolu en matière d’action internationale et de… développement international. Les enjeux du travail et de sa régulation internationale y sont peu couverts. Et pour cause. Les logiques de financement conduisent les organisations syndicales à intégrer dans leurs projets les critères des bailleurs de fonds, des organismes d’État priorisant leurs propres orientations politiques en développement international, d’où les difficultés pour les syndicats à faire converger leurs préoccupations, liées aux problématiques du travail, aux stratégies des entreprises et à l’action syndicale, avec celles de leurs sources de financement. Enfin, la «gestion» des activités internationales semble cristalliser un déficit de démocratie interne pour lequel est examinée une hypothèse explicative : la prédominance exercée par les exécutifs sur ces activités grâce à l’intermédiation des cadres salariés. Et-ce à dire que cette hypothèse doive être systématisée aux autres sphères d’activités syndicales? La question demeure entière.

The results of a qualitative study on the international activities of the two largest Quebec labour unions (FTQ, CSN) and their affiliates are presented. One of the goals is to examine the impact of the founding of the International Trade Union Confederation (ITUC) in 2006 on those activities. The analysis model uses three dimensions of international union action: organizational structures and measures; union representation and cooperation methods; and international solidarity strategies. In each union, the foregoing activities are undergirded by distinct patterns and logistics. Although the unions have multiplied their international initiatives, their structures have remained immovable. To what extent have the unions, which had been functioning independently, been influenced by the consensus adopted by the ITUC? How do matters stand today? This study yields qualified and sometimes unexpected answers. The unions carry out international activities that demonstrate their absolute commitment to international action and development, yet pay scant attention to labour and international regulation issues. And for good reason: funding scenarios dictate that union initiatives take into account the criteria set forth by financial backers and government organizations that have their own political strategies for international development. This fact makes it difficult for unions to converge their concerns, primarily labour issues, corporate strategies and union action, with those of their funding sources. Lastly, as “management” of international activities seems to have crystallized the deficit in union democracy, a hypothesis is posited whereby the executive’s predominant influence on international activities is brought about by management intervention. Can this hypothesis be applied systematically to other spheres of union activity? This question remains to be resolved.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 157

INDEX

Mots-clés : action syndicale internationale, organisations syndicales québécoises, régulation transnationale du travail, syndicalisme international Keywords : international union action, international union movement, Quebec unions, transnational labour regulation

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 158

Financiarisation des entreprises et rémunération des dirigeants au Québec et au Canada

Audrey Laurin-Lamothe et François L’Italien

Introduction

1 Parmi les transformations qui ont reconfiguré les mécanismes fondamentaux de régulation du capitalisme depuis plus de trente ans, la financiarisation a joué un rôle déterminant. Analysé avec une précision qui s’est accrue au cours des dernières années, ce processus désigne un régime d’accumulation fondé sur une logique de valorisation financière du capital, régime dont la reproduction est rendue possible par les acteurs, pratiques et organisations propres au système financier (Aglietta & Rebérioux, 2004; Baran & Sweezy, 1967; Epstein, 2005). La financiarisation est également un processus d’extension de la régulation financière hors du secteur financier, permettant la captation et l’intégration des flux de revenus issus de la sphère économique et industrielle aux circuits de valorisation financière. Ces circuits financiers sont dynamisés par des activités dont le but est l’accumulation sous forme d’intérêt, de dividendes ou de gains en capital (Krippner, 2005), lesquelles produisent et reproduisent une série d’asymétries sociales fondées sur la capacité à capter la richesse sociale et à la convertir sous une forme financière.

2 Séparées pour une bonne part du XXe siècle, où les managers disposaient d’une autonomie de gestion conférée notamment par des actionnaires peu enclins à s’immiscer dans les modèles d’affaires, les factions managériales et financières de l’élite économique se sont rapprochées à partir des années 1980, dans un contexte et selon des modalités propres à un régime d’accumulation financiarisé . Différents indicateurs permettent d’apprécier cette tendance : l’augmentation de la part des revenus des entreprises versée en dividendes (Lazonick, 2000), la valorisation des activités orientées vers la sphère financière au détriment des stratégies industrielles traditionnelles (Duhaime, Hanin, L'Italien, & Pineault, 2010) et la diffusion de source de rémunération des dirigeants liée à

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 159

la valeur boursière des entreprises (Useem, 1996). Au cours des dernières décennies, ce dernier dispositif stratégique a en effet été au cœur des propositions de modernisation des structures de gouvernance de la firme issues de la communauté financière.

3 En nous appuyant sur les travaux récents de la sociologie économique institutionnaliste, nous souhaitons contribuer ici à la connaissance des effets de la financiarisation sur le rapport entre dirigeants d’entreprises et actionnaires, en présentant les résultats d’une recherche sociographique portant sur la nature et le rôle de la rémunération des hauts cadres de grandes entreprises au Canada et au Québec. Cette étude vise plus particulièrement à présenter la composition de la rémunération des hauts dirigeants afin de fournir des pistes de réflexion concernant l’inflexion financiarisée des entreprises.

4 Sur la base des résultats de cette recherche, nous cherchons par ailleurs à mettre de l’avant une hypothèse alternative à celle que propose la théorie de l’agence dans la compréhension de la rémunération au sein des grandes entreprises. Nous considérons que la théorie de l’agence fait partie de l’attirail théorique déployé par les élites financières au tournant des années 1970 pour réaffirmer la supériorité d’une régulation par les marchés financiers, régulation se présentant comme une solution à un problème que ses concepteurs ont eux-mêmes construit (Erturk, Froud, Sukhdev, Leaver, & Williams, 2008; Pijl, 1984). Tout comme la théorie des droits de propriété, qui voit dans ceux-ci le fondement déterminant des relations et comportements entre les acteurs (Couret, 1998), la théorie positive de l’agence épouse la conception de l’entreprise en tant que nœuds de contrats (Eisenhardt, 1989).

5 Pour Godechot (2007), la spécificité des cadres hautement rémunérés dans l’industrie de la finance réside dans leur capacité à capter une part de capital lorsqu’ils prétendent ou quittent effectivement l’entreprise, un comportement susceptible de provoquer un choc financier. Nous proposons plutôt de considérer les dirigeants et les hauts cadres de firmes comme des acteurs susceptibles de profiter de la liquidité des actifs. Les transactions sur les stock-options et la recherche de la valeur actionnariale les amènent à se positionner comme des acteurs-clés dans la quête de rentabilité et de liquidité des capitaux investis. L’alignement que nous constatons entre les intérêts des dirigeants et ceux des actionnaires fonctionne de manière cohérente à travers les plans de rémunération. La trajectoire depuis 2001 de la composition de la rémunération des 100 PDG les mieux rémunérés, ainsi que des hauts cadres québécois de l’Indice 120 du Québec suggère que les gestionnaires de l’entreprise ont non seulement pu tirer profit des stock-options qu’ils détenaient, mais ont également réussi à sécuriser le risque qu’elles présentent, en les substituant de plus en plus aux unités d’actions fictives (UAF). Le rôle de gestionnaire industriel, qui prévalait sous la domination du capitalisme managérial et qui était essentiellement orienté vers le développement de la corporation (Berle et Means, 1968), a été relégué au second rang derrière l’exigence de rentabilité et de liquidité des actifs, desquelles les hauts dirigeants cherchent maintenant à tirer le maximum d’avantages.

Financiarisation de la corporation et transformations du contrôle : l’apport de la sociologie économique américaine

6 La financiarisation de la corporation a fait l’objet d’un nombre croissant d’études en sciences sociales ces dernières années, en particulier au sein de la sociologie

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 160

institutionnaliste américaine. Cette sociologie a initié plusieurs chantiers de recherche portant sur des aspects de la financiarisation des grandes firmes, en particulier de leurs structures et de leurs stratégies (Davis, 2009; Dobbin & Zorn, 2005; Fligstein, 2001; Prechel, 2000; Zorn & Dobbin, 2003; Zorn, Dobbin, Dierkes, & Kwok, 2006).

7 Parmi celles-ci, les études de Fligstein sur le contrôle ont joué un rôle important dans la théorisation de ces transformations. Fligstein a en effet conceptualisé le contrôle en tant que médiation sociale, c’est-à-dire en tant que mécanisme de mise en relation du sujet économique et de l’environnement, par laquelle les structures et les stratégies de l’organisation corporative sont simultanément mises en pratique et reproduites. Si ces médiations ont un caractère fonctionnel et technique évident, elles ont aussi un aspect significatif dans la mesure où la gestion d’une firme repose toujours sur , des conventions dominantes portant sur les « meilleures pratiques » de contrôle, conventions qui sont largement partagées par la communauté d’affaires à une époque donnée (Fligstein, 1996 ; 2001). Recomposant l’unité réelle de ces conventions ainsi que des structures et stratégies s’y rapportant, Fligstein a montré que les corporations se présentent toujours selon des configurations stabilisées et reconnaissables d’exercice de leur puissance, qu’il nomme formes de contrôle.

8 Une succession des formes de contrôle s’est ainsi étalée tout au long du XXe siècle, mettant au cœur de ce processus diverses factions managériales visant à « imposer » leur conception du contrôle respective. Ces formes, qui ont toutes reposées sur l’encastrement de la firme dans l’économie de production, se sont succédées jusqu’à ce que les gestionnaires de fonds ne commencent, dans les décennies 1970-1980, à s’immiscer directement dans les affaires de la firme. À partir de ce moment, au nom d’une conception du contrôle de l’organisation où les conventions issues du système financier devenaient l’instance régulatrice, la forme financiarisée de contrôle de la firme s’est imposée (Fligstein, 2001). Reprenant explicitement la théorisation de Fligstein pour en prolonger et en préciser la capacité interprétative, Dobbin et Zorn (2005) se sont attardés à examiner cette nouvelle conception financiarisée de contrôle au sein des équipes dirigeantes. Selon eux, la spécificité de cette forme est qu’elle est issue de l’initiative externe de groupes actifs sur les marchés financiers, qui ont réussi à transformer durablement la façon dont les actionnaires et les dirigeants perçoivent leurs intérêts, en plaçant les intérêts des investisseurs institutionnels en priorité (2005, p. 183). Ce faisant, cette forme a entraîné une réorganisation des intérêts, des pouvoirs et des rôles à l’intérieur de la firme en fonction du principe de la « valeur actionnariale ».

9 Les profonds changements opérés durant cette période dans les structures de gouvernance de la firme ont été un catalyseur de premier plan dans cette réorganisation. Le glissement vers une rémunération des hauts cadres sous forme de stock-options, c’est- à-dire la possibilité d’exercer des droits sur des actions à un prix et à un moment privilégiés, a constitué un moment majeur dans la financiarisation de la firme (Aglietta & Rebérioux, 2004). Grâce à ce dispositif, les managers ont été fortement incités à augmenter la rentabilité et la liquidité du titre de leurs firmes, et ce, en déployant des stratégies organisationnelles visant à agir favorablement sur les perceptions des analystes financiers (Zorn et al., 2006). Cette transformation de la régie interne de la firme a bénéficié du soutien actif de firmes externes de comptabilité financière, qui ont régularisé et répandu ces pratiques (DiPrete, Eirich, & Pittinsky, 2010), contribuant du coup à la « normalisation » de la financiarisation de la structure de gouvernance des firmes (Folkman et al., 2007). Par la déconsidération des services internes des entreprises

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 161

en ressources humaines au profit des firmes externes, l’organisation est devenue un lieu de transaction pour des services externalisés, dont le contrôle discrétionnaire est le fait des hauts dirigeants ayant été progressivement intégrés à la communauté financière.

10 Cette intégration est significative. Plus que toutes les formes antérieures de contrôle de la grande corporation, la forme financiarisée a impliqué une profonde reconfiguration des rapports entre l’élite corporative et financière à partir de la fin du XXe siècle. De plus, elle a scellé le passage de formes de contrôle faisant de la corporation un instrument défini par ses différentes parties prenantes, à une conception du contrôle où la firme est devenue un dispositif de valorisation financière du capital destiné à élargir la base de reproduction d’une élite de rentiers assumant de plus en plus de fonctions de régulation d’ensemble de l’économie.

La théorie positive de l’agence et ses limites

11 Dans la tradition d’analyse inaugurée par les travaux de Berle et Means (1968), la corporation est décrite comme un sujet économique et juridique basé sur la séparation des fonctions de propriété et de gestion. Contrairement à la propriété classique qui donnait à l’entrepreneur aussi bien le droit d’intervenir directement dans la gestion de son entreprise que le droit de tirer un revenu issu des actifs sous gestion, la structure financière d’une firme, qui prend la forme de titres, n’habiliterait formellement plus ses actionnaires à s’ingérer directement dans les affaires de la firme (Morin, 1997). Autrement dit, l’institutionnalisation de la corporation a, d’une part, donné aux actionnaires le droit de tirer un revenu sur la base de la valeur de leurs titres, et elle a, d’autre part, délégué le droit de gestion de la firme aux managers, compris ici comme les « fonctionnaires » d’une organisation formellement autonome sur le plan juridique.

12 C’est ainsi que les actionnaires ont été relégués à une position passive, apparentée à celle du rentier, dont l’activité principale devient la gestion du risque lié à leurs investissements par le biais du contrôle exercé sur le conseil d’administration. Quant au management, les pouvoirs que lui a dévolu la corporation par le biais du conseil d’administration se sont accrus durant une bonne partie du XXe siècle, selon le degré de dispersion des détenteurs de titres et sa capacité à mettre en place des mécanismes d’autocontrôle des directions (Morin, 1997). La corporation s’est ainsi imposée comme une médiation organisationnelle, c’est-à-dire en tant que dispositif d’accumulation pour les différents acteurs économiques – créanciers, actionnaires, dirigeants – (Bowman, 1996), qui modifie substantiellement, sans l’abolir, la nature du rapport de propriété.

13 Cette compréhension de la firme et de la propriété a eu des implications majeures sur les plans du contrôle de l’organisation et de l’affectation des flux financiers qu’elle génère : si l’action donne effectivement à son détenteur un droit à la richesse générée par la corporation, rien n’indique formellement que ce droit doit être le principe cardinal de la gestion de la firme. Aucun privilège particulier quant au type d’allocation des ressources financières ou de répartition des revenus captés par la corporation n’est octroyé. Les finalités de la richesse créée et affectée par celle-ci ont historiquement constitué un enjeu « politique » pour les parties prenantes. Pour cette raison, la corporation est, comme l’a souligné Fligstein, le théâtre de conflits quant à l’exercice de son contrôle, contrôle qui relèvera d’abord des managers industriels (Galbraith, 1989), pour ensuite être rattaché aux « money managers » dans la financiarisation (Useem, 1996).

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 162

14 C’est pour faire pièce à ce paradigme dit « managérial » que la théorie positive de l’agence a été mise de l’avant (Lazonick, 2000). Cette théorie, qu’il faut distinguer de la théorie dite normative de l’agence1, a été développée par Jensen et Meckling (1976) au cours des années 1970 et 1980 sur la base d’une réaffirmation de la primauté des droits des actionnaires sur l’ensemble des parties prenantes de la firme. Réactivant et appliquant unilatéralement la catégorie « classique » de propriété à la nouvelle réalité de la corporation, elle visait à répondre aux rapports conflictuels inhérents aux rôles institués au sein de l’organisation corporative, notamment celui entre hauts dirigeants et actionnaires, en suggérant l’existence d’une asymétrie de droit entre les actionnaires- propriétaires (le principal) et les managers (l’agent). Contre la tentation de ces derniers à vouloir gérer la firme selon une pluralité de critères représentatifs des parties prenantes de l’organisation, la théorie de l’agence avançait que les actionnaires-propriétaires étaient habilités à faire respecter la souveraineté de leurs droits et de leurs intérêts dans la gestion quotidienne de la firme.

15 Pour asseoir la souveraineté des actionnaires, cette théorie proposait la création de mécanismes de gouvernance permettant de résoudre un certain nombre de conflits réels ou potentiels entre les ceux-ci et les managers. Parmi ces mécanismes, la rémunération en stock-options apparaissait comme l’une des voies royales pour harmoniser les intérêts du principal et de son agent. Ces intérêts fondamentalement divergents peuvent se résumer aux éléments suivants : l’effort du manager, l’asymétrie d’informations entre les parties, les prélèvements discrétionnaires potentiels du manager, le patrimoine inégalitaire investi entre les parties (un portefeuille diversifié versus un revenu du travail), le court-termisme du manager qui s’oppose à la vision longue de l’actionnaire (Byrd et al. 1998 ; Rekik, (2010, pp. 366-367).

16 Les limites des conflits corporatifs sont multiples, mais la plus importante relève de ce que nous pourrions appeler la fable de « l’investisseur patient ». Il se trouve que la figure de l’actionnaire à long terme, présupposée par la théorie de l’agence, ne correspond pas à la tendance observée depuis la fin des années 1970 dans la structure de l’actionnariat, où le profil des actionnaires s’est profondément modifié. Les actions sont aujourd’hui détenues de façon importante par des fonds de pension, des organismes de placement collectif ou fonds mutuels, des compagnies d’assurance-vie, des départements fiduciaires des banques, des fonds spéculatifs ou hedge funds et d’autres investisseurs institutionnels (Davis, 2009; Useem, 1996). Ces investisseurs optent pour des stratégies qui passent essentiellement par la recherche de liquidité et de rentabilité financière de leurs titres, selon des horizons temporels qui se sont considérablement raccourcis depuis trente ans (Aglietta et Rebérioux, 2004). Ainsi, la théorie positive de l’agence a conservé la conception d’un investisseur en tant que propriétaire individuel qui investit à longue échéance dans une entreprise, alors que la réalité est tout autre.

17 Il est légitime de questionner, plus largement, le caractère réaliste des présupposés de la théorie de l’agence. Ainsi en est-il de la justesse de la proposition phare de cette théorie, selon laquelle les managers seraient les agents des actionnaires, bien que le droit canadien ait statué plusieurs fois au cours des dernières décennies à l’effet que les administrateurs de sociétés doivent orienter leur pratique en fonction des intérêts de la société en général (Allaire & Rousseau, 2014). À cet effet, trois arguments critiques doivent être soulevés ici.

18 Le premier a trait à la nature du rapport évoqué par la théorie de l’agence pour fonder l’asymétrie entre les actionnaires et les managers, qui fait fi de la mutation de la

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 163

propriété privée « classique », qui s’est vue dépouillée de sa capacité à intervenir directement dans les affaires courantes de la firme. La théorie de l’agence désigne les actionnaires en tant que figure héritée des entrepreneurs. Le second argument porte sur l’équation établie par la théorie de l’agence entre le principal et l’exposition au risque : ce sont les actionnaires qui occuperaient la fonction la plus à risque dans la firme. Or, non seulement les dirigeants, mais les salariés et les autres parties prenantes sont elles aussi placées devant des risques économiques et financiers, dont le niveau est allé en s’accroissant depuis trente ans. De plus, à mesure que les marchés financiers se sont développés et segmentés, le risque encouru par les actionnaires a tendu à être de moins en moins important pour certaines catégories d’investisseurs. En effet, la part du profit des corporations versée en dividendes aux actionnaires n’a cessé de croître tant aux États-Unis qu’au Canada, sécurisant ainsi le patrimoine financier des détenteurs de titres (Macdonald & Jackson, 2012, p. 9). L’accroissement continu des dividendes montre que, malgré la récente crise financière, la grande majorité des actionnaires ont réussi à se préserver du risque que constituait leur participation en capital, les promouvant à une position de « créanciers protégés » (Aglietta & Rebérioux, 2004, p. 57). Une dernière et importante limite de cette théorie concerne le postulat selon lequel les intérêts des managers seraient foncièrement opposés à ceux des actionnaires, dans la mesure où ils auraient tendance à relativiser l’importance du patrimoine des investisseurs lors de la prise de décision. Ainsi, seule une forme de rémunération axée sur l’évaluation boursière de la firme serait en mesure d’aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires et permettrait de refléter correctement leur performance individuelle. Toutefois, on retrouve une littérature scientifique abondante qui réfute, sur pièces, le lien entre performance des dirigeants et performance boursière de la firme : il a été montré que la taille de l’entreprise expliquerait 54% de la variance de la rémunération, tandis que la performance de l’entreprise jouerait pour seulement 5% (Tosi, Werner, Katz, & Gomez- Mejia, 2000). Chez les défenseurs de la théorie de l’agence eux-mêmes se trouvent des auteurs pour lier le pouvoir exagéré des dirigeants à leur capacité à capter une rente sous forme financière. C’est du moins les résultats souvent cités des études de Bebchuk (Bebchuk & Fried, 2004) pour qui la forme et le niveau de la rémunération peuvent être en faveur des dirigeants lorsque ceux-ci sont en mesure de détourner une partie de la valeur corporative crée en influençant le conseil d’administration en fonction de leurs propres intérêts.

Les transformations du mode de rémunération des dirigeants de grandes firmes au Canada et au Québec

Les plans de rémunération des hauts dirigeants

19 Tout comme ce fut le cas pour la théorie de l’agence, plusieurs principes de gouvernance ont été façonnés par la prégnance des investisseurs institutionnels et l’implantation d’une forme financiarisée de contrôle de la firme. Ces investisseurs se sont placés dans une position de porte-parole des actionnaires, en particulier sur la question de la rémunération des dirigeants d’entreprise, où ils ont laissé leur marque. Ainsi, selon Magnan et al. (2009), le plan de rémunération de la haute direction aura tendance à avantager les actionnaires et les détenteurs de titres dans les cas suivants : 1) Les proportions d’administrateurs externes et celle des actions de la firme détenue par ceux-

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 164

ci sont importantes; 2) Le dirigeant ne cumule pas la fonction de président et celui du conseil d’administration; 3) L’expérience des administrateurs et le niveau de rémunération dans leur emploi sont élevés et composés d’actions (la détention des stock- options dans leur cas pourrait favoriser l’adoption de comportement spéculatif ou court- termiste orienté vers l’accumulation); 4) La transparence dans la gouvernance d’entreprise est importante.

20 Regroupés au sein du Canadian Coalition for Good Governance (CCGG), les investisseurs institutionnels au Canada ont promu ces nouvelles règles qui se sont graduellement imposées aux entreprises par le biais des recommandations issues de l’Agence canadienne des valeurs mobilières. Ces nouvelles normes ont abouti à des résultats tangibles : en 2003, seulement 38% des compagnies indexées étaient dotées d’un conseil d’administration présidé par une personne indépendante, alors qu’en 2010 elles étaient 58% (CCGG, 2013).

21 Le plan de rémunération des hauts cadres de l’entreprise est un aspect névralgique de la gouvernance et il doit, pour cette raison, être soumis à l’approbation des actionnaires par le conseil d’administration ou par un sous-comité attitré à cette tâche. Il est le plus souvent préparé par des firmes-conseils, qui conjuguent des paramètres de performance et des pratiques de benchmarking, où des comparaisons sont établies entre entreprises d’un même secteur dotées d’une capitalisation boursière similaire. Il peut ensuite faire l’objet d’un vote d’appui par l’assemblée extraordinaire des actionnaires, qui a lieu habituellement une fois par année. Appelé « Say on Pay », ce processus est soit fermé, soit ouvert aux membres de la direction selon les pays – c’est le cas au Canada, aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Australie. En 2009, soit l’année d’entrée en vigueur au Canada de ce mécanisme, 13% des entreprises canadiennes cotées en bourse y avaient recours. Cette proportion a bondi à 44% en 2010 et à 78% en 2011 (CCGG, 2013, p. 11).

22 La rémunération globale des dirigeants est le fruit du cumul de diverses sources et modalités de rémunération, dont le classement est grandement influencé par la discipline qui pose un regard sur elles. Les comptables se préoccuperont des divisions par types d’impositions fiscales, alors que le management des ressources humaines sépare et justifie celles-ci en fonction d’un plan d’incitation à courte ou à longue échéance, ou en fonction d’une triple équité : l’équité interne – la valeur de l’emploi exercée en regard de sa position dans l’entreprise, l’équité externe – la valeur du poste occupé en fonction du marché de postes similaires et l’équité individuelle – rendement de l’individu. À la fois soucieux du régime fiscal et des paramètres de performance qui guident l’établissement de la rémunération, nous classons en trois grands types les sources de rémunération2 : 1. Un versement fixe, qui comprend le salaire de base, mais aussi les avantages liés à l’exercice de l’emploi, incluant en outre les assurances, la pension, les voitures et le logement de fonction, les cartes de crédit d’entreprise; 2. Les primes fondées sur les évaluations comptables, appelées également bonus. La méthode la plus répandue de calcul de la création de valeurs actionnariales – economic value added (EVA) –, opte pour une comptabilité qui divise les unités de l’entreprise, rendant plus faciles l’évaluation du rendement et ainsi la mise en place de bonus. La prime d’un dirigeant peut par exemple être fixée en fonction de l’augmentation de l’EVA par rapport à une période antérieure, trimestrielle ou annuelle; 3. Les rémunérations liées à la performance boursière de l’entreprise.

23 Ce troisième et dernier type de rémunération est motivé par le souci d’aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires. Cette innovation organisationnelle a clairement

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 165

coïncidé avec la mise en place de la forme financiarisée de contrôle, où les conventions et principes de gestion en vigueur dans la communauté financière ont été jusqu’à redéfinir la manière de rétribuer et de sanctionner les performances des hauts dirigeants. Ce mode de rémunération se décline en trois principales formes : les stock-options, les actions gratuites et les unités d’actions fictives (UAF). Présentons-les ici brièvement, puisqu’elles font désormais partie des discussions concernant la gouvernance des organisations.

24 1) Les stock-options sont une forme de rémunération qui donne l’opportunité à certains salariés d’acquérir des actions à un prix préférentiel, au moment qu’ils jugent opportun dans une période prédéterminée par leur contrat de travail. La levée fait l’objet d’un choix discrétionnaire et permet aux détenteurs d’exercer leurs stock-options, c’est-à-dire de réaliser une plus-value entre la valeur d’attribution de la stock-option et la valeur de l’action au moment de la levée. Depuis 1994, le Canada offre une réduction de 25% du taux d’imposition sur la valeur issue de la levée des stock-options et la valeur de celles-ci n’est pas imposable dans l’année fiscale d’attribution.

25 On distingue deux types de stock-options : les options de souscription d’actions et les options d’achat d’actions. Les premières, de loin les plus courantes, lorsqu’elles sont exercées, sont émises par l’entreprise, ce qui augmente le capital de celle-ci, mais dilue le pouvoir des actionnaires. Les options d’achat d’actions sont, quant à elles, des actions (qu’une règle informelle en vigueur au Canada plafonne à 10% du total des actions de la société) que la société a préalablement émises et rachetées aux fins de rémunération et dont la distribution aux bénéficiaires doit se faire à l’intérieur d’un an à partir de l’achat. Si la valeur des actions n’est pas avantageuse et que la levée n’a jamais lieu, c’est-à-dire si les stock-options mis à la disposition des individus ne sont pas exercés, la société demeure avec ces actions et est obligée de les vendre à perte. Cette manœuvre permet en outre à la haute direction, avec l’aval du conseil d’administration, de choisir le moment et la quantité d’actions rachetées de manière à s’enrichir considérablement (Crotty, 2009; Lazonick, 2009; Lazonick & O'Sullivan, 2002). Contrairement aux actionnaires et aux corporations, ces deux formes de stock-options présentent les mêmes avantages et modalités d’exercice pour les personnes qui en bénéficient.

26 2) Outre les stock-options, les actions gratuites constituent une autre forme de rémunération variable, qui est souvent accompagnée de conditions de présence dans l’entreprise et de conservation pour une période déterminée.

27 3) Troisième catégorie de rémunération liée à la performance boursière corporative, les unités d’actions fictives (UAF) sont des actions dont la valeur repose sur la valeur des actions au moment où elles font l’objet d’une signature dans le cadre d’un contrat de travail. Selon les modalités du contrat et l’échéance de leur mise à disposition, ces unités d’actions peuvent avoir plusieurs libellés : unités d’actions différées, restreintes, incessibles, subalternes, assujetties à la performance, etc. Notons également que les UAF sont imposables à titre de revenu d’emploi, mais que pour les entreprises, leur valeur est déductible d’impôts.

28 La crise financière de 2008 a provoqué de nombreux débats concernant la rémunération des dirigeants (Steiner, 2011). Cependant, peu d’entre eux ont porté sur la signification et la portée de la forme de la rémunération comme telle, se préoccupant essentiellement de la montée en valeur de celle-ci (Allaire, 2012) ou de celle stock-options (Zheng & Zhou, 2012). Nous poursuivons justement cet objectif de description des tendances à l’œuvre en matière de rémunération, sur le fond de l’analyse critique de la théorie de l’agence que

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 166

nous avons présentée. Notre intention dans cette section est de documenter et d’analyser le développement de cette modalité de financiarisation de la gouvernance de la firme, en étudiant la composition de la rémunération des hauts dirigeants au Canada et au Québec.

29 Notre démarche se décline en deux volets : 1) la rémunération des 100 PDG les mieux rémunérées de sociétés canadiennes ouvertes de 2001 à 2012; 2) La rémunération des cinq individus les mieux rémunérés des entreprises indexées dans l’Indice 120 du Québec en 2007 et en 2011. Concernant le premier volet, les données ont été extraites de la publication annuelle du quotidien torontois Globe and Mail. Les informations relatives à la rémunération au Québec et au Canada sont divulguées annuellement selon les exigences de l’Autorité canadienne des valeurs mobilières, qui, en 2009, a grandement modifié les catégories soumises au règlement. À partir de la législation de 2009, qui se reflète dans les bilans des compagnies pour l’année 2008, la valeur de la pension accumulée a été ajoutée. On notera aussi que les stock-options ont fait l’objet d’une modification majeure : jusqu’en 2007, ils concernaient les stock-options exercées, tandis qu’à partir de 2008, ils désignent les stock-options octroyés. Ce changement ne s’est pas fait sans effet sur la cohérence des données disponibles, d’autant qu’il coïncide avec le déclenchement de la crise financière la même année.

30 Concernant le volet québécois, nous avons opté pour une méthode diachronique, qui, sur le plan heuristique, nous permet de voir les modes de rémunération par secteur et par catégorie d’emploi entre deux périodes distinctes, soient l’année précédant l’éclatement de la crise financière (2007) et l’année d’après cette crise disposant des informations les plus récentes (2011). Le nombre de hauts cadres et de dirigeants d’entreprise s’élève à 400 en 2007 et 509 en 2011, en provenance respectivement de 87 et de 116 compagnies, c’est- à-dire l’ensemble des compagnies de l’Indice 1203 du Québec pour lesquelles les circulaires d’invitation à l’assemblée annuelle de la compagnie, contant les informations les plus détaillées sur la rémunération des hauts cadres, étaient disponibles sur le site de compilation des documents corporatifs canadiens SEDAR. Nous avons passé en revue chaque circulaire pour les années concernées et saisies dans un logiciel d’analyse statistique les données relatives à la rémunération, le poste occupé pour chaque personne. Les données québécoises permettent en outre d’opérer une distinction entre les actions gratuites et les UAF et de voir si la trajectoire de la place des stock-options dans la rémunération n’est qu’attribuable au changement dans la divulgation canadienne, ou s’il y a réellement une baisse dans la valeur des stock-options octroyées.

Les résultats de la recherche sur les plans de rémunération des hauts dirigeants au Canada et au Québec

31 Les données du graphique 1 sont une compilation des données concernant la rémunération des PDG ayant la plus haute rémunération au Canada pour les entreprises cotées.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 167

32 Quatre observations se dégagent de ce graphique. Premièrement, on remarque une stabilité du montant attribué au salaire et à la catégorie « autre ». Le salaire se situe à un total de 97M$ en moyenne. La proportion qu’il occupe est d’environ 13,5% de la rémunération totale au cours de la période étudiée. La part du type autre rémunération se situe, quant à elle, en moyenne à 6%, soit 50M$.

33 Deuxièmement, la catégorie bonus, dont le montant moyen s’élève à 141M$, est marquée par une augmentation à partir de 2005 puis une stabilisation par la suite. C’est donc dire que, de façon proportionnelle, elle est devenue plus importante au cours des dernières années, puisque la baisse qu’elle a subie est nettement moins importante que celle des autres catégories.

34 Troisièmement, les stock-options sont très élevées juste avant la crise, qui varient de 241M$ à 777M$, et diminuent considérablement par la suite, à tel point que les salaires et bonus deviennent plus élevés que ceux-ci.

35 Quatrièmement, les UFA ont commencé à augmenter en 2004 et occupent, depuis la fin de la crise, une part des stock-options. Cette catégorie de rémunération atteint 208 M$ en 2012, soit 32% du total de la rémunération. Les UAF semblent donc s’être substituées aux stock-options.

36 Ensemble, les UAF et les stock-options ont cru au milieu de la période étudiée pour diminuer par la suite. En proportion, les actions et UAF ainsi que les stock-options occupent de 51% à 73% du total de la rémunération de 2001 à 2007, suivi par un affaiblissement drastique à partir de 2008 (51%), attribuable probablement à la crise financière de 2008 et au fait qu’il s’agisse à partir de ce moment-là des stock-options octroyées seulement, avant de remonter graduellement (53% en 2012). Les stock-options exercées ont connu une augmentation régulière de 2001 à 2007, passant de 42% à 59%, avant qu’une forte chute soit constatée pour les stock-options octroyées en 2008 (26%) et qui perdure jusqu’en 2012 (21%). La faible proportion occupée par les stock-options octroyées après 2008 est remplacée par la part grandissante que prennent les actions gratuites et unités d’actions fictives (9% en 2001 et 32% en 2012) et dans une moindre mesure le bonus (qui se maintient entre 22 et 28% après 2007).

37 Une comparaison des années 2001 et 2012 ne permet pas de conclure à une augmentation significative de la part des UFA et stock-options, puisque ces derniers concernent les

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 168

stock-options octroyées en 2012 et celles exercées en 2001. Soulignons cependant que, sur une période de 12 ans, le pourcentage de PDG de cette population ayant exercé ou reçu leurs stock-options est passé de 39% à 71%, avec un maximum de 99% en 2002. Le pourcentage de PDG s’étant vus offert des actions gratuites ou des UAF a, quant à lui, suivi une progression constante et rapide durant la même période : de 22% en 2001, il était de 78% en 2012.

38 Ces tendances se renforcent lorsque notre regard se pose vers les 20% les mieux payés de la population présentée : les stock-options et les unités d’actions fictives ont tendance à occuper une plus grande part dans le total de la rémunération que ce n’est le cas dans les 8 premiers déciles4. Ainsi, la proportion de la rémunération en stock-options pour les 9e et 10e déciles est en moyenne 21% plus élevée que celle des 8 premiers déciles, de 2001 et 2007 et de 4% pour 2008 et les années subséquentes. La réduction en 2011 et 2012 des stock-options au profit des actions gratuites et UAF est plus radicale chez les 9e et 10e déciles (+21 et +15%) que chez le reste de la population (+2% et +9%). La part occupée par le salaire dans la composition de la rémunération des 8 premiers déciles est en moyenne de trois fois plus élevée qu’elle ne l’est dans les deux autres déciles. De plus, ces résultats doivent être mis en lumière dans le rapport du premier au dernier décile qui témoigne d’une réduction importante, au fil des ans, de l’écart entre les déciles : le 10e décile gagnait 56 fois plus en 2001 que le premier décile, ce rapport a diminué considérablement depuis, atteignant 13 fois en 2007.

39 Une analyse complémentaire par secteur d’activité des entreprises nous permet de constater que de 2001 à 2007, le montant moyen des stock-options (2001 et 2002) et des actions et UAF (2003 à 2007), du secteur des finances et assurances est supérieur aux autres. Cette prépondérance s’arrête à partir de 2008, à partir de laquelle aucun secteur ne domine durablement les autres. Cela peut illustrer une sorte de standardisation des formes de rémunération et de leur valeur, dont le secteur financier constitue le moteur et le régulateur. Cette hypothèse est confortée par le fait que le secteur des finances et assurances ne s’est pas accru et que les stock-options exercées à leur plus forte croissance (2004 à 2007) ne sont pas le type de rémunération pour lequel les PDG de ce secteur reçoivent le plus d’argent : ce sont les actions et UAF.

40 Sur la scène québécoise, rappelons que des analyses ont été menées concernant la rémunération des cinq cadres les mieux rémunérées de chaque entreprise afin de fournir des résultats plus approfondis au sein de chaque organisation, s’étendant au-delà de ceux des dirigeants d’entreprise (graphique 2). Comme ce fut le cas pour les données concernant les PDG canadiens, les catégories de salaire et de bonus sont présentes ainsi que les autres types de rémunérations. Les actions gratuites sont considérablement moins attribuées (seulement 21 personnes en 2007 et 71 en 2011). Les stock-options sont calculées au moment de l’octroi, ce qui nous permet d’obtenir une comparaison temporelle fiable.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 169

41 La comparaison temporelle en dollars constants permet d’observer une baisse de 25% de la rémunération au Québec, passant en moyenne de 291 000 $ à 154 000 $ pour les présidents et PDG et de 109 000 $ à 88 000 $ pour les autres cadres. À l’exception du salaire, l’écart entre les moyennes de 2007 et de 2011 des deux catégories d’emploi semble s’amenuiser. Cela est particulièrement prononcé concernant les UFA et les stock-options, dont la différence entre les moyennes des deux catégories d’emploi est respectivement passée de 120 000 $ à 65 000 $ et de 127 000 $ à 31 000 $.

42 La composition de la rémunération a grandement changé entre 2007 et 2011 pour l’ensemble des hauts cadres au Québec. On assiste à une chute drastique des stock- optionsoctroyées, tant dans la proportion que cette forme de rémunération occupe parmi les autres (-20%) que dans la moyenne observée quant au montant (-72%). L’écart entre 2007 et 2011 de la moyenne des stock-options s’accroit davantage chez les présidents et directeurs généraux (-72%) et dans les secteurs de la consommation et des médias et télécommunications. Aussi, le pourcentage de cadres ayant reçu des stock-options est passé de 56% en 2007 à 51% en 2011 ; cette baisse est remarquée tout particulièrement dans le secteur financier (-21%). L’idée, selon laquelle la rémunération canadienne d’après-crise se caractérise par une chute des stock-options octroyées et non seulement une chute des stock-options exercées, semble ici renforcée par les données québécoises.

43 Dans le secteur financier, la réduction de la part dédiée aux stock-options est remplacée de façon quasi complète par l’octroi d’unités fondées sur la valeur de l’action. Cette tendance prévaut également pour le secteur du pétrole, gaz et métaux, mais dans une moindre mesure : la part du salaire ayant elle aussi augmentée. Pour les individus aux postes de présidents ou directeurs généraux, ainsi que pour les secteurs de la consommation, de l’industrie et de la santé, il semble que ce soit le salaire et le bonus qui aient récupéré cette part laissée par les stock-options. Quant au secteur des médias et télécommunications, la baisse de 40% de la part des stock-options a été remplacée également entre salaire et bonus (+22%), d’un côté, puis unités fondées sur la valeur de l’action (+20%), d’un autre côté. On observe également cet équilibre chez les hauts cadres.

44 Alors que la moyenne des montants attribués en octroi de stock-options et la somme globale de ces montants ont chuté dans tous les secteurs et parmi tous les hauts cadres, les unités d’actions fictives ont une valeur qui a crû de 23% globalement, une somme qui a fait un bon de 51% chez les autres cadres, mais qui a légèrement diminué pour les présidents et chefs de direction. La somme totale versée sous forme d’unités d’actions

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 170

fictives a augmenté les secteurs de la consommation (+21%), des finances et assurance (+38%) ainsi que dans celui des médias et télécommunications (+33%). De façon générale, on observe une tendance à la diffusion de cette source de rémunération chez les cadres qui sont 8% de plus à en bénéficier en 2011 qu’en 2007. Ils sont 21% plus nombreux à en recevoir dans le secteur du pétrole, gaz et métaux, 17% dans le secteur de la santé et 16 % dans celui des médias et télécommunications.

Discussion des résultats

45 Le manque de transparence et de constance dans la divulgation des autres composantes de la rémunération, comme le montant de la retraite ou la part de capital détenu par le dirigeant, ne nous ont pas permis de discuter de tous les éléments susceptibles de permettre une appréciation plus juste de l’écart qui existe entre les hauts cadres provenant de différents secteurs d’activités du Canada et du Québec. À titre d’exemple, les dirigeants canadiens bénéficient de modalités de négociation de retraite qui ne font plus partie des normes habituelles réservées aux salariés, mais dont la divulgation n’a été ordonnée au Canada qu’en 2010. Les prestations de retraite ont d’abord été calculées à partir du salaire ; graduellement elles le furent à partir du salaire et des bonus, auxquels se sont ajoutés les actions et les stock-options ainsi que leurs dérivés. Dans des cas de plus en plus nombreux, le pourcentage de la pension peut être augmenté chaque année, des clauses de continuité de la prestation de retraite au conjoint du dirigeant sont mises en place, les rentes de retraite des dirigeants sont converties en assurance-vie afin que les héritiers reçoivent un transfert libre d’impôt, des fiducies sont créées pour permettre de garantir les prestations de retraite en cas de faillite de la firme, alors que les employés sont privés de leur propre régime dans un pareil cas, etc. (St-Onge & Thériault, 2006).

46 De façon générale, l’étude des populations de PDG les mieux payés au Canada et des hauts cadres québécois des entreprises cotées en bourse montre une augmentation constante de la part des rémunérations autres que le salaire. Les unités d’actions fictives semblent de plus en plus préférées aux stock-options, qui avaient jusqu’ici attiré l’attention des chercheurs. Les scandales de délits d’initiés liés aux stock-options qui ont éclaté dans le contexte de la crise financière de 2008, les pressions exercées par les hauts dirigeants sur le conseil d’administration pour l’obtention de stock-options en fonction de la conjoncture (Cai, 2007; Yermack, 1997), les transactions de stock-options ou leur manipulation à des fins d’enrichissement immédiat par les dirigeants et les traitements fiscaux ont tous les trois contribué à la recherche de solutions alternatives à cette forme de rémunération.

47 De ce fait, la détention d’unités d’actions fictives semble maintenant perçue comme la meilleure solution pour faire concorder les intérêts des dirigeants avec ceux des actionnaires, et ce, pour trois raisons majeures. Premièrement, parce que le risque de gain et de perte est le même pendant une période relativement longue – au moins trois ans pour les unités d’actions différées–, le dirigeant est ainsi amené à opter pour des stratégies de long terme. Deuxièmement, il semblerait que cette forme de rémunération vient atténuer de manière plus efficace l’aversion pour le risque que ne le faisaient les stock-options. En effet, si la valeur de l’action était à la hausse, les dirigeants cherchaient à exercer leurs stock-options, mais dans le cas contraire ils ne faisaient rien; la détention d’unités d’actions fictives les engage, en quelque sorte, tout au long de l’exercice de leur emploi. Troisièmement, les unités d’actions fictives sont plus intéressantes pour les

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 171

actionnaires puisqu’elles n’ont pas d’impact, lorsqu’elles sont octroyées ou empochées, sur la dissolution de l’actionnariat. De plus, elles ne sont pas assorties des mêmes droits pour le détenteur que les stock-options, dont le droit de vote et les autres droits associés à détention d’actions. La réaction positive des marchés face à l’adoption de plan de rémunération ayant une large part d’unités d’actions fictives différées et les objectifs de gouvernance auxquels leurs utilisations répondent, font pencher les entreprises en faveur de leur adoption (Khalil, Magnan, & André, 2008).

48 Dans les années 1990, la valeur estimée de la rémunération en stock-options était en moyenne de 33% au Canada (St-Onge & Thériault, 2006) et constituait la seule composante susceptible de fluctuer en fonction de la valeur boursière. Notre étude constate que les stock-options atteignent 21% chez les présidents et que la part de la rémunération fondée sur la valeur boursière est de 52%, une tendance qui confirme la conclusion de la seule enquête canadienne réalisée entre 2000 et 2005 sur le sujet .

49 La comparaison temporelle de la rémunération des dirigeants canadiens suggère qu’il se met en place un processus de stabilisation des règles financières et une diffusion de celles-ci dans des secteurs non financiers et parmi des entreprises qui ont tendance à situer la rémunération de leur dirigeant dans les huit premiers centiles. Comme ce fut le cas pour les parachutes dorés qui se sont répandus lors du mouvement des fusions- acquisitions aux États-Unis dans les années 1980 , les unités d’actions fictives et les actions ont été diffusées dans une période de changement pour justifier un risque nouveau que les managers ne voulaient pas assumer – celui de la crise financière, et devient ainsi un instrument normalisé.

50 Les résultats de notre enquête montrent que les capacités de contrôle penchent en faveur des actionnaires, qui ont réussi à maîtriser les effets négatifs des stock-options en leur substituant les unités d’actions fictives. Cela dit, il semblerait qu’une lecture partenariale et non conflictuelle serait à même de rendre compte du fait que les dirigeants d’entreprises profitent de cette situation, ne serait-ce que par le fait de n’avoir été que très peu touchés par la crise financière : la valeur des stock-options, moins octroyées et moins exercées, a été compensée par l’arrivée massive des UAF.

51 La théorie positive de l’agence n’a pas véritablement analysé la signification et la portée à long terme de la redéfinition de la forme de rémunération des hauts dirigeants. Ainsi que Zorn et Dobbin (2005) l’ont avancé, cette théorie a davantage constitué un « révélateur » qui, sur le plan idéologique, exprime des transformations qui ont eu cours dans l’économie générale des forces sociales gravitant dans le champ de forces de la firme. Ces transformations affectant la composition de l’élite managériale et financière sont de mieux en mieux documentées, en particulier les nouvelles relations induites par la financiarisation entre les hauts dirigeants des firmes et les gestionnaires de fonds (Savage & Williams, 2008; Useem, 1996). Les fonctions managériales et financières, loin d’être par nature antagoniques et conflictuelles, seraient plutôt partenariales et complémentaires dans cette phase du capitalisme avancé (Erturk et al., 2006). La forme financiarisée de rémunération rend en fait poreuse la frontière entre ces deux fonctions et matérialise une logique de cooptation de l’élite managériale au sein de l’élite financière. La rémunération des dirigeants n’est pas seulement le reflet des transformations de la forme financiarisée de la firme : elle en est le moteur. Les managers sont des acteurs clés dans la redéfinition des activités prioritaires de la firme, c’est-à-dire les activités financières en premier lieu, puis les autres activités reléguées au second rang et dominées par la première. La stagnation, voire la réduction en valeur absolue de la rémunération

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 172

moyenne des présidents et directeurs généraux, et dans une moindre mesure, celle des hauts cadres, pourrait signifier également le déplacement des enjeux de contrôle des flux financiers vers des entreprises et des acteurs intermédiaires qui interviennent à des moments-clés du processus (Folkman, Froud, Sukhdev, Leaver, & Williams, 2008). Les formes financières de rémunération poussent les gestionnaires, par une incitation financière, à redéfinir les objectifs de croissance sous le terme de celle de la valeur actionnariale. Un des changements fondamentaux engendrés par la rémunération axée sur la valeur boursière est qu’elle rend le rôle des dirigeants d’entreprises contradictoire : ils sont à la fois gestionnaires industriels et acteurs financiers.

52 Quant à la théorie de l’agence, les faits montrent qu’elle repose sur une conception erronée de la nature des actionnaires, ceux-ci étant de plus en plus des investisseurs institutionnels recherchant le rendement à courte échéance. Du côté managérial, soulignons que la moyenne en poste d’un PDG est de 6,6 ans en 2010, soit un an et demi de moins qu’en 2000 (Favaro, Karlsson, & Neilson, 2012). Cette moyenne est de 4,3 ans pour un PDG qui vient de l’extérieur de l’entreprise et de 7,1 années pour un PDG qui viennent de l’intérieur de l’organisation. La rotation plus importante qui vise particulièrement les PDG externes est directement liée à la hausse de la rémunération depuis deux décennies (Palomino & Peyrache, 2013). Nous avançons que les dirigeants ne sont pas lésés par ces pratiques actionnariales, trouvant plutôt leur compte dans une vision quinquennale de leurs activités dans une entreprise, c’est-à-dire le temps d’un contrat comme chef d’entreprise.

Conclusion

53 Contrairement aux formes de contrôle antérieures, la forme financiarisée a été d’abord impulsée et implantée par les acteurs financiers gravitant autour de la grande corporation. En abordant plus spécifiquement la transformation du mode de rémunération des hauts dirigeants, nous avons cherché à mettre en lumière le rôle de ce dispositif organisationnel dans cette inflexion financiarisée de la régie interne de la grande entreprise. Nous avons vu qu’en proposant une rémunération des managers couplée aux marchés financiers, sous la forme de stock-options ou d’UAF, les gestionnaires de fonds ont contribué à une reconfiguration des structures de gouvernance de la firme, ainsi qu’à une redéfinition des rapports entre factions de l’élite des affaires.

54 D’une part, en effet, la financiarisation des plans de rémunération a « contraint » les hauts managers à cheviller leurs intérêts aux conventions et stratégies propres à la communauté financière, transformant du coup la fonction managériale au sein de la grande entreprise. Alors que cette fonction était, pour l’essentiel du 20e siècle, assignée à une finalité économique, soit la planification et le développement économique à long terme de l’entreprise, elle a été redéfinie par les impératifs de rentabilité et de liquidité financière du capital. Évidemment, cette redéfinition n’est pas complète, pour autant où la firme reste ancrée dans des exigences économiques de longue portée qui la somment de se projeter sur le temps long. Mais la fonction managériale, désormais dotée d’un patrimoine financier à valoriser, a aujourd’hui davantage à voir avec la gestion de produits de couverture et l’élaboration de stratégies de valorisation financière permettant d’intégrer avantageusement la corporation dans le cadre du système financier. De ce fait, la théorie de la corporation développée par Berle et Means, mais

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 173

aussi la théorie positive de l’agence, qui reposent toutes deux sur une différenciation fonctionnelle réelle entre la propriété et le contrôle, se trouvent ébranlée par les développements récents de la réalité de la corporation financiarisée. Il faut en effet constater que Berle et Means ont « essentialisé » une configuration de la firme, soit celle du début du 20e siècle, configuration qui s’avère finalement historiquement située : les frontières entre la fonction managériale et la fonction financière ne sont pas foncièrement étanches et présentent une multiplicité de lieux de branchements et de recoupements qui remettent en cause les fondements de la relation d’agence, comme en atteste les dispositifs introduits dans l’octroi des sources financières de rémunération.

55 D’autre part, on ne peut ignorer le fait que le vecteur de financiarisation de la grande entreprise a mené le haut management à délaisser progressivement les « partenaires d’antan » qu’étaient les salariés et les parties prenantes des milieux économiques dans lesquels était encastrée la firme, pour adopter de nouveaux réseaux d’intérêt matériel et de socialisation. Grâce aux dispositifs de cooptation comme celui des plans de rémunération financiarisée, les investisseurs institutionnels ont fait des hauts managers des membres de la communauté financière à part entière, dont ils partagent désormais la conception du contrôle. En réalité, l’élite managériale et l’élite financière font désormais partie de la même constellation d’intérêts : de nouvelles alliances objectives entre ces deux factions de l’élite d’affaires ont essaimé au fur et à mesure que la financiarisation gagnait l’intérieur même des médiations sociales de la forme de contrôle antérieure. Ce fait ouvre donc de nouvelles perspectives de recherche sur la dynamique et les trajectoires nationales des élites dans le capitalisme contemporain, un domaine d’études en sciences sociales qui regagne aujourd’hui toute sa pertinence et son actualité.

BIBLIOGRAPHIE

Aglietta, M., & Rebérioux, A. (2004). Dérives du capitalisme financier. Paris: Albin Michel.

Allaire, Y. (2012). The Americanization of Canadian Executive Compensation (pp. 66). Montreal: Institut sur la gouvernance d'organisations privées et publiques.

Allaire, Y., & Rousseau, S. (2014). Gouvernance et parties prenantes : L’obligation du conseil d’administration d’agir dans l’intérêt de la société (pp. 43). Montréal: Institut sur la gouvernance d'organisations privées et publiques.

Baran, P. A., & Sweezy, P. M. (1967). Monopoly capital. An Essay on the American Economic and Social Order. New York: Monthly Review Press.

Bebchuk, L. A., & Fried, J. M. (2004). Pay without performance: the unfulfilled promise of executive compensation. Cambridge, Massachusetts: Harvard University Press.

Berle, A. A., & Means, G. C. (1968). The modern corporation and private property. Revised edition. New York: Harcourt.

Bowman, S. R. (1996). The modern corporation and American political thought: law, power, and ideology. University Park, Pennsylvania: Pennsylvania State University Press.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 174

Bryant, M., & Sapp, S. (2007). Comission d'experts de l'Institut des administrateurs de sociétés sur la gouvernance de la rémunération des dirigeants au Canada (pp. 120 p.). Toronto: Institut des administrateurs de sociétés.

Cai, J. (2007). Executive Stock Option Exercises: Good Timing or Backdating? LeBow College of Business. Drexel University.

CCGG. (2013). Executive Compensation Principles (pp. 10). Toronto: Canadian Coalition for Good Governance.

Charreaux, G. (1998). La théorie positive de l'agence. Une synthèse de la littérature. In P. Joffre, G. Koenig, A. Couret, G. Charreaux, & B. d. Montmorillon (Eds.), De nouvelles théories pour gérer I’entreprise (pp. 19-55). Paris: Economica.

Couret, A. (1998). La théorie des droits de propriétés. In P. Joffre, G. Koenig, A. Couret, G. Charreaux, & B. d. Montmorillon (Eds.), De nouvelles théories pour gérer I’entreprise (pp. 57-75). Paris: Economica.

Crotty, J. (2009). The Bonus-Driven “Rainmaker” Financial Firm: How These Firms Enrich Top Employees, Destroy Shareholder Value and Create Systemic Financial Instability. Economics Department Working Paper Series. University of Massachusetts. Amherst, Massachusetts.

Davis, G. F. (2009). Managed by the markets: how finance reshaped America. Oxford Toronto: Oxford University Press.

DiPrete, Thomas A., Eirich, Gregory M., & Pittinsky, M. (2010). Compensation Benchmarking, Leapfrogs, and the Surge in Executive Pay. American Journal of Sociology, 115(6), 1671-1712.

Dobbin, F., & Zorn, D. (2005). Corporate Maifeasance and the Myth of Shareholder Value. Political Power and Social Theory, 17, 179-198.

Duhaime, É., Hanin, F., L'Italien, F., & Pineault, É. (2010). Financiarisation de la stratégie d’entreprise et restructuration de l’industrie forestière. Étude de l’entreprise Tembec. Recherches sociographiques, 51(1-2), 125-150.

Eisenhardt, K. M. (1989). Agency Theory: An Assessment and Review. The Academy of Management Review, 14(1), 57-74.

Epstein, G. A. (Ed.). (2005). Financialization and the world economy. Cheltenham, UK: Edward Elgar.

Erturk, I., Froud, J., Johal, S., Leaver, A., & Williams, K. (2006). Agency, the romance of management pay and an alternative explanation. CRESC Working Paper Series. The University of Manchester. Manchester, UK.

Erturk, I., Froud, J., Sukhdev, J., Leaver, A., & Williams, K. (Eds.). (2008). Financialization at work: key texts and commentary. London: Routledge.

Favaro, K., Karlsson, P.-O., & Neilson, G. (2012). CEO Succession Report. 12th Annual Global CEO Succession Study (pp. 26): Booz & Company Inc.

Fiss, P. C., Kennedy, M. T., & Davis, G. F. (2012). How Golden Parachutes Unfolded: Diffusion and Variation of a Controversial Practice. Organization Science, 23(4), 1077-1099.

Fligstein, N. (2001). The architecture of markets: an economic sociology of twenty-first-century capitalist societies. Princeton: Princeton University Press.

Folkman, P., Froud, J., Sukhdev, J., Leaver, A., & Williams, K. (2008). Intermediaries (or Another Group of Agents?). In I. Erturk, J. Froud, J. Sukhdev, A. Leaver, & K. Williams (Eds.), Financialization at work: key texts and commentary (pp. 150-162). London: Routledge.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 175

Galbraith, J. K. (1989). Le Nouvel État industriel : essai sur le système économique américain (J.-L. Crémieux-Brilhac & M. L. Nan, Trans. 3e ed.). Paris: Gallimard.

Godechot, O. (2007). Working rich : salaires, bonus et appropriation du profit dans l'industrie financière. Paris: Découverte.

Hanin, F. (2006). Les dimensions de la sociologie économique de la finance : Perspective critique, transformations institutionnelles et facteurs collectifs. Revue Interventions économiques, (33), 17. http://interventionseconomiques.revues.org/804

Jensen, M. C., & Meckling, W. H. (1976). Theory of the firm: Managerial behavior, agency costs and ownership structure. Journal of Financial Economics, 3(4), 305-360. doi: 10.1016/0304-405x (76)90026-x

Khalil, S., Magnan, M., & André, P. (2008). The Adoption of Deferred Share Unit Plans for Outside Directors and Shareholder Wealth. Corporate Governance: An International Review, 16(3), 210-224. doi: 10.1111/j.1467-8683.2008.00681.x

Krippner, G. R. (2005). The financialization of the American economy. Socio-Economic Review, 3(2), 173-208.

Lazonick, W. (2000). Maximizing shareholder value: a new ideology for corporate governance. Economy and Society, 29(1), 13-35.

Lazonick, W. (2009). The explosion of executive pay and the erosion of american prosperity. Entreprises et histoire, 4(57). doi: 10.3917/eh.057.0141

Lazonick, W., & O'Sullivan, M. (2002). Corporate governance and sustainable prosperity. Basingstoke: Palgrave.

Macdonald, D., & Jackson, A. (2012). En quoi ont résulté les réductions des impôts frappant les sociétés? Rapport documentaire pour la Journée de l'affranchissement de l'impôt des sociétés 2012 (pp. 16): Congrès du travail du Canada.

Magnan, M., St-Onge, S., & Gélinas, P. (2009). Director compensation and firm value: A research synthesis. International Journal of Disclosure and Governance, 7(1), 28-41. doi: 10.1057/jdg.2009.13

Morin, F. (1997). Le capitalisme global. La Revue du MAUSS, 9, 178-192.

Palomino, F., & Peyrache, L. (2013). Internal versus External CEO Choice and the Structure of Compensation Contracts. Journal of Financial and Quantitative Analysis, 48(4), 1301–1331.

Pijl, K. V. D. (1984). The making of an Atlantic ruling class. London: Verso.

Prechel, H. N. (2000). Big business and the state: historical transitions and corporate transformation, 1880s-1990s. Albany: State University of New York Press.

Rekik, L. (2010). Analyse des investissements. Québec: Télé-université, Université du Québec à Montréal.

Savage, M., & Williams, K. (2008). Remembering elites. Malden, Massachusetts; Oxford: Blackwell Publishing.

St-Onge, S., & Thériault, R. (2006). Gestion de la rémunération : théorie et pratique (2e ed.). Montréal: Gaëtan Morin.

Steiner, P. (2011). Les rémunérations obscènes : le scandale des hauts revenus en France. Paris: Zones.

Tosi, H. L., Werner, S., Katz, J. P., & Gomez-Mejia, L. R. (2000). How Much Does Performance Matter? A Meta-Analysis of CEO Pay Studies. Journal of Management, 26(2), 301-339.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 176

Useem, M. (1996). Investor capitalism: how money managers are changing the face of corporate America (1st ed.). New York: Basic Books.

Yermack, D. (1997). Good Timing: CEO Stock Option Awards and Company News Announcements. The Journal of Finance, 52(2), 449-476. doi: 10.1111/j.1540-6261.1997.tb04809.x

Zheng, L., & Zhou, X. (2012). Executive Stock Options and Manipulated Stock-Price Performance. International Review of Finance, 12(3), 249-281. doi: 10.1111/j.1468-2443.2011.01146.x

Zorn, D., & Dobbin, F. (2003). Too Many Chiefs? How Financial Markets Reshaped the American Firm. Paper presented at the Constance Conference on Social Studies of Finance: Inside Financial Markets, University of Constance.

Zorn, D., Dobbin, F., Dierkes, J., & Kwok, M.-S. (2006). The New New Firm: Power and Sense- making in the Construction of Shareholder Value. Nordiske Organisationsstudier(3), 41-68.

NOTES

1. On connait deux voies principales à la théorie de l’agence. La théorie normative de l’agence, qui intéresse particulièrement les économistes, consiste, à partir du postulat de l’équilibre général, à formaliser les contrats optimaux en tenant compte des divergences entre les positions d’agents. La théorie positive de l’agence, quant à elle, cherche à élucider les motivations et comportements des acteurs économiques (Charreaux, 1998). L’organisation ne fait pas l’objet d’une théorie particulière, mais celui d’un constat d’existence juridique. En conséquence, la théorie de l’agence ne fait pas de différence entre les conflits d’agence intraorganisationnels et ceux opposant l’organisation à des agents externes. 2. Outre ces trois grandes catégories de rémunération, on retrouve d’autres formes qui comprennent : a) la prime de bienvenue – golden hello –; b) les primes de départ, dits « parachutes dorés », qui prévoient un montant versé lors du licenciement, d’une fusion ou d’une restructuration de l’entreprise ou d’un départ volontaire - 43% des PDG canadiens y avaient droit en 2001 (St-Onge & Thériault, 2006, p. 638); c) les régimes de pension complémentaire – top hat pension plan, d) les primes de non-concurrence (limitation des choix de futurs employeurs), parfois incluses dans les primes de départ et f) une compensation pour le surplus d’impôts sur le revenu du travail payé au Canada et au Québec en comparaison au niveau des charges fiscales des États-Unis. 3. L’Indice 120 Québec est produit par le Centre d’analyse et de suivi de l’Indice Québec (CASIQ), un organisme sans but lucratif qui procède à un suivi l'évolution des indices de prix des entreprises québécoises par secteur d’activités. L’inclusion ou l’exclusion dans l’Indice régional du Québec est déterminée en fonction de trois critères : 1) Le critère d’influence, dont le poids relatif est de 25%, combine les pourcentages de dirigeants et d’administrateurs habitant sur le territoire québécois; 2) Le critère de productivité (poids de 50%) est défini en fonction de la proportion des d’employés travaillant au Québec, du pourcentage de la superficie des immobilisations, des usines ou succursales situées sur le territoire québécois et du pourcentage de la capacité globale de production située au Québec; 3) Le critère de propriété (poids de 25%) est calculé sur la base du pourcentage du contrôle détenu par des résidents du Québec. 4. L’analyse des coefficients d’aplatissement et de symétrie indique une nette différence entre les 8 premiers déciles, pour lesquels on a affaire à une courbe normale, et les 9e et 10e déciles; ce qui nous permet d’analyser nos résultats en utilisant cette démarcation.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 177

RÉSUMÉS

Cet article rend compte de certains développements récents de la firme impulsés par la financiarisation de l’économie, de la transformation de ses dispositifs de contrôle ainsi que de la reconfiguration des relations entre les factions managériale et financière de l’élite qu’elle implique. Des analyses descriptives statistiques de la rémunération des dirigeants d’entreprises canadiennes et québécoises conduisent les auteurs à affirmer que les formes « financières » de rémunération (stock-options et unités d’actions fictives) matérialisent une logique financière plutôt qu’industrielle d’insertion des dirigeants dans les circuits économiques. Ce faisant, le résultat de ces analyses contribue à une remise en cause de la théorie de la séparation du contrôle et de la propriété, puisque les gestionnaires se voient, par une incitation financière, poussés à redéfinir les objectifs de croissance en fonction de la valeur actionnariale. La financiarisation de la gouvernance des grandes entreprises suppose le raffermissement des conventions financières dans les entreprises, transformant ainsi le rôle des hauts dirigeants à la fois en gestionnaires industriels typiques du management corporatif et en acteurs financiers.

This article aims to present some recent developments of the corporation under the financialization of the economy, the transformation of its control’s mechanisms and the reconfiguration of the relationships between managerial and financial factions of the business elite that this process involves. Descriptive statistical analysis about the compensation of the Canadian and Quebec business managers led the authors to assert that financial forms of compensation (stock options and deferred share units) represent a financial rather than an industrial pattern of the integration of managers inside economic circuits. This results challenge the theory of the separation between control and ownership as the managers are, by financial incentives, pushed to redefine the growth objectives based on shareholder value. The financialization of the corporation’s governance has the effect of renewing the precedence of financial conventions in companies, as well as to transform executive managers into industrial managers and financial players.

INDEX

Keywords : agency theory, Canada, compensation, executive managers, financial elite, financialization, management, Quebec Mots-clés : Canada, dirigeants, élite financière, financiarisation, haute direction, management, Québec, rémunération, théorie de l’agence

AUTEURS

AUDREY LAURIN-LAMOTHE Candidate au doctorat au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal [email protected]

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 178

FRANÇOIS L’ITALIEN Professeur associé au département de sociologie de l’Université Laval [email protected]

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 179

In memoriam Bernard Maris

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 180

Reflecting on the Legacy of Economist Bernard Maris: A Call to Action

Karim Errouaki

I was shocked to learn that Bernard Maris had been murdered at a meeting of the editors of Charlie Hebdo in Paris on 7 January 2015. He died at his desk; killed by the fanaticism that he regularly denounced.

http://rift26.centerblog.net/

Can we prevent potential Charlie Hebdo Paris 7-1-like attacks? For France and its people, and even the whole world, there seems to be no other answers to this question: 7-1-like attacks must be prevented. One might say: We will remove terrorists by taking actions against terrorism1, like the war on Afghanistan. Furthermore, even if we could capture or

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 181

kill most (definitely not all) of the terrorists, this does not necessarily mean that we can eliminate terrorism. If the economic, social, cultural, and psychological root causes of terrorism still exist, new generations of terrorists will surely arise. Even if we eliminate every known terrorist and terrorist ‘cell,’ we could not eliminate all terrorism. It is now obvious that, while “Islamic Terrorists”2 cannot defeat their powerful enemies like the US on a regular military basis, they will probably continue their irregular hostile approach because they see actions as an obligation within a spiritual struggle. Like French thinker and philosopher Baudrillard (2001)3 has long argued: Terror against terror — this is no longer an ideological notion. We have gone well beyond ideology and politics. The energy that nourishes terror, no ideology, no cause, not even an Islamic one, can explain. The terrorists are not aiming simply to transform the world. Like the heretics of previous times, they aim to radicalize the world through sacrifice, whereas the system aims to convert it into money through force. Terrorists, like viruses, are everywhere. There is no longer a boundary that can hem terrorism in; it is at the heart of the very culture it's fighting with, and the visible fracture (and the hatred) that pits the exploited and underdeveloped nations of the world against the West masks the dominant system's internal fractures. It is as if every means of domination secreted its own antidote. Against this almost automatic form of resistance to its power, the system can do nothing. Terrorism is the shock wave of this silent resistance. What Baudrillard calls the 'spirit of terrorism' is the waking nightmare of fantasy become reality, which means that in the West, we are all, whether of the right or left, now engaged in a murderous game, the rules of which are constantly being changed, not according to the globalized strategies of the western powers, but according to the inscrutable, ultimately unknowable, demands of 'the enemy’.4 Furthermore, American thinker and MIT linguist Noam Chomsky (2015)5 has pointed out that: … one would naturally ask how France upholds freedom of expression and the sacred principles of fraternity, freedom, solidarity. For example, is it through the Gayssot Law, repeatedly implemented, which effectively grants the state the right to determine Historical Truth and punish deviation from its edicts? By expelling miserable descendants of Holocaust survivors (Roma) to bitter persecution in Eastern Europe? By the deplorable treatment of North African immigrants in the banlieues of Paris where the Charlie Hebdo terrorists became jihadis? When the courageous journal Charlie Hebdo fired the cartoonist Siné on grounds that a comment of his was deemed to have anti-Semitic connotations? Many more questions quickly arise.6 Former Director General of UNESCO Federico Mayor Zaragoza has long argued that respecting freedom of expression without limitations is not incompatible with comprehending and even sharing the indignation prompted by certain imprudent forms of manifesting that freedom. When freedom of expression is not accompanied by an appropriate dose of sensitivity to others and self-contention, there is a risk that the reactions of the aggrieved may be disproportionate and enraged. The solution never lies in censorship, but rather in cool-headed dialogue and, when warranted, the intervention

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 182

of the courts of justice. But now it is imperative that all countries, on both sides, make an urgent call for dialogue and conciliation. Let’s put things in perspective. Since 9/11 the “War on Terror” has filled the headlines. America, together with the international community, has launched 'Operation Enduring Freedom’ as a result of what happened on 9/11. A system based on most sophisticated technology was beaten by low-level technology - i.e., small knives, human muscle power, and converting a commercial plane into a bomb of nuclear dimensions. Iraq was invaded as part of the effort to combat terror; the Patriot Act was passed to deal with domestic threats and subversion; the Department of Homeland Security was created in response to terrorist threats (real or potential); is praised because it leads the way in showing how to take strong action against terrorists. The US has issued an ultimatum: states that sponsor or harbor terrorism will be dealt with as if they were terrorists themselves. The foreign policy is clear; US resolve firm. In his Second Inaugural Address, President Bush asserted that the “force of human freedom” is the answer to terrorism, and the US will lead the expansion of freedom across the whole world, by military force if necessary (Chomsky, 2011; 2013; Nell and Errouaki, 2004). However, it is likely that every one of these moves was a mistake. Chomsky has long argued that the US program was based on a misunderstanding of the threat and a failure to see what has been happening in the Islamic world. Islamic fundamentalism has been sweeping the Muslim world. It is what everyone talks about - even those who oppose the religious fanatics. The influence of fundamentalism is everywhere, not only in religion, but also in politics and social behavior. It reflects anger and resentment at what it sees as the humiliation of the Islamic world by the West, and this anger has congealed into a clandestine movement, not for reform, but nothing less than overthrowing the organization and government of the world as we know it. This movement has no state power, little authoritative backing of any kind, no bureaucracy; it has no discernible organization. It does, however, exercise enormous influence, and has attacked the symbols and institutions of what it regards as corrupt power in dozens of countries all over the world. It aims to destroy and replace virtually all existing secular or weakly Islamic governments, and it aims to destroy moderate or modernized . And of course, it utterly opposes the secular West (Nell and Errouaki, 2004). Let’s take the case of the relationship between the “Islamic Fundamentalists” and the rest of the world. This relationship is fraught with publicity, misunderstanding, and violence. Focussing on these protagonists does not imply that Islamic fundamentalists are more pertinent to this discussion than any other group. The violent behaviour that everybody feels so outraged by came about in a historical context that included conquest by the Egyptian and Roman Empires, the spread of the latter's state religion (Christianity), crusades and centuries of religious prejudice, European colonialism and the drawing of political boundaries which suited the needs of the victors in WWI and WWII, followed by a prolonged ideological conflict between two superpowers that obliged Muslim peoples to choose (or be chosen by) either one side or the other, but suffer the consequences of both! Neither of the superpowers' value systems harmonised with the traditional Islamic one, which favours pious religious practice, and a distinctly non-consumerist vision of the future. But the rich countries' growing demand for cheap oil – and thus for political influence throughout the Arab world – resulted in the establishment of puppet governments set up, funded, and militarily equipped by the West. These governments serve the demands of their ruling élites and their western masters, but not the basic

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 183

human needs of their own people. The resulting authoritarianism, poverty, corruption, human rights violations and inequity fuels the fires of fundamentalist resentment. What the West sees as "Islamic Fundamentalism" is the backlash to our own economic and political violence.7 Have we been reduced, to use Huntington’s expression, to the 'clash of civilizations' where, in the name of security, a forces all to close ranks in a staged, imaginary conflict where all possibility of dissent is erased? Chomsky observed that “the New York Times described the Charlie Hebdo attack as a clash of civilizations, but was corrected by Times columnist Anand Giridharadas, who tweeted that it was ‘Not & never a war of civilizations or between them. But a war FOR civilization against groups on the other side of that line’.”8 Like Chomsky, Baudrillard (2001)9 has long argued that: It is a mistake, then, to characterize this as a clash of civilizations or of religions. It goes well beyond Islam and America, on which one might be tempted to concentrate in order to create the illusion of a confrontation resolvable by force. There is a fundamental antagonism at work, but it transcends the phantom of America (which is perhaps the epicenter, though not the incarnation of globalization) as well as the phantom of Islam (which likewise is not the incarnation of terrorism). This is the clash of triumphant globalization at war with itself. This is not a clash of civilizations – it is a clash between fundamentalist religion and modern civilization. Yet in spite of the fact that “Islamic Fundamentalism” is the basis of this clash, fundamentalism has no inherent or unique connection to Islam. To understand what is at stake, we have to examine fundamentalism as a way of thinking, on its own. It is a mind-set that can arise in many different contexts. There are fundamentalist Catholics, Protestants, and Jews, each of whom is certain that their religion, and their particular interpretation of it, is absolutely correct. Outside religion altogether we have fundamentalist Marxists, who have unlocked the secret to the march of History. Nor are they alone in the world of social studies: there are “market fundamentalists” among economists, who have found the true and final key to prosperity in unleashing the forces of competition. Even more unexpectedly, there are “fundamentalist scientists”, who hold that science can give us not necessarily absolute truth, but certainly the best truth available.10 Federico Mayor Zaragoza has long argued that all of our different cultures, beliefs and identities are our wealth. Uniting in universal values is our strength. Only through dispassionate dialogue, interaction, and reciprocal knowledge will we be able to live harmoniously in peace. We must promote a great mobilization in civil society to achieve the eradication of the causes of extremism and violence, to enable us to make the transition from a culture of imposition to a culture of dialogue and conciliation. Building peace each day and establishing alliances by means of the word is our immense and urgent mission.

Tribute to Economist Bernard Maris

Bernard Maris, born in Toulouse, was 68 years old. He was the son of Spanish Republicans who emigrated to France and a typical product of this ‘republican elitism’ which some

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 184

beautiful souls are presently deriding. After graduating from Sciences Po Toulouse in 1968, Bernard Maris earned a doctorate in economics at the University of Toulouse I in 1975 with a thesis entitled La distribution personnelle des revenus: une approche théorique dans le cadre de la croissance équilibrée (The personal distribution of income: A theoretical approach to balanced growth), prepared under the direction of professor Jean Vincens. In September 1994 he earned his Full Professorship at Sciences Po Toulouse. Bernard Maris was an economist and a member of the governing board of the Bank of France (Banque de France), professor at the Institute of European studies of the University of Paris-VIII, a former University of Iowa professor, and journalist for the publication Charlie Hebdo, where he wrote a weekly column, under the pseudonym of ‘Uncle Bernard’ - a column in which he explained the mysteries of finance. In a profile of victims published Wednesday evening, the Los Angeles Times reported Bernard Maris was a “noted Keynesian and political maverick,” who was widely read and appeared frequently on French television and radio to debate economics and politics. The Paris- based Organization for Economic Cooperation and Development (OECD) reported that Bernard Maris had a “wonderful talent for explaining complex notions in simple language.” “In his newspaper, television and radio work, he argued for a world that was more just,” according to the OECD. “Like his friends and colleagues, Bernard Maris fought against inequality, injustice and oppression. The world is a sadder place without the mockery of brave, clever, funny, people like them.” The governor of the Bank of France Christian Noyer observed that “it is a cowardly and barbaric attack against the freedom of the press and those who stand for it. People with convictions including our friend and colleague Bernard Maris were killed in it. Bernard Maris was a man of heart, culture and great tolerance. He will be sorely missed.” Bernard was a delightful man of great dignity, culture, and tolerance. He was an old-style French intellectual, a scholar of Keynes, and a public figure. He had been active in Attac France and was a friend of Michel Houellebecq, the French writer whose new controversial novel called “Submission” imagines a Muslim president for France in 2022. Bernard admired Houellebecq, even paying tribute to the author in a book called “Houellebecq Economist” (2014, Flammarion). He clashed regularly with mainstream, French business journalists. He worked to denounce the ‘fury of capitalism.’ Similarly, in the Islamic world - in the Middle East as in Europe - the key conflict he saw as an internal one - the clash between opposing ideas on society and politics, even more than on religion. He was the author of the remarkable Antimanuel d’économie (Antimanual of Economics published by Bréal in 2 volumes, 2003, 2006) and of an important collective work showing his interest in social sciences, Gouverner par la Peur (To Govern through Fear, in 2007). He was awarded the Prize of ‘best economist’ of 1995 given by Le Nouvel Économiste, and published important books like Ah Dieu ! Que la guerre économique est jolie ! (God, what a PrettyEconomicWar !- in 1998), Lettre ouverte aux gourous de l'économie qui nous prennent pour des imbéciles (An Open letter to Economic Gurus who take us for Imbeciles, in1999). He also coauthored two books (Capitalisme et pulsion de mort, 2009 [Capitalism and impulse of death] and Marx, ô Marx, pourquoi m'as-tu abandonné?, 2010 [Marx, o Marx, why have you forsaken me? ]). The extent of Bernard Maris’s knowledge was not limited to economics. His grasp of history, and his insights into various social sciences struck anybody who read him. Bernard took Adam Smith’s lead in viewing economics as a ‘moral science’ with close ties

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 185

to the full span of social sciences. Nothing was more foreign to him than the mystery of Walras' pure economics that somehow inspired a whole tradition of economists who shine as much by their formalized reasoning as by their unrealistic deductions. Bernard Maris was waiting impatiently for a transformation in economic thought, distanced from the private playground of self-styled mathematicians disguised as economists. Appointed in 2011 to the General Counsel of the Bank of France (Banque de France), Bernard Maris had already clearly expressed his doubts concerning the survival of the Eurozone. In early 2014 he explained why he was forthwith favorable to a dissolution of the Eurozone and to a return to national currencies. He argued that there will be a new financial crisis, that the Eurozone will burst, that Europe will balkanize – it is already balkanized. Nevertheless a number of events that arose during the last ten years were not predictable. The financial crisis: could it really have been foreseen? The Twin Towers? As one can imagine, his position about this subject has evolved with time. Many are convinced that his positions concerning the coming Greek crisis would have been important. His influence on generations of students has been considerable. He was, and will remain, a model of a citizen economist, like Keynes, who was his great inspiration. He shared with other prominent economists an impatience for mainstream ideas and an antipathy for power. May the spirit and ambitions of Bernard Maris live on through our actions. It is now up to us to be true to his vision of a more peaceful, knowledgeable, humane, and a tolerant world. To be true to his legacy, we have a lot of work to do!

From a Culture of Violence to a Culture of Peace

Italian economist Mario Pianta Professor of Economic Policy at the University of Urbino and coauthor of a recent book (Sbilanciamo l’economia. Una via d’uscita dalla crisi, Laterza, 2013) (Off balance. A way out of the crisis), raised an important question related to the unexpected death of Bernard Maris by asking: “in what kind of convulsion of history do Islamic extremists at war with western power manage to kill Bernard Maris, one of the voices who denounced western power?” Which ideological blindness prevents them from understanding the internal conflicts of capitalism? Obviously, for those who want to erase freedom of expression, there are no differences that matter between western 'infidels.' Likewise, for the new European , all Muslim citizens and immigrants are potential terrorists. We must put ourselves in the shoes –that’s what tolerance is all about– of the millions of human beings, all equal in dignity, who live in inhuman conditions. Promises to improve their lives, made by the more prosperous countries, have almost always been unfulfilled. Years of neglect, exclusion, humiliation, and abandonment by the rest of the world, have fostered feelings of frustration, hostility, resentment, and radicalization that rise to the point where there seems to be no possible solution. It is then that violent reactions sometimes explode. Violence can never be justified. But as Federico Mayor Zaragoza put it, it should be studied in order to identify its origins and thus help us to make advances in avoiding it; in preventing it. Violence has two principal roots: poverty and fear. The senseless death of Bernard Maris brings us back to our duty to oppose injustice, and first and foremost, those produced by our countries; our power; our consumption. His death brings us back to a commitment to political debate and may help us to look ahead as he did. He thought

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 186

that the future was beyond markets and commodities, in a sharing economy with meaningful jobs, cultural commons, and social solidarity. Instead of a ‘market economy’ or a ‘war economy,’ we need an economy that would enable us to implement the Millennium Objectives. Federico Mayor Zaragoza has long argued that in order to address the great challenges of our era we must rely on a strengthened United Nations, endowed with the necessary human and financial resources, and with the authority required to prevent the arbitrary and discretionary decisions that have allowed a plutocracy and even a dominant power to marginalize the United Nations that President Franklin Roosevelt envisioned. Inspired by the dawning of a new century and millennium, the Heads of State and Governments, gathered at the United Nations in September 2000, “solemnly committed themselves to comply with the Millennium Objectives: I. Values and Principles; II. Peace, security and disarmament; III. Development and the eradication of poverty; IV. Protecting our common environment; V. Human rights, democracy and good governance; VI. Protecting the vulnerable; VII. Meeting the special needs of Africa; and VIII. Strengthening the United Nations” (Federico Mayor Zaragoza, 2000). However, as observed recently Federico Mayor Zaragoza, it will soon be fifteen years since this solemn declaration. Again, unfulfilled commitments. Again a culture of might, imposition, and violence prevails over a culture of dialogue, understanding, listening and peace. But as he argued some things have changed: society, non-governmental organizations, the peoples of the world are not going to remain silent and impassive as they did in the past. The communications media, which distract, daze and often degrade us... may now help not only to educate us and raise our awareness, but also to manifest our dissent and our conformity, our applause and our condemnation. Through modern technology the media may become the best means for expressing solidarity and for making the voice of the people heard at a global level. Civil society, in its undeniable leading role in humanitarian aid, now has the possibility not only to make itself heard, but to ensure that others actually listen. It was at the end of a particularly horrible World War, characterized by repulsive acts of killing, genocide and by the number of victims and the depth of the suffering, that the Charter of the United Nations, sent to the world from in 1945, conveyed a great message of hope: "We, the peoples of the United Nations have resolved to save succeeding generations from the scourge of war.” It constitutes a preventive decision, adopted by all and having as a point of reference the commitment to future generations. As Former UN Secretary General Boutros Boutros Ghali defended the argument, to achieve the deepest wish of people since the beginning of time it is necessary to look ahead, to build the bastions of peace, to transit from a secular culture of imposition, dominion, force, and violence to a culture of dialogue, conciliation and peace (Boutros Boutros Ghali, 2003). Learning to live together, with all our differences, but united by the same principles, ‘in brotherhood,’ as described in Article 1 of the Universal Declaration of Human Rights. The immense majority of citizens of all cultures, beliefs, and ideologies demand the right to live in peace, and it is incumbent upon all of us to exercise our rights and duties to make this a reality. As Federico Mayor Zaragoza observed correctly, we must make an urgent effort towards dialogue and conciliation; towards alliance rather than confrontation. Identifying what unites us and evaluating what separates us; to forge our inevitably common destiny.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 187

Nell, Errouaki and Federico Mayor Zaragoza (2015) argued in a recent book on “Reinventing Globalization after the Crash” that it is urgent to humanize globalization, to reduce drastically existing inequalities, and to ensure that migration is a choice - not simply the last resort of the alienated.11 Putting people first, without exception, was UNESCO’s primary objective. We should all work together to counter authoritarian regimes that are writing laws that restrict rights and ignore legal procedures that protect prisoners from torture and mistreatment. There are too many who either consent or look the other way. In the words of Federico Mayor Zaragoza, “security cannot be guaranteed at the cost of human rights.” Adding correctly that, “The security of peace, yes! The peace of security, never! That is, peace without freedom; the peace of distrust and fear.” Furthermore, Boutros Boutros Ghali (2003) has observed correctly that globalization doesn’t give thought to working conditions, political machinery, or human rights. Through takeovers and megamergers, the global picture has become tenser through increasing inequalities, but what is worse is that those who exercise governmental powers in the name of their citizens have ceased to be accountable. Not only economic and social conditions, but also environmental deterioration, cultural uniformity, and the loss of moral references now depend to a considerable extent on the ‘faceless power’ of large multinational enterprises that do as they please with total impunity. We can no longer wait in resignation. Federico Mayor Zaragoza put it, ‘’the time to peacefully but firmly call for a human rescue has come. We need new leaders for new times, with great transitions. From the force of power to the power of the word. From a culture of violence and war to a culture of dialogue, conciliation, and peace. Great crises, great opportunities… So that the generations who are one step behind us cannot accuse us of silence when our voice is so necessary: together in peace, tireless in our resistance in favor of authentic democracy. So that no one can ever say, ‘We listened for your voice, but it was never heard’. Silence can become a crime’’ (Federico Mayor Zaragoza, 2011). During his 12 years as Director General of UNESCO (1987-1999) Federico Mayor Zaragoza gave new life to the organization’s mission to build a “bastion of peace in the minds of all people”, putting the institution at the service of peace, tolerance, human rights and peaceful coexistence, working within the scope of its powers and remaining faithful to its original goals. Under Mayor Zaragoza’s guidance UNESCO created the “Culture of Peace Programme”, whose objectives revolve around four main themes: education for peace; human rights and democracy; the fight against isolation and poverty; the defense of cultural diversity and intercultural dialogue; and conflict prevention and the consolidation of peace (Federico Mayor Zaragoza, 1996). Furthermore, global peace, development and democracy can be said to be the principles that animated the career of Boutros Boutros-Ghali during his tenure as UN Secretary- General, and they are developed in the Agendas. Each of these is a program to make the world a better place; each lays out a masterly survey of the problems in its area, followed by a comprehensive analysis of relevant policies, and ends with specific proposals (Boutros Boutros Ghali, 1999). A culture of peace, as an ethical and political model, can resolve the present dichotomy that separates and divides, in inhuman levels, the world’s rich and poor. In opposition to the reactionaries, we must find or invent new formulas. Chomsky has observed recently that “there are excellent and careful scholarly studies of US ‘democracy promotion’ by their most prominent advocates, who concede, reluctantly, that the government supports democracy if and only if it conforms to economic and strategic interests – just as any

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 188

rational person would expect.” 12 In the Federico Mayor Zaragoza’s words, we must completely renew the concept of democracy: the principal subject of democracy is the citizen, not the State. The people. Will the 21st century be the century of people? To achieve this it is essential to refuse to remain silent, to participate. The voice of the people. And the scientific and academic communities, the intellectuals and creators must particularly make themselves heard and they can no longer remain silent! (Federico Mayor Zaragoza, 1999).

What is to be done?

Like Bernard Maris, I too recognize that it is necessary to understand the nature of reality if one wishes to transform it. It is urgent for France in Europe, and Europe in the world, to realize that “doing well at home” cannot be achieved at the expense of the many inhabitants of the rest of the world. It is useless to shut the doors and batten down the hatches. And even less so to transform them into projectors of an image of complacency. As Federico Mayor wrote, “it is time to take responsibility; to transcend force with dialogue; to authenticate real democracy. It is time to fulfill the prophecy of Isaiah and “beat our swords into plowshares.” Europe, united in its diversity, can become the watch tower so badly needed at this turbulent beginning of the twenty-first century. With its immense creative capacity could be, before long, at the forefront of the intellectual and moral solidarity.” Just as we each need time to think, to talk with others, and especially with those around us, the moment has come to pause and reflect, so that we all can understand that the majority will benefit from a transformation; a transformation from our current stagnation must take place; the status quo is not an option. Surely Bernard Maris recognized the reality of these turbulent times and through his lucid descriptions plotted a journey that we can follow to make this world a better place for everyone. As Federico Mayor Zaragoza sustains the argument, there is also great wisdom at the core of many religious and spiritual traditions, and a growing interfaith dialogue. Bringing together influential people from the worlds of science, spirituality and fundamentalism for in-depth discussion really could help heal the dysfunctional relationship between the fundamentalists and their opponents. Federico Mayor Zaragoza reminded us that to those who say it can't be done, consider the case of the end of Apartheid in South Africa. After centuries of bitter suffering and bloodshed, this has led to a peace process which, for the first time, brought both parties to govern together and well-deserved Nobel Peace Prizes for Willem de Klerk, Nelson Mandela and Archbishop Desmond Tutu. The Nobel Peace Prize 1993 was awarded jointly to Nelson Mandela and Frederik Willem de Klerk "for their work for the peaceful termination of the apartheid regime, and for laying the foundations for a new democratic South Africa". As Federico Mayor Zaragoza has long argued, if it can happen there, it can happen elsewhere! Let’s recall here the Arab Spring. In the aftermath of the Arab Spring, the Moroccan “spring” provided a “model” for other countries in transition to follow, especially in terms of achieving a gradual change or reform without much bloodshed or instability. The King of Morocco Mohammed VI has made major political reforms, including a new constitution that eliminated many of the entitlements and privileges he previously enjoyed. By doing so King Mohammed VI has laid the foundations for new democratic Morocco. During the November 2011 elections, the Islamists came to power, yet unlike developments in Egypt, Tunisia and Libya, the rise of the Islamists in Morocco did not

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 189

bring turmoil. Although it may still be premature to judge the outcome of Morocco’s Spring, there are a few clear lessons from the way that the country has conducted its transition into what is promised to be a more representative government that follows democratic principles. One can argued that Morocco’s smooth transition can be best explained by the monarchy’s willingness to allow moderate Islamists to function as a legitimate political party. Morocco’s Islamists, for their part, have also shown maturity by accepting a measured, step-by-step reform process, instead of calling for a total change of the regime, as was the case in Tunisia, Egypt and Libya.13 Police action can protect people to some extent from terrorism. But as Nell and Errouaki (2004) argued, serious protection would almost certainly require curbing democratic rights. Moreover, if terrorists are caught and cells broken up, new ones will emerge to take their place. Police work is necessary in the short term, but it cannot provide a satisfactory long-term solution. Instead, we need to correct the conditions that give rise to fundamentalism. The problem, then, is the formation of a mass of displaced and dispossessed families and individuals, as a result of the creative destruction inherent in economic development. These people will suffer from economic, social and personal insecurity; but they have not been able to help themselves economically or to express themselves politically. They are angry and resentful, reasonably enough for they have been injured and no one has helped them or compensated them. They are therefore ripe for fundamentalism, a tinder box waiting to be set alight. Economic forces have provided the kindling; today’s politics can be counted on to set it aflame.

Conclusion

Federico Mayor Zaragoza proposed in his book The World Ahead, published in 2000, that the “war economy” must give way to a great “global contract for development.” And let no one say that this is impossible! If anyone thinks so or tries to convince others that it is true, let them read John F. Kennedy’s speech, ‘The Strategy for Peace,’ given at American University in Washington, D.C. on June 10, 1963: “Too many of us think that [peace] is impossible. (…) …that we are gripped by forces we cannot control. (…) Our problems are Man-made. Therefore, they can be solved by Man. (…) No problem of human destiny is beyond human beings.” In the introduction to one of the most inspiring documents of our time, the Constitution of UNESCO, created in London in 1945, "to construct peace in the minds of men", it is said " That a peace based exclusively upon the political and economic arrangements of governments would not be a peace which could secure the unanimous, lasting and sincere support of the peoples of the world, and that the peace must therefore be founded, if it is not to fail, upon the intellectual and moral solidarity of mankind”. Up to now, if we look back carefully, we note that people have never been the focus. We have been submissive; ploughing other people's furrows, fighting for causes frequently opposed to our own. Now the moment has arrived to get involved, to be taken into account and to be full citizens. It is clear that civil society will progressively acquire the mechanisms to quickly identify the lies, excuses, and efforts to demonstrate, amid much publicity, the undemonstratable. Extremism of any nature is destructive. We must be aware of the reality of the ‘teachings’ of beliefs that promptly convert people into individuals. Religious sentiments that isolate; that fill converts with fear and superstition. On the one hand, they seek to convert us into

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 190

mere spectators of what is happening around us, and on the other, compound efforts to proselytize and oppress rather than liberate. “It is through fraternity that liberty is saved,” wrote Victor Hugo several centuries ago. It is through that sentiment that we cease to be individuals and become people; citizens capable of persuading all others that knowledge of reality, anticipation, the evolution of rules and criteria are fundamental elements if we are to sail to other ports and change our present course.

BIBLIOGRAPHIE

Baudrillard, J (2002) De l’Esprit du Terrorisme. Paris : Galilée

Boutros-Ghali, B. (1999) Unvanquished: A U.S.-U.N. Saga. New York: Random House.

Boutros-Ghali, B. (2003) Democratizar la Globalización. Universidad del Valle. Artes Graficas del Valle Ltda, Cali.

Chomsky, N. (2011) 9-11: Was there an Alternative? (New Edition), New York: Seven Stories Press.

Chomsky, N and Vltchek, A (2013) On Western Terrorism: From Hiroshima to Drone Warfare. London: Pluto Press.

Mayor Zaragoza, F. (1996) UNESCO: Un Idéal en Action, UNESCO Publishing.

Mayor Zaragoza, F. (1999) Los Nudos Gordianos, Galaxia Gutenberg.

Mayor Zaragoza, F. (2000) The World Ahead: Our Future in the Making, Zed Books.

Mayor Zaragoza, F. (2008) Tiempo de Acción, Universidad de Granada, Editorial Anfora Nova.

Mayor Zaragoza, F. (2011) The Crime of Silence.

Nell, E.J and K. Errouaki (2004) “On the economic causes of Fundamentalism and Terrorism”, UM, the Foundation for the Culture of Peace.

Nell, E.J, K. Errouaki and Mayor Zaragoza, F. (2015) Reinventing Globalization after the Crash. Forthcoming.

NOTES

1. Noam Chomsky pointed out that shortly after the Paris attack French Prime Minister Manuel Valls declared: “a war against terrorism, against jihadism, against radical Islam, against everything that is aimed at breaking fraternity, freedom, solidarity”. See http:// edition.cnn.com/2015/01/19/opinion/charlie-hebdo-noam-chomsky/. 2. Since the 9-11 Attack, it’s become common to build a link between Islam and terrorism, insisting “Islam [has been] a breeding ground for terrorism and war.” This is indicated by the coined term “Islamic Terrorism.” No religion in the world, much less Islam, teaches terrorism or inspires any one to kill innocent people. The Koran clearly says that killing any person without a just cause amounts to killing the whole of humanity and saving one person’s life amounts to saving the entirety of humanity. Islam, like most major religions in the world, is essentially a

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 191

religion of peace. Therefore, though this essay uses the term “Islamic Terrorism,” it does not follow that I agree with the commonsense claim that Islam is pro-terrorism. For an account see my article coauthored with Enrique Baron and Edward Nell on “The Roots of Fundamentalism and Terrorism Reconsidered” (forthcoming in 2015 in the journal Constellations). 3. See http://thehiawathatriad.org/home/wp-content/uploads/2009/11/Baudrillard.pdf. 4. For further details on the spirit of terrorism see his Baudrillard (2002). 5. See http://edition.cnn.com/2015/01/19/opinion/charlie-hebdo-noam-chomsky/ 6. In the same vein, French thinker and philosopher Alain Badiou (2015) has argued that “people say that Charlie Hebdo’s cartoons aren’t attacking Muslims as such, but rather the fundamentalists’ terrorist activity. That is objectively false. So is the Muslim faithful’s Prophet, a constant target for such stupidity, a contemporary terrorist? No, that’s not any kind of politics. It’s got nothing to do with the solemn defence of ‘freedom of expression’. It is a ridiculous, provocative obscenity targeting Islam itself – and that’s all. And it’s nothing more than third-rate cultural racism, a ‘joke’ to amuse the local pissed-up Front National supporter. It may be amusing for the comfortably-off, but it is an indulgent ‘Western’ provocation against not only vast popular masses in Africa, Asia and the Middle East, but also a very large section of the working population in France itself: the people who empty our bins, wash our plates, man our pneumatic drills, hurriedly clean luxury hotel rooms and clean the big banks’ windows at 4 a.m”. See http:// www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/27/le-rouge-et-le-tricolore_4564083_3232.html 7. For an account see my article coauthored with Enrique Baron and Edward Nell on “The Roots of Fundamentalism and Terrorism Reconsidered” (forthcoming in 2015 in the journal Constellations). 8. Noam Chomsky (2015)’ Paris attacks show hypocrisy of West's outrage’. See below the web site: http://edition.cnn.com/2015/01/19/opinion/charlie-hebdo-noam-chomsky/ 9. See http://thehiawathatriad.org/home/wp-content/uploads/2009/11/Baudrillard.pdf 10. There are fundamentalist Catholics, Protestants, and Jews, each of whom is certain that their religion, and their particular interpretation of it, is absolutely correct. Outside religion altogether we have fundamentalist Marxists, who have unlocked the secret to the march of History. Nor are they alone in the world of social studies: there are “market fundamentalists” among economists, who have found the true and final key to prosperity in unleashing the forces of competition. Even more unexpectedly, there are “fundamentalist scientists”, who hold that science can give us not necessarily absolute truth, but certainly the best truth available. For an account see my article coauthored with Enrique Baron and Edward Nell on “The Roots of Fundamentalism and Terrorism Reconsidered” (forthcoming in 2015 in the journal Constellations). 11. Certainly there are plenty of studies of globalization, but there are also plenty of problems stemming from globalization, and very few of them have been solved to everyone’s satisfaction. But this book is not an effort to identify and solve another problem or to show that one or another approach is defective or stronger than it appears. Rather it seeks to tie together a number of apparently diverse strands in the discussion, weaving them into theoretical fabric that will encompass and make coherent what now seems a Babel of clashing and discordant voices. The aim is provide both a theoretical framework and a practical, empirical instrument, which can be brought together to suggest effective policies. The proposal of this book, which is embodied in our title, is to re-invent globalization in a way that will ensure that globalization is not only profitable and sustainable –the subject of many studies – but that it will result in human development. We want to suggest ways to recreate the global economy so as to humanize it. The main thesis here is that globalization always brings about creative destruction; that was evident before the Crash. But globalization can also bring pure destruction, as we saw in the Crash itself. Good, sound businesses have failed all over the world. Countries running well-planned and well- designed policies have been brought to the brink, through no fault of their own. All over the

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 192

world productive workers have been fired or laid off, and their families are struggling to survive, because some supposedly brilliant financial geniuses speculated on a bridge too far, or levered up a little too much risk – and brought down the house of cards. 12. Noam Chomsky (2013), The Arab Spring three years on. See the web site below: http:// www.informationclearinghouse.info/article37014.htm. 13. In Morocco, however, the old government has remained in power, and the Islamists have succeeded as well. The PJD in Morocco, while always recognized as an opposition party, did not play a role in previous Moroccan governments, which may be why it was so successful in elections. Voters did not view the party as “corrupt” or as “collaborators” with the regime. Another factor that may have played to the advantage of the PJD relates to the way it responded to protestors’ demands in 2011. The PJD pursued a measured approach with how it pushed the king for reforms; it did not cause instability or invite a harsh response from the regime. In Tunisia and Egypt, in contrast, protestors demanded a total regime change. In Libya, the demands were the same, and eventually the protests evolved into a full-fledged war. Yet in Morocco, the PJD showed a willingness to meet the king half-way by accepting his concessions despite some protestors’ demands for total regime change. It is not clear how much power the king was initially willing to concede, but the king and his advisers may have realized that their reforms had to be deep if they wanted to avoid developments in neighboring Egypt and Tunisia, where both governments were completely toppled. It is also important to highlight that the king’s other advantage was that the country’s more extreme Islamist group—the Justice and Charity Movement (JCM)—that was banned, didn’t engage itself in any form of violence against the regime despite its strict position on the “illegality” of the monarch as the “leader of the faithful.” Furthermore, the JCM was also opposed to the monarchy as a system of government. The movement engaged in demonstrations as part of the 20th February youth movement, but it refused to adopt violence—contrary to what occurred in Tunisia and Egypt, and then later Libya. The Justice and Charity movement was unhappy with the scope of reforms included in the new constitution, but its call for a boycott of the referendum to approve the amendments was not heeded by Moroccans; instead, they voted overwhelmingly to approve it. That setback was the start of the break-up of the 20th February movement; the Justice and Charity faction withdrew from the coalition, depriving the movement from the thousands of Islamists who made the bulk of the protestors calling for regime change. Today, the Justice and Charity movement seems to be contemplating applying to become a legally recognized political party. This would allow it to push for its objectives through the ballot box instead of through street protests, as has been the case for decades.

AUTEUR

KARIM ERROUAKI Senior Research Fellow, Foundation for the Culture of Peace, Autonomous University of Madrid and Special Advisor to Director General of CAFRAD, Pan-African Intergovernmental Organization.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 193

Comptes rendus Reports

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 194

Paul Vermeylen (2014). Le temps de la métropole. Agile, créative, solidaire, durable. Parcours en Europe. Paris : L’Harmattan. 286 pages

Diane-Gabrielle Tremblay

1 Ce livre nous permet de connaître tout un éventail d’expériences menées partout dans le monde, dans une diversité de villes. L’ouvrage part de l’idée selon laquelle, au sortir du fordisme, la nouvelle « économie de la connaissance », telle qu’elle a été qualifiée, permettait aux territoires de se différencier par l’innovation technologique. On recherchait alors une plus grande valeur ajoutée par le biais de l’innovation technologique ou de produit. Puis, il y eut les délocalisations, la remise en question du mythe de la croissance continue, et le constat que nombre de pays en développement arrivaient à innover aussi bien que les pays industrialisés, d’où une remise en question des modalités du développement et de la croissance.

2 L’auteur soutient que les métropoles reprennent leur place comme source majeure d’innovation et de créativité. Les nouvelles métropoles « exemplaires » font davantage de place à la créativité que l’auteur qualifie de « fertilisante », affirmant que grâce au « frottement métropolitain », les aspirations des créateurs se trouvent en contact et s’alimentent les unes les autres, ce qui permet ultimement de satisfaire les attentes des habitants et des travailleurs. Pour plusieurs, les nouvelles attentes vont dans une direction différente de la croissance continue, allant plutôt vers des objectifs comme le développement durable, la créativité, l’agilité et la solidarité, autant de concepts en sous- titre à l’ouvrage.

3 L’ouvrage présente un ensemble de cas issus de diverses métropoles, et l’un des aspects fort intéressants du livre, c’est qu’on trouve à la fin une webographie qui nous permet d’approfondir la recherche sur ces cas et éventuellement de mettre à jour les

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 195

observations. Autre aspect intéressant : nombre de cas mettent en évidence l’importance du dialogue et de la coopération pour une créativité efficace et un développement durable.

4 Le chapitre 1 traite de la métropole agile, et met notamment en avant des modes de gouvernance nouveaux, multiscalaires. La coopération entre régions et villes est ici mise de l’avant comme source de gouvernance nouvelle, l’ensemble des sous-sections fournissant une réflexion approfondie sur la gouvernance des métropoles.

5 Le chapitre 2 porte sur un thème très porteur depuis quelques années, à savoir la métropole créative. On met ici en évidence comment la créativité, l’intelligence, les talents peuvent donner lieu à une nouvelle forme de développement économique et à ce que l’auteur appelle une « prospérité rhizomique », qui se propage ou rayonne d’un secteur ou d’une ville à l’autre. Ici encore les vertus du dialogue et de la coopération sont mises en évidence, pour montrer comment les échanges et l’interaction peuvent favoriser une plus grande créativité. On rejoint ici les travaux des dernières années sur la ville créative, que ce soit ceux de Richard Florida, ou ceux de Charles Landry, mais il est intéressant de noter que le chapitre suivant traite d’une thématique souvent oubliée dans ces travaux, soit la question des inégalités et de la nécessaire solidarité entre les groupes.

6 Le chapitre 3 aborde ainsi le thème des liens sociaux, des meilleures pratiques à développer pour refonder le bien commun et remettre en marche ou renouveler les mouvements sociaux. Ici encore, l’annexe de fin donne un grand nombre de cas intéressants, qui vont de Newark aux États-Unis à Hambourg en Allemagne, en passant par Bruxelles, Dublin, Sofia ou encore Bucarest. Bref, un grand nombre de cas qui peuvent permettre de prolonger la lecture par une analyse de leur diversité à l’échelle internationale.

7 Le chapitre 4 porte sur la métropole durable et invite à adapter les processus de production et à réfléchir en termes d’écosystèmes. Les questions d’immobilier, de nature et de transition énergétique sont ici à l’ordre du jour, et l’engagement et la participation citoyenne sont aussi abordés dans cette perspective.

8 L’ouvrage se termine sur une conclusion qui invite vraiment à se centrer sur les métropoles, à réfléchir à la gouvernance politique de ces métropoles pour atteindre les objectifs évoqués dans les divers chapitres, dont le développement durable, la créativité, la solidarité et l’agilité.

9 L’ouvrage intéressera les chercheurs et étudiants en études urbaines, en sociologie, en géographie, ou en science politique, mais aussi les personnes qui interviennent activement en matière de politique locale ou municipale, voire à une échelle plus large.

10 L’ouvrage est très bien structuré, très bien écrit, de sorte que l’on peut y trouver un grand nombre d’idées pour alimenter l’action locale comme la recherche sur le rôle des villes, la créativité et l’ensemble des sujets traités dans ce livre. Alliant réflexion théorique et études de cas, l’ouvrage présente en tout cas des idées novatrices en matière de développement urbain.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 196

AUTEUR

DIANE-GABRIELLE TREMBLAY Professeure, École des sciences de l'administration, Téluq-Université du Québec [email protected]

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 197

Christophe Everaere (2014). Les emplois atypiques. Quelles réponses au besoin de flexicurité ? Paris : Editions Liaisons sociales. 164 pages

Diane-Gabrielle Tremblay

1 Voilà un ouvrage qui, non seulement fait le portrait des emplois atypiques en décrivant tout un éventail de nouvelles modalités d’emploi atypique, mais incite aussi à une réflexion sur les besoins de flexicurité et la manière de la développer.

2 L’auteur se concentre d’abord sur la définition et l’analyse de l’évolution des diverses formes d’emploi, et il commence (chapitre 1, partie 1) par une réflexion sur la sécurisation des parcours professionnels, un enjeu tout à fait d’actualité en France et en Europe, comme au Québec et en Amérique, bien que le débat public en traite moins ici qu’en Europe. Après ce rappel sur l’enjeu de la flexicurité, l’auteur s’intéresse au CDI (contrat à durée indéterminée) intérimaire, une contradiction dans les termes, et montre comment il s’agit ici d’un contexte difficile pour tenter de sécuriser la flexibilité.

3 L’auteur rappelle les origines de la définition des concepts de précarité et de flexibilité, pour passer ensuite à une définition élargie des emplois atypiques. De fait, aujourd’hui, ce ne sont plus que les personnes ne disposant pas d’un contrat à durée indéterminée ou emploi « régulier » dans la terminologie nord-américaine, et travaillant à plein temps pour un seul employeur, qui peuvent être considérées occuper des emplois précaires. L’auteur a fait l’effort de rechercher les terminologies employées aux É.-U. comme au Canada et rappelle les termes d’emplois non conventionnels, non standards ou de « poor jobs » aux É.-U.

4 L’auteur revient également sur la distinction entre relations d’emploi et relations de travail. Il se demande en particulier si cela peut devenir une source de malaise professionnel, surtout dans le contexte actuel où il y a brouillages des frontières entre emplois réguliers et précaires, mais aussi dans les relations de travail.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 198

5 Le chapitre 3 fait ensuite une analyse de l’évolution historique des emplois atypiques, tout en soulignant qu’il est relativement difficile de dénombrer précisément ces emplois atypiques. Quelques éléments de comparaison internationale sont présentés, et l’auteur rappelle ici que les professionnels de l’intérim mentionnent souvent le fait que le travail temporaire contribuerait, selon eux, à réduire le travail informel… Il semble bien que les pays où le travail temporaire est plus élevé soient aussi ceux où le travail informel et l’activité illégale sont les plus faibles. Mais cela n’en fait pas nécessairement une forme d’emploi souhaitable, bien qu’elle rende service à certaines personnes et soit même parfois choisie comme mode d’activité par un petit pourcentage.

6 Après une première partie sur les définitions et l’évolution du volume d’emplois atypiques, la deuxième partie porte sur une analyse comparative de formes d’emploi particulières, dont des formes nouvelles, moins connues. L’auteur présente alors les entreprises de travail à temps partagé, les groupements d’employeurs, le portage salarial, les coopératives d’activité et d’emploi, le prêt de personnel interentreprises. Autant de formules intéressantes pourtant méconnues qui permettent de tenter de stabiliser les parcours professionnels. L’auto-entrepreneuriat et les stages font aussi l’objet d’analyse.

7 Le chapitre 2 de la partie 2 est particulièrement intéressant, car il permet d’analyser les nouvelles formes d’emploi traitées à partir de critères particuliers comme le recours – ou non – à un tiers, le besoin de réactivité ou de mutualisation, le niveau de qualification des personnes touchées, le degré d’autonomie professionnelle des personnes, la longueur des contrats, le caractère subi ou choisi des diverses formes de travail atypiques, qui ne sont finalement pas toutes précaires, mais peuvent contribuer parfois à stabiliser les parcours ou à développer la flexicurité. C’est d’ailleurs de ce point de vue que l’ensemble des formules évoquées plus haut, dont en particulier le groupement d’employeurs, nous paraissent utiles pour la réflexion sur la flexicurité, en Amérique comme en Europe.

8 La conclusion de l’ouvrage présente un classement des emplois atypiques en fonction du degré de flexibilité et du degré de sécurisation professionnelle. L’auteur conclut sur une convergence croissante entre les emplois atypiques, du moins en France. Il faut certes s’interroger sur le développement de toutes ces nouvelles formules, en particulier les entreprises de travail à temps partagé, les groupements d’employeurs, le portage salarial, le prêt de personnel interentreprises, ainsi que les coopératives d’activité et d’emploi. On peut se demander si ces formules peuvent non seulement contribuer à sécuriser les parcours, mais aussi développer l’emploi de manière plus générale.

9 Un ouvrage, donc, qui mérite l’attention, en particulier de ceux qui s’interrogent sur la précarité du travail et de l’emploi, mais veulent aussi découvrir de nouvelles formes de travail atypique, lesquelles ne sont pas toujours précaires bien qu’elles le soient parfois. L’auteur nous offre une réflexion fort pertinente sur ces formes d’emploi, leur contribution possible à la sécurisation des parcours des individus et le besoin de flexibilité de certaines entreprises. L’ouvrage peut sans doute être utilisé dans l’enseignement en relations industrielles, en gestion des ressources humaines, ou en sociologie du travail notamment, car il est écrit de manière très pédagogique.

Revue Interventions économiques, 52 | 2015 199

AUTEUR

DIANE-GABRIELLE TREMBLAY Professeure, École des sciences de l'administration, Téluq-Université du Québec [email protected]

Revue Interventions économiques, 52 | 2015