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Université Inter-âge | Cycle film noir | Séance du 05/02/2018 / Cyrielle VINCENT

Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution Jean-Luc Godard, 1965

Générique technique Générique artistique Réalisation : Jean-Luc Godard Lemmy Caution : Eddie Constantine Scénariste : Jean-Luc Godard Natasha Von Braun : Anna Karine Compositeur : Paul Misraki Henri Dickson : Akim Tamiroff Production : André Michelin Docteur Von Braun : Howard Vernon Directeur de la photographie : Raoul Coutard le scientifique : Laszlo Szabo Montage : Agnès Guillemot Le serveur à l’hôtel : Jean-Pierre Léaud Assistants réalisateur : Figurants : Jean-Pierre Léaud, Charles Bitsch Valérie Boisgel, Jean-Louis Comolli, Michel Delahaye

Pays de production : France et Italie / Sortie nationale le 5 mai 1965 noir et blanc / Durée : 99 minutes / Budget estimé : 220 000 $

Photogramme d’Alphaville 1 Université Inter-âge | Cycle film noir | Séance du 05/02/2018 / Cyrielle VINCENT

Jean-Luc Godard (né en 1930)

Jean-Luc Godard est né à le 3 décem- précieux de la bibliothèque de son grand-père bre 1930. Second d’une fratrie de quatre en- maternelle afin de les revendre à la librairie Gal- fants, il grandit dans une famille de confession limard, en face du domicile de son grand-père. protestante. Son père, Paul Godard, est un mé- Lorsque ce dernier s’en rend compte, Jean-Luc decin travaillant à la fois à Paris et en Suisse. Godard, alors âgé de 17 ans, devient le mouton Sa mère, Odile Monod, est la descendante des noir de la famille. Cette première rupture famil- pasteurs Jean Monod et Arnold Monod. Elle est iale le pousse à rédiger un pamphlet contre ses également la fille de Julien Monod, directeur de proches : Le Cercle de Famille. Il continuera à la Société Financière d’Orient et l’un des fon- voler par la suite, notamment en 1952 dans la dateurs de la banque de Paris et des Pays-bas. caisse des Cahiers du Cinéma ainsi que dans Amateur de poésie et collectionneur de livres, la caisse du Café de la Comédie tenu par les Julien Monod achète un appartement à Paris en parents de son ami Charles Bitsch. 1924. Dans la capitale, il rencontre Paul Valéry En 1948, Jean-Luc Godard rentre en Suisse. et fréquente différents cercles d’écrivains. Il échoue une deuxième fois au Bac. En 1949, Jean-Luc Godard passe son enfance en Su- après une troisième tentative, il obtient son exa- isse. Il se passionne d’abord pour la peinture men. Le jeune Godard hésite encore entre une et pratique de nombreux sports comme le ski, carrière dans la peinture, le cinéma ou la littéra- le basket ou encore le football. Il obtient son ture. Il rédige son premier scénario adapté du diplôme au collège de Nyon après la seconde roman Aline écrit par Charles Ferdinand de Ra- Guerre Mondiale et est envoyé à Paris afin d’y muz en 1905. En automne 1949, Jean-Luc God- passer son Baccalauréat. Dans la capitale, ard s’inscrit en anthropologie à la Sorbonne à Jean-Luc Godard se passionne pour le ciné- Paris. Il se désintéresse très rapidement de ses ma et commence à fréquenter les ciné-clubs études et écrit un deuxième scénario, La Trêve ainsi que la cinémathèque d’Henri Langlois. Il d’ironie, d’après le roman de George Meredith. lit également des textes critiques et découvre Il fréquente assidûment la Cinémathèque où il les écrits de Maurice Shérer (alias Eric Rohmer) voit énormément de films et retrouve régulière- dans la Revue du Cinéma de Jean-Georges ment François Truffaut, Jean Gruault, Jacques Auriol. En 1947, il échoue une première fois au Rivette ou Suzanne Schérer. Il fréquente aus- Baccalauréat. si le ciné-club du quartier Latin fondé en 1947 Depuis son enfance, et malgré le fait qu’il par Frédéric Froeschel, un ancien étudiant évolue dans une famille aisée, Jean-Luc God- d’Eric Rohmer alors professeur de Lettres à la ard a l’habitude de voler. Il dérobe les livres Sorbonne. Il y fait la connaissance de , de Paul Gégauff et d’Eric Rohmer.

Jean-Luc Godard Archives de Jacques Rivette 2 Université Inter-âge | Cycle film noir | Séance du 05/02/2018 / Cyrielle VINCENT

Le groupe du ciné-club publie un Bulletin du tte revue voit le jour en avril 1951. Celle-ci est ciné-club du quartier Latin qui devient, fin 1949, fondée par André Bazin et Jacques Doniol-Val- une revue : la Gazette du cinéma. A l’âge de 19 croze, deux anciens collaborateurs de la Revue ans, Jean-Luc Godard rédige ses premiers tex- du cinéma d’Auriol dont la publication a cessé tes critiques. Il écrit douze articles entre juin et depuis octobre 1949. Joseph-Marie Lo Duca novembre 1950, certains sous le pseudonyme (un écrivain et critique franco-italien) et Léon- d’Hans Lucas. En septembre 1950, il participe ide Keigel (un ingénieur chimiste franco-russe au Festival du film maudit de Biarritz. Ce fes- exploitant et distributeur de cinéma) participent tival est organisé par le ciné-club Objectif 49, également à la création des Cahiers. Le but de présidé par Jean Cocteau. Les jeunes critiques cette revue est de prolonger l’esprit de la revue n’hésitent pas à remettre en question le choix d’Auriol. Les Cahiers accueillent plusieurs cri- de programmation de leurs aînés et s’affirment tiques d’avis divers dont Eric Rohmer qui ten- ainsi vis à vis d’eux. En décembre 1950, God- tera (avec succès) d’y faire rentrer ses amis de ard accompagne son père durant un voyage en la Gazette. Amérique. Il visite New-York puis Kingston, en Jean-Luc Godard publie pour la première fois Jamaïque, où son père s’installe définitivement. dans les Cahiers du Cinéma en janvier 1952 Par la suite, Jean-Luc Godard voyage seul en avec un article consacré au film La Flamme Amérique du sud pendant plusieurs mois, il vis- qui s’éteint (1950) de Rudolph Maté. En 1952, ite le Panama, le Pérou, la Bolivie ou encore le Godard rédige un éloge polémique sur le film Brésil. Il rentre en France en avril 1951. d’Alfred Hitchcock, L’Inconnu du Nord-Express, (1951). Par la suite, le jeune Godard ira même Godard et les Cahiers du cinéma jusqu’à s’attaquer à André Bazin en rédigeant A son retour, Jean-Luc Godard assiste à la un article intitulé « Défense et illustration du création des Cahiers du Cinéma. En effet, ce- découpage classique » .

Jacques Rivette Henri Langlois Maurice Shérer alias Eric Rohmer

Claude Chabrol François Truffaut Jean Gruault 3 Université Inter-âge | Cycle film noir | Séance du 05/02/2018 / Cyrielle VINCENT

Les premiers courts métrages d’attaché de presse à la Fox où il travaillera en Durant le printemps 1953, le père de Jean- intermittence pendant deux ans. Il effectue aus- Luc Godard trouve pour son fils un poste de si quelques travaux en tant que monteur pour cadreur à la télévision Suisse à Zurich. Néan- le producteur Pierre Braunberger. Il continue moins, Godard vole dans la caisse et est dénon- également d’écrire pour les Cahiers du cinéma cé. Il passe trois nuits en prison. et François Truffaut le fait rentrer à l’hebdoma- Par la suite, Jean-Luc Godard choisit la na- daire Arts en février 1958. tionalité Suisse afin d’échapper à la guerre d’In- En juin 1957, Godard réalise son premier dochine. Mais il n’a pas satisfait à l’obligation court métrage professionnel écrit par Eric Ro- militaire en Suisse et se retrouve donc hors la hmer et produit par Braunberger : Tous les loi. Il est finalement interné par son père dans garçons s’appellent Patrick. Il est diffusé au prin- un hôpital psychiatrique en Suisse. Après cet temps 1959 en complément du film d’Édouard événement, il ne reverra pas son père avant dix Molinaro, Un témoin dans la ville. ans. Lorsqu’il sort, sa mère lui trouve un travail En février 1958, François Truffaut est inspiré sur le chantier du barrage de la Grande-Dix- par les grandes inondations de Paris et décide ence. Il y travaille en été 1953 et durant l’an- de réaliser un court métrage au sujet d’une je- née 1954. Avec son ami Jean-Pierre Laubscher une fille souhaitant rejoindre Paris durant les in- il réalise un court documentaire en 35mm sur ondations. Néanmoins les rushs ne laissent pas la construction du barrage, Opération Béton. Il Truffaut satisfait et celui-ci abandonne son pro- revend par la suite son premier court métrage à jet. Jean-Luc Godard récupère alors les images la compagnie du barrage. de Truffaut, écrit un texte qu’il lit en voix off avec Le 21 avril 1954, la mère de Jean-Luc God- Anne Colette et intitule son court métrage Une ard perd la vie à l’âge de 45 ans dans un acci- Histoire d’eau. Celui-ci est diffusé en mars 1961, dent de scooter. Godard s’installe à Genève où en complément du film de Jacques Demy,Lola . il tourne un second court métrage, Une femme Par la suite, Godard réalise un nouveau court coquette (1955). métrage, Charlotte et son Jules avec Jean-Paul En janvier 1956, Jean-Luc Godard rentre à Belmondo et Anne Colette s’inspirant du Bel Paris et renoue avec la bande de la Gazette indifférent de Jean Cocteau. Ce court métrage du cinéma. Claude Chabrol lui trouve un poste sera également diffusé en complément de Lola de Jacques Demy.

J.L Godard et Claude Chabrol dans les bureaux des Cahiers 4 Université Inter-âge | Cycle film noir | Séance du 05/02/2018 / Cyrielle VINCENT

La Nouvelle Vague (1958-1965) Claude Chabrol, Marcel Camus, Jean Valère, Il est communément admis que Jean-Luc Louis Félix ou Jean-Luc Godard sont présents. Godard participe à la vague venant rajeunir le Globalement, nous pouvons discerner deux cinéma français à la fin des années cinquante. tendances au sein de la Nouvelle Vague : La Nouvelle Vague est un mouvement cinéma- les réalisateurs venant de la critique comme tographique français rassemblant générale- Chabrol, Truffaut ou Godard et les réalisateurs ment les réalisateurs ayant réalisé leur premier provenant du court métrage comme Jacques long métrage entre la fin des années cinquante Demy, Alain Resnais ou encore Agnès Varda. et le milieu des années soixante. A l’origine de Si l’on veut comprendre l’émergence de ce- cette expression est un article de L’Express da- tte Nouvelle Vague, il faut remonter en 1948. A tant du 3 octobre 1957 dans lequel Françoise l’époque, l’État lance la TSA (taxe spéciale ad- Giroud mène une enquête sociologique sur les ditionnelle) qui ponctionne les billets de cinéma phénomènes de génération. Ce terme qualifie afin de développer un fonds de soutien destiné alors la nouvelle génération d’après-guerre. Il à la création cinématographique française. En est repris par Pierre Billard en février 1958 dans 1953, une nouvelle loi de critères de qualité est la revue Cinéma 58. Cette expression est alors mise en place. Certains films se voient alors ac- attribuée aux réalisateurs des films distribués en cordés des primes en fonction de leur qualité 1959 au Festival de Cannes et perd alors son néanmoins, dès 1956, le directeur du CNC juge sens sociologique au profit d’un sens cinéma- cette aide mauvaise en ce qu’elle changerait les tographique. créateurs en industriels. En 1957, le CNC lance La Nouvelle Vague émerge déjà en 1958 lor- alors un programme d’aide visant à rajeunir et sque Claude Chabrol réalise Le Beau Serge. renouveler le cinéma français. C’est ainsi que Cet événement marque une certaine révolution le CNC aidera financièrement Chabrol et Truf- puisque Chabrol n’a aucune formation dans le faut pour leur premier long métrage. Aussi, en domaine cinématographique et réalise ce long 1959, le statut du cinéma change. Il passe en métrage avec un héritage familial. effet du Ministère de l’Industrie au Ministère de Au festival de Cannes de 1959, on assiste la Culture qui vient d’être crée. Beaucoup des à la consécration de ces nouveaux réalisateurs jeunes cinéastes voient dans ce nouveau statut notamment à travers le succès d’Hiroshima un appel à briser l’académisme au profit d’une mon amour d’Alain Resnais et des Quatre-cents avant-garde artistique. Dans l’Écran français, coups de François Truffaut qui reçoit le prix de Alexandre Astruc rédige un article intitulé Nais- la meilleur mise en scène. La même année, le sance d’une nouvelle avant-garde : la caméra colloque de la Napoule est organisé par Uni- stylo. Sa pensée consiste à comparer le réali- france-film dont le but est de réunir les jeunes sateur d’un film à l’auteur d’un roman. Le réal- cinéastes français afin de montrer à la presse isateur doit alors selon lui utiliser sa caméra étrangère que la relève du cinéma français est comme l’auteur utilise son stylo. Cela rejoint prête. Des cinéastes comme François Truffaut, la pensée des « jeunes turcs » des Cahiers du

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Cinéma, dont François Truffaut qui dénonçait Au départ, l’accueil du public est enthousi- en 1954 dans son article « Une certaine tend- aste et le succès est immédiat. Le nombre de ance du cinéma français » le conformisme des premier films réalisés par de nouveaux réalisa- anciens et ces films qu’il mettait sous la ban- teurs double durant cette période. De nouveaux nière du « cinéma de papa ». Selon Truffaut et visages apparaissent sur les écrans comme sa politique des auteurs, le film doit être du met- Jean-Claude Brialy, Bernadette Lafond, Jean- teur en scène. Il marque alors une distinction Pierre Léaud, Jeanne Moreau ou encore Jean- entre l’auteur d’un film et le réalisateur d’un film. Paul Belmondo. Selon lui, « Il n’y a pas d’œuvres, il n’y a que Néanmoins, en 1961, le public semble se des auteurs » et les auteurs doivent porter un lasser très vite et la Nouvelle Vague s’affaiblit. regard particulier sur les choses qui se mani- De plus, la fréquentation des salles de cinéma feste par la mise en scène. ne fait que baisser depuis 1958 avec la démoc- La Nouvelle Vague s’affranchit alors des ratisation de la télévision. Le mouvement survit vieux codes et tout semble alors permis pour jusqu’en 1965 mais aura tout de même changé ces réalisateurs. De plus, grâce aux progrès la conception du cinéma français et influencé de technologiques de l’époque, les jeunes réalisa- futurs cinéastes partout dans le monde. teurs ont accès à des caméra moins onéreuses et plus légères, à des pellicules plus sensibles Longs métrages de Jean-Luc Godard (1960- à la lumière du jour et permettant un tournage 1965) hors studio, ainsi qu’à un son synchrone de Après le succès des Quatre-cents coups de qualité. Cela permet à ces cinéastes d’accéder François Truffaut au festival de Cannes en 1959, à la réalisation sans expérience au préalable et Jean-Luc Godard ne veut pas rater la vague et avec un budget modeste. se lance dans la réalisation de son premier long Les films de la Nouvelle Vague se démarquent métrage. Il récupère une idée de scénario de des autres avec des tournages en extérieur ou François Truffaut d’après un fait divers et béné- dans de vrais bâtiments, des histoires simples ficie du soutien du producteur George de Beau- et contemporaines, des acteurs inconnus, des regard. dialogues improvisés et des équipes de tour- En mars 1960 sort A bout de souffle, s’in- nage minimales. Les réalisateurs ont à cœur scrivant dans la tradition du film noir améric- de filmer la vie avec naturel et simplicité. C’est ain. Nous y suivons Michel Poiccard, incarné également un cinéma de la référence en ce que par Jean-Paul Belmondo, qui tente de conva- beaucoup de ces jeunes réalisateurs sont des incre sa copine (Jean Seberg) de fuir avec lui cinéphiles connaissant très bien l’histoire du en Italie. Le tournage fut très court et la mat- cinéma et ayant développé une conception pré- ière trop abondante. En dernier recours, Jean- cise de la mise en scène. Luc Godard se résout à couper à l’intérieur des

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plans ce qui participe grandement au succès du tution. Il reçoit le prix spécial du jury et le prix film et à son aspect novateur. Le film est un suc- de la critique au Festival de Venise. Le film cès public (2,2 millions d’entrées) ainsi qu’un est un succès par rapport au budget avec 148 succès critique. 000 spectateurs. Il reçoit néanmoins un accueil Fort de son succès, Jean-Luc Godard en- moins enthousiaste chez les critiques des re- chaîne son second long métrage, Le Petit sol- vues Positif, Cinéma 62 et Figaro. dat (1960). Ce film vient en contrepied des cri- Jean-Luc Godard adapte ensuite Les Carabi- tiques accusant ce jeune cinéma de ne parler niers du dramaturge Italien Beniamino Joppolo. que de « coucheries ». En effet, Godard s’at- Le film sort en mars 1963. Il décrit la guerre et ses taque à un sujet actuel : la guerre d’Algérie et la dérapages. Il relate l’histoire de deux paysans, censure. Ce film relate l’histoire d’un déserteur Ulysse et Michel Ange, qui décident de partir à de l’armée française travaillant pour un groupe la guerre. Durant celle-ci, ils se rendent compte terroriste d’extrême droite à Genève. Ce dern- avec joie que tout est permis. Néanmoins, par la ier souhaite rompre le lien qui l’unit au groupe suite, les deux paysans doivent revenir à la vie terroriste mais il est pris en otage par le FLN. normale à la fin de la guerre ce qui semble im- Ce film ne fut pas facile à sortir car il était poli- possible. Godard souhaite ici montrer la guerre tiquement ambigu puisque la torture y était pra- sans la glorifier ni vendre l’héroïsme des sol- tiquée autant par le FNL que par le groupe ter- dats qui s’y rendent. Les acteurs inconnus et la roriste d’extrême droite. Le film fut finalement qualité d’image proche d’un film amateur sem- censuré par le ministre de l’information Louis blent repousser le public. Le film est le plus gros Terrenoire et ne sortira qu’en 1963, après la échec commercial de la Nouvelle Vague avec guerre d’Algérie. Godard et son actrice Anna seulement 20 000 entrées. La critique n’est pas Karina tombent amoureux lors de ce tournage non plus au rendez-vous et émet un avis négatif et se marient le 3 mars 1961. sur le film. Godard réalise ensuite en 1961 Une femme En 1963, Jean-Luc Godard dispose d’un gros est une femme avec Jean-Paul Belmondo, Jean- budget et réalise Le Mépris avec, en vedette, Claude Brialy et Anna Karina. Il relate l’histoire l’actrice du moment : Brigitte Bardot. Ce film d’Angela, une femme mariée souhaitant un en- est une adaptation du roman italien d’Alberto fant dans les 24h. Son compagnon Émile refuse Moravia. Nous y suivons le personnage de Paul et celle-ci le menace de faire un enfant avec son Javal (Michel Piccoli), un écrivain de théâtre ami Alfred. Le film divise la critique et polarise marié à Camille (Brigitte Bardot). Paul se rend l’attention des journaux. Il reçoit le prix spécial avec Camille à la Cinecitta afin de négocier un du jury du Festival de Berlin en 1961. Il compte contrat avec le producteur de cinéma Jeremy 550 000 entrées en France. Prokosch afin de remonter le scénario d’un film En 1962 sort Vivre sa vie. Godard y dresse de Fritz Lang (qui joue son propre rôle). Le film le portrait d’une femme se livrant à la prosti- permet à Godard de renouer avec le public (1,5

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millions d’entrées). Les critiques ne se montrent Longs métrages Jean-Luc Godard : 1966- cependant pas très enthousiastes mais le film 2014 acquiert au fil du temps une certaine reconnais- Masculin féminin (1966) · Made in USA sance. (1966) · Deux ou trois choses que je sais d’elle En 1964, Jean-Luc Godard adapte un ro- (1967) · La Chinoise (1967) · Week-end (1967) · man de série noire intitulé Pigeon vole. Bande Le Gai Savoir (1968) · Un film comme les au- à Part relate l’histoire de deux amis manipulant tres (1968) · One + One (1968) · British Sounds une jeune femme, Odile Monod (Anna Karina), (1969, coréalisé avec Jean-Henri Roger) · Prav- pour voler de l’argent. En parallèle il réalise da (1969, coréalisé avec Jean-Henri Roger) · Le Une femme mariée qui raconte l’histoire d’une Vent d’est (1969) · Vladimir et Rosa (1970) · Lotte femme partagée entre son amant et son mari. in Italia (1971) · Tout va bien (1972, coréalisé Godard y filme froidement les êtres, comme des avec Jean-Pierre Gorin) · Letter to Jane (1972, objets. Le film est interdit par la commission de coréalisé avec Jean-Pierre Gorin) · Ici et ailleurs contrôle des films car le titre initial, La Femme (1974, coréalisé avec Anne-Marie Miéville) · mariée, est jugé outrageux pour l’ensemble des Numéro deux (1975, coréalisé avec Anne-Ma- femmes. Sa mise en scène de la sexualité est rie Miéville) · Six fois deux / Sur et sous la com- aussi jugée comme trop subjective. Jean-Luc munication (1976, série de films coréalisé avec Godard finit par accepter de faire des change- Anne-Marie Miéville) · Comment ça va (1978, ments et le film sera diffusé. coréalisé avec Anne-Marie Miéville) · Sauve qui En janvier 1965 débute le tournage d’Alphav- peut (la vie) (1980) · Passion (1982) · Prénom ille, une étrange aventure de Lemmy Caution. Carmen (1983) · Je vous salue, Marie (1985) · Ce film de Science-Fiction recevra l’Ours d’or Détective (1985) · Grandeur et décadence d’un au festival de Berlin en juin 1965. Sort ensuite petit commerce de cinéma (1986) · Soigne ta Pierrot le fou, un road movie avec Jean-Paul droite (1987) · King Lear (1987) · Histoire(s) du Belmondo et Anna Karina. Ils incarnent Ferdi- cinéma (1988-1998) · Nouvelle Vague (1990) · nand et Marianne, un couple criminel fuyant Par- Allemagne année 90 neuf zéro (1991) · Hélas is pour le sud de la France. L’intrigue criminelle pour moi (1993) · Deux fois cinquante ans de y est traitée avec une certaine désinvolture et cinéma français (1995, coréalisé avec Anne-Ma- le film reçoit des réactions controversées. Tan- rie Miéville) · For Ever Mozart (1996) · The dis que Bernard Dort qualifie Godard de « réac- Old Place (1998, coréalisé avec Anne-Marie tionnaire nostalgique » dans Les Temps mod- Miéville) · Éloge de l’amour (2001) · Notre mu- ernes, Louis Aragon soutient le réalisateur qui sique (2004) · Film Socialisme (2010) · Adieu au est ,selon ses dire dans Les Lettres Françaises, langage (2014) · Image et Parole (2017) dans la continuation du cubisme et des artistes d’avant-garde. Le film réalise 1,3 millions d’en- trées.

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Autour du film : La Science-Fiction

Dans la première moitié du vingtième siè- favorisée par un contexte géopolitique tendu : cle, la Science-Fiction est tout juste en train de celui de la Guerre Froide. La conquête spatiale, se constituer comme un genre littéraire. Né- la menace atomique, la peur des envahisseurs anmoins, on peut tout de même voir, dès les contribuent à l’essor et au succès du genre. Ce débuts du cinéma, des films S.F comme Le sont alors pour beaucoup des films de guerre, Voyage dans la lune (1902) de Georges Méliès, rarement pacifiques et souvent moralisateurs. adapté d’H.G.Wells et de Jules Verne. Avant Globalement, le genre prolifère dans la pau- que le genre ne soit identifié, la plupart des films vreté, loin des grands studios. La Science-Fic- entrant dans la catégorie S.F étaient des adap- tion est principalement relayée comme un ciné- tations littéraires comme Frankenstein (1931) ma de série B, voir de série Z et recycle alors de James Whale qui revisite l’œuvre Franken- les mêmes récits, décors, costumes ou acces- stein ou le Prométhée moderne (1818) de Mary soires. On rencontre dans ces films plusieurs Shelley. On peut noter tout de même deux films thèmes ou personnages récurrents : pionniers d’exception : Aelita (1924) de Yakov - L’Extraterrestre : bien souvent une Protazanov et Metropolis (1927) de Fritz Lang. métaphore de l’étranger. Cette figure remet Si Méliès aimait faire des films de Science-Fic- en cause la suprématie de l’être humain. Il tion car il la trouvait féerique et amusante, le témoigne aussi d’une peur de l’invasion, liée à genre glisse peu à peu vers des récits et des la peur de l’invasion communiste chez les amér- mises en scène plus inquiétants et horrifiques. icains à cette époque. Nous retrouvons cette Le début des années vingt voient également la figure dans La Chose d’un autre monde (1951) popularisation du concept de dystopie. Étant le de Christian Nyby (et Howard Hawks). contraire d’une utopie (mot forgé par l’écrivain - Le monstre animal : Lorsque l’origine du anglais Thomas More avec son livre Utopia en monstre est scientifique, alors le monstre passe 1516), la dystopie est un genre dans lequel, au du genre fantastique au genre science-fictif. lieu d’imaginer la meilleure société possible, on Bien souvent cette figure dénonce l’imprudence imagine vers quoi pourrait mener les dérives de de l’homme face aux progrès de la science. notre société contemporaine. Généralement, ce Godzilla (1954) d’Ishiro Honda est l’un des films genre sert à représenter le pire des futurs pos- emblématiques de cette catégorie. sibles afin de commenter les rouages invisibles - Le robot : Quand il n’est pas qu’un acces- ou non de notre société du présent. soire, le robot questionne la responsabilité de l’homme face aux progrès scientifiques. Cette L’Age d’or de la S.F (1950-1961) figure fait écho à celle de la créature dudoc- La Science-Fiction au cinéma se développe teur Frankenstein dans l’œuvre de Mary Shel- considérablement à partir des années cinquante, ley. Le robot permet de poser des questionne-

Le Voyage dans la lune, Georges Méliès, 1903 9 Université Inter-âge | Cycle film noir | Séance du 05/02/2018 / Cyrielle VINCENT

ments métaphysiques tels : Qu’est ce qui fait de Si la Science-Fiction prospère depuis vingt- l’homme un être à part ? Est-ce sa conscience ? cinq ans aux États-Unis, en France celle-ci Son âme ? Son libre arbitre ? Planète interdite reste largement ignorée en dépit de la vogue (1957) de Fred McLeod Wilcox est un bon ex- du roman noir importé du même pays. La lit- emple de film S.F avec des robots. térature S.F demeure ainsi quasiment inconnu - Le voyage dans le temps : La thématique et inexploitée. En 1950, est publié le premier du voyage dans le temps au cinéma fut initié roman S.F américain traduit en France : Les en 1930 avec L’Amour en l’an 2000 de David Humanoïdes de Jack Williamson (1948). Cette Butler. On trouve généralement deux grandes œuvre fait partie des romans de l’âge d’or de la familles de scénaristes : Les déterministes qui science-fiction américaine à parvenir en France. considèrent que le temps est une courbe im- Publié chez Stock, le roman paraît dans une col- muable dont rien ne pourra jamais modifier le lection baptisée Science-fiction dont il constitue cour. Et les partisans du libre arbitre qui con- le premier volume et qui restera sans suite. sidèrent le temps comme ayant de multiples Les éditions Gallimard et Hachette s’associent trajectoires parallèles susceptibles à tout mo- quant à elles en 1951 afin de créer Le Rayon ment de se substituer les unes aux autres. Ce- fantastique, une collection française de romans tte thématique pose bien souvent l’homme face de science-fiction. Elle contribuera largement à à son avenir et à son passé, rendant visible les populariser le genre en France. Le lectorat se rouages du présent. fait divers et croissant même si le genre reste très méprisé par la plupart des critiques. Notons L’émergence de la S.F en France tout de même qu’il fut défendu par Boris Vian C’est d’abord par l’intermédiaire de la littéra- et Raymond Queneau (entre autres) qui admi- ture que la Science-Fiction se popularise en raient la diversité et la richesse des concepts et France. Le terme « Science-Fiction » est d’orig- idées soutenus dans ces romans. Ils voyaient ine anglo-saxonne et est repris dans un article là une façon d’élaborer un nouveau cadre dans du Figaro Littéraire, rédigé par Claude Elsen et lequel la rigueur et la logique empruntées à la intitulé : « Le roman fantastique tuera t’il le ro- science étaient appliquées à la littérature. Cela man policier ? ». Dans cet article l’auteur fixe permettait donc selon eux de sortir du cadre l’invention du terme en 1926 dans la revue lit- figé de la littérature traditionnelle. Ils distinguer- téraire Astounding Stories. Déjà, un premier lien ont ainsi certains auteurs comme Ray Badbury, est établit entre le genre de la Science-Fiction et Robert Heinlein, Clifford Simako ou A.E Van du roman noir. Vogt.

Godzilla, I.Honda, 1954 10 Université Inter-âge | Cycle film noir | Séance du 05/02/2018 / Cyrielle VINCENT

La Nouvelle Vague et la S.F généralement les artistes de l’avant-garde. Cela Il peut paraître étonnant de voir que les réali- met en exergue ce que l’on a appelé la crise sateurs de la Nouvelle Vague se sont emparés, de la postmodernité, c’est à dire l’impossibilité eux aussi, de ce genre nouveau. En effet, la de faire fracture avec le passé, d’aller vers une S.F se caractérise par son aspect communau- nouvelle vision de l’humanité. Ce sentiment fût taire qui rompt avec la politique des auteurs nourri par l’échec des grandes utopies et l’effon- avancée par les réalisateurs de la Nouvelle drement des idéologies autres que capitalistes. Vague. De plus, leur notion romantique de l’au- Pour Godard, le futur était devenu le présent, teur semble ne pas coller avec le coté march- la transformation utopique prédite et voulue par and et industriel du genre. La S.F est avant les artistes modernes était complète. Cepend- tout une littérature collective dans laquelle cha- ant pour Godard cette transformation n’était pas cun apporte et emprunte de nouveaux thèmes. triomphale mais dystopique. Ainsi, cette vision Elle se caractérise par une certaine absence du présent, probablement partagée par d’autres de style, il est souvent impossible de différen- auteurs de la Nouvelle-Vague, peut expliquer cier un écrivain S.F d’un autre par le style, la les quelques films de Science-Fiction ayant vu patte de l’écriture. Pour la Nouvelle-Vague au le jour en France dans les années soixante. De contraire, la mise en scène passe avant le su- plus, la Science-Fiction permet une approche jet, c’est à dire que les idées sont moins impor- critique du présent en évitant la censure, ce qui tantes que leur traitement. La forme prime sur n’est pas négligeable. Ce genre permet égale- le fond et c’est par la mise en scène que l’on ment au cinéma d’auteur des expérimentations, retrouve l’œuvre de l’auteur. notamment au niveau scénaristique. La narra- Jean-Luc Godard explique son projet pour Al- tion au sein des œuvres S.F est bien souvent phaville : « Faire un film d’aujourd’hui mais sur éclatée, dispersée, en dehors des schémas le futur, dans la mesure où celui-ci devient sans narratifs classiques. cesse le présent. C’est en somme, un film sur la présence du futur ». Cette phrase témoigne Quelques films français S.F (années 60): de l’état d’esprit qui habitait les auteurs de la Je t’aime, je t’aime, Alain Resnais, 1968 Nouvelle-Vague au milieu des années 60. Jean- Les Créatures, Agnès Varda, 1966 Luc Godard exprime ici l’effondrement de la Fahrenheit 451, François Truffaut, 1966 possibilité de maintenir une vision historique, La jetée, Chris Marker, 1962 progressiste ou révolutionnaire comme le faisait Les Yeux sans visage, Georges Franju, 1960

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Alphaville, Une étrange aventure de Lemmy Caution

A l’origine d’Alphaville, nous pouvons iden- ces cauchemars dystopiques du futur sont déjà tifier quelques romans ayant influencés Jean- latents dans le présent. Le choix de Godard Luc Godard. Le dictionnaire bible d’Alphaville, révolutionne visuellement et esthétiquement la duquel l’ordinateur Alpha 60 supprime des mots Science-Fiction au cinéma puisqu’on utilisait inutiles ou liés aux émotions n’est pas sans principalement des décors fantastiques, fantai- rappeler la « novlangue » d’Océania inventé par sistes ou exotiques pour ce genre de film. George Orwell dans son roman 1984, publié en Alphaville est un film qui témoigne de façon 1949. La société divisée en caste dans le ro- évidente de l’influence qu’avait le cinéma Holly- man d’Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, woodien sur Jean-Luc Godard. La photographie 1932, fait écho aux séductrices échelonnées comme le personnage de Lemmy Caution font d’Alphaville. Aussi, l’ordinateur Alpha 60 s’in- clairement référence aux films noirs des années spire largement de la machine qui contrôle et quarante et cinquante. Ces références aux films ordonne la société terrienne du futur dans Le noirs étaient déjà discernables dans A bout de Monde des non-a, écrit en 1945 par A.E Van souffle, dans lequel le réalisateur adressait Vogt. de nombreux clins d’œils à Humphrey Bogart Si Alphaville marque un changement, une et aux maîtres américains comme Hawks ou nouveauté dans le domaine de la Science-Fic- Welles. tion, c’est avant tout par le choix qu’a fait God- Dans Alphaville, cet hommage aux films noirs ard de tourner en décors réels, c’est à dire dans de série B est visible à travers la reprise du per- le Paris des années 60. Alphaville fut principale- sonnage de Lemmy Caution. Jean-Luc God- ment tourné dans les bâtiments futuristes de la ard trouvait les adaptions cinématographiques Défense, Godard étant peut être influencé par françaises de Lemmy Caution vraiment déplor- Nous autres, un roman de Zamiatine publié en ables mais souhaitait tout de même confronter 1920 dans lequel l’État Unique est décrit comme un personnage populaire et connu au monde ayant une architecture de lumière, avec des bâ- étrange et insoupçonné d’Alphaville. Il est aus- timents en verre et des structures alvéolaires. si possible que cet hommage soit une façon Néanmoins, cet ancrage dans un lieu familier de faire un film au budget modeste, le noir et et contemporain qu’est La Défense donne une blanc étant moins cher. Parfois, la musique ou tonalité étrange au film. La ville d’Alphaville est les scènes de bagarres sont nanardèsques, à la situé à quelques années lumières de la terre se- limite de la parodie. Néanmoins, dans le travail lon les dialogues tout en ayant visuellement tout du cadrage et de la lumière, on retrouve le goût l’air d’être à quelques mètres du cœur de Paris. prononcé du réalisateur pour cette atmosphère Ce choix accentue la thématique de la dystopie visuelle du film noir. en nous faisant visuellement comprendre que

Photogramme d’Alphaville La Défense, Paris, 1964 12 Université Inter-âge | Cycle film noir | Séance du 05/02/2018 / Cyrielle VINCENT

Outre le film noir, Alphaville est un film plein le héros avance grâce à des cycles d’observa- d’invention pour lequel Godard a pioché dans tions et un raisonnement déductif. Dans Alphav- les déchets culturels de la postmodernité et ille, Lemmy Caution traverse la ville comme un dans toute l’histoire de l’Art confondue. Nous fantôme, les scènes, les rencontres, les mo- y retrouvons des bouts de mythologie gré- ments sont disloqués et semblent s’enchaîner co-romaine, des reflets d’expressionnisme al- un peu malgré lui. lemand, des citations d’œuvres surréalistes Si l’on se réfère aux personnages de roman comme Capitale de la douleur de Paul Eluard, noir typiques tel Philippe Marlowe, nous nous des références philosophiques, notamment à rendons compte qu’une aura de révolte les Schopenhauer, aux romans noirs et existential- habite. Ce sont bien souvent des figures soli- istes de Raymond Chandler, au cinéma mod- taires, cyniques, désabusées qui se placent à erne de Jean Cocteau ou d’, aux l’écart, en recul par rapport au monde déchu au- romans de Science-Fiction... Dans ce trop plein quel ils sont confrontés. Selon le critique littérai- de signifiants libérés, la ville d’Aphaville devient re Fredric Jameson, ce recul est rendu possible incompréhensible pour l’être humain lambda. par la solitude des héros qui parviennent à s’ex- Jean-Louis Commoli, critique des Cahiers, ira tirper par ce biais du monde. Néanmoins, selon même jusqu’à qualifier ce film d’inaccessible à Jameson, la postmodernité sonne le glas de la l’interprétation. C’est néanmoins c’est la ville qui solitude, dernier refuge de l’imaginaire libéral, est avant tout difficile à cerner, le film étant tout moderne et progressiste depuis lequel nourrir à fait analysable. une révolte contre un statut quo est possible. Alphaville est une ville mystérieuse et les Cette solitude, Lemmy Caution y a difficile- références au film noir, bien connu du grand ment accès dans la ville d’Alphaville. En effet, public, font que le spectateur se raccroche au dans ce lieu, la notion d’intérieur/extérieur n’ex- personnage de Lemmy Caution et à son regard iste plus. La voix d’Alpha 60 peut intervenir par- vierge d’homme qui, comme nous, vient des tout et à n’importe qu’elle moment, les bâtiments pays extérieurs. Dans cette ville où les pan- sont constitués de grandes baies vitrées, la nuit neaux, les flèches lumineuses et les clignotants est opaque comme un tunnel, les reflets de lu- prolifèrent, Lemmy Caution évolue pénible- mières rendent floue la frontière entre l’intérieur ment, ces signes étant dépourvus de sens pour et l’extérieur. Jean-Luc Godard pousse même lui. Visuellement les panoramiques en gros plan ce principe jusqu’à inverser le noir et blanc des sur les lettres des mots « SUD » et « NORD » images dans une sorte de négatif. accentuent cette perte de repère. Les indica- Alphaville est une ville à l’onirisme ambigu, tions perdent leur signification pour devenir des dans laquelle il est impossible pour un voya- formes pures, vides de sens. geur extérieur de s’orienter ou de s’accrocher Cette désorientation spatiale rompt avec la au moindre lambeau de vérité. La ville ne laisse narration classique du récit policier dans lequel même pas à ses membres, et à Lemmy Cau-

Photogrammes A bout de souffle, Hommage de J.L Godard à Humphrey Bogart 13 Université Inter-âge | Cycle film noir | Séance du 05/02/2018 / Cyrielle VINCENT

tion, la possibilité de profiter de la solitude de réalisateurs de le Nouvelle-Vague trouvent un son intériorité. Dans cette ville labyrinthique et lieu communautaire de contestation permettant écrasante il n’y aucune possibilité de révolte et aux cinéastes de se réfugier dans l’art, de pren- Alpha60 y règne en maître grâce à son omni- dre du recul vis à vis de la situation économi- présence. Ainsi, Alphaville, le film, questionne la que, politique et culturelle. En mélangeant Sci- possibilité même de révolte au sein d’une vision ence-Fiction et film noir dansAlphaville , Godard utopiste de la société. Cette vision très post- dresse un portrait amer de ce que pourrait de- moderne trouve, dans le cadre science-fictif, un venir notre société dans le futur. Une société moyen de s’élever au dessus de ces formes et régnant en toute logique sur les hommes, dans ambitions déchues. laquelle les passions et les émotions humaines L’effondrement de l’utopie dans Alphaville (généralement mortelles dans les films noirs) est à mettre en parallèle avec l’effondrement du auraient totalement disparu. Mais la logique, mouvement de la Nouvelle-Vague qui, dans les nous dit Jean-Luc Godard, est tout aussi meurt- années 65, balbutie le chant du cygne. Globale- rière que les passions humaines. Le person- ment, la crise dans les années soixante secoue nage de Lemmy Caution parvient donc, avec la l’art en général. Concernant la Nouvelle-Vague, poésie comme arme, à renverser Alpha 60 et plusieurs éléments comme la censure (Le Pet- à sauver Natasha, la fille du professeur. Cette it Soldat, 1962, La Religieuse Rivette, 1966), dernière trouve son salut dans l’amour et la con- le procès Vadim/Truffaut, le limogeage d’Henri science, échappant ainsi à un monde inhumain, Langlois à la Cinémathèque, la chute du succès bien plus dangereux et effrayant que n’importe populaire ou encore la difficulté à trouver de l’ar- quel univers dépeint traditionnellement dans les gent pour faire des films font que ces cinéastes films noirs. Si la ville d’Alphaville est si dangere- évoluent dans une ambiance oppressante qui use, c’est qu’elle n’est pas faite pour l’humain limite leur autonomie et leur indépendance artis- mais pour le système lui-même. Alpha 60 n’est tique. Ainsi, l’idéal utopique du cinéma d’auteur utile que pour préserver un système qui doit comme lieu d’expression personnel autonome perdurer au delà même de l’humain, non pas se voit mis à mal. Il n’est plus ni financièrement avec mais malgré l’humanité. Le danger, nous ni moralement tenable ou défendable. S’ils vou- dit Godard en sous texte, est d’évoluer vers un laient survivre, les auteurs devaient se rassem- futur dans lequel la productivité, la sécurité et bler à plusieurs pour défendre leurs droits car la logique deviendraient des valeurs plus impor- le climat politique et culturel appelait plus à la tantes que l’humanité elle-même. solidarité et à une vision communautaire de l’art et du cinéma. Ainsi, dans la Science-Fiction, les

Photogrammes d’Alphaville 14