ALEXANDRE DE MARENCHES, MAÎTRE ESPION OU PROPHÈTE DE MALHEURS ? › Agathe Atkins

« Jeudi 15 juin 1972. L’après-midi, je vois Raphaël-Leygues, puis Marenches, avec qui je m’étais accroché. J’ai l’impression que cette vie de déjeuners à l’extérieur lui a fait prendre un certain nombre de kilos et qu’il risque plus de ce côté que de la part des services étrangers. » Jacques Foccart, La pompidolienne. Journal de l’Élysée (1).

a biographie de Jean-Christophe Notin sur Alexandre de Marenches (2), le légendaire patron du Service de docu- mentation extérieure et de contre-espionnage (Sdece, la future DGSE) de 1970 à 1981, est une contribution majeure à l’histoire des services secrets français. Au siège, Là la caserne des Tourelles, 141, boulevard Mortier ou plus familière- ment « La Piscine », on l’appelait « Dagobert », « Pervenche » et, pour les moins respectueux, « le Pachyderme ». Les journalistes l’ont long- temps surnommé « Porthos ». D’autres, adeptes d’un goût de la formule poussé, voyaient en lui « le Hoover français » car Marenches détient « un record inégalé et sans doute inégalable » : onze années de règne. Le paral- lèle s’arrête à la longueur du mandat parce qu’il n’avait pas la perversité

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de son homologue américain. De tous les responsables des services fran- çais, c’est le plus connu du grand public. Guidé par Christine Ockrent, il s’était raconté avec succès dans un livre de souvenirs, Dans le secret des princes (3), best-seller sorti cinq ans après sa démission à l’arrivée de la gauche à l’Élysée en 1981. La présence de quatre ministres communistes au gouvernement avait sonné ce nostalgique de la grandeur de la France et anticommuniste de choc. 600 000 exemplaires furent écoulés et le livre traduit aux États-Unis. S’attaquer à un « maître du secret » vingt-trois ans après sa mort tient de la mission impossible. Mais la chance sourit aux auda- cieux. La découverte inattendue de cinquante carnets de Marenches (1921-1995) et de documents confidentiels dans un fatras de sa mai- son de campagne déconstruit la version officielle de sa vie, émaillée d’approximations, d’arrangements avec le passé et d’inventions. Une trouvaille aussi exceptionnelle a permis à Agathe Atkins est historienne, Jean-Christophe Notin de tramer le tissu spécialisée dans la vie et la politique biographique, sources à l’appui. Trauma- culturelle en France du XXe siècle à tisé par l’affaire Marković, le président nos jours. › [email protected] Pompidou nomma Marenches, vierge de toute allégeance gaulliste, directeur général du Sdece. Bien que dépourvu d’expérience du milieu où il allait nager, il est le premier civil à accéder au poste. Un objectif en tête : faire place nette. Son par- cours avait des contours flous. Avait-il assuré des missions sous cou- vert d’activités commerciales ? Jean-Christophe Notin a percé les parts d’ombre : la date de ses engagements et la nature exacte de sa partici- pation à la Résistance, l’enjolivement de son rôle auprès du maréchal Juin. Simple officier de liaison et interprète en anglais, il se présentait comme son aide de camp. Côté cour, aristocrate fortuné d’ascendance américaine, il alignait ses dix générations de noblesse. Personnalité du Gotha, membre du très sélect Jockey Club, il se prévalait de l’amitié de Henry Kissinger, du roi du Maroc Hassan II, du chah d’ et de nombreuses têtes couronnées en Afrique et en Asie. Boulevard Mor- tier, grand seigneur et bon vivant, il veillait au grain : l’ordre planétaire avant tout, guerre froide oblige ! La France pot-au-feu des films de Claude Sautet avait son ange gardien, anticommuniste obsessionnel.

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Le livre de Jean-Christophe Notin a un double intérêt : il remet d’équerre une vie « fabulée » et il nous donne une vue en coupe de la germination des théories géopolitiques d’une personnalité qui aimait anticiper, imaginer et prévoir. Les opérations spéciales, les actions enfouies à jamais dans le secret des archives et la recherche d’informa- tions stratégiques ponctuaient son quotidien. Au bout de cinq années de retraite forcée, Marenches suivit une pente naturelle : délivrer des oracles. Un chef du renseignement ne serait-il pas finalement un futu- rologue voué à l’élaboration de scénarios géopolitiques ? Encouragé par le succès de son livre d’entretiens et surfant sur un genre éditorial à la mode, il signa un Atlas géopolitique (1988) composé avec l’aide de trois supplétifs, dont un agrégé d’histoire, qu’il ne rencontra qu’après la paru- tion. Les lecteurs apprécièrent à nouveau. Le géographe Yves Lacoste vit rouge : des erreurs, un bricolage d’amateur mal entouré (4). « Cartes de qualité souvent médiocre et généralement commentées de façon tout à fait banale. […] De nombreuses aberrations », renchérit un géo- graphe canadien déplorant « les clichés » de l’introduction rédigée par Marenches (5). Pas refroidi pour un sou, Marenches persévéra. Il donna du fil à retordre à David A. Andelman, ancien correspondant parisien du New York Times et de CBS News, chargé de le faire parler pour son troisième livre, The Fourth : Diplomacy and Espionage in the Age of Terrorism (6). Sous ce titre prometteur d’un avenir radieux, il en imposait aux lecteurs américains, signant « Count de Marenches ». Nous avons dressé un florilège de ses scénarios géopolitiques puisés dans la biographie de Jean-Christophe Notin. Les uns réalisés, les autres non. Le lecteur jugera de leur pertinence.

Les scénarios géopolitiques réalisés

« C’est une constante dans les services de renseignement : de peur d’être pris au dépourvu, ils prédisent souvent le pire. Marenches sera un maître en ce domaine. (7) » Démissionnaire du Sdece, il continua de voyager, de consulter ses amis, conseilla des industriels et tenta de passer des messages à François Mitterrand ou à son conseiller François

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de Grossouvre. Ses pronostics pouvaient être rendus publics. Devant leur poste de télévision un vendredi soir en prime time, les Français furent séduits par le personnage invité avec Christine Ockrent par Bernard Pivot à « Apostrophes » pour la promotion de leur ouvrage Dans le secret des princes. De l’ombre du boulevard Mortier à la lumière des plateaux des spots de télévision. En 1992, avec clairvoyance, il discerna l’ennemi du XXIe siècle : « le terrorisme musulman », qualifié de « dernier acte des croisades » (8). Car « le terrorisme a un grand avenir. De ce point de vue, la France n’a encore vu que des actions artisanales. J’espère que les terroristes n’auront jamais d’imagination. C’est a priori ce qui leur manque pour pouvoir faire des choses abo- minables avec très peu de moyens » (9). Il visait l’Irak, la Syrie ou l’Iran. Qui dit mieux ? Marenches ajouta : « Les missiles humains de la quatrième guerre sont déjà ici. » Jean-Christophe Notin prend soin de commenter cette phrase : « Il pense à l’immigration en provenance du Maghreb et d’Afrique noire. (10) » Et « trente ans avant les massacres du Bataclan et de la promenade des Anglais, Alexandre de Marenches brandit le spectre d’une cinquième colonne manipulée par les enne- mis de la France » (11). Le 11 septembre 2001 se dessine en filigrane : « Il est certain que le terrorisme international atteindra les côtes américaines. » Visionnaire, non ? Son biographe enfonce le clou : « Avec quinze ans d’avance, l’an- cien directeur général estime, cette fois avec beaucoup de perspicacité, que même les États-Unis ne sont pas à l’abri. (12) » L’intégrité territo- riale de la première puissance mondiale sur son sol est remise en cause. Pas de géopolitique sans démographie. Le phénomène des migrants était annoncé dans ses grandes largeurs. Trente ans avant le califat décrété par l’organisation État islamique, Marenches anticipe avec justesse l’expansion territoriale d’un fléau religieux alors confiné en , aujourd’hui aux portes du Vieux Continent (13). Il avait lu et assimilé le scénario de la dernière référence bibliogra- phique aujourd’hui à la mode, sur l’anticipation des vagues migra- toires : « Très marqué par le roman de Jean Raspail Le Camp des saints (14), Marenches prédit également la déferlante migratoire d’Afrique et d’Orient en combinaison avec une natalité poussive en Europe. (15) »

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Quand la fiction rejoint la réalité avec plusieurs décennies d’avance… Les milieux d’extrême droite français et Steve Bannon, l’ancien conseil- ler spécial de Donald Trump, ont érigé ce livre prémonitoire en must.

Les scénarios géopolitiques partis en fumée

L’art de la prédiction confine à la divination. À force d’ingurgiter les notes, de consulter à tour de bras et de cogiter, Marenches en arrive à des scénarios alarmistes qui forcent le trait. On mettra sur le compte d’une déformation professionnelle des loupés magistraux, le manque d’appréciation, voire les aveuglements. Il a la prévision dans le sang. Churchill prononce le 5 mars 1946 son discours de Fulton. « Le rideau de fer est descendu à travers le continent » de Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique. Le jeune Marenches en a des sueurs froides. Accompagnant le maréchal Juin envoyé en avril 1946 auprès de Tchang Kaï-chek, il avait « parlé assez longuement avec Mme Tchang, vêtue d’une longue robe fendue sur les côtés et d’une veste richement brodée » pendant que les chefs s’entretenaient. À la lueur de ce voyage mémorable, deux années plus tard, il livre ses craintes dans un article que nous avons exhumé : « Que vont faire les Américains en Chine ? » Paru dans l’hebdomadaire Car- refour le 8 décembre 1948, il était illustré d’une photo de Mme Tchang Kaï-chek et de Mme Marshall, la femme du général américain, côte à côte et livrait une prophétie :

« Après huit siècles, le Géorgien [Staline] tentera-t-il de reformer l’immense empire de Gengis Khan, qui s’étendait de la mer Noire à la mer de Chine ? Peut-être aussi est-il de l’avis du grand conquérant mongol : “La plus grande jouissance de l’homme, c’est de vaincre ses ennemis, de les chasser devant soi, de ravir ce qu’ils pos- sèdent…” Si Staline, à travers Mao Tsé-toung, arrive à conquérir la Chine, il sera demain à la frontière du Tonkin, prêt à descendre sur l’Indochine, la Malaisie,

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la Birmanie et les Indes – pays où déjà ses cinquièmes colonnes préparent activement le terrain. Il serait le maître de l’Orient et de son formidable réservoir de plus d’un milliard d’êtres humains. D’autres ont essayé, sans succès, mais aucun ne disposait des moyens modernes de guerre qu’apportent la motorisation et l’aviation. Enfin, ils n’avaient pas “l’arme secrète” du communisme. (16) »

Grandes dates historiques, visions géopolitiques, pimentées d’une maxime guerrière et du vocabulaire mystérieux de l’espionnage (« cin- quième colonne », « arme secrète »), les codes du parfait agent sont acquis. Pour Jean-Christophe Notin, « Marenches expose que Mao ne serait qu’un faux-nez de Staline » (17). La subversion rouge hante Marenches. Le bloc des pays de l’Est retient toute son attention, mais il n’est plus aux affaires. Il prédit en 1985 une attaque soviétique en Occident (18) et confie à Chris- tine Ockrent : « Le communisme est encore dans sa phase messia- nique. (19) » Quatre ans avant la chute du mur de Berlin… Alexandre de Marenches ne croit ni à l’émancipation de la Pologne ni à celle d’un quelconque pays de l’Est. Il perçoit Lech Wałęsa comme Alexander Dubček (20). Et d’asséner doctement aux téléspectateurs d’Anne Sin- clair à « Sept sur sept », le dimanche 7 septembre 1986 : « Le poisson pourrit toujours par la tête. » Aux expressions imagées succèdent les visions apocalyptiques, lieu commun des scénarios de tout bon pré- visionniste : « Le départ des GI d’Europe déclenchera la panique. » Marenches avait pris les devants en choisissant de vivre en Suisse et d’y établir sa domiciliation fiscale, quand il se confie à la Radio suisse romande (21). « Jamais l’URSS ne se retirera d’Afghanistan », affirme- t-il en 1986. Pourtant, elle se retirera deux ans plus tard (22). Le métier d’espion stimule l’imagination, attisée par la paranoïa propre au milieu du renseignement. Un chef du renseignement fait le grand écart entre des prophéties et des projections pondérées par une multitude d’informations à digérer. Les certitudes n’ébranlaient pas Alexandre de Marenches, qui avait un remède au doute métho- dique. Ses visiteurs se voyaient souvent offrir L’Art de la guerre de Sun

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Tzu ainsi qu’une fiche rédigée par le service sur les enseignements du maître à méditer (23). Emporté par sa passion des sentences, il a donné au commun des mortels une clé dans son Atlas géopolitique en citant Napoléon Ier : « Le plus difficile est de deviner les projets de l’ennemi, de voir le vrai dans tous les rapports qu’on reçoit. Le reste ne demande que du bon sens. (24) » Les prophètes se reconnaissent à cette addiction aux formules éclairantes et à leur amour des livres de chevet.

1. Jacques Foccart, La France pompidolienne. Journal de l’Élysée. 1971-1972, tome IV, mis en forme et annoté par Philippe Gaillard avec la collaboration de Florence Hachez-Leroy, Fayard-Jeune Afrique, 2000, p. 380. À son arrivée à la tête du Sdece, on prêtait l’intention à Alexandre de Marenches de démanteler les « réseaux de Foccart ». Il mit un certain temps à se présenter à Jacques Foccart, auprès de qui il fit une bonne impression lors de leur premier tête-à-tête. 2. Jean-Christophe Notin, Le Maître du secret : Alexandre de Marenches, Tallandier, 2018. 3. Alexandre de Marenches et Christine Ockrent, Dans le secret des princes, Stock, 1986. 4. Voir Jean-Christophe Notin, op. cit., p. 485-486. Cet Atlas géopolitique (Stock, 1988) est écrit en colla- boration avec Nicole Houstin, Jean-Louis Mathieu et Marc Nouschi. 5. Voir Rodolphe de Koninck, « La stratégie des atlas de géopolitique », Cahiers de géographie du Québec, vol. 33, no 90, 1989, p. 395-408. Voir notamment l’analyse du livre d’Alexandre de Marenches p. 406- 407. Bon article synthétique sur les vagues successives d’atlas de géopolitique en 1981, puis en 1987. L’ouvrage de l’ancien directeur du Sdece s’inscrit dans un sillage de « parutions récentes à la fois intéres- santes et opportunistes » qui envahissent le marché. 6. Alexandre de Marenches et David A. Andelman, The Fourth World War. Diplomacy and Espionage in the Age of Terrorism, William Morrow, 1992, non traduit en français. 7. Jean-Christophe Notin, op. cit., p. 73. 8. Alexandre de Marenches et David A. Andelman, The Fourth World War, cité par Jean-Christophe Notin, op. cit., p. 488-489. 9. Extrait d’une interview d’Alexandre de Marenches sur Antenne 2, le 17 août 1984, cité par Jean-Chris- tophe Notin, op. cit., p. 489. 10. Alexandre de Marenches et David A. Andelman, The Fourth World War, cité par Jean-Christophe Notin, op. cit., p. 489. 11. Jean-Christophe Notin, op. cit., p. 489. 12. Alexandre de Marenches et David A. Andelman, The Fourth World War, cité par Jean-Christophe Notin, op. cit., p. 480. 13. Jean-Christophe Notin, op. cit., p. 481. 14. Paru en 1973 aux Éditions Robert Laffont, qui le rééditeront avec succès en 2002. La quatrième de couverture de l’édition originale indiquait : « Le sujet du Camp des saints est grave. Il s’agit de rien de moins que de la fin du monde blanc, sous l’invasion des millions et des millions d’hommes affamés, “sous-développés”, qui constituent les trois quarts de l’humanité. » 15. Jean-Christophe Notin, op. cit., p. 480. 16. Alexandre de Marenches, « Que vont faire les Américains en Chine ? », Carrefour, mercredi 8 décembre 1948, p. 5. 17. Jean-Christophe Notin, op. cit., p. 178. 18. Idem, p. 467. 19. Idem, p. 479 et p. 529, note 19. Entretien d’Alexandre de Marenches avec Christine Ockrent, 18 juin 1985 (archives Alexandre de Marenches). 20. Jean-Christophe Notin, op. cit., p. 479. 21. Extrait d’une interview du 20 octobre 1988 à la Radio suisse romande, in Jean-Christophe Notin, op. cit., p. 479 et p. 529, note 22. 22. Jean-Christophe Notin, op. cit., p. 479. Le premier contingent de troupes soviétiques quitte l’Afgha- nistan le 15 mai 1988. 23. Jean-Christophe Notin, op. cit., p. 47. 24. Alexandre de Marenches, Atlas géopolitique, op. cit., p. 208.

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