<<

Traduire les voix dans The Mill on the Floss de

par

Savoyane Henri-Lepage

Département de langue et littérature françaises

Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l'Université McGill en vue de l'obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises

Août 2004

©Savoyane Henri -Lepage, 2004 Library and Bibliothèque et 1+1 Archives Canada Archives Canada Published Heritage Direction du Branch Patrimoine de l'édition

395 Wellington Street 395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Ottawa ON K1A ON4 Canada Canada

Your file Votre référence ISBN: 0-494-06512-5 Our file Notre référence ISBN: 0-494-06512-5

NOTICE: AVIS: The author has granted a non­ L'auteur a accordé une licence non exclusive exclusive license allowing Library permettant à la Bibliothèque et Archives and Archives Canada to reproduce, Canada de reproduire, publier, archiver, publish, archive, preserve, conserve, sauvegarder, conserver, transmettre au public communicate to the public by par télécommunication ou par l'Internet, prêter, telecommunication or on the Internet, distribuer et vendre des thèses partout dans loan, distribute and sell th es es le monde, à des fins commerciales ou autres, worldwide, for commercial or non­ sur support microforme, papier, électronique commercial purposes, in microform, et/ou autres formats. paper, electronic and/or any other formats.

The author retains copyright L'auteur conserve la propriété du droit d'auteur ownership and moral rights in et des droits moraux qui protège cette thèse. this thesis. Neither the thesis Ni la thèse ni des extraits substantiels de nor substantial extracts from it celle-ci ne doivent être imprimés ou autrement may be printed or otherwise reproduits sans son autorisation. reproduced without the author's permission.

ln compliance with the Canadian Conformément à la loi canadienne Privacy Act some supporting sur la protection de la vie privée, forms may have been removed quelques formulaires secondaires from this thesis. ont été enlevés de cette thèse.

While these forms may be included Bien que ces formulaires in the document page count, aient inclus dans la pagination, their removal does not represent il n'y aura aucun contenu manquant. any loss of content from the thesis. ••• Canada Remerciements

Je remercie chaleureusement Annick Chapdelaine pour ses nombreuses relectures et ses conseils toujours judicieux. Sa générosité, sa confiance, et par-dessus tout son humanité, m'ont inspirée tout au long de mes études de premier et de deuxième cycles. Je lui dédie ce mémoire.

Je tiens à remercier le Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture pour leur soutien financier m'ayant permis de réaliser ce projet en toute tranquillité d'esprit.

Mes remerciements vont également à Mahigan Lepage, mon frère et lecteur attitré, pour ses lumières, ainsi qu'à ma mère, Josée Henri, la première personne à avoir cru en moi, pour m'avoir donné la clé de son appartement où j'ai pu m'isoler pour faire mes lectures.

Enfin, merci à Dominique Tasse! de m'avoir fait découvrir les romans de George Eliot et à Tom Tassel d'avoir été là, à mes côtés, à toutes les étapes de ce projet. ii

Résumé

The Mill on the Floss, de la romancière victorienne George Eliot, est un roman plurilinguistique au sens que donne Bakhtine à ce terme, c'est-à-dire qu'il intègre en son sein la diversité langagière de la société de laquelle il émerge. Ce roman publié en 1860, quoique traduit six fois en français, n'a jamais connu un grand succès en France. Nous étudions trois traductions dans ce mémoire: la première est signée François D'Albert-Durade (1863), la deuxième est de Lucienne Molitor (1957) et la troisième est l'œuvre d'Alain Jumeau (2003). La traduction de D'Albert-Durade évacue la diversité langagière du roman original pour le faire cadrer dans les normes du polysystème littéraire d'accueil. Molitor, en homogénéisant la prose éliotienne, tire le roman anglais canonisé vers le grand public français. Jumeau, quant à lui, entreprend un travail de réhabilitation du sociolecte paysan dans sa traduction française, et par conséquent, de réhabilitation de George Eliot en France. Cette étude, par l'analyse de la voix de quelques personnages clés, veut donc retracer le «parcours traductif» de The Mill on the Floss dans l'Hexagone. iii

Abstract

The Mill on the Floss, by Victorian novelist George Eliot, is a polylinguistic novel in Bakhtine's sense of the word in that it integrates the linguistic diversity of the society which it depicts. This novel published in 1860 was translated six times into French but never enjoyed a great reception in France. We examine three translations in this thesis: the first is by François D'Albert-Durade (1863), the second is by Lucienne Molitor (1957) and the last is by Alain Jumeau (2003). D' Albert-Durade' s translation evacuates the linguistic diversity in order to shape the novel to the requirements of the target literary polysystem. Molitor, by homogenising the eliotian prose, tums the canonised English novel into a French popular novel. Jumeau, for his part, by rehabilitating the peasant sociolect in his translation, marks the beginning of a rehabilitation movement of George Eliot in France. This study, through the analysis of the voice of a few key characters, attempts to follow the French « translative joumey » of The Mill on the Floss. iv

TABLE DES MATIÈRES

Flemerciements i Flésumé ii Abstract iii Table des matières iv

Introduction 1

Chapitre 1 - The Mill on the Floss : les voix au service du réalisme Il Le réalisme selon George Eliot Il Le sociolecte romanesque: entre réel et littéraire 14 Mikhaïl Bakhtine et le plurilinguisme dans le roman 22 Fléalisme et plurilinguisme dans The Mill on the Floss 24 La voix de Mr. Tulliver 24 La voix de Bob Jakin 30 La voix de Mrs. Glegg 33 La voix narrative 37

Chapitre II - Le Moulin sur la Floss de François D'Albert-Durade : les voix « que le français se refuse à rendre» 46 La voix de M. Tulliver 49 La voix de Bob Jakin 55 La voix narrative 58

Chapitre III -Le Moulin sur la Floss de Lucienne Molitor: du canon littéraire au roman populaire 66 La voix de Mr. Tulliver 70 La voix de Bob Jakin 74 La voix narrative 75

Chapitre IV - Le Moulin sur la Floss d'Alain Jumeau: rendre les voix originales au texte français 81 La voix de M. Tulliver 83 La voix de Bob Jakin 87 La voix narrative 90

Conclusion 96

Bibliographie 98 « 1 particularly wish my books to be weil translated into French, because the French read so !iule Eng!ish, and ifthere is any healthy truth in my art, surely they need if to purifY their liferary air! »

« For my part, 1 should not care if my books were never turned into other words than those in which 1 wrote them, so as to furnish poor reading to foreigners ignorant ofEng!ish. » - George Elioe

Introduction

George Eliot, Mary Ann Evans de son vrai nom, est une grande romancière victorienne. Née en 1819 dans les Midlands anglais d'un père charpentier devenu agent de domaine, elle passe les trente premières années de sa vie dans le comté de

Warwickshire. La seconde partie de sa vie se déroulera à Londres, mais elle restera toujours attachée aux Midlands de son enfance. Mary Ann est élevée dans la foi

évangéliste et elle est fervente croyante à l'adolescence. En 1828, elle est envoyée comme pensionnaire dans une école menée par un pasteur évangéliste à Coventry, une ville de quelque 30 000 habitants près de chez elle. À la mort de sa mère en 1836, elle regagne le domicile familial pour prendre soin de son père et tenir la maison.

Autodidacte, elle poursuit son éducation grâce à la lecture, un privilège que son père ne lui refuse jamais. Sa curiosité intellectuelle, mais aussi linguistique, la pousse à apprendre l'allemand, l'italien et le français, ainsi que le latin et le grec ancien.

L'élargissement de son horizon intellectuel la mène à une remise en question de sa foi

évangéliste. Elle perd finalement la foi, au grand dam de son père, qui ira jusqu'à la jeter hors de son foyer. 2

Dans les années 40, en plus de publier des comptes rendus anonymes dans des revues littéraires, Mary Ann Evans met à profit ses connaissances linguistiques en traduisant des traités théologiques de l'allemand (Strauss) et du latin (Spinoza). Ces traductions étant le fruit d'un dur labeur et ne lui rapportant qu'une rémunération minime, elle se jurera de ne jamais recommencer. Pourtant, elle traduira plus tard un ouvrage qui aura une grande influence sur sa pensée et son œuvre romanesque : The

Essence ofChristianity de Ludwig Feuerbach.

Mary Ann Evans était loin d'être une beauté et elle en souffrait beaucoup.

Encore célibataire à trente ans à la mort de son père, elle part en voyage à travers l'Europe, où elle fait la rencontre des D'Albert-Durade. Elle vit temporairement avec eux à Genève, en Suisse, et se lie d'amitié avec celui qui deviendra son premier traducteur, le peintre François D'Albert-Durade. Elle s'établit finalement à Londres, où elle devient rédactrice en chef du Westminster Review. Là-bas, elle subit deux déceptions amoureuses avant de rencontrer l'homme de sa vie: .

Auteur et critique littéraire, Lewes est marié et père de trois fils, mais sa femme a une liaison avec un autre homme et il assume la charge de deux enfants illégitimes.

Marian (qui a francisé l'orthographe de son nom depuis son séjour en Suisse) et G. H.

Lewes décident alors de vivre ouvertement en union libre, malgré la rigidité de la société victorienne, qui porte un regard sévère sur eux. Pour Marian, il s'agit d'un mariage dans tous les sens du terme, sauf le sens légal; elle portera même le nom de son concubin: Marian Evans Lewes. Ils n'auront pas d'enfants, mais les fils légitimes de Lewes considéreront Marian comme leur mère. L'union ne sera jamais approuvée par la famille Evans; son grand frère Isaac la reniera après avoir appris cette nouvelle.

1 Ces deux citations sont tirées des lettres de George Eliot. La première, en date de 1859, est adressée à son premier traducteur et ami François D'Albert-Durade (The George Eliot Letters, vol. III, p. 231), et la deuxième, en date de 1879, est adressée à son éditeur John Blackwood (Ibid, vol. VII, p. 120). 3

C'est grâce à l'amour, à la stimulation intellectuelle et à l'encouragement que lui apporte son nouveau mari que Marian Evans Lewes écrit son premier ouvrage de fiction - sous le pseudonyme masculin de George Eliot-, Scenes of a Clerical Life, en 1857, à l'âge de 38 ans. La raison d'être de ce pseudonyme est donnée par Marian dans une lettre: « it secures all the advantages without the disagreeables of reputation2 ». Le plus grand désagrément étant bien sûr son union controversée avec

Lewes. Mais au-delà des considérations personnelles, le choix d'un nom de plume masculin est motivé par un souci d'être jugée objectivement par la critique, majoritairement masculine, qui entretient de vifs préjugés à l'époque à l'égard de la littérature féminine. G. H. Lewes avait lui-même écrit un article sur ce sujet et a fortement encouragé Marian à choisir un pseudonyme « viril ».

Adam Bede paraît deux ans après les Scenes et remporte un immense succès critique et populaire. Après avoir connu des années de vache maigre, G. H. Lewes,

Marian et les enfants ont enfin les moyens de bien vivre grâce aux revenus engendrés par les romans de George Eliot. The Mill on the Floss, le roman qui fera l'objet de la présente étude, est publié l'année suivante (1860) et vient consacrer le talent de la romancière. La carrière de George Eliot est alors véritablement lancée: elle écrira huit romans en tout, le dernier en 1876, quatre ans avant sa mort. Mais les critiques s'entendent tous pour dire que les romans de sa première phase sont beaucoup plus

3 réussis que les derniers, qui sortent du cadre des Midlands de son enfance • G. H.

Lewes meurt en 1878 et Marian se remarie à John Walter Cross, un admirateur de

2 G. Eliot, The George Eliot Letters, vol. II, p. 292. 3 À l'exception de . publié en 1872, qui est considéré comme son chef-d'œuvre par la critique anglaise, mais qui n'a jamais séduit la critique française, laquelle a toujours déploré son manque d'unité et sa trame narrative trop complexe. D'ailleurs, il n'est pas publié chez Gallimard et les traductions françaises existantes sont désuètes et pratiquement introuvables. 4 vingt ans son cadet. Mais elle ne survivra que deux ans à la mort de Lewes pour s'éteindre à l'âge de soixante ans en léguant à la littérature un héritage indiscutable.4

La vie de George Eliot comporte donc en quelque sorte deux volets: elle a vécu parmi les gens du peuple de la province anglaise du début du XIXe siècle, puis elle est devenue une actrice importante de la vie intellectuelle et littéraire londonienne des années 50. C'est ce qui fait dire à Virginia Woolf à propos de George Eliot, non sans une pointe d'élitisme caractéristique de sa pensée: « We know very little about the days of her youth; but we do know that the culture, the philosophy, the fame, and the influence were all built upon a very humble foundation - she was the granddaughter of a carpenter5 ». William Hale White, un auteur victorien mineur qui

écrivait sous le pseudonyme de Mark Rutherford et qui a connu personnellement

George Eliot, dresse quant à lui un parallèle fécond entre l'enfance modeste de notre auteure et sa vie de femme émancipée, réconciliant ainsi les deux versants de sa vie :

George Eliot was born early enough in the last century to see an which has almost completely passed away, and yet her education was modem. Her youthful impressions were cheri shed with affection and were the root of a sweet and healthy conservatism. In later life she did not cast herself loose, but applied herself with aIl her natural strength and with all her stores of the newest thought to display and interpret the Warwickshire of her childhood, its fields, its villages, their inhabitants and their beliefs. It was not a mere outside London literary study, as those who remember the Midlands of her day can testify, and yet she was sufficiently aloof to depict them. She owed to them the foundation of what she was, but they, through her, became vocal. She was exactly the right person, 6 and came at exactly the right moment •

Ainsi, George Eliot est loin d'avoir renié les Midlands de son enfance; en les quittant, elle n'a fait qu'établir la distance nécessaire à toute création. Elle a utilisé son intellect

4 Ce bref survol biographique est tiré des ouvrages suivants: G. S. Haight. George Eliot: A Biography et K. McSweeney, George Eliot (Marian Evans) : A Literary Life. 5 V. Woolf. « Georgè Eliot », p. 657. 6 Citation de William Hale White tirée de K. McSweeney, George Eliot (Marian Evans) : A Literary Life, p. 1. C'est nous qui soulignons. 5 pour les comprendre et les interpréter, pour faire revivre dans sa prose la province anglaise, pour lui donner une voix. C'est d'ailleurs précisément de «voix» dont il sera question dans notre étude. The Mill on the Floss est sans conteste un univers

7 polylangagier: il est ancré dans la richesse plurilinguistique de son époque • Cet aspect fondamental du roman semble pourtant avoir été délaissé par la critique

éliotienne. Il n'existe que quelques études mineures sur le sujet du dialecte dans The

Mill on the Floss : elles seront d'ailleurs abordées dans le premier chapitre. On trouve pourtant dans ce roman la représentation littéraire du dialecte des West Midlands, représentation plus ou moins marquée selon le statut social des personnages; chaque personnage possède sa voix et ses expressions propres; et, enfin, la voix narrative vient trancher avec celle des divers personnages, tout en les complétant, par son

érudition et son éloquence. C'est ainsi que les deux pans de la vie de George Eliot se rejoignent dans les multiples voix enchâssées dans ce roman. La voix de la jeune

Mary Ann Evans se fait entendre à travers les divers personnages du roman et la voix de George Eliot y va de son érudition pour donner un sens à la vie de ces mêmes personnages.

Si le talent de George Eliot fut reconnu en Angleterre dès la publication de son premier roman, il en alla tout autrement en France.8 Elle ne connaîtra aucun succès

Outre-Manche de son vivant. Après sa mort, dans les années 1880-1890, grâce aux

écrits du critique français Ferdinand Brunetière, George Eliot aura droit à un début de renommée en France. Certains grands auteurs français, comme Gide et Proust, diront plus tard qu'elle a exercé une influence sur eux, mais son lectorat restera toujours limité. On pourrait tenir les traductions de François D'Albert-Durade responsables du

7 M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, p. 120. La représentation du plurilinguisme est selon Bakhtine la singularité particulière du roman. Nous y reviendrons. 8 Les remarques suivantes sont basées sur l'étude de J. P. Couch, George Eliot in France: A French Appraisal of George Eliot's Writings, 1850-1960. 6 manque d'engouement des Français à l'endroit de George Eliot, mais les ventes faibles que les traductions ont connu d'emblée dénotent un manque d'attrait intrinsèque du public français. Couch émet plusieurs hypothèses valables quant à la décevante réception de George Eliot en France:

Chief among the prejudices of these critics [les premiers critiques français d'Eliot] and their readers was a lingering distrust of the novel as a valid genre; next one might cite virulent literary chauvinism, die-hard Classicism (or, in a few cases, Romanticism), anti-Protestantism, and perhaps most important, an almost monotonous insistence that literature 9 always be morally uplifting •

Ainsi, George Eliot aurait traversé la Manche à un bien mauvais moment, car l'instabilité politique rendait alors le public méfiant envers les œuvres étrangères. De plus, ses prédécesseurs, avec en tête Charles Dickens, avaient déjà connu un grand succès chez les Français, monopolisant ainsi en quelque sorte la petite place faite à la littérature anglaise dans l'Hexagone. Mais comment expliquer alors que George Eliot soit encore si peu appréciée aujourd'hui des lecteurs français et que seul deux de ses romans aient été publiés chez Gallimard? Il semble bien qu'un élément de réponse se trouve dans la difficulté de traduire George Eliot. En effet, un aspect de l' œuvre

éliotienne résiste à la traduction vers le français et nous croyons que cet aspect réside dans la représentation littéraire du socioiecte10 paysan des Midlands anglais, qui crée une superposition des niveaux de langue dans le roman. C'est la multiplicité des voix qui fait la richesse de la prose éliotienne et c'est précisément ce qui pose problème lors du passage vers le français.

George Eliot ayant elle-même traité plutôt longuement du sujet de la traduction dans ses lettres ainsi que dans un essai publié dans le Westminster Review, nous nous permettons ici d'ouvrir une parenthèse sur sa relation à la traduction pour donner une

9 Ibid., p. 1. 7 base à notre réflexion. Dans son essai intitulé « Translations and Translators », elle déplore le fait que trop de gens non qualifiés entreprennent de traduire: ces « young ladies and [ ... ] middle-aged gentlemen, who consider a very imperfect acquaintance with their own language, and an anticipatory acquaintance with the foreign language, quite a sufficient equipment for the office of translatorll ». Cependant, elle affirme que, « though geniuses have often undertaken translation, translation does not often demand genius 12 ». En cela fidèle à son époque, elle tient la traduction en assez basse estime. Selon elle, une traduction ne peut jamais aspirer au statut d'un chef-d'œuvre original. Malgré son expérience de jeunesse de traductrice, elle affirmera plus tard ne pas aimer que ses mots soient transformés en d'autres mots. Souvent déçue par les traductions de ses romans - car ses connaissances linguistiques lui permettaient de lire les traductions et de les juger - elle deviendra de plus en plus réticente face à la traduction à mesure qu'avancera sa carrière d'écrivaine. La « traductrice traduite» se révèle un juge bien sévère. 13 Bien qu'elle soit consciente du caractère très « anglais»

l4 de ses romans , elle exprime une volonté de les rendre accessibles au reste du monde.

Mais après la lecture des traductions allemandes d'Emil Lehman, elle écrira à John

Blackwood, son éditeur: « l have no faith in the translation of my books, and yet cannot forbid it [ ... ]15 ». Elle dit se méfier de ce qu'elle nomme très justement: « the

German appetite for translating16 ». Toutefois, son traducteur allemand Emil

Lehmann, aussi bien que François D'Albert-Durade, font partie de son cercle d'amis;

10 Nous définirons et expliciterons le concept de sociolecte dans le premier chapitre; nous nous contentons pour le moment de définir le sociolecte comme langage social. Il G. Eliot, Se!ected Essays, Poe ms and Other Writings, p. 339. 12 Ibid., p. 339. \3 Cette idée de la « traductrice traduite» a été traitée dans un article de R. L. Beebe, « George Eliot and Emil Lehmann: The Translator Translated », à propos de son traducteur allemand. 14 Elle écrit à François D'Albert-Durade à propos de la traduction de : « Yes, 'Silas' looks very pretty in French dress ... but it is intensely English ». (George Eliot Letters, vol. IV, p. 69). Elle met alors le doigt sur une des sources principales du problème de réception de ses romans en France: c'est « intensément anglais ». Couch aurait pu davantage insister sur ce point dans son étude. 15 G. Eliot. The George Eliot Letters, vol. VII, p. 149. 8 le savoir-vivre de George Eliot l'empêchera donc toujours de critiquer franchement leurs traductions. Mais dans cette même lettre à son éditeur, elle exprime le fond de sa pensée quant aux traductions d'Emil Lehman :

1 am quite sure that on every page of Theophrastus the meaning would be mangled, and none of the irony understood, by the translator of Middlemarch [ ... ] But 1 am particularly anxious not to be personally involved in this matter, and please let this letter be private. 1 care very much for the feelings of sorne friends who might be wounded in connection with my refusaI or granting of the right to translate one of my books, and yet 1 feel that it is a treason to Literature to encourage incompetence 17.

George Eliot est donc déchirée entre sa délicatesse envers ses amis et le désir de ne pas trahir la littérature. Elle est d'ailleurs bien consciente des problèmes de traduction

l8 soulevés par ses romans • Somme toute, George Eliot n'a pas vécu assez longtemps pour lire son œuvre en langue étrangère dans une traduction qui lui eût véritablement rendu justice.

C'est cette réflexion sur la relation d'une auteure à son œuvre et à ses multiples transformations, ainsi que sur son manque de popularité dans l 'Hexagone, qui nous a poussée à entreprendre cette étude. En effet, en retraçant et en analysant les diverses traductions françaises d'un roman de George Eliot, il nous serait peut-être possible de retracer l'évolution des tendances traductives en France. Ainsi, nous pourrions voir si les réticences de George Eliot étaient fondées et si elle serait plus satisfaite des retraductions de ses romans si elle pouvait les lire aujourd'hui. Comme aucune étude n'a traité des difficultés de traduction soulevées par la prose éliotienne, nous nous retrouvions face à un vaste terrain vierge à explorer. Devant les huit romans et leurs diverses traductions, nous devions choisir un ouvrage synthétisant les problèmes

16 Ibid., p. 149. 17 Ibid, p. 119-120. 18 La correspondance entre George Eliot et François D'Albert-Durade sera abordée dans le deuxième chapitre de ce mémoire, au moment d'analyser la première traduction française. 9 majeurs de traduction de la prose éliotienne. C'est ainsi nous avons choisi The Mill on the Floss pour sa représentation, peut-être la plus poussée de toute l'œuvre éliotienne, des multiples couches langagières de la société victorienne rurale.

Ce roman a fait l'objet de six traductions françaises; nous en retenons trois

19 pour notre analyse traductologique : la première est signée François D'Albert-

Durade et date de 1863; vient ensuite la retraduction de Lucienne Molitor publiée en

1957; et enfin la traduction d'Alain Jumeau publiée en 2003 chez Gallimard. Nous verrons comment les deux premières traduction départissent The Mill on the Floss de toute sa force plurilinguistique et comment la dernière amorce un retour des multiples voix, donnant enfin à entendre au public français un aperçu de la prose éliotienne plurivocale. La confrontation des diverses traductions des voix dans The Mill on the

Floss tentera de mettre au jour les enjeux intratextuels et extratextuels, tant au plan de la logique narrative et de la caractérisation des personnages qu'au plan esthético- idéologique. Mais avant de procéder à l'étude des traductions, nous proposerons une lecture du roman dans le premier chapitre en observant le parti pris réaliste de George

Eliot et en insistant sur l'aspect plurilinguistique de l'œuvre selon les théories de

Mikhaïl Bakhtine. Chacune des trois traductions au programme fera ensuite l'objet d'un chapitre en soi. La méthode d'analyse des traductions esquissée par Antoine

Berman dans Pour une critique des traductions: John Donne nous servira de guide lors de la confrontation des diverses traductions avec l'original; nous tenterons ensuite de dégager les projets de traduction respectifs des trois traducteurs. C'est encore

Berman qui nous fournira un outil précieux d'analyse grâce à ses treize tendances

19 Les trois autres traductions sont des versions abrégées de l'œuvre. Nous n'en avons qu'une en notre possession, celle de Jean Muray, qui est certainement orientée vers un public jeunesse et qui sera abordée brièvement dans le mémoire en parallèle avec celle de Lucienne Molitor, publiée la même année. Nous n'avons malheureusement pas pu mettre la main sur les deux autres, mais il semble qu'elles soient aussi destinées à un public jeunesse, car celle de 1893 ne compte que trente-six pages et celle de 1949, par Mme Roucher, comporte des illustrations. 10 déformantes identifiées et explicitées dans « La traduction et la lettre ou l'auberge du lointain ». Pour l'étude des sociolectes, ce sont les travaux de Gillian Lane-Mercier sur le sociolecte en traduction qui nous guideront. Enfin, par la mise en parallèle de trois traductions françaises d'un même roman, nous espérons faire ressortir toute la richesse et la complexité du roman original ainsi que les enjeux de son transfert linguistique et culturel. Chapitre 1 - The Mill on the Floss : les voix au service du réalisme

The Mill on the Floss relève d'une panoplie de sous-genres: Bildungsroman, tragédie, roman de mœurs, satire, roman pastoral et roman historique. Il recèle en son sein une richesse sémantique inépuisable et présente un éventail de divers langages sociaux de l'Angleterre victorienne rurale. Selon nous, le plurilinguisme duquel il

émerge et dont il offre la représentation littéraire constitue une de ses caractéristiques fondamentales. Toutefois, malgré l'importance de la représentation des sociolectes dans le roman, les études critiques sur le sujet ne font pas légion. L'objet du présent chapitre sera donc de présenter la vision du réalisme de George Eliot, rattachée directement à son usage du langage populaire, de faire état des études qui ont traité du sociolecte chez George Eliot, de mettre au jour le caractère plurilinguistique du roman et d'en étudier les enjeux intratextuels et extratextuels.

Le réalisme selon George Eliot

George Eliot était critique littéraire avant de devenir romancière; elle s'est d'ailleurs prononcée à maintes reprises sur sa vision du réalisme dans l'art dans le cadre de ses essais critiques. Les grandes lignes de sa conception du réalisme se trouvent déjà esquissées dans un essai intitulé «The Natural History of German 12

Life », publié dans le Westminster Review en 1856, soit un an avant la parution de sa première œuvre de fiction. On y trouve en germe son parti pris réaliste :

Art is the nearest thing to life; it is a mode of amplifying experience and extending our contact with our fellow-men beyond the bounds of our personal lot. AlI the more sacred is the task of the artist when he undertakes to paint the life of the People. Falsification here is far more pernicious than in the more artificial aspects of life'.

Pour George Eliot, la vie des gens des hautes sphères de la société a donc quelque chose d'artificiel; la vérité humaine ne peut être découverte que dans la vie des gens ordinaires. Lorsqu'elle prendra ensuite la plume pour écrire ses romans, elle poursuivra sa réflexion sur le réalisme par le biais de ses personnages, mais aussi grâce aux commentaires narratifs. Pour ne citer qu'un exemple, dans une des nouvelles composant les Scenes of a Clerical Life, intitulée «Amos Barton », le narrateur s'éloigne momentanément de l'histoire pour expliquer son choix de donner le rôle principal à un homme ordinaire:

[ ... ] my only merit must lie in the faithfulness with which 1 represent to you the humble experience of an ordinary fellow­ mortaI. 1 wish to stir your sympathy with commonplace troubles - to win your tears for real sorrow : sorrow such as may live next door to you - such as walks neither in rags nor in velvet, but in very ordinary decent apparee.

Le terme « commonplace » semble être au centre de l'esthétique réaliste éliotienne- il revient d'ailleurs souvent dans ses commentaires sur le réalisme -; il ne s'agit pas pour elle de représenter les gens les plus démunis, ni les plus riches, mais bien le commun des mortels. Pour y parvenir, la clé réside dans une grande tolérance et un amour sans borne de la nature humaine: c'est ce que certains ont nommé la doctrine

1 G. Eliot, Se!ected Essays, Poems and Other Writings, p. 110. 2 G. Eliot, citation tirée de K. McSweeney, George Eliot (Marian Evans) : A Literary Life, p. 49-50. 13

3 de la sympathie de George Eliot . Plusieurs critiques français ont remarqué ce trait caractéristique de notre auteure, dont Edmond Scherer lorsqu'il écrit:

George Eliot contemple les fautes des hommes avec tant de sympathie mêlée de tant d'élévation; la condamnation qu'il porte [on croit encore alors en France qu'il s'agit d'un homme] sur le mal est si tempérée de support et d'intelligence [ ... ] qu'on ne peut lire ses pages sans se sentir gagné à cette haute tolérance [... t.

Sympathie, tolérance et humanité sont autant de termes qui reviennent sans cesse dans les textes critiques pour qualifier la prose éliotienne. George Eliot invoque d'ailleurs elle-même la sympathie de l'artiste dans cette phrase concise résumant bien sa vision de l'art: « The greatest benefit we owe to the artist whether painter, poet, or novelist, is the extension of our sympathies5 ».

Directement lié à la sympathie, le parti pris esthétique réaliste de George Eliot acquiert donc ici une valeur proprement idéologique. Le principal enjeu extratextuel du réalisme éliotien réside dans le simple fait de mettre le peuple au centre du roman.

Au milieu du XIXe siècle en Angleterre, ce déplacement constitue une revendication sociale en soi. Certes, le paysan avait fait son apparition dans le roman anglais bien avant George Eliot, mais il y tenait un rôle secondaire, il avait pour but de mettre de la couleur locale, du pittoresque. Avec George Eliot, le paysan quitte enfin les loges pour occuper l'avant-scène romanesque. Valentine Cunningham, dans son introduction à

Adam Bede, formule un commentaire qui pourrait tout aussi bien avoir été écrit pour

The Mill on the Floss :

Adam Bede speaks up clamantly for ordinary people, as it does for writing about ordinary people - country folks, farmers, peasants, carpenters, and their like, the obscure ones of England who lived far from centres of worldly greatness, power, and influence. Such people were disenfranchised in

3 John Phillip Couch, dans George Eliot in France, met au jour cette « doctrine de la sympathie» à partir de nombreuses citations de critiques français éliotiens. 4 Citation d'Edmond Scherer tirée de J.P Couch, George Eliot in France, p. 72. 5 G. Eliot, Selected Essays, Poems and Other Writings, p. 110. 14

Victorian times as to political power and, until George Eliot came along, were more or less disenfranchised as citizens of 6 the English Novel •

Selon Cunningham, la représentation romanesque des paysans anglais dans la première partie de la période victorienne avait quelque chose de distant, voire

7 d'artificiel, en raison de la classe sociale supérieure des auteurs • C'est l'expérience de premier plan de George Eliot -« George Eliot's hands-on, close-up familiarity8 »- qui lui permet de pénétrer au cœur de la vie du peuple à même sa prose. La représentation des gens ordinaires dans ses romans constitue un véritable bouleversement idéologique, car il est question de leur donner un rôle central, et par- dessus tout une voix, ce qu'ils n'ont même pas encore dans le domaine politique à l'époque. En effet, la voix du peuple se fait entendre dans ce roman qui regorge de dialogues en langue vernaculaire. George Eliot ira d'ailleurs si loin dans sa représentation du langage paysan dans son premier roman que l'éditeur lui demandera de l'atténuer pour des questions de lisibilitë. Grâce à George Eliot, le paysan anglais a enfin la parole au sein du roman, et c'est cette VOiX lO nouvelle et revendicatrice que nous étudierons dans le présent chapitre.

Le sociolecte romanesque : entre réel et littéraire

Le choix de George Eliot d'intégrer le parler paysan à sa prose était loin d'être innocent; elle était consciente de la particularité du langage du peuple et de sa portée idéologique. Elle fait par ailleurs une distinction pertinente entre langue du peuple et

6 V. Cunningham, « Introduction », Adam Bede, p. vii. 7 Cunningham fait entre autres référence à Charles Dickens et Elizabeth Gaskell, tous deux issus d'une classe sociale supérieure; elle les nomme outsiders. 8 Ibid, p. viii. 9 Les variations du contenu dialectal d'Adam Bede, du manuscrit à la première édition, sont étudiées par M. F. Garcia-Bermejo Giner dans son article « El dialecto en Adam Bede: Del manuscrito a la primera edici6n », publié en 1989. Nous reviendrons sur les travaux de cette chercheure. 10 Le concept de voix est à la base de notre étude; il est emprunté, entre autres, à Mikhaïl Bakhtine. Nous y reviendrons plus tard. 15 langue de la haute société dans « The Natural History of German Life » quand elle

écrit: « In the cultivated world each individual has his style of speaking and writing.

But among the peasantry it is the race, the district, the province, that has its style; namely its phraseology, its proverbs, and its songs, which belong alike to the entire body of the people!! ». Cette description du langage « social» rejoint ce que nous nommons depuis Roland Barthes le sociolecte. En effet, c'est Barthes, dans son ouvrage Le Bruissement de la langue, qui est le premier à donner un nom à « ces langages sociaux découpés dans la masse idiomatique!2 » : il les nomme sociolectes, en opposition au terme idiolecte, qui renvoie au langage propre à un individu, à l'aspect idiosyncrasique du langage. Les sociolectes viennent marquer les différences sociales entre les locuteurs, alors que les dialectes marquent les spécifications géographiques du langage. Nous étudierons ici le sociolecte littéraire, mais ce concept inclut en quelque sorte celui de dialecte, étant donné que les déterminations géographiques impliquent généralement des déterminations socio-culturelles!3.

Barthes croit que c'est dans le roman, genre polyphonique par excellence, que s'est distillée la saisie des langages sociaux. Il remarque d'ailleurs que la représentation du parler populaire dans le roman réaliste se borne alors aux personnages secondaires:

Le roman, dès lors qu'il est devenu réaliste, a fatalement rencontré sur son chemin la copie des langages collectifs; mais en général l'imitation des langages de groupe (des langages socio-professionnels) a été déléguée par nos romanciers à des personnages secondaires, à des comparses, chargés de « fixer» le réalisme social, cependant que le héros continue de parler un langage intemporel, dont la « transparence» et la neutralité sont censés s'accorder à l'universalité psychologique de l'âme 14 humaine .

11 G. Eliot, Selected Essays, Poems and Other Writings, p. 114. 12 R. Barthes, Le Bruissement de la langue, p. 1l3. 13 Dans The Mill on the Floss, la plupart des personnages parlent une variante du dialecte des West Midlands, mais la différence entre les diverses voix est ensuite déterminée par leur appartenance sociale. Ici, les concepts de dialecte et de sociolecte sont donc intimement liés. 14 R. Barthes, Le Bruissement de la langue, p. 114-115. 16

Cette remarque s'applique surtout au roman français, mais le roman anglais, avant

George Eliot, se montre aussi réticent à doter ses personnages principaux de voix populaires. En donnant une voix relevant d'un dialecte et chargée de marqueurs sociolectaux aux héros de ses romans, George Eliot vient renverser l'équation et permet au lecteur de s'identifier à un personnage ancré dans un lieu et appartenant à une couche sociale donnée, mais dont le destin a une portée universelle. Le roman anglais était déjà, en 1860, un lieu plus propice à ce bouleversement que le roman français. Le décalage entre les romans des deux côtés de la Manche est précisément ce qui posera problème lors de la traduction. Nous y reviendrons dans les prochains chapitres au moment de la confrontation des traductions avec l'original.

La critique éliotienne s'est curieusement assez peu intéressée à la prédominance des sociolectes dans le roman. À plus forte raison, la critique française n'a pas remarqué les variations fondamentales entre les divers registres de langue dans le roman. Cependant, Edmond Scherer, un critique français contemporain de George

Eliot qui la lisait dans la langue originale, a été sensible à la diversité langagière présente dans ses romans, comme en témoigne cet extrait :

Ici les personnages ne sont pas seulement infiniment divers, ils n'ont pas seulement chacun leur langage propre, mais ce langage est toujours, à la fois, semblable et différent, conforme au caractère qu'il exprime et animé de l'imprévu qui jaillit de la situation. [ ... ] Le dialogue est toujours en situation dans les romans de George Eliot, [ ... ] tantôt spirituel, tantôt pathétique, exprimant les sentiments les plus opposés et traduisant les individualités les plus diverses, et cela sans effort, sans jamais dépasser la note juste, et comme si cette femme d'une vie retirée et laborieuse avait tout éprouvé, tout compris, tout 15 VéCU •

Scherer, contrairement à la majorité de ses collègues, perçoit la richesse langagière des romans éliotiens. Il vise juste lorsqu'il fait un lien entre la maîtrise des dialogues et la sensibilité de George Eliot: la doctrine humaniste de la sympathie permettait à la 17 romancière de saisir les nuances de la psychologie de ses personnages et de la faire transparaître dans leurs dialogues.

Malgré leur rareté, nous croyons qu'un bref survol des études éliotiennes touchant à la question du sociolecte s'impose ici. Certains ouvrages critiques sur

George Eliot, sans porter directement sur le sociolecte, l'ont abordé de biais; c'est le cas de l'étude de Patricia Shaw, «Humor in the Novels of George Eliot ». En effet,

Shaw ne peut traiter de l'humour éliotien sans aborder la question des dialogues: elle croit qu'une grande partie de cet humour particulier provient de l'observation aiguisée des gens vivant dans une société close et de leur parole:

[ ... ] much of the success of her characterization technique if due to the gift she has for making her men and women either express themselves in consonance with characteristics attributed to them by other means (by straightforward authorial analysis or by the comments of other characters), or define 16 themselves through their speech •

Selon Shaw, c'est la cohérence entre la voix d'un personnage donné et la description qu'en fait la narration qui engendre la vraisemblance dans le roman éliotien. Cette technique de caractérisation donne lieu à des personnages multidimensionnels et crédibles, animés d'une vie propre et possédant une voix personnelle.

Robert Laing, dans sa thèse de doctorat «Humor in George Eliot's Novels »,

abonde dans le même sens que Patricia Shaw. Il remarque que l'humour éliotien

émerge en grande partie de sa maîtrise des dialogues: «To achieve humorous

characterization Eliot often used dialogue - dialogue warmly praised by a number of

critics. [ ... ] Many readers and critics have felt that much of Eliot's genius lay in her

ability to create dialogue between certain rustic types of characters with which she

was familiar17 ». On revient ici à l'idée de Cunningham selon laquelle l'origine

15 Citation d'Edmond Scherer tirée de J.P. Couch, George Eliot in France, p. 71. 16 P. Shaw, « Humor in the Novels of George Eliot », p. 308. 17 R. Laing, « Humor in George Eliot's Novels », p. 84. 18 modeste de George Eliot est ce qui lui a permis de reproduire une langue si vraisemblable dans ses romans. Laing commente aussi l'usage du dialecte chez notre auteure:

George Eliot has an ear for talk and can perceive through talk the humor - conscious or unconscious, simple or sophisticated - in people. Much of her dialogue is in dialect, which she is able to reproduce faithfully. [ ... ] Much of her humorous dialogue is talk among relatively minor figure in the novels [ ... ]. But also George Eliot uses humorous dialogue among sorne ofher major figures [ ... ]18.

Le critique remarque également le progrès réaliste que nous avons voulu souligner:

George Eliot ne relègue pas son usage du sociolecte aux personnages secondaires. Il utilise l'expression « ta repraduce faithfully » en parlant du dialecte; il croit donc que

George Eliot ne fait que mettre sur papier ce qu'elle a entendu. Cette idée répandue parmi les critiques éliotiens tient à son expérience de jeunesse et à la vraisemblance de

la parole dialectale dans le roman. Pourtant, nous verrons comment la représentation du sociolecte relève toujours d'un travail de mise en forme littéraire et que George

Eliot n'échappe pas à cette règle.

On trouve quelques études portant plus directement sur le sujet, dont une par un critique contemporain de George Eliot, William E. A. Axon. Il identifie deux possibilités dans le traitement du dialecte en littérature: la tendance qu'il nomme

scientifique, et la tendance artistique. Il les décrit comme suit: « The scientific method aims at the illustration of the dialect itself, with its historical associations and

sociological affinities19 »; la méthode artistique, quant à elle, consiste à utiliser le

dialecte « for the elucidation of character, and by the aid of its minute touches

increases the individuality of the portrait20 ». Il classe George Eliot dans la seconde

catégorie, en affirmant qu'elle utilise toujours le dialecte avec parcimonie, afin de

18 Ibid., p. 113. 19 W. Axon, « George Eliot's Use ofDiaiect », English Dialect Society Miscellanies, p. 37. 19 créer un effet esthétique et de construire des personnages vraisemblables. Axon voit donc en George Eliot une véritable « artiste» du dialecte, qui sait l'utiliser au bon moment pour obtenir l'effet désiré, et non pas une simple reproductrice du dialecte.

Pourtant, presque un siècle plus tard, Patricia Ingham, dans un article intitulé

«Dialect in the Novels of Hardy and George Eliot », soutiendra le contraire. En comparant ces deux auteurs, Ingham en vient à la conclusion que le premier pratique une forme d'impressionnisme dans sa représentation du dialecte, alors que George

Eliot est beaucoup plus fidèle au réel. Elle cite George Eliot elle-même sur le sujet :

«her 'inclination to be as close to the rendering of dialect, both in words and in spelling' was checked only by 'the artistic dut y of being generally intelligible,21 ».

Ingham, à l'instar de Laing, voit alors en George Eliot une fidèle reproductrice du dialecte de la province de son enfance, non pas une artiste qui manipule les marqueurs sociolectaux afin de les mettre au service de la vraisemblance romanesque.

Maria Garcia-Bermejo Giner, chercheure à l'Université de Salamanque, a publié quelques ouvrages sur le dialecte dans les romans éliotiens, mais en privilégiant une approche linguistique. Elle a répertorié les déviations syntaxiques, grammaticales et orthographiques dans les romans d'Eliot afin de reconstituer le dialecte des West

Midlands du milieu du XIXe siècle et de proposer une clé phonétique de cet orthographe non-standard. Elle croit qu'Eliot, « through her selection of traditionnal forms and her creation of other spelling, succeeded in conveying most accurately the way people really spoke in theses counties towards the middle of the XIXth century22 ». Elle croit elle aussi que le travail de George Eliot est une reproduction fidèle, mais on peut imputer cette interprétation à son parti-pris linguistique. En effet,

20 Ibid, p. 37. 21 P. Ingham, « Dialect in the Novels of Hardy and George Eliot », p. 350. Citation de George Eliot dans une lettre à W. W. Skeats en date de 1877. 20 l'emploi du sociolecte en littérature doit prendre en compte les modifications que l'auteur fait subir au réel et parler de mimésis véritable tel que le fait Giner enlève sa littérarité au dialogue romanesque.

Cette question de la place du sociolecte littéraire entre le réel et l'art mérite d'être explicitée, car elle est au centre des débats sur le sociolecte littéraire. Il convient donc à ce stade-ci de faire intervenir les travaux éclairants de Gillian Lane-Mercier sur le sujet, car elle a longuement étudié le caractère double du dialogue romanesque, en ce qu'il est à la fois reproduction du réel et travail de mise en forme littéraire. Elle en est venue à la conclusion que l'inscription du sociolectal en littérature est toujours réglée par ce qu'elle nomme un « effet de clôture ». Ainsi, le réel subit des opérations de sélection, d'omission et de transformation afin de se mettre au service de la vraisemblance romanesque. D'abord, le dialogue d'un personnage donné ne doit pas dépasser ce qu'il sait dire, c'est la première clôture. Enfin, la deuxième clôture est tributaire de la lisibilité du texte fondée sur la vraisemblance linguistique des stéréotypes extratextuels ainsi que sur une systématisation d'ordre littéraire de ces stéréotypes à l'intérieur du texte. Elle établira plus tard une distinction entre « mimésis dialogale » et« vraisemblance dialogale »; selon elle, le sociolecte littéraire n'échappe pas au travail littéraire :

Quel que soit le taux de « saturation sociolectale » visé, et quel que soit le niveau linguistique auquel se distribuent les marqueurs réalistes (phonétique, syntaxique, lexical), ces derniers ne sauraient se soustraire aux réductions qui caractérisent toute reproduction de la parole dans le genre romanesque [ ... ] En dernière instance, la mimésis dialogale n'est, dans les meilleurs des cas, qu'une vraisemblance dialogale, car fondée sur une systématisation textuelle qui à la fois freine l'amplitude des emprunts directs au réel et cautionne l'émergence de réseaux de redondance dont la

22 M. Garcia-Bermejo Giner, « Phonetic Key to the Non-Standard Orthography in the Novels of George Eliot, p. 51. C'est nous qui soulignons. 21

fonction consiste à susciter un nombre limité d'effets de réel 23 sociolectal de type identificateur et esthético-idéologique .

Cette vraisemblance dialogale est donc créée grâce à un « saupoudrage» des marqueurs sociolectaux qui crée un effet de réep4, mais qui ne vise nullement à faire la retranscription intégrale d'un parler existant. Ainsi, le réel, en s'intégrant à la fiction, doit se plier aux exigences de la littérarité.

Lors du passage d'une langue à l'autre, les enjeux soulevés par la présence du sociolecte littéraire prennent une toute autre ampleur, car le traducteur, étant en position de ré-énonciation, doit tenir compte de deux langues-cultures en ce qui a trait aux dimensions sociale, historique, institutionnelle, fonctionnelle et politique du

25 sociolecte . Le traducteur doit donc respecter les choix de l'auteur tout en étant conscient des problèmes esthétiques, linguistiques et idéologiques soulevés par ces choix. La représentation du langage vernaculaire au sein du littéraire est toujours pour

Lane-Mercier une stratégie de contestation de l'idéologie dominante et le traducteur recréant cette langue « illégitime» dans la langue d'arrivée devient donc lui-même en

26 position de contestation de l'idéologie dominante de son époque . La responsabilité du traducteur est bien mise en évidence par Gillian Lane-Mercier dans son article

« Translating the Untranslatable : the Translator' s Aesthetic, Ideological and Political

Responsibility». Elle y propose une « éthique du traduire» qui se définit par la responsabilité du traducteur quant à ses choix. Le traducteur le plus dangereux est celui qui croit ne faire aucun choix. C'est seulement en prenant conscience de sa responsabilité et en l'acceptant que le traducteur pourra envisager des solutions pour

23 G. Lane-Mercier, « Pour une analyse du dialogue romanesque », p. 45-48. 24 Roland Barthes, dans Le Bruissement de la langue, explique ainsi l'effet de réel: « c'est la catégorie du « réel» (et non ses contenus conti gents) qui est alors signifiée; autrement dit, la carence même du signifié au profit du seul référent devient le signifiant même du réalisme ». (p. 174) 25 Ces dimensions du sociolecte sont identifiées et explicitées dans la présentation d'Annick Chapdelaine et Gillian Lane-Mercier de TTR, vol. VII, no 2, « Traduire les sociolectes», p. 7. 26 Lors de la traduction du sociolecte de l'anglais vers le français, la contestation est plus grande car le français littéraire, depuis le classicisme, montre une forte résistance au vernaculaire. 22 traduire les sociolectes27. Barbara Folkart résume bien cette idée dans la phrase suivante: «on ne saurait ré-énoncer sans y mettre du sien28 ». Notre étude tentera donc de mettre au jour les choix, conscients ou inconscients, des trois traducteurs.

Mikhai1 Bakhtine et le plurilinguisme dans le roman

La remarque de Barthes citée plus haut sur le roman comme genre polyphonique par excellence ne pouvait que nous mener à Bakhtine et à son

Esthétique et théorie du roman, ouvrage qui jettera les bases de notre analyse de The

Mill on the Floss. Pour Bakhtine, l'équation est clairement posée entre roman et plurilinguisme. Il croit que «le postulat de la véritable prose romanesque, c'est la stratification interne du langage, la diversité des langages sociaux et la divergence des voix individuelles qui y résonnent29 ». C'est donc ce concept de voix qui servira de base à notre étude. Pour Bakhtine, un roman doit accueillir en son sein la diversité langagière de son époque. Pour être un véritable roman, les divers genres, professions, classes sociales doivent y être représentés. Il ne s'agit pas de faire la copie intégrale des divers langages, mais de recréer un monde plurilinguistique à l'image de la société

à l'intérieur de la prose romanesque:

La plurivocalité et le plurilinguisme entrent dans le roman et s'y organisent en un système littéraire harmonieux. [ ... ] Introduit dans le roman, le plurilinguisme y est soumis à une élaboration littéraire. Les voix sociales et historiques qui peuplent le langage [ ... ], qui lui donnent des significations concrètes, précises, s'organisent dans le roman en un harmonieux système stylistique [... ]30.

Le roman devient ainsi le champ de bataille des diverses idéologies et classes sociales par le biais des voix divergentes des personnages. Il présente plusieurs idéologies

27 G. Lane-Mercier, « Translating the Untranslatable: the Translator's Aesthetic, Ideological and Political Responsability », p. 63. 28 B. Folkart, Le conflit des énonciations; Traduction et discours rapporté, p. 14. 29 M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, p. 90. C'est nous qui soulignons. 23 contradictoires, portées par les voix des personnages, qui s'entrecroisent dans un dialogue continu, créant ainsi une polyphonie romanesque. Bakhtine va encore plus loin en affirmant qu'un roman qui se soustrait à cette exigence fondamentale n'est pas un vrai roman: «Arraché à l'authentique plurilinguisme du langage, le roman dégénère, le plus souvent, en drame (très mauvais drame, s'entend)3! ». Un romancier sourd au grouillement des langages vivants de son époque n'est donc pas un vrai romancier.

Après avoir posé les bases de sa théorie sur le plurilinguisme romanesque,

Bakhtine propose une méthode d'analyse stylistique dont la tâche

consiste à découvrir, dans le corps du roman, tous les langages servant à l'orchestrer, à comprendre le degré d'écart entre chacun des langages et l'ultime instance sémantique de l'œuvre, et les différents angles de réfraction de leurs intentions, à saisir leurs relations dialogiques mutuelles, enfin, s'il existe un discours direct de l'auteur, à déceler son fond dialogique plurilingue, hors de l'œuvre32.

Grâce aux principes de cette méthode d'analyse stylistique, nous tenterons de démontrer, dans la prochaine section, comment The Mill on the Floss est un véritable roman au sens bakhtinien du terme, comment la plurivocalité et le plurilinguisme s'y organisent en un système cohérent et riche de sens. En effet, c'est l'étude des voix de divers personnages qui devrait nous permettre de comprendre les enjeux de la prose

éliotienne plurilinguistique. Ainsi, quand viendra le temps de la confrontation des diverses traductions, il nous sera sans doute possible de saisir les enjeux de la

disparition de ce plurilinguisme.

30 Ibid., p. 120-121. C'est nous qui soulignons. 31 Ibid., p. 147. 24

Réalisme et plurilinguisme dans The Mill on the Floss

À la lumière de la vision du réalisme dans l'art de George Eliot, des études ayant abordé de près ou de loin la question du sociolecte dans le roman, des grandes lignes théoriques esquissées par Lane-Mercier, ainsi que de la théorie du roman comme espace de représentation du plurilinguisme selon Bakhtine, nous sommes maintenant en mesure de procéder à l'analyse de The Mill on the Floss. La méthode privilégiée consistera en l'analyse de quelques personnages clés et de leur discours respectif, suivie de l'étude de la voix narrative. Cette interprétation constitue la première étape de notre analyse traductologique; elle servira ensuite de base à la confrontation des traductions avec l'original.

La voix de Mr. Tul/iver

Il nous semble logique de commencer l'analyse par le personnage de Mr.

Tulliver, car il est le premier locuteur du roman. De plus, il est une figure centrale du

récit: il est le père de nos deux « héros », Tom et Maggie, et sa chute forme la trame tragique du roman. En effet, son entêtement et sa conception parfois simpliste de

certaines choses de la vie causeront la ruine de sa famille. Au moment où commence

le roman, Mr. Tulliver a entrepris un procès contre un certain Pivart, défendu par

l'avocat Wakem, qui veut faire l'irrigation de ses champs en amont de la rivière Floss,

et ainsi détourner de l'eau de la rivière si précieuse à Mr. Tulliver pour faire tourner

son moulin. Il se lance donc dans une lutte perdue d'avance contre des gens qui

connaissent les rouages du système mille fois mieux que lui. Nous nous permettons

donc de citer en entier la première réplique du roman, car elle met en place des

éléments importants de la voix de Mr. Tulliver :

32 Ibid, p. 227. 25

"What I want, you know," said Mr Tulliver - "what I want is to give Tom a good eddication ; an eddication as'll be a bread to him. That was what I was thinking ofwhen I gave notice for him to leave the academy at Ladyday. I mean to put him in a downright good school at Midsummer. The two years at th'academy 'ud ha' done well enough, if rd meant to make a miller and farmer of him, for he's had a fine sight more schoolin' nor 1 ever got: all the leamin' my father ever paid for was a bit 0' birch at one end and the alphabet at th' other. But I should like Tom to be a bit of a scholard, so as he might be up to the tricks 0' these fellows as talk fine and write with a flourish. It 'ud be a help to me wi' these lawsuits, and arbitrations, and things. I wouldn't make a downright lawyer 0' the lad - 1 should be sorry for him to be a raskill- but a sort of engineer, or a surveyor, or an auctioneer and vallyer, like Riley, or one 0' them smartish businesses as are all profits and no outlay, only for a big watch-chain and a high-stool. They're pretty nigh all one, and they're not far off being even wi' the law, 1 believe; for Riley looks lawyer Wakem i' the face as hard as one cat looks another. He 's none frightened at him',33.

Dès ses premières paroles, on remarque le manque d'instruction de Mr. Tulliver. Plus tard dans le roman, le narrateur nous exposera, non sans humour, la conception de

l'orthographe de notre personnage: « ML Tulliver [ ... ] found the relation between

spoken and written language, briefly known as spelling, one of the most puzzling things in this puzzling world34 ». La difficulté qu'éprouve Mr. Tulliver à écrire est

signalée ici par l'usage de ce qu'on nomme le « eye dialect ». Certains mots déviants

ont donc la même sonorité que les mots standards, mais leur seule lecture nous montre

35 que le locuteur est illettré. C'est le cas de « raskill» dans la première réplique • On

trouve quelques mots à l'orthographe déviant, dont « eddication », « scholard »,

« vallyer », qui semblent être propre à Mr. Tulliver. Nous verrons plus tard que

certaines structures syntaxiques sociolectales utilisées par Mr. Tulliver,

principalement des contractions, reviendront dans la bouche de plusieurs personnages

33 G. Eliot, The Mill on the Floss, p. 9. Dorénavant, les références à ce roman seront indiquées par le sigle TMOF. Notons l'usage des italiques qui marquent ici une forme d'insistance. Nous verrons qu'elles ne sont pas reproduites par les traducteurs français. 34 TMOF, p. 109. 26 du roman. On en déduit que ces marqueurs sont le fait du dialecte des West Midlands.

Mais George Eliot n'est pas sténographe; elle utilise les marqueurs sociolectaux paysans afin de créer un effet de réel et une caractérisation cohérente des personnages, et non pas afin de constituer un document historique sur le dialecte des West Midlands du milieu du XIXe siècle. À preuve, on trouve certaines inconstances dans l'usage du sociolecte. Par exemple, Mr. Tulliver dit « academy» dans cette première réplique, mais il dira « cademy » à la page suivante : le mot déviant utilisé la seconde fois vient renforcer notre idée du manque d'instruction de Tulliver, mais nous avons oublié qu'il l'avait prononcé correctement la première fois. On trouve toute une série d'occurrences similaires, qui viennent appuyer l'idée que George Eliot est une artiste qui manipule habilement le sociolecte pour le mettre au service de la vraisemblance romanesque, et non pas une fidèle reproductrice du dialecte comme plusieurs critiques

Mais ce qui nous intéresse dans cette première réplique, au-delà de la forme du discours de Mr. Tulliver, c'est son propos: il y traite de l'instruction qu'il veut donner

à son fils, éducation qu'il n'a pas eue. Il veut fait de son fils un « scholar », mais il le prononce « scholard». C'est l'ironie éliotienne à l'œuvre: il veut faire de son fils quelque chose qu'il ne sait pas prononcer correctement. Le fossé entre les générations, un des sujets principaux du roman, est bien mis au jour ici. Ce fossé s'actualise au niveau linguistique dans le roman dans la différence entre la langue des parents

Tulliver et celle de Tom et de Maggie. Tom, et surtout Maggie, parlent un anglais correct, ce qui peut être attribué à leur formation scolaire, mais on pourrait aussi y voir

35 Il est difficile ici de déterminer si la prononciation de ce mot avec l'accent des West Midlands est différente de la prononciation standard de rase al, ainsi nous ne pouvons affirmer hors de tout doute qu'il s'agit de eye dialeet. 36 George Eliot elle-même se percevait en quelque sorte comme une fidèle reproductrice du dialecte, freinée seulement par son souci d'être intelligible, comme en témoigne la lettre citée plus haut par Patricia Ingham (lettre W. W. Skeats en date de 1877). 27 un relent de la tendance - soulignée par Barthes - qui consiste à donner une voix

« universelle» aux personnages principaux. Par contre, Mr. Tulliver est un personnage principal et sa voix est sociolectale, ce qui vient marquer l'innovation de

George Eliot.

Si la voix de Mr. Tulliver est clairement « illégitime» dans cette première réplique, elle est néanmoins dotée d'une compétence à convaincre et d'une valeur proprement littéraire. En effet, certaines tournures, expressions et images employées par Mr. Tulliver contribuent à donner au parler paysan un statut véritablement littéraire. Mr. Tulliver fait preuve d'une maîtrise du langage figuré qui vient trancher avec son peu d'instruction, mais au lieu de créer une incohérence, cette particularité vient donner une valeur littéraire au langage paysan. La perception de la vie de Mr.

Tulliver, et par conséquent son discours, sont basés sur des images, des métaphores, des comparaisons. Par exemple, l'expression «puzzling »37, chère à Mr. Tulliver, est une métaphore efficace en soi. La vie, pour Mr. Tulliver, est un véritable casse-tête et cette expression, unique dans le roman, assume aussi une fonction identificatrice; lorsqu'on lit «puzzling », on sait qu'on a affaire à Mr. Tulliver. Mais c'est surtout la première phrase de la réplique qui retient notre attention, quand Mr. Tulliver dit:

« What 1 want, you know [... ] what 1 want is to give Tom a good eddication; an eddication as'll be a bread to him », il capte l'attention de son public-Mrs. Tulliver, et, à un autre niveau, le lecteur - grâce à la répétition de «what 1 want ». L'emphase est donc mise sur le désir de Mr. Tulliver dès les premiers mots. De plus, ce qui mènera Tulliver à sa perte est son entêtement farouche, et ces premiers mots, tel un incipit, nous font entrevoir ce trait fondamental de sa personnalité. Puis il y va d'une autre répétition lorsqu'il dit « a good eddication; an eddication as'll be a bread to 28 him» : il répète le mot sociolectal « eddication» et l'explicite en énonçant ce qu'il croit être une bonne formation, une formation qui lui permettra de gagner son pain,

38 non pas une formation universitaire déconnectée des vraies choses de la vie • Grâce aux deux répétitions de la première phrase, une dans le but de capter l'attention et de mettre l'emphase et l'autre dans un but explicatif, Mr. Tulliver vient de mettre en place un autre des sujets capitaux du roman: l'instruction. Sa langue fortement marquée par le sociolecte paysan ne fait nullement obstacle à la transmission de sa résolution, mais vient bien au contraire lui donner un fondement: la raison pour

laquelle il veut donner une bonne formation à son fils est qu'il souffre de n'en avoir pas eu lui-même, ce dont vient témoigner son discours. On a donc affaire ici à une caractérisation du personnage cohérente avec sa voix. À la fin de cette conversation avec sa femme, Mr. Tulliver s'exclame: « it's puzzling work, talking is »39. Cette phrase boucle le dialogue de façon pertinente, car on a vu que la communication était

difficile entre Mr. et Mrs. Tulliver. Il s'agit là de la première clôture identifiée par

Gillian Lane-Mercier: la parole d'un personnage ne doit pas dépasser ce qu'il sait

dire. C'est aussi la première fonction intratextuelle du sociolecte que nous avons

identifiée : la caractérisation des personnages.

La voix de Tulliver, malgré les variantes attribuables à la vraisemblance

dialogale que nous avons évoquées, gardera à peu près le même contenu sociolectal tout au long du roman, même dans les moments les plus dramatiques. Après sa chute,

lorsqu'il acceptera de travailler pour son pire ennemi, Wakem, sa parole déploiera

toute son intensité dramatique dans cette réplique clé faisant état de sa résignation:

37 Pour Mr. Tulliver, «puzzling » s'applique à plusieurs choses: l'orthographe, parler, la loi et, par­ dessus tout, le monde. 38 Ironiquement, Mr. Tulliver sera mal guidé dans son choix d'école et donnera à Tom une formation inadéquate pour le genre de travail vers lequel il voulait l'orienter, exactement le contraire de ce qu'il souhaitait. 39 TMOF, p. 10. 29

''l've made up my mind, Bessy, and l'Il be as good as my word to you. There'll be the same grave made for us to lie down in, and we musn't be bearing one another ill-will. 1'11 stop in the old place, and 1'11 serve under Wakem-and 1'11 serve him like an honest man: there's no Tulliver but what's honest, mind that, Tom" - here his voice rose: "they'll have to throw up against me as 1 paid dividend--but it wasn't my fault-it was because there's raskills in the world. They've been too many for me, and 1 must give in. l'Il put my neck in harness---for you've a right to say as l've brought you into trouble, Bessy-and 1'11 serve him as honest as if he was no raskill : l'm an honest man, though 1 sha11 never hold my head up no more---I'm a tree as is broke--a tree as is broke"40.

Tulliver renonce ici à la vie lorsqu'il renonce à son trait de personnalité le plus marqué: son entêtement. Il dit d'ailleurs qu'il ne portera plus jamais la tête haute, puis il évoque sa mort et celle de sa femme à travers cette image troublante: la tombe qu'ils vont partager. Mais c'est la dernière phrase qui donne toute son intensité dramatique à la réplique: <

40 TMOF, p. 219. 30

La voix de Bob Jakin

Si Mr. Tulliver est issu de la classe paysanne, il est loin d'être au bas de l'échelle sociale victorienne. Avant leur chute, Mr. et Mrs. Tulliver ont plusieurs domestiques à leur service. Les plus présents dans le roman sont Luke et Kezia, mais ils tiennent un rôle somme toute limité et leur voix ne se fait pas entendre souvent. Le meilleur représentant de cette classe sociale inférieure dans le roman est donc l'ami d'enfance de Tom devenu colporteur, «packman»: Bob Jakin. La parole de Bob s'emballe dans un tourbillon sociolectal étourdissant; tout se passe comme si le manque de maîtrise de la langue standard se trouvait compensé par la quantité de paroles. La première apparition de Bob survient dans le premier livre, alors que Tom a environ dix ans et qu'il font la chasse aux rats. Tom daigne jouer avec un inférieur, car

Bob lui procure une source inépuisable de connaissances sur la nature. Ici, Bob disserte sur les furets :

"Hev ferrets, Measter Tom," said Bob, eagerly,- "them white ferrets wi' pink eyes; Lors, you might catch your own rots, an' you might put a rot in a cage wi' a ferret, an' see 'em fight-you might. That's what rd do, l know, an' it 'ud be better fun a'most nor seein' two chaps fight-ifit wasn't them chaps as sold cakes an' oranges at the Fair, as the things flew out 0' their baskets, an' sorne 0' the cakes was smashed ... But they tasted just as good,,41.

Cette réplique est plus fortement marquée par le sociolecte que celles de Mr. Tulliver.

On y trouve plusieurs mots transformés tels « hev », «Measter », «ferrets », « rots », etc., ainsi que des structures syntaxiques incorrectes telles que « the cakes was smashed42 ». La parole de Bob est unique dans le roman, elle recèle ses expressions propres, il dit « Lors» pour « Lord» par exemple, c'est là sa valeur idiolectale, mais elle s'apparente à la parole de plusieurs locuteurs du sociolecte dans sa structure, en

41 TMOF, p. 42. 42 L'accord correct du verbe être au passé avec le sujet pluriel « cakes» devrait être « were » et non « was». 31 plus illégitime. Dans cette scène d'introduction du personnage de Bob, son discours est mis en contraste avec celui de son compagnon de jeu, Tom. En effet, la voix de

Tom relève d'un registre linguistique plus standard, comme en témoigne cette réplique: « 'When l'm a man, I shall make a boat with a wooden hou se on the top of it, like Noah's ark, and keep plenty to eat in it [... ]. And then if the flood came, you know, Bob, I shouldn't mind ... And l'd take you in, if I saw you swimming' .43» Ici,

Tom démontre une certaine maîtrise de la langue, mais sa dernière phrase est ironique.

Tom, que l'on sait égoïste, ressent le besoin de dire à Bob qu'il l'aiderait en cas d'inondation, alors que Bob, qui se montrera véritablement généreux dans le roman, n'a pas à le dire. L'équation entre langue illégitime et bonté de cœur commence à se mettre en place dès le début du roman.

En effet, après la chute des Tullivers, Bob fera preuve d'une générosité déroutante à l'égard de Tom et Maggie. Son comportement sera mis en contraste dans le roman avec celui des sœurs Dodson, les sœurs de Mrs. Tulliver, petites bourgeoises de province avares et prétentieuses, plus préoccupées des apparences que du reste, qui ne daigneront pas aider leur sœur dans le besoin, car elles lui reprochent son mauvais mariage - un mariage d'amour et non d'intérêt. Bob, quant à lui, retourne voir son ami d'enfance Tom, avec qui il s'était brouillé et qui le traitait toujours en subalterne, mais qui lui avait donné un jour un couteau de poche, pour lui offrir de bon cœur les souverains qu'il a gagné de façon inattendue:

"l'Il tell you how it is, Master Tom," said Bob, beginning to untwist his canvas bag. "You see, l'n been with a barge this two 'ear-that's how l'n been getting my livin'-if it wasn't when I was tentin' the furnace, between whiles, at Torry's mill. But a fortni't ago l'd a rare bit 0' luck-l allays thought I was a lucky chap, for I never set a trap but what I catched something; but this wasn't a trap, it was a fire in Torry's mill, an' I doused it, else it 'ud ha' set th' oil alight, an' the

43 TMOF, p. 43. 32

genelman gen me ten suvreigns--he gen me 'em himself last week. An' he said first, l was a sperrited chap-----but l knowed that afore--but then he outs wi' the ten suvreigns, an' that war summat new. Here they are-aIl but one!' [... ] An' l'n changed one 0' the suvreigns to buy my mother a goose for dinner, an' l bought a blue plush wescoat, an' a sealskin cap [ ... ] But l don't mind about it-not a chip! My yead isn't a tumip, an' l shall p'r'aps have a chance 0' dousing another fire afore long. l'm a lucky chap. So l'Il thank you to take the nine suvreigns, Mr Tom, and set yoursen up with 'em somehow-if it's true as the master's broke. They mayn't go fur enough--but they'Il help,,44.

En plus des mots non-standards -« genelman », « gen », « suvreigns », « sperrited »,

«fur », «yead », etc. -, plusieurs verbes ne sont pas accordés correctement dans cet extrait, par exemple: «catched », «knowed », «war », etc. Il s'agit là d'une des grandes différences entre Bob et d'autres locuteurs du dialecte dans le roman: la classe sociale inférieure de Bob est indiquée, entre autres, par le fait qu'il conjugue les verbes irréguliers au passé en ajoutant « -ed ». Cette différence vient marquer une distinction entre les classes sociales dans le roman; c'est là la fonction identificatrice du sociolecte à l'œuvre. Dans l'extrait cité, la langue de Bob s'emballe pour nous dresser le portrait touchant d'un jeune homme simple et généreux. Il n'a pas de désir pour lui-même, il considère qu'il a de la chance et n'hésite pas à venir en aide à son supérieur qui l'avait traité avec mépris quelques années auparavant. Cette langue sociolectale à la limite de la lisibilité est mise au service d'un conte touchant et ne fait que le rendre plus crédible.

Bob, le locuteur du langage le plus illégitime dans le roman, est malgré tout un excellent conteur. Il sait construire une histoire de façon à susciter l'attention de son auditoire; quand il dit «But a fortni't ago rd a rare bit 0' luck-I allays thought l was a lucky chap [... ] », la curiosité du lecteur est piquée, il veut en savoir plus. De plus,

Bob sait composer une phrase rythmée et efficace. Par exemple, quand il dit: « An' he

44 TMOF, p. 198. 33 said first, 1 was a sperrited chap--but 1 knowed that afore---but then he outs wi' the ten suvreigns, an' that war summat new», la structure parallèle renforce l'effet de surprise du don des souverains et donne un rythme à la phrase qui nous rappelle que nous sommes en train d'écouter un discours. Bob ne sait peut-être pas écrire, mais il sait parler: il a des qualités d'orateur.

Tom et Maggie refusent les souverains offerts par Bob, mais ils prennent conscience de la bonté de leur ami oublié. La prochaine apparition de Bob concerne

Maggie. Il sait qu'elle aime lire et, comme tous ses biens ont été vendus, il vient lui offrir des livres45 en lui disant: «you won't think l'm a-makin' too free, Miss, 1 hope, but 1 lighted on these books, and 1 thought they might make up to you a bit for them as you've lost; for l've heared you speak 0' picturs--an' as for picturs, look here!46 » Le mot « picturs » offre un bon exemple de « eye dialect» : la déviation est seulement perceptible à la lecture du mot. Maggie accepte ce cadeau de bon cœur et Bob est loin de se douter qu'il vient de changer le destin de notre héroïne. En somme, la richesse et la complexité du personnage de Bob Jakin proviennent du décalage entre son langage brut et sa bonté d'âme.

La voix de Mrs. Glegg

Des quatre sœurs Dodson, seule la voix de Mrs. Glegg sera étudiée ici, mais elle donne une bonne idée de celle des autres sœurs, car comme l'avance Patricia

Shaw:

Mrs. Tulliver and her sisters, Mrs. Glegg and Mrs. Pullet [elle omet Mrs. Deane], are presented in a similar way through their dialogue; the three have much in common, above aIl, a consciousness of the impeccable respectability of their family,

45 Parmi ces livres se trouve le Thomas à Kempis: Imitation of Christ, ouvrage populaire mystique d'un moine augustin en date de 1470, qui changera la façon de voir le monde de Maggie et lui fera accepter sa mauvaise fortune avec résignation. 46 TMOF, p. 230. 34

of their domestic proficiency and of the favour they have done 7 their husbands in marrying them. [... t •

Mrs. Glegg, l'aînée et sans doute la plus détestable des sœurs Dodson, se donne comme mission de préserver l'honneur de la famille, comme le souligne encore

Shaw: «Mrs. Glegg, an excessively self-righteous woman, much given to manifesting her superiority as eIder sister whenever she gets the opportunity, is obsessed by family pride [... t 8 ». La première apparition de Mrs. Glegg a lieu dans le premier livre, alors que les oncles et tantes sont convoqués pour un conseil de famille au sujet de l'instruction de Tom. Mrs. Glegg arrive la première et en profite pour critiquer tout ce que font ses sœurs, en faisant allusion à la réputation de la famille

Dodson: « "1 don't know what ails sister Pullet [ ... ] It used to be the way in our family

for one to be as early as another [ ... ] But if the ways 0' the family are altered, it shan't be my fault - l'll never be the one to come into a house when aIl the rest are going

away,,49 ». Puis elle poursuit sa litanie sans répit, critiquant l'heure du repas, les

enfants Tulliver, le mariage de Bessy, ce qui fait dire au narrateur, avec toute sa force

ironique: «With sister Glegg in this humour, there was a cheerful prospect for the

Nous croyons qu'une des scènes importantes du roman se trouve au second

chapitre du cinquième livre, car elle vient exposer le fossé entre Bob Jakin et les sœurs

Dodson. Bob, grâce à son travail de colporteur, a des contacts dans les bateaux et il

propose à Tom de se lancer dans le commerce afin de faire fructifier son argent. Tom

est emballé à l'idée de sauver sa famille de la ruine totale, mais il a besoin d'un peu

d'argent pour démarrer ses spéculations. Il pense alors à emprunter vingt livres à

Oncle Glegg et demande à Bob de l'accompagner chez les Glegg en se disant que la

47 P. Shaw, « Humour in the Novels of George Eliot », p. 317. 48 Ibid., p. 317. 49 TMOF, p. 47. 35 volubilité de Bob le soulagera de sa gêne. Tous les éléments sont alors en place pour la confrontation féconde de deux mondes. À l'approche des jeunes hommes, Mr.

Glegg est méfiant, surtout du chien de Bob, mais il se laisse vite convaincre. Mrs.

Glegg, quant à elle, est aveuglée par ses préjugés, comme en témoigne ce dialogue avec son mari :

"Mr Glegg, Mr Glegg," said a severe voice from the open parlour window, "pray are you coming in to tea?--or are you going to stand talking with packmen till you get murdered in the open daylight?" "Murdered?" said Mr Glegg; "what's the woman talking of? Here's your nephey Tom come about a bit 0' business." "Murdered-yes-it isn't many 'sizes ago since a packman murdered a young woman in a lone place, and stole her thimble, and threw her body into a ditch." "Nay, nay,' said Mr Glegg, soothingly, "you're thinking 0' 51 the man wi' no legs, as drove a dog-cart. "

La langue des Glegg est plutôt standard dans cette réplique, mais elle contient quelques marques du dialecte des West Midlands, tels « nephey» et « 'sizes» (pour assizes), « wi' », « as drove », etc. Plusieurs expressions et tournures employées par les Glegg le sont par toutes les sœurs Dodson, c'est le cas par exemple de : « allays »,

« iver », « iverything », « niver », « summat », etc.; ces mots constituent en quelque sorte le langage de la classe sociale des petits bourgeois de province des West

Midlands dans le roman. Plusieurs critiques s'entendent pour dire que la caractérisation des sœurs Dodson constitue la plus grande source d'humour dans le roman. Ce passage en offre un bon exemple. Ici, Mrs. Glegg, fidèle à elle-même, ne fait preuve d'aucune délicatesse en exposant ses préjugés envers les colporteurs devant Bob. De plus, l'argument qu'elle évoque pour justifier sa crainte est démonté par la dernière réplique de Mr. Glegg, nous faisant voir tout le ridicule du préjugé de

Mrs. Glegg. L'humour émerge ici de l'exagération de Mrs. Glegg : « are you going to

50 TMOF, p. 48. 51 TMOF, p. 256-257. 36 stand talking with packmen until you get murdered in the open daylight? ». La précision de l'image du meurtre «à la lumière du jour» est ce qui fait rire; l'incongruité des images est d'ailleurs souvent à la source de l'humour éliotien. Il est en effet inconcevable d'imaginer un colporteur, en l'occurrence Bob, assassinant Mr.

Glegg en plein jour.

Mrs. Glegg demande ensuite à Bob de quitter les lieux sur-le-champ, mais il entreprend de la convaincre de sa bonne volonté. Elle se laisse amadouer et demande même à voir la marchandise de Bob, flairant une bonne affaire et prête à tout pour

économiser un shilling:

"Have you got a bit of good net, now?" said Mrs Glegg in a patronising tone [.. .]. "Eh, mum, not what you'd think it worth your while to look at. l'd scom to show it you. It'ud be an insult to you." "But let me see," said Mrs Glegg, still patronising. "Ifthey're damaged goods, they're like enough to be a bit the better quality." "No, mum. 1 know my place," said Bob, lifting his pack and shouldering it. "l'm not going t'expose the lowness 0' my trade to a lady like you. Packs is come down i' the world : it 'ud eut you to th' heart to see the difference [... ].52"

Cette conversation illustre bien le rapport de pouvoir entre les deux protagonistes. Bob s'adresse à Mrs. Glegg en disant «mum », pour madame, tandis qu'elle ne lui donne aucun titre. Bob dit bien qu'il connaît sa place: il est colporteur et elle est lady. La différence entre les registres de langue est cohérente avec la différence de rang social.

Mrs. Glegg ne parle pas un anglais standard, mais le langage de Bob contient beaucoup plus de mots «déviants» que le sien. Il s'agit là d'une autre fonction intratextuelle des voix dans la roman: mettre en place des rapports de force entre les personnages. Malgré le contenu sociolectal de sa parole, Bob sait argumenter et utilise la rhétorique. En effet, en insistant sur le fait que sa marchandise n'est pas à la hauteur

52 TMOF, p. 260. 37 d'une dame comme Mrs. Glegg, il ne fait qu'alimenter sa vanité et, par extension, attiser son désir de voir ce qu'il a dans son sac, la poussant ainsi à acheter.

Dans le roman, contrairement aux attentes du lecteur, il semble que les locuteurs du langage le plus illégitime soient souvent montrés comme bons tandis que les personnages d'une classe sociale plus haute soient dépeints comme mesquins. La scène précédente entre Bob et Mrs. Glegg en offre un bon exemple; l'équation entre classe sociale et bonté d'âme est renversée: plus le personnage est pauvre, plus il est généreux. Voilà qui vient renverser l'idéologie dominante de l'époque: non seulement un personnage de basse classe sociale est dotée d'une voix et d'une autonomie d'action, mais sa bonté est mise en contraste avec l'avarice et la méfiance des petites bourgeoises de province que sont les sœurs Dodson. Sous couvert d'humour, la critique sociale ainsi formulée est percutante. Une traduction qui ne tiendrait pas compte de cet enjeu idéologique du sociolecte dans The Mill on the Floss et qui remplacerait les voix illégitimes par des voix standards et uniformes enlèverait toute sa force contestataire à l'œuvre éliotienne.

La voix narrative

Dans ce concert polyphonique de voix sociales, une voix se démarque des autres. Elle occupe une place fondamentale dans l'œuvre: il s'agit de la voix narrative. De prime abord, on croit avoir affaire à un narrateur classique omniscient.

Mais nous verrons que la voix narrative a quelque chose de particulier ici: elle incarne un personnage tangible mais jamais nommé. Certains critiques ont vu le narrateur comme un « full participant in the fiction George Eliot created53 ». Son rôle ici est de raconter l'histoire du moulin de Dorlcote et cette expérience prend une place considérable dans le roman: « George Eliot [ ... ] has admirably realized not only the 38 tale her narrator tells, but also--and just as vividly-the intense experience of telling it54 ». Dès le premier chapitre, dans cette rêverie qui, dit-on, aurait inspiré Proust, le narrateur nous apparaît comme un personnage à part entière qui tient les fils du temps:

It is time, too, for me to leave off resting my arms on the cold stones of this bridge ... Ah, my arms are really benumbed. 1 have been pressing my elbows on the arms of my chair, and dreaming that 1 was standing on the bridge in front ofDorlcote Mill, as it looked one February aftemoon many years ago. Before 1 dozed off, 1 was going to tell you what Mr and Mrs Tulliver were talking about, as they sat by the bright fire in the left-hand parlour, on that very aftemoon 1 have been dreaming 5 oë •

Le narrateur est bien personnifié: il parle au «je» et interpelle directement le lecteur, il a même un corps - ses bras sont engourdis -, il dort et rêve au passé. Il est ancré dans le temps: il se souvient de cet après-midi de février d'il y a plusieurs années qu'il a confondu avec le présent et ramène ainsi à la vie une époque révolue par la force du souvenir. Dès les premières phrase, le mécanisme de la mémoire est enclenché: «1 remember those large dipping willows. 1 remember the stone bridge- 56 », dit la voix narrative, et cette locution introduit la notion de temps dans la narration. Margaret Harris croit que «'1 remember' functions almost as an invocation to conjure up the particular scene of past time, of the mill57 ». Le narrateur semble connaître la famille Tulliver et le moulin de Dorlcote personnellement. Peut-

être en faisait-il partie à une époque lointaine? Mais on ne le saura jamais; malgré l'omniprésence de la voix narrative dans le roman, sa nature restera toujours mystérieuse. Harris a par ailleurs souligné l'implication du narrateur avec les habitants de Dorlcote Mill :

53 J. H. Freeman, «Authority in The Mill on the Floss », p. 375. 54 Ibid, p. 375. 55 TMOF, p. 8. 56 TMOF, p. 7. C'est nous qui soulignons. 39

events which occured sorne time in the past are being recounted by someone who had sorne involvement with the protagonists and their environment. This relation of past and present, the past in which the Tulliver's tragedy is enacted, and the present in which that tragedy is being described, is one of 58 the main concerns of the 'l'in The Mil/ •

En effet, le « je » du narrateur est ce lien fragile entre le passé et le présent, entre la vie des Tulliver et l'histoire que constitue le roman. Mais ce lien est tangible: loin de fournir un simple prétexte à l'histoire, le « je » narratif est un acteur avec une voix propre et distincte, au même titre que les autres personnages du roman. Ainsi, le narrateur n'est pas omniscient comme on aurait pu le croire. Elizabeth Ermarth croit que ce qui caractérise le narrateur de The Mill, c'est précisément que sa voix n'est qu'une voix parmi les autres. Certes, elle est plus sophistiquée que celle des autres personnages, mais sa capacité perceptive est égale à celle des autres personnages.

Ermarth soutient par ailleurs que c'est son manque d'omniscience qui lui fait formuler des généralisations sur la vérité humaine :

The very fact that the narrator must resort to generalizations and patterns merely testifies to the hum an limitation of the narrator, not to his omniscience. A really omniscient mind would require none of the categories which weaker minds require precisely because they cannot have perfect knowledge of particulars and, hence, must find round-about ways of 59 dealing with them .

Ermarth perçoit donc le narrateur comme un véritable personnage. Les généralisations auxquelles elle fait référence sont en effet nombreuses dans le roman: en voici un exemple, où le narrateur explique le chagrin de la petite Maggie: « We have aIl of us sobbed so piteously, standing with tiny bare legs above our little socks, when we lost sight of our mother or nurse in sorne strange place; but we can no longer recall the poignancy ofthat moment and weep over it, as we do over the remembered sufferings

57 M. Harris, « The Narrator of The Mill on the Floss », p. 36. 58 Ibid., p. 35. 59 E. Ermarth, « Method and Moral in George Eliot's Narrative », p. 4. 40 offive or ten years ag060 ». Cette voix vient trancher avec celle des autres personnages par son vocabulaire recherché et son ton lyrique, mais il ne s'agit pas pour autant d'un narrateur omniscient traditionnel. En effet, pour expliquer le comportement de

Maggie, comme il ne peut réellement pénétrer son âme, il doit avoir recours à une généralisation sur « nous tous» qui avons vécu ce genre de peine.

Ces commentaires « généralisateurs» du narrateur sur la nature humaine ont d'ailleurs déplu a bien des critiques, surtout les français, qui ont tout de suite déploré le côté moralisateur de George Eliot. Jean-Louis Curtis, dans la préface de la traduction de Silas Marner par Pierre Leyris61 , critique cette caractéristique de la narration: « De telles phrases, péremptoires, lourdes de sagesse banale, proférées par une moraliste, ex cathedra, sont mortelles: le système en mouvement dans lequel nous

étions embarqués tombe en panne. George Eliot la raisonneuse vient brimer Mary Ann

Evans la conteuse62 ». Tout comme nous, il observe la double présence des voix de

George Eliot et de Mary Ann Evans dans la prose, mais il y voit une faiblesse et « le prix que George Eliot a dû payer pour une libération intellectuelle durement acquise, par sa victoire sur les préjugés de son temps63 », alors que nous y voyons une plutôt grande force. Ces commentaires narratifs font en fait la richesse du roman: c'est là que George Eliot est à son plus drôle, son plus sensible, et le plus près de la vérité humaine. C'est là aussi qu'elle exhibe sa grande maîtrise de la langue anglaise dans toutes ses nuances. De plus, ce sont ces commentaires qui viennent appuyer sa doctrine de la sympathie, comme le souligne Margaret Harris:

[ ... ] the skill with which George Eliot develops and deploys the kind of discursive generalization [... ] is so central to her narrative method, but also [... ] the "sayings" are an integral

60 TMOF, p. 56. 61 Cette traduction était la seule de toute l'œuvre éliotienne parue chez Gallimard avant la retraduction d'Alain Jumeau publiée en mars 2003. 62 J.-L. Curtis, « Préface », Silas Marner, p. 16. 63 Ibid., p. 16. 41

means of her achieving her avowed aims in art. These aims, broadly, were that a work of art could and should present the full complexity oflife, and hence extend life experience [ ... ]64.

Ainsi, ces généralisations constituent en quelque sorte le pendant romanesque des essais de la jeune George Eliot sur l'art mentionnés plus tôt. Robert Laing, quant à lui, souligne qu'une grande partie de l'humour du roman émerge de la langue qui caractérise ces passages narratifs :

Much of the humor throughout the novel, in fact, cornes from expository passages of author comment [ ... ] In aIl of her humorous passages George Eliot gains much of her effect through the skill by which she uses words. Her vocabulary is extensive, often recherché. She uses both the racy speech of the Warwickshire farmers as weIl as the latest scientific terminology. Her dexterity if the use ofwords can be seen by the way she orders them in her sentences. [ ... ] her language is felicitous, and through her consummate handling of words she is able to achieve the incongruous effects which are basic to 65 most types of humor •

En effet, les divers registres de langue et l'incongruité des images mises côte à côte dans ces commentaires sont ce qui les rendent drôles et uniques. Par exemple, au sujet de l'avarice de Mr. Glegg, la narration déploie ses ressources langagières:

The true Harpagons were always marked and exceptional characters : not so the worthy tax-payers, who, having once pinched from real necessity, retained even in the midst of their comfortable retirement, with their wall-fruit and wine-bins, the habit of regarding life as an ingenious process of nibbling out one's livelihood without leaving any perceptible deficit [ ... ] Mr G1egg was one of these men, found so impracticable by chancellors of the exchequer ; and knowing this you will be better able to understand why he had not swerved from the conviction that he had made an eligible marriage, in spite of the too pungent seasoning that nature had given to the eldest 66 Miss Dodson's virtues •

La richesse de la langue rend cette remarque anodine sur l'avarice de l'oncle Glegg drôle et percutante. Les phrases longues et complexes donnent un caractère éloquent à

64 M. Harris, « The Narrator of The Mill on the Floss », p. 32. 65 R. Laing, « Humor in George Eliot's Novels », p. 227-228. 66 TMOF, p. 103. 42 ce commentaire satirique. Le mot «Harpagon» provient du célèbre avare de

Molière et le lecteur moyen a besoin d'une note pour comprendre tant cette référence

67 est érudite • Ce style élevé est entremêlé au vocabulaire des finances, aux détails sur le luxe de la retraite des Glegg, à un euphémisme sur le mauvais caractère de Mrs.

Glegg, le tout formant un mélange de niveaux de langue plutôt incongru, mais pour le moins efficace. Cette incohérence entre le sujet et le langage utilisé pour le décrire est souvent ce qui crée l'humour chez George Eliot, comme le note Monika Fludernik :

Inconsistencies are numerous, even on the level of mere vocabulary and references. Words employed in naming objects are frequently incommensurate with what is being named or described, and the narrative either flaunts with an 'epic' style (or 'elevated' rhetoric) when dealing with the commonplace and insignificant, or indulges in deliberately deflating or derogatory vocabulary and imagery when treating of 68 supposedly lofty and serious subjects •

Le roman regorge d'exemples de l'écart entre le propos et le langage dans les passages narratifs. Parfois un pasteur est comparé à un castor, puis la scène de dévoilement d'un nouveau chapeau prend des allures de cérémonie religieuse. En effet, lors d'une scène satirique où Sœur Pullet montre son nouveau chapeau à Mrs. Tulliver, un vocabulaire solennel est mis au service d'un acte banal comme l'exhibition d'un nouveau chapeau: « So they went in procession along the bright and slippery corridor, dimly lighted by the semi-lunar top of the window which rose above the c10sed shutter: it was really quite solemn69 ». Parfois, une phrase commence sur un ton lyrique, pour se terminer avec une référence toute terre-à-terre qui enlève de sa crédibilité au pathétique, par exemple, dans ce commentaire sur Mf. Glegg : « [ ... ] the quarrel between her [Mrs. Glegg] and Mf. Tulliver vexed him so much that it quite

67 L'édition Norton que nous utilisons contient d'ailleurs des notes explicatives pour les références érudites de George Eliot, dont le mot « Harpagon ». 68 M. Fludernik, « Subversive lrony : Reflectorization, Trustworthy Narration and Dead-Pan Narrative in The Mill on the Floss », p. 179. 69 TMOF, p. 74. 43 nullified the pleasure he would otherwise have had in the state of his early cabbages

[... fO ». Cette divergence entre le ton et le propos, ainsi que ces rapides changements de registres, sont à la source de l'humour éliotien et représentent selon nous une des

caractéristiques principales de la voix narrative. Une traduction vers le français qui uniformiserait la langue de la voix narrative porterait atteinte à cet humour si particulier.

Contrairement à la majorité des voix dans le roman, la voix narrative possède une culture très étendue. Son éloquence vient trancher avec la parole des paysans et petits bourgeois du roman, comme le remarque Robert Laing: «Much of her humorous dialogue also acquires its particular flavor through aphoristic or

epigrammatic statements, or by interspersed author comments. These, often couched

in relatively formaI English, effect a contrast to the highly colloquial dialectal speech

7 of the characters and emphasize the incongruity of the dialogue ! }). Ce fossé entre la

langue du narrateur et celle des personnages est loin d'être infranchissable: les

expressions des divers personnages sont parfois intégrées à la narration. Par exemple,

quand la voix narrative dit « aIl lawyers were more or less rascals », elle intègre en

son sein les expressions de Mr. Tulliver, mais en transformant tout simplement le

« raskill» en «rascal ». Elle standardise donc le langage de Tulliver en l'intégrant,

mais ne s'en dissocie pas. Par moments, la voix de l'opinion publique entre même

dans la narration, le plus souvent entre guillemets, et rend ainsi le concert des voix

plus riche et plus complexe.

La voix narrative est le vecteur d'innombrables références littéraires, bibliques,

mythologiques, historiques et politiques dans le roman. On trouve plusieurs citations

littéraires intégrées à la narration sans mention de l'auteur. Quand nous lisons: « It is

70 TMOF, p. 102. 71 R. Laing, « Humor in George Eliot's Novels », p. 226. 44 a town 'familiar with forgotten years,72 », seule la note explicative de notre édition nous permet de savoir qu'il s'agit d'une citation de The Excursion de Wordsworth. La voix de Wordsworth se mêle alors à la polyphonie narrative pour l'enrichir. Les premières lignes du quatrième livre contiennent des extraits de la Bible, sans guillemets :

Joumeying down the Rhone on a summer's day, you have perhaps felt the sunshine made dreary by those ruined villages which stud the banks in certain parts of its course, telling how the swift river once rose, like an angry, destroying god, sweeping down the feeble generations whose breath is in their 73 nostrils, and making their dwellings a desolation .

Ainsi, la référence à la genèse rend l'inondation à venir plus tragique, mais aussi inévitable, car elle est en quelque sorte inscrite dans le grand livre sacré. En somme, la voix narrative peut-être vue comme une voix hybride, selon la définition qu'en fait

Bakhtine: «l'hybride romanesque est un système de fusion des langages, littérairement organisé, un système qui a pour objet d'éclairer un langage à l'aide d'un autre [ ... f4 ». En intègrant en son sein la voix de divers personnages dans le roman, ainsi que les discours religieux, littéraire, mythologique, politique et historique, la voix narrative devient véritablement dialogique, car elle fait dialoguer plusieurs voix en son sein. Ces divers langages prennent tout leur sens lorsque mis côte à côte dans la prose romanesque, car ils s'éclairent mutuellement pour former un système littéraire harmonieux et signifiant. Le roman devient alors un véritable univers de discours.

Nous espérons que cette brève étude de quelques voix tirées du roman soit parvenue à montrer l'ampleur du plurilinguisme de The Mill. Ce roman est un roman

72 TMOF, p. 98. 73 TMOF, p. 221. Les deux passages soulignés (par nous) proviennent respectivement de la Genèse, 7: 22 et de Jérémie, 51 :42-43. 45 au sens bakhtinien du terme, car plusieurs voix indépendantes, divergeantes, représentant des visions du monde conflictuelles s'y croisent pour former un tout polyphonique fécond. Il nous reste maintenant à voir, au cours des prochains chapitres, comment nos trois traducteurs français ont rendu ce plurilinguisme du roman original dans leurs traductions respectives.

74 M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, p. 178. Chapitre II - Le Moulin sur la Floss de François D'Albert-Durade: les voix « que le français se refuse à rendre»

Lors du premier voyage de George Eliot sur le continent, elle avait fait un long séjour à Genève, où elle s'était liée d'amitié avec le peintre François D'Albert-

Durade, qui allait devenir son premier traducteur français. Il existe une longue correspondance entre le peintre et la romancière à la suite de cette rencontre. Afin de mettre au jour le « projet de traduction 1 » de D' Albert-Durade, nous nous pencherons sur cette correspondance qui viendra parfois éclairer ses choix de traduction. En effet, le projet de traduction n'est pas toujours énoncé clairement, comme il peut l'être dans une préface par exemple, et il doit être découvert à l'intérieur même du texte, ainsi que dans le paratexte (ici, la correspondance).

L'aventure de traduction entre les deux amis commence le 28 janvier 1860, quand George Eliot écrit à François D'Albert-Durade pour obtenir son avis sur une certaine Adèle Roch, de Genève, qui lui a écrit pour obtenir les droits de traduction d'Adam Bede. La prompte réponse de D'Albert-Durade est claire:

Cette Dame, femme d'un bijoutier, est fille d'une ancienne femme de chambre anglaise venue naguère à Genève au service d'une Lady Lambton dont l'origine était peu connue. [ ... ] Sa fille, élevée dans un tel milieu, a reçu l'instruction

1 Antoine Berman, dans Pour une critique des traductions: John Donne, définit le projet de traduction comme une visée articulée qui porte la traduction, le « mode », la « manière de traduire» choisis par le traducteur et qui vient orienter tout son travail de traduction (p. 76-77). 47

facile à acquérir chez nous; mais l'éducation ne peut avoir formé son goût, et je n'oserais point lui confier le travail 2 qu'elle demande •

Cet échange déclenche le désir de D'Albert-Durade de traduire les romans de son amie anglaise. Il lui écrit donc pour demander l'autorisation de traduire lui-même

Adam Bede, autorisation qu'elle lui octroie sans hésiter. Mais avant même d'entreprendre cette tâche, D'Albert-Durade fait part à George Eliot des difficultés de traduction soulevées par son premier roman:

J'ai bien pesé les difficultés de cette tâche; mais j'espère les surmonter. La principale est le dialecte de vos villageois qui ne peut nullement se rendre par un équivalent français qu'en paraît une prétentieuse caricature; il faut, je pense, se contenter de traduire ces portions aussi simplement et presque littéralement que possible; c'est le seul moyen de conserver une partie de leur naïvetë.

Ainsi, les dialogues sont apparus à D'Albert-Durade dès le départ comme les zones problématiques du texte. Quant à la méthode dite « littérale» qu'il compte privilégier, elle semble plaire à George Eliot, car elle écrit en retour: « As simple, biblical French as possible will be the best vehicle [... t ». C'est ainsi que débute cette relation de traduction et François D'Albert-Durade demeurera l'unique détenteur des droits de traduction vers le français des romans de George Eliot jusqu'à la mort de cette dernière.

À peine cinq mois plus tard, soit le 28 juin 1860, George Eliot envoie son autorisation écrite à D'Albert-Durade de traduire son deuxième roman, The Mill on the Floss, sans lui demander de frais de traduction. Le résultat de cette entente est Le moulin sur la Floss, roman en deux tomes publié chez E. Dentu à Paris et chez

H. Georg à Genève en 1863. Cette traduction ne connaîtra jamais un très grand succès, mais elle sera rééditée chez Hachette en 1887, puis réimprimée 9 fois, soit en 1892,

2 The George Eliot Letters, vol. III, p. 255. 3 Ibid, p. 257. 48

1894, 1897, 1900, 1904, 1906, 1908, 1912, 1922. François D'Albert-Durade dit

éprouver encore plus de difficulté avec les dialogues du Moulin qu'avec ceux du premier roman. Il fait part de ce problème à George Eliot dans une lettre en date du 24 janvier 1861 :

Le Moulin est plus difficile à traduire qu'Adam: l'étude des sentiments et des distinctions y est poussée beaucoup plus loin: il n'y a pas de dialecte; mais il y a des différences de couleur et de style, suivant le caractère et la position sociale 5 des auteurs, que le français se refuse à rendre •

George Eliot formule un long commentaire en réponse à cette lettre qui nous intéresse particulièrement, car on y trouve sa conception de la représentation du langage populaire en littérature :

1 can weIl imagine that you find 'The Mill' more difficult to render than 'Adam'. But wou Id it be inadmissible to represent in French, at least in sorne degree, those 'intermédiaires entre le style commun et le style élégant' to which you refer? It seems to me that 1 have discerned such shades very strikingly rendered in Balzac, and occasionaly in George Sand. Balzac, 1 think dares to be thoroughly colloquial, in spite of French strait-Iacing. Even in English this daring is far from being general. The writers who dare to be thoroughly familiar are Shakespeare, Fielding, Scott (where he is expressing the popular life with which he is familiar) [ ... ] Even in his loftiest tragedies---in , for example--Shakespeare is intensely colloquial. One hears the very accent of living men. 1 am not vindicating the practice : 1 know that is not necessary to you, who have so quick a sensibility for the real and the humorous. You, of course, have knowledge as to what is or can be done in French literature beyond any that my reading can have 6 furnished me with •

George Eliot s'en remet finalement au bon jugement de son ami « as to what is or can be done in French literature »; en effet, il serait possible de représenter les divers registres de langues en français, George Eliot l'a elle-même remarqué lors de ses lectures, mais le système littéraire français est régi par des normes qui dictent ce qui se

4 Ibid, p. 257. 5 Ibid, p. 375. C'est nous qui soulignons. 6 Ibid, p. 374. 49 fait ou ce qui ne se fait pas en littérature. Ici, le français aurait les ressources pour traduire le langage paysan, mais son système normatif littéraire se refuse à l'intégrer.

C'est ce qui fait dire à D'Albert-Durade que le français « se refuse à rendre» le parler des villageois anglais. Nous verrons dans ce chapitre, grâce à la confrontation de passages clés, comment D'Albert-Durade s'y est pris pour rendre le plurilinguisme du roman éliotien. La confrontation, doublée de l'étude de la correspondance, nous permettra enfin de dégager le projet de traduction de notre traducteur genevois. Pour ce faire, nous ferons également appel aux treize tendances déformantes inhérentes à la traduction hypertextuelle identifiées par Berman dans son texte « La traduction et la lettre ou l'auberge du lointain ».

La voix de M Tulliver

Nous procéderons tout d'abord à l'analyse des voix de quelques personnages dans le roman, en commençant par celle de l'homologue français de Mr. Tulliver:

M. Tulliver. Il est donc pertinent de citer ici sa première réplique en entier, comme

7 nous l'avons fait avec la réplique originale , afin de pouvoir se prêter au jeu de la confrontation :

«Ce que je désire, savez-vous, dit M. Tulliver, ce que je désire, c'est de donner à Tom une bonne éducation, une éducation qui puisse lui assurer du pain. C'est à quoi je pensais quand j'ai signifié qu'il quitterait l'académie à la Notre-Dame. J'ai l'intention de le mettre dans un véritable pensionnat à la Saint-Jean. Les deux ans à l'académie auraient bien suffi, si j'avais voulu en faire un meunier et un fermier; car il a eu joliment plus d'école que moi; toute l'instruction que mon père a jamais payée à mon intention s'est bornée à une verge de bouleau et à un alphabet. Mais j'aimerais que Tom eût plus d'études, afin d'être au fait des tours de ces gaillards qui savent si bien parler et écrire avec des paraphes. Il me serait utile alors pour les procès, les arbitrages et autres choses. Je voudrais faire de ce garçon un véritable homme de loi, non pas un de ces rusés coquins, j'en serais fâché, mais

7 Voir Chapitre l, p. 25. 50

une espèce d'ingénieur, d'arpenteur, d'huissier ou d'expert, comme Riley, ou enfin lui donner quelqu'une de ces occupations habiles qui sont tout profit, sans autre avance de fonds qu'une grosse chaîne de montre et un tabouret élevé. Elles reviennent toutes à peu près au même, et elles ne sont pas loin de ressembler aux affaires de loi, je crois; car Riley regarde le procureur Wakem en face aussi hardiment qu'un chat en regarde un autre. Il n'en a pas peur »8.

Tout d'abord, nous remarquons que D'Albert-Durade francise les titres des personnages: Mr. et Mrs. Tulliver deviennent M. et Mme Tulliver. Il s'agit là de la

9 première stratégie traductive ethnocentrique • De la même façon, les deux marqueurs temporels anglais: «Ladyday» et «Midsummer» deviennent respectivement «la

Notre-Dame» et « la Saint-Jean ». Cette transformation relève encore une fois d'une tactique d'évacuation de l'étranger dans le texte d'arrivée. On remarque aussi le choix de ponctuation des dialogues: il s'agit d'un hybride entre la ponctuation anglaise et la française. Il commence avec les guillemets, comme l'original, puis continue avec le tiret à la française. Tout se passe comme si le désir de D'Albert-Durade de coller au texte anglais ne résistait pas à la tentation de rendre les dialogues plus français typographiquement. Mais cette alternance guillemets-tirets se retrouve aussi dans certains romans français, ce qui fait cadrer ce choix de traduction dans les normes du système littéraire français.

Il convient ici de s'attarder sur le choix du traducteur quant au vouvoiement/tutoiement des Tulliver. Dans tout le roman, M. Tulliver tutoie sa femme

lO et elle le vouvoie • Ce choix de mettre les Tulliver dans un rapport de force mis en texte par le tu/vous peut avoir été dicté par le fait que dans l'original Mr. Tulliver

8 Le moulin sur la Floss, trad. François D'Albert-Durade, vol. l, p. 4. 9 Antoine Berman, dans « La traduction et la lettre ou l'auberge du lointain» avance que la traduction ethnocentrique - ou hypertextuelle - est la traduction « qui ramène tout à sa propre culture, à ses propres normes et valeurs, et considère ce qui est situé en dehors de celle-ci -l'Étranger - comme négatif ou tout juste bon à être annexé, adapté, pour accroître la richesse de cette culture. » (p. 48-49). 10 Mais on trouve une erreur de traduction dans la première phrase, quand Mr. Tulliver dit: « Ce que je désire, savez-vous, dit M. Tulliver [ ... ] ». Il vouvoie sa femme et la tutoiera partout ailleurs dans le roman. 51 s'adresse à sa femme par son prénom, Bessy, tandis qu'elle l'appelle Mr. Tulliver : on peut donc dire qu'il y a cohérence traductive sur ce plan. Mais est-ce que ce choix reflèterait la place de la femme dans la France du XIXe siècle? Quelle sont les habitudes des couples de la littérature française quant au tutoiement/vouvoiement?

Nous avons réalisé une brève recherche sur le vouvoiement/tutoiement dans le corpus littéraire français des XIXe et XXe siècles afin d'éclairer cette question cruciale pour notre analyse. Nous n'avons pas remarqué de différence réelle quant au vouvoiement/tutoiement d'un siècle à l'autre; il semble que le tutoiement entre mari et femme soit beaucoup plus répandu que le vouvoiement. Les couples romanesques qui

12 se tutoient sont, entre autres: Charles et Emma Bovaryll, M. et Mme Arnoux ,

13 14 15 Gervaise et Lantier , le père et la mère de Marcel , le baron et la baronne Hulot , le

16 pasteur et sa femme . Les deux seules instances de vouvoiement mutuel que nous

17 l8 avons repérées sont M. et Mme de Rênal et M. et Mme Haume • Ces deux couples sont issus d'une classe sociale élevée, mais certains couples qui se tutoient proviennent aussi de classe sociale élevée (les parents de Marcel dans À la Recherche du temps perdu, par exemple). Par contre, aucun couple issu de classe sociale inférieure ne se vouvoie. De plus, nous n'avons trouvé aucun cas dans notre corpus sélectif de tuvoiement/vouvoiement à l'intérieur d'un couple, comme dans la traduction de D'Albert-Durade. Il semble donc que notre traducteur n'ait pas consulté les romans français contemporains pour faire son choix, mais qu'il se soit plutôt contenté de reproduire le rapport du texte de départ institué par le « Bessy/Mf.

Tulliver ». Il sera pertinent d'évaluer les choix respectifs sur ce point des deux autres

Il G. Flaubert, Madame Bovary, p. 190. 12 G. Flaubert, L'éducation sentimentale, p. 95-98. 13 E. Zola, L'Assommoir, p. 41. 14 M. Proust, À l'ombre desjeunesjilles enfle ur, p. 53-54. 15 H. de Balzac, La Cousine Bette, p. 82-83. 16 A. Gide, La Symphonie pastorale, p. 21-22. 17 Stendhal, Le Rouge et le noir, p. 150. 52 traducteurs à l'étude en regard de cette brève étude du tutoiement/vouvoiement dans les romans français des XIXe et XXe siècle.

Revenons maintenant à l'analyse de la voix traduite de Mr. Tulliver. Le meunier sans instruction, sauf pour « une verge de bouleau et [ ... ] un alphabet », disserte dans sa première réplique sur son désir d'envoyer son fils dans une bonne

école pour qu'il reçoive l'instruction que lui-même n'a pas eue. Dans le texte anglais, nous avons vu comment le discours illégitime de Mr. Tulliver venait donner un fondement à ce désir d'envoyer Tom dans une bonne école. Ici, le traducteur opère une série de transformations qui visent à rendre le discours de Mr. Tulliver plus

« correct ». En effet, cette première réplique nous montre un M. Tulliver s'exprimant dans un français soutenu, comme en témoigne la présence des mots suivants:

« signifié », « intention », « paraphes », « hardiment », etc. Mais c'est surtout la grammaire et la syntaxe qui dénotent une langue relevant du registre écrit: par exemple, quand M. Tulliver dit: « Mais j'aimerais que Tom eût plus d'études, afin d'être au fait des tours de ces gaillards [ ... ] », on remarque l'usage du subjonctif imparfait, un temps qui n'a rien d'oral, puis l'expression « être au fait» qui démontre une grande maîtrise de la langue française. La transformation de la voix de M.

Tulliver relève de la tendance déformante que Berman nomme la destruction des réseaux langagiers vernaculaires, et par le fait même engendre l'effacement des

19 superpositions de langues • En effet, le caractère sociolectal de la langue de Mr.

Tulliver est évacué et remplacé par une langue standard et uniforme.

Tous ces déplacements qui viennent standardiser la langue de Mr. Tulliver créent une incohérence avec le reste de la caractérisation de son personnage. En effet, le meunier entêté pour qui la vie est un véritable « puzzle» et qui a du mal à rédiger

18 Colette, Chambre d'hôtel, p. 26. 53 une lettre, s'exprime avec une aisance déroutante sur sa résolution d'envoyer son fils dans une bonne école. Plus tard dans le texte d'arrivée, le narrateur dira au sujet de la conception de l'orthographe du meunier:

M. Tulliver n'écrivait pas volontiers, et trouvait la relation entre la langue parlée et la langue écrite, ce que l'on appelle orthographe, l'une des choses les plus embrouillées dans ce monde compliqué. Cependant la tâche fut accomplie en moins de temps qu'à l'ordinaire, et si son orthographe était différente de celle de Mme Glegg, c'est qu'elle appartenait, ainsi que lui, à une génération pour laquelle l'orthographe était chose laissée 2o au jugement de chacun .

Ainsi, la traduction est plutôt fidèle à l'original dans ce commentaire narratif- sauf pour la répétition de «puzzling» qui est remplacée par «embrouillées» et

« compliqué », nous y reviendrons -, mais vu la facilité d'expression et la maîtrise

étonnante de la langue française de M. Tulliver, cette remarque est incohérente. En effet, on ne peut imaginer un personnage qui conjugue parfaitement le subjonctif imparfait à l'oral avoir autant de difficulté à rédiger une lettre. Le glissement vers un discours standard dans la traduction de la voix de Mr. Tulliver engendre une invraisemblance sur le plan de sa caractérisation. Comment un meunier sans instruction appartenant à une génération «pour laquelle l'orthographe était chose laissée au jugement de chacun» peut-il s'exprimer dans un français châtié?

Ainsi, quand M. Tulliver lance sa remarque qui vient boucler l'échange:

«Mais c'est égal, il est difficile de parler21 », le lecteur est surpris, car il n'a pas remarqué qu'il était difficile de parler pour M. Tulliver. Cette remarque est comme surfaite, ajoutée, incohérente. De plus, le fait de traduire «puzzling» par «il est difficile» relève de la tendance déformante de l'appauvrissement qualitatif qui

« renvoie au remplacement des termes, expressions, tournures, etc., de l'original par

19 Nous reviendrons à l'effacement des superpositions de langues, car elle deviendra plus évidente après l'analyse de plusieurs voix. 20 Le moulin sur la Floss, trad. François D'Albert-Durade, vol. 1, p. 152. 54 des termes, expressions, tournures, n'ayant ni leur richesse sonore, ni leur richesse signifiante ou - mieux - iconique. Est iconique le terme qui, par rapport à son référent, 'fait image', produit une conscience de ressemblance22. »

Nous avons vu que le « puzzling» de Mr. Tulliver revenait souvent dans le texte original et qu'il permettait d'emblée d'identifier le locuteur, créant ainsi un important réseau signifiant. Ici, non seulement D'Albert-Durade détruit l'image forte du « casse-tête », mais il ne traduit pas le « puzzling » de la même façon chaque fois.

Ainsi, quand le narrateur dit, dans le texte original « This was a puzzling world, as he

[Mr. Tulliver] often said [ ... f3 », D'Albert-Durade traduit par: « Ce monde est embarrassant, a-t-il souvent dit [ ... f4 », puis plus tard dans le roman, D'Albert-Durade traduira la même expression par « ce monde compliqué »25, ou encore par

« embrouillées »26. C'est ainsi que le réseau du « puzzling » est détruit, menant à ce que Berman nomme l'appauvrissement quantitatif qui survient lorsque la prolifération des signifiants et des chaînes de signifiants de l'original est amoindrie ou effacée27 .

Ici, on perd aussi l'effet de répétition du texte de départ. Il est vrai que le français se montre toujours plus réticent que l'anglais à faire usage de la répétition, c'est ce qui amène notre traducteur à chercher des synonymes pour traduire la série de

« puzzling », mais ici la répétition avait une valeur proprement littéraire et assumait une fonction identificatrice dans le texte. Ne pas reproduire cette répétition affaiblit la richesse signifiante du texte. En somme, les glissements opérés par D'Albert-Durade contribuent à créer une voix aplatie et standardisée pour M. Tulliver, ainsi qu'une caractérisation incohérente et invraisemblable de son personnage.

21 Ibid., p. 6. 22 A. Berman, «La traduction et la lettre ou l'auberge du lointain », p. 73. 23 TMOF, p. 14. 24 Le moulin sur la Floss, trad. François D'Albert-Durade, vol. 1, p. 12. 25 Ibid., vol. 1, p. 152, p. 287. 26 Ibid., vol. 1, p. 152. 55

La voix de Bob Jakin

Vu la métamorphose de la voix de Mr. Tulliver, il convient de se pencher sur la voix de Bob Jakin, le locuteur du langage le plus illégitime du roman. Nous avons vu comment la voix sociolectale de Bob le plaçait dans un rapport de force avec d'autres personnages du roman, tels Tom, Maggie et Mrs. Glegg. Citons ici la

28 première réplique traduite de Bob , lors de la fameuse chasse aux rats:

- Ayez des furets, maître Tom, dit Bob avec vivacité - de ces furets blancs avec les yeux rouges; ma foi ! vous prendriez vos propres rats et vous pourriez en mettre un en cage avec un furet et les voir se battre, voilà. C'est ce que je voudrais faire, bien sûr, et ce serait plus amusant que de voir se battre deux individus - à moins que ce ne soient de ces garçons qui vendent des gâteaux et des oranges à la foire, comme j'en ai vu deux: tout volait de leurs paniers, et quelques-uns de leurs gâteaux étaient mis en pièces ... Mais ils avaient tout aussi bon goût [ ... ]29.

Ici, « measter » est la variante sociolectale du mot « mister », non pas « master » : le

« maître» de D'Albert-Durade constitue donc un faux-sens. Par contre, Bob s'adressera à Tom par le titre « Master» plus tard dans le roman; il ne s'agit donc pas d'une grave erreur de traduction. Ici, le lecteur s'attend à ce que Bob vouvoie Tom, mais ce qui est plus étonnant, c'est que Tom vouvoie Bob. Le traducteur place nos deux protagonistes dans un rapport d'égalité par ce choix traductif, alors que tout nous laisse croire que ces deux garçons sont loin d'être égaux. En effet, lorsque Tom n'accepte pas de perdre à pile ou face, il évoque l'argument suivant: « l'm master30 » ; plus tard dans le roman, Bob s'adressera à Tom en lui disant « Master

Tom ». Une lecture attentive du texte de départ conduit inévitablement à la constatation de ce rapport de force entre les deux garçons. C'est précisément ce

27 A. Berman, «La traduction et la lettre ou l'auberge du lointain », p. 74. 28 Voir Chapitre I, p. 30 pour la réplique originale de Bob. 29 Le moulin sur la Floss, trad. François D'Albert-Durade, vol. 1, p. 54. 56 rapport de force qui aurait pu être rendu facilement en français par l'option suivante:

Tom tutoie Bob et Bob vouvoie Tom.

Mais ce qui nous intéresse particulièrement dans cette réplique, c'est la langue de Bob. Dans le texte de départ, elle offrait un contraste frappant avec celle des autres protagonistes du roman, mais ici, elle se confond avec les autres voix. Bob maîtrise aussi le subjonctif: «à moins que ce ne soient de ces garçons [ ... ] », dit-il. On ne trouve aucun mot déviant dans son discours. Les seules marques d'oralité se trouvent dans l'usage fréquent des points de suspension et dans certains mots ou expressions insérés dans le discours, tels « ma foi! », « voilà », « parbleu », et surtout « pour sûr» et « bien sûr» qui reviennent souvent dans la traduction de D'Albert-Durade. Dans le texte de départ, c'était surtout le «Lors!» pour « Lord! » qui caractérisait la voix de

Bob, mais ici, le traducteur ne traduit pas cette expression de la même façon chaque fois3!. Comme dans le cas de «puzzling », ce choix relève des tendances déformantes de l'appauvrissement quantitatif et de l'appauvrissement qualitatif. Par contre, le traducteur souligne le caractère oral du discours de Bob en saupoudrant des « pour sûr» et des «bien sûr» à travers ses répliques. L'effort est louable, mais il s'agit là d'une bien faible compensation, car on perd le côté illégitime, voire iconoclaste, de l'expression «Lors! », directement liée à la religion. Si D'Albert-Durade avait traduit cette expression de la même façon chaque fois, il aurait pu recréer le réseau des

« Lors» du texte original, mais son choix de traduire «Lors» de façon différente chaque fois entraîne une grande perte par rapport au texte de départ.

Dans la scène importante étudiée au chapitre précédent qui offre une confrontation entre l'univers de Bob Jakin et celui des Glegg, la transformation de la voix de Bob a pour conséquence l'effacement des distinctions de classes sociales entre

30 TMOF, p. 43. 57 les protagonistes. En effet, l'analyse de cette scène dans le roman original démontrait que la place des personnages dans le système social victorien était indiquée par leur langage, mais dans la traduction de D'Albert-Durade, l'écart entre les voix de Mme

Glegg et de Bob devient presque inexistant. Par exemple, dans cet extrait, il est impossible d'identifier la classe sociale du locuteur à la simple lecture du dialogue:

- Voyez-vous ça? dit Bob, d'une manière évasive. N'ai-je pas dit que les meilleurs marchés que vous vous rappeliez avoir faits dans votre vie, étaient avec des colporteurs? [ ... ] Ce n'est plus qu'aux pauvres maisons que s'adresse maintenant le colporteur, à moins que ce ne soit aux domestiques. Ce sont de tristes temps. Voyez, madame; comparez les cotonnades imprimées à présent à ce qu'elles étaient quand vous en portiez - mais vous ne voudriez pas mettre quelque chose comme ça sur vous, à présent, je le sais bien. Il faut que les étoffes que vous achetez soient de première qualité - quelque chose qui puisse durer aussi bien que vos propres traits. - Oui, de meilleure qualité que tout ce que vous pouvez colporter; vous n'avez rien de première qualité que de l'impudence, j'en suis sûre, dit Mme Glegg, avec un sentiment 2 de triomphe de son invincible sagacitë •

La traduction de la voix de Bob l'a donc rapprochée de celles des petites bourgeoises de province que sont les sœurs Dodson. Le discours de Mme Glegg, quant à lui, n'a rien conservé des structures sociolectales du discours de Mrs. Glegg. La traduction a donc supprimé l'écart de langage entre Bob et Mrs. Glegg, écart qui donnait sa cohérence à la scène et à la remarque de Bob sur sa place dans la société: «No mum.

1 know my place33 » qui devient: «Non madame, je connais ma place », mais qui perd tout son sens. La réplique originale de Bob cadrait dans la caractérisation des deux personnages mise en place, entre autres, par leurs voix respectives. Elle était d'autant plus appropriée que Bob s'adressait à Mrs. Glegg par la variante sociolectale de «madam » : «mum ». En français, le «mum » devient «madame» et la réplique

31 Par exemple, il traduit les deux premiers « Lors! » de cette scène par « Ma foi! » puis le troisième par « Parbleu! ». 32 Le moulin sur la Floss, trad. François D'Albert-Durade, vol. 2, p. 56. 33 TMOF, p. 260. 58 perd ainsi de sa cohérence. En somme, la voix de Bob subit elle aussi une grande métamorphose en français qui lui enlève son caractère illégitime et, par le fait même, sa littérarité. En raison des déplacements opérés par François D'Albert-Durade dans sa traduction, la stratégie de contestation de l'idéologie dominante de George Eliot, actualisée dans le texte par la représentation des voix des personnages de classes sociales inférieures tels que Bob, est évacuée. Le plurilinguisme original disparaît au profit d'un langage standard et uniforme. En somme, le désir exprimé par D'Albert­

Durade de traduire les passages dialogué « aussi simplement et presque littéralement que possible34 » n'a pas pris forme dans la traduction.

La voix narrative

Si dans le roman anglais la voix narrative offrait un grand contraste avec les voix sociolectales des personnages, il est évident que dans la traduction le contraste sera amoindri vu la standardisation de toutes les voix du roman. Les caractéristiques de la voix narrative originale (généralisations, érudition, humour, incongruités, références extradiégétiques, etc.) lui conféraient un statut particulier à l'intérieur du roman. Il convient donc ici d'étudier la voix narrative traduite de D'Albert-Durade afin de voir si elle a conservé son caractère unique.

Nous avons vu que la voix narrative du texte de départ n'était pas celle d'un narrateur omniscient classique : elle représentait un personnage en soi, avec une entité physique, s'exprimant grâce au «1» et tenant les fils du passé. Cet aspect a été rendu en français sans grande difficulté apparente. Cette voix était dotée d'un langage varié et soutenu, et se faisait le vecteur d'innombrables références extradiégétiques.

Plusieurs références sont facilement traduisibles en français, car elles proviennent de

34 The George Eliot Letters, vol. III, p. 257. 59 sources culturelles communes, de l'Antiquité ou de la Bible, par exemple; mais la narration incorpore aussi des événements politiques anglais d'actualité qui posent un plus grand problème dans leur passage vers une autre langue-culture. Par exemple, la traduction du passage suivant, qui est en fait une conversation rapportée entre Mr.

Tulliver et le pasteur Stelling, est problématique: « But he [Stelling] told several stories about 'Swing' and incendiarism [ ... ]35 », qui devient en français: « Mais il parla à M. Tulliver si éloquemment au sujet des 'penchants innés' et des incendiaires

[ ••• ]36 ». La référence du texte anglais est loin d'être superflue: elle traite d'un mouvement de travailleurs de ferme au chômage dans les années 1830 qui mettaient le feu aux meules de foin et envoyaient des lettres de menace signées « Captain Swing» aux propriétaires de batteuses. Stelling, le pasteur féru de latin et de géométrie parlant une langue figée et érudite, pour convaincre le meunier qui lui confie l'éducation de son fils de sa sympathie pour la classe paysanne, lui raconte des anecdotes de rébellion d'ouvriers de ferme. De plus, cette référence s'inscrit dans la revendication sociale du roman en mettant à l'avant une période de l'histoire anglaise où l'ordre social et la hiérarchie des classes étaient menacés. D'Albert-Durade n'a manifestement pas compris la référence et a traduit « Swing» par « penchants innés », ce qui rend ce passage incompréhensible pour le lecteur français.

Plus tard dans le roman, une allusion à la politique anglaise est omise dans la traduction. Le commentaire renvoyait aux couleurs respectives de deux partis politiques anglais:

The successful Yellow candidate for the borough of Old Toppings, perhaps, feels no pursuant meditative hatred toward the Blue editor who consoles his subscribers with vituperative rhetoric against Yellow men who sell their country, and are the demons of private life ; but he might not be sorry, if law and

35 TMOF, p. 114. 36 Le moulin sur la Floss, trad. François D' Albert-Durade, vol. 1, p. 159. 60

opportunity favoured, to kick that Blue editor to a deeper 3 shade ofhis favourite colour ?

D'Albert-Durade, lorsque confronté à la grande difficulté de rendre les références politiques anglaises en français, abdique. Il choisit d'omettre ce passage humoristique, sans en faire la moindre mention dans une note en bas de page. Cette transformation porte atteinte à la fois à l'humour et à l'étendue des références extradiégétiques de la voix narrative originale.

La richesse langagière, les changements brusques de registres langagiers, l'ironie et l'incongruité entre le propos et la langue, sont autant d'aspects de la voix narrative qui subiront aussi une grande transformation lors de la traduction vers le français. Tout d'abord, on trouve quelques occurrences d'atténuation ou d'évacuation de l'ironie. Par exemple, la remarque ironique citée dans le chapitre précédent:

« With sister Glegg in this humour, there was a cheerful prospect for the dal8 » devient en français: « Avec sœur Glegg de cette humeur-là, la perspective de la journée était peu gaie39 ». Si l'ironie consiste à dire le contraire de ce qu'on pense, traduire l'ironie par son contraire ramène le propos au premier degré. La traduction de

D'Albert-Durade est en fait un contresens dicté par le goût français moins porté sur l'ironie. Sa traduction enlève toute l'ambiguïté et, par la même occasion, l'humour du texte original.

Sans toujours traduire un commentaire ironique par son contraire, D'Albert-

Durade détruit souvent l'ironie de façon plus subtile. Par exemple, lors du conseil de famille au sujet de l'instruction de Tom, l'oncle Pullet, qui est décrit dans le roman comme lent d'esprit, fait l'objet d'une pointe de la part du narrateur après avoir tenté une remarque anodine sur les avantages de l'instruction individuelle d'un pasteur :

37 TMOF, p. 208. Le jaune était la couleur des Whigs, ou libéraux, tandis que le bleu était celle des Tories, ou conservateurs. 38 TMOF, p. 48. 61

« said uncle Pullet, feeling that he was getting quite an insight into this difficuIt matter40 ». En français, cette pointe devient: «dit l'oncle Pullet, sentant qu'il commençait à comprendre ce sujet difficile41 ». Le déplacement est subtil, mais le résultat est une ironie diluée. En anglais, « quite an insight » connote la pénétration, la perspicacité, l'illumination, en quelque sorte, et c'est cette exagération qui donne lieu

à l'humour, car la remarque de l'oncle Pullet n'a rien de perspicace ou de pénétrant.

La traduction, en remplaçant cette exagération par « il commençait à comprendre» fait disparaître l'ironie, car il est vrai qu'il commence à comprendre. Encore une fois, la traduction ramène le commentaire au premier degré. Ainsi, par des transformations plus ou moins radicales du texte de départ, D'Albert-Durade porte atteinte à un des traits fondamentaux de la voix narrative : l'ironie.

Nous avons identifié la variété des registres de langue comme une caractéristique fondamentale de la voix narrative dans le texte de départ. En effet, la voix narrative dans le texte anglais s'imbriquait dans une dynamique de voix divergentes complexes qui lui donnait sa raison d'être. Dans le texte d'arrivée, la voix narrative n'offre pas un contraste aussi frappant avec les autres voix que dans le texte de départ, car les éléments sociolectaux sont standardisés. Le ton bien particulier de la voix narrative pose aussi problème lors de la traduction. Dans ce passage qui dresse un portrait des Glegg chez eux, la voix narrative offre un exemple de ce ton et de cette richesse langagière:

Mrs Glegg had bath a front and a back parlour in her excellent house at St Ogg's, sa that she had two points of view from which she cou Id observe the weakness of her fellow-beings, and reinforce her thankfulness for her own exceptional strength of mind. From her front windows she could look down the Tofton Raad [... ], and note the growing tendency ta «gadding about» in the wives of men not retired from

39 Le moulin sur la Floss, trad. François D'Albert-Durade, vol. 1, p. 62. 40 TMOF, p. 61. 41 Le moulin sur la Floss, trad. François D'Albert-Durade, vol. 1, p. 81. 62

business, together with a practice of wearing woven cotton stockings, which opened a dreary prospect for the coming generation ; and from her back windows she could look down the pleasant garden and orchard which stretched to the river, and observe the folly of Mr Glegg in spending his time among « them flowers and vegetables ». For Mr Glegg having retired from active business as a wool-stapler, for the purpose of enjoying himselfthrough the rest ofhis life, had found this last occupation so much more severe than his business, that he had been driven into amateur hard labour as a dissipation, and habitually relaxed by doing the work of two ordinary gardeners42 .

Mme Glegg avait, dans son excellente maison de Sait-Ogg's, deux salons opposés, d'où elle pouvait observer les faiblesses de ses semblables et se raffermir dans sa confiance en sa force d'âme exceptionnelle. De la fenêtre de face, elle pouvait suivre la route de Tofton [... ], et remarquer, chez les femmes mariées à des hommes encore dans les affaires, une tendance croissante à « courir la pretantaine », se joignant au nouvel usage de porter des bas de coton faits au métier, ce qui offrait une triste perspective pour la génération future. De ses fenêtres opposées, elle pouvait dominer un agréable jardin et le verger qui s'étendait jusqu'à la rivière, elle pouvait observer la folie de M. Glegg, qui passait son temps au milieu de ses « fleurs et de ses légumes ». Car M. Glegg, s'étant retiré de son commerce actif des laines dans le but de se reposer le reste de ses jours, avait trouvé l'inaction beaucoup plus fatigante que les affaires, et s'était adonné au rude travail de jardinier amateur comme distraction43 .

Ce qui frappe dans cet extrait, c'est le ton. Le narrateur se moque de Mrs. Glegg, mais dans un langage si articulé, avec des phrases très longues et pompeuses. De cette façon, le narrateur expose en quelque sorte la philosophie de vie de Mrs Glegg axée sur les apparences et l'argent, mais dans un langage très éloquent. Cette incongruité entre le propos et le langage est ce qui crée l 'humour. De plus, on trouve des expressions entre guillemets appartenant à Mrs. Glegg qui relèvent d'un autre registre de langue. Ainsi, les expressions « gadding about 44» et « them flowers and vegetables» sont des emprunts directs à la voix de Mrs. Glegg. À preuve, « them

42 TMOF, p. 101. 43 Le moulin sur la Floss, trad. François D'Albert-Durade, vol. l, p. 140-141. 63 flowers and vegetables » est agrammatical et constitue une des structures privilégiées dans le roman par les locuteurs du dialecte. La langue du narrateur est donc contaminée par celle de Mrs. Glegg et cet extrait offre un bon exemple de la superposition de langues, superposition qui disparaît en français, car les langages sont uniformisés. Ainsi, quand D'Albert-Durade met l'expression « fleurs et de ses légumes » entre guillemets, le lecteur français, vu la structure correcte, ne comprend pas qu'il s'agit de la voix de Mrs. Glegg. La voix d'autrui est intégrée à la narration, mais comme elle est standardisée, elle ne se distingue plus de la voix narrative, ce qui efface les variations de registres propres au texte de départ.

De plus, la traduction française détruit une partie de l'humour en omettant un passage apportant un renseignement superflu relevant de l'amplification, et ayant pour but de montrer l'obsession de Mr. Glegg. En effet, la dernière phrase est coupée en français et le traducteur omet de traduire: « and habitually relaxed by doing the work of two ordinary gardeners45 ». Ici, l'humour provient de l'image saugrenue d'un homme retraité qui « se détendait généralement en accomplissant le travail de deux jardiniers » [notre traduction]. Les Glegg passent leur vie entière à calculer, à juger, à

économiser; ils ne peuvent véritablement apprécier la vie et se détendre. C'est pourquoi Mr. Glegg ne peut supporter l'inaction propre à la retraite; pour garder son esprit occupé - et par la même occasion économiser le salaire d'un jardinier -, il se lance démesurément dans une activité qui devait être un passe-temps agréable, mais qui acquiert un caractère obsessionnel, comme tout ce que font les Glegg. L'omission de D'Albert-Durade porte atteinte à la caractérisation de M. Glegg, et, venant s'insérer dans tout un réseau de transformations plus ou moins subtiles, contribue à amoindrir l'humour éliotien satirique.

44 «Courir la pretantaine» est d'ailleurs un contresens, car cette expression signifie rechercher des expériences amoureuse, alors que « gadding about» veut dire flâner, vadrouiller. 64

En effet, nous croyons que la satire est le mode humoristique privilégié du roman. La satire s'occupe du domaine de la morale et des manières, s'exerce grâce à

46 l'accentuation et vise à critiquer le comportement humain • L'ironie, l'incongru, l'amplification sont autant d'outils au service de la satire. The Mill on the Floss peut

être vu comme une satire des mœurs des petites gens de province du milieu du XIXe siècle; cette analyse pourrait faire l'objet d'une thèse en soi, mais nous nous contentons ici de souligner que l 'humour de George Eliot, en particulier de la voix narrative dans le roman, relève souvent de la satire. La traduction de la voix narrative par D'Albert-Durade, en opérant une série de transformations allant du contresens à l'atténuation du propos, crée une voix française dénuée de son humour, de sa richesse langagière, de son ironie, en somme, privée de sa force satirique originale.

En conclusion, il convient de dégager le projet de traduction de François

D'Albert-Durade. Grâce à la confrontation de la traduction avec l'original, mais aussi

à la correspondance, il nous est possible d'affirmer que le projet de traduction du premier traducteur de The Mill on the Floss est de faire cadrer le roman dans les critères du bien écrire du polysystème français de la fin du XIXe siècle. En effet, par la destruction des réseaux langagiers vernaculaires, ainsi que par l'atténuation ou l'effacement de la satire, D'Albert-Durade rapproche le roman anglais des canons

littéraires français de l'époque. Ce projet est avoué selon nous dans une simple phrase

du traducteur dans une lettre à George Eliot que nous avons citée plus haut affirmant

que le roman anglais contient des nuances de langue et de style «que le français se refuse à rendre ». Enfin, on peut dire que la première traduction de The Mill on the

Floss cadre dans l'horizon traductif de la France de la fin du XIXe siècle. Néanmoins,

45 TMOF, p. 101. 46 H. W. Fowler, « Humour, Wit, Satire, Etc. », p. 114. 65 la traduction ne pousse pas jusqu'au bout l'ethnocentrisme dont elle émerge - nous verrons que Molitor le fera. Malgré quelques omissions significatives, le traducteur colle au texte, il le suit souvent mot à mot, rendant parfois la traduction maladroite, difficile à lire. Une traduction véritablement ethnocentrique se détacherait plus du texte de départ pour le rendre plus beau, plus fluide, plus français. John Phillip Couch, dans son étude sur la réception de George Eliot en France, glisse un mot sur les traductions de D'Albert-Durade :

Most of D'Albert-Durade's translations may be described as scrupulously precise, but sometimes they miss the tone of the original. [... ] the text in most cases is conscientiously accurate, almost to the point of dullness. What is missing - and perhaps the French language by its very nature is incapable of 47 conveying it - is the colloquial warmth of the original •

En dernière instance, Couch lui-même impute la difficulté de traduire les dialogues à une « déficience intrinsèque » du français, mais il remarque justement que le traducteur colle au texte de façon presque religieuse, jusqu'à le rendre plat. Selon nous, ce qui manque à la traduction française, c'est le grouillement vivant des langages, c'est la multiplicité des voix qui faisait la particularité de The Mill on the

Floss, et nous verrons comment cette tendance traductive se poursuit et s'exacerbe un siècle plus tard avec le Moulin sur la Floss de Lucienne Molitor.

47 J. P. Couch, George Eliot in France ... , p. 181. Chapitre III - Le Moulin sur la Floss de Lucienne Molitor: du canon littéraire au roman populaire

Trois retraductions paraîtront entre la traduction de D'Albert-Durade et celle de Lucienne Molitor, mais il s'agit de versions abrégées de l'œuvre, destinées à un public jeunesse!. Si la correspondance entre George Eliot et François D'Albert-

Durade nous a aidé à dégager le projet de traduction de ce dernier, il faudra avoir recours à d'autres moyens dans le cas de la traduction de Lucienne Molitor. Dans son esquisse de méthode d'analyse des traductions, Berman écrit que l'on doit essayer d'en savoir le plus possible sur le traducteur lui-même, son travail, son champ

2 d'intérêt • Comme Lucienne Molitor était une traductrice littéraire prolifique, il serait pertinent de dresser une liste des œuvres qu'elle a traduites. Elle est surtout connue pour sa traduction de Dracula, de Bram Stoker, mais elle a aussi traduit The Doctor 's

Strange Secret d'Elizabeth Seifert, David Copperfield de Charles Dickens, The Scarlet

Letter de Nathaniel Hawthorne, The Adventures of Huckleberry Finn de Mark Twain,

Middlemarch de George Elioe. Elle semble donc spécialisée dans la littérature anglaise et américaine du XIXe siècle et elle a traduit indifféremment des ouvrages

1 Nous n'avons en notre possession que Le Moulin sur la Floss de Jean Muray, illustré par Albert Chazelle, qui paraît chez Hachette en 1957. Cette version condensée destinée à un public jeunesse fait subir de grandes métamorphoses au roman anglais: des chapitres entiers sont supprimés, des personnages disparaissent, l'intrigue est resserrée autour des amours de Maggie (incluant son amour pour Tom). Les dialogues sont condensés et standardisés; ils privilégient un langage naïf, enfantin, loin des sociolectes originaux. Nous ne nous attardons pas sur cette traduction, car elle ne présente aucune innovation par rapport à celles de D'Albert-Durade ou de Molitor; elle cadre elle aussi dans les normes du bien écrire français. 2 A. Berman, Pour une critique des traductions: John Donne, p. 74. 67 relevant de la grande littérature et des ouvrages plus populaires. Si la liste de ses traductions nous informent sur son champ d'intérêt, son domaine de spécialisation et son mode de traduction privilégié, c'est surtout dans la traduction elle-même que nous tenterons de trouver le projet de traduction du Moulin sur la Floss. Mais tout d'abord, nous nous pencherons sur l'édition de cette traduction, car elle nous fournira des renseignement précieux sur le projet de traduction qu'elle porte.

Le Moulin sur la Floss de Molitor est publié chez Gérard et Cie, à Verviers en

Belgique, dans la collection «Marabout Géant». Cette édition de poche n'est pas destinée à un public lettré; Couch, dans son étude sur la réception de George Eliot en

France, écrit: « 'Collection Marabout' [is] a paperback series, which is usually seen in

France on railroad-station newsstands and not on the shelves of established booksellers (most of the Marabout collection is made up of sensational or very popular works)4 ». Par ailleurs, l'illustration de couverture mérite qu'on s'y arrête, car elle reflète la vocation populaire de l'édition: on y voit une jeune femme maquillée et légèrement vêtue qui regarde au ciel, un homme à la chemise ouverte la regarde en arrière-plan; leurs corps baignent dans l'eau trouble jusqu'à la taille. L'arrière-fond est rouge vif et on aperçoit le dessin naïf d'un moulin dans le coin supérieur gauche.

L'inscription « Le Moulin sur la Floss » est précédée d'un sous-titre aguicheur mais pour nous intriguant: « Le 'Jalna' du XIXe siècle ». La référence à cet ouvrage mérite d'être explicitée: Jalna est un roman publié en 1927 par l'auteure canadienne Mazo de la Roche. Le grand succès de cet ouvrage conduira son auteure à construire une grande saga familiale de 16 volumes autour du lieu qu'elle a baptisé « Jalna». La

3 Toutes ces traductions ont paru dans la collection « Marabout Géant », chez Gérard et Cie. 4 J. P. Couch, George Eliot in France ... , p. 178. En effet, la liste des titres parus dans cette collection qui apparaît à la fin de l'ouvrage mérite d'être parcourue. On y trouve à la fois des grands classiques français et étrangers tels: Anna Karénine de Tolstoï, Les Trois mousquetaires de Dumas, Crime et châtiment de Dostoïevski, etc., et des titres d'ouvrages à sensations tels Les Amours de Fanny de Raymond Dumay, Cabinet de consultation du Dr Frédéric Loonis, etc. Ainsi, les œuvres littéraires canonisées côtoient ici des romans populaires d'auteurs plus ou moins connus. 68 comparaison vient sans doute du fait que, dans les deux cas, l'on a affaire à une histoire familiale ancrée dans un lieu bien spécifique, mais la ressemblance s'arrête là.

Jalna appartient à la littérature populaire - dans la même lignée que le Ann of Green

Gables de Lucy Maud Montgomery -, mais aussi à ce qu'on peut nommer la

«littérature féminine », catégorie à laquelle George Eliot refusait d'emblée de s'identifier. On peut en déduire que le sous-titre «Le 'laIna' du XIXe siècle» vise à tirer le roman de George Eliot vers un lectorat plus grand que celui pour lequel The

Mill on the Floss avait été écrit.

Il convient aussi de s'attarder au résumé présenté en quatrième de couverture, ainsi qu'à la brève biographie de George Eliot qui se trouve en troisième de couverture. Le résumé se concentre sur le drame de Maggie Tulliver, « déchirée entre des passions et des devoirs irréconciliables », sur « l'amour que Maggie éprouve pour le seul homme qu'il lui soit défendu d'aimer ». On y dépeint Maggie comme une

« héroïne romantique, derrière laquelle on a la surprise d'apercevoir en filigrane, le visage inquiétant d'une 'société' 5». Ainsi, dans la traduction française, le drame de cette « héroïne romantique» est le centre du roman, et la « société» qui l'entoure ne peut qu'être aperçue « en filigrane »; nous avons pourtant vu que le roman anglais dressait au premier plan un portrait réaliste de la société victorienne rurale. Le' quatrième de couverture nous indique donc l'orientation que prendra certainement la traduction française: elle s'attachera à l'aspect tragique, au destin déchu de notre héroïne amoureuse de son frère, et délaissera par conséquent l'aspect comique du roman qui émerge surtout du portrait des gens ordinaires de la société de Saint-Ogg's.

La biographie en troisième de couverture, accompagnée d'une photo célèbre de la romancière, est assez juste, mais une négligence du détail est flagrante:

5 Le Moulin sur la Floss, trad. Lucienne Molitor, quatrième de couverture. 69

« George Eliot est le pseudonyme de Mary Ann Evans, qui naquit en 1719 dans le comté de Warwick [ ... ] Elle vécut [ ... ] en compagnie du romancier George H. Lewes; peu après la mort de ce dernier, en 1878, elle épousa J. W. Cros [sic], mais elle mourut malheureusement deux ans plus tard, en 1870, à l'apogée de sa gloire6 ». Les dates, détail anodin en apparence, sont fausses: George Eliot a vécu de 1819 à 1880, et non un siècle et demi comme le prétend cette biographie. Ce type de méprise ne fait que

7 témoigner du manque de rigueur et d'intérêt pour la romancière et son œuvre ; elles témoignent du projet de traduction qui, comme nous le soupçonnons déjà, veut faire du roman un roman accessible au grand public, et non cantonné dans ce qu'on nomme la «grande littérature ». Dans cette perspective, une trop grande attention portée à

George Eliot comme grande romancière victorienne replacerait l' œuvre dans le canon

littéraire, l'éloignant ainsi du grand public français de 1957.

En somme, le paratexte du Moulin sur la Floss de Molitor donne à George

Eliot l'apparence d'une auteure pour grand public. L'hypothèse voulant que le projet de traduction de Lucienne Molitor vise à faire de George Eliot une auteure populaire

sera testée par la confrontation avec l'original. Dans le cadre d'un projet

« popularisant », la traduction des passages sociolectaux devrait être standardisée, afin

de rendre la lecture accessible à un lectorat élargi. Nous procéderons ici à l'analyse de

quelques voix traduites, que nous confronterons, non seulement avec l'original, mais

aussi avec la traduction de D'Albert-Durade.

6 Le Moulin sur la Floss, trad. Lucienne Molitor, troisième de couverture. C'est nous qui soulignons. 7 Ce manque de rigueur est aussi présent dans la traduction même; on le note dès la première page de la traduction de Molitor quand elle écrit: « [ ... ] le reflet des toitures semble tinter [sic] la rivière d'un 70

La voix de Mr. Tulliver

Afin de se prêter au jeu de la confrontation, nous commencerons l'analyse de la voix de ML Tulliver en citant en entier sa première réplique, comme aux deux chapitres précédents :

- Ce que je voudrais pour Tom, voyez-vous, dit Mr. Tulliver, c'est une bonne instruction, qui puisse lui assurer du pain. Telle était mon idée lorsque j'ai annoncé au petit qu'il quitterait le pensionnat aux vacances de Pâques. l'entends l'envoyer dans une bonne école après les grandes vacances. Les deux années d'études qu'il vient de faire là-bas l'auraient suffisamment formé, si je voulais faire de lui un meunier ou un fermier, car il en connaît déjà beaucoup plus que je n'en ai jamais su. Pour moi toute la formation que mon père ait songé à me procurer, se résume à un ou deux bons coups de verge pour commencer et l'alphabet pour finir. Pour Tom, j'ai plus d'ambition. Je voudrais qu'il soit un jour assez instruit pour parler aussi bien que les messieurs de la ville et avoir une belle écriture. Il m'aiderait beaucoup dans tous ces procès, ces arbitrages, enfin dans toutes sortes de choses ... Évidemment, il ne sera jamais un véritable homme de loi - mon fils ne deviendra jamais un pareil coquin - mais peut-être fera-t-il un bon ingénieur, une sorte d'arpenteur, ou encore un expert, un commissaire-priseur comme Riley. - Bref, il pourrait avoir l'un ou l'autre de ces métiers où il y a tout à gagner, et rien à perdre ... Aucune dépense, voyez-vous, sinon une montre avec une belle grosse chaîne, et un haut tabouret. Ces gens-là jouissent d'une grande considération et, pour moi, ils sont les égaux des hommes de loi. Riley regarde l'attorney Wakem entre les deux yeux, comme un chat en dévisage un autre. Il 8 n'est pas intimidé le moins du monde par ce monsieur •

Tout d'abord, les titres des personnages ne sont pas francisés; on conserve Mr. et Mrs.

Tulliver en français. C'est un choix relevant d'une certaine ouverture à l'étranger;

Molitor ne cache pas que le roman se déroule en Angleterre. La ponctuation, quant à elle, est complètement francisée: les guillemets sont remplacés par des tirets. Cette francisation de la ponctuation cadre certainement dans le projet de traduction

« popularisant» de Molitor, qui vise à rendre le roman accessible au lecteur français rouge adoucit» (p. 7). Il faut bien sûr lire « teinter»; on peut ici blâmer l'éditeur qui a bâclé les épreuves. 71 moyen. On remarque aussi que le mari et la femme se vouvoient mutuellemenë : est- ce là un choix qui reflète le progrès de la femme dans la société française du milieu du xxe siècle? On pourrait le croire. Par contre, ce rapport d'égalité ne rend en aucun cas le rapport de force du texte de départ, qui montrait l'inégalité entre l'homme et la femme en faisant dire respectivement « Bessy» et « Mr. Tulliver» au mari et à la femme. Si on se rapporte à notre étude sur le tutoiement/vouvoiement des couples romanesques dans le corpus français, le choix de Molitor pourrait être qualifié d'incohérent. En effet, nous n'avons trouvé aucune instance de couple de classe sociale inférieure privilégiant le vouvoiement mutuel. Il est évident que Mr. et Mrs.

Tulliver, s'ils avaient parlé français, ne se seraient pas dit « vous ». Le moyen de leur redonner un rapport d'égalité aurait été simplement d'opter pour le tutoiement mutuel, ce que fera d'ailleurs Alain Jumeau, comme nous le verrons au prochain chapitre.

Mais c'est surtout la langue du meunier qui nous intéresse ici. On ne trouve aucun mot déviant dans son discours; au contraire, son langage, déjà soutenu chez

D'Albert-Durade, vient de gravir un autre échelon sur l'échelle linguistique. On trouve une série de termes soutenus dans cet extrait: « suffisamment », « songé »,

« procurer », « véritable », « jouissent », « considération », « intimidé », etc. Comme chez D'Albert-Durade, le meunier fait usage du subjonctif et utilise des tournures de phrase du code écrit. De plus, certaines phrases concises de l'original sont allongées

8 Le Moulin sur la Floss, trad. Lucienne Molitor, p. 9. Voir Chapitre l, p. 25, et chapitre II, p. 50-51, pour les répliques anglaise et traduite par D' Albert-Durade. 9 En fait, il semble que le vouvoiement mutuel soit généralisé dans la traduction de Molitor: Tom et Bob se vouvoient; Maggie et Tom vouvoient leurs parents; Mr. Tulliver vouvoit Tom et Maggie; les Sœurs Dodson se vouvoient entre elles et vouvoient leurs maris. En privilégiant le vouvoiement sans distinction, Molitor évite ainsi la question épineuse en traduction de l'anglais vers le français des rapports de place et de force entre les personnages. Les seuls personnages qui se tutoient sont Tom et Maggie. En fait, nous avons remarqué que certains personnages d'autres romans traduits par Molitor nous étonnent par leur vouvoiement. C'est le cas de Jim et Huck dans The Adventures of Huckleberry Finn: Molitor est la seule traductrice à privilégier le vouvoiement mutuel dans ce « couple» littéraire, choix que Judith Lavoie, dans sa thèse de doctorat « La parole noire en traduction française: le cas de Huckleberry Finn », avait interprété comme un souci de mettre les deux protagonistes sur un pied d'égalité. Nous nous permettons de douter de cette intention de la part de Molior, car le vouvoiement généralisé qu'elle utilise semble enlever de la signification à ce choix. 72 de façon significative, par exemple: «He 's none frightened at him10 » devient « Il n'est pas intimidé le moins du monde par ce monsieurll ». Non seulement la tournure sociolectale « He 's none» est remplacée par une structure correcte, mais la phrase est allongée et, du coup, perd son rythme original. Dans le même ordre d'idées, Molitor clarifie parfois le sens d'un passage en l'explicitant. C'est le cas de la traduction de

« [... ] one 0' them smartish businesses as are aIl profits and no outlay, only for a big watch-chain and a high stooll2 », par « l'un ou l'autre de ces métiers où il y a tout à gagner, et rien à perdre ... Aucune dépense, voyez-vous, sinon une montre avec une belle grosse chaîne, et un haut tabouret ». En ajoutant «Aucune dépense, voyez- vous », Molitor rend plus clair le sens de l'original par la répétition. Ainsi, en plus des tendances déformantes repérées dans la première traduction que l'on retrouve aussi ici telles la destruction des réseaux langagiers vernaculaires et l'effacement des superpositions de langues, d'autres tendances inhérentes à la traduction ethnocentrique émergent ici, dont l'allongement et la clarification. L'allongement ajoute en longueur mais n'ajoute rien au texte, au contraire, cette tendance cause un

« relâchement portant atteinte à la rythmique de l'œuvre13»; la clarification, quant à elle, consiste à expliciter ce qui n'était pas toujours explicite dans l'original, ou encore

l4 à paraphraser afin de rendre le sens de l'original plus clairement . Ces deux tendances compensent en longueur les pertes qu'elles font subir au rythme et au réseau signifiant du texte de départ; la faiblesse de la traduction est ainsi masquée par une prolifération langagière.

La locution «puzzling» malmenée par D'Albert-Durade, quant à elle, n'est nullement réhabilitée dans la traduction de Molitor. Là où Mr. Tulliver disait à sa

10 TMOF, p. 9. Il Le Moulin sur la Floss, trad. Lucienne Molitor, p. 10. 12 TMOF, p. 9. 13 A. Berman, La traduction de la lettre ou l'auberge du lointain, p. 71. 73 femme en anglais: « it's puzzling work, talking iS 15 », il s'exclame en français: «Il est bien difficile, parfois, de se faire comprendre16 », qui, en plus de ne pas reproduire la richesse de l'image originale, transforme le sens de l'affirmation. En effet, il n'est plus difficile de parler pour Mr. Tulliver, mais bien de se faire comprendre, ce qui constitue un glissement de sens lourd de conséquences. Nous avons vu que la caractérisation de Mr. Tulliver en anglais était centrée sur sa difficulté à parler correctement, à écrire une lettre, à comprendre certaines choses de la vie. Mais comme la parole vient si aisément à Mr. Tulliver en français, la traductrice évite l'incohérence de caractérisation qu'aurait engendré cette remarque en la retournant vers Mrs.

Tulliver, qui, en l'occurrence, a du mal à comprendre son mari. Quant au réseau signifiant original des «puzzling », il subit une grande perte : il est traduit respectivement, à titre d'exemple, par « caractère compliqué et embarrassant17 », puis

« le monde était déjà si compliqué18 ». Tout comme chez D'Albert-Durade, on assiste

à l'appauvrissement qualitatif et quantitatif quant à la locution « puzzling ».

En somme, la voix de Mr. Tulliver traduite par Molitor est encore moins vraisemblable que celle du M. Tulliver de D'Albert-Durade. Le meunier sans instruction s'exprime avec encore plus de verve que dans la première traduction et les conséquences sont plus graves que chez D'Albert-Durade. D'une part, sur le plan intratextuel, la caractérisation de Mr. Tulliver est incohérente et, d'autre part, sur le plan extratextuel, les enjeux esthétiques et idéologiques de l'usage du parler paysan sont évacués.

14 Ibid, p. 70-71. 15 TMOF, p.lO. 16 Le Moulin sur la Floss, trad. Lucienne Molitor, p. 11. C'est nous qui soulignons. 17 Ibid, p. 79. 74

La voix de Bob Jakin

La voix de Bob n'échappe pas à la standardisation que subissent les sociolectes dans le roman. Citons ici sa réplique sur les furets, afin de se prêter au jeu de la confrontation :

- Prenez des furets, monsieur Tom, répondit Bob vivement, de ces furets blancs aux yeux roses. Alors, Seigneur! Vous pourrez attraper vos propres rats. Vous enfermerez un rat et un furet dans une cage, et vous les verrez se battre! En tout cas, c'est ce que je ferais à votre place; ce serait beaucoup plus amusant que de voir deux hommes se battre. À moins que ce ne soit ces gars qui vendent des gâteaux et des oranges à la foire: tout vole de leur paniers, et les gâteaux s'écrasent sur le sol... Mais ils étaient tout de même exquis [... ]19.

Cette réplique ne présente aucune amélioration réelle par rapport à celle de D'Albert-

Durade, sauf pour la présence de points d'exclamation, de points de suspension et de phrases courtes qui viennent marquer le caractère oral du discours de Bob. Outre le ton vif de la voix de Bob, ce qui faisait sa particularité en anglais, c'est-à-dire son illégitimité, a disparu. Le « Lors!» devient « Seigneur », ce qui a le mérite de demeurer dans le domaine religieux, mais sans le côté iconoclaste. Tout comme chez

D'Albert-Durade, aucun mot déviant ne vient marquer le discours de Bob. On croirait entendre parler un petit garçon de bonne famille; il ne reste plus rien de la brute au grand cœur, la « virtue in rags »20, qui faisait tout le charme de Bob dans le texte de départ.

Si son langage fortement marqué par le sociolecte plaçait Bob dans un rapport de force avec certains protagonistes du roman original, ces rapports sont ici floués en raison de la standardisation de la voix de tous les personnages du roman. Dans la

18 Ibid, p. 253. 19 Le Moulin sur la Floss, trad. Lucienne Molitor, p. 52. Voir Chapitre l, p. 30, et Chapitre II, p. 55 pour les répliques originales et traduites par D'Albert-Durade. 20 TMOF, p. 42. 75 fameuse scène qui oppose Bob aux Glegg, le colporteur et la bourgeoise de province partagent sensiblement le même registre linguistique:

- Avez-vous un peu de bon tulle, en ce moment? demanda, sur un ton de protection, la maîtresse de maison en se levant de table et en repliant sa serviette. - Oh! ma'me, mais vous ne le jugeriez pas digne d'être regardé! Je rougirais d'oser vous le montrer. Ce serait vous 2 faire insulte !.

Ici, les seules marques d'oralité conservées sont le « Oh!» et le « ma'me », qui constitue une amélioration par rapport au « madame» de D'Albert-Durade, car elle indique la place de Bob par rapport aux Glegg et relève du sociolecte des West

Midlands. Par contre, Bob s'exprime comme un vrai gentleman quand il dit: « [ ... ] vous ne le jugeriez pas digne d'être regardé! Je rougirais d'oser vous le montrer. Ce serait vous faire insulte». On croirait entendre un homme cultivé faisant la cour à une grande dame. Il est vrai que Bob est un gentleman de cœur dans le texte de départ, mais cette qualité se cache sous des apparences grossières et un langage à la limite de l'intelligibilité. Le Bob de Molitor au langage policé n'a rien conservé du paradoxe inhérent à Bob Jakin qui lui conférait sa complexité et sa profondeur. De plus, le rapport de place n'étant pas indiqué par l'usage du « vous» ou du « tU» -les deux personnages se vouvoyant ici -, il est impossible pour le lecteur français d'identifier la classe sociale des personnages autrement que par les commentaires narratifs explicites.

La voix narrative

Plusieurs traits de la voix narrative traduite de D'Albert-Durade reviennent chez Molitor. C'est le cas de l'effacement des superpositions de langues, de l'atténuation de l'ironie et de la satire, de l'effacement de certaines références 76

22 extradiégétiques . Vu ces ressemblances, nous ne nous attarderons pas trop longuement sur la traduction de la voix narrative par Molitor, mais nous tenterons de mettre au jour d'autres traits de la voix narrative traduite.

Si D'Albert-Durade collait plutôt au texte anglais, au risque de rendre le texte français maladroit ou plat, Molitor n'a pas peur de transformer la prose éliotienne en prose fluide et belle, dans le grand style français. Pour ce faire, elle se permet d'opérer des changement plus importants que le premier traducteur à certains égards. Par exemple, lorsque la narration se fait trop « bizarre» pour le goût français, comme dans le commentaire suivant: « said Mrs. Tulliver, shocked at this sanguinary rhetoric23 », Molitor traduit en épurant par « Sa femme se montra offensée par un ton si brusque24 ». La force de ce commentaire résidait dans le fait de mettre les termes

« rhétorique» et « sanguinaire» côte à côte; le lecteur était surpris par leur coexistence dans la même incise. Par contre, le «ton si brusque» prisé par Molitor passe inaperçu, car il s'agit d'une tournure commune. Ce simple choix de traduction s'inscrit dans un projet « popularisant ».

Aussi, lorsque la narration utilise des images concrètes, palpables, Molitor les remplace parfois par des concepts plus abstraits, à la française. C'est le cas du commentaire satirique formulé par le narrateur lors de l'arrivée des Tulliver en visite chez les Pullet qui met en évidence l'obsession pour la propreté de Sœur Pullet :

The next disagreeable was confined to his feminine companions : it was the mounting of the poli shed oak stairs, which had very handsome carpets rolled up and laid by in a spare bedroom, so that the ascent of these glossy steps might

21 Le Moulin sur la Floss, trad. Lucienne Molitor, p. 329. 22 À titre d'exemple, les commentaires politiques d'actualité sont traduits de la même façon par Molitor que par D'Albert-Durade ; elle omet la référence sur les Bleus et les Jaunes, et, ne comprenant pas la référence au Captain Swing, elle suit les traces de D'Albert-Durade et la traduit par; « Mais il [Stelling] parla tant à Mr. Tulliver des « penchants de l'âme» et des « incendiaires» [ ... ] » (p. 141). 23 TMOF, p. 9. C'est nous qui soulignons. 24 Le Moulin sur la Floss, trad. Lucienne Molitor, p. 10. C'est nous qui soulignons. D'Albert-Durade, quant à lui, reste fidèle au texte de départ et traduit par; « blessée de cette rhétorique sanguinaire ». (vol. l, p. 3) 77

have served, in barbarous times, as a trial by ordeal from which none but the most spotless virtue could have come off 5 with unbroken limbi • qui devient en français:

La seconde contrariété était surtout le lot des dames et des petites filles; il s'agissait de monter l'escalier en chêne poli dont les très beaux tapis restaient roulés et enfermés dans une chambre de débarras. L'ascension de ces marches glissantes aurait pu, dans les temps barbares, constituer une épreuve où seuls le courage et l'adresse les plus extraordinaires 26 pouvaient triompher •

En premier lieu, les «dames et les petites filles» remplacent les «feminines companions» [de Tom]; il s'agit là d'un allongement inutile qui donne un ton plus naïf, moins éloquent, à la remarque, et nous savons que l'éloquence caractérisait la voix narrative originale. En second lieu, la « spotless virtue » est remplacée par « le courage et l'adresse la plus extraordinaire »; il ne s'agit même pas là d'une clarification, mais bien d'un glissement de sens; puis «come off with unbroken limbs» devient «pouvait triompher ». L'humour de ce passage provenait de la construction incongrue glissant brusquement de l'abstrait vers le concret. Traduisons cette phrase littéralement pour bien voir la transition: « seule la vertu sans tache s'en sortirait sans membres fracassés» [notre traduction]. Une vertu n'a pas de corps, mais c'est précisément cet enchaînement de deux images relevant de deux domaines distincts, la morale et l'anatomie, qui fait la force de cette phrase. Par conséquent, lorsque les « unbroken limbs » sont remplacés par « pouvait triompher », l'incongruité des images, ainsi que la transition brusque de l'abstrait au concret, disparaissent. En effet, Molitor succombe à la tendance déformante de la rationalisation, qui consiste à

25 TMOF, p. 75. C'est nous qui soulignons. 26 Le Moulin sur la Floss, trad. Lucienne Molitor, p. 91. C'est nous qui soulignons. 78 faire « passer l'original du concret à l'abstrait27 », en remplaçant l'image des membres fracassés par une tournure abstraite beaucoup plus banale.

En somme, en faisant subir une série de transformations plus ou moins subtiles

à la voix narrative, Molitor lui dérobe ce qui la rendait unique, c'est-à-dire ce mélange inusité de divers langages et images, cette coexistence, parfois à l'intérieur d'une même phrase, du littéraire et du populaire, du concret et de l'abstrait. Au nom du grand style littéraire français et de l'élégance, la traduction homogénéise la prose originairement hétérogène, la rendant plus accessible au lecteur moyen, mais infiniment moins riche.

En conclusion, l'étude des traductions françaises jusqu'à 1957 nous a permis de constater que seule la traduction de D'Albert-Durade était axée vers un public similaire au public-cible du texte de départ. En effet, en plus des deux traductions abrégées illustrées de 1893 et 1949 que nous n'avons pas en notre possession, les retraductions de Muray et Molitor tirent Le Moulin sur la Floss vers un public plus restreint que celui pour qui George Eliot écrivait; Muray destine son ouvrage à un public jeunesse, tandis que Le Moulin de Molitor, publié dans une collection de gare,

28 cible plutôt le grand public • Même si la retraduction de Molitor offre des ressemblances frappantes avec celle de D'Albert-Durade, il nous a paru important d'y consacrer un chapitre, car elle paraît presque un siècle plus tard. La traduction de

Molitor s'inscrit dans l'horizon traductif de la France de 1950-60, qui n'a pas connu

27 A. Berman, La traduction de la lettre ou l'auberge du lointain, p. 69. 28 Mais The Mill on the Floss, en plus d'être consacré par l'élite littéraire londonienne, avait connu un succès populaire. En fait, les éditions de poche n'existaient pas à l'époque, mais le roman, qui fut publié en trois volumes en 1860 par Blackwood & Sons, avait été mis aussitôt sur la liste des « circulating libraries ». Les mieux nantis pouvaient donc acheter le livre en trois volumes et la classe moyenne pouvait le trouver dans une « circulating library», puis l'emprunter. 79 de véritable évolution depuis 1860. Le concept d' horizon est emprunté à Berman, qui le définit comme

l'ensemble des paramètres langagiers, littéraires, culturels et historiques qui 'déterminent' le sentir, l'agir et le penser d'un traducteur. [... ] La notion d'horizon a une double nature. D'une part, désignant ce-à-partir-de-quoi l'agir du traducteur a sens et peut se déployer, elle pointe l'espace ouvert de cet agir. Mais, d'autre part, elle désigne ce qui clôt, ce ~ui enferme le traducteur dans un cercle de possibilités limitéi .

L'horizon traductif en France, selon Berman, a pris un nouveau tournant dans les années 1960. C'est à ce moment que s'est développée une réflexion sur la traduction en France influencée par les courants allemands et russes30 qui viendra rompre avec la longue tradition traductive hypertextuelle en portant enfin une attention particulière à la lettre. Ce tournant amène certains traducteurs à rédiger des préfaces à leur traduction témoignant d'une réflexion sur leur travail; ce n'est malheureusement pas le cas de Lucienne Molitor. Quoique publiée pendant la période identifiée par Berman comme période charnière, la traduction de Molitor ne cadre pas dans ce nouvel horizon des années 1960 en France. Elle s'inscrit plutôt dans la tradition française ethnocentrique; à preuve, elle ne présente aucune évolution par rapport à la première traduction du siècle précédent. Certes, l'édition populaire du Moulin sur la Floss de

Molitor a influencé le mode de traduction: on voit mal une telle édition innover en matière de traduction en offrant, par exemple, une représentation poussée du langage paysan. Le public-cible de cette édition veut se divertir; il n'est pas prêt à rencontrer des passages sociolectaux difficiles à lire. De plus, les conditions de travail de la traductrice ont certainement influencé sa stratégie de traduction. Elle semble en effet avoir fait de la traduction alimentaire, ce qui signifie échéances serrées et rémunération modeste. Donc non seulement l'horizon traductif ne se prêtait pas

29 A. Berman, Pour une critique des traductions: John Donne, p. 79-81. 30 Ibid, p. 250-251. 80 encore à un grand bouleversement dans la traduction des sociolectes, mais les conditions de travail et l'édition dictaient une traduction fluide, française, accessible à

3 un grand public !. La traduction d'Alain Jumeau, quant à elle, offre non seulement l'avantage de se situer dans une époque de plus grande ouverture sur l'étranger en traduction, mais la maison d'édition qui soutient le projet cible en plus un lectorat restreint, qui est prêt en 2003 - enfin - à lire une traduction qui réhabilite les voix originales. C'est ce projet de traduction d'Alain Jumeau, qui se situe aux antipodes de celui de Lucienne Molitor, qui fera l'objet du prochain chapitre.

31 Ironiquement, la traduction populaire de Molitor, qui voulait rendre la lecture de ce roman accessible au plus grand nombre de lecteurs, ne connaîtra jamais le succès escompté. L'édition se vendra à 7 600 exemplaires de 1957 à 1962. Chapitre IV - Le Moulin sur la Floss d'Alain Jumeau: rendre les voix originales au texte français

C'est en mars 2003, alors que ce mémoire était déjà en préparation, que parut enfin chez Gallimard Le Moulin sur la Floss dans une « traduction nouvelle d'Alain

l Jumeau », grand angliciste français spécialiste de George Eliot . Cette édition est précédée d'une préface du traducteur qui donne le ton à la retraduction: elle s'adresse

à un public lettré, intéressé non seulement à la littérature, mais aussi à l 'histoire, la sociologie, la religion. Jumeau y met en relief les diverses filiations du roman à des sous-genres littéraires: roman historique, autobiographie, roman poétique, roman d'éducation, roman féministe, roman humaniste, roman tragique. Il met aussi en lumière le caractère poétique de la prose éliotienne, ce qui dénote l'attention particulière qu'il porte à la lettre. On y trouve une brève mention du tragique qui côtoie le comique dans le roman :

Enfin, ce roman tragique, qui comme Roméo et Juliette, repose sur une querelle familiale capable de détruire de jeunes vies, comporte, dans la pure tradition shakespearienne, des scènes comiques fort réjouissantes. Sa vigueur satirique est impressionnante et démontre, chez la romancière, une capacité d'indignation vraisemblablement nourrie d'une expérience 2 personnelle très vive •

1 Avant la publication de cette traduction, Alain Jumeau avait publié quelques études portant sur The Mill on the Floss, dont The Mill on the Floss, George Eliot, Armand Colin-CNED, 2002 et « The Mill on the Floss : seuils et limites de la fiction », Études anglaises, no 55, 2002, p. 398-407. 2 « Préface », Le Moulin sur la Floss, trad. Alain Jumeau, p. 20. 82

Jumeau établit ici une filiation littéraire entre George Eliot et le plus grand dramaturge anglais de tous les temps: William Shakespeare. Ailleurs, il souligne les affinités entre George Eliot et Marcel Proust, grand admirateur de la romancière, malgré « les imperfections de la traduction de D'Albert-Durade3 », qui était la seule existante à l'époque et qu'il a certainement lue car il ne lisait pas l'anglais. Shakespeare et

Proust: on est loin ici de la référence au Jalna qu'établissait l'édition de la traduction de Molitor. Cette préface élogieuse replace The Mill on the Floss dans le canon de la grande littérature; Jumeau ne cache pas son admiration pour ce roman qu'il n'hésite pas à qualifier de chef-d'œuvre: «Le Moulin sur la Floss se révèle d'une richesse inépuisable, conclut-il dans sa préface, puisque, à chaque lecture nouvelle, apparaissent des motifs nouveaux, qui s'entrecroisent pour former ce tissu

4 exceptionnel auquel on reconnaît les chefs-d'œuvre . » Jumeau se ferait-il le héraut moderne de George Eliot en France, initiateur de sa réhabilitation à venir? Le seul autre roman paru chez Gallimard avant celui-ci était Silas Marner, dans une traduction de Pierre Leyris avec une préface de Jean-Louis Curtis qui critiquait ouvertement

5 certains aspects de la prose éliotienne . La préface de Jumeau vient donc réellement redonner une place à George Eliot au sein de la littérature française par le biais de la grande maison d'édition française Gallimard.

L'édition qui accueille le projet de traduction de Jumeau comporte, contrairement à toutes les traductions françaises précédentes, des notes explicatives.

En effet, les nombreuses références extradiégétiques du roman sont ici explicitées dans des notes à la fin de l'ouvrage. La raison d'être de certaines notes réside dans le fossé culturel entre la France et l'Angleterre, mais la plupart des notes sont semblables

3 Ibid, p. Il. C'est la seule mention de la traduction de D'Albert-Durade, ou de toute traduction. Jumeau semble volontairement oublier l'aspect traductif dans sa préface. 4 Ibid, p. 20. 5 Voir Chapitre I, p. 39-40. 83

à celles présentes dans l'édition anglaise de W. W. Norton, qui venaient éclairer le lecteur anglais. Un roman érudit demande de telles notes pour être bien compris, exigence que les projets des traducteurs précédents, ou leurs maisons d'édition hôtes, avaient négligée. Il semble donc que nous ayons affaire à un projet de traduction visant à replacer le roman dans le canon littéraire et à lui redonner sa richesse en français; c'est ce que l'étude des diverses voix en traduction veut maintenant vérifier.

La voix de M Tu/liver

Dès ses premières paroles, la métamorphose de la voix du meunier par rapport aux traductions françaises précédentes est évidente, comme en témoigne cette première réplique:

« Ce que je veux, vois-tu, dit M. Tulliver, ce que je veux, c'est donner à Tom une bonne astruction, une astruction qui lui permettra de gagner son pain. C'est à ça que je pensais quand j'ai fait savoir qu'il quitterait la cadémie à!' Annonciation. J'ai l'intention de le mettre dans une école vraiment comme y faut à la Saint-Jean. Les deux années à la cadémie auraient bien suffi si j'avais voulu en faire un meunier et un fermier, parce qu'il a eu joliment plus d'école que moi, par exemple: toute l'astruction que mon père y m'a payée, ça se limitait à une badine de bouleau d'un côté et l'alphabet de l'autre. Mais j'aimerais que Tom fasse un peu d'études, pour qu'il puisse faire face aux manigances de ces gaillards qui parlent bien et qu'écrivent avec des fioritures. Ça m'aiderait dans les procès, les arbitrages et tout ça. Je voudrais pas faire de ce garçon un vrai notaire Ge serais Taché qu'il devienne un coquin), mais une espèce d'ingénieur ou de métreur ou de commissaire­ priseur, comme Riley, ou l'un de ces métiers habiles qui rapportent beaucoup sans rien coûter d'autre qu'une grosse chaîne de montre et un grand tabouret. Ils reviennent tous à peu près au même et ils sont quasiment à égalité avec le droit, selon moi; parce que Riley regarde le notaire Wakem en face aussi hardiment qu'un chat en regarde un autre. Il en a pas du tout peur, lui »6.

6 Le Moulin sur la Floss, trad. Alain Jumeau, p. 26. Nous remarquons que les italiques d'insistance de la réplique originale (Chap. I, p. 25) sont effacées, comme dans les deux traductions précédentes. D'autres italiques ont été ajoutées cependant; nous y reviendrons. 84

Jumeau choisit de franciser les titres des personnages afin de les faire cadrer dans les normes hexagonales - on a ici affaire à M. et Mme Tulliver. La ponctuation, quant à elle, alterne entre les guillemets et les tirets, alternance qu'on retrouve dans certains romans français et que D'Albert-Durade avait lui aussi privilégiée. Jumeau est le premier à choisir le tutoiement mutuel pour les parents Tulliver, ce qui est selon nous, et selon notre étude du corpus romanesque français, le choix le plus approprié à la classe sociale de nos meuniers. Afin de conserver le rapport de force entre le mari et la femme du texte de départ, Jumeau fait dire « Bessy» au mari et « Père Tulliver » à la femme. Ce «Père Tulliver» a une saveur provinciale, moins formelle et plus vraisemblable en français, que le « Mr. Tulliver » du texte original. On pourrait aussi voir dans le choix du tutoiement mutuel un souci de « modernisation» du Moulin, car,

à l'aube du xxre siècle, on n'imagine plus guère un couple se vouvoyer. Le tutoiement mutuel que privilégie Jumeau aide le lecteur moderne à croire aux dialogues entre les parents Tulliver, et par conséquent à l'univers romanesque de la famille du Moulin de Dorlcote.

On remarque dès les premières lignes l'oralité de la voix du meunier; ce sont surtout les premiers mots déviants, par ailleurs mis en italiques, qui attirent notre attention: «astruction et « cadémie». Selon Gillian Lane-Mercier, le fait de mettre des mots en italiques relève d'un processus de distanciation du narrateur par rapport à la parole du personnage:

cette signalisation appuyée s'avère quelque peu suspecte, voire même paradoxale, dans la mesure où, s'il s'agit bien d'un effet de réel, on pourrait également y détecter une tentative de distanciation narratoriale vis-à-vis de l'irruption, ne serait-ce que fulgurante, d'un parler populaire qui, historiquement, est 7 encore mal intégré dans le genre romanesque .

7 G. Lane-Mercier, La parole romanesque, p. 166. 85

Nous avons d'ailleurs remarqué que la présence d'italiques pour dissocier les mots déviants du reste du discours des personnages était pratique courante dans la littérature française. Dans le roman réaliste du XIXe siècle, qui contient plusieurs marques sociolectales dans le discours de ses personnages en raison de son projet esthétique, on retrouve souvent des italiques, des parenthèses et même des notes pour « encadrer»

8 en quelque sorte les mots déviants • Le narrateur de The Mill, quant à lui, intégrait en son sein la parole des divers personnages du roman sans s'en dissocier. Les italiques du texte de départ avait une fonction d'insistance et non de dissociation des mots sociolectaux. Malgré tout, la présence dès les premières lignes de la première prise de parole du roman de deux mots déviants vient donner le ton à la« traduction nouvelle» de Jumeau: elle s'attardera à la lettre du roman, elle entreprendra de redonner au texte français sa richesse initiale.

En plus des mots non standards, on retrouve plusieurs tournures orales dans cet extrait. Par exemple, quand M. Tulliver dit: «toute l'astruction que mon père y m'a payée [ ... ] », la répétition du pronom vient marquer l'oralité. La traduction de la dernière phrase «He 's none frightened at him9 » par « Il n'en a pas du tout peur, lui» est satisfaisante car la répétition du pronom vient remplacer la structure illégitime

« he's none ». On remarque aussi l'emploi du «ça », qui revient quatre fois dans l'extrait pour marquer le registre populaire de la voix de Tulliver. Une autre marque sociolectale est l'ellipse du «ne» dans une phrase négative, par exemple dans le passage suivant: « Je voudrais pas faire de ce garçon un vrai notaire [ ... ] ».

8 À titre d'exemple, dans Jeanne de George Sand, on peut lire: « [ ... ] passer le rio (le ruisseau) pour rentrer à la maison.» (p. 79). Dans La Cousine Bette de Balzac, on lit: « Ça lui fera du bien de chigner» (p. 251) ; une note à la fin de l'ouvrage indique la traduction en langue standard: « Pleurer». On trouve aussi plusieurs occurrences d'italiques pour marquer les mots à la prononciation provinciale dans ce roman; par exemple, pour estomac, on peut lire: « estomaque» (p. 212). 9 TMOF, p. 9. 86

Quand M. Tulliver s'exclame enfin : «c'est un vrai casse-tête de parler

[ ... ]!O », le lecteur n'est pas surpris, car il a remarqué que la parole ne venait pas au meunier sans difficulté. La cohérence de cette remarque, qui avait été perdue dans les deux traductions françaises précédentes, est enfin rétablie. De plus, le « puzzle» de

Mr. Tulliver devient un «casse-tête », ce qui a le mérite de conserver l'image originale, contrairement aux choix de traduction de D'Albert-Durade et Molitor. Mais la grande force de Jumeau est de respecter à la lettre les répétitions du texte de départ.

Dans le cas du «puzzling », il choisit de le traduire systématiquement par « casse- tête », par exemple, M. Tulliver dira plus tard: « C'est un casse-tête pas ordinaire de savoir quelle école choisir!! », puis « Ce monde était un casse-tête!2 », etc. De cette façon, le traducteur parvient à reproduire le réseau signifiant des « puzzling » du texte anglais. Nous avons d'ailleurs remarqué que Jumeau se donne comme règle dans sa traduction de toujours traduire les mots et expressions qui reviennent dans le texte original de la même façon. C'est ainsi que «eddication» est toujours rendu par

« astruction », que le «Dear heart!» de Mrs. Tulliver devient systématiquement

« Bonté divine! » dans la traduction française, etc. Ce souci de conserver la répétition marque une évolution réelle par rapport aux deux traductions précédentes qui, pour respecter les critères du « bien écrire» proscrivant toute répétition, proposaient une nouvelle traduction à chaque occurrence des expressions anglaises répétitives.

La voix traduite de Tulliver acquiert donc par son caractère illégitime une nouvelle force dramatique. Dans les moments les plus tragiques, comme lorsque M.

Tulliver annonce sa résolution de servir sous Wakem, son langage non standard vient ajouter de la force et de la vraisemblance au propos, comme en témoigne cette réplique faisant état de sa résignation:

10 Le Moulin sur la Floss, trad. Alain Jumeau, p. 28. 11 Ibid., p. 28. 87

« [ ... ] On pourra me jeter à la figure que j'ai versé seulement un dividende - mais c'était pas de ma faute - c'était parce qu'il y a des canailles dans le monde. Ils ont été trop forts pour moi, et y faut que je m'incline. Je vais me mettre le cou dans le harnais - parce que t'as le droit de dire que je t'ai menée au malheur, Bessy - et je vais le servir aussi honnêtement que s'il était pas une canaille. Moi, je suis un honnête homme, même si je peux plus garder la tête haute ... , je suis un arbre brisé ... un arbre brisé ... »13

On remarque la présence de tournures orales telles que: « c'était pas de ma faute »,

« y faut », «parce que t'as », «même si je peux plus garder la tête haute », etc. Le caractère sociolectal de la voix de M. Tulliver confère une force dramatique à son propos: le drame du pauvre meunier est d'être réduit à travailler pour son pire ennemi. Son langage atteste de la classe sociale inférieure dont il est issu, mais c'est ce même langage illégitime qui demeure sa seule forme de résistance contre l'ennemi, comme nous l'avons vu au Chapitre 1. La force de la traduction de Jumeau est de recréer cette résistance par la parole dans sa traduction et de ne pas céder à la tentation d'uniformiser la langue du meunier, même dans les moments d'intensité dramatique plus grande.

La voix de Bob Jakin

Étant donné le projet de traduction de Jumeau qui, nous l'entrevoyons déjà, vise à restituer la lettre et à recréer le plurilinguisme original en français, la voix de

Bob Jakin ne peut que s'écarter des traductions de D'Albert-Durade et Molitor et se rapprocher de l'original. En effet, le Bob au grand cœur et aux apparences grossières se démarque dans cette nouvelle traduction par sa voix illégitime qui le place dans un rapport de force avec les autres personnages. Penchons-nous sur la première prise de parole de Bob, lors de la chasse aux rats:

12 Ibid, p. 34. 13 Ibid., p. 363. Voir Chap. I, p. 29 pour la réplique originale. 88

"1 know the chap as owns the ferrets," [ ... ] "He's the biggest rot-catcher anywhere---he is. [ ... ] But Lors! Vou mun ha' ferrets. Dogs is no good. Why, there's that dog, now!" [ ... ] "he's no more good wi' a rot nor nothin'. 1 see it myself-I did- at the rot-catchin' i' your feyther's bam,,14.

« Je connais le gars qu'est propriétaire des furets» [ ... ] «Ah ça oui! C'est le plus grand chasseur de rats à la ronde, pour sûr! [... ] Mais, sapristi, faut avoir des furets. Les chiens, ça vaut rien. Tenez, regardez ce chien-là!» [ ... ] y vaut rien du tout avec un rat. Je l'ai vu, de mes yeux vu, à la chasse aux rats dans la grange de votre père» 15 .

Notons que Jumeau choisit de faire dire « vous» à Bob et « tu » à Tom, ce qui traduit bien le rapport de force entre les deux garçons qui était implicite dans le texte de départ. « Sapristi» semble être la traduction de « Lors! 16 »; cette expression, dérivée du juron « sacristi », de « sacré »17, restitue l'iconoclasme original. Les expressions

« pour sûr », «y vaut », « ça vaut », sont autant de marques d'oralité dans le discours de Bob. Une des particularités de la langue de Bob en anglais est la réitération à la fin de la phrase du pronom et du verbe, par exemple quand il dit: « 1 see it myself-I did

[ ... ] ». Cette répétition indique l'insistance et le choix de traduction de Jumeau lui rend justice: il trouve une expression idiomatique en français qui reproduit l'insistance originale: « Je l'ai vu, de mes yeux vu [... ] ». Voilà un bon exemple de trouvaille de la part de Jumeau qui redonne de la vie à la traduction des dialogues. Le paradoxe de la

« vertu en haillons18 » inhérent au personnage de Bob Jakin est enfin recréé dans la traduction française par la retraduction de sa voix de manière à conserver son caractère brut.

14 TMOF, p. 42. 15 Le Moulin sur la Floss, trad. Alain Jumeau, p. 79. 16 Exceptionnellement, Jumeau ne traduit pas toujours « Lors! », dérivé de « Lord! » de la même façon. Plus tard, il le traduira par « Pardi! », dérivé de « Pardieu! », qui conserve aussi le caractère iconoclaste de l'expression originale. 17 Le Petit Robert. 18 Le Moulin sur la Floss, trad. Alain Jumeau, p. 78. 89

La traduction de la voix de Bob par un équivalent sociolectal le replace dans un rapport de force avec certains protagonistes du roman, dont Mme Glegg. Lors de sa visite chez les Glegg, le long dialogue entre Bob et Mme Glegg au sujet de sa marchandise expose bien les distinctions de classes :

-Laissez-moi revoir ce tulle », dit Mme Glegg [... ] « Eh bien, M' dame, je peux pas vous refuser ça, dit Bob, en le lui montrant. [ ... ] Pardi! C'est une belle affaire pour quelqu'un qu'a un peu de sous ... avec ces articles de Laceham, y se multiplieraient comme des asticots. Si moi j'étais une dame qu'a un peu d'argent!... eh bien j'en connais une qu'a mis trente livres dans ces articles ... une dame qu'a une jambe de bois; mais une futée ... [ ... ] - Allez, tenez, voici quinze shillings pour les deux, dit Mme 19 Glegg. Mais c'est une honte, à ce prix-Ià .

La distinction de classe entre Bob et Mme Glegg est clairement explicitée par leur langage respectif. Bob dit « M' dame» à Mme Glegg; il utilise des tournures négatives sans le « ne » : « je peux pas vous refuser ça »; il emploie une contraction quand il dit

« qu'a» - contraction qui peut par ailleurs rappeler les multiples contractions caractéristiques du dialecte des West Midlands. Mais ce qui est frappant dans cet extrait c'est la maîtrise de la rhétorique de Bob; tout comme en anglais, son langage brut ne fait nullement obstacle à son pouvoir de conviction. Dans cet extrait, il convainc Mme Glegg d'acheter ses articles en affirmant que lui même les achèterait s'il avait les moyens et en lui parlant d'une autre dame qui a un peu d'argent et qui a fait une bonne affaire: « Si moi j'étais une dame qu'a un peu d'argent!. .. eh bien j'en connais une qu'a mis trente livres dans ces articles ... une dame qu'a une jambe de bois; mais une futée ... ». Il vise dans le mille, car Mme Glegg ne peut laisser passer une bonne affaire, encore moins si elle sait que quelqu'un d'autre en a profité. Bob fait aussi usage d'une figure de style dans cet extrait: la métaphore. La métaphore qu'il choisit, digne du caractère roturier du personnage, est bien rendue par Jumeau: il 90 compare l'argent qui se multiplie dans une bonne affaire à des asticots. L'argent qui fructifie de la même façon que des asticots est une métaphore brute certes, mais ô combien efficace pour convaincre Mme Glegg de ne pas laisser passer cette affaire en or. Pour citer le narrateur ailleurs dans le roman, «il est surprenant de voir quel résultat différent on obtient en changeant de métaphore20 ». Le passage en question où il est question de la métaphore nous permet de faire une transition vers l'étude de la voix narrative, car il est représentatif du ton si particulier du narrateur du roman.

La voix narrative

Tom vient tout juste de commencer son premier semestre au pensionnat de Mr.

Stelling. Le pasteur qui n'a qu'un seul régime pour tous les esprits, tente d'inculquer les notions de latin et de géométrie à Tom sans grand succès. Le narrateur compare donc les techniques d'enseignement de Stelling à du fromage qu'on donnerait à quelqu'un ayant un problème d'estomac l'empêchant de le digérer, puis fait une digression sur la métaphore. Citons ici le passage de départ, suivi de la traduction de

Jumeau:

It is astonishing what a different result one gets by changing the metaphor! Once calI the brain an intellectuai stomach, and one's ingenious conception of the classics and geometry as ploughs and harrows seems to settle nothing. But then it is open to sorne one else to follow great authorities, and calI the mind a sheet of white paper or a mirror, in which case one's knowledge of the digestive process becomes quite irrelevant. It was doubtless an ingenious idea to calI the camel the ship of the desert, but it would hardly lead one far in training that useful beast. 0 Aristotle! If you had had the advantage of being «the freshest modem» instead of the greatest ancient, would you not have mingled your praise of metaphorical speech, as a sign of high intelligence, with a lamentation that intelligence so rarely shows itself in speech without

19 Ibid., p. 435. 20 Ibid, p. 198. 91

metaphor,-that we can so seldom declare what a thing is, except by saying it is something else21 ?

Il est surprenant de voir quel résultat différent on obtient en changeant de métaphore. Une fois que l'on appelle le cerveau un estomac intellectuel, cette conception ingénieuse faisant des langues anciennes et de la géométrie des charrues et des herses ne semble rien régler. Mais on a aussi toute latitude pour suivre de grandes autorités en appelant l'esprit une feuille de papier ou un miroir, auquel cas la connaissance qu'on a du processus de la digestion perd toute sa pertinence. C'était sans doute une idée ingénieuse d'appeler le chameau le navire du désert, mais cela ne mènerait pas loin pour dresser cet animal utile. Ô Aristote! Si tu avais eu l'avantage d'être « le plus nouveau des Modernes », au lieu d'être le plus grand des Anciens, n'aurais-tu pas mêlé à ton éloge du discours métaphorique, comme signe de haute intelligence, le grand regret que l'intelligence se manifeste rarement dans le discours sans métaphore - si bien que nous ne pouvons que bien rarement exp1i~uer ce qu'est une chose, sinon en disant qu'elle est autre chose 2?

Cette digression narrative offre un bon exemple du ton unique de la prose éliotienne si difficile à rendre en français. Encore une fois, l'humour émerge de l'incongruité de l'image du cerveau comme estomac intellectuel. Ici, nous croyons que la traduction de

Jumeau n'est qu'à demi efficace. Au début du commentaire traduit, le ton est lourd, contrairement au passage original qui retient notre attention dès les premiers mots:

« It is astonishing what a different result one gets by changing the metaphor! »/ « Il est surprenant de voir quel résultat différent on obtient en changeant de métaphore. ». Un simple choix de mot et de ponctuation fait toute la différence ici. Le point d'exclamation disparu enlève du rythme à la phrase et la traduction de « astonishing » par « surprenant» n'est pas satisfaisante (<< ahurissant» aurait peut-être été plus fort).

Mais Jumeau se reprend et le reste du commentaire parvient à reproduire 1'humour original si unique. Du reste, le narrateur tutoie Aristote, ce qui semble un peu étrange vu son autorité, mais qui n'enlève rien à l'efficacité de l'apostrophe du narrateur.

21 TMOF, p. 117. 22 Le Moulin sur la Floss, trad. Alain Jumeau, p. 198-199. 92

Nous avons vu que les innombrables références extradiégétiques peuplant la voix narrative avaient parfois posé problème aux traducteurs français. Toutefois, les commentaires politiques d'actualité oblitérés ou mal traduits par les deux traducteurs précédents sont réhabilités par Jumeau et accompagnés de notes explicatives au besoin. La référence au Captain Swing, obscure pour les deux traducteurs précédents, est élucidée par Jumeau et traduite par: « Mais il [Stelling] raconta à Mr. Tulliver plusieurs histoires sur le « capitaine Swing» et les incendiaires [... ]23 ». Cette traduction contient une note explicative, similaire à celle dans l'édition anglaise de W.

W. Norton, qui se lit comme suit: « À cette époque, les propriétaires de « batteuses» reçurent des lettres de menace signées « capitaine Swing », émanant d'employés agricoles réduits au chômage, qui mettaient le feu aux meules24 ».

Le jeu de mots sur les couleurs respectives des deux partis politiques principaux anglais qui avait été omis dans les deux traductions précédentes, quant à lui, devient dans la traduction de Jumeau:

Le candidat victorieux des Jaunes, dans le bourg d'Old Topping, ne ressent peut-être aucune haine réfléchie, durable, à l'égard du rédacteur du journal des Bleus, qui console ses abonnés avec une rhétorique qui vitupère les Jaunes, qui vendent leur pays et empoisonnent la vie privée; mais il ne serait peut-être pas mécontent, si la loi et l'occasion se montraient favorables, de flanquer à ce rédacteur Bleu un coup de pied, ~ui lui laisserait une marque plus fonçée de sa couleur 2 préférée •

La traduction de ce passage contient une note qui renvoie à l'explication suivante:

« Le jaune était la couleur des Whigs, ou libéraux, tandis que le bleu était celle des

Tories, ou conservateurs26 ». Jumeau montre bien par ce passage que les commentaires relevant de la politique anglaise du milieu du XIXe siècle sont loin

23 Ibid., p. 194. 24 Ibid., p. 720. 25 Ibid., p. 344. Voir Chapitre II, p. 60 pour le passage original. 26 Ibid., p. 725. 93 d'être intraduisibles. Le jeu de mots sur les couleurs reste valide en français et la note

27 explicative vient clarifier quelle couleur représente quel parti . À la lecture de cette traduction réussie, on peut se demander pourquoi les deux traducteurs précédents avaient tout simplement choisi de sauter ce passage typiquement éliotien à la croisée de l'humour et de la politique.

Comme Jumeau porte une attention particulière à la « prose poétique» de

George Eliot dans sa préface, il nous paraît approprié d'étudier la traduction d'un passage poétique afin de voir si théorie et pratique vont de pair chez notre traducteur.

Le passage que Jumeau identifie comme poétique dans sa préface est le premier chapitre qu'il qualifie, à la suite de Bachelard, de « rêverie de l'eau» :

As 1 look at the full stream, the vivid grass, the delicate bright­ green powder softening the outline of the great trunks and branches that gleam from under the bare purple boughs, 1 am in love with moistness, and envy the white ducks that are dipping their heads far into the water here among the withes, unmindful of the awkward appearance they make in the drier 28 world above • qui devient sous la plume de Jumeau:

Tandis que je regarde la rivière en crue, l'herbe aux couleurs vives, la fine poudre vert clair qui adoucit les grandes silhouettes des troncs et des branches qui brillent sous les ramilles violettes nues, je me prends de passion pour 1'humidité, et j'envie les canards blancs qui enfoncent leur tête dans l'eau ici, parmi les osiers - sans se soucier de l'image 29 bizarre qu'ils donnent au-dessus, dans le monde sec •

La traduction, par son choix judicieux de mots, conserve le caractère poétique du passage, centré sur l'image de l'eau. Les mots « rivière », « crue », « humidité »,

« canards », « eau », « osiers» viennent recréer le champ lexical du texte original. Le

seul bémol de ce passage se trouve dans la ponctuation; le narrateur dit: « and envy

27 Cette identification d'un parti à une couleur n'est d'ailleurs pas étrangère au Canada; on n'a qu'à penser Libéraux pour voir rouge et Conservateurs pour voir bleu. 28 TMOF, p. 8. 29 Le Moulin sur la Floss, trad. Alain Jumeau, p. 24. 94 the white ducks that are dipping their heads far into the water here among the withes, unmindful of the awkward appearance they make in the drier world above »; passage qui devient sous la plume de Jumeau: « et j'envie les canards blancs qui enfoncent leur tête dans l'eau ici, parmi les osiers - sans se soucier de l'image bizarre qu'ils donnent au-dessus, dans le monde sec ». Remarquons que le passage anglais reproduit ne contient qu'une virgule, tandis que la traduction française contient deux virgules et un tiret. Le rythme du passage de départ est fluide, à la manière de l'eau qui est le thème de ce premier chapitre; les ajouts de ponctuation par Jumeau brisent quelque peu la fluidité du passage. Mais de façon générale, Jumeau semble suivre de près les modulations de la voix narrative, reproduisant à la fois l'humour incongru, la poésie, les changements brusques de registres linguistiques, lui redonnant enfin sa complexité et sa richesse.

En somme, la traduction de Jumeau est portée par un projet qui vient trancher avec la vieille tradition ethnocentrique française, un projet qu'on pourrait qualifier de centré sur la lettre, au sens bermanien du terme. En portant une attention particulière à la lettre et en tentant de reproduire avec le plus grand soin toutes les modulations, répétitions et incongruités du texte de départ, Jumeau produit une traduction nouvelle donnant enfin à lire au lecteur français une George Eliot à la plume vivante et riche.

Défenseur moderne de George Eliot en France, Jumeau ouvre la porte à une série de retraductions de l' œuvre de George Eliot et nous espérons que sa nouvelle traduction marquera le début d'un courant de réhabilitation de cette auteure boudée dans l'Hexagone. Faisant fi du mythe de l'intraduisibilité des sociolectes - d'ailleurs 95

réitéré par Berman dans «La traduction et la lettre ou l'auberge du lointain »30 -,

Jumeau invente une langue populaire riche et variée en français, tout à fait

31 vraisemblable, pour les personnages du Moulin • C'est grâce aux sociolectes français, mais aussi à la voix narrative hybride traduite, que le roman peut enfin redevenir roman en traduction.

30 « Malheureusement, le vernaculaire ne peut être traduit dans un autre vernaculaire. Seules les koinés, les langues' cultivées', peuvent s'entretraduire. ». A. Berman, « La traduction et la lettre ou l'auberge du lointain », p. 79. 31 Jumeau n'est pas le premier à faire cette expérience. Il s'inscrit dans un courant de réhabilitation du sociolecte en traduction française: Les Aventures d'Huckleberry Finn de Mark Twain (Suzanne Nétillard, 1948), l'œuvre complète de Dostoïevski (André Markovicz, 1992-2004), Désir sous les ormes d'Eugène O'Neill (Françoise Morvan, 1992), Le Hamlet de Faulkner traduit en franco-québécois (GRETI,2001). Conclusion

Nous avons vu comment trois traductions d'une œuvre canonisée en

Angleterre conféraient toutes un statut différent au roman, selon l'époque, la maison d'édition et le projet de traduction. Grâce à l'étude de trois traductions de The Mill on the Floss, nous avons tenté de mettre au jour les enjeux intratextuels et extratextuels de ce roman. Il nous est vite apparu que la prose éliotienne plurilinguistique - et plus précisément les sociolectes - posaient problème lors de leur passage vers le français; cette étude a donc voulu montrer les diverses solutions apportées par les traducteurs lorsque confrontés à ces écueils traductifs. Nous avons vu que les voix des personnages s'inséraient dans une caractérisation plus vaste dont la vraisemblance et la cohérence tenaient parfois à un fil; une attention particulière devait donc être portée

à ces voix traduites en français.

La confrontation et la critique des traductions ne visaient aucunement à juger les traducteurs eux-mêmes, elles avaient plutôt pour but de donner un sens aux trois traductions, issues de trois époques distinctes et portées par trois projets distincts. Les deux premières traductions étudiées, celles de François D'Albert-Durade et de

Lucienne Molitor, n'ont pas reproduit le plurilinguisme original. Elles ont plutôt tenté de faire cadrer le roman dans les normes du polysystème littéraire français de leur

époque. Publiées respectivement en 1863 et en 1957, elles s'inscrivent toutes deux 97 dans l'horizon de traduction de la France d'avant 1960, c'est-à-dire qu'elles appartiennent au courant que Berman nomme le courant ethnocentrique.

À l'origine, nous avions projeté faire une retraduction d'un chapitre du roman

à la fin du mémoire, selon les principes énoncés tout au long de notre étude. Mais entre-temps, Le Moulin sur la Floss d'Alain Jumeau a été publié chez Gallimard. Son approche traductive se rapprochant beaucoup de la nôtre, nous avons plutôt choisi de clore le mémoire sur la critique de sa traduction. La piste traductive tracée par Alain

Jumeau dans son Moulin ouvre selon nous un éventail de possibilités de retraduction pour les romans de George Eliot. En trouvant dans la langue française une ouverture pour y faire entrer la prose éliotienne dans toute son « étrangeté », Jumeau fait un pied de nez au mythe de l'intraduisibilité des sociolectes. Il amorce ainsi un revirement des tendances traductives françaises des romans éliotiens; sa retraduction, nous l'espérons, pavera la voie à de nouvelles traductions d'autres romans et constitue la première

étape de la réhabilitation de la romancière dans l'Hexagone.

En somme, ce mémoire a tenté de tracer ce qu'on pourrait nommer le

« parcours traductif », sur une période d'un siècle et demi, d'un roman victorien en

France. The Mill on the Floss s'est métamorphosé sous la plume de trois traducteurs différents: il a tantôt répondu aux attentes du public français, il les a tantôt mises au défi; il a tantôt été modelé par la mauvaise réception de George Eliot en France, il a tantôt contribué à sa réhabilitation à venir. Ce même roman sous trois formes différentes nous a certainement éclairés sur le statut de la romancière et de son œuvre en France de la fin du XIXe siècle à aujourd'hui. C'est précisément à travers ce parcours traductifque nous avons refait le chemin jusqu'au texte de départ qui, sous la lumière de ses trois traductions, nous a révélé son univers d'une richesse renouvelée à chaque lecture. 98

BIBLIOGRAPHIE

1. Corpus primaire

ELIOT, George. The Mill on the Floss. An Authoritative Text, Background and Contemporary Reactions Criticism, New York et Londres, W.W. Norton, Coll. « A Norton Critical Edition », 1994,609 p.

ELIOT, George. La Famille Tulliver, ou Le moulin sur la Floss, traduction française de François D'Albert-Durade avec l'autorisation de l'auteure, Paris, E. Dentu, Genève, H. Georg, 1863,2 vol. Cette traduction sera rééditée par Hachette en 1887, et réimprimée en 1892, 1894, 1897, 1900, 1904, 1906, 1908, 1912, 1922.

ELIOT, George. Le Moulin sur la Floss, traduction française de Lucienne Molitor, Verviers, Gérard & Co, Coll. « Marabout Géant », 1957,535 p.

ELIOT, George. Le Moulin sur la Floss, traduction française d'Alain Jumeau, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2003, 738 p.

HAIGHT, Gordon S. George Eliot Letters, 9 vol., New Haven, Yale University Press, Londres, Oxford University Press, 1954.

ELIOT, George. Selected Essays, Poems and Other Writings, préface et édition de A. S. Byatt et Nicholas Warren, London, Penguin Classics, 1990,505 p.

ELIOT, George. Adam Bede, New York, Oxford World's Classics, 1998,598 p.

1.1 Corpus primaire d'appoint

1.1.1 Autres traductions françaises de The Mill on the Floss

ELIOT, George. Le moulin sur la Floss, (version abrégée), traducteur non mentionné, Paris, Henri Gautier, Coll. « Nouvelle Bibliothèque populaire », 1893,36 p.

ELIOT, George. Le Moulin sur la Floss, (version abrégée), traduction française de Mme E. Roucher, illustrations de Janie Cam, Lyon, E. Vinay, 1949, 260 p.

ELIOT, George. Le Moulin sur la Floss, (version abrégée), texte français de Jean Muray, illustrations d'Albert Chazelle, Paris, Hachette, 1957,274 p.

2. Corpus critique sur George Eliot

2.1 Bibliographies spécialisées

BAKER, William et John C. ROSS. George Eliot, A Bibliographical History, Londres, Oak Knoll Press & The , 2002, 676 p. 99

HANDLEY, Graham. George Eliot: A Guide Through the Critical Maze. Bristol, Bristol P, 1990,281 p.

LEVINE, George. An Annotated Critical Bibliography of George Eliot. Brighton, Harvester; New York, St. Martin's Press, 1988, 128 p.

PANGALLO, Karen L. George Eliot, A Reference Guide (1972-1987), Boston, G.K. Hall & Co., 1990, 300 p.

FULMER, Constance Marie. George Eliot, A Reference Guide (1858-1971), Boston, G.K. Hall & Co., 1977,247 p.

2.2 Volumes

COUCH, John Phillip. George Eliot in France: A French Appraisal ofGeorge Eliot 's Writings: 1850-1960. Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1967, 199 p.

GARCIA-BERMEJO GINER, Maria Fuencisla. El dialecto en las primeras novelas de George Eliot: Grafia y vocalismo, Salamanque, Ediciones Universidad de Salamanca, 1991,244 p.

RAIGHT, Gordon S. George Eliot: A Biography, Oxford, Clarendon Press, 1968, 616 p.

INGRAM, Patricia. Invisible Writing and the Victorian Novel: Readings in Language and !deology, New York, Manchester University Press, 2000, 176 p.

MANN, Karen B. The Language That Makes George Eliot's Fiction, Baltimore et Londres, John Hopkins University Press, 1983,226 p.

McSWEENEY, Kerry. George Eliot (Marian Evans): A Literary Life, London, Macmillan, 1991, 156 p.

SMITH, Anne (dir.). George Eliot: Centenary Essays and an Unpublished Fragment, Totowa, Bames & Nobles, 1980, 221 p.

2.3 Mémoires et thèses

BRITZ, Peter. « French Criticism of George Eliot's Novels », thèse de doctorat, University of Minnesota, 1956, s.p.

LAING, Robert Cutter Jr. « Humor in George Eliot's Novels », thèse de doctorat, University of Pittsburgh, 1961,237 p. 100

2.4 Articles et parties de volumes

AXON, William E. A. «George Eliot's Use of Dialect », English Dialect Society Miscellanies, no 4, 1880, p. 37-43.

BARRECA, Regina. « "A Difference of Taste in Jokes": Humor in The Mill on the Floss », Literature Interpretation Theory, vol. III, no 4, 1992, p. 287-304.

BEEBE, Randall L. « George Eliot and Emil Lehmann: The Translator Translated », Studia Neophilologica, vol. LXXII, no 1,2000, p. 63-74.

BIDNEY, Martin. « Scenes ofa Clerical Life and Trifles ofHigh-Order Clerical Life : Satirical and Empathetic Humor in George Eliot and Nikolai Leskov», George Eliot­ George Henry Lewes Studies, nos 36-37, 1999, p. 1-28.

BOLTON, Françoise. «George Eliot hier et aujourd'hui », Études anglaises, vol. XXXIII, no 3, juillet-septembre 1980, p. 257-267.

CHAPMAN, Raymond. «The Larger Meaning ofYour Voice. Varieties of Speech in George Eliot », George Eliot Review, vol. XXVIII, 1997, p. 25-29.

CUNNINGHAM, Valentine. «Introduction », dans George Eliot, Adam Bede, Oxford, New York, Oxford University Press, 1996, p. vii-xl.

CURTIS, Jean-Louis. «Préface », dans George Eliot, Silas Marner, traduction de Pierre Leyris, Paris, Gallimard, 1980, p. 7-18.

FLUDERNIK, Monika. « Subversive Irony : Reflectorization, Trustworthy Narration and Dead-Pan Narrative in The Mill on the Floss », Real: the Yearbook of Research in English & American Literature, vol. VIII, 1992, p. 157-182.

ERMARTH, Elizabeth. «Method and Moral in George Eliot's Narrative », Victorian Newsletter, no 47, printemps 1975, p. 4-8.

FREEMAN, Janet H. « Authority in The Mill on the Floss », Philological Quaterly, vol. LVI, no 3, été 1977, p. 374-388.

FOWLER, H. W. «Humour, Wit, Satire, Etc. », dans Ronald Paulson (dir.), Modern Essays in Criticism: Satire, Englewood Cliffs N. J., Prentice-Hall Inc., 1971, p. 113- 114.

GARCIA-BERMEJO GINER, Maria Fuencisla. «El dialecto en Adam Bede: Del manuscrito a la primera edici6n », dans Homenaje a Dr. Antonio Llorente Maldonado, Salamanca, Ediciones Universidad de Salamanca, 1989, p. 183-189.

GARCIA-BERMEJO GINER, Maria Fuencisla. «Acogida deI dialecto literario de George Eliot por sus contemporaneos », Studia Zamorensia, no Il, 1990, p. 291-299. 101

GARCIA-BERMEJO GINER, Maria Fuencisla. «Phonetic Key to the Non-Standard Orthography in the Novels of George Eliot », The George Eliot Fellowship Review, no 22, 1991, p. 50-55.

HARRIS, Margaret. « The Narrator of The Mill on the Floss », Sydney Studies, vol. III, 1977-8, p, 32-46.

HYDE, William J. « George Eliot and the Climate of Realism », Publications of the Modern Language Association, no 72, 1957, p. 147-164.

INGHAM, Patricia. « Dialect in the Novels of Hardy and George Eliot », dans George Watson (dir.), Literary English Since Shalœspeare, Londres, Oxford University Press, 1970, p. 347-363.

MALMGREN, Carl D. « Reading Authorial Narration: The Example of The Mill on the Floss », Poe tics Today, vol. VII, no 3, 1986, p. 471-494.

MARTIN, Jean-Paul. « Les atrocités de George Eliot », Critique, vol. XXXVII, nos 405-406, février-mars 1981, p. 221-231.

NEWTON, K. M. « The Role of the Narrator in George Eliot's Novels », Journal of Narrative Technique, vol. III, no 2, mai 1973, p. 97-107.

OWENS, R. J. « The Effect of George Eliot's Linguistic Interests on Her Art », Notes and Queries, no 5,1958, p. 311-313.

SCHLEIFER, Ronald. « Irony and the Literary Past : On the Concept of Irony and The Mill on the Floss », dans Ronald Schleifer et Robert Markley (dir.), Kierkegaard and Literature : Irony, Repetition, and Criticism, Norman, University of Oklahoma Press, 1984, p. 183-216.

SHAW, Patricia. « Humor in the Novels of George Eliot », Filologia moderna, vol. III, no 48, juin 1973, p. 305-335.

STARK, Susanne. « Marian Evans, The Translator », Essays and Studies, vol. L, 1997, p. 119-140.

TRICKETT, Rachel. « Vitality of Language in Nineteenth-Century Fiction », dans Gabriel Josipovici (dir.), The Modern English Novel: The Reader, the Writer, and the Work, New York, Bames & Nobles, 1976, p. 37-53.

WOOLF, Virginia. «George Eliot », Times Literary Supplement, no 18, novembre 1919, p. 657-658.

WORCESTER, David. « From the Art of Satire », dans Ronald Paulson (dir.), Modern Essays in Criticism: Satire, Englewood Cliffs N. J., Prentice-Hall Inc., 1971, p. 115- 134.

WRIGHT, T.R. « George Eliot's Use of Dialect », George Eliot-George Henry Lewes Newsletter, no 7, 1985, p. 4-12.

lO2

2.5 Numéros spéciaux de périodiques, les revues savantes

Nineteenth-Century Fiction, « Special Issue: George Eliot, 1880-1980 » (dir.: U.c. Knoepflmacher et George Levine), no 35, 1980.

3. Corpus critique et traductologique

3.1 Volumes

BAKHTINE, Mikhaïl. La Poétique de Dostoïevski, traduction française d'Isabelle Kolitcheff, Paris, Seuil, Coll. «Essais », 1970,366 p.

BAKHTINE, Mikhaïl. Esthétique et théorie du roman, traduction française de Daria Olivier, Paris, Gallimard, 1978,488 p.

BARTHES, Roland. Le bruissement de la langue, Paris, Éditions du Seuil, 1984, 412 p.

BERMAN, Antoine. L'Épreuve de l'étranger: culture et traduction dans l'Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984,311 p.

BERMAN, Antoine. Pour une critique des traductions: John Donne, Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque des idées », 1995,275 p.

CHAPDELAINE, Annick et Gillian LANE-MERCIER. Faulkner. Une expérience de retraduction, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 2001, 183 p.

ESCARPIT, Robert. L 'humour, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. « Que sais-je? », 1967, 127 p.

FOLKART, Barbara. Le coriflit des énonciations: Traduction et discours rapporté, Candiac, Les Éditions Balzac, 1991,481 p.

LANE-MERCIER, Gillian. La Parole romanesque, Ottawa-Paris, Presses de l'Université d'Ottawa-Klincksieck, 1989,366 p.

MESCHONNIC, Henri. Pour la poétique II, Paris, Gallimard, 1973,457 p.

NICOLS ON, Harold. The English Sense of Humour and Other Essays, Londres, Constable and Company Limited, 1956,208 p.

PAULSON, Ronald (dir.). Modern Essays in Criticism: Satire, New Jersey, Prentice­ Hall, 1971,377 p.

VENUTI, Lawrence. The Translator 's Invisibility. A History of Translation, Londres et New York, Routledge, 1995,353 p. 104

DULCK, M. «L'humour anglais », dans Robert Escarpit (dir.), Bulletin du Séminaire de littérature générale: Humour et ironie, Fascicule VII, Université de Bordeaux, 1959, p. 35-46.

GAMBIER, Yves. «La Retraduction, retour et détour », Meta, vol. XXXIX, no 3, septembre 1994, p. 413-417.)

GOUANVIC, Jean-Marc. «La traduction et ses déterminants sociaux dans les cultures source et cible », International Studies in Philosophy, vol. XXX, no 1, 1998, p. 73-78.

LANE-MERCIER, Gillian. «Pour une analyse du dialogue romanesque », Poétique, no 81, février 1990, p. 42-62.

LANE-MERCIER, Gillian. «La traduction des discours directs romanesques comme stratégie d'orientation des effets de lecture », Palimpsestes, no 9, 1995, p. 75-91.

LANE-MERCIER, Gillian. «Toward a Rhetorical Practice of Mimesis: Writing !Reading/ (Re)translating Fictional Sociolects », Recherches sémiotiques/Semiotic Inquiry vol. XV, no 3, 1995, p. 105-128.

LANE-MERCIER, Gillian. «Translating the Untranslatable: the Translator's Aesthetic, Ideological and Political Responsibility », Target, vol. IX, no 1, 1997, p.43-68.

LANE-MERCIER, Gillian. «Le travail sur la lettre: politique de décentrement ou tactique de réappropriation? », TTR, vol. XI, no 1, 1998, p. 65-88.

LANE-MERCIER, Gillian. «Entre l'Étranger et le Propre: le travail sur la lettre et le problème du lecteur », TTR, vol. XIV, no 2,2001, p. 85-97.

LAVOIE, Judith. « Problèmes de traduction du vernaculaire noir américain: le cas de The Adventures ofHuckleberry Finn », TTR, vol. VII, no 2, 1994, p. 115-146.

NIEDZIELSKI, Henry. «Cultural Transfers in the Translating of Humor », dans Mildred Larson (dir.), Translation: Theory and Practice, Tension and Interdependence, Binghamton, State University of New York, 1991, p. 139-156.

RAPHAELSON-WEST, Debra S. « On the Feasability and Strategies of Translating Humor », Meta, vol. XXXIV, no 1, mars 1989, p. 128-137.

SHAPIRO, M. « How Narrators Report Speech », Language and Style, vol. XVII, no 1, 1984, p. 67-78.

VANDAELE, Jeroen. « 'Si sérieux s'abstenir' : Le Discours sur l'humour traduit », Target: International Journal of Translation Studies, vol. XIII, no 1,2001, p. 29-44.

VAN DEN HEUVEL, P. «Le Discours rapporté », Neophilologus, no 62, 1978, p. 19- 38. 105

4. Corpus français des XIXe et XXe siècles

4.1 Volumes

BALZAC, Honoré de. La Cousine Bette, Bournemouth, Parkstone Press, 1994,412 p.

BALZAC, Honoré de. Le Père Goriot, Paris, Garnier-Flammarion, 1995,374 p.

COLETTE. Chambre d'hôtel, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1940,217 p.

FLAUBERT, Gustave. Madame Bovary, Paris, Garnier-Flammarion, 1979,441 p.

FLAUBERT, Gustave. L'éducation sentimentale, Paris, Le Livre de poche, 1983, 541 p.

GIDE, André. La symphonie pastorale, Paris, Gallimard, coll. «Folio », 1995, 149 p.

MAURIAC, François. La Fin de la nuit, Paris, Bernard Grasset, 1935,253 p.

PROUST, Marcel. À l'ombre des jeunes filles en fleur, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1988, 568 p.

SAND, George. Jeanne, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1978, 302 p.

SAND, George. François le Champi, Paris, Nelson, Calmann-Lévy, 1935,279 p.

STENDHAL. Le Rouge et le noir, Paris, Le Livre de poche, 1983,604 p.

ZOLA, Émile. L'Assommoir, Paris, Gallimard, coll. «Folio », 1964,573 p.