Carol Mann Femmes Afghanes
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CAROL MANN FEMMES AFGHANES (ATTENTION : version auteur du 01.09.2010. La pagination ne correspond pas à celle du livre publié) à la mémoire de mon père qui m’a légué sa passion pour l’aventure Introduction Mon bien-aimé, mon soleil, lève-toi sur l’horizon, efface mes nuits d’exil Les ténèbres de la solitude me couvrent de toutes parts. (Sayd Bahodine Majrouh, le Suicide et le Chant, Poésie populaire des femmes pachtounes Gallimard, Paris, 1994) Après la destruction des Tours Jumelles en septembre 2001 et le début des opérations militaires américaines un mois plus tard, les camps de réfugiés,oubliés depuis le retrait de l’armée soviétique d’Afghanistan en 1989 sont catapultés dans un même champ global qui réunit une des cités les plus riches de la planète à un segment de sa population la plus misérable. L’opinion publique se tourne alors vers la situation des femmes sous le régime Taliban, jusqu’ici critiqué principalement par des associations féministes occidentales. Aussitôt, la burqâ est brandie sur tous les écrans comme une sorte de logo mondialisé d’une indistincte répression islamiste. Remplaçant l’icône musclée du ‘freedom-fighter’ dans les médias populaires comme les cercles intellectuels des années 1980, une ombre bleue hante à présent tout discours sur l’Afghanistan, voire toute critique de l’Islam. Le stéréotype orientaliste de la femme musulmane lascive dans son harem (ou son équivalent) est remplacé par une autre icône voilée, uniformément misérable d’un bout du monde islamique à l’autre. Entre surmédiatisation, propagande et désinformation, les femmes en Afghanistan sont prises dans une guerre sans perspective de fin, dans une des sociétés les plus brutalement patriarcales sur terre. Ma thèse de doctorat qui est à l’origine de la présente recherche a débuté à travers un travail humanitaire, entrepris en 2001, dans les camps de réfugiés afghans plus précisément au North Western Frontier Province du Pakistan, dans la région frontalière avec l’Afghanistan1. J’ai terminé ma thèse en 2005 et j’ai continué ma recherche en Afghanistan, surtout à Kaboul et à l’ouest du pays, près de la frontière iranienne. Le présent ouvrage, largement re-écrit depuis la thèse, couvre cet ensemble, sur neuf ans de réflexion continue. Au départ, je désirais répertorier les éléments de stabilité, de continuité ainsi les mécanismes de bouleversement et en même temps comprendre les effets d’une guerre moderne. Par les déplacements massifs, les interventions de troupes étrangères et des agences humanitaires, l’arrivée des médias de masse et l’économie d’urgence, la société afghane (comme d’autres dans le même cas) s’est trouvée catapultée dans un monde nouveau dont la violence s’ajoute à celle du conflit armé. Le contexte politique, en particulier la montée de l’Islam politique né dans les camps de réfugiés et intégré dans une tradition pre-islamique est également d’une importance capitale dans la vie et les perspectives des 1 Traditions et transformations dans la vie des femmes afghanes dans les camps de réfugiés au Pakistan, depuis 2001. EHESS, Paris, 2006 femmes afghanes2. Si les réfugiées au Pakistan se référaient à l’exil, à l’éloignement, celles en Afghanistan ne peuvent que constater les ravages dans leur propre pays qui continuent à les priver de leur passé comme trop souvent de réelles perspectives d’avenir. La société pachtoune, majoritaire en Afghanistan, est du type segmentaire et un bon nombre de caractéristiques se retrouvent chez les Kabyles décrits par Germaine Tillion et Pierre Bourdieu.Les personnes interrogées dans le présent travail, principalement des femmes d’origine rurale préfèrent se référer à une coutume prise dans un continuum idéal ‘c’est comme ça qu’on fait’, à des souvenirs d’une vie qu’elles n’ont souvent pas connue, comme si elles puisaient dans leur ‘capital symbolique’. Les préceptes évoqués, jamais explicités sont tout à fait intégrés par les femmes qui en sont les vecteurs et souvent les victimes séculaires. Devant la perte de terrain et de prestige, la tradition laisse des repères, comme autant de crampons agrippés sur une falaise glissante, pour une société exilée cherchant à maintenir son honneur dans la mouvance de la guerre. Repères qui sont également des repaires pour des femmes démunies qui ont intériorisé des valeurs d’une communauté hyper-virilisée, quitte à en mourir. Les nouvelles expériences qui vont de l’alphabétisation jusqu’aux médias, en passant par les modifications dans les alliances matrimoniales sont réintégrées dans des schémas d’intelligibilité. Les valeurs de base, principalement la préservation de l’honneur du groupe domine tous les aspects de la vie jusqu’à à la décision d’aller accoucher en milieu hospitalier aujourd’hui, comme nous le verrons. Des passerelles ont été jetées entre la religion et des pratiques préislamiques, souvent pour légitimer les aspects les plus brutaux de celles-ci, en particulier envers les femmes. C’est ainsi que fonctionne la justice actuelle, sous le règne de Karzaï, en dépit d’une constitution supposément égalitaire. Pour reprendre la comparaison de Marc Augé, ces cultures travaillent comme du bois vert3, constamment reformulées par l’irruption d’une modernité multiforme, tant par la politique internationale, la globalisation et une timide conception d’un destin individuel. Bien entendu, il y a un avant et un après, même s’il y a continuité avec des façons de faire observées dans un village et un camp de réfugiés. Entre les deux se situent les épisodes les plus douloureux, le souvenir de la guerre, la dévastation, la perte des êtres chers, et le périple qui les a menées, famille par famille jusqu’au camp, puis de retour au pays. L’intervalle des années, les heurts de la guerre ont introduit des cassures violentes nécessitant une recomposition parfois en profondeur. Celles qui sont nées en exil s’approprient par l’imaginaire ce passé idéalisé de loin ; cependant la désillusion et la dureté des conditions en Afghanistan dominent le quotidien. Bien plus qu’en exil, les femmes vivent pleinement le présent. Toute dimension héroïque concernant le combat contre les Soviétiques est depuis longtemps évacuée du discours chez les femmes, n’en 2 Ce sont les travaux d’Olivier Roy qui serviront de référents à toute discussion sur l’Islam politique 3Marc Augé, Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p.33 reste que l’amertume et la désolation, même si les vétérans se remémorent des moments de gloire. Les plus âgés comparent les présences soviétique et américaine, allant parfois jusqu’à regretter la première. De nombreuses femmes (surtout les veuves) se plaignent de dépression chronique, mais paraissent ne pas vouloir s’attarder sur ce passé trop douloureux, du moins quand elles sont avec leurs enfants dont le devenir reste leur priorité. Mais à présent, elles imaginent un avenir, sinon pour elles-mêmes, du moins pour leur progéniture. Cette vie rêvée comprend de longues études, l’acquisition d’une profession, des options nouvelles, liées à la présence des troupes d’occupation étrangères et surtout les grandes ONG qui sont devenues les principaux donneurs d’emploi dans les villes. Cependant, le manque d’infrastructures, le niveau catastrophique de l’éducation, l’extrême pauvreté de leur pays devenu le premier narco-état du monde ne permet pas d’élaborer des plans à long terme. Cependant ces infatigables Pénélopes ravivent au quotidien ce fantasme d’un futur plus clément construit sur les cendres d’un passé évanoui : il arrive qu’elles soient plus ambitieuses pour leurs enfants que ne le sont leurs maris. Peut-on donc parler d’une culture de guerre au féminin, même si les principales intéressées n’en ont pas conscience ? C’est ici qu’il faut répertorier des gestes infimes qui prennent une importance insoupçonnée, suivre la recommandation de Michel de Certeau : analyser les pratiques microbiennes, singulières et plurielles, qu’un système urbanistique devait gérer ou supprimer et qui survivent à son dépérissement4.C’est ce qui permet de restituer le courage et la détermination des femmes qui, à leur niveau, ne cessent de lutter pour leur dignité et la survie de leurs familles. Il s’agit, pour la chercheure, de mettre des mots à une série de non-dits implicites, cherchant une signification à la béance entre ce qui est raconté (les souvenirs ou les rêves d’avenir) et le vécu présent qui se passe de paroles, tellement il est fondé dans une action de survie continue. Comme un processus photographique, où une double signification émerge du tirage et de son négatif. Entendre à fois ce qui est dit et ce qui est tu. L’accès à de pareils espaces pose de nombreux problèmes pour les chercheurs, mal perçus par des personnes en souffrance qui au mieux les prennent pour des journalistes. Les situations extrêmes que j’ai rencontrées ne m’ont pas autorisée à cultiver une attitude de détachement et de mise à distance généralement exigée par la recherche scientifique. Ces critères ne me semblaient pas applicables sur les terrains de guerre qui sont devenus les miens. L’humanitaire permet une forme d’échange, malgré tout. Dès le départ, j’ai voulu allier la recherche et une action pratique : plus qu’une excuse ou une tentative de déculpabilisation, il me semblait indécent de me positionner en tant que simple observatrice de situations à la limite de l’extrême et du supportable. Les camps afghans étaient en principe interdits aux personnes qui n’avaient pas de permis réglementaire de la part des autorités, surtout les camps-non officiels comme Khewa. Après le début des opérations 4Michel de Certeau : L’invention du quotidien I., Arts de faire, Paris, Folio-Gallimard, 1990, p.145 militaires américaines, il était quasiment impossible de voyager librement dans la région et les zones tribales étaient interdites.