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Les nouveaux mystères de Paris Haut bas fragile de Thierry Horguelin

Les frontières du cinéma d’animation Numéro 80, décembre 1995, janvier 1996

URI : https://id.erudit.org/iderudit/24378ac

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Éditeur(s) 24/30 I/S

ISSN 0707-9389 (imprimé) 1923-5097 (numérique)

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Citer ce compte rendu Horguelin, T. (1995). Compte rendu de [Les nouveaux mystères de Paris / Haut bas fragile de Jacques Rivette]. 24 images, (80), 22–23.

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HAUT BAS FRAGILE DI JACQUES RIVETTE Les nouveaux mystères de Paris

PAR THIERRY HORGUELIN

orsqu'un cinéaste atteint ce point sans relâche dans la rue. Ninon la chapar­ lui-même. De l'autre, un fourmillement de L d'accomplissement où la maîtrise est deuse plaque son compagnon de larcins le micro-événements, de plans magnifiques devenue une seconde nature, où la sûreté se jour où celui-ci s'adonne au meurtre, et où l'on s'abandonne au plaisir du vaga­ conjugue à la fraîcheur, il semble qu'il soit prend un petit boulot de coursière. Ida souf­ bondage (Ninon en mobylette ou en patins d'autant plus libre de risquer sans effort fre d'être une enfant adoptée et cherche sa à roulettes, sublime petite sœur de Pascale apparent un film flâneur er léger (autant en véritable mère avec pour seul indice les lam­ Ogier dans ), une ivresse termes de ron, de «contenu» si l'on y tient, beaux d'une chanson enfouis dans sa mé­ planante, légère comme une fugue, qui nous que de mode de production), où se révèle moire. Roland, décorateur de théâtre, enrre fait toucher à l'essence du cinématographe pourtant la quintessence de son art. Ainsi en en contact avec Louise en se prétendant — la caprarion du réel — et suscite une va-t-il cette année chez Éric Rohmer et dépositaire d'un lourd secret la concernant. émotion voisine de celle des premiers spec­ Jacques Rivette. La coïncidence veut qu'ils Il lui arrive de fréquenter la bibliothèque des tateurs des vues Lumière qui s'émerveil­ soient de retour avec deux films contempo­ Arts déco où travaille Ida, et son atelier voi­ laient de voir bouger le feuillage des arbres. rains tournés à Paris, après une incartade hors sine le bureau pour lequel travaille Ninon, Les personnages chez Rivette sont en de leur domaine d'élection (L'arbre, le maire qui n'est pas insensible à son charme. Tout quête d'une règle du jeu. D'où le théâtre, et la médiathèque et Jeanne la pucelle). ce petit monde fréquente deux lieux car­ d'où le complot. Du complot, on a déjà dit Deux films qui répondent en outre, à qua­ refours du film, un café-dancing désuet et qu'il se résumait à presque rien, quoique le torze ans de distance, à La femme de l'avia­ une boîte ultramoderne. film soit suffisamment fertile en petites teur et au Pont du Nord, lesquels succé­ Paris presque désert l'été, un jeu de énigmes (Roland a-t-il vu ou non Ninon daient identiquement à deux outsiders, pistes, des déambulations et des rencontres piquer dans la caisse? dans les deux cas, sa Perceval le Gallois et Merry-Go-Round. Et improbables, quelques hasards organisés, conduite reste ambivalente), en alliances puisqu'une immortelle définition veut que une enquête et des filatures, une société changeantes et en quiproquos pour soutenir le cinéma soit l'arr de faire faire de jolies cho­ secrète, des demeures mystérieuses... Il n'en l'intérêt. Quant à la théâtralité, elle est dif­ ses à de jolies femmes, les délicieux Rendez- faut pas davantage pour reconnaître les fi­ féremment transposée. Le théâtre n'est plus vous de Paris et l'enchanteur Haut bas gures préférées du cinéma de Rivette. Or, ces partie prenante de la fiction (comme dans fragile confirment si besoin était que ces éléments que le film expose er entrelace sont Paris nous appartient, L'amour fou, La vieux messieurs de la Nouvelle Vague restent singulièremenr vides de substance. L'in­ bande des quatre ou Lamour par terré). Il les plus jeunes de cœur. trigue, dirait-on (j'emploie à dessein ce mot, cède la place au chant et à la danse, à une Sur un rythme étale et nonchalant qui, dont le double sens de narration et de com­ approche plus directe et plus légère des loin d'être facreur d'ennui, ajoute au charme plot convient on ne peut mieux au cinéma corps, en des numéros «enchanrés» dont la du film, Jacques Rivette revient donc au de Rivette), ne cherche jamais à prendre, à gaucherie touchante et la grâce maladroite fantastique urbain, au Paris de Feuillade «consister». Les indices sont d'une banalité sont enregistrées par la caméra avec ce qu'il parcouru en tous sens par de jeunes femmes, dérisoire, et même lorsque le film emprunte faut de candeur et d'ironie. Cependant, la au complot feuilletonesque, en leur adjoi­ une péripétie inquiétante au Club du suicide scène reste l'unité de base du cinéma de gnant pour la première fois des numéros de de Stevenson, c'est pour la désamorcer aus­ Rivette. L'exploration des décors (on admi­ comédie musicale à la Jacques Demy — le sitôt en la changeant en plaisanterie de mau­ rera une fois encore chez lui le génie du lieu tout dans un film peuplé de réminiscences vais goût, ourdie par un Mabuse de pacotille et la sûreré des repérages, qui peuplenr de et d'échos (de Céline et Julie vont en tirant dans l'ombre d'inexistantes ficelles. mystère des quartiers pourtant prosaïques de bateau, d'Out One et du Pont du Nord, Haut bas fragile ne lance des pistes que Paris et de sa périphérie), le jeu des acteurs sans compter la présence émouvanre d'Anna pour les annuler ou les laisser s'effilocher, ne au sens fort, je veux dire le travail du comé­ Karina) dont les héroïnes doivent justement propose des mystères que pour en différer dien sous le rôle, à la recherche de son per­ se mettre en règle avec leurs origines. Toujours la résolution, ne suscite une at­ sonnage, constituent véritablement le corps Elles sont au nombre de trois. Louise, tente que pour mieux la laisser en suspens. du film. La figure fondamentale de ce ciné­ qui sort d'un coma de cinq ans, renoue par C'est là, dans ce flottement, que le film ma, c'est la répétition: répétition théâtrale téléphone avec son père des liens plutôt dis­ trouve sa raison d'être, sa grâce fragile et con­ ou musicale (d'où l'entêtement de Rivette tants et s'installe dans une maison héritée de templative. D'un côté, il y a la minceur à filmer in extenso les chansons d'Enzo sa tante. Un ténébreux jeune homme la suit d'un scénario qui ne veut pas accoucher de Enzo), répétition du passé dans le présent

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Louise (Marianne Denicourt) et Lucien, l'homme qui la suit sans relâche (Bruno Todeschini), dans un des savoureux numéros «enchantés».

(significativement, le cinéaste s'adjuge le Certes, jamais l'art du cinéaste n'aura One, où la longueur de plus d'un plan cor­ rôle d'un passant fantomatique apostrophant autant ressemblé au travail du funambule sur respondait exactement à la durée d'un Ida: «Je vous ai déjà vue quelque part»), la corde (haur, bas, fragile, en effet: le désé­ chargeur de pellicule. Elle reparaît ici avec reprise inlassable des mêmes scènes (Céline quilibre esr la condition du mouvement); le principe, déjà mis en œuvre dans , et Julie...) ou des gestes de la création (La jamais dispositif n'aura paru plus proche de Noroît et Merry-Go-Round, d'une musique belle noiseuse), répétition qui a toujours ne produire d'autre objet que lui-même. Si non rajoutée au mixage mais enregistrée en chez Rivette valeur initiatique. Ainsi le film cela «fonctionne» pourtant, c'est que Rivette direct sur le tournage, et dont les inter­ dessine une chorégraphie de la séduction est un cinéaste du présent. Qu'il soit prètes sont présents à l'image au même titre où les personnages, de postures en impos­ «d'époque» comme Jeanne la pucelle (dont que les comédiens. Les films de Rivette tures, apprennent leurs gestes et cherchent j'avoue ne pas raffoler pour d'autres raisons) s'achèvent moins qu'ils ne s'interrompent leur position les uns par rapport aux autres, ou contemporain, chacun de ses filmsvit , se (c'est le cas ici encore, où la finouvert e cor­ en un ballet instable dont le mouvement im­ vit, est vécu au temps présent. Non le pré­ respond pour Ida à une véritable renais­ porte davantage que l'argument. On ne dira sent de Rossellini (La prise du pouvoir par sance, susceptible d'engendrer un nouveau alors jamais trop combien la complicité bien Louis XIV) ou de Renoir (La Marseillaise), film); et c'est pourquoi, quelle que soit leur connue de Rivette avec ses jeunes comé­ qui filmaient l'Histoire de France comme longueur objective, ils suscitent à la fin de diennes — complicité plus franche et plus des actualités, mais la présence simultanée la projection le désir qu'ils se poursuivent à joueuse, moins rerorse que chez Rohmer — de toutes les dimensions de la vie, de tous l'infini. Leur asymptote, c'est L'invention de est un élément physique de la réussite d'un les moments de l'être dans chacune de ses Morel. • pareil film(et , plus diffusément, la condition actions. C'est pourquoi la durée de ses films d'un érotisme chaste qui n'appartient qu'au n'esr pas une épreuve (comme elle a pu l'être cinéaste). Face à d'excellents comparses mas­ chez Chantai Akerman ou dans les expéri­ culins (Bruno Todeschini et surtout André mentations sans issue du cinéma under­ Marcon), Marianne Denicourt, Laurence Côre ground) ni à proprement parler une néces­ HAUT BAS FRAGILE et Nathalie Richard sonr la spontanéité, sité dramatique. Ultimement, le rêve de France 1994. Ré.: Jacques Rivette. Scé.: Rivelte, l'amour de la vie, le goût du bonheur. L'au­ Rivette serait celui d'un film qui ne se ter­ Christine Laurent, Pascal Bonitzer, et les trois comé­ torité, le pragmatisme ou l'entêtement enfan­ minerait jamais, d'une continuité idéale où diennes. Ph.: Christophe Pollock. Son: Florian le film se substituerait parfaitement, totale­ Eidenbenz. Mont.: . Int.: tin qu'elles mettent à liquider les fantômes Marianne Denicourt, Nathalie Richard, Laurence du passé pour mieux repartir de l'avant por­ ment au réel. Cette quête était poussée à Côte, André Marcon, Bruno Todeschini, Anna tent le film et lui donnent son allant. bout dans les douze heures quarante d'Out Karina, Wilfred Benaïche. 169 minutes. Couleur.

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